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1808, 04-06, t. 32, n. 350-362 (2, 9, 16, 23, 30 avril, 7, 14, 21, 28 mai, 4, 11, 18, 25 juin)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME TRENTE - DEUXIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
Chez ARTHUS - BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson et
de celui de Mme V. Desaint.
1808.
TO NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
ASTOR, LENOI AND
TILDEN FOUNDATIONS
AVIS AU RELIEUR.
CE feuillet doit être placé avant le N° CCCL , 2 Avril ,
qui commence le Tome XXXII .
(N° CCCL. )
( SAMEDI 2 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
ÉLÉGIE AU ROSSIGNOL.
Le ciel s'épure enfin ; de l'hiver en courroux ,
Les ténébreux frimas sont déjà loin de nous.
Viens , chantre aimable du bocage :
Lesbois reprennent leur feuillage ;
Viens retrouver encor , dans cet heureux séjour ,
Etla solitude et l'amour.
Un limpide ruisseau murmure sous l'ombrage:
Ici tout sert tes doux penchans.
Rends à l'amant de la nature
Les accens toujours vrais de cette voix si pure ,
Dont s'énorgueillit le printems ,
Et qui nous rend plus chers l'ombrage et la verdures
Sous un pénible joug l'art asservit nos chants ,
Et sans art les tiens sont touchans .
Chantre du sentiment , par lui ta voix timide
Eclate et brille dans les airs ;
Lui seul t'inspire , il est le guide ,
Il est le prix de tes concerts.
Pour chanter toujours la tendresse
Ton heureux secret , c'est d'aimer :
Etcet accent vainqueur , qu'amour vient animer ,
Cet accent que l'écho nous répète sans cesse ,
Sans nous lasser jamais , est toujours écouté .
Pour mieux l'entendre on voit la timide beauté ,
DEPT
DE
LA SEINE
A
3 MERCURE DE FRANCE ,
Avecplus de lenteur traverser le bocage.'
Tu ravis les amans , tu fais rêver le sage.
Apeine le printems vient nous rendre ses dons ,
Qu'au milieu des forêts , sans attendre l'ombrage ,
Nous sommes attirés par tes douces chansons .
Aussi long-tems qu'il règne , et que dans nos vallons
Ta voix enchante le feuillage ,
Tu nous plaiset nous t'écoutons .
Tu nous plais dans tes derniers sons ,
Et le printems d'après tu nous plais davantage.
Nous aimons à t'entendre heureux ou malheureux
Dans tous les tems , à tous les âges ..
Pour t'écouter , l'enfant , libre enfin dans ses jeux ,
Interrompt ses courses volages .
Le jeune homme agité , sans connaître ses voeux ,
Va chercher la fraîcheur et l'ombre .
Il promène au sein des forêts
Et ses pas incertains et ses regards distraits .
Près de lui dans un bosquet sombre ,
Mille oiseaux vainement font retentir les bois .
Mais un tendre prélude annonce enfin ta voix .
De l'amour qui bientôt doit régner dans son ame ,
Il respire déjà la flamme.
Un sentiment nouveau , tout-puissant , enchanteur ,
De ton coeur qui gémit va passer dans son coeur ;
Et malgré lui cédant à l'amour qui t'inspire ,
Il s'émeut , il s'arrête , il écoute et soupire .
Trop tôt , hélas ! du tems l'inflexible rigueur
Lui fait connaître un autre empire .
De projets en projets sans cesse promené ,
Au char de la fortune il gémit enchaîné ;
Mais s'il vient , accablé de dégoûts et d'affaires ,
Oublier un moment dans les bois solitaires
Ses importans desseins , ses inconstans désirs ,
Ses revers , ses succès et même ses plaisirs ,
Bientôt dans son ame ravie
Tes airs si pleins de feu , de grâce et d'harmonie,
Portent les sons les plus touchans .
Au charme qu'il éprouve il reconnaît tes chants ;
Et de nos tristes jeux méprisant l'imposture ,
Son coeur avec transport retrouve la nature .
Tout fuit , et déjà de ses jours
La vieillesse a terni le cours .
Il a connu la gloire , il a connu l'envie ,
Les honneurs , les plaisirs ; il a vu de la vie
AVRIL 1808. 5
Passer le rève fatiguant.
Desbiens qu'il poursuivit il sent trop le néant.
Plus d'erreurs , plus de charme , et son ame est flétric.
Pour qui sut tout connaître il n'est plus de désirs ;
Mais le printems ramène encor des souvenirs.
Il se rappelle l'onde pure ,
Si chère à son enfance , etdont tes heureux chants
Font oublier le doux murmure .
Quand on croit n'aimer rien , on aime encor les champs ,
Les bois , les ruisseaux , la prairic ;
Et sous les feux du jour , malgré le poids des ans ,
Aubord de la forêt arrivant à pas lents ,
Sur l'herbe fraîche et rajeunie
Il se repose en t'écoutant.
Dans un chant pur , vif , éclatant ,
L'hymne de la nature a frappé son oreille ,
Il renaît , son coeur se réveille .
Ta voix par des sons ravissans ,
Tantôt plaintifs et gémissans ,
Cadence avec mollesse une tendre élégie ;
Et tantôtde tes airs la rapide énergie ,
Les sons précipités , légers , éblouissans ,
Toujours vifs , toujours renaissans ,
Raniment dans son sein la flamme de la vie.
Mais le charme nouveau d'une autre mélodie ,
Par des tons indécis s'annonce avec lenteur :
Il écoute attentif ; c'est le chant du bonheur.
Tu brûles , tu frémis , ta voix s'enfle et soupire.
Danstes sons pénétrans la volupté respire.
Des feux de la jeunesse il croit sentir l'ardeur ,
Ettes accens pressés , pleins d'élan , pleins de flamme ,
Malgré soixante hivers vont remuer son ame.
Triomphe , chantre heureux , triomphe , il s'attendrit ;
Son regard brille encore et son front s'éclaircit.
Pour lui de l'avenir l'image se colore.
Il sent enfin que du bonheur
La source unique est dans le coeur ,
Etque son coeur existe encore.
Par Mme VICTOIRE BABOIS.
ENIGME.
Oxmeplante , je crois , onm'émonde, on m'effeuille ,
Lorsquej'ai des fleurs on les cueille ;
2
MERCURE DE FRANCE ,
J'arrive en France et je paie en entrant :
Je réunis assez souvent
Les commères du voisinage ,
Les Dames du plus haut parage ,
Et chez M** plus d'un savant .
La docte antiquité pourtant
Demoi ne fit aucun usage .
LOGOGRIPHE.
PENDANT long-tems objet de simple architecture ,
De moi le luxe fit un objet de parure .
Je ne dois pas mon nom aux lieux d'où je sortis ,
Je ne le dois qu'aux lieux on d'abord on m'a mis.
L'on ne peut devant moi se présenter én face ,
Sans s'y voir réfléchir ainsi qu'en une glace .
J'affre dans mes sept pieds quinze objets différens .
L'un est toujours ouvert aux allans et venans :
L'autre du corps est la compagne :
Aux animaux de la campagne
L'un tient lieu d'abreuvoir ; l'autre est un élément
Dont on se passerait fort dificilement.
Ajoutez un certain viscère
Que pour vivre gaîment on prétend nécessaire ;
Un acte affreux de lèze-humanité
Que la loi poursuit avec sévérité ;
Une ligneuse et médicale plante ,
Ce que l'on dit du cerf quand l'amour le tourmente ;
Un vilain animal dont Iris a des peurs
Qui la font tomber en vapeurs ;
(Quoiqu'on accuse cette belle
De donner trop souvent un libre accès chez elle
A ces sortes d'animaux-là. )
Que voulez-vous ? Iris est faite comme ça.
Un mot cher aux amans ; deux notes de musique ;
Un châtiment que par fois on applique
Acelui qui se trouve atteint
D'un délit qu'enferme mon sein .
J'offre enfin , puisqu'il faut tout dire ,
Ce que tout marchand doit déduire ,
Quand il s'agit d'accuser net
Lepoids ou le produit de tel ou tel objet.
S........
AVRIL 1808. 5
CHARADE.
Le grand oeuvre de mon premier
Se fait toujours sur mon dernier ,
Par le secours de mon entier.
8 ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Printems.
Le mot du Logogriphe est Dindon , où l'on trouve nid , don , on ,
Don fleuve , Didon et non,
Celui de la Charade est Pan- talon .
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( MELANGES. )
ESSAI SUR STACE , par feu M. DUREAU.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
Nous avons vu , en parlant de la Thébaïde de Stace , que ,
malgré l'austérité du sujet , la grâce est le caractère particulier
dutalent de ce poëte ; ce mérite domine aussi dans
les Sylves , autre ouvrage de Stace ; ce qui en fait une production
charmante .
Ce mot Sylves (1) répond à notre mot mélanges. C'est un
recueil de pièces fugitives et de petits poëmes , dont les plus
longs n'ont pas trois cents vers. Le peu d'étendue de ces
ouvrages ne donne plus le tenis à notre auteur de montrer
eette faiblesse de jugement , qui , dans une vaste composition
comme celle de la. Thébaïde , a laissé entre les différentes
parties tant de disparates et d'incohérence . C'est l'ima-
(1) Le mot latin silva signifie forét; et l'on a donné ce nom à ces
mélanges par l'analogie que l'on a cru trouver entre cette variété d'arbres
et d'arbustes de toute forme et de toute grandeur qui composent
une forêt , et un recueil de pièces de vers , les unes plus étendues , les
autres moins , et diversifiées par leur rythme , ainsi que par les sujets
qu'elles traitent.
6 'MERCURE DE FRANCE ,
gination seule qui a fait tous les frais de ces compositions
légères échappées à untalent facile , et fondues rapidement
d'un seul jet . Stace ne mit pas plus de deux jours à l'Epithalame
de Stella. Le Villa Tiburtina (2) de Vopiscus ne
lui prit qu'un jour , et le Bain d'Etruscus l'intervalle d'un
dîner à un souper. La rapidité de ces compositions a servi
encore le talent de Stace : elle lui a laissé tout le naturel
toute la grâce , toute la vivacité d'une première inspiration ;
au lieu que dans sa Thébaïde , qu'il mit douze ans à travailler,
qu'il commença , dit-on , à vingt-trois ans , et qu'il
remania péniblement tant de fois , on découvre trop souvent
les traces laborieuses de cette lime , qui use plus qu'elle ne
polit; et de là , la plupart des défauts qui déparent la Thébaïde
, cette chaleur de tête qui ne remplace jamais la chaleur
d'ame , l'effort qui décèle toujours la faiblesse. De là
ces monstrueuses (3) alliances de mots , et ces recherches
minutieuses , et tous les faux ornemens d'un style retravaillé
à froid , et bizarrement tourmenté. Stace lui-même dans ses
Sylves a la bonne foi de convenir de ce défaut de la Thébaïde.
Il a dit dans un joli vers
Et multa Thebaïs cruciata limá ,
Cette Thébaïde si torturée par la lime. Il appelle ailleurs
sa Thébaïde laboratas Thebas , cette Thebes où j'ai tant
Jabouré.
Ces Sylves ou mélanges roulent sur différens sujets , dont
quelques-uns ont si peu d'importance qu'on ne peut trop
(2) La maison de campagne de Tivoli .
(3) En voici une bien frappante , par exemple. C'est en parlant des
Argonautes , qui faisaient mouvoir leurs puissans avirons de chaque
côté du navire Argo
Per latera,
Geminus fragor ardua canet
-dit le poëte ; un double fracas blanchit sur les flancs escarpés du
navire . Faire blanchir le bruit ! Quelle monstruosité de style ! Mais
pour être juste , il faut convenir aussi que Stace a souvent d'heureuses
hardiesses et c'est bien à tort , ce me semble , que M. de Laharpe dans
une de ses notes a blâmé ces deux vers :
Pereunt vestigia mille
Antè fugam , absentemque ferit gravis ungula cатрит.
Pope , qui avait autant de goût que de génie , au lieu de critiquer ces
deux vers , les a traduits tout simplement dans sa forêt de Windsor.
AVRIL 1808.
7
admirer les ressources qu'en a tirées sa féconde imagination.
Dans plusieurs, règne une fiction ingénieuse; il emploie avec
art et convenance toute la machine poëtique : il y fait intervenir
les dieux les plus appropriés à la nature de son
sujet : c'est l'épopée en miniature. Dans l'Hercule de Surrentum
, il introduit Alcide, qui , avec cette vigueur indomptable
que la fable lui donne , vient dans une seule nuit
percer les rocs , et applanir tous les obstacles qui s'élevaient
à l'érection du beau temple élevé à ce dieu par Pollius sur
la côte escarpée de Surrentum. Dans l'Epithalame de Stella ,
c'est Vénus qui vient elle-même demander à Violantilla sa
main pour le poëte aimable qui l'a chantée si souvent; ce
sont les amours enfantins qui sollicitent leur mère en reconnaissance
d'une pièce de vers charmante composée par Stella
sur la mort d'une colombe , et qui , s'il faut en croire les
contemporains , valait celle de Catulle sur le moineau de
Lesbie. Il fait dire à ces petits amours :
(4)Proh ! quanta est Paphii reverentia , mater ,
Numinis ! hic nostræ deflevitfata columbæ .
Il a fait un emploi non moins ingénieux de la machine
poëtique dans les pièces composées pour Domitien , l'une
sur sa statue équestre placée près du lac.Curtius , l'autre
sur l'ouverture d'un de ses consulats , une troisième sur la
voie Domitienne qui s'étendait de Rome jusqu'à Cumes. Dans
la première, il introduit ce fameux Curtius qui avait fermé
le gouffre de Rome en s'y précipitant; dans la seconde ,
Janus; et dans la troisième , le Vulturne , dicu du fleuve
qui traversait la route , et enfin la Sibylle , vénérée à Cumes
où cette route aboutissait. Ces fictions heureuses , outre le
mérite poëtique , ont encore l'avantage de rejeter sur ces
divinités une partie de l'odieux des louanges qu'il donne à
Domitien. Ce même art se montre dans le Genethliacum (5)
de Lucain , pièce composée en l'honneur de sa veuve , qu'on
ne pouvait se dispenser de flatter un peu en flattant l'époux
qu'elle regrettait. C'est Calliope qui vient célébrer un de ses
fameux nourrissons , et qui laisse entrevoir la préférence
qu'elle donne à l'auteur de la Pharsale sur celui de l'Iliade
(4) « Quel n'a pas été dans tous les tems , ô mamère , son respect
» pour votre divinité qu'on révère à Paphos ! C'est lui qui a déploré le
>sort funeste de notre aimable colombe. » Trad, de Cormiliole.
(5) L'anniversaire de la naissance .
8 MERCURE DE FRANCE ,
et de l'Enéïde : préférence injuste , si l'on veut , mais dont
tout le tort est à la déesse , et dont le poëte n'est plus responsable.
Jamais on n'a fait de la mythologie un emploi plus riche
et plus ingénieux que Stace dans ses Sylves . Je n'ai que
l'embarras du choix des citations . Je me bornerai à celle-ci.
C'est dans la petite pièce intitulée le Bain d'Etruscus :
Hoc mallet nosci cytherea profundo :
Hic te perspicuum meliùs , Narcisse , videres :
Hic velox hecate velit et deprensa lavari.
Pour son berceau Vénus eût préféré cette onde ;
Et toi , jeune Narcisse , ici te voyant mieux ,
Tu serais de toi-même encor plus amoureux .
Phoebé même , Phoebé , de leur cristal éprise ,
Eût voula s'y baigner , dût-elle être surprise .
Parmi les pièces qui composent ce joli recueil, j'ai cru
remarquer que la prédilection la plus générale était pour
l'Epithalame de Stella. Mon ami , M. Delille , penche pour
le Genethliacum de Lucain : moi , j'inclinerais pour l'Hercule
de Surrentum. Mais que de choses charmantes dans
l'Epitre à Ménécrate , dans la chevelure d'Earinus , dans (6)
'Hercules Epitrapezeos , où se trouve ce vers si remarquable
, en parlant de cet Hercule sculpté sur une petite table ,
et qui n'avait qu'un pied de haut :
(7)
Sentirique ingens .
Parvusque videri
:
"
Que de grace et de sensibilité , que de fécondité d'imagination
et de richesse de poësie dans ses adieux à Métius
Célor (8), et dans ses avis à Crispinus. Cette dernière pièce
offre même des beautés d'une grande élévation. Ce jeune
Crispinus avait eu une affreuse mère , qui avait tenté de
l'empoisonner. Elle avait été punie par Domitien. Stace ,
en indiquant légérement ce crime , veut se livrer d'abord à
un juste mouvement d'indignation :
(6) Mot grec qui signifie sur une table.
(7) Vu en petit , l'on sent qu'il est colossal.
!
(8) La première de ces deux est intitulée dans l'original , propemp
ticon , mot grec qui répond au prosecutio des latins , l'action d'accompagner
un ami à son départ , l'autre , protrepticon , autre mot
grec qui signifie exhortation..
:
AVRIL 1808.
9
(9) Infestare libet manes , meritoque precatu
Pacem auferre rogis ; sed te , puer aptime , cerno
Flectentemjustis , et talia dicta parantem .
Le discours que Stace met dans la houche du fils est plein
de noblesse, de décence : c'est-là que se trouve ce beau vers
appliqué par le chancelier de l'Hôpital à la journée de la
Saint-Barthélemi : ce qui prouve en passant combien la lecture
des Sylves était familière alors :
(10) Excidat illa dies cævo, nec postera credant
Sæcula.
Après ce discours du fils , le poëte reprend la parole par ce
magnifique vers :
(11) Macte animo , juvenis ; sic crescunt crimina matris、
Dans le charmant recueil de ces Sylves , destinées la plupart
à peindre des objets rians , il s'en trouve (12) cinq
qui roulent sur des sujets lugubres. Ce sont des complaintes
funèbres sur la mort des personnes qui intéressaient ou
notre poëte ou ses protecteurs. Toutes ne sont pas à beaucoup
près dumême mérite , quoiqu'on retrouve dans toutes
le talent gracieux et l'imagination brillante de l'auteur. Dans
le nombre , la complainte sur la mort du jeune Glaucias ,
esclave favori d'Atédius Mélior , et celle sur la mort de
Priscilla , femme d'Abascantius , ministre de Domitien , me
paraissent des ouvrages charmans , et à peu de chose près
irréprochables.
M. de Cormiliole , traducteur de Stace , me semble s'être
mépris sur le caractère du talent de cet auteur. Il l'appelle
lYoung des Latins , trompé sans doute par la nature de
quelques-uns des sujets que Stace a traités . Je l'avouerai
avec franchise : jamais rapprochement ne m'a paru moins indiqué.
Comment M. de Cormiliole , qui vient de nous donner
(9) « Non, je ne puis m'empêcher de maudire ses mânes. Que ne
>puis-je par mes imprécations lui arracher la paix du tombeau ! ...
Mais , ô pieux jeune homme , vous me fermez la bouche , et je vous
>vois prêt à me dire . Trad. de Cormiliole.
(10) Périsse à jamais la mémoire de ce jour odieux ! que la postéarité
ne puisse croire à l'existence d'un tel crime ! » ( Traduction de
Cormiliole .
(11) Courage,jeune homme ; ainsi s'agravent les crimes de ta
mère.
(12) Je ne parle pas d'une sixième , qui ne fut jamais achevée , et
dont ce qui reste est rempli de lacunes .
10 MERCURE DE FRANCE ,
la traduction des Sylves, n'a-t-il pas reconnu que , si dans
ces complaintes funéraires le fond du sujet est lugubre ,
les détails , loin d'étre sombres et attristans comme dans le
poëte anglais , sont presque toujours gracieux et même
rians.
,
Voyez dans la complainte sur la mort du père d'Emescus :
Felix , ah ! si longa dies , si cernere vultus
Natorum , viridesque genas tibijusta dedissent
Stamina : sed media cecidere abruptajuventá
Gaudia , florentesque manu scidit Atropos annos ,
Qualia pallentes declinant lilia culmos
Pubentesque rosæ primos moriuntur ad austros ,
Aut ubi verna novis expirat purpura pratis .
Illa, sagittiferi , circum volitastis , amoros ,
Funera , maternoque rogos unxistis amomo ;
Nec modus aut pennis , laceris aut crinibus ignem
Spargere, conlatæque pyram struxere pharetræ (13).
Je le demande , n'est-ce point la grâce qui prédomine dans
ces vers charmans ?
La Sylve sur la mort de Priscilla est toute de ce ton.
Voyez ces vers qui la terminent :
Quid nunc immodicos , juvenum lectissime , fletus
Corde foves , longosque vetas exire dolores ?
Nempè times ne Cerbereos Priscilla tremiscat
Latratus ? Silet ille piis . Ne tardior adsit
Navita , proturbetque vadis ? Vehit ille merentes
Protinus , et placidos manes locat hospite cymba.
Prætereà, si quando pio laudata marito
(13) Heureuse et trop heureuse mère ! si les Parques moins rigou-
>> reuses l'eussent accordé la douce satisfaction d'élever tes enfans ,
» de voir les fleurs de la jeunesse s'épanouir sur leur visage ! mais ta
>> joie fut de courte durée , et le ciseau de l'impitoyable Atropos trancha
>> au printems de ta vie la trame de tes jours . Ainsi le lys mourant laisse
>> tomber sa tête sur sa tige affaiblie. Telle la rose naissante disparaît
> au premier souffle des antans . Telle aussi la printanière violette expire
>> dans les prés , étouffée sous l'herbe nouvelle . Vous voltigeâtes autour
>> de son bucher , tendres Amours , et vous y répandîtes l'essence pré-
>> cieuse de l'Amome , si cher à votre mère. On vous vit arracher les
>> plumes de vos alles et même de vos cheveux pour les jeter dans les
>> flammes . Un second bûcher , composé de vos flèches , de vos carquois ,
>fut consumé pour honorer ses funérailles. Liv . III , Sylv. III , trad.
de Cormiliole .
AVRIL 1808. 11
Umbra venit ,jubet irefaces Proserpina lætas ,
Egressasque sacris veteres heroïdas antris
Luminepurpureo tristes aperire tenebras ;
Sertaque, et Elysios animæ prosternereflores.
Pourquoi donc maintenant te noyer dans les larmes ?
Le chien des morts peut-être excite tes alarmes ?
Tu crains pour Priscilla ses triples hurlemens.
Sois tranquille: il se tait pour tous les coeurs aimans.
Crains-tu que des enfers le nautonnier sauvage
Long-tems ne la retienne au ténébreux rivage ?
Non ; il sait distinguer les bons , comme il le doit ;
Et sa barque obligeante à l'instant les reçoit .
Bienplus , s'il vientune ombre àson époux fidèle ,
Et, comme Priscilla , des vertus le modèle ,
Proserpine l'accueille aux brillantes clartés
De cent flambeaux joyeux marchant à ses côtés ;
Et tout le choeur entier des chastes héroïnes
S'empressant de sortir de leurs grottes divines ,
Lui trace en la nuit sombre un lumineux chemin
Jonché des belles fleurs du fortuné jardin .
Qu'on ne s'arrête point à cette faible version de mon fils ;
qu'on relise dans l'original ce morceau enchanteur , et certainement
l'on sera frappé , comme moi , de cet éclat de
couleurs douces et riantes dont il a su éclairer les teintes
sombres d'un pareil sujet. Ce joli vers , qui est totalement
effacé dans la traduction , lumine purpureo tristes aperire
tenebras , semble avoir été fait pour servir d'épigraphe à
ces complaintes funéraires.
Ce caractère d'une sensibilité douce et d'une grâce aimable
se retrouve jusques dans la peinture de l'agonie de
Priscilla , qui semblait n'offrir que des détails lugubres et
attristans.
Jamque cadunt vultus , oculisque novissimus error ,
Obtusæque aures , nisi cùm vox sola mariti
Noscitur. Illum unum media de morte reversa
Mens videt : illum ægris circumdat fortiter ulnis
Immotas obversa genas ; nec sole supremo
Lumina , sed dulci mavult satiare marito.
Je cite avec plus de confiance la version qu'il en a faite ,
parce que l'original , à ce qu'il me semble , y perd un peu
moins.
Déjà tout s'éteignait : son errante paupière
Se lasse à retrouver une lueur dernière .
12 MERCURE DE FRANCE,
Elle n'entend plus rien, si ce n'est cette voix
D'un époux que son coeur entendit tont de fois .
Du milieu de la mort un instant réchappée ,
Son ame de lui seul est encore occupée :
Elle ne voit que lui. Sa défaillante main
S'efforçait de serrer son époux sur son sein.
Vers lui seul s'est tourné l'immobile visage ;
Et d'un dernier regard elle cherche l'usage
Pour repaître ses yeux , non des rayons du jour ,
Mais des traits d'un époux si cher à son amour .
C'est dans ces chants funèbres qu'il a su employer habilement
le contraste heureux de comparaisons prises de
scènes champêtres et d'objets rians. Quoi de plus agréable
que ces vers où il compare Priscilla consumée par une langueur
secrète qui flétrit insensiblement tous ses charmes à
ce pin altier , la gloire des forêts , qui , atteint dans sa racine
par la piqûre du ver ,
Deficit , ac nulli spoliata remurmurat auræ .
Languit , et dépouillant sa longue chevelure
Ne rend plus aux zéphyrs murmure pour murmure .
Vous retrouverez le même charme et la même grâce dans
cette autre comparaison de la même Sylve.
Fovet anxia curas
Conjugis, hortaturque simul , flectitque labores .
Ipsa dapes modicas , et sobria pocula tradit ,
Exemplumque ad herile monet , velut Appula conjux
Agricolæ parci , vel sole infecta sabino ,
Cùm videt emeritijam prospectantibus astris
Tempus adesse viri , properè mensasque torosque
Extruit , expectatque sonum redeuntis aratri .
C'est elle de sa main qui veut soigner ses maux ;
Elle excite à la fois et distrait ses travaux.
Elle veille à ses mets , dispense avec mesure
Sa frugale boisson , sa sobre nourriture .
Elle donne l'exemple , et son époux le suit .
D'un soin moins attentif dans son humble réduit
Du laboureur sabin l'épouse basanée ,
Quand le soir va finir la champêtre journée ,
Dresse le lit , la table ; et soigneuse' se tient
Pour écouter le bruit du coutre qui revient .
Et quand le sujet de la comparaison cesse d'ètre neuf, la
nouveauté piquante de l'expression y supplée , comme dans
celle-ci que je citerai encore , parce qu'elle est très- courte
AVRIL 1808. 15
Ceunesciafalcis
Silva comas tollit , fructumque (14) expirat in umbras.
Tel l'arbre , si le fer ne contient le feuillage ,
Va dissiper le fruit en un stérile ombrage.
Une grande difficulté dans ces sortes d'ouvrages , qui
presque tous étaient commandés à l'auteur , c'est que la
douleur paraisse vraie , n'ait point un air factice , et , pour
ainsi dire , de commande comme les vers. Je crains que ce
défaut ne se fasse sentir dans ceux-ci. Après avoir parlé de
la mort du vieux Etruscus à quatre-vingts ans , il ajoute :
(15) Hic mæsti pietas me poscit Etrusci
Qualia nec siculæ moderantur carmina rupes ,
Nec fati jam certus olor , sævique marita
Tereos.
Certes une vraie douleur ne s'amuserait point à citer ni les
sirènes , ni le cygne mourant , ni l'épouse du barbare Térée.
Ily a aussi quelque maladresse dans le tour qui amène
ces vers :
Hic mæsti pietas me poscit Etrusci.
Il semble que le poëte soit aux gages du jeune Hétruscus ,
comme ces pleureuses qu'on payait aux enterremens. De
pareilles fautes , si elles étaient fréquentes, tueraient tout
l'intérêt de ces pièces ; mais elles sont si rares que c'en est ,
je crois , le seul exemple.
On peut remarquer aussi dans son Epicidium (16) sur
sonpère quelque apprêt dans les tournures , et un peu d'affectationdans
la douleur. On peut critiquer encore , et avec
beaucoup de raison , un passage (17) de la complainte sur
(14) Littéralement exhale.
(15) « C'est aujourd'hui que la piété de son fils réclame de ma lyre
»des sons tels que n'en entendirent jamais les rochers de Sicile , des
>>sons plus doux que ceux du cygne mourant , ou de la tendre Philo-
> mèle , expirante sous le fer du barbare Térée. » Trad. de Cormiliole.
(16) Epicidium , chants funèbres prononcés sur le corps avant qu'il
fût inhumé. Epicidium vient de deux mots grecs , επι , sur , et ηεδος,
funérailles .
(17) Voici ce passage :
Vitæ modò limine adulto
Nectere tendebatjuvenum pulcherrimus ille
Cum tribus Elois unam tricterida lustris .
Gespremiers vers sont bien faits. On ne peut exprimer d'une manière
14 MERCURE DE FRANCE ,
la mort de Philétas notablement défectueuse , et où se retrouve
toute l'enflure et le mauvais goût qui dépare trop
souvent la Thébaïde ; et voilà l'inconvénient de traiter
deux (18) fois un sujet, dont le fond et tous les accessoires
sont exactement les mêmes. D'abord on se livre aux premiers
sentimens qui sont vrais ; on saisit les premières idées
qui sontjustes ; on trace les premières images qui sont naturelles
; et l'expression se trouve alors vraie , juste et naturelle
comme les idées, les images et les sentimens : lorsqu'ensuite
on revient sur le même fonds , on veut renchérir
sur ses premières idées , et l'on tombe dans l'exagération ;
onveut être encore neufdans un sujet qu'on a épuisé , et
l'on devient bizarre.
Une critique sage pourrait encore relever dans les Sylves
quelques vers de mauvais goût , quelques expressions où il
ya de la recherche et de la manière ; mais ces fautes sont
rares , et d'ailleurs elles sont si bien rachetées par le mérite
général de la composition, et par tout ce qu'ily ade piquant
et d'aimable dans les détails.
plus poëtique que Philitas touchait à sa dix-huitième année ; mais le
poëte ajoute :
Attendit torvo tristis Rhamnusia vultu :
Etprimùm implevitque toros , oculisque nitorem
Addidit , et solito sublimiùs ora levavit ,
Heu! misero lethale favens , seseque ridendo
Torsit , et invidiam mortemque amplexa ,jacenti
Injecit nexus , carpsitque immitis aduncá
Ora verenda manu.
« Ce jeune homme , le plus beau qu'on ait jamais vu , touchait au
> terme de son adolescence , avait à peine atteint sa dix-huitième année ,
>> lorsque la triste Némésis tourna sur lui şes yeux jaloux . Elle augmente
> son embonpoint , donne plus d'éclat à ses yeux , et rend son air plus
>> radieux que de coutume.O trompeuse faveur pour cet infortuné ! alors
» elle se tord les mains de rage : elle court embrasser et l'Envie et la
>>Mort, les amène avec elle ; et toutes trois jettent le filet sur leur proie :
>> leurs doigts cruels mutilent sa beauté. » Trad. de Cormiliole.
L'idée de Némésis qui , avant de frapper le coup mortel , se complait
⚫à parer sa victime , à l'embellir , et qui est torturée de jalousie en voyant
cet excès de beauté , qui n'est que son ouvrage , et qui dans l'idée du
poëte n'est que l'apprêt du sacrifice , tout cela , il faut l'avouer , est d'un
goût détestable .
(18) La complainte sur la mort de Glaucias et celle sur la mort de
Philetas , deux esclaves favoris.
AVRIL 1808. 15
Aussi les Sylves ont-elles fait de tout tems les délices des
hommes de lettres familiarisés avec les langues et les usages
anciens. Scaliger dans ( 19) sa poëtique reconnaît à Stace un
talent tout particulier pour ce genre d'ouvrages . Plût aux
Dieux , dit Sabellicus dans (20) ses Annotations , que Stace
n'eut employé son talent qu'à faire des Sylves. Rien de plus
aimable, de plus poëtique , de plus gracieusement coloré.
Dans cejoli vers par lequel Sidonius Apollinaris caractérise
les Sylves ,
Pingitgemmea prata silvularum (21) ,
on sent tout le charme qu'il avait éprouvé à la lecture de
cesmélanges. Les Sylves étaient classiques du tems d'Ange
Politien (22) , et s'il faut en croire la Chronique (23) esclavonne
d'Hermold , l'Achilléïde a joui aussi de cet honneur.
EXTRAITS.
LES MILLE ET UNE NUITS , Contes arabes , traduits
en français par M. GALLAND , membre de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres ,professeur de langue
arabe au Collége royal; continués par M. CAUSSIN DE
PERCEVAL , professeur de langue arabe au Collège
impérial , A Paris , chez Lenormant , imprim.-libr . ,
rue des Prêtres-St.-Germain-l'Auxerrois.
LES deux volumes que M. Caussin de Perceval a
ajoutés à la traduction des Mille et une Nuits en
complétant cette collection agréable , doivent exciter
,
(19) Omnia verò ex ingenio suo Idylliis et Sylvis aptiori. L. V ,
ch. 16.
(20) Cuperes omnem ejus operam in Sylvis locatam. Nihil est illis
amabilius , floridius , magisque poëticum .
(21) Intraduisible dans notre langue , parce que nous n'avons jamais
cu le diminutif silvularum , et que nous n'avons plus le gemmea , les
prairies emperlées .
(22) Hujus ( Politiani ) uberiorem de laudibus Papinii tractationem
vide in oratione quam habuit silvas prælecturus .
(23) Quádam die , multis artitris coram positis , interrogavit vicelinum
, in scholis positus quid legisset ? Illo perhibente se statii
libros Achilleidos legisse consequentur requisivit quæ esset materia
staţii. Liv. I , ch . 43.
16 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup de curiosité. Le nouveau traducteur , dans
une préface bien écrite et bien pensée , ne laisse aucun
doute sur la source dans laquelle il a puisé. En 1788 ,
il avait paru une continuation des Mille et une Nuits ,
par MM. Chawis et Cazotte. Le premier , né en Syrie ,
s'était procuré un manuscrit contenant plusieurs Contes
orientaux , mais qui n'avait aucun rapport avec les
Mille et une Nuits ; il avait proposé à M. Cazotte , connu
avantageusement dans la littérature par des ouvrages
d'imagination , de les lui expliquer , et d'en faire ensemble
la traduction. Quand cet ouvrage fut imprimé,
comme faisant suite à la traduction de M. Galland , plusieurs
savans crurent qu'il était supposé. En effet M.
Cazotte n'ayant pas eu assez d'égard aux explications de
M. Chawis , s'était permis d'étendre ces Contes , d'y
ajouter des épisodes , des incidens , des descriptions ,
et même d'effacer entiérement le coloris local . L'imagination
brillante de cet aimable romancier sé prêtait
difficilement à la gêne inséparable des fonctions de traducteur
: d'ailleurs il est impossible de bien, rendre un
auteur dont on ignore la langue : les explications qu'on
peut se procurer ne sauraient donner unes idée des
charmes du style ; la lutte des deux idiomes ne peut
avoir lieu ; et le traducteur , rebuté par l'aridité iné
vitable d'une interprétation littérale , est nécessairement
porté à donner à l'original des ornemens peu convenables
, et par conséquent à le dénaturer.
Du reste ces Contes expliqués par M. Chawis à M.
Cazotte sont agréables , ils rentrent absolument dans le
genre des Mille et une Nuits , quoiqu'ils n'en fassent
point partie. Voilà pourquoi M. Caussin de Perceval a
cru devoir les admettre dans sa collection. Je n'ai pas
besoin de dire qu'il les a traduits avec beaucoup de fidé
lité . Mais la partie entiérement nouvelle pour les lecteurs
français , est celle qui excitera le plus de curiosité :
elle remplit à peu près le dernier volume de cette collection.
M. Caussin de Perceval explique comment il
s'est procuré le manuscrit où se trouvent ces nouveaux
Contes.
Il n'existe à la Bibliothèque impériale que deux manuscrits
des Mille et une Nuits qui paraissent trèsincomplets
:
AVRIL 1808.
13 incomplets : M. de Perceval en adécouvert un p
volumineux qui a été rapporté de l'expédition d'Egypts,
et qui , par sa ressemblance avec deux autres tirés du
même pays, donne lieu de penser que c'est la version
laplus commune en Orient. Ce manuscrit appartenait
àM. Ruphy, connu par un dictionnaire abrégé françaisarabe;
je l'ai vu entre ses mains , et j'ai eu lieu de me
convaincre qu'il contenait en effet les Contes dont M. de
Perceval a donné la traduction. M. Ruphy qui , par ses
connaissances dans la langue arabe , aurait pu entreprendre
lui-même ce travail , s'est prêté volontiers aux
désirs du savant professeur ; il lui a fait le sacrifice de
son manuscrit ; et sa modestie , qui cache un fonds
d'instruction solide et un talent distingué, doit le faire
estimer de tous ceux qui savent apprécier les hommes
moins par le mérite apparent que par le mérite réel .
Le manuscrit dont je parle offre le dénouement des
Mille et une Nuits qui était inconnu à M. Galland.
M. de Perceval en profite pour relever très-judicieusement
une critique de M. de Laharpe fondée sur la
même ignorance.
<<Quant à la manière dont ces Contes sont amenés ,
▸ avait dit ce littérateur célèbre , on ne saurait en
> faire cas. Les Contes persans qu'on appelle les Mille
» et un jours ont un fondement plus raisonnable. Il
>> s'agit de persuader à une jeune princesse trop pré-
>> venue contre les hommes , qu'ils peuvent être fidèles
>> en amour ; et en effet la plupart des Contes persans
> sont des exemples de fidélité, plusieurs sont du plus
> grand intérêt : mais il y a moins de variété , moins
» d'invention que dans les Mille et une Nuits . »
Voici les observations de M. de Perceval ; elles me
paraissent sans réplique , et sont d'autant plus curieuses
qu'elles indiquent le véritable dénouement des Contes
arabes.
* On pourrait , dit-il , répondre à M. de Laharpe que
>>la prévention de la princesse Farrukhnaz contre les
> hommes qu'elle ne connaît pas encore , prévention
> uniquement fondée sur un vain songe , est bien diffé-
▸ rente de celle du roi des Indes , fondée sur une trop
>> malheureuse expérience , sur l'exemple de son frère ,
B
18 MERCURE DE FRANCE,
,
>> et sur celui d'un génie. L'auteur arabe ne cherche
>> point à détruire une prévention qu'il s'est plu à créer .
>>>Sans doute , pour ne point laisser de regrets au lecteur
>> qui lira tout l'ouvrage , et pour mettre un terme à
>> une barbarie aussi invraisemblable que révoltante
>> il doit faire obtenir grâce à la sultane ; mais il n'a pas
>> besoin pour cela de persuader Schahriar qu'elle lui
>> sera fidèle. Scheherazade ignore d'ailleurs le motif
>> de la conduite barbare du sultan qui n'a point révélé
>> son déshonneur. L'adroite et spirituelle conteuse ne
>> cherche qu'à l'amuser et à gagner du tems. Schahriar
>> ne se défie pas de cette ruse ; il la laisse volontiers
>> vivre un jour , parce qu'il peut la faire mourir le
>>> lendemain. Mille et une nuits ou deux ans et neuf
➤ mois s'écoulent dans ces délais toujours courts , mais
>> toujours renouvelés. Pendant ce laps de tems , -le sul-
>> tan , tout en écoutant les Contes de la sultane , l'a
>> rendue mère de trois enfans. La sultane pour obtenir
>> sa grâce toute entière , n'a plus alors recours aux
>> Contes ; elle présente à son mari ces trois innocentes
>> créatures , dont la dernière ne fait que de naître ;
➤ elles tendent toutes vers leur père des mains sup-
>> pliantes , et lui demandent la grâce de leur mère .
>>> Le sultan ne peut résister à ce spectacle : il em-
>> brasse tendrement son épouse et ses enfans , en de-
>> mandant seulement à Scheherazade de lui réciter
>> encore de tems en tems quelques-uns de ces Contes
>> qu'elle sait si bien, faire. Tel est le dénouement des
>> Mille et une Nuits que M. Galland ne connaissait pas ,
>> et que M. de Laharpe ne pouvait deviner. Les inci-
>> dens qu'il suppose dispensaient , comme on le voit ,
>> l'auteur de persuader le sultan , et de faire tendre
>> toutes les histoires vers ce but.>»
Cette explication ne laisse rien à désirer. D'ailleurs ,
si tous les Contes arabes tendaient vers le même but ,
ce recueil si considérable serait nécessairement monotone.
Comment l'auteur aurait-il pu y mettre cette
variété qui en fait le charme ? Il est aussi à présumer
que des Contes n'auraient point désabusé le sultan d'une
prevention fondée sur le témoignage de ses yeux.
Cependant M. de Perceval n'a point placé le véritable
AVRIL 1808.
19
dénouement des Mille et une Nuits à la fin de son
ouvrage. N'ayant point traduit tous les Contes qui se
trouvent dans son manuscrit , il le réserve pour une
autre continuation qu'il entreprendra si celle qu'il
présente obtient du succès. Il s'est servi du dénouement
adopté par M. Galland : le sultan charmé de l'esprit
et de la sagesse de Scheherazade ; sachant d'ailleurs
qu'elle s'est dévouée volontairement à la mort pour
sauver ses compagnes , lui parle ainsi : « Je vois bien ,
aimable Scheherazade , que vous êtes inépuisable dans
vos petits Contes ; il y a assez long-tems que vous m'en
divertissez. Vous avez apaisé ma colère , et je renonce
volontiers à la loi cruelle que je m'étais imposée :
jevous remets entiérement dans mes bonnes grâces , et
je veux que vous soyez regardée comme la libératrice
de toutes les filles qui devaient être immolées à mon
juste ressentiment. >>> Ce dénouement , comine on le
voit , est bien moins vraisemblable et bien moins intéressant
que celui dont le nouveau traducteur nous a
donné une idée.
La traduction de M. de Perceval se fait sur-tout remarquer
par l'observation la plus exacte du coloris
local. It peint les usagés et les moeurs avec beaucoup de
soin : on voit , par des détails qu'un autre aurait peutêtre
supprimés , les cérémonies pratiquées par les Musulmans
pour les naissances et pour les mariages ; lorsque
, sous ce rapport important , le texte n'est pas assez
développé , des notes courtes et instructives suppléent
àce défaut. Dans cette partie essentielle de son travail ,
M. de Perceval a été beaucoup plus scrupuleux que
M. Galland.
Un des Contes nouveaux les plus agréables est l'histoire
d'Alaeddin; je me bornerai à en indiquer l'idée
principale. Un fils unique , d'autant plus chéri par ses
parens qu'il est venu après vingt ans de mariage ,
a été élevé dans un souterrain : suivant les préjugés de
ces peuples , on a voulu le dérober aux regards des
méchans. Mais cette précaution est fort inutile : à peine
Alaeddin est- il sorti de sa retraite que le désir de voyager
s'empare de lui. Ses parens conçoivent les plus vives
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
alarmes , et lui adressent à peu près les mêmes remontrances
que le pigeon à son ami :
Qu'allez-vous faire?
L'absence est le plus grand des maux ,
Non pas pour vous , cruel ! au moins que les travaux ,
Les dangers , les soins du voyage
Changent un peu votre courage ,
Encor si la saison s'avançait davantage :
Attendez les zéphyrs . Qui vous presse ? Un corbeau
Tout- à-l'heure annonçait malheur à quelque oiseau .
Je ne songerai plus que rencontre funeste ,
Que faucons , que rézeaux. Hélas ! dirai-je , il pleut ,
Mon frère a- t- il tout ce qu'il veut ,
Bon soupé , bon gîte et le reste.
Les remontrances des parens d'Alaeddin n'ont pas plus
d'effet que celles du pigeon. Le jeune homme part , et
les pressentimens fâcheux qu'on a conçus se réalisent. II
est dépouillé par les Arabes bédouins , tous ses compagnons
sont égorgés , sa vie court le plus grand danger ,
et il arrive à Bagdad dénué de tout. Le sort se lasse pour
quelque tems de le persécuter , en cherchant dans une
Mosquée un asyle pour passer la nuit , il trouve un
vieillard qui est fort embarrassé , et auquel il peut être
utile. Chez les Musulmans , lorsqu'un homme a quitté
sa femme , il ne peut se remettre avec elle que quand
un autre homme l'a épousée et répudiée. Le vieillard a
un neveu auquel il a uni sa fille : cette dernière a donné
tant de désagrémens à son mari qu'il l'a répudiée , quoiqu'il
en fût éperduement amoureux ; il veut alors la
reprendre ; et l'on cherche un homme qui se prête à
l'exécution de ce dessein. Alaeddin y consent , en observant
gaiement qu'il vaut mieux passer la nuit dans un
bon lit auprès d'une jolie femme que dans la rue ou
sous un vestibule de Mosquée. La suite de cette histoire
est fort singulière ; et ce que j'en ai dit suffit pour
prouver qu'elle excite vivement la curiosité.
L'histoire d'Alaeddin présente une particularité fort
intéressante : c'est le seul Conte arabe où se trouve un
voyage chez les Chrétiens. J'en citerai quelques morceaux
qui montreront l'idée que se formaient les Orientaux
de nos moeurs , et de nos établissemens religieux.
4.
AVRIL 1808. 21
L'auteur suppose que son héros surpris par un consul
franc , est transporté à Gênes. Là il trouve un roi et un
divan qui poussent la sévérité un peu loin. Lorsque les
Musulmans sont présentés au prince, il leur demande
de quel pays ils sont : ayant répondu qu'ils sont d'Alexandrie
, le roi de Gênes donne un signal , et le bourreau
fait voler leurs têtes . Alaeddin fait la même réponse , on
est prêt à lui ôter la vie , lorsqu'une vieille religieuse
se présente au divan , et s'adressant au roi : « Prince ,
▸ lui dit-elle , ne vous avais-je pas dit de penser au
>> couvent , lorsque le capitaine amènerait quelques
>> captifs , et d'en réserver un ou deux pour le service
>> de l'église. Vous venez un peu tard , ma mère , ré-
>> pondit le roi; cependant en voici encore un qui reste :
>> vous pouvez en disposer.
>>La religieuse s'étant tournée vers Alaeddin lui de-
> manda s'il voulait se charger du service de l'église ,
>> ajoutant que , s'il ne voulait pas s'en charger , elle allait
>> le laisser mettre à mort , comme ses autres camarades .
>> Alaeddin consentit à suivre la religieuse qui sortit
>> avec lui de l'assemblée, et le conduisit sur-le-champ
>>à l'église.
>> Arrivé sous le vestibule , Alaeddin demanda à sa
>> conductrice quel était l'espèce de service qu'elle exi-
>>> geait de lui ? Au point du jour , lui dit-elle , vous
>> prendrez cinq mulets que vous conduirez dans la
>> forêt voisine , et là , après avoir abattu et fendu du
>>> bois sec , vous les en chargerez , et vous le rappor-
>> terez à la cuisine du couvent. Ensuite vous ramas-
>> serez les nattes et les tapis , vous les battrez et les bros-
>> serez . Et après avoir balayé et frotté le pavé de l'église
>> et les marches des autels , vous étendrez les tapis et
>> les replacerez comme ils étaient. Après cela , vous cri-
>> blerez deux boisseaux de froment , vous les moudrez ;
>> et après avoir pêtri la farine , vous en ferez de petits
>> pains pour les religieuses du couvent ; puis vous
>> éplucherez vingt-quatre boisseaux de lentilles , et
>> vous les ferez cuire ; vous remplirez d'eau les quatre
>> bassins , et vous en porterez dans les trois cent soixante
>> auges de pierre qui sont dans la cour . Quand cela
>> sera fait , vous nettoyerez les verres des lampes , vous
22 MERCURE DE FRANCE,
>> les remplirez d'huile , et vous aurez grand soin de les
>> allumer au premier coup de la cloche; ensuite vous
>> préparerez trois cent soixante-six écuelles , dans les-
>> quelles vous couperez vos petits pains , vous verserez
>> dessus le bouillon des lentilles , et vous irez porter
>> une écuelle à chaque religieuse et à chaque prêtre du
>> couvent. Ensuite , etc. >>>
On voit que , suivant l'opinion des Arabes, les domestiques
des couvens de Gènes ne restent pas dans l'oisiveté.
Alaeddin , effrayé des travaux auxquels il va être
condamné , interrompt la religieuse , en s'écriant : «Ah !
>> Madame , remenez-moi de grâce au roi , et qu'il me
>> fasse mourir s'il le veut! Rassurez-vous , lui dit la
>> religieuse , si vous vous acquittez exactement de votre
>> devoir , je vous promets que tout ira bien , et que
>> vous ne vous en repentirez pas ; si au contraire vous
>>> mettiez de la négligence dans votre service , je me
>>> verrais forcée de vous remettre entre les mains du
>> roi qui vous ferait mourir sur-le-champ.>>>
Cette peinture singulière montre les erreurs dans lesquelles
on peut tomber , lorsqu'on parle des institutions
d'un peuple sans avoir pénétré dans son intérieur , et
sans avoir étudié par soi-même ses moeurs et ses habitudes.
Nous avons un grand nombre de descriptions
romanesques des sérails de l'Orient : il est très-probable
que les Musulmans , s'ils pouvaient les lire , en porteraient
à peu près le même jugement que le lecteur, a
déjà porté sur cette peinture d'un couvent de Gênes .
Les Orientaux aiment beaucoup les sentences et les
proverbes ; et leurs maximes se font sur-tout remarquer
par que grande précision. Un des Contes traduits
par M. de Perceval en offie plusieurs , j'en citerai quelques-
unes qui pourront donner une idée de la philosophie
morale des Arabes :
<<Fermez l'oreille aux discours d'une femme impru-
>> dente , de peur qu'elle ne vous embarrasse dans ses
>> filets , qu'elle ne vous couvre de honte , et ne soit
➤ cause de votre perte.
>>Ne vous laissez pas séduire par ces femmes riche-
>> ment vêtnes qui exhalent l'odeur des parfums les plus
>> exquis. Ne leur laissez prendre aucun empire sur
AVRIL 1808. 23
>>> votre coeur , et ne leur livrez pas ce qui vous ap-
>> partient.
>> Ne soyez pas comme l'amandier qui pousse des
>>feuilles avant tous les autres arbres , mais qui donne
>> son fruit après eux : soyez plutôt comme le mûrier,
>>dont les feuilles poussent avec celles des autres ar-
>> bres , mais dont le fruit mûrit le premier.
» Si un ennemi veut vous nuire , tâchez de le pré-
>> venir en lui faisant du bien.
>> L'insensé bronche et tombe ; l'homme sage bron-
>> che , mais ne tombe pas , ou se relève bientôt ; s'il est
>>malade , il peut être guéri facilement ; mais la ma-
>> ladie des insensés et des ignorans est incurable .
>>N'espérez rien de bon des sots et des insensés : si
>> l'eau pouvait arrêter son cours , si les oiseaux pou-
> vaient s'élever jusqu'au ciel , le corbeau devenir
>>blanc, la myrrhe devenir aussi donce que le miel ,
>> les sots pourraient comprendre et s'instruire.
>> Si vous voulez être sage , apprenez à retenir votre
>>langue , votre main et vos yeux , etc. >>>
Les maximes qu'on vient de lire peuvent paraître
un peu communes ; mais elles deviennent intéressantes ,
quand on se reporte chez les Arabes. On doit remarquer
que ce qu'elles ont de plus pur et de plus élevé ,
principalement la conduite qu'il faut tenir avec ses ennemis
, est évidemment puisé dans le christianisme.
Ces deux derniers volumés l'emportent pour le style
sur la traduction de M. Galland. L'auteur , sans s'éloigner
de la précision orientale , donne à sa diction l'élégance
et le naturel qui conviennent au genre. Il ne
néglige aucun détail de moeurs ; et ce soin scrupuleux
répand sur son travail quelque chose d'originał et de
piquant. Il a su réunir , ce qui est fort rare , l'utile à
l'agréable ; et l'on trouverait difficilement dans des histoires
et dans des voyages des peintures morales aussi
frappantes et aussi instructives. Les amis des lettres
doivent donc désirer que M. de Perceval poursuive son
travail , et qu'il publie la traduction complète des
Contes que lui présente encore son manuscrit .
PETITOT.
24 MERCURE DE FRANCE ,
:
RECHERCHES HISTORIQUES sur les variations de la
langue française jusqu'au siècle de François Ier
avec cette épigraphe :
un On pourrait faire , pour l'usage des jeunes gens ,
recueil des plus belles pièces , et quelquefois des plus
beaux endroits d'un ouvrage qu'on ne peut pas leur
donner en entier.
ROLLIN , Traité des Etudes .
Paris , chez Lamy, libraire , à l'Espérance , quai des
Augustins.
J'AI , dans un des précédens numéros , parlé avec
estime d'une compilation que M. Edmont Cordier a
donnée sous le titre de l'Abeillefrançaise ; la brochure
que j'annonce aujourd'hui mérite aussi quelques éloges,
parce qu'elle peut servir à l'instruction des jeunes gens.
C'est l'extrait de beaucoup de livres , et cet extrait est
fait avec assez de soin et de méthode .
M. Cordier divise son ouvrage en deux chapitres .
Dans le premier , il entretient son lecteur des études
des Francs depuis leur établissement dans les Gaules
jusqu'au douzième siècle , et dans le second , de la rudesse
et de la disette de la langue française jusqu'au
règne de François Ier. Il lui apprend d'abord que les
premiers Francs n'étudiaient point , et que ne sachant
pas écrire en leur langue , lorsqu'ils faisaient quelque
usage des lettres pour le commerce de la vie , ce n'était
qu'en latin.
Charlemagne , étant monté sur le trône , s'occupa des
études , établit des écoles dans les principales villes de
son Empire et même dans son palais. On y enseignait la
grammaire , le chant et le calcul. La grammaire était
d'autant plus nécessaire que le latin était déjà tout-àfait
corrompu , et que la langue romane rustique , c'est
ainsi que l'on nommait la langue vulgaire d'où est sorti
notre français , n'était qu'un jargon informe et incertain.
Quant à la langue tudesque qui était celle du
prince , on commençait à l'écrire ; on l'avait employée
AVRIL 1808 . 25
V
à quelques versions de l'Ecriture sainte , et Charlemagne
en faisait lui-même une grammaire. Les grandes
vues de ce prince relativement aux études finirent avec
sa vie. On voit des actes publics , et même des capitulaires
du tems de Charles-le-Chauve , en 840 , écrits
en latin absolument barbare. Mais sous le règne de Philippe
Ier , en 1061 , on commence à trouver dans plusieurs
églises de France des hommes renommés pour
leur savoir ; des écoles sont fondées dans les cathédrales ,
dans les monastères , et l'on y étudie la théologie , les
canons , la dialectique et les mathématiques. Les études
font des progrès remarquables dans le onzième et le
douzième siècles , et se composent de quatre genres ou
facultés. Il y en avait trois principales , la théologie , le.
droit , la médecine ; la quatrième comprenait toutes
les autres études que l'on jugeait nécessaires pour arriver
à ces hautes sciences , et quo l'on appelait du nom général
d'arts. C'est sur ce plan que se formèrent les universités
, principalement celle de Paris. Jusqu'au douzième
siècle , le latin était nécessaire pour les affaires
et les actes publics , il l'était pour les voyages , et on
appelait les interprêtes latiniers ; mais dès le treizième
siècle , il n'était plus en usage parmi le peuple , et la
langue vülgaire en France était celle que nous lisons
dans Ville-Hardouin , dans Joinville , et dans les romanciers
du même tems .
Voilà , mais en très-peu dè mots , les recherches que
présente le premier chapitre de M. Cordier. Parcourons
rapidement le second.
Tous les peuples de l'Europe , excepté les Sarmates ,
les Grecs et les Romains , ont parlé la langue celtique.
Lorsque les Francs , peuples Germains , eurent forcé
le Rhin qui servait de barrière aux Romains contre les
invasions des barbares du Nord , et qu'ils se furent
emparés des Gaules , ils y trouvèrent trois langues vivantes
: la langue celtique , qu'ils parlaient eux-mêmes ,
la langue latine et la langue romane. Quelque tems
après leur établissement , il n'y eut plus d'autre langue
en usage que la romane et le tudesque.
La langue romane se polit insensiblement , et finit
par l'emporter sur la langue tudesque , parce que dans
26 MERCURE DE FRANCE,
la Provence où on la parlait , il s'éleva un très-grand
nombre de troubadours ou trouvères qui se répandirent
dans toutes les autres provinces , et y firent goûter leurs
compositions poëtiques.
Constance , femme du roi Robert et fille du comte
d'Arles , attira auprès d'elle beaucoup de ces poëtes
provençaux. La fureur de composer en vers s'empara
de l'esprit des courtisans , et la langue romane reléguant
la tudesque en Allemagne devint celle de la cour.
Guillaume-le - Conquérant s'attacha beaucoup à étendre
et à perfectionner cette langue qu'on appelait dèslors
la langue française , et fit ce qu'il put pour l'établir
en Angleterre sur les ruines du saxon. Mais c'est à
François Ier que nous avons l'obligation de l'avoir tirée
de la barbarie où elle était encore au commencement
de son règne. Il rendit une ordonnance qui proscrivait
le latin des jugemens et actes publics , et voulait qu'ils
fussent rédigés en français. Cette ordonnance accéléra
les progrès de la langue , parce qu'il fallait donner une
attention sérieuse au choix et à la propriété des termes
qui devaient , dans des actes , régler les intérêts respectifs
des contractans ; <<<mais le goût vif et délicat de
ce prince pour les bonnes études , son amour pour les
Muses qu'il rassembla dans sa capitale et dans son propre
palais , le Collége royal qu'il fonda pour les y fixer
à jamais , enfin la protection qu'il accorda à tous ceux
qui se distinguaient par leur mérite et leurs connaissances
, furent des causes non moins puissantes du perfectionnement
que la langue acquit de son tems . >>>
Il eût été bon , ce me semble , de suivre la langue
française dans les révolutions qu'elle a subies depuis
François Ier jusqu'à Louis XIV , et M. Cordier fera bien
de s'imposer cette tâche. S'il se décide à la remplir , il
fera bien aussi de donner à son style , sinon plus de
correction , du moins plus d'élégance . V.
ELMA , ou le Retour à la Vertu. Trois vol . in- 12 .
A Paris , chez Joseph Chaumerot , libraire , Palais du
AVRIL. 1808.
27
:
Tribunat , galerie de bois , près le passage Valois
n° 188. 1808. -
ERNESTINE , Comtesse d'Awemberg , traduit de l'allemand,
de WILHEM STURNER. Deux vol. in-12 . Chez
Frechet, libraire-commissionnaire , rue du Petit-Lion-
Saint-Sulpice , nºs 21 et 24. 1807 .
LE FANTOME DE NEMBROD- CASTLE ; par M. DE
SAINT - VENANT. Deux vol, in- 12 , Chez le même
1808. libraire que le roman précédent. - 1
LES ENFANS DES VOSGES ; par S. C. *******. Deux
vol. in-12. Chez le même libraire.-1808.
Nous ne ferons qu'un seul article de ces quatre romans
, parce qu'aucun ne mérite un extrait particulier.
Les aventures qui en forment le tissu , sont un ramassis
(qu'on nous pardonne l'expression ) des situations les
plus extravagantes , des événemens les plus bizarres ,
racontés du style le plus plat , et souvent le plus niais.
Dans l'un , c'est une jeune fille abandonnée de ses
parens , qu'une grande Dame , à la recommandation
de sa femme-de-chambre , recueille, et fait élever chez
elle en héritière de qualité , qui se laisse séduire par le
secrétaire de sa bienfaitrice , et ne peut se faire épouser
par lui , quoiqu'elle en ait un enfant , gage et sans doute
punition de sa faute , et qui , étant sortie de chez cette
Dame , au tems de la terreur ( car les romanciers
actuels aiment beaucoup à nous en rappeler le triste
souvenir), lui donne asyle , lorsqu'elle vient d'échapper
à la mort par une espèce de miracle. La jeune personne
, au reste, malgré sa faiblesse et ce qui en résulte ,
nous est donnée comme un modèle de toutes les vertus,
A travers ces événemens se trouve jeté un ecclésiastique
, qui a été long-tems un honime du monde , un de
ces gens que dans le roman de Gilblas le duc de Lermes
appelle assez plaisamment un Picaro , dont le coeur
s'est usépar des passions successives , qui se fait hermite
dans les Pyrénées , qui se marie avec une jeune aventurière
tombée comme des nues dans son hermitage ,
qui la perd bientôt après , et qui se consacrant enfin au
culte des autels , se trouve enfermé à la Conciergerie
1
28 MERCURE DE FRANCE ,
avec des prisonniers de tous rangs et de tous sexes , victimes
de la tyrannie décemvirale .
Dans l'autre roman , c'est une allemande de qualité ,
mariée à un homme qu'elle n'aime pas et qui n'a obtenu
sa main que par une supercherie indigne d'un galant
homme ; qui conserve toujours des liaisons avec un
jeune voisin qu'elle aimait même avant son mariage ;
qui perd son mari qu'un comte de l'Empire aussi amoureux
d'elle fait assassiner ; qui, libre enfin , refuse longtems
la main du neveu de ce comte par une délicatesse
assez mal entendue ; qui se trouve réduite par des apparences
à croire son jeune amant le plus lâche et le
plus atroce des criminels ; le reconnaît , quand tout se
dénoue , pour le modèle des amans parfaits et des hommes
vertueux , et l'épouse , même du consentement du
neveu du comte avec lequel pourtant à la fin , elle
s'était presque engagée.
,
Dans le troisième roman , c'est encore une jeune fille
dont la mère , née princesse , est devenue amoureuse
d'un bel anglais , et s'est presque jetée à sa tête. Cette
princesse s'unit à son amant par un mariage clandestin
; et ensuite forcée par son père à épouser un duc
elle lui donne la main , quoiqu'il eût suffi , pour empêcher
ces noeuds qu'elle déteste , d'instruire son père de
son premier mariage ; mais cet aveu une fois fait , il
'n'y avait plus de roman , et l'auteur voulait à toute
force en faire un. Le bel anglais , que le père de la
princesse a trouvé le moyen de faire arrêter , an
moment où il s'enfuyait avec elle , reste en prisou
environ dix-huit ans , ce qui lui donne toui le loisir de
faire des réflexions. Enfin, il n'en sort qu'à condition
d'abord qu'il renoncera à toute prétention sur la
priucesse (ce qui est facile à exécuter , car elle est
morte) , ensuite , qu'il ne reprendra jamais son premier
nom qu'on lui avait fait quitter , et sur-tout , qu'il
ne se fera jamais reconnaître de ses parens , même
s'il retourne en Angleterre : nous ne voyons pas trop
quel pouvait être le motif, ou le prétexte de cette
dernière condition que Panglais , fidèle à son serment,
remplit avec exactitude comme les autres. Mais tout
a son terme , et au moment où l'anglais , qui s'est
,
AVRIL 1808.
29
:
hit sécrètement une habitation dans un vieil aqueduc ,
pour être plus à même de visiter des terres qu'il a
dans sa patrie, se revêt la nuit d'un domino blanc
et s'introduit ainsi déguisé dans un pavillon du parc
d'un de ses châteaux , possédé alors par son cousin
qui se croit son héritier : il est pris , comme de raison ,
pour un revenant , et reconnu bientôt pour ce qu'il
▸ est réellement de tout le monde , et même de sa fille ,
qui ne l'a jamais vu qu'en peinture , et qui conduite
dans ce château par une série d'événemens tous plus
| bizarres les uns que les autres , termine tout enfin
(car il faut que tout finisse , même les romans) par
épouser le neveu de son père qui brûlait pour elle
de l'amour le plus sentimental.
Le héros du quatrième roman est un habitant aisé
d'une petite ville des Vosges , qui devenu suspect dans
le tems de la terreur , trahi et poursuivi même par
un homme à qui il avait fait du bien, et qu'il avait
marié à la fille d'un de ses anciens domestiques , est
arraché à tous les périls qui l'assiégent par le bon
coeur et la présence d'esprit des deux enfans de cet
homme devenu ingrat et son ennemi le plus acharné.
Quoique ce dernir roman soit denué de style , d'esprit
et de tout ce qui tient au mérite de l'art , il n'est
cependant pas tout à fait sans intérêt comme les trois
antres . On aime à voir la bonté dans une ame enfantine
, parce qu'on croit alors qu'il n'est pas vrai
que l'homme soit né méchant. Cette idée nous plaît aussi
par la même raison. Mais en donnant à deux enfans
lintention de sauver le bienfaiteur de leur père et
de leur mère, il ne faut pas leur faire,entreprendre
et exécuter des projets au-dessus de leur âge et de
leur conception : il ne faut pas sur-tout faire si mal
parler ceux qu'on fait si bien agir.
Voilà pourtant quelles sont les rapsodies que les
libraires s'empressent de publier chaque jour. Cependant
il faut leur rendre justice : ils semblent
apprécier eux-mêmes la valeur de ces productions .
Les caractères et le papier des volumes correspondent
parfaitement avec le mérite des ouvrages , qu'ils impriment
à peu près comme les livres de la bibliothèque
30 MERCURE DE FRANCE ,
bleue , mis autrefois en lumière à Langres par M
la veuve Oudet. Mais n'est-ce pas trop compter sur
l'indulgence du public ?... Μ.
7
ALMANACH DES GOURMANDS , servant de guide dans
les moyens de faire excellente chère ; par un vieil
Amateur. Sixième Année. A Paris , chez Maradan ,
libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9 .
M. Grimod de la Regnière est tout à fait comme cet
homme dont parle le peuple dans un de ses dictons ,
qui se met dans l'eau jusqu'au cou , de peur que la
pluie ne le mouille ; né pour être ridicule, ayant senti
de bonne heure qu'il le serait en dépit de tous ses efforts ,
il s'est complu à le devenir ; il l'est devenu de toutes
les façons ; il s'en est fait une manière d'être , un état ,
une existence , une gloire. En commençant son volume
de la sixième année par une préface au moins
inutile , il sent qu'il se donne un ridicule ; il en avertit
de peur qu'on ne s'en aperçoive pas , et il dit: << nous
le bravons, ainsi quenous en avons bravé tant d'autres.>>>
Il a raison; un ridicule de plus n'est pas une affaire
pour lui : tout ce qu'il peut craindre, c'est que lassé
de tant de folies , le public n'y fasse plus la même
attention , on ne lui fasse l'injustice de croire qu'il
n'est plus aussi extravagant qu'autrefois : qu'il y prenne
garde, s'il ne renchérit pas chaque jour sur sa bizarrerie ,
si l'on peut soupçonner qu'il devient un peu plus raisonnable
, il est perdu ; je ne veux cependant pas lui
donner trop tôt des craintes , il n'a pas encore baissé ,
il est toujours digne de lui-même.
Que peuvent la critique et la plaisanterie contre un
homme ainsi fait ? elles ne peuvent pas lui dire plus
haut que son nom. Il nefaut pas se fâcher contre lui ;
çar il pourrait bien en être trop content : il ne faut
pas non plus se moquer de lui ; car il a pris depuis
long-tems les devans ; ce serait l'imiter en quelque
chose , et c'est ce qu'il convient d'éviter en tout. Je
me bornerai donc à donner une idée des différens morAVRIL
1808. 51
ceaux qui composent son volume , et à citer quelquesuns
des traits heureux qui les embellissent.
M. Grimod de la Regnière , premier ministre de la
gueule( c'est ainsi qu'il se qualifie ) , donne des recettes
pour des mets et des sauces recherchés ; mais s'accommodant
à notre caractère , qu'un ton trop sérieux rebute
même dans les matières les plus graves , el ne
dédaignant aucun des moyens de propager son utile
doctrine, il a cru devoir répandre un léger vernis
d'ironie et de persifflage sur sa description des coulis ,
des liaisons , et des ambigus . Il est le parodiste du
cuisinier français , et , pour ainsi dire, le Scarron de
cet autre Virgile. A propos des liaisons en cuisine ,
il rappelle agréablement les liaisons de parenté , d'intérêt,
de plaisir, d'amour , d'amitié , et même le roman
des Liaisons dangereuses . Le cuisinier qui fait cuire.
les écrevisses à petit feu , est un inquisiteur qui fait
rôtir des hérétiques. La pêche rassemble en elle les
charmes partagés entre les plus jolies actrices de nos
théâtres ; ces actrices sont nommées , et ceux de leurs
appas qui répondentaux appas de la pêche, décrits d'une
façon tout à fait galante. Un gourmand en tête à tête
avec un excellent plat de son goût, est uu sultan dans un
boudoir avec une odalisque fraiche et provoquante
commeMile Bourgoin . La destruction de la table d'hôte
du nom de Jésus , table servie en maigre , et dont
<<l'hôtesse avait le visage tellement labouré par la petite
» vérole , que d'un litron de pois qu'on lui eût jeté à
>> la face , aucun ne serait retombé à terre , parce que
>> chaque grain eût pu trouver un trou pour se loger ; >>>
la destruction de cette table d'hôte fournit à l'auteur
le sujet d'un des plus éloquens chapitres qui aient été
écrits sur les excès révolutionnaires. Le rétablissement
des autels remit sur pied la table d'hôte du nom de
Jésus , en permettant de nouveau aux Français l'observation
publique des abstinences prescrites par l'église,
et l'illustre M. Besse put rendre à sa maison le nom
de notre Divin Rédempteur , qu'il avait été forcé de
changer contre celui de l'unité. Les penseurs profonds
savent remonter aux causes les plus reculées , etpår
une suite non interrompue de conséquences , vous ame32
MERCURE DE FRANCE ,
-
ner aux effets qui semblent avoir le moins de rapport
avec ces causes. M. Grimod de la Regnière part des
massacres des 5 et 6 octobre pour expliquer l'usage ,
aujourd'hui généralement établi , de diner de quatre
heures à sept et bientôt à huit ; et ce qu'il ne pardonne
pas à la révolution , dit- il , c'est d'avoir changé nos
habitudes les plus sacrées ; on voit bien qu'il parle ici de
l'habitude de dîner entre deux et trois heures. Nous y
avons perdu le souper ! Quel français peut se consoler
d'uneperte aussi douloureuse ? Pour réparer autant qu'il
est enlui ce mal irréparable , M. Grimod de la Regnière
insiste sur la nécessité de faire un second déjeûner ,
un déjeûner à lafourchette, et il en donne , en quelque
sorte , le programme. Il y a peu de diners qui valussent
un pareil déjeûner ; l'inventeur seul pourrait en être
le héros ; la capacité de son estomac surpasse , dit-on ,
la fécondité de son imagination , et l'on pense généralement
que celle-ci serait épuisée , bien avant que
l'autre fût rempli. Quelque exemple fameux vient
toujours à l'appui de ses préceptes. En nous recommandant
à déjeûner la selle de mouton , il nous apprend
qu'un très-éminent personnage s'en fait servir
une tous les matins. Malheur à tout nom célèbre que
l'auteur peut amener dans ses pages moitié sérieuses ,
moitié bouffonnes ; il les fait figurer de force au milieu
des pièces de grand et petit four , des rôtis , des entrées
et des entre-mets. Il nous parle quelque part , et à
propos de je ne sais plus quoi , de M. de C ....... ;
il nous apprend que ce jeune poëte , trop tôt ravi à
la gloire et aux charmes de la carrière littéraire , a
tenu long-tems d'une main ferme le sceptre de la romance
, qu'aujourd'hui il porte avec succès une partie
du poids d'un ministère pénible et sévère , et que dans
ce haut poste d'honneur , il a toujours bien voulu voir
dans les gens de lettres des confrères et des amis. II
est beau de ne point s'oublier , et M. de C ....... mérite
sûrement cet éloge ; mais l'éloge et celui qui le
mérite , et le sceptre de la romance , et le ministère
des cultes , tout cela est singulièrement placé dans un
Almanach des Gourmands . C'est avec plus de convenance
qu'on y fait , à M. de C ....... , le reproche d'être
AVRIL 1808 .
d'être trop sobre : voilà qui tient au sujet , et je trouve
tout simple que M. de la Regnière dénonce un homme
sobre , à ses confrères les gourmands , comme un personnage
peu digne de leur estime , de même qu'il leur
signale sans cesse M. d'A...F...E. , comme un des plus
solides soutiens de l'empire de la gueule.
M. Grimod de la Regnière, en critique honnête
et judicieux , ne veut parler dans son livre que des
productions qu'il connaît bien , qu'il a soumises à
un examen réfléchi. En conséquence il a invité les
artistes pâtissiers , chaircuitiers , confiseurs , distillateurs
etc. , qui voudraient figurer avantageusement dans son
Almanach , à lui fournir des exemplaires de leurs
divers ouvrages. Cette sorte de tribut s'appelle légitimation.
Quelques auteurs paraissent l'avoir payé jusqu'ici
avec beaucoup de régularité; d'autres s'en sont
affranchis ; d'autres enfin ne s'y sont jamais soumis.
C'est d'après cette différence de conduite, que M. G.
de la R. règle ses éloges , ses encouragemens , ses menaces
, ses reproches et méme son silence. Trop heureux
encore les réfractaires qu'il ne punit qu'en n'en
parlant pas ! ils savent comment il faut s'y prendre
pour lui faire ouvrir la bouche ; s'il la tient fermée ,
c'est qu'ils le veulent bien , et ils n'ont pas lieu de se
plaindre. Mais tous n'en sont pas quittes à si bon
compte. Un fabricant de Chocolat a-t-il négligé de
lui envoyer sa légitimation annuelle, nous avons
dit-il , de très-fortes raisons de croire que cette maison
n'existe plus; et voilà que les pratiques de ce fabricant
le croyant mort ou en fallite , cessent tout à coup
de se fournir chez lui. Nous avons , nous , de trèsfortes
raisons de croire que ce procédé trop souvent
répété par M. G. de la R. est un procédé très peu
loyal; puisqu'il faut absolument qu'il se donne des
ridicules , il devrait choisir de préférence ceux qui
ne sont pas préjudiciables à la fortune et à l'honneur
des autres. Est- il permis de porter atteinte à la réputation
, au crédit , à l'existence d'un marchand , parce
qu'il s'est respecté en refusant à un homme qui ne
se respectait pas , l'humiliant salaire que celui-ci demandait
pour ses éloges ? A.
34 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre du Vaudeville.-Première représentation
de la Vallée de Barcelonnette .
Le duc de Savoie et M. de Catinat se sont donnés rendezvous
dans la vallée de Barcelonnette pour y traiter de la
paix : ils sont travestis en hermites. Un commandant allemand
, instruit que l'un des deux est M. de Catinat , les
arrête , les fait enfermer , et se retire sans doute pour leur
donuer le tems de préparer des moyens d'évasion. Charles ,
jeune ramoneur sauvé autrefois par M. de Catinat , pénètre
jusqu'à eux par une cheminée , emporte leurs écharpes pour
-les montrer aux commandans de leurs troupes , et revient
-à leur tête les délivrer au moment où le commandant allemand
allait les envoyer au quartier - général du prince
Eugène.
Cet ouvrage rappelle peut-être quelques situations connues
au théâtre , et n'a pas une vraisemblance très- rigoureuse
; mais il y a beaucoup d'esprit dans le dialogue et
des couplets très-fins et très-bien tournés : de plus le rôle
de Charles a été très bien rendu par Mme Harvey ; il était
difficile qu'avec tous ces moyens de plaire il ne réussit pas .
Les auteurs sont MM. Dieu-la-Foyet Gersaint , connus par
plusieurs succès , et qui récemment encore en ont obtenu
un très- mérité dans le vaudeville des Pages du duc de
Vendôme.
Concert de Mle Colbran . - Ce concert avait attiré une
société nombreuse et choisie : il a commencé par l'ouverture
de Faniska , de notre célèbre Chérubini , et l'orchestre ,
dirigé par M. Gresset , l'a exécuté avec une perfection que
l'on ne peut trouver qu'à Paris.
comparer
11
Dans la seconde partie du concert , Mlle Colbran a chanté
un air de Crescentini : c'est dans ce morceau , parfaitement
adapté à ses moyens , qu'elle a déployé le plus grand talent .
J'ai entendu Mlie Colbran avec Mme Catalani ,
et je ne trouve aucun rapport entre les talens de ces deux
célèbres cantatrices . Mthe Catalani a une voix beaucoup plus
étendue que Mlle Colbran ; mais cette dernière a plus d'expression
sur-tout dans les cordes moyennes de la voix : enfin
les amateurs des difficultés brillantes seront séduits par la
hardiesse de Mme Catalani , mais je n'hésite pas à dire que
les musiciens préféreront à ces tours de force l'exécution
AVRIL 1808. 35
pure et vraie de Mlle Colbran. On espère qu'elle ne quittera
pas Paris sans nous faire jouir encore une fois de son
beautalent: je lui transmets ici le voeu des amateurs que
son concert avait réunis .
Théâtre de l'Impératrice. - Ordre et Désordre , comédie
en trois actes et en vers de MM. Chazet . Sewrin , a obtenu
à ce théâtre le succès le plus flatteur. Un ouvrage de cette
importance mérite bien une analyse détaillée : nous la donnerons
dans le premier numéro.
Aux Rédacteurs du Mercure .
B.
MESSIEURS, ce n'est plus à mes anciens collaborateurs que je m'adresse
; aucund'eux , j'en suis bien assuré , n'eût accompagné ma courte
réclamation d'un si long commentaire. Je ne demanderai pas à qui je
le dois, mais je ne puis me dispenser de lui dire qu'il s'est bien trompé
sur le sentiment qui m'a dicté ma lettre : il suffisait de la lire pour
s'en convaincre.
J'estime la personne et le talent de M. de Millevoye peut-être autant
que lui : c'est moi qui ai appuyé sa présentation à la Société philotechnique
dont il adésiré d'être membre. Je n'ai jamais parlé de plagiat ;
je n'ai pas eu besoin d'être rassuré. Il n'y avait pas de procès , et par
conséquent M. doMillevoye n'avait pas besoin d'être absous etjustifié
si sérieusement d'un reproche qu'on ne lui faisait pas .
Quant au peu de ressemblance qu'il trouve entre les deux pièces de
vers,je laisse le public impartial juge du différent ; c'est encore à lui
plus qu'à mon bénévole commentateur qu'il appartient de décider si
mes vers disent plus ou moins que ceux de M. de Millevoye ; je me
borne à penser que le rédacteur de la note ne sera pas si facilement
absous à mes yeux de malveillance àmon égard que M. de Millevoye
deplagiat.
Agnosco et ignosco.
J'ai l'honneur d'être avec considération , Messieurs , votre dévoué
serviteur ,
DE LA CHABEASSIÈRE..
LAClasse de la langue et de la littérature françaises, avait
proposé deux sujets pour le concours de cette année. L'un
était le Tableau littéraire de la France au dix - huitième
siècle. Le prix n'a pas été donné , et le même sujet est remis
au concours pour l'année prochaine. Le second sujet était
l'Eloge de Pierre Corneille. Le prix a été adjugé , à l'unanimité
, à un discours dont M. Victorin Fabre s'est déclaré
C
36 MERCURE DE FRANCE ,
l'auteur. L'accessit a été donné à un discours que l'on attribue
à M. Auger. Deux autres discours , dont un des
anteurs est M. Chazet , ont obtenu des mentions honorabies.
Le prix sera décerné , dans la séance publique
que tiendra à l'Institut la Classe de la langue et de la litté-
Tature françaises , mercredi 6 avril .
-
Bulletin des Sciences et des Arts.
M. REGNTER , conservateur du Muséum d'artillerie a
présenté à la Société d'encouragement une serrure égyptienne
qu'il a perfectionnée en y appliquant un cache-entrée
de son invention. Cette serrure d'une simplicité extrême ést
à l'abri des rossignols et des fausses clefs . On peut l'adapter
également aux portes , aux armoires , aux coffres ; elle les
rend incrochetables .
M. de Bétancourt a soumis au jugement de la première
classe de l'Institut une écluse de son invention. Le mérite
de cette éclusé consiste à employer le moins d'eau possible
pour faire descendre ou monter un bateau dans un canal
divisé en biefs , et de proportionner cette quantité d'eau au
volume du bateau. La classe a arrêté que le Mémoire de
M. de Bétancourt serait imprimé dans le volume où elle
publie les meilleurs ouvrages qui lui sont présentés par des
savans étrangers .
---L'ouvrage périodique étranger qui apour litre : Magazin
der neuen erfindungen , n°. 8 , annonce qu'un chimiste écossais
, nommé Crooks , a trouvé le moyen de faire de très-bon
savon avec du poisson pourri et de l'urine fermentée. Il
prend une partie de potasse et huit partics de poissons , et il
yajoute huit parties d'urine rendue caustique par la chaux
vive. Il fait bouillir le tout avec quatre livres par quintal de
menthe sèche pour atténuer l'odeur insupportable du poisson
pourri. Quelquefois il se sert de suie au lieu d'urine , et
rend sa lessive caustique par le moyen de la chaux vive.
Avant de connaître le savon, les Romains ne blanchissaient
leurs vétemens qu'avec l'urine corrompue , mais ils
les lavaient ensuite , et les parfumaient de manière qu'ils ne
conservaient aucune odeur d'urine. Nous doutons que nos
petites maîtresses consentissent à laisser blanchir leur linge
avec le savon écossais .
-M. Isengard étant chargé , en sa qualité de sous-provéditeur
, de procurer au pays qui avoisine les montagnes
AVRIL 1808. 57-
di-Parmesan , les objets de première nécessité qui y manquaient
par la difficulté des arrivages , cut recours à la
mousse (hypuum cryspum ) très -abondante sur les hêtres ,
qui couvrent ces montagnes , pour en faire des matelas et
des fauteuils . Ces matelas , plus élastiques que ceux de laine ,
sent moins susceptibles d'être attaqués par les vers et de
retenir les miasmes putrides .
Il y a plusieurs espèces de mousses qui peuvent être employées
de la même manière , et cet usage serait fort utile
dans les campagnes .
M. Argand , auquel on doit les lampes à double courant
, improprement appelées quinquets , vient de construireun
fanal télégraphique très-ingénieux. Ce fanal essayé
àGenève et au Havre a présenté des avantages réels. La
lumière est plus belle que celle des fanaux ordinaires , et,
Péconomie du combustible est comme 2 : 9.
Dans un Mémoire qu'il a publié à ce sujet , M. Argand
fait connaître la quantité d'huile importée annuellement en
Angleterre par les navires faisant la pèche de la baleine dans
lamer du Sud. On trouve pour 1792 ce résultat, 2096 tonneaux
ou 41,920 quintaux d'huile à 4 schellings le gallon,
on 1 livre 4 sous la pinte , prix qui depuis a doublé , fait la
somme importante de 109,690 liv. sterling ou 2,622,560 fr.
pour l'importation d'une seule année .
MM. Thenardet Gay-Lussac, dans une notice lue à
l'Institut , viennent de lui annoncer qu'ils sont parvenus à,
décomposer la potasse et la soude, et à en retirer les métaux
qu'elles contiennent , par des moyens chimiques , sans
le secours de la pile de volta. C'est en traitant ces alcalis.
avec du charbon et du fer à une haute température dans le
laboratoire de l'Ecole polytechnique , qu'ils en ont opéré
ladécomposition. On n'obtient dans un vase de fer , avec le
charbon et la potasse ou la soude, qu'une masse noire qui ,
prend feu comme le pyrophore aussitôt qu'elle a le contact
de l'air, et qui s'enflamme tout à coup lorsqu'on la projette
dans l'eau: mais on obtient le métal parfaitement pur , lorsqu'au
lieu de charbon , on se sert de fer seulement. MM. Gay-
Lussac et Thenard en ont présenté à l'Institut plusieurs
grammes provenant d'une seule opération faite avec trente
grammes d'alcali . Déjà ils ont soumis ces métaux à quelques
épreuves très -intéressantes, qu'ils feront connaitre
hientôt. Aujourd'hui ils se contentent de dire qu'ils peuvent
préparer ces métaux en très -grande quantité , et qu'il leur
sera par conséquent facile d'étudier tous leurs rapports avec
58. MERCURE DE FRANCE ,
les autres corps. Ce fait paraîtra d'autant plus intéressant
que, par le moyen du galvanisme , on n'aurait jamais pu se
procurer assez de ces métaux pour les étudier , et que , de
plus , il fait reconnaître dans les agens chimiques , une
énergie au moins aussi puissante que celle du fluide électrique.
SOCIÉTÉS SAVANTES . - La Société libre des arts du Mans
(Sarthe) propose pour sujet d'un prix qu'elle doit décerner ,
le 22 novembre prochain , l'éloge de Pierre Belon , médecin
et naturaliste , né à la Soultière , commune de Cérans , près
Foulletourte , et qui vivait dans le seizième siècle .
Le prix sera une médaille de 200 fr.
Les Mémoires seront adressés , francs de port , avant le 20
octobre à M. Detournay , secrétaire-général de la Société ,
rue des Petits -Fossés , aú Mans .
Un autre prix relatifà l'agriculture , et qui pourra être
divisé en deux médailles de 150fr. chacune , a été proposé
par la méme Société , en faveur des deux agriculteurs
qui auraient cultivé avec le plus de succès deux champs ,
chacun d'un arpent ou 66 ares au moins , l'un en disette
ou bette-rave champêtre ; l'autre en gros pavot blanc , connu
sous le nom d'opium , de la graine duquel on extrait l'huile
d'oeillette .
Les concurrens préviendront quelque tems avant la récolte
le secrétaire qui convoquera la Société pour qu'elle
nomme des commissaires chargés de se transporter dans
les champs , d'en faire l'examen , et ensuite leur rapport.
-La Société de médecine de Marseille , dans sa séance
du 29 novembre 1807 , a proposé deux prix ; le premier sur
la question suivante : Déterminer le caractère de l'apoplexie ,
décrire ses espèces , faire connaître les maladies qui la stimulent
, établir le traitement qui convient à chaque espèce ,
et indiquer les moyens prophylactiques qui en affaiblissent
les dispositions .
Le prix consistera en une médaille d'or de la valeur de
300 francs .
Les Mémoires écrits lisiblement en latin ou en francais
devront être adressés , francs de port , avant le 15 septembre
1808 , à M. Sens , secrétaire-perpétuel.
Le second prix est dû à la générosité d'un membre de la
Société , et doit donner la solution des questions suivantes :
1º. Les maladies dartreuses sont-elles plus communes dans
les départemens méridionaux de la France , baignés par la
Méditerranée , que dans les autres lieux de cet Empire ?
AVRIL 1808. 39
2. Quelles sont les espèces de dartres que l'on y observe ?
3º. Quelles classes d'individus en sont le plus communément
affligées . 4° . Quelles en sont les causes ? 5° . En est- il qui se
communiquent par contagion ? 6° . Quel est le meilleur traitement
curatif?
Le prix sera de 200 francs.
Les Mémoires écrits lisiblement en lati,n ou en francais
devront être adressés , francs de port , avant le 1º juillet
1809 , à M. Sens , secrétaire perpétuel.
- Société d'amateurs des sciences et arts de la ville de
Lille.- Le sujet du prix proposé par cette Société en 1806
pour 1807 , et dont nous avons parlé dans la Revue ( troisième
trimestre de 1807 , p. 126 ) a été remis au concours
pour 1808.
Dans la même séance , il sera décerné une médaille d'or
de la valeur de 150 fr. à l'auteur d'une notice historique sur
les personnages célèbres ou d'un mérite distingué que Lille
a produits , avec indication de leurs principaux ouvrages en
tout genre
Les concurrens pourront , à leur choix , donner à leur
travail la forme d'éloges historiques ou celle d'une série de
notices biographiques.
Le délai pour l'envoi des Mémoires pour l'un et l'autre
prix expirera le 1er juillet.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. ) .
RUSSIE. - Pétersbourg , le 27 Février. - S. M. l'Empereur
de Russie a fait publier une déclaration de guerre contre
la Suède. En voici l'extrait :
« L'Empereur justement indigné , lorsqu'il apprit la violence
que l'Angleterre venait d'exercer contre le roi de
Danemarck , prévint le roi de la Grande-Bretagne qu'il ne
resterait pas insensible à cet outrage , à cette spoliation sans
exemple que l'Angleterre venait de se permettre contre un
roi son parent , son ami et l'antique allié de la Russie .
>>S. M. I. fit part de cette détermination au roi de Suède ,
qui se refusa à toute coopération , tant que les armées françaises
ne seraient pas éloignées des cotes de la Baltique ,
et que les ports allemands ne seraient pas ouverts au commerce
anglais.
40 MERCURE DE FRANCE ,
>> S. M. fit remettre le 16 novembre une seconde note,
par laquelle , rappelant au roi de Suède qu'elle venait de
rompre avec l'Angleterre , elle réclama de nouveau sa
coopération.
>> Cette note est restée près de deux mois sans réponse ,
et celle qui a été faite et qui a été remise au ministre de
S. M. Impériale , le 9 de janvier , porte le cachèt de la précédente.
>> L'Empereur étant informé que le cabinet de Saint-
James , cherchant à rattacher par la crainte le Danemarck
à son systême , l'avait menacé de faire entrer des troupes
suédoises en Séelande , et en outre de conquérir la Norwège
au profit de la Suède ; S. M. I. sachant d'ailleurs que
le roi de Suède formait secrétement une alliance à Londres ,
en même tems qu'il différait de répondre aux justes demandes
du cabinet russe , ne peut laisser dans le vague la
position de la Suède à l'égard de la Russie ; elle ne doit par
conséquent pas admettre sa neutralité .
)) Les dispositions du roi étant constatées , il ne reste
donc plus à S. M. I. que de récourir sans délai à tous les
moyens que la Providence lui a confiés pour garantir la sécurité
de son Empire , et elle en prévient ici le roi et
l'Europe entière. »
Depuis cette déclaration , l'armée russe est entrée en
Finlande le 22 février. Elle a culbuté tous les postes suédois.
Le 5 mars, la nouvelle est arrivée à Stockholm que
les Russes marchaient sur Abo , et qu'ils n'en étaient plus
qu'à huit jours de marche. A cette nouvelle , le roi de
Suède s'est oublié au point de faire arrêter M. d'Alopeus ,
ministre de Russie, et de faire mettre les scellés sur tous les`
papiers de la légation russe.
D'un autre côté , un corps d'armée française entre en '
Séelande .
- DANEMARCK. - Copenhague , le 16 Mars . - Le roi de
Danemarck , Christian VII , est mort à Rendsbourg , le 13
mars , d'une fièvre nerveuse ; il était âgé de soixante ans. Il
succéda à son père en 1766. Sa mort a été annoncée publiquement
par le ministre d'Etat comte de Schimelmann ,
et son fils proclamé roi sous le nom de Frédéric VI . La
garnison de Rendsbourg lui a prêté aussitôt serment de
fidélité , et le baron de Stermann a été expédié , comme
courier , pour porter à Copenhague la nouvelle du décès.
de Sa Majesté au nouveau roi. Ce prince est âgé de quarante
ans.
:
AVRIL 1808 . 411
-On vient de publier au son du tambour , à Elseneur ,
que toute communication avec la Suède était défendue .
Celui qui enverra dans ce royaume des lettres ou des paquets
, qui s'y rendra ou qui y entretiendra des liaisons ,
sera puni de mort. Les navires qui en arriveront seront
forcés de rebrousser chemin , et s'ils ont à bord des voyageurs
, il leur sera notifié qu'ils peuvent débarquer , mais
qu'ils n'auront plus la permission de retourner en Suède .
- Le prince de Ponte- Corvo est arrivé à Copenhague , et
a' reçu les honneurs dus à son rang. Tout est en activité
pour préparer l'embarquement et le passage de l'armée
française destinée pour la Scanie. On espère profiter du
premier moment d'un dégel parfait ; lenombre de bâtimens
armés que nous avons ici , est déja suffisant pour protéger
cette opération contre la flottille suédoise , qui d'ailleurs ne
pourra être réunie avant six semaines.
L'armée danoise vient de recevoir une organisation tout--
à-fait conforme à celle de l'armée française . Elle est distribuée
en cinq divisions , savoir : trois pour le Danemarck , et
deux pour la Norwège ; chaque division est composée d'un
certain nombre de brigades ; il y aura des généraux de division
et de brigade , des inspecteurs aux revues , etc. II
sera formé un seul état-major-général pour toute l'armée ;
les officiers de l'état-major seront choisis , sans distinction
de corps ni de grade , d'après la seule considération du mérite
et des talens. En tems de guerre , le généralissime pourra
composer et recomposer les divisions et les brigades , selon
l'urgence des circonstances .
- PRUSSE.- Koenigsberg , le 6 Mars . S. M. le roi de
Prusse , déterminée par l'exemple des deux cours impériales
de Paris et de Pétersbourg , d'après la déclaration de S. M.
l'empereur de Russie, du 10 février de cette année , interrompt
toute relation avec la Suède , et elle ordonne
à tous ses officiers , serviteurs et sujets , sous les peines les
plus sévères , de s'abstenir de toute communication et de
tout commerce avec ce royaume. En conséquence , et à
dater d'aujourd'hui , les ports prussiens seront, jusqu'à nouvel
ordre , entiérement fermés aux vaisseaux et aux marchandises
de Suède; les vaisseaux ou marchandises prussiennes
ne seront plus expédiées des ports de Prusse pour
la Suède, et les vaisseaux ou marchandises suédoises ou
neutres qui viennent de la Suède , ne pourront plus entrer
dans les ports prussiens.
ESPAGNE.- Madrid, le 19 Mars.- Il se passe depuis
42 MERCURE DE FRANCE ,
:
quatre jours , en Espagne , des événemens qui attirent l'attention
de l'Europe entière . Depuis six mois les esprits étaient
vivement agités : les uns accusaient le prince de la Paix
d'etre de concert avec la reine pour faire périr le prince
des Astruries ; d'autres , que leprince des Astruries était
à la tête d'un parti pour détróner son père . On disait qu'il
avait reçu ce projet de sa femme . Des conseils solennels ,
de longues procédures , suivis d'exils et d'actes publics , loin
de calmer l'opinion , l'agitèrent davantage. Les troupes françaises
, quoique sur les bords de l'Ebre et éloignées de plus
de quarante lieues de notre capitale , étaient dans une situation
de statu quo , que le grand nombre de couriers qui
se succédaient à chaque instant , et les grandes négociations
qui paraissaient exister , n'éclaircissaient pas. Nos troupes
avaient été rappelées du Portugal , et s'avançaient à marches
forcées sur la capitale. La cour paraissait divisée et sans
plan. Ce que l'on ordonnait un jour , était contremandé le
lendemain. Il n'y avait ni ordre ni unité de pouvoir,
Dans cet état de choses , le 15 mars , le bruit se répandit
que le roi , qui était à Aranjuez , devait se retirer à Séville ;
qu'un grand conseil, qui avait été tenu au palais , l'avait
ainsi décidé ; mais que les opinions étaient opposées , que
la reine et le prince de la Paix voulaient partir , et que
le prince des Asturies et son frère voulaient rester .
Après deux jours d'inquiétude et d'agitation, le 18 àquatre
heures du matin , le peuple se porta en foule au palais
du prince de la Paix , et est repoussé par ses gardes. Les
gardes-du-corps prennent fait et cause pour le peuple , et
fondent sur les gardes du prince . Les portes sont enfoncées ,
les meubles brisés , les appartemens dévastés. La princesse
de la Paix accourt sur l'escalier ; elle est conduite au palais
du roi avec tous les égards dus à sa naissance et à son rang.
Le prince de la Paix disparaît. Don Diego Godoy, son frère,
commandant des gardes-du-corps , est arrêté par ses propres
gardes.
Le roi et la reine restèrent debout toute la nuit du 17
au 18.
L'ambassadeur de France arriva de Madrid à 5 heures
du matin , et se rendit aussitôt auprès de LL. MM.
Le 18 , une proclamation du roi accordant au prince de
la Paix la démission de ses charges , et déclarant qu'il se
charge lui-mème du commandement de ses armées , est
publice à Aranjuez et à Madrid.
A la réception de ces nouvelles , le peuple de Madrid
se porte en foule à la maison du prince de la Paix et à
AVRIL 1808. 45
celles de plusieurs ministres. Dans toutes , les meubles sont
brisés, les vitres cassées. Personne ne s'oppose au désordre ;
le capitaine-général avait perdu la tète. Les régimens suisses
restèrent cantonnés dans leurs casernes .
Depuis le 16 jusqu'au 22 , Madrid et Aranjuez ont été
le theatre de différentes émeutes dans lesquelles les maisons
du prince de la Paix , du ministre des finances Soler ,
du directeur de la consolidation Espuiscosa , d'autres ministres
, et de plusieurs parens du prince de la Paix, ont
été pillées et les meubles brûlés sur les places publiques.
Le prince de la Paix a été arrêté dans un grenier de sa
maison, où il se tenait caché.
Le 16 , le roi fit paraître une proclamation pour calmer
les émeutes.
Le 17 , S. M. fit connaître , par une proclamation , qu'il
donnait au prince de la Paix la démission de ses places ,
et qu'il se chargeait lui-même du commandement de son
armée. Le tumulte allant toujours croissant , le roi crut
devoir, le 19 au soir , faire publier le décret ci-après .
.. Comme mes infirmités habituelles ne me permettent
pas de supporter plus long-tems le poids important du gouvernementdemon
royaume , et ayant besoin , pour retablir
ma santé, de jouir dans un climat plus tempéré de la vie
privée , j'ai décidé , après la plus mûre délibération , d'abdiquer
ma couronne en faveur de mon héritier , mon trèsaimé
fils le prince des Asturies.
>>En conséquence , ma volonté royale est qu'il soit reconnu
et obéi comme roi et seigneur naturel de tous mes
royanmes et souverainetés ; et pour que ce décret royal
dema libre et spontanée abdication soit exactement et duement
accompli , vous le communiquerez au conseil et à tous
ceux à qui il appartiendra. >>>
Donné à Aranjuez , le 19 mars 1808.
-
Adon Pedro Cevallos .
JO EL REY.
Le quartier - général du grand - duc de Berg était à
Aranda; le 19 , à Somosierra ; le 20 , à Brûtrago ; le 21 ,
àAlkevanda. Il avait avec lui les corrppss du maréchal Moncey
et du général Dupont. Son arrivée paraissait généralement
désirée. La masse du peuple de Madrid a été calme et tranquille
; et , comme il arrive dans des cas pareils , les désordres
n'ont été commis que par un petit nombre d'individus.
ITALIE.- Naples , le 23 Février.- S. M. a rendu , le
16 du courant, un décret dont voici les principalcs dispositions
:
垒。MERCURE DE FRANCE,
« Il est permis à chacun de faire des recherchés dans
sa propriété , des monumens antiques qui pourraient s'y
trouver ; mais en se conformant aux.dispositions suivantes :
« Il sera préalablement adressé au ministre de l'intérieur,
par le propriétaire , une pétition , en y joignant le plan :
des terres où l'on voudra creuser, et l'autorisation ne sera
accordée que lorsqu'il sera bien constaté que les fouilles
ne porteront aucune espèce de dommage aux monumens
existans., comme temples , basiliques , amphithéâtre , gymnases
, murs de cité détruite , aqueduçs , mausolées , etc.
« Des. commissaires seront nommés par les intendans
des provinces qui veilleront aux fouilles , et donneront au =
gouvernement connaissance du résultat des recherches.
Ce résultat sera soumis à l'Académie d'histoire et antiquités
, qui déterminera quels sont , parmi les objets dé- -
couverts , ceux qui seront à la disposition des entrepreneurs -
des fouilles , et ceux qui , pouvant servir ou à l'instruction
publique , ou à l'ornement des monumens nationaux ,
seront acquis par le trésor public , pour être placés dans =
les Musées , ou rosteront entre les mains du propriétaire ;
mais à condition qu'il ne pourra les mutiler , ni les faire :
passer dans les pays étrangers .
Du 11 Mars . - S. M. a rendu , le 8de ce mois , un décret :
dont voici les dispositions principales :
Voulant récompenser les services rendus à l'Etat , S. M..
a résolu d'instituer un ordre où seront admis tous ceux qui
auront coopéré avec nous à la régénération de la patrie ;
Acette fin , elle a créé l'ordre royal des Deux- Siciles .
L'ordre sera composé de 650 chevaliers , dont 100 seront
commandeurs et 50 dignitaires .
La décoration de l'ordre consistera dans une étoile d'or.
àcing branches , émaillée en rouge , surmontée d'un aigle
d'or , et suspendue à un ruban de couleur azur clair. Sur
une des faces seront les armes de Naples avec cette ins--
cription : Renovata patria ; et sur l'autre face , les armes .
de Sicile , avec cette inscription : Joseph Napoleo Sicilia--
rumrex , instituit.
La dignité de grand-maître de l'ordre sera inhérente à .
notre couronne..
(INTÉRIEUR ) .
Paris , le 21 Mars .-Voici l'extrait du texte du décret
sur les créances des juifs , rendu le 17 par S. М.
A compter de la publication du présent decret, le sursis
prononcé par notre décret du 30.mai 1805, pour le paieAVRIL
1808. 45
"ment des créances des juifs, est levé.- Lesdites créances
seront néanmoins soumises à différentes dispositions . Par
exemple , tout engagement pour prét fait par des juifs à des
mineurs, à des femines , à des mititaires , sans l'autorisation
nécessaire , sera nul de plein droit. Aucune lettre de change ,
aucun billet à ordre souscrit par un français non commerçant
au profit d'un.juif, ne pourra etre exigé sans que le
:porteur prouve que la valeur en a été fournie entière et
sans fraude. Si l'intérêt réuni au capital excède dix pour
cent , la créance sera déclaree usuraire , et comme telle, annullée.
Désormais , et à dater du 1 juillet prochain , nuljuif
ne pourra se livrer à un commerce , négoce ou trafic quelconque
, sans avoir reçu , à cet effet , une patente du préfet du
département. Cette patente sera renouvelée tous les ans.
- Tout acte de commerce fait par un juif non patenté ,
sera nul et de nulle valeur. Aucun juif non actuellement
domicilié dans nos départemens du Haut et du Bas-Rhin ,
ne sera désormais admis à y prendre domicile. Aucun juif
non actuellement domicilié ne sera admis à prendre domicile
dans les autres départemens de l'Empire , que dans
le cas où il y'aura fait l'acquisition d'une propriété rurale,
et se livrera à l'agriculture , sans se mêler d'aucun
commerce , négoce ou trafic . La population juive dans nos
départemens ne sera point admise à fournir de remplaçans
pour la conscription ; en conséquence , tout juif conscrit
sera assujetti au service personnel. Les dispositions contenues
au présent décret auront leur exécution pendant
dix ans ; espérant qu'à l'expiration de ce délai et par l'effet
des diverses mesures prises à l'égard des juifs , il n'y aura
plus alors aucune difference entr'eux et les autres citoyens
de notre Empire ; sauf néanmoins , si cette esperance ctait
trompée, à en proroger l'exécution pour tel tems qu'il
sera jugé convenable. Les juifs établis à Bordeaux et dans
les departemens de la Gironde et des Landes , n'ayant
donné lieu à aucunes plaintes , et ne se livrant pas à un
trafic illicite, ne sont pas compris dans les dispositions.du
présent décret . 1
-Un décret a été rendu par S. M. , le 16 mars , dont
les dispositions suivantes sont extraites .
Il y aura auprès de chaque Cour d'appel un corps de jugesauditeurs.
Lenombre de ses juges sera de quatre au moins , et
de six au plus. La nomination des juges-auditeurs sera faite
par nous. Ils devront avoir en propre ou en pension assurée
par leurs pa rens , un revenu annuel de 3000 fr. au moins.
Dansles Coursd'appel, les juges-auditeurs auront séance avec
46 MERCURE DE FRANCE ,
les autres juges, immédiatement après eux , et porteront le
costume de juges , à l'exception de la ceinture. Ils pourront
suppléer les juges , s'ils ont atteint l'âge de 30 ans. Dans
les Cours de justice criminelle et dans les tribunaux de
première instance , les juges auditeurs pourront être envoyés,
pour y faire le service , d'après nos ordres , par notre grandjuge
ministre de la justice ; alors ils prendront séance avec
les juges. L'article Ier du Sénatus-consulte du 18 octobre
1807 , sera applicable aux auditeurs auprès de nos Cours
d'appel ; en conséquence , après cinq années d'exercice , ils
recevront des provisions à vie , si à l'expiration de ce délai ,
nous reconnaissons qu'ils méritent d'etre maintenus dans
leurs fonctions. Les juges - auditeurs auront un traitement
qui demeure fixé au quart de celui des juges de la Cour
d'appel à laquelle ils sont attachés .
- Un autre décret du 29 mars contient les dispositions
suivantes :
« Vu les arrêtés consulaires des 9 prairial et 3. messidor
an VIII , portant fixation du nombre des avoués près la
cour de justice criminelle et le tribunal de première instance
du département de la Seine , et la loi du 29 pluviose
an IX , qui autorise les avoués près les tribunaux civils , à
exercer leurs fonctions près les tribunaux criminels ;
Considérant que le nombre des avoués au tribunal de
première instance du département de la Seine , est hors
de toute proportion avec les affaires instantes , et qu'il en
résulte des abus et des désordrespréjudiciables également au
public et à ceux des avoués qui exercent leur profession avec
honneur;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1º . Le nombre des avoués près le tribunal de première
instance du département de la Seine , demeure réduit
et fixé à cent cinquante. Dans ce nombre sont compris les
avoués exerçant près la cour de justice criminelle.
2. Les cent cinquante avoués compris dans l'état que nous
aurons approuvé de ceux qui seront conservés , déposeront ,
dans le délai de trois mois , au plus tard , à la caisse d'amortissement,
le montant des cautionnemens fournis par les
avoués supprimés. Ceux-ci seront remboursés en remplissant
les formalités prescrites par les réglemens .
Les avoués supprimés par notre présent décret , seront
indemnisés de la perte de leur pratique par ceux qui sont
maintenus , sans préjudice des recouvremens qu'ils pourront
avoir à exercer à l'époque où ils cesseront leurs fonctions ,
lesquels leur sont réservés .
AVRIL 1808. 47
Cette indemnité sera fixée en masse et supportée , à
portions égales , par les cent cinquante avoués maintenus ;
ellesera pareillement répartie à portions égales entre tous
les avoués supprimés. »
- S. M. I. et R. ayant ordonné qu'un édifice pour la
Bourse de Paris et pour le Tribunal de commerce serait
exécuté sur l'emplacement de l'ancien couvent des Filles-
Saint-Thomas , il a été arreté que la première pierre en
serait posée le 24 mars 1808 , par le ministre de l'intérieur .
Cette cérémonie a eu lieu en présence des principales autorités
civiles de Paris. Plusieurs pièces de monnaie sur
le millésime actuel ont été mises sous cette pierre , ainsi que
l'inscription suivante , gravée sur une table de métal :
Le 24 Mars 1808 ,
4º année du règne de NAPOLÉON-LE- GRAND ,
EMPEREUR DES FRANÇAIS ,
ROI D'ITALIE ,
PROTECTEUR DE LA CONFÉDÉRATION DU RHIN ,
fut fondé
le Palais de la Bourse et du Tribunal de Commerce ,
Monument
de la munificence de S. M. Impériale et Royale.
La première pierre a été posée
par S. Exc. Emmanuel Crétet ,
commandant de la Légion-d'honneur ,
Ministre de l'intérieur.
En présence
de M. Frochot , Conseiller-d'Etat , préfet du
département de la Seine ,
président perpétuel de la Chambre de Commerce ;
et de M. Dubois , Conseiller-d'Etat à vie ,
Préfet de police , chargé du 3º arrondissement
de la police générale de l'Empire , etc.
A exandre- Théodore Brongniart , architecte .
-S. M. I. a nommé, le 19 de ce mois , Mme de Bressieux
, dame d'honneur pour accompagner Madame mère .
48 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808 .
ANNONCES .
Du Cotonnier et de sa culture , ou Traité sur les diverses espèces
de Cotonniers ; sur la possibilité et les moyens d'acclimater cet arbuste
en France ; sur sa culture dans différens pays , principalement dans le
midi de l'Europe ; et sur les propriétés et les avantages économiques ,
industriels et commerciaux du coton, avec cette épigraphe :
Créant à l'art des champs de nouvelles ressources ,
Tentez d'autres chemins , ouvrez- vous d'autres sources .
Etqui sait quels succès attendent vos travaux ,
Combien l'art parmi nous conquit de fruits nouveaux !
DELILLE.
Par Charles-Rhilibert de Lasteyrie , membre des Sociétés philomatique ,
d'agriculture du département de la Seine , royale de Stockholm , royale
des sciences de Gættingen , économique de Leipsick , d'agriculture du
Mecklenbourg , philosophique d'Amérique , etc. , etc. Un vol. in - 8º , avec
trois figures et un tableau . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. franc de port.
Paris , 1808. Chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
On trouve à la même adresse et du même auteur : Traité des constructions
rurales , etc. Un vol. in-8º, avec un vol . grand in-4° , contenant
33planches . Prix , 12 fr . , et 15 fr. franc de port.
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange. Nouvelle édition , revue , conigée ,
le texte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de eent
quarante estampes , gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres
de l'Ecole française , Moreau le jeune , et autres ; de l'imprimerie
de Crapelet , sur ses nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin,
dit Nom de Jésus , 4 gros volumes in-8° , hauteur du format
in-4º , édition tirée à cent exemplaires , brochée avec soin , 150 fr.
Les mêmes , même édition , sur papier dit Grand- Raisin fin d'Auvergne ,
4gros volumes grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de cent
quarante estampes , brochée , 84fr. A Paris , chez Desray , libraire , rue
Hautefeuille , nº 4 , près celle Saint-André-des -Arcs .
La réputation de cette traduction d'Ovide , considérée aujourd'hui
comme la seule qui soit en même tems fidèle , originale et élégante ,
est établie ; elle était digne de tous les honneurs typographiques . L'auteur
qui a revu avec soin le poëme , la préface et les remarques , y a
mis la dernière main. Rien n'a été négligé pour que cette édition , enrichiede
son portrait et ornée de cent quarante estampes , gravées sur les
dessins des premiers peintres de l'Ecole française , Moreau le jeune et
autres , répondit , par la beauté des papiers et des caractères , au mérite
d'un ouvrage conquis pour notre langue sur la langue latine ; les soins
qui ont été apportés à la correction du texte latin , font espérer que les
lecteurs , en comparant le poëte français au poëte latin , s'apercevront
facilement qu'ils n'ont jamais possédé d'édition de ce dernier plus pure
etplus corrects .
(N° CCCLI. )
( SAMEDI 9 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
EPT
DE LA
!
EPITRE SUR LA PUDEUR.
ARISTE , la Pudeur , qui rehausse les ames ,
Je ne la borne pas à Briller dans les femmes :
Ce respect de soi-même et ce pur sentiment
Du beau sexe et du nôtre est l'égal ornement ,
Et les hommes enclins aux vertus naturelles
Ont aussi leur pudeur qui leur sied comme aux belles:
Je comprends en ce mot ce délicat honneur
Fier dans l'adversité , juste dans le bonheur ,
Charme de l'amitié , lustre de l'héroïsme ,
Dont même en nos talens reluit le noble prisme ,
Et dont l'amour sur-tout reçoit cet ascendant
Propre à dompter le coeur le plus indépendant.
Cette grâce en chaque âge a sa noble décence ,
Dans l'épouse qu'on prend survit à l'innocence ,
Eclate dans son port , anime sa candeur ,
Oppose aux voeux galans une honnête froideur ;
De moeurs et de vertus elle dote une fille :
La femme sage enfin , surveillant sa famille ,
Comme a dit Salomon , qui la nomme un trésor ,
D'une maison solide est la colonne d'or .
Sa sensibilité polie et délicate ,
Hait le méchant qui raille , et le menteur qui flatte :
Tout a son juste point ; un discours louangeur
Non moins que le cinisme excite la rougeur.
SEINE
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
En outrant votre éloge en face on vous affronte :
Il faut être impudent pour l'écouter sans honte ;
Et , pour le soutenir , les grands n'ont d'autre appui
Que leur maintien distrait , ou leur auguste ennui :
C'est en les regardant que la Pudeur inspire
De ne vendre en leur cour ni son coeur , ni sa lyre .
Mais , de peur de louer , tel à blâmer enclin
Du sel des mots piquans fait un abus malin :
Le railleur délicat en craint l'effet extrême ;
S'il a pu yous blesser il se trouble lui-même ;
Honteux de votre honte , il renferme ses traits .
Un Grec avait ouï des plaisans indiscrets
D'un jeune homme raillant l'innocence attaquée ;
Et, protégeant soudain sa faiblesse moquée ,
« Courage ! de rougir pourquoi te défends- tu ?
>> Ta couleur est , dit-il , celle de la vertu. >>>
Souvent tu demandas pourquoi mon coeur fidèle
Semble au joug de l'hymen demeurer si rebelle ,
Et pourquoi la beauté , pouvant trop sur mes sens ,
N'obtint que les tributs de mon yolage encens ?
Tu me connais ; tu sais que , guéri des caprices ,
Je hais des séducteurs les communs artifices ,
Et l'éclat ridicule et l'art efféminé
Du fat novice encor , et du fat suranné.
Des coquettes du tems se grossir une liste ,
N'est qu'un bien sot triomphe et qu'un plaisir bien triste :
Mais , en ses goût légers , mieux vaut changer cent fois
Que d'attacher son ame à quelque indigne choix.
La Pudeur en Vénus est la première grâce !
La Pudeur m'aurait seule enchaîné sur sa trace .
On a pu me séduire , et non me captiver ;
Pourquoi ? C'est qu'un tel charme est bien rare à trouver !
Que Clarisse en effet m'accepte pour esclave ,
Je m'y voue , et l'amour n'a plus rien que je brave.
a Bon ! me vas-tu répondre , en te riant de moi ,
>> Voudrais- tu donc payer d'une éternelle foi
>Le penchant scrupuleux d'une vaine Lucrèce
> Qui , pensant que t'aimer est manquer de sagesse ,
>> D'un oeil froid te verra brûlant à ses genoux ,
> N'obtenir qu'un refus de tes soins les plus doux ?
>> Et qui , de son orgueil prisant la seule gloire ,
>>Epuisera tes feux même avant ta victoire ,
>> Et de sa résistance ayant compté les mois ,
> Cherche un terme décent pour se rendre à tes lois ?
AVRIL 1808. 51
>On préférerais-tu , dans ton idolâtrie ,
► Quelque innocente encor , loin du monde nourrie ,
» Qui , ne sachant que fuir notre témérité ,
>Voit en monstre l'amour par ses crimes cité ,
➤Et , malgré sa frayeur , plus tard apprivoisée ,
»En ses bras qu'elle a craints passe en fille avisée . »
-Tais-toi ! c'est te jouer que , peindre sous ces traits ,
De l'aimable Pudeur les appas doux et vrais.
Non, la peur d'une sotte , et le ton d'une prude ,
N'ont rien d'une vertu si simple , et sans étude.
D'une bégueule en vain l'opiniâtre orgueil
M'oppose sa grimace en mesurant l'écueil ,
Et, fière des hasards qui reculent sa chûte ,
Change un tendre combat en une altière lutte ;
Je lajuge, et mon art , s'il peut l'envelopper ,
Ne tend qu'à la punir d'avoir cru nous tromper.
Ma leçon est plus douce envers une ingénue
Qui s'ignore , et me fuit , par l'âge retenue ,
Content si lepremier je peux guérir un jour
Son effroi puéril du formidable amour.
Ce n'est point la Pudeur qui la rendit farouche :
Un baiser est l'aveu que t'en fera sa bouche ,
Si tu sais la convaincre , ardent à l'engager ,
Que par fois le plaisir s'aborde sans danger.
Telle ne doit l'honneur de sa réserve anstère
Qu'aux rigueurs des verroux , qu'à l'oeil prompt d'une mère :
Telle , en un sang glacé qu'arrête un phlegme lent ,
Sent languir de son coeur le désir indolent ;
1
1 .
Påle fleur , que l'amour ni le printems n'enflamme ,
Ses sens ont la froideur dont se vante son ame .
L'une , tiède pour nous , s'acquiert notre respect ,
Etprend notre rival dont l'embrase l'aspect :
L'autre , à son morne époux épargnant tout ombrage ,
Dément ses feux couverts d'un maintien grave et sage ,
Et trahit par son rire , ou P'éclair de ses yeux ,
Pour les mots ambigus son goût licencieux.
Ami , tu les verras , Pénélopes trompeuses ,
De dix amans quittés séductrices pompeuses ,
Les réunir en cercle , et d'un calme effronté
De tous leurs souvenirs braver l'impureté.
Ah! que vous rougiriez , objet tendre et candide ,
Dent un seul coeur aimant charma le coeur timide ,
Sidans votre mémoire en présence d'autrui
Un seul de leurs affronts vous troublait devant lui !
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
Jeune beauté , croyez à mon expérience :
D'un heureux choix futur aye la prévoyance :
L'amour vous veut entière , et son coeur exaucé
Ainsi que l'avenir réclame le passé.
S'il n'est déjà plus tems , sa sourde jalousie
Grondera les ardeurs dont vous fûtes saisie ,
Et vous affligera de n'avoir à donner
Que des faveurs sans prix qu'on vous fit profaner.
Je ne prétends pas dire , en censeur inflexible ,
Que dans le froid orgueil d'un refus invincible ,
Consiste le devoir de la pudicité ;
Ni qu'elle se condamne à la virginité.
L'amour , même en cessant de se montrer farouche ,
Sans se flétrir se livre à l'objet qui le touche ,
Pourvu qu'au fond de l'ame une sincère ardeur
L'entraîne à l'abandon permis à sa pudeur.
Le sacrifice entier des charmes d'une belle
Estmoins coupable , aux bras d'un homme adoré d'elle ,
Que ces vols des trésors qu'on expose à demi ,
Qu'en équivoque amaut fait un galant ami :
Oui , les derniers transports d'une amoureuse ivresse
Moins que ces faux larcins témoignent de faiblesse !
Si le premier baiser n'engage sans retour ,
Tu le dus au caprice , et non pas à l'amour ;
Etdes sens attaqués la facile surprise
D'un rival plus hardi rendra ta belle éprise :
Le moment la lui donne , et non le choix du coeur.
Je méprise aussi l'art d'une fausse rigueur :
La femme qui médite , en croyant se défendre ,
Quel droit on peut sans risque offrir , ou laisser prendre,
Que l'empire du coeur ne force à tout céder ,
Devait , moins faible encor , savoir mieux tout garder.
L'amour, l'amour , plus tard , l'eût instruite peut-être
Que des coeurs qu'il saisit il est l'aveugle maître ,
Et que le tendre oubli de ses feux emportés
Prête un voile innocent même à ses voluptés .
Psyché , nue en ses bras , paraît encor modeste ,
Et son flambeau s'attise à cette ame céleste.
Malheur à l'Actéon , profane curieux ,
Qui porte sur Diane un oeil injurieux !
Il trahit des appas jaloux qu'on les ignore :
Leur gloire est qu'avant lui nul ne les vit encore,
Qui , si même Vénus qu'expose Phidias
Montre sans vêtement de pudiques appas,
AVRIL 1808. 53
C'est qu'il voila son corps de décence divine.
O de cette vertu ravissante héroïne !
O pure Nausica , d'Ulysse dépouillé ,
Ton oeil soutient l'abord , sans en être souillé :
Ta chasteté l'accueille échappant à Neptune ,
Etdans sa nudité voit sa seule infortune.
Ah ! que j'aime au palais du noble Alcinoüs
Suivre de Nausica les timides vertus !
Son coeur se réfugie au doux sein de sa mère.
Digne et haute leçon des grands tableaux d'Homère !
J'y vois que la Pudeur , peinte en ses demi-dieux ,
Anoblit les beaux-arts , les vers mélodieux :
Eût-il su la chanter s'il ne l'eût bien connue ?
Samuse s'embellit de sa grâce ingénue .
Là , le malheur , qu'entoure un auguste intérêt ,
De ses besoins trahis veut cacher le secret :
Là , P'hospitalité généreuse et discrette ,
Tremble d'interroger l'adversité muette ;
Et les dons , qu'au héros on porte en son sommeil ,
Au loin à son insçu dévancent son réveil :
Bientôt , le séparant de son hôte sensible ,
Les vastes mers rendront tout refus impossible.
Telle , obligeant un coeur fier , et n'osant s'ouvrir ,
La Pudeur des bienfaits l'engage à les souffrir ,
Et le poids allégé de la reconnaissance
Devient de deux amis la noble jouissance !
Divin chantre des Grecs ! illustre mendiant !
Sans doute , en ton exil , un tel soin prévoyant
A réparé pour toi , loin de ta ville antique ,
L'impudeur qu'étala l'ignorance publique.
Peut-être ta réserve , en taisant tes travaux ,
Abandonna les prix à tes grossiers rivaux :
Legénie est sans brigue et doute de soi-même .
Qui l'eût dit que , des rois instruction suprême ,
Tes beaux vers , d'Alexandre élevant la grandeur ,
Poseraient une borne à sa fougueuse ardeur ?
Les abus de la force auraient flétri sa gloire ;
La modération , pudeur de la victoire ,
Lui fit du nom de mère, en plaignant les vaincus ,
Traiter la reine en pleurs , mère de Darius .
Il rougira qu'un jour le sang de sa blessure
De l'orgueil d'être un dieu vengeant sur lui l'injure ,
Devant les Grecs railleurs démentant son faux nom ,
: L'oblige à s'avouer qu'il n'est pas fils d'Ammon.
54 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
Il n'oserait , craintif des sarcasmes d'Athène ,
Priver de son soleil le libre Diogène :
A cet esprit si fier son coeur se sent uni :
Alexandre l'admire , Attila l'eût puni.
Des conquérans sans frein les palmes oubliées
A nos ressouvenirs sont peu de tems liées.
Ta seule continence , ô jeune Scipion !
Dans le rang où monta l'ami d'Ephestion
Te place , et t'éternise en vrai sage , en grand-homme ,
Qui soumit ses lauriers à la Themis de Rome.
Si Bayard comme toi sut chastement agir ,
C'est que devant soi-même il eût craint de rougir .
François premier, son prince , un jour moins magnanime ,
Indigne chevalier , perdit sa propre estime.
Revolant sur les monts de frimats tout blanchis
Que nos preux tant de fois en aigles ont franchis ,
Il traversait les murs où le superbe Rhône
Tend ses bras au commerce et s'unit à la Saône .
Un concours de beautés , des guirlandes en main ,
Portant les yoeux publics s'offient sur son chemin :
Fille d'un magistrat , la plus belle s'avance ;
Et de son lit vermeil l'aurore qui s'élance
Brille de moins d'éclat aux portes d'Orient ,
Que cette chaste Nymphe au héros souriant .
Elle présente un lys , noble hommage au monarque.
Il l'accueille , et s'émeut , et son oeil la remarque ;
Déjà même il lui parle ... O trop perfide honneur !
Un seul mot qu'il lui dit est l'ordre suborneur
Qui , le soir , en secret à ses yeux la rappelle.
Du galant Jupiter Mercure trop fidèle ,
Un grand , de sa famille empressé corrupteur ,
Leur vante l'infamie et son or séducteur.
Contre de vils pavens n'ayant plus d'autres armes
Hélas ! que sa prière , et son coeur , et ses larmes ,
Seule enfin , elle pleure , et voit avec effroi
Le nom si disputé de maîtresse d'un roi.
Ce brillant titre , objet de brigues si fatales ,
Fortune dont l'espoir a fait tant de rivales ,
Son horreur le repousse ; et de nombreux sanglots
Interrompent sa plainte exhalée en ces mots :
« Ciel ! du pouvoir suprême est - ce ainsi qu'on abuse ?
>> Faut-il done me livrer , sans que l'autour m'excuse !
>> Et payant de ma honte une fausse splendeur ,
» Au lâche intérêt seul immoler ma pudeur !
AVRIL 1808. 55
>Lemonde redira que je fus achetée.
» L'avarice , on la peur m'aura donc surmontée !
» Mon luxe où reluira mon trop visible
D'une infâme couleur allumera mon front ...
» Non , à me respecter forçons un tyran même .
> Ne cédons qu'à l'honneur qui seul est ce que j'aime ;
>Et détruisons plutôt ces attraits dangereux
> Qui rendraient un roi vil , et mon éclat affreux .
Magnanime délire ! aussitôt son courage
A la flamme du soufre expose son visage :
Le feu , qui le noircit , en dévore les fleurs :
Et d'un voile couvrant son supplice et ses pleurs ,
Elle court , fière alors d'un effort mémorable ,
Montrer au lache roi son ouvrage exécrable .
Vierge qui t'immolas à ta propre fierté ,
Tu fis , en te privant d'une rare beauté ,
Plus que pour son cher Paul n'avait fait Virginie ,
Aimant mieux s'engloutir dans les mers en furie
Qu'entre des bras sauveurs passer nue un moment ;
Elle s'éternisa par ce beau dévouement ;
Digne objet du tableau de deux amours naïves ,
Qu'a peint l'art le plus pur , des couleurs les plus vives .
La pudeur de l'amour , ô victime d'un roi ,
Causa moins ton martyr qu'un noble orgueil de toi !
Puissé-je consacrer ce vertueux modèle ,
Qui laissa de son ame une image plus belle
Que les plus beaux contours en Vénus adorés ,
Traits fugitifs , que l'âge aurait défigurés !
Elle sut , dépouillant sa forme peu durable ,
Garder de sa pudeur l'éclat inaltérable ,
Apprenant à des rois , mieux que tous les censeurs ,
Avoir d'un oeil glacé nos femmes et nos soeurs .
LOUIS LE MERCIER.
ÉNIGME.
Si je n'ai pas des plus brillans carosses
Et la richesse et l'ornement ,
Je n'ai pas le désagrément
Deme voir conduit par des rosses .
D'un sort peu favorable éprouvant la secousse,
Mon maître cependant me soutient et me pousse ;
56 MERCURE DE FRANCE,
Avec moi l'on ne peut agir plus poliment ;
Ilme suit par derrière et je vais par devant.
LOGOGRIPHE.
DOUZE pieds composent mon être ;
Fille de l'humanité ,
Je préside à la charité.
Malheur à qui pourrait me méconnaître !
En me décomposant , tu trouveras , Lecteur ,
Matière à divertir ton esprit et ton coeur :
J'offre d'abord , de la philosophie ,
Un point essentiel , ensuite un animal
Connu par sa sagesse ; une plante , un canal;
Une ville de Normandie ,
Un carreau d'échiquier , un sot , un vetement
Un pont mobile , un patriarche , un vent ,
Un bras de mer, une enveloppe
Que fit jouer l'auteur de Misanthrope ,
Un roseau d'Amérique , une aventure , un bruit ,
Qui plaît à maint acteur , et qu'un auteur produit.
Enfin , Lecteur , sans plus m'étendre ,
• Sans peine maintenant tu pourras me comprendre.
On jouit en me connaissant ,
Des délices du sentiment.
Par CH. G. DE S ... L ....
CHARADE.
BIEN à plaindre celui qui n'a pas mon premier ,
Bien à plaindre celui qui se voit mon dernier ;
Bien à plaindre celui qui va sans mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Thé .
Le mot du Logogriphe est Trumeau,dans lequel on trouve rue, ame
bau, tue , rue ( plante) , rut , rat, tu , ut, re , etc
Celui de la Charade est Cure-dent.
AVRIL 1808. 57
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( EXTRAITS . )
HISTOIRE DE FENELON , composée sur les manuscrits
originaux; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St.-Denis .
Trois vol . in-8°. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons-Enfans , n° 34 .
(PREMIER EXTRAIT. )
DANS un siècle où les vertus les plus éminentes brillèreut
à côté des plus rares talens , Fénélon fut regardé
comme le second des hommes dans l'éloquence , et
comme le premier dans l'art de rendre la vertu aimable.
C'est avec ces deux titres qu'il se présente au jugement
de la postérité , plus équitable envers lui que le monarque
dont il a illustré le règne. On sait trop que
Louis XIV , égaré par une controverse théologique qu'il
n'entendait pas , séduit par les conseils de M. de Maintenon
, dominé par l'ascendant de Bossuet , exila de sa
Cour l'archevêque de Cambrai. Télémaque , ce livre
,immortel , consacré dès sa naissance par les suffrages de
P'Europe , et qui , de nos jours , va porter jusques dans
les sérails de l'Asie , cette ancienne patrie du despotisme ,
les principes d'un gouvernement juste et modéré ( 1 ) , fut
repoussé comme un outrage par les préventions d'un
prince dont on a loué , avec raison , les lumières et la
grandeur d'ame. Louis XIV ne voulut y voir qu'une
satire de son administration , déguisée sous de vaines
théories; il en laissa mourir l'auteur dans une disgrâce
inexorable , convaincu peut-être qu'il l'avait juge trop
favorablement en l'appelant le plus bel esprit de son
royaume et le plus chimérique. L'éducation du duc de
Bourgogne répondait en vain pour Fénélon. Rien ne put
(1) On a lu derniérement , dans les feuilles publiques , que le fils aîné
de Fatali-Scha venait de faire imprimer le Télémaque en persan , et
qu'il avait magnifiquement récompensé l'auteur de cette traduction ,
entreprise par ses ordres.
58 MERCURE DE FRANCE ,
détromper un souverain qui pourtant se connaissait en
tout genre de mérite. Louis XIV a commis peu d'erreurs
semblables ; mais quoique celle-ci ne fût point sans
excuse , le monarque en fut sévérement puni par l'opinion
de ses contemporains : on aime à voir , dans cette
occasion , le génie triompher de la puissance , et l'incorruptible
admiration des hommes éclairés rendre hommage
à la réunion des talens et de la vertu , sans égard
pour la faveur et pour la colère des rois.
Sans doute l'Histoire de Fénélon , considérée sous
ce point de vue , offre à l'autorité suprême de hautes
leçons , comme elle offre au malheur , à la piété , même
à la philosophie , un grand exemple et de nobles consolations.
Ce tableau , d'un intérêt éternel et général ,
occupe une juste étendue dans l'ouvrage que nous annonçons
; peut-être l'auteur en aurait-il rendu l'effet
plus frappant si , moins attentif à des intérêts particuliers
et fugitifs , il avait resserré davantage l'espace
qu'il a cru devoir laisser à des querelles théologiques ,
heureusement oubliées. A la vérité , le quiétisme fut
la première cause de la disgrace de l'archevêque de
Cambrai ; le développement de cette théorie mystique ,
l'explication de l'amour pur et désintéressé , pieuse
erreur d'une imagination doucement passionnée , servent
à faire connaître l'ame de Fénélon , et ce caractère
dont le charme indéfinissable réconciliait la misanthropie
de J.-J. Rousseau avec la nature humaine.
Cette discussion est donc assez étroitement liée à l'Histoire
de Fénélon : j'ose croire cependant que l'intérêt
de l'ouvrage gagnerait quelque chose à la suppression
de certains détails , qui ne m'ont point frappé
par leur utilité. C'est avec une extrême défiance que
je hasarde cette critique , en la soumettant sans réserve
au savant prélat qui vient d'élever ce beau monument
à la gloire de la religion, de la littérature et de Fé
nélon . S'il me condamne , j'imiterai le grand-homme
dont il a écrit la vie dans sa parfaite soumission et dans
son respect inaltérable pour les jugemens de l'église ;
mais jusque-là je penserai, qu'après une courte définition
du quiétisme et du jansénisme , le tableau des
événemens , d'ailleurs très-connus , pouvait sulfire à
AVRIL 1808. 59
'Histoire de Fénélon : à dieu ne plaise que je pense
à révoquer en doute l'infaillibilité du pape dans ces
questions ténébreuses ; mais il me semble que les
sollicitations despotiques , parties de Versailles pour
seconder à Rome les basses manoeuvres , les calomnies ,
les libelles de l'abbé Bossuet et de l'abbé Phélipeaux
contre l'archevêque de Cambrai , n'ajoutant rien aux
lumières et à la liberté de ses juges , le récit détaillé
de ces profanes intrigues n'était pas nécessaire pour consacrer
une décision canonique. Ce récit fait soupçonner,
contre l'intention de l'historien , des rapports singuliers
entre l'inspiration divine et la politique humaine ,
et peut-être fallait-il écarter cette idée : enfin , ce qui
est plus affligeant que tout le reste , c'est que les détailshonteux
de l'affaire du quiétisme , sans rien ajouter
à la réputation de Fénélon , à la juste idée qu'on avait
de sa vertu , de sa doctrine , de sa modestie , de sa
bonté , montrent sous le jour le plus défavorable
Mme de Maintenon , Louis XIV et Bossuet. L'aigle brillant
deMeaux paraît ici bien inférieur au cygne de Cambrai:
j'ose dire même que si Bossuet pouvait être avili
ce serait par son triomphe sur son aimable rival. Quel
contraste dans leur conduite et dans leurs procédés !
d'un côté , quelle douceur , quelle soumission , quelle
noble humilité ! de l'autre , quel emportement , quelle
obstination , quel asservissement aux passions humaines !
Cet orateur puissant dont la voix foudroyait l'hérésie
et découvrait aux rois le magnifique néant de leurs
grandeurs ; ce sublime historien qui semble avoir assisté
à la naissance de toutes les religions et de tous les
Empires ; qui , patriarche sous les palmiers de l'Idumée
, initié à Thèbes , mage et pontife à Babylone ,
citoyen à Rome et dans la Grèce , juge d'un mot les
Zoroastre , les Lycurgue , les Solon , et , suivant l'expression
d'un écrivain éloquent , chasse pèle-mêle devant
lui , avec une force irrésistible , les siècles et les
générations ; ce grand évêque descend à des intrigues
de courtisan dans les petits appartemens de Versailles ;
il aigrit et fomente les petites passions d'une vieille
femme ; il l'amène jusqu'à trahir le secret d'une lettre
que Fénélon avait écrite dans l'intimité de la confiance;
60 MERCURE DE FRANCE ,
il l'imprime ! il dicte au roi des dépêches menaçantes
pour arracher au pape la condamnation de son rival ;
il force Louis-le-Grand , le conquérant de la Hollande ,
l'arbitre de l'Europe , à écrire qu'une question obscure
de théologie met tout son royaume en feu : que dis-je !
il soutient et dirige , à Rome, les manoeuvres fanatiques
de son neveu , l'abbé Bossuet , qui s'oubliait lui-
- même jusqu'à imprimer que Fénélon était une béte
féroce ! Et dans quel tems Bossuet se livrait - il à des
emportemens , si peu dignes de son caractère , contre
un prélat illustre qui avait été son élève et son ami?
peu d'années avant sa mort , quand tout devait , au
contraire , l'engager à présenter Fénélon à l'église de
France comme son successeur et son héritier ; quand
il avançait rapidement vers le terme de sa longue
et glorieuse carrière ; enfin , lorsqu'il avait prononcé ,
depuis plus de douze ans , ces paroles si touchantes ,
qui terminent l'Oraison funèbre du grand Condé :
<<Heureux, si averti par ces cheveux blancs du compte
>> que je dois rendre de mon administration , jenéserve
>> au troupeau que je dois nourrir de la parole de la
>> vie , les restes d'une voix qui tombe et d'une arder
>> qui s'éteint ! >> Je le répète , il est triste que les détails
de l'affaire du quiétisme nous montrent Bossuet
dans un pareil abaissement : le sage historien de Fénélon
traite partout l'évêque de Meaux avec le respect que
commande une si haute renommée ; en avouant des
procédés péu honorables pour Bossuet , il concilie avec
beaucoup d'art une sincérité pénible , avec une franche
admiration pour son génie et pour sa vertu ; mais je
persiste à croire que le quiétisme et le jansénisme occupent
trop de place dans cette Histoire de Fénélon
et qu'il n'était pas indispensable de consacrer la moitié
de ce grand ouvrage à rappeler les plus minutieuses
circonstances d'une querelle que tout le talent de l'écrivain
ne parviendra point à tirer de l'oubli. Cette opinion
, fondée ou non, m'a fait relire les deux chapitres
, du siècle de Louis XIV, qui traitent du jansénisme
et du quiétisme. Sans doute le plan de Voltaire
lui défendait d'entrer dans les mêmes détails,
et peut-être le caractère de son esprit ne lui permet
,
AVRIL 1808. 61
tait pas de discuter des questions de théologie avec la
gravité convenable ; mais , à l'expression près , qui m'a
paru quelquefois manquer à la dignité de l'Ilistoire ,
j'ai vu avec plaisir que cet écrivain célèbre , si souvent
accusé d'infidélité, n'avait pas omis un seul fait essentiel,
et que pour le fond des choses , son récit était
parfaitement conforme à celui de l'historien de Fénélon,
dont on ne peut trop louer la sagesse , la bonne foi ,
les lumières et l'impartialité.
Les parties les plus intéressantes de son ouvrage sont
celles qui traitent de l'éducation du duc de Bourgogne ,
du Télémaque , du gouvernement pastoral de l'archevêque
de Cambrai , et des instructions politiques qu'il
destinait à son élève , si le bonheur de la France avait
permis qu'il montât sur le trône de son ayeul : ces
objets réunis à l'analyse de quelques écrits purement
littéraires , tels que la lettre de Fénélon à l'Académie
française, remplissent la moitié de son Histoire , et nous
fourniront la matière d'un second extrait. Nous observerons
seulement , en terminant celui-ci , qu'une partie
de Fénélon lui-même respire , s'il est permis de parler
ainsi , dans l'ame et dans le talent de son historien.
A force d'étudier la vie et les ouvrages de ce grand
homme , M. l'évêque d'Alais semble s'être approprié
cette douceur pénétrante , cette élégance continue ,
cette grâce antique , qui forment le principal-caractère
de ses écrits ; l'instruction qu'il tire des sujets les
plus arides , n'a rien de fatiguant , et c'est à lui , comme
à Fénélon , que j'appliquerais volontiers ces vers charmans
que Voltaire adressait au cardinal Quirini :
Vous ,dont le front prédestiné
Anos yeux doublement éclate ;
Vous , dont le chapeau d'écarlate
Des lauriers du Pinde est orné ;
Qui marchant sur les pas d'Horace
Et sur ceux de saint Augustin ,
Suivez le raboteux chemin
Du Paradis et du Parnasse ,
Convertissez ce rare esprit ;
C'est à vous d'instruire et de plaire ;
Et laGrâce de Jésus- Christ ,
2 MERCURE DE FRANCE ,
Chez vous , brille en plus d'un écrit ,
Avec les trois Grâces d'Homère .
ESMÉNARD.
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE adressée à S. A. I.
le Grand-Duc , depuis Empereur de Russie , etc.
Ve et VI volumes. A Paris , chez Migneret , rue du
Sépulcre , faubourg Saint-Germain , nº 20 (1) .
Je trouve encore dans mon chenin , avant d'arriver
au Commentaire sur Racine , les deux derniers volumes
de la Correspondance de Laharpe avec le Grand-Duc
de Russie. Ce que j'ai dit des quatre premiers dans la
Revuephilosophique (2) exige que je dise aussi quelques
mots de ceux-ci , dont la publication est le second mauvais
service que l'on a rendu depuis peu à la mémoire
de l'auteur.
Il s'en rendit lui-même un fort mauvais en publiant
les premiers ; mais ils gagnèrent du moins , à paraître
de son vivant , d'être ce qu'il voulut qu'ils fussent , de
contenir tout ce qu'il voulut conserver de sa Correspondance
, et de ne souffrir de suppression que celles
qu'il crut devoir faire. Ici , au contraire , tout s'est fait
au gré de l'Editeur ; les suppressions sont sans mesure ,
les superfluités , ou réimpressions de ce qui est imprimé
-ailleurs , surabondantes , les dates souvent interverties ,
l'ordre des événemens littéraires confondu , et la négligence
typographique portée à l'excès .
Quel a été le but de ces suppressions si considérables
et si fréquentes ? Sans doute de retrancher des détails
peu analogues aux dernières opinions de Laharpe et à
celle que l'on veut donner de lui , mais pent-être aussi
des choses contraires à la manière de voir de l'Editeur ;
car dans le vague où il nous laisse , et n'ayant pas même
(1) Cet extrait fait suite à celui qui a paru dans le Mercure du 19
mars. Ces deux articles devaient nécessairement précéder l'examen du
Commentaire de Laharpe sur les Cuvres complètes de Jean Racine :
cet examen suivra dans le Nº. prochain .
(2) Nos 35, 36 et 37 de l'an XIIІІ .
AVRIL 1808. 63
pris la peine d'indiquer par un avertissement les motifs
qui l'ont dirigé dans ces mutilations , il est permis de
conjecturer ce qu'on voudra.
Ce qu'on voit clairement , c'est qu'elles existent. On
voit bien que sur la Vie de Voltaire , par l'abbé du
Verney , mais à laquelle Laharpe soupçonne que M. de
Lally Tolendal a eu part , il n'a pas dû se borner à
deux seules pages , comme il le fait dans sa lettre 232 (3) .
Il n'y a nulle apparence que la lettre suivante , sur les
Confessions de J. J. Rousseau , soit réduite à un peu
plus de deux pages , et qu'il n'y soit pas question d'autre
chose; nulle , que la lettre 235 finisse si brusquement à
la troisième page , en parlant des Voyages de M. de
Chatellux en Amérique.
Une lettre d'une seule page (4) , sur l'affaire des trois
roués , sur le Mémoire éloquent de Dupaty , et le Réquisitoire
de Séguier , aurait- elle satisfait la curiosité du
Grand-Duc ? Son correspondant l'aurait-il laissé-là sans
l'en dédommager par d'autres nouvelles ? Quoi ! pas
trois pages sur un ouvrage aussi piquant que les Mémoires
de Saint-Simon (5) ; une page et demie sur la
réception de Florian à l'Académie (6) ; une autre page
etdemie sur un ouvrage aussi important que le Voyage
de M. de Volney en Egypte et en Syrie ; tandis qu'on
trouve par exemple sept grandes pages sur une pièce
donnée aux Italiens , Camille , ou le Souterrain (7) , et
sur d'autres nouveautés aussi futiles !
Il semble qu'on ait voulu nous rembourser en superfluités
ce que les suppressions nous font perdre. Une
Correspondance de cette nature , devait contenir de
fréquentes citations , soit d'opuscules entiers , soit de
longs extraits d'ouvrages nouveaux. Laharpe avait pris
soin , en publiant ses quatre premiers volumes , de n'y
faire imprimer de pièces un peu étendues que celles
(3) Le premier de ces deux volumes commence à la lettre 232 de la
Correspondance .
(4) La 242°.
(5) Lettre 248.
(6) Lettre 264.
(7) Lettre 279.
64 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'étaient pas imprimées ailleurs. En laissant subsister
dans le premier volume (8) un dialogue de Condorcet
entre Diogène et Aristippe , il a même soin d'avertir qu'il
n'a été imprimé nulle part , et il ajoute en note : << Je
ne sais s'il l'a été depuis , et c'est pour cela seul que je
le laisse ici. » C'est ce qu'il fallait prendre pour règle
dans l'impression de cette dernière partie.
Il ne fallait pas ajouter aux très-justes éloges de laPénélope
de Marmontel l'inutile citation de la scène entre
Pénélope et Ulysse qui tient ici trois grandes pages , et
que tout le monde peut lire dans l'opéra imprimé : on
pouvait épargner cinq pages occupées par trois romances
de l'Estelle de Florian ; cinq pages du Discours deM.
de Saint- Lambert , en réponse à celui de M. de Guibert ,
lorsque celui-ci fut reçu à l'Académie française ; seize
pages , ni plus ni moins , de l'Eloge imprimé du roi de
Prusse par ce même M. de Guibert , et dans la même
lettre , le poëme tout entier de Marmontel sur la mort
du jeune prince de Brunswick ; treize pages , quelque
belles qu'elles soient , du Discours de réception de
Rulhières , sur la révolution opérée dans les lettres , à
[l'Epoque de l'Encyclopédie ; onze pages , quoique aussi
très-belles , du Discours de réception de Vicq-d'Azyr ?'
dix de l'imprimé de Mirabeau contre les entrepreneurs
des eaux de Paris ; six tirées mot pour mot des Lettres
de Dupaty sur l'Italie ; plusieurs pièces de vers contenant
chacune deux , trois et quatre pages , et même
deux pages et demie de la péroraison du Discours
prononcé par l'auteur à l'ouverture de son Cours de
littérature au Lycée , Discours imprimé tout au long
dans le premier volume de ce Cours. Tout cela forme
un superflu de quatre-vingts pages dans deux volumes ,
dont le second n'en a guères plus de cent (9) .
Au reste, l'esprit qui règne dans cette Correspondance
est le même à la fin qu'il était au commencement. Son
caractère principal est une critique amère et un dénigrement
universel. C'est sur-tout à l'égard de ses rivaux )
✓dans la carrière dramatique que ce caractère se fait voir
(8) Pag. 150.
(9) Le reste du volume est occupé par une table des matières.
tous
SEINE
AVRIL 1808.
POEPF
DE LA
65
tout entier. Les pièces de théâtre continuentide tomber :
« les nouveautés tombent les unes sur les autres ; c'est
ce qu'il prend plaisir à répéter souvent. Toutes the tragé
dies de le Mierre sont outrageusement sifflées d'un bout
à l'autre ; cet outrageusement sifflées lui plaît, et de
vient sa formule favorite. D'abord , comme dans les
premières années , il ménage un peuplus son autre contemporain
M. Ducis ; mais à la fin il lâche aussi toutes
les écluses. <<<Le Macbeth de M. Ducis est encore bien
plus mauvais que le Barnevelt de M. le Mierre (10) ; et
il faut voir comment il avait arrangé ce Barnevelt et
Guillaume Tell. Il ne craint point d'ennuyer son prince
par neuf pages de critiques sur Macbeth .
Un nouveau concurrent paraît sur la scène; c'est un
nouvel ennemi qu'il faut étouffer à sa naissance. Lé
premier essai de M. Chénier ne réussit pas , essai trop
précoce sans doute , puisque l'auteur n'avait que vingt
ans ; vîte , il faut déclarer qu'il a été sifflé dès la première
scène ; et pour disposer favorablement en sa faveur
, assurer très - gratuitement que c'est un jeune
homme qui fait profession d'un grand mépris pour Voltaire
et Racine (11). Second essai dujeune poëte , seconde
diatribe du critique , plus longue , plus aigre , plus impiroyable
que la première (12). Charles IXest mis
au théâtre. Cette pièce avait des défauts sans doute ;
P'auteur les a sentis mieux que personne , et les a en
grande partie eorrigés depuis ; il n'y avait cependant
pas moyen de dire qu'elle avait été sifflée outrageusement
d'un bout à l'autre , mais on peut toujours affirmer
à S. A. Impériale que cette tragédie manque de
plan , d'intrigue , d'action , d'intérêt , de mouvement ,
de caractère et de dialogue ; » et développer en détail
dans cinq grandes pages ce prononcé général.
Il y avait un grand progrès de Charles IX à
Henri VIII , il y aurait eu du progrès même dans le
critique à faire cette belle tragédie au lieu dessiennes : il
yen a dans le jugement qu'il en porte , car il en dit
:
(10) Tom. VI , p . 67 .
(11) Tom. V, p. 24.
(12) Ibid. , p. 257 et suiva
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
encore plus de mal que de Charles IX. « C'est , dit-il ,
une très-mauvaise pièce. Il n'y a ni intérêt , ni action ,
ni intrigue , ni marche dramatique , ni mouvement , ni
caractères , ni convenance , ni conduite ;>> et six pages
sont employées à s'efforcer de le prouver.
Il attend ainsi comme au passage , tous les jeunes
poëtes tragiques. Marius à Minturne , de M. Arnault ,
ouvrage distingué et resté au théâtre , paraît avec ce
signe de dépréciation un , que Laharpe appliquait aux
ouvrages commé aux auteurs dont il faisait le moins de
cas : « C'est un Marius à Minturne , déclamation dramatique
en trois actes , sans action , sans intérêt et sans
style>.>>
Abdelazis et Zuleima , de M. de Murville , est traitée
avec un soin particulier. La pièce avait réussi : en l'avouant
, il se hâte d'ajouter un bon correctif. <<< Ce n'est
pas qu'elle soit bonne , au contraire , il y en a peu
d'aussi mauvaises. >> Et il part de-là pour le démontrer
en sept pages .
Aplus forte raison ne fait-il aucun quartier à des
pièces d'un mérite inférieur et qui ont éprouvé des disgrâces.
Il semble qu'il entend encore l'harmonie des sifflets
, et qu'il s'en frotte les mains de joie. Tout est conspué,
tout tombe ; les comédiens ne savent plus où donner
de la tête. Il prévoit même quel eût été le sort des pièces
qu'on ne joue pas , comme Marseille rendue , de le
Blanc , qui n'aurait probablement pas été achevée , etc.
Hors du théâtre , c'est la même rigueur dans les jugemens
, et la même dureté dans le prononcé des arrêts.
Il envoie au prince un fragment très-agréable de l'Art
d'aimer , de Barthe , mais criblé de critiques de détail ,
dont plusieurs même sont fausses. Roucher avait sans
doute commencé avec trop de prétention son mauvais
poëme sur la mort du due de Brunswick; mais quelle
proportion entre cette faute et des expressions telles que
celles-ci ? << Tous ces calculs d'une modestie hypocrite
et d'un insolent amour-propre sont vraiment curieux . >>>
Il est vrai que de ces deux calculs , il y en a un que
l'auteur ne paraît pas avoir jamais fait.
Le Brun , dès ses premières années , n'avait pas:ménagé
l'Académie ; il avait de bonne heure secoué lejoug ,
AVRIL 1808 . 67
et souvent exprimé son indépendance avec trop peu de
ménagement. L'Académie ne l'aimait pas , cela était
juste; mais elle feignait de n'accorder aucun talent à
ce grand poëte lyrique , de n'en parler qu'avec mépris
ou même d'ignorer son existence. Je dis ce que j'ai vu ,
et ce que je n'ai pas pu oublier. Le Brun en 1787 fit ,
comme on se le rappelle , un poëme sur l'Assemblée
des notables. Un autre poëte fit sur le même sujet des
vers plus notablement mauvais , dit Laharpe , que ceux
de Le Brun. Puis il reprend : « Ce Le Brun fait depuis
trente ans un poëme sur la Nature , dont on parle
depuis quelque tems dans les sociétés où il le lit. C'est
de lui que Palissot disait qu'il avait sa réputation dans
sapoche. Sur quoi l'abbé Delille observait assez gaîment
qu'il n'en était pas des réputations comme des olives ,
que les pochetées n'étaient pas les meilleures . » Ce mot
de conversation est gai sans doute ; mais il ne faudrait
pas le prendre à la rigueur. Nous verrons , ou plutôt
nos neveux verront pour nous laquelle de deux réputations
, dont l'une , qui est celle de Le Brun , a été en
effet long-tems pochetée , et l'autre a été dépensée à mesure
, dürera le plus et par conséquent vaudra le mieux.
Et ce Le Brun, mon pauvre Laharpe , ils verront si du
moment où ses vers , si long-tems mûris dans le portefeuille
, auront paru tous au grand jour ( 13) , ils ne
seront pas plus souvent pochetés que les vôtres .
Quant à M. Delille dont l'esprit sert ici pour fouetter
Le Brun , Laharpe le fouette à son tour ; et comme cette
fois du moins il ne sort pas du ton décent et modéré
que devrait toujours avoir la critique et que la sienne
garde si rarement , on sera peut-être bien aise de voir
ce qu'il pensait dès 1789 de ce poëte aussi brillant qu'ai-
(13) L'estimable auteur de l'extrait des OEuvres poëtiques de Boileau ,
commentées par Le Brun , qui a paru dans le Mercure du 26 mars , s'est
trompé en disant que chacune des pièces qui doivent composer le recueil
des OEuvres de Le Brun avait déjà en particulier subi l'épreuve de la
publicité. Beaucoup de personnes sout dans la même erreur. Mais pour
ne parler que des Odes ( et il y a bien plus de pièces inédites dans les
autres genres de poësie ) , Le Brun n'en a guères fait paraître qu'une
trentaine, et il en a laissé plus de 160 , divisées en cinq livres.
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
ses
mable. « J'ai observé , dit-il , qu'en général l'abbé Delilfe
ne travaille pas avec un goût aussi sévère qu'autrefois
à beaucoup près . Des Géorgiques aux Jardins il y avait
déjà de la différence ; il s'en faut bien que ce dernier
ouvrage soit aussi pur que le premier. Quand il donna
Géorgiques , qu''iill refondit jusqu'à trois fois, iill vivait
dans la retraite d'un collége et ne consultait que quelques
amis , la plupart gens de lettres. Il s'est depuis laissé
trop aller aux séductions et aux flatteries de la société
et la dissipation du monde ne lui a plus permis de composer
que par morceaux détachés , mauvaise méthode
qui a produit le plus grand défaut de son poëme des
Jardins , celui de manquer totalement de plan et de
marche , et même de laisser voir assez souvent des coutures
grossières , au lieu de transitions de l'art. Cette
extrême dissipation l'a empêché aussi de chercher des
épisodes et des conceptions attachantes. Je crains bien
qu'il n'en soit de même de son poëme de l'Imagination.
Je n'ai encore vu , dans tout ce que j'ai entendu , que
des morceaux qui ne tiennent à aucun ensemble , à
aucun résultat ; et sa versification même , quoique toujours
remplie de beautés , n'est plus exempte , comme
dans les Géorgiques , de négligences marquées , de fautes
contre la propriété des termes , ou contre l'harmonie ,
ou contre le goût ; ce qui est d'autant plus fâcheux , que
destitué dans tout ce qu'il a faitjusqu'ici du talent d'imaginer
, il est plus obligé à ne rien négliger dans le
style(14) .>>
On ne peut reprocher à ce jugement ni exagération
ni amertume : et qu'aurait donc pensé Laharpe s'il avait
vu l'Homme des Champs , la Pitié , l'Enéïde toute
entière , le Paradis perdu tout entier , et ce poëme de
l'Imagination , dont il n'entendait alors que des fragmens
, publié dix-sept ans après , et portant dans toutes
ses parties ces mêmes traces de précipitation , ces né
gligences et ces fautes dont un goût sévère était choque
dès -lors?
On peut remarquer qu'en général les mêmes gens
d'esprit qui professent pour les poësies de M. Delille une
(14) Tom. V , p. 377-
AVRIL 1808. 69
admiration sans réserve , ont aussi la plus grande estime
pour le discernement , le goût , la saine critique de
Laharpe , et une foi presqu'aveugle dans ses décisions.
Ils feront bien de relire avec attention celle-ci , et de
se demander ensuite s'il est vrai , comme ils le disent
et l'écrivent à M. Delille , que ceux qui trouvent dans
ses derniers ouvrages, avec des beautés auxquelles ils sont
loin d'être insensibles , les défauts que Laharpe lui reprochait
dans un tems où ils n'étaient pas à beaucoup
près aussi graves et aussi fréquens qu'ils le sont devenus
depuis , s'il est vrai que ces écrivains ne jugent ainsi
que parce qu'ils sont importunés de sa gloire ( 15) ; ou
si ce n'est point plutôt parce qu'ils la voudraient plus
pure , et par conséquent plus durable.
Laharpe traite avec plus d'indulgence la comédie que
la tragédie. On en sent aisément la raison. Il rend justice
à la charmante comédie des Etourdis . Il ne dit point
de l'auteur un M. Andrieux , quoique M. Andrieux fût
très-jeune et que ce fût son entrée dans le monde littéraire.
Il reconnaît les qualités brillantes qui ont fait et
soutenu le succès de ce petit chef-d'oeuvre. Il dit nettement
que c'est la plus jolie pièce qu'on eût vue depuis
les Fausses Infidélités ; fort bien, mais on peut être
surpris qu'il les mette ainsi sur la même ligne , sans observer
ladifférence des genres , sans remarquer que l'une,
malgré son mérite incontestable , est une espèce d'écart
ou de déviation de l'art de la comédie , qui en altéra
le goût , que la comédie de Barthe amena celles de Dorat
et de son école , et que l'autre au contraire est un retour
heureux à la bonne comédie , à la comédie de caractères ,
d'action et de moeurs.
Le début de Collin d'Harleville n'est pas aussi bien
accueilli par le critique , que celui de M. Andrieux.
L'Inconstant n'est guère , selon lui , qu'une copie de
'Irrésolu de Destouches , fort inférieure à l'original.
Il y a pourtant cette petite différence que l'un ne ressemble
pas du tout à l'autre , qu'ensuite l'Inconstant
est resté au théâtre , et qu'il serait impossible d'y remettre
l'Irrésolu. Il n'y trouve d'ailleurs ni caractère ,
(15) Voyez le Mercure du 2 janvier de cette année.
70 MERCURE DE FRANCE ,
ni intrigue , ni situations. Qu'est - ce donc qui a fait
réussir l'Inconstant ? le jeu séduisant de Molé et le
style . L'éloge de cette dernière qualité est amené d'une
manière qui annonce trop clairement une lacune que
l'éditeur n'a pris soin ni d'indiquer , ni de cacher. Le
paragraphe commence ainsi : « l'Inconstant , autre
comédie en cinq actes et en vers , de M. Collin , est
écrit avec beaucoup plus de facilité et d'agrément. >>>
Or savez - vous quelle est cette autre comédie écrite
avec moins de facilité et d'agrément que l'Inconstant ?
c'est la tragédie de Briséis de Poinsinet de Sivry ; c'est
de cette pièce qu'il est parlé dans le paragraphe assez
long qui précède , et il n'y a pas unmot entre les deux ;
et dans le reste de la lettre , il n'est pas question de
comédie. La suppression est évidente : il fallait du moins
mettre quelques points pour en avertir. On ne sait
point quelle est cette comédie en cinq actes et en vers
dont le correspondant du Grand - Duc lui parlait entre
Briséis et l'Inconstant. L'éditeur qui a jugé à propos
de supprimer cet article , en a gardé le secret. Il ne
servirait de rien, pour le deviner , d'être au fait de
notre chronologie dramatique ; car on sait que l'Inconstant
fut donné en 1786 , et l'on en est à l'année
1788 dans cet endroit de la correspondance. C'est avec
cette négligence et cette confusion que toute cette édition
est faite.
J'avais pris la liberté , dans l'extrait des quatre premiers
volumes , de trouver assez ridicule qu'un homme
de lettres , tel que Laharpe , amusât un prince , tel que
le grand-duc de Russie , de tous les petits vers , des
moindres couplets , des plus minces vaudevilles , souvent
un peu plus que gaillards , qui couraient Paris ,
et même de quelques historiettes sentant un peu l'impiété.
Le nouveau rayon qui avait brillé sur lui aurait
dû l'éclairer sur ces balivernes et l'engager à les retrancher
d'un livre dont il était lui-même l'éditeur.
L'Editeur de cette partie posthume , a été plus réservé ;
il l'a été au point qu'on ne trouve presque plus rien
de pareil dans les deux volumes qu'il publie. Ce ne
sont pas là des suppressions que l'on doive lui reprocher.
AVRIL 1808.
71
Il n'a laissé échapper qu'une fois des niaiseries de
cette espèce , et il eût mieux fait de les supprimer
aussi. On ne sait à quel propos , à la fin d'une lettre
remplie de sujets graves , on trouve tout d'un coup
*une chansongraveleuse à Mne la princessede Rohan (16),
dont on ne dit pas l'auteur ; des vers sur Chanteloup ,
qui paraissent être de Laharpe , et des couplets du
duc de Nivernois pour une damefort jolie qui se piquait
d'étre janséniste. Ces couplets , d'ailleurs assez
médiocres , jouent sur la bulle unigenitus , le formulaire
, l'appel au futur concile, avec une légèreté trèsprofane.
Dans la chanson à la princesse de Rohan ,
c'est bien pis. On lui demande :
Etce bel Ovide
Qui vous fait la cour ,
Cepontife en vogue
Est-il déjà mis
Sur le catalogue
De vos favoris ?
Or les gens qui connaissent encore le monde de ce
tems-là ( 1787 ) , pourraient se rappeler quel pontife
composait alors des poësies galantes et en a composé
depuis d'un autre genre ; de-là des rapprochemens ,
et une clef de cette chanson qui peut causer quelque
scandale .
Dans les vers sur Chanteloup , qui sont sûrement de
Laharpe ( 17 ) , c'est encore pis .
Non , ne me parlez point de ces temples antiques : ( les églises )
Ony chante de mauvais vers ; ( les hymnes )
Les vôtres sont charmans. Les saints et leurs reliques
Ont toujours trompé l'Univers ;
Vous ne trompez jamais : c'est un fort bel exemple ,
Qui n'est pas commun dans les cours , etc.
Voilà des assertions et des comparaisons bien malsonnantes
; et de la part de l'éditeur , une bien singulière
distraction !
Il en a eu d'une autre espèce , que pour mon compte
(16) Tom. V , p. 113 .
(17) Il suffit de les lire pour en être convaincu. P. 114.
72 MERCURE DE FRANCE,
je lui reprocherais davantage. Ces deux volumes , comme
les OEuvres choisies et posthumes , il faut même ne se
point lasser de le répéter , comme la plupart des livres
qu'on imprime aujourd'hui , sont hérissés de fautes typographiques.
Il y en a beaucoup qui sautent aux yeux
et que chacun peut corriger facilement ; mais d'autres
embarrassent le sens de la phrase ; on ne les débrouille
pas sans peine , et quelquefois même on n'y parvient
pas.
<<<L'auteur ( d'un ouvrage intitulé Galerie de l'an
cienne Cour ) promet de classer ses anecdotes de manière
qu'il en résultera un portrait vivant , et qu'on
met en abrégé l'esprit , le caractère et la politique des
hommes célèbres (18). Quel sens tirer de cette phrase ?
<<<Peut- être a - t- il ( Florian dans son discours de
réception ) un peu trop multiplié des louanges , qui
étaient pour de nouveaux confrères le tribut de la
reconnaissance , mais qui n'était pas tout également
avouée par la voix publique (19) : >> ici les corrections
ne sont pas difficiles à faire , mais quelle confusion de
nombre et de genre , et si l'on peut parler ainsi , quel
gâchis !
Au sujet du fanatisme religieux et scholastique qui
régnait en Hollande au tems de Barnevelt , et dont
il mourut victime , si je lis (20) que les querelles des
Gomovistes et des Arméniens l'avaient fait naître , il
faut que je me souvienne du protestant Gomar et de
son antagoniste Arminius , et de leurs sottes querelles ,
et de celles de leurs sectateurs , pour reconnaitre qu'on
doit lire Gomaristes au lieu de Gomovistes et Arminiens
au lieu d'Arméniens .
<< Lepetit poëmedeM. Rulhières ( Les Jeux de Main )
est plein de jolis vers ; le détail est finement saisi sur
les moeurs (21) . » Qu'est-ce que cela veut dire ! Ne
faut-il pas corriger ainsi ? « Ce petit poëme est plein
de jolis vers de détails , et finement saisi sur les moeurs,
(18) Tom. V, p. 141.
(19) Pag. 268.
(20) Tom . VI , p. 6.
(21) Pag. 103,
AVRIL 1808. 73
Encore peut-on hien ne pas entendre ce que c'est qu'un
poëme saisi sur les moeurs .
Je suis tenté de rejeter encore cette faute sur l'éditeur
ou l'imprimeur. « Ses autres pièces de théâtre
(celles de Barthe) n'ont point eu de succès et n'en
méritaient pas ; ils sont mal conçus et péniblement
écrits (22). Il y avait sans doute dans le manuscrit ,
ouvrages et non pas pièces de théâtre. Mais je suis
obligé de laisser sur le compte de Laharpe lui-même
cette locution vicieuse qui revient deux fois . >> Cette
spéculation ne laissera pas que d'être encore assez lucrative
(25)...... L'académie française n'a pas laissé que
de figurer encore assez bien à sa séance publique de
la saint Louis (24). » Ce que est de trop , et ne laisse
pas de figurer très-mal dans le style d'un membre de
l'Académie française , si rigoureux sur la pureté du
langage..
Il n'est pas non plus inutile d'observer sans y mettre
trop d'importance , de légères erreurs de fait qui lui
sont échappées. L'opéra d'Arvire et Evelina , laissé
imparfait par Sacchini , fut achevé , selon lui , par feu
LeBerton (25) , et il le fut par M. Rey qui conduit
encore aujourd'hui l'orchestre à l'Académie Impériale
demusique. Parmi les bouffons italiens du théâtre de
Monsieur, il loue sur-tout la voix et le chant de Mll .
Balletti et le jeu de Rovedino ; c'est de Rafanelli qu'il
devait dire. Rafanelli ou Rovedino , aujourd'hui sans
doute peu importe; mais le fait est que le premier était
un excellent acteur , et que Rovedino , qui avait une
très-belle voix de basse et qui la conduisait avec beaucoup
d'art, était un acteur très-médiocre .
La faute la plus importante et la plus grave que l'on
doive reprocher à l'auteur de cette Correspondance ,
c'est le ton et l'esprit qui y règne presque d'un bout
àl'autre; c'est cette satire aigre , mordante et pour ainsi
dire générale ; c'est ce mauvais usage d'un moyen secret
(22) Tom. I, p. 10.
(25) Pag. 339.
(24) Pag. 379.
(25) Tom. V, p. 178,
74 MERCURE DE FRANCE ,
etpuissant qui pouvait servir à inspirer à l'héritier d'un
grand Empire de l'estime pour la nation et pour la
littérature françaises , à entretenir et même augmenter
la bonne opinion qu'il en avait conçue , et dont l'auteur
ne s'est servi que pour produire un effet diamétralement
contraire. J'ai attribué ,àla fin de mes premiers extraits ,
cette grave erreur à l'habitude de la critique : mais non ,
cette habitude ne suffit pas pour y faire tomber quand
on n'a pas , au lieu d'un amour-propre louable , premier
mobile de tous les talens , un orgueil jaloux , dominateur
et irascible ; quand on aime les lettres comme
il faut les aimer , quand on s'intéresse sincérement à
leur gloire , quand on ne la subordonne pas à ses petites
passions , quand on est disposé à reconnaître le bon et
le beau partout où il se montre , partout même où des
dispositions heureuses l'annoncent et le font espérer ,
quand on regarde enfin la littérature , non comme une
arêne de gladiateurs , mais comme une grande association
de frères qui ont bien assez de se défendre contre
l'erreur , l'ignorance , les préjugés , les ennemis de toute
espèce , sans consumer cette courte et misérable vie à
se haïr et à se déchirer entre eux . GINGUENÉ.
P. S. Cette Correspondance est terminée par une
Table alphabétique des auteurs et des matières dont
il est question dans les six volumes. Elle paraît en
général faite avec soin , et peut être fort utile à ceux
qui auraient la curiosité de rechercher dans l'ouvrage
quelques faits littéraires , quelques décisions de notre
Aristarque , ou quelques autres objets. On y trouve cependant
des inexactitudes , de faux renvois , et plusieurs
noms estropiés , tels que celui du poëte Le Brun , dont
le nom de famille était Ecouchard , et qu'on y appelle
Crouchard ; etc.
HISTOIRE DES DOUZE CÉSARS , traduite du latin de
Suétone ; par M. MAURICE LÉVESQUE. A Paris , chez
Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n° 23.
Deux vol. in-8°.
M. de Laharpe a mieux jugé que traduit Suétone.
AVRIL 1808. 75
>
1
a Suétone , dit-il , s'il n'est pas un écrivain éloquent, est
> du moins un historien curieux : il est exact jusqu'au
scrupule et rigoureusement méthodique. Il n'omet rien
> de ce qui concerne l'homme dont il écrit la vie , et se
>>croit obligé de rapporter , non-seulement tout ce
>> qu'il a fait , mais encore tout ce qu'on a dit de lui ......
>> Il n'a point de couleur , il est vrai , mais il est net et
>> rapide , et sa composition est en général celle d'un
>> homme instruit. >> Ce qui donne un mérite et un prix
tout particulier à l'ouvrage de Suétone , ce sont les nombreux
détails qu'il nous fournit sur la vie privée des
douze premiers Césars , sur leurs habitudes intérieures ,
leur complexion , leur régime , leur figure ; en un mot ,
sur tout ce qui concerne leur personne. La curiosité se
repaît avidement de toutes ces petites particularités ,
quand il s'agit de personnages célèbres. On aime à voir
jusqu'à quel point se rapprochaient ou s'écartaient des
autres hommes , dans les actions ordinaires de la vie ,
ceux qui s'en distinguaient si fort par le rang , la puissance
, le génie , les vertus ou les vices. Assez d'autres
écrivains latins ou grecs nous ont représenté les premiers
empereurs romains comme princes et comme guerriers ;
c'est dans Suétone seul que nous les voyons agir et converser
comme particuliers , au milieu de leur famille ,
de leurs affranchis et de leurs esclaves . Son livre , sous
ce rapport , est un précieux monument de l'antiquité.
Quelle suite de médailles , quelle collection de marbres
pourrait nous en apprendre autant sur les actions
publiques et privées des douze Césars ? Il parait que
Suétone était porté par son goût vers les choses de recherche
et d'érudition. Il avait fait divers traités sur les
jeux des Grecs , les spectacles et les combats des Romains
, les vêtemens et les chaussures , les différens caractères
employés dans les livres , les mots de mauvais
augure , les monumens , les institutions et les moeurs de
Rome , la généalogie des familles illustres, les noms
propres , le calendrier , etc. On voit , par cette énumération,
que Suétone avait traité précisément des mêmes
objets sur lesquels les érudits et les antiquaires se sont
épuisés et s'épuiseront encore long-tems en perquisitions
, en rapprochemens et en conjectures vaines ou in
76 MERCURE DE FRANCE,
suffisantes . La perte de ces écrits de Suétoné est d'autant
plus regrettable , qu'ils nous auraient expliqué unefoule
de passages des autres auteurs , et principalement des
poëtes , dont le sens ou la finesse tient à des usages entiérement
ignorés de nous. Ils auraient épargné bien
des tortures à nos Saumaises , et bien du dégoût à leurs
lecteurs .
: Laharpe dit , dans le discours préliminaire de sa traduction
de Suétone, qu'il n'y a que les écrivains sans
génie qui puissent être véritablement traduits , et que ,
dans tout autre cas , le proverbe italien est fondé : TRADOTTORE
, TRADITORE ; traduction , trahison. Il ignorait
donc qu'il devait un jour lui-même traduire le Camoëns
, le Tasse et Lucain , écrivains qui ne sont pas
sans génie ; et qu'alors , sa phrase à la main , on pourrait
l'accuser de les avoir trahis plutôt que traduits.
Mais , quand il l'écrivit , cette phrase, l'objet important
pour lui était de prouver qu'entre tant d'autres écrivains
de l'antiquité , il avait bien fait de choisir Suétone
; et Suétone ayant moins de génie qu'eux tous , il
essaya de démontrer que c'était pour cette raison-là
même qu'il l'avait traduit, et avait dû le traduire. II
n'eût pas manqué de bonnes raisons pour établir l'opinion
contraire . << Il importe peu , ajoute-t-il , dans
>> quelle langue soit écrite une gazette de faits ; et l'on
>> peut être sûr , en lisant un Suétone français écrit avec
>> soin , qu'on a lu à peu près le Suétone latin. » Voilà
bien encore la logique de l'amour-propre et de l'inté
rêt. Il insinue d'abord que Suétone n'est pas un auteur
difficile à bien traduire , non pas , comme on pense
bien, pour atténuer l'importance et le mérite de l'entreprise
, mais sans doute pour inspirer aux autres , sur
la manière dont il l'a exécutée, une sécurité que luimême
n'avait pas. Il savait bien qu'il avait fait cette traduction
avec beaucoup de précipitation et de négligence
; mais il savait aussi qu'il l'avait écrite avec cette
élégance facile et correcte que lui avait donnée une
longue habitude de la composition; et voilà pourquoi il
nous dit qu'en lisant son Suétone français écrit avec
soin , on lira à peu près le Suétone latin. Il voudrait que
nous lui tinssions un grand compte de ce style soigue
AVRIL 1808.
qui importait plus à sa réputation, et lui avait coûté
moins de peine que tout le reste ; et après avoir établi
Ini-même que la principale qualité d'une traduction est
d'étre une copiefidèle de l'original , après avoir avoué
que Suétone est un de ces écrivains qui peuvent être
véritablement traduits , il nous prévient adroitement
que, sous le rapport de la fidélité , il faudra nous contenterd'un
àpeuprès. Mais les lecteurs n'ont pas pris le
change. La traduction a été examinée beaucoup plus
soigneusement que l'auteur ne l'eût désiré ; on a reconnu
, on a démontré qu'elle était en général d'une
fort grande inexactitude , et l'on a été d'autant plus
choqué de ce défaut , que le mérite propre de l'original
en recevait plus d'altération. Ce mérite , consistant dans
l'exactitude scrupuleuse avec laquelle les plus petits détails
sont rapportés , il ne pouvait être reproduit que
par une attention également scrupuleuse de la part du
traducteur , à n'omettre aucune circonstance , et à toujours
employer des termes d'un sens précis et rigoureux.
Ce qui appartient , non pas au fond des idées communes
, mais à des objets particuliers et locaux , ne saureit
être exprimé avec une fidélité trop servile; c'est là
que le mot propre n'est autre chose que le mot technique
; c'est là qu'aucun équivalent ne peut être admis
par l'esprit , ni aucune omission commandée par le
goût.
M. de Laharpe n'avait pas seulement traduit Suétone
avec beaucoup de légéreté ; il s'était encore fourvoyé
très-souvent , et avait fait de grosses bévues dont quelques-
unes sont devenues célèbres. Elles furent durement
relevées dans un journal ennemi ; et c'est là qu'on
a été puiser quelques corrections dont on s'est servi
pourune nouvelle édition de la traduction de Laharpe ,
donnée il y a deux ans. Il s'en faut que toutes les erreurs
en aient disparu; mais n'y eût-il plus ni contre-sens , ni
impropriétés de termes notables , le systême général de
la version n'en serait pas moins demeuré vicieux. Il eût
fallu la refondre entiérement , et cela n'eût pas été
beaucoup plus facile que de la refaire.
C'est ce dernier parti qu'a pris M. Maurice Lévesque.
Mettant également à profit ce qu'il y ade bon et de
78 MERCURE DE FRANCE ,
mauvais dans l'ouvrage de Laharpe , sé servant de l'un
sans scrupule , mais sur-tout évitant l'autre avec un
soin extrême , il me paraît avoir traduit Suétone à peu
près aussi bien qu'il est possible de le faire. Rien n'est
omis ; tout est rendu , sinon avec une précision et une
élégance toujours égales , du moins avec une fidélité qui
ne se dément jamais. Le sens de quelques passages pourrait
être combattu; mais c'est qu'alors l'original , soit
obscurité , soit ambiguité , donne lieu à diverses interprétations
; et sans doute le traducteur ne s'est décidé
pour l'une ou pour l'autre qu'après avoir consulté les
textes et les commentaires les plus estimés. Suétone rapporte
beaucoup de vers latins et grecs qui ont été faits
pour ou contre les empereurs , ou que ceux-ci ont cités
dans certaines circonstances. Labarpe , sans autre raison
que son caprice ou sa paresse , les a souvent traduits
en prose, et lorsqu'il a pris la peine de les traduire en
vers , il les a toujours plus ou moins paraphrasés.
M. Maurice Lévesque n'a point pris de ces libertés : il a
a rendu les vers par des vers , et s'est attaché à en conserver
entiérement le sens , le tour et la concision . C'est
dans cet esprit , c'est d'après ces principes qu'il a fait
toute sa traduction, et c'est lui sur-tout qui peut dire
qu'en lisant son Suétone français , on lira le Suétone
latin, sans autre différence que celle de l'idiome. Laharpe
, je dois l'avouer , a , sur M. Maurice Lévesque ,
l'avantage d'un style plus facile , plus élégant et plus
châtié; mais en tout le reste , il est d'une infériorité
marquée . Il m'est impossible de le prouver , parce
qu'il faudrait pour cela rapporter des passages plus ou
moins nombreux , plus ou moins étendus des deux versions
, et citer en même tems le texte , sans lequel on ne
pourrait justement décider entr'elles. De tels rapprochemens
occuperaient trop d'espace . Je me bornerai à
dire que j'ai lu attentivement la vie de Tibère dans l'orígiual
et dans les deux traductions , en les comparant
entr'eux à chaque phrase , et que j'ai noté dans la traduction
de Laharpe une vingtaine d'endroits où le sens
est manifestement altéré , tandis qu'il est constamment
respecté dans les passages correspondans de la traduction
nouvelle. On vajuger , par un petit nombre d'exem-
:
AVRIL 1808.
79
1
!
t
ples , avec quelle négligence Laharpe a traduit , et combien
il était à la fois facile et nécessaire de mieux traduire
Suétone.
Lorsqu'Auguste eut les honneurs du triomphe , après
labataille d'Actium, Tibère , jeune encore , fit partie du
cortége. Suétone dit qu'il était sur le cheval de trait de
gauche , et Marcellus sur celui de droite : sinisteriore
funali equo , Marcellus dexteriore. Suivant M. de Laharpe,
il suivit à cheval le triomphe , et il était à la
gauche du char. Sans doute il est assez peu important
que Tibère ait monté en cette occasion un cheval de
selle ou un cheval de trait ; mais enfin un traducteur est
tenu à rendre fidèlement son auteur ; et quelques gens
d'ailleurs peuvent ne pas apprendre sans intérêt qu'à
Rome un jeune prince , destiné à l'empire, conduisait
l'un des chevaux du char de triomphe , comme ferait
ici en pareil cas un homme des écuries. Ce petit détail
d'antiquité peut jeter quelque lumière sur des bas-reliefs
où serait représentée uue pompe triomphale.
Tibère , allant de Rome à Rhodes , apprit qu'Auguste
était malade , et il s'arrêta. Le bruit courut qu'il ne s'arrêtait
que pour attendre des nouvelles plus décisives ;
afin de le faire cesser, il continua sa navigation et profita
de tous les tems qui n'étaient pas contraires , tantùm
non adversis tempestatibus . M. de Laharpe dit
qu'il s'embarqua parrin très-mauvais tems . Cela fait un
gros contre-sens .
: 1
Lorsqu'on apporta au sénat le testament d'Auguste ,
les seuls sénateurs furent admis à reconnaître dans la
salle même , les signatures ou les cachets qu'ils y
avaient apposés ; les autres reconnurent les leurs hors
de la salle : ceteris extra curiam signa agnoscentibus .
Laharpe traduit : les autres reconnurent de loin leur
signature . Pourquoi n'avoir pas rendu littéralement
extrà curiam ? C'est là proprement éviter l'exactitude ,
tout exprès pour tomber dans une espèce d'absurdité.
Onpourrait citer dix autres passages où M. de Laharpe
semble avoir pris plaisir à dénaturer les faits , en
substituantune expression fausse à l'expressionvraie et nécessaire:
celle-ci se présentait d'elle-même , par quel singulier
travers d'esprita-t-il été chercher l'autre ? Suétone
80 MERCURE DE FRANCE,
dit que Tibère avait les articulations de la main gauche si
fortes qu'avec son doigt il perçait une pomme saine et
non mûre encore , ut recens et integrum malum digito
terebraret. Terebrare veut dire percer et ne dit absolument
que cela; percer est une action distincte que ce
seul mot représente. M. de Laharpe ne veut pas qu'il en
soit ainsi , et il nous apprend que Tibère écrasait cette
pomme, au lieu de la percer. On ne conçoit pas cette
négligence , ou plutôt cette bizarrerie.
La traduction de M. Lévesque est exempte de toutes
ces fautes. Elle se recommande encore par quelques accessoires
intéressans; l'un des plus utiles est une table
analytique placée à la tête de chaque vie , et offrant , par
ordre de numéros , l'indication précise de ce que chacun
d'eux contient. AUGER .
HISTOIRE D'HOMÈRE ET D'ORPHEE ; Ouvrage lu
deux fois à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France ; par M. DE SALES ,
membre de cette Académie. Un vol. in- 8°. Chez
Arthus-Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 25.
-1808.
IL faut pour lire les commentateurs , les scoliastes
en général , un courage qui n'est pas donné à tout le
monde , parce que très-souvent où l'on cherche de l'instruction
, on ne trouve que de l'ennui ; où l'on espère
voir le texte s'éclaircir , on voit s'épaissir de plus en
plus les ténèbres; où l'érudition ne devrait paraître qu'à
propos , elle se montre sans raison ; et même alors ,
au lieu de s'exprimer en peu de mots , se perd dans
unlong et froid bavardage. Quant à moi , je l'avoue,
à ma honte peut-être , je lis rarement ces écrivains
qui emploient deux mortelles pages à disserter sur la
place que doit occuper une virgule. Je ne nie point
l'utilité de leur travail ; mais je voudrais que , pour
arriver au but où ils tendent , ils ne prissent pas toujours
le plus long et ne fissent pas , comme cela leur
arrive par fois, tant de chemin inutilement.
Je ne me serais point exprimé si librement sur le
compte
OEPE
DE LAS
-
e
5
AVRIL 1803. 81
compte des scoliastes , avant d'avoir lu l'ouvrage de
M. de Sales; mais comme il m'a prouvé qu'on pou
vait être érudit sans être lourd , sec , diffus et en
nuyeux,je ne me suis point fait un scrupule de parler
avec quelque irrévérence de ceux qui souvent m'instruisent
peu , et très-souvent m'ennuyent beaucoup .
Mais n'allons pas nous faire des querelles ; tâchons , au
contraire , de vivre en bonne union , s'il est possible ,
avec toutes les bonnes gens qui composent la bonne
république des lettres .
Y a-t-il eu un Homère ? Quelle a été sa patrie ?
A quelle époque est-il né ? Voilà les trois problêmes
que M. de Sales s'est proposé de résoudre sur la personne
du plus grand des poëtes.
Le premier lui semble la plus complète des absurdités,
car l'existence de l'artiste paraît évidemment démontrée
par l'existence de l'ouvrage , mais M. de Sales ne se
contentepoint de cet argument dont les sceptiques pour
raient ne pas se contenter eux-mêmes. Il expose successivement
tout ce qui a été dit ou répété par Annius
de Viterbe , maître du sacré palais , sous Alexandre VI,
éditeur inepte , comme il l'appelle, de quelques manuscrits
vrais où supposés ; par le docteur Bryant ,
auteur d'une dissertation écrite en anglais , sur la guerre
de Troye ; par le professeur Wolf, sur-tout , savant
plein de mérite et qui jouit , en Allemagne , de la
plus juste célébrité. Ces divers écrivains ont également
essayé de prouver qu'Homère n'a point existé, et le
dernier , en admettant son existence, veut du moins
que ce ne soit qu'un rapsode par excellence qui a jeté
les fondemens d'une espèce de pyramide que ses successeurs
, pendant plusieurs siècles , ont conduite lentement
jusqu'à sa dernière assise. Je n'accompagnerai
pas M. de Sales dans ses recherches laborieuses , je
ne le suivrai pas dans ses judicieuses réfutations , je
n'en offrirai que le résultat.
Antimaque faisait naître Homère à Colophon ; Aristarque,
à Athènes; Pindare , à Smyrne ; Aristote , daris
l'ile d'los ; Simonide, dans celle de Chio ; Suidas , en
Chypre, en Crête, en Thessalie et à Clazomène ; d'au
tres , à Pylos , à Rhodes , à Mycène , à Ithaque
F
82 1 MERCURE DE FRANCE ,
Salamine et à Argos ; de sorte que l'on aurait pu, ž
la seule trace du nom de ce grand poëte , apprendre la
géographie de l'Asie Mineure , du Péloponèse et de
l'Archipel. Les peuples qui entretenaient avec les Grecs
des relations de commerce ou d'intérêt politique , tentèrent
, à leur tour , de naturaliser parmi eux un homme
au souvenir duquel s'attachait tant de renommées .
Ephore le fit originaire de Cumes ; Lucien , dans une
Histoire véritable qui n'est qu'un tissu de Contes , met
son berceau à Babylone ; Athénée , dans son banquet
des sophistes , en fait un Syrien ; un autre le prétend né
à Troye : la Lucanie , la Méonie , la Lydie , Ia Phrygie
devinrent tour à tour le siége de ses premières aventures
: l'Italie même et Rome sa capitale passèrent dans
un lexique pour lui avoir donné le jour. Un grand
nombre d'écrivains , mais dont aucun n'a un nom ,
excepté Anaxagore, le supposèrent égyptien et né dans
la fameuse Thèbes , aux cent portes , des bords du Nil.
Ainsi les trois parties du globe alors connu , l'Europe ,
l'Asie et l'Afrique lui offrirent une patrie ; mais lorsqu'il
ne vivait plus depuis long-tems que dans la mémoire
des hommes .
Au milieu de tant d'incertitudes , M.de Sales , conciliant
les écrivains dont l'opinion est de quelque poids ,
donne à Homère deux patries au lieu d'une ; la première
naturelle , Smyrne , où il naquit ; et la seconde
adoptive , Chio , où il résida une grande partie de sa
vie , où la reconnaissance publique le consola de sa
longue adversité, où il contracta les noeuds du mariage.
Sa mère s'appelait Crithéis ; c'était une orpheline dont
Cléanax son tuteur abusa ; Homère fut le fruit de cette
union illégitime.
Après avoir prouvé qu'Homère a existé , après avoir
découvert le lieu de sa naissance , il fallait fixer l'époque
où il a vécu. M.de Sales , prenant pour guide la chronique
des marbres de Paros , met un intervalle de 2707
ans entre la création de l'Iliade et l'ouverture de notre
dix-neuvième siècle. Quant à l'année où mourut Homère
, elle est restée incertaine ; les seuls renseignemens
que l'on ait sur ses derniers momens , c'est que
dans une dernière navigation qu'il méditait au PélopoAVRIL
1808. 83
i
nèse , étant déjà vieux , une indisposition grave le ſorça
de relâcher dans l'île d'Ios , qu'il y termina sa vie , et
qu'il fut enseveli sur le rivage par un serviteur de confiance
appelé Scindase qui fut condamné a une amende
de mille drachmes pour n'avoir pas brûlé le corps de son
maitre , et s'être contenté de le couvrir d'un peu de ,
terre.
De ces détails toujours présentés avec intérêt , et appuyés
d'autorités qui paraissent irrécusables , M. de
Sales passe aux voyages d'Homère. <<< Ils furent nombreux,
et l'on aurait pu en composer des périples ,
si ses Mémoires avaient échappé aux ravages du tems.
En effet , les villes sont situées , les montagnes s'élèvent ,
les rivières ont leur cours dans l'Iliade et dans l'Odyssće
comme dans la nature. » Il est plus que probable ,
ajoute M. de Sales , qu'Homère , long- tems pauvre et
aveugle , mais se consolant de tout avec son génie ,
exécuta la plupart de ses voyages en vivant presque
uniquement de la déclamation de ses vers. La mendicite
d'Homère afflige M. de Sales ; il paraît même qu'il n'en
peutpas supporter l'idée; et il essaye d'expliquer dans un
chapitre, entiérement consacré à ce sujet , ce que signifiait
le mot mendicité au tems où vivait Homère , mot
qui ne désigne , selon lui , chez les peuples neufs , que
le droit si beau de resserrer les liens de la grande famille
en demandant l'hospitalité. Je conçois que M. de
Sales gémisse en pensant que le plus grand poëte qui
ait jamais existé ait été réduit à demander l'aumône ,
mais qu'il se croie obligé de prouver qu'il ne l'a pas
demandée, et cela pour combattre les envieux qui lui
ont reproché sa misère , en vérité je ne le conçois pas.
Homère mendiant en est-il moins le chantre de l'Iliade
et de l'Odyssée ? Et l'homme qui observe et qui pense
ne trouve-t-il pas une ample matière à réflexions dans
l'image que lui présente un génie supérieur , extraordinaire
, méconnu de ses contemporains , errant de
ville en ville, rebuté presque partout, réduit à la dernière
indigence et subsistant à peine , avec uu talent
sublime , de ce qu'il obtient d'une pitié avare ?
M. de Sales quitte la personne d'Homère pour parler
de ses ouvrages , etle passage suivant prouvera qu'il ne
E2
84 MERCURE DE FRANCE ,
les adınire pas sans les connaître et sans les apprécier.
« C'est principalement , dit-il , par les grandes et belles
images que le style d'Homère acquiert du mouvement ,
de l'ame et de la vie. Tout prend un aspect pittoresque
sous sa plume ; le naufrage d'un héros est une lutte avec
un fleuve qui s'embrase ; la rapidité de la marche d'un
immortel se peint par des coursiers qui font un pas ,
et au quatrième se trouvent aux limites du monde.
Junon ne s'amuse pas à combattre froidement avec des
discours la bienveillance de son époux pour lesTroyens,
elle va emprunter de Vénus la ceinture des grâces pour
réveiller la tendresse conjugale et donner à Neptune le
tems de secourir les Grecs humiliés pendant le sommeil
de Jupiter. Mais ce qui distingue essentiellement
l'imagination d'Homère de celle des Orientaux , c'est
qu'elle réside dans les choses plutôt que dans les mots.
Il est rare qu'il fasse usage de la métaphore : quand
il s'élève , c'est sa pensée qui s'agrandit, et l'expression
reste simple. La figure qu'il emploie le plus fréquemment
est l'onomatopée , ou l'imitation des choses par les
sons. Il est difficile , quand on a l'oreille un peu exercée ,
de ne pas reconnaître , dans la déclamation accentuée
de ce grand poëte , le vent qui secoue les feuilles d'un
arbre ou qui déchire les voiles d'un navire , la flèche
qui siffle dans l'air , ou le tonnerre qui gronde au loin
dans les nuages. Une autre perfection du style enchanteur
d'Homère dérive d'une sorte de mollesse heureuse
qui le caractérise. Quand sa pensée ne s'élève pas , son
hexamètre ne semble que la prose harmonieuse d'un
homme de goût. Ces espèces d'ombres qui préparent
l'explosion d'une vive lumière , sontd'un effet magique ;
et cette mollesse qui semble servir de transition aux
grands traits de génie, se concilie avec l'image heureuse
d'un ancien qui comparait le style de l'auteur de l'Iliade
à l'essieu d'un char qui, après une marche prolongée
avec art, s'embrase par sa propre rapidité. >>>
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que je ne présente
que de très - petits croquis des tableaux tracés
parM. de Sales ; mais le cadre mis à ma disposition , ne
me permet pas de faire davantage. Je laisse donc Homère
pour venir à Orphée.
AVRIL 1808 . 85
Le nom d'Orphée , grâce à la fable et aux prodiges
qu'elle raconte de lui , grâce sur-tout à cet épisode si
beau et si touchant, dont Virgile a enrichi le quatrième
livre de ses Géorgiques , est un de ceux qui s'imprimentle
plus universellement dans la mémoire des hommes. Mais
l'existence d'Orphée n'est-elle qu'un rêve de la fable et
de l'imagination poëtique , ou ce personnage fameux
appartient- il réellement à l'histoire ? M. de Sales , d'après
les recherches qu'il a faites sur ce dernier point ,
n'en fait aucun doute. « Orphée civilisa des peuples sanvages
et leur donna des moeurs et des lois. Il écrivait ,
presque sans modèle, sur la plupart des matières qui
sont du ressort de l'entendement humain : ajoutons qu'il
était à la fois hiérophante des mystères et médecin ;
c'est-à-dire qu'il éckirait et guérissait tour à tour
l'homme qui lui devait de n'être plus barbare ; on aurait
dit que , grâces aux végétaux bienfaisans dont il se
faisait le dispensateur , et à la religion tutélaire dont il se
faisait l'apôtre , il se plaçait entre la nature et la providence.
>> Quant à sa naissance , M. de Sales la fait remonter
à trois mille cent ans environ .
Ces assertions ont cependant , et M. de Sales ne le dissimule
pas , de redoutables contradicteurs, tels qu'Aristote,
Cicéron, Vossius etHuet, lesavant évêque d'Avranches.
Mais Cicéron nie l'existence d'Orphée sur l'autorité
d'Aristote ; et en lisant les ouvrages de ce dernier , on
n'y trouve pas une seule ligne où il soit question d'Orphée.
Quant à Vossius et à Huet, ils n'ont fondé leur
opinion que sur celle de Cicéron ; or Cicéron n'ayant
pour lui aucune preuve de ce qu'il avance , il est clair
que l'on peut récuser ceux qui argumentent d'après son
témoignage. Voici d'ailleurs des noms assez imposans
à citer en faveur de l'existence d'Orphée : Pindare , qui
le mit au nombre des héros qui entreprirent l'expédition
si connue sous la dénomination de Voyage des Argonautes
; Aristophane qui , dans sa comédie des Grenouilles
, fait dire à Eschyle qu'Orphée apprit à l'homme
à s'abstenir de meurtres , et lui donna les chaînes tutélaires
de la religion; Euripide qui en fait mention dans
son Hyppolite et dans un choeur de son Alceste; des
orateur grecs , tels qu'Isocrate et Dion Chrysostome ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
qui ont parlé de ses ouvrages sans exprimer de doutes
sur son existence ; des philosophes , tels que Platon
dont la plupart des dialogues , et particulièrement le
Cratyle ,le Banquet et le huitième livre des Lois , respirent
la vénération pour lui et pour ses ouvrages ,
Hérodote qui , d'après son antique renommée , le met en
parallèle avec Pythagore , etc. , etc. , etc. M. de Sales
termine ce qu'il croit pouvoir appeler sa démonstration
historique de l'existence d'Orphée , et sa réfutation de
quelques anciens et modernes , autres que ceux que j'ai
déjà nommés , qui l'ont niée , par ce trait de Pausanias
qui , selon lui vaut un monument ; c'est qu'il y avait
une famille grecque du nom de Lycomides , qui, de
tems immémorial , apprenait par coeur les poëmes
d'Orphée , et les chantait dans la célébration des Mystères
,
On est étonné , en lisant les anciens , du nombre
étonnant d'ouvrages qu'Orphée avait composés ; il ne
nous en reste qu'un poëme incomplet sur les pierres ,
des hymnes et un poëme sur le Voyage des Argo→
nautes , encore M. de Sales craint-il que nous ne le devions
à une fraude pieuse des premiers chrétiens , ou
qu'ils n'aient été rajeunis sous la plume de quelques admirateurs
d'Orphée , tels que Phérécide , Onomacrite et
Pythagore. J'invite au surplus les amateurs à lire , dans
le mémoire que j'ai sous les yeux , la discussion dans
laquelle s'est engagé M. de Sales , et je ne doute pas
qu'ils ne soient satisfaits de la manière dont il en est
sorti . Au total , le volume qu'il vient de publier manquait
à la littérature érudite , et lui donne de nouveaux
titres à l'estime et à la reconnaissance de ceux qui lisent
pour s'instruire. On doit lui savoir gré , sur-tout , d'avoir
jeté de l'intérêt sur des matières un peu arides , et
d'avoir prêté à l'érudition et à la dialectique un style
élégant et animé. Je ne me permettrai qu'une seule observation
critique, M. de Sales dit : Wolf est un des
écrivains qui a travaillé .... , et cette locution se trouve
plus d'une fois dans son ouvrage : c'est une faute. Les
Grammairiens veulent qu'on dise : Wolf est un de ces
écrivains qui ont travaillé.... , ou bien celui de tous les
écrivains qui a le mieux traité.... Je prie, au surplus
AVRIL 1808 . 87
M. de Sales de croire que si je relève cette faute , c'est
que je le regarde comme undes écrivains qui peuvent
faire autorité. VIGÉE.
VARIÉTÉ G.
SPECTACLES. -Académie impériale de musique. -Première
représentation de la reprise de Chimène.
La reprise de cet opéra n'a pas produit tout l'effet qu'on
avait droit d'en attendre : la faute ne peut en être à la musique
, connue depuis long-tems pour être une des meilleures
productions de Sacchini . Le poëme , sans être exempt
de reproche , est cependant assez bien coupé pour la scène
lyrique , et le plus grand éloge qu'on puisse en faire , c'est
dedire qu'il retrace encore quelques-unes de ces situations
enchanteresses qui nous ravissent dans le chef- d'oeuvre du
grand Corneille , dans le Cid. Cherchons donc ailleurs la
cause de la froideur avec laquelle Chimène a été entendue , et
peut-être la trouverons-nous dans la nouvelle distribution
des rôles. Loin de nous l'intention d'affliger un acteur longtems
utile au théâtre de l'Opéra , et de décourager un talent
naissant : mais la vérité nous force à dire que Lainez et
Mlle Joséphine Armand nous ont paru placés peu favorablement
dans les rôles de Rodrigue etde Chimèennee ;; quelque
chaleur que M. Lainez y ait déployée , celui de Rodrigue
dermande peut-être toute la grâce et la fraîcheur de la jeunesse
, ne serait-ce que pour excuser un peu Chimène : mais
le rôle de cette dernière , qui est le principal de l'ouvrage ,
exige impérieusement un talent fait sous le double rapport
et du jeu et du chant. Mlle Joséphine Armand donne , à la
vérité , de grandes espérances ; mais le spectateur ne jouit
pas dans l'avenir , le présent est tout pour lui ; il se plaît à
donner des encouragemens à qui promet : mais aussitôt que
l'on se charge d'un rôle aussi important que celui de Chi
mène , il devient difficile à contenter. Il n'y a maintenant à
l'Académie impériale de musique , que Mme Pranchu qui
puisse chanter et jouer Chimène : nous aurions désiré que
l'on eût attendn , pour remettre cet ouvrage , que cette célèbre
actrice eût été en état de le jouer ; peut-on douter
qu'alors il n'eût produit beaucoup plus d'effet ?
Lamusique est la partie brillante de l'opéra de Chimène :
elle est riche , et cependant toujours dramatique ; la mélodie
en est non-seulement pure , touchante , forte , mais
expressive et vraie. La première fois que l'on entend
1
88 MERCURE DE FRANCE ,
cette musique on ne peut en découvrir toutes les beautés ;
ce n'est qu'à la seconde ou troisième représentation que
l'on peut donner une portion de son attention à la partie de
l'orchestre , et l'on y découvre une foule de détails charmans
si bien calculés , qu'ils font encore mieux sentir tout
le charme du chant principal. Laïs joue le rôle du Roi ;
on regrette qu'il n'ait qu'un seul air à chanter. Dufresne
représente don Diègue , et ce ne peut être que par compiaisance
qu'il se sera chargé d'un rôle trop fort pour lui .
Théâtre Feydeau. - Représentation au bénéfice de Mme
veuve Dozainville .
Cette représentation avait attiré beaucoup de monde , on
devait y jouir pour la dernière fois du talent enchantcur
de Mme Saint-Aubin. La retraite d'une actrice aussi célèbre
est un événement important au théâtre , et le public a
paru sentir vivement toute l'étendue de la perte qu'il allait
faire ; mais pour adoucir ses regrets Mme Saint-Aubin lui a
présenté dans cette soirée Mme Duret et Mlle Alexandrine
ses filles : la première , quoique très-jeune encore , est déjà
une de nos meilleures cantatrices , et sa rentrée au théâtre
Feydeau permettra de remettre à la scène quelques-uns des
meillçurs opéras du répertoire dont les amateurs sont privés
depuis long-tems. Mlle Alexandrine qui ne doit débuter définitivement
que dans deux ans , paraît se destiner à l'emploi
dés ingénuités , et la nature l'a douée de tout ce qui peut
faire réussir .
Après la toile baissée , les spectateurs ont voulu revoir
Mue Saint-Aubin et sa famille , et se sont plu à lui prodiguer
les témoignages de l'intérêt le plus marqué et le plus
mérité,
INSTITUT DE FRANCE.
B.
LA Classe de la langue et de la littérature françaises de
l'Institut a tenu , le 6 avril , sa séance publique , présidée
par M. de Ségur. Les membres des autres Classes y assistaient
en grand nombre. L'auditoire était aussi très-nombreux
, et Pon y distinguait plusieurs princes , ambassadeurs
et autres étrangers de marque. Le sujet du prix d'éloquence
que la Classe devait distribuer , excitait un grand intérêt ;
c'était l'éloge de Pierre Corneille. On savait que le Discours
couronné n'avait pas seulement obtenu l'approbation de ses
juges , mais que leurs suffrages avaient été accompagnés des
témoignages d'une satisfaction au-dessus de l'ordinaire ; et ,
ce qui ajoutait à l'intérêt , on savait que l'auteur de ce Dis
AVRIL 1808. 89
cours, qui avait déjà obtenu l'accessit il y a deux ans , pour
P'Eloge de Boileau , et l'année dernière un prix, pour un
Discours en vers sur les Voyages , était un jeune homme de
vingt-deux ans. Les dispositions bienveillantes de l'Assemblée
se sont annoncées lorsque M. Victorin Fabre est entré
dans la salle , un moment avant l'arrivée de l'Institut : il a
été couvert d'applaudissemens.
Après le rapport de M. le secrétaire perpétuel sur le
concours , lu par M. Legouvé , le même académicien a aussi
lu la proclamation des prix. La Classe avait proposé pour
la troisième fois pour sujet du prix d'éloquence le Tableau
littéraire de la France au XVIII siècle. Elle n'a point
encore été entiérement satisfaite des ouvrages qui lui ont
été adressés ; elle propose ce beau sujet pour la quatrième
fois. Elle a annoncé dès l'année dernière que le sujet du
prix de poësie qui sera décerné en 1809 , était les Embellissemens
de Paris . Elle annonce aussi d'avance , pour sujet
du prix d'éloquence qui sera décerné l'an 1810 , l'Eloge de
Jean de La Bruyère .
M. le Président ayant proclamé le prix de cette année ,
M. Victorin Fabre a reçu de ses mains la médaille , au
bruit des plus vifs applaudissemens. M. de Fontanes a lu
l'Eloge de Corneille , et a été souvent interrompu par l'expression
la plus éclatante de l'approbation publique. Ce sujet
vaste a paru embrassé dans toute son étendue , et traité avec
autant d'ordre que de chaleur et de véritable éloquence.
Le style en est travaillé sans avoir rien de pénible et semê
d'expressions fortes et hardies qui ne sont jamais bizarres .
Ces qualités devenues très-rares, font penser que ce Discours ,
si universellement applaudi à la lecture publique , gagnera
encore à l'examen du cabinet. On a sur-tout distingué parmi
les beautés du premier ordre , un morceau aussi neuf que
dramatique , où l'auteur nous transporte avec lui à la première
représentation du Cid , dont il renouvelle en quelque
sorte et nous fait partager les effets ; et la réponse pleine
de justesse , de force et de mouvement qu'il fait à ceux
qui ont prétendu que l'admiration n'est pas un ressort vraiment
tragique , réponse qu'il tire des principaux chefs-d'oeuvre
de Corneille , où l'admiration se réunit à la pitié et à
laterreur.
a
1
M. Legouvé a lu ensuite quelques fragmens du discours
qui obtenul'accessit , et des deux discours qui ont obtenu
des mentions honorables. L'auteur du premier est M. Auger
qui remporta le prix , ily a deux ans , pour l'éloge de Boileau
, et qui , dans celui-ci encore, si l'on en juge par les
90 MERCURE DE FRANCE ,
fragmens , a montré un talent très-distingué. L'auteur du
second ne s'est point fait connaître; celui du troisième est
M. Chazet , dont le style a paru avoir de l'éclat et de la chaleur.
Ces différens morceaux ont été vivement et justement
applaudis.
La séance a été terminée par des fragmens du troisième
chant du Poëme de la nature de feu M. Le Brun , lus par
M. François ( de Neufchâteau ). On y a applaudi de trèsbeaux
vers , et sur-tout un magnifique tableau du siècle de
Louis XIV.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 8 Février.-
Transférera-t-on ailleurs le siége du gouvernement , ou le
laissera-t-on subsister là où il est? Voilà une question qui ,
depuis le 2 de ce mois , est vivement agitée dans le congrès
sans qu'il y ait encore rien de décidé. Ceux qui sont pour la
translation n'ont eu jusqu'ici contr'eux qu'une majorité de
deux voix , et il est probable qu'elle se soutiendra dans les
débats suivans , et qu'ainsi le siége du gouvernement sera
maintenu à Washington.
Un autre objet qui occupe beaucoup le congrès , ce sont
les différens plans proposés pour les fortifications de New-
Yorck. Il paraît qu'on ne veut rien épargner pour mettre
cette placeà l'abri de toute insulte de la part des Anglais ,
contre lesquels tout le monde croit que la guerrrree estinévitable
. Les partisans de l'Angleterre voudraient la détourner ,
mais le gouvernement et la très-grande majorité des habitans
, semblent la désirer ardemment.
- RUSSIE, -Riga, le 16 Mars . La dernière opération
de l'armée russe a été de s'emparer de Tavastheus , point
central où aboutissent toutes les communications du pays .
On n'y a trouvé aucune résistance. Il y avait un petit fort
qui a été abandonné. Deux mille hommes au plus couvraient
, dit-on , cette place ; ils se dispersèrent à l'approche
des Russes .
Le corps du général Tutschkoff s'est emparé des places
de Saint-Michel et de Christina où était la flotille suédoise
des lacs . Elle a été brûlée par les Suédois. Ce corps marchait
sur Tavastheus. Cette place ayant été occupée par le
général Buxhowden , il se porta sur Vasa.
AVRIL 1808 .
91
L'armée du général Buxhowden , dite la grande , se dirige
de Tavastheus sur Abbo. Plusieurs régimens de réserve se
portent à Sweaborg qu'on avait seulement masqué jusqu'alors.
Les assiégés cassent les glaces qui environnent Sweaborg.
Lepoint le plus faible de la place est du côté de terre , mais
il est garni , dit-on , de 400 bouches à feu. On commencera
par jeter des bombes dans la place. On parle aussi d'un
assaut.
ALLEMAGNE. - Vienne , le 19 Mars . - L'ambassadeur
de Russie près la cour de Vienne , M. le prince de Kurakin ,
aremis une note à M. le comte de Stadion, ministre des
affaires étrangères , pour lui notifier les mesures que l'Empereur
de Russie a été obligé de prendre contre la Suède .
La déclaration que la cour de Pétersbourg a publiée à ce
sujet , a été également communiquée. On assure généralement
que l'Autriche , qui s'est jointe aux autres puissances
continentales contre l'Angleterre , et qui a rompu toute
espèce de communications avec cette puissance , adoptera le
méme systéme envers la Suède , dont le gouvernement persiste
à rester uni à la Grande-Bretagne ,
- ISTRIE.- Trieste , le 15 Mars .
M. Adair , ministre
d'Angleterre.près la cour d'Autriche, s'est embarqué hier
au soir sur un parlementaire autrichien pour se rendre à
Malte. Trieste a pris un aspect tout guerrier ; le côtes sont
hérissées de batteries sur tous les points où l'on pourrait
redouter un débarquement de la part de l'ennemi.
BAVIÈRE. - Munich , le 20 Mars . - Tout annonce que
la nouvelle organisation de la Bavière est sur le point de
s'effectuer. Le ministère s'en occupe avec activité , et l'on
assure que ce grand travail ne tardera pas à être achevé.
Nous rapporterons une partie des bruits qui circulent à ce
sujet , sans prétendre en aucune manière les garantir. On
prétend que cette organisation sera calquée en partie sur
celle qui a été adoptée pour le royaume de Westphalie , et
quiy est actuellement en vigueur. On adoptera , entr'autres ,
le système d'une représentation nationale , en supprimant
les Etats provinciaux dans les pays où il en existe. Le plus
grand nombre des représentans sera choisi dans la classe
des propriétaires ; il y en aura un certain nombre de pris
parmi les savans , les artistes , les négocians et les fabricans.
L'administration et la justice seront établies dans tout le
royaume sur un pied uniforme ; la première sera exercée
par un seul fonctionnaire , ayant sous lui des agens subor,
donnés; lajustice , entièrement séparée de l'administration ,
92 MERCURE DE FRANCE,
sera confiée à des colléges , comme elle l'a été jusqu'à présent.
La noblesse sera maintenue dans tous ses droits honorifiques
, et conservera quelques-uns de ses droits réels , tels
que lajurisdiction patrimoniale; elle perdra ses priviléges
exclusifs , entr'autres le droit de ne point comparaitre deyant
les jurisdictions ordinaires , l'exemption des impositions
et charges publiques , etc. Enfin,le Code Napoleon sera
introduit comme loi civile , avec quelques modifications demandées
par les usages et par l'habitude des anciennes lois
bavaroises .
On est actuellement occupé d'une nouvelle division
territoriale du Tyrol et de quelques autres changemens dans
cette province. On se propose cependant de les effectuer ,
sans que la constitution du pays en éprouve d'atteintes. Il
paraît qu'on se propose de convoquer , pour le mois de mai
ou de juin , une diete générale , à l'approbation de laquelle
on soumettra quelques- uns des nouveaux plans.
ROYAUME DE HOLLANDE. - Utrecht , le 31 Mars . - Le
29 de ce mois , S. M. a adressé au corps-législatif un message
très-important , contenant le budjet de 1808. Voici les
dispositions principales de ce projet de loi :
Les dépenses de l'exercice de 1808 sont fixées à 75,000,000
de florins (le florin de Hollande vaut 2 fr. 17 c. ), savoir :
Pour tous les ouvrages de digues , canaux , et autres
compris sous le nom dudépartement du
Waterstaal .
Les intérêts de la dette publique , et
pensions civiles et militaires.
La maison du roi , y compris la caisse
secrète , frais de couriers , conseil et secrétairerie.
Ministre de l'intérieur.
Celuide la marine et des colonies .
Celuide la guerre ,y compris l'extraordinaire
.
Gelui de la justice et police.
Dépenses iniprévues .
Total.
5,000,000
42,263,367 18 14
1,906,356 13 4
616,910
. 6,200,000
10,440,149 14
1,403,786 16
788,918 17 14
: 75,000,000
Les produits et revenus de toute nature étant insuffisans
pour payer cette dépense , il sera émis pour 40 millions de
papier, avec lequel on fera une partie des paiemens .
- ESPAGNE. - Madrid , le 24 Mars . Le grand- duc de
Berg , à la tête de l'armée française , est entré ce matin à
AVRIL 1808 . 93
n
ناو
12
s
00
15
14
وتلا
20
Madrid. La joie régnait sur tous les visages , et les Français
ont été accueillis avec tous les témoignages de la satisfaction .
Le grand-duc est descendu à l'Amirauté. Le gouverneur ,
les grands d'Espagne et les corps de la garnison lui ont été
présentés. Il les a reçus avec la plus grande amabilité. Les
troupes à cheval et une division d'infanterie sont casernécs
dans la ville. Plusieurs divisions sont campées sur les hauteurs
, sous des tentes .
Le corps du général Dupont est à Ségovie et à l'Escurial.
La tranquillité est entiérement rétablie à Madrid , et nous
sommes certains qu'elle ne sera plus troublée.
Le 18 mars , veille de son abdication , le roi Charles IV
a fait publier la proclamation suivante :
α S. M., prévenue du passage prochain des troupes françaises
par Madrid , se dirigeant ver Cadix, daigne faire part
de cet événément à son Conseil , et lui transmet entr'autres
sa volonté royale , pour que les troupes qui séjourneront à
Madrid ou dans les environs soient traitées avec tous les
égards, franchise , amitié et loyauté dus aux armées de l'Empereur
des Français , allié intime de S. M. En vertu de
quoi le Conseil publie la présente, et compte sur la fidélité
du peuple à observer strictement les ordres du roi. »
2
Le roi étant informé que S. M. l'Empereur des Français
et Roi d'Italie se proposait de Venir à Bayonné , a nommé
une députation composée de trois des premiers personnages
de son royaume, pour se rendre en cette ville , y féliciter
S. M. I. et R. , lui remettre, de la part de leur souverain,
les lettres qu'il lui écrit à cet effet, et lui témoigner ses sentimens
d'estime et d'admiration pour son auguste personne.
Catte députation est chargée d'accompagner S. M. l'Empereur
et Roi , dans le cas où il viendrait en Espagne. Les
personnes qui la composent sont le duc de Frias , le comte
de Fernand-Nunnez et le duc de Medina-Cooeli , tous trois
Grands-d'Espagne de preraière classe .
Avant l'arrivée de S. A. I. le grand-duc de Berg , lieutenant
de S. M. l'Empereur et Roi , M. le duc del Parque ,
Grand-d'Espagne , lieutenant- général des armées du roi;
avait été nommé par S. M. pour aller à la rencontre de
S.A. I. , et pour le complinienter à son quartier-général.
Depuis la destitution du prince de la Paix , de sa charge
de grand-amiral , S. M. a créé un Conseil suprême de marine,
qui sera présidé par elle-même en personne.
ROYAUME DE NAPLES .-Naples , le 22 Mars.- S. M. le
roi de Naples vient de reprendre les forts de Scylla et d
Reggio , seuls points que les Anglais conservassent sucora
gi MERCURE DE FRANCE ,
1
sur le continent de l'Italie. S. M. prévoyant tous les motivemens
posibles de l'ennemi , ordonna la formation de deux
corps qu''eellllee fit stationner entre Naples et les extrémités de
la Calabre .
L'un de ces corps était commandé par le général Saligny.
S. M. commandait en personne le second corps , et
veillait à la fois sur Policastro et sur Salerne. Les operations
du siége étaient confiées à M. le général Reynier.
Ce général jugea que la prise de Reggio devait précéder
celle de Scylla : en vain 500 bandits soutenus par 200 Anglais
, et venus de Catanella , crurent - ils surprendre nos
troupes dans la nuit , et interrompre les opérations ; le capitaine
Livron, à la tête d'un détachement dung régiment
de chasseurs à cheval , se porta contre eux , les repoussa ,
et tout ce qui ne put s'embarquer à la hate , fut jeté à la
mer et se noya.
Le 30 janvier , la ville de Reggio fut investie de toutes
parts , des canonniers ennemis s'approchent du rivage pour
inquiéter nos troupes ; les soldats se mettent à la nage , et
dans peu d'instans on voit notre infauterie s'emparer de
toutes les forces maritimes de l'ennemi. En vain un brick
anglais sort de Messine pour venir à leur secours : un nouveau
détachement se jette à la mer ; et après un combatde
deux heures , où le commandant anglais , nommé Glaston ,
fut tué , le brick se rend à nos troupes , après avoir perdu
19 hommes. Nous avons fait 56 prisonniers .
Le 1er février , la ville de Reggio fut prise ; le 2 , le château
capitula : 700 soldats et 67 officiers en sortirent dans
lamatinée du 23 , et déposèrent leurs armes sur les glacis .
On a trouvé dans Reggio plusieurs canons et beaucoup
de munitions et de vivres .
Aussitôt l'armée se porta vers Scylla. Le siége du fort
commença'vers le 11 février. On était entré , le 8 du même
mois , dans la ville. Dès le 15 , deux batteries battaient en
brèche. Le 17 , on aperçut 50 barques qui venaient prendre
la garnison: celle-ci , en s'embarquant reçut le fou de mitraille
de nos batteries , qui parvint même à couler à fond
un petit bâtiment chargé de 50 hommes . On a trouvé dans
le fort de Scylla 19 canons , 2 mortiers , 2 obus , 2 caronades
, beaucoup de munitions , et 450 barils de biscuit .
-Par un décret du 12 mars , toute correspondance avec
l'ennemi sera punie de mort. Quiconque se rendra sans
permission dans une place occupée par l'ennemi , ou en
reviendra sans se présenter immédiatement aux autorités du
lieu , sera regardé et puni comme espion,
AVRIL 1808 .
9
-Les revenus et biens d'un grand nombre de monastères
de capucins , de carmes , de dominicains , de servites , de
théatins , sont affectés , par ordre de S. M. à la dotation de
plusieurs colléges et maisons d'instruction publique.
(INTÉRIEUR. )
L'EMPEREUR NAPOLÉON est parti de Saint-Cloud le 2 avril
à onze heures du matin. S. M. va visiter les départemens
méridionaux de la France : elle est attendue à Bordeaux .
S. M. l'Impératrice est parti le 6 pour aller rejoindre son
auguste époux.
-Tous les différens qui existaient entre la France et la
régence d'Alger depuis l'élévation du nouveau dey sont terminés.
Les Génois ont été reconnus comme Français , les
Italiens comme amis. Les esclaves génois et italiens ont été
relâchés et sont arrivés à Marseille. M. Dubois Thainville ,
chargé d'affaires de France , a montré beaucoup de zèle
dans cette affaire , et a couru souvent des dangers.
ANNONCES .
Les Devoirs d'un Guerrier , ou Instructions d'un père à son fils sur
la profession militaire ; par F. M .... Un vol. in-8°. A Paris , chez le
Marchand , rue de la Harpe , nº 45 ; au Bureau du Mercure de France,
rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Bruxelles , chez Demat , libraire , place de
'Hôtel-de-Ville. Prix , 3 fr. , et 4 fr. franc de port .
Analyse d'un Cours du docteur Gall, ou Physiologie et Anatomie
du cerveau , d'après son systême et avec son approbation. Vol. in-8°
de 254 pages , papier fin . Prix , 3 fr . , et 4 fr . franc de port. A Paris ,
chez Giguetet Michaud , libraires , rue des Bons- Fnfans , nº 34.
Journal de Guitare ou Lyre , par les meilleurs auteurs ; publié à
Paris par P. et J. J. Leduc , éditeurs de musique , rue Traversière-Saint-
Honoré , nº 57. Prix, g fr . pour 48 numéros, et 9 fr. 50 c. franc de porta
On souscrit pour ce Journal à Paris , chez Sieber , marchand de musique
, rue de Richelieu , nº 28 , et chez tous les marchands de musique ,
les libraires , les marchands d'estampes , et les directeurs des postes de
toute la France, ainsi que pour les Journaux de piano et de harpe. Prix,
12 fr. , et 13 fr. 50 c. franc de port pour 24 livraisons .
Tables analytiques et raisonnées des matières et des auteurs ,
pour la nouvelle édition de l'Histoire naturelle de Buffon , rédigée par
C. S. Sonnini , membre de plusieurs Sociétés savantes . Ouvrage formant,
dans cent vingt-quatre volumes in-8°., un Cours complet d'Histoire
96 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808 .
naturelle; les premiers , au nombre de soixante-quatre , sont consacrés
P'histoire de la théorie de la terre , des minéraux , de l'homme , des
animaux , des quadrupèdes et des oiseaux; les autres sont partagés ainsi
qu'il suit : quatorze pour l'histoire des poissons , en y comprenant celle
des cétacées ; six pour celle des mollasques; huit pour celle des reptiles;
quatorze pour celle des insertes ; dix-huit pour celle des plantes ; par
P. Sue , professeur de médecine légale , à l'école de Médecine de Paris ,
trésorier de la même école , membre de plusieurs Sociétés savantes ,
nationales et étrangères . Trois volumes in-3°. Prix , 18 fr. , et 22 fr. franc
de port. A Paris , chez Dufar , libraire -éditeur , rue des Mathurins-
Saint-Jacques ; Arthus-Bertrand , rue Hautefeuille , nº 23.
MM. les Souscripteurs en retard pour leurs livraisons sont invités à
se compléter dans tout avril , présent mois ; passé cette époque , nonseulement
le prix sera porté à 6fr. le volume , mais l'Editeur pourra se
voir dans l'impossibilité de les compléter , ayant diminué progressivement
le tirage des livraisons .
Les Métamorphoses d'Ovide , représentées en cent quarante estampes
gravées au burin , sur les dessins des meilleurs peintres français , par
les plus habiles graveurs , accompagnées de la traduction française de
M. l'abbé Banier . Cinquième livraison. Prix de chaque livraison , composée
de six planches et du texte , sur grand-raisin vélin , franc de
port, 3 fr. 50 c.; le même , sur grand-raisin d'Auvergne , 2 fr. 50 с. А
Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4 , près celle Saint-
André-des-Arcs .
II paraît deux livraisons le premier de chaque mois , à commencer du
1er novembre 1807 .
L'ouvrage complet est composé de vingt-quatre livraisons , formant
deux gros volumes grand in-8°. Ayant attendu qu'il fût achevé d'imprimer
pour l'annoncer par souscription , ceux qui voudront prendre de
suite les vingt-quatre livraisons , ne paieront le papier vélin que 72 fr .
au lieu de 84 , et le papier grand-raisin fin d'Auvergne , que 48 fr. au
liende 60. Pour le port frane par la poste , on ajoutera 4 fr. La poste ne
se charge pas de livres reliés.- La reliûre en veau coûtera 6 fr.; en
veau filet, 8 fr.; et en veau filet tranche dorée, 10 fr.; en maroquin
rouge , vert ou bleu, 18 fr. par exemplaire,
L'Histoire des Douze-Césars , par Lévesque , 2 vol. in-86. annoncée
dans ce N° . , pag. 74 , est du prix de 12 fr. , et de 15 fr. fianc de port.
L'Histoire d'Homère et d'Orphée, par M. De Sales , in- 8° . annoncée
aussi dans ce N° . , pag. 80 , est du prix de 5 fr . , et de 6 fr. 50 c. franc
de port.
Ces ouvrages se trouvent au Bureau du Mercure , chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
(N° CCCLII . )
(SAMEDI 16 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
DEPE
DE
LA
S
cen
FRAGMENT
Du troisième chant d'un poëme de Josaph
::
L'AURORE enfin se lève , et sa douce présence
Au coeur de Zaluca semble rendre la paix ;
S'éloignant aussitôt de son riche palais ,
Elleporte ses pas vers la cabane obscure
Où Joseph sommeillait sur un lit de verduré :
Elle n'ose approcher , respecte son repos ,
Mais sa bouche bientôt laisse échapper ces mots :
« Il repose ; et son front , plus riant que l'aurore ,
Surpasse la fraîcheur du jour qui vient d'éclore ;
> Ses cheveux ,que balance un zéphyr caressant ,
>> Lui dérobent les traits du soleil renaissant ;
>> Le souris , qui se peint sur sa bouche mi-close ,
> Appelle le baiser sur ses lèvres de rose :
>>>Osons ! ... Mais insensée , arrête ton ardeur ;
>> Sélima seule hélas ! a des droits sur son coeur ! ...
>> Que dis-je ! ma grandeur , mon rang et ma naissance ,
>> Ne méritent-ils pas sa juste préférence ?
>> Sélima ! Sélima , tendre objet de ses voeux ,
Pourrait-elle en effet l'emporter à ses yeux ?
> Non ; Joseph àmes pleurs se montrera sensible ,
➤Je saurai l'émouvoir, et son ame paisible
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
>> S'allumant par degrés comme un rayon du jour ,
>> Lui-même enfin viendra se rendre à mon amour :
>> Il s'éveille ! ô bonheur ! ô fortuné présage !
» Amour , Dieu bienfaisant , seconde mon courage. ».
Elle dit , et bientôt prenant un air serein ,
<< Ne pleurez plus , Joseph , bénissez le destin ;
>> Je viens briser vos fers; mais que ce bois tranquille
» Soit désormais le lieu qui vous serve d'asyle .
>> Pourriez-vous , oubliant mes augustes bienfaits ,
» Aux monts de Chanaan vous fixer pour jamais ?
» Ah ! ne craindriez-vous pas que vos coupables frères
>> N'insultassent encore à vos longues misères ?
► Votre aspect rallumant leur jalouse fureur ,
>> Vous sentiriez bientôt renaître le malheur.
>> Montrez-vous moins rebelle à la voix qui vous presse .
Hélas ! répond Joseph accablé de tristesse ,
De vos soins généreux j'ai lieu de me louer :
Vos bienfaits me sont chers et je dois l'avouer.
Mais privé de Jacob , sur ces lointains rivages
Pourrais - je voir mes jours s'écouler sans orages ;
Où trouver dans ces lieux ma chère Sélima ! ...
Tu la vois à tes pieds , interrompt Zaluca ,
Ce mot m'est échappé , pardonne ma faiblesse.
Mes regards , mes soupirs , mes larmes ,ma tendresse
Ne te disaient- ils pas que mes soins et mes voeux
N'étaient que les transports de mon coeur amoureux ?
Pour toi, de vingt rivaux attachés à mes charmes
J'ai repoussé les dons , j'ai dédaigné les larmes...
Cherchant de mon palais les plus sombres détours ,
J'ai su dans le silence oublier leurs amours
En vain me poursuivant au fond de ma retraite ,
Ils m'offraient les soupirs de leur flamme indiscrète ,
Tes attraits sur mon coeur avaient plus de pouvoir ,
Puis-je espérer ? réponds ; ou bien du désespoir
Eprouvant les effets et la douleur profonde ,
Vais-je cacher ma honte aux limites du monde ?
11.
Joseph anéanti , s'écrie avec douleur :
Vous n'exigerez pas sans doute que mon coeur
De la noire imposture empruntant le langage ,
Réponde à votre ardeur par un faux témoignage .
Je ne pourrai jamais partager votre amour ! ...
Grand Dieu , toi que j'adore en cet humble séjour,
Près de ce même autel élevé pour ta gloire ,
AVRIL 1808.
D'Abraham , de Jacob flétrissant la mémoire,
Je pourrais oublier leurs antiques vertus !
Toi qu'appellent en vain mes regrets superflus ,
Sélima, tendre objet de ma peine cruelle ,
Ames premiers sermens je serais infidelle !
Ah ! que plutôt la mort dans ces tristes climats ,
En m'arrachant ton coeur , me donne le trépas :
Mourir pour la vertu , c'est vivre pour la gloire.
Epouse de mon roi , pourrais-je bien le croire ,
Vous, trahir vos devoirs ! vous , manquer à l'honneur !
Voyez l'égarement qui trouble votre coeur ;
Du remords qui vous crie entendez le langage.
Il se tait. Zaluca , frémissante de rage ,
<Vil esclave , dit-elle, oubliant mes faveurs,
➤ Oses-tu donc braver mes soupirs et mes pleurs ?
» Va , cruel , dans ces lieux expiant ton audace ,
> Tu paieras mes tourmens et ma longue disgrace.
>Auteur de tous mes maux tu connaîtras enfin
> Combien je puis punir ton superbe dédain.
> Aime ta Şélima , mais en vain , pour lui plaire,
>>Ton coeur insolemment rejette ma prière ;
» Tu vieilliras , barbare , au sein de ces climats .»
:
Joseph veut s'éloigner , elle arrête ses pas ,
Etsarobe, en fuyant,dans les airs élancée,
Aux mains de Zaluca demeure entrelacée.
Confondue , interdite , elle frémit d'horreur ;
Mais bientôt rappelant sa première fureur :
<<Je triomphe ! dit-elle , ô moment pleinde charmés !
>> Tu vas enfin tarir la source de mes larmes .
>Que le traître en cejour ressente mon courroux. » .
Elle dit, et volant aux pieds de son époux ,
Påle, les yeux hagards , plaintive , échevelée ,
<<Vengez-moi , Putiphar . Par Joseph outragée ,
» J'ai vu ce faible esclave , épris de mes attraits ,
» Elever jusqu'à moi ses coupables projets :
Cette robe! ... Mes pleurs vous apprennent le reste.
>>Punissez , o grand roi ! cet attentat funeste :
► Que vos cachots ouverts me vengent de l'affront
► Qu'un mortel téméraire imprimé sur mon front. »
G. A.
99
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
VERS SUR L'ÉDUCATION , D'OVIDE ,
Extraits de la Préface de la troisième édition des Métamorphoses (1 ).
NOTRE père avec soin cultiva notre enfance ,
Et nous fit de bonne heure instruire à l'éloquence .
Mon frère , né pout vaincre aux joûtes du Barreau ,
Y signala d'abord un athlète nouveau.
Pour moi , je préférais le talent du poëte ,
Et j'en faisais par goût mon étude secrète.
« Laisse , disait mon père , un art qui ne rend rien :
>> Homère , tu le sais , n'y gagna pas de bien . >>
Ses discours me touchaient ; et je voulais en prose
M'exercer en beau style à plaider une cause.
Mais j'imitais en vain nos orateurs diserts :
Mon plaidoyer n'était qu'une harangue en vers .
DE SAINTANGE .
LE CHOIX . - DIXAΙΝ ,
Trois jouvenceaux se racontaient leurs goûts
Sur le baiser : « La bouche a mon hommage ,
► C'est du baiser le trône le plus doux ,
Disait Lubin.- « Beau sein qui se courrouee,
>> Qui doucement m'attire et me repousse ,
Disait Myrtil , a a pour moi plus d'appas.
› Moi , j'aime mieux , dit à son tour Lycas ,
>> Simple baiser sur la main que j'adore ;
>> Car c'est , hélas ! de tous ceux que j'implore
> Le seul qu'Eglé ne me refuse pas . >>>
MILLEVOYΣ.
ENIGME.
PARMI les Dieux, lecteur, la Fable m'a compté ,
Des avis , cependant , quelle diversité !
La moitié des humains me chérít et m'honore ,
En me nommant son bienfaiteur :
(1) Quatre vol . in-12 , chez Giguet et Michaud , impr.-libraires , rue
des Bons-Enfans , nº 34 ; et 4 vol. in-4° , orné de 141 estampes , dez
Desray , libraire , rue Hautefeuille, nº 4 .
AVRIL 1808. 101
Dedangers , de tourmens , comme funeste auteur ,
L'autre me dénigre et m'abhorre.
Ainsi , se dérober à mon culte , à ma loi ,
Du Salomon chinois si l'on suivait l'adage
Qui dit : Dans le doute abstiens- toi ,
Serait le parti le plus sage.
Oui , peut- être ; mais j'ai de toutes les façons
Des piéges , des filets ; je sais si bien les tendre ,
Qu'on voit , perdant de vue exemples et leçons ,
Presque tout le monde s'y prendre ;
Et c'est , dit-on encore , une nécessité.
Ceuxmême qui leplus contremoi déclamèrent
Dans leur railleuse impiété ;
Ceux qui de mauvais tours quelquefois me jouèrent ,
Aidés d'un petit dieu dont la rivalité
S'amuse, le croirai -je ? à me faire la guerre ;
Eh bien ! tous ces gens-là souvent à ma bannière
Finissent par jurer zèle et fidélité ;
Si l'espiègle autrefois soupçonné leur complice ,
Contre eux exerce sa malice ,
S'ils en ont seulement la peur ,
D'un ton léger , les railleurs osent dire
Que c'est un très-petit malheur ;
Maisvous et moi , mon cher lecteur ,
leurs dépens nous nous gardons de rire.
LOGOGRIPHE.
Jadis on m'employait métaphoriquement
Pour désigner une mauvaise tête ,
Etdans mon sein j'enfermai simplement
Le nom d'une certaine bête
Fort entêtée. Une arme en usage autrefois ;
L'équivalent des douze mois ;
C'est à quoi se bornait toute mon excellence ;
Mais aujourd'hui je suis un objet d'importance ;
J'occupe les penseurs profonds ;
Chez eux je joue un très-grand rôle ;
Et je suis dans certaine école
L'objet des plus doctes leçons.
S........
1
102 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE.
:
Ma tête est sous la terre , et ma queue est au ciel,
Où l'on me peint adorant l'Eternel .
Quant à mon tout , son sort est bien étrange ,
On le dépouille , on le coupe, on le mange.
1
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Brouète.
Le mot du Logogriphe est Bienfaisance ,dans lequel on trouve bien ,
ane, anis , Aisne ( canal ) , Caen , case , niais , bas , bac, Isaac , bise ,
baie , sac , canne ( à sucre ) , scène , bis .
Celui de la Charade est Sou-lier.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÉLANGES . )
:
OBSERVATIONS sur la comparaison entre la Phèdre
de Racine et celle d'Euripide; par A. W. SCHLEGEL.
La théorie n'a point de limites quand elle a pour objet
la tragédie. On a écrit sur cette matière des volumes qui
pourraient représenter la bibliothèque d'Alexandrie. Mais
tous ces frais de doctrine ont peu avancé l'art. C'est sur
ce que les poëtes ont fait que les faiseurs de poëtique ont
imaginé ce qu'on doit faire. Or ceux qui sentent avec assez
de force pour reproduire sur la scène les passions , n'ont
pas besoin qu'on leur traduise l'esprit des grands modèles .
Leur coeur sait y trouver une poëtique toute brûlante et
l'art en action.
La dissertation de M. Schlegel n'a jusqu'à présent été
attaquée dans la plupart des journaux qu'avec la plaisanterie
et le sarcasme. Un compatriote de l'auteur , M. Goëthe ,
paraît l'avoir encore moins ménagé ; et il faut avouer que
M. Schlegel , en donnant à son écrit le caractère d'une
diatribe , a préparé le ton de ses critiques. Nous croyons
cependant que son talent et son érudition méritent qu'on
entre avec lui dans une discussion sérieuse , et c'est ce que
nous nous proposons de faire ici .
AVRIL 1808. 103
Nous ne suivrons pas l'auteur dans tous ses raisonnemens .
La critique d'une critique ennuie toujours le public quand
elle n'apporte pas des vues nouvelles sur le talent de l'écrivain
qu'elle veut def.ndre. "
Pour mettre quelque ordre dans ses observations , nous
examinerons l'écrit de M. Schlegel ,
1°. Dans ses vues sur la Phèdre de Racine ;
2°. Dans ses jugemens sur la partie du goût et des convenances.
Vues de M. Schlegel sur la Phèdre de Racine.
Racine avait dit chez Mme de la Fayette qu'avec du talent
on pouvait , sur la scène , faire exouser les plus grands
crimes , et même inspirer pour ceux qui les commettaient
plusde compassion que d'horreur. Il cita Phèdre pour exemple.
Il assura qu'il était possible de faire plaindre Phèdre
coupable plus qu'Hippolyte innocent , et il entreprit de le
prouver. Ainsi Phèdre , telle qu'il l'avait conçue , était d'une
exécution beaucoup plus difficile que la Phèdre d'Euripide.
Leprincipal personnage de la tragédie de Racine est donc
Phèdre. Chez Euripide , c'est Hippolyte.""
Chez l'un , la vertu la plus pure est victime d'une accusation
calomnieuse ; chez l'autre , une femme incestueuse
succombe sous le poids de ses remords. Il faut partir de
ces deux points de vue pour bien juger les deux pièces ,
L'objet de la discussion de M. Schlegel était donc d'examiner
si , par le personnage de Phèdre , la pièce de Racine
était moins attachante quuee celle d'Euripide par le personnage
d'Hippolytë.
Pour se mettre plus à son aise dans sa critique , M. Schlegel
a recours à une précaution oratoire qui ne peut séduire
personne..
Il dit (page 4) que ses observations ne concerneront nullement
le principal objet de l'admiration des partisans de
Racine , c'est-à-dire les inimitables beautés d'une diction
poëtique t'harmonieuse.
L'intention de ce respect pour Racine semble bien peu
respectueuse pour ses admirateurs. Comme M. Schlegel se
propose d'attaquer les idées que Racine a revêtues de sa
diction harmonieuse , et que les partisans de Racine sont
aujourd'hui la France entière , M. Schlegel nous fait entendré
assez ouvertement que nous n'admirons dans la Phèdre
daRacine que ce qu'Horace appelait nugæ canoræ ( des hagatelles
harmonieuses ).
Mais si le style est une alliance des idées avec les mots ,
104 MERCURE DE FRANCE ,
si les mots peignent les idées , si , comme l'a dit Buffon, le
style est l'homme , il est donc l'ame de la poësie tragique.
Voyez les mêmes idées rendues par Racine et par Pradon
sur l'éloignement d'Hippolyte pour la chasse depuis qu'il
aime Aricie. Là où Racine est plein , noble , harmonieux ,
Pradon est maigre , commun et même abject.
Que M. Schlegel mette à l'écart les beaux vers où Hippolyte
décrit et les faiblesses de son père , et son amour pour
Aricie ; qu'il ne s'arrête pas non plus sur les vers charmans
où Aricie , en coquette de haute comédie ,
Fuit la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres offert
Et d'entrer dans un coeur de toutes parts ouvert ,
Qu'il rejette encore une partie du rôle de Thésée , et du récit
de Théramène , on conviendra avec lui que la tragédie n'est
point là.
Mais les vers de Phèdre sont la tragédie même. S'ils
respirent l'adultère , l'inceste , ils peignent aussi la honte ,
les tourmens et les remords. Phèdre , dans la sèche analyse
de M. Schlegel , n'est qu'un objet de dégoût et d'horreur.
C'est une criminelle acquise à l'Aréopage. Mais les
vers de Racine la remettent sous notre pitié , et nous font
gémir avec elle de la terrible leçon que sa faute nous donne ,
Quand l'amour paraît sur la scène avec les excès d'une
passion désordonnée , il absorbe tout comme dans Médée ,
dans Ariane et dans Phèdre. Ainsi on convient qu'ici les
personnages d'Hippolyte , d'Aricie et de Thésée paraissent
faiblir à côté de celui de Phèdre : c'est un inconvénient du
sujet. De pareilles pièces ne sont point susceptibles d'une
perfection d'ensemble , comme Iphigénie en Aulide , comme
Athalie , comme Mahomet. Ce ne sont que des tragédies à
un seul personnage.
Le paradoxe fait aussi partiedes moyens de M. Schlegel.
Il dit ( page 21 ) que la tragédie est principalement destinée
à faire ressortir la dignité de la nature humaine. Mais ce
principe que M. Schlegel paraît avoir créé dans la vue
d'ôter au personnage de Phèdre sa beauté poëtique, se trouve
repoussé par les plus belles tragédies de Sophocle , comme
Edipe , Electre , par presque toutes celles d'Euripide , ainsi
que par la plus grande partie des plus belles tragédies
modernes.
On sent que , d'après un tel système , M. Schlegel doit
attaquer la déclaration de Phèdre à Hippolyte . L'épouse des
mort , dit- il , d'après Batteux , au fils du mort !
AVRIL 1808 . 105
Eh oui , c'est là la chose. Racine ici se met aux prises
avec la situation la plus effrayante pour le talent . Cette
déclaration est un crime ; et Racine ajoutant ses moyens à
ceux de Sénèque , est parvenu à lui donner une bonté dramatique.
Il nous fait plaindre Phèdre , même en la condamnant
. Voilà l'effort du génie .
Cependant croirait-on que M. Schlegel , plus difficile que
tous les gens de l'art , trouve ( page 24 ) qu'il y a trop peu
de passiondans cette déclaration ? Ces vers qui n'appartiennent
qu'à Racine :
C'est moi , Prince , c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours .
Que de soins m'eût coûté cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher ,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;
Et Phèdre , au labyrinthe avec vous descendue ,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue .
Ces vers, selon M. Schlegel , ne montrent que de l'habi
leté , de la présence d'esprit , et de la précaution pour ne
pas se compromettre.
Certes , dès que le coeur de M. Schlegel est impénétrable
à ces vers , il faut que sa nature soit tout à fait distincte
de la nôtre ; alors il n'y a plus entre nous et lui des rapports
communs pour pouvoir nous entendre.
M. Schlegel n'ayant point lié entr'elles ses objections , la
réfutation ne peut s'en produire que d'une manière brusque
et décousue,
M. Schlegel trouve ( page 30 ) que la mort de Phèdre est
trop tardive.
Quoi ! parce que Racine a soutenu pendant cinq actes
la passion de Phèdre , parce qu'il a prolongé l'agonie de
son coeur et qu'il en avarié les caractères , Racine a manqué
l'art !
Mais si Phèdre mourait dès le premier acte , comme elle
en annonce le dessein , elle ne ferait plus le principal personnage
de la tragédie. Elle ne donnerait que son nom aux
actes suivans , comme Pompée donne le sien à la tragédie
qui porte ce nom. Alors Racine serait rentré dans le plan
d'Euripide , ce qu'il voulait éviter.
La mort de Phèdre , dit M. Schlegel , n'a aucun mérite
de courage. Néron n'a point montré de courage à sa mort ,
parce qu'il ne se l'est donnée qu'après avoir appris que le
Sénat l'avait condamné au supplice des parricides , et encore
106 MERCURE DE FRANCE ,
ne s'est-il frappé qu'au refus d'un autre qu'il avait prié de
le percer; mais Phèdre ne reçoit que de son propre coeur
l'arrêt de sa mort , et elle se la donne sans se faire aider
de personne. Il est difficile en courage M. Schlegel.
Si la nécessité tragique , ajoute M. Schlegel ( pag. 31) ,
exige que Pon peigne des caractères criminels , qu'ils soient
au moins d'une trempe forte.......
M. Schlegel aurait donc voulu , dans Phèdre , la trempe
forte de la Cléopâtre de Rodogune , ou de Catilina. Mais
alors elle n'aurait point eu de remords , et elle ne nous
aurait point attendris par l'horreur qu'elle a pour elle-même ,
comme l'a fort bien dit Laharpe. M. Schlegel pense-t- il
qu'il eût été plus dans l'esprit de la tragédie de nous frapper
par le spectacle du crime dans toute son impudence ?
Et relativement à l'accusation portée par Enone contre
Hippolyte , M. Schlegel dit ( pag. 35) que Racine s'est conduit
en courtisan , en rejetant les bassesses dont il a besoin
dans sa tragédie sur un personnage d'un rang inférieur .
Voilà donc la moralité de Racine inculpée dans un procès
fait à son talent. Ainsi Corneille s'est rendu coupable du
crime de lèze-dignité royale, en prêtant à Prusias des sentimeus
bas.
Lorsqu'il s'agit d'un mouvement inspiré par une grande
situation , M. Schlegel demande uné vertu morale qui soit
rigoureusement dansles principes de Port-Royal. Il reproche
donc à Phèdre'ses imprécations contre OEnone qui , dit-il ,
ne s'est rendue coupable que par attachement pour sa
maitresse.
Ces imprécations nous présentent un sens moral tout à
fait dans l'espritde la tragédie. Elles nous font voir combien
il est dangeréux de se prêter aux passions des grands ,
parce que quand ces passions les conduisent au malheur ,
ils prennent toujours à partie ceux dont le dévouement le
plus sincère a cherché à les servir .
Aussi , dans Euripide , la confidente également maltraitée
par Phèdre , dit très-bien : Si mes tentatives avaient réussi ,
je n'aurais point été coupable..... Le succès seul donne du
prix à nos pensées.
M. Schlegel doit done aussi faire le procès à Didon qui ,
dans son monologue , à la vue du départ de la flotte d'Enée ,
Téproche à sa soeur de l'avoir poussée dans le malheur , en
accueillant son amour , en cédant à ses larmes .
Tu lacrymis evicta meis , tu prima furentem
His , germana, malis oneras atque objicis hosti.
AVRIL 1808. 107
1
C'est dans ce sens que parle Phèdre , lorsqu'effrayée de sa
situation, elle dit à OEnone :
Aujour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue.
Tes prières m'ont fait oublier mon devoir ;
Pévitais Hippolyte et tu me l'as fait voir .
Mais ensuite c'est Hermione reprochant à Oreste la mort
de Pyrrhus qu'elle-même lui a commandée.
De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie
A-t-elle , en Paccusant , osé noircir sa vie?
Il en mourra peut- être .
M. Schlegel accuse Racine ( page 42 ) d'avoir détruit , en
émoussant le caractère d'Hippolyte , le beau contraste qui
existait entre lui et Phèdre .
Racine , d'après son plan , n'avait point à faire ressortir
l'insensibilité d'Hippolyte . D'ailleurs , l'insensibilité n'est
qu'une vertu négative , dont le caractère n'est point du
tout dramatique. C'est à la passion de Phèdre que Racine
a voulu donner le plus grand développement , et l'amour
d'Hippolyte pour Aricie lui en a fourniles moyens . Phèdre ,
pour se persuader qu'elle avait épuisé toutes les peines
attachées à une passion criminelle , avait dit auparavant ,
Je ne me verrai point préférer de rivale .
et elle apprend ensuite qu'elle en a une. C'est cette surprise
terrible qui , en élevant au plus haut degré les
souffrances de Phèdre , achève sa moralité poëtique.
Sans doute , comme l'a remarqué Batteux , il y a dans
la Phedre de Racine , deux amours , deux confidences ,
deux déclarations d'amour ; et , quoique ces intérêts distincts
se rattachent au 4º acte , lorsque Phèdre apprend
l'amour d'Hippolyte pour Aricie , les principes de la législation
dramatique n'en sont pas moins blessés . Mais
Racine a vu de si grandes beautés sortir de cette faute',
que son amour pour les progrès de l'art á dù la lui prescrire.
En créant un égarement de passion plus extrême
encore que le désespoir de la Didon de Virgile, il a agrandi
notre scene d'un genre de pathétique dont la découverte
vaut à elle seule dix belles tragédies , et par cela seul ,
il à eu raison sur tous ses critiques , et sur Euripide luimême.
02
Cependant, malgré les étonnantes beautés que présente
ce rôle de Phedre , une femme célébre (1) parait lui
(1) Mme de Staël , 2 vol. de littérature , page 56.
ןי
108 MERCURE DE FRANCE ,
1
préférer le rôle de Tancrède. « Phèdre , dit-elle , inspire
>> de l'étonnement, de l'enthousiasme ; mais sanature n'est
>> point d'une femme sensible et délicate . Tancrède , on se
>> le rappelle comme un héros qu'on aurait connu , comme
>> un ami qu'on aurait regretté. La valeur , la mélancolie
>> l'amour, tout ce qui fait aimer et sacrifier la vie , tous
>> les genres de volupté de l'âme , sont réunis dans cet ad-
>> mirable sujet. Défendre la patrie qui nous a proscrits ,
>> sauver la femme qu'on aime , alors qu'onla croit coupable ,
>> l'accabler de générosité , et ne se venger d'elle qu'en
>> se dévouant à la mort , quelle nature sublime , et ce-
>> pendant en harmonie avec toutes les ames tendres......
>> Phèdre qui n'est point aimée , que peut-elle perdre dansı
>> la vie ? »
Tout le monde conviendra , avec Mme de Staël , de
l'éclat de ce genre d'héroïsme. Mais la vérité doit en être
le premier charme. Or , dans les situations où on nous le
représente , il faut toute la facilité du bel âge , pour en
admettre les vraisemblances , et notre foi se constitue de
notre feu pour les mensonges . En effet , il n'est point du
tout prouvé que Tancrède soit plus l'appui de l'état qu'Orbassan
son ennemi. Tancrède a pour lui Aménaïde son
amante ; mais Orbassan a pour lui tout le sénat , et le père
d'Aménaïde même : enfin , les autres parties de la fable,
faibles de motifs , retracent peut-être sur la scène française
la féerie des contes indiens .
Mais en supposant même que les incidens eussent été
préparés et arrangés avec tout l'art de Racine , pourrait-on
croire que le sujet de la tragédie de Tancrède soutint la
concurrence de celui de Phèdre , telle que Racine l'a dessinée
? L'esprit se porte trop , en France, vers les situations
où il y a du bonheur , et le culte de l'amour y est devenu
une religion trop dominante. Tancrède périt , il est vrai ,
mais en mourant, il apprend qu'il a toujours été aimé ; il
recoit d'Argire la main d'Aménaïde ; il laisse Aménaïde aveç
le droit de le pleurer devant tout l'Univers ; le sénat rendu
par ses exploits à sa gloire , le proclame le vengeur de
l'Etat : ainsi , Tancrède s'éteint avec un sentiment délicieux
, et toutes les circonstances de sa mort sont des
malheurs de choix.
Mais Phèdre qui , épouse , mère , reine , et issue du
sang des Dieux , s'accuse d'une passion qu'elle ne peut
éteindre , et qu'elle n'ose avouer; Phèdre frappée d'une
mature de penchant avec lequel elle ne trouve de rapports
AVRIL 1808.
10g .
est
ni sur la terre ni dans les cieux; Phèdre qui se voit , aus
enfers , formant seule une espèce Dir pieds de son père éperdu qui cherccohuepaublnes;upPphlèidcreenaouu-x
veau pour une réunion nouvelle de crimes, ces grandes
dimensions de la honte et de la douleur , du remords et
it de l'épouvante , ne portent-elles pas la terreur et la pitié
au plus haut degré où les conceptions tragiques puissent
Datteindre ?
ie
e
Phèdre qui n'est point aimée , que peut-elle perdre dans
la vie ? ....... Et c'est parce que tout se retire de Phèdre ,
que la catastrophe est au comble , qu'elle dépasse méme
dans notre pensée toutes les latitudes du malheur. La coupe
seule du poisonou le poignard pourront la remettre dans
la proportion des forces humaines. Sans doute les malheurs
d'Edipe nous offrent avec plus d'éclat des effets
plus étendus. Mais au moins il reste à Edipe sa vertu et
Antigone. Son crime qui n'est point une faute morale, son
crime , que les Dieux punissent , accuse les Dieux seuls.
Phèdre , oonn la voit effacée de la nature entière ; Phèdre
avertie de son crime par ses remords , Phèdre toute vivante
, est dans le silence de la mort. A quelle stature
- tragique le poëte l'a élevée ! L'esprit n'ose s'arrêter devant
la profondeur de ce terrible idéal où pourtant rien n'est
en spectacle , où le coeur seul fait les événemens ; eh ! on
le demande à Mme de Staël elle-même; pense-t-elle que
l'esprit philosophique dont elle espère de nouveaux moyens
de perfection pour la tragédie , lui apporte jamais autant
que l'a fait ,dans Phèdre , le génie de Racine ?
i
Et lorsqu'après une admiration de soixante années ,
Voltaire , en relisant Phèdre , s'écriait , Non , je ne suis
rien auprès de cet homme- là , cet accent de l'enthousiasme
chez un homme qui sentait si bien sa gloire , ne nous le
représente-t-il pas , plaçant lui-même l'auteur de Phèdre,
seul et sans pair , à la tête des poëtes tragiques ?
Jugemens de M. Schlegel sur la partie des convenances
et du goût.
C'est donc Racine , c'est le poëte dont la diction est aussi
pure, et les idées aussi sages que celles de Virgile , qu'il
faut ici défendre sur le goût et sur les convenances !
M. Schlegel dit avec raison que Racine , dans la 1º scène
où Phedre paraît , est redevable à Euripide de ses vers
les plus admirés. Mais il improuve lesens que Racine a donné
aux vers suivans :
1
110 MERCURE DE FRANCE ,
Que ces vains ornemens , que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main , en formant tous ces noeuds ,
Apris soin , sur mon front , d'assembler mes cheveux ?
« Ces vers supposent , dit M. Schlegel , que Phèdre s'est
parée dans le dessein de rencontrer Hippolyte. Or, la Phèdre
grecque est trop malade pour cela.>>>
Mais , quand Euripide nous représente Phèdre affaiblie
aupoint de ne pouvoir se soutenir , n'est-ce pas nous donner
une idée de la passion qui la tourmente ? Si cet état d'andantissement
arrêtait chez elle les mouvemens du coeur, il n'y aurait
plus d'action tragique. Phèdre peut sentir puisqu'Euripide
la fait parler. Enfin, dès que Phèdre veut tantôt sur les
hauteurs des forêts animer les chiens par ses cris , tantôt
dompter les coursiers dans le manége , il est tout naturel
que ce même sentiment l'ait excitée à se parer pour celui
qu'elle espère y rencontrer.
Racine , en donnant ici un autre sens aux vers d'Euripide
, a donc mieux fait qu'Euripide , puisqu'il attribue à
une cause morale, le mouvement d'impatience que Phèdre
éprouve.
En effet , dans la belle apostrophe au soleil qui suit
immédiatement et qui n'est ni dans Euripide ni dans Sénèque
, on voit Phedre profondément humiliée de son
amour , et en envisageant le termé dans sa mort prochaine :
Noble et brillant auteur d'une triste famille ,
Toi dont ma mère osait se vanter d'être fille ,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois ,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois .
Mais Racine , fidèle à cette mobilité qu'Euripide a donnée
à l'imaginationde Phèdre , la reporte tout de suite à ce sentiment
profond qui l'entraîne , malgré elle , vers Hippolyte :
(2) Dieux ! que ne suis -je assise à l'ombre des forêts !
(2) Depuis Mille Duménil elle-même jusqu'aux actrices qui sont aujourd'hui
en possession du rôle de Phèdre , la liaison entre le couplet
précédent et ce couplet-ci a toujours été manquée. La transition du
désirde mourir au désir de voir Hippolyte doit , dans l'intervalle des trois
vers que récite Enone , être préparée par une revêrie tendre , et ensuite
passionnée dont les derniers vers de Phèdre sont , en quelque sorte
l'explosion . Ce qui rend sur-tout cette exécution difficile , c'est qu'il
faut qu'une actrice se donne des mouvemens de rechange pour les
diverses représentations . Sans cela l'action muette paraîtrait,notée
comme un air de musique.
AVRIL 1808 . 111
Quand pourrai-je , au travers d'une noble poussière ,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière !
Ces vers , dit M. Schlegel , sont l'abrégé de plusieurs
strophes d'Euripide ; et c'est à ce sujet qu'il prétend que cette
scène de Racine n'est qu'un extrait, qu'un sommaire qui ,
considéré seul , est encore très-beau , mais qui devient sec
et maigre , à côté de l'original .
M. Schlegel ya nous prouver , lui-même , la mauvaise
foi de sa eritique :
<<L'antiquité franche en tout, dit-il ( page 12 ) , dégui-
>> sait moins la partie physique de l'amour , que les nations
>>modernes chez qui la galanterie chevaleresque et les moeurs
>> du Nord, en général , ont introduit un culte plus res-
> pectueux pour les femmes , et chez qui l'enthousiasme
>du sentiment s'efforce ou de subjuguer les sens, ou de
>>les purifier par sa mystérieuse alliance. C'est pourquoi
>> l'amour devenu romantique , peut et doit jouer un beau-
>>coup plus grand rôle dans nos compositions que dans
» celles des anciens , où cette passion se montre avec des
>> caractères purement naturels , tels que les produit le
>> midi. >>>
Cette observation est très-juste. Ainsi , chez les anciens ,
les sens dominaient plus dans l'amour ; chez les modernes ,
c'est le sentiment. Cette distinction est nécessaire , malgré
la sorte de ridicule dont un poëte aimable a frappé la
part toute spirituelle que nous voulons donner au coeur.
Il a donc fallu resserrer ces strophes d'Euripide , où
Phèdre aspire à s'égarer dans les bois ..... Que ne puis-je
m'y désaltérer au bord d'une source limpide ! ..... Qu'on
me conduise sur les hauteurs .... Je suis déjà dans une forêt
depins ..... Je vois les chasseurs suivre la trace des chiens ....
Que ne puis -je les animer par mes cris, et armée d'un
carquois thessalien , remplir mes mains, de traits .... Que
ne puis-je , comme les jeunes gens , dompter les chevaux
dans un manége ! .....
Ce langage qui représente beaucoup plus l'emportement
des sens que le délire du coeur , aurait trop choqué nos
moeurs ; Racine a d'ailleurs rendu la substance dans ce
vers , C'est Vénus toute entière à sa proie attachée, et c'est
assez . La Phèdre de Racine est une amante du Nord. Ainsi ,
sa passion étant d'une nature plus choisie que celle de la
Phèdre du Midi , le poëte a dû lui donner un mouvement
qui , aussi vif que dans Euripide , fût plus rapide et plus
voilé!
112 MERCURE DE FRANCE,
Et ce trait dont Euripide n'a point eu l'idée ,
Quand pourrai-je , au travers d'une noble poussière....
est dans une convenance exquise avec nos moeurs , puisqu'il
représente l'enthousiasme de Phèdre pour Hippolyte exalté
au point d'annoblir la poussière qui s'élève autour de son
char. Il est étrange que M. Schlegel n'ait pas voulu reconnaître
ici les progrès de l'art.
M. Schlegel reproche à Racine d'avoir conservé ce vers
d'Euripide ,
Dans quels égaremens l'amour jeta ma mère !
et la raison qu'il en donne est bizarre ; c'est que l'habitude
rendait les Grecs moins sensibles à ce que leur mythologie
pouvait avoir d'extravagant.
Mais y serons-nous plus sensibles , nous qui n'y croyons
pas ? D'après cette idée , il faudrait donc rejeter de notre
scène , la plus grande partie des tragédies grecques.
M. Schlegel n'observe pas qu'ici on ne désigne point , comme
dans Euripide , l'objet de la passion de Pasiphaë . Ainsi ,
le spectateur peut supposer que Phèdre et Enone ne
font allusion qu'à des faiblesses purement humaines ,
et cette idée est d'autant plus naturelle , que Phèdre dit
ensuite ,
De ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
Ce qui certainement ne serait pas , si on rappelait littéralement
le crime de la mère de Phèdre .
Si M. Schlegel avait voulu faire preuve d'une impartialité
qui est de devoir quand on prend labalance pour juger deux
écrivains , il aurait cité des vers de cette scène qui n'appartiennent
qu'à Racine , et qui sont d'une nature de sentiment
dont on ne voit d'idée ni dans Euripide , ni dans aucun
des autres poëtes , soit anciens , soit modernes .
Je l'évitais par-tout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Quelle idée de génie de faire poursuivre le coeur de Phèdre
par la ressemblance de son époux avec son beau-fils ! Alors
Phedre a comme devant elle deux ennemis , et l'intérêt da
son repos la détermine à éloigner le plus redoutable.
Contre moi-même enfin , j'osai me révolter ,
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bandir l'ennemi dont j'étais idolâtre ,
J'affectai
AVRIL 1808.
R 113
cen
J'affectai les chagrins d'une injuste maratre.
Je pressai son exil ...
Comme ces mesures de Phèdre contre son coeur , comme
cette recherche d'une dureté vulgaire contre Hippolyte peignent
sa vertu !
Je respirais , Enone, et depuis son absence
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence .
Le commentaire ou plutôt l'esprit de ces deux vers est
que depuis l'absence d'Hippolyte, Phèdre ne puisaitplus dans
ses yeux le charme qui se réfléchissait dans les traits de son
époux. Elle devint moins malheureuse quand elle ne vit
plus dans Thésée que le compagnon d'Alcide. Mais les deux
vers suivans : .
Soumise à mon époux et cachant mes ennuis
De son fatal hymen je cultivais les fruits .
sont l'expression de la délicatesse la plus profonde unie à la
passion la plus impétueuse.
Et après cela M. Schlegel prétendra que cette scène est
sèche et maigre , à côté de celle d'Euripide , et l'auteur
de Corine nous dira que la nature de Phèdre n'est point
d'une femme délicate et sensible !
M. Schlegel laisse aussi échapper devant Racine des
idées sur le goût :
Mourons ; de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre.
Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?
Lamort aux malheureux ne cause point d'effroi.
"
Le premier mot , dit M. Schlegel , aurait mieux valu: le
reste est de trop.
Le superflu que voit ici M. Schlegel , est un développement
nécessaire .
Ce mot mourons est bien la résolution de Phèdre ; mais
le reste du vers, de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre,
en expose le motif. Phèdre effrayée , à l'avance , de l'aspect
d'Hippolyte , observant de quel front elle abordera son
époux , Phedre se représentant les murs, les voûtes de son
palais prêts à prendre la parole pour l'accuser , envisage
dans la mort le seul abri qui lui reste contre tant de
confusion.
1
Ce vers-ci : Est-ce un malheur si grand que de cesser de
vivre? est de Virgile. Usque adeo ne mori miserum est ?
Or si Virgile l'a mis dans la bouche d'un guerrier , Racine
a pu le faire dire à une femme.
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
Et cette expression cesser de vivre semble ôter à la mort
ce caractère de dissolution qui la rend si terrible. Phèdre
n'y voit qu'un mode de situation où elle ne souffrira plus ,
et c'est ce sentiment que développe le dernier vers :
La mort aux malheureux ne cause point d'effroi.
Les vers les plus passionnés ne trouvent point grâce
devant M. Schlegel ; selon lui , rienn'est plus inconvenant
que ce vers de la dernière scène du quatrième acte , où
Phèdre, instruite de l'amour d'Hippolyte et d'Aricie, demande
à OEnone :
Dans' le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
Les fenimes grecques , dit M. Schlegel , vivaient retirées,
et ne sortaient guère de leur appartement sans être voilées
et accompagnées .
Le fait n'est pas exact; les femmes et sur-tout les filles
à Lacédémone sortaient librement ; les femmes à Athènes
allaient elles-mêmes acheter l'étoffe de leurs vêtemens , se
présentaient devant les magistrats ; mais d'ailleurs il semble
que Phèdre , égarée par sa jalousie , peut demander comment
Hippolyte etAricie se sont vus ; car enfin il a bien
fallu qu'ils se vissent pour s'aimer , et qu'ils se vissent en
secret pour se le dire ; et Phèdre elle-même qui s'est représentée
dans les forêts pour y suivre de l'oeil Hippolyte ,
peut également l'y voir avec Aricie.
Enfin Ariane et Phèdre elle-même , filles d'un roi , n'ontelles
pas vu furtivement Thésée , lorsqu'elles se sont concertées
avec lui pour le suivre à Athènes ?
En voilà certainement trop sur un écrit dont les vues
et les principes, malgré le talent de l'auteur et ses connaissances
réelles, ne paraissent pas devoir s'accréditer .
Les réflexions qu'il exposé depuis la page 75 jusqu'à la
page 92 , sont une métaphysique morale qu'on aurait de
Ja peine à réduire en une théorie positive. M. Schlegel
semble vouloir nous proposer une nouvelle législation dramatique;
mais tout a été épuisé dans ce genre, et quoique
M. Schlegel nous assure qu'Aristote n'a point du tout saisi
levéritable esprit de la tragédie grecque , la poëtique d'Aristote
est aujourd'hui une doctrine consacrée. Pour oser en
prose , il faut , comme en poësie , savoir enchanter : or ,
M. Schlegel ne s'est pas encore assez pourvu de ce moyen
de séduction. D'ailleurs , de la hauteur où il s'est placé ,
il dédaigne trop de composer avec les amours - propres.
Homme tout nouveau dans notre littérature , il nous ap
AVRIL 1808. 115
prend que c'est à tort qu'on pleure depuis trente lustres
à la représentation de Phèdre. Son ton est vraiment d'une
haine contemporaine ; on dirait qu'il a écrit en société avec
Pradon et Subligny pour servir la cabale de Mme Deshoulières
; et encore quelle absence de dignité dans les reproches
qu'il fait à Racine! Selon lui , Phèdre est une effrontée
et une intrigante ; elle accuse lachement Enone
qui ne peut se défendre; son langage est atroce.... ( pag. 23 ,
29, 38, 39. ) Racine est un poëte maladroit ; il met encore
plus de niaiserie que de jactance dans le magnifique récit
qu'il fait faire à Thésée de son expédition contre le tyran
de l'Epire. Les chevaux carnivores de ce tyran , qui ont
mangé Pirithoüs , ont été bien employés .... ( pag. 63 et 64. )
Il faut s'arrêter sur ces citations qui prouvent combien
M. Schlegel s'est peu naturalisé chez nous par les bienséances
du style.
Enfin M. Schlegel ne veut rien moins que nous prouver
qu'il n'y a que de l'absurdité dans une tragédie regardée
parRacine comme ce qu'il avait fait de mieux; et sur laquelle
Despréaux , qui avait quelque goût et aussi quelqu'habitude
des anciens , a osé dire :
Eh qui , voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre , malgré soi , perfide , incestueuse ,
D'un noble travail justement étonné ,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles ,
Vit naître sous ta maitu ces pompeuses merveilles .
Voltaire regardait également le rôle de Phèdre comme le
plus parfait du théâtre.
Domitianus , dit Tacite(3) , uno ictu rempublicam exhausit :
M. Schlegel reproduit cet événement dans notre république
littéraire. Sa faux , comme la faux de la mort , renverse tout.
Il détruit le prestige attaché aux plus grands noms.
Ainsi l'Europe qui a adopté notre littérature , et pour qui
Racine , Boileau et Voltaire sont devenus des auteurs classiques
, l'Europe toute entière s'est égarée par sa foi pour
ces hommes illustres. Iln'y a pas eu de siècle de Louis XIV;
et les critiques anglais des derniers tems qui ont trouvé si
heureusement ce mot , la science de Racine , pour exprimer
son art de raisonner et de conduire ses pièces , sont aussi
barbares que l'étaient leurs compatriotes du tems du poëte
Chancer.
(3) In vita:Agricola.
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
Sans doute M. Schlegel n'a publié sa critique que dans
la persuasion qu'elle était victorieuse sur tous les points.
Mais il semble qu'il aurait dû envisager les conséquences
de tant de gloire. Il est au moins certain que Voltaire luimême
, dont l'ambition littéraire a été si véhémente , aurait
craint d'aller à la renommée à travers tant de débris . Adroit
et circonspect dans la jalousie dont il a été quelquefois
atteint , il se serait dit ici , comme Cicéron :
Jure igitur gravis est de cujus laudibus omnium estfama
consentiens .. FR. GERBOUX .
( EXTRAITS. )
HISTOIRE DE FENELON , composée sur les manuscrits
originaux; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St. -Denis .
Trois vol . in-8°. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons- Enfans , nº 34 .
(SECOND EXTRAIT. )
RIEN n'est plus capable peut-être d'inspirer des
idées justes sur la véritable gloire , que de voir au pied
du trône de Louis XIV , au milieu d'une cour où
brillaient tous les prodiges des arts , toutes les pompes
de la victoire , un homme simple et modeste, un prêtre ,
qui n'était encore célèbre ni par d'éloquens écrits ni
par d'éminentes dignités , partager tout-à-coup l'admiration
publique , et s'élever à côté des plus grands
hommes , par la seule éducation d'un enfant. Quand
Louis XIV avait confié la jeunesse de son fils unique
aux soins de Bossuet et de Montausier , l'un et l'autre
jouissaient de la plus haute réputation , et l'éducation
de Monseigneur n'ajouta rien à leur renommée : au
contraire , quand Fénélon fut nommé précepteur du
duc de Bourgogne , par le crédit de M. de Beauvilliers ,
il était peu connu hors d'une société particulière dont
il faisait les délices : mais à peine a- t- il commencé cette
éducation si difficile et si dangereuse , que tous les regards
se fixent sur ses travaux. Il s'empare , pour ainsi
dire , de toutes les espérances de la nation ; bientôt il
les emporte avec lui dans la solitude et dans ladisgrâce =
AVRIL 1808. 117
et quoiqu'il ait , depuis, pris sa place parmi les premiers
écrivains de son siècle, quoique son génie ait éclairé
l'Europe , tandis que son malheur forçait au respect les
ennemis de sa patrie et les courtisans de son souverain ,
je nesais, si , même aux yeux de la postérité , quelque
chose peut donner plus d'éclat au caractère et à la
vertu de Fénélon , que cette éducation du duc de
Bourgogne , dont les fruits précoces furent sitôt et si
cruellement moissonnés .
La mort de ce jeune prince fut regardée comme laplus
grande des calamités publiques , dans un tems où l'on n'éprouvait
que des calamités. Pour expliquer cette douleur
universelle et profonde, il suffit de parcourir les lettres
inédites dont M. l'évèque d'Alais a orné son ouvrage . Elles
prouvent quejusqu'à son dernier jour , l'élève de Fénélon
perfectionna , par la correspondance de son maître, les
vertus touchantes qu'il devait à son éducation ; l'amour
des hommes et de la vérité , le respect des lois , une
piété douce, un désir extrême de réparer les maux de la
France , et le projet de rendre à l'Etat appauvri par le
faste , déchiré par l'intolérance , épuisé par des guerres
continuelles , tout ce que la paix , l'ordre , la simplicité,
l'économie de l'administration pouvaient offrir de
bonheur aux peuples , sans affaiblliirr la splendeur du
trône et la généreuse protection que Louis XIV avait accordée
aux beaux arts. Tels furent jusqu'au tombeau , les
sentimens et les voeux du duc de Bourgogne , de ce
prince enlevé tout-à-coup, aux espérances de nos aïeux ,
comme Germanicus le fut à celles des Romains , et dont
la perte prématurée n'excita ni moins de soupçons ni
moins de regrets . Plus jeune que le vainqueur d'Arminius
, il n'avait point acquis comme lui la gloire des
armes , la première dans la maison des Césars : ses
campagnes en Flandres avaient été marquées par des
revers : une valeur inexpérimentée pouvait-elle triompher
d'Eugène et de Marlborough ? Mais tous les projets
de bien public , toutes les vues bienfaisantes que
la douleur des Romains supposa peut être à Germanicus ,
on les retrouve dans le duc de Bourgogne , développés
et garantis par son éducation : et combien de vertus
différentes ne devait-il pas à une religion, dont Féné :
118 MERCURE DE FRANCE ,
,
lon lui avait appris et lui faisait aimer la morale sublime
! << Quel amour du bien , s'écrie le duc de St.-
>> Simon ! quel dépouillement de soi-même ! quelles
>>>recherches ! quelle pureté d'objet ! Oserai-je le dire
>> quels effets de la divinité dans cette ame candide ,
>> simple , forte , qui , autant qu'il est donné à l'homme
>> ici-bas , en avait conservé l'image ! Grand Dieu ! quel
>> spectacle vous donnâtes en lui ! et que n'est-il permis
>> encore d'en révéler des parties si secrétes et si su-
>> blimes qu'il n'y a que vous qui puissiez les donner et
>> en connaître tout le prix ! Quelle imitation de Jésus-
>> Christ sur sa croix , on ne dit pas seulement à l'égard
>> de la mort et des souffrances ; son ame s'éleva bien
>> au-dessus . Quel surcroît de détachement ! quels vifs
>> élans d'action de grâces d'être préservé du sceptre
>>et du compte qu'il faut en rendre ! Quelle soumis-
>> sion, et combien parfaite ! ...... Quelle magnifique
>> idée de l'infinie miséricorde ! .... Quelle tempérée
>> confiance ! quelle sage paix ! quelles lectures ! ......
>> quel profond recueillement ! quelle invincible pa-
>> tience! quelle douceur ! quelle constante bonté pour
>> tout ce qui l'approchait ! quelle charité pure qui le
>> pressait d'aller à Dieu ! La France enfin tomba
>> sous ce dernier châtiment ; Dieu lui montra un
>> prince qu'elle ne méritait pas ; la terre n'en était
>>>pas dignė ; il était mûr déjà pour l'éternité.>>>
Tels sont , dit M. de Beausset , les accens lamentables
que la douleur et le désespoir arrachaient à un
homme du monde , témoin de ce triste événement.
C'était dans la solitude , dans ces papiers , uniques et
secrets dépositaires de ses sentimens , que M. de Saint-
Simon cherchait à soulager son ame oppressée , en
peignant le duc de Bourgogne sous des traits si purs
et si attachans. Voilà ce que pensait de ce prince un
homme connu par son inflexible rigidité, et qui
craignait tellement de flatter , que souvent il était
injuste. On doit nous pardonner de nous être étendus
avec un intérêt douloureux sur ce triste sujet : la vie
et la mort du duc de Bourgogne ont été la vie et la
mort de Fénélon.
L'indulgence que réclame ici l'historien de l'arche
AVRIL 1808.
119
vêque de Cambrai , je dois l'attendre , au même titre ,
pour les détails qui font connaître la partie la plus
intéressante de son ouvrage : car ce jeune prince, immortalisé
par les regrets de l'Europe entière , devait ses
vertus à l'éducation plus qu'à la nature. Le portrait de
son enfance , tracé par le même homme auquel sa
mort arracha depuis l'éloge magnifique qu'on vient de
lire , suffira pour donner une juste idée du prodige
qu'avait opéré Fénélon.
« M. le duc de Bourgogne , dit St. -Simon , naquit
>>terrible , et dans sa première jeunesse , fit trembler
>> pour l'avenir. Dur, colère jusqu'aux emportemens
>> contre les choses inanimées , impétueux avec fureur ,
>> incapable de souffrir la moindre résistance , même
>> des heures et des élémens , sans entrer dans des fougues
>> à faire craindre que tout ne se rompit dans son corps ;
>> c'est ce dont j'ai été souvent témoin. Opiniâtre à
>> l'excès , passionné pour tous les plaisirs , la bonne
>> chère , la chasse avec fureur , la musique avec une
>>> sorte de ravissement , et le jeu encore où il ne pou-
> vait supporter d'être vaincu , et où le danger avec
>> lui était extrême ; enfin , livré à toutes les passions
>> et transporté de tous les plaisirs , souvent farouche ,
>> naturellement porté à la cruauté , barbare en raille-
>> rie , saisissant les ridicules avec une justesse qui as-
>> sommait : de la hauteur des cieux , il ne regardait
>> les hommes que comme des atômés avec qui il
» n'avait aucune ressemblance , quels qu'ils fussent. A
>> peine les princes ses frères lui paraissaient intermé-
>>diaires entre lui et le genre humain , quoiqu'on eût
>> toujours affecté de les élever tous trois dans une
>>égalité parfaite : l'esprit, la pénétration , brillaient
>> en lui de toutes parts ,jusque dans ses emportemens ;
>> ses réparties étonnaient ; ses réponses tendaient tou-
>> jours au juste et au profond , même dans ses fureurs :
>> il se jouait des connaissances les plus abstraités; l'é-
>> tendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses ,
>> et l'empêchaient de s'appliquer à une seule chose à
>> la fois , jusqu'à l'en rendre incapable.>>>
Que de soins , d'attention et de patience , que d'art
et d'habileté , quel esprit d'observation , que de déli
120 MERCURE DE FRANCE ,
catesse et de variété dans le choix des moyens ne fallait-
il pas , pour opérer une révolution complète sur
un caractère pareil ! et si l'on observe que l'enfant
confié à la sagesse de Fénélon , et qui s'annonçait avec
des dispositions si redoutables , était le petit- fils de
Louis XIV , l'héritier naturel d'un grand royaume ,
croit-on qu'il existe un titre plus glorieux pour la
mémoire de son instituteur , qquue d'avoir fait dire à
ce juge sévère , à ce même duc de St. Simon , déjà
çité : <<< Tant et de şi terribles défauts furent changés
>> en des vertus parfaitement contraires ; de cet abyme ,
>> sortit un prince affable , doux , humain , modéré
>> patient , modeste, humble et austère pour soi , tout
>> appliqué à ses obligations et les comprenant im-
>>> menses , et qui ne pensa plus qu'à allier ses devoirs
>> de fils et de sujet à ceux auxquels il se voyait des-
>> tiné . >>>
2
Le changement du duc de Bourgogne fut encore
plus remarquable , quand la mort de monseigneur ne
laissa plus d'intervalle entre le trône et l'élève de Fé
nélon ; c'est alors que toute la Cour vit avec un étonnement
inexprimable , l'avenir que l'archevêque de
Cambrai avait préparé à la France ; et que les cris de
l'admiration et de la reconnaissance pénétrèrent jusqu'au
fond de son exil. « La soif de faire sa cour au
>> nouveau dauphin (1) eut moins de part à l'empres-
>> sement de l'environner dès qu'il paraissait , que le
>> désir de l'entendre et de puiser dans ses discours
> une instruction délicieuse par l'agrément et la dou-
>> ceur d'une éloquence qui n'avait rien de recherché....
>> Gracieux partout , plein d'attention au rang, à la nais-
» sance , à l'âge , à l'acquit de chacun , choses depuis
>> si long-tems omises et confondues avec le plus vil
>> peuple de la cour ; régulier à rendre à chacune de
>> ces choses ce qui leur était dû de politesse et ce qui
>> s'y pouvait ajouter avec dignité ; grave , mais sans
>> rides , et en même tems gai et aisé ; il est incroyable
>> avec quelle étonnante rapidité l'admiration de l'esprit,
l'estime du sens , l'amour du coeur , et toutes les
(1) Mémoires de Saint-Simon.
AVRIL 1808. 121
> espérances furent entraînées ; avec quelle roideur les
>> fausses idées qu'on s'en était faites , et voulu se faire ,
>> furent précipitées , et quel fut l'empressement et l'im-
>> pétueux tourbillon du changement qui se fit à son
▸ égard. La joie publique fit qu'on ne s'en pouvait taire,
> et qu'on se demandait les uns aux autres , si c'était
» bien là le même homme , ou si ce qu'on voyait était
>> songe ou réalité, »
Il me semble que rien ne peut inspirer une plus
haute idée des talens et du caractère de Fénélon , que
le tableau des résultats admirables de l'éducation qu'il
avait donnée au duc de Bourgogne , résultats attestés
par un témoin oculaire , par un observateur attentif ,
par un écrivain moins flatteur que satirique , tel que
Saint-Simon. Remarquez encore qu'il écrivait après
ja mort du jeune prince , dans un tems où l'intérêt
ne pouvait avoir part à l'hommage qu'il rendait à la
mémoire du maître et à celle du disciple. Les fragmens
que j'ai cités de ses Mémoires jettent un grand jour
sur les jugemens contradictoires qu'on a portés sur le
luc de Bourgogne à des époques différentes : ils servent
à expliquer les plans de gouvernement que Fénélon
crut devoir proposer à son élève quand il approcha
du plus haut degré des grandeurs humaines ;
et ces travaux politiques de l'archevêque de Cambrai ,
dont j'ai promis de rendre compte , peuvent être regardés
comme le complément de l'éducation du duc
de Bourgogne,
Ils embrassent , dans plusieurs Mémoires jusqu'ici
peu connus, toutes les parties de l'administration publique:
réforme militaire ; Etats provinciaux ; systéme
d'impositions ; noblesse ; clergé ; magistrature; finance ;
suppression des justices féodales , du grand-conseil ,
de la cour des aides , des intendans , des trésoriers de
France ; douanes , commerce , manufactures , luxe ;
politique extérieure , assemblée régulière des Etats-
Généraux : tels sont les grands objets que Fénélon passe
en revue. De très-bons esprits seront étonnés de trouver
dans ses vues politiques une sorte de liberté de penser ,
qui paraît étrangère au siècle et à l'état de l'archevêque
de Cambrai. Și même , comme il est permis de le
122 MERCURE DE FRANCE,
2
croire , Fénélon développa quelquefois devant un petit
nombre d'amis , dans la sécurité d'une confiance intime,
ces opinions politiques , ou plutôt ces voeux d'une ame
noble et courageuse , passionnée pour le bonheur des
hommes et la prospérité de son pays, on peut expliquer
naturellement, après la lecture de ses Mémoires ,
ce qu'entendait le chevalier de Ramsay ; son élève
quand il écrivait à Voltaire cette phrase dont on a
souvent contesté l'authenticité : « Si Fénélon était né
>> en Angleterre , il aurait développé son génie et donné
>> l'essor à ses principes , qu'on n'a jamais bien connus. >>>
Sans doute , en voulant prouver par ces mots que
l'archevêque de Cambrai ne croyait point au fond de
son ame à cette religion qu'il honora par ses vertus
et qu'il défendit par ses écrits , on est démenti par
l'Histoire de toute sa vie ; et s'il faut opter entre
l'authenticité de la lettre citée et le scepticisme impie
de Fénélon , mon choix n'est pas douteux; mais n'est-il
pas vraisemblable que ce qu'écrivait le chevalier de
Ramsay , n'était relatif qu'à certaines opinions , téméraires
si l'on veut , coupables même dans la doctrine
des ministres de Louis XIV , mais assurément légitimes
et honorables en Angleterre ? et dans ce sens , le chevalier
de Ramsay n'a-t-il pas pu dire que si Fénélon
avait vécu sous la domination britannique , il aurait
donné l'essor à des principes que sa sagesse , sa fidélité
, son attachement à son prince et aux lois de
son pays , ne lui avaient pas permis de manifester ?
Cette explication m'a paru fort simple après avoir lu
ses Mémoires politiques , et j'avoue qu'elle m'est chère;
car je n'aime pas plus à regarder l'auteur de la Henriade
, commeun faussaire, que l'archevêque de Cambrai
comme un hypocrite. Ceux à qui l'une de ces
deux opinions est également chère sont maîtres de
garder la leur : je ne leur envie pas le triste plaisir
de flétrir ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes ,
l'immortalité du génie et de la vertu .
D'ailleurs , comme l'observe très-bien l'historien de
Fénélon , rien ne serait plus facile que de s'élever contre
un grand nombre des dispositions , renfermées dans les
plans qu'il proposait à son auguste élève , et de censurer
AVRIL 1808. 123
l'ensemble et les détails de son systême politique. Une
expérience cruelle , à la fin du dernier siècle , nous a
donné des lumières qui manquaient à nos pères et qui
nous manquaient à nous-mêmes. Mais pour en juger
sainement , pour être rigoureusement juste , il faut se
transporter au tems où vivait Fénélon : il faut se rappeler
que lorsqu'il proposait des Etats-Généraux et des
Etats-Provinciaux , Louis XIV vivait encore ; que l'autorité
royale était dans toute sa force ; que la France
était accoutumée à des idées d'ordre et de soumission
qui ne laissaient entrevoir aucune disposition à l'indépendance
et à l'anarchie ; que le souvenir des troubles
où les maximes républicaines des calvinistes avaient
plongé le royaume pendant tant d'années n'était pas
encore entiérement effacé ; que les principes de la religion
et de la morale dominaient encore dans toutes les
classes de la société ; que l'éducation était tout à la fois
chrétienne et monarchique ; enfin que l'esprit public
n'était pas agité par les discussions séditieuses et corrompu
par les doctrines impies qui , sous la régence et
depuis cette époque fameuse , firent en France de si
funestes progrès, On doit observer aussi que l'exécution
du plan de Fénélon devait être l'ouvrage d'un prince
qui arrivait au gouvernement dans toute la force et la
maturité de l'âge; d'un prince éprouvé par le malheur
et les contradictions ; qui se voyait déjà environné de
toute la considération que de grandes vertus et de grands
talens auraient ajoutée à la puissance du trône ; qui
aurait été secondé par toutes les forces de l'opinion publique
; dont la fermeté bien connue aurait écarté les
grands obstacles et les petites intrigues , et dont les ministres
auraient été les hommes les plus vertueux et les
plus éclairés de la nation.
Si , malgré ces considérations , le sentiment des malheurs
qui ont suivi des essais dangereux portait quelquesuns
de nos lecteurs à croire que Fénélon se laissa trop
entraîner au mouvement de son coeur et aux prestiges
d'une imagination confiante , nous ne chercherions point
à combattre cette espèce de méfiance bien juste chez un
peuple à peine échappé aux plus terribles convulsions.
Nous nous bornerions à représenter à des censeurs trop
124 MERCURE DE FRANCE ,
sévères qu'au monient où Fénélon s'abandonnait à sesvertueuses
illusions, il n'était peut-être personne en France ,
à l'exception du duc de Bourgogne et de son précepteur ,
qui eût seulement l'idée de s'occuper du soulagement
du peuple. Il nous semble qu'un sentiment aussi estimable
doit suffire pour mériter une éternelle reconnaissance
à l'homme qui manifestait des intentions si
bienfaisantes.
Je ne suivrai pas plus long-tems M. l'évêque d'Alais
dans ses observations pleines de candeur , de sagesse et
d'impartialité : je me borne à opposer une opinion si
respectable à ceux qui jugent encore , avec une légéreté
cruelle , les hommes, les livres et les événemens .
La partie de l'histoire de Fénélon relative à ses travaux
littéraires , me fournira la matière d'un dernier
extrait. Je ne sollicite point l'indulgence du lecteur pour
l'étendue que j'ai cru devoir donner à l'analyse de cet
ouvrage ; mon excuse est dans le nom de Fénélon et
dans le talent de son historien. ESMÉNARD.
PLAUTE ou la Comédie latine, comédie en trois actes ,
et en vers , représentée pour la première fois par les-
Comédiens du Théâtre français , le mercredi 20 janvier
1808 , par NÉPOMUCÈNE-LOUIS LEMERCIER .
Animus æquus est optumum ærumnæ condimentum.
PLAUTE .
A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles-
Cooeur , nº 7. De l'imprimerie de Didot jeune , 1808 .
CETTE pièce , d'un mérite réel , mais plus faite pour
être appréciée par les gens instruits que par le public ,
ordinairement peu versé dans la littérature ancienne ,
ayant déjà été analysée dans ce journal , nous n'en suivrons
point l'action dans sa marche , ni dans les incidens
divers qui la précipitent ou qui la croisent ; nous
nous bornerons à des observations générales sur l'art
dramatique et comique , et nous donnerons ensuite une
idée du style de cette comédie d'un genre d'autant plus
neuf qu'elle est absolument dans le goût antique. Ceci
:
1
AVRIL 1808. 125
>
n'est point un paradoxe. Plaute fut réellement le créateur
de la comédie antique, nous entendons de celle de
caractère , d'intrigue et de moeurs ; car Aristophane ,
qui n'a fait que des pièces épisodiques et satiriques , et
Ménandre qui , à en juger du moins par les imitations
élégamment écrites que Térence nous en a données
fut l'inventeur de la comédie sérieuse et même larmoyante
, ne sont point de véritables auteurs comiques ,
dans la sévère acception du terme. On n'est comique
que lorsque l'on fait rire , et rire habituellement. Certainement
Molière a surpassé Plaute : il dispose bien
mieux l'ordonnance de ses pièces ; il est plus grand
peintre , plus grand écrivain ; il est plus moraliste, plus
philosophe : mais enfin Plaute fut son modèle ; et l'on
doit toujours quelque chose à ceux que l'on imite , même
en les embellissant. La comédie que Molière avait portée
à sa perfection , qui parut si enjouée dans les pièces de
Regnard , si spirituelle dans les scènes de Dufrény , qui
fut un peu trop grave dans les ouvrages d'ailleurs bien
conçus de Destouches , qui reçut de Dancourt une naïveté
piquante , qui sut prêter une fois à l'esprit de Piron la
verve du génie , qui peut-être étala trop de parure dans
les vers de Gresset , et qui , malgré l'édition volumineuse
de Boissy, ne lui inspira qu'un seul bon ouvrage , depuis
la mort de ce dernier , ne se fit plus entendre dignement
sur notre théâtre ; ou du moins les faibles sons qui
lui échappèrent dans son long silence n'ont point laissé
de souvenir. Les Fausses Infidélités , de Barthe , eurent ,
il faut en convenir , en 1767 , un grand succès qui s'est
toujours soutenu depuis , quoique les acteurs qui jouent
aujourd'hui cette comédie paraissent ignorer la vraie
tradition de leurs rôles : mais enfin ce n'est qu'un seul
acte , et même très-court. Dans les dix dernières années
du dix - huitième siècle, la comédie se réveilla parmi
nous. Les Etourdis , de M. Andrieux , annoncèrent ce
réveil qui faut brillant. Bientôt le Philinthe de Molière ,
ou la Suite du Mitantrope , et le Vieux Cétibataire
deux ouvrages d'un genre opposé , obtinrent un succès
mérité et durable , auquel ne contribua pas peu le contraste
de talent et de caractère qu'ils présentaient. Jamais
peut-être on ne parvint au même but par des routes
,
126 MERCURE DE FRANCE ,
plus différentes. Le Philinthe de Molière subjugua les
suffrages des spectateurs , d'abord peu nombreux , par
la conception forte du plan , l'intérêt des situations ,
la marche simple et rapide de l'action , et le mouvement
du style souvent âpre , incorrect , mais toujours
vrai et énergique. Le Vieux Célibataire plut , et plait
encore , par la moralité du sujet , dont beaucoup de
vieillards sont malheureusement dans le cas de se
faire l'application , par l'intérêt un peu romanesque
des situations , et par la bonhomie du style , surtout
dans le principal personnage , bonhomie , qui ,
loin de nuire àl'élégance , lui donne un charme de
plus. Mais ces quatre ouvrages , en comptant les
Fausses Infidélités , et les Etourdis , sont les seuls qui ,
pendant l'espace de quarante ans , aient survécu à la
foule des prétendues comédies qui furent représentées
sur les divers théâtres de la capitale. Les unes , notamment
celles de Dorat et des auteurs de son école , ne
faisaient que nous répéter en prose ou en vers maniérés
, les niaiseries malheureusement trop spirituelles
de Marivaux ; les autres n'offraient que des situations
forcées , d'où naissait un intérêt factice , et voulant
faire rire et pleurer tout ensemble , rendaient la douleur
triviale , et le rire sérieux ou burlesque. Quelques
auteurs affublaient Thalie d'un bonnet de docteur ,
la faisaient prêcher , au lieu de rire et de badiner , et
se croyaient les inventeurs d'un genre, tandis qu'ils
n'étaient que des batards de La Chaussée , qui luimême
n'est pas un fils très-légitime de Thalie. D'autres
voulant ressusciter la comédie d'intrigue , feuilletaient
Calderon , Lopez, de Véga , les canevas des farces italiennes
, fouillaient jusque dans les lambeaux de la
foire , et parvenaient à se faire jouer , même sur les
grands théâtres , mais jamais à se faire lire. Voilà où
nous en étions réduits , lorsque M. Lemercier sentit
qu'il fallait ramener aux vrais principes ce bel art
qu'une routine aveugle et des méthodes défectueuses
n'avaient déjà que trop égaré , et c'est dans ce sens ,
que nous avons avancé , au commencement de cet article
, que le moyen de paraître neuf, aujourd'hui , est
de respirer le goût antique.:
AVRIL 1808.
127
M. Lemercier nous avait déjà rapprochés de cette antiquité,
source et principe des beautés idéales qui sont
celles des arts , par sa tragédie de la Mortd'Agamemnon.
Sa comédie de Plaute , sans obtenir peut être un succès
aussi grand , aura plus d'influence pour la regénération
de la comédie; parce que nos poëtes comiques sont , à
ce qu'il nous paraît , plus éloignés des véritables sources
du beau, que les poètes tragiques. Ceux-ci , du moins ,
avaient , dans quelques parties , aggrandi la sphère de
leurs conceptions : les autres n'avaient imprimé à l'art
qu'un pas rétrograde. On a reproché à l'auteur de
Plaute d'avoir produit sur la scène l'Avare , dont
Molière a si bien dessiné le caractère , qu'il paraît en
avoir épuisé toutes les nuances : mais quand on le blâme
à cet égard , on fait semblant d'oublier , car ce manque
de mémoire est très-volontaire , que Molière avait emprunté
son Avare de Plaute , et que Plaute avait droit
de reprendre son bien. Une autre critique où les détracteurs
de M. Lemercier croient triompher , est celleci
, et vraiment elle est curieuse. On l'accuse d'avoir
ramené l'art à son enfance , parce qu'une partie de l'intrigue
de sa pièce est fondée sur l'enlèvement d'une fille
pardes pirates , et sa réintégration dans la maison paternelle,
et parce qu'il a donné à l'esclave Epidique , et àses
moyens d'intrigue , un développement dont nos valets de
comédie ne sont pas susceptibles, leurs maîtres , dans nos
moeurs actuelles , n'ayant pas besoin d'eux , pour faire
réussir leurs affaires. Non, l'auteur de Plaute n'a point
mérité cette censure. Sa comédie est intitulée , Plaute ,
ou la Comédie latine. Pourquoi donc a-t-on toujours
l'air de ne pas s'en souvenir ? Est-ce qu'à Rome et dans
l'étendue de son territoire en Italie , on pouvait lier
quelque intrigue avec les femmes on les filles qui vivaient
renfermées dans l'intérieur de leurs familles , et qui
n'en sortaient pas? Les jeunes gens ne pouvaient satisfaire
leur penchant pour la galanterie qu'avec des filles
esclaves rachetées des mains des pirates ; et comme en
général les comédies , même chez les Anciens , se terminaient
par un mariage , pour que ces jeunes gens
pussent épouser leurs maîtresses il fallait bien qu'elles
se trouvassent être nées de pères libres et riches qui les
ز
128 MERCURE DE FRANCE,
1
eussent perdues par quelque aventure un peu roma
nesque , et qui les retrouvassent de la même manière.
Aussi M. Lemercier ne fait-il venir et agir sur la scène
un peu plus librement sa Zélie , que parce qu'elle est
veuve , et cela par respect pour les convenances locales
qu'il ne faut jamais blesser. Pour son Epidique , il est
taillé sur le modèle des valets anciens , qui tous étaient
esclaves , et devaient s'attendre à être battus par leurs
jeunes maîtres , s'ils ne les servaient pas à leur gré dans
leurs projets d'amour , et leurs emprunts forcés d'argent
, et par les pères ou les tuteurs de ces jeunes
étourdis , s'ils réussissaient dans leurs intrigues. C'est
ainsi qu'agissent tous les Daves de Térence , ou plutôt
de Ménandre ; et le rôle d'Epidique n'est pas plus extraordinaire
que celui de Figaro qui fait mouvoir tous
les fils de l'intrigue du Barbier de Séville et de la Folle
Journée ; et qui , après avoir été plus qu'un mauvais
sujet, dans ces deux pièces , devient presque un petit
saint dans la Mère coupable , apparemment pour nous
prouver la vérité de ce proverbe , que quand le diable
devint vieux il se fit hermite.
Venons maintenant au style de cette comédie. Certainement
nous ne nierons pas que la versification n'en
soit quelquefois un peu négligée , mais c'est dans les
momens de repos où l'action ne marche pas , et où par
conséquent le dialogue languit comme elle: mais toutes
les fois que M. Lemercier saisit et développe une situation
forte , son style alors prend de la consistance ,
de l'élévation même , sans cependant passer les bornes
du langage familier convenable à la comédie. Par exemple
dans le troisième acte , lorsqu'Euclion , qui est
l'avare de la pièce , s'est aperçu qu'on lui a soustrait
son trésor , et qu'il accuse de ce vol Plaute , qui joue
le rôle d'observateur , et qui sait comment Epidique
a trouvé le coffre-fort qu'on réclame , voyez comme
le dialogue marche rapidement avec la pensée :
EUCLION.
On a vu des coquins , devant les magistrats ,
Nier...
PLAUTE.
Ne eroyez rien , si c'est votre caprice.
EUCLION
AVRIL 1808.
129
EUCLION ( en versant des larmes. )
Eh! quel est mon voleur , dis , si tu ne l'es pas ?
PLAUTE.
De tels gémissemens sont-ils dignes d'un homme ,
Pour la perte d'un or en tout tems passager?
Et sied-il de s'en affliger ,
Ainsi qu'onpleure un père , un ami?...
EUCLION.
Cette somme,
Hélas ! de la disette où l'avenir réduit
Eût garanti mes jours , eût sauvé ma vieillesse !
Je la venais voir chaque nuit ;
C'était ma femme , ma maîtresse.
PLAUTE.
Que feriez-vous pour qui vous aiderait
Ala chercher , et vous la trouverait ?
EUCLION.
Dieux! tout au monde ! tout ! mais pourquoi cette enquête!
PLAUTE.
C'est que tout soin heureux a son salaire honnête.
EUCLION.
Du larcin qu'on m'a fait noble révélateur ,
De me la retrouver aurais-tu la puissance ? "
PLAUTE.
Que me vaudrait ma récompense ?
EUGLION.
Tu me serais , cher Plaute , un frère , un bienfaiteur ,
Un égal , un ami ! ... Le pourras-tu ?
PLAUTE.
Peut-être.
EUCLION.
De toute ma maison tu jouiras en maître ,
Ama table , mangeant assis auprès de moi.
PLAUTE.
Indigent que je suis , m'y feriez-vous paraître ?
EUCLION.
Ah ! si tu m'enrichis , rougirai-je de toi ?
Pour esclave , s'il faut , prompt å me reconnaître ,
Deviens mon possesseur , mon souverain , mon roi ,
Ma providence , enfin mon Dien , si tu veux l'être .
Mais le pourras-tu ?
PLAUTE.
Je le crois:
Ce dialogue , à quelques négligences près, est d'une
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
grande vérité ; et il faut avouer que cela vaut un peu
mieux que les madrigaux qu'on ne cessait de mettre
dans la bouche de Thalie , et que nos petites maîtresses
et nos soubrettes de théâtre ne peuvent répéter
qu'en minaudant. Et dans le dénouement de la pièce ,
lorsqu'Epidique rapporte le coffre - fort d'Euclion ,
lorsque celui-ci veut le reprendre , et que Plaute le
reconnaît pour le sien , pour celui que lui ont ravi
des brigands qu'il avait pris pour des Carthaginois ;
lorsque pour faire reconnaître à tout le monde sa propriété,
il ouvre le secret du double fond qui contient
ses chers manuscrits qu'il croyait perdus pour tou--
jours , et dont certainement l'avare Euclion n'aurait
jamais senti le mérite ; alors la situation , qui se trouve
montée au plus haut degré d'intérêt où puisse s'élever
la comédie , fournit à M. Lemercier des vers excellens ,
et qui déjà sont devenus proverbes .
PLAUTE.
Nos ennemis m'ont fait ce beau vol autrefois .
Romains , vous étiez donc de ces Carthaginois ? ...
EUCLION .
Moi , voler ! ... Nos soldats étaient à leur poursuite ;
Ce coffre dans mes mains tomba pendant leur fuite :
Le sort m'en fit présent.
PLAUTE.
Par cette même loi
Epidique amait pu juger cet or à soi.
EUCLION.
Ma foi n'est point pareille à la foi d'Epidique ;
Lamienne...
PLAUTE .
C'est la foi punique.
Vous enterriez mon bien , et j'en userai , moi ,
Pour d'utiles besoins , aimant à le répandre .
:
Epidique est par moi de ses ſers racheté.
Plaute sort du malheur ; il sut des Dieux attendre
Le prix de ses travaux et de son équité.
Je m'en vais , pour ma gloire , à Rome faire entendre
Mes Ménechmes rians , mon double Amphitrion ,
Mes marchands fraudulenx , mon guernier fanfaron ,
Mes vieillards libertins... eanon pinceau va rendreci
:
AVRIL 1808 . 131
Mon avare plus vrai sous les traits d'Euclion .
De Plaute un jour Thalie applaudira le nom.
De chûtes , de succès , la gloire est un mélange..
La fortune , l'esprit , les goûts , les moeurs , tout change.
Si même de nos dieux et de marbre et d'airain
L'image par le tems en poudre est dispersée ,
Ah ! que d'heureux hasards me faut-il obtenir
Pour qu'un mince feuillet chargé de ma pensée
L'aille porter à l'avenir !
EUCLION.
Pauvre Euclion , tu n'as plus qu'à te pendre.
EPIDIQUE .
A tous il ne manque plus rien.
(à Dæmone. ) ( à Zélie . )
Vous avez votre fille ; et vous , un mari tendre ;
Moi , ma liberté...
PLAUTE.
Moi, mon bien.
Et de plus , vous m'avez fait une comédie ;
Par vous , sans le savoir , l'intrigue en fut ourdie ;
Vous m'avez par hasard fourni l'événement ,
Et voilà que dans ce moment
J'en fais moi , par hasard , aussi le dénouement.
A la faveur de l'antique Thalie ,
Et sous le masque des Romains ,
Si ma fable mérite un peu d'être accueillie ,
Que cette enceinte encor soit par vous bien remplie ,
Chers spectateurs , battez des mains.
i
Le souhait de Plaute fut exaucé , et malgré les malveillans
qui avaient fait l'impossible pour troubler le
succès de la pièce , sur-tout au troisième acte , ce dénouement
produisit et produit toujours le plus grand
effet. Nous croyons que cet ouvrage, qui est du nombre
de ceux qui gagnent à être vus souvent , et à être
médités , restera au théâtre avec honneur . Cette comédie
a d'ailleurs l'avantage de nous reproduire sous
des formes aimables, un acteur justement chéri , M. Talma
, dont nous admirions , dans la tragédie , l'expression
énergique et profonde , et qui , aimé maintenant
de Thalie autant que de Melpomène , marche avec
le plus grand succès sur les traces de Garrick. Cette
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
pièce, dont le prologue est très-agréablement écrit et
bien dialogué, est précédée d'une préface , où l'auteur
répond avec autant de politesse que de modestie aux
différentes critiques qu'il avait entendu faire de sa comédie
le jour de sa première représentation . M.
ELOGE DE PIERRE CORNEILLE; Discours qui a obtenu
l'accessit au jugement de la Classe de la langue et de
la littérature françaises ; par L. S. AUGER. Broc . in-8° .
A Paris , chez Xhrouet , imprimeur , rue des Moineaux
, nº 16 .
CE Discours , qui vient d'obtenir l'accessit en 1808 ,
est de la même main que l'Eloge de Boileau qui remporta
le prix d'éloquence au concours de 1804 , et nous
semble lui être de beaucoup supérieur. On peut inférer
de la , sans crainte d'affliger personne , que le talent de
M. Auger a fait des progrès sensibles dans l'intervalle
de ces quatre ans , ce qui suffit peut-être à sa louable
ambition ; que l'Académie a eu cette année à prononcer
entre des concurrens plus dignes d'entrer dans cette
lice honorable , ce qui prouve en faveur de l'état actuel
des lettres ; et qu'enfin le Discours qu'elle vient de couronner
ne peut être qu'une production très-distinguée ,
puisqu'ellel'a jugée supérieure à un ouvrage de beaucoup
de mérite; ce qui ne peut qu'ajouter à l'éclat du triomphe
de M. Victorin Fabre.
En rendant compte du Discours qui a obtenu l'accessit,
nous nous contraindrons d'autant moins sur le bien que
nous en pensons , que nos éloges , si la lecture du cabinet
confirme le jugement de l'Académie , ne peuvent être
considérés que comme un hommage indirect au talent
de l'auteur couronné.Voici comment M. Auger entre en
matière. 1
<<<Corneille n'était plus. Juste envers le mérite d'un
>> frère à qui , pour se faire un beau nom , il ne manquait
>> que d'en porter un moins fameux , voulant d'ailleurs
>> que ce nom , le grand nom de Corneille décorât une
AVRIL 1808. ) : 133
➤ seconde fois sa liste (1) , l'Académie française avait
>>donné pour successeur à l'auteur de Cinna , l'auteur
>>d'Ariane. Le sort, qu'on n'accusera point ici d'avoir
>> été aveugle et injuste, le sort choisit Racine pour ac-
>> cueillir le nouvel académicien, et payer àla mémoire
>> du grand homme qu'on venait de perdre , le tribut
>> accoutumé de louange etde regrets (2). Racine, à cette
>> même place , dans ce même fauteuil où siége encore
→ aujourd'hui le chef électif de l'Académie , prononça
>> Péloge de Corneille. Egal à son sujet par son génie ,
>> et sur-tout par cette noble équité , partage de la vraie
> grandeur en tout genre, il retraça dignement les glo-
>> rieux travaux du fondateur de la scène française.
>> Racine louant Corneille est sans doute un des plus
> beaux spectacles dont l'histoire des lettres puisse con-
>> server le souvenir. >>
Il y a de l'art dans ce début ; fauteur y aborde
son sujet d'une manière intéressante et dramatique .
Après avoir ensuite établi la supériorité incontestable
denotre théâtre sur celui de tous les peuples du Monde,
il rappelle l'état d'enfance et de barbarie d'où Corneille
l'a fait sortir; parmi ses premiers titres à la gloire ,
il vient denommer Médée; il va parler du Cid: écoutons-
le:
« Le fameux Moi , qui révélait un grand caractère ,
» révéla aussi un grand génie.
>> Ce génie se fit voir tout entier dans le Cid ; ce
» Cid qui , depuis près de deux cents ans , fait couler
>>des larmes d'attendrissement et d'admiration ; ce Cid
>>dont le triomphe doit être éternel , puisqu'il est fon-
» dé sur celui des sentimens les plus nobles et les plus
>> touchans , la piété filiale , l'amour et l'héroïsme. Cor-
>> neille était trop supérieur à ses contemporains ; leur
>> goût ne sut peut-être pas apprécier tout le talent du
(1 ) Racine , dans son discours pour la réception de Thomas Corneille
, dit que l'Académie s'applaudissait de voir sur la liste le fameux
nom de Corneille , et qu'elle se félicite de pouvoir l'y placer une seconde
fois .
(2) Les directeurs de l'Académie étaient élus par le sort. Voyez
Pélisson.
134 MERCURE DE FRANCE ,
>> poëte ; mais leur coeur fut vivement pénétré des beautés
>> de l'ouvrage. L'enthousiasme fut à son comble :
Tout Paris , pour Chimène , eut les yeux de Rodrigue (3).
>> Ce ministre-roi , sous qui tremblait son maître , qui
voyait la France à ses pieds, et mettait l'Europe
en mouvement , fut jaloux d'un poëte et alarmé du
>> succès d'une tragédie. On eût dit qu'il craignait de
>> n'être plus le premier homme de son siècle . Lui-
>> même il aspirait aux triomphes de la scène ; mais
>> le génie de la politique n'est pas celui des lettres ;
>> le grand ministre était un mauvais écrivain , et son
>> caractère , quel qu'en fût l'élévation , n'était pas su-
>> périeur aux faiblesses de l'envie. Il déchaîna contre
>> le Cid les basses fureurs d'un Scudéry , ce matamore
>> littéraire , dont on méprisait justement les ouvrages ,
>> et qui voulait s'en venger par des cartels qu'on mé-
>> prisait encor:e (4). On vit Richelieu ( quelle vile
>> passion que la jalousie et combien elle dégrade ! )
>> on vit Richelieu faire cause commune avec Colletet,
>> Claveret , et tout cet amas de ridicules auteurs dont
>> l'éclat imprévu du Cid offensait les yeux , et dont
» tous les honneurs passés s'évanouissaient devant cette
>> gloire naissante. Mairet lui-même , ami du grand-
>> homme persécuté, digne de notre estime par une
>> Sophonisbe que le Cid effaçait (5), mais que Corneille
>> n'a point égalée en traitant depuis le même sujet ;
>> Mairet n'eut pas de honte de se joindre aux détrac-
>> teurs du chef-d'oeuvre nouveau. Rotrou seul refusa
->> d'en grossir le nombre, mais Rotrou avait du génie
<< >> et une grande ame: il tit Venceslas , et il mourut
'- >> victime de son dévouement pour ses concitoyens (6) .
>> L'Académie française , fondée par le ministre , et
(3) Vers de Boileau , Epitre à Racine.
(4) II parlait sans cesse de sa noblesse et de sa vaillance. Il envoya
un défi à Corneille , qui n'y répondit que par des mépris et des chefsd'oeuvre
.
(5) La Sophonisbe de Mairet précéda le Cid de quelques années .
,
(6) Rotrou , lieutenant-civil de Dreux refusa d'abandonner cette
ville que désolait une maladie épidémique, en fut lui-même attaqué , et
mourut à quarante ans ..
AVRIL 1808. 155
>>chargée par lui de faire la critique du Cid, se couvrit
>>d'une gloire qui dure encore , en osant remarquer
>>quelques beautés dans un poëme qui en est rempli ,
>> et y relever avec modération des fautes qui ne s'y
>> trouvent pas toutes. Tant de ligues furent inutiles ,
>>tant d'efforts furent vains. Celui qui avait pu abattre
>>l'orgueilleuse et puissante maison d'Autriche , ne put
▸ réussir à faire tomber une pièce de théâtre. La France
>> entière retentit des applaudissemens donnés au Cid;
>> tout ce qui était beau fut comparé au Cid (7) ; le
> Cid fut traduit dans toutes les langues de l'Europe ;
>> l'Espagne elle-même , déposant sa fierté naturelle ,
>>consentit à recevoir , embeli par le génie de Cor-
>> neille , ce même Cid dont elle était si vaine de lui
>>avoir fourni le sujet (8).
>> Qui pourrait calculer l'influence du Cid et ses ré-
>> sultats? Il est la base sur laquelle pose et s'élève ,
> comme un majestueux édifice , tout le théâtre de
>>Corneille , j'ai presque dit tout le théâtre français .
>> Corneille , à l'effet que cet ouvrage a produit sur les
>> autres , plus encore peut - être à l'effet qu'il a produit
>> sur lui-même , Corneille sent qu'il a trouvé la tra-
>>gédie et qu'il est né pour elle : dès ce moment il
>> résout d'y consacrer tout son génie. De la hauteur
>>où il vient de se placer, il découvre le vaste champ
>> qu'il doit parcourir , il marque d'avance la route qu'il
>> doit y suivre ...
>> Deux sentimens puissans , la nature et l'amour ,
>> régnaient d'accord dans le coeur de deux amans: tout
> à coup l'un vient à combattre l'autre ; la nature em-
>> porte la victoire. Rodrigue et Chimène s'adoraient ,
>>>s'adoreront toujours ; mais Rodrigue venge son père
>> outragé en donnant la mort au père de sa maîtresse ,
>> et Chimène veut venger le sien en demandant la
>>mort de son amant Ce triomphe de l'honneur et de
>> la piété filiale sur l'amour ; cet amour qui, des deux
(7)Dans plusieurs provinces de France , il était passé en proverbe de
dire : Cela est beau comme le Cid. ( Fontenelle , Vie de Corneille ) .
(8 Le Cid de Corneille fut traduit en espagnol , quoique emprunté
de Guillen de Castro et de Diamante.
136 MERCURE DE FRANCE ,
>> côtés , s'immole sans balancer ; qui , conservant tou-
>>tes ses forces , et même en puisant de nouvelles
>> dans son sacrifice , rougirait de le révoquer un seul
>> instant , et presque d'en gémir , voilà ce qui toucha
>> les cooeurs en les élevant , ce qui fit verser des larmes
>> aussi pures que le sentiment qui les faisait naître.
» La plus délicate , la plus profonde théorie de l'hon-
>>> neur et de la vertu est connue de ceux - là même
>> qui n'en pratiquent point les plus simples devoirs ,
>> et nous savons d'autant mieux admirer les belles ac-
>> tions , qu'il semble que par-là nous compensions le
>> tort de ne les point imiter. Corneille s'aperçut , avec
>> une joie véritable , que la vue de ces combats gé-
>> néreux , de' ces victoires vertueuses , dont son ame
>> noble et forte concevait sans peine le charme quel-
>> quefois douloureux , et dont elle eût donné l'exemple
>> au besoin, agissait presqu'aussi puissamment sur l'ame
>> des spectateurs , que le tableau des misères et des
>> faiblesses illustres (9). Dès-lors abandonnant la terreur
>> à ces sujets antiques , où l'on voit un prince , vic-
>> time marquée d'avance par la fatalité , se débattre
>> sans vertu et succomber sans crime sous sa main irré-
>>>'sistible , ne renonçant point à la pitié , mais la ré-
>> servant pour l'innocence qui se sacrifie elle-même ,
>>Corneille se décide à employer principalement le beau
>> ressort , le ressort moral de l'admiration. Il veut
>> agrandir , enflammer , épurer les coeurs que les autres
>> déchirent ou amollissent. Cependant où puisera-t- il
>> ses sujets ? il ne les puisera ni dans son imagination ,
>> ni dans la fable. Des actions sublimes seraient , de
>> toutes les fictions , les plus invraisemblables : ce n'est
>> pas trop pour elles d'être des réalités et d'avoir le
>> témoignage de l'Histoire. L'Histoire est remplie d'un
>>peuple qui , faible ramas de bandits à son origine ,
>>mais poussant l'amour du pays jusqu'au fanatisme ,
(9) Corneille dit en parlant de Nicomède : « Le succès a montré que
> la fermeté des grands coeurs , qui n'excite que de l'admiration dans
>> l'ame du spectateur , est quelquefois aussi agréable que la compassion
>que notre art nous ordonne d'y produire par la représentation de
> leurs malheurs . >>>
AVRIL 1808 . 137
>> et l'estime de soi-même jusqu'au mépris le plus féroce
>> pour les autres , se rendit à la fin maître de l'Univers .
>>>C'est dans les annales, de ce peuple , annales si fé-
>> condes en traits d'héroïsme et de magnanimité , que
>> Corneille ira prendre ces grands personnages qu'il
>>doit agrandir encore. S'il est un sentiment qui l'em-
>>porte sur l'amour de la patrie et de la gloire , qui
› élève davantage l'humanité au-dessus d'elle-même ,
>> qui enfante des héros plus courageux , des victimes
>> plus résignées , c'est le zèle d'une religion naissante
> et persécutée. Le peintre des Romains peindra donc
>>aussi quelquefois les Chrétiens des premiers âges (10) .
Ce ne sont point là des lieux communs. C'est le résultat
d'une étude très-approfondie du théâtre de Corneille;
c'est le fruit d'observations faites par un homme
de beaucoup de goût sur le génie dramatique de l'auteur
de Cid , et sur les circonstances qui l'ont déterminé
à parcourir sans presque jamais s'en écarter , cette
route nouvelle qu'il venait de s'ouvrir , et où tant de
triomphes l'attendaient.
La partie la plus difficile de cet éloge était sans
donte celle où , après avoir déroulé cette longue liste
de chefs - d'oeuvre qui ont placé Corneille au plus
haut rang de la scène française , il fallait nécessairemert
parler de ces productions malheureusement trop
nombreuses , échappées à son génie vieillissant ; l'auteur
arrive à cette partie de son discours , par une transition
extrêmement ingénieuse. « C'était , dit-il, une coutume
>> chez ces Romains si bien peints par Corneille , qu'un
>> esclave suivit le char du triomphateur en lui disant :
› Souviens- toi que tu es homme. J'ai proclamé Corneille
>>le vainqueur de la barbarie , de la puissance , du tems ,
>>du génie même; je l'ai appelé le créateur et presque le
>>dieudu théâtre: je dois dire maintenant quel tribut il a
>>payé à l'humanité par ses défauts; je dois rappeler ses
> revers non moins nombreux que ses triomphes. Que
>> sa gloire se rassure, elle n'en sera point ternie. En
» quoi Théodore ou Pertharite peuvent-ils obscurcir
>> l'éclat si pur du Cid ou des Horaces ? C'est la sincérité
(10) Dans Polyeucte et dans Théodore.
138 MERCURE DE FRANCE ,
>>qui loue les grands hommes ; et leurs fautes sont les
>> seules qu'il faille remarquer , puisque ce sont les seules
>> qui renferment de grandes leçons . >>>
On regrette que l'espace manque pour citer les belles
pages où M. Auger explique ladifférence qui existe entre
le génie de Corneille et celui de Racine , et l'attribue
en partie à l'influence qu'exerça sur eux l'époque différente
où parurent ces deux grands hommes ; et surtout
l'endroit où il considère Corneille comme créateur
du vrai style dramatique.
Ce qui distingue le talent de M. Auger , dans ce discours
, est l'art avec lequel il en a enchaîné les différentes
parties dans un ordre naturel , en passant de
l'une à l'autre, par des transitions heureuses , en formant
de l'ensemble un tissu simple , mais serré , où tout se
tient , où tout est à sa place , et où l'attention du lesteur
se trouve continuellement fixée sans fatigue de sa
pant , comme sans effort du côté de l'écrivain . On sent.
aisément que ce genre de mérite , est celui dont on
peut le moins donner une idée par des citations. Cependant
le petit nombre de passages que nous venons de
transcrire , doivent affermir l'opinion favorable qu'on
avait déjà du talent de cet écrivain. On y voit que c'est
une tête bien faite où les idées saines se sont rangées facilement
; un esprit judicieux qui observe avec finesse ,
souvent avec profondeur , et qui toujours maître de sa
pensée , la rend avec autant de clarté que, d'élégance .
On y peut louer encore une autre qualité assez rare
aujourd'hui pour être remarquée , et sur-tout pour être
encouragée par les membres de la classe de la langue
et de la littérature françaises , juges naturels du langage
et conservateurs de la pureté de'ses formes ; je veux
parler de cette heureuse propriété de termes qui découle
naturellement de la justesse des idées ; de cette
inflexible sévérité de l'oreille , de ce tact délicat et sur
qui soigneusement appliqué à la correction du style ,
en écartent tout ce qui pourrait porter atteinte nonseulement
aux règles , mais aux plus simples bienséances
de la langue ; et attachant unejuste importance
à l'ordre et à l'harmonie des paroles , fait par tout
AVRIL 1808. 159
sentir , suivant l'expression de Boileau , le pouvoir des
mots mis à leur place.
Quelques esprits sévères accusent M. Auger de s'être
privé trop souvent de ces mouvemens vifs et passionnés
qui jettent de la variété dans les formes du style , et
du charme dans une composition nécessairement un
peu grave ; on assure même que ce reproche a influé
sur le rang qu'occupe son discours dans la décision de
l'Académie.
J'appelle de ce reproche au jugement d'une lecture
tranquille ; c'est là que se forme une opinion
durable ; c'est dans la retraite du cabinet , que tous
ces écrits follement déclamatoires , dont je ne sais quel
prestige faitun moment la fortune , se dégageant comme
dans un creuset de l'alliage du faux goût et des vaines
paroles, laissent à peine surnager quelques faibles parcelles
d'éloquence et de raison .
Cette épreuve est donc la sauve-garde des bons écrits ;
c'est elle qu'on doit invoquer contre l'incertitude de
son proprejugement et la défiance de celui des autres ;
c'est elle et le tems qui confirment ou cassent les arrêts
des cours littéraires , et fixant ensuite le rang invariable
des écrivains , livrent pour jamais leurs noms au mépris
, à l'indifférence ou à l'estime des gens de goût.
V. CAMPENΟΝ.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre Français . - Première représentation
de l'Homme aux Convenances , comédie en un acte
et en vers .
Le sort de cette comédie était décidé avant la levée du
rideau , car déjà des signes non équivoques de malveillance
s'étaient fait entendre .
L'Homme aux Convenances n'est pas un caractère prononcé
comme le Joueur ou l'Avare , mais on conviendra
que celui qui se laisse enlever sa maîtresse parce qu'il perd le
tems à observer les pratiques les plus minutieuses de l'usage ,
offrait un côté ridicule qui pouvait amuser le spectateur. Le
parterre , qui , dès les premières , scènes avait paru ne pas
sentir les nuances qui composent le caractère de l'Homme
MO MERCURE DE FRANCE ,
aux Convenances , a fini par abandonner l'ouvrage à quelques
hommes ou mal intentionnés ou trop exigeans , et
qui n'ont as réfléchi que lorsqu'on trouve dans une comédie
en un acte plusieurs scènes comiques , des vers heureux
, un style élégant et correct , on n'a pas raisonnablement
le droit d'exiger davantage. Le public a voulu connaître
l'auteur , l'on est venu nommer M. de- Jouy , auteur
du bel opéra de la Vestale et de beaucoup d'autres ouvrages
fort spirituels et fort agréables. La pièce a été bien
jouée par Fleury , Michot , Mme Talma , etc. On y a vu avee
plaisir Mue Volnais , qu'un rhume violent avait éloigné
quelque tems de la scène , et qui n'avait reparu que peu
de jours avant dans le rôle de Mme de Sancerre. Cette
actrice est du petit nombre de celles dont le talent est cher
au public.
Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation de
Bon naturel et Vanité.
Le monde dégénère chaque jour , c'est une vérité incontestable
; le vieillard de Gilblas trouvait que les pêches
n'étaient plus aussi grosses que dans son jeune tems , et
dans le Lutrin , le vieux Sidrac observe avec peine que
la nature n'enfante plus d'aussi hardis chicaneurs qu'autrefois
. Si le lecteur incrédule ne se rendait pas à toutes
ces preuves d'une funeste décadence , la pièce nouvelle ,
donnée au Théâtre de l'Impératrice , est bien capable de
convertir les gens assez entétés pour conserver à cet égard
encore quelque doute : on y démontre qu'au tems passé ,
toutes les jeunes femmes étaient modestes , raisonnables
uniquement attachées à leurs maris , mais qu'aujourd'hui
elles s'occupent peu de leurs enfans , négligent leurs époux
et ne songent qu'à leurs plaisirs .
,
Emilie , jeune et jolie femme , et nouvellement mariée ,
se livre à tous les plaisirs que lui offre le monde , et néglige
un peu son mari et ses parens. Son époux , pour l'en punir ,
lui fait annoncer par leur oncle qu'il veut se séparer d'elle :
Emilie , qui le préfère à tous ces vains plaisirs , lui en fait
aisément le sacrifice , et lui promet de vivre désormais pour
lui seul .
Lajeune femme n'étant coupable que d'un peu de légè
reté, la proposition que le mari lui fait d'une séparation devient
déplacée, puisqu'elle est presque sans fondement.
Cet ouvrage , qui est de M. Dumolard , a obtenu du succès
; il est bien écrit; on y remarque des vers heureux et
d'un bon comique .
AVRIL 1808. 141
Théâtre du Vaudeville. Première représentation de
laGageure imprudente , vaudeville en 2 actes.
L'auteur de Bon naturel et vanité prétend que tout déginère;
je ne sais s'il a raison sur quelques points , mais je
soutiens que la galanterie n'a jamais été poussée aussi loin
qu'aujourd'hui; entre mille preuves que je pourrais apporter
àl'appui de mon assertion , je me contenterai de choisir
celle-ci. On a donné lundi dernier la première représentationde
la Gageure imprudente , vaudeville que l'on annonçait
être l'ouvrage de deux Dames : en voici à peu près
l'analyse.
Un baron de Varbeck parie avec le jeune comte de
Presval que , dans l'espace de vingt-quatre heures , il n'aura
pas l'adresse de s'introduire dans son château , de donner
unbaiser à sa fille , etd'en rapporter un reçu ; mais le jeune
homme, au moyen d'une lettre , fait sortir le père de son
château , y pénètre sous les habits d'une marchande à la
toilette , embrasse la demoiselle , et lui en fait signer une
reconnaissance ; le père revient , reconnaît qu'il a perdu la
gageure , et marie les jeunes gens .
Il est inutile d'observer que cette pièce est calquée sur
Ruse contre Ruse et le Baiser et la Quittance , opéra donné
å Feydeau il y a quatre ans. Je le répète , le parterre a ,
dans cette soirée , fait preuve de patience et de galanterie ,
car si l'ouvrage n'eût pas été de deux Dames , il n'eût pas
laissé tranquillement achever un canevas usé et rebattu ,
et dans lequel il n'y a peut-être pas un seul couplet digne
d'être rapporté.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
B.
TURQUIE. - Orsowa ,le 7 Mars.-Un courier vient d'apporter
à Recseb-Aga , commandant de la forteresse turque
de New-Orsowa , un firman important , envoyé par le grandseigneur
; ce firman contient en substance ce qui suit :
■Comme la cour de Vienne et la Sublime-Porte sont convenues
ensemble que New-Orsowa n'a point appartenu à la
Valachie , mais anciennement à la Servie , il est enjoint au
pacha de remettre , à l'expiration du terme de l'armistice
conclu avec les Serviens , ladite forteresse à S. Exc. M. de
Duka , général autrichien , commandant du Bannat . >>>
Le même firman accorde audit pacha Recseb-Aga, qui
142 MERCURE DE FRANCE ,
avait demandé sa démission la faculté de se retirer dans les
Etats autrichiens , s'il le veut; ou s'il préfère de revenir
dans l'intérieur de l'Empire ottoman , il est convenu avec
le général russe , prince Prosorowski , de le laisser librement
passer par la Valachie. Déjà ce pacha , pour témoigner
à la Maison d'Autriche son parfait dévouement , a envoyé
en présent à M. de Duka , conformément aux usages turcs ,
une chemise et un haut-de- chausses de soie. La garnison de
New-Orsowa est réduite , par les maladies , à deux cents
hommes tout au plus .
Les Anglais continuent leurs hostilités dans l'Archipel , et
une frégate de cette nation a reparu près de Ténédos.
ALLEMAGNE. - Schwerin , le 26 Mars. -- Le duc de
Schwerin vient de faire afficher la proclamation suivante :
« Comme il est devenu nécessaire de rendre nos troupes
mobiles le plus promptement possible , afin d'empêcher
toute communication et tout commerce avec l'Angleterre et
Ja Suède , tant dans nos ports que le long de nos côtés, nous
ordonnons , par la présente , que tous les fusils de munition
et autres armes qui , à l'époque de l'occupation des Français
et même depuis , se trouvent dispersés dans le pays , soient
remis , par ceux qui s'en trouvent en possession , aux commandans
militaires des villes les plus proches du lieu de leur
domicile , et cela , au plus tard , dans l'espace de trois semaines
. Lesdits commandans sont chargés par la présente
de recevoir toutes les armes qui sont encore propres au
service , de payer deux rixd. pour chaque fusil,et une valeur
proportionnelle pour toute autre espèce d'armes. >>>
BAVIERE.-Augsbourg, le 29 Mars.-D'après des ordres
qui viennent d'arriver de Munich , le couvent des capucins
de notre ville va être transformé en école pour des sagesfemmes
et en maison d'accouchement. Plusieurs maisons
voisines seront achetées et réunies à cet utile établissement .
- Le roi de Baviere a donné ordre au colonel d'Epplex ,
attaché à l'état-major , de rédiger une histoire de la dernière
campagne : il doit s'occuper particulierement des expeditions
auxquelles les troupes bavaroises ont pris part.
S. M. le roi de Bavière , à l'occasion d'une foulé de requêtes
qui lui ont été adressées à l'effet d'obtenir des titres
de noblesse héréditaire , s'est déterminée à fixer les taxes qui
devront ètre acquittées pour cet objet , d'après la gradation
des différentes classes , et a chargé son ministre intime des
affaires étrangères de surveiller l'exécution de ces nouvelles
mesuros. En conséquence , les taxes et charges indispensables
AVRIL 1808 . 143
pour l'obtention d'un diplôme , sont réglées de la manière
suivante : pourun comte , la grande taxe,y compris le droit
du sceau de 120 florins et celui d'expédition de 72 fl . , est
de 3195 fl. La petite taxe pour droit de chancellerie , d'expédition
et de déboursés nécessaires pour le diplôme de
noblesse , est de 1353 florins. Les droits à payer au hérault
royal sont de 41 fl. En total , 4589fl. Un baron paiera en
totalité 2454 flor., un chevalier 733 , et un simple gentilhomme
, 633.
- La commission d'organisation pour la nouvelle constitution
de ce royaume , s'est assemblée , il y a quelques jours :
elle est composée des ministres et des deux plus anciens référendaires
intimes de chaque département. On prétend que
le royaume sera divisé en seize départemens ; la province,
de Bavière en composerait trois .
ROYAUME DE WESTPHALIE. - Cassel , le 1** Avril.- Un
décret du 18 mars porte ce qui suit : « Tout ancien soldat
des ci-devant Etats composant le royaume de Westphalie ,
non marié , au-dessous de 35 ans , et dont la capitulation
n'est pas encore expirée , qui appelé par le préfet de son
département pour continuer son service militaire , ne répondra
point à cet appel , sera regardé comme déserteur , arrêté
etjugé comme tel , après le 12 du mois courant.>>>
ESPAGNE.- Madrid , le 30 Mars . - L'armée est toujours
vue en Espagne d'un très bon oeil. Dimanche dernier , la
messe militaire à laquelle ont assisté le grand-duc de Berg
et les généraux français , a été très-belle et a fait une grande
sensation parmi le peuple.
Le roi Charles et la reine sont toujours à Aranjuez ; le
prince des Asturies et la reine d'Etrurie sont à Madrid.
Sur la routede Bayonne à Madrid, des relais ont été placés.
Onattend avec une vive impatience l'Empereur des Français .
Nous n'avions pas besoin des circonstances actuelles pour
désirer de voir un souverain aussi extraordinaire , et cet
empressement de toutes les classes du peuple montre assez
que lanation espagnole est toujours la même , et que tout
ce qui est grand a droit à son intérêt. Mais dans les circonstances
actuelles nous sentons bien qu'il n'est plus de
bras capables de nous sauver ; que son intervention et ses
conseils nous sont également nécessaires .
-On vient de faire afficher dans toutes les rues l'avis suivant:<<
On fait savoir à toutes personnes de quelque état ,
rang , condition ou dignité qu'elles soient , habitans de cette
cité ou des provinces voisines , que ceux qui auraient con
144 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808.
naissance , ou en leur pouvoir des sommes , biens , meubles
, bijoux et effets quelconques , appartenant , à quelque
titre que ce soit , à don M. Godoy, prince de la Paix , d'en
faire la remise ou la déclaration, dans le plus bref délai , à
MM. don Philippe-Ignacio Canga, etc. conseillers du roi au
tribunal suprème de Castille , tous les trois chargés de cette
commission par ledit tribunal .
>> On prévient que , si on ne se hâtait d'obéir aux ordres
dudit tribunal , et si on faisait de fausses déclarations , il
serait procédé avec la dernière rigueur contre ceux qui
cacheraient lesdits objets ou qui ne s'empresseraient pas de
donner avis des dépôts qu'ils connaîtraient.
>> Et pour que cette loi soit bien connue du public , le
conseil a ordonné qu'elle soit affichée dans tous les coins
de rues . >>>
Madrid , le 2 avril.
(INTÉRIEUR) .
D. B. MUGNOZ .
Bordeaux , le 10 Avril. - Le 8 , à sept heures du matin ,
S. M. s'est embarquée dans son yacht pour aller voir les
bords de la Garonne au-dessous de notre ville : si le tems
avait été plus favorable , l'Empereur serait probablement
descendu jusqu'au Bec-d'Ambès , pour jouir du magnifique
coup-d'oeil que présente dans cet endroit le confluent des
deux rivières dans la Gironde , et les riches côteaux d'alentour.
Amidi S. M. était de retour .
Hier , S. M. l'Empereur et Roi est sorti à cheval , à quatre
heures après-midi. Il a parcouru une partie des communes
de Pessac et de Talence , et s'est rendu à la maison de campagne
de MM. Raba , qu'il a visitée.
-Une partie des équipages de S. M. l'Impératrice-Reine
est arrivée hier dans cette ville.
PARIS.-M. le Conseiller-d'Etat préfet de police vient
de rendre une ordonnance pour faire exécuter dans toute
l'étendue de l'Empire les dispositions du décret impérial du
18 septembre 1807 , relatives aux formes à suivre pour la
délivrance et le visa des passe-ports .
,
ANNONCES .
Le Printems d'un Proscrit , suivi de mélanges en prose. Cinquième
édition , revue , corrigée et augmentée de l'enlèvement de Proserpine ,
poëme en trois chants par M. Michaud. Vol. in- 18 de 322 pages ,
papier fin raisin , orné de quatre gravures . Prix 5 fr. , et 3 fr. 50 cent.
franc de port. A Paris, chez Giguet et Michaud , impr. -libr. , rue dos
Bons-Enfans , nº 34.
( N° CCCLIII . )
SEINE
(SAMEDI 23 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
DEPT
DE
LA
5
ÉPITRE A DAMIS .
EXFIN abandonnant le métier de tes pères ,
Damis, il est donc vrai , tu quittes les affaires ;
Etlibredes soucis , du tracas des bureaux ,
Tu vas jouir en paix du fruit de tes travaux.
Deux fois cent mille écus ! la fortune est jolie ,
Et l'accroître , dis-tu , serait pure folie.
Oui , sans doute ; et je plains cet homme ambitieux
Qui, mécontent du bien , cherchant toujours le mieux ,
Vit etmeurt indigent au sein de l'opulence.
Mais, dis-moi , pour charmer ta future existence ,
Eviter de l'ennui le pénible fardeau ,
Que feras-tu , Damis , en cet état nouveau ?
Amateur déclaré de la simple nature ,
Epris du jardinage , ou de l'agriculture ,
Aux champs te verra-t-on du matin jusqu'au soir ,
Aligner des sillons , ou porter l'arrosoir ;
Emuledes Pictets ( 1) former des bergeries ,
Tondre des mérinos , établir des prairies ,
Ou, partisande l'art que professe Tripet,
Etaler en carrés la tulipe et l'oeillet ?
Non, non, dès ton enfance habitant de la ville ,
Tu ne saurais ailleurs fixer ton domicile.
(1) Célèbre agriculteur du Léman.
K
1
146
MERCURE DE FRANCE ,
Le chant du rossignol , saluant le matin ,
Est sans doute bien doux ; mais le son argentin
De tes piles d'écus serait plus doux encore ;
Et bientôt , dégoûté du lever de l'aurore ,
Du riche émail des prés , du murmure des eaux ,
Tu redemanderais
ta caisse et tes bureaux .
D'ailleurs dans l'art heureux qu'enseigna Triptolême ,
Tu ne l'ignores pas , la fatigue est extrême ,
Et soixante printems , sur ton front amassés ,
Ont détruit la vigueur dans tes bras affaissés .
J'en conviens , diras-tu , laissons cette ressource;
Mais de plaisirs très -viſs les lettres sont la source ,
Et de les cultiver je forme le projet.
Je lirai , j'écrirai ; dans un beau cabinet
Les regards , étonnés du plus rare assemblage ,
Trouveront réunis , serpent et coquillage ,
Fourneaux , récipient, pétrification ,
Cristal , insecte , oiseau , crocodile , embryon !
Mon salon deviendra vaste bibliothèque ,
Où je rassemblerai ..... les Odes de Sénèque ,
Les Contesde Rollin , l'Histoire de Boileau ... Les Contes de Rollin ..... Ah ! le titre est nouveau !
Allons , mon cher Damis , pour te rendre à l'école ,
Il est unpeu trop tard , et crois- en ma parole.
Tu feras beaucoup mieux , reprenant ton journal ,
Et laissant-là Sénèque , Horáce ou Juvénal ,
De borner tes plaisirs à compulser Barêtue';
Car tu dirais bientôt , baillant sur un poëme :
Dans cet ouvrage-là, non , rien ne me séduit.
Comment balance-t-il ? et quel est són produit ?
10
CHANSON
.
AUPRÈS de cette onde limpide
Qu'il serait doux dès le matin ,
Le verre en main ,
Emule d'Horace et d'Ovide ,
D'aimer ,de boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , Kamour ,le vin !
ofest
Loin de la savante manie ,
Des emplois , partant du chagrin
Trois soins rempliraient seuls la vie :
Aimer , bien boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , l'amour , le vin !
fo
AVRIL 1808. 147
C'est-là , j'en ai la certitude ,
Que git tout le bonheur divin :
Leverre en main ,
Dans le ciel la béatitude
Est d'aimer , boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , l'amour , le vin !
Or donc voulez -vous sur la terre
Un avant-goût de ce destin ?
Dans les bras de votre bergère
Aimez , buvez et chantez en refrein :
Vivent le chant , l'amour, le vin !
DEMORE , des Académies de Lyon
et de Marseille .
ENIGME.
Il faut que je le confesse ,
Oui , je fus fait à l'envers ;
Mais , hélas ! pour un seul travers ,
Combien j'endure de traverses !
Traduit au parquet , je supporte
D'une insupportable cohorte
De coquettes , de freluquets ,
De mirliflors , de farfadets ;
Leurs logogriphes , leurs charades ,
Leurs calembourgs, leurs quolibets ,
Leurs complimens encor plus fades ,
Et leurs cent propos indiscrets .
Ces êtres faits pour se voir châties ,
Me pressent , me foulent aux pieds .
Enfin de tant d'affronts lorsque l'on ne délivre ,
Pour réparer mes maux voilà que l'on me livre
Aux bras vigoureux d'un laquais ;
Qu'à ses fureurs on m'abandonne
Qu'il me bat et qu'il m'emprisonne ,
Sans autre forme de procès .
S ........
LOGOGRIPHE.
Je suis un mot bien dur quand c'est un dernier mot ;
Sexe charmant ! qu'au moins ce ne soit pas le vôtre .
K 2
148 MERCURE DE FRANCE,
Prends ma tête ou ma queue , ôte-moi l'une ou l'autre ,
Si le proverbe est vrai , ce qui reste est un sot.
1
CHARADE .
Mon premier négatif n'est ni verbe , ni nom ,
Mon second rarement était dit par Ninon ,
On ne peut sans mon tout dire ni oui , ni nom.
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro estHymen.
Celui du Logogriphe est Crane, où l'on trouve ane , arc et an.
Celui de la Charade est Or-ange.
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
(MELANGES. )
RÉFLEXIONS IMPARTIALES SUR M. SCHLEGEL .
On n'a fait jusqu'à présent que des satires de l'ouvragede
M. Schlegel , nous allons essayer la critique de sa critique.
Ce serait unmalheur si l'admiration pour les grands maitres
aveuglait sur leurs défauts , mais c'en serait un plus
grand encore si la découverte de quelques défauts empêchait
d'admirer leurs beautés. Au reste , cela ne se peut , car
pour être en état de remarquer avec finesse quelques légères
fautes dans leurs ouvrages , il faut aussi pouvoir apprecier
leurs traits de génie et leurs différens mérites. On peut ne
pas exprimer l'admiration , mais il est impossibledes'y soustraire.
Cependant on a tort d'en garder le secret , sur-tout
quand onne garde pas celui des défauts. On manque alors
dejustice encore plusque de justesse. C'est le reproche que
l'on doit faire à l'ingénieux et savant auteur de la comparaison
qui nous occupe. Mais il ne faut pas mériter le reproche
que nous lui faisons en suivant contre lui-même
l'exemple qu'il nous donne contre Racine. On doit convenir
que son écrit est plein de pensées fortes , neuves , piquantes ,
profondes,trophardies quelquefois,maistoujours originales,
AVRIL 1808 . 149
qu'il critique avec esprit plusieurs détails et présente une
foule d'aperçus nouveaux qui donnent le désir de les
suivre.
Les littérateurs français ont été long-tems si peu sobres
dedécisions aussi injustes que tranchantes contre la littérature
allemande en général , qu'un homme de lettres des
plus distingués d'Allemagne , possédant à fond la langue
grecque et sachant écrire le français de manière à nous
étonner , a bien le droit d'user de représailles contre notre
littérature et de critiquer méthodiquement nos auteurs. Il
a vu si souvent des Français même se déchaîner contre
Voltaire qu'il a cru pouvoir , quoique fort loin de vouloir
les imiter,montrer par un examen réfléchi ce qu'il trouve
de critiquable dans une pièce de Racine. Sa critique n'est
pas toujours juste, mais elle est toujours ingénieuse. Il se
récuse lui-même comme juge sous le rapport du style en
sa qualité d'étranger dont son style ne nous avertirait pas .
Et sans contredit M. Auguste Wilhelm Schlegel , le traducteur
le plus parfait de Shakespear et de Caldéron , est
unjuge non-seulement compétent, mais imposant sur tout
ce qui tient au genre dramatique.
Avant d'examiner ce qu'il dit d'Euripide , passons d'abord
en revue les reproches qu'il fait à Racine.
M. Schlegel critique le vers qui rappelle le monstrueux
égarement de Pasiphaë. L'intention de Racine était de montrer
par là toute la fatalité provenant de la colère de Vénus
contre la racedusoleil , seule excuse de la passion de Phèdre ,
et peut-être pour le faire mieux sentir, l'auteur eût-il bien
fait d'y substituer le mot Vénus à celui de l'Amour .
L'OEnone de Racine n'engage pas sa maîtresse , comme
ledit M. Schlegel , à se livrer à sa passion; mais elle cherche
pardes raisons quelconques à en diminuer l'horreur pour
détourner la reine du dessein de mourir , et l'engager à
venir au secours de son fils dans une crise politique. Il n'est
pas vrai que Phèdre soit entraînée à voir Hippolyte par des
projets coupables. Il est essentiel qu'elle lui parle pour les
intérêts de son fils , et c'est-là que triomphe l'art du poëte
en montrant comme elle est entraînée insensiblement à un
aveu involontaire. Si M. Schlegel eût senti que l'inconséquence
est le trait le plus caractéristique de la passion ,
tous ses reproches au rôle de Phèdre seraient devenus autant
d'éloges. Il n'a point assez vu dans le premier morceau un
égarement d'imagination dont elle ne s'aperçoit pas ellemême,
et qui la précipite contre l'écueil qu'elle voulait
150 MERCURE DE FRANCE ,
éviter. Elle en est presqu'aussi étonnée qu'Hippolyte quand
il l'avertit par sa surprise. Cet à parte le prouve bien :
..... Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?
M. Schlegel blame la première scène du troisième acte où
Phedre fait un dernier effort pour toucher Hippolyte. Cependant
jamais la marche de la passion n'a été mieux entendue
ni micux peinte. Ces vers :
De l'austère pudeur les bornes sont passées .
Sers ma furem , Enone , et non pas ma raison
montrent la passion comme un torrent débordé que rien ne
peut plus retenir. La dernière consolation de Phèdre s'attache
à l'idée qu'Hippolyte n'a pas encore aimé , idée qui ,
ménagée habilement , produit les plus grands effets dans le
quatrième acte , quand elle découvre qu'il en aimo une autre ,
et relève par la jalousie de Phedre toute la chaleur de la
tragédie. Assurément ces beautés ne sont point empruntées
d'Euripide , et ne dût- on que cette belle scène à l'invention
du personnage d'Aricie , on devrait encore en remercier
Racine. M. Schlegel reconnait ces beautés sublimes , mais
il condamne le pur amour d'Hippolyte. Cependant l'indifférence
de ce jeune héros qu'il admire beaucoup dans Euripide
serait tout d'une couleur , au lieu que Racine tire un
bienmeilleur parti des penchans sauvages de cejeune homme
par le contraste d'un amour naissant. Et certes Hippolyte
intéresserait moins si on nous le montrait occupé exclusivement
d'une meute de chiens. A la vérité si on avait pu
le présenter sur la scène comme le peint M. Schlegel , nul
doute qu'on ne l'admirát ; mais on ne saurait peindre en
dialogue comme en tableau. On ne pouvait le montrer
<<<rayonnant de jeunesse et de vigueur , jouissant en sécu-
<<rité d'une vie expansive et surabondante. » M. Schlegel
pe veut pas voir non plus qu'Euripide a son Aricie. Cette
intimité mystéricuse du jeune chasseur avec Diane fait d'Hippolyte
une espèce d'Endimion : les allégories de la Fable
personnifiant les vertus, la Cliasteté personnifiée dans cette
Déesse nous paraît tout simplement une belle femme préférée
à toute autre; et il faut convenir aussi que le don de
cette couronne de fleurs qu'Hippolyte a cueillie lui-méme
dans une prairie , tient plus du madrigal que tout ce que
M. Schlegel reproche au tragique français.
Ce critique a tort aussi de faire à ce vers de Phedre :
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher?
AVRIL 1808. 151
Le reproche du défaut de convenances ; la passion n'en
connait pas. Toutefois , malgré l'injustice de plusieurs de
ses reproches , M. Schlegel me parait avoir encore plus
raison contre Racine que pour Euripide. Il me semble que
Phèdre se confessant d'abord à tout un choeur et lui recommandant
le secret de sa confidence , puis accablant Hippolyte
après sa mort d'une vengeance peu naturelle , ne devait
pas produire à beaucoup près autant d'effet que la
nôtre. Cette calomnie posthume qu'elle attache à sa main
dans une lettre , paraît une vengeance tout à fait forcée , et
révolterait sur-tout des spectateurs élevés dans une religion
qui prescrit toujours , mais sur-tout à la mort , le pardon et
Poubli des offenses .
Pour l'Enone de Racine elle ne voit que Phèdre comme
Phèdre ne voit qu'Hippolyte . Au reste , puisqu'elle ne pouvait
pas prévoir le monstre marin , il est assez simple qu'elle.
préfère causer à Hippolyte l'ennui de l'exil , que de laisser
exposée à l'opprobre sa inaîtresse mourante .
Mais puisque je vous perds sans ce triste remède ,
Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cède .
Je parlerai : Thésée , aigri par mes avis ,
Boruera sa vengeance à l'exil de son fils .
Un père en punissant , Madame , est toujours père ,
Un supplice léger suffit à sa colère , etc.
L'ingratitude qu'on reproche à Phèdre envers cette nourrice
, qui se perd pour elle , est excusable aussi d'abord par
la crainte, et ensuite par le désespoir du sort cruel d'Hippolyte.
D'ailleurs dans cet excès d'agitation et d'égarement
est-on plus maitre de ses paroles que de ses actions ?
Quant aux réflexions de Théramène sur les amours de
Thésée , ce gouverneur les communique à son élève uniquement
pour calmer ses inquiétudes sur son père ; ce qui
donneoccasion au poëte de faire ressortir l'austérité d'Hippolyte.
On reproche aussi à ce grave mentor de lui précher
l'amour , ce qu'il aurait pu faire peut-être avec moins de
naïveté. Mais néanmoins n'est-ce pas une belle idée pour
mettre en jour toute la sagesse de ce jeune homme ? N'est- il
pas beau de le montrer plus sévère que son gouverneur ?
Théramène ne redoute pour son élève que l'excès de la
vertu; c'est dans ce sens qu'il le prêche. Et quand il exhorte
Hippolyte à se livrer à un penchant que celui-ci croit devoir
combattre par respect pour son père , c'est qu'on peut voir
dans son union avec Aricie un avantage politique dont Ra
152 MERCURE DE FRANCE ,
cine aurait dû lui faire étayer sa morale ; celui d'acquérir au
fils de Thésée tout le parti des Pallantides.
Enfin, je ne sais pourquoi l'on trouve déplacée la belle
poësie du récit de Théramène: elle n'est là que l'effet d'une
imagination fortement frappée d'un événement terrible qui
vient de se passer sous les yeux de celui qui le raconte.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans l'écrit de M. Schlegel
, ce sont ses réflexions métaphysiques sur le but et la
nature de la tragédie en général .
« Je crois , dit-il , que ce qui fait à la représentation d'une
>>belle tragédie ressortir une certaine satisfaction du fonds
>> de notre sympathie avec les situations violentes et les
>> peines représentées , c'est ou le sentiment de la dignité de
>> la nature humaine éveillée en nous par de grands mo-
>> dèles , ou la trace d'un ordre de choses surnaturel im-
>> primée et comme mystérieusement révélée dans la marche
>>en apparence irrégulière des événemens , ou la réunion de
>> ces deux causes.
>> La force et la résistance donne l'une la mesure de
>> l'autre. C'est le besoin qui fait déployer toutes les res-
>>sources. Dans les grands malheurs une ame noble et éner-
>> gique découvre au fond d'elle-même , et met en oeuvre ce
» dépôt de sentimens invincibles que le ciel paraît y avoir
>>placés pour ces occasions là ; elle découvre alors qu'en
>> dépit des bornes d'une existence passagère , elle touche à
>> l'infini. Les coups de la douleur, en frappant cette ame
>> courageusement concentrée dans elle-même, en font jaillir
>> l'étincelle divine. C'est pourquoi la tragédie , celui de tous
>> les genres qui aspire le plus à l'idéal dans les caractères ,
>> est , et doit être remplie de situations difficiles , de colli-
>> sions compliquées entre le devoir et la passion ou entre
>> différens devoirs ; de revers imprévus , de terribles catas
>> trophes . Sénèque dit qu'un grand homme luttant contre
>> l'adversité est un spectacle digne des dieux; et si cette
sentence paraît dure au premier abord , plusieurs tragédies
>> antiques peuvent nous en faire saisir le véritable sens , etc.
>> Un personnage n'agit pas seulement par lui-même , il
>>éprouve aussi l'influence des actions des autres qui ne dé-
>> pendent pas de lui ; sous ce point de vue on peut consi-
>> dérer ce qui se passe dans une tragédie comme une suite
>> d'événemens tout aussi bien que comme une suite d'ac-
» tions. En un mót , la scène tragique nous présente non-
>>seulement les caractères humains , mais les destinées
AVRIL 1808. 155
> humaines..... Lamarche des événemens doit se lier à une
> grande pensée. C'est-là ce qui constitue la véritable unité
▸ d'une tragédie. Dans les tragédies des Grecs on trouve
» généralement une pensée unique, et tellement dominante,
> qu'elle est pour ainsi dire l'ame et le génie de tout le
>>genre. Ce principe invisible , cette pensée fondamentale et
> motrice dans la tragédie grecque , c'est la fatalité.
>> Le système tragique des Grecs est fondé sur un déve-
> loppement de la morale presque entiérement indépendant
› de la religion. La dignité de l'homme y est maintenue
> comme en dépit de l'ordre surnaturel des choses : la liberté
> morale dispute à la fatale nécessité qui est supposée gou-
> verner le monde , un sanctuaire intime dans l'ame ; et
> quand la nature humaine est trop faible pour remporter
> dans ce combat une complète victoire , on lui ménage du
> moins une honorable retraite .>>>
M. Schlegel pense que le christianisme peut être aussi un
grand mobile de l'art dramatique. Caldéron, Corneille et
Voltaire l'ont prouvé. Il peut fournir à la tragédie , selon
M. Schlegel , une base aussi sublime et bien plus consolante.
Il parle ensuite des profondes intentions de Shakespear
qu'il a si bien traduit et si bien entendu.
<<On l'a , dit-il , singulièrement méconnu en le prenant
> pour un génie sauvage , produisant aveuglément des ou-
> vrages incohérens . J'appelerai Hamlet une tragédie phi-
> losophique , ou pour mieux dire sceptique. Elle a été
>>inspirée par une méditation profonde sur les destinées
>> humaineess,, et elle l'inspire à son tour. L'ame ne pouvant
▸ acquiescer à aucune conviction , cherche vainement à-
> sortir du labyrinthe par une autre issue que par l'idée du
> néant universel. La marche à dessein lente , embarrassée ,
» et quelquefois rétrograde de l'action est l'emblême de l'hé-
> sitation intellectuelle qui est l'essence du, poëme : c'est
» une réflexion non terminée et interminable sur le but de
> l'existence , une réflexion dont la mort tranche enfin le
▸ noeud gordien. Ge genre de tragique est peut- être le plus
> sombre de tous : car la nature humaine demande à s'ap-
> puyer fermement sur une persuasion quelconque ; l'irré-
> solution de la raison lui répugne, et il faut que les ressorts
> moraux soient extrêmement relachés , pour que l'homme
>> puisse se complaire dans un scepticisme apathique sur les
> vérités qui devraient l'intéresser le plus. La tragédie de
› Léar a beaucoup d'analogie avec celle de Hamlet : elle est
même plus forte dans le même genre. Ce qui est exprimé
154 MERCURE DE FRANCE ,
>> par toute cette composition n'est plus le doute , c'est lo
>> désespoir de pouvoir découvrir dans les voies de ce monde
>>ténébreux le moindre vestige d'une idée consolante. Ce
>> tableau gigantesque nous présente un bouleversement du
>> mondemoral , tel qu'il parait menacer du retour du cahos ;
>> ce n'est pas une tragédie individuelle , mais elle embrasse
> le genre humain. Macbeth au contraire est écrit dans le
>>système de la tragédie ancienne , malgré l'extrême dis-
>>parité des formes. La fatalité y règne ; nous y retrouvons
>> même ces prédictions qui deviennent la cause de l'événe-
>>>ment qu'elles annoncent , ces oracles perfides qui tout en
>> s'accomplissant à la lettre , trompent l'espérance de celui
>> qui s'y est fié . »
M. Schlegel termine sa dissertation par une excellente
traduction de la belle scène de la mort d'Hippolyte dans
Euripide ; mais tout en admirant ces beautés simples et sublimes
, on est forcé de convenir qu'on ne saurait les détacher
du tems et des circonstances qui les ont produites , et
qu'il serait impossible de les naturaliser sur la scène française
sans les dénaturer .
• On a puvoir dans les morceaux que nous venons de citer
toute la profondeur et toute la finesse des idées de M. Schlegel.
Quelque injuste qu'il soit souvent , on serait heureux
que tous les critiques ne le fussent jamais du moins qu'avec
autant de science et d'esprit, Par M. **.
( EXTRAITS. )
AVENTURAS DE GILBLAS DE SANTILLIAN nueva
edicion revista y corregida. Burdeos imprenta de
Pedro Beaume.
On doit peu s'étonner que Gilblas ait été traduit en
espagnol. L'esprit de cette nation s'y retrouve ; la manière
franche et enjouée des aventures s'y fait remarquer ; et
les compatriotes de ce dernier écrivain ne sauraient
s'empêcher d'aimer le romancier français qui s'en est
le plus rapproché. Cette traduction ne peut pas non
plus nous être indifférente . On sait que le meilleurmoyen
pour nous d'apprendre une langue moderne est de cominencer
par lire nos bons ouvrages traduits en cette
langue : quel que soit son génie particulier , le traducteur
n'a pu s'empêcher d'adopter plusieurs tours français ;
AVRIL 1808. 155
et cette imitation, qui devient undéfaut si elle est portée
trop loin , nous familiarise , sans nous fatiguer , avec la
langue que nous voulons apprendre . Le plaisir se joint
à l'utilité dans cette étude facile : nous nous amusons à
chercher comment le traducteur a rendn les morceaux
qui sont gravés dans notre mémoire ; et cet exercice
agréable nous met à portée de comparer les ressources
que présentent les deux idiomes. Sous ce rapport , la
traduction de Gilblas doit être accueillie par ceux qui
veulent étudier la langue espagnole .
J'ai dit que la manière de l'auteur de Don- Quichotte
se trouve dans le chef-d'oeuvre de le Sage. J'espère le
montrer dans cet extrait qui serait sans intérêt , s'il ne
roulait que sur un livre aussi coma que Gilblas. Je
m'attacherai donc à tracer un parallèle entre Cervantes
et le Sage. Le meilleur moyen de faire sentir le mérite
d'un homme , qu'on peut mettre au nombre de nos bons
auteurs comiques , est , je crois , d'exposer tous les traits
de ressemblance qui le rapprochent d'un des plus célèbres
écrivains dont l'Espagne s'honore.
Il y a non-seulement beaucoup de rapports entre le
génie de ces deux écrivains , mais on en trouve de fort
singuliers entre leurs caractères et les principales circonstances
de leur vie. Cervantes avait plus d'ardeur
et d'impétuosité dans l'imagination que l'auteur français
: aussi sa jeunesse fut-elle très-orageuse. Il porta les
armes , voyagea beaucoup, et fut esclave des Algériens
pendant cinq ans et demi. Ce n'est qu'à son retour en
Espagne, lorsqu'il eut passé sa trentième année , que
commencent les rapports qu'il peut avoir avec l'auteur
deGilblas.
: Le Sage , privé de son patrimoine par un tuteur
infidele, vint àParis : n'ayant aucun goût pour un état
sérieux, fréquentant les spectacles et les cafés , lié bientôt
par l'agrément de son esprit avec la fameuse société
du caveau cù se trouvaient les Piron, les Fuzelier , les
d'Orneval , il partagea les inclinations de ces aimables
épicuriens , unis par l'amour du plaisir , de la paresse ,
et par les charmes d'une conversation pleine de saillies,
C'était le moyen de mener une vie agréable , sur-tout
à l'âge où l'avenir ne donne aucune inquiétude; mais ,
156 MERCURE DE FRANCE,
malgré cette espèce d'ivresse , les besoins se font quelquefois
sentir , et l'insouciance la plus déterminée ne
peut empêcher de chercher ày pourvoir. Le Sage suivit
ses goûts : il fit des comédies et des romans ; et , quoique
ce moyen de subsistance soit très-incertain , sa modération
et son esprit d'ordre le préservèrent de l'indigence.
Cervantes , à son retour d'Alger , était comme le Sage
à son arrivée à Paris : sans fortune , sans état , préférant
une vie libre à toutes les richesses , il se lia avec quelques
amis qui avaient les mêmes inclinations que lui , trouva
dans leur société un dédommagement aux privations
qu'il était obligé de s'imposer , et travailla pour le théâtre,
afin de subvenir à ses besoins les plus pressans .
Dans cette position , on a vu souvent des gens d'esprit
chercher à réparer les torts de la fortune par des mariages
avantageux. Mais il est rare que des hommes dominés
par l'imagination , passant leur vie sans inquiétude
sur l'avenir , trouvant leur bonheur dans cette
douce insouciance , fassent de pareils calculs. Ils aiment
mieux céder à l'inclination du moment , et préfèrent
la beauté quand elle est unie aux agréniens du caractère
, à des liaisons presque toujours approuvées par la
raison , et souvent heureuses , quoique le penchant y
ait eu d'abord peu de part. Cervantes et le Sage se marièrent
par amour ; et ce qui fait autant d'honneur à
leurs caractères qu'aux objets de leur choix , c'est que
leur union fut paisible,,et qu'ilsytrouvèrent la conso-
Jation nécessaire aux positions difficiles dans lesquelles
ils furent engagés .
Cervantes et le Sage eurent à se plaindre des comédiens
: l'un avait eu le mérite de donner au théâtre espagnol
une nouvelle forme ; il avait précédé Lopèz de
Véga ; et ses comédies avaient offert le premier exemple
de la peinture des moeurs et des caractères. Cependant
il eut dans sa vieillesse à souffrir , comme Corneille , de
l'ingratitude des comédiens. Ses pièces furent refusées ;
et l'auteur de Don - Quichotte ne put même obtenir
qu'elles fussent lues. Le Sage n'éprouva pas une aussi
grande injustice , mais quelques mauvais procédés ,
quelques intrigues de coulisses lui déplurent , et lui firent
AVRIL 1808. 159
abandonner de bonne heure une carrière où il aurait
obtenu de grands succès. Tous deux se vengèrent des
comédiens , en les peignant dans leurs romans : j'aurai
occasion de comparer ces tableaux dont le rapprochechement
est curieux .
L'écrivain espagnol et l'écrivain français étaient peu
propres à se procurer des Mécènes : renfermés dans les
bornes d'une société intime , ils s'inquiétaient peu de
multiplier leurs relations. Il aurait fallu que les hommes
puissans leur fissent des avances : en supposant chez ces
derniers un goût décidé pour les lettres , ces prévenances
ne peuvent jamais être que très-rares. Cependant
Cervantes trouva un comte de Lémos qui lui donna
les témoignages d'amitié les plus tendres , sans presque
rien faire pour sa fortune ; et le Sage se lia avec un
'abbéde Lyonne, dont le commerce lui fut très-agréable ,
et ne lui valut aucune faveur ni aucune grâce.
-Ces deux écrivains célèbres vieillirent dans une médiocrité
peu éloignée de l'indigence ; cependant le Sage
poussa sa carrière plus loin, et fut plus heureux que
Cervantes. Unde ses fils, chanoine à Boulogne-sur-Mer ,
le recueillit , et répandit beaucoup de bonheur sur ses
vieux jours. L'auteur de Don- Quichotte au contraire
mourut presque abandonné : le seul ami qui lui restait
était en Italie, et ne revint en Espagne que pour recevoir
une lettre pleine de fermeté et de tendresse que
Cervantes lui avait écrite trois jours avant sa mort.
Si nous avons trouvé de grands rapports entre le
çaractère et la vie de ces deux romanciers , nous n'en
observerons pas moins entre leur génie. L'espagnol ,
douéd'une imagination brillante , éclairé par une longue
expérience , ayant observé les moeurs des différens peuples,
offre des peintures remplies d'agrément et de vérité.
D'autantplus indulgent pour les défauts des hommes
qu'il a mieux étudié leurs faiblesses , il ne les combat
le plus souvent que par une ironie fine et délicate. Le
français , n'ayant presque pas quitté Paris , a nécessairement
moins de ces connaissances variées ; son imagination
est moins féconde; mais il peint ce qu'il a vu
avec un naturel et un charme qui n'avaient été connus
que par Cervantes. Tous deux se rapprochent pour
158 MERCURE DE FRANCE , 1
l'enjouement de leurs conceptions et de leur style , pour
le choix de leurs modèles , pour la naïveté de leu's tableaux,
et pour la critique des mêmes travers. On voit
dans leurs romans cette douce philosophie qui respecte
les institutions sociales , qui prend les hommes tels qu'ils
sont , qui ne court pas après une perfection impossible ,
qui évite avec soin toute affectation de sentiment , et
qui ne châtie qu'en badinant.
La différence des époques où ces deux auteurs écrivirent
a dû nécessairement influer sur leurs productions
: c'est en effet ce qui forme la principale nuance
qui les distingue. Cervantes a fait une révolution dans
les moeurs de son siècle : le Sage n'a pas eu le même
honneur. Il ne sera pas inutile de jeter un coup-d'oeil
sur le principal travers des Espagnols de la fin du
şeizième siècle : quand on le comparera ensuite à ceux
qui dominaient en France du tems de le Sage , on ne
sera pas étonné que ses ouvrages aient produit moins
d'effet que ceux de Don- Quichotte.
L'esprit de chevalerie régnait en Espagne. Ce n'était
plus l'amour de cette noble institution qui , dans des
siècles barbares , avait pour objet de soutenir le faible
et l'opprimé contre les entreprises du fort et du puissant
; c'était un goût insensé pour des aventures extraordinaires
, un désir de redresser les torts prétendus que
l'ordre social peut faire à quelques individus , enfin
une manie incompatible avec l'état de civilisation où
se trouvait alors l'Europe. Les romans de chevalerie
étaient les seuls livres qui fussent lus en Espagne ; et
çe travers leur était justement attribué. C'est en ce sens
qu'il faut expliquer la pensée de Montesquieu où il a
en vue les Epagnols et Don- Quichotte. Le seul de leurs
livres qui soit bon , dit-il , est celui quifait voir le ridicule
de tous les autres. Quelques personnes cependant
ont prétendu que Don- Quichotte avait plus nui aux
Epagnols qu'il ne leur avait été utile. Elles ont pensé
qu'il avait éteint dans cette nation les sentimens d'honneur
qu'elle avait autrefois , et qu'en jetant du ridicule
sur le courage personnel , il avait détruit ou du moins
affaibli une des vertus brillantes qui la distinguait. Ces
reproches ne sont nullement fondés : Cervantes , dans 7
AVRIL 1808. 159
son roman , n'attaque ni le véritable honneur , ni le
véritable courage ; il se borne à montrer que l'abus de
ces qualités , ou plutôt l'erreur sur ce qui les constitue
réellement , est un travers dontil est bon de se moquer.
La vérité de cette opinion se trouve dans les témoignages
contemporains. Sans doute la folie de Don-
Quichotte est-très-singulière dans les moeurs actuelles ,
la foi qu'il ajoute aux romans de chevalerie est encore
plus extraordinaire ; cependant vers la fin du seizième
siècle , les hommes les plus graves eurent quelquefois
la même crédulité que le gentilhomme de la Manche.
Un savant évêque espagnol qui avait assisté au Concile
de Trente , rapporte un trait fort singulier (1) . « Nous
> avons vu , dit- il , un prêtre qui était très-persuadé que
>> tout ce qui était imprimé ne pouvait être faux. « Voici
quel était son raisonnement : « Tout livre répandu
>>parmi le peuple est approuvé par les magistrats : or
>> ces derniers qui sont sages et vertueux , ne manque-
> raient pas à leur devoir , au point de permettre qu'on
> distribuât des mensonges , et d'autoriser par leur pri-
>> vilége le mal qu'ils peuvent faire. D'après ce bel argu-
>> ment , il regardait comme véritables et authentiques
>> toutes les actions racontées dans les romans d'Amadis
>> et de Clurian . >>>
On sent qu'un ridicule poussé si loin , et devenu
presque général, était une mine féconde pour un homme
tel que Cervantes. Il l'attaqua d'une manière victorieuse :
tous les gens d'esprit et de bon sens se rangèrent de son
côté, et la génération suivante ne vit plus aucune trace
de ce travers.
Le Sage n'eut pas le même avantage. Il parut après
Molière qui , comme Cervantes , était parvenu à dégoûter
son siècle des longs romans de Mlle Scudéry et de la
Calprenède. Les travers qui distinguaient les différentes
classes de la société avaient disparu : les caractères
même avaient trouvé le moyen de dissimuler leurs dé
fauts trop difformes. Aucun médecin ne ressemblait plus
à Diafoirus , aucun hypocrite à Tartuffe , aucun avare
àHarpagon , aucune femme bel esprit à Philaminte .
(1) Cano de locis Theologicis. Liv. II , chap. 6.
160 MERCURE DE FRANCE,
A cette époque , qui était celle de la guerre de la suc
cession, la France se trouvait sur le penchant de sa
ruine. Les gens d'affaires possédaient seuls l'argent , et
leurs spéculations , en produisant des variations continuelles
dans les fortunes , bornaient tous les voeux ,
soit à conserver ce qu'on avait , soit à l'augmenter en
s'exposant à des pertes immenses. Ce furent donc les
travers qui tiennent à cette situation que le Sage mit
sur la scène. Dans ses romans , il n'eut point à peindre
les caractères originaux qui n'existent qu'avant les raffinemens
de la civilisation ; mais il traça , d'une main
légère , des portraits qui se renouvellent dans tous les
tems , parce qu'ils rentrent dans les habitudes générales
de l'homme. L'humeur inconstante d'un jeune écolier
qui ,destiné à un état honnête , devient le valet de plusieurs
maîtres , l'effet que produisent sur lui les mauvais
exemples , l'avancement qu'il doit à l'éducation
qu'il a reççuuee ,, et l'ivresse que lui cause la faveur inattendue
dont il jouit près de deux premiers ministres ,
sont les principaux fondemens du roman de Gilblas.
Le Sage l'a orné de plusieurs caractères dont le comique
et la vérité seront toujours en possession de plaire. Les
réponses du médecin Sangrado , et de l'archevêque de
Grenade , sont passées en proverbe. Mais ce roman , si
estimable à tant d'égards, n'était pas de nature , comme
Don- Quichotte , à faire une révolution dans les moeurs.
Il sera toujours un excellent livre pour les jeunes gens
qui entreront dans le monde, parce qu'il les éclairera
sur les défauts et les faiblesses de l'humanité , mais il ne
réformera personne.. Cet avantage est réservé à peu de
romans.
Cervantes et le Sage ont porté très-loin le talent de
narration : l'un et l'autre possédaient cet aimable enjouement
, cette finesse de tact et cette ironie délicate qui
rendent la lecture de leurs ouvrages si agréable : mais
il y a entr'eux une différence essentielle. Le premier
s'était d'abord exercé dans la poësie ; et le genre pastoral
sur-tout avait paru lui convenir; de là ces peintures
charmantes de la nature qui se présentent souvent
dans Don- Quichotte et dans les Nouvelles. Le second
n'avait jamais eu de goût pour la poësie ; son penchant
l'avait
AVRIL 1808. 161
romane
l'avait porté plutôt àdonner à sa prose le naturel et la
vivacité qui conviennent à la comédie et aux romans
de moeurs. Aussi ne remarque-t-on dans ses
aucun écart d'imagination récits, et l'on n'y rencontre: plraepsrqécuiesjiaomnarièsgnlae descrip
tion des pays que parcourent ses héros.
Case A
SEIN
Quoiqu'on ne voie pas que Le Sage ait cerche
imiter Cervantes , cependant les rapports queil avait
avec cet homme célèbre l'ont nécessairement worpen
ché de ses conceptions. C'est sur-tout aux Noole
de l'auteur espagnol , que Gilblas ressemble le pr
Les deux écrivains d'ailleurs avaient le même but , celui
de peindre tous les états.
La première aventure de Gilblas rentre absolument
dans la Nouvelle de Cervantes intitulée : Rinconnet et
Cortadille. Monipodio et Rolando ont le même empire
sur leurs complices , ils observent la même régularité
dans la distribution de leurs prises , et les mêmes lois
régissent ces associations singulières. Il n'y a pas jusqu'à
Léonardo qui n'ait son modèle dans la Nouvelle espagnole
; mais il faut convenir que Pipotte est bien plus
comique que la gouvernante de Rolando. Elle joint la
plus aveugle superstition à la conduite la plus coupable ,
et son caractère est d'une originalité vraiment piquante.
Toutes les classes du peuple ont fourni des peintures
à Le Sage. J'ai dit que l'un et l'autre , ayant eu à se
plaindre des comédiens , s'étaient vengés en se moquant
de leurs ridicules. Tout le monde connaît la description
de la maison d'Arsenie qui termine le premier volume
de Gilblas : on a sur-tout remarqué l'épisode du malheureux
poëte Pedro de Majada qui vient distribuer les
rôles de sa pièce au milieu d'une orgie , et qui , n'ayant
pas bien choisi son moment , est baffoué par les comédiens.
Cervantes a peint à peu près la même situation
dans sa Nouvelle intitulée : Dialogue de deux Chiens .
Cette scène prouve que les comédiens du seizième siècle
étaient encore plus impolis avec les auteurs que ceux
dutems de Le Sage. J'essaierai de la traduire. Cervantes
suppose , dans sa Nouvelle , que deux chiens préposés
à la garde d'un hôpital jouissent pendant une nuit du
don de la parole : l'un d'eux raconte son histoire ; il
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
a plusieurs fois changé de maîtres ; lesort enfin l'attache
à un poëte.
<<<Chaque matin , dit-il , au lever du soleil , j'allais
>> me coucher sous l'un des grenadiers du jardin, Un
» jour j'aperçus un jeune homme qui avait l'air d'un
>> étudiant : sa robe , jadis noire , paraissait grise. Il s'oc-
>> cupait à écrire sur un porte-feuille qui lui tenait lieu
>> de pupitre ; de tems en tems , il se frappait le front ,
>> rongeait ses ongles , et levait les yeux au ciel ; dans
>> d'autres momens , il paraissait rêver profondément ;
> son extase était telle qu'il ne remuait ni les pieds , ni
>> les mains , ni même les yeux. Une fois j'approchai de
>>lui sans qu'il m'aperçût ; je l'entendis murmurer entre
>> ses dents , et après quelques instans il s'écria : Voilà
>> les meilleurs vers que j'aie faits de ma vie. Aussitôt
>> il écrivit avec précipitation , donnant tous les signes
>>de la plus grande joie. Tout cela me fit penser que
>> le malheureux était un poëte. Je lui fis mes démons-
>> trations accoutumées ; mais , plongé dans ses pensées ,
>> il ne fit aucune attention à moi ; il continua à se gratter
>> la tête , à lever les yeux au ciel et à écrire.
>> Je vis alors entrer dans le jardin unjeune homme
>>de bonne mine et parfaitement vétu . Il avait à la main
>> un cahier dans lequel il lisait de tems en tems . Il s'ap-
>> procha du poëte , et lui adressant la parole : Votre
>> premier acte est-il fini ? dit-il. Je viens de l'achever ,
>> répondit le poëte, de la manière la plus pompeuse
» qui puisse s'imaginer. De quelle manière donc ? de-
>> manda le jeune homme. Le voici , repliqua le poëte.
>> Le pape revêtu de ses habits pontificaux sort avec
>>douze cardinaux : ceux-ci ont des soutanes violettes ,
>> parce qu'à l'époque où se passa ma pièce , ils ne por-
>>taient pas encore la soutane rouge. Il faut garder
>> scrupuleusement le costume , et voilà pourquoije veux
>> que mes cardinaux soient en violet. Plusieurs de mes
>>confrères manquent à cette règle fondamentale du
>> théâtre , et c'est un grand abus. Je n'ai pu me trom-
>> per sur la couleur des soutanes de mes cardinaux ,
>> car j'ai lu avec la plus grande attention tout le céré-
>> monial romain. Comment voulez-vous , dit le jeune
>> homme , que notre directeur trouve des soutanes
AVRIL 1808. 165
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pour douze cardinaux ? Si l'on m'en ôte un seul , dit
>> le poëte , ma pièce perdra tout son mérite. Puis -je
>> sacrifier une aussi belle cérémonie ? Figurez- vous le
> souverain pontife paraissant sur le théâtre avec douze
> cardinaux et leur suite. Vive Dieu ! ce sera un des
› plus beaux spectacles qu'on ait jamais vus. Je compris
alors que l'un était poëte et l'autre comédien.
> Le comedien conseilla au poëte de supprimer quelques-
> uns de ses cardinaux , s'il voulait qu'on pût repré-
>>senter sa pièce ; celui-ci répondit qu'on devait le re-
> mercier s'il n'avait pas mis sur la scène tout le con-
>>clave qui s'était trouvé à l'auguste cérémonie dont
▸ sa tragédie devait conserver àjamais la mémoire. Le
› comédien se mit à rire , et quitta le poëte pour aller
» étudier un rôle qu'on lui avait donné dans une comédie
> nouvelle.
>> Le poëte écrivit quelques vers de sa tragédie ;
> ensuite il tira de sa poche des croûtes et des raisins
> secs mêlés de mie de pain : après les avoir épluchés
> il les mangea. Mais les croûtes étaient si dures qu'il ne
▸ pouvait les mâcher; cela fut heureux pour moi ; il
▸me les jeta. Voilà donc , dis-je en moi-même , l'am-
>>broisie dont se repaissent les poëtes ! cependant ils ne
> parlent que de leurApollon qu'ils placent au sommet
> de l'Olympe. J'en conclus que la poësie n'était pas un
> excellent métier ; mais , comme j'avais bon appétit ,
› je partageai volontiers le repas du poëte. Pendant le
> tems que ce jeune homme employa à composer sa
> tragédie , il vint tous les jours dans le jardin , et les
› croûtes de pain ne me manquèrent pas , car il était
▸ fort libéral. Après notre repas , nous allions tous les
deux à la fontaine , et nous buvions commedes princes .
> Cependant le poëte cessa de venir ; et la faim s'em-
> parant de moi , je résolus de quitter mon maître et
› d'entrer dans la ville pour y chercher des aventures .
>> Apeine étais-je dans la rue queje vis sortir le poëte
> du couvent de Saint-Jérôme : il me reconnut , et vint
> àmoi. De mon côté ,je lui fis mille démonstrations de
› joie. Il tira de sa poche quelques croûtes de pain plus
›douces que celles qu'il apportait dans le jardin , et
›m'en donna sans les avoir essuyées, Comme j'avais
La
164 MERCURE DE FRANCE ,
>> grande faim ,je fus sensible à cette prévenance. L'ayant
>> vu sortir du couvent les poches pleines de morceaux
>> de pain , je soupçonnai que les Muses , malgré leur
>> orgueil , sont quelquefois réduites à vivre de charités.
>> Le poëte s'achemina dans la ville , et je le suivis dans
>> l'intention de le conserver pour maître , s'il le vou-
>> lait. Je pensai que son superflu pourrait suffire àmon
>> nécessaire , et que les pauvres sont ordinairement plus
>> généreux que les riches. Après avoir passé dans plu-
>> sieurs rues , nous entrâmes chez le directeur des co-
>> médiens. La troupe se réunit bientôt pour entendre
>> la lecture de la tragédie de mon maître ; il la com-
>> mença ; mais avant la fin du premier acte , les comé-
>> diens étaient sortis les uns après les autres. Il ne restait
>> d'auditeur que le directeur et moi. Quoique je ne
>> sois pas un grand connaisseur , il me parut que le
>>diable avait inspiré cette pièce à mon pauvre maître
>>> pour sa perte : voyant cette solitude , illisait toujours
>>en suant sang et eau : peut-être prévoyait-il la dis-
>> grâce qui le menaçait encore. Tous les comédiens ,
>> au nombre de douze , revinrent : sans dire un mot,
>> ils s'emparèrent du poëte et voulurent le berner =
>>>heureusement le directeur prit sa défense et s'opposa
» à cette mauvaise plaisanterie. Je restai frappé d'éton-
>> nement ; le directeur pestait ; les comédiens riaient ;
▷ le poète de très-mauvaise humeur , mais cherchant
>> à la cacher , prit son manuscrit , le mit dans sa poche ,
>> et dit en sortant : Il ne faut pas jeter des perles devant
>> les pourceaux. »
Non-seulement Cervantes se jouedes comédiens, mais
il tourne en ridicule les poëtes qui transforment les tragédies
en pantomimes , et qui substituent de vaines céré
monies à ces scènes où les passions et les faiblesses du
coeur humain doivent être développées et approfondies.
Le Sage a peint d'une manière charmante le travers
de ces vieillards qui veulent paraître jeunes , et qui
croient pouvoir réussir auprès des femmes en déguisant
leurs rides et en cachant leurs cheveux gris. Gonsalez
Pacheco a cette prétention , et quoiqu'il soit décrépit
quoiqu'on puisse faire une étude d'ostéologie sur son
corps , il se flatte de plaire à une jeune femme qui le
AVRIL 1808. 165
I
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P
:
trompe : Cervantes a pu donner cette idée à Le Sage ;
dans une historiette très-agréable , il fronde ce ridicule.
Je la citerai parce qu'elle est courte.
<<Unejeune denmoiselle très-sage et très-prudente con-
> sentit , pour obéir à ses parens , à épouser un vieillard
>dont les cheveux et la barbe étaient blancs. La veille
>>du mariage , l'époux ne se baigna pas dans le Jour
>> dain , comme le disent les vieilles femmes ; il se peignit
> la barbe et les cheveux d'un beau blond cendré.
» L'heure étant arrivée où les deux époux devaient être
> unis , la demoiselle dit à ses parens qu'elle ne vou-
> lait se marier qu'avec l'homme qui lui avait été pré-
> senté , et qu'elle refusait tout autre. On lui répondit
» que celui qu'elle avait à côté d'elle , était le même
▸ que le vieillard qui lui avait rendu des soins. Cela
>> ne peut être , répondit-elle , j'atteste tous ceux qui
>>sont ici présens , que vous m'avez présenté un homme
> grave , et dont les cheveux blancs annonçaient la sa-
» gesse : je ne le reconnais pas , ce n'est pas lui , et je le
>> refuse. Le vieillard confus se retira , et le mariage fut
> rompu. »
Jene pousserai pas plus loin ces rapprochemens ; ils
me paraissent suffire pour montrer les rapports qui
existent entre Cervantes et Le Sage. Ces deux écrivains
ont donné au roman le ton qu'il doit avoir ; l'un et l'autre
ont fui toute espèce d'affectation ; et leurs productions
peuvent être comparées, sans désavantage , aux meilleures
comédies .
La version espagnole de Gilblas que j'ai sous les yeux,
m'a semblé ne laisser rien à désirer pour l'élégance et
l'exactitude. L'auteur a rendu avec un talent peu commun
les plaisanteries françaises , soit, en les adaptant
au génie de sa langue , soit en leur substituant des saillies
aussi comiques. Il ne s'est écarté un peu de l'original
que dans l'épisode de Samuel Simon : l'information que
les prétendus inquisiteurs prennent sur ce nouveau chrétien,
est supprimée. Par respect pourdes familles peutêtre
encore existantes , le traducteur n'a donné que
l'anagramme des noms des deux ministres qui figurent
dans Gilblas ; le duc de Lerme y est désigné sous le
nom du duc de Melar , le comte-duc d'Olivarès sous
266 MERCURE DE FRANCE ,
celui de Valderies , et don Rodrigue de Calderone, sous
celui de baron de Ronéal. Cette traduction , écrite dans
la même langue que Don Quichotte , fournira aux espagnols
qui ignorent le français , l'occasion de comparer
deux auteurs qui ont écrit dans le même genre , et
qui , parmi les romanciers , peuvent être considérés
comme les meilleurs peintres de moeurs.
PETITOT.
RECHERCHES sur l'analogie de la musique avec les
arts qui ont pour objet l'imitation du langage , par
G. A. VILLOTEAU , professeur de musique , membre
de plusieurs Sociétés savantes , et de la Commission
des sciences et arts d'Egypte ( 1) .
AUJOURD'HUI que la pratique musicale est presque
arrivée au plus haut point de perfection , elle a tant
de branches variées et lant de moyens de plaire , qu'elle
absorbe à elle seule toute l'attention du public ; mais on
ne s'occupe plus guères de la musique envisagée en ellemême.
Combien de lecteurs vont se récrier à l'annonce
d'un ouvrage où la musique est considérée d'une manière
abstraite , et se lie aux questions les plus générales
! Quoi ! un art de pur agrément , un art destiné à
flatter l'oreille et à charmer nos loisirs , qu'est-ce qu'un
tel art a de commun avec les moeurs et le gouvernement
? La philosophie de la musique occupe , il est vrai ,
plus de place dans ce nouvel ouvrage que la musique
pratique; mais l'auteur ne devait-il pas s'écarter de la
route commune , puisqu'il marche à un but nouveau ,
puisqu'il s'efforce d'imprimer à son art une nouvelle
direction , ou plutôt de lui rendre celle qu'il a eue dans
l'antiquité ?
Chez les Anciens , la musique paraît avoir été liée
d'une manière intime , non-seulement avec tous les arts ,
, (1) Deux forts volumes , grand in-8° avec planches et tableaux.
Prix, 24 fre , et 28 fr. franc de port. De l'imprimerie impériale . Se
trouve à Paris , chez Galland , libraire , rue Saint-Tromas-du-Louvre ,
n° 32.
AVRIL 1808. 167
mais encore avec les sciences morales et politiques .
Personne n'ignore qu'elle faisait partie essentielle de
l'éducation chez les Grecs. A la guerre , au théâtre , dans
les cérémonies publiques , dans les sacrifices , dans
toutes les réunions du peuple , par-tout elle déployait
ses ressources pour une fin utile. Qui ne sait les merveilles
que lui attribue le témoignage unanime de tous
les écrivains ? Aujourd'hui l'art n'atteint plus à ces prodiges
, la science ne sait pas les expliquer , l'esprit refuse
d'y croire. Il paraît que c'est par la connaissance des
propriétés des sons qu'on était parvenu à de pareils
résultats. Une étude approfondie des accens expressifs
de la voix avait fait découvrir les chants les plus parfaits
et les plus propres à toute espèce d'imitation musicale.
Le dessein de la mélodie n'avait rien d'arbitraire ,
etles instrumens subordonnés à la voix suivaient sans
effort un thême donné par la nature elle-même. Cette
perfection n'était pas l'ouvrage des Grecs. Avec les autres
arts, ils avaient reçu de l'Orient une musique toute
faite; c'est même à son influence qu'ils attribuaient leur
première civilisation. Mais ce peuple , organisé pour
sentir vivement le charme des beaux arts , ne put borner
ses jouissances au plaisir de la raison. Le plaisir de
l'oreille devint le premier but de l'art ; on négligea
les antiques pratiques ; les instrumens se perfectionnèrent,
mais la musique elle-même dégénéra : elle s'isola
des autres arts avec qui jusqu'alors elle était restée
unie , et les Latins reçurent des Grecs la musique
déjà corrompue et dénaturée . Quand les barbares bou-
Jeversèrent l'Empire , le désordre augmenta encore ;
l'établissement du christianisme ne lui fut guère plus
favorable , et , lorsqu'au douzième siècle , on jeta les
fondemens d'un nouvel édifice , ce fut au milieu de
l'ignorance et des ténèbres. Telle est pourtant la source
de notre systéme actuel de musique ; l'auteur en fait
voir l'origine par le rapprochement des faits historiques
, et il ose appeler la réforme sur la musique
moderne , comme le seul de nos arts qui porte encore
les traces des tems de barbarie , et qui soit demeuré
dans l'imperfection , au milieu des progrès qu'ont fait
tous les autres.
1
168 MERCURE DE FRANCE ,
!
!
2
Après le grand nombre de traités , d'essais et de
mémoires qui ont paru sur la musique , après les savans
ouvrages des Rameau , des Dalembert , des Euler , des
Bernouilli ; après les recherches de l'abbé Roussier
de Laborde , de Burette et autres académiciens sur
la. musique ancienne , et tant d'autres écrits de Rousseau
, de Blainville, de l'abbé Dubos , du père André ,
de Romieu , de Grétry , etc. , sur la théorie et la pratique
musicale , et sur les moyens et l'objet de l'art ,
n'y a-t- il pas quelque témérité à traiter encore un
pareil sujet ? Tous ces travaux ont jeté de grandes
lumières sans doute sur la nature de la musique ; mais
Pétat de l'art chez les anciens est resté enveloppé de
ténèbres ; on n'a exposé que des opinions et peu de
faits , et on les a défendus avec plus de passion que
de bonne foi . Ce serait, il est vrai, une entreprise.
chimérique que de vouloir découvrir quel était le systême
musical de chacun des anciens peuples connus.
Tout ce que l'on sait à cet égard se tire d'auteurs
plus ou moins récens par rapport aux plus anciens
écrivains grecs, tels que Pythagore et Lassuuss qui sont
perdus , et qui sont si récens eux-mêmes , par rapport
à l'antiquité : on a donc peu de lumières sur ce qu'était
l'art chez les peuples antérieurs , et c'est ce qui donne
un grand prix aux monumens de musique découverts
en Egypte sur les plus anciens édifices connus . Néanmoins
Aristoxène , Euclide , Nicomaque , Aristide , Ptolémée
, etc. , en disent assez pour faire connaître le
système des Grecs et par conséquent celui qui appartient
à 'leurs devanciers ; car les Grecs reconnaissaient
l'avoir puisé ailleurs.
Il serait intéressant de connaître quelle part ont eu
les anciens peuples civilisés à ce système musical
l'Histoire n'apprend rien ou presque rien des musiques
phénicienne , Chaldéenne , indienne et persane ; on en
sait un peu davantage sur celles des Hébreux et des
anciens Chinois , et surtout des Egyptiens. On fait
même honneur à ces derniers de l'invention de l'art
et de l'invention des instrumens , et cet honneur ne
leur est disputé par nulle autre nation, comme si tous.
les genres de gloire appartenaient à ce peuple privilégié,
père des arts et des sciences.
AVRIL 1808 . 169
Quelque répugnance qu'on ait à croire aux merveilles
de la musique ancienne , il faut convenir avec
Pauteur , que toute l'antiquité est d'un même sentiment
à l'égard de l'excellence de l'art. Est-il vraisemblable
que cette opinion unanime ne reposât sur aucuns
fondemens ? Si la société n'eût pas retiré quelques services
de la musique , l'etit- on qualifiée d'art divin ,
d'art par excellence , ainsi que l'appellent Platon ,
Plutarque et tous les autres sages ? Eût-elle été regardée
comme une des bases de l'éducation ? Aurait-on prescrit,
comme utile aux bonnes moeurs , l'étude des principes
de la musique et des arts qui en dépendent ? Enfin ,
comment expliquerait - on cette sévérité des anciens
législateurs qui interdisaient sous des peines rigoureuses
les innovations en musique , comme funestes à l'Etat ?
Assurément de pareilles lois (2) seraient dignes de pitié,
si cette musique des anciens n'eût possédé en effet un
degré de perfection qu'on craignait de voir dégénérer .
Aussi l'auteur n'hésite pas à croire qu'elle avait sur la
nôtre un grand degré de supériorité pour l'expression
et le pathétique ; c'est le sentiment de Planelli dans
son traité dell'opera in musica , et aussi du fameux
P. Martini. On usait du charme tout puissant qui est
propre à la musique , pour exciter dans les coeurs les
sentimens généreux , l'amour de la vraie gloire et des
vertus privées. Les hymnes à l'honneur des dieux , les
faits mémorables , l'Histoire du pays , les principes des
sciences , les maximes de morale , les doctrines philosophiques
, en un mot toutes les leçons faites pour instruire
, se débitaient en vers chantés et accompagnés
des instrumens. L'expérience avait appris l'effet et fixé
l'emploi des divers nômes et des divers genres de musique
: chaque espèce de chant se distinguait par le
mode et la mélodie qui lui étaient propres , et les intervalles
qui en caractérisaient l'expression étaient déterminés
aussi bien que l'étendue de voix qui devait se
parcourir. Le mode Lydien , par exemple , inspirait
la joie , le phrygien allumait l'ardeur guerrière , le
dorien calmait l'effervescence des passions ; on ditmême
(2) Les règles du chant s'appelaient nomes ; nome en grec signifie loi.
170 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il y avait telle espèce de mélodie qui servait à
modérer les feux de l'amour,
Le plus précieux des services qu'on tirait de la musique
, était son usage en médecine. De nosjours même
on a reconnu ses bons effets dans plusieurs maladies
nerveuses ; autrefois ,plus simple et plus près de la nature
, elle devait aussi être un remède plus efficace
et aux maux de l'ame et à ceux du corps. Pythagore en
fit de fameuses expériences ; Théophraste , Galien , Asclépiade
et d'autres hommes considérables de l'antiquité
l'employèrent dans des maladies graves : ajoutons
que chez les Grecs , le dieu de l'harmonie était aussi
Je dieu de la médecine , et qu'Esculape était fils d'Apollon.
Pour bien saisir le sens de plusieurs passages que
l'on trouve , dans les anciens , sur la musique , il faut
savoir qu'ils entendaient le mot musique dans une
acception très-étendue. Dans Platon , c'est la philosophie
elle-même , ou la science des rapports des choses ;
telle est aussi l'idée que les anciens Chinois se faisaient
de la musique. Aristoxène , Euclide , Nicomaque , et
Ies auteurs de musique l'entendaient dans un sens plus
circonscrit , mais comme renfermant encore dans ses
limites la poësie et l'éloquence. Cicéron n'en avait pas
une moindre idée: le traité de l'orateur et ses autres
ouvrages prouvent que de son tems l'on considérait
et cultivait encore la musique sous ce même point
de vue. Le rhéteur Quintilien regardait la grammaire
comme une partie de la musique.
Tout discours préparé , fut , dans l'origine musical
et chanté, suivant M. Villoteau: Strabon vient à l'appui
de cette opinion , quand il apprend qu'on se servait
d'un même mot ( a ) pour signifier dire et chanter ;
delá les mots de prosodie , comédie , tragédie , mélodie
, etc. L'auteur est entré à ce sujet dans beaucoup
de recherches intéressantes , appuyé d'une part , sur
une foule de passages et d'autorités ; de l'autre , sur
l'étymologie commune des termes de musique et de
poësie. Peut-être est-il allé trop loin en regardant la
prose comme une invention assez récente. Strabon
et saint Isidore sont apportés en preuve de cette propo-
1
AVRIL 1808. 171
sition; mais saint Isidore n'est pas ici une autorité , et
Strabon dit seulement que Cadmus de Milet , Hécatée
et Phérécyde s'écartèrent , dans leurs compositions , de
la mesure poëtique.
Si tous les anciens ont eu de la musique une haute
idée , c'est sans doute parce qu'elle ne faisait qu'un art
avec la poësie , qui elle-même avait des rapports intimes
avec la morale et les institutions publiques ; mais
l'opinion que professaient l'Egypte , la Grèce et l'ancienne
Rome , il est intéressant de la retrouver en
Chine; de tems immémorial on y avait déterminé la
théorie et la pratique musicales . D'anciennes règles
étaient établies , qui fixaient l'expression du langage
pour toutes les classes de l'Etat ; soit dans les relations
sociales , soit même dans la vie domestique , et ces
règles étaient fondées sur une connaissance approfon-
⚫die des propriétés de la voix , c'est-à-dire des relations
qui existent entre les sons de la voix humaine et les
accens des passions et des sentimens. C'est ce qu'apprennent
les livres classiques des Chinois et leurs plus
anciens historiens , qui tous de concert paient à l'ancienne
musique de leurs pays un tribut d'admiration ,
et célèbrent sonpouvoir et son heureuse influence sur
les moeurs. Cette extrême perfection musicale est attribuée
, par notre auteur , à la nature de la langue
chinoise , langue très-harmonieuse et très-accentuée ,
où tous les mots ont leurs accens et leurs inflexions
propres : or chaque mot ayant plusieurs sens qui résultent
des inflexions dont il est susceptible, il était
indispensable de fixer ces mêmes inflexions par des
règles sûres , et la musique seule pouvait les fournir.
L'auteur trouve la même conformité de principes
chez les Hébreux et chez d'autres nations ; il allègue
en preuve une multitude d'autorités , et , de ce concours
universel d'opinions de tous les peuples et de
tous les tems , il conclut que l'objet de la musique
était jadis d'instruire les hommes et de maintenir les
bonnes moeurs. Le mot même de musique lui fournit
une preuve de plus: son origine est , suivant lui , dans
deux mots égyptiens qui signifient la source de la
sagesse; ce n'est pas le lieu d'examiner la valeur de
172 MERCURE DE FRANCE,
cette étymologie , les philologues trouveront dans l'avant
dernier chapitre de l'ouvrage , une discussion
très- étendue où l'auteur a rassemblé tout ce qu'il est
possible de dire à ce sujet. Quant à l'origine de l'art ,
il fait voir combien les conjectures données sur ce point
sont hypothétiques et même absurdes , soit a l'égard
du chant et de la musique en elle-même , soit à l'égard
des instrumens: il rejette sur-tout fort loin cette idée ,
que la musique soit une imitation de la voix de certains
animaux , ou du ramage des oiseaux. Quant à
l'affinité qu'elle avait avec les arts du langage , il n'a
négligé aucunes recherches , aucuns rapprochemens ,
pour prouver que ses règles et ses principes furent en
effet communs à la poësie , à l'éloquence et à la grammaire.
Parmi les traces de cette affinité qui exista jadis
entre la musique et le langage , l'auteur insiste sur
les accens ou signes prosodiques. Il pense que les accens
étaient des notes qui guidaient la voix dans le
chant du discours , et servaient à fixer les intonnations
expressives en marquant le point où il fallait ,
soit élever , soit abaisser la voix. Par la suite l'usage
de ces signes devint différent , et ils ne désignèrent
plus que la quantité , ou la durée des tems syllabiques.
Cette altération des accens est attribuée , par Vossius ,
à l'école d'Alexandrie : l'auteur va plus loin , il pense
que chaque lettre , dans les anciennes écritures , rappelait
par elle-même , et l'intonnation , et la quantité ,
et l'articulation , et que c'est l'oubli de cette propriété
qui fit introduire les voyelles et les accens. Suivant
l'auteur , ce changement provint de la dépravation
que subirent les langues anciennes par le mélange des
idiomes étrangers. Il serait trop long d'examiner cette
explication , qui suppose que jadis lės langues étaient
généralement syllabiques , et présente encore d'autres
difficultés : nous nous bornons à exposer le sentiment
de l'auteur. Peut-être attribue-t-il trop d'influence aux
accens prosodiques sur l'état de l'art musical ; mais
on ne lira pas sans intérêt les nombreuses recherches
et les détails curieux où il est entré à cette occasion ;
en traitant un sujet aussi épineux , l'auteur était guidé
AVRIL 1808. 173
par les savans ouvrages de Vossius , de Port-Royal , etc.
L'opinion qu'il avance n'est même pas absolument nouvelle
; car elle a été combattue par Marmontel qui
regarde la quantité comme le seul objet de la prosodie.
J.-J. Rousseau lui est plus favorable ; mais dans
cette question délicate , les opinions sont presqu'aussi
nombreuses que les écrivains .
Tant que la musique resta liée , chez les anciens ,
avec les arts qui servent à l'expression du langage ,
elle garda son caractère et sa perfection ; mais son
isolement successif, et enfin total , d'avec la poësie et
l'éloquence , la dénatura entiérement ; le musicien ne
vit plus dans son art que la pratique des sons ; l'on
perdit le goût de l'antique simplicité ; la voix et ses
accens expressifs ne furent plus la règle et le type
de la musique ; les instrumens , tels que la cithare
et la flûte subirent des innovations ; ils se multiplièrent
et se firent entendre sans le concours du chant : d'un
autre côté , l'on répandit dans le chant lui-même une
profusion d'ornemens et de broderies ; luxe d'un goût
faux et ruiné, présage certain de la décadence de l'art ;
enfin le musicien et le chanteur corrompirent à l'envi
son antique perfection. D'après Platon , Aristophane
et Plutarque , l'auteur trace le tableau des désordres
où tomba la musique , et fait remarquer avec tous
les écrivains et les philosophes , que la licence et la
corruption se glissèrent en même tems dans les moeurs
des Grecs et des Romains. C'est ainsi qu'il confirme
ici par l'expérience , le principe qu'il avait mis en
avant de l'ancienne et mutuelle dépendance qui liait
la musique aux autres arts , et de l'influence naturelle
qu'elle a sur les moeurs .
La musique essuya encore bien des vicissitudes ,
quand l'Empire romain fut agité jusqu'en ses fondemens
par deux grandes révolutions qui finirent par
le renverser; l'établissement d'une religion nouvelle ,
et l'invasion des barbares : mais l'église grecque et
l'église latine retinrent quelques principes de la musique
ancienne à l'usage des cérémonies religieuses.
Saint Grégoire , saint Isidore , saint Augustin et tous
les premiers docteurs étaient musiciens; ils conserve
174 MERCURE DE FRANCE ,
rent des vestiges de l'ancienne prosodie musicale. Boëce,
Martien Capella , Cassiodore , aidèrent aussi à en sauver
quelques restes. L'ancien systême se retrouve encore
en partie dans le plein-chant dont les tons retracent
les modes des Grecs , et portèrent d'abord les mêmes
noms qu'eux. Les connaisseurs admirent plusieurs
morceaux de plein-chant qui peuvent donner une idée
'de la perfection , de la simplicité et de la pureté du
style antique ; l'auteur regarde les chants prosodiques
des rituels , comme des monumens de l'ancien chant
du discours.
Mais les connaissances qu'avaient de l'ancienne musique
, les docteurs chrétiens et les autres cités , étaient
trop imparfaites , pour qu'on pût s'instruire dans leurs
écrits de sa véritable nature et de son systême fonda
mental ; aussi quand le bénédi ctin Gui d'Arezzo parut
au onzième siècle en réformateur , il ne connaissait
présque rien de la théorie musicale qu'il voulait modifier
et qu'il finit par abolir; il n'avait puisé ses lumières
que dans Boëce , et de tous les anciens ouvrages
de musique , il ne connaissait que les harmoniques
de Ptolémée. L'Aretin se livra donc à son génie dans
la création d'un nouveau systême , comme si l'invention
pouvait suppléer à l'observation et à l'expérience
qui étaient les bases de l'ancienne musique des Grecs :
au systême des tétracordes , qu'il regardait comme
arbitraire , il substitua une suite d'hexacordes ; il imagina
de nouveaux signes à la place des notes grecques
ou égyptiennes , et leur donna les noms d'ut, ré, mi, fa,
sol , la, tirés , comme tout le monde le sait, des syllabes
initiales d'une des strophes de l'hymne de saint
Jean , etc. , etc.
L'auteur attaque vivement ce systême de Gui d'Arezzo
, qu'il regarde comme le fruit de l'ignorance et
de la barbarie ; il considère aussi comme très-nuisible
à la musique , le changement des noms des notes greeques
( noms qui étaient simples , sonores et imitatifs )
en syllabes sourdes et sifflantes , et sans rapport avec
les intervalles. Il observe que les Italiens ont proscrit
de la gamme la syllabe ut , comme trop sourde , et
l'ont remplacée par do : ce qui répond à la note to
AVRIL 1808. 175
des Grecs. Dans ces dernières remarques , l'auteur nous
semble avoir poussé un peu loin le tableau des avantages
de l'ancienne solmisation , comme on trouvera
qu'il attribue trop d'influence à la nomenclature actuelle
sur les vices et les erreurs de notre musique.
Nous ajouterons que plusieurs écrivains different avec
lui sur la manière dont il faut concevoir l'origine et
la formation du systême de Gui d'Arezzo : nous ne
pouvons que renvoyer ici au parallèle très-étendu qu'il
fait de la gamme moderne avec celle des Grecs , laquelle
il regarde comme ayant été régulièrement formée
d'après le double principe de la progression triple
et de la génération harmonique (3) ; les raisons que
l'auteur apporte à l'appui , ne nous semblent pas assez
convaincantes. Au reste il nous paraît encore douteux
que la perfection de la musique ancienne fût absolument
liée au systême des tétracordes , et qu'une série
d'octacordes conduise essentiellement à une mauvaise
musique (4) , à cet égard nous soumettons nos doutes
à l'auteur lui-même. ( Lafin au numéro prochain .)
VIE ET PONTIFICAT DE LEON X, par WILLIAM
ROSCOE , auteur de la Vie de Laurens de Médicis ;
ouvrage traduit de l'anglais , par P. F. HENRY ,
et orné du portrait de LEON X et de médailles .
A Paris , chez LENORMANT , imprimeur- libraire ,
rue des Prétres-Saint-Germain- l'Auxerrois , n° . 17 ;
(3) Troisième partie , chap. I.
(4) L'octacorde ou système de huit sons appartient originairement
P'antiquité , et il est assez probable que Gui d'Arezzo a pu tirer de là
sa gamme. Il suffit de considérer l'antique systême des Grecs formant un
octacorde entier , et les noms de diapason et de disdiapason que les
anciens donnaient à l'octave et à la double octave ; or , la marche des
tétracordes consécutifs est troublée par le diapason ou octave , dès le
troisième tétracorde , et même dès le second , par le diapente ou quinte.
Nous sommes aussi portés à, croire , d'après quelques indices , que les
Egyptiens ordonnaient les sons de leur musique , et accordaient leurs
instrumens par diapason et par diapente.
:
1
176 MERCURE DE FRANCE ,
et à la Librairie stéréotype de H. NICOLLE , rue des
Petits-Augustins , nº . 15.
La première moitié du seizième siècle est l'époque la
plus intéressante de l'histoire moderne. L'Amérique
était découverte ; l'imprimerie était inventée ; lessciences,
les lettres , et les arts commençaient à renaître : tout
était préparé pour les plus grandes choses. Un hasard
extraordinaire , dont les annales du monde n'offrent
peut-être pas un second exemple , plaça en même tems
sur les premiers trônes de l'Europe de grands princes
dont un seul eût suffi pour illustrer le siècle qui les vit
réunis. Soliman régnait sur la Turquie , Charles-Quint
sur l'Espagne , la Flandre et l'Autriche , François for sur
la France , Henri VIII sur l'Angleterre , et Léon X était
assis sur la chaire de Saint-Pierre. Tous ces rivauxde
puissance , de génie et de gloire , se trouvaient trop à
l'étroit dans un monde que chacun d'eux eût voulu envahir
tout entier. Ils l'agitèrent long-tems par les efforts
de leur ambition; mais ils trouvèrent des résistances
proportionnées à leurs forces , et tout le résultat de leurs
longs débats fut de tourmenter les peuples , de laisser
les choses à peu près dans le mème état qu'auparavant ,
et de fournir aux historiens futurs une riche et intéressante
matière .
:
1
Cette matière a été souvent mise en oeuvre. Chacun
de ces grands souverains qui ouvrirent avec tant d'éclat
le seizième siècle , eut son historien; et chacun de ces
historiens , plaçant , pour ainsi dire , son héros sur le
premier plan , disposa et groupa autour de cette figure
principale , les autres personnages contemporains qui
avaient été alternativement avec elle en société et en
opposition d'intérêts. De cette manière, l'histoire particulière
de chaque prince devint une histoire générale
de son tems. Un français dut écrire et écrivit en effet
l'histoire de François let; nous la devons à M. Gaillard,
membre de l'académie française. Un Anglais , lord
Herbert , composa celle de Henri VIII. Un autre écrivain
de la même nation , Robertson , a donné celle de
Charles-Quint , que la plume élégante et fidelle de
M. Suard a naturalisée parmi nous ; et c'est encore un
anglais qui vient de publier celle de Léon X.
M.
AVRIL 1808 .
177
M. Roscoe avait déjà publié la Vie de Laurens de
Médicis , père du pontife. Il avait fait , pour ce travail ,
un grand nombre de recherches qui avaient à la fois
rapport aux deux personnages. Voulant les mettre entièrement
à profit , et pensant d'ailleurs avec raison ,
que l'histoire du fils ne comportait pas moins d'intérêt
et ne prêtait pas moins au talent de l'historien que
celle du père , il entreprit l'ouvrage dont nous allons
rendre compte .
de sonLA
SEINE
Léon X naquit en 1475; il fut fait pape en 1513
et il mourut en 11521 , dans la neuvième année
pontificat , et la quarante - sixième de son âge. Serpon
tificat si court fut marqué par tant de grands évεις
mens , et sur-tout par tant de belles productions datus
la littérature et dans les arts , qu'il a mérite d'être appelé
le siècle de LéonX, honneur que ce prince.ne
partage qu'avec Périclès , Auguste et Louis venta
récitde toutes ces choses occupe deux volumes et demi .
Le premier volume et la moitié du second sont remplis
des faits qui eurent lieu depuis la naissance de Jean
de Médicis jusqu'à son exaltation , et auxquels il prit
une part plus on moins grande. Fait cardinal à 13 ans ,
envoyé ensuite à Rome auprès d'Innocent VIII , il charma
le pape et tout le sacré collége , par un ton de réserve et
unairdegravité quidevaientcontrasterpresqueplaisamment
avec son âge. AlexandreVI montasur le trônepontifical
qu'il devait souiller de tous les vices et de tous les
crimes . Ce fut alors que Charles VIII entreprit et effectua
la conquête du royaume de Naples qu'il fut obligé,
d'abandonner promptement, trop heureux de se frayer
un chemin jusqu'à ses états , par la sanglante victoire
de Fornoue. Le chef de la maison des Médicis
qui l'était aussi de la Toscane , avait imprudemment,
refusé le passage aux Français , dès le commencement
de leur expédition , et avait attiré sur Florence , les
effets deleur courroux. Ses concitoyens l'en chassèrent ,
lai et tous les autres membres de sa famille , au nombre
desquels était le cardinal. Les Médicis firent par cinq
fois de vains efforts pour rentrer dans leur ville natale,
et en ressaisir le gouvernement. Ils n'y réussirent entièrement
que lorsque Léon Xeût été élevé à la papauté. Le
M :
178 MERCURE DE FRANCE ,
cardinal de Médicis partagea l'exil de ses parens et les
traverses de tout genre auxquelles ils furent en butte. If
paraît qu'il supporta son malheur avec une résignation
vraiment noble et courageuse. Il résolut de faire tourner
son infortune au profit de son instruction , et il se mit
à voyager dans les différentes contrées de l'Europe . II
s'était adjoint son cousin Julien de Médicis et dix de
feurs amis communs. Dépouillés tous des marques de
leurs dignités et vêtus uniformément , ils composaient
une petite troupe que chacun d'eux commandait alternativement.
Souvent suspects , ils étaient arrêtés quelquefois
et conduits chez le magistrat ou vers le prince
lui-même , qui ne les relâchait qu'à bonnes enseignes.
Toute cette première partie de la vie de Léon X n'est ,
à proprement parler , qu'une portion de l'histoire d'Itahe
, au quinzième siècle , dans laquelle le cardinal de
Médicis ne figure que par intervalles, et enjeunehomme
qui ne joue encore aucun rôle sur la scène du monde.
Si l'auteur se fût strictement renfermé dans son titre ,
le récit des vingt-huit premières années de son héros eût
été facilement compris dans quelques pages. Mais si le
personnage n'a point influé sur les événemens arrivés
pendant ce laps de tems , ces événemens ont plus ou
moins influé sur sa destinée future ; et c'était peut être
une raison suffisante pour les retracer en détail . D'ailleurs
, la brillante et rapide expédition de Naples , les
malheurs de l'Italie , les troubles politiques de Florence
croissant à la faveur des troubles militaires ; ce long siége
de Pise où les habitans se portèrent à des excès de constance
et d'énergie qui font frémir ; cette entrevue où
Alexandre VI reçut Charles VIII dans Rome conquise ,
et imposa encore à son vainqueur par ce caractère sacré
qu'il avait profané tant de fois ; les cruautés , les déportemens
, les infamies de ce pape et de son incestueuse
famille ; tous ces objets sont d'un tel intérêt , qu'on ne
peut savoir mauvais gré à l'écrivain qui les rappelle
même sans obligation, sur-tout lorsqu'il s'en acquitte
avec autant de talent que l'a fait M. Roscoe.
A l'infâme Alexandre VI , avait succédé Pie III qui no
jouit que vingt-six jours de la dignité pontificale :
Jules II le remplaça. Ce chef d'une religion de dou
AVRIL 1808 . 179
teur, était le plus violent des hommes ; on rapporte de
lui mille traits singuliers d'emportement. II mourut
comme il avait vécu , c'est-à-dire , dans un transport
de rage , en s'écriant : loin de l'Italie les Français !
loin de l'Italie Alphonse d'Est ! Ce pape qui , dans un
corps cassé de vieillesse , portait une ame si ardente ,
fit la guerre pendant tout son règne qui fut de dix années
, et la fit plusieurs fois en personne. La république
de Venise , par sa puissance et ses richesses , excitait
alors la jalousie de presque tous les princes de l'Europe .
L'empereur, le roi de France, le roi d'Espagne et le
pape formèrent contre elle cette fameuse alliance connue
sous le nom de ligue de Cambrai. Venise devait
étre anéantie ; mais Jules ayant obtenu de cette république
ce qu'il désirait , se ligua bientôt avec elle et les
Espagnols contre les Français qu'il voulait chasser de
P'Italie , et il en vint à bout. Ce fut dans cette guerre
que nous gagnâmes la bataille de Ravenne trop chèrement
payée par la mort de Gaston de Foix , dont la
brillante carrière fut terminée à vingt-trois ans par une
imprudence bien excusable dans un chef de cet âge. Le
cardinal de Médicis , légat du pape auprès de l'armée
des confédérés , fut fait prisonnier par les Français à
cette même bataille de Ravenne , et recouvra bientôt
sa liberté. Dans ce second période de sa vie , quicomprend
les dix années du pontificat de Jules II, Léon X
est bien plus en évidence ; il est revêtu de fonctions
importantes , il est le ministre d'un pape guerrier , il
habite un camp , dirige les opérations d'une armée , et
l'emporte par la justesse de ses vues , par la hardiesse
même de ses conseils , sur des capitaines sages et valeureux
. L'inexécution de ses avis causa les revers de l'armée
papale à Ravenne. Voici de quelle manière son historien
le représente sur le champ de bataille : » Le car-
> dinal de Médicis , dit-il , donna dans cette lutte qui
>>fut fataleàun si grand nombre de ses amis , des preuves
>> de constance et de fermeté d'esprit. Quoique sans
>> armes au milieu de la mêlée , il ne cessa point d'animer
>> ses troupes , et il montra une impassibilité peut être
>>supérieure au courage le plus bouillant. Il ne s'em-
>>pressa point de quitter le champ de bataille après
M2
180 MERCURE DE FRANCE ,
> défaite , et il prodigua aux mourans ces consolations
>> qui adoucissent les derniers momens de l'homme ,
>> par l'espoir de l'immortalité. » C'est pendant qu'il
remplissait ce pieux devoir , qu'il fut fait prisonnier ,
non sans risque d'être tué , ou blessé , ou du moins fort
maltraité.
,
Nous voici arrivés à l'époque où commence véritablement
l'histoire de Léon X, c'est-à-dire , celle de
son pontificat. Il y fut promu à l'âge de 37 ans. Les
cérémonies de son couronnement se ressentirent de
cette magnificence et de ce goût pour les arts qui étaient
héréditaires dans sa famille : elles coûtèrent cent mille
écus d'or. Je ne rappellerai pas par quelle suite d'opérations
politiques et militaires il s'efforça d'affermir et
d'étendre encore la puissance temporelle que les forfaits
d'Alexandre VI et les exploits de Julleess IIII avaient
déjà tant agrandie. Ce détail qu'on ne lira pas sans intérêt
dans l'ouvrage même , prouvera que Léon X
malgré son amour pour les beaux arts , les plaisirs et
le repos voluptueux , ne manquait , dans les affaires du
gouvernement , ni de vigilance , ni d'habileté , ni d'énergie.
On remarquera aussi que la douceur de son caractère
et de ses moeurs , ne l'empêcha pas de sacrifier
quelquefois à cette politique atroce du tems que Machiavel
avait réduite en code dans son livre du Prince ,
et qui consacrait comme vertus , la violence , la fraude
et la perfidie , dès qu'elles servaient au maintien du
pouvoir. Il lui arriva aussi une fois d'user d'une sévérité,
qui pourrait passer pour cruelle , envers quelques
membres du sacré collége qui avaient conspiré
contre sa vie ; mais la générosité et la clémence n'étaient
pas des vertus à l'usage des Romains modernes : l'ambition
et la vengeance étaient leurs passions favorites ; le
meurtre et l'empoisonnement étaient leurs actions les
plus familières . L'histoire de ces tems n'est qu'un long
tissu de crimes.
Ce fut sous le pontificat de Léon X que naquit cette
réforme qui enleva la moitié de l'Europe à l'autorité du
Saint-Siége . Les effets en ont été diversement appréciés :
on est d'accord sur les causes. La munificence du pape
qui dégénérait en prodigalité , avait épuisé les trésors do
AVRIL 1808 . 181
-
:
l'église. Léon , voulant achever la fameuse basilique de
Saint-Pierre commencée par son prédécesseur , imagina
d'étendre le trafic des indulgences , de manière à en
entirer les sommes dont il avait besoin; celte espèce de
péage sur les ames fut affermée en Alleinagne aux Dominicains.
Les Augustins jaloux , chargèrent Luther ,
moine de leur ordre , de prêcher contre les indulgences
qu'ils n'avaient pu vendre. Luther ne s'en tint
pas-là. Une autorité d'opinion n'est jamais impunément
attaquée ; le premier coup qu'on lui porte la déconsacre
pour ainsi dire, et dès-lors il n'est plus rien qu'on ne se
permette envers elle. Du décri des indulgences , le fougueux
Luther passa au décri des mystères , ou plutôt
des sacremens qui en sont l'emblême. On brûla ses
écrits; à son tour , il brûla les décrétales et les bulles
du pape. Ces outrages réciproques rendirent tout rapprochement
impossible , et l'ouvrage du schisme fut
bientôt consommé. On reproche à Léon X de ne s'être
pas assez inquiété des commencemens du mal , et surtout
de n'avoir pas pris des mesures assez efficaces pour
en arrêter les progrès. «Il ne savait pas , dit Voltaire ,
>>combien Luther était protégé secrètement en Alle-
▸ magne. Il fallait , disait-on , le faire changer d'opinion
> par le moyen d'un chapeau rouge. Le mépris qu'on
>> eut pour lui fut fatal à Rome. On a prétendu aussi
qu'il avait été question de faire Voltaire cardinal : ne
serait-ce pas dans sa propre phrase qu'on aurait pris
l'idée de ce conte? Quoi qu'il en soit , ce chapeau rouge
était un appât bien puissant dans la main des papes ;
ils s'en servirent fort utilement pour leurs intérêts et
contre ceux des autres puissances. Combien de ministres,
pour l'obtenir , ont sacrifié la cause de leur maître à
celle de la cour de Rome ! Il n'était pas impossible que
Luther en fût ébloui; en le lui donnant , on aurait , à
peu de frais , arrêté , dans son origine , une révolte qui
ne s'est pas bornée aux esprits et qui a fait couler des
rivières de sang. La vanité d'un pape qui a voulu attacher
son nom à l'achèvement d'un monument immortel
, et le choix qu'il fit d'un ordre de religieux à
l'exclusion d'un autre , telles sont pourtant les causes
premières , les véritables causes du luthéranisme. Le
182 MERCURE DE FRANCE ,
,
récit de ce grand événement occupe un espace considérable
dans l'ouvrage de M. Roscoe. La matière semblait
épuisée ; mais l'auteur , en remontant plus haut
en pénétrant plus avant dans les causes et en faisant
usage de matériaux à la fois authentiques et peu connus ,
a su donner à tout ce morceau un ton de profondeur
de force et de vérité qui en rend la lecture singulièrement
attachante. Le personnage de Luther , sur-tout ,
est vraiment dramatique : il faut admirer cette activité
infatigable , cette fougue indomptée , cette volonté inflexible
que les plus grands obstacles ne font qu'affermir,
et sur-tout ce courage audacieux d'un homme qui , sur
la foi de ce même sauf-conduit qui avait mené Jean
Hus à la mort , ne craint pas de se rendre à la diète
impériale de Worms , et d'y lutter contre Charles-Quint
entouré de toute sa puissance et obsédé par les agens de
la cour de Rome , dont les plus doux conseils étaient le
bannissement ou l'emprisonnement perpétuel du réformateur
.
,
Ce qui consacre véritablement la mémoire de LéonX
et doit la recommander à la postérité la plus reculée , ce
qui produisit , sans mêlange d'aucun mal, d'heureux effets
que nous ressentons encore aujourd'hui , c'est la
protection qu'il accorda aux sciences , aux lettres et aux
arts . Sans doute ils étaient déjà dans un état florissant
déjà ils avaient produit des ouvrages distingués en tout
genre, avant que Léon X pût avoir à cet égard aucune
influence. Mais son goût naturel et cultivé pour les
productions de l'esprit et des talens ; les bienfaits qu'il répandit
presque avec profusion sur tous ceux qui se
livraient à ces nobles travaux; les distinctions qu'il
leur accorda quelquefois sans mesure , puisqu'on vit
les plus hautes dignités de l'église devenir la récompense
du succès dans des genres profanes et même
licencieux ; cet accueil qu'il faisait à leur personne , accueil
rempli de bienveillance et de grace , plus puissant
que l'or et les honneurs sur l'ame des écrivains et des
artistes dignes de leur profession ; toutes ces causes
contribuèrent à développer rapidement les germes du
génie, et à lui faire produire , dans l'espace de peu
d'années , ces fruits nombreux qui auraient fait l'hon
AVRIL 18ο8. 183
neur de plusieurs siècles. A une époque très- rapprochée
de leur renaissance, les lettres et sur-tout les arts joignirent
à toute la vigueur , à toute l'abondance de la
jeunesse, toute la perfection de la maturité. Cet effet ,
vraiment extraordinaire , doit avoir plusieurs causes ;
mais la cause immédiate , celle qu'on aperçoit d'abord ,
c'est la libéralité du souverain. Qu'à la place d'un pontife
éclairé , magnifique , ami des arts et des plaisirs , on
suppose un pape ignorant , parcimonieux et austère ,
et qu'on juge ensuite si la philosophie , la littérature
et les arts auraient été cultivés avec la même ardeur et se
seraient signalés par les mêmes chefs-d'oeuvres . Il serait
donc injuste de refuser à Léon X une grande part de
la gloire qu'ils ont acquise. M. Roscoe ne pouvait avoir
ce tort-là. Les princes qui ont protégé les lettres , trouveront
toujours d'ardens panégyristes dans ceux qui s'y
distinguent. Les écrivains sont solidaires entre eux , et
ils paient encore aujourd'hui la dette que leurs devanciers
du tems d'Auguste , de Léon X et de Louis XIV ,
ont contractée envers ces généreux souverains . On trouvera
autant de profit que de plaisir à lire dans l'ouvrage
de M. Roscoe , les notices qu'il a consacrées à cette foule
d'auteurs et d'artistes qui ont fleuri dans les quarantesix
années de la vie de Léon X. Le nombre en est immense
et la liste de leurs ouvrages étonne l'imagination.
La plupart de ces hommes , si fameux de leur tems , sont
àpeine connus aujourd'hui de ceux mêmes qui ont le
plus d'érudition littéraire ; mais cela s'explique facilement.
D'abord beaucoup d'entre eux ont joui d'une
réputation bien supérieure à leur mérite , et le tems en
a fait justice. Beaucoup ont écrit en latin, et la latinité
moderne qui ne s'est pas attachée à des objets positifs
et d'une utilité durable et générale , tels que l'histoire
et les sciences , a dû tomber dans le discrédit à mesure
que les langues modernes se sont perfectionnées et que
leur littérature s'est enrichie . De ceux qui ont écrit en
langue vulgaire , c'est-à-dire en italien , un petit nombre
a mérité d'entrer dans la littérature générale des
peuples , et de devenir classiques pour tous ceux qui
veulent cultiver leur esprit ; les autres ayant exercé
de médiocres talens sur des sujets locaux et passagers ,
184 MERCURE DE FRANCE ,
tels que l'éloge de leurs bienfaiteurs et la satire de
leurs ennemis , sont , à double titre , dignes de leur
obscurité actuelle , et les écrivains de ce genre forment
une classe très-nombreuse dans la littérature italienne :
on en pourrait trouver la cause dans le caractère de
la nation qui est naturellement flatteuse et vindicative :
nulle autre n'a peut-être produit tant de libelles atroces
et de panégyriques dégoûtans , tant d'épigrammes sanglantes
et de sonnets louangeurs. M. Roscoe s'est peutêtre
un peu plus étendu sur tous ces personnages , que
ne le voudrait l'impatience des lecteurs actuels dont
mille objets plus ou moins intéressans se disputent la
curiosité; mais ses notices sont le résultat de recherches
immenses, et lorsqu'un écrivain a dévoré l'ennui de
mille gros volumes , peut-il faire moins que d'en employer
un seul à nous en offrir la substance ? et ce seul
volume , n'aurons -nous point le courage de le lire
en entier sans dégoût ? Ce que je reprocherais plutôt
à M. Roscoe que la prolixité de ses notices sur les
savans , les écrivains et les artistes , c'est l'ordre singulier
dans lequel il les a placées. Son ouvrage est divisé
par chapitres dont chacun comprend un laps de
tems plus ou moins considérable : à la marge de chaque
page , se voit l'année de la vie de Léon X et de son
pontificat, dans laquelle les événemens se sont passés :
cela est usité , cela est bien; mais par quelle bizarrerie
l'auteur interrompt - il tout à coup le récit des faits
historiques pour rassembler dans un chapitre , les philosophes;
dans un autre , les littérateurs ; dans un autre,
encore , les sculpteurs , les peintres , les architectes etc. ?
La vie de Léon X et l'histoire de son tems restent ,
pour ainsi dire , stationnaires pendant le cours de ces
'trois chapitres , et ensuite elles recommencent à marcher
jusqu'à ce qu'elles arrivent à leur fin. Il est à
remarquer de plus que ces chapitres sont tous trois
timbrés à chaque page : Anno ætatis 43. Anno Pontificatús
6 ; comme si cette seule et même année avait
été marquée par la naissance , les ouvrages et la mort
de tous les personnages qui sont rangés sous sa date.
Çes trois chapitres devaient terminer l'ouvrage; c'étaitlà
leur place naturelle : en les plaçant comme il l'a
AVRIL 1808.. 185
fait , l'auteur a peut-être voulu délasser l'esprit du lecteur
qu'une longue suite de faits de nature semblable
pouvait fatigucr; mais , si c'est-là l'explication de son
arrangement , ce n'en est point l'excuse : ce n'est jamais
aux dépens de l'ordre qu'on doit chercher la variété!
M.Roscoe me paraît avoir les véritables qualités d'un
historien, la saine critique et l'impartialité. Celle-ci éclate
sur-tout dans l'exposition des faits relatifs à la réforme .
C'était-là qu'un anglais , un protestant pouvait facilement
se laisser entraîner par ses préventions contre la
cour de Rome , et se livrer à ces déclamations antipapistes
, toujours bien reçues des lecteurs de sa nation.
Il luifallait une forte volonté d'être juste pour résister
à ses propres dispositions et renoncer à flatter celles
des autres. M. Roscoe en a eu le courage. Juge entre
Léon Xet Luther, il pèse avec calme , avec scrupule
leurs griefs réciproques , sans que sa qualité d'anglican
paraisse jamais faire pencher la balance en faveur de
T'hérésiarque , ni sa qualité d'historien de Léon X en
faveur de ce souverain pontife . Il n'a point à l'égard de
son héros cette sévérité outrée que quelques auteurs ont
affectée envers ceux dont ils écrivaient la vie , pour
échapper au reproche plus commun et plus excusable
peut-être d'avoir fait un panégyrique. Il ne dissimule
point l'intérêt qu'il prend à sa mémoire , l'estime que
lui inspirent son caractère et ses qualités brillantes ; il
manifeste franchement le désir de le justifier de quelques
imputations plus ou moins graves qu'on lui a faites';
mais ses éloges sont fondés sur des faits incontestables ,
et ses apologies sur des raisons au moins plausibles : il
n'y a point d'exagération dans les uns , il n'y a point
de réticence ni d'altération de faits dans les autres. Ce
ton sage et modéré qui attire la confiance en paraissant
y compter , voilà le seul artifice que l'honnête partialité
de l'auteur mette en usage. Léon X eut des défauts
, commit plusieurs fautes graves et même quelques
forfaits politiques ; mais il avait de la capacité , de la
grandeur , de la générosité ; à ees qualités d'un souverain
if joignait celles d'un homme aimable. Il n'avait
peut-être pas la doctrine et les vertus chrétiennes qui
sembleraient nécessaires dans un pape : sans doute il
aimait trop les plaisirs et les arts qui embellissent la vie ,
186 MERCURE DE FRANCE ,
pour se livrer à des études théologiques bien profondes ,
et remplir bien scrupuleusement toutes les obligations
imposées par une religion et un état qui commandent
les plus difficiles privations ; mais du moins il n'avait
pas le vice de l'hypocrisie , et jamais on ne lui reprocha
le tort du scandale. Du reste , il s'acquittait des devoirs
extérieurs de son état avec une gravité et une décence
qui allaient presque jusqu'à l'édification .
Tout l'ouvrage est accompagné de nombreuses notes
marginales qui ajoutent beaucoup à l'instruction du
lecteur, et débarrassent le texte d'une foule de détails
qui l'auraient trop surchargé. A la fin de chaque volume ,
se trouve un appendix qui contient soit des pièces justificatives
, soit des pièces de vers curieuses et peu connues
sorties de la plume des plus célèbres personnages du
tems ou relatives à quelque grand événement.
Le style de la traduction est généralement bon : cependant
la phrase est quelquefois trop fidèlement calquée
surl'original et par conséquent marche embarrassée
de ces nombreuses incises dont l'enchaînement , conforme
au génie de la langue anglaise , est si contraire
au génie de la nôtre. On trouve aussi dans cette traduction
plusieurs phrases irrégulièrement construites .
En voici une dont les membres ne se rattachent nullement
entre eux : « On a prétendu que ce furent les
>> ennemis de Michel-Ange et particulièrement le Bra-
>> mante, qui, reconnaissant sa supériorité comme sculp-
>> teur , jugeaient que comme peintrò il serait fort infe-
>> rieur à Raphaël , pressèrent le pape de faire ce choix .>>>
Le traducteur s'est évidemment trompé sur le sens de
quelques mots anglais. « De fastidieux critiques , dit-
>> il , ou des lecteurs indolens peuvent se plaindre des
>> détails qui abondent dans ses récits ou de la lon-
>> gneur de ses périodes. » Il est clair que fastidieux
ici n'a aucun sens , et que le véritable mot est dédaigneux.
Il y a sans doute dans l'anglais fastidious qui
signifie l'un et l'autre , et le traducteur n'en aura pas
fait la différence. Il écrit sans cesse ilfut pour ilalla ;
cette locution , devenue très-commune , n'en est pas
moins une faute (1) .
AUGER.
(1) Cet ouvrage est en 4 vol. in-8°, Prix , 24 fr . , et 32 fr. franc de port.
AVRIL 1808. 187
VARIÉTÉ S.
SPECTACLES .- Théâtre de l'Impératrice.- Première représentation
du Mari Juge et Partie , comédie en un acte
et en vers .
Derval est uni à Constance , et cependant il courtise Julie
à laquelle il proteste qu'il est libre ; mais Julie connaît
Constance , et pour la venger elle se rend chez Derval déguisée
enhomme , et l'embarrasse d'abord par sa présence ;
ensuite elle force Constance à écrire à son mari qu'elle aime
un jeune homme qui est enfermé dans son boudoir. Derval
furieux veut enfoncer la porte , mais Julie qui a repris les
habits de son sexe , l'ouvre elle-même : Derval confondu à
son aspect demande grâce à Constance , et Julie épouse le
neveu de Derval .
Cet ouvrage a obtenu du succès : le fonds en est faible ,
et l'intrigue offre quelque ressemblance avec le Mariage de
Figaro et le Jaloux malgré lui : le style est pur et spirituel ;
cependant nous invitons les auteurs qui sont MM. Chazet et
Ouvry à faire disparaître quelques vers trop négligés.
L'ouvrage est bienjoué par Valcourt , Firminet Mlle Adeline
, et sur-tout par Mlle Delille chargée du rôle de Julie .
-
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 18 Février .
Le gouvernement persévère dans la résolution qu'il a
prise de renoncer à tout commerce extérieur , jusqu'à ce
que la paix avec l'Europe soit tout à fait assurée. En conséquence
, l'embargo mis sur tous les bâtimens durera jusqu'à
ce que nos relations avec l'Europe soient tout à fait
réglées.
ASIE. -Smyrne , le 24 Mars. - La flotte anglaise qui
croise dans l'Archipel n'a encore rien entrepris contre cette
place. Le commerce maritime étant en stagnation , le commerce
par terre en est devenu plus actif. Il arrive toujours
ici de riches caravanes chargées de cotons de Natolie et de
Chypre , qui se rendent par Constantinople en Europe .
188 MERCURE DE FRANCE,
,
Si , comme on l'espère , la paix se conclut entre la Porte
ètlaRussic on recevra de fortes commissions de café de
Moka et de Java pour l'Europe. La navigation le long des
côtes de la Natolie est inquiétéc , il est vrai , par les corsaires
nmaltais; mais cependant la plus grande partie des bâtimens
réussissent à parvenir à leur destination .
PRUSSE.-Berlin , le 5 Avril.-Le Télégraphe donne les
nouvelles suivantes de Pétersbourg :
<<Avant de quitter Tamasthens, les Suédois ont jeté dans
l'eau les canons et le dépôt d'artillerie qui se trouvaient dans
cette ville. On est occupé maintenant à retirer de l'eau , la
meilleure partie de ces objets . On a trouvé à Saint-Michel
4 à 5000 fusils . La petite forteresse de Swartholm a capitulé,
quoique sa garnisonde 7 à 800 hommes eût été suffisante
pour la défendre. Le commandant d'Abo , capitale de
la Finlande suédoise , a envoyé des députes au général comté
de Buxhowden , et lui a fait annoncer qu'on recevrait les
troupes russes sans résistance , etqu'on prendrait des mesures
pour les approvisionner de vivres. La milice finnoise se retire
de par-tout, de crainte qu'elle ne soit forcée de servir en
Suède. L'armée russe est maîtresse de toute la Finlande
méridionale.>>>
BAVIÈRE. -Munich , le 4 Avril. - La commission d'organisation
, formée pour régler la nouvelle constitution du
royaume de Bavière , a déjà, depuis quelques jours , commencé
ses séances. Elle est composée des ministres et de
deux des plus anciens référendaires intimes de chaque département.
On assure que le royaume de Bavière sera partagé en
seize départemens , dont le duché de Bavière , proprement
dit , en formera trois.
-
ROYAUME DE HOLLANDE. Utrecht , le 6 Avril. - Le
corps législatif a envoyé un message au roi en réponse à
celui de S. M. , du 9 mars dern . Ce corps donne son
adhésion aux mesures qui lui ont été présentées. Sa réponse
est ainsi terminée :
<<Veuillez bien, Sire , agréer les témoignages de notre
reconnaissance pour la communication que vous avez daigné
nous faire de Pétat de la caisse d'amortissement et du trésor
public, au 1er janvier 1807 ; cette communication nous a
donné la preuve de votre confiance dans cette assemblée
confiance à laquelle nous ne pouvons étre trop sensibles , et
que nous espérons conserver par notre amour pour V. M. et
,
AVRIL 1308 . 189
pour le peuple, dont le bonheur inséparable sera toujours
le but principal de nos voeux. »
ROYAUME DE NAPLES . -Naples , le 2. Avril. - Par un
décret du 16 de ce mois , S. M. a chargé son ministre des
cultes de faire remettre aux évêques les vases sacrés et les
ustensiles provenant des églises des monastères , et nécessaires
à celles des paroisses pauvres de leurs diocèses .
Un autre décret , du même jour , enjoint aux évêques
d'envoyer aux intendans l'état des revenus des églises soumises
à leur jurisdiction , afin de mettre à exécution le décret
qui porte à cent vingt ducats le minimum du traitement
des curés.
ETAT ROMAIN. - Ancone , le 8 Avril. - On a publié à
Zara un avis qui porte que tout artisan habile dans son
métier , et principalement en ouvrages de fer et de ferremens,
qui voudra venir s'établir pour cinq ans, en Dalmatie ,
jouira des avantages suivans : 1º Il jouira pendant les cinq
premières années d'un traitement de 750 liv. vénitiennes ,
etd'un local pour l'exercice de son métier ; 2° on lui accordera
en outre une pièce de terre labourable ; 3° on paiera
d'avance les frais de son voyage , pourvu qu'il y ait une
garantie de son arrivée en Dalmatie ; 4º tout le produit de
ses travaux lui restera sans aucune retenue , ni contribution;
5° il aura , pendant les cinq premières années , cinq jeunes
garçons qui le serviront gratis dans son atelier , à la seule
condition qu'il leur enseignera son métier ; 6º il trouvera
ici tout ce qui est nécessaire pour son établissement : on
n'exige de lui que les instrumens les plus communs et les
plus légers de son métier. On offre les mêmes avantages
aux charrons , et principalement à ceux qui ont l'habitude
de construire des charrues de labour et des charrettes de
campagne.
ESPAGNE.- Madrid , le 9 Avril.-Le roi Charles et la
reine sont partis d'Aranjuez , où tout leur retrace le souvenir
des affronts qu'ils ont reçus , pour se porter à l'Escurial. Le
prince des Asturies , avec son précepteur le chanoine Escoïquitz
, et le duc de l'Infantado partent demain matin, pour
se rendreà la rencontre de S. M. l'Empereur.
Le grand-duc de Berg a passé la revue des divisions du
corps du général Dupont , qui sont fort belles .
L'InfantDon Carlos est arrivé le 12 à Bayonne . Il a avec
lai plusieurs grands d'Espagne , etplusieurs officiers .
190 MERCURE DE FRANCE ,
(INTÉRIEUR. )
Turin , le 4 Avril.- On a éprouvé le 2 avril , à Turin ,
des secousses de tremblement de terre. Voici quelques détails
sur ce facheux événement .
L'ondulation était du nord au sud , d'après le plus grand
nombre d'observations : plusieurs personnes cependant ont
observé un balancement de l'est à l'ouest. En comparant
les positions des observateurs , il paraît que ladirection
moyenne revient à celle qui a été notée aussi par quelquesuns,
du nord-ouest au sud-est . Cette première secousse a été
suivie un instant après d'une seconde dans la même direction;
celle-ci a été un peu plus forte que la première. La
succession de ces secousses a duré huit secondes environ .
Ce tremblement de terre , le plus fort qu'on ait ressenti à
Turin depuis plus de 30 ans , a beaucoup alarıné tous ceux
qui étaient dans une position propre à le ressentir , et particulièrement
dans les logemens les plus élevés du sol . Des
portes et des poutres ont présenté des crevasses , eton a observé
un balancement sensible dans les meubles et même
dans les murs , particulièrement des maisons peu solides . A
9 heures 15 minutes , une autre secousse beaucoup plus
légère se fit sentir. On assure en avoir senti une autre un peu
plus forte à une heure et demie du matin. A Pignerol , on
a aussi éprouvé une grande secousse vers 5 heures et demie ,
et d'autres à 10 et 11 heures du soir , à minuit , à 2 , à 3 et
à 7 heures du matin. Dans la commune de Saint-Germain ,
il y a eu cinq maisons ruinées ; la voûte de l'église des catholiques
, ainsi que le temple des réformés , ont aussi beaucoup
souffert. A Lucerne , il n'y a presque plus de maisons habitables
, et les églises sont aussi ruinées ; dans le village de
La-Tour , la maison du maire a été détruite ; l'église des
catholiques et le temple des réformés , à Saint-Jean , ont
beaucoup souffert ; le village du Villars-Pérouse a aussi
été très-endommagé. A Cavour , dans le département de la
Stura , on a ressenti les mêmes secousses ; à Mondovi , il y
a eu quelques maisons qui en ont souffert. Sur le Mont-
Cénis , le tremblement a renversé un chandelier placé sur
une cheminée , et tout le bâtiment de l'hospice a éprouvé
une forte secousse qui a été accompagnée d'un bruit sourd ,
tel que celui que feraient plusieurs voitures roulant sur
le pavé. Les lettres du Mont-Cénis font mention de la
secousse qui a eu lieu après 9 heures. Les effets de ce tremblement
de terre dans d'autres villes , ainsi que dans plu
AVRIL 1808.
191
sieurs villages de la 27º division militaire , ont été plus ou
moins marqués.
Bordeaux , le 14 Avril. -L'indicateur contient aujourd'hui
l'article suivant : « S. M. l'Empereur est parti hier de
Bordeaux , à trois heures du matin , ayant dans sa voiture
S. A. M. le prince de Neufchâtel . S. M. était suivie de M. le
grand-maréchal Duroc , de ses chambellans , et de plusieurs
autres officiers de sa maison . >>>
Bayonne , le 17 Avril. - S. M. , qui était partie de Bordeaux
le 13 à trois heures du matin,s'est arrétée pendant
quelque tems à Mont-de-Marsan , et est arrivée ici dans la
nuit du 14 au 15. Le 15 , elle a reçu les diverses autorités ,
et elle a visité la citadelle , le port , les chantiers , etc. Le 16
elle a donné audience à la députation portugaise .
Marseille , le 11 Avril. - Le 10, à trois heures après
midi , l'escadre commandée par l'amiral Gantheaume , au
nombre de dix vaisseaux de ligne , cinq frégates et quelques
bricks , est heureusement rentrée dans le port de Tou-
Ion , après avoir débloqué les Sept-Isles , et rendu parfaitement
libre la navigation de l'Adriatique .
-M. le commissaire de marine à Marseilley a fait publier
un avis ainsi conçu : « Le dey d'Alger ayant donné à
l'Empereur et Roi les satisfactions qu'il en attendait , S. M.
a prescrit que l'on cessât de courre -sus aux navires algériens ;
que tout séquestre mis sur les sujets et sur les navires de cette
régence , fùt levé, et que leur navigation fût libre et respectée.>>>
PARIS .-Un décret impérial du 1er avril ordonne la mise
en activité de la réserve de 1809. En conséquence , M. le
Conseiller-d'Etat préfet du département de la Seine a pris
un arrêté par lequel les conscrits de la réser del'année 1809,
compris dans ce département , sont sommés de se rendre , le
lundi 25 de ce mois , dans l'enceinte du Temple , pour y être
inspectés et dirigés ensuite sur les différens corps auxquels
ils doivent appartenir.
ANNONCES .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange. Nouvelle édition , revue , corrigée ,
letexte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes ,
gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres de l'Ecole fran
192 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808.
çaise , Moreau le jeune , et autres . De l'imprimerie de Crapelet , sur ses
nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin , dit Nom de Jésus ,
quatre gros volumes in-8° , hauteur du format in-4° , édition tirée à
cent. exemp. , brochée avec soin . Prix , 150 fr . -Les mêmes , même
édition , sur papier dit grand- raisin fin d'Auvergne , quatre gros vol.
grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes , brochée .
Prix , 84fr . - A Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille n° 4
près celle Saint-André- des-Arcs .
La réputation de cette traduction d'Ovide , considérée aujourd'hui
comme la seule qui soit en même tems fidelle , originale et élégante , est
établie , et elle durera aussi long - tems que fleurira la langue de Despréaux
et de Racine ; elle était digne de tous les honneurs typographiques .
L'auteur qui a revu avec soin le poëme , la preface et les remarques , y a
mis la dernière main ; de notre côté , rien n'a été négligé pour que cette
édition , enrichie de son portrait et ornée de 140 estampes , gravées sur
les dessins des premiers peintres de l'Ecole française , Moreau le jeune
et autres , répondit , par la beauté des papiers et des caractères , au mé--
rite d'un ouvrage conquis pour notre langue sur la langue latine ; les
soins qui ont été apportés à la correction du texte latin , nous font
espérer que les lecteurs , en comparant le poëte français au poëte latin ,
s'apercevront facilement qu'ils n'ont jamais possédé d'édition de ce dernier
plus pure et plus correcte. Enfin nous pensons pouvoir affirmer que depuis
plus de vingt- cinq ans on n'a publié aucun ouvrage de littérature dont le
mérite soit au-dessus de celui-ci , et qui offre plus de luxe typographique ,
de choix dans les papiers , d'élégance dans les formats , sur-tout les exemplaires
sur papier vélin ; nous n'en excepterons pas même les réimpressions
des premiers auteurs français , Molière , Racine , Boileau , etc. , etc. ,
et nous espérons que les amateurs le placeront avec plaisir dans leurs
collections .
Eloge de Pierre Corneille , Discours qui a remporté le prix d'éloquence
décerné par la Classe de la langue et de la littérature françaises
de l'Institut , dans la séance du 6 avril 1808 ; par Marie J.-J. Victorin
Fabre. Brochure in-8º , formant avec les notes 100 pages . Prix , 1 fr. 80 c . ,
et 2 fr. 15 cent. franc de port. A Paris , chez Bonillat , Palais du Tribunat
, nº 156 , au Cabinet littéraire de S ' .-Jorre ; D. Colas , impr. -libr . ,
rue du Vieux-Colombier , nº 26 ; Debray , rue Saint -Honoré , nº 168 ;
Gérard , rue S ' .-André- des -Arcs , nº 50 ; Delaunay ,P. lais du Tribunat.
On trouve chez les mêmes libraires les ouvrages suivans du même
auteur :
Opuscules en vers et en prose , contenant un Discours en vers sur
P'indépendance de l'homme de lettres , uu Essai sur l'Amour et sur
son influence morale. Broch. in-8°. Prix , 1 fr. 80 cent. , et 2 fr. 10 c.
franc de port.
Discours en vers sur les Voyages, pièce qui a obtenu un prix de
PAcadémie française en 1807. In-8°. Prix, 60 cent. , et 70 cent. franc
deport.
(N° CCCLIV. ) 5.
τα
(SAMEDI 30 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
cen
DÉBUT ET FRAGMENS
Du Poëme de BELZUNCE , ou LA PESTE DE MARSEILLE ,
Роёте nouveau , par M. СH. MILLEVOYE .
J'ALLAIS redemander aux fastes de la guerre
Ces héros qu'en tremblant a révérés la terre;
J'allais , des tems fameux interrogeant la voix ,
Ressusciter l'honneur de l'antique pavois ;
Quand la Religion , reine long-tems bannie :
«Que mes rayons , dit-elle , échauffent ton génie ;
>>De l'un de mes élus chante les saints travaux,
>>Comme le champ d'honneur l'autel a ses héros. »
J'obéis , m'écriai-je , incliné devant elle ;
Mais daigne me prêter cette harpe immortelle
Qui jadis , racontant Babylone au cercueil ,
D'un grand peuple exilé prophétisa le deuil.
Alors , fille des cieux! si la corde sonore
Ne se dérobe point à ma main faible encore ,
Si tu remplis mon sein de ta noble chaleur ,
Je dirai la vertu protégeant le malheur.
Sous l'azur d'un beau ciel , de splendeur couronne,
Marseille s'élevait puissante et fortunée .
Partout fleurit l'espoir : l'automne en souriant
Prodigue ses moissons , et le riche Orient
Couronnedesprésens de la terre et de l'onde
N
194
MERCURE DE FRANCE,
Ces champs que du Midi l'oeil embrâse et féconde.
Jamais dans nos climats des soleils plus heureux
Ne vinrent colorer des fruits plus savoureux.
Dans sa verte prison la figue recueillie ,
Du frilleux oranger la pomme énorgueillie
Étalaient à l'envi leur précoce trésor ,
Et l'olive onctueuse épandait ses flots d'or.
Debout sur ces rochers , dont la cîme hautaine
Voit accourir la vague écumeuse et lointaine ,
Plutus , l'oeil sur les mers , implorait le retour
Des vaisseaux qui, voguant vers les portes du jour ,
Vont ravir les toisons de l'ardente Lybie ,
Ou les parfums si doux qu'enfanta l'Arabie ,
Et reviennent , chargés de cent trésors divers ,
Apporter aux cités le tribut des déserts .
Ils approchent ..... Craignez leurs perfides promesses !
Craignez ce vaste amas d'homicides richesses !
L'horrible peste habite en ces tissus pompeux ;
Ses germes destructeurs voyagent avec eux ;
Et , se levant du fond des sables solitaires ,
La mort étend vers vous ses ailes funéraires .
Tel, des champs de Cécrops aux murs de Pandion
Courut le monstre affreux de la contagion ;
Hydre au souffle infecté , qu'en ses grottes profondes
Le Nil nourrit long-tems de ses fanges fécondes .
L'ange exterminateur a donné le signal .
Déjà l'oiseau des mers , loin de ce bord fatal,
Fuit en poussant des cris de lamentable augure ;
Déjàdes corps nombreux peuplent la sépulture ...
Insensés , que de l'or trompe le vil attrait !
Sur les sanglans linceuls glisse votre oeil distrait :
Tant l'homme est incrédule et refuse son ame
A ces hautes leçons que le cercneil proclame !
Seulement un vieillard , instruit par le passé,
Disait : « D'un grand fléau ce peuple est menacé,
> Encore une journée , et l'hydre tient sa proie. »
Hélas ! sa voix se perd dans la bruyante joie.
Il subit ton destin , prêtresse d'Ilion !
Et le mépris s'attache à sa prédiction.
Cependant les périls s'accroissaient d'heure en heure ,
Et les morts se pressaient dans leur froide demeure .
Le monotone accent de l'airain solennel
Fatigue en vain les airs de son lugubre appel .
Des vulgaires humains en vain s'ouvre la tombe ;
AVRIL 1808 .
195
Onne s'aperçoit pas que le pauvre succombe:
Mais quand le riche orgueildu luxe fainéant
Vient à passer soudain des grandeurs au néant,
Sa chûte , qui long-tems retentit sur la terre ,
Pénètre tous les coeurs d'un effroi salutaire ;
Comme si l'opulence avait droit ici- bas
De payer avec l'or la rançondu trépas !
Les yeux s'ouvrent enfin ; tout s'arrête immobile ,
Et la douleur sans voix a parcouru la ville .
Ces chars de deuil voilés , qui vers le monument
Dans leur morne lenteur roulaient incessamment ;
Ces convois , qu'escortaient les pleurs et la prière ,
Révélaient du fléau la course meurtrière ;
Et chaque citoyen , dans ce pressant danger ,
Avidede savoir tremblait d'interroger.
Avez-vous quelquefois , alors que les orages
Annoncent aux vaisseaux l'approche des naufrages ,
Entendu ces bruits sourds par degrés redoublés ,
Ces confuses clameurs des matelots troublés ?
Du peuple dans l'effroi telle est la voix plaintive.
Les trésors d'Orient sont épars sur la rive ;
Le noir cordage flotte à demi détendu ,
Et l'avide marchand , de terreur éperdu ,
Regardant sa richesse avec indifférence ,
Borne ses longs calculs et sa longue espérance.
1
:
De moment en moment l'active maladie
Redouble les progrès de son vaste incendie ;
Tout meurt. On n'aperçoit que de vivans débris :
Lesyeux n'ont plus de pleurs , la voix n'a plus de cris .
De leurs sinistres mains le Deuil et la Souffrance
Ontécrit sur ces murs : « Ici plus d'espérance . »
L'inévitable mort frappe à coups dévorans ,
Et son niveau funèbre égale tous les rangs.
L'ami tombe et s'éteint sur l'ami qu'il regrette,
L'égoïste , au coeur dur , s'enferme en sa retraite ;
Là , seul , privé d'appuis , il meurt triste , isolé :
Il ne consola point et n'est point consolé.
L'étranger , que rappelle une épouse chérie ,
Succombe , le regard tourné vers la patrie.
Le vieillard oublié , sur sa couche étendu ,
Appelle , appelle encore , et n'est point entendu !
Près de lui languissait la lampe solitaire ,
De sa dernière nuit compagne funéraire.
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Que cette nuit fut longne ! Enfin le jour parut .
La lampe s'éteignit et le vieillard mourut.
Plus loin , entre ses bras , une mère éplorée
Tient son fils qui n'est plus , et sa bouche égarée
S'attachant sur la sienne y puise avec effort
Le poison bienfaiteur qui lui promet la mort.
Mais des bords de la tombe un cri s'est fait entendre.
Les autels attendaient ce couple jeune et tendre ;
Déjà fumait l'encens . O changement fatal !
Le froid linceul ..... tel est leur voile nuptial !
ENIGME.
Mon petit frère vaut trois fois ,
Etmoi je vaux six fois autant que notre mère.
Un puîné succède à nos droits ,
Etvaut cinq fois plus que son père.
Mon petit frère , et sur-tout moi ,
Ou rongés par le tems , ou rognés par la lime ,
Passons pour n'être pas toujours de bon aloi ;
Ce qui fait qu'on nous mesestime.
Et puisqu'il faut le dire enfin ,
Nous sommes de l'ancien régime ,
Etnous touchons à notre fin .
S........
LOGOGRIPHE.
J'AI sept pieds de hauteur , et malgré ma stature ,
Moncorps présente encore une grande courbure.
Dans cet état je sers à différens emplois ,
Souvent à la cuisine et souvent sur les toits .
Sans ma tête , de moi , l'on fait un autre usage ,
De parer un prélat j'ai le rare avantage.
Endépeçant mon tout on y trouve un grand saint
Dont le seizième siècle a couronné la fin ;
Une substance enfin granitique ou calcaire ,
Qui sous un autre nom reconnaît le vulgaire .
On trouverait aussi .... Mais c'est assez , Leeteur ,
Car je ne suis qu'un vil instrument de malheur.
ParMile MELANIE MICHAUD ( de Poligny ).
AVRIL 1808 .
197
CHARADE.
C'EST en trio que se fait mon premier ,
De tout trio la base est mon dernier ,
Peude trios qui n'offrent mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Tapis de pied.
Celui du Logogriphe est Non. Otez l'N, il reste on , et le proverhe
dit : On est un sot.
Celui de la Charade est Ninon (de l'Enclos ) .
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
LES LOISIRS DE POLYMNIE ET D'EUTERPE , ou
Choix de Poësies diverses de M. S. E. DE BRIDEL ,
recueillies et publiées par M. le baron de BILDERBECK .
A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , nº 9 .
Un des plus beaux triomphes de la France , triomphe
commencépar les lettres et terminé par les armes , c'est
ľuniversalité de notre langue , et je doute qu'il y ait
un Français assez modeste pour entendre , sans quelque
mouvement d'orgueil national , sur les rives de la Vistule
, du Danube , de la Sprée , du Niémen, et jusques
sur le Volga , les mêmes accens que sur les bords de la
Seine et de la Loire. On ne s'en est point tenu là ; et
notre littérature , cette fille si riche d'une langue accusée
d'être si pauvre , compte au-delà même de notre
vaste Empire des esprits distingués qui l'enrichissent de
précieux tributs. Nos meilleurs écrivains ont au loin
des émules , et pour être poëte français il n'est pas néces
saire d'être français.
198 MERCURE DE FRANCE ,
M. Bridel n'est pas français ; c'est lui qui nous l'ap
prend , sans quoi l'on pourrait aisément le supposer d
même pays que J. B. Rousseau , Chaulieu , Thomas
Saint-Lambert. Mais comme il nous le dit lui-même dar
une pièce intitulée les Deux Ruisseaux ,
Le chantre de Henri par tes mains couronné
(C'est à la gloire qu'il parle . )
Fixa son vol brillant aux champs qui m'ont vu naître.
L'éclat de son couchant a lui sur mon berceau ,
J'ai foulé , jeune encor , les prés qu'aimait Rousseau.
On reconnaîtrait encore mieux sa patrie à l'ardeur don
il brûle pour elle , et au plaisir qu'il trouve à célébre
la gloire antique de ses compatriotes :
Venez , cherchons ces lieux si chers à la patrie ,
Qui long-tems sous le joug vit ses enfans courbés ,
Où jaloux de leurs droits , prodigues de leur vie ,
Nos pères sont tombés.
M. Bridel ne paraît étranger à aucun genre de poësie
mais il se sent plus entraîné aux accens des maîtres d
Ja lyre. Ce n'est pas qu'il ne réussisse également dan
la poësie descriptive ou philosophique , et qu'il ne descende
même avec honneur jusqu'à l'apologue. On dirai
à sa facilité de tout exprimer en vers , que la poësi
française est sa langue maternelle , et si l'on peut quel
quefois lui reprocher de la parler avec un peu d'accent
on ne doit s'en prendre qu'aux occupations et aux
emplois qui l'ont presque toute sa vie éloigné d'un pay
où il aurait obtenu et mérité tant de succès. Les société
où il a vécu en Allemagne , moins occupées des mot
que des choses , et moins attentives aux imperfection
qu'aux beautés , ne lui ont peut - être point assez fai
apercevoir les taches légères qui pouvaient de tems er
tems déparer ses productions ; car il est bon quelquefoi
pour un auteur de vivre avec des gens difficiles enver
Jes autres pour le devenir envers soi- même. La plupar
de ces considérations sont d'une si faible importance
que le premier mouvement d'un auteur , fait pour as
pirer a un rang élevé , est de les mépriser. Cependant
quoiqu'un homme à talent ne soit pas toujours à beau
coup près jugé par ses pairs , comme il est condamné à
AVRIL 1808.
199
reconnaître autant de juges que de lecteurs , il a toujours
intérêt à consulter le vent'du bureau. Beaucoup de ces
messieurs jugent comme ils peuvent, on le sait , mais ils
décident comme ils veulent ; ils sentent imparfaitement
tout ce qui est bien, mais ils cherchent ce qui est mal ;
ils n'ont pas de bons yeux , mais ils cherchent tant
et ils sont tant à chercher , et ils ont tant de plaisir à
trouver , que presque rien ne leur échappe ! Je commence
donc par être ici leur organe avec le ferme
propos de n'y plus revenir ; et je ferai à M. Bridel les
petits reproches que je lui ai entendu faire dans le
monde. On l'accuse d'abord d'un peu trop d'abondance ,
défaut digne d'envie , sur - tout quand il est difficile ,
comme dans les pièces dont il s'agit , d'assigner précisément
où il se trouve , puisqu'il n'y a rien qui n'ait
un prix véritable , et qu'en lisant chaque pièce avec
attention on sent qu'on regretterait tout ce qu'on en
retrancherait. Mais en général plus le talent est riche ,
plus le goût doit être économe. Un autre reproche bien
minutieux en lui-même , mais que certains espritsminutieux
trouveront bien grave , c'est le retour un peu
fréquent de certaines locutions maniérées et presque
entiérement décréditées par la profusion avec laquelle
quelques-uns de nos soi-disant poetes érotiques les ont
semées. Si les zéphyrs folátres , les lits de mousse , les
troncs de verdure , les lèvres demi-closes , et jusqu'aux
seins palpitans sont passés de mode , c'est à l'abus que
ces messieurs en ont fait qu'il faut s'en prendre ; mais
puisqu'on est convenu d'abandonner ces figures parasites
exclusivement aux rimeurs du commun , M. Bridel
a, moins que personne, le droit de s'en servir , et que
gagnerait-il à cacher son or sous du clinquant ?
Nous quittons avec plaisir le rôle de critique pour
joindre notre suffrage à tous ceux que M. Bridel a mérités.
Personne ne peut se vanter d'une plus belle vocation
pour la poësie lyrique ; l'enthousiasme qui fait
éclore les grandes pensées , le talent qui les exprime ,
l'harmonie qui les recommande à l'oreille et qui change
les paroles en musique , distinguent éminemment la
plupart de ses poëmes. Le genre pindarique lui-même ,
dont le nom seul inspire je ne sais quelle crainte à tous
200 MERCURE DE FRANCE ,
les esprits , et qui donne l'idée d'une sorte de naviga--
tion aérostatique, n'a rien qui effraye M. Bridel , ni qui
doive l'effrayer. Il y a plus ; c'est que dans cette région
sublime , où si peu sont parvenus , et où moins
encore se sont soutenus, notre aéronaute semble avoir
trouvé une sorte de direction. Non-seulement presque
toutes ses Odes sont remarquables par une pompeuse
harmonie , par de nobles élans , par de magnifiques
vers , par des strophes dignes de nos meilleurs poëtes ;
mais à travers ce beau désordre de pensées sans lequel
une Ode n'est pas une Ode , on entrevoit un plan , une
marche et des routes secrètes assez habilement tracées
pour que la raison ne laisse pas que de s'y reconnaître
même quand l'imagination a l'air de s'y égarer. J'en
citerais entre autres exemples celle sur le tremblement
de terre de la Calabre :
Qu'entends-je ? quelle voix funèbre et gémissante
Jusqu'à mon coeur saisi de trouble et d'épouvante
Porte ses accens douloureux ?
Hélas ! tout ici-bas naît et meurt dans les larmes ;
Et ce bel Univers paré de tant de charmes ,
Est toujours teint de sang et plein de malheureux.
Ce prélude , si bien assorti à la tristesse du sujet , est
suivi d'une courte peinture d'une courte tranquillité
après de longues agitations.
La discorde aux enfers avait suivi la guerre ,
Les dieux laissaient enfin reposer leur tonnerre ,
Et les mortels séduits osaient croire au bonheur.
Mais bientôt
L'ange exterminateur aux aîles étendues
2
vient obscurcir l'atmosphère. Il plane quelque tems sur
la terre et les mers , et finit par abattre son vol sur
Carybde. Le jour fuit , la mer gronde , la terre s'émeut ,
Un long tonnerre roule en ses flancs agités.
Elle tremble ; son sein frémit et se déchire ;
Des morts saisis d'effroi le ténébreux empire.
Craint de voir la clarté des cieux ,
Tandis que des humains la race criminelle
Redoute les horreurs d'une nuit éternelle ,
Et tour-à-tour accuse et réclamé les diçux.
AVRIL 1808. 201
Voilà sans doute la scène d'horreur bien préparée , et
c'est ici qu'il fallait peindre les ravages, les désordres ,
le tumulte de la nature :
Les monts sont ébranlés , les cités renversées
Se perdent dans le sein des ondes courroucées ,
Le globe est en souffrance , et tout lutte ou périt.
L'onde infidèle a pris une route inconnue ,
L'éclair sort de l'abîme , il jaillit de la nue ;
Tout se confond , le feu , l'air , la terre et les flots .
Ces prodiges sinistres servent au poëte comme d'un fond
rembruni , sur lequel il va peindre des images déchirantes
; des femmes , des enfans éplorés , de faibles vieillards
courant çà et là dans les campagnes , des époux
qui essayent d'arracher leurs malheureuses épouses aux
flammes qui les poursuivent.
L'un s'abîme , en fuyant son palais qui s'embrase ;
Sous l'homicide poids d'un marbre qui l'écrase
Un autre expire au même instant .
Plus d'un infortuné , dans sa propre chaumière ,
Trouve un affreux cachot , où loin de la lumière ,
Sans secours , sans espoir , un long trépas l'attend.
Mais voici une peinture qui , à la différence des élémens
près , semble rivaliser M. Girodet dans cette belle
scène du déluge que nous avons tous admirée , enfrémissant
, au dernier salon.
Atravers des débris une femme s'élance ,
Elle tient dans ses bras sa plus chère espérance ,
Son fils qu'elle arrache à la mort.
Dieux! sauvez-la (beau mouvement) ; sauvez l'objet desa tendresse
Guidez sa marche errante , et qu'au moins la faiblesse
Intéresse le ciel et fléchisse le sort .
:
Elle vole , elle échappe . O vaine et courte joie !
L'impitoyable mort ne lâche point sa proie.
La terre a croulé sous ses pas .
Un gouffre s'est ouvert......
Il en peint ensuite d'autres qui fuient sur mer et trouvent
la mort. Le poëte continue encore quelque tems
sur le même ton , puis s'adressant au petit reste d'ha
202 MERCURE DE FRANCE ,
bitans échappés au désastre de ces malheureuses régions :
Voyez sur vous en feu luire une étoile amie :
Les airs sont épurés , etc.
Et ce beau récit est terminé par cette réflexion attendrissante
:
Que l'homme a d'ennemis ! ......
C'est pour lui l'occasion de vanter l'imprévoyance qui
nous cache jusqu'aux dangers dont nous sommes échappés
. Le poëte en rend grâce aux Dieux , et nous montre
un tableau consolant après celui de tant de malheurs.
Déjà Flore et Palès ont réparé leurs pertes ;
De nouvelles moissons ces plaines sont couvertes ;
La flamme a fécondé ces champs , etc.
L'Ode intitulée Cérès a de même une marche digne
des anciens lyriques dans leurs plus brillans écarts. Je
voudrais parler aussi du Ruisseau , Liv . III , Ode 6 .
Où vas - tu , fils des morts ? etc.
Au reste nous aurions tort d'appeler l'attention de nos
lecteurs sur telle ou telle description en particulier ,
puisque chacune , prise au hasard , paraîtrait choisie
avec intention.
Quittons les Odes qui , à la longue , fatiguent l'attention,
à peu près comme on se lasse à regarder longtems
en l'air ; et suivons notre poëte à la campagne.
C'est-là qu'il est à son aise et qu'il nous y met. Le joli
poëme intitulé : Le Printems et Lina , suffira pour
montrer une ame qui s'épanouit avec la nature et un
esprit qui fleurit avec les champs. Nous en citerons
quelques traits qui prouveront pour le reste . On s'attend
bien que ce printems-là ne se passera pas sans parler
du rossignol ; mais ce qu'aucun poëte n'a fait jusqu'à
présent ni même tenté, que l'on sache , c'est de suivre
et de noter , pour ainsi dire , ces chansons qui se passent
si bien de paroles, et qui disent tant de choses au coeur .
Ainsi, en attendant que le rossignol chante , écoutons
le pošte :
Que j'aime ces accords si doux , si variés ,
Ces soupirs prolongés , ces cadences pressées
AVRIL 1808. 203
Pardes accens plaintifs aussitôt remplacées ,
Ce prélude timide et ces tons indécis ,
Essais mélodieux où le goût se déploie ,
Ces sons filés sans art , renflés ou radoucis ,
Voilés par la tristesse , animés par la joie ,
Et ce murmure sourd et ces longs roulemens
Qui vont au fond du coeur chercher les sentimens ,
Ces chûtes , ces repos , ces éclats , ces reprises ,
Ces élans imprévus , ce charme des surprises ,
Et ce silence enfin si plein de volupté ,
De langueur , d'abandon pour l'ame recueillie ,
Qui pense encor nager dans des flots d'harmonie ,
Philomèle a cessé ; je crois l'entendre encor ! ...
La philosophie se mêle nécessairement à la contemplation
des merveilles de la nature , puisqu'alors la nature
nous rappelle vers elle , et qu'un moment du moins
elle nous détrompé des prestiges du monde ; elle nous
ouvre notre cooeur à nous-mêmes , elle nous invite à y
descendre , à y lire , et c'est là qu'est écrite toute la
philosophie dont l'homme a vraiment besoin. Ces vérités
si utiles qui se seront offertes d'elles-mêmes sous une
forme ou sous une autre à tant de bons esprits , et
qui , cent mille fois répétées , ne le seront jamais assez :
ces pensées , dis-je , sont toujours présentes à M. Bridel : la
campagne lui offre en sa double qualité de poëte et de
botaniste , un spectacle enchanteur; mais il parait surtout
aimer la paix , l'innocence et le bonheur qui en
sont les premiers fruits , semblable à l'abeille qui préfère
encore le miel aux fleurs dont elle le tire :
Mais pour mieux savourer tous ces plaisirs divers ,
Que nous offrent les champs dans leur pompe nouvelle ,
Il faut encor du monde éviter les travers ;
Ala sage nature il faut être fidelle ,
Et porter aux hameaux des goûts simples comme elle .
N'imitez pas le grand qui , dévoré d'ennui ,
Traîne dans ses vallons tout Paris après lui ;
Las du vide éternel des cercles , des visites ,
Onle voit tour-a-tour s'en plaindre et s'y plonger ;
Il accourt au village et s'y trouve étranger.
Il lui faut des festins , il veut des parasites ,
201 MERCURE DE FRANCE ,
Des cris pour l'émouvoir , du bruit pour l'étourdir ,
Des fous pour l'imiter , des sots pour l'applaudir.
Si le nom de M. Bridel n'était point en tête du recueil
où se trouvent ces derniers vers , de qui les croiraiton
? Cette question suffit à leur éloge. Cette question se
répéterait plus d'une fois avant la fin du poëme. Par
exemple , après que M. Bridel a décrit le luxe des plus
magnifiques jardins de Paris , on croit encore entendre
cette même voix chère aux Muses réciter les vers suivans ;
Dans ce jardin formé de centjardins divers ,
On trouve tout enfin , tout , hormis la nature .
Je les ai vus ces lieux où , croyant la fixer ,
L'art à force de soins , d'audaces , de prestiges ,
L'effarouche et la froisse en voulant l'embrasser.
Comme vous , j'ai peut-être admiré ces prodiges ;
Mais , bientôt fatigué de ce luxe éternel ,
J'ai reporté mes yeux vers le toit paternel ,
Et je n'ai demandé qu'une grappe à Pomone ,
Un bleuet à Cérés , à Flore une anémone.
Oni , j'ai vu sans plaisir vos bois d'acacias
Outragés par les vents et pleurant leur injure ,
Vos aloës sans fleurs , vos cèdres sans verdure ,
Et vos orangers nains , et ces tristes thuyas ,
Des bouts de l'univers déportés dans vos terres ,
Et ce peuple étranger qu'emprisonnent vos terres ,
Qui forcé de fleurir , de briller en tout tems ,
S'aflige de sa pompe et n'a point de printems .
On reconnaît encore le même ton et la même grâce
dans cette consolante peinture du bonheur des plus simples
habitans des campagnes ;
Les cabales , la brigue et les séditions ,
Les orages des cours , leurs révolutions ,
De l'humble villageois ne troublent point la vie .
De ses aïeux obscurs habitant la maison ,
Evitant des cités le tumulte et la gêne ,
Dès l'enfance il n'a vu que le même horizon ,
Et l'univers finit où finit son domaine .
Heureux mortel , ses jours coulent , exempts de peine ;
Aucun d'eux ne l'accuse , et l'heure qui s'enfuit
N'a point de compte à rendre à l'heure qui la suit .
Tout est à lui , les fleurs , les zéphyrs , la rosée ,
AVRIL 180 . 205
Le sourire des cieux dans une onde apaisée.
L'ombre des bois .
Nous avons oublié , en rappelant les différentes critiques
qu'on oppose à M. Bridel , de parler de quelques
réminiscences qu'on a cru de tems en tems remarquer
dans ses ouvrages ; mais ces prétendues fautes , qui
avaient échappé à notre observation , ne sont ni des
larcins , ni même des emprunts. M. Bridel est trop
riche de son propre fonds , pour sentir le besoin de ces
tristes ressources , et s'il a dans ce point donné quelque
prise à la censure , ce ne pourrait être que par de
très- innocentes rencontres. La même idée , sur-tout
lorsqu'elle est juste et qu'elle tient naturellement au
sujet , peut et doit souvent se présenter, quelquefois en
termes presque les mêmes , à deux esprits qui s'exercent
sur la même matière ; par exemple dans l'Ode intitulée
l'Aéronaute , lorsque M. Bridel dit que ce nouveau
prodige
Fit croire au fabuleux dédale
Et combla l'immense intervalle
Qui séparait l'homme des Dieux.
il n'avait surement pas connaissance d'un impromptu
de M. de Ségur , fait dans les Tuileries au moment
où cent mille regards suivaient MM. Charles et Robert
dans les nues , et qui finit par ces deux vers :
Eux-mêmes ils ont marqué leur place
Entre les hommes et les Dieux .
Il est encore possible que dans beaucoup d'occasions ,
ce qu'on appelle réminiscence ne soit qu'un oubli , et
par exemple qu'un poëte , en travail d'une Ode pindarique
, n'examine pas toujours si l'objet qui s'offre
à son imagination n'est pas aussi dans sa mémoire ;
et en pareil cas il lui suffirait , avant d'imprimer , de
la plus légère observation pour éviter le reproche de
plagiat.
Quelquefois aussi on donne un peu sévèrement le
nom de réminiscence , où il n'y a que ressemblance
de tour et de mouvement dans l'expression de deux
idées absolument différentes ; et ces basards doivent
206 MERCURE DE FRANCE ,
J
être plus fréquens dans les Odes qu'ailleurs ou une
même exaltation de pensées , une même chaleur d'enthousiasmeet
en même tenis un même rythme de vers
obligent à des tournures pareilles , et alors on prend
la conformité des cadres pour celle des tableaux. On peut
s'en convaincre en comparant (sous ce point de vue
seulement ) quelques traits de l'Ode de notre auteur
sur le Courage , avec des passages de l'immortelle Odo
à la Fortune .
Il est un courage héroïque .
Digne du tribut de mes vers ,
Celui qui voit d'un oeil stoïque
Etles succès et les revers ;
Qui du sort perdant l'assistance ,
Oppose une mâle constance
Ason ingénieux effort ;
Qui pardonne même à l'envie ,
Et qui sans mépriser la vie
Sait ne point redouter la mort.
A
L'effort d'une vertu commune
Suffit pour faire un conquérant .
Celui qui dompte la fortune
Mérite seul le nom de grand.
Il perd sa volage assistance
Sans rien perdre de la constance
Dont il vit ses honneurs accrus ;
Et sa grande ame ne s'altère
Ni des triomphes de Tibère ,
Ni des disgrâces de Varus.
Il ne faut sans doute que savoir lire , c'est-à-dire
entendre ce qu'on lit, pour reconnaître ici une différence
bien réelle sous cette ressemblance apparente
d'idées et même d'expressions , et pour juger que celui
qui parle après est absolument'indépendant de celui
qui a parlé le premier. L'ane de ces strophes est un
avis aux conquérans en particulier , c'est- à- dire à
un très-petit nombre d'hommes : l'autre adresse une
leçon à peu près du même genre à tous les hommes ,
parce que chacun , dans sa sphère , a des succès à
désirer et des revers à craindre ; parce que les caprices
du sort menacent et le pâtre et le monarque;
AVRIL 1808. 207
a
parce que chacun de nous a besoin de courage , et
que chacun une petite portion d'héroïsme à exercer
sur le grand champ de bataille de la vie humaine:
il n'y a donc point ici de réminiscence proprement
dite, encore moins de plagiat , à moins qu'il
ne soit désormais expressément défendu à tous les poètes
présens et à venir , de parler d'égalité d'ame depuis
Pode Æquam memento , etc.; et au fait pourquoi tant
de sévérité contre de prétendus larcins dont tout le
monde profite ? Pourquoi exclure telle ou telle pensée
d'un ouvrage où elle pourrait être nécessaire , où elle
viendrait naturellement de ce qui précéderait , où elle
amènerait naturellement ce qui suivrait; et cela , par
la seule raison que cette pensée aurait déjà été exprimée
par quelqu'autre ? Et où en serions-nous , si
les bonnes choses ne pouvaient être dites qu'une fois ?
Ce serait rendre le métier d'écrivain , ou plutôt l'art
d'écrire , de jour enjour plus difficile , et bientôt impossible.
On en viendrait de proche en proche au terrible
argument du grand chauffeur des bains d'Alexandrie ;
on ferait un livre ( encore peut-être bien mince ) du
peu qui a été dit pour la première fois , et , en attendant
mieux , on brûlerait le reste. Nous pensons
néanmoins que beaucoup de traits des poësies de M.
Bridel échapperaient encore à ce vaste incendie ; la
nature , qu'il n'a cessé d'étudier , a été son maître ,
on est garanti des lieux communs en écrivant sous sa
dictée , et l'on sait que c'est elle qui fait les poëtes.
Poëte ! c'est en vain que la grossièreté et la frivolité ,
si rarement d'accord , ne parlent d'une aussi belle profession
qu'avec le même dédain ou la même ironie ;
il nous est du moins permis , à nous qui n'osons point
aspirer à ce titre , d'essayer d'en faire connaître toute
la dignité. Un poëte est un homme qui voit les choses
de plus haut , qui' les regarde avec plus d'intérêt , qui
les rassemble avec plus de goût , et qui les exprime
avec plus de charme : c'est , d'ordinaire , un citoyen
plus tranquille , un amant plus passionné , un ami plus
vrai , un compagnon plus aimable , un homme plus
humain. LLaa poësie plaide si bien toutes les bonnes
causes au fond des esprits qu'elle euflamme , elle y
208 MERCURE DE FRANCE ,
1
2
verse , quand on la laisse faire, tant de désintéresse
ment , tant de philosophie , tant de vraie grandeur
tant de vertu ; elle leur montre si beau , tout ce qui
est bon , et ce qui est mauvais , si odieux , que si jamais
le commun des hommes s'éclaire assez pour devenir
juste , on ne prononcera plus le nom de poëte
qu'avec respect.
BOUFFLERS .
L'EPICURIEN FRANÇAIS , ou les Diners du Caveau
moderne , avec cette épigraphe :
Rions , chantons , aimons , buvons ;
Voilà toute notre morale.
Troisième année. Second trimestre de 1808. Avril.
Paris , Capelle et Renand , libraires-commissionnaires ,
rue Jean-Jacques Rousseau , nº 6 .
RIRE , chanter , aimer et boire ! Bonne morale en
effet ; excellent moyen de passer gaiement sa vie. Je suis
loin de condamner ceux qui ne se font point d'autres
occupations que celles-là , je serais tenté plutôt d'envier
leur sort. Eh ! qui ne voudrait être l'un de ces vingt
ou trente bons vivans , aimables chansonniers , convives
intrépides qui , s'étant liés entre eux par choix , se réunissant
par goût , buvant sec et mangeant ferme ;
D'abord silencieux en se mettant à table ,
Immolent trente mets à leur faim indomptable ,
Puis , quand le dessert a paru , exhalent leur gaieté
intarissable en mots heureux , en saillies piquantes et
en jolis couplets ? Si tout le monde , comme de raison ,
n'est point admis à leurs banquets , et ne peut faire
avec eux un cours defriande gourmandise, nijuger de
la sublimité de leur appétit , tout le monde , da moins ,
peut amuser son loisir, récréer son esprit et orner sa
mémoire des agréables productions que Comus et le
dieu du vin leur inspirent. En effet , la joyeuse confrérie
, sous les auspices d'Epicure son patron, publie
tous les trois mois un recueil de vers et de prose également
bons à lire. Celui qui vient de paraître avec le
mois d'avril , en est une nouvelle preuve.
II
AVRIL 1808.
DEPT
DE
LA
Hest d'usage , lorsqu'on imprime un livre d'indiquer
les matières qui y sont traitées par un titre particulier ,
tel que préface , introduction , chapitre , etc. Nos epin
curiens ne font pas cela. Pleins d'une douce illusion et
se croyant toujours à table , quels sont les titres sous
lesquels ils offrent leurs diverses productions ? Premier
etsecond service , hors-d'oeuvres , dessert et café : voilà
ce qui s'appelle étre toujours à son affaire. Mais ces
différens services peuvent-ils affriander un lecteur tant
soit peu délicat ? assurément. C'est la philosophie d'Aristippe
qui compose lepremier ; et la vie de ce moraliste
qui était l'homme du moment, les mots saillans que l'on
a conservés de lui , se trouvent racontés et cités à l'aide
d'une fiction ingénieuse.
Au nombre des hors-d'oeuvres , paraît l'anecdote plaisante
du domino jaune que je rappelle en peu de mots .
Louis XV donnait une fête à Versailles pour le second
mariage du dauphin. Il y avait un buffet splendidement
servi , lequel était assiégé , à chaque instant , par
un haut et large domino jaune. S'éloignait-il après
une longue attaque , il revenait bientôt à la charge . Cette
sorte de courage excita la curiosité , on voulut éclaircir
le fait ; et l'on reconnut que c'était un domino
commun aux cent suisses qui , s'en affublant tour-àtour
, venaient successivement occuper un poste qui
leur paraissait beaucoup meilleur que celui qu'ils occupaient
à la porte du château .
Nous voici au second service. Attention.
Le vin de Champagne mousseux a une propriété
éruptive : c'est un prisonnier toujours tenté de s'échapper.
Aussi , lui est-il arrivé souvent de briser ses liens
et de tromper l'espoir de celui qui se flattait de l'y tenir
renfermé et de le vendre à beaux deniers comptans.
Le second service vous indique la manière , en cas
même de fuite et d'éruption , de n'en pas perdre une
goutte, ce qui est bon à savoir et bon sur-tout à pratiquer.
Sous le titre decours gastronomique , est une petite
historiette dont M. Victor Fage est le héros. Il est
séduit par les charmes de Melle Hélène , honnête et
jolie cuisinière. L'amour lui fait apprendre la cuisine ,
210 MERCURE DE FRANCE,
et la cuisine lui fait goûter les délices de l'amour. L'érudition
gastronomique est poussée très-loin dans ce
récit écrit d'un style vif et piquant.
Nous ne tenons point table long-tems , car déjà nous
sommes au dessert.
Nous avions au premier service les dits d'Aristippe
arrangés en prose , les voici arrangés en vers de la
façon de M. Piis , et l'eau en vient à la bouche. Goûtez
plutôt.
Air : Du Sultan Saladin .
N'eussions-nous , comme Paris ,
Adécerner qu'un seul prix ,
Contentons plutôt trois belles
Que d'oser choisir entre elles :
Notre joyeux érudit
L'a dit ,
L'adit ,
Et n'en sera pas dédit :
Vous adoptez tous d'Aristippe
Ce grand principe ,
Ce grand principe ? ...
(Bis en chorus . )
Nous adoptons tous d'Aristippe , etc.
Possédons Athénaïs ,
Phryné , Rhodope et Laïs ;.
Mais sans qu'elles nous possèdent
Que ces dames se succèdent ;
Notre joyeux érudit , etc..
Comment choisir maintenant parmi tous ces fruits ,
doux tributs de la muse de MM. Antignac , Armand
Gouffé , Capelle , de Jouy , de Longchamps , Désaugiers ,
Ducray-Duminil , Moreau , Ph. La Madelaine ? Ma foi ,
cela n'est pas aisé. Je me décide pourtant , et je prends
la Franche Coquette par M. de Jouy.
Air : Mon honneur dit que je serais coupable.
Vous m'imposez un cruel sacrifice
En exigeant de la sincérité ;
Mais j'y consens; aujourd'hui par caprice
Je veux , Léon , dire la vérité :
Depuis trois mois on croit que je vous aime ;
Jevous le prouve , et saus autre raison ,
AVRIL 1808 . 211
Depuis trois mois vous le croyez vous-même ;
Depuis trois mois je ments, mon cher Léon.
Il vous souvient du souper où Glycère
Me disputait le prix de la beauté ?
Vous vous aimiez d'un amour bien sincère ,
Mais un regard vous place à mon côté.
CertainMédor était assis de l'autre ;
Il eut sa part d'un muet entretien ,
Car si mon pied interrogeait le vôtre ,
Demon genouje répondais au sien.
-Eh quoi , Zulmis ! cette lettre si tendre....
N'est qu'un extrait d'un ouvrage récent .
Mais ce poison qu'un jour vous vouliez prendre....
Autant que vous il était innocent .
A mon départ vos mortelles alarmes ....
On s'embellit à se désespérer.
Vos maux de nerfs ... - Bagatelle.- Vos larines...
En s'exerçant on apprend à pleurer, etc. »
;
Ma friandise s'exercerait bien encore sur le joli
Touchez-là de M. de Longchamps. Pourquoi pas ? Essayons.
Air : Du Ballet des Pierrots
Sans être citoyen de Sparte
Le laconisme me plaît fort ,
Et jamais je ne m'en écarte;
Qui parle trop a toujours tort ,
Or , la phrase que je préfère
Celle qui dit tout , la voila :
En sentiment comme en affaire
Deux mots suffisent : Touchez- là .
:
Le léopard de l'Angleterre ,
S'engraissait du sang généreux ,
Dont inondaient pour lui la terre
Six cent mille bras valeureux ;
Maisdans sa retraite profonde
Pour lui-même enfin il trembla ,
Dès que les deux maîtres du Monde
Purent se dire : Touchez-là.
02
212 MERCURE DE FRANCE,
Je continuerais volontiers , mais je vois le café.-El
bien?- Il est bon , je le trouve seulement un peu faible.
Le repas fini , il faut causer ; mais sur quoi? Nos épicuriens
nous l'apprennent. Leurs entretiens n'ont pas
pour objet le début d'une actrice , le succès d'une pièce ,
ni autres balivernes semblables , mais bien des sujets de
haute importance , les produits de l'industrie gastronomique
, les légumes et fruits de M. Appert , la torréfaction
du café , les écrevisses et la manière de lesfaire
cuire , de sorte que , le style figuré à part , on ne quitte
point leur recueil , on ne l'a pas achevé sans s'écrier
avec Horace , qui tient sans doute une des premières
places sur leur calendrier :
1
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.
C'esttoutque de méler l'utile à l'agréable.
VIGÉE.
HISTOIRE GRECQUE DE THUCYDIDE, accompagnée
de la version latine , des variantes de treize manuscrits
de la Bibliothèque impériale , d'observations
historiques , littéraires et critiques , de specimen de
ces manuscrits , de cartes géographiques et d'estampes
; et dédiée à S. M. l'Empereur de toutes les
Russies ; par J. B. GAIL, professeur de littérature
grecque , au collége impérial de France , de l'Académie
royale des sciences de Gættingue , des Académies
de Marseille , Nancy , etc. A Paris , chez Gail
neveu , au Collège de France. - 1808.
TANDIS qu'une foule d'écrivains de tous genres ,
les uns nés sans talens , les autres, malgré leurs dispositions
naturelles , égarés loin de la bonne route ,
parce que , privés d'instruction depuis quinze ans , ils
sont entrés dans les labyrinthes de la littérature , sans
avoir le fil d'Ariane , nous accablent d'ouvrages mal
digérés , de romans aussi insipides qu'immoraux , et
de vers pour le moins aussi mauvais que leur prose ,
on ne voit pas sans plaisir et sans intérêt quelques
savans nous rappeler à l'étude des langues anciennes
AVRIL 1808.
;
215
!
pour nous inspirer le goût antique , et seconder ainsi
les intentions bienfaisantes de l'Empereur-Roi qui veut
raviver toutes les branches de l'enseignement. Parmi
ees savans , M. Gail occupe un rang très - distingué :
élève et successeur de M. Vauvilliers , il ne cesse , sans
pourtant négliger ses honorables fonctions de professeur
, de nous donner des traductions élégantes et fidelles
des poëtes les plus distingués de l'ancienne Grèce.
Anacréon , Théocrite , Bion et Moschus n'ont perdu
sous sa plume que ces beautés d'harmonie inséparables
du rythme. Aujourd'hui , à l'exemple de Henri Etienne ,
de Budée , de Ramus , qui sont ses ancêtres dans la
filiation littéraire des professeurs de langue grecque
au collège de France, et digne rival des membres de
la célèbre Université d'Oxford , qui ne dédaignaient pas
de se faire éditeurs des auteurs grecs dont ils voulaient
révéler les beautés à leurs élèves , M. Gail nous donne
aujourd'hui une édition complète de l'Histoire de Thucydide
, pour la perfection de laquelle il a compulsé les
variantes des treize manuscrits de la Bibliothèque impériale,
et qui de plus est enrichie d'une version latine
à l'usage de ceux qui ne peuvent pas lire Thucydide
dans l'original . Cet ouvrage , recommandable à tous
égards , est le fruit de quinze ans de travaux et de
veilles.
Thucydide , comme historien, a de grands avantages
sur Hérodote qui l'a précédé , et sur Xénophon qui fut
son contemporain , mais qui n'a écrit qu'après lui . Hérodote,
quoiqu'il ait charmé l'oreille délicate des Grecs
lorsqu'il leur lut les neuflivres de son histoire à l'assembléedes
jeux olympiques , n'en a pas moins des défauts
essentiels ; et si les observations plus exactes des
voyageurs modernes , en Egypte , en Syrie et dans les
diverses régions qu'il a visitées , l'ont fait absoudre du
crime de mensonge qui est si grave dans l'Histoire , on
ne reste pas moins en droit de lui reprocher son manque
de méthode , sa prolixité et son style , qui à force d'être
homérique , semble plus appartenir à la poësie qu'à la
prose. On peut cependant l'excuser à cet égard : les
seuls modèles que les Grecs eussent alors en littérature
étaient Orphée , Homère et Hésiode; et il n'est pas
214 MERCURE DE FRANCE ,
,
étonnant que le premier historien de la Grèce en ait
imité les premiers poëtes , puisqu'il n'avait point d'autres
guides dans l'art d'écrire. Il n'est pas inutile de faire
observer que Quinte-Curce , chez les Latins , a beaucoup
de la manière d'Hérodote , et que , comme lui ,
il se complait dans les descriptions élégantes et fleuries
. Xénophon , surnommé l'Abeille athénienne , dans
sa Cyropédie , et même dans sa Retraite des dix mille
qu'il ramena en Grèce , par une route extraordinaire ,
a plutôt fait des romans historiques que des histoires ;
aussi est-il difficile d'avoir en lui une confiance entière.
Il est singulièrement recommandable par la pureté et
l'élégante simplicité de son style , et il est difficile qu'un
disciple de Socrate et de Platon n'eût pas hérité de
leurs grâces. Pour Thucydide, il est grave et austère :
on voit qu'il s'est plus pénétré , que ses deux rivaux
des véritables devoirs de l'historien. Quoiqu'il eût été
lui-même un des chefs de l'armée athénienne dans la
fameuse guerre du Péloponèse , il ne se met jamais en
scène : il raconte ce qu'on a fait , et non ce qu'il a
fait. Son style a de la dignité sans faste ; il est concis ,
et même trop peut-être , car il en contracte quelque
obscurité ; mais il a de l'intérêt , parce qu'il fait passer
sous nos yeux de grands événemens et de grands personnages
, et qu'il offre de grands résultats à la pensée
du lecteur. On a beaucoup comparé Thucydide à Tite-
Live ; mais nous ne voyons pas trop en quoi ces deux
historiens se ressemblent. L'un est rapide , et plus que
concis ; l'autre , sans être traînant , laisse couler son
style à pleins flots , et n'en dérobe ni la richesse ni
l'abondance. Si quelqu'un approche de Thucydide ,
c'est notre président de Thou : le style de cet historien
est comme celui de son modèle , grave et sévères
et c'est peut- être l'auteur latin moderne qui a le mieux
imité l'idiome des Romains , s'il est vrai que des juges
modernes puissent en décider. Thucydide , quoique son
style soit bien loin d'être poëtique , et il ne faut pas
lui en faire un reproche , n'a pourtant pas été surpassé
par Luerèce et par Virgile , dans l'éloquente description
de la peste qui dévasta de son tems le Péloponèse ,
l'Attique et presque toute la Grèce , et qui enleva au
AVRIL 1808. 215
1
moins le tiers de la population de ces belles contrées.
Souvent Lucrèce ne fait que le traduire , et c'est alors
que ce poëte nous parait le plus éloquent et le plus
énergique. Virgile le traduit moins qu'il ne l'imite , et
Virgile ne peut rien imiter qu'il ne l'embellisse ; mais
son immortel morceau ne fait point oublier celui de
Thucydide. Virgile n'avait pas vu l'horrible contagion
qui avait dévoré les troupeaux et les habitans de la
Noricie, Thucydide en avait été le témoin , et aurait pu
être la victime de la peste du Péloponèse ; et dans ce
cas seul , celui qui décrit exactement ce qu'il a vu
et presque souffert , a plus d'effet que celui qui embellit
la narration d'un autre ; car on ne peut guère
embellir sans altérer.
Voilà le grand historien dont M. Gail donne aujourd'hui
une très-belle édition. Les deux derniers volumes
de cette collection se composent de plusieurs Mémoires
dans lesquels M. Gail discute avec beaucoup de goûť
et de sagacité , les différens genres de mérite de Thucydide,
et rend compte des sources où il a puisé, et
des travaux immenses qu'il s'est imposés à lui-même
pour conduire cette savante entreprise à sa perfection.
La beauté typographique se joint ici au mérite littéraire.
Des cartes très-soignées , des estampes et le portrait
de Thucydide dessiné et gravé d'après un marbre
antique , sont des accessoires précieux de cette belle
édition : et tout l'ensemble de cet intéressant ouvrage
ne peut que nous donner une idée avantageuse du
Xénophon que M. Gail nous prépare et nous annonce.
Μ.
HISTOIRE DE FÉNÉLON , composée sur les manuscrits
originaux ; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St.-Denis .
Trois vol. in-8°. A Paris, chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs- libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34.
( DERNIER EXTRAIT . )
La partie de cet ouvrage que l'auteur a consacrée
àl'examen du Télémaque , est sans doute d'un intérêt
1
216 MERCURE DE FRANCE,
1
plus vif et plus général que des discussions théologiques
sur le quiétisme et le jansénisme , mais elle fait naître
aussi quelques réflexions douloureuses. On a vu souvent
des hommes qui joignaient un caractère aimable à un
beau génie , punis par la fortune de leurs succès dans
la carrière des lettres , et condamnés à payer leur gloire
d'une partie de leur bonheur. Il est triste que Fénélon
ait subi le même sort dans un siècle où la considération
publique élevait les grands talens à côté de ce que la
naissance, la politique et la victoire avaient de plus
illustre , et sous un roi qui regardait avec raison , comme
le gage le plus sûr de son immortalité , la protection
qu'il accordait aux arts de l'esprit. On ne peut douter
que la longue disgrâce de l'archevêque de Cambrai
n'ait été péniblement agravée par le prodigieux succès
du Télémaque. Le pape , en condamnant le livre des
Maximes des Saints , avait mis un terme à la malheureuse
affaire du quiétisme ; et la soumission de Fénélon ,
cette soumission modeste et profonde , dont l'admirable
simplicité laissa si peu d'éclat au triomphe de ses adversaires
, avait ramené àlui les hommes les plus opposés
à l'erreur et aux nouveautés : on entendit les premiers
magistrats dn royaume , d'Aguesseau sur-tout , digne
d'être leur chefet leur modèle , prononcer devant les
parlemens l'éloge de Fénélon , en requérant l'enregistrement
du brefqui le condamnait . Il est juste d'observer ici
qu'après s'être permis dans la chaleur de la querelle un
procédé peu délicat , après avoir compromis ou du
moins laissé compromettre la dignité de son ministère ,
et si j'ose le dire , la majesté de son génie , par les intrigues
et les emportemens de son neveu , Bossuet, dès
qu'il eut mis la pureté de la foi sous la sauve-garde
d'une décision souveraine, reprit, à l'égard de Fénélon ,
des sentimens aussi nobles que modérés. Ce grand évêque,
l'oracle de l'église gallicane , le plus fidèle interprête
de sa doctrine et le plus ferme appui de ses libertés ,
fut emporté par un zèle ardent au-delà de cette douceur
et de cette modestie qui donnèrent tant de charme
au caractère de Fénélon ; mais sa vertu le préservait
également de la haine et de l'envie. Loin de vouloir
prolonger la disgrâce de l'archevêque de Cambrai ,
AVRIL 1808 .
217
tout ce qui lui revenait de sa conduite depuis la condamnation
de son livre ; tout ce qu'il apprenait de la
sagesse avec laquelle il gouvernait son vaste diocèse ,
et de la tendre affection que les habitans de la Flandro
lui portaient ; les éloges unanimes des officiers qui l'avaient
vu à Cambrai en revenant de l'armée ; l'espèce
d'enthousiasme général qu'excitait le Télémaque , bien
que cet ouvrage fût peu du goût de Bossuet ; enfin ,
pour me servir des expressions de Bossuet lui -même ,
ce queje ne sais quoi d'achevé que le malheur ajoute
à la vertu , tout , dit l'historien de Fénélon , contribuait
à toucher l'évêque de Meaux , et lui faisait regretter
d'avoirperdu un ami si digne d'être , après lui , l'oracle
et le modérateur de l'église de France. On a lieu de
croire qu'il désira sincèrement de s'en rapprocher , et
que ce fut dans cette intention que l'abbé de St. -André
fit , à la prière de Bossuet , un voyage que d'autres circonstances
rendirent inutile : mais Fénélon n'en était
pas moins éloigné de la Cour par des intrigues trèsactives
et très-puissantes. Tous les ministres , à l'exception
de M. de Beauvilliers , s'étaient déclarés contre lui
depuis sa disgrâce , et tous croyaient avoir un grand
intérêt à ne point laisser revenir auprès du duc de
Bourgogne , un homme qui pouvait se ressouvenir de
leurs procédés , et peut-être unjour les en punir.
Un événement que personne n'avait prévu , vint au
secours de tant de passions , et dispensa pour toujours
les ennemis et les rivaux de Fénélon du soin pénible
de veiller à sa perte ; elle fut irrévocablement consommée,
dans le coeur et l'esprit de Louis XIV , par la
publication du Télémaque. Il faut entendre M. de
Beausset en raconter les détails et les résultats .
« Tout le monde sait , dit-il , que l'infidélité d'un
>>domestique , que l'archevêque de Cambrai avait char-
>> gé de tirer une copie de son manuscrit , fit connaître
>> au public un ouvrage qui a valu à son auteur une
>> gloire qu'il n'avait pas ambitionnée , et des malheurs
>> qu'il ne méritait pas. Le copiste infidèle eut assez de
>> goût pour apprécier les beautés d'un pareil ouvrage ,
>> et trop peu de délicatesse pour résister au désir d'en
>>tirer avantage. Il vendit à un libraire la copie qu'il
218 MERCURE DE FRANCE ,
» s'était réservée à l'insçu de l'archevêque de Cambrai;
>> le libraire se hâta de la faire imprimer sous un for-
>> mat in- 12 , en assez gros caractères. Il n'en était en-
>> core qu'à la 208° page , lorsque la Cour en fut ins
>> truite : c'était à la fin de 1698, et dans le moment
>> où elle était le plus irritée des lenteurs et des obs-
>> tacles qu'elle éprouvait à obtenir du pape la con-
» damnation de Parchevêque de Cambrai: c'était dans
>>> une circonstance où elle faisait surveiller avec unè
>> attention excessive , tous les écrits que ce prélat pu-
>> bliait pour sa défense. Tous les exemplaires du Té-
>> lémaque furent saisis , les imprimeurs maltraités ; et
» on usa, au nom de Louis XIV , des mesures les plus
>›› sévères pour anéantir un ouvrage qui devait ajouter
>> tant de gloire au siècle de Louis XIV. Mais il n'était
>> plus tems ; quelques exemplaires avaient échappé à
>>la vigilance de la police : cette édition , toute impar-
>>faite qu'elle était , se répandit avec rapidité. Encou-
>> ragé par le succès , mais intimidé par la crainte du
>>>>gouvernement , l'imprimeur vendit , sous le plus
>>> grand secret , quelques copies manuscrites de la par-
>> tie de l'ouvrage qui n'avait pas encore été imprimée :
>> on se les communiquait avec autant d'avidité que
>> de mystère , et le mystère ajoutait à l'intérêt et à
>> la curiosité. >>>
Ce succès éclatant qui triomphait de toutes les précautions
de la Cour, cette gloire rebelle qui environnait
la disgrâce de Fénélon , malgré tous les efforts
d'un monarque à qui ses courtisans voulaient persuader
que sa faveur seule donnait la gloire , fut ce qui
contribua le plus à aigrir Louis XIV contre l'auteur
de Télémaque. On s'était empressé de lui dénoncer l'ouvrage
comme une satire coupable des principes de son
administration ; on cherchait , dans la conduite et le
caractère des personnages , des allusions offensantes à
la cour et aux ministres de Louis XIV; on s'obstinait à
le reconnaître lui-même dans le portrait d'Idoménée ;
enfin , si l'on en croit le duc de Saint-Simon , le maréchal
de Noailles qui n'aspirait à rien moins qu'à remplacer
M. de Beauvilliers dans les places de gouverneur
du duc de Bourgogne et de ministre d'Etat , di
AVRIL 1808.
219
sait au roi , et à qui voulait l'entendre: « qu'il fallait
> être ennemi de sa personne pour avoir composé le
» Télémaque . » Peu s'en fallut qu'il n'en fit à Fénélon
un crime de lèze-majesté.
Il est difficile de savoir , dit M. de Beausset , jusqu'à
quel point Louis XIV ajouta foi aux intentions que
la calomnie prêtait à l'archevêque de Cambrai ; mais
on ne peut douter qu'il n'ait été profondément ulcéré
contre l'auteur d'un ouvrage dont les maximes étaient
réellement en opposition avec les principes de son gouvernement
, avec les qualités dominantes de son caractère
, avec toutes les illusions brillantes qui l'avaient
si long-tems séduit. L'âge et la piété lui avaient bien
donné le désir et le pouvoir de modérer le goût impérieux
qui le portait au faste et à l'éclat; mais la religion
même n'avait pu le désabuser de ses idées de
grandeur et de gloire ; observons encore qu'à l'époque
où le Télémaque parut , le malheur n'avait pas encore
appris à Louis XIV à connaître les bornes de sa puissance;
il était loin de soupçonner qu'il serait bientôt
réduit à demander la paix à des ennemis qu'il avait
humiliés , et qu'en offrant de subir la dure loi du vainqueur,
il ne parviendrait point à désarmer sa vengeance :
il fut donc affermi naturellement dans la première idée
qu'il avait prise de Fénélon , qu'il regardait comnie
un esprit chimérique. Il regretta d'avoir confié l'éducation
de son petit-fils à un homme dont les principes
lui paraissaient d'autant plus dangereux, qu'il les jugeait
absolument contraires au caractère de la nation que
le jeune prince était appelé à gouverner. La politique
paternelle de Mentor lui semblait incompatible avec
Ja fermeté nécessaire pour réprimer la légèreté des
Français : toutes ces maximes de modération et de
popularité , le goût de la vie pastorale et du bonheur
des travaux champêtres , la simplicité modeste des
rois et des grands , cette candeur et cette bonne foi
dans les négociations extérieures , que Minerve s'efforce
d'inspirer au fondateur de Salente , parurent
au plus fier des souverains , les jeux puérils d'une
imagination peu familiarisée avec la connaissance des
hommes et la véritable science du gouvernement. II
220 MERCURE DE FRANCE ,
est donc facile de comprendre comment Louis XIV,
déjà convaincu par l'autorité des évêques les plus recommandables
de sa Cour , que Fénélon n'avait que
des idées romanesques sur la piété , fut amené à croire
qu'il n'avait également que des idées romanesques en
politique . S'il avait pu se persuader , observe très-judicieusement
M. de Beausset , que les maximes de l'auteur
du Télémaque étaient les plus justes et les plus
vraies , Louis XIV était assez grand par son ame et son
caractère pour l'en récompenser au lieu de l'en punir.
C'était le même prince qui avait toujours encouragé
le zèle austère des ministres de la religion qui l'avertissaient
de ses fautes et de ses devoirs , et qui dit avec
douceur au plus touchant de nos orateurs sacrés : <« toutes
les fois que je vous ai entendu , j'ai été fort content
de vous et fort mécontent de moi-même. » Mais les
vérités de la religion , appliquées à la morale , sont
simples , éclairées , incontestables , et Louis XIV en
était pénétré. Il n'en est pas aiusi des théories de gouvernement
et des maximes de la politique: elles sont
si mobiles et si variables dans leur application , le systême
est quelquefois si séduisant et l'exécution si difficile,
et si dangereuse , qu'on peut aisément pardonner
à Louis XIV, qui régnait avec gloire depuis quarante
ans, d'avoir eu plus de confiance dans le souvenir de
ses succès , que dans les lumières de Fénélon , séparées
de la connaissance des hommes et de l'expérience des
affaires . Il est probable qu'il se serait borné à regarder
l'auteur du Télémaque comme un esprit chimérique ,
si cet auteur n'avait pas été le précepteur de l'héritier
du trône; mais Fénélon devint à ses yeux un sujet ingrat
et un écrivain dangereux , parce qu'il lui parut avoir
oublié ses bienfaits et méconnaître les vrais principes
du gouvernement.
C'est par cette discussion , pleine de sagacité , de
candeur et de modération , que M. de Beausset justifie
la cruelle méprise d'un grand monarque envers
l'un des plus grands hommes de son siècle , et le jugement
rigoureux qu'il porta sur l'un des chefs - d'oeuvre
qui ont le plus illustré son règne.
Onjuge bien que l'historien de Fénélon doit repousAVRIL
1808. 221
ser avec autant de soins et beaucoup moins de peine , les
calomnies que la malveillance répandit , lors de la publication
de Télémaque , sur les intentions de son immortel
auteur. Il prouve, jusqu'à l'évidence combien
il est absurde de supposer à Fénélon l'odieux projet
de faire la satire d'un roi qui le comblait de bienfaits ,
dans un ouvrage destiné à l'éducation de son petit-fils .
Les faits mèmes résistent à cette supposition; car il est
avéré que l'archevêque de Cambrai n'a pu composer le
Télémaqué qu'à une époque où il jouissait encore de
la plus haute faveur , et où il occupait à la cour la
place laplus honorable ; dans un tems où Louis XIV
ledistinguait par les témoignages d'estime les plus flatteurs
, et l'élevait aux premières dignités de l'église.
D'ailleurs , Fénélon a professé toute sa vie , et dans
toutes les occasions , un véritable attachement pour
ce grand prince : la veille même de sa mort , dans
une lettre où il déposait , sans crainte et sans espérance
, l'expression de ses derniers sentimens , il protesta
solennellement , « qu'il avait toujours eu pour la
>> personne de Louis XIV et pour ses vertus , une
>> estimeet un respect profond. >>>Sans doute , observent
à cette occasion des écrivains protestans , dont lejugement
ne saurait étre suspect , on doit croire sur une
déclaration de cette nature un évêque , un évêque
comme Fénélon , et un évêque mourant.
Il est difficile de déterminer , d'une manière précise,
l'époque à laquelle le Télémaque fut composé ;
mais il suffit de savoir avec certitude qu'il le fut avant
la disgrace de son auteur, pour que la pureté de ses
intentions soit démontrée comme l'élévation de son
caractère et la simplicité de sa vertu. Voltaire , dans
le jugement peut-être intéressé qu'il a porté sur le
style et le mérite littéraire du Télémaque , convient
qu'après la mort de Louis XIV et de Fénélon , la
haine et la prévention cessèrent d'y chercher des allusions
satiriques , et il ajoute qu'alors le succès diminua.
Sans doute , quand le monarque et l'écrivain eurent
trouvé dans la tombe unasyle contre l'ingrate légéreté
des peuples et la malignité perfide des courtisans;
quand la haine n'eut plus besoin d'éloigner les vertus
1
224 MERCURE DE FRANCE ,
torien , il était si peu ambitieux de la gloire littéraire
que sans la piété religieuse de sa famille qui a recueilli
ses différens écrits , et sans l'heureuse infidélité à laquelle
on a dû le Télémaque , la postérité aurait été privée du
plus grand nombie de ses ouvrages .
ESMÉNARD.
LES QUATRE SAISONS DU PARNASSE , ou Choix
de Poësies légères depuis le commencement du 19
siècle , avec des mêlanges littéraires et des notices
sur les pièces nouvelles. Par M. FAYOLLE. Printems .
- 1808. 4º année. -Paris , chez MONDELET , rue
du Battoir , n°. 20 .
J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de parler de ce
recueil , exécuté avec beaucoup de soin d'après uu plan
très-heureux . Il offre une grande variété d'objets; et tel
est le charme de la variété, qu'une suite de morceaux
médiocres , mais écrits dans des genres différens et placés
de manière à contraster entre eux , pourroit , jus
qu'au bout , tenir en haleine la curiosité du lecteur en
la trompant toujours ; tandis qu'une réunion de pièces
beaucoup meilleures , mais trop semblables pour le sujet
et pour le ton, et rangées dans un ordre trop méthodique,
nemanquerait pas d'engendrer bientôt la fatigue
et l'ennui. Mais ce n'est pas sur la variété seulement que
se fonde l'intérêt du recueil des Saisons : le bon choix
des morceaux qui le composent y contribue beaucoup.
L'éditeur , homme d'esprit et de goût , véritable abeille
du Parnasse , va butinant sans cesse dans nosjournaux
les plus estimés , et dans les porte-feuilles de nos meilleurs
écrivains ; et , dans ce moment de prétendue disette
littéraire , trouve le moyen de former tous les
trois mois un assez gros volume , mi-parti vers , miparti
prose , dont l'ensemble est presque toujours fort
satisfaisant. Tous les volumes , sans doute , ne sont pas
de la même force ; mais , pour les productions de
l'esprit comme pour celles de la terre , toutes les saisons
ne peuvent être également bonnes. Quelquefois
le champ des Muses est frappé de stérilité , ou ne se
couvre
AVRIL 1808 . 225
sur les morssonGA
SEINE
couvre que d'herbes parasites : alors l'éditeur fait ressource
des provisions qu'il a prélevées
abondantes et tenues en réserve pour suppléer
mauvaises récoltes. Souvent M. Fayolle joint à des
pièces nouvelles ou inédites , des morceaux de date
plus ou moins ancienne , dont quelques-uns ont déjà
vu lejour, mais n'ont paru que dans des circonstances
peu favorables ou dans des recueils négligés maintenant.
Tout nouveaux pour quelques lecteurs , ces morceaux
sont relus avec plaisir par les autres qui se félicitent de
les voir placés dans une collection bien faite dont on
peut garantir la fortune et la duree. Cette collection ,
dont le treizième volume vient de paraître , sera
quelque jour consultée avec beaucoup de fruit pour
P'histoire littéraire de notre tems : elle devra cet avantage
au soin que prend l'éditeur d'y faire entrer des
articles choisis sur les livres et les pièces de théâtre
dignes de mention, ainsi que des notices nécrologiques
sur tous les personnages dont les lettres , les sciences et
les arts ont à regretter la perte.
On pouvait craindre que l'éditeur d'un pareil recueil,
faisant lui-même de la prose et des vers , ne cédât
trop souvent à l'envie d'y insérer des morceaux de sa
composition. M. Fayolle est plus retenu : pouvant faire
une grande partie des frais du volume , il aime mieux
en faire les honneurs aux autres ; il porte quelquefois
la discrétionjusqu'à ne s'y réserver aucune place. Ily
a cependant mis cette fois une traduction en vers de
l'épisode de Nisus et Euryale. Je me garderai bien de le
comparer ici avec les autres poëtes traducteurs de Virgile
: Je sais trop ce qu'il en coûte pour faire de ces
comparaisons. Pesez de bonne foi le talent de deux
poëtes : le plus loué des deux se trouvera offensé des
éloges modérés que vous donnez à l'autre ; jugez si celuici
vous en saura gré. On ne courrait pas plus de risque
en les critiquant tous deux sans ménagement. Le plus
sûr , je le vois , serait de mettre d'un côté toute la
louange et de l'autre tout le blâme : de cette manière
du moins on pourrait espérer de ne se faire qu'un seul
ennemi. En attendant que je me décide à suivre cette
méthode , je dirai , toute comparaison à part , que dans
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
la traduction de M. Fayolle, les beautés de Virgile me
paraissent bien senties , et rendues avec une véritable
fidélité , celle qui n'exclut ni la facilité , ni l'élégance.
Je lui reprocherai la rime de réservés et conservés. Je
crois que les composés d'un même verbe ne riment
ensemble que lorsque la signification en est absolument
différente : ici elle est presque la même.
M. Fayolle a aussi payé cette fois son tribut en prose
par un extrait fort bien fait du Génie de l'homme ,
poëme de M. Chênedollé. Ce poême qui n'a pas eu une
fortune égale àsonmérite , renferme un grand nombrede
morceaux distingués. Ce qui s'y fait sur-tout remarquer,
c'est le talent d'exprimer en beaux vers les plus hautes
vérítés de la physique et de la philosophie. Malheurensement
l'auteur s'est proposé un sujet trop vaste , que
son plan ne circonscrit pas d'une manière assez précise ,
et que son poëme est loin de remplir. On peut dire de
ces poëmes qui veulent contenir toute la nature physique
ou morale , et même l'une et l'autre à la fois , ce
que Pascal disait de l'Univers : C'est une sphère infinie
dont le centre est par-tout , la circonférence nullepart.
Pour suppléer à ce défaut de limites , on imagine des
divisions artificielles , qui n'ont pas plus de réalité que
ces cercles appelés colures dont nos sphères armillaires
sont assez inutilement décorées .
Ce sont peut-être ces considérations qui ont empêché
M. de Fontanes d'achever ce poëme sur la nature et
sur l'homme dont il fait mention à la fin de l'excellent discours
qui précède sa traduction de l'Essai sur l'homme ,
de Pope. Il serait pourtant trop fâcheux que nous fussions
privés des morceaux de ce poëme qu'il avait déjà
composés . M. Fayolle nous en a donné un assez long
fragment , où l'auteur , traitant du néant et de la grandeur
de l'homme, de son corps périssable et de son ame
immortelle , a pu déployer en entier sa belle manière ,
son talent pur, noble et vigoureux. Les Mélanges de
prose sont enrichis d'un morceau du même écrivain,
quia pour objet la personne de Thomas et ses ouvrages.
Ce morceau est un modèle parfait de critique et de
diction : tous les tous y sont employés et fondus avec
un art qui n'appartient qu'aux maitres. De la simple
discussion httéraire , l'auteur s'élève sans effort à laplus
AVRIL 1808.
227
haute éloquence , et il en descend avec autant d'aisance
et de grâce qu'il y était monté. Un parallèle entre l'éloquence
de la chaire et celle de l'Académie lui en fournit
P'heureuse occasion. Il représente d'un côté Bossuet
montant dans la chaire pour louer Condé dont la patrie
en deuil déplore la perte récente; et de l'autre un
homme de lettres lisant , sans pompe , dans la salle d'une
académie , l'éloge d'un ministre , d'un philosophe , d'un
magistrat ou d'un écrivain célèbre , long-tems après sa
mort , et devant des spectateurs indifférens. Ces deux
tableaux , d'un contraste piquant et noble à la fois , ont
chacun le coloris qui leur est propre. Je craindrais moins
de blesser la vérité que certaines convenances , en affirmant
quel'unde ces tableaux rappelle l'éloquence mâle ,
hardie et sublime du grand orateur qu'il retrace. Du
moins je puis dire , en toute assurance , que l'autre
offre , au plus haut degré , ce style élégant et pur , ce
ton de politesse et de réserve ingénieuse qui sont les
qualités du genre académique.
Les autres poëtes et prosateurs qui ont contribué au
volume dont je rends compte , sont MM. Le Brun ,
Ferlus , François ( de Neufchâteau ) , Millevoye , Parceval-
Grandmaison , Valmalette, Vigée, Dureau-Delamalle
fils , Eusèbe Salverte , Diderot , etc. A la Bourse , il
y a des signatures qu'il suffit de montrer pour prouver
labonté des effets . On ne doit pas être moins confiant
en littérature , et l'on doit y reconnaître aussi des noms
solvables . Ceux que j'ai cités sont , je crois , du nombre,
et je me rendrais volontiers leur caution . AUGER.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Académie impériale de musique . -
présentation au bénéfice de M. Chéron.
Re-
Jamais représentation à bénéfice n'a été plus justement
accordée , car jamais acteur ne l'a autant mérité que M. Chéron
par un service long et distingué : cet artiste laissera de
longs regrets et comme acteuret comme chanteur. Le trèsbel
opéra de la Vestale que M. Chéron avait choisi , joint
deux mérites assez rares , celui d'un poëme bien conduit et
bien écrit à une musique mélodieuse, forte d'harmonie , et
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
toujours adaptée à la situation : les amateurs se sont cependant
aperçus que les représentations en avaient été interrompues
, car il n'a pas été rendu avec son ensemble ordinaire
; l'orchestre , quelque parfait qu'il soit , a failli plusieurs
fois dans l'ouverture , et l'exécution des choeurs du premier
acte a laissé beaucoup à désirer .
Mme Ferrière remplissait , pour la première fois , le rôle
de la Vestale que Mme Branchu avait joué et chanté de
manière à désespérer toutes ses rivales; Mme Ferrière y a
paru un peu faible , cependant elle a chanté avec beaucoup
d'ame et d'expression l'invocation du second acte .
La reprise du ballet de Mirza de feu Gardel aîné , n'a
produit que peu d'effet , quoique Mme Gardel y jouât le rôle
de Mirza et Vestris celui du colonel français : ce ballet est
trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en donner l'analyse ;
il y a si peu d'action dans cet ouvrage , que les nouveaux
divertissemens ajoutés par M. Gardel le jeune , et qui sont
charmans , n'ontmême pas pu couvrir ce défaut .
Théâtre français . - Premier début de Mlle Desgarcins ,
élève de Mme Talma.
Ce nom rappelle aux amateurs de la scène française des
souvenirs si chers , que l'effet en rejaillit tout naturellement
sur la personne qui se présente avec une aussi bonne recommandation;
la débutante a donc été fort applaudie à sa
première entrée ; mais les spectateurs qui fréquentent ce
théâtre sont difficiles à contenter ;
« Et pour des coups d'essai veulent des coups de maître . >>
Mile Desgarcins est trop jeune pour paraître encore sur
la scène; son organe n'est pas formé , et elle manque souvent
de force : ces défauts qui sont ceux d'une extrême jeunesse
, disparaîtront sans doute avec le tems , et l'on peut
espérer qu'avec du travail cette jeune débutante se montrera
un jour digne du nom qu'elle porte , et de l'excellente
actrice qui lui a donné ses soins et ses conseils. B.
La seconde édition d'Eusèbe héroïde , par M. Laya , professeur de
belles-lettres , vient de paraître. Nous rendrons compte , dans le prochain
numéro , de cette intéressante production.
EXTRAIT de la Notice des poësies manuscrites de feu M. L
BRUN , lue par M. FRANÇOIS ( de Neufchâteau ) à la
séance publique de l'Institut , du 6 avril 1808 .
MOINS jaloux du présent que de l'avenir , M. Le Brun n'a pas publié
AVRIL 1808.
229
deson vivant le recueil de ses OEuvres poëtiques . Il les corrigeait sans
cesse et semblait n'être jamais content de lui-même. Il a laissé des matériaux
considérables que l'on s'occupe à mettre en ordre . Ces matériaux
doivent fournir au moins trois volumes , distribués en huit parties . L'édition
projetée doit comprendre :
1º. Cent soixante Odes de tout genre , pindariques , érotiques , morales
, anacreontiques , et dont un très -grand nombre sont assez étendues.
Elles forment cinq livres . Tous les genres y sont entremêlés à la manière
de celles d'Horace . C'est la partie de ses OEuvres que l'auteur a le plus
soignée , à laquelle il attachait le plus d'importance , et vraisemblable--
ment celle qui contibuera le plus à sa gloire .
2°. Quarante-cinq Élégies , distribuées en quatre livres . Elles sont
toutes en grands vers .
3º. Quarante Építres dans tous les genres et de toutes les mesures de
vers. La plus célèbre est l'Épître sur la bonne et la mauvaise plai-
*santerie , qui est imprimée depuis long-tems . Plusieurs autres ne sont
pas indignes de celle-là . Le plus grand nombre est inédit. Malheureusement
il y en a beaucoup d'imparfaites .
4° . La Nature , poëme en quatre chants , commencé dès la jeunesse
de l'auteur , interrompu et repris à plusieurs époques , mais auquel il
avait cessé de travailler depuis plus de vingt ans. Le premier titre de
ce poëme était les Avantages de la vie champêtre , et le but du poëte
avait étéde faire sentir quels sont ces avantages pour la sagesse , pour
la liberté , pour le génie et pour l'amour . C'est ce qui lui avait fourni
la division de l'ouvrage et les titres particuliers des quatre chants . Le
premier et le second chaut sont très-incomplets , on n'en a trouvé que
des fragmens. Le troisième est le seul qui soit entier et mis au net ,
c'est celui du Génie. Le quatrième était le moins avancé , et ne fournira
qu'un petit nombre de fragmens .
5º. Les Veillées du Parnasse , autre poëme en quatre chants , aussi
resté imparfait. L'auteur feint qu'Apollon et les Muses , réunis sur le
Parnasse , dans les longues nuits d'hiver , en charment l'ennui par des
récits intéressans. La sensible Erato raconte la fable d'Orphée et d'Euridice;
c'est la traduction de cette admirable clôture des Géorgiques .
Calliope récite la mort de Nisus et d'Euriale , traduite d'une épisode
nonmoins admirable de l'Enéide. Ces deux morceaux sont achevés ,
et l'on peut dire qu'ils le sont , dans quelque sens que l'on donne à ce
mot. Thalie , pour égayer un peu la soirée , raconte l'aventure nocturne
d'Hercule , d'Omphale et du Dieu Faune , tirée du second livre
des Fastes d'Ovide . C'est une imitation libre et en vers libres ; l'auteur
n'y a pas mis la dernière main. Enfin Apollon raconte à son tour
Phistoire de Psyché , la plus belle des fables et la plus ingénieuse des
allégories de l'antiquité. M. Le Brun , en abrégeant ce récit , en a extrait
ce qu'il y a de plus poëtique . Il l'a conduit jusqu'où commencent les
1
230 MERCURE DE FRANCE ,
malheurs et les épreuves de Psyché. Ce qu'il en a fini , est peut-être ce
qu'il a laissé de plus travaillé et de plus parfait.
6°. Plus de cinq cents Epigrammes sur toutes sortes de sujets , dans
tous les genres et depuis le dixain jusqu'au distique . Elles seront divisées
en plusieurs livres . L'auteur , à la manière des anciens , donnait le titre
d'Epigrammes à tous ces petits poëmes dont le peu d'étendue les rend
propres , si l'on veut , à servir d'inscription . Les siennes sort tour à
tour philosophiques , galantes , gaies ou malignes , toujours spirituelles
ou poétiques . C'est avec l'Ode le genre de poesie auquel M. Le Brun
était le plus naturellement appelé , et qu'il a le plus assidument cultivé
jusqu'à la fin de sa vie .
7°. Deux livres de Poësies diverses , composées de toutes celles qui
ne peuvent être classées dans aucune des divisions précédentes , vers de
circonstance , de société , de galanterie , etc. , etc. Le nombre en est
considérable , mais sera nécessairement réduit. Le portefeuille laissé par
M. Le Brun est très-riche; mais son luxe a besoin de quelques retranchemens
, et il faut diminuer son opulence pour la faire mieux valoir .
8. Enfin , quelques morceaux et fragmens en prose , presque tous
sur l'art des vers et le style poëtique , objet dont ce grand poëte s'est
beaucoup oecupé. On y pourra faire entrer quelques notes importantes ,
fidellement copiées d'après celles qu'il écrivait au crayon sur des exemplaires
de Malherbe et de quelques autres classiques français . On aura
ainsi , du moins en partie , la théorie particulière , ou , si l'on veut , la
poëtique de M. Le Brun .
NÉCROLOGIE.- Le peintre Robert vient d'être enlevé aux
arts . Les sentimens qui m'attachaient à lui me font un
devoir douloureux de consacrer quelques lignes à sa mémoire
, de donner quelques détails sur sa personne et sur ses
travaux .
Hubert Robert était né à Paris le 22 mai 1733. Ses parens
le destinaient à l'état ecclésiastique, il y était même entré
à l'age de 17 ans; mais la nature avait voulu qu'il fût peintre .
Enfant, il dessinait déjà sans modèle et sans maitre. On
Favait mis au collège de Navarre pour faire ses études , et
en feuilletant ses cahiers on y aurait trouvé autant de dessins
que de devoirs . Il racontait que l'abbé Batteux , l'un de ses
professeurs , s'étant aperçu un jour , pendant la classe , qu'il
essayait de cacher un papier, le lui demanda, vit un dessin ,
Je garda , et plusieurs années après lorsqu'il eut été reçu à
l'Académie de peinture , l'étonna beaucoup en lui représentant
ce même dessin qui annonçait les plus heureuses dispositions.
AVRIL 1808 . 231
Il avait fini ses études , et ses parens allaient solliciter pour
lai un benefice , lorsqu'illeur déclara qu'il était résolu de
sevouer à la peinture. La résistance qu'ils auraient pu lui
opposer céda aux représentations du célèbre Michel-Ange
Sloodts qui , à la vue des dessins que le jeune homme faisait
à leur insçu , avait deviné qu'il serait un jour un peintre
habile.
Libre d'entrer dans la carrière où son goût l'entraînait ,
Robert partit pourl'Italie. Il arrive à Rome, et les ruins dont
elle s'énorgueillit , les chefs-d'oeuvre dont elle se pare , ses
édifices pompeux , ses sites ravissans , son beau ciel le transportent
d'étonnement et d'admiration. Désormais et durant
douze ans, le chevalet sur le dos et la boîte à couleurs à la
main , il ira peindre tous les aspects que lui présente une
nature si riche et si variée. Et quel sera son guide ? qui l'éclairera
de ses conseils ? cette meme nature .
Ses progrès avaient été rapides , et ses jeunes émules , en
revenant en France , le citaient comme une des plus chères
espérances de notre Ecole .
L'éloge qu'ils en font parvient aux oreilles de M. de Marigny
qui , en sa qualité de directeur-général des bâtimens
du roi , écrit à M. de Choiseul, alors ambassadeur de France
à Rome , lui demande des renseignemens sur le jeune artiste
dont on lui vante le talent , et témoigne , en même tems , le
désir d'avoir un tableau de sa composition. Robert fait le
tableau , et M. de Marigny , en le recevant avec la réponse)
de M. de Choiseul , est tellement satisfait de l'un et de l'autre
, qu'il accorde à Robert la pension d'élève à Rome sous
le directorat de M. Natoire.
Si son talent lui faisait obtenir des encouragemens , son
esprit , son caractère et sa conduite lui acquéraient des
protecteurs et des amis puissans. Il en avait trouvé un dans
M. le Bailli de Breteuil , ambassadeur de Malte , dont il
recevait des témoignages de bonté tout particuliers , et avec
qui , dans les momens de loisir que lui laissait son art , il
s'amusait à traduire Virgile .
Un séjour de douze ans à Rome ne l'avait point détaché
de sa patrie. Il désirait la revoir et choisit pour y rentrer
l'année 1767 , parce que , cette année-là , les membres des
Académies de peinture et de sculpture devaient faire au
Louvre une exposition publique de leurs ouvrages. H revient
done à Paris . Ses camarades en le revoyant l'engagent à
s'y fixer , et lui conseillent même de faire un tabikau pour
sa réception à l'Académie . Robert fait le tableau et le pre
232 MERCURE DE FRANCE ,
sente , mais il doute du succès , et retient une place dans la
voiture publique pour retourner à Rome. Cependant , le
même jour où il devait partir , l'Académie l'agrée et le reçoit
unanimement.
Depuis ce moment , il vécut constamment occupé de son
art. Le nombre de dessins et de tableaux qu'il a produits est
presque incalculable. Il n'est pas un cabinet , non-seulement
en France , mais encore en Europe , qui n'en offre
quelques-uns. C'est à l'accueil que ses productions obtenaient
chez l'étranger qu'il dut l'invitation flatteuse et honorable
que Catherine II lui fit en 1782 et en 1791 de venir
s'établir à Pétersbourg. Cette invitation était accompagnée
des propositions les plus avantageuses pour sa fortune ; mais
son amour pour son pays , son attachement à sa famille , à
ses amis , l'empêchèrent de les accepter.
Il avait été élu conseiller de l'Académie , nommé dessi-.
nateur de tous les jardins royaux et garde des tableaux du
Roi , lorsque la révolution française arriva. Il perdit ses places
, et la terreur lui ravit sa liberté. Son talent dumoins lui
restait , et pendant sa détention qui dura dix mois , il se
consola avec ses pinceaux et ses crayons. Avant d'obtenir
un local où il pût placer une toile , il peignait sur les assiettes
dans lesquelles on lui apportait son diner , et lorsque
sa prison lui fut ouverte , il avait fait cinquante-trois tableaux
, sans compter une prodigieuse quantité de dessins
que s'étaient disputés ses compagnons d'infortune.
Robert , à un grand amour pour le travail , joignait une
extrême facilité , une imagination vive et féconde. Le genre
qu'il avait embrassé est un peu froid , un peu monotone.
Qu'est-ce que des monumens et des ruines disent à l'ame ?
Mais la froideur et la monotonie disparaissent dans la plupartdes
compositions de Robert par les pensées ingénieuses
et la variété des scènes dont il les anime. Son talent , au
reste , ne se bornait pas au seul art de peindre , il excellait
encore dans la composition des jardins irréguliers . Plusieurs,
et celui de Méreville notamment , ont été tracés d'après ses
dessins , et c'est sur ses plans qu'ont été construits les bains
d'Apollon qui ornent le parc de Versailles. Il subit le sort
réservé à tous les hommes célèbres qui vieillissent dans la
carrière des arts et dans celle des lettres . Il n'était plus dans
ses dernières années ce qu'il avait été dans la force de Page .
Sa touche avait perdu de sa fermeté , sa couleur n'avait plus
la même vigueur , ni la même harmonie; mais , dans ses
plus faibles tableaux , on retrouve encore la tête et la main
AVRIL 1808. 255
d'un grand peintre. Il était dans son atelier et devant son
chevalet lorsque la mort l'enleva subitement le 15 avril
dernier.
Pour remplir l'engagement que j'ai pris en commençant ,
j'ajoute quelques mots. Robert était doué d'une complexion
forte et vigoureuse , d'une adresse et d'une agilité extrême.
Les jeux et les exercices de son enfance lui étaient encore
familiers dans sa vieillesse. Il avait poussé la hardiesse jusqu'à
la témérité. Etant à Rome , il fait avec ses amis le pari
qu'il ira planter une croix sur un des murs les plus élevés
du Colisée , murs dont toutes les pierres étaient disjointes
par le tems ; et il gagne le pari en échappant aux plus
grands dangers . On cite encore de lui deux tentatives non
moins étonnantes , une promenade sur la corniche du dôme
de Saint-Pierre , et celle qui a fourni à M. Delille l'un des
plus beaux épisodes de son poëme de l'imagination. A ces
dons particuliers , Robert en réunissait de plus recommandables.
Sa physionomie était franche et ouverte , son esprit
vif, aimable et cultivé , son caractère enjoué , son coeur
excellent , et son commerce aussi doux qu'agréable . Il s'était
marié après sa réception à l'Académie , et sa femme , dans
une longue union, ne connut d'autre chagrin que celui
qu'il partagea avec elle , et que leur causa la perte de leurs
enfans. Il est mort sans postérité, mais sa veuve le pleure ,
la société le regrette , et ses amis ne pensent point à lui
sans attendrissement. VIGÉE.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
RUSSIE. - Pétersbourg , le 11 Mars. - L'armée russe a
ouvert sa campagne contre la Suède par d'importans succès .
La Finlande , qu'on regardait comme le boulevard du
royaume, est conquise en grande partie. Les troupes ont
occupé Tamersfors et Tawastheus , d'où les Suédois se sont
retirés au nombre de 10,000 hommes. Un courier expédié
par M. le comte de Buxhowden, vient d'apporter les clefs
de la forteresse de Swartholm , qui s'est rendue par capitulation
, et où l'ona trouvé 200 pièces d'artillerie, de grands
magasins et des munitions de guerre de tout genre. La garnison
qui était de 700 hommes a été faite prisonnière de
234 MERCURE DE FRANCE ,
guerre : on y comptait un grand nombre d'officiers . L'armée
russe occupe Abo , marche sur Vasa ; et se dispose à attaquer
Sweaborg : les grands préparatifs qu'elle a faits donnent
lieu de croire que la place ne résistera pas. Le nombre
des troupes russes qui , depuis la paix de Tilsitt , étaient
stationnées dans quelques provinces occidentales de cet Empire,
a de nouveau diminué , et une vingtaine de batail-
Ions d'infanterie viennent encore , ainsi que quelques régimens
de cavalerie , de se porter dans la Finlande, pour renforcer
le général Buxhowden. Les mêmes lettres disent que
les armemens maritimes continuent à Revel et à Cronstadt
avec la plus grande activité , et qu'on équipe , en outre , un
nombre considérable de galères et de grandes chaloupes
canonnières , propres à servir à une expédition contre la
Suède. Beaucoup de troupes doivent être embarquées sur
ces chaloupes . On en conclut qu'il est question d'un débarquement
prochain sur les côtes suédoises.
DANEMARCK . - Kiel , le 13 Avril. Des voyageurs qui
arrivent de Suède en ont rapporté des papiers anglais , qui
vont jusqu'au 20 mars. Il parait qu'à cette époque on travaillait
aux apprêts d'une grande expédition qui devait mettre
à la voile d'Yarmouth et des Dunes. On lit les notes suivantes
dans divers papiers publics :
<<On avait recu le 19 , à Londres , la première nouvelle
de l'entrée des Russes dans la Finlande suédoise. Les ministres
aussitôt tinrent , dans Downing-Street , un conseil
qui dura trois heures; et il fut ensuite expédié un courier
au roi , à Windsor. La sensation que fit cette nouvelle ne
peut se décrire ; elle est regardée comme une calamité nationale.
La consternation est augmentée par le silence que
gardent les ministres ; la curiosité publique n'a été satisfaite
que par un avis affiché au café Lloyd.>>>
-- Le général Witlhocke a été jugé : son arrêt porte qu'il
sera fortement réprimandé et déclaré à jamais incapable de
servir S. M. britannique .
- Des frégates suédoises ont paru devant Swinemunde ,
et le nombre des navires anglais semble s'augmenter dans
ces parages ; ils gênent , autant qu'ils le peuvent , les communications
entre les diverses îles du Danemarck.
Le prince de Ponte Corvo est toujours à Odensée en
Fionie. Les dernieres lettres de cette île ne nous apprennent
rien de nouveau.
1
AVRIL 1808. 235
POLOGNE. - Dantzick , le 1er Avril. - Les changemens
attendus dans le gouvernement de cette ville ont eu lieu.
Le 14 , le sénat se réunit extraordinairement ; le président ,
M. de Gralath , et un membre du sénat obtinrent la dé
mission de leurs emplois avec pension. Le nombre des
sénateurs fut augmenté de quatre nouveaux membres , et
le troisième ordre , instruit qu'à l'avenir il ne se reunirait
que tous les deux mois , à moins que le sénat ne jugeât
àpropos de le convoquer. Le troisième ordre est remplacé
par seize représentans qui se réuniront une fois par semaine,
pourapprendre les décisions du sénat, et les communiquer à
labourgeoisie.
Après que ces premières bases furent établies , on procéda
aux nouvelles nominations. M. Hufeland , professeur
à Landshut , fut nommé l'un des quatre bourguemaîtres
de la viile , et cinq des négocians les plus recommandables
entrèrent au sénat. La place de président sera occupée
alternativement chaque année par un des quatre
bourguemaîtres. C'estM. Zerneke qui en remplit aujourd'hui
les fonctions .
ALLEMAGNE.- Vienne , le 9 Avril.- Une patente impériale
enjoint à tous les possesseurs de biens inféodés , dépendans
autrefois de seigneuries étrangères aux Etats aut
ichions , d'en donner , dans l'espace de six mois , un état
à l'administration provinciale ou à la cour équestre , et de
renouveler , soit en personne , soit par fondés de pouvoirs ,
pardevant ladite cour , dans l'espace d'un an , leurs obligations
, sous peine de félonie. La cour équestre doit être
nantie de tous les droits , redevances et appartenances qui
étaient du ressort des anciennes seigneuries ; elle a aussi
son recours sur les échéances qui auraient pu avoir lieu
avant le terme du renouvellement d'obligation. Cette patente
a été publiée conformément à la sécularisation générale
de l'Empire , conformément aussi à l'art . 15 du traité
de Presbourg , et au droit de réciprocité , en vertu duquel
toute dépendance féodale des biens etpropriétés situés dans
le territoire autrichien , à l'égard des seigneurs étrangers
se trouve abolie.
-Une ordonnance du gouvernement, en date du 24 mars ,
oblige tout le clergé séculier et régulier du duché de Salzhourg
et de la principauté de Berchtholgsdagen à donner ,
dans le délai de trois semaines , et dans les formes prescrites
à cet effet , la déclaration précise de leurs biens fonds
et de leurs revenus. Dans le cas de fausses déclarations , il
1
236 ! MERCURE DE FRANCE,
sera fait usage de mesures plus rigoureuses pour découvrir
la vérité.
-Le gouvernement vient d'abolir un ancien usage de
quelques jurisdictions du pays de Salzbourg , d'après lequel
les enfans naturels ne pouvaient disposer , à leur mort ,
que d'un tiers de leurs propriétés , les deux autres tiers
appartenant au fisc.
-
Hambourg, le 19 Avril. Le duc de Mecklembourg-
Strelitz vient d'annoncer , par une proclamation , son accession
à la confédération du Rhin. Elle a eu lieu en vertu
d'un acte signé le 18 février entre M. de Champagny ,
ministre des relations extérieures de France , et le comte
de Schlitz , ministre plénipotentiaire du duc. Cet acte a
été ratifié le 10 mars par ce prince , et le 21 mars par
S. M. l'Empereur et roi.
Une inondation extraordinaire , causée par la fonte subite
des neiges du Hartz , a grossi l'Ocker, l'Ems, l'Aller, d'autres
petites rivières et le Weser ; les villes de Brunswick , d'Hanovre
, de Zelle , de Bréme , ont été , pour ainsi dire
submergées. Les dommages causés par ce petit déluge ,
sont très-considérables .
ROYAUME DE WESTPHALIE . - Cassel , le 14 Avril. - S. M. vient
de rendre , à l'égard des Juifs , un décret dont voici les dispositions :
Jérôme Napoléon , etc.
,
Considérant que si les Juifs doivent jouir , ainsi que nos autres sujets ,
du libre exercice de leur culte , cet exercice doit aussi , comme les
autres , être soumis à notre surveillance , afin qu'il n'en résulte aucune
contrariété avec la législation , et avec cette morale publique qui doit
être la règle de tous les hommes , et n'en former qu'une seule société
politique ; que les Juifs doivent cesser de faire un corps à part , et à
Pexemple de tous nos autres sujets , de quelque croyance qu'ils soient ,
se fondre dans la nation dont ils sont membres ;
Nous avons décrété et décrétons :
Il sera formé , dans notre ville de Cassel , un Consistoire pour la
religion juive . Le Consistoire sera composé d'un président pris indifféremment
parmi les rabbins ou parmi les autres Juifs , de trois rabbins ,
de deux Juifs lettrés et d'un secrétaire , qui seront présentés à notre
ministre de la justice et de l'intérieur , et par nous approuvés .
Le Consistoire sera chargé de veiller sur tout ce qui concerne le culte
religieux ; sur l'assiette et le recouvrement des taxes affectées aux dépenses
du culte , au traitement du Consistoire , aux écoles et aux établissemens
de bienfaisance dont les frais sont faits par les Juifs pour les
enfans et les pauvres de leur religion ; sur l'exécution des mesures
AVRIL 1808. 237
prises pour l'acquittement des dettes contractées par les anciennes communautés
juives .
Cette surveillance comprendra les rites ou réglemens , le service
divin, les synagogues , la discipline et l'enseignement religieux , sous
l'inspection et l'approbation nécessaire du gouvernement. Les rabbins
ne pourront célébrer les mariages et déclarer les divorces qu'après qu'il
leur aura été justifié de l'acte civil de mariage ou de divorce .
Tout Juif qui viendra s'établir dans le royaume , sera tenu , dans le
délai de six semaines , de se faire inscrire sur les registres de la synagogue
dans l'arrondissement de laquelle il prendra domicile , afin de
contribuer aux charges du culte : l'état civil des Juifs sera constaté dans
chaque commune , à dater du 1er mai , par le maire , ou , à son défaut ,
par l'adjoint. Les maires et adjoints se conformeront , pour la tenue
des registres et la rédaction des actes , aux dispositions du Code
Napoléon.
Dans trois mois , à compter de la publication du présent décret ,
tous les Juifs ajouteront au nom sous lequel ils sont connus , un surnom
qui deviendra le nom distinctif de leur famille ; ils le feront inscrire
à la municipalité de leur résidence ; ils ne pourront , ni leurs
enfans , les changer sans notre permission , à peine d'être poursuivis
pour supposition de noms. Les maires veilleront à ce qu'ils ne prennent
ni des noms de ville , ni des noms qui appartiennent à des familles
connues .
ROYAUME D'ITALIE. Livourne , le 8 Avril. -L'avis
suivant vient d'être publié dans cette ville : « Le commissaire
consul-général de France , chargé des affaires de la marine
et de santé en Toscane , s'empresse de faire connaître
aux sujets algériens les ordres de S. M. I. et R.: ils sont
remis dès ce moment en liberté pleine et entière ; le séquestre
qui avait été apposé sur leurs propriétés est levé.>>>
(INTÉRIEUR. )
»
Bayonne, le 21 Avril.-Les Journaux ont publié ces joursci
les rapports les plus opposés sur les événemens d'Espagne .
On a fait monter unjour , la fortune du prince de la Paix , à
cinq ou six cent millions , le lendemain, on a démontré
la fausseté de cette assertion ; quoi qu'il en soit , il faut
attendre ; ce grand procès doit être porté au tribunal de
Napoléon , et s'y jugera à Bayonne. Déjà le prince des
Asturies , accompagné du due de Saint - Charles , grandmaître
de la maison , dn duc de l'Infantado , du chanoine
Escoiquitz , des ministres Cevallos , Musquitz et Labsador ,
des comtes de Villanieto et d'Orgaz, et des marquis d'Ayerne
et de Suadalcarar , est arrivé hier dans cette ville ; S. A. R.
258 MERCURE DE FRANCE ,
est descendue dans la maison où logeait l'Infant donCarlos.
Adeux heures après midi , S. M. l'Empereur est allé voir les
deux Infants. A six heures , S. A. R. est venue à la campagne
qu'habite S. M. et a diné avec elle.
On prépare un logement en ville pour le roi Charles IV
et la reine.
PARIS. Le contre-amiral Allemand , commandant une
divisionmouillée à l'Isle-d'Aix , en appareilla le 17 janvier ,
pour se réunir à l'escadre de Toulon. Il y arriva le 6 février ,
après avoir pris ou détruit six bâtimens anglais et un portugais.
Apeine le contre- amiral fut-il signalé, que l'amiral
Gantheaume , qui était averti de son arrivée , mit sous voiles
avec les bâtimens sous ses ordres. L'escadre ainsi réunie ,
se trouvait composée de dix vaisseaux , dont deux à trois
ponts , un de 80 canons et sept de 74 canons , trois fregates ,
deux corvettes et sept transports , chacun de 800 tonneaux ,
chargés de troupes , vivres et munitions de toute espèce.
L'amiral dirigea sa route sur Corfou , qu'il avait ordre de
ravitailler , et qui , depuis quelque tems, était bloqué par
une escadrede six à sept vaisseaux. Soit que cette escadre cúť
été avertie du mouvement de celle de Sa Majesté , soit que
les tems affreux qui eurent lieu à cette époque l'eussent
forcée de relâcher, elle avait disparu depuis quelques jours,
lorsque , le 23 février , l'amiral arriva devant Corfou. Son
premier soin avait été d'envoyer des bâtimens à Otrante ,
Tarente, Brindisi , et sur les deux côtes de P'Adriatique,
pour faire affluer sur Corfou les convois nombreux réunis
dans ces ports , ce qui s'exécuta avec la plus grande activité.
Onn'enmit pas moins à débarquer dans l'ile les troupes et
munitions de toute espèce dont l'escadre et le convoi étaient
chargés .
Depuis leur départ , les vaisseaux de S. M. avaient éprouvé
des tems affreux ; le Commerce de Paris avait des réparations
assez importantes à faire dans sa mature. L'amiral qui le
montait , porta son pavillon sur le Magnanime ; et sur l'avis
qu'il reçut qu'une escadre anglaise était entrée dans la Méditerranée,
il aparcilla le 25 pour aller à sa rencontre , et empécher
sa jonction avec les autres escadres ennemies. Il laissa
seulement sur Corfou quelques frégates et corvettes-fran-
'çaises et italiennes , pour assurer les communications .
L'escadre se porta à la hauteur de la Sicile , etn'y trouvant
rien , elle parcourut tous les parages situés entre cette
île , le Zante, et les îles ioniennes. Après 19 jours de croisière
, elle rentra à Corfou .
AVRIL 1808. 239
Le 16 mars , tous les convois destinés pour Corfou , y étant
introduits, l'ile se trouvant approvisionnce de vivres pour
deux ans , et ses magasins remplis de poudre et munitions ,
l'amiral remit à la voile , et après avoir croisé quelques jours
sur la Sicile , la Barbarie et la Sardaigne,il fit route pour
Toulon , où l'escadre est rentrée le 10 avril , ayant ainsi
complétement rempli sa mission.
Actes administratifs .
En vertu d'un sénatus-consulte du 14 avril , la commission
sénatoriale pour la liberté de la presse et la liberté individuelle
a été nommée.
-S. M. l'Empereur et Roi ayant , par décret du 18 mars
dernier , rendu conformémentà celui du 15 avril précédent,
fait le renouvellement quinquennal des maires et adjoints
des douze arrondissemens de Paris, le Conseiller-d'Etat
Préfet du département de la Seine , assisté du secrétaire -général
de la préfecture , a reçu le 25 de ce mois , dans la salle
de l'Hôtel-de-Ville , des fonctionnaires nommés le serment
d'obéissance aux constitutions de l'Empire et de fidélité à
l'Empereur , et a de suite installé , dans l'exercice de leurs
fonctions , les divers titulaites .
ANNONCES .
Traité sur la nouvelle Physiologie du cerveau , on Exposition de
la doctrine de Gall sur la structure et les fonctions de cet organe ; ouvrage
accompagné de beaucoup de notes sur différers points de cette
doctrine , et orné de seize figures et du portrait de M. Gall; par J. B.
Nacquart , docteur en médecine de l'Ecole de Paris , etc. Un vol , in -8° .
Prix, 6 fr . , et 7 fr. 50 cent. franc de port. A Paris , chez Léopold Collin ,
libraire , rue Gilles - Coeur , nº 4 .
OEuvres complètes de Rivarol , précédées d'une Notice sur sa vie ,
ornées du portrait de l'auteur. Quatre vol. in-8°. Prix , 20 fr. , et 26 fr .
franc de port. Chez le même.
Annibal fugitif; par L. M. P. de Laverne. Deux volumes in- 12 .
Prix , 3 fr. , et 4 fr. franc de port. Chez le même .
Histoire d'Espagne , depuis la découverte qui en a été faite par les
Phéniciens , jusqu'à la mort de Charles III ; traduite de l'anglais d'Adam ,
sur la2º édition , par P. C. Briand. Quatre vol, in 8°. Prix , 20 francs ,
et 25 fr . franc de port. Chez le même .
(
210 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1308.
OEuvres choisies de J. B. Rousseau , avec des notes de Ponce-Denis
Ecouchard Le Brun , membre del'Institut national , Classe de lalitté
rature française ; de plusieurs Académies de France et étrangères , et de
la Légion d'honneur. Un vol. in-8°. de 400 pages , imprimé sur beau
carré fin d'Auvergne. Prix , 4 fr . 50 cent. broché ; 6 fr. 50 c. avec un
superbe portraitde M. Le Brun , dessiné d'après nature par M. Lafitte ,
et gravé en taille-douce par M. Ribault. En papier vélin le prix est
double. On ajoutera 1 fr. 25 c. pour recevoir ce volume franc de port.
A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 10.
Du Génie des Peuples anciens , ou Tableau historique et littéraire
du développement de l'esprit humain chez les peuples anciens , depuis
les premiers tems connus jusqu'au commencement de l'ère chrétienne;
par Mme V. de C********. Quatre vol. in-8°. Prix , brochés , 24 fr . ,
et 30 fr. franc de port. A Paris , chez Maradan , libr . , rue des Grands-
Augustins , vis-à-vis celle du Pont-de-Lodi , nº 9 .
Histoire du Canal de Languedoc , rédigée sur les pièces authentiques
, conservées à la Bibliothèque impériale et aux archives du canal,
par les descendans de Pierre-Paul Riquet de Bon-Repos . Vol. in-8º. avec
gravures et plan. Prix , 5 fr. , et 6 fr. 25 c. franc de port. A Paris , chez
Lenormant , imprim .-libr. , rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois ,
n° 17.
Nota. Il en a été tiré quelques exemplaires sans la carte , dont le prix
est de 4 fr . , et de 5 fr. franc de port.
Nouvelle Méthode pour reconnaître les maladies internes de la poitrine
par la percussion de cette cavité , par Avenbrugen , ouvrage traduit
du latin et commenté par J. N. Corvisart , premier médecin de
S. M. l'Empereur et Roi , etc. Un vol. in-8°. grand format. Prix , 7 fr . ,
et 8 fr. 50 c. franc de port . A Paris , chez Migneret , imprimeur , rue du
Sépulcre , faub .-Saint-Germain , nº 20 ; Nicolle , libraire , rue des
Petits-Augustins , nº 15.
ERRATA du No. 353 .
Page 154 , ligne3, la manière franche et enjouée des aventures ; lisez :
la manière franche et enjouée de Cervantes .
158 , ligne 19 , que ceux de Don- Quichotte; lisez : que ceux de
l'auteur de Don- Quichotte.
161 , ligne 20 , Léonardo ; lisez : Léonarde.
Id. , ligne 25 , ont fourni des peintures à Le Sage ; lisez : ont
fourni des peintures à Cervantes et à Le Sage.
162 , ligne 32 , où se passa ; lisez : où se passe.
163 , dernière ligne , essuyées ; lisez : essayées .
(N° CCCLV. )
(SAMEDI 7 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
DEPT
DE
LA
SE
10
5.
icen
POESIE.
L'APPROCHE DU PRINTEMS ,
A UNE INDIFFÉRENTE.
SAISON d'amour , tu vas enfin renaître !
Zéphyr , d'un souffle créateur ,
Amaintes fleurs va donner l'être .
Odoux printems , délice du bel âge ,
Daigne , en ce jour , recevoir mon hommage.
Ton aspect ravit tous mes sens ,
Tuportes enmon coeur des flammes éternelles
Et, par tes feux encor naissans ,
Tu sembles recréer ce que tu renouvelles .
Sans aimer , jeune Eglé , tu vois cette saison ;
Tu la vois à regret , et la froide raison ,
Seglissant dans ton coeur , vient glacer ta pensée.
Le Dieu qui me consume en soupire et se tait ;
Mais tu voudrais en vain lui cacher ton secret ,
Toute entière à l'amour ton ame est dévoilée ! ..
Tu cherches un bonheur que tu ne connais pas ,
Qui porte dans nos sens une volupté pure ,
Cedoux besoin d'aimer , charme de la nature ,
Ce besoin qu'on éprouve en voyant tes appas.
Tu crains à chaque instant de blesser la pudeur ,
Et pourtant le désir te consume et t'enflamme ;
Ses feux secrètement s'emparent de ton coeur ,
Et l'amour , par degré , pénètre dans ton ame.
242 MERCURE DE FRANCE,
Que ne vois-je arriver , avec le doux printems ,
Cemoment fortuné d'un bonheur sans mesure ,
Où nos coeurs se lieront par de tendres sermens ;
Où tu rendras enfin hommage à la nature ?
Par M. Аси. SURGIS,
CÉRINTHE INVOQUE PHÉBUS
POUR LA GUÉRISON DE SULPICIE.
Eucades , etc. Lib . IV, Eleg. 4.
Tor, dont les blonds cheveux composent la parure,
Divin Phébus , accours et sans retard ,
Apaise les douleurs que Sulpicie endure !
C'est la beauté qui réclame ton art .
N'attends pas que le mal flétrisse tous ses charmes ,
Que la maigreur défigure ses traits !
Pour guérir Sulpicie , et calmer nos alarmes ,
N'épargne aucun de tes philtres secrets .
Fais cesser , par pitié , l'anxiété cruelle : A
D'un jeune amant , qui souvent de ses voeux
Pour l'objet qu'il adore importune les cieux ;
Ou qui , témoin d'une langueur mortelle ,
Ose , en son désespoir , accuser jusqu'aux Dieux .
Aux vrais amans le ciel n'est point contraire.
Sulpicie est enfin rendue à ta prière ;
Rassure-toi , mais sur-tout sois constant.
Pourquoi ces cris , ces pleurs ? garde-les pour l'instant ,
L'instant fatal où son regard sévère
Te ferait redouter un affreux changement ,
Et le malheur d'avoir pu lui déplaire.
Mais lorsque cette belle est à toi toute entière ,
Quand vingt rivaux l'assiégent vainement ,
Qui pourrait affliger son trop heureux amant ?
ODieu propice ! en sauvant Sulpicie ,
D'un seul coup , tu nous rends à tous les deux la vie..
Qu'un tel prodige est doux et glorieux !.
Combien tu jouiras,, quand d'un couple amoureux
Sur tes autels tu recevras l'hommage ;
Et quand de ton savoir , de tes secrets heureux ,
Les Dieux jaloux t'envieront le partage !
KARLYALANT.,
ΜΑΙ 1808. : 245
LA BOUILLOTTE.
Air : Commej'aime mon Hippolyte.
DES jeux que l'on devrait bannir
Sans vous faire le catalogue ,
Je vais tâcher de définir
Celui qu'on voit le plus en vogue.
Tout le monde doit l'avouer ,
Ici chacun a sa marotte;
Si l'un se plaît à la jouer ,
Moi , j'aime à chanter la bouillotte.
Jadis dans la société ,
Pour jouir de quelqu'avantage ,
Sur les moeurs et la probité
Il fallait plus d'un témoignage
Ace mode on n'a plus recours ,
Pourvu qu'on mette à la cagnotte ( 1);
Himporte peu de nos jours
Qui l'on reçoit à sa bouillotte.
,"
Des vieilles Nymphes de Cypris
Lorsque se prolonge la course ,
Pour la dépense du logis
C'est presque la seule ressource :
D'Alix , à l'air triste et dolent ,
Qu'à son gré le destin ballotte ,
Qui soutient le luxe insolent ?
Ce sont deux tables de bouillotte !
Le beau Linval , à qui le sort
Avait refusé la naissance ,
Dans le monde prend son essor
Avec le ton de l'opulence :
Les grands airs sont ses attributs
Son inconduite le dénote ;
Mais il a plus que des vertus ,
Il sait jouer à la bouillotte !
(1) Lacagnotte est ce que l'on appelle aujourd'hui le chandelier ( c'est
le terme technique ). Ily a souvent huit ou dix louis aux cartes par
soirée.
2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Celle qui , sourde au sentiment ,
Mais qui d'or est insatiable ,
Au lieu de choisir un amant
Qui rende sa vie agréable ,
Chaque soir cachant son ennui ,
Tandis que la fortune flotte ,
Promet le bonheur à celui
Que favorise la bouillotte.
Vous qui , sans vertus ni talens ,
Voulez fréquenter le grand monde ,
Gens méprisés , vils intrigans ,
Qu'au doigt l'on désigne à la ronde ,
Rendez grâce au goût dominant ;
Sans crainte que l'on vous ballotte ,
Vous irez partout maintenant
Si vous jouez à la bouillotte .
Par M. DE CAILLY.
ENIGME.
SANS avoir le désseindu crime ,
Jeplonge le poignard au seinde ma victime :
Je lui fais endurerdes damnés le tourment ;
C'estpar-làque je rends service à tant de monde.
Plus je vais lentement
Etmieux je fais ma ronde.
$........
CHARADE EN LOGOGRIPHE.
MON premier est admiratif ,
Mon second est indicatif ,
L'un adverbe , l'autre adjectif ,
Et mon tout est un locatif
Où végète un seigneur oisif
Quoiqu'il se dise bien actif.
Pour être plus récréatif ,
Décomposons mon substantif.
Voyez d'abord , maître attentif,
Qui pourtant écorche tout vif
Chaque voyageur apprentif,
Un certain mets fort tentatif,
ΜΑΙ 1808. 245
Qu'on pêche en un fleuve hatif,
Un patriarche primitif
Que trop de vin rendit lascif.
Sa femme resta comme un if,
Car son coeur à Dieu fut rétif ,
Un mot , en deux sens , expressif;
Heur , malheur significatif ;
Or, devinez , Jacques Rosbif.
M***.
CHARADE.
POUR monpremier le sage le méprise ;
Dansles sallons jamais mon dernier n'est de mise.
Dans la société mon tout est odieux ;
Onle redloouuttee,,onle fuit en tous lieux.
.........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ecu de six livres .
Celui du Logogriphe est Crochet, dans lequel on trouve rochet ,
roc , Roch ( saint ) .
Celui de la Charade est Tri-ton , accord dissonnant .
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS . )
VOYAGES DE DÉCOUVERTES dans la partie septentrionale
de l'Océan Pacifique , faits par le capitaine
W. R. BROUGHTON, commandant la corvette de S. M.
Britannique , la Providence , et sa conserve , pendant
les années 1795 , 96 , 97 et 98 , dans lequel il a parcouru
et visité la côte d'Asie depuis le 35° N. jusqu'au
52° ; l'île d'Insu , ordinairement appelée Jesso ;
les côtes N.-E. et S. du Japon ; les îles de Likeujo
et autres îles voisines , ainsi que la côte de Corée ;
traduits par ordre de S. E. le vice-amiral DECRÈS ,
246 MERCURE DE FRANCE ,
1
ministre de la marine et des colonies , par J. B. R.E***.
Deux vol . in-8° , ornés de sept belles cartes et vues
soigneusement revues par M. BUACHE , membre de
l'Institut de France. Prix , 10 fr. , et 13 fr. franc de
port ; papier vélin , 20 fr. , et 25 fr. franc de port.
Chez Dentu , libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 5.
DE grands philosophes , admirateurs des sauvages ,
ont avancé que les voyages de découvertes avaient été
plus nuisibles qu'utiles àPhumanité. Selon eux , la voile
des Cook , des Bougainville , des Vancouver , des Meares ,
des la Perouse , des Portlock , des Dixon a laissé plus
de maux que de biens sur les rivages visités par ces
illustres navigateurs. C'est une opinion que l'on peut
soutenir avec esprit et combattre avec avantage ; mais
un fait que personne ne sera tenté de mettre en doute ,
c'est que les voyages en question ont eu les résultats les
plus heureux pour le progrès des sciences géographiques
et naturelles. Ils nous ont révélé une cinquième
partie du monde; ils ont peuplé d'îles cet Océan Pacifique
que l'on regardait auparavant comme une vaste
solitude ; ils ont fixé les côtes occidentales du nord de
l'Amérique , qui étaient encore il y a quelques années
du domaine de l'imagination ; enfin les hommes andacieux
qui les ont entrepris ont, pour ainsi dire , inscrit
leurs noms sur toute la ceinture du globe.
Parmi les marins qui se sont dévoués à ces périlleuses
et utiles entreprises , le capitaine Broughton doit être
placé d'une manière distinguée : ce qu'il a exécuté fait
honneur à ses talens , à son zèle et à son intrépidité.
Envoyé pour visiter la partie S. de la côte S.-O. de
l'Amérique méridionale , depuis le 44º de latitude australe
, il apprend que le capitaine Vancouver est parti
deMontercy , dans le dessein de se rendre à cette partie.
Alors ses opérations futures dépendant de son choix , il
se détermine , avec l'avis de ses officiers , à explorer les
mers les plus dangereuses du globe , celles qui offrent
encore un vaste champ aux découvertes ( 1) , à visiter
(1) Dans le troisième volume du dernier voyage de Cook , le capitaineKing
fait cette observation ,et M. Daines Barrington dans ses
MAI 1808. 247
l'ile de Sagalien, située par les 52º de latitude N. , et
achever enfin la reconnaissance des îles voisines.
On voit par là que le capitaine Broughton a suivi les
traces du célèbre et infortuné la Peyrouse. Quoiqu'il
n'ait pas entiérement exécuté le plan qu'il s'était proposé,
il a rendu cependant d'importans services à la
géographie ; et son voyage a levé en grande partie les
incertitudes qui existaient sur les parages qu'il a visités .
Avant de les parcourir et de nous arrêter avec lui
dans la partie méridionale de l'ile de Jesso , je crois
devoir faire remarquer qu'aucun pays du globe terrestre
n'a été si diversement représenté depuis 150 ans
que cette terre de Jesso , lezo , Yeco , Eso , Jedso , Yesso
ou Insu.
On a d'abord connule Jesso comme une île au nord
du Japon. On en a fait ensuite une espèce de continent
de 800 lieues de long. L'opinion du continent une
fois établie , on l'étendit depuis la Corée jusqu'à sept
ouhuit degrés de la Californie , et l'on finit par attacher
une partie de ce prétendu continent à la Tartarie orientale,
tandis que l'on confondait l'autre avec les terres
de la Campagnie et de Jean de Gama.
Enfin les relations des premiers missionnaires commencèrent
à dissiper ces ténèbres épaisses. Les pères
des Anges et Carvaglio hasardèrent des conjectures que
les dernières découvertes ont converties en vérités . Le
premier soupçonna que le Jesso était une île (2). La
violence des courans que l'on observe au nord , dit-il ,
ne peutpas permettre de supposer que ce soit un fleuve
qui coule dans cette partie , quelque considérable qu'on
le prétende. La Peyrouse , en traversant le détroit qui
porte son nom , a prouvé que le père des Anges n'avait
écrit que sur les renseignemens les plus authentiques (3) ,
Mélanges a plusieurs fois exprimé le désir de voir explorer la côte de
Corée , la partie la plus septentrionale du Japon et les îles de Likeujo.
(2) Rel. du royaume de Jesso , publié à la fin du recueil de 1625.
(3) Le Père du Halde et Kempfer qui ont écrit depuis le Père des
Anges regardent également le Jesso comme une île . ( Du Halde , tom. I ,
pag. 13 , et Kæmp. tom. I , pag . 56. ) Le premier la termine au 50
nord. Danville adopte cette opinion , et n'a pas fait difficulté d'indiquer
248 MERCURE DE FRANCE ,
et Broughton a confirmé ce que le père Carvaglio (4)
avait dit de la ville de Matsumai et de la largeur du
détroit de Sangaar , qu'il évaluait à sept ou hait lieues (5) .
On doit remarquer que les missionnaires donnaient
ces détails en 1620 , vingt-quatre ans avant le voyage
des Hollandais. On doit remarquer encore que pendant
ces vingt-quatre ans les Portugais et les Espagnols ayant
été exclus du Japon , il ne fut plus possible d'avoir des
nouvelles du Jesso , et qu'alors les idées qu'on s'en était
formé se brouillèrent ; on revint aux anciennes erreurs.
Caron , dans sa relation et dans celle des ambassades au
Japon , fait voir que l'on crut de nouveau que le Jesso
tenait à la partie septentrionale du Niphon, etmême
à la Tartarie , malgré les anciens témoignages , malgré
la carte de Briet , que j'ai citée , et malgré celle de
Texeira , cosmographe du roi de Portugal , publiée en
1649 , et sur laquelle le Jesso était représenté d'après
les renseignemens des missionnaires (6).
L'expédition de Batavia , de 1645 , vint jeter un grand
jour sur cette discussion géographique. Le Castricom
et le Breskes , vaisseaux de l'expédition , séparés par
une tempête , abordèrent tous les deux sur les côtes du
Jesso , et le détroit de Sangaar fut aperçu par le Breskes,
par les 41 ° 50′ . Dans l'histoire des découvertes faites
par les Russes , on trouve le journal du Breskes , publié
par Witzer (7) ; il renferme une description de
Jesso qui a beaucoup de traits de ressemblance avec le
récit du capitaine Broughton. Cette espèce d'identité
est bien la preuve que le Breskes aborda à Jesso , et
dans ses cartes le passage nommé depuis le détroit de la Perouse. Il
s'est seulement trompé sur savéritable latitude; il le place au 50º N. ,
tandis qu'il est situé par les 45° 50′ Ν.
(4) Lettre du Père Carvaglio, insérée dans l'ouv. Portu. intitulé :
Ingem das Virtudes , et Evora 1719 , et par extrait dans le vol. in-folio
de Witsen , qui a pour titre : Nood and Oost Tartarye .
(5) Cedétroit fut ainsi tracé dans la carte du Japon , pub. par Briet
en 1657.
(6) La carte de Texeira était très-célèbre , elle se donnait à tous les
pilotes qui allaient aux Indes .
(7) Muller , tom. I , pag. 362 .
( Notes de l'auteur de cet article )
ΜΑΙ 1808 . 249
qu'il en examina avec soin les habitans; mais elle ne
prouve pas qu'il ait traversé le détroit de Sangaar. On
peutmême conjecturer , d'après quelques parties de son
récit , qu'il ne put effectuer le projet qu'il avait formé
de le parcourir , et qu'en essayant ce passage , il fut jeté
sur la côte septentrionale du Japon. Au reste , qu'il ait
passé par ce détroit ou non , toujours est-il vrai qu'il
ne put relever la côte méridionale du Jesso , lui assigner
sa véritable forme et sa position relativement au
Japon, et enfin déterminer la largeur de ce détroit ,
auquel on continua de donner une étendue que le capitaine
Broughton a prouvé qu'il n'avait pas.
Depuis cette expédition , les géographes ne reçurent
aucuns renseignemens nouveaux sur les mers septentrionales
du Japon. Le voyage de Spanberg ou plutôt
de Spangenberg , en 1739 , avait seulement confirmé
Ales découvertes des Hollandais. Il était réservé à l'infortuné
la Perouse de procurer un aperçu tout-à-fait neuf
sur ces contrées mal connues. Il entre du côté de la mer
du Japon , et trouve le canal qui sépare la Tartarie ,
ou pour mieux s'exprimer la Mantchourie des terres
de Jesso. A l'extrémité méridionale de l'île de Tchoka ,
il aperçoit un autre détroit auquel on a justement
donné son nom : il le traverse , et fait ensuite connaître
d'une manière positive que les terres de Jesso
étaient composées de deux grandes îles , dont la plus septentrionale
s'appelait Segalien ou Tchoka , et la plus
méridionale Chicha ou Jesso , et que celle-ci était séparée
du Japon par le détroit de Sangaar.
Mais il restait encore une lacune à remplir et une
grande incertitude à lever. Le navigateur français ,
n'ayant pas vu la partie méridionale de Chicha ou
Jesso , n'avait pu en tracer les contours et l'étendue
que par aperçu , et d'après les auteurs qui l'avaient
précédé ; il avait donné dans ses cartes une très-grande
largeur au détroit de Sangaar. Arrowsmith l'avait suivi
dans sa grande carte de la mer du Sud publiée en 1805 ;
les géographes et les marins attendaient avec impatience
que tous les doutes sur ce point important fussent
levés. C'est ce que le capitaine Broughton a fait dans
ce voyage,
250 MERCURE DE FRANCE,
Entraversant le détroit de Sangaar il a prouvé que
l'île de Jesso ou Insu , ainsi qu'il l'appelle , n'était séparée
de l'île de Niphon que par un bras de mer de
cinq lieues dans sa plus grande largeur : ainsi ce point
est définitivement éclairci. On doit encore à Broughton
la reconnaissance de la côte occidentale de Jesso , et
des côtes septentrionales méridionales et orientales du
Japon , et celle des îles de Likeujo , et des îles Madjicosemah
qui en sont voisines. Quant à sa navigation
dans la Manche de la Tartarie , il n'a pu pénétrer aussi
avant qu'il l'aurait désiré , quoique son canot se soit
avancé de quinze milles plus au nord que celui de la
Perouse. Le navigateur anglais n'a pas vu d'habitans ,
et n'a pu par conséquent compléter les notions insuffisantes
que nous avons sur ces différens pays , dont la
connaissance nous est peut-être interdite pour longtems.
Le capitaine Krusenstern qui a parcouru une
partie des mêmes parages depuis lui n'a pas été plus
heureux.
On peut se convaincre facilement par cet essai historique
sur le Jesso, de tout ce que la géographie de
cette partie du globe doit aux travaux de la Peyrouse et
des Broughton . Quoique ce dernier , dans tout le cours
de son voyage , n'ait eu en vue que les avantages et les
progrès de la navigation , il n'a pas négligé cependant
d'offrir à ses lecteurs le tableau des lieux qu'il a visités,
et celui des moeurs et des usages des peuples avec lesquels
il a pu avoir quelques relations. On lira sans doute
avec intérêt ce qu'il a écrit sur la baie des volcans dans
l'île de Jesso .
<< J'ai peu vu de pays dont l'aspect soit aussi beau
que celui de la partie nord de Volcano bay. Le terrain
s'élève en côteaux de formes et de hauteurs très-variées ,
et couverts d'arbres qui commençaient à perdre leurs
feuilles .
>> Le sol est en général excellent et très-productif. On
trouve dans les bois des ormes , des chênes , des frênes ,
des érables , des bouleaux , des hêtres , des tilleuls , des
ifs , des pins argentés , des charmes , des sassafras , ainsi
qu'une grande variété d'arbustes. La plupart des plantes
qui croissent en Angleterre sont naturelles à ce pays. »-
ΜΑΙ 1808 . 251
Il aune conformité frappante entre les détails que
donne le capitaine Broughton sur les habitans de l'ile
de Jesso ou Insu, et ceux qu'on trouve dans le voyage
de la Peyrouse sur les naturels de l'île Tchoka ou Segalien.
Le récit du navigateur anglais s'accorde encore
parfaitement avec celui que Spangenberg a fait des habitans
d'une île qu'il avait visitće, et qui est située par
les 45º 50" de latitude boréale. En général, les anciennes
et les nouvelles relations peignent de la même manière
les naturels de l'Archipel d'Insu. Elles les représentent
comme un peuple humain, bon et généreux ; entiérement
soumis aux Japonais dont ils sont tributaires ,
paresseux à l'excès , laissant la terre sans culture , et se
livrant exclusivement à leur goût pour la chasse et la
pêche. Broughton a coufirmé ce que les Hollandais de
l'expédition de 1643, et ce que le chevalier Saris avaient
raconté de la petite taille des habitans d'Insu , de leur
longue barbe qui leur cache la figure , et des poils noirs
et épais qui leur couvrent tout le corps .
L'habillement des hommes , dit le navigateur anglais ,
consiste en une robe lâche , dont l'étoffe est faite avec
l'écorce intérieure du tilleul; elle leur deseendjusqu'aux
genoux , et est serrée autour du corps par une ceinture
à laquelle ils attachent leur boite de tabac , leur
pipe et leur couteau. Quelques- uns avaient aux oreilles
des anneaux, d'où pendaient des espèces de grains. Dans
la belle saison ils n'ont qu'une pièce de toile qui leur
sert de ceinture. L'habillement des femmes diffère peu
de celui des hommes , mais leurs robes descendent jusqu'au
milieu de la jambe. Elles ont en général le visage
agréable, mais la manière dont elles coupent leurs cheveux
les défigure ; leur conduite est modeste , réservée ,
telle qu'il convient à leur sexe ; elles s'occupent des travaux
domestiques , et de la fabrication des étoffes pour
les vêtemens ; elles prennent , ainsi que les hommes ,
beaucoup de plaisir à fumer .
Les maisons de ces insulaires sont en bois ; les murs et
les toits sont de roseaux. Au milieu de la maison est le
foyer , et à chaque extrémité du toit , il y a un petit
trou pour donner issue à la fumée. Leur lit est une plateforme
élevée au-dessus du sol , couverte de nattes et de
peaux.
252 MERCURE DE FRANCE,
,
Le varec abonde sur ces côtes : remplaçant le bois et
servant aux insulaires à faire cuire le poisson , on peut
le regarder comme un article de commerce fort important.
On voit dans les villages des ours et des aigles qu'ils
tiennent en cage , apparemment pour les manger ; car
quelques instances que fit le capitaine Broughton, il ne
put engager les naturels à lui en céder. Ces insulaires
ne construisent point leurs canots ; comme les habitans
des îles de la mer du Sud , ils imitent la forme des jonques
japonaises , et ils sont ordinairement en bois de
sapin , dont les flancs sont recouverts de bordages qui
augmentent leur largeur , et qui , se prolongeant de
l'avant et de l'arrière , en rendent les extrémités trèsfines.
C'est dans ce frêle esquif, qui cède facilement à
toutes les ondulations des vagues ,que l'habitant d'Insu
ou Jesso , remuant ses avirons l'un après l'autre , parcourt
rapidement des rivages dangereux , et va jeter
ses filets d'écorce de tilleul au milieu de l'onde qui
moutonne à l'entour des rochers qui paraissent à fleur
d'eau comme des pics anguleux.
1
Les voyageurs qui out visité les pays sous la domination
des Japonais , se sont plaint avec raison de tous
les obstacles que ces peuples opposent à l'avide curiosité
des étrangers. La défiance qu'ils montrent sur - tout
envers les Européens , le Hollandais excepté , n'a pas
peu contribué à l'ignorance où l'on est d'une foule de
leurs usages. Le capitaine Broughton n'a pas pu pénétrer
dans l'intérieur du pays d'Insu; ses communications avee
les naturels ont été gênées : le cérémonieux japonais
était toujours entre lui et le peuple dont il voulait étudier
les moeurs , le langage, les lois et les coutumes ;
qu'il voulait apprécier dans sa vie intérieure et suivre
dans ses travaux , et dans les différentes branches de
son industrie. Si le capitaine Broughton eût pénétré
dans l'intérieur des terres , nous aurions aujourd'hui
une idée de la physionomie non altérée des Jellois , et
la question de leur origine serait irrévocablement décidée.
On sait qu'il existe plusieurs opinions sur ce
sujet : la plus probable me paraît celle qui donne à
ces insulaires une origine commune avec les Kamtchadales
, et qui les met par conséquent en parenté avec
ΜΑΙ 1808. 255
les naturels des îles Kouriles. La différence qui existe ,
selon Broughton , entre le langage des Kouriles et des
Jellois , ne devra pas faire preuve contre cette opinion
lorsqu'on remarquera que c'est à l'introduction d'un
grand nombre de mots japonais dans la langue des insulaires
de Jello qu'on doit cette différence. Ce mêlange
date d'environ un siècle , époque à laquelle les
Jellois furent entiérement soumis par les habitans du
Japon (8). C'est donc dans les anciennes relations qu'il
faut examiner l'identité des Jellois , des Kamtchadales
et de quelques tribus tartares. J'engage à consulter sur
cetarticle l'ouvrage très-rare et très-curieux de Witsen
que j'ai déjà cité.
La géographie maritime s'enrichira d'une foule de
remarques nautiques du capitaine Broughton ; les renseignemens
qu'il donne sur les côtes et les mouillages
des îles Madjicosemah , Pescadores et Likeujo , ont le
mérite de la nouveauté et de l'intérêt (9) ; c'est la partie
laplus dramatique de son voyage , le moment où l'intrépide
navigateur court le plus grand danger , celui
de son naufrage. La corvette qu'il montait se perdit
au milieu de la nuit sur un banc de corail , au nord
de l'île de Typinsan. La conduite que Broughton a
tenue dans cette circonstance où il n'a quitté son bâtiment
que le dernier , fait le plus grand honneur à
son coeur , à son caractère et à ses talens. On le voit
ensuite sur unfrêle bâtiment de 80 tonneaux s'exposer
à de nouveaux dangers , et tenter de nouvelles découvertes
sur une mer hérissée d'écueils , toujours grosse
d'orages et couverte d'une brume perpétuelle.
1
Cette traduction est bien faite ; l'auteur a su éviter
le néologisme , et ces phrases ambitieuses si communes
aujourd'hui ; il n'a pas fait de la géographie à la manière
d'Homère ; son style est simple, précis et rapide,
tel qu'il convient au sujet. LAR......
(8) Tom. I , in-folio , pag. 56 et suiv.
(9) Je ne veux parler ici que des remarques nautiques . Ce que l'auteurdit
des moeurs et des usages des habitans de Likeujo était connu.
Le Père Gaubil , dans un Mémoire inséré dans le tome 23 des Lettres
edifiantes , entre dans les plus petits détails sur ce peuple , sa consti
Kution,ses lois , etc. (Notes de l'auteur de cet article. )
254 MERCURE DE FRANCE,
EUSÈBE ; par J. L. LAYA, professeur de belles-lettres
au Lycée Charlemagne. Nouvelle édition. A Paris ,
de l'imprimerie de l'Institution des sourds et muets ,
sous la direction d'Ange- Clo , rue du Faubourg
Saint-Jacques , nº 256 .
1- 1808.
La première édition de cet ouvrage , malgré les critiques
dont il fut assailli , a été épuisée en très-peu de
tems ; et l'auteur a profité de celles de ces critiques
qui lui ont paru raisonnables , pourdonner àcette Epitre
ou héroïde le degré de perfection dont son talent est
susceptible. Cette docilité éclairée est la marque d'un
très-bon esprit ; et M. Laya en a toujours fait preuve.
Nous commencerons cet extrait par une observation
de peu d'importance ; mais nous la faisons parce que
nous la croyons juste. Dans les héroïdes que l'antiquité
nous a transmises (et l'on ne peut nier qu'Eusèbe n'en
soit une ) , c'est une amante qui écrit à son amant infidèle
, ou une épouse à son époux absent , comme Sapho
à Phaon , Pénélope à Ulysse, etc. M. Laya nous répondra
que la fameuse lettre originale d'Abélard à son
ami , où il lui révèle ses infortunes et celles d'Héloïse ,
est adressée à un solitaire qui n'a d'autre intérêt à ces
événemens que celui de l'amitié. D'accord ; mais lorsque
l'art s'est emparé de ce beau sujet , lorsque Pope et ,
après lui , Colardeau l'ont revêtu des brillantes couleurs
de la poësie , ils ont senti , ces grands maîtres , qu'Abélard
seul devait recevoir l'intéressante confidence d'une
passion qu'il avait pu croire amortie dans le coeur
d'Héloïse par les austérités du cloître. M. Laya l'a bien
senti comme eux ; car , pour se dispenser de cette règle ,
que nous croyons une des conditions indispensables de
l'héroïde , il n'en a point donné le titre à la sienne. Sans
nous appesantir davantage sur cette petite chicane
entrons en matière , et analysons Eusèbe.
Eusèbe resté , à vingt ans , sans famille , sans fortune ,
et sans autre ressource qu'un grand talent pour l'éloquence
que l'étude devait développer , s'embarque pour
les colonies : il y a des succès et s'y marie. Bientôt le
ΜΑΙ 1808. 255
souvenir de la France , qui est aussi la patrie de sa
femme , lui fait repasser les mers : mais assailli par une
tempête , leur vaisseau se brise , et s'abîme à la vue des
cotes. Eusèbe , jeté seul sur le rivage , cherche en vain
sa femme qu'il ne retrouve pas , et qu'il croit ensevelie
dans les flots . Désespéré , il entre dans une maison de
religieux hospitaliers : il y fait son noviciat , s'y engage
par des voeux. Il retrouve alors , mais trop tard , sa femme
qu'il ne cessait de pleurer même au pied des autels.
Accablé de sa terrible situation , à laquelle rien ne peut
porter remède , il est prêt à blasphémer l'Eternel et à
se donner la mort ; mais il est ramené à des sentimens
plus religieux par son épouse qui lui donne l'exemple
de la résignation en prenant elle-même le voile. Voilà
les événemens qu'Eusèbe raconte à son ami ; ils offrent
à l'imagination des tableaux qui ont de l'intérêt. Nous
allons voir comment l'auteur en a tiré parti :
Mes mains , au monument où reposait ma mère ,
Venaient de confier les restes de mon père ;
Sans famille , sans bien , trop jeune infortuné ,
Dans l'âge des plaisirs de deuil environné ,
Roseau faible et courbé sous les coups de l'orage ,
Tu vis comme mon ame , essayant son courage ,
Et bientôt soulevant le poids de sa douleur ,
Sut opposer au sort l'égide du malheur ,
La constance : le Ciel , aux rives étrangères ,
M'inspira de chercher des destins moins contraires.
Quelques heureux talens , présage de succès
Qu'eût peut- être avoués notre barreau français ,
Par l'étude agrandis , mûris par l'infortune ,
Bientôt m'ont fait sortir de la route commune.
Qu'on est riche , entouré des heureux qu'on a faits !
Du sévère public la clameur importune
Ne vient pas accuser votre noble fortune ,
Lorsque vous-même , ardent à la justifier ,
Par d'utiles vertus avez su l'expier .
Ces vers , qui sont dans le genre tempéré , ont le mérite
requis pour le début de tout ouvrage, celui de la clarté
et de l'élégance. Bientôt l'auteur va s'élever avec son
sujet. Eusèbe , après son mariage , cède bientôt au désir
de revoir la France qui est aussi la patrie de sa jeune
compagne.
256 MERCURE DE FRANCE ,
Vers leur commun berceau nos ames entraînées ,
De loin , y renouaient leurs premières années ,
Recommençaient la vie ; un sentiment pieux
Nous y montrait la tombe ou dormaient nos aïeux ,
Où nous devions un jour rejoindre leur poussière.
Adieu donc pour jamais , o terre hospitalière
Qui reçut l'orphelin et le fils du malheur ;
Adieu, je vous bénis , et vous garde en mon coeur!
Il y a dans ce morceau des traits de sensibilité : et les
vers qui le terminent ont du mouvement et de l'onction.
Nous voici arrivés à la description de la tempête
qui cause le naufrage d'Eusèbe et de son épouse.
Ce morceau mérite une discussion particulière :
Nous partons : mon vaisseau , qu'un souffle heureux seconde ,
Emportant tous mes biens , fend les plaines de l'onde .
La mer calme , le Ciel étincelant et pur
1
Nous ouvrent un passage entre leur double azur.
Des derniers feux du jour dans le lointain dorées
Déjà sortaient des eaux les rives adorées .....
Salut , terre natale ! Oh ! que puissent mes pleurs
Bientôt mouiller ton sol , ta verdure et tes fleurs ! ....
Hélas ! ils vont bientôt couler sur ton rivage
Les pleurs du désespoir et les pleurs de la rage!
O prodige ! ..... Soudain se dérobe à nosyeux
Le Ciel enveloppé d'une vapeur de feux;
Et , comme repoussant l'atmosphère fumante ,
La mer s'enfle et s'élève en montagne écumante ,
Roulant et les cailloux et les sables brûlans
Qu'un désordre intestin fait jaillir de ses flancs .
Un Vésuve nouveau qui couvait sous ses ondes
Ouvre , en les déchirant, ses entrailles profondes .
Le bitume en fureur au sein des eaux mugit ;
Le soufre en s'irritant au sein des airs rugit :
Sous nos pieds la mer tonne , et le Ciel sur nos têtes.
Mon vaisseau , frêle abri qu'assiégent les tempêtes ,
Par la vague , tantôt , vers la côte lancé ,
En pleine mer , tantôt , par elle repoussé ,
Jouet de son caprice, ici , fuit dans l'abîme ,
Là , sur elle incliné , monte et pend à sa cime .
De ténèbres , de feux , d'ondes environnés ,
Par la terre , et la mer , et le ciel condamnés
Nous roulons , égarés au sein du gouffre immense ,
Où l'antique chaos sous nos pieds recommence.
Le
MAI 1808. cen
Le foudre souterrain , déchaîné de nouveau ,
Bondit, s'élance , et frappe , et brise mon vaisseau,
Dont les vastes éclats , que disperse sa rage ,
Par les flots ressaisis , sont vomis sur la plage .
Dans ces affreux courans moi-même enveloppé ,
La rive m'a reçu , de leur gouffre échappé ,
Mais seul ..... L'onde jalouse a gardé ce que j'aime.
Il ya dans ce morceau quelques taches , et nous avons
eu soin de les souligner ; mais ce ne sont point de ces
fautes qui détruisent l'effet. Ceux qui , en rendant compte
d'Eusèbe , ont blamé quelques expressions de la description
de cette tempête comme hasardées , n'ont pas
fait réflexion que la tempête que nous peint M. Laya n'est
point un de ces orages ordinaires causés par l'agitation
des flots que soulèvent et bouleversent les vents , mais
une de ces tourmentes que les navigateurs modernes connaissent
et redoutent , parce qu'ils en ont l'affreuse expérience
: ce sont des volcans sous-marins qui les excitent ;
elles ne sont point rares dans les hautes latitudes etmême
sur les côtes. C'est dans ces tempêtes qu'il n'est ni extraordinaire
, ni hasardé de dire que la mer s'enfle et s'élève en
montagne écumante , roulant et les cailloux et les sables
brúlans qu'un désordre intestinfait jaillir de sesflancs .
Le bitume en fureur au sein des eaux mugit , le soufre
en s'irritant au sein des airs rugit , deviennent des
expressions justes et naturelles , parce que ce sont des
circonstances nouvelles qu'elles caractérisent. Le lecteur
a dû remarquer ces beaux vers :
Mon vaisseau , faible abri qu'assiégent les tempêtes ,
Par la vague , tantôt , vers la côte lancé ,
En pleine mer , tantôt , par elle repoussé ,
Jouet de son caprice , ici , fuit dans l'abîme ;
Là , sur elle incliné , monte et pend à sa cime.
Et ceux-ci , qui sont encore plus beaux :
Dans ces affreux courans moi-même enveloppé ,
La rive m'a reçu de leur gouffre échappé ,
Mais seul ... L'onde jalouse a gardé ce que j'aime !
Ce dernier vers sur-tout est jeté à merveille , et peint
avec énergie et concision l'horrible isolement où se
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
trouve Eusèbe. Ce malheureux époux , qui se croit à
jamais privé de ce qu'il aime , est recueilli par des religieux
hospitaliers :
Mais quel tendre intérêt me rappelle à moi-même ?
Fille auguste du ciel , l'active Charité
Me conduit , sous le toit de l'hospitalité ,
Où respirent en Dieu des hommes vénérables ,
Au faible , au coeur souffrant , au pécheur secourables .
Ces prêtres , exercés au secret des douleurs ,
Ont bientôt dans mes yeux lu celui de mes pleurs.
Leur piété sensible , inquiète , prudente ,
Bientôt sonde mon coeur et sa blessure ardente ;
Dans ce coeur de regrets et de feux dévoré ,
Comme un baume sauveur elle entre par degré ,
Pénètre en tous mes sens , et calme leur vertige .
Ainsi l'eau du matin vient rafraîchir la tige
De ces flenis qu'un soleil ardent et meurtrier
Sous le poids de ses feux la veille a fait plier.
Que leur zèle est touchant leur voix compâtissante !
Comme elle sait répondre à l'ame gémissante ,
Et par le seul pouvoir de ses simples accens
Apaiser la révolte et l'orage des sens !
Pour distraire mes maux , ils redisaient les leurs :
Eh ! qui n'a pas porté son fardean de douleurs !
D'un tendre, égarement victime intéressante ,
L'un offrait à son Dieu sa plaie encor récente ,
L'autre , sur son vieux front où revit le passé ,
Laissait lire un regret qui s'est mal effacé :
D'un long tourment d'amour ce front portait l'empreinte ;
La trace reste encor, si la flamme est éteinte .
Je voyais dans ces traits que l'amour a minés
L'image de ces rocs par les feux calcinés
De ces monts où la foudre imprima son ravage ,
Où le volcan éteint grave encor son passage .
2
،
Il faudrait être bien injuste pour ne pas reconnaître
beaucoup de talent dans ces vers , ainsi que dans les
suivans , par lesquels nous allons terminer ces citations
que nous pourrions aisément multiplier , si nous voulions
mettre sous les yeux du lecteur tous les morceaux
qui nous paraissent dignes d'être distingués :
Dieu m'avait avoué ; son esprit quelquefois
Présent à mon esprit s'exprimait par ma voix.
ΜΑΙ 1808. 259
Quelquefois le pécheur , que ma menace étonne ,
Croyait , plein d'épouvante , entendre Dieu qui tonne ,
Et, devant que ma voix cessât de retentir ,
Déjà renouvelé courait au repentir ;
D'autres fois et c'était mon plus doux ministère )
L'homme Dieu s'annonçait pour racheter la terre :
De sa miséricorde il ouvrait les trésors ;
Tous y pouvaient puiser , les faibles et les forts ;
Tous offraient à ce Dieu , qui calmait leurs alarmes ,
L'accord de leurs soupirs et l'encens de leurs larmes..
Il nous semble qu'il suffit d'être impartial pour avouer
que cette nouvelle production de M. Laya ne peut
qu'ajouter à sa réputation , et qu'elle confirme l'opinion
avantageuse que le public a conçue de lui , lorsqu'il
s'est plu à rendre justice aux belles scènes de l'Ami
des Lois , aux vers élégans et spirituels de l'Epitre à
unjeune cultivateur , et à la touchante héroïde intitulée
: Les derniers momens de Madame de Tourvel.
Μ.
LE PRINTEMS D'UN PROSCRIT , suivi de mêlanges
en prose. Cinquième édition , revue et corrigée , augmentée
de l'Enlèvement de Proserpine , poëme en
trois chants , par M. MICHAUD , avec quatre gravures.
A Paris , de l'imprimerie de Giguet et Michaud
, rue des Bons-Enfans , n° 34. - 1808.
PLUSIEURS critiques se sont élevés dans ces derniers
tems contre les poëmes descriptifs : en admirant dans
quelques ouvrages de cette espèce des détails brillans
de verve et de poësie , ils se sont plaints de ne pas
trouver dans l'ensemble cet intérêt soutenu et progressif
qui ne peut être le résultat que d'un plan profondément
combiné et lié avec art dans toutes ses parties.
Cette opinion n'est surement pas dépourvue de
fondement , et il est bien permis de regarder comme
vicieux un genre où l'imagination et le talent même
courent quelquefois le risque d'ennuyer. Voici pourtant
un poëme descriptif qui , sans être exempt des défauts
qu'on reproche justement au genre , a obtenu un succès
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
universel , et dans un tems où les vers sont presque
toujours si froidement accueillis , a trouvé un plus grand
nombre de lecteurs que le roman le plus en vogue.
Cela prouve , après bien d'autres exemples , que dans
la poësie le style est presque tout , et que l'intérêt des
détails obtient toujours grâce pour tous les vices de régularité
et d'ensemble que la réflexion peut condamner.
Depuis qu'on fait des vers , on n'a cessé de célébrer
le printems. Le développement des végétaux et l'aspect
charmant de la nature ranimée , cette espèce de fermentation
qu'éprouvent tous les êtres , et cette surabondance
de vie qu'on respire , pour ainsi dire , dans
une atmosphère embaumée , en agissant vivement sur
les sens , éveille aussi l'imagination , et il n'est personne
qui ne se sente plus ou moins poëte à l'aspect d'un
beau paysage dans une belle matinée de printems. Les
scènes riantes de la saison nouvelle , animées par la peinture
d'une passion , à qui la nature semble avoir particulièrement
destiné cette heureuse époque de l'année,
voilà tout le fond d'une multitude de chants anacréontiques
, d'idylles , d'élégies , de poëmes érotiques faits
et à faire ; et l'on sait assez combien de versificateurs
seraient réduits au silence si on leur retranchait Flore ,
l'Amour et les Zéphirs. C'est donc une tâche bien difficile
que celle de rajeunir ces images rebattues et
discréditées chaque jour par la foule d'insipides écrivains
qui ne se lasse pas de les mettre en oeuvre ; mais
il n'y a pas de fond si épuisé que le talent ne sache
foreer à produire encore : chaque homme a une manière
particulière de voir , relative à ses organes , à
son caractère , à sa disposition actuelle; et celui qui
sait faire passer dansson style toutes les diverses nuances
analogues à sa situation personnelle , aura toujours le
secret de trouver des aspects nouveaux aux objets les
plus connus , et de donner un air de jeunesse et de
fraîcheur à des sujets en apparence communs et usés .
C'est ce que M. Michaud a su faire avec autant de
talent que de bonheur. Au lieu de se borner à accumuler
après tant d'autres des lieux communs sur le
printems , il a envisagé son sujet sous un rapport qui
Iui était personnel et propre à y répandre un intérêt
ΜΑΙ 1808 . 261
tout nouveau: l'homme dans le malheur , l'exilé , le
proscrit ne voit pas la campagne des mêmes yeux
quel'indolent sybarite qui vient s'y reposer des plaisirs
fatigans de l'hiver. Le souvenir des discordes civiles
et des orages politiques prête un charme plus doux
aux scènes paisibles de la vie champêtre , et personne
ne doit être plus touché de la bienfaisance de la nature
que celui qui a à se plaindre de la méchanceté
des hommes. Toutefois le souvenir des dangers qui l'ont
poursuivi , l'affliction que les troubles de sa patrie lui
donnent , le suivent au sein de l'asyle qu'il s'est choisi ,
et viennent mêler des idées de mélancolie et de tristesse
aux images riantes qui l'entourent ; si , inspiré
par la reconnaissance , il veut prendre la plume et célébrer
la douce influence de la saison et des beaux
lieux qui le consolent , ce contraste touchant d'objets
gracieux et de sentimens mélancoliques se fera sentir
dans ses vers , et répandra sur ses tableaux un jour
triste et doux qui en augmentera le charme.
Telle était la situation de M. Michaud , et c'est elle qui
fidèlement empreinte dans ses vers leur a communiqué
un intérêt dont les poëmes descriptifs ne sont pas ordinairement
susceptibles. Ce n'est pas ici le lieu d'exа-
miner en détail un ouvrage déjà jugé , et dont cinq
éditions consécutives ont assez attesté le succès. Je ne
puis cependant me refuser au plaisir de montrer par
un exemple comment le poëte sait intéresser l'ame
du lecteur à toutes ses peintures . Dans le troisième chant,
il fait une description détaillée d'une belle soirée de
printems. Si cette description n'était remarquable que
par le charme et la vérité des couleurs , elle aurait déjà
un grand mérite ; mais l'auteur ne se contente pas de
peindre exactement ce qu'il a sous les yeux , il se place
lui-même dans son tableau; et il suppose que le lendemain
il doit quitter pour jamais le lieu qui lui a
servi d'asyle , et qui lui offre en ce moment encore un
si beau spectacle. Dès-lors tous les sentimens relatifs à
sa situation viennent naturellement se mêler à ses peintures
, et cette description , qui pouvait n'ètre qu'un lieu
commun agréable , acquiert un intérêt dramatique ,
et devient une élégie pleine de sensibilité et de charme .
262 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne citerai ici que les passages les plus propres à justifier
cet éloge , en regrettant que le défaut d'espace
m'oblige à mutiler ce morceau charmant.
Déjà l'ombre s'étend : o frais et doux bocages !
Laissez-moi m'arrêter sous vos jeunes ombrages ,
Et que j'entende encor , pour la dernière fois ,
Le bruit de la cascade et les hymnes des bois .
De la cime des monts tout prêt à disparaître ,
Le jour sourit encore aux fleurs qu'il a fait naître.
Sur ces toits élevés , d'un ciel tranquille et pur
L'ardoise fait au loin étinceler l'azur ;
Et la vître embrâsée à la vue éblouie ,
Atravers la forêt , montre un vaste incendie .
Sous ces ombrages frais , du chantre du printems ,
L'éclat touchant du soir ranime les accens ....
La caille , comme moi sur ces bords étrangère ,
Fait retentir les champs de sa voix printanière ;
Sorti de son terrier , le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend ;
Et par l'ombre du soir la perdrix rassurée ,
Redemande aux échos sa compagne égarée ....
Mais déjà la lumière à la terre est ravie ,
Image du bonheur , des plaisirs de la vie
Dont onsent mieux le prix quand on les a perdus !
Dans les bois agités les oiseaux éperdus
Tremblent que le soleil , désertant ces rivages,
N'ait pour jamais quitté leurs paisibles bocages ,
Et de leurs chants plaiutifs font gémir les forêts .
L'oiseau des nuits , sorti de ses antres muets ,
Vient par ses cris aigus saluer les ténèbres .
Le ver luisant , semblable à ces lampes funèbres
Dont la pâle clarté luit au fond des tombeaux ,
Faitbriller dans la nuit la mousse des côteaux .
Des vapeurs de l'été la lueur phosphorique
Me rappelle des morts l'ombre mélancolique ;
Et le front des sapins , balancé par les vents ,
Semble peupler les airs de fantômes errans .
O toi ! dont la clarté , si chère au paysage ,
Adoucit de la nuit le front triste et sauvage ,
Qui , parmi les cyprès dont se couvrent les cieux,
Brilles comme l'espoir au coeur des malheureux ,
ΜΑΙ 1808. 265
Si quelque fugitif s'égarait dans la plaine,
Viens prêter ta lumière à sa marche incertaine !
Au détour du vallon , au sein de la forêt ,
Fais briller un rayon de ton flambeau discret !
O lune ! viens charmer mes tristes rêveries ,
Viens consoler ces champs , ces bois et ces prairies ;
Demain encor le jour viendra les visiter;
Et moi , c'est pour jamais queje vais les quitter !
Ces retours touchans du poëte sur lui- même sont
inspirés par sa situation, et il n'est personne qui , dans
une position semblable , ne se soit livré à de pareilles
rêveries. Heureux le poëte qui sait si bien exprimer
ce que ses lecteurs ont senti comme lui !
On peut voir par le morceau qu'on vient de lire ,
que le style du Printems d'un Proscrit est plein de
facilité , de naturel et d'élégance. On pourrait peut-être,
sous le rapport de l'art , y désirer quelquefois plus de
fermeté et de précision. Avec un peu plus de travail ,
l'auteur aurait sans doute corrigé ce défaut : mais peutêtre
aussi eût-il ôté à ses vers quelque chose de cet heureux
abandon qui convient si bien aux sentimens qui
les lui ont inspirés .
S'il a pensé qu'en faveur de la simplicité et du naturel
on lui pardonnerait un peu de négligence , il s'est
montré plus sévère à lui-même dans le poëme qui paraît
aujourd'hui pour la première fois , et qui présente dans
toute sa maturité le talent aimable dont le public a si
bien goûté le premier essai . Il a senti que , pour recommander
à l'intérêt des lecteurs un sujet aussi éloigné
d'eux , il fallait un style plus travaillé , une exécution
plus finie que pour nous émouvoir par la peinture de
sentimens et de malheurs que nous avons tous plus ou
moins partagés. Un habillement simple et négligé sied
bien à la Muse de l'Elégie ; mais celle de l'Epopée doit ,
même dans ses jeux , soigner sa démarche et son maintien
, et ne se montrer jamais qu'avec de brillans atours.
L'enlèvement de Proserpine est un sujet intéressant
et poëtique: cependant je ne serais pas étonné que beaucoup
de lecteurs ouvrissent le poëme de M. Michaud
avec une prévention défavorable. La mythologie a
perdu presque tout son crédit parmi nous , et c'est
264 MERCURE DE FRANCE ,
un moyen peu sûr de piquer la curiosité que de remettre
en scène toutes ces vieilles divinités que tous
les versificateurs médiocres ont tant de fois appelées
à leur secours : cependant de nombreux exemples ont
prouvé quel parti toujours nouveau le talent pouvait
tirer de ces brillantes fictions , et sans donte ce serait
être bien ennemi de ses plaisirs que de vouloir désormais
lui interdire ces peintures riantes et ces allégories
ingénieuses qui ont toujours eu un attrait particulier
pour une imagination poëtique. D'ailleurs ce ne sont
pas seulement de riches couleurs et d'heureuses images ,
que la mythologie fournit au pinceau dn poëte ; on
sait assez que ses dieux et ses déesses , loin d'avoir cette
impassibilité que la raison attribue à la divinité , étaient
au contraire sujets à tous nos penchans et presqu'à
tous nos malheurs. Ainsi tant que la peinture des passions
sera susceptible d'émouvoir et de plaire , l'inépuisable
mythologie pourra fournir au poëte les sujets
les plus féconds et les plus heureux. Quel est en effet
le fonds du poëme qui nous occupe ? c'est l'histoire
d'une jeune fille qu'un cruel ravisseur enlève à une
mèredésolée ; ce fonds est aussi celui de plusieurs romans
qui ont intéressé ; et comme on y voit en jeu les passions
les plus puissantes sur le coeur humain , il pourra
encore devenir le sujet d'un grand nombre d'autres
ouvrages , tous susceptibles d'un intérêt égal. Que le
ravisseur soit le dieu des enfers , que la mère soit
la déesse qui enseigna l'agriculture aux hommes , ces
circonstances rendent la fable plus poëtique, mais n'en
changent pas la nature , de même que dans nos tragédies
la dignité des personnages ajoute à la majesté
du spectacle , et permet de donner au style plus d'élévation
et de pompe , sans rendre leurs malheurs moins
touchans aux yeux des spectateurs.
2
M. Michaud a pris l'idée de son poëme dans Claudien.
Cet auteur , qui gâte trop souvent par le faux goût
de son tems un talent digne d'un plus beau siècle
avait fait un poëme sur l'enlèvement de Proserpine ,
dans lequel entraient aussi le désespoir de Cérès , ses
voyages , sa descente aux enfers , et le retour de sa
fille en Sicile. Il ne nous en reste que trois livres ,
ΜΑΙ 1808. 265
parmi lesquels le poëte français n'a mis à contributionque
les deux premiers , jugeant avec raison qu'après
l'hymen de Proserpine et de Pluton l'action était complète
, et que pousser le récit plus loin ce serait commencer
un second poëme. Il fallait un goût bien sûr
et bien délicat pour s'approprier aussi heureusement
quelques beautés mêlées à beaucoup de défauts brillans,
qui ont souvent avec elles un air de ressemblance
très-propre à tromper des yeux moins exercés .
Ce qu'il y a de plus répréhensible dans le poëte latin ,
c'est un style ambitieux et boursoufflé , presque toujours
hors de proportion avec le sujet , et de la monotonie
la plus fatigante. Le ton emphatique du début
l'a rendu célèbre :
Inferni raptoris equos , afflataque curru
Sidera tænario , caligantesque profundæ
Junonis Thalamos audaci prodere cantu
Mens congesta jubet. Gressus removete , profani.
Jamfuror humanos nostro de pectore sensus
Expulit, et totum spirant præcordia phoebum , etc.
<<M<on esprit surchargé m'ordonne de célébrer dans
>> mes chants audacieux les coursiers du ravisseur infernal
, les astres souillés par les vapeurs exhalées de
>> son char , et le triste hymen de la Junon des enfers.
>> Eloignez-vous , profanes ; déjà une sainte fureur a
>> chassé de mon ame les pensées d'un mortel , et mon
>>sein respire Phébus tout entier , etc .>>
Assurément le début qu'Horace tourne en ridicule
dans son art poetique ,
Fortunam Priami cantabo et nobile bellum :
peut passer pour fort modeste en comparaison de celui-
ci. Au reste , le même esprit qui a inspiré à Claudien
des vers si boursoufflés , semble avoir présidé à toute
l'ordonnance de son poëme. Toutes les machines de
l'épopée y sont mises en mouvement , et l'on y voit
l'Olympe conspirer avec les divinités infernales pour
P'enlèvement d'une jeune fille. Pluton, ennuyé un beau
jour de son long célibat , se met en fureur contre son
frère qui n'a pas songé à le pourvoir. Aussitôt les furies
266 MERCURE DE FRANCE ,
et toutes les divinités infernales accourent à sa voix , et
menacent déjà d'escalader l'Olympe. Heureusement les
parques , qui sont plus prudentes , lui conseillent d'user
de douceur et d'envoyer un message à Jupiter. Celuici
effrayé des conséquences d'un refus , et prévoyant
bien qu'aucune déesse ne voudrait partager le triste
empire de son frère , se décide à lui livrer Proserpine.
Il confie l'exécution de ce dessein à Vénus , qui se hâte
d'accomplir ses ordres. Cérès s'est éloignée de sa fille ,
et a quitté la Sicile pour aller rendre visite à Cybèle.
Vénus accompagnée , on ne sait trop pourquoi , de
Diane et de Pallas , qu'elle se garde pourtant de mettre
dans la confidence , se rend auprès de Proserpine , et la
mène cueillir des fleurs au pied du mont Etna , où
Pluton paraît subitement et l'enlève.
M. Michaud avait trop de goût pour embarrasser son
poëme de ces ressorts si compliqués et si peu proportionnés
à l'effet qu'il avait à produire. Aussi a-t-il suivi
une inarche beaucoup plus simple. Vénus irritée contre
Cérès veut se venger en lui ravissant sa fille , et dans
ce dessein elle va trouver Pluton , et lui persuade de
l'enlever , et de la prendre pour femme. Il n'était pas
trop facile d'imaginer un motif à cette colère de Vénus.
Nous sommes aujourd'hui fort étrangers aux diverses
intrigues de la cour céleste , et très-peu au fait des
petites rivalités qui devaient naturellement diviser un
si grand nombre de déesses. Le poëte feint que Cérès ,
en enseignant l'agriculture aux hommes, les a éloignés
des voluptés auxquelles l'oisiveté les laissait abandonnés ,
et qu'elle a fait naître la sagesse du sein du travail.
Ainsi Vénus a vu ses autels négligés pour ceux de la
déesse qui préside à l'agriculture. Cette allégorie est
juste et ingénieuse , et elle motive heureusement le ressentiment
de Vénus qui est la base de tout le pроёте.
Dans Claudien , Proserpine est occupée à broder au
moment où Vénus arrive auprès d'elle. <<< Elle charmait
>> sa demeure par de doux chants , et préparait pour le
>> retour de sa mère des présens qu'elle ne devait point
>>> lui offrir.>>>
Ipsa domum tenero mulcens Proserpina cantu
Irrita texebat redituræ munera matri.
ΜΑΙ 1808.
267
Ces deux vers me paraissent plein de sentiment et de
grâce : mais après ce trait heureux , le poëte se met à
décrire l'ouvrage de Proserpine , et il y emploie assez
mal à propos vingt-quatre vers : j'aime bien mieux le
tableau que M. Michaud a substitué à ces détails parasites.
Dans son poëme Vénus , sous les traits de Cyane ,
l'une des nymphes de la Sicile , paraît auprès du lit de
Proserpine encore endormie. La peinture du sommeil
tranquille de la jeune vierge , celle de son réveil et de
l'émotion inconnue qu'elle éprouve auprès de la déesse ,
ont beaucoup de grâce et de fraîcheur. On pensebien que
le poëte latin n'a pas manqué de décrire fort au long la
toilette des déesses , et en particulier celle de Proserpine.
M. Michaud , voulant donner à son ouvrage les formes
antiques , devait y placer quelques détails de ce genre ,
pour lesquels les Anciens ont toujours montré un goût
particulier : mais il a eu l'art de les lier à la situation ,
ce qui leur donne un nouveau prix. Proserpine se pare
d'un voile que lui présente Vénus .
L'aiguille sur ce voile avec art dessina
Le doux aspect des bois et des vallons d'Enna .
Là , dans des prés fleuris , de jeunes immortelles
Dépouillent le printems de ses roses nouvelles ;
Là , folâtrent en paix les amours et les jeux ;
Ici l'orage gronde et fait trembler les cieux ;
Plus loin , le Dieu des morts , vaincu par un sourire ,
De l'amour , d'un enfant a reconnu l'empire .
Vers le Styx , des mortels et des dieux redouté ,
Il conduit en triomphe une jeune beauté ;
L'Achéron la reçoit sur sa rive étonnée ,
Et l'empire des morts va fêter l'hyménée.
Sur ce riche travail , prophétique présent ,
La déesse promène un regard innocent ,
Elle admire comment l'aiguille industrieuse
Traça de tant d'objets l'image merveilleuse ;
Elle aime à contempler , dans ces divers tableaux ,
Cet enfant qui du Styx sut enchaîner les flots .
Sur la jeune captive , aux enfers descendue ,
D'un air triste et plaintif elle arrête sa vue ;
Sur la toile plaintive elle l'entend gémir ,
Et , voyant l'Acheron tout prêt à l'engloutir ,
Voyant les cieux troublés et les Nymphes en larmes ,
S'étonne que l'amour ait causé tant d'alarmes.
268 MERCURE DE FRANCE ,
L'idée de parer ainsi Proserpine pour l'hymen auquel
elle est destinée , et de l'attendrir d'avance sur
son propre malheur , me parait très-ingénieuse. Le
dernier trait sur-tout est de la naïveté la plus touchante.
C'est ainsi que le poëte a trouvé l'art de rajeunir
une espèce d'ornement qui sans cet artifice ne
serait qu'un hors-d'oeuvré usé.
Un avantage particulier au poëme de l'enlèvement
de Proserpine , c'est de réunir dans un cadre resserré
des morceaux du ton le plus opposé , et de faire naturellement
succéder le terrible au gracieux , et les
peintures les plus sombres aux tableaux les plus rians.
Ainsi , après avoir offert à l'imagination du lecteur les
belles campagnes de la Sicile , embellies encore par la
présence et les jeux de ses jeunes Nymphes , le poëte
change subitement de ton et de couleur.
(
Tout à coup , ô surprise ! Un bruit , un bruit horrible
Vient du vallon d'Enna frapper l'écho paisible ;
Le spergus de ses eaux voit le crystal troublé ;
Jusqu'en ses fondemens la Sicile a tremblé.
Au signal de Vénus , le dieu du noir rivage
Sous les rocs de l'Etna cherche un étroit passage
Qui conduise son char vers l'empire du jour ;
Impatient de fuir le ténébreux séjour ,
Rien ne peut l'arrêter ; il marche , et le tonnerre
Semble gronder au loin dans les flancs de la terre ,
Le dieu du feu pâlit dans ses noirs arsenaux ;
Le Cyclope , au milieu de ses brûlans fourneaux ,
D'épouvante et d'horreur sent son ame glacée ,
Fuit et laisse tomber la foudre commencée ;
Atravers les volcans allumés sous ses pas ,
Parmi les rocs þrisés qui volent en éclats ,
Comme un sombre torrent le dieu des morts s'avance ,
Et l'Etna voit sortir de son cratère immense
Un monstre , effroi du jour ; les astres radieux ,
A son horrible aspect , égarés dans les cieux ,
Ont pris loin de la terre une route nouvelle ;
Ses fiers coursiers , nourris dans la nuit éternelle ,
Lorsqu'ils ont vu le jour et son brillant flambeau ,
Reculent à leur tour devant un ciel nouveau.
Mais bientôt , ranimés par la main qui les guide ,
Ils franchissent les airs d'un vol prompt et rapide ;
ΜΑΙ 1808.
269
Pressés par la terreur qui règne aux sombres bords ,
Leur flanc est déchiré , le sang rougit leur mords ;
Ils vomissent des flots de soufre et de bitume ,
Et les champs sont couverts de leur brûlante écume.
J'ai souligné quelques mots dans cette belle tirade.
Pluton est mal appelé un monstre : son aspect doit être
terrible , mais c'est celui d'un dieu; et quand Raphaël
l'aplacé dans l'Olympe auprès de Neptune et de Jupiter ,
au lieu d'en faire un monstre , il lui a donné je ne sais
quelle beauté farouche qui, dans le roi des enfers , fait
reconnaître aussi le frère du maître des dieux . Par la
même raison l'épithète d'horrible , dans le vers suivant ,
me paraît déplacée : terrible serait plus convenable.
Les coursiers de Pluton ne sont point pressés par la
terreur qui règne aux sombres bords , mais par la main
dudieuqui les anime et les aiguillonne. Malgré ces légers
défauts , ce tableau est neuf et frappant , et bien préférable
dans son ensemble à celui de Claudien , dont il
reproduit heureusement quelques traits. Ce poëte , incapable
de retenir son imagination en de justes bornes ,
se perd dans des détails qui ôtent à sa narration la rapidité
qu'elle devait avoir. Il s'arrête trop long-tems sous
l'Etna : Pluton a trop de peine à renverser les obstacles
qui lui ferment le passage. D'ailleurs son goût décidé
pour ce qui est gigantesque et outré lui inspire des
images qu'on peut appeler extravagantes, « Déjà, dit-il ,
>>> le roi des morts cherchait un passage dans les en-
>>trailles de la terre , et ses pesans coursiers pressaient
>> Encelade gémissant. Les roues fracassent ses membres
>> énormes , le géant , accablé sous le poids de la Sicile
>> et du dieu des enfers , souffre et se plaint. Epuisé de
>> fatigue , il s'efforce de les secouer , et de ses serpens
>> fatigués il embarrasse l'essieu : la roue fumante glisse
>> sur son dos sulfureux . »
Jamque per anfractus animarum rector opacos
Sub terris quærebat iter , gravibusque gementem
Enceladum calcabat équis : Immania findunt
Membra rota , pressaque gigas cervice laborat
Sicaniam cum dite ferens , tentatque moveri
Debilis , et fessis serpentibus impedit axem :
Fumida sulfureo prælabitur orbita dorse,
270 MERCURE DE FRANCE ,
Si M. Michaud est supérieur à Claudien dans l'ordonnance
de ce tableau , il ne lui cède pas dans les
détails qu'il lui emprunte; les vers où il peint la terreur
subite qui s'est emparé de Vulcain et des Cyclopes,
sont plus rapides et plus énergiques que ceux-ci :
.... Stupuit fornace relictâ
Mulciber, et trepidus dejecit fulmina Cyclops .
<<<Vulcain effrayé a quitté ses fourneaux , et le Cyclope
tremblant a jeté la fondre. » Le sens et sur-tout la
prosodie de ce parfait dejecit, composé de trois longues ,
rend le vers très- inférieur au français :
Fuit et laisse tomber la foudre commencée.
Le troisième chant de l'Enlèvement de Proserpine
est le plus beau et le plus riche de poësie. Le retour
triomphant de Platon, la joie et les acclamations des
divinités infernales, les pompes de l'hymen déployées
pour la première fois dans les enfers fournissent au
poète des couleurs plus neuves , et l'on est étonné de
voir un sujet , qu'on aurait jugé d'abord stérile et
usé , devenir sous sa plume aussi original et aussi fécond .
Il suffit de citer pour preuve les vers suivans :
Revoit de son palais le lugubre séjour.
:
Le roi des morts s'avance , et suivi de sa cour ,
D'un front calme , il s'assied sur son trône d'ébène ,
Etcommande aux enfers de recevoir leur reine.
Il commande ; empressés d'obéir à ses loix ,
Des esclaves nombreux accourent àsa voix ,
Et , du dieu triomphant proclamant la puissance ,
Etalent ses trésors et sa magnificence .
Là , s'offrent aux regards , l'un sur l'autre entassés ,
Les lambeaux éclatans des trônes renversés ,
Les couronnes des rois , les palmes de la gloire ,
Et les sceptres tombés des mains de la victoire .
Par le tems effacés , confusément épars ,
Ici l'oeil aperçoit les monumens des arts ,
Chefs-d'oeuvre immortelss , dépouilles des vieux âges ;
Vingt siècles écoulés au deuil des noirs rivages
Mêlent par-tout- Péclat de leurs riches débris ,
Et le trône funèbre où Pluton est assis ,
Déployant sa splendeur sous un ciel triste et sombre ,
Semble l'astre des nuits qui rayonne dans l'ombre.
ΜΑΙ 1808.
271
Par-tout l'or resplendit , et jamais le soleil
D'un luxe plus pompeux n'éclaira l'appareil .
Ce beau morceau , que l'auteur ne doit qu'à lui-même ,
estdigne de celui qui le suit , et où il a imité Claudien ,
en l'embellissant :
Bientôt une clarté bienfaisante et nouvelle
Perce les profondeurs de la nuit éternelle ;
Sous un ciel moins obscur , roulant en paix ses eaux ,
Partout l'heureux Léthé verse l'oubli des maux ,
Et la douce Espérance , aux malheureux si chère ,
Fait briller chez les morts sa lueur étrangère ,
Le trépas a cessé ses ravages cruels ;
Et le ciseau fatal , redouté des mortels ,
Reste oisif dans les mains de la Parque étonnée .
Oprodige nouveau! pendant une journée
La terre ne vit point une famille en deuil
Pleurer la mort d'un père et suivre son cercueil ;
Ce seul jour ne vit point, triste jouet des ondes ,
Le nocher s'engloutir aux sein des mers profondes ,
Ni les guerriers tomber dans le champ des combats ,
Ni les cités des rois déplorer le trépas .
Le Styx n'entendit point sur son fatal rivage
Les månes de son onde implorer le passage ;
Sur la foi du destin , à la merci des eaux ,
L'inflexible Caron , couronné de roseaux ,
Et le front rayonnant d'une allégresse austère ,
Laissa flotter en paix sa barque solitaire.
Rien ne convenait mieux au sujet que cette teinte
sombre qui règne jusques dans la peinture de ces
fêtes d'hymen , lesquelles ne consistent que dans l'interruption
des supplices ; elle est conservée dans tout
ce troisième chant, et la joie même de l'Elysée est grave
et austère comme les sages qui l'habitent. C'est une
nuance délicate que le goût prescrivait et que Claudien
n'apas sentie. Les fêtes qu'il décrit ressemblent trop å
une orgie : il ymontre ,par exemple , les Furies rem
plissant des coupes de vin et faisant boire avec elles les
serpens qui hérissent leurs têtes :
Oblitæ scelerum formidatique furoris
Eumenides cratera parant et vinaferoci
Crine bibunt.
272 MERCURE DE FRANCE ,
On peut juger , par cet exemple et par ceux que j'ai
cités auparavant , combien M. Michaud avait à faire
pour dégager les beautés réelles de l'auteur latin de
cette multitude de fautes contre le goût et quelquefois
contre le bon sens , parmi lesquelles elles étaient comme
perdues. La marche du poëme et beaucoup de détails
lui appartiennent entiérement ; et toutes les fois qu'il
imite , il corrige et perfectionne. Cela était peut-être
plus difficile que de tirer tout de son propre fonds. II
serait superflu de multiplier davantage les citations; je
les ai faites en assez grand nombre pour prouver que sa
versification , toujours élégante et facile , s'élève avec
le sujet à la haute poësie , et sur-tout qu'il est doué de
cette flexibilité si rare et pourtant si nécessaire , qui fait
qu'on passe sans effort du grave au doux , du plaisant au
sévère. On peut donc lui prédire en toute assurance des
succès durables , et tous les amis des lettres doivent désirer
qu'il applique un talent si heureux à des sujets
plus importans.
Le poëme de Proserpine est suivi des Lettres sur la
pitié et sur les préjugés , qui ont déjà paru dans les
quatrepremières éditions du Printems d'un proscrit. Ces
lettres , publiées pour la première fois il y a six ans ,
excitèrent de vives discussions , sur-tout la dernière
dans laquelle l'auteur établit l'utilité des distinctions
héréditaires. Plusieurs critiques décidèrent alors qu'elles
étaient l'ouvrage d'un ennemi de la philosophie , des
lumières et des idées libérales ; car c'étaient des expressions
dont on se servait encore : aujourd'hui les principes
qu'elles contiennent trouveront beaucoup moins d'opposition;
et on les jugera ce qu'elles sont , c'est-à-dire
les idées d'un esprit sage , ami de l'ordre et des grandes
vérités consacrées par l'assentiment et l'expérience de
tous les siècles , qui sait faire parler à la raison un langage
à la fois clair , ingénieux et piquant.
しい
G
J
DU COTONNIER ET DE SA CULTURE , ou Traité sur
les diverses espèces de Cotonniers , sur la possibilité
et les moyens d'acclimater cet arbuste en France ,
sur
EP
!
DI
ΜΑΙ 1808.
27
sur sa culture , etc.; par C. PH. DE LASTEYRL , 이
membre des Sociétés philomatique , d'agriculture cen
de Paris, de celles de Stockholm, Gættingue, Leip
sick , etc. , etc. Un volume in-8° de 446 pages avec
figures . Prix , 6 fr. , et , fr. 50 cent. franc de port.
A Paris , chez Arthus - Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , n° 23.
APRÈS avoir étendu la puissance des Nations qu'ils
gouvernaient , après avoir enrichi leur patrię des dépouifles
de leurs ennemis vaincus , les plus grands
capitaines ont pensé que les trésors les plus précieux
étaient ceux que la nature reproduit et multiplie
chaque anuée dans les lieux où la prévoyance agricole
les dépose. Sésostris , vainqueur de l'Asie , ajouta
beaucoup à sa gloire , en devenant , pour les Egyptiens,
ce que Triptolême fut pour Athènes. Alexandre ne se
borna point à faire passer en Macédoine l'or et les bijoux
des Perses , il fit présent à ses heureux concitoyens
des plantes et des animaux utiles qui pouvaient
s'acclimater en Grèce : c'est à lui que l'Europe doit et
la pêche vermeille , et l'abricot parfumé, et tant d'autres
productions recueillies ou décrites par Aristote. De
pareils dons sont restés plus long-tems dans la mémoire
des peuples reconnaissans , que le nom des lieux où
leurs armes triomphèrent. Combien de gens ignorent
la date des victoires qui illustrèrent les aigles romaines,
et savent que Lucullus enleva les cérises à Mithridate,
et Curius Dentatus , les poires à Pyrrhus !
Mais ce n'est pas assez de vouloir confier, aux champs
paternels , les productions exotiques , il faut que le sol
qu'on leur destine, que le climat soient propices . Pour
de pareilles conquêtes , quel pays plus favorisé que
la France ? elle offre tous les sols et tous les climats.
Le physicien et le naturaliste ont peine à concevoir
comment elle a consenti si long-tems à être
tributaire du Nouveau-Monde et de l'Inde pour tant
de productions , qu'il est possible , nous dirons même
facile d'acclimater dans les provinces méridionales . Le
riz , le sucre , le thé , le coton , l'indigo , le quinquina ,
prospèrent à des latitudes plus froides que notre Pro-
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
vence et notre Languedoc. Parmi les oiseaux domestiques,
la pintade et la poule-d'Inde nous prouvent qu'il
serait facile depeupler nos campagnes de hoccos , d'agamis
et d'autres animaux plus utiles que notre poule ,
qui elle-même est originaire du Malabar (1) .
Comment tant de richesses ne sont-elles pas indigènes
? c'est que pour vaincre l'apathie des peuples ,
pour lui créer une nouvelle habitude , pour le forcer
à profiter d'un bien dont la conservation demande
quelque soin , il faut qu'un souverain , ami des sciences
et des arts , dont le génie inspire autant de confiance
que d'admiration, protége, encourage, récompense l'introduction
d'une culture utile et inusitée , ouvre luimême
les sources des nouvelles richesses dont il veut
faire jouir ses sujets. C'est le désir de seconder les
vues bienfaisantes d'un tel souverain , qui dicta l'ouvrage
que nous examinons .
La nature nous présente abondamment les plantes
alimentaires , mais elle est plus avare des végétaux textiles
: le chanvre , le lin et le coton sont presque les
seuls , du moins les plus généralement employés. Les
deux premiers semblent principalement appartenir aux
Français , et peut-être seraient-ils pour eux ce que
le coton est à l'Angleterre si depuis un siècle la culture
du chanvre et du lin avait été spécialement encouragée
; mais nos relations coloniales nous ont tellement
accoutumés à l'usage du coton , qu'il n'est plus
question d'examiner aujourd'hui si nous pouvons nous
en passer ou diminuer sa consommation ; l'intérêt général
commande de multiplier les moyens de nous les
procurer le plus surement et le plus économiquement
possible.
Sans doute nous regrettons , avec M. Chaptal (2) ,
que de si grands capitaux soient employés à mettre
en oeuvre une substance étrangère que nos rivaux ou
nos ennemis possèdent exclusivement ; mais nous pensons
comme lui que ce qu'il eût été sage d'empêcher
il y a cinquante ans , il est nécessaire de le protéger
(1 ) Voyage de Sonnerat.
(2) Chimie appliqués aux arts. Discours préliminaire , pag, 32 et33.
ΜΑΙ 1808. 275
mauitenant , parce que l'existence de deux cent mille
buvriers en dépend, et qu'il faut leur procurer cette
matière première , sans que nos ennemis puissent en
fixer le prix. Or le moyen le plus sûr d'acquérir cette
indépendance est de cultiver en France le coton.
Ce n'est point une chose nouvelle que la culture
de ce végétal en Europe : M. de Lasteyrie nous apprend
qu'en 1566 on cultivait le coton en grand dans le
Midi. Voici ce qu'Abel Jouan , historien du tems de
Charles IX , dit à l'occasion de l'entrée de ce prince
dans la ville d'Hyères : « Autour d'icelle ville y a si
>> grande abondance d'oranges , et de palmes , et de
>>> poivriers et autres arbres qui portent le coton , qu'ils
>> sont comme forest. » L'auteur cite encore l'ouvrage
de Quinquerau , évêque de Sènez , qui en 1606 écrivait
: N'avons-nous pas doncques assez de quoi admirer
les raretés de notre Provence , se montrant si indulgente
et libérale que de nous faire germer très-heureusement
les cannes dont on fait cuire le sucre...... Nous
pouvons pour le jourd'hui aller de pair avec d'autres
contrées , pour avoir comme elle grande quantité de
plantes portant le coton . Pour prouver qu'une atmosphère
moins chaude que celle de nos provinces méridionales
peut permettre la végétation du coton ,
M. de Lastegrie rapporte que M. J. Blackbrune a cultivé
sur couche en 1793 dans Lancashire , des cotonniers
qui ont produit assez pour fabriquer une pièce de
mousseline de sept aunes et demie de long , sur une
demie de large ; mais que dirons ceux qui ne croient
point que cette plante puisse prospérer en France ,
quand ils sauront que le nommé Fleischman a cultivé
dans les jardins de la cour de Saxe le cotonnier
à l'air libre pendant les années 1778 , 1779 , 1780 et
1781 (3). Tout le monde sait que depuis long-tems le
coton est très-bien acclimaté à Malte , en Calabre
en Sicile ; que Miller a élevé en Angleterre le cotonnier
velu ; que MM. Mourgues , Gillot et Faujas ont fait
avant la révolution des essais très-heureux en Dau-
(3) Feuille du Cultivateur , tome I , page 195.
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
phiné et dans le Languedoc ; et si quelques tentatives
ont été infructueuses dans le Milanais , le Piémont et
la Sardaigne , ce non succès tient au mauvais choix
des espèces qu'on voulait y cultiver. M. Teissier , de
l'Institut, a déjà prouvé que depuis trois ans on récoltait
du coton dans 14 ou 15 de nos départemens sans que
les généreux cultivateurs ,qui se sont livrés à ces patriotiques
expériences , connussent la meilleure manière
de préparer le sol et de soigner la culture de cette
plante. C'est à M. de Lasteyrie qu'on devra les plus
sages préceptes que puisse suivre l'agriculteur jaloux
d'enrichir sa famille et son pays en acclimatant le coton,
L'ouvrage de cet habile agronome enseigne la manière
de choisir le sol , de le préparer ; il apprend
quels sont les engrais qui lui conviennent , comment
on doit semer le coton, le soigner pendant sa végé
tation et le préserver des insectes qui lui nuisent , le
récolter et le retirer de sa coque ; il calcule les dépenses
nécessaires , les bénéfices probables et certains ;
il compare les modes particuliers de culture qui sont
favorables aux différentes variétés de cotonniers , et
pour ne laisser à cet égard rien à désirer , il passe en
revue les usages adoptés par les anciens et par les modernes
en Egypte , en Arabie , en Syrie , en Espagne ,
en Sicile , dans le Levant , en Chine et en Amérique.
Cet ouvrage est donc un traité complet écrit avec
ordre , clarté , précision, fait pour intéresser également
le savant et le cultivateur , le politique et le marchand ,
le littérateur et l'homme du monde. Il fallait , pour traiter
avec une sorte d'élégance une matière aussi sèche
en apparence , joindre à des connaissances étendues et
variées l'amour des arts et le désir constant d'être
utile à son pays. M. de Lasteyrie a prouvé qu'il réunissait
toutes ces conditions , et son livre peut être offert
comme modèle à ceux qui se sentiront la force d'écrire
tout ce que la théorie et la pratique offrent d'intéressant
à connaître dans un art nouveau.
C. L. CADET , pharmacien de S. M.
ΜΑΙ 1808 .
277
L'ÉLECTRICITÉ , sa cause , sa nature , sa théorie , le
galvanisme , le magnétisme ; par M. LIMES (1) .
L'AUTEUR de cet ouvrage , plein de vénération , à
ce qu'il paraît , pour les travaux de Franklin , a cru
trouver dans certains passages de ses écrits , des idées
dont il pense que ce physicien aurait tiré un plus grand
parti pour sa théorie , si elles ne s'étaient présentées à
lui d'une manière vague et confuse , et s'il ne s'était
point borné à un simple aperçu , en se contentant d'annoncer
qu'il n'était pas incroyable qu'on pût arriver
quelque jour à CETTE DÉCOUVERTE . M. Limes , dans
la vue de ramener la science à toute la simplicité dont
elle est susceptible , n'admet , comme Franklin , qu'un
fluide électrique. Il a jugé que puisque le fluide électrique
existe dans tous les corps de la nature , il doit
avoir un rapport et une fonction dans ces corps ; ce
qui l'a conduit à conclure que le calorique est le flûide
électrique lui-même. Beaucoup de physiciens avaient
eu l'idée de l'identité du fluide électrique avec le calorique
; mais aucun n'était entré , comme l'auteur de
l'ouvrage que nous annonçons , dans les considérations
qui pouvaient en établir la preuve ; aussi s'est-il vu
dans le cas de penser que le calorique capable de produire
les phénomènes électriques était le calorique qui
existe dans l'intérieur des corps , qui fait équilibre avec
T'attraction de leurs molécules , celui enfin auquel on
a donné le nom de calorique latent , qui existe comme
le fluide électrique en quantités inégales dans les corps ;
ce qui est un nouveau trait de ressemblance et une
nouvelle preuve d'identité. Il résulte de cette idée heureuse
que les difficultés qui avaient arrêté les physiciens
dans la théorie d'un seul fluide se trouvent levées . La
principale était celle qui avait conduit Æpinus à ce
résultat étrange et contraire aux lois de l'attraction ,
(1) Brochure in -8º. Paris , chez Levacher , libraire , rue du Hurepoix ,
nº3 , près le Pont-Saint-Michel. Prix, 1 fr . 80 cent. , et 2 fr. 20 cent.
franc deport.
4
278 MERCURE DE FRANCE ,
que la matière repoussait la matière. Suivant M. Limes ,
le fluide électrique ou le calorique latent ayant son
action employée dans l'intérieur des corps pour combattre
l'attraction moléculaire , n'a plus d'action à
exercer particulièrement d'un corps à l'autre , lorsqu'ils
sont à l'état naturel : ainsi l'état d'équilibre existe
dans ces corps sans ces actions multipliées et réciproques
que supposait Æpinus. La facilité avec laquelle il
explique les principaux phénomènes , ceux des attractions
et des répulsions électriques qui l'avaient été
d'une manière si peu satisfaisante dans toutes les théories
connues jusqu'à ce jour , ceux de la bouteille de
Leyde , du pouvoir des pointes , etc. fait regretter que
l'auteur n'ait pas donné plus d'étendue à son ouvrage ,
en appliquant ses principes à la plupart des phénomènes
électriques connus , puisqu'il pense « qu'il ne
>> s'en présentera aucun qui laisse encore quelque nuage
>> qu'on ne puisse dissiper par l'application des prin-
>> cipes dont il donne le développement. >>>
Il les applique au galvanisme et au magnétisme : et
c'est toujours le même agent qui produit tous les phénomènes
galvaniques et magnétiques. Cet ouvrage fait
pour fixer l'attention de tous les savans qui s'occupent
des sciences physiques , par les vues neuves qui y
sont présentées , nous a paru d'ailleurs écrit avec intérêt
, et souvent avec force. Nous citerons ce passage
qui termine l'article du magnétisme , dans lequel l'auteur
dit que , pour éclaircir certains points de la science',
il faut le concours de la chimie, de la physique et de la
minéralogie qu'on voulut trop long-tems isoler. « La
>>> nature est une dans son ensemble , comme dans ses
>> lois ; elle rejette les limites ; de même le génie grand
>> et vaste dans ses conceptions repousse ces barrières
>> posées par la médiocrité et réservées pour elle , em-
>> porté par le torrent de ses forces , il s'élance et par-
>> court en conquérant le domaine de la nature qui ne
>> peut résister a ses élans vainqueurs. >>>
ΜΑΙ 1808 . 279
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Théâtre français . - Première représentation
d'Artaxerce , tragédie en cinq actes et en vers , par
M.Delrieu.
Une tragédie en cinq actes et en vers , et qui a obtenu
beaucoup de succès , est un ouvrage trop important pour
que l'on puisse , d'après l'effet que produit la représentation,
en faire un examen raisonné : la mémoire n'est pas
toujours un guide assez sûr , et le charme de la représentation
fait souvent excuser des fautes qui n'échappent plus
ensuite au critique , lorsqu'il porte son jugement dans le
silence du cabinet : ce n'est que le poëme à la main qu'il
est possible de prononcer sur ce que plusieurs littérateurs
ont appelé le chef- d'oeuvre de l'esprit humain. Nous attendrons
donc l'impression de cette nouvelle tragédie pour
la juger définitivement sous le double rapport et du plan
et du style; mais nous pouvons dès ce moment dire à nos
lecteurs qu'elle a obtenu un grand succès , que ce succès
nous semble très-mérité , que nous avons reconnu de l'esprit
dans l'ordonnance de l'ouvrage , de l'art dans la liaison
des scènes , un intérêt puissant et soutenu , et qu'un grand
nombre de vers méritent d'être cités .
M. Delrieu s'est servi avec beaucoup d'habileté des tragédies
composées sur le même sujet par Magnon , Deschamps ,
Crébillon et Lemierre , mais c'est sur-tout l'opéra d' Artaxerce
de Métastase qu'il a le plus constamment suivi comme le
meilleur de ses modèles. Cependant , en l'imitant , il l'a
soumis à ses propres idées ; et il a usé d'un droit reconnu en
s'appropriant avec talent l'ouvrage d'un tragique étranger.
Il n'a emprunté son dénouement , qui est fort beau , à
aucun des auteurs que nous venons de nommer ; mais il est
impossible de ne pas trouver dans le cinquième acte de
P'Artaxerce de M. Delrieu quelque ressemblance avec celui
deRodogune.
Cet ouvrage est le premier que M. Delrieu donne au
Théatre français ; jusqu'ici il n'était connu que par deux
comédies représentées avec succès au Théâtre de l'Impératrice
, et par l'opéra-comique de Michel-Ange ; mais la
distance entre ces productions agréables et la tragédie
d'Artaxerce est immense , et nous pensons que celui qui
280 MERCURE DE FRANCE ,
débute au Théâtre français par un ouvrage de cette importance
, mérite de grands éloges , et annonce à la scène un
tragique de plus .
Théâtre du Vaudeville.-Première représentation d'une
Etourderie , ou Comment sortira-t- il de là ? par M. Radet .
Linval , jeune officier , aime Constance dont le père est
mort , elle attend dans une pension l'heureux moment où
elle doit épouser M. Griffard , vieux procureur : cet hymen
avait été arrêté par le père de Constance , afin de s'acquitter
, avec le vieux praticien , d'une somme de cinquante
mille francs qu'il n'a pu lui payer , et Constance est destinée
entr'eux à servir de solde de compte : ce projet ne convient
nullement aux jeunes gens qui s'adorent: Linval louc une
chaumière qui tient aux murs de la pension; il monte sur
ce mur pour apercevoir au moins celle qu'il aime , mais
trop occupé sans doute de cette douce contemplation , la
tête lui tourne et il tombe dans le jardin où Constance
se trouvait seule dans ce moment: le jeune homme entre
dans un pavillon pour y prendre les habits d'une vieille
femme , et pouvoir , sous ce travestissement , sortir de la
maison sans compromettre Constance , mais une maîtresse
de la pension l'y enferme et emporte la clef. C'est alors
qu'on se demande comment il sortira de-là ? Très-heureusement
pour lui il a fait part de son amour au capitaine
Franval , ancien ami de son père , qui arrive fort
à propos pour faire mettre notre étourdi en liberté , rembourser
au procureur la somme de cinquante mille francs.
et unir Constance à Linval. Ce vaudeville est inférieur aux
autres productions de M. Radet. On a cependant applaudi
quelques jolis couplets qui demandaient grâce pour la faiblesse
de l'intrigue : dans le monde , toutes les étourderies
se ressembleut , mais au théâtre , pour les faire pardonner ,
il faut au moins qu'elles soient originales .
Nous observerons à M. Auguste , chargé du rôle de
Linval , que l'on ne parle au théâtre qu'afin d'être entendu
des spectateurs , et que les acteurs sont assez généralement
dans l'usage de soigner leur prononciation.
B.
ΜΑΙ 1808. 281
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
1
AFRIQUE.-Alger , le 30 Mars. - La conduite du dey
d'Alger envers les Européens prend chaque jour un nouveau
caractère de violence. Le 22 de ce mois , il fit enjoindre
aux consuls de Suède , de Hollande , de Danemarck
de lui apporter leurs présens. M. le consul de Suède consentit
à faire immédiatement des présens .
Le 25 , les trois consuls de Hollande , de Danemarck ,
d'Amérique furent mandés au palais.
Le consul de Hollande dit qu'il attendait les ordres de
sa Cour. Alors le dey lui annonça que si , à l'arrivée du
courier , qui était attendu d'un moment à l'autre , il ne
recevait pas de présens , il le ferait enchaîner lui et ses
enfans , et les enverrait aux travaux.
Le consul d'Amérique observa qu'il ne pouvait point ,
sans ordre de son gouvernement , acquitter les dix - huit .
mille piastres exigées. Si tu ne les payes sous quatre jours ,
répliqua le dey , je te fais mettre à la chaîne , à moins
que tu ne consentes à me livrer neuf Américains que je
ferai pendre aux portes de Bab-Azoun .
Enfin , M. Ulrich , capitaine de vaisseau , consul de Danemarck
, exposant la situation de son pays , dit que le
bâtiment qui portait ses présens avait été arrêté et confisqué
par les Anglais , et que l'agent d'Angleterre à Alger en
était convenu lui-même. Ce consul pria la régence de lui
accorder un délai ; mais le dey , sans égard pour le caractère
d'un agent parlant au nom de son souverain, le
fit saisir au milieu du palais par des sbires , et le fit traîner
immédiatement dans les bagnes , au milieu des huées d'une
populace barbare .
Le lendemain , sur les vives représentations des consuls
européens qui se rendirent au palais , et au nom desquels
le consul général de France porta la parole , le dey se décida
enfin à remettre celui de Danemarck en liberté.
TURQUIE. - Constantinople , le 11 Mars.-Les janissaires
avaient formé à Smyrne , un complot contre les chrétiens.
Ce complot a été découvert à tems , et les auteurs
282 MERCURE DE FRANCE ,
arrêtés . Ce qui avait ainsi exaspéré les janissaires contre
les chrétiens , c'est qu'une frégate anglaise avait , sous leurs
yeux , forcé un bâtiment de transport turc à s'échouer sur
lerivage.
- Les janissaires avaient pris aux Grecs une église , située
dans le village de Faneraki , sur la Mer-Noire : ils en avaient
fait une mosquée . D'après la décision du muphti, cette église
a été rendue aux Grecs .
Les différends qui existaient entre le primat et l'évêque
de l'île de Tine , à la suite desquels le premier avait été
condamné à la prison , ont été apaisés.
-Le caïmacan de la Porte en Egypte , Mehemed-Aly ,
a maintenant pacifié toute cette province ; la majorité des
beys a suivi l'exemple de Sehahin-Aly-Elfy , et a traité avec
le pacha. Cependant Mahemed-Aly a décliné la commission
qui lui avait été donnée par plusieurs firmans , de
marcher contre les Wechabites , lorsque la paix serait rétablie
enEgypte , et de les chasser de Gedda , de la Mecque
et de Médine.
VALACHIE. - Bucharest , le 2 Avril. -Le nombre des
troupes russes augmente tous les jours en Valachie . Deux
mille hommes ont passé le 17 et le 18 à Bucharest , venant
d'Yassi et de Fokshane , en prenant la route de Craïovo.
On annonce la prochaine arrivée d'un autre corps de 15,000
hommes , sous les ordres des généraux Platow , Isaïff et
Kamenskoï.
SERVIC.- Belgrade , le 31 Mars. -M. de Rodofinikin ,
conseiller-d'Etat de Russie , a , dit- on , reçu , le 16 de ce
mois , un courier venu de Valachie. On assure qu'en conséquence
il a prévenu le sénat servien que l'armistice conclu
pour sept mois avec la Porte , à Sloboja , le 28 août de
l'année dernière , expirait le 28 mars ; que la Porte n'avait
pas accédé aux demandes de la Russie , et ne voulait point
renoncer à la Servie ni à aucune province : et qu'ainsi le
sénat devait faire tous les préparatifs de guerre , et cependant
attendre de nouveaux ordres pour en venir à une
rupture. On a reçu par le même courier la nouvelle que
le grand quartier-général des troupes russes s'était porté
en avant de Bucharest.
Le 28 , le général en chef des Serviens , Georges Petrowitsch
Czerny , est revenu de sa terre de Topela, où il
ΜΑΙ 1808. 283
fait un court séjour , après la revue de ses troupes , et
est arrivé ici par Ostronitza .
ANGLETERRE. - Londres , le 10 Avril.-La flotte deslinée
à laBaltique , est composée de 17 vaisseaux de guerre ,
sous le commandement de sir James Saumarez. Cet amiral
arbora son pavillon sur le vaisseau la Victoire , de 118
canons , le vaisseau à bord duquel Nelson a perdu la vie.
Le capitaine Hope est capitaine de la flotte : elle se rendra
par divisions dans la Baltique. Sir Sam . Hood , qui monte
De Centaure , commandera sous l'Amiral Saumarez .
M. Pinkney est nommé ministre de l'Amérique près la
cour de Londres.
,
-Dans le nombre des troupes que legouvernement fait
passer en Suède , on compte toute la légion allemande
6000 hommes de gardes à pied , et plusieurs régimens de
cavalerie. Lord Cathcart est commandant en chef de cette
armée , et a sous lui sir John Moore , sir David Baird , sir
Arthur Wellesley, et les brigadiers - généraux Dyott et
Cotton.
ALLEMAGNE.- Vienne , le 17 Avril.-Le comte de Duben,
chargé d'affaires du roi de Suède près de notre cour ,
a remis derniérement à M. le comte de Stadion , ministre
des affaires étrangères , une note dans laquelle il se plaint
de ce que l'Autriche n'est pas restée neutre , ou même ne
s'est pas liée avec l'Angleterre. Il devient de jour en jour
| plus probable que la cour ne tardera pas à intimer au comte
de Duben l'ordre de quitter les Etats autrichiens.
L'Empereur de Russie a fait remettre à la cour de
Vienne une note relative à la conduite du roi de Suède ,
et à la détermination qu'il a prise en conséquence , de poursuivre
la guerre contre la cour de Stockholm avec laplus
grande vigueur. Les circulaires que le comte de Romanzoff
a transmises à ce sujet à tous les ministres étrangers résidans
à Pétersbourg , ont été envoyées ici par des couriers
extraordinaires .
-Une ordonnance du gouvernement , en date du 24 mars,
oblige tout le clergé séculier et régulier du duché de
Salzbourg et de la principauté de Berchtholdsgaden à donner
, dans le délai de trois semaines , et dans les formes
prescrites à cet effet , la déclaration précise de leurs biensfonds
et de leurs revenus. Dans le cas de fausses déclarai
281 MERCURE DE FRANCE ,
tions , il sera fait usage de mesures plus rigoureuses pour
découvrir la vérité .
DANEMARCK. -Copenhague , le 16 Avril.-Onporte au
nombre de onze celui des vaisseaux ennemis qui se trouvent
actuellement dans le Belt , dont trois vaisseaux de ligne ,
deux frégates , deux bricks , et quatre yachts autrefois danois
, équipés aujourd'hui en corsaires. C'est S. Samuel Hood
qui commande ces bâtimens.
Les Anglais ont bombardé, le 8 de ce mois , la petite
Île de Fejoe ; ils ont endommagé plusieurs maisons , sans
que personne heureusement ait péri. On ne voit pas quel
peut être le but de cette expédition aussi inutile que peu
dangereuse.
-Il y avait , le 11 de ce mois , sur la côte de Suède , visà-
vis cette ville , six vaisseaux de guerre anglais , dont une
frégate , deux cutters étaient arrivés le 10, et un vaisseau de
74 était arrivé le 8. Aujourd'hui on compte , dans le Sund ,
quatre vaisseaux de ligne anglais , une frégate et trois bricks.
Pun des vaisseaux de ligne porte pavillon de contre- amiral.
SUÈDE. - Carlscrone , le 22 Mars . - Notre flotte , qui a
mis enmer, est composée de quatorze vaisseaux de ligne ,
huit frégates et plusieurs chaloupes canonnières ou petits
bâtimens . Le 3, on a fini le pénible travail de casser la glace
pour faire sortir la flotte. Elle est commandée par l'amiral
Olof Cederstroem , qui a arboré son pavillon à bord du Gustave-
Adolphe , de go canons. Le lieutenant-colonel Tornquist
est chefde division , et M. Maurice Krusenstierne capitaine
de pavillon. C'est le 20 de ce mois qu'on a mis l'embargo
sur tous les vaisseaux prussiens , russes et danois , qui
se trouvent tant ici que dans les autres ports de Suède. Il y
avait à Gothembourg dix vaisseaux prussiens et deux a
Marstrand.
PORTUGAL. Lisbonne , le 18 Avril. Cette ville jouit
de la tranquilité la plus parfaite. Les vivres y sont abondans
et d'un prix peu élevé ; les marchés sont bien approvisionnés.
Pendant toute la semaine-sainte les églises ont été
remplies de monde , sans qu'il se soit passé le moindre
désordre.
La police exerce une surveillance active et salutaire , et
les troupes françaises observent la discipline la plus exacte .
Son excellence le maréchal Junot a fait publier , le 8
ΜΑΙ 1808 . 285
avril , à Lisbonne, une proclamation renfermant les mesures
les plus rigoureuses contre ceux qui chercheraient à avoir
quelque communication avec les Anglais , et contre tous
commandans de côtes qui laisseraient approcher un bâtiment
anglais quelconque , même avec pavillon parlementaire .
| ROYAUME DE NAPLES.- Naples , le 8 Avril. -Le 11 du
mois dernier , une frégate et une corvette anglaises débar
quèrent deux cents hommes à Ascea. M. Théodore de Domminicis
, commandant de la garde nationale , rassembla
aussitôt tous les citoyens de la commune, etmarcha contre
l'ennemi , qui fut bientôt forcé de se rembarquer.
Quelques jours après, les Anglais se présentèrent sur la
côte de Palinuro , pour y piller quelques barques chargées
d'huile : mais ils furent reçus à coups de fusil, et repoussés
par la garde nationale des environs. Celles de S. -Constantino,
de Ravello et d'Acquafredda ont déployé aussi beaucoup
de zèle et de courage.
( INTÉRIEUR)...
Bordeaux , le 27 Avril. - S. M. l'Impératrice-Reine a
quitté cette ville et a pris la route de Langon, hier matin , å
cinqheures ; elle est arrivée le même jour à Bayonne à sept
heures du soir. La ville était illuminée. S. M. l'Impératrice
est descendue au château de Marrac, où réside S. M. l'Empereur.
Elle a reçu aujourd'hui la visite du prince des
Asturies. Le prince de la Paix est arrivé le 25 à Bayonne ;
le roi et la reine d'Espagne devaient y arriver le 2g.
PARIS , le 3 Mai. - Rapport à S. A. I. le grand-duc de
Berg , lieutenant de l'Empereur , commandant ses armées en
Espagne.
Monseigneur , conformément aux ordres de V. A. I. , je me suis
| rendu à Aranjuez avec la lettre de V. A. pour la reine d'Etrurie. Iz
était huit heures du matin ; la reine était encore couchée ; elle se leva
ide suite et me fit entrer. Je lui remis votre lettre. Elle m'invita à
attendre un moment , en me disant qu'elle allait en prendre lecture
avec le roi et la reine. Une demi-heure après , je vis entrer la reine
d'Etrurie avec le roi et la réine d'Espagne .
S. M. me dit qu'elle remerciait V. A. I. de la part que vous preniez
àses malheurs , d'autant plus grands que c'est un fils qui s'en trouve
Pauteur. Le roi me dit que cette révolution avait été machinée ; que
de l'argent avait été distribué , et que les principaux personnages étaient
son fils et M. Caballero , ministre de la justice ; qu'il avait été forcé
d'abdiquer pour sauver la vie dela reine et la sienne ; qu'il savait que
286 MERCURE DE FRANCE ,
hans cet acte , ils étaient assassinés pendant la nuit; que la conduite du
princedes Asturies était d'autant plus affreuse, que s'étant aperçu dù
désir qu'il avait de régner , et lui , approchant de la soixantaine ; it
était convenu qu'il lui céderait la couronne lors de son mariage avec
une princesse française , ce que le roi désirait ardemment.
Le roi a ajouté que le prince des Asturies voulait qu'il se retirât avec
la reine à Badajoz , frontière du Portugal ; qu'il lui avait observé que
le climat de ce pays ne lui convenait pas , qu'il le priait de permettre
qu'il choisît un autre endroit ; qu'il désirait obtenir de l'Empereur la
permission d'acquérir un bien en France et d'y finir son existence. La
reine m'a dit qu'elle avait supplié son fils de différer leur départ pour
Badajoz , qu'elle n'avait rien obtenu , et qu'il devait avoir lieu luudi
prochain,
Au moment de prendre congé de LL. MM. , le roi me dit : « J'ai
écrit à l'Empereur , dans les mains duquel je remets mon sort. Je
voulais faire partir ma lettre par un courier , mais je ne saurais avoir
une occasion plus sûre que la vôtre. » Le roi me quitta alors pour
passer dans son cabinet. Bientôt après il en sortit , tenant à la main
la lettre ci-jointe qu'il me remit ( Nos. I et II ) ; et il me dit encore ces
mots : « Ma situation est des plus tristes. On vient d'enlever le prince
de la Paix qu'on veut conduire à la mort. Il n'a d'autre crime que
celui de m'avoir été toute sa vie attaché. » Il ajouta qu'il n'y avait sorte
de sollicitations qu'il n'eût faites pour sauver la vie à son malheureux
ami , mais qu'il avait trouvé tout le monde sourd à ses prières , et
enclin à l'esprit de vengeance; que la mort du prince de la Paix entraînerait
la sienne , et qu'il n'y survivrait pas .
Aranjuez , le 23 mars 1808.
N°. I.
Signé, B. DE MOUTHION.
Lettre du roi Charles IV à l'Empereur Napoléon.
Monsieur mon frère , votre majesté apprendra sans doute avec peine
les événemens d'Aranjuez et leur résultat elle ne verra pas sans
quelqu'intérêt un roi qui , forcé d'abdiquer la couronne , vient se jeter
dans les bras d'un grand monarque son allié , se remettant en tout à
sa disposition , qui seul peut faire son bonkeur , celui de toute sa
famille , et de ses fidèles et aimés sujets . Je n'ai déclaré m'en démettre
en faveur de mon fils que par la force des circonstances , et lorsque le
bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez
connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort , qui eût été suivie
de celle de la reine . J'ai été forcé d'abdiquer ; mais rassuré aujourd'hui
et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme
qui s'est toujours montré mon ami , j'ai pris la résolution de me remettre
en tout ce qu'il voudra bien disposer de nous , de mon sort , de
celui de la reine , et de celui du prince de la Paix. J'adresse à V. M. L
ΜΑΙ 1808. 287
etR. une protestation contre les événemens d'Aranjuez et contre mon
abdication. Je m'en remets et me confie entiérement dans le coeur et
l'amitié de V. M. Sur ce , je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et
digne garde.
Monsieur mon frère ,
De votre majesté impériale et royale ,
le très-affectionné frère et ami ,
Aranjuez , le 21 mars 1808 .
21 marzo.
N°. II .
CHARLES.
21 mars.
Je proteste et déclare que mon décret
--
Protestoy declaro que todolo
que manifiesto en mi
decretodel 19 de marzo , abdicandolacorona
en mi hijo ,
fueforzado por precaver mayores
males la efusion
misqueridos vasallos ,ypor
tanto de ningunvalor.
y
IO EL RE.
de
du 19 mars, par lequel j'abdique la
couronne en faveur de mon fils , est un
acte auquel j'ai été forcé , pour prévenir
de plus grands malheurs et l'effusion
du sang de mes sujets bien-aimés . II
doit en conséquence être regardé comme
de nulle valeur .
Actes administratifs .
MOI LE ROI .
S. M. l'Empereur a rendu à Bayonne le 25 et 30 avril deux
décrets , le premier relatifà un prêt de 3millions que S. M.
a autorisé la caisse d'amortissement de faire aux propriétaires
vignobles de Bordeaux , afin de les indemniser des
pertesque leur occasionne la non-exportation de leurs vins.
Le second relatif aux embellissemens de la ville de Bordeaux.
ANNONCES .
OEuvres d'Euclide , traduites littéralement , par F. Peyrard , professeur
de mathématiques et d'astronomie au Lycée Bonaparte ; auteur
de la traduction des oeuvres d'Archimède , ouvrage approuvé par l'Institut
, adopté pour les bibliothèques des Lycées et dédié à S. M. l'Empereur
et Roi.
Prospectus.- Lorsque la Classe des sciences physiques et mathéma -
tiques de l'Institut national approuva ma traduction des Elémens de la
géométrie d'Euclide , plusieurs membres manifestèrent leurs regrets de
ce que je ne publiais pas la traduction complète de ses OEuvres , et je fus
invité par la Classe à terminer celle d'Archimède. Lorsque cette même
Classe approuva cette dernière traduction , elle m'invita à entreprendre
la traduction d'Apollonius . Ce double voeu de la Classe sera rempli. Une
partiedes OEuvres d'Euclide a déjà paru ; j'ai publié la traduction complète
des OEuvres d'Archimède , qui était infiniment plus difficile que
selles d'Euclide et d'Apollonius. Ma traduction d'Euclide paraîtra avant
288 MERCURE DE FRANCE , MÁI 1808.
lafin de 1808. Pendant qu'on imprimera ma traduction d'Euclide ,je
m'occuperai de celle d'Apollonius .
Je ferai imprimer moi-même ma traduction d'Euelide , sans l'intermé
diaire d'un libraire : ceux qui désireront se la procurer , seront tenus de
souscrire chez moi , ou de se procurer , par le moyen d'un libraire ou
autrement , une souscription signée de moi. Les personnes qui ne seront
pas inscrites sur ma liste avant le 1er août 1808 , paieront un tiers en
sus.
Ma traduction d'Euclide renfermera deux forts volumes in-4°. L'imprimeur
, le dessinateur et le graveur seront toujours MM. Crapelet ,
Gaucher et Duplat. Les figures seront dans le texte , et répétées autant
de fois que le demandent les démonstrations , c'est-à-dire que ma traduction
d'Euclide sera imprimée à l'instar de celle d'Archimède . La liste
des souscripteurs sera placée à la tête du premier volume .
Prix, 60fr . papier ordinaire , et 120 fr. papier vélin .
On souscrit à Paris , chez F. Peyrard , Editeur , au Lycée Bonaparte.
Extrait du rapport fuit par MM. Lagrange et Delambre , à la
Classe des sciences physiques et mathématiques de l'Institut ,
sur la traduction des Elémens d'Euclide , par M. Peyrard, du 28
۱۰
ventose an XII.
Nous avons lu avec soin la nouvelle traduction , en la comparant å
l'original grec , du moins quant àl'énoncé de chaque proposition , et pour
les parties essentielles des démonstrations ; car c'eût été un travail aussi
long qu'inutile que de suivre le traducteur dans des détails qui ne peuvent
se traduire de deux manières . Par-tout M. Peyrard nous a paru rendre
avec exactitude le sens et même les expressions de son auteur .......
Le tome IIIº formant la seconde partie du Voyage dans le Midi de
la France , par A. L. Millin , 1 vol. in-8° , avec atlas in-4° , composé
de 20 planches , représentant les vues , monumens , ruines , inscriptions
, etc. , etc. , décrits dans cet ouvrage. Prix , 15 fr. pour Paris , et
18 fr . franc de port.
Onpeut se procurer la première partie de ce Voyage , composé de
2 volumes in-8° et atlas in-4º , à raison de 36 fr . , et 42 fr. franc de
port. A Paris , chez Tourneisen fils , libraire , rue de Seine , nº 12 ,
faubourg Saint-Germain .
Voyage aux Indes orientales , par le P. Paulin de Saint-Barthelemy ,
missionnaire , traduit de l'italien , par M*** , avec les observations de
MM. Anquetil-Duperron , J. R. Forstet ,et Sylvestre de Sacy , et avec
une dissertation de M. Anquetil, sur la propriété individuelleet foncière
dans l'Inde et en Egypte. Trois volumes in-8º de plus de 1650
pages , orné du portrait de l'auteur , avec un atlas in-4° , contenant
une carte de P'Inde , d'après Danville , et 13 planches , représentant les
vucs, costumes, idoles , etc. des différentes nations de l'Inde. Prix ,
20 fr. , et25 fr. 50 cent. franc de port. Chez le même.
(N° CCCLVI. )
( SAMEDI 14 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
L'AVENUE DES CHATELETS. - ÉLÉGIE .
ARBRE de Phaéton , toi que chérit Alcide ,
Toi, dont le tronc léger s'élève'en pyramide,
O svelte et pâle peuplier' ,
Eprouvant de la hache un affront meurtrier ,
De ces rians vallons dont tu fis la parure
Pour un peu d'or , hélas ! tu vas t'expatrier !
Quand tout renaît dans la nature ,
1:1
Lesdoux chants de l'oiseau , des ruisseaux le murmure ,
Le feuillage des bois etdes prés la verdure ,
Ton sort devient plus rigoureux .
Ainsi j'ai vu souvent , dans la commune joie ,
Quand un cercle élégant s'abandonnait aux jeux,
Un amant triste et malheureux
Offrir un noir contraste , à ses douleurs en proie.
Bientôt des Châtelets le vallon enchanteur
Al'amant ainsi qu'au lecteur,
En sa retraite solitaire ,
Ne présentera plus , abri doux et flatteur ,
De rameaux fraternels la cime séculaire.
Fuyez de ces lieux profanés ,
Oréades , Sylvains , et vous , jeunes Dryades ;
De ce ruisseau , cher aux Naïades ,
Oh! qui répétera les accens indignés ?
LesJeux vont s'exiler de cette aimable rive ;
T
290
MERCURE DE FRANCE ,
Chloé n'y chante plus sa plaintive romance ;
Hylas n'y grave plus ses chiffres amoureux ;
Sur ces bords , qui charmaient sa tendre rêverie ,
Myrthé n'exhale plus ses soupirs douloureux .
Douce et vague Mélancolie ,
Toi qui , près du plaisir comme de ladouleur,
Conviens bien à l'ame attendrie ,
Et de ces jeux bruyans que chérit la folie
Sais si bien reposer mon coeur ,
Comme tu te plaisais sous ce toit de verdure !
Tu mêlais des soupirs l'attendrissant murmure
An murmure de ce ruisseau ;
Tu coufiais à la nature
Et tanaissante peine et ton espoir nouveau.
Relu sous cet épais ombrage ,
J'y retrouvais Parny plus tendre et plus touchant ;
De Tibulle , sur ce rivage,
Bien plus harmonieux était encor le chant ;
D'Young moins noire était la page.
Là , mon esprit , plus indulgent,
En son illusion voyait avec délices
Les hommes moins pervers , de moindres injustices
Le spectacle moins affligeant ,
Le destin moins fécond en funestes caprices ,
Moins de crimes et moins de vices ,
L'erreur moins propagée et le coeur moins changeant.
Quand les peines du corps , les tortures de l'ame
Auprès de ma raison appelaient tous mes soins , :
Réclamant d'Apollon Ja poëtique,flamme,
J'y chantais mes douleurs : elles me blessaient moins.
Oh! comme en peu de jours cette aimablevallée
De ses vieux habitans voit larace exilée !
De combienpeu d'instans l'infortune est le fruit!
Et combien au contraire ont succédé d'années ,
Et combien de saisons , Yune àl'autre encratiféés ,
Ont parcouru le cercle àleur marche prescrit ,
Avant que ces rameaux aient élevé leur cime :
Formés par quarante ans , un seuljour les détruit.
Tels , en un jour aussi, dans le cours d'une muit,
Sous les traits du malheur ou sous les coups du crime,
:
La gaîté disparaît et le bonheur s'enfuit.
Ainsi d'une longue espérance,
Ainsid'une ferme coristance ,
Ainsi de la félicité ,
ΜΑΙ 1808. 291
Enunmomentprécipité ,
D'une heure , d'un instant dans le rapide espace ,
L'édifice fragile et s'écroule ets'efface.
De ces chers Peupliers trop cruel possesseur ,
Tu n'as done respecté ni leur antique ombrage ,
Ni de leurs rameaux verts la propice épaisseur ,
Ni l'éclat de ce beau rivage ,
Ni les regrets de notre coeur ?
Puisse , quand lamordante scie
De ses sons importuns affligeant les échos ,
Divisera ces troncs , coupera ces rameaux ,
Puisse la merveille inouie ,
Puisse le phénomène affreux
Des magiques forêts qu'Armide fit éclore ( 1 ) ,
Ou des arbres sanglans qui couvraient Polydore (2) ,
Effrayant le coeur et les yeux ,
Auxregards interdits se présenter encore !
Qu'ai -je dit ? où m'emporte une vaine douleur
Qui d'une cruelle sentence
N'adoucira point la rigueur ?
Tout ce qui vit , végète ou pense ,
Nous offrant beaucoup d'intérêt
Mais aux Dieux fort peu d'importance ,
N'a qu'une éphémère existence ,
Objet d'un vain espoir comme d'un vain regret.
Ou par le tems ou par la hache ,
Soit que le fer l'abatte , ou que le vent l'arrache ,
De ces beaux Peupliers le cortége imposant
Nedevait-il donc pas redescendre au néant ?
.... Lorsque le glaive , instrument des batailles ,
Soutien oudestructeur des rois et des Etats ,
Multipliant ses attentats ,
Couvre leschamps flétris d'affreuses funérailles ,
D'un spectacle effrayant notre oeil est occupé.
Tel d'un autre Pénée , ô toi , nouveau Tempé ,
Dedébris affligeans ton enceinte se couvre ,
Et l'oeil désolé n'y découvre
Que des restes hideux et des tronçons épars ,
Ruines de la vie et tourment des regards .
Ma plainte n'est point indiscrète;
(1) Le Tasse, Gier. Liber. Cant. 15.
(2) Virgile, An. Lib. 5.
ءار
:
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Par moi des Peupliers le c' arme est regretté.
Que leur frêle débris au moins soit respecté :
Qu'ils forment pour l'amour une alcove secrète ,
Une table à Bacchus , un pupitre au poëte ,
Un asyle au mystère , un siége à la beauté.
Qu'ils n'aillent pas des morts habiter la retraite ,
Et sur-tout qu'Harpagon , par le bas prix tenté,
N'en compose jamais son avare cassette !
LOUIS DUBOIS.
ENIGME.
Lecteur, comme chacun doit me trouver en soi,
Tu dois conséquemment me rencontrer en toi.
Je suis un certain être aussi rond que la lune ;
Mais beaucoup plus petit ; pourtant je fais fortune.
Je fais les jours , les mois , et même les saisons :
L'on n'aurait point , sans moi, récoltes ni moissons.
Nul empereur , sans moi , ne parviendrait au trône ,
Nul monarque , sans moi , n'obtiendrait la couronne.
Sans moi le monde entier ne pourrait subsister ;
Aucun homme , sans moi, ne pourrait exister .
Présent dans les combats, je suis en nombre , en force ,
L'on n'y pourrait , sans moi , brûler la moindre amorce.
Faisant l'occasion , amenant l'à-propos ,
Je forme un conquérant , j'enfante le héros ;
Ils ne pourraient , sans moi, remporter la victoire ,
Ni triompher sans moi , ni vivre dans l'histoire.
Sans moi l'on pourrait bien être chéri , vanté ;
Mais sans moi nul n'irait à l'immortalité.
$........
LOGOGRIPHE.
Leplus souvent lorsque Lise est chagrine ;
C'est de moi que Lise se plaint :
Mais bien des fois le mal est feint
Et se guérit sans médecine.
Messieurs , vous chargez-vous de mettre les accens?"
Je vais vous détailler tout ce que je comprends.
1
1
ΜΑΙ 1808. 295
D'abord trois rivières de France ;
Ce qui d'un autre monde apporté par Baudiu
Pousse à Paris , grâce à l'art des Thowïn ;
Çe qui fait que sans vent une barque s'avance ;
Ce que dans l'eau fait un canard ;
Un vin à mousse pétillante ;
Un titre turc ; une eau dormante ;
Ce qu'enseigne Gentil-Bernard ;
Ce qu'Oreste fut à Pylade ;
Ce que vante dans l'Iliade
Un vieux roi tant soit peu bavard ;
Ce qu'étaient , si l'on croit Cervantes ,
La fleur des chevaliers errans
Etla souche des rossinantes;
Le mois le plus cher aux amans;
Ce qui donne l'hydrophobie ;
Nid d'un aigle ; nom d'un poisson ;
Ce que dans une tragédie
Voltaire osa croiser; ce que vengea Buffon ;
Un des grands acteurs de Milton ;
Deux prénoms , vénérés dans l'église romaine ;
Cet orgueilleux oiseau que le bon La Fontaine
Para d'un plumage emprunté ;
D'un mauvais produit de Surène
Une mauvaise qualité ;
Ce qu'un Jocko partage avec l'espèce humaine;
Ce que Rubens souvent sur la croix inscrivait ;
Un mot latin nom de rivière ;
Ce que César croyait n'avoir pas fait
Quand quelque chose encor restait à faire ;
Ce que souhaite avec ardeur
Jeune fille qui cherche à plaire;
Ce que tu fus pour ton malheur
Infortuné Bailli ! Ce qu'est un cimeterre ;
Ce qui renferme un coutelas ;
Ce qui finit mainte prière ;
Cedont on paie en quelques cas
Et qu'on trouve au Pérou ; ce qui de l'Angleterre
Sépare les trois Continens ;
Ce qui la rend encor si fière ;
Ce qui dans les êtres vivans
Est le principe de la vie ;
Une ville de la Russie ;
Lebut final des commerçans ;
204 MERCURE DE FRANCE,
Certaine espèce de folie ;
Le nom d'un moine ture; un art surnaturel
Qui fit paraître Samuel ;
Ce qu'est par fois l'amour , ce qu'est toujours l'absynthe ;
Le nom royal d'une figure peinte ;
Ce que du haut d'un arbre aërien (1)
Fait la plaintive tourterelle ;
Ce que brisa Léon l'Isaurien ;
Certaine mesure nouvelle ;
Un fruit dont parle Cook; ce que garde un soldat;
Ceque pèse Guyton , et que chante Garat ....
Cinquante objets , tout juste , est-ce une bagatelle ?
Et cependant mon tout n'a que huit élémens :
Cinq moulus , cuits au four , donnent les trois restans.
!
CHARADE ..
Demonpremier
Excusez la manie ;
Demon dernier ,
Fuyez la compagnie ;
De mon entier
Evitez la furie .
8........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro estBroche.
Celui du Logogriphe est Hotel,dans lequel on trouve tel, lot, Loth,
hotte, hôte , ote , ho , eh , hé.
Celui de la Charade est Fougueux.
(1) Aeria... ab arbore ; expression virgilienne. Lorsqu'on fait des
Logogriphes , on peut se dispenser de savoir croiser des rimes masculines
et féminines : mais il faut absolument posséder les auteurs grecs
et latins , la mythologie , la bible , et même l'histoire.
ΜΑΙ 1808 ... 295
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( EXTRAITS. )
ELOGE DE PIERRE CORNEILLE , Discours qui aremporté
le prix d'éloquence décerné par la Classe de
la Langue et de la Littérature françaises de l'Institut
, dans sa séance du 6 avril 1808; par Mr.M.J. J.
VICTORIN FABRE. A Paris , chez Bouillat , au Cabinet
littéraire de Girardin , Palais du Tribunat ,
n° 156 ; D. Colas , rue du Vieux-Colombier , nº 26 ;
Gérard, rue Saint-André-des-Arcs , nº 59 ; Debray ,
rue Saint-Honoré , nº 168 ; Delaunay , Palais du
Tribunat , ete . Brochure in-8° ( 1) .
Je viens un peu tard parler au public d'un Discours
sur lequel on n'a rien oublié pour le prévenir défavorablement
; je n'imiterai point l'exemple que plusieurs
Journaux ont donné. Les uns ont cru ne pouvoir
louer les rivaux que M. Victorin Fabre a vaincus dans
ce concours , qu'en lui lançant des traits indirects
mais visibles , et aussi injustes qu'ils étaient amers ;
les autres l'ont attaqué directement : tous ont prétendu
infirmer le jugement de l'Académie. Je me bornerai
à donner une idée vraie de l'ouvrage de M. Fabre.
J'en parlerai comme si l'auteur n'avait point eu de
concurrens, comme s'il n'eût pas concouru , mais couru
seul dans la carrière où il a remporté le prix .
"
En traitant un sujet où , comme on l'a fort bien
observé , tout paraissait en quelque façon prévu par
tout le monde , il fallait sur-tout l'envisager sous un
point de vue nouveau ou du moins assez particulier
pour mêler quelque surprise aux effets atiendus ; 1
fallait non-seulement avoir étudié profondément, nonseulement
bien juger , mais bien sentir Corneille , et
passer du discernement à l'enthousiasme , pour pouvoir
transmettre aux autres ces émotions qu'on ne
parvient à exciter que lorsqu'on les éprouve soi-même;
(1) On trouve chez les mêmes libraires les ouvrages suivans du même
auteur : Opuscules en vers et en prose , broc. in-8º. Discours en vers
sur les Voyages , in-8° .
296 MERCURE DE FRANCE,
il fallait , et cette condition n'était pas la moins essentielle
, non-seulement bien écrire , mais donner à
son style l'élévation et la force , le nombre , l'harmonie
, la noble hardiesse qui constituent le style
oratoire , s'élever enfin jusqu'au sublime , puisqu'on
avait , non pas à examiner et à définir , mais à louer ,
à peindre , à présenter à l'admiration des hommes un
des écrivains , un des poëtes les plus sublimes des tems
modernes .
Laissons-là les théories improvisées pour un but particulier
, dictées uniquement par l'intérêt de quelque
préférence ou de quelque antipathie personnelle ; l'art
oratoire existe , il a ses principes , ses modèles connus :
il ne s'agit pas de vaines paroles , d'emphase , de recherche,
d'affectation, d'antithèses ; ce n'est pas là l'éloquence
, pas plus que bel astre et fatal laurier ne sont
la poësie ; mais enfin il y a un style oratoire comme il y
a un style poëtique. Le style oratoire français est parvenu
au plus haut degré de perfection et de gloire ; il s'agit
de l'y maintenir. C'est à cela que sont destinés les prix
d'éloquence décernés par un corps littéraire , à qui sont
remis en dépôt les trésors de la langue et de la littérature
françaises : ce serait aller contre le but qu'il sepropose
que de confondre tous les genres , que d'écrire du
même style une discussion littéraire , une histoire et
un éloge académique; que de ne pas proportionner
encore dans les éloges les nuances du style au degré
d'élévation de l'objet , et pour nous en tenir aux derniers
sujets proposés, que de tracer, par exemple, avec
les mêmes couleurs , les mêmes figures , les mêmes
mouvemens , l'éloge de Boileau , de Corneille et de
La Bruyère .
M. Victorin Fabre me paraît avoir rempli toutes ces
conditions dans son éloge de Corneille. Le point de vue
qu'il a choisi est pris d'un mot de Voltaire ; et ce mot, par
lequel l'orateur commence son Discours , est pour ainsi
dire le texte qu'il entreprend d'y développer.
Le génie de Corneille a tout créé en France (2) ; sa gloire
n'est pas seulement dans ses écrits; elle est dans ses prédécesseurs
inhabiles , dans ses illustres successeurs ; elle est
(2) Voltaire, Commentaire sur Corneille.
ΜΑΙ 1808.
297
dans notre littérature toute entière. Organe à la fois de la
reconnaissance et de l'admiration publiques , le panégyriste
de Corneille doit célébrer également ses chefs-d'oeuvres et
ses bienfaits ; à l'analyse de son talent il doit ajouter le
tableau de son influence ; et cette influence créatrice , il
doit sur-tout la signaler dans le développement du génie
national et dans la grandeur de son siècle . Tel est du moins
le plan que je me suis tracé , tel est le but que je me
propose d'atteindre ; et si je ne m'en suis point trop écarté ,
Corneille va paraître dans ce Discours , non-seulement le
père du théâtre , mais encore le bienfaiteur des lettres et
de la raison.
Sa carrière ainsi marquée et circonscrite , et l'on
ne peût nier qu'elle n'ait de la nouveauté et de la grandeur
, il commence à marcher vers le but ; s'il s'arrête
quelquefois sur la route , il ne s'en détourne jamais.
Il retrace d'abord l'état de barbarie et de faiblesse où
était la scène française quand celui qui allait en être
le réformateur s'y montra pour la première fois. Il le fait
voir , dans ses premiers essais , cédant lui-même au mauvais
goût de son siècle , mais déjà supérieur à ses rivaux;
sortant enfin par sa Médée des limites où son génie
s'était jusque-là renfermé. C'est après ce premier pas
que Corneille sent mieux combien il lui en reste à
faire. Il quitte Paris et la Cour , il cominence , comme
il le doit , par se rendre indépendant et libre; il s'enfonce
dans la retraite , et ne prenant pour guides que
la nature et les tragiques grecs , il fait éclore de ses
méditations un systême où les règles de la tragédie antique
sont adaptées aux moeurs de l'Europe moderne .
Pour bien connaître ce systême et tout ce que nous
devons à son inventeur , il faut rechercher d'abord si
Corneille , en s'écartant des traces de l'antiquité , n'a
point trouvé de guides parmi les modernes. L'Italie et
l'Espagne , en voulant se créer un théâtre , avaient donné
dans deux excès opposés , l'une en copiant trop servilement
les anciens , l'autre en s'écartant d'eux tout à
fait: caractériser les efforts que ces deux peuples avaient
faits , et les erreurs diverses où ils étaient tombés , pour
montrer que Corneille n'avait pris aucun des deux pour
guides , n'était point un hors-d'oeuvre , mais une partie
même du sujet. Il n'était pas moins nécessaire de re
1
298 MERCURE DE FRANCE ,
monter aux dramatiques anciens , de marquer, par
une analyse exacte la différence qui existe entre le
systême de leur théâtre soumis à lafatalité , et le systême
du nôtre , créé par Corneille , où la fable et les
révolutions tragiques ont pour mobiles les passions. Si
✓ c'était des morceaux pareils qu'on eût regardés comme.
des rameaux superflus dans lesquels la sève d'unjeune
talent s'égare , on serait assurément dans l'erreur.
Ce système créé par Corneille , on a voulu lui en
arracher la gloire. Un panégyriste de Racine a prétendu
que ce poëte avait le premier puisé la tragédie dans le
coeur humain ; il a dit que Corneille n'est pas le peintre
des passions (3) . Le panégyriste de Corneille s'élève
contre cette injustice. Il demande si l'orgueil , l'ambition
, la haine , la vengeance , le double fanatisme de
la patrie et de la liberté si bien tracés par Corneille , ne
sont pas des passions humaines , s'il n'y en a point d'autre
que l'amour. Et cette passion elle-même, ses combats ,
ses orages , n'est-ce pas lui qui le premier les a peints
en maître sur notre théâtre ? Oublie-t-on les scènes
héroïquement passionnées de Sévère et de Pauline ; les
mouvemens vrais et énergiques de Camille ; l'intrigue,
les situations , les caractères et le dialogue du Cid ?
A ce mot , l'orateur s'arrête pour développer à la
fois et les beautés de ce chef-d'oeuvre de tous les tems
et l'effet prodigieux qu'il dut produire dans le tems et
dans les circonstances où il parut. C'est par cette marche
régulière , mais animée et qui n'a rien de froid ni de
commun , qu'il passe de l'analyse du systême dramatique
de Corneille à l'analyse de ses plus beaux drames .
Le cadre neuf, ingénieux et pour ainsi dire théâtral où
est placée celle du Cid , a été généralement applaudi ,
on peutmême dire admiré. Le citer suffit pour prouver
qu'il n'y a rien d'exagéré dans les éloges qu'on en a
faits.
<< Transportons-nous à cette époque mémorable que déjà
près de deux siècles séparent de nous (4) ; ne connaissons
(3) Laharpe , Eloge de Racine.
(4) Le Cid parut en 1636.
ΜΑΙ 1808.
299
denotre littérature que les ouvrages connus alors; et prenons
place dans ce parterre qui jugea la naissante merveille
du Cid. La Sophonisbe de Mairet est notre chef-d'oeuvre
tragique (5) ; le Cléomédon de du Ryer a réuni tous les suffrages
(6); et la Marianne de Tristan, si burlesquement
emphatique, et si trivialement affectée , nous venons de
l'accueillir avec transport. L'affiche annonce le Cid : cette
pièce est de l'auteur de Médée , de Médée bien moins heureuse
aux représentations que Sophonisbe et Marianne :
nous allons donc enfinjuger si , par de plus dignes veilles,
Corneille a pu s'égaler à Tristan et à Mairet.
>> La scène s'ouvre: quelle surprise ! quel ravissement !
Nous voyons pour la première fois , une intrigue noble et
touchante , dont les ressorts balancés avec art , serrent le
noeud de scène en scène, et préparent sans effort un adroit
dénouement : nous admirons cet équilibre des moyens dramatiques
qui , réglant la marche toujours croissante de l'action,
tient le spectateur incertain entre la crainte et l'espérance
, en variant et en augmentant sans cesse un intérêt
unique et toujours nouveau; cette opposition si théâtrale
des sentimens les plus chers et des devoirs les plus sacrés ;
ces combats où d'un côté luttent le préjugé, l'honneur , les
saintes lois de la nature de l'autre , l'amour , le brûlant
amour , que la nature respectée ne peut vaincre , et que le
devoir surmonte sans l'affaiblir. Subjugué par la force de
cette situation , je vois tout le parterre en silence , étonné
du charme qu'il éprouve , et de ces émotions délicieuses
que le théâtre n'avait point encore su réveiller au fond des
coeurs. Mais dans ces scènes passionnées où devient plus
vive etpluspressante cette lutte si douloureuse de l'héroïsme
de l'honneur et de l'héroïsme de l'amour ; lorsque, dans
les développemens de l'intrigue , redoublent de violence
ces combats, ces orages des sentimens opposés , par lesquels
l'action théâtrale se passe dans l'ame'des personnages , et
se reproduit dans l'ame des spectateurs ........ alors au
seinde ce profond silence , je vois naître un soudain fremissement;
les coeurs se serrent , les larmes coulent ; et parmi
Jes larmes et les sanglots , s'élève un cri unanime d'admiration
, un cri qui révèle à la France que la tragédie est
trouvée!>>>
Le même cadre ne pouvait servir pour les analyses
(5) Jouée en 1633.
(6) Joué en 1636.
500 MERCURE DE FRANCE ,
d'Horace et de Cinna. Elles ne pouvaient avoir la même
étendue , mais les effets les plus frappans de ces deux
chefs-d'oeuvre sont retracés bientôt après sous un autre
aspect . La force , l'élévation quiy dominent forment en
quelque sorte un nouvel intérêt dramatique inventé par
Corneille , l'intérêt d'admiration. Mais de là même est
né un doute hasardé par quelques critiques. Cet intérêt,
ce ressort était-il vraiment tragique , et le poëte qui en
a fait un si grand usage avait-il réellement un talent
propre à la tragédie (7 ) ? Nouvelle discussion pleine de
vie et de chaleur , où la raison et le goût , dépouillés
des formes de la logique et revêtus de celles de l'éloquence
, n'en sont pas moins pour cela la raison et le
goût. L'orateur , vraiment orateur , y démontre que
l'admiration se joint aux plus fortes impressions de
la terreur et aux plus douces émotions de la pitié , dans
le Cid , dans Horace , dans Cinna , dans la terrible Rodogune.
Je voudrais pouvoir citer en entier ce morceau ;
nos lecteurs , de même avis sans doute que le jeune
défenseur de Corneille , aimeraient à voir de quel ton
et avec quelle véhémence il soutient son opinion et la
Jeur; mais ce morceau seul remplirait ici plusieurs pages ,
et le morceler serait lui ôter le mérite de la progression
et de l'ensemble , mérite rare , et celui de tous
peut-être qui caractérise le mieux un écrivain né pour
la véritable éloquence.
Quand l'orateur a ainsi renversé l'objection que l'on
a tirée contre Corneille de ce ressort de l'admiration
qui lui est en quelque sorte particulier, il passe rapidement
eu revue les autres principaux ressorts que ce
génie créateur emploie , la force de combinaison qui
brille dans le noeud de ses intrigues , la vérité , la profondeur
, l'inépuisable variété de ses caractères , l'art
infini qui règne dans les situations où il saît les placer ,
les formes sans cesse diversifiées de son dialogue et de
son style ; << de ce dialogue admirable , tantôt plein ,
majestueux , soutenu , abondant en pensées et en images,
tantôt vif , serré , précipité , rompu , suivant avec la
rapidité de l'éclair toutes les émotions , tous les niou-
(7) Eloge de Racine , note 6.
MẠI 1808. 301
...
:
vemens de l'ame , et n'offrant dans son impétuosité
qu'un choc, un combat de traits de caractère ,de situationet
de génie , etc. (8). » 1
Mais tant de perfections sont-elles sans mêlanges ? Ce
grand génie se soutient-il toujours dans son sublime
essor? « Il tombe, répète avec complaisance la prudente
médiocrité , bien sûre de ne pas faire de chûte ; il tombe.
-Oui , sans doute.-Et ses chûtes sont profondes .
Je l'avoue ; elles sont proportionnées à la hauteur de
sonvol : il tombe ? et heureux qui peut tomber ! heureux
sur-tout qui tombe de si haut ! >> Ce trait original ,
jeté vivement dans le style généralement périodique et
arrondi de ce discours , a de commun avec le reste qu'il
exprime un sentiment ou un élan de l'ame autant qu'une
perception fine de l'esprit.
C'est par une expression également remarquable ,
quoique d'un genre différent, que l'auteur , en parlant
de la tragédie d'Horace , signale ce premier pas du
génie de Corneille sur le territoire romain. « C'était
alors pour la première fois que le talent de Corneille
entrait dans l'ancienne Rome. Dès qu'il eut foulé cette
terre de gloire et de liberté , son ame se connut une
énergie nouvelle , et son génie parut s'agrandir encore
en peignant la grandeur romaine. >> Le talent de Corneille
entrant pour la première fois dans l'ancienne
Rome , est un mot digne de Corneille.
M. Victorin Fabre n'oublie aucun des rapports sous
lesquels on doit considérer le génie de ce grand-homme.
il voit en lui le législateur comine le créateur de notre
théâtre, le premier modèle, parmi nous , de la comédie
de caractère , des pièces à machine qui ont été le
germe de notre opéra , des scènes lyriques où respirent
toutes les grâces et la mollesse de l'amour , etc. Il ne
dissimule pas non plus les erreurs dans lesquelles tomba
ce génie si élevé quand sa force vint à décheoir ; mais
sur tous ces objets j'avoue que sa rapidité me paraît
aller jusqu'à la sécheresse. Je désirerais sur-tout ici deux
morceaux de quelque étendue , l'un sur les Discours
(8) N'a-t-on pas dit ou écrit quelque part que M. Fabre n'a point
parlé du dialogue de Corneille?
502 MERCURE DE FRANCE ,
dont l'art dramatique est l'objet , et dans lesquels il
serait intéressant d'observer Corneille ajoutant à l'art
des anciens les nouveaux secrets de son art , donnant
pour fondement à sa doctrine , non la pratique des
autres, comme avait dû le faire Aristote, mais la sienne
et les résultats de cinquante années d'expérience; l'autre
sur les fruits malheureux de son dernier âge, sujet
difficile et ingrat, je l'avoue , affligeant même à traiter:
il fallait bien se garder sans doute de s'y appésantir ,
le goût et la convenance le défendaient ; mais entre
une désignation aussi fugitive et de longs et pénibles
détails il y avait un milieu à saisir. Je soupçonnerais
même que l'auteur ne s'est interdit ici les développemens
auxquels il s'est si heureusement livré ailleurs, que
pour se renfermer dans les bornes prescrites par les
lois du concours.
Les avis peuvent être partagés sur l'opinion qu'il
développe dans sa seconde partie et qu'annonçait le
premier mot de son Discours: on peut moins étendre
qu'il ne l'a fait , d'après ce mot de Voltaire , l'influence
du génie de Corneille sur son siècle , et non-seulement
sur la littérature , mais sur les caractères , les moeurs ,
la direction des esprits , l'art de penser : on peut aussi
être commelui de cette opinion, on peut reconnaître
cette influence d'un génie puissant sur le siècle le
plus glorieux pour la France ; ceux-mêmes , à qui cette
idée ne paraîtrait qu'une illusion, doivent l'aimer dans
l'orateur qui l'éprouve , qui trouve encore des couleurs
brillantes pour peindre ce siècle déjà peint tant de
fois , et qui fait même envisager sous un rapport nouveau
ce beau siècle en présentant comme la principale
source de sa gloire , le grand homme qui n'est
ordinairement considéré que comme l'une de ses merveilles.
Cette influence ne pouvait être colle du talent seul.
La trempe vigoureuse et particulière de ce talent luimême
naissait dela trempe du caractère de Corneille ,
et de ses vertus. En retraçant avec le ton du sentiment
ces vertus sociales et domestiques qui comman-
*dent le respect , comme le talent et le génie commandent
l'admiration , M. Fabre ne se dissimule pas deux
MAI 1808. 505
reproches que l'on fait au caractère de Corneille. On
blâme en lui , d'un côté , des louanges données avec
trop peu de mesure et de choix , qui le font accuser
de faiblesse; de l'autre , les éloges qu'il se donne à luimême
et qui paraissent dictés par l'orgueil. M. Fabre
rejette le premier tort sur le ton général où l'éloge
était alors monté. <<<La louange , dit - il ingénieusement
dans une note (9), est une sorte de monnaie publique
qui n'a point de valeur intrinsèque et dont l'opinion
fait tout le crédit ; elle perd dans la circulation ; et la
dépréciation , augmentant sans cesse avec l'abondance ,
il faut augmenter en même proportion la somme fictive,
pour atteindre à la véritable valeur. Or , avant d'ac-
-cuser Corneille d'en avoir été prodigue , il convenait
d'examiner si cette espèce de monnaie n'était point
parvenue , sous le ministère de Richelieu , au dernier
terme de sa dépréciation » .
Qant aux éloges qu'il se donna peut-être trop libé-
-ralement à lui-même , sont-ils en effet l'expression de
l'orgueil, ou de la noble fierté d'un grand-homme à
qui l'on refusait de rendre justice? « Corneille auteur
d'un prodige , Corneille persécuté mit moins de fierté
dans ses réponses , que n'avaient étalé d'orgueil et de
présomption dans leurs censures d'insolens et misé-
-rables rivaux. Est-ce donc lui qu'il faut condamner ? >>>
-Mais quandil eut triomphe de l'envie, quand il eut
obtenu l'admiration générale , n'aurait-il pas dû parler
plus humblement de lui-même ?
<<Il l'aurait dù , sinon par modestie , du moins par intérêt.
Ses succès ? non ; sagloire ? encore moins : mais son amourpropre
y eût gagné : il aurait reçu plus d'hommages. Les
hommes sont ainsi faits : ils veulent accorder en pur don
même ce qu'ils n'oseraient refuser ; on les dispose toujours à
contester ce qu'on exige d'eux comme une dette. Corneille ,
moins sincère et plus adroit , pouvait se parer de cette modestie
artificieuse qui , en repoussant la flatterie , sait si bien
attirer le flatteur; qui toujours ignore son mérite pour nous
laisser le soinde l'en avertir , et qui , refusant toute louange ,
(9) Les notes placées à la fin du discours de M. Fabre ne sont point
une partie indifférente de son travail : elles méritent d'être lues.
..:
304 MERCURE DE FRANCE,
sait se faire louer de tout , même du refus de l'éloge. Il pouvait
se parer enfin de cette présomption des humbles qui dedaignent
les ouvrages de leur esprit pour faire croire leur
esprit bien supérieur à leurs ouvrages. Mais quoi ! Corneille
ne s'était pas instruit à nos modernes écoles de politesse : son
ame simple ignorait tous ces calculs , ces humilités d'une
vanité usuraire : et parmi tant de succès , je l'avoue , il n'eut
pas l'orgueil d'être modeste . >>
Je n'ai pas besoin de faire remarquer la tournure
piquante de cette réponse assaisonnée d'une certaine
amertume philosophique , et qui semble annoncer dans
notre jeune auteur un talent d'observer les hommes ,
non moins précoce que son talent de penser et d'écrire.
Après avoir résumé en peu de mots tous les titres
qui placent Corneille au premier rang dans notre admiration
, et qui forcent même les nations étrangères
à reconnaître sa supériorité, puisque de toutes celles
qui se glorifient de leur théâtre , les unes avouent
hautement cette supériorité , et les autres , en préférant
sans peine Corneille à tous les poëtes étrangers, ne mettent
au-dessus de lui que leurs plus grands poëtes nationaux
: l'orateur tire de cette dernière idée le sujet
de sa péroraison.
<<Et nous , Messieurs , dit- il , nous Français éclairés par
son génie , nous qui sommes tous ses disciples , quel rang
lui donnerons-nous ? Comment expliquerons-nous ces jugemens
des nations étrangères? Après la bataille de Salamine ,
quand les grands capitaines de la Grèce s'assemblèrent publiquement
pour décerner le prix de la valeur , chacun
d'eux s'adjugea le premier , et accorda le second à Thémistocle
. La Grèce sut découvrir la vérité dans ces arrêts mêmes
de l'amour-propre : la couronne que Themistocle méritait ,
elle la posa sur sa tête. Assise toute entière aux jeux olympiques
, elle se leva , par un transport unanime , quand le
héros y parut ; tous les regards se fixèrent sur lui ; Thémistocle
seul formait alors le spectacle. Ainsi vous interprêterez
les arrêts de ces nations rivales ; ainsi vous décernerez à
la France et à Corneille le prix qu'ils ont mérité ; ainsi dans
cette auguste assemblée , si sa grande Ombre apparaissait en
cemoment, nous verrions se renouveler les honneurs rendus
à sa vieillesse , lorsqu'après une longue absence , il reparut
dans ce cirque plein de sa gloire , dans ce cirque où l'admiration
publique était déjà enflammée par l'un de ses plus
beaux
ΜΑΙ 1808 . 30scen
!
5
beaux chefs-doeuvre. Tous les spectateurs se levèrent pour
rendre hommage au prince , au fondateur du théâtre , quirentrait
dans ses états . De même à l'apparition de son Ombre ,
nous nous lèverions tous pour poser sur son front la couronne
tragique ; et l'Europe entière , empressée de consacrer ces
honneurs légitimes , répondrait à nos hommages par ses
applaudissemens. >>>
Dans cet extrait, je me suis attaché , comme je l'avais
promis, à faire connaître l'ouvrage de M. Victorin Fabre
plutôt qu'à en faire l'éloge. Maintenant je le demande ,
oùsont donc ces superfluités, où sont ces folles déclamations
; où est cet alliage du faux goût et des vaines paroles,
qu'on avait semblé nous annoncer ? n'y voit-on pas
au contraire toutes les qualités qui constituent le style
oratoire, qui le différencient des autres styles , jointes
à l'élégance , à la pureté , à la clarté qui doivent être
communes à tous ? ne voit-on pas en un mot dans le
tout ensemble plus de beautés réelles et solides qu'il n'en
faut pour justifier le jugement que l'Académie a prononcé?
Elle ne l'a point prononcé froidement. Une approbation
exprimée par la plupart de ses membres dans
les termes les plus chauds et les plus honorables , s'est
jointe à l'unanimité des suffrages. La partialité s'efforce
en vain de nier ou de dénaturer ces faits. Et pourquoi
ces efforts ? pourquoi cette ligue de journaux , armés
pour obscurcir le triomphe le plus éclatant et le plus
juste ? Comment , lorsque , pour la première fois depuis
long-tems , on lit , on entend des morceaux tels que
ceux dont tout ce discours est tissu , ne s'empresse-t-on
pas , tous petits intérêts à part , de reconnaître , d'encourager
et d'applaudir un talent qui s'annonce ainsi ?
Et s'il se trouve que ce talent , déjà mûr dans plusieurs
de ses parties , soit possédé par un jeune homme qui
n'ait pas encore vingt-trois ans , et qui déjà depuis trois
années se distingue dans nos concours, comment ne voiton
pas dans cette circonstance un nouveau motif de se
réjouir au nom des lettres , et de féliciter le jeune vainqueur?
On faittout le contraire ; on tourne l'âge en objection
contre le talent. On veut faire entendre au public
| V
306 MERCURE DE FRANCE ,
que l'ouvrage d'un homme si jeune n'est qu'un ouvrage
de jeune homme ; même en louant ce qu'on ne peut
absolument blâmer , on sourit à des beautés brillantes
sans doute , mais solides et fortes , mais approuvées par
la raison autant que par l'imagination et par le goût ,
comme si ce n'étaient que les illusions d'un enfant, Mais
le public ne prend pas le change ; et à mesure que cette
production si malignement travestie est plus connue ,
les suffrages de tous les bons juges deviennent unanimes
en sa faveur comme l'ont été ceux de l'Académie.
Que M. Victorin Fabre ne se décourage donc pas ,
qu'il continue à se nourrir constamment de bonnes
études et de sentimens élevés : qu'il ne s'irrite point ,
qu'il ne donne point à la malveillance l'avantage d'avoir
troublé par ses cris la joie de son triomphe et la paix
de son ame. Certain de n'avoir provoqué en rien ce
déchainement , de n'avoir pas à se reprocher une ligne
écrite contre qui que ce soit , qu'il se dise , sans trop
d'orgueil, que c'est donc de son succès même que naît
ce déchaînement contre son succès ; qu'il fasse voeu de
ne jamais donner d'autres alimens à la haine , et qu'il
lui en donne souvent. GINGUENÉ .
CUVRES CHOISIES DE J. B. ROUSSEAU , avec des
notes de PONCE-DENYS ECOUCHARD LE BRUN , membre
de l'Institut national, classe de la littérature française,
de plusieurs académies de France et étrangères ,
et de la Legion d'honneur. AParis , chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles-Coeur , n° 10.
DANS le compte que j'ai rendu des notes de M. Le
Brun sur Boileau , j'ai fait mention de celles qu'il a
faites aussi sur J. B. Rousseau. Ce nouvel ouvrage vient
de paraître. M. Le Brun n'a point commenté les Allégories
, ni les Epitres , dont la plupart , on le sait , méritent
peu qu'on s'en occupé. Il n'a point commenté
non plus les Epigrammes : il est reconnu que dans ce
genre Rousseau est d'une perfection qui n'eût guères
laissé au commentateur que le soin d'admirer , etd'ail
ΜΑΙ 1808 . 307
leurs il est beaucoup de ses Epigrammes sur lesquelles
on ne pouvait faire de glose , faute d'en pouvoir décem
ment offrir le texte au public. M. Le Brun n'a donc fait
denotes que sur les Odes et les Cantates . C'est comme
lyrique seulement qu'il a examiné Rousseau. Personne
n'eut plus d'intérêt à l'étudier sous ce rapport; personne
aussi n'avait plus de droits pour le juger. Sans
doute il n'est pas indispensable , pour apprécier un écri
vain , de s'être exercé dans le même genre que lui;
mais , si ce n'est pas une condition nécessaire , c'est du
moins un avantage incontestable. Or a dit beaucoup de
mal du commentaire de Voltaire sur Corneille ; mais ce
sont moins les admirateurs sincères de Corneille , que
les ennemis passionnés de Voltaire , qui se sont déchaînés
contre cet ouvrage. Quel autre l'eût mieux fait que
Voltaire ? Croit-on que pour avoir fait Zaïre , Mérope
et Brutus , il en ait été moins propre à juger le plan ,
les caractères , les situations , le style du Cid , des Ho
races et de Cinna ? Et Fréron , parce qu'il fermait les
yeux aux beautés de Voltaire , en était-il plus capable
d'apercevoir celles de Corneille et de les faire apercevoir.
aux autres ? Qu'eût été un commentaire de Corneille
fait par Fréron ? Une longue et ennuyeuse diatribe
contre les tragédies de Voltaire. On eût acheté bien cher
une compilation en plusieurs gros volumes , des observavations
répandues dans les numéros de l'Année littéraire.
Des gens qui n'avaient sûrement pas le droit d'être jaloux
de Voltaire , et qui ne l'en ont pas moins déchiré , ont
prétendu que lui-même était jaloux de Corneille , puisqu'il
le critiquait souvent : imputation fausse et absurde .
Nul n'a loué , ni ne louera Corneille plus sincérement ,
plus magnifiquement que ne l'a fait Voltaire. Mais ce
même goût si profondément sensible aux beautés vraies,
aux traits sublimes et énergiques du père de notre théâtre ,
pouvait-il ne pas l'être , dans le même degré, aux fautes
graves et nombreuses qui les accompagnent ? L'homme
également touché des uns et choqué des autres , pouvait-
il , devait-il faire autrement que d'exprimer avec
une égale force son plaisir et son dépit , son admiration
et son dégoût ? Pour l'attaquer avec quelque fondement ,
ilfaudraitprouver qu'il estdans Corneille de beaux traits
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
1
qu'il a passés sous silence ou loués insuffisamment; et
qu'il en est d'autres aussi qu'il a trouvés répréhensibles
quand ils ne l'étaient pas ou blâmés plus qu'ils ne méritaient
de l'être. Or, je doute que dans tout le commentaire
de Voltaire il existe un seul exemple concluant de
l'un ou de l'autre genre d'injustice.
J'ai un peu insisté sur ce point , parce que je prévoisque
quelques personnes , sur les mêmes indices et avec
la même équité , ne manqueront pas d'accuser M. Le
Brun d'avoir été jaloux de J.-B. Rousseau , et de s'être
fait son détracteur. La vérité est cependant que jamais
on n'a admiré plus franchement , ni vanté plus passionnément
ce grand lyrique : cela va jusqu'à l'aigreur
et à l'emportement contre ceux qui se sont rendus
coupables du seul crime de l'avoir loué modérément.
M. de Laharpe est souvent pris à partie et fort rudement
traité pour avoir eu ce tort. Comme il avait aussi
celui de ne pas goûter beaucoup les Odes de M. Le Brun ,
on peut soupçonner que le disciple , en vengeant l'injure
de son maître , n'avait pas tout à fait oublié la
sienne , et que , sans le dire , il a payé les deux dettes à
la fois.
Rousseau est , sans contredit, un grand poëte et un plus
grand versificateur. Ses idées sont quelquefois exprimées
avec beaucoup de force , ses images avec beaucoup de
pompe ou de grâce; il excelle sur-tout dans la partie
de l'art dont l'oreille est le juge : l'arrangement harmonieux
des mots , le choix du rythme , la coupe du
vers , le nombre et l'enchaînement des périodes , la
richesse et le bonheur des rimes , voilà ce qui le distingue
et lui donne un si haut rang sur notre Parnasse.
Mais d'un autre côté, on sait que Rousseau avait l'esprit
moins juste, et le coeur moins sensible que l'oreille.
Plus occupé du mot que de la pensée , il ne fait souvent
qu'habiller en termes magnifiques l'idée la plus
commune , la plus rebattue ; quelquefois aussi cette
idée est fausse; ici le fil du raisonnement lui échappe
ou se perď dans des conséquences forcées ; là , des
exemples mal appliqués viennent appuyer une proposition
mal établie. Rousseau n'avait appris de Boileau
que le mécanisme du vers : celui-ci n'avait pu lui transΜΑΙ
1808 . 309
mettre sa raison ferme et lumineuse ; il ne lui avait
pas transmis non plus son goût sûr et exquis. Rousseau
est très-inégal ; il est peu de ses plus belles odes qui
ne soient défigurées par quelque strophe faible ou mauvaise
; à côté d'un trait sublime de pensée ou d'expression
, il place une phrase maniérée ou barbare ,
un terme obscur , impropre , bas ou ampoulé. Enfin ,
Rousseau , dans son talent , a eu deux manières trèsdistinctes.
Les ouvrages de son bon tems sont presque
toutes ses Odes sacrées et une partie de ses Odes profanes
; tout le reste appartient à cette époque funeste
où , banni de la France par un arrêt infamant , il
vivait réfugié en Allemagne; alors le malheur ulcérait
son ame et préoccupait tristement son esprit, en même
tems que les années éteignaient sa verve et endurcissaient
pour ainsi dire son oreille .
Cette vicissitude du talent de Rousseau , les qualités
et les défauts dont il se compose , les beautés et les imperfections
qui en ornent ou en déparent les productions,
toutes ces choses sont indiquées dans les notes
de M. Le Brun , non point par des observations approfondies
et généralisées , mais par des traits de
louange ou de blâme appliqués à chaque objet en particulier
et exprimés avec un grand abandon de formes
et d'expressions.
M. Le Brun qui faisait peu de cas de la prose , ne
croyait pas apparemment qu'elle méritât plus de soin.
J'ai déjà dit , à l'occasion de ses notes sur Boileau , combion
il dédaignait ce vil langage ; en voici une nouvelle
preuve qui vaut , à elle seule , toutes les autres .
Il s'agit de ce vers de Rousseau :
Et celui qui punit les rois les plus sublimes.
« Un homme sublime , un roi sublime , dit M. Le
>>>Brun , bien loin d'être bonne poësie ,, n'est ni bon
>>français , ni même bonne prose. >> Ni bon français ,
ni même bonne prose est vraiment curieux . A ce compte
la bonne prose ne passe qu'après le bon français , et
une phrase pourrait ne pas être bon français et être
encore bonne prose . Je n'assurerai pas que ce fût- là
rigoureusement l'opinion de M. Le Brun; mais c'est
310 MERCURE DE FRANCE,
du moins ce que l'on peut conclure de ses termes , et
son profond mépris pour la prose est du moins prouvé
par la négligence avec laquelle il l'écrivait. Undes caractères
de la négligence dans le style est le néologisme.
M. Le Brun en mettait dans ses vers par ambition;
il en met dans ses notes par paresse. Vers sur-
>> chargés d'f, dit-il , qui s'accusent réciproquement
d'ineuphonie. » Ce mot d'ineuphonie qui revient souvent
ainsi que son adjectif ineuphonique , n'est pas une
heureuse innovation ; l'utilité ne la justifie pas , puisque
nous avons cacophonie qui dit exactement la même chose.
Ensuité je ne comprends pas bien ce que c'est que
des vers qui s'accusent réciproquement d'ineuphonie.
M. Le Brun , ordinairement sévère jusqu'à la rigueur
dans ses observations , y est quelquefois rigoureux jusqu'à
l'injustice. Rousseau a dit :
Pensez-y donc , ames grossières ;
Commencez par régler vos moeurs .
Sur quoi M. Le Brun observe qu'on ne dit point les
moeurs de l'ame ; mais Rousseau ne l'a pas dit non
plus : ames est au pluriel , et il est là pour hommes.
C'est une métonymie très-usitée; ne dit-on pas : la
population d'une telle ville est de cent mille ames ?
M. Le Brun critique aussi peu justement ces deux vers :
Non , non , ses loétis passagères
N'ontjamais ébloui tes sens.
१५.
<< Les sens , dit- il, peuvent-ils être éblouis comme les
>> yeux ? » Oui , sans doute , puisque les yeux sont un
sens , ou , si l'on veut , l'organe d'un sens. La poësie
a le droit d'employer le genre pour l'espèce et vice
versá. Je ne puis pas encore être de l'avis de M. Le
Brun, lorsque dans ces deux vers célèbres :
Le tems , cette image mobile
Del'immobile éternité.
il reprend l'épithète d'immobile qui , suivant lui , rapetissele
sen's: voilà ce qu'on n'avait point encore aperçu.
Immobile serait une faible epithète à éternité si on
l'employait seule; mais ici elle est opposée à celle de
mobile quí caractérise si bien le tems. Les deux épiΜΑΙ
1808. 311
thètes se fortifient l'une par l'autre , et cette antithèse
a toujours été admirée comme un heureux artifice de
style. Dans la même Ode , Rousseau dit :
Mais la déesse de mémoire ,
Favorable aux noms éclatans ,
Soulève l'équitable histoire
Contre l'iniquité du tems .
L'avant-dernier vers est une imitation visible de ce
beau vers de Boileau :
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
M. Le Brun néglige d'en faire la remarque , lui qui
note avec un soin extrême les plus légers emprunts
faits à Racine par Rousseau. Ceçi me fournit l'occasion
de faire moi-même une remarque que je n'ai encore
vu consignée nullepart. On raconte qu'unjour Louis XIV,
présidant aux agrandissemens continuels qu'il faisait
faire à son parc de Versailles , fut frappé de l'air de
réflexion avec lequel un paysan regardait ces travaux ,
et lui demanda à quoi il rêvait-là : je songe , sire , ré
pondit le paysan , que vous avez beau agrandir votre
parc , que vous aurez toujours des voisins . Rousseau
a mis cette anecdote en vers , et elle termine l'Ode 6
du livre 3. La réponse du paysan est mot pour mot
dans Apulée : Licet privato suis possessionibus paupere ,
fines usque et usque proterminaveris , habiturum te
tamen vicinum aliquem. Littéralement : « quand même
> en dépouillant le pauvre de ses proprietés , tu re-
>>culerais sans cesse les bornes de tes domaines , tu
>> aurais toujours quelque voisin. » Il n'est guère vraisemblable
qu'Apulée et un paysan des environs de Versailles
se soient rencontrés sijuste , et tout porte à croire
que c'est avec le mot du philosophe de Madaure qu'on
a fait la prétendue anecdote.
Je reviens aux notes de M. Le Brun. En voici une
qui n'est pas facile à comprendre ; elle porte sur ces vers
où Rousseau parle des heureux du siècle :
Le calme règne dans leurs villes ,
Nul bruit n'interrompt leur sommeil :
On ne voit point leurs toits fragiles
Ouverts aux rayons du soleil.
312 MERCURE DE FRANCE ,
La note se lit ainsi : « Toits fragiles pour toits qui
>> sont fragiles , forme un sens très-différent. >> Est-ce
bien là ce que M. Le Brun a dit ou voulu dire? Je
soupçonne qu'il avait ainsi rédigé sa remarque : « Toits
>> fragiles pour toits qui ne sont pas fragiles , etc. »
En effet le poëte veut dire que ces hommes fortunés
dont il parle n'ont pas , comme les pauvres habitans
des campagnes , des toits fragiles , des toits de chaume,
ouverts aux rayons du soleil ; et c'est ce qu'exprime
aussi cette phrase du pseaume d'où l'Ode est tirée :
Non est ruina macerie , neque transitus. Dans cette
supposition , il resterait à savoir si le mot fragiles ,
à la placeduquel on mettrait aussi bien le mot solides,
forme véritablement un faux sens , et si le poëte ne
voulant pas dire : On ne leur voit point de toits fragiles
, etc. , a pu transporter aux toits tels que les
ont les riches , à leurs toits enfin, l'épithète appplicable
aux toits tels qu'ils ne les ont pas. Ce petit problème
de métaphysique poëtique méritait bien d'exercer la
sagacité de M. Le Brun; sa profonde théorie et sa
longue pratique de l'art , lui auraient fourni toutes
les lumières nécessaires pour le résoudre ; mais ses remarques
en général sont dictées par un sentiment rapide
et vif, plutôt que par un esprit de réflexion et
d'analyse ; de-là quelques jugemens hasardés ou même
faux , quelques décisions légères qui ne sont point assez
motivées ou quelquefois le sont mal. L'ardeur de son
caractère et l'irritabilité de son humeur se manifestent
de tems en tems par des boutades assez singulières .
A propos de quelques vers de Rousseau , qui , à vrai
dire , sont des plus mauvais : << Des vers semblables
dit- il , suffiraient pour déshonorer toute une pièce,
j'allais dire presque tout un siècle. >> C'est pousser bien
Join l'horreur et la crainte des mauvais vers ; heureusement
l'honneur d'un siècle ne tient pas tout à fait
à cela.
,
Les petites imperfections que j'ai relevées dans le
commentaire de M. Le Brun sur J. B. Rousseau , peignent
le caractère de l'homme , plus qu'elles ne nuisent
à l'utilité du livre. Supérieur , selon moi , au commentaire
sur Boileau , résultat d'observations plus étendues
ΜΑΙ 1808. 315
et plus multipliées sur des écrits dont l'auteur était
encore meilleur juge , ce nouveau travail sera lu avec
fruit par les poëtes et par les gens du monde.
Les uns pourront y apprendre à éviter des défauts
séduisans et à combiner de nouvelles beautés d'expressions
dont le secret leur est révélé par un maître habile
qui en a beaucoup profité pour lui-même. Les autres ,
que le bien et le mal dans les ouvrages d'esprit frappent
souvent avec beaucoup de justesse , verront leurs
propres impressions partagées et expliquées par un
homme de l'art , et cette découverte les encouragera
peut-être à les étudier davantage et à s'en rendre compte
par eux-mêmes. AUGER.
LETTRES SUR LA MOREE et sur les îles de Cérigo ,
Hydra et Zante , par A. L. CASTELLAN , avec 23
dessins de l'auteur , gravés par lui-même , et 3 plans.
Unvol. in-8°. A Paris, chez H. Agasse , imprimeurlibraire
, rue des Poitevins , nº 6.
M. Castellan faisait partie d'une réunion d'ingénieurs
et d'hommes instruits dans les sciences ou les arts , qui
fut envoyée à Constantinople vers la fin de 1796 , sur
la demande du gouvernement turc. Cette mission que
des raisons politiques rendirent à peu près nulle pour
son objet , fournit à l'auteur des Lettres sur la Morée
l'occasion de voir plusieurs îles de la Grèce qu'il a décrites
dans le volume que nous annonçons. Jeune et
artiste , il a vu ces lieux enchantés par d'antiques souvenirs
, avec la sensibilité de son âge , l'imagination d'un
peintre et quelquefois d'un poëte .
Quoique M. Castellan se soit encore arrêté en Grèce
àson retour, les deux séjours qu'il y a faits n'ont point
été assez longs pour qu'il ait pu tout observer , et donner
àses observations l'étendue , la profondeur qu'elles auraient
s'il était parti dans l'intention de décrire des contrées
peu connues , et munide toutes les études , detousles
moyens propres à l'exécution de ce projet : c'est ce qu'a
fait le docteur Pouqueville , en visitant la Morée depuis
M, Castellan. Mais après avoir lu le docteur anglais , on
514 MERCURE DE FRANCE ,
trouvera encore du plaisir dans les descriptions et les details
qu'offrent les Lettres de M. Castellan. Le stylé en est
d'une simplicité élégante ; l'auteur n'a point abusé de
son sujet pour lui donwer une extension et des couleurs
ambitieuses. C'est un joli bouquet qu'il a composé en sé
promenant dans quelques parties de l'Archipel grec.
-
Les gravures sont spirituellement faites et ont l'accent
de la vérité. En voici les sujets : La vue du port
San-Nicolo (îte de Cérigo , ancienne Cythère ).- Une
grotte remarquable ( dans la même île ).-Les plan et
coupe de chambres sépulcrales (même île ). -L'intérieur
de l'une des chambres taillées dans le rocher.-
Ruines du temple de Vénus (dites le palais de Ménélas ,
à Cérigo ) .-Le plan d'une partie de l'île de Cythère.
Costumes des Grecs de Cérigo. —Des constructions
en polygones irréguliers ( dans la rade de Napoli de
Malvoisie).-Leplan de la rade de Napoli et des ruines
dEpidaure- Limera ( ces plans ont été dressés par M.
Barbie du Bocage ). - Tour , ou maison de campagne
fortifiée, à Napoli.-Costumes des Moraïtes nomades
et leur campement d'été. Chanteur grec ambulant et
costumes des habitans de la Morée.-Tombeaux turcs.
Femme turque , au tombeau de son mari. -
de la ville d'Hydra ( île de ce nom).-Eglise grecque
à Hydra.-Vue de la ville basse de Coron .
dela citadelle de Coron (prise du mouillage ).-Puits
etjardin turcs .-Restes d'un monument antique ( dans
les montagnes de la Messénie ).-Vue de la ville de Navarin
, de son port et de l'île de Sphacterie.-Fontaine
et constructions antiques , à Navarin.- Famille albanaise
en voyage.-Vue de la ville de Philatréa.-Vue
de la ville de Zante. Costumes des habitans de
Zante.
-
-
-
Vue
Vue
M. Castellan , qui peint très-agréablement le paysage ,
a choisi avec goût les sujets , les sites et les costumes que
représentent ses estampes. Ordinairement il les dispose
de manière à décrire plusieurs objets à la fois , et à ce
que la scène soit animée comme dans la planche 6 , intitulée
Costume des Grecs de Cérigo , où l'on voit deux
paysannes , un enfant et un papas , ou prêtre , devant
un petit monument dédié à la Vierge ; dans la planche
ΜΑΙ 1808. 315
9, qui représente un Moraïte nomade ,jouant du cha-
Jumeau : on croit voir un berger de Théocrite. Cette
jolie scène offre aussi le parc où l'on enferme le troupeau
, et une espèce de belvédère établi sur des arbres ,
pour la sureté du Berger. Les planches 10 et 11 , qui
représentent , l'une un chanteur grec ambulant , et l'autre
une femme turque arrosant des fleurs sur le tombeau
de son mari , sont d'un intérêt touchant.
Voici la scène du chanteur : « Nous jouissions paisiblement
d'un doux repos , nous entretenant des causes
qui avaient pu faire abandonner l'habitation construite
près de là sur le penchant d'une colline couverte d'oli-
'viers, lorsqu'un grec fort bien vêtuet d'une belle figure
s'est avancé vers nous. Il nous a salné cordialement ,
à la manière orientale , en portant la main à son coeur ,
a étendu son manteau sur le gazon et s'y est assis , les
jambes'croisées.
>> Notre interprète l'a questionné sur le sujet de son
voyage : il a répondu gaiment qu'il courait le pays pour
son plaisir et celui des autres ; qu'il était poëte , conteur
, musicien ; qu'il allait de ville en ville , chantant
des romances , récitant des morceaux de poësie ét
faisant des contes ; qu'il trouvait autant de profit que
d'agrément dans cette occupation. Cette rencontre nous
a rappelé nos troubadours , ainsi que les rapsodes qui
parcouraient anciennement la Grèce et chantaient, en
s'accompagnant de la lyre , les poentes d'Homère. Nous
nous sommes assis autour de lui , nous disposant à l'écouter
en silence. Il a préludé par quelques accords tirés
d'un instrument presque semblable à une mandoline ,
mais plus petit et garni d'un manche fort long. Il
pinçait les cordes avec un morceau d'écaille de tortue.
Après avoir exécuté plusieurs morceaux d'une difficulté
dont nous avons été étonnés , il a chanté , en 's'accompagnant
du mêine instrument , plusieurs airs de différens
genres avec beaucoup de goûtet d'expression : tantôt
la modulation en était douce , langoureuse et triste ;
tantot elle devenait gaie , vive , emportée. >>>
La lettre XI traite de la musique vocale des Grecs
-modernes , mais c'est sur-tout dessensations qu'il a éprouvées
que M. Castellan rend compte.
316- MERCURE DE FRANCE,
<<Lorsqu'un léger vent ride la mer , nous nous abandonnons
à l'impulsion de la voile et écoutons en silence
Ja douce mélodie des hymnes que les Grecs adressent
à la Vierge. Ces chants religieux ont quelque chose de
touchant dans leur simplicité ; ils donnent une idée des
anciens airs grecs dont ils conservent peut-être le caractère
, de même que le grec vulgaire a retenu une
partie de la prononciation modulée et la douceur de la
langue de Démosthène et de Pindare. Ce charme est dû
à la mélodie plus qu'à l'harmonie. Les Grecs chantent
rarement en parties , ou s'ils le font , le motif de l'air
n'est point étouffé sous la richesse des accompagnemens.
Ces motifs , je les ai retrouvés quelquefois en Italie et
même dans notre patrie : ce sont ceux qui se gravent
dans la mémoire avec le plus de facilité , parce qu'ils
sont d'une mélodie simple , et qu'ils expriment un
sentiment. Mais l'avouerai-je ? Lorsqu'en Grèce , dans
mes promenades à la campagne , à la fin d'un beau jour ,
j'entendais au loin les voix de quelques jeunes paysanes
agenouillées devant une chapelle isolée , et ornée seulement
de festons de jasmin et de bouquets qu'elles
venaient de cueillir , alors je ralentissais mes pas , je
craignais de troubler cet acte religieux et me tenais à
l'écart . Ces accords que la nature seule inspirait , ces
pieux accens qui semblaient traverser le vague de l'air ,
pour arriver jusqu'à l'Eternel , me représentaient les
concerts des anges ; j'étais attendri et me joignais mentalement
à leurs prières. Ce culte naïf m'inspirait autant
de respect que la plus pompeuse cérémonie.... >>
Les tombeaux et chapelles sépulcrales des Grecs modernes
sont ordinairement hors des villes , sur les routes
ou à la sommité des montagnes couvertes de cyprès. On
appelle Champs des Morts ces cimetières qui n'ont rien
de repoussant. C'est même un but de promenade. Les
tombes y servent de bancs. L'ombre épaisse et les objets
qu'on a sous les yeux peuvent inspirer la mélancolie ,
jamais le dégoût.
<<<Les Grecs et les Turcs paraissent avoir sur la mort
les mêmes idées que leurs ancêtres. Ils considèrent la
fin de l'existence comme le commencement d'un sommeil
paisible. Ils ne veulent pas que ce moment soit
ΜΑΙ 1808. 317
accompagné de terreurs et d'images lugubres : leurs
morts sont portés dans des cercueils découverts , ornés
d'étoffes précieuses , abrités par un cintre de feuillages
verts , et les corps vêtus de leurs plus beaux habits sont
jonchés de fleurs ; leurs tombeaux offrent l'emblême
caractéristique de l'état de la personne qui y repose ; le
turban indique la tombe d'un homme, et par sa forme,
lerang qu'il occupait. Ordinairement une simple pierre
couvre le corps ; elle n'est pas chargée d'une épitaphe
mensongère : le chiffre de Dieu y est gravé ainsi que
l'instrument qui désigne la profession qu'exerçait le
défunt. La tombe d'une femme sera ornée d'une espèce
d'urne; celle d'une jeune fille , d'une rose. Souvent
ces tombeaux ont la forme d'une caisse ouverte
faite de marbre blanc , sculpté et même peint et doré.
Plusieurs marches y conduisent et aux extrémités s'élèvent
de petites colonnes supportant le turban ou autres
attributs. Le corps n'est alors recouvert que de terre
végétale où les parens font croître des fleurs qu'ils
viennent arroser religieusement tous les jours. >>>
C'est ce que représente la XIIme gravure , où l'on
voit une femme turque arrosant des fleurs sur le tombeau
de son mari. L'auteur dit avoir été plusieurs fois
témoin de cet acte religieux, et n'avoir fait que décrire
les sentimens qu'il inspire , dans une imitation
d'élégie ou romance grecque placée à la suite de l'estampe
que je viens de citer. Les Grecs enterrent quelquefois
aussi les morts dans leurs maisons , ou leurs
jardins , et y élèvent des chapelles sépulcrales dont la
XIme gravure offre trois modèles .
La seconde partie du volume contient des détails attachans
sur les moeurs des habitans de la Morée ( l'ancien
Péloponèse ) , sur l'oppression où les tiennent les
Turcs , sur la descente des Russes en 1770 , l'invasion
des Albanais qui en fut la suite et désola le pays pour
un demi-siècle. Le précis de cette catastrophe et de
ses causes , est renfermé dans le récit d'un Moraïte
nomade , récit qui est plein d'intérêt dramatique. Enfin,
comme nous l'avons déjà dit , en commençant cet
extrait , et comme l'attestent les titres des gravures et
les citations que nous en avons faites, l'auteur a cueilli
318 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce que le sujet pouvait fournir d'intérêt et, de
variété dans l'espace qu'il a parcouru , et pour letems
qu'il a employé à visiter les lieux dont il parle.
On pourrait peut-être faire quelqu'utile application
d'une machine fort simple qu'il décrit et qui sert à
tirer de l'eau d'un puits et des renseignemens contenus
dans la XXVme lettre sur un papas , poëte , peintre et
musicien , qui possédait un procédé pour peindre à une
espèce de détrempe vernie très - brillante , doivent intéresser
les peintres. M. Castellan ne put pas obtenirdu
Grec, une communication franche de ce procédé; mais
il croit l'avoir deviné. D'après les indications qu'il en
donne , il paraîtrait que c'est l'encaustique des anciens ,
ou peinture à la cire. :
M. Castellan , malgré le grand nombre de gravures
dont il a enrichison livre, l'a mis à un prix très-modique.
C'est un exemple que les libraires n'imiteront
surement pas.
L. B.
SUR LE SUCRE DE RAISIN, ses propriétés et ses usages .
( Article rédigé d'après les Mémoires de M. PROUST ,
insérés dans les Annales de Chimie. )
I
Les sciences ont leur dictionnaire , et ceux qui les cultivent
ne parlent souvent qu'un idiome peu à la portée du
public à qui s'adressent leurs observations . Les théories
nouvelles , même consacrées à des objets utiles , n'arrivent
pour l'ordinaire au commun des hommes qu'enveloppées de
tout l'attirail scientifique , par des voies fortuites , et consignées
dans des recueils périodiques peu répandus , ou simplement
accessibles aux intelligences les plus cultivées. On
sent généralement le besoin de les placer à une distance
plus rapprochée des habitudes domestiques , et s'il n'existe
pas encore à cet égard sur toutes les découvertes avantageuses
des instructions ou méthodes officielles qui les rendent
usuelles pour tous , c'est souvent la faute des auteurs
même de ces découvertes qui , satisfaits d'avoir tracé sommairement
la route , se håtent de passer à d'autres méditations
du moment qu'ils sont bien certains d'avoir pris
date dans le souvenir des hommes. Le peu de gloire qui
ΜΑΙ 1808 . 319
dérive d'une dissertation subsidiaire qui ne peut plus étonner
par la nouveauté de son objet , et dont le sort le plus heu
reux se bornerait à changer en monnaie courante un lingot
d'or sorti brut du creuset, peut aussi éloigner les meilleurs
esprits d'un travail secondaire qui n'a plus d'attrait pour
l'amour-propre. Pour nous, étranger à la renommée , ainsi
qu'aux prétentions qu'elle semble justifier , et qui préférons
à toute autrejouissance celle qui peut résulter de la certi
tude ου simplement de l'espoir d'être utile , nous avons crú
suffisamment honorable de seconder le voeu de l'adminis
tration suprême en propageant des lumières appelées , accueillies
par elle; d'entrer aussi dans les vues de la Société
d'agriculture du département de la Seine , en publiant sur
une matière qui doit , dit-on , fournir bientôt le sujet d'un
de ses programmes d'encouragement , un extrait des Mémoires
de notre savant compatriote M.. Proust , à qui nous
devons le sucre de raisin. Cette découverte précieuse faite
il y a plusieurs années par ce laborieux physicien , et pur
bliée dans les Annales de Chimie de janvier 1806 , nous a
semblé littéralement le lingot d'or dont nous venons de
parler , et les propriétaires de vignes qui ont intention de
se livrer cette année àdes essais fructueux sur la fabrication
de ce sucre , nous sauront gré de leur produire , dépouillés
de tout appareil technique , les procédés simples qui conduisent
au but qu'ils se proposent , ainsi que le sommaire
des avantages qu'ils peuvent recueillir de l'application de
ce sucre auxusages de la vie, aux détails culinaires , et même
à quelques spéculations de commerce.
La maturité parfaite du raisin est la première condition
pour obtenir le sucre avec abondance . Le propriétaire réduit
par fois à regarder comme une calamite la trop grande
fécondité de ses vignes , doit profiter des premiers beaux
jours d'automne pour tenir à part, en lieu see et chaud , si
cela se peut , les raisins qu'il ne peut employer tout à la fois
pendant la courte époque des vendanges , au travail de ses
chaudières. Ces vases doivent être calculés , s'il est possible ,
de manière à offrir enlargeur le double de surface qu'en
profondeur. Les poëles à lessive dans plusieurs départemens
vignobles peuvent suffire aux premiers essais.
Le raisin privé de saraffle , écrasé , pressé ; égoutté , on
verse dans la chaudière le moût qui en provient , et dès
qu'il commence à ressentir la chaleur d'un feu doux , on y
jette par petites poignées successives , et en remuant avec
une longue spatule, environ un décalitre de cendres lessi-
',
320 MERCURE DE FRANCE ,
vées (1) par hectolitre de moût , et l'on remue ce mêlange
jusqu'à ce que l'ébullition écumeuse et légère qui naît de
cette addition de cendres soit cessée , et annonce que tout
l'acidedu raisin est neutralisé. A ce premier témoignage de
la disparution de l'acide , il est bon d'en ajouter un second
par la dégustation de la liqueur. Si elle n'offre plus au goût
qu'une douceur plate et absolument privée de cette pointe
acidule qui relève si agréablement la saveur du raisin , on
peut compter que la saturation est complète , et que toute
addition d'absorbans serait désormais superflue. Dans les
pays pourvus de terres calcaires blanches , on peut employer
avec succès pulvérisées , en place de cendres lessivées
ces sortes de craies qui annoncent suffisamment leurs propriétés
absorbantes en ce qu'elles happent à la langue forsqu'elles
sont sèches. Le blanc de Meudon est de ce nombre.
Ces substances ont même l'avantage d'opérer , en se dépo
sant , la clarification parfaite du moûtde vin, et de retarder
en même tems la fermentation vineuse .
Pour effectuer cette clarification il suffit , lorsqu'on opère
un peu en grand , de mettre le moût ainsi saturé par le
mélange des cendres lessivées ou des terres absorbantes ,
à refroidir dans des cuviers munis de robinets ou simplementpercés
et bouchés de liége à deux doigts de leur fond ;
la liqueur se dépose pendant la nuit. Soutirée de dessus
son dépôt , on met ensuite en évaporation sur le feu tout
ce qu'on obtient de limpide , et l'on filtre le reste au blanchetd'étamine,
de flanelle ou de toile de coton claire , pour
restituer à la chaudière tout ce qui est égoutté avec la transparence
requise.
Dans les petits ménages , on peut admettre la clarification
au sang de boeuf ou aux blancs d'oeufs avant de filtrer
à la chausse; mais le procédé est plutôt un luxe de l'art
qu'une nécessité pratique. L'opération consiste à battre le
serum seulement du sang de boeuf ou les blancs d'oeufs avec
quelques litres de moût , que l'on ajoute ensuite à celui
(1) Les cendres criblées et purgées de tout corps étranger doivent
être mises en macération et lavées à la main successivement en plusieurs
eaux qui se chargent de leurs sels , dont les ménagères économes
sauront bien tirer un parti utile pour le blanchissage. Il est bon que
ce lavage des cendres soit fait d'avance dans le cours de l'été. Une fois
déposées , égouttées , on les mét à sécher au soleil , puis on les garde
avec soin et propreté pour l'usage que nous indiquons .
do
MAI 1808 . 321en
de la chaudière; on chauffe , on écume et l'on filtre le
tout.
Lorsqu'on travaille à la réduction de ce moût une fois
clarifié et qu'on veut l'amener à la consistance désirable ,
il faut avoir soin de ne point håter l'évaporation par un
trop grand feu; c'est pourquoi il serait à propos que les
chaudières destinées à la concentration du moût , fussent
placées sur des fourneaux construits à dessein pour que
leur foyer , sagement resserré , pût cependant fournir un
degré suffisant de chaleur au moyen de la dépense de combustible
la plus modérée. L'usage des trépieds de fer sous
les chaudières , et d'un feu allumé à foyer ouvert doit étre
admis sans doute faute d'autres convenances ; mais seulement
chez les personnes qui veulent se borner à de simples
et fugitifs essais , ou bien dans les pays où le bois ne coûterait
presque rien. Encore n'est-il point permis en bonne
morale sociale de gaspiller sa propriété personnelle , puisqu'après
tout elle n'est jamais qu'une fraction de la richesse
publique.
Avec la précaution que nous avons indiquée de mettre
en réserve et même , si l'on veut , à l'exposition solaire
(pour en diminuer d'autant l'eau surabondante ) les raisins
destinés à la fabrication du sucre , on pressent aisément la
facilité que peut avoir tout propriétaire de vignes de prolonger
à son aise ses opérations pendant plusieurs semaines
au-delà du terme des vendanges , et de graduer ainsi à
volonté sur la capacité de ses vases évaporatoires la dose du
moût qu'il peut chaque jour y mettre en saturation et ensuite
en concentration. Il est démontré en outre que plus
le raisin est mûr , plus il fournit de parties sucrées ; ainsi
la prévoyance qui le fera séquestrer prudemment dans des
lieux secs , où il pourra doubler en quelque sorte de maturité
, àl'abridu mmaarraauudage des enfans ou des animaux
écornifleurs , et sur - tout loin de toute humidité , avant d'en
tirer parti , est commandée autant pour le meilleur succès
du procédé , que pour l'économie du tems et des moyens
nécessaires à son résultat .
Il est naturel qu'on désire savoir à quel point fixe l'évaporation
du moût doit être portée pour obtenir un sucre
ou sirop qui puisse se conserver; l'observation aprouvé au
professeur Proust, que le sirop ou moscouade de raisin trop
concentré, se cristallise , ou, pour parler plus correctement,
se congèle plus tard que celui qui l'est moins. Mais sans
nous astreindre à suivre notre guide dans les détails rigou
X
522 MERCURE DE FRANCE ,
reuxde tous les degrés d'après lesquels on peut regarder
la cuisson du vezou du raisin comme suffisante pour sa conservation,
nous dirons sommairement que ce sirop concentré
à son point doit peser environ un tiers de plus que son
volume d'eau pure: ainsi un vaisseau de cristal ou de faïence
taré , et que l'on sait contenir , par exemple , deux hectogrammes
d'eau potable , devra contenir trois hectogrammes
pesant de moscouade ou sirop de raisin .
Nous pourrions invoquer avec notre auteur l'industrie
des raffineurs pour donner au sucre de raisin une nuance
plus rapprochée de celle du sucre en pain alors même qu'il
est prouvé que sa consistance en sera toujours très-éloignée;
mais nous n'écrivons pas ici pour les personnes que leur
fortune met au-dessus des jouissances attachées à une certainemodestie
dans les goûts , et nous sommes du reste loin
de croire qu'il soit strictement avantageux pour les usages
domestiques et les besoins bourgeois du plus grand nombre
des consommateurs , que ce sucre lui soit offert sous une
forme raffinée ou concrète. La consistance sirupeuse nous
semblerait même, sous le rapport de l'agrément du coupd'oeil
, lui convenir bien davantage que l'état de solidité
et de concrétion. Nous nous contenterons d'observer qu'il
contient par cent , environ soixante-quinze parties que nous
appellerons cristallisables quoiqu'elles n'aient offertjusqu'a
ce moment qu'une espèce de congélation grenue , friable ,
sèche , et privée de configurations régulières qui constituent
les cristaux de sucre de cannes ; de plus environ vingtcinq
parties constamment fluides et sirupeuses , également
et peut-être plus sucrées que les soixante - quinze parties
concrètes , qui le sont elles-mêmes d'environ un quart ou
peut-être simplement d'un cinquième moins que le sirop
ou moscouade de canne à sucre , mais remplissant du reste
les mêmes fonctions tant pour l'assaisonnement que pour
la salubrité des alimens. La seule objection que l'on puisse
faire à cette espèce de sucre , c'est la couleur ambrée de
son sirop même le plus transparent , et la nuance blonde
de sa moscouade dont le candi des raisins secs de Chypre
ou de Corfou nous reproduisent assez bien l'aspect. Il faut
convenir pourtant que s'il est loin de flatter le sens de la vue
il est loin également de le révolter. L'odorat et le goût , à qui
il offre d'ailleurs l'arôme et la saveur légère d'un jus de fruits
en compôtes , nous réconcilient d'autant plus vîte avec lui ,
qu'il se prète très-bien à édulcorer le café au lait , les pâtisseries,
lessorbets, les crèmes, les compôtes, àconfectionner en
ΜΑΙ 1808. 525
général toutes ces friandises aimées des femmes et des enfans ,
et dans lesquelles on emploie la cassonade brute, que l'on sait
être éminemment nourricière , et à qui l'on n'a jamais fait
d'objection sérieuse contre sa robe fauve , et souvent aussi
colorée que le sucre brut du raisin. Il suffit que la propreté
de sa préparation soit suffisamment constatée aux personnes
qui le fabriqueront à leur usage , pour les familiariser bien
vite avec la nuance qu'il a reçue par le seul fait de la
concentration. Quant à ceux qui se destinent à le travailler
par spéculation commerciale , ils sauront bien, à force d'essais
et d'industrie , lui procurer le lustre et l'attrait dont
il est susceptible pour appeler le consommateur.
Unavantageque nous ne devons point passer sous silence ,
c'est de pouvoir, par une addition graduée de ce sucre ,
remédier à la verdeur des vins fabriqués avec des raisins
recueillis à la suite d'un été pluvieux ou peu chaleureux.
Tout le monde sait combien ces sortes de vins sont disgracieux
aux palais des gourmets , froids et sévères pour les
poitrines délicates , pour les estomacs débiles sur-tout , qu'ils
désolent par ces flatuosités , ces aigreurs brûlantes , ces hocquets
glaireux qu'ils y engendrent. L'affinité du sucre de raisin
avec le vin lui-même , qui n'en est qu'une modification , ne
pouvant être contestée , il est indubitable que leur mélange
intime , convenablement calculé , doit bonifier et changer
subitement la nature du vin le plus verdelet , et lui fournir
tous les principes généreux que la température de l'année
lui a refusé. Mais pour assurer le succès de cette tentative,
il faudrait , dans la confection même du vin , avoir pris la
précaution d'ajouter par poignées successives dans la cuve
où l'on reçoit le vin blanc au sortir du pressurage et à
mesure que cette cuve se remplit , quelques décalitres de
eendres lessivées, ou bien quelques litres de craie , ou même
de chaux vive que l'on remuerait dans le moût du vin , pendant
un quart-d'heure , avant de l'entonner dans les futailles.
La surabondance du tartre qui constitue le premier
acide du vin se trouvant neutralisée par cette saturation à
froid , qui ressemble d'ailleurs en tout à celle que nous
n'avons prescrite à chaud qu'afin de la rendre plus rigoureusement
exacte pour l'opération du sucre , on melerait
la moscouade de raisin tenue en réserve avec ce jeune vin
fraîchement délivré de son acide exubérant , et l'on serait
sûr de se procurer à peu de frais , dans les années froides ,
un vin digne de rivaliser avec ceux de 1781 et 84.
On peut , dans les cuves à vin rouge , saturer également
X2
321 MERCURE DE FRANCE ,
par un mélange de cendres lessivées ou de craie , ou de
chaux elle-même , comme nous venons de le dire (2) , l'acide
tartareux du vin qu'on y met à fermenter ; mais il est bon
de prévenir ceux qui en tenteront l'essai , que l'effet de
cette saturation sera de donner d'abord au moût coloré
une teinte équivoque et terne dont ils ne doivent point être
alarmés. Leur vin une fois soutiré de la cuve , à mesure
que la fermentation s'avancera dans les tonneaux , il s'y
développera successivement un second acide ( celui du vinaigre
) qui finira par rendre au vin sa nuance vermeille
et animée.
Nous avons évité à dessein de reproduire les calculs de
M. Proust , servant de corollaires naturels à ses nombreuses
expériences sur les quantités relatives de sucre contenu
dans les diverses espèces de raisins sur lesquels il a opéré.
Ces expériences ayant eu lieu à Madrid , latitude privilégiée
sous laquelle le raisin arrive toujours à la maturité la plus
parfaite, nous aurions craint d'entraîner le lecteur dans
quelque méprise enlui présentant l'espoir chimérique d'atteindre
aux mêmes résultats que lui avec des raisins de
France. En attendant qu'on publie chez nous une série
d'observations faites sur les produits même de nos vignobles,
il vaut mieux se borner à garantir en principe , et d'après
notre propre certitude expérimentale, qu'il est en France
peu d'expositions , même parmi les plus disgraciées , sous
lesquelles on ne puisse obtenir au moins de vingt à vingtcinq
parties de sucre sur cent de moût de raisin. L'analogie
nous conduit en outre à croire que , dans le Midi de la
France et dans plusieurs expositions du centre également
favorisées des regards du ciel, on doit obtenir de vingt-cinq
à trente parties de sucre sur cent de moût de vin. Et certes ,
d'après cette règle générale , les personnes qui savent que
lejus de la canne à sucre elle-même , après avoir subi une
élaboration beaucoup plus longue et plus dispendieuse , est
loin de présenter en sucre brut des résultats approchans de
ceux-ci , doivent redoubler de zèle et de courage pour s'approprier
ure source de jouissances agréables , d'autant plus
précieuse , qu'elle peut servir à alléger notablement le tribut
que nous payons à l'étranger , que notre patrie nous en
(2) Je préférerais la cendre , dit M. Proust , page 264 , parce que
n'exigeant pas comme la chaux des tâtonnemens dans les doses , son
excès ne pourrait avoir aucun des inconvéniens qu'on aurait à craindre
do la dernière .
ΜΑΙ 1808. 325
fournit les bases élémentaires , et que l'industrie la plus
vulgaire peut l'approprier sans frais onereux aux besoins de
notre santé , comme aux innocens caprices de notre sensualité.
ANT. VALLÉE, employé au Ministère
du Grand-Juge.
VARIÉTÉ S.
SPECTACLES.- Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation
de l'Ecole des Juges , drame en trois actes et
en prose.
La nouvelle administration de ce théâtre semble vouloir
lui communiquer une vie plus active ; le répertoire sera
désormais plus varié : on ne s'en tiendra plus aux seules
comédies , on jouera aussi des drames. Ce genre n'est pas
le meilleur , mais il a de nombreux partisans , et il est du
devoir de sages entrepreneurs de chercher à contenter
tous les goûts.
Le drame intitulé l'Ecole des Juges , est en ce genre le
coup d'esssai de M. Dubois : cet ouvrage ne manque pas
d'intérêt , et l'analyse que je vais en donner , le prouvera
mieux que toutes mes réflexions.
Lord Belton , président du banc du roi , a poouurr ami lord
Edouard amant de la belle Jenny , fille de lady Arson ,
irlandaise à laquelle il a rendu , sans se faire connaître ,
d'importans services : lord Selmond , son rival , se les at
tribue , et à la faveur d'une reconnaissance usurpée il est
près d'épouser Jenny , lorsque lady Orson découvre que
lord Edouard est le véritable bienfaiteur; elle promet de
l'unir à Jenny. Lord Belton découvre un projet formé par
lord Selmond pour perdre lord Edouard dans l'esprit du
roi , il se bat avec lui et le tue: lord Edouard , soupçonné
d'être l'auteur de la mort de lord Selmond , est conduit
devant le banc du roi ; toutes les apparences sont contre
lui , les juges le condamnent à l'unanimité ; lord Belton
qui a écrit la sentence de sa propre main , y substitue son
nom à celui de lord Edouard , fait lire le jugement à haute
voix et se déclare coupable : tant de dévouement étonne ,
mais dans le même moment un fidèle serviteur apporte la
grace accordée à lord Belton par le roi à qui il avait avoué
sa faute.
526 MERCURE DE FRANCE ,
Ala première représentation on avait remarqué des longueurs;
l'auteur des a fait disparaître , et la seconde représentation
, dégagée de quelques phrases que le parterre
avait désapprouvées , a confirmé le succès de la première .
Closel a joué d'une manière distinguée le rôle de lord
Belton.
On a donné hier au Théâtre de l'Impératrice la première
représentation de Il Credulo , opéra de Cimarosa. Cette
soirée avait un double intérét , car Mlle Mosca devait aussi
débuter : cette jeune et jolie cantatrice a fait le plus grand
plaisir ; sa voix qui est un contre-alto fort agréabic a paru ,
malgré la timidité inséparable d'un premier début , forte ,
pleine et sonore : ce genre de voix qui est pru connu en
France , n'est pas favorable aux grands developpemens de
la musique , mais elle rachète bien ce désavantage par
une grace et une expression qui lui sont particulières .
Me Mosca a été souvent et justement applaudie; son admission
complètera la nouvelle troupe des boufions.
Mme Barilli a chanté dans le nouvel opéra non-seulement
avec la grace qu'elle déploie toujours , mais aussi avec une
étendue de voix qu'on ne lui connaissait pas encore.
Nous reviendrons sur cette production de Cimarosa qui
mérite un examen étendu. B.
NÉCROLOGIE.- Cabanis ( Pierre-Jean- Georges ) , membre
de l'Institut national et du Sénat-Conservateur , professeur
de médecine légale à l'Ecole de médecine de Paris , membre
de la Société médicale, d'émulation, etc., est mort à Meulan ,
le vendredi 6 mai 1808 , à l'âge d'environ cinquante-deux
ans , des suites de plusieurs attaques de paralysie.
Déjà connu par ses principes philosophiques avant la
révolution , il en embrassa la cause ,mais il n'eut jamais la
moindre part à ses excès .
Lié avec Mirabeau, il le soigna pendant sa maladie , et
reçut ses derniers soupirs .
Membre de l'Institut dès sa création , il fut en l'an VI
nommé député au Conseil des Cinq-Cents ,et il y fit plusieurs
rapports intéressans .
Il prit part à la révolution du 18 brumaire , et fit partie
de la commission intermédiaire .
Le 3 nivose an VIII , il fut du nombre des vingt-neuf
citoyens nommés membres du Sénat- Conservateur , et qui
avec Sieyes et Roger-Ducos , complétèrent le Sénat.
ΜΑΙ 1808. 329 :
Voici la liste de ses ouvrages : nous ne parlons pas d'un
grand nombre de morceaux qu'il a donnés dans plusieurs
recueils.
1790 : Observations sur les hôpitaux. In-8°.
1791: Journal de la maladie et de la mort d'Honoré-
Gabriel-Victor Riquetti-Mirabeau. In-8º de 66 pages .
1792: Travail sur l'éducation publique , trouvé dans les
papiers de M. de Mirabeau l'aîné ; publié par P. J. G. Cabanis.
In-8º de 207 pages .
An V: Mélanges de littérature allemande , ou choix de
traductions de l'allemand . In-8° .
An VI : Du degré de certitude de la médecine. In-8°
de 150 pages.
La seconde édition fut donnée en l'an XI , l'auteur l'avait
revue , corrigée ; et parmi quelques écrits qu'on trouve à
la suite , sont les Observations sur les hôpitaux et le Journal
de la médecine , etc.; de Mirabeau.
An VIII : Quelques considérations sur l'organisation sociale
en général et particulièrement sur la nouvelle constitution.
In-12.
AnX: Des rapports du physique et du moral de l'homme.
Deux vol . in-8°.
Cet ouvrage est le plus important de ceux de M. Cabanis
qui , dans les premiers volumes des Mémoires de l'Institut
(sciences morales et politiques ) , avait déjà donné quelques
articles sur ce sujet.
An XII : Coup-d'oeil sur les révolutions et sur la réforme
de la médecine. In-8°
An XIII : parut la nouvelle édition des Rapports du
physique et du moral de l'homme , revue , corrigée et augmentée
d'une table analytique , par M. Destutt-Tracy; et
d'une table alphabétique , par M. Sue .
1807 : Observations sur les affections catarrhales en général
, et particulièrement sur celles connues sous le nom.
de rhumes de cerveau et rhumes de poitrine. In-8°.
Il a été rendu compte dans la Revue philosophique, de
tous les ouvrages que M. Cabanis a publiés depuis l'an VI ( 1).
M. Cabanis avait dans sa jeunesse cultivé avec succès
la poësie. Il avait commencé une traduction, en vers, de
P'Iliade ; quelques beaux fragmens en ont été imprimés .
Il eut des relations très-actives avec quelques-uns des
(1) Tous ceux qui ont rapport à la médecine se trouvent chez Crapart,
Caille et Ravier , libraires , rue Pavée-Saint-André-des -Arcs .
1
328 MERCURE DE FRANCE ,
philosophes qui ont marqué dans le dix - huitième siècle.
L'étendue de ses connaissances , la noblesse et la bonté de
son ame , la libéralité de ses principes doivent être de justes
motifs de regrets pour ses amis et pour le public.
A. J. Q. B.
Note des Rédacteurs . - Notre intention est de donner
incessamment une notice plus détaillée sur la personne et
les ouvrages de M. Cabanis.
NOUVELLES POLITIQUES .
ESPAGNE. Les nouvelles d'Espagne sont si importantes ,
que nous croyons devoir les rapporter textuellement ; les
voici telles que le Moniteur les a publiées extraites d'une
lettre de Madrid, en date du 2 mai à sept heures du soir :
« Le peuple de Madrid a toujours été en fermentation depuis les
événemens d'Aranjuez. Sa présomption et son orgueil étaient portés à
un point dont on ne peut pas se faire d'idée. La victoire qu'il avait
obtenue sur son roi , les trophées qu'il s'énorgueillissait d'avoir conquis
sur les deux cents carabiniers qui formaient la garde du prince de la
Paix, lui faisaient croire que tout devait fléchir devant ses caprices et
ses passions effrénées . Des insultes journalières étaient faites à des
Français . Souvent les coupables ont été exemplairement punis. Mais
toujours les Français ont opposé le sang-froid et le calme de la force à
cette effervescence de la multitude. Il est vrai que le bon esprit de la
masse des honnêtes habitans de Madrid soutenaient ces dispositions
des Français .
>> Depuis deux jours , les rassemblemens étaient plus nombreux ; ils
paraissaient dirigés vers un but. Des bulletins à la main , des proclamations
couraient les campagnes . Les observateurs de sang-froid ,
Français et Espagnols , voyaient une crise s'approcher , et la voyaient
avec plaisir. Sans une leçon sévère , il était impossible de ramener à des
idées de raison cette multitude égarée.
>>La reine d'Etrurie et l'infant don Francisco , indignés des outrages
auxquels ils étaient journellement exposés , sollicitèrent et obtinrent la
permission de se rendre à Bayonne. Le grand-duc envoya un de ses
aides-de-camp los complimenter , et s'assurer qu'ils n'essuyeraient aucune
insulte, Arrivé sur la place du palais , cet officier est entouré par
un rasseinblement. Il se défend long-tems. Il était sur le point de périr ,
lorsque dix grenadiers de la garde arrivent , la bayonnette en avant et
Je sauvent.
:
>> Au même instant un autre officier est blessé dans un autre rassem -
८
ΜΑΙ 1808 . 529
blement. La grande rne d'Alcala , la porte du Soleil , la place Mayor se
couvrent de peuple. Le grand-duc fait battre la générale et chacun se
rend à son poste. Un bataillon de la garde , de piquet chez le grandduc
avec deux pièces de canon, se rend sur la place du Palais . Il est
bientôt provoqué par les mutins ; il se range aussitôt en bataille et
commence un feu de deux rangs . La mitraille vole dans différentes
rnes ; tous les altroupemens sont dissipés en un instant , et la plus
grande consternation succède à la plus furieuse arrogance.
>> Le grand-duc avait envoyé l'ordre au général Grouchy d'entrer
par la rue d'Alcala pour dissoudre un rassemblement de plus de vingt
mille personnes qui s'était formé dans cette rue et dans les places environnantes
. Trente coups de canon à mitraille et quelques charges de
cavalerie nettoyèrent toutes les rues . Les révoltés se réfugièrent alors
dans les maisons et commencèrent à tirer par les fenêtres . Les généraux
de brigade Guillot et Daubrai firent enfoncer les portes , et tout ce qu'on
trouva les armes à la main et faisant fen fut passé au fil de l'épée. Un
détachement de la garde à cheval , à la tête duquel était le chef d'escadron
Dausmenil , chargea plusieurs fois sur la place. Cet officier eut
deux chevaux tués sous lui. Le général Grouchy eut un cheval blessé.
« Pendant que ceci se passait , les révoltés se portaient à l'arsenal
pour s'emparer de vingt-huit pièces de canon et s'armer de dix mille
fusils qui s'y trouvaient. Le général Lefranc , qui était caserné avec sa
brigade au couvent de San- Bernardino , marcha au pas de charge aveo
un régiment. Les mutins n'eurent que le tems de tirer quelques coups
de canon , tout ce qui se trouva dans l'arsenal fut passé au fil de l'épée .
Les fusils dont ils commençaient à défaire les caisses furent renfermés
dans les salles d'armes .
» Un grand nombre de paysans des villages voisins avaient été appelés
dans la ville pour cette grande expédition . Quand ils virent avec
quelle promptitude cette émeute avait été dissipée , ils cherchèrent à se
sauver dans les campagnes ; mais la cavalerie les attendait aux diffétentes
issues de la ville ; ils furent chargés dans la plaine , et tous ceux
qui furentpris les armes à la main furent fusillés .
>>La seule garnison française de Madrid a eu part à ces événemens ,
savoir : deux bataillons de fusiliers de la garde que commandait le
colonel Friederichs ; un piquet de chasseurs de la garde , et 5 ou 600
hommes de cavalerie. Quand on entendit le canon , la générale battit
dans les cinq camps ; les divisions se formèrent et se dirigèrent au pas
de charge sur Madrid ; mais lorsqu'elles arrivèrent l'ordre était déjà
rétabli. Les trois mille hommes qui composent la garnison de Madrid
avaient suffi pour tout mettre à la raison . On évalue notre perte à vingtcinq
hommes tués et quarante-cinq à cinquante blessés . Celle des révoltés
s'élève à plusieurs milliers des plus mauvais sujets du pays.
La junte de gouvernement a ordonné sur-le-champ le désarmement
530 MERCURE DE FRANCE ,
1
de toute la ville : tous les bons citoyens ont applaudi à cette mesure ,
et voient avec plaisir lapunition de ces révoltés , qui , sans la présence
des Français , en brisant le trône des faibles rois d'Espagne , auraient
anéanti le royaume , et entraîné dans une longue agonie cette brave
nation. >>>
Lorsque l'Empereur reçut ici lanouvelle des événemens de Madrid,
il se rendit à l'instant chez le roi Charles , qui était de retour de chez
P'impératrice , où il avait déjeûné. « Ah ! s'écria le vieux roi en entendant
le récit de ces événemens , je prévojais ce malheur. Les hommes
coupables qui , pour satisfaire leurs passions , ont agité le penple,
croyaient pouvoir le contenir , et ils sont engloutis dans l'abîne qu'ils
ont ouvert . >>>>
Le roi prit sur-le-champ la résolution de pommer le grand-duc de
Berg lieutenant-général du royaume , et il adressa en conséquence des
lettres-patentes à la junte et aux conseils de Castille et de la guerie. Il
rappela don Antonio , qui avait été laissé à la tête de la junte , mais
qui n'a ni la fermeté , ni l'expérience nécessaires dans des circonstances
aussi fortes.
Le roi a fait appeler ensuite le prince des Asturies , lui a fait lire la
lettre du grand-duc de Berg qui rend compte de l'événement , et lui a
dit : « Voilà ce qu'ont produit en partie le conseil que vous ont donné
des hommes coupables , de flatter l'opinion de la multitude , et d'oublier
le saint respect du au trône et à l'autorité légitime. Il en est des
commotions populaires comme des incendies ; on les allume facilement ,
mais il fant une autre expérience et un autre bras que le vôtre pour
les éteindre . >>>
N°. I.
Lettre de S. M. l'Empereur au prince des Asturies.
1
Mon frère , j'ai reçu la lettre de V. A. R. Elle doit avoir acquis la
preuve , dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que..
Je lui ai toujours porté . Elle me permettra , dans la circonstance actuelle,
de lui pailer avec franchise et loyauté. En arrivant a Madrid , j'espérais
porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses Etats,
et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le renvoi du
prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de.
ses sujets . Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événemens ,
d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé et
de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien , c'est
qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre,.
du sang et à se faire justice eux-mêmes . Je prie Dieu que V. A. R. n'en
fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de
P'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du
sang royal , et qui a si long-tems régi le royaume. Il n'a plus d'amis :
V. A. R. n'en aura plus , si jamais elle est malheureuse. Les peuples se
ΜΑΙ 1808. 331
vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment d'ailleurs
pourrait-on faire le procès au prince de la Paix, sans le faire à la
reine et au roi votre père ? Ce procès alimentera les haines et les passions
facticuses : le résultat en sera funeste pour votre comonne. V. A. R.
n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère; si le procès la
déshonore , V. A. R. déchire par-là ses droits . Qu'elle ferme l'oreille à
des conseils faibles et perfides : elle n'a pas le droit de juger le prince
de la Paix; ses crimes , si on lui en reproche , se perdent dans les droits
du trône . J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fut
éloigné des affaires : l'amitié du roi Charles m'a porté souvent à me
taire et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables
hommes que nous sommes ! faiblesse et erreur , c'est notre
devise. Mais tout cela peut se concilier : que le prince de la Paix soit
exilé d'Espagne , et je lui offre un refuge en France . Quant à l'abdication
de Charles IV , elle a eu lieu dans un moment où mes armées
couvraient les Espagnes ; et aux yeux de l'Europe et de la postérité , je
paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône
mon allié et mon ami. Comme souverain voisin , il m'est permis de
vouloir connaître avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à
V. A. R. , aux Espagnols , au monde entier : l'abdication du roi
Charles est de pur mouvement , s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection
et l'émeute d'Aranjuez , je ne fais aucune difficulté de l'admettre , et je
reconnais V. A. R. comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec
elle sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans
ces affaires doit lui ètre garant de l'appui qu'elle trouvera en moi , si , à
son tour , des factions , de quelque nature qu'elles soient , venaient à
l'inquiéter sur son trône. Quand le roi Charles me fit part de l'événement
du mois d'octobre dernier , j'en fus douloureusement affecté ; et je
pense avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites , à la bonne
isstue de l'affaire de l'Escurial. V. A. R. avait bien des torts ; je n'en
veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite , et que j'ai constamment
voulu ignorer. Roi à son tour , elle saura combien les droits du
trône sont sacrés . Toute démarche près d'un souverain étranger , de la
part d'un prince héréditaire , est criminelle . V. A. R. doit se défier des
écarts, des émotions populaires . On pourra commettre quelques meurtres
sur mes soldats isolés ; mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat.
J'ai déjà vu avec pcine qu'à Madrid on ait répandu des lettres
du capitaine-général de la Catalogne , et fait tout ce qui pouvait donner
da mouvement aux têtes . V. A. R. connaît ma pensée toute entière ;
elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées ;
elle peut être certaine que , dans tous les cas , je me comportciai avec
elle comme envers le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout
concilier et de trouver des occasions de lui donner des preures de mon
affection et de ma parfaite estime . Sur ce , etc. , etc.
Bayonne, le 16 avril 1808 .
552 MERCURE DE FRANCE,
N°. II .
Lettre du roi Charles IV, à son fils le prince des Asturies.
Mox fils , les conseils perfides des hommes qui vous environnent , ont
placél'Espagne dans une situation critique. Elle ne peut plus être sauvés
que par l'Empereur.
Depuis la paix de Bâle, j'ai senti que le premier intérêt de mes peuples
étaitde vivreen bonne intelligence avec la France . Il n'y a pas de sacrifice
que je n'aye jugé devoir faire pour arriver à ce but important ; même
quand la France était en proie à des gouvernemens éphémères , j'ai fait
taire mes inclinations particulières pour n'écouter que la politique et le
bien de mes sujets . Lorsque l'Empereur des Français cut rétabli l'ordre
en France , de grandes craintes se dissipèrent , et j'eusde nouvelles raisons
de rester fidèle à mon systême d'alliance .
Lorsque l'Angleterre déclara la guerre à la France ,j'eus le bonheur de
rester neutre , et de conserver à mes peuples les bienfaits de la paix. L'An
gletterre , depuis , saisit quatre de mes frégates , et me fit la guerre avant
même de me l'avoir déclarée. Il me fallut repousserla force par la force;
les malheurs de la guerre atteignirent mes sujets .
L'Espagne , environnée de côtes , devant une grande partie de sa prospérité
à ses possessions d'outre - mer , souffrit de la guerre plus qu'un
autre Etat . La cessation du con.mice et les calamités attachés à cet
état de choses , se font sentir à mes sujets . Plusieurs furent assez injustes
pour les attribuer à moi et à mes ministres .
J'eus la consolation du moins d'être assuré du côté de la terre , et de
n'avoir ancune inquiétude sur l'intégrité de mes provinces , que , seul
de tous les rois de l'Europe , j'avais maintenue au milieu des orages de
ces derniers tems . Cette tranquillité , j'en jouirais encore sans les conseils
qui vous ont éloigné du droit chemin. Vous vous êtes laissé aller
trop facilement à la haine que votre première ſemme portait àla France,
etbientôt vous avez partagé ses injustes ressentimens contre mes ministres
, contre votre mère , contre moi-même.
J'ai dû me ressouvenir de mes droits de père et de roi ; je vous fis
arrêter ; je trouvai dans vos papiers la conviction de votre culpabilité;
mais sur la fin de ma carrière , en proie à la douleur de voir mon fils
périr sur l'échafaud , je fus sensible aux larmes de votre mère , et je vous
pardonnai.
Cependant mes sujets étaient agités par les rapports mensongers de la
faction à la tête de laquelle vous vous étiez placé. Dès ce moment , je
perdis la tranquillité de ma vie , et, aux maux de mes sujets , je dus
joindre ceux que me causaient les dissentions de ma propre famille .
On calomnia même mes ministres auprès de l'Empereur des Français .
qui , croyant voir les Espagnes échapper à son alliance , et les esprits
agités même dans ma famille , couvrit sous différens prétextes mes Etats
de ses troupes. Tant qu'elles restèrent sur la rive droite de l'Ebre, et
ΜΑΙ 1808 . 333
parurentdestinées à maintenir la communication avec le Portugal , je
dus espérer qu'il reviendrait aux sentimens d'estime et d'amitié qu'il
m'avait toujours montrés. Quand j'appris que ses troupes s'avançaient
sur ma capitale , je sentis la nécessité de réunir mon armée autour de
moi , pour me présenter à mon auguste allié dans l'attitude qui convenait
au roi des Espagnes .. J'aurais éclairci ses doutes et concilié mes
intérêts . J'ordonnai à mes troupes de quitter le Portugal et Madrid , et
jeles réunis de différens points de la monarchie , non pour quitter mes
sujets , mais pour soutenir dignement la gloire du trône . Ma longue expérience
me faisait comprendre d'ailleurs que l'Empereur des Français pouvait
nourrir des désirs conformes à ses intérêts , à la politique du vaste
système du continent , mais qui pouvaient blesser les intérêts de ma
maison. Quelle a été votre conduite ? vous avez mis en rumeur tout mon
palais; vous avez soulevé mes gardes -du-corps contre moi ; votre père
lui-même a été votre prisonnier ; mon premier ministre , que j'avais
élevé etadopté dans ma famille , fut traîné sanglantde cachot en cachot;
vous avez flétri mes cheveux blancs ; vous les avez dépouillés d'une
couronne , portée avec gloire par mes pères et que j'avais conservée sans
tache; vous vous êtes assis sur mon trône ; vous avez été vous mettre
àladisposition du peuple de Madrid , que vos partisans avaient ameuté ,
etde troupes étrangères qui au même moment y faisaient leur entrée.
La conspiration de l'Escurial était consommée , les actes de mon administration
livrés au mépris public. Vieux et chargé d'infirmités , je n'ai
pu supporter ce nouveau malheur. J'ai eu recours à l'Empereur des
Français , non plus comme un roi à la tête de ses troupes et environné
de l'éclat du trône , mais comme un roi malheureux et abandonné. J'ai
trouvéprotection et refuge au milieu de ses camps;je lui dois la vie ,
celle de la reine, et de mon premier ministre. Je vous ai suivi sur vos
traces à Bayonne. Vous avez conduit les affaires de manière que tout
dépenddésormais de la médiation et de la protection de ce grand princc .
Vouloir recourirà des agitations populaires , arborer l'étendard des factions
, c'est ruiner les Espagnes , et entraîner dans les plus horribles catastrophes
vous , mon royaume , mes sujets et ma famille. Mon coeur
s'est ouvert tout entier à l'Empereur : il connaît tous les outrages que
j'ai reçus , et les violences qu'on m'a faites ; il m'a déclaré qu'il ne vous
reconnaîtrait jamais pour roi , et que l'ennemi de son père ne pouvait
inspirer de la confiance aux étrangers ; d'ailleurs , il m'a montré des
lettres de vous qui font foi de votre haine pour la France .
Dans cette situation mes droits sont clairs , mes devoirs davantage
encore : épargner le sang de mes sujets , de rien faire sur la fin de ma
carrière qui puisse porter le ravage et l'incendie dans les Espagnes , et les
réduire à la plus horrible misère. Ah! certes , si, fidèle à vos devoirs et
aux sentimens de la pature , vous aviez repoussé des conseils perfides ;
iconstarment assis à mes côtés pour ma défense, vous avior attenda
334 MERCURE DE FRANCE ,
le cours ordinaire de la nature qui devra marquer votre place dans peu
d'années , j'eusse pu concilier la politique et l'intérêt de l'Espagne avec
l'intérêt de tous. Sans doute depuis six mois les circonstances ont été
critiques ; mais quelque critiques qu'elles fussent , j'aurais obtenu de la
contenance demes sujets, des faibles moyens qui me restaient encore ,
et sur-tout de cette force morale que j'aurais eue en me présentant dignement
à la rencontre de mon allié , auquel je n'avais jamais donné de
sujet de plainte , un arrangement qui eût concilié les intérêts de mes sujets
et ceux de ma famille. En m'arrachant la couronne , c'est la vôtre que
vous avez brisée ; vous lui avez ôté ce qu'elle avait d'auguste , ce qui la
rendait sacrée à tous les homines .
Votre conduite envers moi , vos lettres interceptées ont mis une barrière
d'airain entre vous et le trône d'Espagne. Il n'est ni de votre intérêt ,
ni de celui des Espagnes que vous y prétendiez . Gardez-vous d'allumer
un feu dout votre ruine totale et le malheur de l'Espagne seraient le
seul et inévitable effet. Je suis roi du droit de mes pères; mon abdication
est le résultat de la force et de la violence. Je n'ai donc rien à
vous; je ne puis adhérer à aucune réunion d'assemblée. C'est encore
une faute des hommes sans expérience qui vous entourent.
J'ai régné pour le bonheur de mes sujets ; je ne veux point leur léguer
la guerre civile , les émeutes , les assemblées populaires et lesrévolutions.
Tout doit être fait pour le peuple , et rien par lui . Oublier
cette maxime , c'est se rendre coupable de tous les crimes qui dérivent
de cet oubli . Toute ma vie , je me suis sacrifié pour mes peuples , et
ce n'est pas à l'âge où je suis arrivé que je ferai rien de contraire à leur
religion, à leur tranquillité et à leur bonheur. J'ai régné pour eux ,
j'agirai constamment pour eux. Tous mes sacrifices seront oubliés ; et
lorsque je serai assuré que la religion de l'Espagne , l'intégrité de mes
provinces , leur indépendance et leurs priviléges seront maintenus , je
descendrai dans le tombeau en vous pardonnant l'amertume de mes
dernières années .
Donné à Bayonne, dans le palais impérial , appelé le Gouvernement ,
le 2 de mai 1808.
Signé , CHARLES .
N. B. ( Le Moniteur donne le texte espagnol de cette pièce , ainsi
que de la pièce suivante . )
N°. III.
Lettre du prince des Asturies à l'infant don Antonio , à Madrid.
Aujourd'hui j'ai adressé à mon bien-aimé père une lettre conçue en
ces termes :
<<Mon vénérable père et seigneur , pour donner à V. M. une preuve
de mon amour , de mon obéissance et de ma soumission , et pour céder
au désir qu'elle m'a fait connaître plusieurs fois , je renonce à ma couΜΑΙ
1808. 335
ronne en faveur de V. M. , désirant qu'elle en jouisse pendant de longues
années .
» Je recommande à V. M. les personnes qui m'ont servi depuis le
19 mars. Je me confie dans les assurances qu'elle m'a données à cet
égard.
reux.
1
Je demande à Dieu de conserver à V. M. des jours longs et heu-
→Fait à Bayonne , le 6 mai 1808 .
Je me mets aux pieds de V. M. R. »
Le plus humble de ses fils , FERDINAND .
En vertu de la renonciation que je fais à mon père bien-aimé , je
retine les pouvoirs que j'ava's accordés , avant mon départ de Madrid ,
à la junte pour l'expédition des affaires importantes et urgentes qui
pouvaient se présenter pendant mon absence . La junte suivra les ordres
et commandemens de mon très-aimé père et souverain , et les fera exécuter
dans les royaumes .
Je dois , en finissant , témoigner aux membres de la junte , aux autorités
et à toute la nation , ma reconnaissance de l'assistance qu'ils m'ont
donnée. Je leur recommande de se réunir d'efforts et de coeur au roi
Charles et à l'Empereur Napoléon , dont la puissance et l'amitié peuvent
plus que toute autre chose garantir les premiers biens des Espagnes ,
leur indépendance et l'intégrité du territoire . Je vous recommande de ne
pas donner dans les piéges de nos éternels ennemis , de vivre unis entre
vous et avec nos alliés , d'épargner le sang et d'éviter les malheurs qui
seraient le résultat des circonstances actuelles , si on se laissait aller
l'esprit de vertige et de désunion.
Bayonne , le 6 mai 1808. Signé, FERDINAND.
ANNONCES .
Vie et Pontificat de Léon X, par William Roscoe , auteur de la Vie
de Laurent de Médicis ; ouvrage traduit de l'anglais , par P. Henry , et
orné du portrait de Léon X, d'après le tableau de Raphaël et d'un
grand nombre de médailles . Quatre vol. in-8° . broc. Prix , 24 fr . , et
30 fr. franc de port. A Paris , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype ,
rue des Petits-Augustins , nº . 15 ; Lenormant , rue des Prêtres - Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº. 17 .
LaProcédure civile des Tribunaux de France , démontrée par
principes , et mise en actions par des formules ; par M. Pigeau , ancien
avocat , et professeur de l'Ecole de Droit de Paris . Deuxième partie du
premier volume. Prix , 7 fr . 50 cent. , et g fr. franc de port. A Paris ,
chez Garnery , libraire , rue de Seine. L'ouvrage entier formera 2 gros
vol. in-4°., et coûtera 36 fr . , et 42 fr. franc de port,
336 MERCURE DE FRANCE , MAI 1808 .
↓
La première partie du premier volume , qui paraît , se vend 10 fra
50 cent. , et 12 fr . franc de port.
La deuxième partie que nous annonçons , 7 fr. 50 cent. , etg fr . franc
de port,
La première partie du second vol. , qui paraîtra au mois d'octobre
prochain , se vendra 9 fr . , et 10 fr. 50 cent. franc de port.
La deuxième partie et dernière , qui paraîtra au mois de février prochain
, coûtera g fr. , et 10 fr. 50 cent. fiant de port.
OEuvres d'Archimède , traduites littéralement , avec un Commentaire
, par F. Peyrard , professeur de mathématiques et d'astronomie au
Lycée Bonaparte ; suivies d'un Mémoire du traducteur sur un nouveau
Miroir ardent , et d'un autre Mémoire de M. Delambre sur l'arithmétique
des Grecs . On y a joint le portrait d'Archimède , avec deux planches
du Miroir ardent , gravés en taille-douce . Ouvrage approuvé par l'institut
, adopté par le Gouvernement pour les bibliothèques des Lycées ,
et dédié à S. M. l'Empereur et Roi. Seconde édition. Deux vol. in-8°
de 1080 pages , imprimés par Crapelet , sur beau carré fin d'Auvergne ;
avec plus de 500 figures gravées sur bois , avec un soin extrême , par
J. J. Duplat , et intercalées dans le texe . Prix , 20 fr. br. , et 23 fr. 50 c.
franc de port. En pap. vélin le prix est double. Il reste très-peu d'exemplaires
de la belle édition in-4° , dont le prix , cartonné , est de48 fr.
sans le port . A Paris , chez F. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles-
Coeur , nº 10 .
:
L'Enéide , traduite en vers , par M. J. Hyacinthe de Gaston , proviseur
du Lycée de Limoges , ancien officier de chasseurs . Seconde édition ,
avec le texte et des notes ; ouvrage adopté pour les Lycées. Quatre vol
in-12. Prix , 10 fr. , et 20 fr. papier vélin ; on ajoutera 3 fr. pour la recevoir
franc de port. A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles-
Coeur , nº 14.
Théodore de Lyon , ou la Destinée malheureuse ; par J. M. , etc.
Quatre vol. in- 12 . Prix , 8 fr . , et 11 fr . franc de port. Chez le même.
Organisation civile et religieuse des Israëlites de France et du
royaume d'Italie , décrétée par Sa Majesté l'Empereur et Roi , le 17
mars 1808 , suivie de la collection des actes de l'assemblée des Israëlites
de France et du royaume d'Italie , convoquée à Paris en 1806 ; et de
celle des procès-verbaux et décisions du grand- sanhedrin , convoqué en
-1807 , lesquelles ont servi de base à cette organisation . Un vol. in-8",
Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 cent. franc de port. A Paris , chez Trenttel et
Würtz , libraires , rue de Lille , nº. 17 ; et à Strasbourg , même maison
de commerce , et au Bureau du Mercure de France.
Essai historique et poëtique de la gloire et des travaux de
Napoléon premier, depuis le 18 brumaire an VIII, jusqu'à la paixde
Tilsitt , par J. J. d'Albenas , in-8°. Prix , 75 cent. AParis, chez Gautier
et Bretin , libraires , rue Saint-Thomas-du-Louvre, nº 30, et chez
l'auteur , rue Batave , nº 14.
(N° CCCLVII. )
( SAMEDI 21 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
M
OI
LE SEIN
FRAGMENT d'un poëme inédit en huit chants , intitulé : Les trois
Règues de la Nature , par J. DELILLE (1)
(Ce fragment est tiré du troisième chant ; le poëte peint les effets de
la pluie , de la grêle et de la neige : il présente un malheureux bucheron
surpris par la tempête , et frappé par la mort lorsqu'il cherche à rega
guer sa demeure. )
Malheur au bûcheron qui , revenant des bois
Retourne sur le soir à ses rustiques toits ;
Il ne reconnaît plus le fleuve , la vallée ;
Sa vue est éblouie , et son ame est troublée ;
Il s'égare , il s'enfonce en de mouvans tombeauxs
Dans un lointain obscur , à travers des rameaux,
Il croit voir sa cabane ; à cette douce image
Il rassemble sa force , excite son courage ;
Mais , soudain dissipé, le fantome trompeur ,
Au lieu du toit chéri lui montre une vapeur!
(1) Ce poëme va paraître , chez MM. Giguetet Michaud. Si l'on en
juge d'après le morceau que nous publions , et plusieurs autres que des
lectures particulières ont fait connaître , l'ouvrage sera digne du sujet et
de l'auteur. Il se placera au rang des autres poëmes de M. Delille , qui ,
créés ou traduits , figurent tous , quoi qu'en aient dit quelques critiques ,
parmi les plus beaux monumens de la poësie française .
(Note des Rédacteurs. )
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
Il traverse en tremblant ces effroyables scènes ;
Son oeil y cherche en vain quelques traces humaines.
Autour de lui des vents la colère mugit ,
L'air siffle , le loup hurle , et l'ours affreux rugit ;
Le jour meurt , la nuit vient , des nuages plus sombres
De moment en moment épaississent les ombres ,
Et son horreur ajoute à l'horreur du désert :
L'épouvante s'accroît , l'espérance se perd ,
Et l'effroi qui déjà lui peint sa mort prochaine
Fait frémir chaque nerf et court dans chaque veine.
Dans un sentier perfide il craint de s'engager ,
II voit partout un piége et partout un danger ;
D'un terrain infidèle il peut être victime ;
Sous ses pas tout-à-coup peut s'ouvrir un abîme ;
Peut-être un noir marais , recouvert de frimas ,
Sous leur tapis trompeur lui cache le trépas :
Il se peint un étang , un lac dont la surface
Couvre des flots bouillans sous sa voûte de glace ,
Un précipice affreux , des carrières sans fonds .
L'imagination dans ces gouffres profonds
Déjà le précipite ; il tressaille , il s'arrête ;
Devant lui le désert , et sur lui la tempête!
Enfin tremblant de crainte , épuisé de vigueur ,
Acôté d'un glaçon il tombe de langueur.
En vain en l'attendant , sa femme prévoyante
Prépare du sarment la flamme pétillante ,
Et de chauds vêtemens , et son sobré festin ;
Par ses touchans regrets le rappelant en vain ,
De ses enfans chéris la troupé aimable pleure ;
En vain d'un air timide entr'ouvant leur demeure ,
Ils avancent la tête , et , le cherchant de l'oeil,
De frayeur et de froid frissonnent sur le seuil :
Sa femme , ses enfans , sa cabane chérie ,
Il ne les verra plus ! .... Aux sources de la vie
Déjà du froid mortel le poison s'est glissé ;
Tous ses nerfs sont roidis , tout son sang s'est glacé;
Lemalheureux expire ; et le vent qui l'assiége
Ne bat plas qu'un cadavre étendu sur la neige.
ΜΑΙ 1808. 339
LE CHAMEAU ET SES PANÉGYRISTES.
CONTE.
Lepremier dromadaire , à Memphis amené,
Fixa tous les regards du public étonné.
Autour de lui bientôt on s'empresse , on s'attroupe ;
Et de la tête aux pieds , du nez jusqu'à la croupe ,
Par tous les curieux il est examiné.
Chacun le loue à sa manière .
Cet animal , dit l'un , doit avoir un bon pas ,
Et fournir sans broncher une longue carrière ,
Mérite dont je fais grand cas :
C'était un voyageur qui parlait de la sorte.
On prétend , s'écrie un meûnier ,
Que l'on peut sur son dos , sans le faire plier ,
Mettre la charge la plus forte :
Il est souple et docile , ajoute un officier :
Bienmieux que tout cela , reprend un vieil avare ,
C'est qu'il ne mange presque rien .
Qualité précieuse et par malheur trop rare !
Affectant un grave maintien ,
Certain petit bossu s'avance ,
Et dit : Messieurs , ces qualités ,
Qu'avec emphase vous citez ,
Nesontpas, croyez-moi , d'aussi grande importance.
Avant tout passe la beauté.
Pour moi j'admire en lui cette heureuse éminence ,
Le mont qui , sur son dos artistement jeté ,
Par ses hardis contours et sa noble élégance
Lui donne à tous les yeux un air de majesté.
ENIGME.
G. DE M.
Dans le tems du repos je suis en sentinelle ,
Toujours en suspens ou debout ;
Dans le tems du combat c'est la main de ma belle
Qui me conduit en tout.
Elle me mène au feu le plus vif: intrépide,
J'y suis tant qu'il lui plaît. Bientôt elle me guide
Corps à corps avec l'ennemi .
Avec précaution je m'approche de lui .
A
30
Ya
:
340 MERCURE DE FRANCE ,
Mais que peut contre moi qui suis plus dur qu'un casque,
Un ennemi fluet , toujours mou , toujours flasque ?
Pourtant quand je l'attaque il se roidit un peu,
Maismoiqui n'entends pas ce jeu ,
Trop échauffé pour faire grâce ,
Quand je m'appesantis sur lui ,
Je le frotte , je le repasse ,
Sans qu'ilymanque un petit pli .
S........
:
LOGOGRIPHE.
Pourles enfans de Mars , même au seinde la guerre
Je trace un signe de repos ;
Jetiens un rang fort bas parmi les minéraux ,
Et suis aux artisans souvent très -nécessaire.
Dans thes cinq pieds , on trouve un des quatre élémens ,
Unpoissondes plus abondans;
Une arme de l'amour ; plus , une maladie ,
Qui dépare toujours une bouche jolie ;
D'un aliment exquis les restes précieux ;
Une ville d'Afrique ; et ce mortel fameux
Qui parcourut les airs guidé par son courage ;
Puis de mon tout enfin le plus commun usage ;
Cequ'arrachepar fois la joie ou la douleur ;
Ce qui charme l'oreille et qui flatte le coeur ;
Cequ'en un chien de chasse avec soin l'on recherche.
Je finis , ami lecteur , cherche.
CHARADE .
Monpremier redoublé , dans l'enfance est bientendre ,
Vous ne méritez pas le bonheur de l'entendre ,
Ovous ! qui , pour l'hymen , ressentez du dégoût .
Sous mon second , le soldat est tranquille .
A Paris , et dans chaque ville
Lesartset les métiers sont soumis à mon tout.
ΜΑΙ 1808. 341
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est la lettre O.
Celui du Logogriphe est Migraine , dans lequel on trouve Marne ,
Aineet Ain ; graine ; rame ; nager ; Aï ; Emir ; mare ; aimer ; ami ;
åge; maigre ; mai ; rage ; aire ; raie ; rime ; ane; ange; Marieet
Rémi ; geai ; aigre ; main ; I. N. R. I. ( Lettres initiales de l'inscription
de la croix ) ; Niger ; rien ; mari ; maire ; arme ; gaine ; amen ;
mine; marine ; ame ; Riga ; gain ; manie ; Iman; magie; amer ;
Argine,(nom de la dame de trèfle) ; gémir; image; are; igname ;
rang ; air ; grain et mie.
Celui de la Charade est Fougueux.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÊLANGES . )
THEATRE FRANÇAIS .
REVUE.
LES nombreuses représentations del'Assemblée defamille
p'outpas encore épuisé la sensibilité du public , et les égoistes
les plus endurcis ne se lassent point d'aller prendre , pondant
une heure ou deux, un air de générosité , en applaudissant
de belles maximes de bienfaisance qui ne les engagent
àrien. Je ne sais si , comme l'a dit adroitement l'auteur de
la pièce ,
Les hommes réunis sont moins indifférens ,
et si cette exaltation contagieuse se dissipe dès qu'ils sont
séparés : mais je sais bien que la lecture de l'Assemblée de
famille , dans le silence du cabinet , n'a point confirmé le
succès bruyant de la représentation. Ceux même à qui le
jeudes acteurs et l'engoûment du parterre ont fait illusion ,
quand ils n'ont plus sous les yeux Fleury , Dazincourt , Damas,
Mile Mars , Mlle Devienne , se vengent de lasurprise
faite à leur jugement , sur les contradictions éternelles de
l'oncle Blainvil , sur le bavardage philosophique et sentimental
des valets , sur l'étrange naïveté d'un caractère qui ,
le
542 MERCURE DE FRANCE ,
de l'aveu de l'auteur , n'a d'autre modèle que le talent de
l'actrice , et sur la fatuité pesante et vulgaire de Valmont ,
mauvais rôle qui ne doit sa physionomie qu'à l'intelligence
singulière de l'acteur qui l'a créé. Un étranger qui entend
parler de l'Assemblée de famille dans un salon , par des
hommes qui , dès que la pièce est annoncée , courent au
théâtre , cherche inutilement à concilie les bizarres contradictions
de ce qui lui paraît être l'opinion : deux jours
après , il voit sur l'affiche l'Avare , chef-d'oeuvre d'un grand
homme , dont nos livres , nos monumens , nos journaux
mėme , et l'admiration de l'Europe entière , consacrent le
génie ; il y vole , et trouve trente personnes dans la salle.
Il commence alors à comprendre ce que prouve en favenr
d'un ouvrage dramatique , un succès de mode , d'affluence
et de nouveauté. Je crains bien , je l'avoue , qu'il ne lui
reste un peu d'humeur contre la légéreté française , et
beaucoup de mépris pour ce goût si délicat et si pur dont
nous aimons tant à nous vanter : mais que cet homme revienne
un jour assister à la reprise de la pièce qui a causé
tant d'empressement ; qu'il se souvienne que , depuis cent
cinquante ans , Molière et Corneille jouissent parmi nous
de la même gloire ; et peut-être sera-t-il plus juste , ou du
moins plus indulgent .
Il y a beaucoup d'ouvrages dont le succès éphémère avait
justifié ces réflexions , long-tems avant que l'Assemblée de
famille les eût inspirées: j'ajoute qu'autant la raison dédaigne
P'enthousiasme factice avec lequel on a célébré la pièce le
lendemain de la première représentation, autant elle repousse
aujourd'hui les critiques amères qui lui refusent toute espèce
de mérite. Le succès de l'Assemblée de famille a servi de
prétexte à quelques injures grossières contre les gens de
lettres ; la seule vengeance digne d'eux , c'est la justice , la
modération et la politesse. Il leur appartient de fixer l'opinion
publique , en reconnaissant dans cet ouvrage des intentions
morales , une situation intéressante , un style souvent
faible et diffus , mais souvent aussi naturel et facile , et
presque toujours exempt de mauvais goût. S'il y a peu de
vérité dans les caractères , peu d'art dans la conduite de
l'intrigue , peu ou point de comique dans l'expression , il y
adu moins un charme attendrissant dans le rôle de la jeune
orpheline , une leçon utile donnée à l'avarice et à la cupidité,
quelques vers heureusement tournés , sans recherche ,
sans efforts etsans prétention. Ce mérite n'est pas vulgaire ,
et,dans un premier ouvrage , il pouvait suffire à la gloire
de l'auteur.
MAI 1808. 343
Le sortdel'Homme aux convenances differe entout point
de celui de l'Assemblée de famille. Ecarté de la scène avec
une violence injuste , il est accueilli dans le monde avec
une faveur marquée. Je crois , en effet , que la manie des
convenances est un ridicule peu dramatique : il semble que
les soins minutieux qui la caractérisent , n'ayant entr'eux
aucune suite et souvent aucun rapport , il est difficile de
les lier à la marche d'une intrigue théâtrale. Regnard a
heureusement vaincu , dans le Distrait , une difficulté du
méme genre ; mais il faut observer que la distraction produit
nécessairement une foule de méprises , moyen comique
par sa nature , tandis que la manie des convenances , toujours
grave et compassée , laisse peu de ressources à la vivacitéde
l'action et àla gaîté du dialogue. Au reste , le Distrait
tomba dans la nouveauté ; c'est la seule pièce de Regnard
que l'agrément des détails et les saillies piquantes du style
n'aient pas protégée , dans le premier moment , contre le
vice du fond. Elle fut reprise trente ans après , et le succès
n'a plus été contesté. L'Homme aux convenances aura peutètre
lamême destinée , quoique son auteur ne lui ait pas
donné la même importance. Il a sagement resserré l'action
dans l'espace d'un acte : et si l'on doit porter un examen
sévère sur un tableau d'histoire , ou sur une peinture de
moeurs , qui ambitionnent une gloire durable , on avouera
du moins qu'une miniature sans prétention peut plaire un
moment, ne fût-ce qu'à la faveur du cadre. Celui-ci me
paraît ingénieux. Al'homme , esclave de tous les usages , des
moindres formules de l'étiquette et de la société , M. de
Jouy oppose un campagnard qui s'est affranchi de toutes
les bienséances. La scène où ces deux caractères sont mis
en contrastee, pouvait suffire pour assurer le succès d'un
ouvrage aussi court: le dialogue en est franc , rapide et
semé de vers , remarquables par la finesse et la précision.
Pour obtenir l'estime et la considération , Gerfeuil , l'Homme
aux convenances , dit :
GERFEUIL.
FRANVAL.
Il faut être homme honnête .
Il faut être honnête homme.
GERFEUIL.
Qui ne l'est pas ?
FRANVAL .
Ma foi , j'aurai plutôt fini ,
Si vous voulez savoir ceux qui j'appelle ainsi :
544 MERCURE DE FRANCE,
1
Au tems où nous vivons le ciel en est avare.
GERFEUIL .
Le bien vivre est commun ; le savoir vivre est rare,
FRANVAL
Parbleu , je le voudrais ; nous y gagnerions tous ;
Etdans votre Paris on verrait moins de fous
Se croyant dans l'Etat d'une grande importance,
Pour savoir comme il faut faire la révérence.
Onne confondrait pas , comme on fait tous les jours,
Les bonnes actions avec les beaux discours :
On saurait préférer une honnête rudesse
Aces dehors plâtrés qu'on nomme politesse ,
Et qui souvent d'un fat couvrant la nullité ,
Usurpent les égards dus à la probité.
Je ne m'en défends pas ; j'aime assez les pièces qu'on
peut lire , et dont les vers n'ont pas toujours besoin du
prestige de la scène et du talent des acteurs. Je sais qu'au
théâtre, le spectateur ému par un intérêt puissant, donne
moins d'attention à l'élégance et à la pureté du style : mais
ce mérite reprend ses droits dès que la toile est baissée,
et venge l'écrivain de l'indifférencedduparterre. Ilyadans
'Homme aux convenances une autre scène qu'on n'a point
écoutée , mais qu'on ne lira point sans plaisir. C'est celle
où le jeune Victor , profitant de la manie de M. de Gerfeuil
lui fait écrire la lettre qui amène le dénouement. Il s'agit
de rendre un témoignage honorable des moeurs , de la con
duite et du caractère d'un jeune homme qui demande en
mariage une riche héritière ; mais ce qui occupe le plus
l'Homme aux convenances , c'est le choix du papier , lalara
geur de la marge , en un mot, ce sont toutes les vaines et
graves puérilités dont l'usage lui fait une loi suprême.
GERFEUIL .
Il est encore un point qu'il ne faut pas omettre ,
C'est de savoir plier et cacheter sa lettre
Suivant la qualité , l'âge et l'état des gens .
Mais cela ne s'acquiert qu'avec beaucoup de tems ,
Avec un tact parfait que l'art seul développe
Je juge d'une lettre en voyant l'enveloppe .
Son cousinlui témoigne une admiration ironique sur l'étendue
et la profondeur de ses connaissances, Gerfeuil répond
gravement :
ΜΑΙ. 1808. 545
Depuis plus de dix ans je prépare un travail
Dont l'ensemble exigeait des recherches immenses ;
Il est intitulé : Traité des convenances .
Dans ce traité moral, je prends l'homme au berceau ,
Et le suispas àpas jusque dans le tombeau ;
Car lamort entre aussi dans le plan de l'ouvrage;
Et je finis par là.
Etc.
VICTOR.
Mais c'est assez l'usage ,
Je le répète , je ne crois point que ce personnage soit
dramatique , et que la peinture de ce travers puisse fournir
au talent le sujetd'une comédie. Mais le caractère une fois
admis (et la première scène avait été fort applaudie ) , je
m'étonnerais qu'un seul acte , écrit avec autant d'agrément
et de facilité , n'eût pas trouvé grâce devant le public , si
je ne savais pas que cinq ou six spéculateurs , qui disposent
de trente connaisseurs affamés , entreprennent indifféremment
le succès ou la chûte des pièces nouvelles , et que
probablement M. de Jouy n'avait pas eu la prudence de
leur confier le sort de la sienne.
Jignore si leurs dispositions secrètes étaient plus favorables
à M. Delrieu , ou , ce qui est beaucoup plus vraisemblable
, si la masse imposante du public a comprimé
leur insolence accoutumée ,mais il est certain que le succès
éclatant d'Artaxerce n'a été troublé par aucun murmure.
Cette tragédie , dont les trois derniers actes sont quelquefois
une traduction fidelle , quelquefois une imitation éclairée
de l'opéra de Métastase qui porte le même titre , fait
beaucoup d'honneur au talent de M
M. Delrieu . La manière
dont il a îmité son modèle prouve qu'il n'était pas indigne de
luttercontre lui ; et dans cegenre , ce qu'on dérobe aux étrangers
devientune conquête honorable. D'ailleurs , on reconnaît
ici que l'auteur français , en suivant les traces du poëte
italien, n'a pas oublié que ses juges auraient le droit d'être
plus sévères. Ce n'est pas assez pour lui de s'approprier les
beautés qui conviennent également aux deux théâtres ;
sait que le nôtre , plus régulier , plus épuré , commande
plus de préparation dans les événemens , plus de suite
dans les caractères , et qu'on n'y jouit pleinement d'une
situation forte , compliquée et tragique , qu'autant qu'elle
est amenée par des moyens vraisemblables et intéressans.
C'était le plus grand obstacle à vainere dans le sujet que
il
546 MERCURE DE FRANCE,
l'auteur d'Artaxerce avait choisi. Je ne dirai pas qu'il y ait
réussi complétement ; mais du moins a-t-il mis plus de soins
et plus d'art que ses prédécesseurs à préparer l'assassinat
de Xercès , qui forme le noeud de sa tragédie. Dans Métastase
, c'est à la seconde scène qu'Artaban sort de la
chambre du roi , le glaive parricide àla main. Le monarque ,
dans la première scène , avait banni Arbace pour avoir
aspiré à l'hymen de Mandane. Artaban , dès qu'il rencontre
son fils , s'écrie : Tu es vengé. Xercès est tombé sous
mes coups .
Sei vindicato :
Serse mori per questa man.
Cette exposition brusque n'est pas déplacée dans un drame
lyrique, où la musique admet peu de développemens et
force de sacrifier la vraisemblance à l'effet theatral. Mais
Lemierre me paraît avoir méconnu le véritable caractère de
la tragédie , en offrant au spectateur une action atroce ,
avant de l'avoir ému par la peinture des passions qui en
sont à la fois le motif et l'excuse. Le premier vers de sa pièce
est celui- ci , qu'Arbace adresse à son père :
Les mains teintes de sang , d'où sortez-vous , Seigneur ?
Ainsi le ressort terrible sur lequel repose l'ouvrage , est en
action avant que personne en ait soupçonné le besoin. M.
Delrieu a consacré ses deux premiers actes à préparer lévé.
nement : l'exposition, sans doute , est moins frappante,elle
se développe avec un peu de lenteur ; mais elle a le mérite
d'établir les caractères, etde nous apprendre pourquaArtaxerce
et Mandane , malgré la douleur où les plongera la
mort de leur père , ne cesseront pas de prendre l'intérêt le
plus vifà Arbace, accusé de cet horrible assassinat. Ni M.
Delrieu, ni aucun de ceux qui ont traité le sujet avant lui ,
n'ont su rendre vraisemblables les circonstances du parricide.
Laraison présente une foule d'objections contre la manière
dont on le suppose commis; mais la raison ne se fait pas
entendre à des spectateurs vivement émus , et c'est ici l'espèce
d'invraisemblance , qu'on pardonne le plus facilement
au théâtre , quand il en résulte de grands effets. On ne peut
nior que M. Delrieu n'en ait tiré des scènes très-attachantes ,
notamment celle qui termine le troisième acte , où la rapidité,
la chaleur et la véhémence du style ajoutent encore à
l'intérêt et à la force de la situation. Ily ade beaux vers dans
cette scène; il y en a dans toutes les parties de l'ouvrage;
mais autant qu'on peut en juger avant l'impression , il y a
mieux encore ; il y a une Tragédie.
ΜΑΙ 1808. 347
,
Outreles représentations dont nous venons de parler , on
a remarqué , dans le cours de quelques semaines , trois reprises
importantes : celle de l'Ecole des Pères , ouvrage
d'une excellente morale , d'un effet médiocre, malgré la belle
situation du quatrième acte ; celle du Vieux Célibataire
lame.lleure comédie dont se soit enrichi le théâtre français
à la fin du siècle dernier ; et celle de la Mère jalouse , pièce
tombee dans la nouveauté, malgré les vers brillans , les
portraits , les tirades ingénieuses dont elle est remplie , et
qui se soutiendrait encore plus difficilement aujourd'hui ;
sans le talent particulier de Fleury et la physionomie originale
et piquante que Mlle Contat donne au rôle de Madame
deNaan. ESMENARD.
( EXTRAITS. )
DISCOURS sur la vie de la campagne et la composition
les jardins ; par M. ALEXANDRE DE LA BORDE .
'L n'appartient pas à tout le monde de parler de la
canpagne ; les uns la voient de trop loin , les autres de
trop près .Vue de trop loin , ce n'est qu'un paysage ; vue
de rop près , cen'est quede la terre. Examinez à la campagneceuxqu'une
fortune immenseetle luxevoluptueux
qu'elle leur prescrit exilent dans la capitale , et à qui
uneposition trop élevée impose envers la société d'impérieux
devoirs; ils viennent, disent-ils , respirer un momen
; ils en ont vraiment besoin : mais ils n'ont qu'un
monent à respirer , et ils croient qu'ils respirent. Ils
observent tout , ils critiquent tout , ils changent tout,
ils se dépêchent en doublant le pas de développer des
idées qui leur sont venues tout à coup , et dont leurs
compaisans admirent la profondeur , ici , construire un
pont , à , creuser une rivière , porter cent pas plus loin
cette colline , arracher ces arbres fruitiers pour les remplacerpar
des arbres exotiques , etc. , etc. Ils ont cru
fuir Pais , mais Paris les suit partout et les rappelle de
partout; ils y retournent en soupirant , et en disant un
tendre adieu , un lungum vale à leurs arbres , à leurs
fleurs , à leurs eaux, à leurs guzons ...... Ceux-là peuvent-
ilste flatter de connaître vraiment la vie de la
518 MERCURE DE FRANCE,
campagne ? Hélas ! les pauvres riches , ils y mourraient.
Suivons maintenant à la campagne ceux que le sort
(le plus dur des maîtres) atHtaacchhee à laglèbe, et qui n'y
vivent que parce qu'ils ne vivraient point ailleurs : vous
les entendrez se plaindre à toute heure de ces fatigues
éternellement renaissantes , de ces travaux enchaînés
l'un à l'autre , concatenatosque labores , qui finissent à
peine chaque soir pour recommencer avant chaque
matin : ceux-là ne connaissent point non plus la vie de
la campagne. Ce n'est ni pour la première , ni pour
la seconde de ces deux espèces d'hommes qu'existent
ces aimables loisirs, cet agréable oubli de la vie ,jwunda
oblivia vitæ , qui sont les premiers et les plus doux
fruits de la campagne. En général , on peut dire que
la campagne est une complaisante pour les riches et
une marâtre pour les pauvres ; elle n'est une amie que
pour les indépendans.
Mais la fortune , soit par des faveurs modérées , soit
par d'utiles disgraces , vous a-t-elle enfin placé dans
cette positiondésirable où vous pouvez vous disperser
de vous atteler à son char ? c'est alors que la campagne
vous attend pour vous révéler ses mystères si vous
en êtes digne , et vous enivrer de ses délices. Je dis, si
vous en êtes digne , parce qu'il faudra vous-même y
apporter de quoi l'aimer toujours davantage et de quoi
la rendre toujours plus aimable , de quoi sentin ses
charmes et de quoi lui en prêter , c'est-à-dire un soeur
exempt ou affranchi des passions qui peuvent contrarier
sa douce influence, et en même tems ouvert à toutes
celles qui peuvent la seconder , avec un esprit omé de
toutes les connaissances qui peuvent servir à lornement
de la campagne et à son utilité. Nous croyons
voir toutes ces données réunies au point le plis dési
rable dans l'homme à la fois tranquille et actif , élégant
et simple , aimable et utile, à qui nous devons l'inté
ressant Discours sur la vie de la campagne et sur la
composition des jardins , ouvrage fait pour inspirer à
tous ceux qui le liront le goût de la campagne, et que
M. de la Borde ne donne que comme une introduction
à un grand travail qui a pour titre : Discription
des nouveaux jardins de la France et de se; anciens
ΜΑΪ 1808. 549
chateaux. L'auteur entre en matière par de sages considérations
sur la vie de la campagne en général , dans
ses rapports avec les moeurs , le caractère et le bonheur
des hommes. On voit qu'il a sur-tout en vue ceux qui
ont le plus besoin'des ressources qu'elle présente , et
qu'il pense à des hommes qui auraient vécu dans certaines
époques trop mémorables de l'histoire humaine
àdes hommes sur le déclin de l'âge qui , autrefois emportés
malgré eux par la course des événemens , et fatigués
, s'il est permis de parler ainsi , du roulis de leur
siècle , ne demandent plus au destin que la plus désirable
de ses faveurs , le repos.
>
<<Un beau pays , dit M. de la Borde , est alors pour
» eux un être animé qui les console sans les plaindre ,
>> qui leur fait partager ses richesses sans les humilier
>> de ses dons. S'ils y portent les peines de l'ame , les
>> plaisirs des champs adoucissent leurs maux et rem-
>> placent leurs affections ; s'ils y portent le regret de
>> la puissance ou de la richesse, ils croient y retrouver
>> ces deux avantages , parce qu'ils vivent au milieu des
>> faibles et des pauvres. >>
Mais , selon M. de la Borde , la vie de la campagne
ne borne pas ses effets salutaires à l'adoucissement des
chagrins et des regrets ; elle les étend sur les hommes
les plus heureux , en leur offrant d'utiles et de louables
emplois de leur richesse ; enfin la campagne sympathise
toujours de manière ou d'autre avec nous , et dans la
variété de ses productions, de ses aspects , deses occupations
, de ses jouissances , de ses inquiétudes , elle a
pour ainsi dire en dépôt ce qui convient à tous les
âges, à toutes les fortunes , à toutes les situations , à toutes
les humeurs , à tous les caractères .
La vie de la campagne et la composition des jardins
qui en est la plus agréable occupation , se présentent à
l'esprit de M. de la Borde avec toutes les variations
qu'elles ont subies depuis les premiers tems dont la mémoire
nous ait ététransmisejusqu'à nosjours. Ilnous peint
la vie tranquille , indépendante , heureuse des bergers
nos ancêtres , de ces bons patriarches dont il a l'air de
regretter la tranquille société, quand bornés aux soins
de leurs troupeaux, contens de l'abondance et de la
350 MERCURE DE FRANCE ,
sécurité , ils habitaient encore en qualité de commensaux
dans le vaste palais de la nature , y choisissant leur
demeure et la changeant à leur gré , défrayés de tout
par la mère commune , et riches de tous ses biens .
L'auteur considère ensuite la vie champêtre dans
tous ses progrès vers la civilisation , qui n'ont pas été, à
beaucoup près , autant de pas vers le bonheur. II nous
fait partager l'amour des Grecs pour leursjardins , et
nous nous promenons un instant dans ceux des environs
d'Athènes , où tant de philosophes ont semé tant
de sublimes vérités, et tant de brillantes erreurs , et où
il y avait par conséquent plus encore à écouter qu'à
regarder.
De la Grèce en Italie , l'imagination et l'histoire n'ont
qu'un pas. Nous y trouverons aussi des jardins qui n'auront
de long-tems l'élégance de ceux des Grecs , et qui
ne retentiront pas d'abord comme eux de tout ce que
l'esprit humainpeut enfanter de plus magnifique; mais ils
seront cultivés par des héros. Le luxe et le goût qui ,
sur le soir de la république , avaient succédé à la sévérité
de ces premiers tems , ont du moins été très-utiles
aux environs de Rome. Cicéron ressuscite l'académie
d'Athènes à Tusculum; Horace à Tibur montre Epicure
son maître , sous ses dehors les plus séduisans ; il
en est ainsi des deux Pline. Des hommes moins remarquables
les imitaient en cela ; et en général , on eût dit
que sous les premiers empereurs , les citoyens romains ,
dispensés de leurs anciens devoirs , ne cherchaient qu'à
se délasser des fatigues civiques de leurs pères. Les poëtes
chantèrent les campagnes ; les riches les ornèrent ; les
sages les habitèrent. Quelques-uns mirent leur plaisir
aux jardins , quelques-uns leur gloire , et beaucoup
leurs trésors. Neron, lui-même, en construisit de superbes
: celui-là , sûrement , n'avait pas de quoi aimer la
campagne,mais il trouvait au moins de quoi l'embellir.
On voit ensuite qu'en ce genre de magnificence , chaque
empereur , bonou mauvavaiiss ,, semble être devenu l'émule
de son prédécesseur ; mais après que ces beaux jardins ,
ces riantes demeures , dont eux et leurs sujets avaient
couvert l'Italie , ont été dévastés par les Goths et les
Vandales , M. de la Borde passe en France ; et quel
ΜΑΙ. 1808. 552
plaisir pour un enthousiaste aussi sincère de la campagne,
et sur-tout de son pays , de nous le montrer à l'époque
de cette chevalerie , qui a imprimé aux Français ,
enparticulier, les plus aimables traits de leur caractère ?
Il faut voir avec quelle complaisance , et en même tems
avec quelle magie il rend, pour ainsi dire , la vie et le
mouvement à ces vaillans paladins , à ces aimables troubadours
, qu'on ne saurait se rappeler sans les regretter ,
⚫ et sans leur sourire ; comme il nous montre la gaîté ,
l'honneur , la religion , la galanterie , l'équité accordées ,
et pour ainsi dire , fondues ensemble dans cette riante
adolescence de notre nation. Tout reparaît , et ces tentes
, et ces amphithéâtres , et ces lices, et ces champsclos
, et ces palefrois , et ces haquenées , et ces flottantes
banderoles , et ces devises ingénieuses , et ces festins
magnifiques , et ces musiques guerrières , et ces chants
d'amour , et ces carousels , et ces tournois , où le courage
pour briller n'attendait pas qu'il fût utile , et ces
allées de tilleul , et ces charmilles , confidentes de si
doux secrets , et ces donjons , et ces tours témoins de
tant de faits d'armes , et ces châteaux , à toute heure
ouverts à l'hospitalité , où la faiblesse était sûre de trouver
des soutiens ; l'innocence , des défenseurs ; la beauté,
des champions.
Telle était alors la vie de la campagne, et malheureux
qui aurait habité des villes. Ces tems si gais qu'on
voit suivis dans notre histoire de jours tantôt néhuleux
, tantôt orageux , reparaissent à la mémorable
époque du règne de François Ier , le plus noble , le plus
brave , le plus galant, le moins ignorant des paladıns.
<<Ce prince aimable , comme nous le peint M. de la
>>> Borde , qui , honorant à la fois les lettres et les vertus ,
>> voulut être armé chevalier par Bayard , et recevoir
>>>les derniers soupirs de Léonard de Vinci.>>>
En suivant toujours notre auteur , on s'afflige comme
lui de voir cet éclat trop passager faire place aux troubles
religieux , aux longues factions , qui changèrent
bientôt la face de la France , comme le caractère dès
Français. Le règne d'Henri IV arrive enfin comme une
belle amée après un triste hiver. Aidé de Sully ,
il rendit la vie à ses Etats , en rendant le bonheur à ses
352 MERCURE DE FRANCE ,
sujets , et après lui , quelle consolation du moins, de
voir encore son ami nous montrer sous les majestueux
ombrages de Rosny , un sage digne de la Grèce, un
héros digne de Rome , l'adorateur des mânes de son
maître , le bienfaiteur de son pays , suivi dans sa retraite
par la reconnaissance de tout un peuple , par le
spectacle du bien qu'il a fait , et par la conscience du
bien qu'il voulait faire !
Un assez long intervalle a séparé le bon tems du
beau siècle ; c'est ainsi que M. de la Borde qualifie
les règnes d'Henri IV et de Louis XIV, et ses regards
éclairés se fixent sur les merveilles que ce grand monarque
fit éclore. Peut-être , cependant , que moins
étonnant il serait encore plus admirable ; mais plus
jaloux de subjuguer la nature , qu'attentif à la consulter
, Louis XIV semble avoir armé contre elle tous
les arts et tous lestalens. Il a fait plus, et ralliant pour la
première fois dans notre histoire les grands autour du
trône , il a fait déserter les châteaux et priver les campagnes
d'une foule d'hommes qui les auraient du moins
enrichies de leur opulence. Mais
Naturam expellas furca tamen usque recurret.
les campagnes , désertées par des ambitieux , ont vu revenir
à elles une foule de transfuges ramenés ou renvoyés
à la vraie vie par la réflexion ou par la disgrace.
Ces hommes , repoussés ou trompés par la fortune , ont
du moins été reçus par la nature qui ne repousse et ne
trompe personne , et peut-être même que plus d'un a
trouvé dans les charmes de l'exil à se consoler des ennuis
de la faveur.
Telles sont les routes toujours agréables , toujours
variées , toujours fleuries , toujours trop courtes par où
M. de la Borde nous amène à ces riantes habitations
de nos jours , où la nature mieux connue semble
avoir dirigé le travail des hommes , et où du moins on
a cessé de s'éloigner d'elle en ligne droite; monumens
champêtres (et ceux-là sans doute en valent bien d'autres)
qu'il serait à la fois si agréable et si instructif d'observer
avec un guide initié à tous les secrets de l'art. Et
comment ne pas suivre avec le plus sensible intérêt un
homme
ΜΑΙ 1808.
DEPT
D
homme qui , éprouvé de trop bonne heure par les plus
affligeans revers , n'a trouvé que les peines du coeur au- 5.
dessus de son courage ! Heureux qui saurait comme luten
se consoler du reste , et comme lui voir le monde en
observateur , la campagne en peintre , la société en ami ,
la patrie en citoyen , la fortune en sage!
BOUFFLERS.
LETTRES DE TENDRESSE ET D'AMOUR , contenant
les Lettres de Julie à Ovide , et d'Ovide à Julie ;
suivies des lettres galantes d'une Chanoinesse portugaise
; des Lettres de Babet , et des réponses de
son amant; des Lettres d'amour d'une Dame philosophe
; des lettres de la présidente de Ferrand
au baron de Breteuil , et de celles d'Eloïse à Abélard .
Quatre volumes in-12. A Paris, chez Léopold Collin,
rue Gilles-Coeur. 1808.
1
IL vaut certainement mieux reimprimer des Ou
vrages estimables , et les réunir en recueil pour la commodité
du lecteur , que de publier pour la première .
fois de mauvais romans qui risquent de n'être ni achetés
ni lus. Tout n'est pas également bon dans ces quatre
volumes , quoique éditeur prétende , dans son avertissement
, que les lettres de Julie et d'Ovide , qui ouvrent
ce recueil et qu'il dit être de Mme de Lezay-
Marnésia , ont été long- tems attribuées à Marmontel ;
nous ne nous souvenons pas d'avoir jamais entendu
dire que ce célèbre académicien en fût l'auteur ; et
nous n'avons rien vu dans ces lettres qui nous rappelât
le style et la manière des Contes Moraux , de Bélisaire
et des Incas . Ce n'est pas qu'elles soient sans mérite ;
on y remarque de l'esprit et de la grâce , souvent
même unheureux abandon ; et elles ressemblent assez ,
par le style , aux lettres d'Alcibiade et d'Aspasie de
Crébillon fils . Malheureusement ces lettres sont un
roman historique , c'est-à-dire , ne sont ni une histoire
ni un roman , mais une production où la vérité
de l'Histoire est compromise , sans que l'imagination
Z
70
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
y gagne beaucoup. D'abord c'est mal connaître le caractère
de Tibère que de s'imaginer , comme l'auteur
le fait dire à Julie et à Ovide , que ce monstre n'est
pas susceptible de jalousie en amour , et qu'il fermera
les yeux sur l'attachement qu'ils ressentent l'un pour
l'autre . Le soupçonneux , l'inquiet , le féroce Tibère
n'ètre point jaloux ! Eh ! qui le sera donc , si ce n'est
lui? Mais voici un démenti un peu plus fort que l'auteur
donne à l'Histoire : tout le monde sait que Cicéron
n'eut de son épouse Térentia qu'une fille qui se nommait
Tullia , qui mourut avant lui , et qu'il pleura
long-tems. Eh bien ! Mme de Marnésia , de son autorité
privée , prolonge les jours de cette jeune romaine ; eh !
pourquoi ? pour qu'Octave devienne amoureux d'elle ;
mais ce qu'il y a de plus étrange , c'est qu'elle semble
partager sa passion . La fille de Cicéron amoureuse d'Octave
, du triumvir qui sacrifia lâchement son père à
la vengeance d'Antoine ! Non , il n'est pas permis de
dénaturer à ce point l'Histoire. Ce fut TTérentia , la
femme de Cicéron , qui avait divorcé avec lui , qui
lui survécut , qui parvint même à une extrême vieillesse
, puisqu'elle mourut sous le règne de Tibère ,
et qui descendit au tombeau , dépouillée de ce beau
nom d'épouse de Cicéron , n'ayant pas rougi de se
remarier à un sénateur obscur qu'une alliance si singulière
ne put pas même illustrer .
Après les lettres de Julie à Ovide et d'Ovide à Julie ,
viennent les lettres galantes d'une Chanoinesse portugaise.
La traduction de ces lettres qui sont originales,
eut dans le tems beaucoup de succès , et le méritait,
parce qu'elle est en général fidèle et élégante. Le héros
que cette chanoinesse avait choisi pour son vainqueur ,
est un personnage réel , le comte de Chamilly , officier-
général distingué , qui fut même honoré du bâton
de maréchal de France , en 1905. Il est vraiment
extraordinaire que le comte ait fait une si profonde
impression sur le coeur de cette religieuse , s'il est vrai ,
comme le duc de Saint-Simon l'assure dans ses Mémoires,
que c'était << un gros et grand homme, le meil-
>> leur, le plus brave et le plus rempli d'honneur; mais
>> si bête et si lourd , qu'on ne comprenait pas qu'il eût
ΜΑΙ 1808. 555
> quelques talens pour la guerre. >.> Sa maîtresse ne le
voyait apparemment pas du même ooeil que le duc qui
en général n'est pas indulgent dans ses portraits. Quoi
qu'il ensoit , elle l'aima passionnément. On ne doit pas
s'attendre à trouver dans ces lettres de ces orages du
cooeur excités par des événemens romanesques : les peines
de l'absence , et la crainte de ne pas être aimée du
comte de Chamilly autant qu'il était aimé d'elle , sont
le seul ressort qui donne du mouvement à l'ame de
la chanoinesse, et suffisent cependant pour animer son
style; tant il est vrai que ce ne sont pas toujours les
grandes secousses et les grands malheurs qui rendent
éloquens. Ces lettres d'une portugaise ont porté bonheur
même à ceux qui les ont imitées ; et Dorat , qui
avait dans son talent plus de délicatesse que de sensibilité
, en a fait une traduction libre et en vers qui
réussit , et qui ne devait pas tout à fait son succès aux
estampes et aux vignettes , dont, selon son ordinaire ,
il l'avait ornée . On aurait bien fait d'insérer cette imitation,
qui est élégante , dans ce recueil : elle l'aurait
rendu plus complet.
Les lettres de Babet , dont Boursault est l'auteur ,
quoiqu'il prétende qu'elles lui ont été écrites par une
jeune personne de beaucoup d'esprit , réussirent aussi
beaucoup , et ont été souvent réimprimées : cependant
nous préférons la scène des deux procureurs dans la
comédie du Mercure Galant , Esope à la Cour , et
sur-tout le bon procédé que ce poëte comique , assez
sévèrement traité par Boileau , eut cependant pour lui
-aux eaux de Bourbonne. Boursault , quoique sa pre-
-mière éducation eût été négligée , et qu'il ne sût pas
-même le latin , écrivait avee correction et élégance
en Français , sur-tout en vers ; car sa prose , et surtout
celle des lettres de Babet , est très-maniérée. En
voici une preuve assez convainquante : Boursault ,
dans une de ses lettres , essaye de donner de la jalousie à
Babet ; et le moyen qu'il emploie pour cela est de
lui décrire les charmes d'une belle qu'il a rencontrée
au bal. Après deux pages entières sur ce sujet intarissable
, il ajoute encore : <<< Elle a les lèvres si fraîches
->> et si vermeilles , que , depuis ton absence , je n'ai rieu
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
> envisagé de si charmant : et pour ses dents , elles sont
>> si blanches et si bien rangées , que je lui fis cent contes
>> risibles pour avoir le plaisir de les voir souvent. Le
>> trou qu'elle a au menton me fait souvenir qu'elle en
>> a encore aux joues , qui donnent une merveilleuse
>> grâce ań reste de son visage ; et pour sa gorge , on
> peut dire :
Que c'est-là que l'amour , pour tirer tous ses traits ,
Entre deux monts d'albâtre est campé tout exprès .
Il faut avouer que ces deux vers, dignes au reste
de la prose qui les précède , sont un peu dans le goût
de Cottin , et que Boursault en compose de meilleurs ,
lorsqu'il fait dire dans son Mercure Gatant à un des
deux procureurs :
Un mémoire de frais
Pensa , l'hiver passé , te faire mettre au frais .
Tu l'avais fait monter à sept cent trente livres ;
Et ton papier volant , tel que tu le délivres ,
Etant vu de Messieurs , trois des plus apparens
Réduisirent le tout a trente-quatre francs :
Encore dirent-ils que dans cette occurrence
Ils te passaient cent sous contre leur conscience .
Il vaut mieux faire des vers pareils , et que ne dé
savoueraient ni Molière ni Regnard, que de composer
un roman épistolaire aussi médiocre que les lettres
de Babet.
Le troisième volume de ce recueil est rempli par des
lettres de tendresse et d'amour d'une Dame philosophe ,
et par de nouvelles lettres fort tendres et fort passionnées
( du moins le titre l'annonce ) de la présidente
Ferrand au baron de Breteuil. Cette double correspondance
n'est pas ce qu'il y a de mieux dans cette
collection. D'abord , que veut dire ce titre : Lettres
de tendresse et d'amour d'une Dame philosophe ? La
Philosophie et l'Amour ne s'accordent guère ensemble ;
d'ailleurs le dénouement est prévu d'avance : la Philosophie
échouera , et le peu de bonheur que l'Amour
procure ne sera pas un dédommagement du naufrage.
Cependant la Dame philosophe annonce qu'elle fera
une belle défense : << Peut-être (dit-elle à l'homme ai
ΜΑΙ 1808. 357
>>mable et dangereux à qui elle écrit ) , peut- être suis-
>> je assez sûre de ma vertu pour ne pas vous craindre ,
> quelque mérite que vous ayez ; mais la suite de l'occa-
>> sion est encore plus sûre ; et ce peut- être qui , malgré
> moi , vient de m'échapper , ne marque point une
» véritable certitude : ne nous voyons donc point , ou
» du moins ne nous voyons que quand le hasard le
>> voudra permettre. Ce ne sera pas si souvent que je
dois le «
sou- le voudrais , mais plus souvent que je ne
>>>haiter. Je suis mariée ; je n'ai point de regret de l'être;
>>j'aime le mari à qui je suis : et quand vous me de-
>>mandez avec tant d'empressement de faire naître
>> une occasion où vous puissiez lui marquer l'envie
>> que vous avez d'être son ami , je crois qu'il n'a point
>> de plus grand ennemi que vous. Il est dangereux à
» un mari d'avoir des amis de votre sorte : je n'en
>> connais aucun qui ait cet honneur , qui ne l'achète
» aux dépens du sien ; et je ne vous parlerais pas sin-
>> cèrement si je vous promettais de favoriser ce que
>> je n'approuve pas. Je veux bien ne vous pas fuir ,
>> quand vous ne me chercherez point ; et vous rem-
>> contrer sans vous attendre; mais je ne veux point
>> qu'il y ait de la supercherie , ni vous étre redevable
>> d'un plaisir , dont je ne veux avoir obligation qu'au
>>>hasard. >>> Nous avons souligné dans cette citation tous
les mots et toutes les expressions qui font présumer
que la Dame philosophe ne sera pas long-tems sur la
défensive. Dès-lors , nul intérêt , nul incident qui change
la situation des personnages. Le mari finit bien par être
jaloux , et nous sommes même étonnés qu'il ne commence
pas par-là ; mais toute sa jalousie se borne à séquestrer
sa femme , et à payer des espions qui doivent
lui rendre compte de sa conduite: mais comme elle a
soin de nous avertir qu'elle leur donne le double de la
somme pour qu'ils trompent son époux , le danger où
elle se trouve ainsi que son amant , n'est pas grand , et
nous pouvons les y laisser.
Le fond des lettres de Mme la présidente Ferrand
à M. le baron de Breteuil , est encore plus faible. Elles
roulent toutes sur les obstacles que l'ambition du baron
semble mettre au bonheur de la présidente , en le
558 MERCURE DE FRANCE ,
forçant de s'éloigner d'elle , et de s'absenter de la capitale,
pour aller en ambassade soit à Venise, soit ailleurs.
En vérité cela n'est pas suffisant pour inspirer de l'intérêt
, ni même captiver l'attention , et nous ne connaissons
rien de si froid que la dernière lettre de cette
présidente dont nous allons citer quelques fragmens .
<<<Les reproches que vous vous faites de m'avoir quittée,
>> et ces remords que vous donnent les marques de mon
>> amour , ne me vengent point assez de ce que me fait
>> souffrir votre absence : tant de douleurs finiront quand
>> il plaira à la fortune qui vous conduit présentement.
>> Ily a long-tems que je vous ai mandé que je m'at-
>> tendais à vous recevoir de ses mains , plutôt que de
>> celles de l'amour ; vous nous avez l'un et l'autre
>> méprisés pour elle ; je souhaite qu'elle reconnaisse
>> ce sacrifice par des faveurs plus constantes que ne
>> sont celles qu'elle a coutume de faire , et que vous
>> ne veniez pas un jour chercher dans les bras de
>> l'amour une consolation à son inconstance , et un
>> asyle contre ses dégoûts ........ Adieu , pensez à moi
>> et m'écrivez régulièrement. >> Une femme qui est si
raisonnable , à coup sûr n'est pas très-sensible, et il
n'y a dans tout cela rien de bien attachant.
Enfin nous voici parvenus au quatrième volume que
remplissent tout entier les lettres d'Héloïse à Abélard
traduites par Bussi-Rabutin, et la célèbre imitation en
vers que Colardeau nous a donnée de l'héroïde de Pope ,
sur le même sujet. On a tout dit et tout épuisé sur ces
deux malheureux amans ; ils ont été fort calomniés de
nos jours , et nous ne perdrons pas notre tems à les
défendre ; ils n'en ont pas besoin. Nous nous contenterons
de dire quelque chose de leurs deux traducteurs,
Bussi et Colardeau. La traduction de Bussi passe pour
élégante ; mais en la relisant avec attention , on y
remarquera beaucoup d'expressions vieillies et de tours
surannés ; elle est d'ailleurs extrêmement froide , et il
n'est pas étonnant que le comte de Bussi , qui , après
avoir été exilé dans ses terres enBourgogne par LouisXIV
qu'il n'aimait pas , affecta depuis une bellepassion pour
ce monarque qui n'en fut pas la dupe, ne se soit pas
bien pénétré de l'ardent amour dont Abélard et Héloïse
ΜΑΙ 1808 . 359
brûlaient l'un pour l'autre. L'auteur des vers sur Déodatus
, et des aventures de la duchesse d'Olonne , n'avait
rien de commun avec l'ame des êtres passionnés dont
il tâchait de rendre les sentimens. On ne peut pas en
dire autant de Colardeau ; son héroïde d'Héloïse à
Abélard , est digne d'eux , c'est tout dire, et digne du
premier poëte de l'Angleterre , du célèbre Pope qui
leur avait, avant lui , consacré sa muse. Cette héroïde ,
ainsi que les hommes de Prométhée et l'Epitre à M. Duhamel
de Denainvilliers , sont , après les ouvrages des
grands maîtres qui ont illustré le dix-huitième siècle ,
les plus beaux monumens de la poësie française moderne
; et l'Epître d'Héloïse à Abelard sur-tout , rappelle
dans plusieurs morceaux le talent de Racine.
Nous sommes fachés que l'éditeur de ce recueil ne
l'ait pas terminé par les lettres Péruviennes , cette production
charmante de Mme de Graffigny , qui , ayant
passé ses beaux jours à la Cour de Stanislas roi de
Pologne et duc de Lorraine, y avait contracté une
délicatesse de sentimens et une grâce de style , contre
lesquelles les dames , qui nous assomment aujourd'hui
de romans historiques , feraient bien d'échanger leur
érudition prétendue , et leur métaphysique alambiquée.
Ces lettres auraient plus fait lire cette collection , que
toutes celles de Julie à Ovide et d'Ovide à Julie , et auraient
délassé le lecteur du sentiment pénible que doivent
lui faire éprouver les infortunes d'Héloïse et d'Abélard.
Μ.
OEUVRES COMPLÈTES DE JEAN RACINE , avec le
Commentaire de M. DE LAHARPE , et augmentées de
plusieurs morceaux inédits ou peu connus. A Paris ,
chez H. Agasse , rue des Poitevins , nº. 6. 7 vol.
in-8°.
-
VOICI enfin une publication utile aux lettres , honorable
pour les éditeurs qui l'ont entreprise , pour le
poëte qui est l'objet du Commentaire et pour le commentateur
; honorable sans doute pour ce dernier ,
360 MERCURE DE FRANCE ,
moins cependant qu'on n'aurait pu s'y attendre , et
offrant encore des traces , non de l'affaiblissement de
l'âge , mais de quelques mauvaises habitudes de l'esprit
, dont les unes furent pour M. de Laharpe des
habitudes de tous les tems , les autres appartiennent
seulement aux dernières années de sa vie. Pour, ne
pas interrompre ce qui le regarde , et pour terminer ce
que j'en ai dit dans les articles précédens (1) , j'intervertirai
ici l'ordre naturel , et commencerai par le
commentaire pour finir par l'auteur commenté.
Quelques personnes ont mis en question si Racine
avait besoin de l'être. Ce doute n'a pu naître que dans
deux sortes d'esprits ; ceux qui ont assez profondément
médité sur l'art dramatique en général et en particulier
sur les perfectionnemens qu'il doit à Racine , et qui ont
aussi fait une étude assez approfondie de tous les secrets
de notre style poëtique , et principalement de la théorie
non moins hardie que délicate du style de ce grand
poëte , pour n'avoir plus rien à apprendre : ceux-là
forment la première classe , et je ne la crois pas nombreuse.
La seconde peut l'être beaucoup davantage : j'y
comprendrais tous ces esprits irréfléchis qui se dispensent
de méditer et sur l'art et sur le style , qui , contens
d'en éprouver les effets , ne s'interrogent jamais sur les
causes de ce qu'ils éprouvent , et croient qu'il n'y a rien
au monde de plus simple que ce qui leur coûte si peu
d'efforts pour en jouir à leur manière,
Oui, sans doute , Racine a besoin d'un commentaire
pour tous les esprits qui ne sont rangés ni dans l'une ni
dans l'autre de ces deux classes. Il en a le même besoin
que Corneille ; peut-être lui aurait-il fallu Voltaire pour
commentateur ; mais , au défaut de Voltaire , pouvait-
on trouver mieux qu'un poëte dramatique qui ,
s'il n'a jamais pu s'élever très-haut par la pratique de
l'art , en avait du moins étudié profondément la théorie ;
qu'un littérateur habile , qui déjà depuis trente ans ,
avait , par un éloge public , pris des engagemens avec la
gloire de Racine , et posé une des bases les plus solides
(1) Voyez Mercures du 19 mars et du 9 avril, Cet article y fait suitę 2
des circonstances indifférentes au public en ont retardé l'impression.
ΜΑΙ 1808. 361
de la sienne propre; qui, dans un Cours de littérature
publiquement professé et mis depuis entre les mains de
tout le monde , avait pris un soin particulier de faire
sentir les beautés et de développer l'art caché de chacune
des pièces de Racine ; qui avait donné à la perfection
continue de son style ce titre de désespérante (2)
qui lui est resté ; qui s'était enfin montré libéral envers
la gloire de Racine , jusqu'à se faire accuser , non sans
raison , d'être injuste envers celle de Corneille ?
Laharpe était donc , pour ainsi dire , le commentateur
désigné de Racine ; et aucun nom ne pouvait , en
tête d'un tel commentaire , faire attendre davantage ni
inspirer plus de confiance que le sien. L'ouvrage remplit-
il complètement cette attente ; répond-il entiérement
à cette confiance que le titre inspire ? c'est ce qu'il
s'agit d'examiner.
En ouvrant ce commentaire , on doit espérer d'abord
qu'on n'entendra plus l'auteur déclamer contre la Révolution,
comme il l'a fait à tort et à travers dans ses
autres derniers ouvrages. Il serait aussi trop fort de
mêler ensemble cette révolution et Racine. Laharpe n'a
cependant pas manqué d'en parler à son ordinaire , à
propos des mauvaises éditions , à propos de l'ignorance ,
àpropos de tout (3) .
On doit espérer aussi d'être délivré par ce commentaire
de celui de Luneau de Boisjermain , et de pouvoir
l'oublier entiérement. Publié en 1768 , en sept gros volumes
in-8° , et avec tout le luxe typographique , il s'est
glissé dans toutes les bibliothèques. Il y tiendrait fort
bien sa place si on ne le lisait jamais ; mais on ne peut
l'ouvrir sans être dégoûté presque à chaque page par
les remarques les plus niaises , les critiques les plus
fausses et des éloges souvent aussi faux que les critiques.
Un bon commentaire sur Racine était devenu
d'une nécessité bien plus urgente depuis l'existence
de celui-là , qu'on aurait tenu pour réfuté, par cela
(2) Eloge de Racine vers la fin .
,
(3) Voyez dans sa Préface , tom. I , pag. 3 ; dans sa Vie de Racine,
ibid. pag. 17; dans une note sur les Plaideurs ; dans plusieurs notes
sur Athalie ,etc.
362 MERCURE DE FRANCE ,
même qu'il en eût paru un meilleur. Mais comment
Laharpe aurait-il laissé échapper une si belle occasion
d'argumenter , d'attaquer ce que personne ne soutient ,
de démontrer ce qu'aucun ne nie ? Après avoir donné
lui-même une vie de Racine, il critique phrase par
phrase l'autre Vie de Racine toute entière. Dans ses
préfaces , il réfute longuement et durement les préfaces
, et dans ses notes, les notes de l'ancien commentateur
; en sorte que ce malheureux Luneau de Boisjermain
dont vous croyiez être quitte , vous le retrouvez à
tout moment.
Sottise , ignorance crasse , bévues grossières , absurdes
inconséquences , contradictions dans les choses et
dans les termes , chaos de contradictions , absence totale
de sens commun, intentions malignes et perverses , etc.
Laharpe ne lui épargne rien , ni la chose , ni le mot.
Voulez-vous voir jusqu'où il pousse la franchise d'expression
? Lisez cette note sur Bérénice (4). « Quelque
mépris qu'inspire cet excès d'ineptie, il est impossible
de ne pas s'indigner pour l'honneur de la nation et des
lettres , que les chefs-d'oeuvres de nos classiques soient
souillés par des mains aussi téméraires que méprisables ;
et qu'à la faveur du mérite typographique, ils circulent
partout , défigurés à ce point , avec une impudence si
révoltante. » Et notez , s'il vous plaît, que Luneau vivait
encore , et que Laharpe se promettait bien qu'il
lirait de ses yeux ces douces et charitables paroles.
C'est l'habitude de ce ton injurieux et insolent dans
la critique , que j'appelle en lui une habitude de tous
les tems. Il faut avouer que si ce ton est déplacé partout
, il est plus messéant encore dans un commentaire
sur Racine : mais avouons aussi que s'il n'exista point,
depuis les siècles du pédantisme,d'écrivain polémique
plus irrascible , il y avait peu d'objets plus capables
d'irriter l'homme qui l'eût été le moins , que ce ridicale
commentaire. L'ignorer était impossible : le passer
sous silence , l'était de même. Laharpe eût tout concilié
, même son goût pour les injures, en se soulageant
une bonne fois dans sa préface générale, et ne
(4) Acte IV , scène 3, tom. III , pag. 81 .
)
ΜΑΙ 1808 . 363
parlant plus , dans ses notes , de l'ancien commentaire ,
que pour en tirer , comme il l'a fait , les citations des
auteurs anciens , et les observations qui lui ont paru
mériter d'être conservées . L
Si vous retranchez du nouveau commentaire ces
citations grecques et latines, qui étaient toutes traduites,
ces emprunts faits d'observations justes et assez bien exprimées
pour n'avoir pas besoin d'être mieux , et les
réfutations et argumentations superflues , que le commentateur
pouvait s'épargner ; si vous considérez encore
que dans son éloge de Racine , et sur-tout dans les notes,
plus étendues que l'éloge même , il avait déjà fait beaucoup
d'observations qu'il y a reprises ; que dans ses
leçons au Lycée , il avait donné sur chacune des pièces
de Racine , des explications et des remarques qu'il n'a
eu que la peine d'y reprendre de même , pour en enrichir
son commentaire ; vous verrez que ce qui reste , a
dû lui coûter peu de travail.
Mais enfin le tout réuni , forme un ensemble qui sera
loin d'être sans utilité , pour quiconque voudra étudier
celui de nos poëtes en qui l'art paraît le moins, et qui en
a peut-être le plus. On y trouve un grand nombre d'observations
dictées par le goût , et d'applications desprincipes
les plus sains , sur l'art d'écrire en général , et en
particulier sur l'art du théâtre. Celles mêmesde ces observations
que l'on trouve dans d'autres parties des oeuvres
de l'auteur , sont ici mieux placées , et mises dans un
nouveau jour. Les préfaces sont de véritables examens ;
elles contiennent , pour la plupart , des considérations
générales , sur le sujet , les caractères et la conduite de
chaque pièce , et les notes , des observations de détail
sur les scènes les plus intéressantes , sur la peinture des
passions , et sur le style .
Ondoit penser que ces dernières sont peu nombreuses
sur les Frères ennemis. Elles le sont davantage dès la
tragédie d'Alexandre , qui annonçait de grands progrès
dans son auteur ; il a semblé au commentateur , que les
fautes essentielles, les constructions vicieuses, les termes
impropres , les figures inexactes , etc. , qui s'y trouvent,
pouvaient être dangereuses , dans un poëte dont
toutes les autres pièces offrent si peu de ces sortes de
364 MERCURE DE FRANCE ,
F
taches à observer. Dans la préface qui roule presqu'entièrement
sur les défauts de l'intrigue , et sur ces ridi- a
cules amours, qui étaient alors à la mode , et que
l'exemple de Corneille , fait pour en corriger , y avait
mis encore davantage, le commentateur cite un trait
de Saint-Evremont , qui écrivit après cette pièce , que
la vieillesse de Corneille ne l'alarmait plus , et qu'il ne
craignait plus de voirfinir la tragédie avec lui ; et il attribue
avec raison ce mot , plutôt au hazard , qu'à une
véritable sagacité de jugement ; car le fait est , qu'il
était presqu'impossible de prévoir dans Alexandre , l'auteur
d'Andromaque , et des autres chefs-d'oeuvre qui
consolèrent en effet la France de la vieillesse et de la
perte de Corneille. Mais Laharpe eût bien dû en rester
là,et nepas consacrer une si longue note, à la fin de
cette tragédie , à réfuter mot à mot une dissertation
du même Saint- Evremont sur cette pièce d'Alexandre.
Si la pièce est peu lue , la dissertation l'est encore
moins; la réfutation était donc destinée en naissant , à
l'être tout aussi peu que l'une et l'autre ; ce n'était pas
la peine de la faire , et sur-tout de la faire si longue (5) ;
mais il me semble toujours voir écrit en lettres d'or sur
le portefeuille de Laharpe , comme sur la jupe de madame
Tardieu , dans la satire de Boileau , Argumentabor
(6).
Il retrouve encore Saint-Evremond dans la préfaco
d'Andromaque. Il y réfute aussi l'ancien commentateur
, et même une niaiserie très-évidente que l'on trouvait
sur cette pièce , dans le Dictionnaire historique des
hommes célèbres , et que l'ony trouve peut-être encore ;
mais la plus grande partie de cette préface est une excellente
réfutationdes objections que l'on afaites contre
Andromaque , et un développement aussi clair que judicieux
, de l'admirable contexture du plan de cette pièce,
fondé tout entier sur le jeu et l'opposition des caractères
, sur le choc impétueux , on dirait presque sur le
feu croisé des passions , d'où résulte un intérêt qui est
un , au milieu de cette multiplicité de ressorts , et une
(5) Ellen'a pas moins de huit pages en petit texte.
(6) SatireX.
ΜΑΙ 1808. 365
- pièce « du genre de celles qu'on nomme implexes , mais
li-nullement de celles où il y a duplicité ou épisode. » Ce
ne morceau de critique où l'on retrouve dans toute sa
it force , le talent de l'auteur , pour l'analyse et la disit
cussion littéraires , est un fort bon supplément à ce qu'il
ne
j
avait déjà dit sur ce sujet , dans son Cours de littérature.
Il ne répond pas moins victorieusement dans sa pré-
-face de Britannicus , à une assertion de Voltaire qui ,
après avoir dit que c'est la pièce des connaisseurs , ajoute
que cet estimable ouvrage est un peu froid. On ne doit,
- dit Laharpe , donner ce titre d'estimable , qu'à des ouvrages
du second ordre , tels que Manlius , etc.; mais
une pièce qui est celle des connaisseurs , est certainement
du premier , lors même qu'elle ne l'est pas sous
tous les rapports , et dans toutes ses parties . Il démontre
dans son commentaire , ce qu'il ne fait qu'affirmer ici ,
et met dans tout son jour l'art que le poëte emploie à
nouer son action , et à développer ses caractères ; il
avoue en finissant , que le cinquième acte est d'un effet
médiocre , et fort inférieur à celui du quatrième ; mais ,
ajoute-t-il , si l'on ne traitait que des sujets dont la principale
force est dans le dénouement , il en est beaucoup
que le génie se refuserait. Il conclut enfin que , parmi
les chefs-d'oeuvre de notre scène , Britannicus est au
second rang pour l'effet théâtral ; mais qu'il est au premier
, pour la conception originale , la vérité et la profondeur
des vues morales et politiques , et par le fini
de l'exécution.
Le commentateur trouvait à l'égard de Bérénice ,
une partie de son ouvrage faite. Voltaire , dans son
commentaire , au lieu de s'appesantir inutilement sur
les défauts sansnombre du Tite et Bérénice de Corneille ,
mit avant cette pièce la Bérénice entière de Racine ,
avec des notes. C'était un devoir pour Laharpe de les
conserver et de ne faire qu'y ajouter les siennes : il
fait plus ; il n'est pas toujours de l'avis de son maître ,
et ille combat avec d'autant plus d'avantage qu'il emploie
toujours avec lui le ton de la déférence et des
égards. <<<J'oserais trouver trop de sévérité dans cette
note...... Voltaire , qui voyait le mieux , pouvait être
difficile sur le bien...... Il peut être permis d'être moins
566 MERCURE DE FRANCE,
sévère qu'un aussi grand maître que Voltaire , etc. >>>
Voilà quelles sont ici les formes de sa critique ; cela vaut
beaucoup mieux que la jactance, la dureté, le ton de
mépris et les injures.
Je ne sais si dans Bajazet , il ne défère pas trop
à l'autorité de Voltaire , qui tournait souvent en dé
rision ce vers : Elle veut , Acomat , que je l'épouse.
Laharpe croit qu'il n'avait pas tort : cela est petit ,
dit-il , même pour le fond des choses et encore plus
par l'expression. Je ne saurais être de cet avis. Que
je l'épouse ! dans la bouche de Bajazet , présente l'idée
d'une chaîne insupportable et honteuse qu'on veut lui
donner ; honteuse , puisqu'elle lui serait comme imposée
pour racheter sa vie ; insupportable , puisqu'elle
de séparerait à jamais de tout ce qu'il aime. Cette idée ,
loin d'être petite , est monstrueuse à ses yeux, et l'acteur
ou mème le lecteur qui prononcerait bien ce vers ne
ferait rire personne , pas même Voltaire .
<<C'est ici , continue Laharpe, que le rôle de Bajazet
commence à être au-dessous du sujet. Ce malheureux
vers annonce toute la misère du personnage qu'il va
jouer dans cette scène et dans le reste de la pièce: il
ne sera plus qu'un amoureux de roman et quelquefois
de comédie. » Je ne puis encore adopter entièrement
cette opinion , et je ne regarde pas comme démontré
ce que le commentateur établit comme tel dans la
suite de ses notes , que l'amour de Bajazet et d'Atalide
est de l'élégie ou de l'idylle , mais point du tout de
la tragédie. Le ton d'Atalide descend peut-être en effet
jusqu'à l'idylle et à l'élégie , ou , à plus proprement
parler , jusqu'à la comédie : jamais celui de Bajazet.
Jamais le rôle d'un jeune prince qui refuse de sacrifier
un amour vrai et mutuel à l'ambition de régner , ne
peut cesser d'être noble , intéressant et tragique parce
-que ses dangers augmentent en proportion de sa résistance
, et parce qu'on lui fait d'un hymen qu'il
déteste , une condition pour sauver sa vie. Mais ce
n'est pas ici le lieu d'entrer dans cette controverse ;
elle exigerait trop de développemens .
1. Le critique en reconnaissant dans Mithridate une
force et une élévation qui rapproche ce rôle des plus
ΜΑΙ 1808. 367
beaux de Corneille , adopte l'opinion générale qui a
condamné , malgré le succès , l'amour que le poëte
a donné à son héros. Les beautés que Racine a tirées de
cette faute même, ne lui en paraissent pas une excuse
suffisante: il substitue à ce plan défectueux un autre
plan. << Peut-être eût-il fallu, dit-il , que Mithridate,
aigri plus que jamais par ses malheurs , méprisant
l'amour comme Acomat , n'eût que l'orgueil jaloux
d'un despote d'Asie ; que la rivalité d'un de ses fils ,
et non pas de tous les deux , fût continuellement mêlée
à une intrigue politique , digne de la perfidie de
Pharnace , qui pouvait là , sans blesser aucune convenance
, être également furieux d'amour et d'ambition
; que Xipharès ne fût ní amoureux ni aimé , mais
seulement le fils de Mithridate et le mortel ennemi de
Pharnace et des Romains ; et que Monime aimât Pharnace
en détestant ses crimes. Voilà peut- être , si l'on
osait substituer un plan quelconqueàun plan deRacine,
ce qui pourrait conserver à ce grand sujet toute l'austérité
tragique qu'il devait avoir , etc. >>>
Cela est fort bien sans doute , et présenté avec le
ton de réserve qui convient , sur-tout à un artiste ,
'enparlant des grands maîtres de l'art; mais il ajoute :
<<J'avoue qu'on y aurait perdu le rôle de Monime ,
qui , tel qu'il est , me semble un des chefs-d'oeuvre de
l'auteur. » Et il dit très-bien en quoi et comment ce
rôle est en effet supérieur à ceux même de Bérénice
et de Zaïre. Que résulte-t-il de cela ? qu'il faut laisser
la pièce comme elle est , que Racine a eu raison de
la faire ainsi , puisque son plan lui a fourni des beautés
du premier ordre qu'un autre plan n'eût pass admises ,
et que par conséquent le commentateur pouvait s'épargner
cette proposition de réforme , puisque l'observation
qui la termine replace le lecteur au mème point
où il l'a pris.
Il n'en est pas moins vrai que dans le rôle de Xiphires
, comme dans ceux de Bajazet et d'Atalide ,
l'amour peint avec ses faiblesses , plutôt qu'avec son
énergie , donne aux pièces entières dans lesquelles il
paraît ainsi , un caractère inférieur à celui que doit
avoir la véritable tragédie. Cette expression des passions
368 MERCURE DE FRANCE ,
tendres que jamais poëte ne possèda au même degré
que Racine , était sur-tout convenable au sujet de
Bérénice ; mais il semble que la lyre du poëte une fois
montée sur ce ton, qui allait si bien à la trempe de
son ame et de son génie , eut de la peine à le quitter ;
que ce fut sur ce ton encore qu'elle résonna dans Bajazet
et dans Mithridate , et qu'elle ne reprit que dans
Iphigénie et dans Phèdre les accens de l'amour tragique.
Ces trois pièces données de suite après Britannicus ,
qu'on n'avait point apprécié , semblèrent effacer les
fortes impressions qu'on avait reçues d'Andromaque
et autoriser les jugemens qui en plaçaient l'auteur au
second rang ; mais selon l'expression de son commentateur
, Iphigénie, Phèdre et Athalie sont à jamais du
premier.
On ne trouve pas ici , sur ces trois chefs-d'oeuvre ,
un commentaire aussi étendu ni aussi approfondi qu'on
aurait pu l'attendre. La perfection même qui y règne
est le motif que donne Laharpe , de la sobriété de ses
remarques . « Actuellement , dit-il , que nous en sommes
à ses chefs-d'oeuvres ( de Racine ), je dois répéter
qu'un commentaire où l'on voudrait tout remarquer
dans cet esprit (dans l'esprit d'une analyse exacte et
détaillée ) , serait sans fin. C'est une étude d'artiste et
dont même peu d'artistes seraient à portée de profiter.
Mais en général , l'esprit des lecteurs n'a besoin , en
ce genre , que d'être averti et de s'exercer suivant ses
forces , etc. >> Si cette opinion était vraie , elle serait
très-favorable à ceux qui pensent qu'on n'avait pas
hesoin d'un commentaire sur Racine , car tous les
lecteurs sont suffisamment avertis qu'il est plein de
beautés de style et de perfections de l'art , et presque
tous peuvent se croire assez de forces pour les apercevoir
sans avoir besoin d'un guide.
Laharpe se borne donc , sur-tout dans Iphigénie , à
faire observer les beautés les plus frappantes, à réfuter,
comme à son ordinaire , l'ancien commentateur , et à
élever , sous tous les rapports , le poëte français audessus
du poëte grec qui a le premier traité ce beau
sujet. C'est ce qu'il avait déjà fait dans son Cours de
littérature , où les analyses de cette pièce , d'Andromaque
,
ΜΑΙ 1808 .
DEPT
DE
LA
3698
5.
maque , de Phèdre et d'Athalie sont peut-être les mei
leurs morceaux qui se trouvent dans tout l'ouvrag
Il aurait dû y ajouter dans le commentaire plus d'ob
sur-tout à l'égard du style cen servations particulières ,
poëtique qui est ici dans cette haute perfection, d'où
Racine ne descendit plus une fois qu'il y eut atteint.
Celles qu'on y trouve sont pour la plupart très-justes ,
mais ne suffisent peut-être pas. N'y eût-il eu que les
artistes à pouvoir profiter de cette étude , elle méritait
d'être faite , et ne pouvait l'être sur un meilleur fonds
ni par conséquent avec plus de fruit.
C'est la même chose dans Phèdre. On y trouve
trop peu de ces observations instructives , mais elles
sont toutes dictées par le goût. L'auteur s'est attaché
sur - tout à détruire les reproches que l'on a faits au
caractère d'Hippolyte et à son amour pour Aricie.
Ce qu'il dit à ce sujet , est plein de sens et conforme
aux notions les plus saines sur la vraie théorie
de l'art et sûr la marche des passions que l'art doit
représenter. Son admiration pour le rôle de Phèdre ,
le plus beau que le genre dramatique ait jamais créé ,
est sans bornes et s'exprime sans ménagement. La Didon
seule de Virgile peut y être comparée ; et il ne balance
point à mettre Phèdre encore au-dessus. <<<Tout ce
qu'il y a d'hommes instruits , dit-il au sujet de cette
sublime scène du quatrième acte , où Phèdre joint à
tous ses autres tourmens le supplice de la jalousie ,
tout ce qu'il y ad'hommes instruits, sait que cet inappréciable
morceau de plus de quatre - vingt vers , ces
transports du repentir et du désespoir après ceux de
la jalousie et de la rage , ne ressemblent absolument
àrien, si ce n'est à l'inspiration d'un génie supérieur .
C'est la seule fois qu'on a pu mêler ce qu'il y a de
plus fort dans la peinture des passions , et ce qu'il y
ade plus éclatant dans, les couleurs de la poësie ; et
cet usage de la fable , ce mêlange d'un double sublime,
dont l'un est ordinairement étranger à l'autre , ne
s'était trouvé qu'une fois dans l'Epopée ( 4º livre de
l'Enéïde ) , et quelque beau qu'il soit dans Virgile ,
Racine l'a portébeaucoup plus loin; il est monté beaucoup
plus haut , parce que dans Didon il n'y a ni crime
a
370 MERCURE DE FRANCE ,
ni remords. Les vers sublimes de pensées , de sentimens
ou d'images sont ici pressés les uns sur les autres ,
comme le sont ailleurs dans Racine les vers qui ne
sont que beaux. En total , c'est un morceau unique ,
et qu'on ne peut comparer à rien. >>
Quand bien même l'amour d'Hippolyte et d'Aricie
n'aurait produit que cette admirable scène , ne serait-il
pas excusé ou plutot motivé suffisamment ? Mais ce
n'est pas là son seul mérite , il tient de plus près encore
au sujet, tel que Racine l'avait conçu , et les motifs
du poëte , et les raisons qui les justifient sont très-bien
développés par le commentateur. On ne pense pas ainsi
en Allemagne , comme nous l'apprenons par la belle
dissertation de M. Schlegel (7) ; mais si Voltaire dans
son Temple du goût , conseilla aux poëtes français de
ne point aller faire leurs vers en Allemagne ; on doit
ajouter maintenant à ce conseil celui de n'y point aller
chercher leurs poëtiques.
Je ferai ici sur le rôle d'Hippolyte , puisque l'occasion
s'en présente , une observation qui a pour objet ,
non çe rôle en lui-même , mais la manière dont on s'est
habitué depuis quelque tems à le jouer sur nos théâtres.
Des acteurs se sont étudiés à y paraître dans tout l'éclat ,
et dans toute la fraîcheur de la jeunesse; un jeune
peintre de beaucoup de talent a enchéri sur eux , en
représentant Hippolyte , à peine adolescent , vêtu avec
cette élégante simplicité grecque , si favorable à la beauté
des formes , et aux effets de l'art. Les acteurs à leur
tour , séduits par le succès mérité de ce tableau , l'ont
pris pour modèle , et ils s'épuisent maintenant à se rajeunir,
à se montrer élegamment et légèrement vêtus ,
frais , blonds , presqu'enfans. Ce n'est point là du tout
I'Hippolyte de Racine , le même , à l'amour près , que
I'Hippolyte d'Euripide et de Sénèque. Ce jeune chasseur
des siècles héroïques, vigoureux , musclé, digue
(7) Cette dissertation n'est pas de nature à faire beaucoup de mal , et
elle a fait un grand bien en donnant lieu aux excellentes observations
de M. Gerboux , insérées dans le Mercure du 16 avril . C'est un morceau
de critique littéraire très-distingué.
ΜΑΙ 1808. 371
,
fils d'un héros tel que Thésée , d'une héroïne telle que
l'amazone Antiope , instruit par Neptune même dans
l'art de guider un char sans cesse livré dans les bois
au violent exercice de la chasse , et n'ayant eu jusqu'alors
d'autres amours que son arc , ses javelots , son
char et ses coursiers ; jeune sans-doute , mais assez loin
déjà du premier âge , pour s'être rendu fameux dans la
Grèce, par une vertu poussée jusqu'à la rudesse , et par
son éloignement pour l'amour ; qui avait long-tems
insulté aux fers de ses captifs ; dont l'orgueil avait si
long-tems méprisé Vénus , cet Hippolyte assurément,
ne peut être celui qu'on lui substitue aujourd'hui ; et
pour me servir d'une expression triviale qui me paraît
propre à rendre ce que je veux dire ici , quand on voit
sortir comme d'une boîte à coton, ce petit grec efféminé
, ce délicat et faible jouvenceau , si l'on conçoit
bien encore les tendres sentimens d'Aricie , on ne conçoit
plus la passion effrénée de Phèdre , passion désordonnée,
dont le fonds est tout physique, et dans laquelle les sens,
alors , commettraient plus d'une erreur ! La couleur
propre et les nuances de ce rôle, sont écrites dans le rôle
même. Il attend un acteur qui s'écoute et sache s'entendre
, quand il en récite les vers ; le premier qui saura
le bien saisir et le bien rendre , doit être certain d'un
succès qui réjaillira sur la pièce entière.
Le commentateur de Racine ne regardant Esther que
comme une pièce de circonstance , et parfaitement adaptée
à son but, mais qui n'était ni ne pouvait être destinée
à paraître publiquement sur le théâtre , il n'est pas étonnant
qu'il n'ait que légerement discuté dans sa préface ,
ce qui regarde la conduite et les caractères ; mais cette
pièce étant de son aveu , et de celui de tous les connaisseurs
, l'une des plus parfaites pour le style , on a licu
d'être surpris qu'il ne se soit pas particulièrement applqué
à en relever les beautés poëtiques, et qu'il se soit
presqu'entiérement remis de ce soin , à cet ancien commentateur
, si rudement traité jusqu'alors , et dont il ne
fait ici , à peu de chose près , que copier les notes.
Il reprend ses droits dans Athalie , sur-tout dans les
trois premiers actes ( les deux derniers , on ne sait
pourquoi , sont beaucoup plus négligés ) ; il redresse sou
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ,
زا
vent son prédécesseur , et le supplée plus utilement encore
par de bonnes observations. Il s'attache aussi dans
la préface , à mettre Voltaire en contradiction avec luimême
, au sujet de cette admirable tragédie , et à réfuter
les critiques qu'il avait substituées , dans ses derniers
tems , aux expressions d'une admiration sans réserve.
Voltaire avait appelé pendant quarante ans Athalie , le
chef-d'oeuvre de la scene : il prétendit en dernier lieu ,
que c'était un ouvrage de très-mauvais exemple , que
Joad est un fanatique et un séditieux , qui fait égorger
sa souveraine , etc. Laharpe attribue ce changement à
la douleur de voir que les livres et l'esprit d'une religion
que Voltaire détestait , eussent produit le plus
parfait et le plus sublime de tous les ouvrages dramatiques
, etc. « Il peut y avoir quelque chose de vrai daus
cette imputation; peut-être aussi n'était-elle pas nécessaire
pour démontrer , que dans cette occasion , le premier
jugement de Voltaire , est préférable au dernier.
Ce qui paraît démontré , c'est que les critiques particulières
, relatives à la conduite de la pièce , que Voltaire
ajoutait à cette critique fondamentale du sujet , sont
toutes fausses , et vont même , comme Laharpe les en
accuse , jusqu'à l'absurde : quant aux objections tirées
du sujet même , de la conduite de Joad , de son fanatisme,
et de l'exemple qu'il donne , il n'est pas aussi sûr
que Voltaire ait eu tort , et que Laharpe ait raison. Tout
s'arrangerait peut-être , en disant qu'il n'est pas toujours
nécessaire qu'une grande action dramatique présente
un grand exemple à suivre. Quoi qu'il en soit , et
malgré tout ce qu'on serait obligé de céder à des accusations
, dont la discussion pourrait être ført délicate ,
plus on relit , plus on étudie ce prodigieux ouvrage ,
plus on se persuade qu'il doit rester en possession du
titre de chef-d'oeuvre de la scène , que Voltaire lui
donna dans son meilleur tems .
GINGUENÉ .
(Lafin dans le numéro prochain .)
ΜΑΙ 1808. 373
LE THE est- il plus nuisible qu'utile ? Broch. de 32 pag.;
par C. L. CADET , pharmacien ordinaire de S. M.
l'Empereur et Roi , etc. Prix , 60 cent. , et 70 c. franc
de port. A Paris , chez D. Colas , imprim.-libr. , rue
du Vieux-Colombier , n° 26.
COMME l'auteur a depuis long-tems consacré sa plume
à des objets d'utilité publique , et comme on doit accueillir
dans les circonstances politiques où nous nous
trouvons , tout ce qui peut tendre à diminuer la consommation
des denrées coloniales , cet opuscule mérite
de fixer un instant l'attention .
Après avoir retracé succinctement l'histoire naturelle
du thé , adopté en France en 1631 , M. Cadet examine
la préparation qu'on lui fait subir avant de le livrer
au commerce , et les usages auxquels on l'applique. Il
prouve , par le rapport des voyageurs et des naturalistes
, que le thé n'est pas employé frais , même au
Japon , parce qu'il donne en cet état des attaques de
nerfs , des vertiges et des convulsions. Ces propriétés
nuisibles sont atténuées par la torréfaction , mais alors
le thé n'a aucune odeur qui lui soit propre , et celle
qu'on lui connaît est due à plusieurs plantes qu'on
mêlange avec lui. L'auteur nous les fait connaître . Voilà,
dit M. Cadet , le thé déjà déchu d'une grande prérogative
, puisque beaucoup de végétaux de notre pays peuvent
acquérir le même arôme , en étant mêlangé avec
le chloranthus , l'olivier odorant , etc. Il fait suivre cette
observation par l'analyse chimique du thé , dans lequel
il reconnait beaucoup de tannin et d'acide gallique ,
principes astringens qui ont une action assez énergique
sur le système nerveux . Il explique par-là les mauvais
effets du thé , contre lequel déjà huit ou dix médecins
célèbres , qu'il cite , ont écrit , et il conclut que l'usage
habituel de cette boisson est plus nuisible qu'utile : mais
comme il prévoit que l'on se décidera difficilement à
briser les théyères , il propose de substituer au thé plusieurs
plantes de notre pays plus agréables et plus salu
374 MERCURE DE FRANCE ,
faires , telles sont lesfaltrancks des Suisses , les menthes ,
les sauges , etc.
En lisant cette petite brochure , nous avons pensé
que l'auteur , pour donner plus de poids à son opinion ,
exagérait un peu la consommation du thé en disant
que l'Europe en achetait par an pour 50 millions ; mais
Raynal , comme il l'observe , la porte à 72 , et nous
lisons dans le Répertoire de la littérature anglaise , de
la fin de 1807 , que l'achat du thé cofite chaque année ,
en valeur effective , plus de 150 millions numéraire. S'il
y a dans ce compte une exagération , elle est du côté
des Anglais , mais s'il n'y en a pas , il faut convenir avec
M. Cadet que le thé ne vaut pas une si grande prodigalité.
Parmi les plantes que ce savant indique comme succédonnées
, nous avons été étonnés de ne pas trouver
la verveine citronée ( verbex tryphyllos ) , et le botrys
( teucrium ) , dont le parfum est si suave , mais il n'a
pas voulu sans doute effrayer par une longue liste , et
nous mettre dans l'embarras du choix.
On perd difficilement d'anciennes habitudes , et quoiqu'en
France on ait renoncé à cette anglomanie qui
avait accrédité les réunions appelées Thes , beaucoup
de personnes auront de la peine à proscrire cette boisson
, parce que le thé vient de loin et qu'il est fort
cher ; mais si les médecins reconnaissent avec M. Cadet
que cette plante est plus nuisible qu'utile , ils trouveront
bien le moyen de mettre à la mode le botrys ou
tout autre végétal salutaire.
Cette mode , que tout bon Français doit désirer , aurait
le double avantage de laisser dans les coffres du commerce
des trésors qui se perdent dans l'Inde , et de rendre
moins fréquentes les vapeurs de nos jolies femmes .
Quel que soit le résultat des recherches de M. Cadet ,
on ne peut que lui savoir gré de ses intentions patriotiques
, et on lira avec plaisir son petit ouvrage , écrit
avec clarté , précision et élégance. D.
ΜΑΙ 1808 . 375
LAMI DE LA SANTÉ pour tous les sexes et tous les
ages , contenant 1º . Les moyens de conserver la santé;
2º. le traitement des maux qui peuvent se passer des
soins d'un médecin ; 3º. les secours prompts que certaines
maladies exigent , qu'on ne peut différer sans
danger , et que l'on peut administrer sans crainte ,
en attendant l'arrivée du médecin : par PHILIBERT
PÉRIER , docteur-médecin , membre correspondant
de la Société médicale d'émulation de Paris. Un vol.
in-8° de 400 pages. Prix , 5 fr. , et 6 fr. 25 c. franc
de port. A Paris , chez Delalain , imprim .-libraire ,
rue Saint-Jacques , nº 38 .
POUR donner une idée de l'utilité incontestable de cet
ouvrage , nous ne pouvons mieux faire que de citer le
commencement de la préface de l'auteur :
<<En écrivant , dit-il , cet ouvrage pour les gens du
>> monde , mon intention est , non pas de leur fournir
>> des moyens de guérison pour se traiter eux-mêmes
>>>mais de leur indiquer ce qu'il convient de faire , lors-
>> qu'ils sont en santé, pour ne pas tomber malades ; de
>> leur apprendre à se passer du médecin dans quelques
>>>maladies , qui , étant peu dangereuses par elles-mêmes,
>>>n'exigent pas qu'ils appellent un homme de l'art ;
>> enfin de les éclairer , soit sur l'emploi de quelques
>> moyens propres à suspendre les progrès de certaines
>>> maladies , qui exigent des secours prompts et assez effi-
>> caces , pour permettre alors d'attendre l'arrivée d'un
>>> médecin , soit sur la conduite à tenir dans certains
>> cas , pour ne pas agraver la maladie. Combien , en
>> effet , n'y a-t- il pas de personnes qui ont été victimes
>>de leur imprudence par la seule ignorance des prin-
>>>cipes de l'hygiène ; et combien plus encore n'en trouve-
>> t- on pas à qui de prétendues connaissances en méde-
>> cine ont été funestes !
>> C'est donc après avoir bien réfléchi sur l'inconvé-
>>nient des médecines populaires , que j'ai essayé d'en
>> donner une qui renferme ce que les autres ont de
,
376 MERCURE DE FRANCE ,
>> bon , en évitant le juste reproche qu'on leur fait, d'être
>> une source d'erreurs et de méprises pour les gens du
>>monde. Il me semble que la plupart de ceux qui se
>> sont occupés jusqu'à présent de ce sujet , ne l'ont pas
>> tout à fait envisagé sous son véritable point de vue ,
>> en ce qu'ils se sont bien moins proposé de donner des
>> conseils de santé , que d'offrir des principes de méde-
•>> cine. Pour moi , persuadé que cet art difficile ne pent
>> être exercé sans danger , par des personnes qui n'en
>> ont pas fait une étude particulière , j'ai suivi un plan
>> tout opposé ; et l'on ne m'accusera pas d'avoir mis des
>> armes dangereuses entre les mains des gens qui ne
>> peuvent en faire qu'un mauvais usage. Je pourrais
>> citer l'opinion d'un grand nombre d'auteurs qui ont
>>>tous fait sentir le danger de chercher à donner au
>> peuple des notions de médecine.>>>
Après avoir fait connaître en quoi ceux qui ont traité
ce sujet , se sont éloignés du véritable but , l'auteur expose
dans cette même préface le plan qu'il a suivi , ét
dont une courte et parfaite analyse se trouve heureusement
renfermée dans le titre même de l'ouvrage.
Nous ne craignons pas d'avancer qu'il tient tout ce qu'il
promet; que son plan ne pouvait être mieux conçu ;
enfin , qu'il nous paraît bien préférable au plus grand
nombre des ouvrages de ce genre , qui , malgré la réputation
méritée de leurs auteurs , ont fait plus de mal
que tout l'empyrisme des charlatans. Depuis long-tems
on en désirait un qui pût être mis sans danger entre les
mains des gens du monde , où ils n'apprissent que ce
qu'ils doivent savoir , et qu'il leur parlat, en quelque
sorte de médecine , sans les initier aux principes de l'art .
Nous avouerons que celui-ci nous paraît remplir parfaitement
l'attente des hommes éclairés , et qu'il doit
être pour tout le monde , une espèce de veni mecum ,
propre à être consulté dans toutes les circonstances de
lavie.
>
ΜΑΙ 1808. 377
VARIÉTÉS ..
SPECTACLES .- Théâtre Impérial de l'Opéra- Comique. -
Première représentation d'Amour et mauvaise Téte , opéracomique
en trois actes .
La plus belle saison de l'année n'est pas la plus lucrative
pour les comédiens. La première représentation d'un opéracomique
, en trois actes , n'avait pas même attiré assez de
curieux pour garnir la salle de Feydeau .
On s'aperçoit aisément qu'Amour et mauvaise Tête est
le coup d'essai d'un très-jeune homme; mais il n'est pas
facile de mettre nos lecteurs dans la confidence de l'ouvrage
: à travers les nombreux morceaux de musique
dont il est surchargé , on n'a pu que difficilement en concevoir
le plan; tout ce que nous avons pu y reconnaître
c'est que Valaincourt , jeune étourdi , et que l'on annonce
avoir une mauvaise tête , aime Ernestine , fille de M. de
Creneuil : le père est fortement prévenu contre lui , ce qui
ne l'empêche pas de lui donner sa fille à la fin du troisième
acte. On a trouvé beaucoup trop de ressemblance entre
le caractère de Valaincourt et celui de St -Foix dans le
joli opéra de M. Duval .
La musique a paru en général manquer de couleur ; le
compositeur n'a pas assez soigné l'ouverture , qui , à bien
dire , n'est qu'un concerto de clarinette avec accompagnement
obligé .On dit que les maîtres d'Italie négligent, presque
tous, les ouvertures ; mais le public à Paris est plus exigeant,
il veut que l'ouverture d'un opéra soit une esquisse rapide
qui indique les principales situations de l'ouvrage. La partition
de l'orchestre a fait plaisir ; les accompagnemens sont
gracieux, et tout fait espérer que M. Paccini réussira complètement
lorsqu'il rencontrera un poëme mieux tracé et
mieux conduit que celui d'Amour et mauvaise Tête.
Nous avons déjà , dans ce Journal , reproché à Mlle Michu
de négliger son chant. Si cette jeune actrice n'était pas
intéressante par ses dispositions , nous ne lui donnerions
pas des conseils qui ne sont dictés que par le désir sincère
de voir la fille d'un acteur qui a fait long-tems les délices
de ce théâtre , se rendre digne du nom qu'elle porte ; nous
T'invitons à travailler sérieusement son organe qui parait
rude et difficile à assouplir.
378 MERCURE DE FRANCE ,
Théâtre du Vaudeville. - Première représentation du
Retour au Comptoir , ou l'Education déplacée.
Le but de cet ouvrage est de prouver qu'il faut rester
à la place que le sort nous a assignée. M. et Mme Simon
tiennent un magasin de nouveautés ; ils ont pour filles
Toinette et Louison , mais ces deux soeurs ne reçoivent pas
la même éducation : Louison , que l'on n'appelle plus que
Corinne , est élevée dans un pensionnat à la mode ; Toinette
qui a gardé son nom de baptême , tient au comptoir
la place de la mère. Après un cours complet d'études ,
Corinne revient à la maison paternelle entourée de ses
maîtres de dessin, chant et musique, qui, croyant M. Simon
très-riche , lui protestent que Corinne pourrait au besoin
donner des leçons dans ces arts différens. Le bon marchand,
que cette éducation brillante a ruiné, les prend au mot
et les prie de chercher des écoliers à sa fille , mais ils s'en
excusent tous trois en disant que la diversité de ses études
ne lui a pas permis de rien approfondir. Corinne cruellement
désabusée sur les louanges que ses maîtres lui donnaient
, leur répond que cette leçon est la dernière qu'elle
recevra d'eux , mais qu'au moins elle en saura profiter ; en
effet, elle renonce aux arts et prend au comptoir la place
de Toinette qui épouse M. Duvernoy , bon fabricant de
Château-Chinon. La scène des maîtres est d'une intention
vraiment comique .
Les auteurs du Retour au Comptoir vivement demandés ,
ont été nommés au milieu des applaudissemens ; ce sont
MM. Georges Duval et Jules . B.
NOTES sur la cérémonie funèbre qui a été célébrée à Auteuil ,
le 14 mai 1808 , pour les obsèques de M. CABANIS .
Le 14 mai 1808 , on a transféré à l'église de Sainte -Geneviève , pour
y être inhumé, le corps de M. Pierre - Jean-Georges Cabanis , membre du
Sénat-Conservateur , de l'Institut , de l'Ecole de médecine de Paris , décédé
à Rueil , près Meulan , le 6 mai. Cette translation a été précédée d'une
cérémonie funèbre , célébrée dans l'église d'Auteuil, village où M. Cabanis
avait fixé sa résidence , depuis plusieurs années , retenu sans doute
par le double lien des souvenirs et de l'amité (1) . A cette solennité dou-
(1) La tombe de Mme Helvétius se trouve àAuteuil , où M. et Mine de
Praslin , amis intimes de M. Cabanis , passaient une grande partie de
l'année ; à Auteuil , où demeure aussi M. Destutt-Tracy , qui aima
MAI-1808 . 379
loureuse et touchante , ont assisté des députations considérables du Sénat,
de l'Institut , de l'Ecole de médecine de Paris ; les parens , les amis
les plus intimes de M. Cabanis , et un grand nombre de personnes que
la reconnaissance et les regrets avaient réunies , et presque confondues
autour du cercueil de l'honorable collègue , de l'illustre confrère , de
l'excellent ami, de l'homme de bien.
M. le sénateur Garat , ami de M. Cabanis , a prononcé , dans cette
séance de deuil , un discours dont mes larmes et l'émotion profonde de
P'orateur , m'auraient permis à peine de saisir le sens , si je n'avais partagé
les sentimens exprimés d'une manière si touchante dans ce discours ,
et connu tous les titres de l'illustre défunt , aux regrets de ses contemporains
, et aux souvenirs de la postérité.
Tout entier à sa pénible situation , M. Garat n'a fait aucun effort pour
en sortir ; on a vu évidemment que c'était moins un éloge , qu'un dernier
adieu . «O ! mon ami , lui a-t-il dit , je viens te parler pour la dernière
fois; je viens déposer sur ton monument funèbre , le tribut de nos
regrets : mais comment remplirai-je cette pénible tâche ; comment pourrai-
je trouver quelques paroles , lorsque ces images de la mort glacent ma
"pensée , lorsque la douleur étouffe ma voix , lorsque les mouvemens de
mon ame me porteraient à me précipiter sur ton cercueil , et à y demeurer
attaché , dans le silence et le recueillement de la consternation ! >>>
Dans une semblable situation , M. Garat s'est borné à jeter un coupd'oeil
rapide sur la vie et les ouvrages de M. Cabanis , et a rappelé ses
premiers essais littéraires , sès études sur Homère , ses travaux relatifs à
la médecine , l'objet et le mérite de ces travaux ; mais sur- tout , les qua
lités dominantes de son ame , qui donnaient tant de prix et de charme à
son commerce , et qu'il a si bien , si constamment développées dans le
sentiment exquis et continu de la bienfaisance et de l'amitié , Habituellement
livré , par la direction de son esprit , et par la nature de ses méditations
, aux sentimens les plus élevés de la philantropie , M. Cabanis
'ne s'oubliait jamais dans ces hautes affections, et savait les concilier
avec les soins journaliers de la bienfaisance , avec les attentions délicates
de l'amitié , et les sollicitudes tendres et détaillées , dont les personnes
de sa famille et de son intimité , étaient l'objet.
M. Cabanis consacra ses premiers travaux littéraires , à la langue
grecque , et à une lecture approfondie des poëmes d'Homère , dont il a
traduit plusieurs chants ; il semblait vouloir se préparer , par la contemplation
de ces tableaux antiques des beautés de la nature , à l'étude
positive et scientifique de ses phénomènes , de ses lois .
Les langues modernes ne furent point négligées par M. Cabanis qui' ,
tendrement M. Cabanis , qui en 'fut si tendrement aimé , et qui , dans
quelques mois , vient d'éprouver des pertes si douloureuses , dont
malheureusement sa généreuse amitié sent trop bien toute l'étendue .
580 MERCURE DE FRANCE ,
d'ailleurs, n'eût jamais le dessein d'employer cette connaissance pour des
Ictimes multipliées ; il avait trop de sagesse et d'élévation dans l'esprit ,
ditM. Garat , pour n'avoir pas aperçu de bonne heure , que la science
des vérités n'est pas très-étendue ; il voulait seulement pouvoir entendre
et apprécier les auteurs originaux les plus recommandables , sans
la translation toujours peu sûre de leur pensée dans une autre langue;
et il apprit peut-être quatre ou cinq langues , pour connaître à fond
une douzaine d'ouvrages du premier ordre .
M. Cabanis fit ses premières études médicales , sous la direction de ce
Dubreuil, dont il ne parlait jamais qu'avec la plus vive émotion ; de ce
Dabreuil, d'ailleurs si généreux , si éclairé , inspirant tant de confiance
et d'intérêt à ses malades , qui devenaient ses amis , et au point, que ,
lorsqu'il avait le malheur d'en perdre , c'était lui que l'on plaignait ,et
qui méritait en effet d'inspirer alors un tel sentiment.
M. Garat a rappelé d'une manière générale , l'objet et le mérite de
plusieurs des ouvrages de M. Cabanis , dont nous avons donné les titres
dans notre précédent numéro ; il a montré sur-tout , la direction constante
des travaux auxquels son ami n'a cessé de se livrer , depuis le moment
où il embrassa la profession de médecin , à l'exercice de laquelle
les circonstances lui ont toujours permis de se livrer , avec une indépendance
et une libéralité , dont la noblesse et la bienfaisance de son
ame lui avaient fait un besoin. J. L. MOREAU (de la Sarthe.)
NOUVELLES POLITIQUES .
i
LES nouvelles d'Espagne prennent chaque jour un nouveau
degré d'intérêt. Aussi nous croyons devoir leur consacrer
de préférence aux nouvelles , peu importantes d'ailleurs
, des autres pays , l'espace très-circonscrit que nous
pouvons réserver pour la politique.
Madrid,le 6 Mai 1808.- Extrait de la séance de la
Junte supréme du Gouvernement , du 4 Mai 1808. - « Le
4 de Mai 1808 , la Junte suprême de gouvernement , réunie ,
considérant que les circonstances extraordinaires dont il
est parlé dans la lettre de S. A. I. existent effectivement ;
que la famille royale est réunie à Bayonne , d'où nous
apprendrons dans peu ce qui aura été prononcé sous la
médiation de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie ;
qu'enfin il est entendu que rien dans la présente séance ne
doit anticiper ou préjuger les arrangemens attendus de
Bayonne ;
Aarrêté : qu'elle confère la présidence de la Junte su
ΜΑΙ 1808. 581
prème de gouvernement , à S. A. I. et R. le grand-duc de
Berg.
D'après cela , la Junte a nommé à l'unanimité pour sou
secrétaire , le colonel comte de Casa-Valencia , lequel tiendra
et conservera les minutes des délibérations de chaque
séance , et en contre-signera toutes les expéditions , etc. , etc . >>>
Signé , JOACHIM.
う
Bayonne, le 11 Mai.-Par un traité conclu entre l'Empereur
Napoléon et le roi Charles , auquel ont adhéré le
prince des Asturies et les infans don Carlos , don Francisque
et don Antonio , ce qui compose la totalité des membres
de la maison d'Espagne , tous les différends existans ont été
applanis. On ignore encore les conditions du traité. Suivant
nos constitutions , il ne peut pas être rendu public avant
d'avoir été communiqué au Sénat. Mais on voit par la proclamation
du roi d'Espagne et par celle du prince des
Asturies , que l'Empereur Napoléon est revêtu de tous les
droits de la maison d'Espagne. Le roi Charles , la reine
Louise-Marie , la reine Marie-Louise et l'infant don Francisque
dinent aujourd'hui chez l'Empereur et partent demain
pour Bordeaux. Ils feront ce voyage en quatre jours. Ils
passeront deux jours à Bordeaux , et se rendront de-là à
Fontainebleau , d'où ils iront à Compiègne. On croit que
cette résidence a été affectée , par Sa Majesté , au roi Charles ,
pour en jouir sa vie durant.
Le prince des Asturies , l'infant don Carlos et l'infant
don Antonio ont passé hier la soirée avec LL. MM. l'Empereur
et l'impératrice. Ils sont partis aujourd'hui à cing
heures du matin pour Bordeaux. Ils seront deux jours en
route. Ils passeront deux jours à Bordeaux , et se rendront
ensuite à Valençai d'où il est probable qu'ils iront à Navarre.
On croit que S. M. leur a cédé cette superbe terre
et la forêt qui en dépend.
-On dit que beaucoup d'Espagnols de distinction sont
en route pour Bayonne , où il parait que S. M. va tenir une
Junte générale. On présume qu'elle s'occupera non-seuler
ment de régler ce qui concerne la succession au trône ,
mais encore de statuer sur les améliorations que tous les
bons Espagnols réclament.
-S. M. C. a envoyé plusieurs proclamations enEspagné
pour exhorter les autorités et les habitans à regarder les
Français comme des frères , et à se soumettre aux mesures
2
382 MERCURE DE FRANCE ,
que prendra S. M. l'Em ereur Napoléon pour assurer la
tranquillit et le bonheu de ce royaume. Voici la lettre
que le roi a dressée au Conseil suprème de Castille , etc. :
Au Conseil de l'Inquisition , etc.
Dans ces circonstances extraordinaires , nous avons voulu donner une
дов lle preuve de notre amour à nos aimés sujets , dont le bonheur a
été pendant tout notre règne , le constant objet de nos sollicitudes . Nous
avons donc eédé tous nos droits sur les Espagnes, à notre allié et ami
l'Empereur des Français , par un traité signé et ratifié , en stipulant Pintégrité
et l'indépendance des Espagnes , et la conservation de notre sainte
religion , non-seulement comme dominante , mais comme seule tolérée
enEspagne.
Nous avons , en conséquence, jugé convenable de vous écrire la présente
, pour que vous ayez à vous y conformer , à la faire connaître , et
à seconder de tous vos moyens , l'Empereur Napoléon. Montrez la plus
grande union et amitié avec les Français , et sur-tout , portez tous vos
soins à garantir les royaumes de toute rébellion et émeute.
Dans la nouvelle position où nous allons nous trouver , nous fixerons
souvent nos regards sur vous , et nous serons heureux de vous savoir
tranquilles et contens.
Donné au Palais Impérial , dit du Gouvernement, le 8 mai 1808 .
Signé, MOI LE ROI.
- La traduction de la pièce ci-après , a été insérée dans
le Moniteur.
DON FERDINAND , prince des Asturies , et les infans don Carlos et
don Antonio , sensibles à l'attachement et à la fidélité constans que
leur ont témoigné tous les Espagnols , les voient avec la plus grande
douleur au moment d'être plongés dans la confusion , et menacés des
extrêmes calamités qui en seraient la suite ; et sachant qu'elles proviendraient
en grande partie de lignorance dans laquelle ils sont , soit des
motifs de la conduite que LL. AA. ont tenue jusqu'ici , soit des plans
déjà tracés pour le bonheur de leur patrie , ils ne peuvent se dispenser
de chercher à les détromper par les salutaires avis qui leur sont nécessaires
pour ne pas entiaver l'exécution de ces plans , et en même tems
de leur donner le plus cher témoignage de l'affection qu'ils ont pour
eux.
Ils ne peuvent en conséquence s'empêcher de leur faire connaître que
les circonstances dans lesquelles le prince prit les rênes du gouvernement
à la suite de l'abdication du roi son père , l'occupation de plusieurs provinces
du royaume et de toutes les places frontières par un grand nombre
detroupes françaises , la présence de plus de 60,000 hommes de la même
nation dans la capitale et dans les environs , enfin beaucoup de données
que d'autres personnes ne pouvaient avoir , leur persuadèrent qu'étant
ΜΑΙ 1808 . 383
entourés d'écueils , ils n'avaient plus que la liberté de choisir entre plusieurs
partis , celui qui produirait le moins de maux , et qu'ils choisirent
comme tel , le parti d'aller à Bayonne .
Après l'arrivée de LL. AA. RR. à Bayonne , le prince alors roi apprit
inopinément la nouvelle que le roi son père avait protesté contre son
abdication , prétendant qu'elle n'avait pas été volontaire. Le prince
n'ayant accepté la couronne que dans la persuasion que l'abdication était
libre , fut à peine assuré de l'existence de cette protestation , que son
respect filial le détermina à rendre le trône, et peu après le roi son père
y renonça en son nom et au nom de toute sa dynastie , en faveur de
l'Empereur des Français , afin qu'ayant en vue le bien de la nation ,
l'Empereur choisit la personne et la dynastie qui devait l'occuper à
l'avenir.
Dans cet état de choses , LL. AA RR. considérant la situation dans
laquelle elles se trouvent et les circonstances critiques où l'Espagne est
placée ; consisérant que dans ces circonstances , tout effort de ses habitans
à l'appui de leurs droits serait non-seulement inutile , mais funeste , et
qu'il ne servirait qu'à faire répandre des ruisseaux de sang , à assurer la
perte tout au moins d'une grande partie de ses provinces et celle de toutes
ses colonies d'outre -mer , s'étant d'ailleurs convaincos que le moyen
le plus efficace pour éviter de tels maux , serait que chacune de LL.
AA. RR. consentit en son nors et en tout ce qui lui appartient , à la
cession de ses droits au trône , cession déjà faite par le roi leur père ;
réfléchissant également que Sa dite Majesté l'Empereur des Français
s'oblige , dans cette supposition , à conserver l'indépendance absolue et
l'intégrité de la monarchie espagnole , ainsi que toutes ses colonies
d'outre-mer sans se réserver , ni démembrer la moindre partie de ses
domaines ; qu'elle s'oblige à maintenir l'unité de la religion catholique ,
les propriétés , les lois , les usages ; ce qui assure pour long-tems et
d'une manière incontestable la puissance et la prospérité de la nation
espagnole , LL. AA. croient donner la plus grande preuve de leur générosité
, de l'amour qu'elles lui portent , et de leur empressement à
suivre les mouvemens de l'affection qu'elles lui doivent, en sacrifiant ,
en tout ce qui leur appartient , leurs intérêts propres et personnels ,
àl'avantage de cette nation , et en adhérant par cet acte , comme ils ont
adhéré par une convention particulière , à la cession de leurs droits au
trône ; elles délient en conséquence les Espagnols de leurs obligations à
cet égard , et les exhortent à avoir en vue les intérêts communs de la
patrie , en se tenant paisibles , en espérant leur bonheur des sages dis
positions et de la puissance de l'Empereur Napoléon. Par leur empres
sement à se conformer à ces dispositions , les Espagnols doivent croise
qu'ils donneront à leur prince et aux deux infans le plus grand témoi
gnage de leur loyauté , comme LL. AA . RR. leur donnent le plus grand
témoignage de leur tendresse paternelle , en cédant tous leurs droits
384 MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1808.
et en oubliant leurs propres intérêts pour les rendre heureux , ce qui
est l'unique objet de leurs désirs .
Bordeaux , le 12 mai 1808.
Signé , YO EL PRINCIPE ; CARLOS et ANTONIO.
ANNONCES .
Dictionnaire d'anecdotes , de traits singuliers et caractéristiques ,
historiettes , bons mots , naïvetés , saillies , réparties ingénieuses , etc. etc.
Nouvelle édition. Deux vol. in-8°. Prix , 6 fr. , et 8 fr. franc de port .
A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Haute-Feuille , nº 23 ,
acquéreur du fonds de M. Buisson.
Athénée des Dames ; ouvrage d'agrément et d'instruction , uniquement
réservé aux femmes , par une Société de Dames françaises , et
rédigé par Mme de Beaufort-d'Hautpoul. On y a joint des planches
gravées en taille-douce. Tome II. Livraisons I à IV. A Paris , chez
Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 .
La Ferme, prix remporté à la Société d'agriculture de Paris , le 28
décembre 1789 , et application de la récente découverte de l'auteur , à la
Construction des grandes et petitesfermes. Troisième édition in-8 ° ,
avec de nouvelles notes , et 3 gravures , dont deux enluminées . Prix ,
3 francs . A Paris , chez le sieur Cointeraux , rue Folie-Méricourt , nº. 4;
Lenormant , rue des Prêtres Saint -Germain- l'Auxerrois ; Debray , rue
Saint-Honoré , vis-à-vis celle du Coq , et Werlet , rue Saint-Sauveur-
Saint-Denis , nº. 41 .
L'ancienne Société royale d'agriculture de Paris , avait proposé en 1789
pour sujet du prix , la question suivante :
« 1 ° . Quels sont les meilleurs moyens de garantir les habitations de la
>>>campagne , des accidens auxquels elles sont le plus souvent exposées ;
>2º. d'en rendre le séjour plus sûr , plus sain , plus commode; 3°. et la
>>construction plus économique. »
Le prix fut décerné au mémoire de M. Cointeraux ; c'est cet ouvrage
que l'auteur publie pour la troisième fois .
De l'Amour , considéré dans les lois réelles etdans les formes sociales
de l'union des sexes ; par P. de Senancourt. Seconde édition , avec des
additions considérables , et une gravure allégorique . Un volume in-8°.
Prix , 5 francs , et 6 francs franc de port. A Paris , chez Capelle et Renand,
libraires-commissionnaires , rue J. J. Rousseau. 1808.
Conteset Fables , suivis de quelques mots de Piron, mis en vers, par
Jean-François Guichard. Deuxième édition . Deux volumes in-12, Prix ,
3 francs 60 centimes , et 4 francs 50 centimes par la poste . AParis , chez
Léopold Collin , libraire , rue Gilles - Coeur , nº. 4. 1808.
Ontrouve également chez le même libraire , les chefs -d'oeuvre de Voltaire
, nouvelle édition , 4 volumes in- 18. Prix , 6 francs , et 7 francs
75 centimes par la poste.
(N° CCCLVIII. )
( SAMEDI 28 MΜΑΙ 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
a
DERT
DE
5.
cen
CHANT DES ISRAÉLITES SUR LA MORT DE LA FILLE DE
JEPHTÉ .
ÉLÉGIE qui a été citée honorablement à l'Académie des Jeux
floraux , le 3 mai 1808.
Non loin de Galaad , sur un mont écarté
Qu'ombragent des cèdres antiques ,
Les vierges d'Israël , en ces tristes cantiques ,
Honoraient tous les ans la fille de Jephté.
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
Ainsi la plante salutaire
Est coupée en sa tige avant que de fleurir :
Son suc porte au malade un secours nécessaire ,
Il est sauvé; mais elle vamourir.
Israël a péché ; Dieu remet sa vengeance
Aux descendans d'Ammon , peuple cruel et fiert
Ala voix du Seigneur , il s'élève , il s'avance ,
Comme au souffle des vents les sables du désert:
Israël n'a plus de défense.
La commune douleur s'exhale par des cris .
Mais cependant Jephté rassemble les débris
Bb
386 MERCURE DE FRANCE ,
Des bataillons jadis remplis de zèle :
Prosterné devant Dieu , confiant et soumis ,
Il élève ses mains : « Aux coups des ennemis
>> Livreras-tu , Seigneur , le juste qui t'appelle ,
> Qui place dans toi seul sa force et son appui ?
1
>> Pardonne en sa faveur à ce peuple infidèle .
>> Protège- le : reste avec lui !
>> Et puisque d'Israël doit s'expier le crime ,
>> Lorsque de Galaad nous joindrons les remparts ,
D A ta fureur je vouerai pour victime
» Le mortel qui d'abord frappera mes regards. >>>
Guerriers , n'approchez pas : laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
,
Jephté parle : il fléchit le Seigneur des armées ,
Son bras est avec nous : désormais sans soutien ,
J
L'impie Ammonéen
De ses guerriers mourans voit les plaines semées .
Ainsi le feuillage orgueilleux ,
Dont se revêt un arbre vigoureux ,
Dès qu'il ne reçoit plus la sève nourricière ,
Tombe , et languit dans la poussière.
Aux murs de Galaad nos fortunés soldats
Arrivent annoncés par des chants de victoire :
Le peuple avec transport vient célébrer leur gloire ;
Il adresse au Dieu des combats
Sa reconnaissante prière.
La fille de Jephté précède tous les pas ;
Elle venait au-devant de son père !
C'est elle que Jephté découvre la première :
C'est l'holocauste du Seigneur !
Cessez ces vains concerts , instrumens d'allégresse ,
Et que des sons plaintifs inspirent la douleur !
D'Israël c'est le chef vainqueur
Qui doit sacrifier l'enfant de sa tendresse ,
L'unique espoir où reposait son coeur !
Non , il ne verra point sa table enviromée
De nombreux rejetons , charme de ses vieux ans :
Sa fille , vierge encor , finit sa destinée
Aux premiers jours de son printems .
La vigne fleurissait : de la foudre frappée
ΜΑΪ 1808. 387
Sa tige en vain survit à ses bourgeons naissans ;
Jusqu'en sa racine coupée
Stérile , elle se fane , et meurt avant le tems.
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ;
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
Pendaut deux mois , parcourant nos montagnes ,
La fille de Jephté gémit sur ses malheurs ,
Et ses fidèles compagnes
La suivent en versant des pleurs.
Elle est au matin de la vie ,
Elle n'en verra pas le soir.
Des filles d'Israël le glorieux espoir ,
L'espoir de devenir la mère du Messie ,
Pour elle est perdu sans retour.
Pleure , victime obéissante ,
Offre au Seigneur une plainte innocente ;
Tu n'embrasseras point les fruits de ton amour.
Et tu disparaîs de la terre
Comme un songe , une ombre légère
Qui ne laisse rien après soi .
De Dieu qui connaîtra la loi !
Ses jugemens impénétrables
Atteignent tour-à-tour les justes , les coupables ,
Et l'homme devant lui rentre dans le néant .
En silence , adorons ses décrets immuables ,
Bénissons le Seigneur , gloire au Dieu tout-puissant !
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel:
Le gage infortuné du suecès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël .
ENIGME.
Nous sommes quatre pour porter
Un quadrupède de grand poids ;
Il pèse au moins cinquante fois
Autant que nous pouvons peser.
Nous fréquentons fort peu le liquide élément ,
Nous foulons à nos pieds la terre , et cependant
Bba
388
MERCURE DE FRANCE,
Avec le croissant de la lune
Notre tournure est tant soit peu commune.
Dans le détail que je te fais ,
Ne penses pas que je me plais
Ate forger un ridicule conte.
Ami lecteur , j'en aurais honte :
On me forge toujours , je ne forge jamais .
$ ........
LOGOGRIPHE LATIN ,
Dont le mot est homonyme français et latin , adressé à
L'EMPEREUR NAPOLÉON.
CONSTANTI pede,bis duplici sermone revertor :
Gallica vox in me nobile monstrat opus ,
Quojam nullus adest vectis præstantior Arti :
Sic Deus Orbi Te nobile misit opus .
Altera vox , PRINCEPS , votum sonat omne tuorum.
Tertia si mandat, quis neget obsequium?
Si quis sollicitus quònam vox quarta refugit ?
Intrò grande tuum pectus adire licet.
ParLOUIS VERDURE , directeur des postes ex
imprimeur, au Blanc (Indre).
CHARADE.
Sur mes six pieds , je précédais à Rome
César , Pompée et Cicéron :
L'ange aussi bien que le démon ,
Et la bête aussi bien que l'homme ,
Sonttous connus par mondernier :
Au mois de mai refleurit monpremier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Fer-à-repasser.
Celui du Logogriphe est Craie , dans lequel on trouve air, rate
( poisson ) , arc, carie , cire , Caire , icare , raie ( ligne ), cri, air ( musique
) , jare.
Celui de la Charade est Pa-tente.
ΜΑΙ. 1808. 389
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
(MELANGES. )
LES ÉPOUSEURS ,
« Our , je te l'ai toujours promis , ma chère Mathilde , et
> je tiendrai ma parole , disait le bon William Brady à sa
>>fille , en revenant de la promenade qu'il faisait tous les
>>soirs avec elle dans sa caleche ; tu n'auras jamais d'autre
» époux que celui qu'aura choisi ton coeur ; mais il choisira
>>bien, n'est-il pas vrai , mon enfant ? Il faut qu'en fermant
>>les yeux , j'emporte au moins la certitude que je laisse
>>ma Mathilde entre les mains d'un homme qui veillera sur
>>son bonheur. >>>
Miss Brady baissa les yeux et rougit. « Mon père con-
>>nait , dit-elle après un moment de silence , ma respec-
>>tueuse affection pour lui : il peut être persuadé que toutes
» ses volontés seront...... des lois sacrées............et d'ailleurs ,
>>je n'aurai dix-sept ans que le mois prochain , se hâta-
>>t-elle d'ajouter d'un air léger , j'ai tout le tems de faire
>>un choix. - Tu en as du moins toutes les facilités , reprit
>>sir William. N'es- tu pas libre autant qu'une fille bien
» élevée peut désirer de l'ètre ? Je ne refuse l'entrée de ma
> maison à aucun homme honnête , quoique bien convaincu
>>qu'il n'en est pas un qui vienne chez moi pour m'y voir-
>>Tous les yeux sont attachés sur toi; mais pendant ce tems-
> là les miens observent. Oh ! je crois connaître à merveille
>>tout monmonde. T'est-il jamais venu dans l'idée de passer
>> en revue ce cercle d'adorateurs ?- Quoi ! mon père ,
> pensez-vous que je fasse plus d'attention qu'il ne convient
>>à des hommes dont les uns sont amenés chez vous par dé-
>> soeuvrement , les autres par la curiosité peut-être ? Croyez-
>>vous que leurs personnes , leurs complimens puissent être
>>pour moi l'objet de réflexions bien profondes ? Je vois ,
>>j'écoute tout cela avec une indifférence...... Voilà qui
>>est bien philosophique , ma chère enfant ! Comment ! tu
>>ne serais pas en état de me dire , par exemple , si j'ai
>>bien jugé le jeune Henri Ashton ? Amon avis , il est doué
>>d'un heureux caractère , mais on ne peut le citer , néan-
>>m>oins ,pour un sujet bien distingué.-Non, certes , ré-
> pondit Mathilde du ton le plus décidé. Et le fils de -
590 MERCURE DE FRANCE ,
> mon vieil ami , sir Edouard Broomley , ne possède-t-il
>> pas toutes les qualités qui doivent faire l'orgueil d'un
>>père , et garantir le bonheur de la femme qui sera la
>> sienne ? De plus , une fortune solide , et enfin ce qui, de
>> mon tems , ne déplaisait point aux dames , une figure ,
> une taille ..... - Oh ! assurément , mon père , M. Broomley
» a un mérité que l'on ne peut contester ; mais si j'osais me
>> permettre une observation , il me semble que ce jeune
>>homme manque d'un certain naturel , d'une certaine
>>> franchise que je mets avant tout.-Et tu avais l'air de
>> ne connaître aucun des individus que nous voyons le plus
>>>habituellement ! Il faut pourtant que le pauvre Broomley
>> ait été soumis par toi à un examen bien réfléchi. Enfin ,
>> c'est sa faute s'il ne te plaît pas davantage. Mais le capi-
>> taine Harrod ? je t'avoue , moi , que cethomme me paraît
>> calculer plus en banquier qu'en militaire ; sa conversation
>> roule constamment sur mes deux cents mille livres sterling ,
>> et quand je veux lui parler de ses campagnes , il me
>> ramène toujours aux actions de la compagnie des Indes.
>>- Que vous êtes bon d'écouter , et même de recevoir ce
>> lourd discoureur ! Il se ferait scrupule de prononcer le
>> nom d'une jeune personne de Londres , sans y ajouter
>> aussitôt à combien de guinées et de schellings doit se
>> monter sa dot. Ma foi , ma chère amie , à la manière
>> dont tu arrranges tous les hommes que je viens de te
>> nommer , il me semble que je ferai prudemment de ne
>> pas prolonger cette revue , ne fût-ce que par charité pour
>> ceux dont tu n'as pas esquissé les portraits. D'ailleurs ,
>> qui mériterait encore d'arrêter nos regards ? Serait-ce un
>>jeune Blanford , de tous les étourdis de Londres le plus
>> fou , de tous les beaux esprits du jour le plus insipide ?
>> A ta place , je le confesse , ses fades jeux de mots et ses
>> éternels petits vers , me le feraient prendre dans la plus
>>belle aversion. Hem , qu'en penses-tu , mon enfant ? »
-
Mathilde toussait , s'agitait ; elle s'impatientait contre le
soleil couchant , contre la poussière , contre les passans.-
>> Et si tu savais en outre , chère Mathilde , reprit sir Wil-
>> liam , combien j'ai à me plaindre du père de ce M. Blan-
>> ford ? Mais , monpère , avec votre permission , devez-
>> vous en rendre le fils responsable ? En honneur , vous le
» traitez avec une rigueur , une injustice..... » -Mathilde
se tut et se mordit les lèvres. Sir William feignit de ne
point s'en apercevoir , et ils rentrèrent dans Londres , gardant
l'un et l'autre le plus profond silence.
1
ΜΑΙ 1808. 391
Le jour suivant, tous les hommes dont il avait été question
dans l'entretien que nous venons de rapporter , se trouvèrent
réunis à dîner chez sir William . C'était d'après l'invitation
de miss Braddy : elle désirait fèter l'arrivée d'une
cousine , qui avait été la compagne et l'amie la plus intime
de son enfance. Le nombre ordinaire des convives était
augmenté d'un jeune officier , Alfred Wilson , qui arrivait
d'Amérique avec son régiment. En peu de minutes , ses
regards , ses propos annoncèrent des prétentions sur la riche
héritière; et aussitôt les quatre anciens rivaux , réunis pour
la première fois par un intérêt commun , se liguèrent
contre le nouveau venu. Miss Anna , la jeune cousine ,
reçut des politesses marquées de chacun d'eux: tous étaient
persuadés qu'on ne pouvait avoir de meilleur appui auprès
de Mathilde , que la confidente de toutes ses pensées. Miss
Anna , qui arrivait de sa province , trouva que les hommes
étaient incomparablement plus attentifs , à Londres , pour
les jeunes personnes. Elle répondait à chaque galanterie qui
lui était adressée , par le compliment qui lui paraissait le
plus propre à exprimer sa reconnaissance. Peu jolie , et
encore moins spirituelle , elle ne s'avisa pas une seule fois
de soupçonner que tant de prévenances de la part de gens
inconnus devaient couvrir des intentions cachées. On riait
assez haut des naïvetés de la petite provinciale ; Mathilde
s'en amusa elle-même ; et sir William , sans trop savoir de
quoi l'on riait , prit part à la gaîté générale.
Elle faillit être troublée par la petite guerre extrêmement
vive qui s'était engagée contre le jeune militaire et son
voisin Henri Ashton. Celui-ci , après avoir été l'agresseur ,
se défendait assez mal ; quoiqu'assisté de toutes les grosses
plaisanteries du capitaine Harrod et des calembourgs de
l'aimable Blanford , il allait chercher à se sauver , par une
querelle ouverte , de l'humiliation qui l'attendait dans ce
combat d'esprit, lorsque Mathilde se rangea tout à coup du
parti du jeune officier , et imposa silence à ses adversaires.
Blanford , surpris et piqué à l'excès , voulut témoigner à
Mathilde toute sa mauvaise humeur d'une partialité aussi
révoltante ; il fit une longue sortie contre les coquettes qui
donnent toujours la préférence au dernier venu. Edouard
Broomley , qui jusque - là avait gardé le silence , répondit
par une tirade moins longue , mais plus énergique ,
contre l'indiscrétion de certains hommes avantageux , qui
compromettent et tyrannisent celles qu'ils prétendent forcer
d'agréer leurs hommages exclusifs. Sir William sourit d'un
392 MERCURE DE FRANCE ,
air satisfait ; et de ce moment , Mathilde qui semblait n'avoir
eu d'yeux et d'oreilles que pour Blanford , s'occupa poliment
du modeste Edouard Broomley.
Après le dîner , on proposa d'aller prendre le thé dans
un pavillon situé à l'extrémité du jardin. Chacun des rivaux
profita de cette occasion pour essayer de mettre miss Anna
dans ses intérêts; chacun d'eux lui avoua donc qu'épris de la
plus violente passion pour sa belle cousine, c'était de ses
bons offices désormais qu'il attendait le prixde sa tendresse.
Miss Anna , cette fois, ne pouvait plus se faire illusion sur
le but réel de toutes les attentions dont elle avait été comblée
pendant le repas ; et soudain se développa chez elle
un esprit qui , si Pope a dit vrai , se trouve placé dans
toute tête féminine immédiatement à côté du désir de plaire.
La petite provinciale fit un prompt usage de cette nouvelle
faculté. « Quoi ! c'est donc sérieusement , dit-elle à Blan-
>> ford , que vous voulez consacrer votre vie entière à ma
>> cousine ? Mais savez-vous qu'en me rendant confidente de
>> projets aussi graves , vous m'imposez l'obligation de vous
>> parler avec une franchise qui peut être aussi pénible
» pour moi qu'inattendue pour vous ? Mathilde est ma meil-
>>leure , ou plutôt mon unique amie ; son bonheur m'est
>> plus cher que le mien propre , ainsi , je ne dois rien
>> dissimuler dans une circonstance qui doit décider de son
>> sort. Vous croyez l'aimer , cette chère, petite cousine ,
>> parce que vous avez été séduit par quelques agrémens
>> extérieurs. Elle est fort bien , parfaitement bien , sans
>> doute ; mais si vous découvriez tout à coup quelques dé-
>> fauts essentiels dans sa personne , soyez de bonne foi ,
>> M. Blanford , dites-moi si l'ardeur de vos transports n'en
>> serait pas un peu calmée ?- Des défauts essentiels dans
>> miss Mathilde ! vous m'alarmez ! - Eh bien ! comme vous
» voilà déjà inquiet et troublé ! Rassurez - vous . Des défauts es-
>> sentiels , ce serait trop dire ; mais enfin si quelqu'imperfec-
» tion comme...... par exemple ..... - Comme?mais parlez
>> donc , miss Anna.- Comme..... une taille .... qui tendrait
>> un peu à se tourner.....-Ah ! ciel ! que me dites-vous-
>> là ? Qui se serait jamais douté.... ?-Monsieur Blanford ,
>> en vérité , vous me faites entrer dans des détails d'une
>> indiscrétion ..... Ma pauvre cousine , si elle savait jamais .... !
>>-Oh ! ne craignez rien. Que d'obligation je vous ai , miss
>> Anna ! Oui , dans le fait , quelquefois j'ai cru voir.....
>> Ce qui saute aux yeux de tout le monde.,malgré tout l'art
>> de l'ouvrier qui fait ses corps. Au reste , rappelez- vous
MAI 1808 . 393
» que je ne vous ai rien dit , absolument rien. » Et avant
que Blanford pût lui adresser une nouvelle question , elle
était déjà rentrée dans le pavillon , serrant affectueusement
Mathilde dans ses bras , etlui chuchotant à l'oreille qu'elle
n'aimait rien tant au monde que sa bonne et jolie petite
cousine.
Blanford resté seul fit quelques tours de jardin pour se
consulter. Le résultat de ses profondes réflexions fut qu'il
ne s'exposerait jamais à la honte de se montrer à Hyde-
Park ou à l'opéra , à côté d'une femme qui aurait quelques
irrégularités dans la taille. Ne voulant cependant pas avoir
à se reprocher d'avoir agi avec précipitation , il rejoignit
la société pour vérifier en dernière analyse le rapport de
miss Anna. Pendant que Mathilde versait le thé , il attacha
sur elle un regard auquel il lui semblait impossible que
rien pût échapper. Si Mathilde pouvait se vanter d'un
avantage réel , c'était sans contredit d'une taille et d'une
tournure aussi parfaites qu'élégantes ; mais le judicieux
jeune homme se serait cru désormais indigne de prétendre
à lamoindre pénétration , s'il n'eût vu ce que miss Anna
avait su voir. Il remarqua donc très-distinctement que la
belle qu'il avait jusqu'alors comparée , dans tous ses madrigaux
, à Hébé et à Flore , avait une épaule plus haute
que l'autre , et la tête tant soit peu engoncée. S'approchant
de miss Anna, il lui dit tout bas d'un air important , et en
lui serrant la main comme pour la remercier : « Vous avez
raison ! » Qu'il eût été humilié , s'il avait pu pénétrer qu'il
était la dupe des artifices d'une petite provinciale !
Désespéré de cette découverte , dont il n'imaginait pas
que la réalité pût être mise en doute , il se persuada
bientôt que c'était un procédé bien odieux , de la part de
miss Mathilde , d'avoir cherché à lui en imposer sur un
point aussi essentiel. « Que j'étais aveuglé ! » se disait-il. Ne
pouvant faire éclater librement son dépit contre celle qui
en était l'objet , il saisit avec empressement la première
oecasion que lui fournit la conversation pour rallumer la.
querelle qui avait eu lieu , àtable , entre Alfred Wilsonet
lui . Le jeune officier repoussa plus vivement encore les
sarcasmes de Blanford, et tous les rieurs se rangèrent de
son côté , malgré les préventions existantes contre le nouveau
venu; mais miss Braddy , intérieurement ulcérée de voir
traiter avec aussi peu de ménagement l'homme que son
coeur avait distingué , prit Wilson dans une aversion formelle
, et se promit bien de le lui faire sentir en toutes
circonstances.
i
394 MERCURE DE FRANCE,
Cette petite scène , après avoir amusé quelques instans ,
avait fini , comme il arrive ordinairement , par répandre de
la contrainte et du froid. On se retira de bonne heure. Sir
William , resté seulavec sa fille et sa nièce , paraissait plongé
dans une profonde rêverie. Mathilde lui en demanda le
sujet. « Je réfléchissais , dit le bon homme en souriant , que
>> tu auras bientôt , ma chère fille , autant de poursuivans que
>>la chaste Pénélope. Au reste , laissons-les faire : nous ver-
>> rons bien à la fin lequel de tous ces rivaux viendra à bout
>> de tendre l'arc. Ton M. Blanford a déjà l'air assez sûr
>>de son fait , mais à la preuve , mon enfant , à la preuve !
>> - Mon monsieur Blanford ! Mais , d'honneur , mon père ,
>> vous n'y pensez pas. Si d'autres que ma cousine vous en-
>> tendaient , ne pourrait-on pas croire ?.... Toute raillerie à
>>part, Blanford a pour vous , pour nous tous, l'attachement
>>le plus vrai , l'amitié la plus délicate....... >> Miss Anna
sourit ; Mathilde ne vit pas tout ce qu'il y avait de malin
dans ce sourire , et elle lui serra affectueusement la main.
Il était rare qu'un jour se passat sans que Blanford envoyât
à miss Braddy un bouquet et des vers. Le lendemain matin ,
son domestique parut , comme à l'ordinaire , mais il n'apportait
qu'un papier et point de fleurs. Miss Mathilde ouvre
avec empressement , lit une longue pièce de vers et n'y comprend
rien ; elle appelle Anna , les vers sont relus plus
posément , et à travers un déluge de paroles , les deux cousines
démêlent cette profonde sentence : « Qu'il n'est point
>> de mystère que le tems ne dévoile. » Elle était retournée
en cent façons , puis appuyée de l'exemple de la Nymphe
Calisto , qui n'avait pu dérober son secret aux yeux de Diane .
Enfin M. Blanford, bien aise de faire voir qu'il connaissait
les auteurs français , et trouvant tout naturel de se comparer
à un empereur romain , terminait en s'appliquant ce
vers de Corneille :
Auguste a tout appris , et veut tout oublier .
Miss Braddy , quoique regardant comme impossible de
pénétrer le sens de cette pièce énigmatiqne , se trouva singulièrement
offensée de la comparaison que le poëte osait
faire d'elle avec Calisto ; et prenant aussitôt un crayon ,
elle écrivit au bas de la lettre même : « Je ne sais ce que
>> vous avez appris et ce que vous voulez oublier ; mais je
>> vois que la tête vous a tourné. Ne vous présentez plus
>> chez mon père : vous n'y seriez point reçu. »
Dans la première chaleur de son ressentiment , Mathilde
ΜΑΙ 1808.
1395
se háta d'annoncer à sir William qu'ayant murement réfléchi
sur les défauts essentiels de Blanford , elle se faisait
un devoir d'adopter à l'égard de ce jeune fat la façon de
penser du père le plus tendre et le plus éclairé . « Quelques
>> instances qu'il fasse , ajouta-t-elle , je suis fermement dé-
>> terminée à ne plus le voir. >>> Sir William sourit en observant
l'air solennel et le ton tragique dont Mathilde lui fit
cette déclaration imprévue. « Prends garde , ma chère en-
>> fant, dit-il; ne va pas exposer ton vieux père à prendre
>> un dépit passager pour une résolution irrévocable. » Mathilde,
indignée du seul soupçon d'une telle faiblesse , voulut
attester le ciel et la terre qu'elle avait prononcé sans retour
la disgrace de Blanford. « Ah ! ne fais pas de sermens ,
>> reprit en riant sir William , car je ne pourrais plus te
>>croire ; mais songe que voilà ton honneur intéressé à tenir
>>> ta parole. » Le bon M. Braddy se promit bien , intérieurement
, de seconder de tout son pouvoir les efforts héroïques
de sa fille.; il se flattait de pouvoir diriger désormais
le choix de son coeur ; et , pourlui éviter de nouveaux
périls , il conçut anssitôt le projet de faire subir une rigoureuse
épreuve à tous les hommes qui aspiraient àsamain.
Il ne se doutait pas que sa nièce , sans l'avoir consulté ,
entrât aussi merveilleusement dans ses vues ; et miss Anna ,
de son côté , ne pensait guères que sa jalousie et son astuce
servissent à l'exécution du plan de son oncle. Son calcul
n'avait d'objet direct que sa petite personne. « Certes , se
>>disait-elle en regardant Mathilde , il faudrait que je fusse
>>> née sous une étoile bien sinistre si , en écartant de ma
>> présomptueuse cousine cette foule d'adorateurs , je ne
>> pouvais parvenir à en retenir un seul près de moi. » Fière
du succès presqu'inespéré de sa première tentative , elle
crut pouvoir se promettre une égale réussite de la seconde.
L'occasion de faire un nouvel essai du talent qui venait de
se développer chez elle ne tarda pas à s'offrir.
Edouard Broomley lui donnait le bras à la promenade.
Miss Artna qui , depuis quelques jours , étudiait les personnages
et le degré de faveur dont jouissait chacun d'eux ,
avait déjà suffisamment reconnu qu'aucun n'était plus près
de remplacer et de faire oublier l'aimable Blanford que sir
Edouard , non moins bien partagé que lui pour les agrémens
extérieurs , et doué d'un genre d'esprit infiniment préférable
. Edouard était sensible et délicat à l'excès : miss
Anna ne se méprit pas sur la nature de l'attaque qu'il fallait
lui livrer.
3961 MERCURE DE FRANCE,
-
Elle prit un air si profondément affligé , elle poussait de
și fréquens soupirs , que sir Edouard se crut obligé de la
prier de ne point trouver mauvais qu'il osât lui demander le
sujet de ce noir chagrin. C'est tout ce qu'attendait miss Anna :
<<Quoi , sir Edouard , lui répondit-elle , vous connaissez ma
>> vive tendresse pour ma cousine , et vous pouvez avoir des
doutes sur la cause des peines que j'éprouve !-et ses
>> soupirs redoublèrent.- Votre cousine, miss Braddy !-
>> Comment ! vous n'avez pas remarqué combien elle-même,
>>depuis hier , paraît agitée et soucieuse ?-Pardonnez-moi ,
>>j'ai eru m'apercevoir qu'elle n'avait pas sa gaieté ordinaire ;
>>mais au moment où je cherchais à m'approcher d'elle , et
>>à lui adresser la parole, il m'a semble qu'elle a mis une
>> certaine affectation à s'éloigner de moi.-Qui , vous pour-
>> riez avoir bien vu : cette pauvre cousine ! elle est digne de
>> toute votre indulgence; je suis convaincue qu'elle a honte
>> d'elle-même.-Comment donc ? - Hélas ! vous m'enten-
>> dez.... elle rougit de sa faiblesse; ce M. Blanford...
>> Eh bien ?-L'impertinent ! méritait-il une distinction si
>> flatteuse ?- Miss Anna , expliquez-vous donc.- Il pré-
>>tend, il soutient.... Mais vous ne croirez jamais jusqu'où
>> peut aller la méchanceté de ce fat.-En vérité , vous me
>> mettez au supplice !-Il a rêvé tout-à-coup que ma cou-
>>sine était contrefaite , et il lui a envoyé , sans plus d'exa-
>>men, les adieux les plus outrageans , s'ils n'étaient les plus
>> ridicules .-Tout est donc rompu ?- Oh ! tout-à-fait; de
>> la part de ce Blanford ,du moins; mais mapauvre cousine,
>>ah! vous la connaissez , c'est la bonté même.... ; au lieu
>> de ressentir cette injure avec la dignité convenable , elle
>> se livre à un désespoir de roman. Si vous saviez toutes
> les idées qui lui passent par la tête ! vous en seriez ému ,
> attendri , effrayé autant que je le suis moi-même. Juste
>>ciel ! sir Edouard , que n'ai-je pas été forcée d'écouter
>> depuis ce fatal moment ! il ne s'agit de rien moins que de
>> courir après le perfide , fût-ce au-delà des mers; de le
>> sommer de rendre un coeur sans lequel on ne peut vivre ;
>> tantôt de découvrir une odieuse rivale et de lui arracher la
>> vie; tantôt d'aller s'ensevelir dans les montagnes d'Ecosse
>>pour pleurer la perte de l'objet aimé et maudire le reste
du in TToouus les hommes qui ont cherchéàlui
>>plaire , sont précisément ceux qu'elle hait le plus cordia-
>> lement. Lapauvre Mathilde ! Vous avez pour elle l'amour
>> le plus tendre; aussi suis-je persuadée qu'elle vous déteste ,
>>qu'elle vous abhorre.-Vous aurait-elle parlé de moi ?-
» genrehumain.
ΜΑΙ 1808. 397
> Non, c'est moi qui , croyant la distraire agréablement ,
» essayai de prononcer votre nom devant elle; ah ! si vous
-> pouviez vous figurer son impatience , son dépit , ses fureurs !
>>Sir Edouard , vous êtes naturellement sensible et compa-
>>tissant; ayez pitié de l'état d'aliénation de ma malheureuse
>>cousine; ne tentez point de la revoir de long-tems , de très-
>>long-tems; sa douleur s'usera , et peut-être même , à force
> de pleurer Blanfort , pourra-t-elle vous admettre à le
>>pleurer avec elle .- La perspective est consolante et flat-
>>teuse , il faut l'avouer. >>>
En achevant ces mots , Edouard Broomley précipitait sa
marche, et entraînait miss Anna qui, lisant sur sa figure l'agitation
violente de son ame , s'applaudissait de voir que tous
ses coups avaient porté. Edouard acheva la promenade sans
proférer une parole , sans même se joindre aux exclamations
pathétiques que sa compagne faisait entendre de minute en
minute.
En rentrant à la maison, miss Anna saisit l'instant de dire
à l'oreille de sa cousine , que sir Edouard instruit , elle ne
savait comment, de la retraite de Blanford, avait déclaré
qu'unejeune personne, capable de regretter un pareil fou ,
devait être cent fois plus folle. Mathilde lança sur Edouard
Broomley , des regards qui peignaient son ardent courroux ;
il n'y vit que laconfirmation complète de tout ce que lui
avait révélé miss Anna.
Sa résolution fut bientôt prise; le lendemain, il vint prier
miss Anna de remettre à sa cousine un billet contenant ce
peu de mots : « En recherchant votre main, je mettais plus
> de prix encore à obtenir votre coeur. J'apprends qu'il n'est
>>plus à vous : je dois done retirer l'offre du mien. Il est d'une
>>nature trop différente de celui qui vient de vous échapper,
> pour oser aspirer à vous consoler de sa perte. » Mathilde ,
quelqu'extrême qu'eût été sa prévention en faveur de Blanford,
n'avait pu fermer les yeux sur les rares qualités de sir
Edouard. Son estime pour lui était profonde; elle n'en fut
que plus douloureusement affectée de l'ironie amère de som
billet. Ce ne fut pas même sans lui causer un regret qu'elle
eût voulu se dissimuler , que se présentait àson esprit l'éloi
gnement d'un homme pour qui son père professait une considération
particulière; d'un homme, enfin, dont elle s'avouait
que le choix était un hommage public rendu au mé
rite d'une jeune personne. Toutes ces idées se combattaient
dans sonesprit; mais la vanité triompha , et lui dicta la réponse
suivante : « Je n'ai jamais eu de prétentions sur votre
598 MERCURE DE FRANCE ,
>> coeur, sir Edouard ; qui peut donc vous inspirer la témérité
>> de pénétrer les secrets du mien ? Respectez ma liberté , et
>> jouissez de la vôtre.>>>
Miss Anna, chargée de ce billet, eut soin d'en prendre
connaissance en soulevant le cachet; le style de Mathilde lui
parut beaucoup trop modéré; elle résolut , en conséquence ,
de supprimer totalement ce message. Tout bien considéré ,
il lui sembla plus expédient de ne regarder les deux lignes
tracées par sa cousine que comme un texte , dont elle se réservait
de faire le commentaire. « Je me suis acquittée de votre
>> commission , dit-elle à sir Broomley ; je ne sais ce que con-
>> tenait le papier que j'ai remis à Mathilde de votre part;
>> mais à peine y a-t-elle jeté les yeux qu'elle est entrée
>> dans une colère dont j'ai frémi moi-même. Il me serait
»
ע
trop pénible de vous répéter toutes les expressions dont
elle s'est servie pour se plaindre de votre procédé ; ilme
>> serait plus difficile encore de vous reconnaître dans l'af-
>> freux portrait qu'elle a tracé de votre personne. Quelques
>> jours n'ont-ils pas suffi , ajouta-t-elle , en baissant-modeste-
>>ment les paupières , pour m'apprendre à mieux vous ap-
>> précier ? Puisse ma pauvre cousine ne pas sentir , un jour,
» l'énormité de la perte qu'elle fait aujourd'hui si volontai-
>> rement ! »
Sir Edouard , à ces derniers mots , crut sentir serrer sa
main par celle de miss Anna ; il n'hésita pas à attribuer ce
mouvement à l'émotion de cette bonne petite parente. II
crut devoir reconnaître tant de soins et debienveillance par
la prière d'ètre admis à lui présenter ses hommages , lorsqu'elle
serait de retour à Winchester , et lui au château qu'il
possédait dans les environs de cette ville. Miss Anna put à
peine contenir l'excès de sajoie ; elle se voyait déjà maîtresse
de ce beau château .
Avec quelle douce satisfaction elle entendit Mathilde déclarer
le soir même , à son père , que sir Edouard , qu'il
croyait si sage et si mesuré , avait osé se permettre envers
elle des excès tels que l'honneur lui faisait une loi de ne le
revoirde ses jours. Le bon sir William ne put obtenird'explication
plus circonstanciée sur les délits d'Edouard Broomley;
il avait promis à sa fille de ne point contraindre ses inclinations,
il fallut donc tenir sir Edouard pour bien condamné ;
mais son coeur souffrit du brusque éloignentent de ce jeune
homme , le seul de tous ses rivaux dont il eût désiré faire son
gendre. Il n'en fut que plus empressé à faire subir aux autres
prétendans l'épreuve qu'il leur destinait.
1
ΜΑΙ 1808.
399
Peudejours après , il les rassembla tous à sa table; chacun
d'eux, instruit de la retraite de Blanford et de sir Edouard ,
se félicitait intérieurement de la victoire qui ne pouvait plus
lui échapper. A peine daignèrent - ils s'apercevoir qu'Alfred
Wilsonn'était pas au nombre des convives. Depuis la querelle
violente que ce jeune militaire avait eue avec Blanford , la
froideur que miss Braddy affectait de lui témoigner en toute
occasion , l'avait suffisamment averti de renoncer à des visites
qui ne pouvaient plus être qu'importunes. La douleur qu'il
ressentit de sa disgrace , fut aussi vive que la passion qu'il
avait conçue en peu de jours , non pour l'héritière de l'opulent
sir William, mais pour Mathilde jeune, aimable et belle.
Il s'était éloigné sans se permettre , comme ses orgueilleux
concurrens , un ridicule éclat ou d'amères railleries contre
l'auteurde ses peines. S'il la rencontrait au spectacle ou dans
les promenades , il n'osait pas l'aborder ; il se contentait de
lui faire un profond salut que miss Mathilde semblait à peine
remarquer.
Le dîner commença très-gaïment ; on parla de plusieurs
mariages qui venaient de se faire; on en annonça d'autres
quiallaient se conclure. Sir William s'étendit avec complaisance
sur le bonheur des pères qui trouvaient à former pour
leurs filles des unions bien assorties. Tout ce qu'il dit sur ce
sujet, fut relevé et applaudi par tous les hommes avec une
chaleur qui , chez quelques-uns , alla jusqu'a l'attendrissement.
Il fut unanimement décidé que, l'amour et l'estime mutuels
étant l'unique base de la félicité des époux , la dot
d'une jeune personne , aux yeux de tout homme qui se piquait
de délicatesse , consistait exclusivement dans ses vertus
et ses attraits .
Cette sentence philosophique venait à peine d'être prononcée
qu'on apporte des lettres à sir Braddy. Il demande la
permission d'en lire une qui doit , dit-il, lui apprendre l'arrivée
de la flotte des Indes orientales , sur laquelle il a de
très-gros intérêts. Dès les premières lignes , il change de
couleur, et laisse échapper la lettre , en levant les yeux au
ciel, avecun profond soupir . On s'alarme; Mathilde, effrayée
de l'état de son père , lui demande quelle nouvelle sinistre
contient cet écrit. « Il m'annonce , répond sir William , que
>>sept vaisseaux du convoi sont tombés au pouvoir des fran-
» çais. Par une déplorable fatalité , dans ce nombre se trou-
>>vent les cinq bâtimens dont la cargaison m'appartient ; en
>>les perdant je perds tout , absolument tout au monde .>>
La foudre était tombée sur tous les convives. Mathilde s'é400
MERCURE DE FRANCE ,
lance dans les bras de son père: « Non, vous n'avez pas tout
» perdu , lui dit-elle ; n'ai-je pas le bien de ma mère ? je vous
>> l'abandonne. » Une exclamation générale se fit entendre :
était-ce de surprise , d'admiration , de regret? c'est ce que la
conduite de chacun des amis de sir William pourra seule expliquer.
Avec la joie , leur appétit avait disparu ; chacun
d'eux, les yeux tristement attachés sur son assiette, ne les
relevait que pour observer la contenance de ses rivaux. Ceux
qui étaient doués de quelque pénétration purent démêler sur
la figure de la bonne petite cousine, un sentiment qui n'était
pas celui d'une douleur inconsolable ; elle saisit l'instant de
dire tout bas , et avec un accent pathétique au capitaine
Harrod assis près d'elle ; « Hélas ! qui eût jamais pu prévoir
» queje dusse me trouver un jour plus riche que ma cousine?
>> - Comment, reprit vivement le capitaine ,combien avez-
>>> vous done ?- Oh ! tout au plus un quart de ce qu'aurait
>> eu miss Braddy.-Eh ! mais , c'est encore beaucoup ! Pour-
>> quoi donc , chère miss Anna , nous avoir fait un mystère de
>> votre fortune ?-A quoi bon ? l'on n'avait ici des yeux que
>> pour ma cousine . - On en aurait eu pour vous , soyez- en
>> sûre, et pour mon compte , je sens déja... »-Mathilde vint
interrompre ce dialogue , en proposant à sa cousine de monter
avec elle dans son appartement. Miss Anna ne pouvait
refuser; mais en sortant , elle lança au capitaine un regard
qu'il trouva délicieux , parce qu'en ce moment il achevait en
lui-même un calcul , d'après lequel l'adorable cousine ne
pouvait avoir moins de trente ou quarante mille livres
sterling.
Les dames s'étant retirées , latable fut , selon l'usage, cou
vertede bouteilles . « Si les Français m'ont pris mes vaisseaux,
>>dit sir William , ils m'ont du moins laissé ma cave. Allons,
>>mes amis , jouissons de ce qui nous reste. >>>Les convives
avouèrent que jamais l'on n'avait pris son parti plus héroïquement
, mais aucun d'eux ne trouva dans son coeur une
étincelle de ce courage stoïque. Qu'on juge de leur abattement!
les meilleurs vins de France et d'Espagne furent repoussés
avec indifférence; tout le monde se déclara dans
l'obligation de sortir pour affaire urgente, et bientôt le bon
M. Braddy se vit seul à table. « Je vous tiens , chers et loyaux
>> amis , se dit-il en se frottant les mains , je vous tiens , pas
>> un de vous n'aura ma fille. » Il eût pu ajouter : « Pas un
» de vous nevoudrait encore l'accepter.>>>
Miss Mathilde, tandis que sa cousine dormait d'un doux
sommeil , se livra aux plusdouloureuses réflexions : elle se
sentait
HA
ΜΑΙ 1808.
DOPT
DL
sentait la force de supporter la perte d'une riche dots mais
elle ne pouvait soutenir l'idée de l'infortune qui allait peser
sur son père, dans ses vieux jours. Elle reçut, de grandmatinen
une lettre dont l'écriture lui était inconnue ; la signaturui
apprit qu'elle était d'Henri Ashton. Voici ce qu'il lui man
dait en style de commerce : « Très-honorée miss Braddy ,
» après avoir dûment compulsé mes livres , et pris exacte
>>connaissance de mon actif et de mon passif, j'ai trouvé que
>> la différence entre 200,000 livres sterling que vous deviez
>> apporter à votre mari , et zéro , signe représentatif de votre
>>avoir actuel , en apporterait une trop notable dans le cours
>> des affaires de ma maison. Encore , si vous n'eussież pas , à
>>mon su et vu , fait à sir William votre père , l'abandon des
>>fonds que vous aviez à répéter du côté maternel , on aurait
> pu voir à s'arranger; mais après une aussi fausse opération,
>>je me vois dans l'impossibilité de vous intéresser à mon né-
>> goce , comme épouse , associée et compagne : ce dont ,
>> très-honorée miss Braddy , je m'empresse de vous donner
avis pour votre gouverne, étant d'ailleurs très-parfaitement
» votre , etc. Henri Ashton. »
»
Mathilde leva les épaules et sourit de pitié: comme elle
jetait cette lettre au feu , on lui en apporta une du capitaine
Harrod. Il lui mandait très-laconiquement , que dans ses
plans de mariage et de bonheur futur, il avait toujours placé
au rang de ses premières jouissances celle de faire répandre
des torrens de bienfaits sur les infortunés , par la femme qui
porterait son nom; que ce serait pour son coeur une peine
trop cruelle de la voir réduite à une pitié stérile envers cette
classe intéressante ; et , qu'en conséquence , il se trouvait
contraint de renoncer aux projets que dans des tems plus
heureux , il s'était plu à concevoir .
Miss Anna entrait au moment où sa cousine allait faire
partager à ce billet le sort de la lettre d'Henri Ashton; Mathilde
le lui remit ; elle le lut avec avidité . « Qu'il est char-
>> mant, le capitaine ! se dit-elle ; n'est-il pas évident qu'il
>> ne reprend sa libertusque pour m'en faire hommage ? >>>
Miss Braddy descendit chez son père pour lui exprimer le
dédain que lui inspiraient les deux lettres qu'elle venait de
recevoir. « J'en lisais une , à l'instant mème , lui dit-il , d'un
>> homme que tu aimes encore moins , d'Alfred Wilson .
» Quoi ! s'écria Mathilde , celui-ci croit- il avoir aussi le droit
>>d'insulter à notre infortune ?-Lis ce qu'il m'écrit. -
>> Dieu m'en garde !- Lis , te dis-je. - J'apprends votre
> malheur , mandait Alfred à sir William; je me sens plus
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
>>hardi à vous avouer que j'aime votre charmante fille .
» J'avais mis deux mille guinées en réserve pour acheter une
>>compagnie de cavalerie. Montrez - moi quelqu'estime en
>>acceptant ce faible secours ; je me trouverai moi-même
>> moins à plaindre .-Je le confesse , je ne m'y attendais pas,
>>> dit Mathilde en essuyant une larme . - Ni moi , dit Anna ,
d'un ton léger. Le bon sir William remit la lettre dans sa
poche en souriant. Il proposa aussitôt à sa fille et à sa nièce
d'aller voir une course de chevaux annoncée pour le jour
même. « Ce sera une distraction, ajouta-t-il , et nous en avons
>>>>tous besoin.>> On part .
Miss Braddy avait à peine pris sa place qu'elle s'entend
nommer ; elle se retourne , et reconnaît Blanford. Il était
avec deux de ses compagnons d'extravagances ; il leur annonce
qu'il va bien les divertir aux dépens d'une petite fille
qui a été folle de lui , mais qu'il a laissée parce qu'elle l'ennuyait.
Ces messieurs s'approchent de manière à ce que Mathilde
ne puisse perdre unmot de leurs grosses plaisanteries.
Sir William , occupé à expliquer à sa nièce tout ce qui était
nouveau pour elle dans ce spectacle , n'entendait heureusement
rien de ce qui affectait si cruellement sa fille . Elle était
dans un état violent ; la rougeur de l'indignation et de la colère
couvrait son front, des larmes étaient prétes à s'échapper
de ses yeux ; elle se levait , se rasseyait , s'agitait .... Dans ce
moment , Alfred , placé sur les gradins opposés , l'aperçut ,
et du même coup d'oeil il remarqua son trouble et celui qui
l'occasionnait. En un instant, il est derrière Blanford sans
en être vu . Les trois jeunes gens faisaient assaut d'impertinence
: « De grâce , M. Blanford , dit Afred en lui frappant
>>un peu rudement sur l'épaule , est-ce-là le ton des cheva-
>>liers anglais de nos jours ? » Surpris , déconcerté de cette
apostrophe imprévue , l'agréable jeune homme cherche à
balbutier une réponse qui fasse rire ses amis et ses voisins ;
mais il est brusquement interrompu par Alfred qui , en termes
très-militaires , lui déclare qu'ilse charge de lui donner
une leçon de courtoisie , à l'heure Reme. Blanfort est entraîné
par ses compagnons sur les pas du jeune militaire ;
bientôt tous quatre sont hors de vue.
Mathilde avait entendu donner le défi ; alarmée du péril
qu'allait courir l'homme généreux qui s'était déclaré son
vengeur , elle se hâta de faire part à son père de la scène qui
venait de se passer ; elle le conjura de faire les plus prompts
efforts pour prévenir un combat dont elle seule était cause;
mais où devait-il avoir lieu ? Comment quitter brusquement
ΜΑΙ 1808 . 405
:
la course sans se faire remarquer ? Sir William prononça donc
que son premier soin devait être d'éviter tout esclandre , et
qu'en conséquence il fallait rester. Mathilde , pour la première
fois , accusa son père de cruauté ; elle attendait , dans
de mortelles transes , l'instant de remonter en voiture
En rentrant dans la ville, un ancien ami de sir Villiam
qui était à cheval , s'approche de sa calèche , et lui dit qu'il
vient d'être témoin d'un duel dont les acteurs ne lui sont
peut-etre pas inconnus. Mathilde le presse de s'expliquer :
il raconte qu'arrivé sur le champ de bataille , Blanford
avait déclaré que s'il fallait qu'il se battît pour tous les bons
mots qui lui échappaient , il aurait dejà dépeuplé la moitié
de Londres ; qu'Alfred s'étant mis alors en devoir de lui
balafrer la figure , il s'était fait un rempart de ses deux
amis ; que l'un de ceux-ci avait été bientôt désarmé , mais
que l'autre , en recevant une blessure assez grave , en avait
faitune àAlfred.- ( Ciel! il est blessé ! s'écria miss Braddy.
- « Oh ! je ne crois pas que ce soit dangereusement , » reprit
l'ami. Mathilde , dès que l'on fut arrivé , pria sa cousine
de s'informer auprès des gens de la maison de l'adresse
d'Alfred Wilson ; miss Anna revint presqu'aussitôt lui dire
que personne ne la savait.
Mathilde passa la nuit entière à réfléchir sur l'étrange
changement qui s'était fait , autour d'elle , dans l'espace
de quelques jours .
Tous les hommes qui semblaient attendre leur bonheur
de ses regards s'étaient éloignés en un instant ; et celui
qu'elle avait accablé de ses dédains venait d'exposer ses
jours pour elle !
Avant l'heure ordinaire du déjeûné , Mathilde était descendue
dans l'appartement de son père. « Ne trouvez-vous
>>pas , lui dit-elle , que la décence exige que vous envoyiez
>>demander des nouvelles de M. Wilson ?- J'y penserai ,
>>répondit froidement sir William ; mais , en attendant , fais
>> le thé. » Mathilde obéit , en se disant que son père n'était
plus reconnaissable .
La porte s'ouvre, un officier se présente, le bras en écharpe .
Miss Braddy jeta un cri involontaire; elle faillit laisser tomber
la tasse qu'elle offrait à son père. Alfred n'était guère
moins ému. Il arrivait sur l'invitation de sir William qui
lui avait écrit : « Si votre coup d'épée ne vous interdit pas
>> tout mouvement , accourez , je vous attends . >> Mathilde
veut lui parler de sa blessure , lui exprimer sa reconnaissance
, elle bégaye , elle s'embarrasse ; aux larmes qui rou
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
laient dans ses yeux , sir William voit que sans crainte
d'ètre démenti par le coeur de sa fille , il peut laisser agir
le sien. « Brave jeune homme , dit-il à Alfred , vous avez
» été le protecteur de mon enfant , soyez-le toujours: je la
>> remets entre vos mains. Vous m'avez offert tout ce que
>> vous possédez , et je le prendrais si j'en avais besoin : vous
>> êtes de ces hommes dont on peut tout accepter. Mais
>>William Braddy n'entend pas non plus qu'on le refuse :
>>il faut , avec la main de Mathilde , recevoir ce porte-
>> feuille; il contient beaucoup plus que vos indignes rivaux
>> ne supposent que j'ai perdu. »
Mathilde se jeta dans les bras de son père , tandis qu'elle
abandonnait une de ses mains au trop heureux jeune homme.
Alfred voulut prononcer des sermens : sir William l'interrompit
, en le pressant sur son coeur à côté de sa fille .
Miss Anna suffoquait : « Quoi ! se disait-elle , l'ai-je bien
>> entendu ? elle retrouve toute sa fortune ! elle se marie !
» et moi ! moi ! ..... Dès le lendemain elle se fit enlever par
par le capitaine Harrod, qui croyait enlever un trésor , et
qui , un mois après , l'abandonna , quand il sut qu'elle n'était
pas plus riche en espèces qu'en attraits. La malheureuse
miss Anna , repoussée par ses parens , viut se jeter aux genoux
de sa cousine ; elle lui avoua toutes ses noirceurs .
Mathilde ne lui refusa ni un asyle , ni son pardon. « Pour-
>>quoi te hairais-je , lui dit -elle ? n'as-tu pas aussi contribué
>>à la félicité dont je jouis , en écartant de moi tous les
>> hommes qui n'étaient pas mon Alfred ?- Tu as raison ,
>>ma fille , dit sir William , lui seul était digne de ta ten-
>> dresse ; son coeur est comme l'or : il est sorti pur d'une
>> première épreuve , tu ne dois plus craindre qu'il change .>>>
L. DE SEVELINGES .
( EXTRAITS. )
OUVRES COMPLÈTES DE JEAN RACINE , avec le
Commentaire de M. DE LAHARPE , et augmentées de
plusieurs morceaux inédits ou peu connus. A Paris ,
chez H. Agasse , rue des Poitevins , n°. 6. - 7 vol.
in-8°.
Si l'on veut maintenant connaître par des exemples
• les observations particulières sur le style de Racine ,
dans lesquelles l'habile commentateur fait briller autant
ΜΑΙ 1808. 405
de sagacité que de justesse , et une connaissance de la
langue poëtique devenue extrêmement rare parmi les
critiques d'aujourd'hui , on ne peut être embarrassé que
du choix. Je choisirai pour premier exemple une note
sur Alexandre , parce qu'elle porte en partie sur cette
rareté même des bons' juges en fait de style poëtique ,
et qu'elle contient aussi sur ce style des notions qu'il
n'est pas inutile de rappeler. On y trouvera peut-être ,
avec un mépris amer pour l'ignorance des autres ,
un peu trop d'estime pour son propre savoir ; mais
cela tient au caractère de l'auteur; il perce dans tous
ses ouvrages .
Il s'agit de quelques vers dont l'expression est forte
et hardiment métaphorique, mais que l'ancien commentateur
et même Louis Racine avaient loués outre
mesure. Le premier avait dit que ces vers annonçaient
déjà un poëte supérieur. « Ces vers sont beaux ,
il est vrai , dit Laharpe , mais d'un genre de beauté à la
portée de tout le monde , et dont on avait des exemples ,
même dans des poëtes que personne ne lit plus , dans
Brébeuf, dans le Moine, etc. Ce n'est point là ce qui
peut annoncer un poëte supérieur. Je relève cette assertion
parce que c'est une des sottises de nos jours de
placer exclusivement la beauté poëtique dans l'usage
des figures , même quand elles sont faciles et communes
ou fausses et outrées...... Ce qui caractérise particuliérement
le bon versificateur , c'est l'emploi judicieux des
tropes de toute espèce, dont se forme une diction qui
n'est jamais commune et jaunais affectée : d'où il suit
que ce mérite ne peut se remarquer que dans la continuitédu
style et fait proprement le bon écrivain. La
supériorité tient ensuite au nombre et au degré de
beautés qui l'élèvent au-dessus de cette élégance habituelle
sans laquelle on ne sait pas écrire , et tout cela
n'est encore que la supériorité du style , telle , par
exemple , qu'elle se trouve dans Esther. On n'est un
poëte supérieur que quand on joint ce style à des conceptions
poëtiques d'une grande beauté , comme dans
Athalie , dans Phèdre , Andromaque , etc. Je n'ignore
pas que cette précision dans le langage de la critique
est aussi inconnue à la plupart de ceux qui s'érigent
406 MERCURE DE FRANCE ,
en juges de la poësie que les premières notions de la
peinture à la plupart de ceux qui vont juger les tableaux
du Louvre. Mais aussi ces prétendus connaisseurs
en littérature inspirent aux vrais connaisseurs et
aux bons artistes précisément la même pitié qu'éprouvent
les peintres et les sculpteurs quand ils entendent
l'ignorance raisonner au salon sur ces arts , en termes
qu'elle n'entend même pas. >>
Pour mieux développer ses idées , il fait dans la même
note l'analyse d'un autre vers, bien plus remarquable
pour un homme de l'art et un homme de goût , et que
l'ancien commentateur n'avait nullement remarqué ,
c'est celui- ci :
Toujours son amitié traîne un long esclavage.
<< Ce vers est d'un homme qui a déjà le sentiment de la
vraie poësie de style , c'est-à-dire , qui sait s'approprier
par des formes heureuses et nouvelles ce qui semble
être à tout le monde. Tout le monde a dit ou peut
dire : Son amitié n'est qu'un esclavage , un esclavage
déguisé : il n'y a qu'un poëte qui sache dire :
Toujours son amitié traîne un long esclavage.
Ce vers est parfait; le second hémistiche est beau de
trois manières ; par l'image que forme le mot traíne ;
par la précision qui naît de l'ellipse hardie traine , pour
entraîne avec elle , comme il faudrait le dire en prose ;
par l'harmonie imitative des sons prolongés , traîne un
long esclavage. Voilà comme on fait de bons vers , et
voilà ce que peuvent y voir ceux qui en ont bien étudié
l'art......... La connaissance de tous ces secrets de l'art ,
qui sont sans nombre , heureusement n'est nécessaire
qu'à ceux qui le cultivent ou à ceux qui prennent sur
eux de s'en rendre les juges devant le public. Ceux-ci
ne doivent pas tout dire , mais pour ne pas se tromper
dans ce qu'ils disent, ils doivent savoir tout ce qu'on
pourrait dire. »
D'après cette règle dont on ne peut contester la justesse,
il est aisé de voir combien parmi tant de prétendus
critiques qui ne décident pas d'une manière
moins tranchante sur les vers que sur la prose , il y
en a peu dont le public doive compter pour quelque
chose les décisions .
ΜΑΙ 1808. 409
Voici , sur un vers d'Andromaque , une observation
d'un autre genre , qu'il est surprenant que personne
n'eût encore faite. Oresto , dans sa belle scène du troisième
acte avec Pylade, lui dit :
Mon innocence enfin commence à me peser.
<< Ce vers , dit le commentateur , m'a toujours étonné :
il n'y a point de spectateur instruit qui ne sache que
celui qui parle ainsi a tué sa mère. L'époque de la pièce
n'est pas incertaine : on y fait mention du voyage en
Tauride , qui certainement a suivi le meurtre de Clytemnestre.
Comment cet Oreste parricide peut-il parler
de son innocence ? Il a été absous par les Dieux , mais
il n'est pas innocent. L'auteur a bien senti qu'il ne
fallait faire dans la pièce aucune mention de ce meurtre ,
qui affaiblirait trop l'intérêt dont le rôle d'Oreste est
susceptible ici. On a loué cette réserve et avec raison.
Ne serait- il pas à souhaiter qu'il l'eût poussée plus loin ,
qu'Oreste n'eût parlé ni des Scythes qui rappellent la
Tauride , ni de son innocence qui rappelle son crime ?
C'est un doute que je propose , car d'ailleurs les vers
qui suivent et qui peigneut avec tant de force cette
fatalité aveugle et terrible, ce principe de tant de malheurs
qui condamnent les Dieux , rentrent parfaitement
dans l'intention du poëte , qui est de préparer les spectateurs
aux attentats d'Oreste et à une catastrophe sanglante.>>>
Ne peut- on pas dire , à l'égard de ce mot d'innocence
, qu'Oreste n'a commis qu'un crime en quelque
sorte involontaire , et que ce crime peut n'être à ses
yeux qu'une preuve de plus de cette fatalité dont il
se plaint ? Cependant l'observation méritait d'être faite .
Ce qu'il y a de singulier , c'est que Laharpe dise ici
que ce vers l'a toujours étonné , et que dans son Cours
de littérature , où il le cite , il n'ait rien dit de son
étonnement.
Nous avons vu qu'il prend souvent la défense de
quelques parties du plan ou des caractères contre des
critiques qu'on en a faites , lors même que ces critiques
ont pour elles des autorités imposantes ; il défend de
même des vers et des expressions poëtiques , lorsqu'ils
ont été injustement attaqués , et il les justifie en les sou
408 MERCURE DE FRANCE ,
mettant à l'analyse poëtique , la seule qui doive être
employée pour juger les vers. Exemples :
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
BAJAZET.
« Ce vers souvent critiqué a donné lieu à beaucoup de
discussions : voici ce qui m'engagerait à ne pas le condamner.
Sans doute des périls ne peuvent pas être
sincères ; mais c'est ici un artifice de style , à l'usage
de Racine et des bons poëtes qui l'ont suivi , de réunir
deux mots par la même épithète , quand il se trouve
dans le dernier un rapport exact , et dans l'autre une
analogie d'idées suffisante : c'est ici le cas. Les périls
sont réels quand les larmes sont sincères ; ainsi l'une
fait ici supposer l'autre , et la sincérité des larmes fait
sous-entendre la réalité des dangers, >>>
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé ,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
MITHRIDATE.
<<Ce dernier vers est si beau , qu'il suffirait pour excuser
ce qu'il pourrait y avoir de hasardé dans le naufrage
élevé au-dessus d'une gloire , qu'on a tant critiqué ; car ,
plus les fautes sont rares , moins on les pardonne. Quant
à moi , je trouverais la justification de ce vers précisément
dans ce qu'on a dit pour le blâmer. On a cherché
où pouvait être l'image d'un naufrage élevé au -dessus
d'une gloire ; et pourquoi y chercher une image ? Pourquoi
ne serait-ce pas tout simplement une idée? Et en
quoi est-elle mal rendue? Ne dirait-on pas bien , même
en vers : Mon naufrage m'élève au-dessus de leur
gloire ? Qu'a fait le poëte, que de mettre le naufrage
à la place de la personne ? C'est toujours la seule idée de
supériorité qu'il a voulu exprimer , sans prétendre faire
un tableau; et tout se réduit ici à une métonymie trèspermise
, dont il ne fallait pas faire tant de bruit .>>>
Ceci est une réponse indirecte à l'un des articles les
plus erronés de ce qu'on nomme la poëtique de Voltaire ,
poëtique qui pourrait être excellente si l'on en avait
pris les principes dans les beautés si nombreuses de ses
vers , mais qui, malheureusement , se compose , en plus
grande partie , des jugemens ou précipités ou partiaux
ΜΑΙ 1808. 409
qu'il a portés sur les vers des autres. Ce principe, faux
et inapplicable dans beaucoup de cas, est qu'une métaphore,
pour être bonne, doit pouvoir être rendue par
une image , et fournir le sujet d'un tableau.
Un autre principe de la même poëtique, ou plutôt
un autre procédé , dont l'application est souvent trèsmal
et très chamment faite par les mauvais critiques ,
c'est de juger de ie bonté des vers en les réduisant en
prose. Ce principe peut être vrai , si on l'applique seulement
à la justesse des pensées et à la régularité grammaticale
des phrases , laquelle il faut toujours qu'elles
puissent être ramenées par l'analyse ; mais il est de la
plus grande fausseté qua at au style , et c'est au style qu'on
l'applique presque toujours. L'ancien commentateur de
Racine n'y avait pas manqué sur ces vers d'Hermione ,
dans Andronzaque :
Os, c'estvous dont l'amour croissant avec leurs charmes
(Les charmes de mes yeux. )
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes .
Il reprochait à Racine de lui avoir fait dire le pouvoir
des armes de mes yeux. Laharpe lui répond que sa critique
porte à faux ; que pour juger les expressions , il
faut d'abord les voir à leur place ; que le pouvoir des
armes de mes yeux serait en effet ridicule par plus d'une
raison , mais qu'après qu'on a parlé de leur courroux
( comme Oreste le fait dans le vers précédent ) , on n'est
point blessé d'entendre parler de leurs armes , parce que
l'un amène l'autre ; et cette suite dans les idées est un
des secrets de la diction. C'est ainsi que des expressions
mises dans la phrase à une distance convenable , n'ont
plus rien de répréhensible , quoiqu'elles fussent mauvaises
l'une près de l'autre; et les rapprocher c'est les
gåter.>>>
Il serait aisé de multiplier ces citations, et je le ferais
d'autant plus volontiers , que ces idées justes et ce langage
précis sont devenus plus rares dans la critique :
l'utilité dont il peut être d'appuyer des règles trop oubliées
de l'autorité d'un écrivain que l'on a mis au rang
des maîtres , serait un motif de plus ; mais il n'est pas
moins utile d'observer quelques erreurs qui ont pu se
4.10 MERCURE DE FRANCE ,
glisser parmi ces vérités , et d'avertir que la confiance
due au commentateur de Racine qui y avait certainement
le plus de droits , ne doit pas cependant aller jusqu'à
s'interdire tout examen.
L'examen même le plus rapide suffit pour faire apercevoir
quelques-unes de ces erreurs. Dans une note sur
Alexandre , Laharpe relève une mauvaise critique de
Luneau de Boisjermain , qui , au sujet de ces deux vers ,
Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire ,
S'en lavera bientôt par ton propre trépas ,
avait dit magistralement : On ne se lave point d'un
crime par un trépas ; dans ton sang aurait été plus juste.
<<La remarque serait juste , observe le nouveau commentateur
, s'il y avait lavera son crime par ton trépas ,
parce qu'alors il y aurait une métaphore et qu'elle
serait fausse , puisque le trépas ne peut laver. Mais le
critique qui ne sait pas la différence d'une métaphore à
un trope , ne s'est pas aperçu que se laver est pris ici
figurément pour se justifier , et qu'il n'y a point de
trope plus familier dans le langage que celui-là , etc.>>>
J'ignore où il avait pris lui-même cette idée de la diffërence
d'une métaphore àun trope ; les tropes , c'est- à-dire
les figures par lesquelles on détourne un mot de sa signification
propre , sont en grand nombre ; la métaphore
est un des principaux ; elle est un trope , comme la
catachrèse , la métonymie et l'antonomase ; c'est ce que
tout le monde apprend en rhétorique , et j'avoue qu'une
différence entre le trope et la métaphore est aussi nouvelle
pour moi que pour l'ancien commentateur .
Il est fâcheux que Laharpe ait choisi cette occasion ,
où il se trompe si visiblement , pour ajouter avec un
dédain pédantesque et une exagération ridicule : << Fautil
être réduit à être maître d'école en commentant
Racine ? Il le faut bien dans un tems où tant d'écoliers
se font maîtres . Mais si l'on savait combien cela est
triste et honteux aux yeux d'un artiste ! combien il est
dur d'avoir tant a rougir pour l'honneur des lettres et de
la patrie !... >>
Sur ce beau vers de Mithridate :
Montrer aux nations Mithridate détruit ,
ΜΑΙ 1808. 411
le critique observe (1) que « c'est bien là qu'on peut
voir l'effet d'un mot mis en saplace. » Point du tout ,
c'est l'effet d'un mot créé , ou pris dans une acception
toute nouvelle , l'effet d'une figure hardie jusqu'à l'audace
. L'expression dont Boileau se sert en parlant de
Malherbe :
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir ,
est assez ordinairement mal entendue , et l'est notammentici
; elle est relative à la place que les motsoccupent
dans la phrase , à leur ordre direct ou inverse , à leur
union ou à l'intervalle qui les sépare, etc., toutes circonstances
qui influent singulièrement sur leur énergie et
même quelquefois sur leur signification poëtique , mais
quin'ont riende commun avec cette expression trouvée ,
Mithridate détruit. Ce qui suit , dans cette note , est
très-bon. « Ces deux mots unis , Mithridate détruit ,
font du seul nom de Mithridate une grande puissance. >>
Il faut cependant observer que ce n'est pas seulement
par leur union dans la phrase qu'ils produisent cet effet ,
mais par l'attribution inattendue du mot détruit à un
nom d'homme. Cet effet serait presque le même quand
ces deux mots seraient séparés. « C'est , continue la note ,
du sublime d'expression avec des moyens simples ; c'est
le secret des grands écrivains. » Ces moyens consistent
ici , comme partout , à avoir du génie , à sentir en soi
cette émotion forte qui vous présenté les objets sous un
aspect frappant et nouveau , qui vous dicte , pour les
rendre , une expression aussi frappante et aussi nouvelle.
C'est ce qui fait le sublime d'expression, et cela est si
peu simple que ce don de l'invention et de la nouveauté
est ce qu'il y a de plus rare dans le style. Il y a de trèsgrands
, ou du moins de très-bons écrivains qui ont toujours
ignoré ce secret.
Ces deux vers d'Alexandre :
Etvoyant de son bras voler partout l'effroi ,
L'Inde sembla m'ouvrir un champ digne de moi ,
ont fourni au commentateur cette remarque : « Voyant
est ici un de ces ablatifs absolus ( moi voyant ) qui sont
(1) Dans une note sur Alexandre.
412 MERCURE DE FRANCE,
si favorables à la poësie et dont personne ne s'est mieux
servi que Racine. » Ceci prouve d'abord qu'en grammaire
, comme en beaucoup d'autres choses , Laharpe
n'avait pas des connaissances très étendues , et qu'il
s'était trop souvent tenu en arrière de celles de son
tems. Il avait fait de fort bonnes études , mais , presque
en tout , il en était resté là . Aussi savait- il médiocrement
les langues anciennes , moins encore les modernes, même
l'italienne, comme il l'a prouvé quand il a voulu traduire
le Tasse ; et n'avait-il sur la plupart des auteurs qui ont
écrit dans toutes ces langues , que des idées de tradition ,
non des idées qui lui fussent propres. Dans le tems de ses
études , on déclinait encore les noms français sur le
modèle des noms latins ; on y rêvait des cas , des génitifs
, des ablatifs , etc. qui n'y sont pas , et qu'on a reconnu
depuis n'y pas être. C'est parler aujourd'hui un
langage suranné et tout à fait impropre, que le commun
même des grammairiens ne parle plus, que d'appeler
ablatif absolu , un tour quelconque de la langue française.
Mais , ce qu'il y a de pis , c'est que quand même il y
aurait des ablatifs dans la langue , il n'y aurait point ici
d'ablatifabsolu dans la phrase. Il y a bien un latinisme ,
mais ce n'est point celui- là. Pour le prouver , il suffira
de réunir quelques autres exemples où Laharpe a cru
voir ces sortes d'ablatifs ; car il est revenu souvent à
cette fausse interprétation dont il paraît s'être su beaucoup
de gré ; on verra clairement son erreur , ce qui l'y
a fait tomber , et ce qu'il convient de mettre à la place.
Captive, toujours triste , importune à moi-même ,
Pouvez-vous souhaiter qu'Adromaque vous aime ?
<< Cette construction n'est point en elle-même inexacte
(2) , à moins que l'ablatifabsolu et l'ellipse ne
soient interdits à notre langue , et heureusement elle
comporte l'un et l'autre... Nous devons principalement
àRacine l'usage de cette espèce d'ablatifabsolu accom-
(2) L'ancien commentateur avait dit qu'elle n'était pas fort exacte
aux yeux des grammairiens , mais qu'elle avait de la grâce aux yeux
despoëtes.
ΜΑΙ 1808. 415
pagné de l'ellipse et si favorable à la rapidité et à la facilité
des constructions , etc. »
Muet à mes soupirs , tranquille à mes alarmes ,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
ANDROMAQUE .
« Nous ne remarquerons plus ces sortes d'ablatifs absolus
que Racine a comme naturalisés dans notre langue,
et sur-tout dans notre poësie , et qui donnent à l'une et à
l'autre une vivacité et une précision que nos constructions
méthodiques semblaient leur refuser . Muet , tranquille
, semblait-il qu'il eût , etc. , au lieu de lui étant
muet , tranquille , etc.
Et toujours plus farouche ,
Vingt fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Ibid.
<<J'entends parfaitement qu'elle , étant toujours plus
farouche, vingtfois le nom d'Hector , etc. >>>
Laharpe a cherché le premier à expliquer cette
tournure hardie et extraordinaire dont Racine a enrichi
notre langue ; il a bien vu que c'était un latinisme
, mais il l'a mal expliqué par l'ablatif absolu.
Premiérement , comme nous l'avons dit, il n'y a point
en français d'ablatifs ni d'autres cas ; secondement ,
si l'on traduisait en bon latin toutes ces phrases de
Racine , l'ablatif absolu n'y serait pas employé. L'adjectif
qui se présente d'abord , par une inversion trèscommune
dans les langues grecqueet latine , suivrait le
cas du substantif ou du pronom qui vient ensuite. Ce serait
dans le premier exemple : Et mihi cernenti undequaque
sparsum nominis ejus terrorem, India visa est, etc.;
ainsi des autres. A la place de ces adjectifs ainsi d'accord
avec les substantifs , substituez des ablatifs absolus
, vous ferez des phrases d'une latinité au moins douteuse,
qui ne peuvent avoir servide modèle à un écrivain
si élégant et si pur.
Ceque Racine a emprunté du latin dans ces vers et dans
plusieurs autres , est une inversion d'autant plus hardie ,
que les noms français étant privés des terminaisons , ou
cas des noms latins , le rapport de l'adjectif au substantif
est plus difficile à saisir , quand ils ne se suivent pas
dans l'ordre que nous appelons naturel. Cela exige des
414 MERCURE DE FRANCE ,
précautions que Laharpe explique fort bien dans un ou
deux des exemples cités ; mais il s'est trompé , comnie
on le voit, en spécifiant mal le latinisme employé par
Racine, et en rapportant à l'ablatifabsolu , ce qui doit
être expliqué par l'inversion. Dans ces quatre phrases
françaises , comme dans les phrases latines correspondantes
, cette inversion peut et doit être réduite à la
construction directe. 1. Et l'Inde sembla ouvrir un
champ digne de moi , à moi voyant , etc. 2. Pouvezvous
souhaiter qu' Andromaque , captive , toujours triste ,
importune à moi-méme , vous aime ? Amoi-méme , au
lieu d'à elle-même, offre ici une singularité et une nouveauté
de plus; tout cela passe dans l'ordre inverse , et
ne pourrait subsister dans l'ordre direct. 3. Semblait- il
seulement que lui , muet à mes soupirs , etc. , eût part à
mes larmes ? 4. Et vingtfois le nom d'Hector est sorti
de la bouche d'elle toujours plus farouche .
Cette discussion grammaticale est longue et n'est pas
amusante , je le sens bien ; mais elle n'est peut-être pas
sans utilité. Ce commentaire de Laharpe sur Racine ,
pouvant être regardé comme classique , si l'on adoptait
sa fausse théorie des ablatifs absolus , les cas , bannis
depnis long-tems de la grammaire française ,y rentreraient
peut-être par l'ablatif.
Le commentateur donne souvent de honnes décisions
sur la langue qu'il savait très-bien; quelquefois aussi ,
-soit par trop de précipitation ou de légéreté , soit parce
qu'il n'avait pas assez étudié la philosophie du langage ,
s'il décide bien, il motive mal, comme dans cette note de la
préface sur Bérénice : <<< On dit bien c'est un des hommes
qui a le plus d'esprit , parce que les hommes sont pris
ici en général. On ne peut pas dire : c'est un de ceux qui
a le plus d'esprit. Ce solécisme grossier est de nosjours. »
Il est vrai que c'est un solécisme grossier ; il l'est malheureusement
que cette faute est très-commune aujourd'hui
; mais la raison de cette faute n'est pas que dans la
bonne manière de parler , hommes soit pris dans le sens
général , car on dirait également bien, c'est un des
hommes de France qui a le plus d'esprit , quoique
hommes soit dit ici particulièrement des hommes de
France , et même c'est un des hommes de Paris , c'est un
des hommes de telle société qui a le plus d'esprit.
ΜΑΙ 1808 . 415
C'est un des hommes qui a le plus d'esprit est un pur
gallicisme ; on le change en solécisme en disant : c'est
un de ceux qui a le plus d'esprit ; pourquoi? Personne
que je sache n'en a encore dit la raison. C'est que dans
le premier cas , hommes a une signification complète ,
et qu'après avoir rempli, comme on le doit , l'ellipse
qui est dans la phrase, on retrouve ce mot avec toute
sa signification , ce qui satisfait l'esprit. On remplit
donc ainsi cette ellipse : C'est un homme qui a le plus
d'esprit des hommes en général , ou des hommes de
France , ou des hommes de Paris , etc. Mais dans le second
cas , le mot ceux a besoin d'un complément , ceux
qui font ou qui sont ceci ou cela . Ce qui relatif dont il a
besoin pour se compléter , vous le lui prenez pour faire
votre mauvaise phrase ; il reste isolé et dépourvu de
toute signification; et la preuve que telle est la cause de
cette faute , c'est que si vous lui restituez çe qui dont il
ne peut se passer , vous pourrez alors vous servir de
l'autre à votre gré. Vous ne ferez pas une phrase bien
écrite , mais vous ne ferez plus de solécisme , en disant :
un de ceux qui ont écrit sur cette matière , qui l'a fait
avec le plus de talent , etc.
Quoique le critique ait en général pris la défense des
expressions poëtiquement hardies de Racine contre les
chicanes des grammairiens , ou plutôt des puristes , il a
encore quelquefois passé trop légèrement condamnation
; quelquefois même il a repris le premier , des vers
que l'on pourrait défendre contre lui , tels que
Ses yeux s'opposeront entre son père et vous ,
dans Andromaque ;
Mon coeur , etc. ,
Peut brûler à son gré dans des flammes obscures ,
dans Bérénice , et quelques autres ; mais je craindrais
de trop multiplier ces petites controverses , qui demandent
toujours d'assez longues explications. Il vaut
mieux finir , en prouvant par quelques citations que
l'un de nos écrivains le plus vanté pour la pureté
de son style , et qui s'est montré le plus difficile sur le
style des autres , a fait lui-même quelquefois des fautes
capitales , non-seulement de style , mais de langue . J'ob
416 MERCURE DE FRANCE ,
servemême qu'il n'a paru depuis long-tems aucunde
ses écrits , où je n'en aie relevé de pareilles ; mais elles
sont plus choquantes dans un ouvrage de la nature de
celui-ci.
Les unes sont en quelque sorte cachées dans de
mauvaises constructions, et l'on peut ne les pas saisir
d'abord. Par exemple , on trouve dans une note sur
Alexandre , cette phrase louche et irrégulière : « Ilya
un autre genre de mérite non moins admirable dans le
dialogue concis , c'est celai où les interlocuteurs , dans
une situation violente , font entendre d'autant plus qu'ils
expriment moins , etc. >> A quoi se rapportent ces mots
c'est celui où ? Est-ce au mérite , ou au dialogue ? Ce ne
peut être ni à l'un , ni à l'autre , et ce n'est par conséquent
à rien. C'est au genre de mérite qu'il devrait se
rapporter ; et il suffirait, pour cela , de dire tout simplement
: C'est lorsque les interlocuteurs , etc.
Les autres fautes se montrent à découvert; ce sont des
locutions vicieuses , nées dans ces derniers tems , et qui
font partie de ce langage corrompu contre lequel Laharpe
s'est mis quelquefois dans de si grandes colères ;
comme de maniere à ce que , remplir un but.
Le « spectateur doit êttrree in instruit de tout successivement
, de manière à ce qu'il ne puisse jamais ignorer ce
qu'il doit savoir.>> Tome Ier , page 42 .
<<<Le spectateur est censé dire au personnage : Agissez
et parlez de maniere à ce que je voie clairement ce que
vous êtes. >> Tome II, page 306 .
<<<Des critiques qui n'allaient à rien moins , si elles
avaient eu quelque fondement , qu'à faire crouler ceux
de la pièce , de manière à ce qu'il n'en restât rien. >>>
Tome V , page 100 .
<<Il n'y a point de fait historique dont le but moral
soit mieux rempli. » Ibid. , page 5, ( préface d'Esther.)
Que conclure de cela? Rien autre chose, sinon qu'il
est infiniment difficile d'écrire avec une élégance et
même avec une régularité continue; que les écrivains
les plus soignés doivent redoubler de soin dans des tems
où le langage se corrompt de toutes parts autour d'eux ;
qu'enfin il nous en doit rester bien peu que l'on puisse
regarder comme des autorités irréfragables en fait de
langage ,
ΜΑΙ 1808 . 417
DEFT
langage , puisque l'un de nos académiciens qui mit le 5.
plus d'importance à conserver le dépôt de la langue, et
qui passe avec raison pour l'avoir le plus scrupuleusement
gardé , a cependant laissé échapper de pareilles
fautes dans un tel ouvrage.
Et quelle conclusion générale tirer de toutes ces observations
? Ce commentaire est-il tout ce que doit être un
commentaire sur Racine ? Je ne le crois pas. Tient-il tout
ce qu'on avait lieu d'attendre et tout ce que promet le
nom du commentateur? Je ne le crois pas non plus.
Mais s'il y manque quelquefois des recherches approfondies
sur l'art dramatique , et des observations analytiques
des beautés du style , on a vu cependant que sous
ces deux rapports , il y a beaucoup à profiter dans cette
lecture. Si l'on doit en quelques endroits suivre avec
précaution le commentateur, on peut , dans la plus
grande partie , se fier à un guide qui avait si bien fait
ses preuves avant de se charger de nous conduire. J'ai
rappelé, en commençant cet extrait , tous les titres qui
l'appelaient en quelque sorte à cet emploi. On peut
trouver quelque chose à redire dans la manière dont il
l'a rempli ; mais en général , son commentaire est l'ouvrage
d'un critique exercé , d'un écrivain fidèle aux
meilleurs principes de la littérature et du goût , qui
écrit toujours avec clarté, avec ce qu'on pourrait appeler
le sentiment de l'élégance française ; qui avait fait
de l'art de la tragédie l'une de ses principales études ;
qui l'avait sur - tout étudié dans Racine , et qui , dans
deux ouvrages remarquables , 'n'avait pas profité sans
gloire de cette étude. En un mot, son commentaire peut
contenir des choses qu'on n'y voudrait pas voir ; il y en
peut manquer d'autres qu'on y désirerait ; mais ce qui
est bon est excellent, et en forme une grande partie.
Qui oserait promettre davantage, et jusqu'à présent
qu'a-t-on de mieux ?
Il ne forme pas le seul avantage qu'ait cette édition
des oeuvres de Racine sur toutes celles qui avaient paru
jusqu'ici. Elle est véritablement complète, et de plus ,
exécutée avec un grand soin pour la correction du
texte , et pour l'ordre et la division des matières. La
plupart des pièces qu'elle contient avaient été tronquées
Da
4.8 MERCURE DE FRANCE ,
et défigurées dans l'édition de 1768. Elles ont été restituées
d'après les originaux. Plusieurs morceaux et plusieurs
lettres paraissent pour la première fois. Rien
n'est indifférent de ce qui , à diverses époques et sous
différentes formes , est sorti de la plume d'on tel écrivain .
Presque tous les morceaux sont accompagnés de notes
historiques et d'éclaircissemens utiles pour leurparfaite
intelligence , et qui prouvent que l'éditeur n'a rien négligé
pour la satisfaction des lecteurs.
Les Poësies diverses , la traduction du Banquet de
Platon, et quelques autres morceaux de prose moins
importans remplissent la findu cinquième volume . On
frouve dans le sixième , les deux fameuses lettres à
Pauteur des Imaginaires , avec les réponses qui furent
faites à la première , et auxquelles Racine répliqua par
la seconde; mais celle-ci ne fut point publiée de son
vivant : Despréaux , son ami , et l'ami de MM. de Port-
Royal, l'empêcha de la mettre au jour. On les a comparées
toutes deux aux Provinciales. L'autear y eut entiérement
et très- spirituellement raison. Il n'eut qu'un
tort , celui d'attaquer dans ces lettres , pour le petit
intérêt des romans et du théâtre , des hommes trop
sévères sans doute, mais respectables , et auxquels il
avait des obligations. Il s'en repentit toute sa vie.
Ces lettres sont suivies du Précis historique des Campagnes
de Louis XIV, de 1672 à 1678 , pièce attribuée
d'abord à Pélisson , mais composée en commun par
Racine et Boileau , historiographes en titre du Roi, et
rédigée en entier par Racine. Ce précis , écrit , comme on
peut le penser , dans le style du panégyrique plus que
dans celui de l'histoire , avait été imprimé à part , tantot
sous le nom de Pélisson, et tantôt (3) sous ceux de
Racine et de Boileau. Il paraît pour la première fois ,
dans les oeuvres de l'auteur à qui il appartient.
Après la Relation du siège de Namur, le morceau
connu sous le titre de Fragmens historiques , reparaît
tel qu'il fut d'abord publié par Louis Racine, et qu'il se
retrouve dans l'édition de Luneau de Boisjermain. Mais
ces fragmens , écrits par l'auteur sur autant de feuilles
(5) En 1734.
1
ΜΑΙ 1808 . 4:9
détachées , avaient été imprimés confusément et sans
aucun ordre de dates ni de matières ; ils sont placés ici
selon ces deux ordres , qui en rendent la lecture plus
agréable. Plusieurs de ces fragmens renferment des
anecdotes assez piquantes sur des personnages qui appartiennent
à l'histoire . et qui figuraient alors sur le
grand théâtre des événemens pubiics , à commencer par
Louis XIV , ses ministres, ses généraux, les princes
étrangers , les papes , les cardinaux , les nonces , etc. Ils
sont écrits en style de mémoires , et avec la liberté qui
appartient à ce genre. Quelques traits , tels que ceux sur
les deux papes Alexandre VIII et Innocent XII, et un
mot du nonce Roberti , feraient crier au scandale , s'ils
échappaient à quelque malheureux philosophe; un écrivain
aussi religieux que Racine a seul la permission de les
raconter(4) .
L'Abrégé de l'Histoire de Port-Royal remplit le
reste du volume. Ce morceau d'histoire a été regardé
comme un modèle ; et il l'est en effet du genre historique
appliqué à ces sortes d'objets. Lors même que
l'on porte peu d'intérêt à plusieurs choses qui y sont
rapportées fort en détail , on en éprouve toujours à
voir une société aussi recomınandable à beaucoup d'égards
éprouver une persécution aussi injuste. Le style
d'ailleurs en est d'une pureté , et à quelques longueurs
près , d'une élégance exquise ; il faudrait qu'une histoire
méritât de bien des façons de tomber dans l'oubli ,
pour que le nom de Port-Royal et le style de Racinė
ne l'en tirassent pas .
Les lettres deRacine occupent presque toutle septième
et dernier volume. Elles ne sont précédées que de deux
Discours académiques et de quelques autres pièces de
peu de conséquence. L'un des deux Discours jouit d'une
juste célébrité. L'éloge de Corneille fait par Racine , et
d'une manière digne de l'un et de l'autre , est une cir
constance unique qui distinguera toujours ce Discours
de tous ceux qui remplissent lés recueils de l'Académie.
On chercherait en vain ici , comme dans toutes les autres
éditions de Racine , son Discours de réception. Il n'en
(4) Voy. T. VI , p. 233 et suiv .
1
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
est restéqu'une anecdote très-remarquable et qui pourrait
inspirer plus d'une réflexion sur l'usage académique
d'en prononcer de pareils. Louis Racine nous apprend
que le remercîment de son père fut fort simple et fort
court ; <il le prononça d'une voix si basse que M. Colbert
qui était venu pour l'entendre et que ses voisins
mêmes en entendirent à peine, quelques mots. Il n'a
jamais paru dans les recueils de l'Académie et ne s'est
point trouvé dans ses papiers après sa mort. >>>
Les lettres de Racine à ses amis pendant sa jeunesse ,
à La Fontaine , à son fils , et la correspondance amicale
entre lui et Boileau , contiennent sans doute bien des
choses qui peuvent paraître de peu d'intérêt aujourd'hui
; mais il y en a toujours un attaché à ce qui nous
révèle le caractère des écrivains célèbres ; et il est même
impossible de n'en pas éprouver un très-vif en reconnaissant
à chaque page qu'un si grand et si beau génie
fut un homme sensible et vertueux , un bon mari, un
père aussi rempli de sollicitude que de tendresse pour
ses enfans , et un excellent ami.
Son Testament , qui termine ce recueil , est tiré pour
la première fois de la Bibliothèque impériale où l'original
est déposé. Il est simple et sans aucun faste , ne
contient que quatre legs assez modiques , proportionnés
sans doute à sa fortune , et n'atteste que la bienfaisance
et la sincère piété du testateur.
à
J'ai déjà parlé du soin très-remarquable avec lequel
cette édition a été dirigée et exécutée. Le Libraire prévient
, dans un Avis , qu'il ne lui a pas été permis ,
'à son très-grand regret , de nommer l'homme aussi
désintéressé qu'éclairé qui s'est chargé gratuitement
de cette direction ; mais ce secret n'est pas tel que les
amis des lettres ne puissent le pénétrer et vouer pour
leur propre re compte ce modeste éditeur les remercîmens
qui lui sont dus. Outre la surveillance générale
de l'édition , il a fourni un assez grand nombre
de notes et d'additions anecdotiques qui jettent un plus
grand jour sur les pièces de Racine , sur l'époque et
les principales circonstances de leur représentation, etc.
On ytrouve peut-être quelques anecdotes qu'il n'aurait
pas fallu rapporter sans des correctifs nécessaires. Telle
ΜΑΙ 1808. 421
est sur-tout celle de ce prétendu secret de l'art de faire
des vers , qui consisterait à faire le second vers avant
le premier, « l'un des plus grands secrets , dit un commentateur
de Boileau , pour donner aux vers du sens
et de la force , et que ce commentateur prétend être
celui que Boileau apprit àRacine. » Ce sont-là des balivernes
qui ne peuvent que faire pitié à tout homme
qui se connaît un peu en vers , et dont l'absurdité saute
aux yeux. Elles ne devraient pas être répétées par un
homme d'autant de goût et de bon sens que l'Editeur.
1
On pourrait peut-être aussi lui reprocher , non pas
d'avoir mis Racine trop au-dessus de Voltaire , car qui
peut se flatter d'avoir au juste la mesure de l'un et de
Pautre de ces deux grands poëtes tragiques ? Mais
d'avoir trop déprécié Voltaire dans quelques jugemens
absolus qu'il en porte. La mémoire de ce grand homme ,
encore récente, est par cela même, encore livrée aux
fluctuations ,et balottée , pour ainsi dire , par les préventions
et les passions contemporaines. Mais l'effet
constant et soutenu de ses pièces au théâtre , malgré
tout ce qu'on fait pour en dégoûter le public , doit annoncer
quel sera sur leur compte , le jugement de la
postérité; et il vaut mieux se trouver dès à présent
d'accord avec elle , qu'avec des écrivains qui , probablement,
ne lui parviendront pas.
GINGUENÉ,
:
MÉMOIRES de la vie galante , politique et littéraire de
l'abbé AUNILLON DELAUNAY DỰ GUÉ , ambassadeur
dé LOUIS XV près le Prince- Électeur de Cologne.
Deux vol . in-8° de 500 pages chacun. A Paris , chez
Léopold Collin , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 4 .
- La vie galante d'un abbé ! Ce titre a déjà quelque
chose d'extraordinaire et de mal-sonnant. Mais les faits
et gestes contenus dans le livre ne permettaient-ils pas
d'éviter le rapprochement de deux mots qui devraient
naturellement se fuir ? Oh ! non , assurément. Peut- on
422 MERCURE DE FRANCE ,
du moins donner quelque idée de ce livre ? Oui , et je
vais l'essayer.
M. le président Aunillon a deux fils et est bon père ; il
songe de bonne heure à leur fortune , à leur état. En
pareil cas, ce me semble , on doit étudier le caractère ,
observer les penchans , les goûts, les dispositions de ses
enfans ; et quand on est à peu près sûr d'avoir deviné
la carrière vers laquelle les porte la nature , leur en
faciliter l'entrée , les y guider et leur fournir tous les
moyens de la remplir d'une manière honorable. Voilà
mon opinion , et c'etait aauussssii, vraisemblablement, celle
de quelques pères de famille contemporains de M. le
president Aunillon; mais ce n'était pas la sienne. Noble ,
infallait qu'il soufint sa noblesse , et s'il n'avait que
cinquante mille livres de rente , on sent bien que ce revenu
partagé entre deux enfans ne donnait que vingtcinq
mille livres de rente à chacun ; or , qu'etait-ce que
cela pour un héritier des noms et armes d'Aunillon ?
Bref, ilfallait que des deux enfans l'un eut tout et l'autre
rien. Ainsi pensait M. le président; et il n'était pas le
seul des hommes de son étoffeetde sa rroobe, qui , de son
tems , pensat ainsi. Mais coinment s'y prenait-on pour
avantager un enfant aux depens d'un autre? Kien de
plus simple. On donnait à celui qui , par sa constitution
physique , paraissait le plus en état de perpétuer là race ,
toute la fortune patrimoniale, et celui qui était rachitique
on contrefait, était renvoyé à se pourvoir pardevant
l'église , ou , en termes plus clairs , prenait le
petit collet, et en le prenant, entrait en possession d'une
chapelle , d'un prieuré ou d'une abbaye ; c'est ainsi que
leplus ordinairement se passaient les choses. Mais revenons
à l'abbé d'Aunillon et à son père.
M. le président , tout rempli des sages et prévoyans
principes qui devaient le diriger dans sa conduite envers
ses deux fils , les avise unjour. Il croit s'apercevoir que
l'aîné pourrait difficilement résister aux grandes fatigues
, et assurer sa postérité; en dépit du droit d'aîmesse,
il le destine à la douce tranquillité de l'état ecclésiastique.
« Mais l'enfant montre peut-être quelque
inclination pour cet état? » Point du tout; et quoiqu'il
ΜΑΙ 1808. 423
n'ait encore que six ans , il l'a en aversion. N'importe ,
on le tonsure , il grandit, n'en aime pas davantage le
petit collet; mais en revanche, sent naitre en lui le
goût leplus ardent pour le plaisir. Je ferai grâce, comme
de raison, au lecteur, du détail très-circonstancié que
M. l'abbé Aunillon donne de ses bonnes fortunes. Elles
forment les deux tiers de ses Mémoires. Maison bourgeoise,
château , couvent , auberge , ville et village, sont
tour à tour le theatre de ses conquêtes. Pas une femme ,
de quelque rang , état on condition qu'elle soit , ne lui
résiste. Il paraît , il voit, il triomphe; c'est un petit
César. Enfin , jusqu'à soixante aus , il prouve, quoiqu'il
soit entré dans les ordres à la suite d'un chagrin amoureux
, quoiqu'il ait été successivement grand-vicaire de
deux évêques ; il prouve, dis-je , que M, son père l'a
fort mal jugé. Et ce qu'il y a d'extraordinaire , c'est que
tandis que M, l'abbé mène une vie si peu exemplaire ,
si peu convenable à son état , son frère est , lai , un modèle
de sagesse et de piété.
J'ai suffisamment indiqué le contenu édifiant dés
Mémoires de M. l'abbé Aunillon. Je ne parlerai maintenant
du style que pour dire qu'il est presque toujours
néglige, parfois trivial , et souvent incorrect , Par
exemple , M. l'abbé dit quelque part que son domestique
s'en était donné d'unefaçon à dîner, et était alle s'achever
dans un cabaret. Un homme de bonne compagnie
ne s'exprime pas ainsi. Ailleurs , il parle de désordres
auxquels on n'avait pas seulement songé d'apporter
remède : cela n'est pas français. Ici , il parle de l'apparte
ment d'une dame qui étaitjoignant le sien; et lå , d'une
femme qui était revenue de la bagatelle : certes, écrire
ainsi , ce n'est pas bien écrire. Mais puisque ces Mémoires
sont scandaleux quant au fond, et fort peu aftrayans
quant au style, pourquoi les avoir mis aujour ?
Je ne suis fait cette question, et instruit par l'expérience,
je me suis dit : C'est que la licence a cela de commun
avec la malignité, qu'elle est toujours sure d'avoir des
partisans et des lecteurs. Cela ne fait pas l'éloge de l'espèce
humaine, mais il en est ainsi depuis long-tems ,
et si le monde doit changer, ce n'est pas de cette année
424 MERCURE DE FRANCE ,
que datera sa métamorphose. Oui, je le parie, lesMémoires
de M. l'abbé Aunillon , tout scandaleux , tout défectueux
qu'ils sont , auront plus de vogue que n'en auraient
eu ses sermons. Comment ! il composait des sermons
, s'écrie-t- on peut-être ? Sans doute; et de plus ,
des comédies , des opéra , des madrigaux , des chansons.
Oh ! c'était un homme rare , un homme charmant. Que
dis-je? A la suite de ses Mémoires , on trouve des pen-
'sées et réflexions morales , et ce qui m'a étonné doublement
, c'est qu'elles sont très-morales en effet , et que
dans la plupart, la justesse de l'esprit s'allie à la pureté
de l'expression. En voici quelques-unes :
<<<Le jugement qu'on doit faire de nous sur telle ou
telle démarche , sur nos ouvrages , sur notre conduite,
nous arrête souvent et quelquefois fort à propos ;
mais si nous examinions bien scrupuleusement avec
combien peu d'équité nous jugeons les autres , nous serions
bien rassurés , ou du moins bien peu inquiets des
jugemens que peut porter de nous , l'aveugle et injuste
multitude. >>
<<Bannir les passions de la société , c'est l'anéantir ellemême.
S'il en était des passions ainsi que d'un simple
sentiment, comme on ne revient d'un sentiment vicieux
qu'en passant à celui qui lui est opposé, on ne guérirait
d'une passion qu'en se livrant à celle qui lui serait contraire.
Il est vrai de dire qu'un sentiment est un commencement
de passion, et qu'une passion n'est autre
chose qu'un sentiment qui a jeté de profondes racines
dans votre ame. C'est ce qui a donné naissance à cet
axiome aussi physique que moral : Principus obsta ,
serò medicina paratur : Veillez sur les passions naissantes
, sans quoi le remède arrivera trop tard. Cependant
la nature semble encore avoir prévu cet inconvénient.
Il y a bien peu de passions qui ne naissent d'un
sentiment louable en lui-même. L'avarice a pris sa
source dans l'économie ; la prodigalité dans la bienfaisance;
et celle-ci comme toutes les autres , dans notre
amour-propre . Eclairez celui-ci sur ses véritables inté
rêts , coupez quelques racines à ces passions qui déshonorent
l'humanité, et vous en ferez des vertus ,>»
ΜΑΙ 1808. 425
«<<L'idée de la mort ne doit épouvanter quelorsqu'elle
est la peine du crime. L'homme courageux s'y expose
de sang-froid, le téméraire la brave , l'insensé se la
donne , le philosophe pourrait-il la craindre ?>>
Tout cela est assez raisonnable. Pourquoi donc , si
l'on voulait tirer M. l'abbé Aunillon de l'obscurité où il
était doucement enseveli , ne s'est-on pas contenté de
ne publier de lui que des ouvrages qui pouvaient honorer
samémoire? Ah ! c'est qu'il n'en a pas laissé un assez
grand nombre pour faire deux gros volumes in-8° tels
que ceux qui viennent de paraître , et que les manuscrits
s'achètent le plus souvent au poids ; c'est encore ,
indépendamment de ce que j'ai déjà dit là-dessus , qu'on
ne pouvait guère se flatter de bien vendre les écrits
décens d'un abbé , au lieu que l'on pouvait espérer qu'en
publiant les Mémoires de sa vie galante, le feu y serait.
VIGÉE.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation
des deux Francs-Maçons .
C'est une véritable bonne fortune pour les journalistes
qu'un pareil ouvrage; car telle critique qu'ils se donnent
la peine d'en faire personne à coup sûr ne prendra contr'eux
le partide l'auteur. Si les deux Francs-Maçons eussent
été représentés sur un des théâtres du Boulevard , on
ne les aurait certainement pas distingués dans la foule des
pièces qui font les délices des amateurs du mélodrame . Mais
comment se fait- il qu'ils aient été reçus au théâtre de l'Impératrice
, qui avait mérité le nom de second théâtre français
, lorsqu'il nous offrait les comédies de MM. Colli'n ,
Picard, Duvalet Andrieux ? Nous n'en donnerons aucune
analyse. Il est des ouvrages qui , sans être entiérement
bons , décélent au moins assez de dispositions pour mériter
une discussion détaillée ; mais de quelles expressions se
servir pour parler d'une production que l'on n'eût pas osé
hasarder sur les derniers tréteaux germaniques !
Je ne puis croire, ainsi qu'on affectait de le publier dans
426 MERCURE DE FRANCE ,
la salle , que la non-chûte des deux Francs-Maçons ait été
Pouvrage d'une corporation' respectable; les éloges que
P'auteur y a donnés à la maçonneric the peuvent guères flatter
eette Société.
t
aBien n'est si dangereux qu'un ignorant ami
➤Mieux vaudrait un sage ennemi. »
-On a donné mardi dernier, deux pièces de theatre, l'une
ao grand opera , sous le titre d'Aristippe , l'autre à Popéra
comtique , sous elui d'un Jour à Paris. Elles ont toutes deux
pleinement réussi. Nous en rendrons- compte dans le prochain
numéro . Les auteurs d'Aristippe sont pour la musique
, M. Kreutzer , célebre comme violen et comame compositeur,
et pour les paroles M. Giraud qui debute dans
Lart dramatique d'une maniere fort distinguée. Ceux d'un
Jour à Paris sont pour la musique M. Nicolo , etpour les
parolesM. Etienne , l'un et l'autre accoutumes à de brillans
succès .
٠٥٠٠
NOUVELLES POLITIQUES .
AAY
( EXTÉRIEUR . )
9de
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE. — Philadelphie , 12 Mars. -
Il a été adopté , le ce mois , dans les deux chambres du
congrès , une nouvelle resolution relative à l'embargo précédemment
ordonné sur tous les vaisseaux et bâtimens dans
les ports et havres des Etats- Unis. Cet acre additionnel contient
, entr'autres dispositions , celles qui suivent :
«Il est ordonné par le sénat et la chambre des représentans
desEtats-Unis d'Amérique assemblés en congrès, que pondant
Ja durée de l'acte qui porte pour titre : Acte qui met un embargo
sur tous les vaisseaux et bâtimen's dans les ports et
havres des Etats- Unis , aucun vaisseau , batiment ou bateau,
de quel genre que ce soit, appartenant à des citoyens des
Etats-Unis, et n'étant pas enregistré','hi muni de licence ou
de lettre de mer , ne puisse obtenir la permission de partir
d'un port quelconque des Etats- Unis , ni recevoir ses expediditions
; qu'il ne sera non plus permis à aucun vaisseau étranger
de partir d'un port quelconque des Etats-Unis avec un
chargement destiné pour un autre port des Etats- Unis, et
ΜΑΙ 1808. : 427
qu'il ne lui sera pas donné des expéditions àcet effet , jusqu'à
ce que le propriétaire , le consignataire on les facteurs d'un
pareil vaisseau americain ou étranger auraient , conjointement
avec le capitaine, donné obligation aux Etats-Unis ,
avec une ou plusieurs personnes pour surete ,, pour une
somme double de la valeur du vaisseau et du chargement,
si le vaisseau appartient à des citoyent des Etats-Unis, et
pour une somme quadruple de la valeur du vaisseau et de
son chargement , si la vaiss, au est étranger, pour que le vaisseau
ne se rende à aucun lieu ou port étranger , et que le
chargementsoit remis à terre dans quelqu'un des ports des
Etats-Unis , que néanmoins, dans le cas d'un hatiment amé
ricain dont l'emploi a été constansinent limités à dos nivières,
baies, détroits et lacs en dedans de la juridiction des Etatse
Unis, il sera permis et il suffira de donar obligation pour
une somme égale, à 200 dollars par toun au avee condition
quuee le batimentne sera pas employé àun commerce étrans
ger pendant le toms stipulé par les conditions de l'ob'igations
Il est ordonné que les signataires de Pobligation. civ
dessus prescrite seront tenus, dans l'espace de quatre mois
après la date de l'obligation , de produire devant le receveur
du port où le vaisseau a reçu ses expéditions , un certificat
constatant leur déchargement , et délivré par le receveur du
port des Etats-Unis où le déchargement a été opéré ; faute de
quoi, Pobrigation sera poursuivie ; et dans chacune de ces
poursuites , sentence será prononcée contre le défendeur ou
les défendeurs , à moins qu'on ne fournit des preuves du déchargement,
de perte en mer, ou dur autre evenement inévitable.
r.
» Il est ordonné qu'il ne sera point permis d'exporter , des
Etats-Unis , de quelque manière que ce soit , des effets , denrées
ou marchandises , produits du sol ou des nianufactures
du pays ou du sol , etdes manufactures d'un pays étranger ;
etdans le cas où de pareils effets , denrées ou marchandises
seraient exportés des Etats-Unis , soit que l'exportation se
fasse par terre ou parmer , alors le vaisseau, bateau , radeau,
chariot , charrette ou autre voiture qui aurait servi à ladite
exportation , sera confisqué , ensemble avec des agrès, chevaux
, mules ou boeufs, et les proprietaires de tels effets , den
rées ou marchandises , et toute autre personne sciemment
intéressée à cette exportation défendue , paierenti chacuni ens
particulier , une amende qui ne pourra pas excéderdasomme
de 10,000dollars pour chaque transgression . Que néanmoins,
rien de ce qui est contenu dans ce paragraphe ne pourra être
428 MERCURE DE FRANCE ,
interprété de manière à empêcher les vaisseaux étrangers de
sortir des ports des Etats-Unis avec les chargemens qui pourraient
se trouver à leurs bords au moment où l'acte qui met
un embargo , etc. , sera parvenu à leur connaissance.
>>>Il est encore ordonné que dans le cas où il serait reconnu
que des citoyens des Etats-Unis ont des propriétés de valeur
dans unport ou endroit quelconque hors de la juridiction
des Etats-Unis , provenant d'effets qui se trouvaient en vérité
hors de ladite juridiction jusqu'au 22 décembre dernier , le
président sera autorisé à accorder à ses concitoyens la permission
d'expédier pour un tel port ou endroit, un vaisseau
sur son lest , afin d'importer ladíte propriété dans les Etats-
Unis , pourvu qu'une obligation , avec garantie suffisante
soit donnée aux Etats-Unis , qu'un tel vaisseau' n'exportera
point, des Etats-Unis, soit des espèces ou des effets , denrées
ou marchandises ; qu'après un tems raisonnable qui lui sera
accordé pour faire ce voyage, il retournera dans les Etats
Unis avec lesdites propriétés , et que pendant le cours du
voyage, il nes'engagera, soit directement, soitindirectement ,
dans aucun commerce , affrètement ou autre emploi ; et
qu'aucuns effets , denrées et marchandises ne seront impor
tés par ledit vaisseau , autres que les propriétés pour les
quelles ledit vaisseau aura obtenu sa permission. >> flefis
TURQUIE. -Belgrade , le 25 Avril,-Il est arrivé ici ,
le23, un courier russe , expédié au Conseiller-d'Etat Rodofinikin
et au Sénat servien , avec la nouvelle que l'armistice
entre les Turcs et les Russes avait été prolongé de deux
mois , et que les Serviens étaient compris dans cet armistice.
Lorsque cette nouvelle est arrivée à Bucharest , l'armée
russé avait entiérement quitté ses quartiers d'hiver , et pris
des positions le long du Danube.
: ANGLETERRE. - Londres , le 27 Avril. On écrit de
Gibraltar , le 5 avril : « Cent hommes avec deux ingénieurs
et un détachement d'artillerie ont été expédiés hier
de ce port pour prendre possession d'une île à l'opposite
du détroit , près de la côte de Barbarie , laquelle île nous
a été cédée par l'empereur de Maroc , et qui nous sera
d'une grande utilité pour réprimer les chaloupes canonnières
et les corsaires de l'ennemi , et pour procurer un
abri à nos bâtimens , et principalement pour les approvisionnemens
que nous tirons de Barbarie .>>>
- On s'attend que l'empereur de Maroc va d'un jour à
l'autre déclarer la guerre à l'Espagne et à la France .
J
ΜΑΙ 1808. 1 429
-Les négocians qui font le commerce avec les Etats-Unis
ont reçu , hier , une communication officielle du résultat de
la mission de M. Rose. Le président des Etats -Unis a refusé
de révoquer la proclamation hostile et inhospitalière contre
les bâtimens anglais , quoiqu'on lui offrit une réparation
convenable pour l'affaire de la Chesapeak et du Léopard ,
et en conséquence , toute négociation a été rompue , sans
qu'on ait pris aucune détermination relativement aux différends
qui existent entre les deux pays .
-On lit dans une gazette de Hambourg , du 9 avril , la
lettre suivante ; la nouvelle qu'elle contient a été apportée
à Vienne par un courier extraordinaire :
Vienne , le 30 Mars .
<<La Porte a permis le passage de troupes françaises pour
se rendre en Perse. Le 6 et le 7 , il y eut un divan nombreux
à ce sujet , où la proposition de l'Empereur des Français
de laisser passer un corps de troupes pour se rendre
enPerse fut discutée,, et consentie par le gouvernement. >>>
Du 3Mai. - Des lettres de Calcutta , du commencement
du mois de décembre 1807 , contiennent les nouvelles suivantes
: « Le nouveau gouverneur-général , lord Minto , est
arrivé dans cette capitale des Indes britanniques. Il a commencé
son administration en faisant quelques changemens
dans le sort des princes de Mysore. Celui d'entr'eux qui
était impliqué dans l'insurrection de Vellore , reste ici en
prison ; quant aux autres , les aînés ont été mis en liberté
et peuvent rester à Calcutta ; les jeunes sont placés sous la
surveillance d'un officier.
>>>Dans le district d'Alygher , un princenommé Dondeah-
Khan s'est révolté. Le major-général Dickins a été envoyé
contre lui à la tête d'un corps considérable ; le 18 novembre ,
ce général tenta deux fois l'assaut contre le fort de Comona;
mais il fut repoussé avec une grande perte. Nous eûmes
neuf officiers et quatre-vingt-dix-sept soldats de tués ; dixhuit
officiers et quatre cents dix-huit soldats blessés. Dans
la nuit du 18 au 19 novembre , Dondeah-Khan abandonna
le fort Comona , et se retira dans une autre place forte ,
où nos troupes l'ont suivi.
>>Sir Georges Barlow se rend comme gouverneur à
Madras.
>> Il est arrivé devant les bouchesduGange une frégate
459- MERCURE DE FRANCE ,
française et un corsaire commandé par le capitaine Surcouf-
Ils ont pris quatorze bâtimens de Galcutta. »
Dú 7 Mai.- L'expédition est actuellement à Yarmouth ,
qui est le rendez-vous général. Il est probable qu'elle a
actuellement fait voile pour sa destination. On dit qu'il ne
sera fait , quant à présent , aucune tentative contre Flessingue.
L'expédition doit , à ce qu'on prétend , toucher en
Norwège , et se rendre ensuite à Gottembourg.
DANEMARCK. - Copenhague, le 7 Mai.-Malgré le
grand nombre de vaisseaux anglais qui croisent entre les
grandes et les petites îles du Danemarck, nous n'avons cependant
pas perdu encore un seul bateau de poste. La navigation
des côtes entre Copenhague et Elseneur n'a également
point été troublée.
Trois bataillons et deux escadrons de nos troupes sont encore
arrivés en Séelande , à la vue de l'ennemi.
On va lever , pour la défense du pays , quatre corps de
chasseurs exercés dans les provinces de Séelande , de Laland,
de Fionie et du Jutland. Ces corps seront formés par les chasseurs
et arquebusiers des biens nobles, et complétés par des
hommes emolés .
Depuis un rapport du commandant de laNorwège méridionałe,
date du quartier-général de Biaquier , le22 avril ,
il résuite que les 13, 14 et 15 avril, plusieurs corps suédois
pénétrèrent en Norwege par quatre ou cinq endroits ; mais
nos troupes parvinrent à repousser l'ennemi sur tous les
points , et le 19 avril , la colonne, commandée par le prince
en personne , tomba sur l'ennemi entre Hemnaes et Hoelands-
Priesterhoff, et le força de nouveau à se retirer en
désordre. L'ennemi , s'étant rallié , revint à la charge , mais
sans succès; ct après une affaire très-sanglante , il ne lui
resta que l'alternative ou de prendre la fuite ou de mettre
bas les armes. Il a perdu en morts restés sur le champ de
bataille , les lieutenans Scheffinan et baron Sparre , et 42
hommes. On a fait prisonniers plusieurs officiers de marque.
Du 8 Mai. - Les Russes ont pris les îles suédoises de
Gothland et d'Oéland , dans la Mer Baltique. Ces deux îles
sont d'une étendue considerable , et dominent par leur position
le milieu de la Mer Baltique.
ALLEMAGNE . - Vienne, 28 Avril. La Gazette de la
Cour contient aujourd'hui , sur la Turquie , l'article suivant :
«Les deux ministres de la Sublime-Porte , destitués derΜΑΙ
1808. 451
mièrement , le reiss-effendi Seid-Haleth , effendi , et le caï,
macan Tagyar-Mustapha, pacha ont été exiles le 19 mars ;
le premier aKutuhaja, le second à Demotica .
La tranquillité publique a été légeremont troublée le
24 mars, à Constantinople, par un tamuile tout à fait insi
gnifiant, qui eut lieu dans la mosquee du sultan Mehemed ,
occasionné par les officiers de la mosquée , et qu'on apaisa
sur-le-champ d'une manière énergique ; quoique l'auteur de
ce trouble se fat réfugié dans un asyle privilégié , il en a été
tiré de force et exécuté avec d'autres complices . »
Francfort , 12 Mai.- On mande de Bavière que lanouvelleorganisation
de ce royaume s'étendra aussi sur les affaires
ecclésiastiques. Il parait décidé qu'il n'y aura qu'un
seni archevêché pour tous les catholiques de la monarchie
bavaroise , et un président supérieur a la tête d'un consis
toire général pour l'administration des affaires ecclésiastiques
des protestans. On assure que la place d'archevêque est
destinée à S. A. le ci-devant électeur de Trèves , qui prendra
le titre de primat du royaume de Baviere. On se flatte , à
Augsbourg, que ce prince continuera à résider dans cette
yille.
(INTÉRIEUR. )
De Louroux ( Indre ), le 19Mai.-Lesprinces d'Espagne ,
qu'on assure étre le prince des Asturies , et le plus jeune des
enfans du roi , ainsi que beaucoup d'autres personnes de distinction,
sont passés ici en poste hier et avant-hier , pour se
rendre au superbe château de Valançay ,appartenant à S.A.
le prince de Bénévent , vice-grand-électeur, et distant de
cette ville de deux postes et demie . T
PARIS. - Le roi et la reine d'Espagne sont arrivés le 23 de
ce mois à Fontainebleau , accompagnés du prince de laPaix
et d'une suite nombreuse. Tout était disposé pour les recevoir.
Leurs Majestés occupent l'appartement où logent ordinairement
le roi et la reine de Hollande , appelé l'appartement
du pape .
-Par décret du 24 janvier 1807 , S. M. l'Empereur et roi
a ordonné que les monnaies d'or et d'argent fabriquées à son
effigie dans le royaume d'Italie avec le titre et le poids prescrit
par le décret du 21 mars 1806, auraient cours pour
leur valeur nominale en France, d'où il suit que les monnaies
dont il s'agit , étant fabriquées selon la même division ,
aumème titre et au mème poids que les monnaies françaises ,
432 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1808.
en exécution de la loi du 7 germinal an XI, elles ont la même
valeur.
Néanmoins il est des personnes qui ne veulent les recevoir
qu'au même taux que les livres tournois. Cette difficulté
résulte d'une fausse interprétation du mot italien lira , qui ,
littéralement traduit , correspond au mot français livre .
Mais cette difficulté n'est nullement fondée puisque la lira
italienne d'argent est , comme le franc, du poids de cinq
grammes au titre de 940 de fin , et qu'elle a par conséquent
Ja même valeur.
En conséquence , la lira d'argent italienne , ses divisions
et ses multiples , frappées à l'effigie de S. M. l'Empereur et
Roi , doivent être reçus dans toutes affaires et transactions ,
soit commerciales , soit pour tous autres paiemens ou versemens
, au même taux que le franc , ses divisions et ses multiples.
ANNONCES .
Annales des Voyages , de l'Histoire et de la Géographie , publiées
par M. Malte-Brun. VII livraison , avec une carte géographique , contenant
: Suite des Remarques sur l'état actuel du Pérou.- Description
des Mines du Pérou.- Voyages dans l'intérieur du Pérou , par les PP.
Sobravicla , Girbal , etc. Statistique du Mont-Gargano , par le D.
Nobile, communiquée par M. Sonnini.- Analyse de l'Histoire des Iles
Orcades de M. Barry , par M. Depping. - Description de l'Ile Danoise
de Helgoland , par le Rédacteur.- Sur quelques nouveaux Voyages en
Grèce. Tableau des Positions Géographiques en Egypte.- Sur les
nouveaux ouvrages relatifs au Royaume de Bavière.-Nouvelles diverses.
Chaque mois , depuis Septembre 1807 , il paraît un Cahier de cet ou
vrage , de 128 ou de 144 pages in-8° , accompagné d'une Estampe ou
d'une Carte Géographique .
Le prix de la Souscription est de 24 fr. pour Paris , pour 12 Cahiers ,
que l'on recevra francs de port , et de 14 fr . pour 6 Cahiers .
Le prix de la Souscription , pour les départemens , est de 30 fr. pour
12 Cahiers , rendus francs de port par la poste, et de 17 fr. pour 6 Cahiers
. En papier vélin le prix et double.
L'argent et la lettre d'avis doivent être adressés , francsde port, à Fr.
Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10, à Paris.
DEP
(N° CCCLIX. )
( SAMEDI 4 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
LE POÈTE ,
ODE qui a remporté un prix aux Jeux Floraux,le 3 Mai 1808 ,
parM. L. DUSILLET( de Dôle ) , membre de l'Académie deBesançon.
QUEL pouvoir a rendu sensible
Ce marbre si long-tems glacé?
Quel attrait , quel charme invincible
Fléchit ce lion courroucé ?
Ne fuyez plus , mortels sauvages ;
C'est trop errer , sur ces rivages ,
Sans frein et sans nobles désirs !
Thèbes vous offre une patrie ,
Ses saintes lois , sa paix chérie
Et ses arts , source des plaisirs .
Ce doux concert qui vous enchante,
Ces sons à l'oreille inconnus ,
C'est la voix auguste et touchante
Des Amphions et des Linus .
Siècles fortunés ! heureux âges ,
Où les graves leçons des sages
Coulaient en vers mélodieux ;
Où , la Grèce entière inspirée ,
Inventait la langue sacrée
Pour converser avec les Dieux !
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
C'est alors que la voix d'Orphée
Charmait les paisibles humains ;
Par lui la discorde étouffée
Vit briser le glaive en ses mains .
Sur l'autel Themis descendue
Vengea l'innocence éperdue
Des transports du crime effréné ;
Et l'hymen , embrassant la terre ,
Vint plier à son jong austère
L'Amour surpris d'être enchaîné.
Mais bientôt du Parnasse antique
Fuyant l'humble tranquillité ,
Au sein d'un monde fantastique ,
S'élance Homère avec fierté :
L'illusion , les doux mensonges ,
Les prestiges brillans , les songes ,
Les jeux , les ris, vont l'entourer ;
Et sous des cieux qu'elle varie
L'imagination fleurie
Le promène sans l'égarer.
Là , tout s'anime pour lui plaire ;
Son coeur , ses yeux , tout est séduit :
Cet astre éternel qui l'éclaire ,
C'est un char que Phébus conduit ;
Son ame inquiète , agitée ,
C'est ce feu pur que Prométhée
Ravit au céleste flambeau ;
Et ses jours que Pluton réclame
Ne sont qu'une légère trame
Dévouée au fatal ciseau.
De ces lieux , féconds en prodiges ,
Le Barde inhumain repoussé ,
Ne connut point les doux prestiges
Dont le Grec heureux fut bercé :
Ses Muses tristes , vagabondes ,
Aufraces des vents et des ondes
Mêlaient leurs cris impétueux ;
Et le noir aspect des orages
N'inspirait à des coeurs sauvages
Quedes chants sauvages commie eux .
Celui qu'un astre favorable
Fit prêtre du'sacré vallon ,
JUIN 1808. 435 L
Et qui ceint le laurier durable
Promis aux enfans d'Apollon ,
Des Muses fidèle interprète ,
N'a point de la foule indiscrète
Les sens trompeurs , l'instiuct borné:
Dans ses yeux la flamme étincelle ;
Et sa voix , son regard décèle
Le sang des Dieux dont il est né.
Ses vers de l'aimable innocence
Respirent la douce candeur.
Modeste , il blâme avec décence ,
Sincère, il loue avec pudeur.
Du portique élève sévère ,
Il chante les Dieux qu'il révère ,
Les lois , les talens , les vertus ;
Etjamais saMuse asservie
Ne vend au bourreau d'Octavie
L'encens qu'elle doit à Titus .
Cachant sa fortune et sa vie
Sous l'humble toit de ses aïeux ,
Les noirs chagrins , la pâle envie
Respectent ses jours précieux:
Riche des seuls trésors du Pinde ,
Il ne va point aux mers de l'Inde
S'appauvrir de biens superflus ;
Ni , des grands esclave stupide ,
Partager l'ivresse insipide
Des Verrès et des Lucullus .
Il sait qu'une gloire facile
Ne plaît qu'à des coeurs indolens ;
Et dédaigne un laurier fragile ,
Faible prix des faibles talens ;
Des siècles bravant les outrages ,
Il veut qu'à ses moindres ouvrages
Un sceau divin soit imprimé ,
Etque sa verve inépuisable ,
Comme une source intarissable ,.
Abreuve l'Univers charmé .
Tantôt dans la riche Epopée
Variant ses sons , ses couleurs ,
Aux larmes d'Elise trompée
Il nous force à mêler nos pleurs .
:
*
1
Bb2
436 MERCURE DE FRANCE,
Il guide la lance a térée
Quedu beau sang de Cythérée
Ungrec impie osa tremper ;
Ou riant des fureurs d'Armide,
Il lui confie un trait timide
Quimenace et craint de frapper)
Tantôt sur la scène ennoblie ,
Etalant d'augustes malheurs ,
DeMérope ou de Cornélie
Il fait éclater les douleurs.
Comme il peint les fureurs d'Atrée
Les tourmens de Phèdre égarée ,
Les remords tardifs de Jason !
Comme il prend bien avec Thalie
Le langage de la folie
Pour mieux parler à la raison !
Conduit par toi , molle Elégie ,
Il va pleurer sous un cyprès ;
Ou d'Eucharis trop tôt fléchie
Vanter la honte et les attraits ;
Tour à tour rebelle ou docile ,
Tyran sombre , esclave imbécille ,
Heureuxd'un mot , d'un mot troublé,
Usant son coeur dans les alarmes ,
Le matin , tout baigné de larmes ,
Et le soir déjà consolé.
Mais si de Pindare et d'Alcée
Lavoix faitpalpiter ton coeur ,
Si vers eux ton ame élancée
Frémit aux sons d'un luth vainqueur ;
Fils des Dieux , déployons nos aîles !
Osons des voûtes éternelles
Sonder l'auguste profondeur ;
Et qu'un effroi pusillanime
Du saint transport qui nous anime ,
N'étouffe point la noble ardeur.
Viens.... Que la colombe ignorée
Languisse en son humble séjour !
L'aigle qui touche à l'Empyrée
Plane inondédes feux du jour.
Ainsi dans son vol intrépide
S'élevait le chantre rapide
JUIN 1808. 437
D'Aristomène et d'Hiéron ,
Quand des hauteurs de son génie
Il versait des flots d'harmonie
Sur les sommets du Cythéron .
J'éprouve sa brûlante ivresse :
Enfin les Dieux m'ont exaucé !
Apollonm'embrasse , il me presse ;
Le double mont s'est abaissé !
Adieu , terre où rampe la lyre ;
Mon ame , impétueux délire ,
S'épure àton souffle enflammé !
Libre d'une chaîne grossière ,
Je n'ai plus rien de la poussière
Dont les Dieux jaloux m'ont formé.
Quelle est cette Muse nouvelle
Qui joint la grâce à la beauté ?
Chaste Isaure , en toi tout révèle,
Tout trahit la Divinité.
Mon oeil charmé t'a reconnue
Acette pudeur ingénue
Qui seule attire tous nos voeux ,
Aces fleurs , quinze ans délaissées,
Que les Amours ont enlacées
Dans l'or mouvant de tes cheveux !
O Troubadour , me dit Clémence ,
Noble coeur de la gloire épris ,
Prends ces fleurs ; qu'une gloire immense
D'un si pur amour soit le prix !
Je les dois au mortel sensible
Dont la lyre douce et flexible
Soupira tant d'accords divers !
Troubadour ! ton art suprême ,
C'est d'avoir caché l'art lui-même
Sous le feint désordre des vers .
ÉNIGME,
LECTEUR , Dieu te garde de moi.
Je porte un nom plus respectable
Que le palais du plus grand roi ;
Cependant j'inspire l'effroi.
558 MERCURE DE FRANCE,
Je ne reçois qu'un misérable ,
Qui n'a ni soutien , ni crédit ,
Je suis sa dernière ressource .
Si tu ne ménages ta bourse
"ה
Toi-même , dans mon sein , tu chercheras ton lit.
M.
i
LOGOGRIPHE.
J'OFFRE dans mes neufs pieds un animal errant ,
Et puis encore un animal passant ,
Marchant , et nageant et volant..
J'offre en mon corps un animal courant ,
Avolonté , trottant ou galoppant ,
Et puis encore un animal grimpant ;
Et puis encore un animal gissant ;
Etpuis encore un animal rampant .
En est -ce assez , lecteur , es-tu content?
:
!. CHARADE.
$ ........
FILLETTE adroitement se sert de mon premier ,
Quand il s'agit de mon dernier.
Mais s'il s'agit de mon entier
Destructeur absolu de mon gentil dernier ,
Fillette n'a besoin de mon joli premier.
i
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du derniér Numéro est Fer-à-cheval.
Celui du Logogriphe est Vis , qui offre quatre Homonymes , deux
français et deux latins , savoir : Vis , terme de mécanique; Vis , impératif
du verbe vivre ; Vis , seconde personne du singulier du présent de
l'indicatif du verbe volo ( tu veux) ; Vis ( force. )
Celui de la Charade est Pré-nom .
JUIN 1808. 439
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
LES ÉCLOGUES DE VIRGILE , traduites en vers
français , par M. TISSOT .
Dans l'ancien tems , quand les petits écoliers , dont
on voulait faire de petits Cicérons , étaient enfin parvenus
au bout de leur triste rudiment , on ne manquant
pas de leur mettre les Bucoliques de Virgile entre les
mains, comme de toutes les poësies latines la plus facile
à comprendre, et les maîtres prouvaient en cela combien
eux-mêmes ils étaient encore écoliers . Nous avons
tous ou presque tous passé par là ; et après nous avoir
fait pendant environ un an , bien feuilleter notre dictionnaire
, après nous avoir fait bien démonter toutes les
pièces de chaque phrase latine pour les reconstruire
suivant l'ordonnance française, on disait : cet enfant-là
entend parfaitement ses bucoliques , il les explique à livre
ouvert ; il faut lui donner quelque chose d'un peu plus
difficile.... Plus difficile ! Y pensait-on ? Ces messieurs
ignoraient que pour bien entendre les bucoliques il ne
suffit pas d'avoir appris le latin, mais qu'il faut le savoir ,
ce qui est bien différent; qu'il ne suffit pas même de
savoir le latin , qu'il faut savoir aussi le grec , et comme
M. Tissot , demander à Théocrite de vous expliquer
les éclogues de Virgile. Maintenant , pour entendre
Théocrite , il faut connaître , non-seulement la langue
des Grecs , mais aussi leurs moeurs , leurs goûts , leurs
occupations , et ces connaissances , où les chercher ? Ce
ne sera pas dans ces périodes sur lesquelles Hérodote ,
Thucydide , Pausanias,Polybe , Plutarque nous ont laissé
de si bons renseignemens , mais dans les âges qui manquent
à l'histoire,dans ces tems disparus de la mémoire
des hommes , pour n'avoir laissé après eux la trace d'aucungrand
événement. La poësie bucolique est en quelque
sorte le premier amusement de l'enfance du genre humain;
il faut , pour en sentir tout le charine, avoir vu
l'âge d'or, ou, du moins , l'avoir rêvé; il faut que
440 MERCURE DE FRANCE ,
l'ame du poëte ait gardé à son insçu je ne sais quelle
vague et secrète réminiscence d'une vie antérieure dont
la douce impression lui serait demeurée , comme l'escarboucle
au milieu des ténèbres conserve la lumière dont
il a été pénétré,
L'histoire des tems bucoliques ne paraîtrait peut-être
pas fort intéressante , puisque ce serait celle des hommes
oisifs ; mais l'imagination se transporte au milieu d'eux ,
s'y délasse avec Théocrite , Bion , Moschus et Virgile. II
ne restait cependant pas plus de vestiges des moeurs
pastorales du tems de Virgile que du nôtre; mais , élève
de la simple nature , inspiré par elle , et passionné pour
elle , il se plaisait à l'embellir de ses fictions ; il la voyait
au travers de son génie. La poësie bucolique part d'une
supposition , c'est qu'il a pu y avoir de l'innocence , de
la paix et du loisir sur la terre ; et cette supposition,
notre bon Virgile aimait à s'y prèter. Il aimait àse représenter
la gaîté , la sécurité, l'émulation , l'aménité
qui régneraient chez des hommes libres de tout soin,
étrangers à toute ambition; il les voyait, il les enten
dait vivant et conversant ensemble dans des contrées
piantes , à l'ombre des bosquets , au bord des fontaines ;
occupés seulement de leurs troupeaux , de leurs amours ,
de leurs champs. Enfin , il cherchait à se peindre à luimême
ce qui pouvait se passer ici-bas avant que les
hommes n'eussent inventé la puissance,ni la richesse ,
ni aucun des signes de convention qui ont mis depuis
tant de variétés dans les conditions humaines. C'est en
effet à cette époque imaginaire , qu'il faut que l'esprit se
transporte ; c'est le songe dont il faut qu'il se berce pour
trouver les vrais accens de la poësie pastorale; et sans
doute le caractère du poëte y fait beaucoup; nous avons ,
je crois , peu de traditions sur Théocrite , Bion et
Moschus ; il paraît seulement à la simplicité , à la naï
veté et à la douceur de leurs poëmes, qu'ils se rappro
chaient des moeurs primitives autant que la corruption ,
ou , si l'on veut , la civilisation de leur tems et de leur
pays le permettait. Ce sont pour la plupart , des combats
de chant , des entretiens , des disputes qui tirent
tout leur intérêt de leur naïveté. Oui, mais cette naïveté
gagne le coeur ; c'est l'ancien monde où l'on croit vivre ,
JUIN 1808. 441
et l'on regrette en y passant de trop courtes heures ,
que nos ancêtres aient cru avoir besoin d'autre chose.
Après ces illustres Siciliens , Virgile, qui les a suivis
et surpassés , nous présente à la fois tous les élémens
qu'on voudrait réunir pour en faire un parfait poëte
bucolique. Virgile, né à la campagne , élevé à la campagne
, initié de bonne heure aux loisirs champêtres
aussi bien qu'aux travaux rustiques , Virgile , doué à la
fois d'une simplicité et d'une grandeur d'ame qui le
rendaient également étranger à l'avarice et à la vanité;
Virgile, que la faveur d'Auguste cherchait , et qui ne la
cherchait point; Virgile , qui , pressé par Mécène d'entrer
dans son intimité, lui a demandé d'y recevoir son
ami Horace au lieu de lui; Virgile , enfin , qui , seul
peut-être entre les poëtes de son tems a préféré sincérement
le commerce des Muses à celui des Grands , et
qu'elles en ont à la vérité si bien récompensé ,
Medulces ante omnia muse .
Voilà non-seulement le talent , mais le caractère qui
convenait à la muse bucolique ; voilà l'homme qui,
avant de naître à Mantoue , avait sans doute vécu en
- Arcadie
Et in arcadia ego.
ou , pour mieux dire , qui avait l'heureuse Arcadie dans
sa tête et dans son coeur.
Et peut-être , des exemples , plus voisins de nous,
confirmeront- ils ce que nous avons avancé sur les conditions
requises pour la poësie bucolique; les esprits qui ,
entre les Français , ont été les plus rapprochés de co
genre, étaient sans contredit , La Fontaineet Mme Deshoulières.
Mma Deshoulières a vécu simple et champêtre
au milieu du grand monde qu'elle enchantait :
Quant au bonhomme , tous les siècles le connaîtront pour
ce qu'il a été. L'auteur de l'éclogue naïve du Devin du
Village, avec des bizarreries moins aimables , peut ,
sous ce rapport , leur être associé. Vous observerez plus
ou moins,dans tous les trois, cet enthousiasme de la
nature, cet amour de la campagne , cette simplicité
de moeurs , ce détachement des affaires , cette heureuse
ineptie pour l'intrigue, ce précieux oubli de la vie du
442 MERCURE DE FRANCE ,
monde,jucunda oblivia vitæ , qui fait de chacun d'eux
un être à part , un ci-devant habitant de l'Arcadie, et in
Arcadia ego.
Mais il est plus que tems d'en revenir à l'ouvrage que
nous avons annoncé, et qu'on peut regarder comme un
service essentiel rendu à notre littérature. On avait
jnsque là fait de vains essais en prose et en vers pour
traduire les bucoliques : on a trouvé que la prose en
général ne rendait pas les vers ; on a trouvé ensuite que
Jes vers ne rendaient pas ceux de Virgile. On s'est persuadé
qu'il y avait un mur entre la poësie française et
la poësie latine, et que ce mur était encore plus haut
du côté de Virgile que de tout autre. Heureusement
qu'il s'est trouvé un professeur qui a franchi le mur,
mais son triomphe devait plutôt inspirer le décourage
ment que l'audace; car il a montré que pour traduire
un Virgile , it en fallait un autre. Cependant cet
heureux émule de son modèle en a trouvé depuis , de
plus ou moins dignes de lui pour la traduction des
Georgiques et sur-tout de l'Enéide; mais , ni les uns
ni les autres n'avaient encore osé aborder les bucoliques
, et l'on dirait que M. Delille lui-même a été plus
effrayé de Tityre , de Damete , d'Alphésibée , deMélibée...
que d'Enée , de Mézence et de Turnus. On dit en effet ,
que l'étonnante simplicité de ces charmans petits poëmes
cache , sur-tout pour les connaisseurs , une finesse
qu'ils ne savent qu'admirer; cette facilité si invitante leur
aparu impossible à rendre , et sous tant de naturel ils
ont cru entrevoir tout l'art secret de la nature , natura
dedala rerum. Le beau simple est en poësie , Si parva
licet componere magnis , ce que le bel uni est en orfévrerie.
Tous les ouvriers en ce genre conviennent que
les ornemens les plus travaillés demandent moins de
soins et d'habileté que cet uni parfait , et qu'ici le
moindre défaut dans la matière, la moindre soudure ,
le moindre écart de l'instrument y sont irréparables ; ily
faut de la perfection partout , et en lisant et en relisant
les bucoliques , on voit que c'est précisément comme
cela qu'est travaillé l'or de Virgile.
1:1
M. Tissot prouve de reste dans sa préface , qu'il était
plus fait que personne pour admirer tant de charmes
: JUIN 1808. 445
invisibles à des yeux ordinaires , pour apprécier ces
graces modestes et par-là plus touchantes , qui sont le
premier attribut de son poëte ; il le prouve aussi dans
tout le cours de sa traduction , quoique de son aveu
même, il ne remplisse pas aussi exactement qu'il le
voudrait , les règles qu'il s'est imposées ; mais enfin , il
est épris des beautés et souvent il les rend; il est effrayé
des difficultés et souvent il les surmonte; il y a plus ,
c'est que s'il avait besoin d'avis , c'est de lui que lui
viendraient les meilleurs. !
Et , en effet , qui peut répondre de traduire un poëte?
Sinous n'avions pas sous les yeux les Idylles de Théocrite
, traduites par Virgile, et les Géorgiques , par
Delille , nous croirions la chose impossible. Pour traduire
un vrai poëte , il faut d'abord être poëte soi-même , et
ce qui est encore plus difficile , devenir ce poëte-là.
Or, plus on est poëte , plus on est soi ; et plus on est soi ,
plus on a de peine à se faire un autre. Quel que soit
Poriginal , il faut que le traducteur , quel qu'il soit ,
fléchisse pour un moment le genou , et qu'il descende
humblement au rang d'un simple versificateur qui vimera
pour le poëte , à condition que le poète pensera
pour lui . Nous avons vu quelque part un tableau de
Pietre de Cortone , copié par Annibal Carrache ; le tableau,
ne pouvait être que bon , mais il n'était ni d'Annibal
Carrache , ni de Pietre de Cortone: le copiste était
trop grand peintre, il avait pu quitter sa manière , il
n'avait pu en prendre une autre. "
Mais si les copies enpeinture offrent des difficultés,
les traductionsd'une langue dans une autre en présentent
deplus grandes , parce que c'est copier un tableau avec
un autre assortiment decouleurs , et alors , comment parvenir
au même effet ? Il semblerait , au premier aperçu ,
que chaque mot d'un idiome devrait trouver dans les
autres idiomes , un mot qui lui correspondrait; cela se
peut pour des idées simples , pour des choses positives et
sur-tout matérielles ; certainement ovis est parfaitement
rendu dans notre langue par brebis ; arbor , par arbre ;
laurus , par laurier. Mais est-on bien sûr que l'amor des
latins réponde en tout à notre amour ; leur ingenium ,
à notre esprit; leur dementia , à notre sottise ? Les
444 MERCURE DE FRANCE,
choses morales ont pour nous des formes indécises ,
des degrés variables, des nuances infinies. Tout cela
conserve toujours quelque chose de vague , d'arbitraire,
même entre ceux qui parlent lamême langue;
et à plus forte raison , comment devinerons-nous à
quelle forme , à quel degré , à quelle nuance,en fait de
choses morales , une nation étrangère fait répondre dans
son langage les mots qui, chez nous , expriment les
mêmes idées. Il pourrait bien en être à cet égard de
deux idiomes , comme de deux thermomètres ( celui de
Réaumur, si l'on veut , et celui de Farenheit ) , dont
les graduations sont différentes et ne partent pas d'un
même point; mais du moins ces rapports-là sont déter
minés , et les points de rencontre fixés par les gens de
l'art; il n'en est pas ainsi pour les termes abstraits , destinés
à indiquer des choses immatérielles , et particuliérement
dans tout ce qui tient à la délicatesse du langage;
il suffit d'y réfléchir pour être à tout moment
frappé des différences dont nous parlons , mais on n'a
point de données pour les évaluer; et cependant encore,
entre deux langues vivantes , on trouve toujours quelque
moyen de s'entendre et d'éclaircir à peu près ces
sortes d'obscurités ; mais comment fixer les incertitudes
que nous présentent les langues anciennes ? Les morts
gardent leurs secrets. Cicéron , Lucrèce , Horace , Virgile
, ne nous diront point si nous les avons bien devinés
, libre à chacunde nous de les entendre à sa fantaisie,
Il faut s'en tenir au plaisir qu'ils nous font toujours , au
ravissement qu'ils nous causent quelquefois ; voilà le
bondictionnaire. Une première idéedu vrai beau qu'ils
ont fait naître de bonne heure dans nos jeunes esprits ,
comme une lumière plus ou moins vive qu'ilsy auraient
allumée , nous éclaire sur leurs beautés , et l'admiration
sert de preuve..
Cependant si les anciens ont dans leur langage des
finesses qui désespèrent leurs confidens les plus intimes ,
ils fourmillentdebeautés quidoivent trouver leur expression
dans toutes les langues; et la poësie de Virgile particulièrement
, qui est toute en sentimens et en images ,
dénuée même du charme de sa douce harmonie, et de
certaines grâces qui n'appartiennent qu'à lui , trouvera
JUIN 1808. 445
toujours des enthousiastes dans les imaginations vives et
les coeurs tendres. Joignez à cela , dans les poëmes de
moins longue haleine , un motifprincipal toujours aisé
àobserver, et auquel Virgile est toujours fidèle , et vous
aurez un guide; aussitôt que vous sentez ce motif, il
vous pénètre de l'esprit du poëte , et vous éclaire sur la
plupart des détails , plus sûrement que tous les commentateurs;
il paraît que c'est là ce que M. 'Tissot a consulté
depréférence , et il s'en
1
est bien trouvé.
Après avoir fait notre profession de foi en général sur
P'auteur et le traducteur des bucoliques , nous avons
essayé d'examiner quelques détails de l'ouvrage de
M. Tissot , pour ainsi dire à la loupe; c'est malheureusement
le moyen d'ètre distrait des plus grandes beautés
par les plus petites imperfections , et nous nous sommes
prouvéànous-mêmes que ce vers si rebattu :
La critique est aisée et l'art est difficile.
est encore plus vrai , s'il est possible , pour les traducteurs
que pour les auteurs.
Commençons par les premiers vers :
Tityre , tu patulæ recubans subtegminefagi ,
Silvestrem tenui musam- meditaris avená.
Tu reposes , Tityre , à l'abri de ce hêtre
Et ta flûte légère essaye un air champêtre.
1
Pourquoi deux images dans le français, quand le
latin n'enprésente qu'une ? M. Tissot nous montre d'un
côté , un berger qui repose à l'ombre , et de l'autre , une
flûte qui essaie des airs champêtres ; au lieu de cela ,
tout se tient , tout se voit à la fois dans Virgile; le berger
, son attitude nonchalante , son action ,son flageolet,
et jusqu'à la forme du hêtre , patulæ, sous lequel il essaie
ses airs. On peindrait tout cela, et ce serait peut-être
la meilleure manière de le traduire.
Nos patriæ fines , et dulcia linquimus arva ,
Nos patriam fugimus .
Nous , hélas ! nous quittons ce fertile verger ,
Nous fuyons la patrie.
Nous cherchons en vain ce dulcia qui nous attendrit
446 MERCURE DE FRANCE ,
dans Virgile , et cette répétition déchirante , nos patriæ
fines linquimus ... Nos patriam fugimus .
Tu, Tityre, lentus in umbrá
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
Et toi seul, ô berger,
Dans un mol abandon tu redis sous l'ombrage
Le nom d'Amarillis aux échos du bocage.
Un mol abandon rend aussi bien qu'il est possible ce
lentus si difficile à rendre ; mais où est ce doces , si
pastoral à la fois et si poëtique ? apprendre aux forêts
à répéter le nom de la belle Amaryllis; rien ne convient
mieux aux tems orphiques dont les poësies bucoliques
doivent toujours rappeler la pensée. Nous observerons
encore ici qu'Amaryllis n'est pas montrée dans sa beauté
aux yeux des Français comme aux yeux des Romains,
formosamAmaryllida. Ce serait quelquefois un service à
rendre à tel ou tel de nos poëtes , que de les émonder
de leurs épithètes ; mais Virgile , encore une fois, n'a rien
qui ne soit d'or.
L
Nous avons assez chicané Mélibée , passons à 'Tityre.
O Melibare , deus nobis hæc otia fecit...
Ce vers -là porte są traduction avec lui. Ce dieu , c'est
Auguste qui avait conservé au poëte son petit patrimoine.
Namque erit ille mihi semper deus.
Carcelui-là sera toujours un dieu pour moi.
Nous regrettons que ce trait si remarquable ne se
trouve point dans la traduction. C'est Tityre qui , pour
son propre compte , fait ici l'apothéose de son bienfaiteur
, et Auguste devait bien autant aimer cette apothéose-
là , que celle du Sénat romain; car la reconnaissance
a quelque chose de plus flatteur sans doute que la
flatterie .
Illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
Pour l'autel de ce diéu souvent j'irai choisir
Les plus tendres agneaux de notre bergerie.
Mais Tityre, pour ces fêtes-là , ne se propose de choisir
JUIN 1808. 47
qu'un tendre agneau à chaque fois , et c'est assez; le traducteur
veut en prendre plusieurs,et c'est trop.
Undique totis
Usque adeo türbatur , agris en ipse capellas
Protinus æger ago ; hanc etiam vix , Tityre , duco
Hic inter densas corylos modo namque gemellos :
Spem gregis ah ! silice in nuda connixa reliquit.
Quand nos champs partagés sont en proie à Bellone ,
Moi-même de ces lieux à regret je m'enfuis .
Vois cette chèvre , hélas ! qu'à peine je conduis ....
Sur des rochers tout nuds son amour les délaisse...
Mère de deux gemeaux , ma naissante richesse.
Sont en proie à Bellone , semble indiquer que c'est là
le théâtre actuel de la guerre ; ce qui n'est ni dans Virgile
nidans la vérité. En proie àBellone, conviendrait mieux
àun jeune poëte qui voudrait faire montre de son talent
, qu'à un vieux berger qui cherche à attendrir sur
son malheur. Représentons-nous un pauvre homme au
milieu de la confusion qui règne dans les campagnes ,
forcé de partir sans délai , tout malade , et chassant
quelques chèvres devant lui , et qui plus est , en voilà
une qu'il est obligé de traîner , parce qu'elle vient de
mettre bas deux petits , l'espoir du troupeau, qu'elle a
laissés, hélas ! sur une roche pelée , etc. C'est ici malheur
sur malheur ; l'infortune de Mélibée est à son
comble, mais aussi le tablean de Virgile est à l'effet :
ce mot æger, que M. Tissot traduit par le mot à regret ,
signifie tout simplement que Mélibée est malade ; il n'en
est pas moins obligé de fuir , et le lecteur le suit dans sa
fuite avec un intérêt d'autant plus tendre.
Nous ne continuerons point des chicanes plus tôt que
des critiques , auxquelles nous doutons qu'aucune traduction
pût échapper. Nous sentons qu'à force d'être
minutieuses , elles deviendraient jujustes ; et ce qu'on
Ięur pardonnerait le moins , ce serait de nous amener de
proche en proche à un gros in-fo d'observations sur
chaque Eclogue de Virgile ; nous nous contenterons d'observer
que toutes ces petites incorrections , dont chacune
est presque imperceptible , ne laissent pas , lorsqu'elles
sont réunies , de nuire à l'ensemble , et font
448 MERCURE DE FRANCE,
l'effet que feraient autant de soufflures sur un verre
placé devant un tableau de prix.
Mais un reproche plus grave peut-être , et en même
tems peut-être encore plus inévitable , c'est la différence
de ton qui frappe de tems en tems entre le latin et le
français. Cette différence tient sur-tout à des élégances
qui ne seraient peut-être pas sans mérite ailleurs; mais
là , elles ont le défaut de n'être pas dans Virgile , et quelquefois
même de tenir la place de quelques-unes de ses
inimitables naïvetés; or , dans toutes les conversations ,
mais dans celles des bergers sur-tout (et les Eclogues
ne sont que cela) , la naïveté aura toujours le pas sur
l'élégance. Par exemple , Tityre raconte qu'il a été
à Rome , qu'il y a vu ce héros (c'est ici le sens de
Juvenem ) , ce héros pour qui , dit-il, nos autels fument
douze fois par an, et c'est lui qui, de lui-même, a répondu
à ma demande :
Pascite , ut ante , boves , pueri , submittite tauros.
Ce qui veut dire tout simplement : paissez vos troupeaux
, attelez vos boeufs comme auparavant.
Le poëte français le traduit ainsi :
Allez , bergers , dit-il , nourrissez vos génisses ,
Et soumettez au joug vos taureaux menaçans ,
Ce n'est pas la peine de faire observer que ut ante,
comme ci-devant , était nécessaire pour compléter le
sens de la phrase ; mais nous en voulons sur-tout à cette
épithète de menaçans , qui est de trop et plus que de
trop , car elle donne à la réponse d'Auguste une intention
qui n'est pas dans Virgile. Auguste est un prince
clément qui répond à ces pauvres gens avec simplicité,
avec bonté , qu'ils mèneront leurs troupeaux à la pâture
comme auparavant , et qu'ils mettront comme auparavant
, leurs taureaux à la charrue. Mais que ces taureaux-
là soient menaçans comme le Minotaure , ou
doux comme des moutons , c'est ce qui importe fort
peu à Auguste , il accorde une grâce à des paysans ,
mais il ne leur fait pas de poësie .
Je m'arrêterai encore un moment à cette comparaison
si touchante, et que Mélibée fait d'une manière si
naturelle
1
ITTIN७.७
naturelle entre sa position et celle de son voisin; et en
vérité, c'est moins pour faire de nouvelles observations
à M. Tissot que pour admirer Virgile avec un des
hommes qui en connaissent le mieux toutes les beautés.Cr
Fortunate senex ! ergo tua rura manebunt.
Ce premier vers est rendu, comme beaucoup d'autres ,
dans toute sa belle et noble simplicité.
Heureux vieillard , ainsi tu conserves tes champs.
Le traducteur n'a pas manqué non plus , quatre ou
cinq vers plus bas , cette belle répétition heureux vieillard,
qui vient vraiment du coeur , et qui nous intéresse
toujours davantage au malheur de l'un et à la
consolation de l'autre .
Fortunate senex! hic , interflumina nota
Etfontes sacros , frigus captabis opacum.
Heureux vieillard , nos lacs , nos fontaines sacrées ,
Nos forêts te verront sous leur sombre épaisseur
De l'ombrage et des eaux respirer la fraîcheur.
Ces vers respirent encore Virgile ; ils sont même
très-exactement et très-librement rendus , à cela près
que le poëte français a jugé à propos de changer les
fleuves en lacs : mais qu'importe , rien n'est si ordinaire
quede voir une magicienne arrêter le cours des fleuves ,
et la poësie n'est-elle pas'sllaa première des magiciennes ?
M. Tissot n'est pas tout à fait si exact ni aussi heureux
à la fin du morceau. Souvent , dit Virgile , les
abeilles d'Hibla , rassasiées de fleurs de saule , viendront
de la haie voisine t'inviter au sommeil par leur agréable
bourdonnement. Le poëte traducteur dit à peu près la
même chose dans son langage. De l'autre côté , poursuit
Virgile, l'élagueur , au- dessous de ce roc élevé , chantera
en plein air , et tes pigeons chéris ne cesseront
point , pendant ce tems-là , de roucouler , et du haut
de tes ormeaux la tourterelle continuera son gémissement.
C'est ici , à ce qu'il nous semble , que le traducteur
s'écarte le plus de son modèle ; il paraît que Virgile ,
qui peint toujours et qui termine toujours ses tableaux
avec soin, veut nous montrer, entre de beaux arbres
Ff
450
Munaring DE FRANCE ,
et de belles eaux , un bon vieillard doucement endormi
au bourdonnement de ses abeilles , pendant que plus
loin , près d'une haute roche , l'homme qui émonde
ses arbres chante en plein air , et que ses gros pigeons
patus roucoulent, et que la tourterelle continue à gémir
sur le bout des branches de cos ormoаил. Le sommeil
de ce vieillard est si touchant , qu'il n'y a personne
qui ne le respecte ; M. Tissot, au contraire, T'interrompt
en adressant la parole au bon homme ( ce
dont Virgile se garde bien); et pourquoi lui dire ?
Entends de l'émondeur la voix claire et sonore.
Virgile cependant ne nous dit pas si l'émondeur a une
basse-taille ou une haute-contre.
Tandis que la colombe et les ramiers encore
( encore est là plus que parasite ).
Suspendus dans les airs aux ormeaux d'alentour
Roucouleront sans cesse un nouveau chant d'amour,
Virgile n'a point parlé de chants d'amour , car l'amour
ne convient ni à l'âge de Tityre ni à la tristesse de
Mélibée. Je voudrais aussi voir , à la fin de l'éclogue qui
est en général bien rendue , un découragement plus
profond , plus marqué dans le pauvre Mélibée , lorsqu'après
l'effusion de la reconnaissance de Tityre envers
Auguste , l'autre berger , de plus en plus frappé du
contraste de son infortune avec la fortune de son ancien
voisin , parle avec amertume de la destination de
tous tant qu'ils sont de bannis ,
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros ,
Pars scythiam et rapidum crete veniemus oaxerm
Etpenitus toto divisos orbě Britannos .
Et nous allons chercher les brûlans Africains , etc.
et nous allons me paraît trop coulant pour l'expression
d'un sentiment aussi pénible, il ne rend point at nos ;
il semble qu'il faudrait ici une exclamation , ou quelque
mouvement dans le style , qui montrât mieux l'abattement
ou même le désespoir; at nos indique tout cela.
Le poëte français a aussi négligé d'annoncer la dispersion
alii .... pars.... ce qui est encore plus affligeant que
s'ils devaient aller tous ensemble d'un de ces côtés-là ou
JUIN 1808. 451
:
d'un autre ; il y a la séparation de plus , qui , dans une
troupe infortunée , achève de déchirer les coeurs .
Justes dieux ! notre exil est-il donc éternel?
Cedernier vers n'est pas dans Virgile , mais le sentiment
yest : puissent tous es traducteurs ne jamais commettre
deplus fâcheuses infidélités envers leurs auteurs ! Mais
ce en unquam , qui le rendra jamais dans une autre
langue ? Ce malheureux ! qui s'est complu un moment
dans ces vagues pensées , en rêvant que si un jour ,
après un bien long tems , il pouvait revoir la terre de
ses pères , le chaume qui couvre sa pauvre cabane ... ;
si , après des années , rentrant dans son héritage , il
regardait ses moissons .... Comme tous ces mouvemens
sont vrais ! Et enfin, cette belle réflexion , cette sagesse ,
fille du malheur , en quo discordia cives perduxit miseros
! Voilà où la discorde a conduit d'infortunés
citoyens . M. Tissot a bien senti tout cela , mais Virgile
encore mieux . Dans cette même tirade , M.: Tissot ,
pour être littéral quand il le peut , traduit mea regna
par mon empire ; mais ce mot signifie aussi mes domaines
, mes biens , mon héritage. Un paysan , en parlant
de son héritage , ne pourrait dire mon empire qu'en
badinant , et certes Mélibée n'est point d'humeur à cela.
Ite mece,felix quondam pecus , ite , capellæ,
Ce mot ite , qui , dans le latin , anime la scène , et en fait
un tableau mouvant , n'est point rendu dans les vers
- français , qui d'ailleurs sont pleins d'élégance et de mélancolie.
Mais, lorsqu'après avoir exhalé son indignation
, après avoir dit avec une douloureuse ironie :
greffe àprésent tes fruits , Mélibée , aligne avec soin
tes vignes , il se tourne brusquement , et dit à ses chèvres
: ... Allons , marchez , pauvres chèvres ! marchez ,
troupeau jadis heureux Qn lit , pour ainsi dire entre
les lignes , tout ce qui s'est passé dans son ame pendant
ce court intervalle; on voit qu'il prend son parti moitié
-de fureur , moitié de résignation, annonçant à ses com
pagnes de voyage qu'il n'y aura désormais pas plus de
bonheur pour elles que pour lui. Ce mot ite , cette résolution
subite de poursuivre sa route , motivait le mot
tamen dans l'invitation de Tityre qui termine cette pre
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
mière éclogue. Ce tamen , qui influe beaucoup lui-même
sur la marche de la pièce , est aussi oublié. Tityre voit
ce malheureux qui part avec la mort dans le coeur :
Vous pourrez cependant , lui dit-il , passer ici la nuit
avec moi.
Encore un mot sur ce dernier morceau : quoique
d'ailleurs bien traduit , il l'est peut-être encore un peu
trop poëtiquement. Un berger qui offre l'hospitalitéà un
ancien ami , ne lui dit pas
J'ai la molle châtaigne et les doux fruits d'automne ,
J'ai du lait épaissi que mon bercail me donne.
Mais il dit , comme Virgile, j'ai des châtaignes bien
mûres , j'ai des pommes bien douces , j'ai des fromages
en abondance... Tout se dit dans Virgile comme le premier
berger venu le dirait. Il semble que la mesure ,
l'élégance et l'harmonie se trouvent lå par hasard ; il
prend plaisir à montrer des mmooeeutrs simples dans un
style simple comme elles; et moins il paraît poëte , plus
il est peintre.
Quoique nous nous soyions peut-être un peu trop
étendus , un peu trop appesantis même sur les petites
taches que nous avons cru apercevoir dans l'estimable
traduction de M. Tissot , nous n'en avons pas moins de
plaisir à le féliciter de nous avoir mieux éclairés qu'on
ne l'avait fait jusqu'ici sur les beautés cachées des Bucoliques.
Il ne nous appartient pas de prononcer entre
lui et M. Didot dont nous ne connaissons point l'ouvrage,
Mais n'est-ce rien pour M. Tissot que , dans la
carrière qu'il a parcourue , Segrais et Gresset soient demeurés
loin derrière lui , et qu'il n'y ait que les éclogues
de Virgile au-dessus des siennes ? :
Enfin voici notre dernier mot ; cet ouvrage , plein du
goût des anciens , et fait pour l'instruction de la jeunesse,
ne peut que lui être utile , et l'auteur trouvera
sans doute , dans l'empressement que tous ceux qui
cultivent la langue latine mettront à le lire , la récompense
due à un travail aussi recommandable.
1 BOUFFLERS.
JUIN 1808. 453
QUVRES DE JEAN RACINE , avec des commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8° , avec figures .
A Paris , chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres- St.-Cermain-l'Auxerrois , nº 17 .
L'un de ces critiques impitoyables qui , sans avoir rien
écrit, font une si rude guerre à tous les écrivains , qui
quelquefois sévissant avec justice contre la sottise ,
presque toujours poursuivent le talent avec animosité ,
et pour mieux le désoler , prodiguent souvent à la médiocrité
les éloges dont ils le privent, M. Geoffroy ( il suffit
de l'appeler par son nom ), M. Geoffroy vient enfin de
descendre dans la lice , et de s'exposer lui-même aux
traits qu'il a tant de fois lancés contre les autres. La
partialité dont il fait ouvertement profession , pourrait
ici provoquer et presque justifier celle des autres ; ce
serait être doublement équitable que de l'être envers lui ,
et peu de gens sont capables de cet effort. D'un autre
côté les injures violentes dont il menace , dont il accable
déjà ceux qui se sont permis à son sujet quelques
observations plus ou moins fondées , pourraient intimider
les autres critiques : tous ne sont pas aguerris , et
quelques-uns ont la faiblesse de craindre ce qu'ils méprisent.
J'ai le bonheur de ne point partager cette
crainte ; rassuré du côté de M. Geoffroy , je n'ai plus à
redouter que moi-même , c'est-à-dire cet esprit de vindicte
et dejustice distributive qui pourrait me porter
à un excès de rigueur et de dureté , que je crois répréhensible
même envers celui qui en donne chaque jour
l'exemple. Mais je m'observerai beaucoup à cet égard.
Je tâcherai de n'articuler contre M. Geoffroy aucune
censure, que je ne la motive et n'en prouve la justesse
jusqu'à l'évidence. Je m'attirerai peut-être par-là plus
d'injures qu'un autre ; mais, je l'ai déja dit , je ne m'en
mets point en peine , et peu s'en faut que je ne le
désire.
Une préface générale précède tout l'ouvrage de M.
Geoffroy. On y voit que Racine est le seul poëte dramatique
que l'on dût commenter , qu'un commentaire
454 MERCURE DE FRANCE,
sur Corneille était inutile, parce que Corneille est un
homme supérieur à toutes les règles , qu'on ne peut juger
par les maximes ordinaires de la critique , et dont les
défauts sont couverts par le méme enthousiasme qu'inspirent
ses beautés. « Le sublime en littérature , ajoute
>> M. Geoffroy , est une absolution générale pour l'au-
>>teur ; c'est la doctrine de Longin; Voltaire en con-
>>> vient lui-même. » Le sublime qui est une absolution
générale ! Si Longin et Voltaire ont professé cette doctrine
, ils ne l'ont certainement pas exprimée de cette
manière. Il me semble au reste que l'inutilité d'un commentaire
sur Corneille n'est point du tout prouvée par
les raisons qu'en donne M. Geoffroy. Si l'on pardonne
beaucoup de négligences en faveur de beaucoup de traits
sublimes , il n'en est pas moins nécessaire, de distinguer
les unes des autres et d'en marquer la différence pour
ceux qui seraient tentés de les confondre ; et sans
doute le reproche de n'être bon à rien , était le dernier
que l'on dût faire au commentaire de Voltaire qu'avait
en vue M. Geoffroy. Mais M. Geoffroy a de singulières
idées sur la manière différente dont Corneille et
Racine doivent être jugés , en raison de la différence
de leur talent. « Ce qui convient à l'un messied à l'autre ,
>> dit-il quelque part : cela dépend du ton qu'on a pris ,
>> du caractère qu'on s'est établi ; et ce qui n'est dans
>> Corneille qu'une noble simplicité , serait dans Racine
>> faiblesse et négligence. » C'est ainsi qu'un journaliste
pourrait décider entre deux auteurs contemporains
dont il voudrait favoriser l'un et maltraiter l'autre ;
mais il faut ici d'autres principes , une autre manière
de juger. En bonne doctrine littéraire , les choses ne
changent point de nature et de nom, selon qu'elles appartiennent
à tel écrivain ou à tel autre. Ce qui dans Corneille
sera regardé avec raison comme un trait de noble
simplicité , ne sera jamais nifaible , ni négligé. Pourquoi
le deviendrait-il en passant dans Racine ? Racine est toujours
élégant : Corneille ne l'est presque jamais. M.
Geoffroy pouvait dire aussi bien que ce qui est dans
Racine une noble élégance , serait dans Corneille recherche
et affeterie. Cette proposition ne serait guère
plus étrange que la première. C'est peut-être ici le lieu
JUIN 1808. 455
d'examiner une autre assertion de l'auteur , également
relative au style. « C'est , dit-il , dans les situations tou-
>> chantes et pathétiques , qu'on doit sur- tout s'attacher
>> à maintenir le style au niveau du sujet , et s'interdire
>> sévèrement tout ce qui est commun et familier. » II
n'y a point de doute qu'en général on ne doive s'attacher
àmaintenir le style au niveau du sujet ; mais le
style s'y élève naturellement dans les situations touchantes
et pathétiques ; d'ailleurs l'esprit ému , entraîné.
par ces mêmes situations , pardonnerait plus facilement
les expressions communes etfamilières qui auraient pu
échapper au poëte. Pour moi , je croirais dire une chose
incontestable , en disant tout le contraire de ce que dit
M. Geoffroy : savoir que dans les situations qui ne sont
ni touchantes ni pathétiques , on doit sur-tout s'attacher
à suppléer le défaut d'intérêt du sujet par le charme
du style , et s'interdire sévèrement tout ce qui est commun
et familier. Par ce peu d'exemples , on peut déjà
juger que M. Geoffroy n'a pas en littérature des principes
bien justes , ni bien solides. J'achèverai , j'espère ,
d'en convaincre nos lecteurs , lorsque j'examinerai le
Commentaire. Je vais auparavant m'occuper de la Vie
de Racine , qui suit la Préface générale.
Il est dit dans l'avis de l'éditeur , que cette vie est
plus complète et plus exacte que toutes celles qui ont
paru jusqu'ici. D'après une soigneuse vérification que
chacun peut faire de son côté , j'affirme que cette vie
ne contient pas un seul fait , une seule anecdote qui ne
soit consignée dans les Mémoires sur la vie de Racine
par son fils, et dont n'aient déjà fait usage tous ceux
qui ont écrit sur la personne de Racine , tels que Luneau
de Boisjermain , Laharpe , etc. Je m'engage de
plus à démontrer que quelques-uns de ces faits sont
dénaturés ou mal interprétés par le nouveau biographe.
Je dirai aussi ce qu'il me semble de ses idées et de son
style.
Tout le monde connaît cette anecdote de la jeunesse
de Racine , qui , s'étant vu arracher des mains , par
Lancelot , son maître , plusieurs exemplaires du roman
grec de Théagène et Chariclée , prit le parti de l'apprendre
par coeur, et de porter le livre à Lancelot , en
456 MERCURE DE FRANCE,
lui disant : vous pouvez brûler encore celui-ci comme les
autres. M. Geoffroy , sans en donner aucun motif, conteste
la vérité de cette anecdote qu'il traite de petit
conte. A lui permis ; mais il ne fallait pas gâter le mot
de Racine par une paraphrase de mauvais goût.
<<<Racine , dit-il , portafièrement son livre au sacristain
>> en lui déclarant qu'il s'était mis à l'abri de toute
>> recherche , et que le roman n'était plus dans ses
>> mains , mais dans sa tête. » Je ne sais , mais j'aime
mieux : vous pouvez brûler encore celui-ci comme les
autres.
C'est une opinion généralement reçue , que Racine
dans sa jeunesse , fut l'amant de la Champmêlé. Mme de
Sévigné le dit dans ses lettres ; quelques autres écrits du
tems le disent aussi . Racine le fils dément le fait. Il était
rempli de vénération pour son père; il écrivait à son
propre fils , très-jeune encore ; il était donc tout simple
qu'il cherchất à ménager la mémoire de l'un et l'innocence
de l'autre. La liaison de Racine avec la Champmêlé
est un de ces faits qu'on ne peut guère établir que
par des ouï-dire et des probabilités , et que par conséquent
on peut démentir par d'autres rapports et d'autres
conjectures. Racine fils usa de ce droit : on respecta
sa piété filiale , mais on ne parut guère convaincu
par ses raisonnemens et ses allégations ; le témoignage
de Mme de Sévigné prévalut. M. Geoffroy le combat à
son tour. Peut- être , en qualité de commentateur ,
croit- il avoir à cet égard les mêmes devoirs à remplir
qu'un fils. Il importe peu quelle soit son opinion sur un
fait qui importe assez peu lui-même ; mais ce qui est
vraiment digne d'examen et de discussion , c'est la manière
dont il soutient sa thèse. D'abord il établit qu'un
poëte n'a pas besoin d'être amoureux pour bien peindre
l'amour , et que ce n'est pas sérieusement que Boileau
adit:
Mais , pour bien exprimer ces caprices heureux ,
C'est peu d'être poëte , il faut être amoureux.
Je crois au contraire que Boileau l'a dit très-sérieusement;
et par des raisons que l'on sait bien, cette règle a
un poids tout particulier dans sa bouche. M. Geoffroy
JUIN 1808. 457
oppose ensuite à Ovide , Virgile qui a parlé de l'amour
beaucoup mieux que lui , quoiqu'on ne le soupçonne pas
d'avoir jamais éprouvé les tourmens de cette passion .
Tous ces exemples tirés de loin concluent mal. Ovide ,
plus libertin qu'amoureux , a parlé de l'amour comme
de tout le reste, avec plus d'esprit que de sensibilité.
Quant à Virgile , nous ne savons presque rien de ce qui
regarde sa personne. Sa vie , faussement attribuée à
Donat , grammairien du quatrième siècle , n'est qu'un
tissu de fables absurdes. Nous ignorons s'il fut amoureux
, ou non : dans le doute , il serait plus raisonnable
de penser qu'il a éprouvé la passion dont il a si bien
peint les tourmens; mais on ne peut rien affirmer ni
rien nier à cet égard. L'exemple de Virgile vient donc
mal à propos appuyer une proposition qui n'est guère
soutenable , et d'ailleurs est presqu'étrangère à la question
, puisque Racine , sans véritable amour, et par le
seul attrait du plaisir , aurait pu avoir avec la Champmělé
, cette liaison dont parle Mme de Sévigné.
<< Mme de Sévigné , dit M. Geoffroy, a décidé que
>>Racine était amoureux de la Champmêlé ; mais les
>> décisions de Mme de Sévigné ne sont point des oracles ;
>> elle jugeait aussi légèrement qu'elle écrivait ; elle
>>>adoptait les contes populaires . Il y a beaucoup d'anec-
>> dotes et point de critique dans ses lettres. Pourquoi
>> son autorité aurait-elle plus de poids lorsqu'elle parle
>> des amours de Racine , que lorsqu'elle parle de son
>>génie ? Elle a probablement aussi mal jugé ses intri-
>> gues secrètes que ses ouvrages publics. N'est- ce pas
>>cette même Mme de Sévigné qui a prédit que Racine
» n'irait pas plus loin qu'Andromaque , qu'on s'en dé-
>> goûterait comme du café? Je ne vois pas qu'elle mé-
>>> rite plus de confiance lorsqu'elle prétend pénétrer
>>>dans le coeur de Racine , etc. , etc. » Le goût de
Mme de Sévigné n'était pas sûr : donc sa véracité est suspecte.
Elle s'est trompée sur les pièces de Racine : donc
elle en a imposé sur ses amours. Voilà ce qui s'appelle
raisonner et savoir conclure. Que dit- on de la témérité
de Mmo de Sévigné , qui prétend pénétrer dans le coeur
de Racine? ne croirait-on pas qu'il s'agit d'une de ces
passions respectueuses qu'on renferme dans son ame,
458 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on cache à tous les regards , quelquefois même à
ceux de la personne aimée ? Certes , il ne faut pas ordinairement
une grandepénétration pour découvrir l'intrigue
d'un jeune auteur de tragédie avec une jeune
actrice ; et les amours de coulisses , comme on sait, sont
le secret de la comédie. Il faut cependant apprendre
à M. Geoffroy qui paraît l'ignorer , que Mme de Sévigné
était plus que personne à portée de savoir la vérité sur
cet objet. Son fils fut lui-même un des amans de la
Champmêlé qu'elle appelle quelque part sa belle-fille.
Le marquis de Sévigné ne cachait rien à sa mère , et lui
faisait même quelquefois des confidences fort embarrassantes.
Or , l'amant d'une comédienne ignore rarement
le nom de ceux qui l'ont précédé : personne n'en fait
mystère . Ainsi , quand Mme de Sévigné dit que Racine
avait été amoureux de la Champmêlé, elle le tenait
sûrement de son fils qui l'avait appris sans doute de la
Champmêlé et peut-être de Racine lui-même avec qui
il était souvent en société de plaisir , comme le prouve
oe passage d'une lettre de sa mère : << iba de plus une
>> petite comédienne (la Champmêlé) , et tous les Des-
>>préaux et les Racine , et paye les soupers : enfin , c'est
>> une vraie diablerie. >>
Autres preuves alléguées par M. Geoffroy. Il cite deux
fragmens de lettres de Racine , relatifs à la maladie et à
la mort de la Champmêlé. Racine , alors plongé dans la
dévotion , et écrivant à son fils qu'il voulait entretenir
dans les mêmes principes , parle fort chrétiennement
des derniers momens de la comédienne. Cela est tout à
fait dans l'ordre, et conforme à la situation actuelle de
Racine ; il n'y a rien là qui démente ses anciens sentimens.
M. Geoffroy, assure que dans ces deux passages on
reconnaît le chrétien et point du tout l'amant. La découverte
est merveilleuse ! c'est que le chrétien avait abjuré
les faiblesses de l'amant , et que d'ailleurs il ne con-.
venait point au père d'en laisser apercevoir même le
souvenir à son fils. Enfin, il n'est point vrai , comme le
ditM. Geoffroy , que Racine ne parle de la Champmêlé
qu'avec la plus grande indifférence et méme avec une
sorte de dureté; car M. Geoffroy lui-même reconnaît ,
quelques lignes auparavant , que , dans les passages
JUIN 1808. 459
cités , il parut prendre quelqu'intérêt à son sort ; et , en
effet , le premier de ces passages est remarquable par uu
certain ton de douleur et d'affection ; mais on verra que
M. Geoffroy est dans l'habitude de se contredire.
<<Mon principal motif, dit- il , pour croire que Racine
>>>n'eut jamais aucune liaison intime avec la Champ-
>> mêlé , c'est qu'il avait un esprit juste , un goût déli-
» cat , un coeur sensible. Il devait sans doute dédaigner
>> de partager les faveurs d'une fille de théâtre avec
>>quelques seigneurs libertins ; et la Champmêlé , à son
>> tour , vaine , intéressée , n'a pas dû faire beaucoup de
>> cas de l'amour d'un poëte qui ne ponvait flatter ni
>>>l'intérêt ni la vanité. » Je crois impossible de plus mal
raisonner. En quoi la justesse de l'esprit , la sensibilité
du coeur et même la délicatesse du goût s'opposent-elles à
ce qu'un jeune poëte devienne amoureux d'une comédienne
dont il forme le talent , et à qui il doit lui-même
une partie de ses succès ? Le marquis de Sévigné fut
bien l'amant de cette même comédienne ; or, on ne l'a
jamais accusé d'avoir en le coeur insensible ; il a sur-tout
prouvé, par une fort bonne dissertation sut un passage
d'Horace , qu'il avait le goût très-délicat et l'esprit trèsjuste.
Ensuite , si la Champmêlé était vaine , on ne voit
pas comment sa vanité ne pouvait étre flattée de l'amour
d'un poëte qui avait de grands succès , une grande
réputation d'esprit, et qui lui donnait de beaux rôles
où elle brillait : cela pouvait même aller jusqu'àflatter,
ou plutôt servir beaucoup son intérét. Enfin , Racine
était un fort bel homme ; et l'on sait qu'un jour
Mile Gaussin , obsédée devant Helvétius par les instances
ámoureuses d'un financier vieux et laid qui lui offrait
une forte somme d'argent , lui dit , en montrant Helvétius
: venez demain chez moi avec un visage comme
celui-là, et je vous donnerai le double.
Après cinq mortelles pages sur la liaison vraie ou
fausse de Racine avec la Champmêlé , on croirait que
M. Geoffroy n'en doit plus parler. Point du tout : cela
Jui tient si fort au coeur , qu'il y revient plus loin avec
la même justesse d'idées et la même force de dialectique.
Boileau dit àRacine' dans une lettre : « Ce ne serait pas
>> une mauvaise pénitence à proposer à M. de Champ
460. MERCURE DE FRANCE,
>>mêlé, pour tant de bouteilles de vin de Champa
>> gne qu'il a bues : vous savez aux dépens de qui. »
M. Geoffroy trouve , dans ce dernier passage , une nouvelle
preuve de l'indifférence de Racine pour la Champmélé.
Une plaisanterie faite par Boileau sur le mari ,
prouve en effet très-bien que Racine n'a pas été l'amant
de la femme. Si je voulais à mon tour tirer des conséquences
de ce passage , j'en induirais tout le contraire ;
car toutes ces bouteilles de vin de Champagne bues par
M. de Champmêlé , aux dépens de qui savait Racine,
l'avaient été probablement à ses dépens ; et l'on pourrait
croire , sans trop de malignité , qu'il n'avait fait boire
tant de vin de Champagne au mari , que pour qu'il
fermât les yeux sur la conduite de sa femine. Mais en
voilà trop sur cette oiseuse et ridicule discussion .
Passons à un objet plus grave, aux motifs de la conversion
de Racine. M. de Laharpe dit , à ce sujet , dans
la Vie de Racine, placée en tête de son commentaire :
« Il faut bien avouer aussi que les chagrins qu'il eut
>> à essuyer à l'occasion de sa Phèdre , ne firent que
>> hâter sa résolution de renoncer au théâtre , long-
>> tems combattue par son penchant , et que les scrupules
>> religieux l'emportèrent quand l'attrait du génie fut
>> affaibli par les dégoûts » . Ce qui semble prouver que
Racine céda moins d'abord aux conseils d'une religion
dont il avait depuis long-tems les principes dans le coeur,
qu'aux suggestions violentes et soudaines du dépit , c'est
qu'il voulut aller s'ensevelir dans un couvent de Chartreux
, comme depuis on a vu Lamotte aller cacher sa
honte et son chagrin à la Trappe , après la chûte d'une
petite pièce au théâtre italien. Voilà l'opinion générale ;
elle ne blesse ni la gloire de la religion , ni celle de Racine.
Il est reconnu que Dieu emploie souvent des moyens
humains pour parvenir à ses fins surnaturelles. M.Geoffroy
ne veut pas qu'il en ait été ainsi à l'égard de Ragine.
Enpareille matière , la vérité ne peut pas être exactement
connue , et l'erreur est sans inconvénient; il est donc
permis à chacun d'en croire ce que bon lui semble. Il
s'ensuit naturellement que , quelque opinion qu'on embrasse
, on ne doit point attaquer avec violence et dureté
l'opinion des autres. Mais M. Geoffroy n'avait garde de
JUIN 1808 . 461
業
négliger une si belle occasion de satisfaire à son penchant
pour l'injure. Le passage de l'Eloge de Racine ,
où M. de Laharpe énonce son sentiment un peu plus
oratoirement que dans le passage cité plus haut , est
traité de diatribe et de galimatias de rhéteur. Ceux qui
partagent ce sentiment , sont des hommes ivres de vanité
et d'ambition , fanatiques du théâtre , persuadés qu'il
n'y a rien de plus important et de plus admirable dans
lemonde, que des comédiens , et que le bonheur supréme
consiste dans les applaudissemens populaires . M. Geoffroy
prend à la lettre et répète en vingt manières ce que
Racine, dans sa profonde piété et son entier détachement
des choses de ce monde, dit de la gloire littéraire
et des travaux du théâtre. Vainefumée , gloriole, métier
d'assembler des syllabes harmonieuses et d'amuser une
poignée d'oisifs , frivolité , bagatelle , niaiseries , crime
enfin dont ilfaudra rendre compte à Dieu . Racine , dans
l'amertume de son repentir , pouvait parler avec ce ton
de mépris et de détestation , d'un métier où il avait acquis
tant de gloire. Mais M. Geoffroy n'est pas si coupable;
et , en vérité , ce langage est bien plaisant dans
la bouche d'un homme qui fait métier de juger des
pièces de théâtre , des comédiens et des comédiennes ,
etdefairela chronique des coulisses , et qui tout à l'heure
même vient de donner sur ces bagatelles , sur ces niaiseries
qu'a faites Racine, un énorme commentaire , sur
lequel il fonde l'espoir de son immortalité , ainsi qu'il le
dit dans sa Préface. Si la gloire de Racine n'est que gloriole
, et son talent quefrivolité , comment appellera-t-on
le talent et la gloire de M. Geoffroy? qu'en dira-t- il luimême,
quand il se sera converti et retiré du théâtre ?
J'ai dit que M. Geoffroy avait altéré ou mal interprêté
quelques-uns des faits relatifs à la vie de Racine ; je vais
en donner la preuve. « Racine , dit-il , était né avec
>> cette délicatesse , cette finesse de tact , cette politesse
>> et cette grâce nécessaires pour plaire à la cour.>>>
C'est en effet là l'idée qu'on a conservée des manières de
Racine ; mais personne ne s'était encore avisé de citer
àl'appui , comme fait M. Geoffroy, ce mot de Louis XIV,
voyant Racine et le marquis de Cavoye se promener ensembledans
les jardins deVersailles : Voilà deuxhommes
462 MERCURE DE FRANCE ,
:
que je vois souvent ensemble ; j'en devine la raison :
Cavoye avec Racine se croit bel esprit ; Racine avec
Cavoye se croit courtisan. Le mot est évidemment une
épigramme ; et quand le roi dit que Racine se croyait
courtisan , il ne voulait certainement pas dire qu'il eût
les manières nobles et aisées d'un courtisan , comme
l'infère M. Geoffroy : Racine le fils prétend que son père
n'était pas regardé par les fins courtisans comme bien
expert dans leur science , et il cite en preuvele motmême
de Louis XIV . Ce monarque dit aussi de Racine , qu'il
avait une des plus heureuses physionomies qu'il vit à sa
cour. Voici de quelle manière, grotesque M. Geoffroy
travestit ce mot : « Louis XIV, lui-même, le plus bel
>>homme de son siècle , cita un jour Racine comme un
>> des courtisans dont le visage lui paraissait le plus
>> agréable.>>>
Unjeune régent du collége des Jésuites mit en question,
dans une harangue latine prononcée en public, st
Racine était poëte et chrétien : an christianus ?an poëta?
et il prononça pour la négative. « Racine, dit M. Geof-
>> froy, fut très- sensible à cette insulte de la part d'un
>>>Ordre alors très-accrédité à la cour etdans le monde.>>>
Racine le fils dit formellement , au contraire, que le
chrétien nefit pas attention aux offenses que recevait le
poëte , et il rapporte , en témoignage , la lettre que son
père écrivit sur cet objet à Boileau ; lettre que cite aussi
Laharpe , dans sa Vie de Racine , et où l'on voit , dit-il ,
la plus profonde indifférence pour une injure véritablement
atroce. Cela est loin de cette grande sensibilité
dont parle M. Geoffroy. Quant on dénature ainsi les
faits , il ne faut pas laisser dire à son éditeur , qu'on a
fait une Vie de Racine plus exacte que toutes celles qui
ont paru jusqu'ici.
Racine fut enterré à Port-Royal , comme il l'avait
demandé par son testament. Un homme de la cour que
M. Geoffroy ne nomme pas , et qui était le comte de
Roucy, dit à ce sujet: Voilà ce que Racine n'eûtjamais
faitde son vivant. Il plaît à M. Geoffroyde trouver assez
obscure cette épigramme qui est fort claire.<<<Elle signi-
>> fie probablement, dit-il, que Racine , en bon courti-
>> san, n'eût pas voulu , de son vivant, donner cette
JUIN 1808. 463
<*>> preuve d'attachement à une maison très-suspecte au
>>>Roi , et regardée comme le boulevard dujansénisme.>>>
Vraiment, voilà ce qu'elle signifie probablement ! On
est bien heureux d'avoir un commentateur qui vous
explique ces choses-là.
hace au style de M. Geoffroy, dand
sa Vie de Racine; il est absolument le même que dans
ses Feuilletons. « Du tems de Racine , dit-il , les vers
» n'étaient point une denrée aussi courue et d'un débit
>> aussi avantageux qu'elle l'est aujourd'hui. >> On reconnaît
là sa prédilection pour les métaphores tirées du
marché , de la cuisine et de la table. « Les dernières
- >> éditions de Racine (je parle de celles publiées pendant
>> sa vie ) sont les plus défectueuses. >>>Ailleurs : <<<Dans
>> les meilleures éditions de Racine , spécialement dans
>> celle in-4° , publiée , etc.>> M. Geoffroy peut-il ignorer
que celles publiées et celle in-4° sont de grossiers solécismes?
On a prétendu que Racine, dans sa dernière
maladie , souffrant des douleurs atroces , avait demandé
s'il lui était permis de mettre fin à sa vie et à ses tourmens.
<< Racine, dit M. Geoffroy , était trop versé dans
>> lascience de la religion, pour n'avoir pas besoin de
>> faire une question semblable. >> Il faut trop versė.....
pour avoir besoin ; ou assez versé...... pour n'avoir pas
besoin. M. Geoffroy , lui-même, le sait bien; et tout ce
que j'en veux conclure contre lui , c'est qu'il a mis à
écrire sa Vie de Racine et son Commentaire , la même
précipitation , la même négligence , qu'à brocher des
articles sur le Pied de Mouton et la Queue du Diable.
Je n'aurai que trop d'occasions de le prouver dans la
suite de cet extrait.
Le Commentaire et les Feuilletons ne sont pas seulement
écrits du même style et du même ton , ils sont
encore dictés par le même esprit ; et cet esprit est celui
dudénigrement. Le commentateur n'a su louer Racine ,
qu'en lui immolant sans cesse Voltaire et les auteurs de
nos jours qu'il appelle ses disciples. Son animosité ne se
-borne point aux écrivains , elle s'étend à tout le siècle
qu'il gourmande et fronde à tout propos sous le rapport.
de l'éducation , des moeurs publiques et privées , des
opinions, des habitudes , des occupations, desplaisirs ,
464 MERCURE DE FRANCE ,
en un mot, tout ce qui compose la société. Sa mauvaise
humeur ne se contente pas d'attendre et de saisir les oc-
⚫casions de s'exhaler ; elle les va chercher au plus loin et
les amène de force. «Racine , dit M. Geoffroy,déclamait
>>les vers comme il les faisait : au talent de poëte , il joi-
>>>gult celui d'acteur; malayilit jamaic
>> tère par le métier d'histrion; il ne monta point sur le
>> théâtre , etc. >>> Certes , M. Geoffroy n'a pas prétendu sérieusement
louer Racine , en remarquant qu'il ne jouait
point la comédie; mais cette remarque devient un trait
détourné contre Voltaire qui se permettait cet amusement.
De peur qu'on ne s'y méprenne, l'auteury revient
cinq pages plus loin; et cette fois ,l'accusation estaussi directe
qu'elle est violente .<<Voltaire a honteusement vieilli
>> dans l'état d'histrion ; ..... mais on lui a pardonné de
>> n'être plus qu'un vieux et mauvais comédien , parce
- » qu'il était toujours un grand chef de parti. » C'est
bien là le langage d'une fureur aveugle . Je suppose ,
avec M. Geoffroy , que toutes les pièces de Voltaire ,
jouées à Ferney , fussent des rapsodies théâtrales , et le
rebut de la scène française ; quoique l'Orphelin de la
• Chine et Tancrède fussent du nombre de ces pièces : je
⚫suppose encore que Voltaire y jouât d'une manière ridicule
aux yeux même des Suisses , à qui il donnait la
comédie gratis ; quoiqu'il jouât , dit-on, d'une manière
très -noble et très-vraje le rôle de Cicéron dans Rome
sauvée : je demande ce qu'il y a de honteux à essayer ,
sur son propre théâtre , des pièces que l'on a composées .
Beaucoup de gens en France , depuis les simples particuliers
jusqu'aux premières personnes de l'Etat, s'amusent
à représenter les ouvrages d'autrui ; ils ne
croient pas pour cela vivre honteusement dans l'état
d'histrion; et ils seraientjustement surpris de s'entendre
appliquer cette dénomination devenue odieuse , que
l'on doit épargner même à ceux qui font de la comédie
une profession. M. Geoffroy parle toujours de ces dermiers
avec un mépris cruel. Il peut avoir à se plaindre
de quelques-uns; mais que diront ceux dont il n'a qu'à
se louer ?
Ce que Racine a fait de bien, et même ce qu'il n'a
pas fait de mal, devient toujours , comme je l'ai dit,
un
JUIN 1808.
DEPT
DE
LA
465
5.
un sujet de satire contre Voltaire ; mais M. Geoffroya
plus loin : il trouve quelquefois moyen de faire tourne
å la honte de Voltaire et à la gloire de Racine , ce que cen
l'an a montré de talent dans les occasions où l'autre en
a manqué. Racine dédia sa tragédie des Frères ennemis
au duc de Saint-Aignan , et lui adressa une épître dans
le goût du tems , remplie de flatteries outrées , et , il faut
le dire , peu spirituelles. Voltaire , comme on sait , excellait
dans ce genre. Voici la conclusion qu'en tire
M. Geoffroy : « Corneille et Racine , pleins de droiture
>> et de bonne foi , estimaient ceux auxquels ils dédiaient
>>>>leurs ouvrages ; et voilà peut-être la raison pour la-
>> quelle ils ne savaient pas les louer avec autant de
>>>grâce que Voltaire , qui méprisait ceux qu'il flattait. »
Les bornes de l'absurde sont certainement reculées par
cette inconcevable phrase , et je défie M. Geoffroy luimême
de les porter plus loin. AUGER.
( La suite au numéro prochain. )
ÉLOGE DE PIERRE CORNEILLE , Discours qui a obtenu
la première mention honorable , au jugement de la
Classe de la littérature et de la langue françaises ;
par RENÉ DE CHAZET , avec cette épigraphe :
Rome n'est plus dans Rome ; elle est toute où je suis .
SERTORIUS , acte 3 , scène 2.
A Paris , chez Lenormant , imprim.-libr. , rue des
Prêtres-Saint -Germain-l'Auxerrois , nº 17.-1608.
M. Chazet ouvre son Discours par un morceau de
celui que prononça le grand Racine , lorsqu'en qualité
de directeur de l'Académie française il répondit à Thomas
Corneille qui venait d'y prendre séance à la place
de son frère. <<<Où trouvera-t-on un poëte qui ait pos-
>> sédé à la fois tant de grands talens , l'art , la force , le
>> jugement , l'esprit ? Personnage véritablement né pour
>> la gloire de son pays , comparable , je ne dis pas à
>> tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellens poëtes
>> tragiques , puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce
>> genre elle n'a pas été fort heureuse , mais aux Eschyle ,
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
et
>> aux Sophocle , aux Euripide, dont la fameuse Athènes
>>>ne s'honore pas moins que des Themistocle , des Péri-
>>clès, des Alcibiade qui vivaient en même tems qu'eux . >>>
Ce fragment sert de corollaire au Discours de M. Chazet ,
et son Eloge de Pierre Corneille est le développement
le résultat de ce premier principe. On voit avec intérêt la
modestie d'un jeune littérateur s'étayer de l'opinion
d'un grand homme pour en louer un autre , et n'offrir
le nouveau jour qu'il va répandre sur les ouvrages et
les triomphes de Corneille que comme un reflet de la
lumière que Racine y a déjà versée. Mais l'auteur sait
aussi penser et écrire d'après lui-même , et il le prouve
dès l'exorde de cet Eloge, lorsqu'il nous retrace le chaos
dont Corneille créateur fit jaillir l'art dramatique qui ,
grâce à son génie , parut presque parfait à sa naissance .
Les ouvrages n'avaient alors ni un caractère parti-
>> culier ni une physionomie distincte : la comédie ne
>> savait rien imiter ; la tragédie était burlesque ; on y
>> remarquait le mêlange de tous les styles ; rien n'était
>> plus commun que de trouver, dans undrame héroïque,
>>> des strophes d'Ode ou des tirades d'Elégie ; le désordre
>> et la confusion régnaient dans l'art dramatique.......
>> Corneille paraît , et les ténèbres se dissipent : n'ayant
>> devant les yeux que des exemples à fuir , et pas un
>> modèle à consulter , il s'élève par la seule puissance
» desongénie; quand tous les autres suivent leur siècle,
>>> il force son siècle à le suivre; il trouve en lui-même
>> tous les secrets de son art , il l'ennoblit, le fait sortir
>> de l'enfance , et c'est auprès de son berceau que ce
>> grand homme lui élève un trône. » Le lecteur aura
sans doute remarqué cette expression : Quand les autres
suivent leur siècle , ilforce son siècle à le suivre. C'est
ce qu'on appelle une expression trouvée , parce qu'elle
ne pouvait être employée que pour Corneille , et ne convient
qu'à lui . Les traits fius et délicats ne sont pas étrangers
au pinceau de M. Chazet , comme il l'a prouvé dans
plusieurs de ses agréables bagatelles , et il a su en placer
sans inconvenance dans son Eloge de Corneille. Par
exemple , lorsqu'il nous peint le déchaînement des
poëtes médiocres ( et ils l'étaient tous alors ) contre le
succès du Cid, il nous dit : « Ce succès brillant , inoui
JUIN 1808. 467
>> jusqu'alors dans les annales du théâtre , devait éveiller
>>> toutes les haines , exciter toutes les jalousies. Corneille
> annonçait un talent trop extraordinaire pour ne pas
>> mériter des ennemis , et ils se présentèrent en foule ;
>> lettres anonymes , cartels , épigrammes sanglantes ,
>> rien ne fut épargné, c'était l'envie avec tout son cor-
>> tége. Les amis les plus intimes du poëte , ceux qui ne
> lui avaient jamais refusé leurs éloges , irrités de son
>> succès qu'ils désespéraient d'atteindre , se pronon-
>> cèrent contre lui en cette occasion ; tant il est vrai que
>> toute idée de prééminence révolte la médiocrité , et
>> que son systême habituel est de dire un peu de bien
>> de ses égaux , et beaucoup de mal de ses maîtres. >>> 11
faut avoir sondé les replis du coeur humain pour faire
une telle découverte. Cet aperçu est vrai, mais effrayant; il
dégrade même l'humanité, mais M. Chazet, par la mesure
de l'expression et la convenance du style , adoucit la sévérité
du résultat , et nous réconcilie un peu avec nousmêmes.
« Cet ouvrage tant critiqué , poursuit le pané-
>> gyriste , eut cent représentations, de suite ; et dans
>> toute la France , quand on voulait combler la mesure
>> de l'éloge , on disait : Cela est beau comme le Cid.
>> Corneille lui seul pouvait démentir une comparaison
>> aussi honorable en se surpassant lui-même , et il fit
>> jouer les Horaces. De l'une de ces pièces à l'autre , vous
trouvez l'intervalle immense ; songez qu'il a été fran-
>> chi par un géant. » Ici l'expression est grande pour
rendre une grande idée ; et la franchise du style semble
nous mettre en rapport avec la franchise du génie de
Corneille.
Nous ne suivrons pas M. Chazet dans l'analyse de tous
les chef-d'oeuvres que créa Corneille après le Cid et les
Horaces ; nous nous hâtons d'arriver à l'endroit de son
discours , où il retrace l'ascendant que Corneille prit sur
ses contemporains. « C'est à cette époque sur-tout que
>> l'auteur du Cid exerça la plus grande influence sur
>> son siècle. En créant à la fois sa langue et son art , il
>> avait donné une nouvelle direction aux idées , il avait
>> élevé les esprits et répandu les lumières. L'une de ses
>> ses pièces était un roman de chevalerie ; l'autre , un
>> traité de morale politique, et la troisième , la théorie
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
>> des gouvernemens ; c'étaient trois mines fécondes que
>> son instinct lui avait révélées , et les autres écrivains.
>> s'enrichirent de ses découvertes. Tous les genres d'élo-
>> quence se tiennent ; dans un siècle nouveau , un chef-
>> d'oeuvre est un appel à tous les talens; pareil à l'étin-
>> celle électrique , le feù sacré les enflamme , et le com-
> mencement de perfection dans un art se communique
>>> à tous les autres. C'est ainsi que Pascal , Bossuet et
>>>Boileau ont profité, pour leur style , des beautés et des
>> défauts de leurs prédécesseurs ; et le génie d'un poëte
>> tragique a foriné un moraliste pour la sagesse , un
>> vengeur pour le goût , et un orateur pour la chaire ;
» en un mot, aucun homme remarquable avant Cor-
>> neille ; tous ceux qui ont existé ne sont devenus cé-
>>>lèbres qu'après lui. Quelle preuve veut-on encore de
>> sa prodigieuse influence ? >>>
Quoique l'on pût combattre quelques-unes de ces assertions
qui sont trop généralisées , elles n'en sont pas
moins fines et ingénieuses, et prouvent que l'auteur a senti
son sujet. Mais le morceau le plus brillant de ce discours
est le résumé qui en forme,la péroraison. Ce morceau fut
couvert d'applaudissemens à la lecture publique et le
méritait. Nous allons le citer tout entier : « Après tant
>>>d'obstacles détruits , tant de succès obtenus , tant de vio-
>>>toires remportées , que pourrai-je ajouter à l'éloge de
>> Corneille?Rien, Messieurs , puisque je vous ai parlé de
>> tous ses ouvrages ; mais si chacun de ses titres, pré-
>> sentéisolément , vous a saisis d'admiration , que serait-
>> ce , si un résumé fidèle les réunissait dans tout leur
>>>éclat , et ne formait qu'un faisceau de tous ses lauriers?
>> Oui , vous serez , j'ose le dire , éblouis de sa gloire,
>> lorsque , rassemblant tant de rayons épars pour les
>> offkir ensemble à vos yeux , je vous dirai , sans au-
>>cunesprécautions oratoires : D'épaisses ténèbres cou-
>>vraient la littérature ; il a percé cette nuit profonde.
>> La tragédie n'existait pas; il a créé la tragédie ; et ,
>> l'asservissant à des règles sévères , il l'a rendue difficile
>> pour écarter les rivaux ; il a deviné par instinct une
>> route nouvelle ; il a fait dix chef-d'oeuvres en huit ans ;
➤ il a laissédes modèles dans tous les genres. Nous lui de-
> vous la première tragédie intéressante, et la première
-JUIN 1808. 469
» comédie de caractère. Il a fait plus , il a donné l'idée du
>> premier poëme lyrique dans Andromède , et du pre-
>> mier drame dans Don Sanche d'Arragon ; c'était pour
>> lui un besoin d'inventer. La France lui doit ses plus
>> grands écrivains ; il a excité tous les esprits , éveillé
>> tous les amours-propres , averti tous les talens ; poëte
>> dans toute l'étendue de ce titre honorable , philosophe
› dans la véritable acception du mot , il a illustré toutes
>> les vertus , il a écrit pour tous les peuples , et jamais
> on ne citera son nom , sans se rappeler qu'il a été le
>> premier comme le plus bel ornement de son siècle .
>>>Et quel siècle , Messieurs , que celui où les talens les
>> plus variés se confondaient dans cette Académie pour
>> la gloire de la France ! Supposez un moment que
>>> tous ces grands hommes dont nous voyons ici les
>> bustes immortels , et dont les ouvrages vivent dans
notre souvenir , rentrent dans cette enceinte illustrée
>> par leur génie. Supposez que vous voyiez reparaître
>> ce Racine , peintre brillant des passions ; ce Balzac
» écrivain élégant , l'un des créateurs de la prose fran-
>> çaise ; ce Pélisson , historien fidèle , le protégé de Fou-
>> quet surintendant , l'ami de Fouquet prisonnier ; ce
➤ Boileau , le législateur du Parnasse ; ce La Fontaine ,
>> le fabuliste de la nature ; enfin , supposez , Messieurs ,
>> que vous voyiez rentrer ici tous les arts se tenant par
» lamain;; il faut aussi vous représenter Corneille ou-
>> vrant cette marche triomphale , précédant tous les
>> talens , comme il a précédé son siècle , et recevant de
>> l'admiration publique le surnom de Grand , non-seu-
>>lement, nous dit l'auteur de Zaïre , pour le distin-
>> guer de son frère , mais pour le distinguer du reste
>>> des hommes . » Ce morceau nous paraît bien pensé.
Il est écrit avec chaleur et mouvement , et il termine
d'une manière éloquente cet éloge estimable. Ce n'est
pas que dans le cours de l'otivrage , il ne se trouve quelques
fautes de peu d'importance et faciles à corriger.
Quelquefois l'auteur se contente , même dans les endroits
soignés , du premier mot qui lui vient sous la
plume , pour esquisser , qu'on nous permette ce terme ,
sa pensée , et ne cherche plus celui qui pourrait lui
donner le dernier degré de force. Nous avons souligné
.
470 MERCURE DE FRANCE ,
quelques-unes de ces expressions répréhensibles. Mais
ces fautes n'ôtent rien au mérite réel de ce discours ; et
nous osons , par intérèt pour M. Chazet , l'inviter à faire
comme Le Sage et Piron , qui , parvenus à peu près
à son âge , renoncèrent aux succès trop faciles des
théâtres du second et du troisième ordre, pour se préparer
aux succès plus brillans de Gilblas et de Turcaret,
de Gustave et de laMétromanie. C'est la vraie gloire littéraire
qu'il doit maintenant ambitionner; et sonEloge de
Corneille , dont l'Académie française vient de faire une
si honorable mention , prouve qu'il peut un jour approcher
la palme de plus près , et même la cueillir. M.
VARIÉTÉ S.
1
SPECTACLES . - Académie Impériale de musique. -Dans
le dernier numéro , nous avons promis quelques détails sur
les opéras d'Aristippe et d'un Jour à Paris. Entretenir le
public d'ouvrages nouveaux douze jours après leur première
représentation , c'est annoncer que le parterre s'est plu
à confirmer son premier jugement. Commençons notre
revue par Aristippe .
Nicias , neveu de Polixène , faux sage , affectant le rigorisme
, aime Aglaure , élève d'Aristippe, dont la philosophie
consiste à jouir de tous les plaisirs : on conçoit que Polixène
s'oppose à l'union d'Aglaure avec Nicias ; mais ce philosophe
rigide se laisse séduire par les plaisirs que l'on rencontre
en foule dans la maison d'Aristippe : Polixène cède
d'abord aux attraits que lui offre la table ; bientôt après , il
tombe aux genoux d'Aglaure , qu'il ne connaissait pas , et
dont il devient amoureux. Après ces diverses preuves de faiblesse
, il ne peut plus s'opposer au bonheur de Nicias ; il
consent doncà ce qu'il épouse Aglaure , et lui-même renonce
à ses principes austères .
Ce sujet convenait parfaitement à l'opéra : on trouve dans
oe pays de féerie tout ce qui charme les oreilles et éblouit
les yeux , et Polixène en devient plus excusable d'avoir succombé
à des séductions si bien dirigées . L'Aristippe de
M. Giraud est un véritable opéra comique , et il serait à
désirer que le répertoire de l'Académie Impériale de musique
s'enrichît de quelques ouvrages de ce genre , qui re
JUIN 1808. 471
poseraient le public du grand opéra. D'ailleurs cet ouvrage
lyrique joint à un plan bien ordonné , le mérite du style .
Le Triomphe de Trajan et la Vestale ont rendu le parterre
plus difficile sur les vers qu'il ne l'était il y a dix ans; et si,
à l'avenir , les opéras sont écrits avec autant de soin , on ne
pourra plus dire avec Beaumarchais : Ce qui ne vaut pas la
peine d'être dit, on le chante .
La musique , qui est de M. Kreutzer , premier violon de
l'Académie Impériale de musique , a puissamment contribué
au succès de l'ouvrage ; elle est remarquable par l'union du
chant et de l'harmonie ; les choeurs sont savans et cependant
mélodieux , et plusieurs morceaux , parfaitement bien chantés
par Lays , ont été tellement goûtés par le parterre , que
nous ne doutons pas que bientôt on ne les chante dans tous
les salons . Dérivis , chargé du rôle de Polixène , l'a rendu
avec talent ; ce jeune acteur , doué d'un beau physique et
d'une belle voix , fait des progrès sensibles , et sera , dans
peu de tems , un des sujets les plus distingués de ce théâtre .
Théâtre impérial de l'Opéra- Comique.- La manière la
plus fructueuse de donner une leçon, c'est de mettre le précepte
en action ; et si l'on veut faire rougir unjeune fou de
sa conduite peu réglée , le spectacle de sa propre conduite
fera sur lui plus d'effet que les plus beaux axiomes de morale
. Ce moyen , employé par M. Etienne , lui a parfaitement
réussi dans le nouvel opéra-comique .
Le jeune St.-Romain , envoyé à Paris par son père pour
y terminer son éducation , emploie son tems à faire des folies
et des dettes. Son père l'apprend; il se rend à Paris avec
Pauline , jeune orpheline , qu'il destine à son fils ; à son arrivée
, au lieu de lui faire des reproches , il lui annonce que
son intention est de se fixer dans la capitale; il prend une
maison très-dispendieuse , donne un grand souper , et feint
de perdre cent mille écus au jeu. Le fils , frappé de l'esprit
de vertige qui semble s'ètre emparé de son père , ose lui
faire des représentations , et lui propose de retourner aux
champs ; c'est alors qu'il apprend que ce n'est qu'une leçon
qu'on a voulu lui donner. Il épouse Pauline , et re- nonce
à Paris.
Cette pièce a été fort applaudie et le mérite ; l'idée principale
est ingénieuse, elle amène des situations très-comiques,
et le dialogue renferme une foule de traits vifs et piquans
qui décèlent dans l'auteur un esprit d'observation dont ne
peut se passer l'homme de lettres qui travaille pour le
théâtre.
1
472 MERCURE DE FRANCE ,
Ce nouvel ouvrage , de M. Etienne, ne peut qu'ajouter à
sa réputation. La musique est fort agréable. On y retrouve
souvent le talent de M. Nicolo. On a sur-tout applaudi un
fort joli duo entre St.-Romain et Pauline , et un morceau
très-bien chanté par Elleviou.
Parodistes .
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation des
C'est une bonne idée que celle de mettre en scène les parodistes
, et de jouer à leur tour ceux qui jouent tout le
monde.
M. Godet , ancien marchand, et retiré du commerce ,
aime passionnément la tragédie ; Clémence sa fille, partage
d'autant plus ce goût , qu'elle aime beaucoup Valmont ,
jeune auteur tragique dont on doit le soir même représenter
le premier ouvrage. Mume Godet, au contraire , dédaigne le
pathétique et n'aime que le vaudeville ; elle voudrait donner
pour époux à sa fille , Folleville , parodiste intrépide qui , de
concert avec deux de ses amis , se propose de parodier Valmont.
Ces messieurs se réunissent à cet effet dans le salon de
Mme Godet ; mais au moment de travailler , ils s'apercoivent
que personne d'entr'eux ne connaît la tragédie. Il n'est pas
vraisemblable que de trois chansonniers qui se sont donné
rendez-vous pour faire une parodie , pas un n'ait pris la
peine de passer au théâtre pour faire connaissance avec
l'ouvrage aux dépens duquel ils veulent s'égayer. Une autre
scène qui m'a paru aussi manquer de vraisemblance , c'est
celle où Valmont , sans en étre trop pressé , déclare à
deux inconnus qu'il est l'auteur de la tragédie que l'on joue
dans le même moment. Dans la Métromanie , Damis , incertain
du succès de sa comédie , se garde bien d'avouer à
M. Francaleu qu'il est l'auteur d'un ouvrage dont il ignore
le sort .
Valmont est sur le
Cependant Valmont est assez complaisant pour réciter
plusieurs tirades à deux des parodistes ; Folleville , caché
dans un cabinet d'où il peut tout entendre , prend des notes ;
point de leur faire connaître son denouement
, lorsque Clémence arrive et l'envoie au jardin , lui promettant
tout bas de le rejoindre bientôt; et, restée seule
avec les trois parodistes , sous prétexte de leur fournir les
airs les plus gais , elle embrouille tout et les empêche de
travailler ; le tems de la représentation s'écoule ainsi ; Fierval,
directeur du théâtre chantant , vient annoncer le succès de
la tragédie , et dit à Folleville qu'il a engagé sa parole à un
parodiste plus expéditif que lui, et qui lui a déjà donné
JUIN 1808 . 475
àcompte quelques couplets malins : on découvre que ce parodiste
est Valmont lui-meme ; Mme Godet ne peut résister
aux prières de l'auteur couronné , et lui donne Clémence..
Ce vaudeville , que l'on a annoncé étre l'ouvrage de
M. Gassau , est semé de mots heureux , et quoique le nom
de l'auteur ne soit pas connu des habitués de ce théâtre , on
a remarqué beaucoup de facilité et d'esprit dans la manière
dont les couplets sont tournés . B.
NÉCROLOGIE.- La littérature vient de perdre B. Belleteste ,
âgé de trente ans , le dernier descendant de Guillaume de
Lorris. C'est une perte qui ne peut étre bien appréciée que
par ceux qui savent combien peu l'on cultive les langues
de l'Orient , et le mérite qu'il faut pour les posséder à fond.
Le savant que l'on regrette a donné des preuves de son talent
dans deux ouvrages inédits , traduits de l'arabe et du turc.
Ses connaissances et son zèle ont été fort utiles pour l'achèvement
de la grande carte d'Egypte , et pour l'impression
des Mémoires de la Commission des sciences et arts dont
il était membre. Une extrême modestie , un rare désintéressement
, et toutes les qualités du coeur qu'il réunissait
au même degré , rendent śa mémoire encore plus recommandable
et plus chère. Sa famille et l'amitié ont fait une
perte irréparable . E. J.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
ANGLETERRE. -Londres , le io Mai. - Quelques journaux
anglais contiennent le budjet mis sous les yeux
du parlement , le 11 avril dernier , par le lordPetty, chan
celier de l'échiquier. Les dépenses de la Grande-Bretagne
s'élèveront à 42,939,604 liv. sterling, et celles de l'Irlande
, à 5,653,170 liv. sterling. La banque a avancé trois
millions et demi. La taxe de guerre doit produire 20 millions
. Les droits d'entrée et de sortie ont éprouvé quelque
diminution . L'emprunt de cette année sera de 8 millions ,
et on fera une nouvelle émission de billets du trésor pour 4
millions. Les intérêts de ces billets et de l'emprunt s'élèvent
àune somme de 750,000 liv. sterling. Cette dernière somme
474 MERCURE DE FRANCE ,
sera fournie par les moyens suivans : annuités à court terme ;
somme disponible de 380,000 liv. sterling ; épargnes dans
les dépenses de l'administration, 65,000 liv. sterling; augmentation
de quelques taxes permanentes et épargnes dans
la perception , 125,000 liv. sterling; augmentation de quelqu
s branches du timbre , 200,000 liv. sterling : en tout,
770,000 liv . sterling.
« Quant au timbre , dit le chancelier de l'échiquier , les
lettres-patentes pour les dignités les plus éminentes n'ont
couté jusqu'à présent en Angleterre que 20 liv. sterling ,
tandis qu'en Irlande , un duc , un marquis , un comte paient
200 liv. sterling; un vicomte , 150; un baron , 100. Pourquoi
ne paierait-on pas sur le même pied en Angleterre ? >>>
M. Tierney se réserve de faire , à une autre occasion , une
eritique détaillée de ce budjet.
Après quelques discussions , la chambre accorda 726,000
liv. sterling , comme étant le surplus disponible du fonds
d'amortissement.
RUSSIE. - Pétersbourg , le 30 Avril. -S. M. I. voulant
rendre impossible toute communication quelconque entre
la Russie et l'Angleterre , vient d'ordonner qu'aucun batiment
venant d'un port anglais ne sera admis dans un port
russe, quand même ce bâtiment appartiendrait à une nation
amie , et ne serait chargé d'aucune marchandise. Tout vaisseau
qui n'aura pas reláché en Angleterre , pourra librement
entrer dans les ports de Russie , et exposer les productions
de cet Empire , à condition néanmoins que les maisons
de commerce auxquels ces bâtimens seront adressés , s'engageront
par écrit à ne point les renvoyer en Angleterre , et à
faire consigner leur cargaison dans quelque port d'une puissance
alliée de la Russie .
On vient de découvrir sur les rivages de la mer Blanche
une varieté nouvelle de la substance vulgairement nommée
verre de Moscovie , et par les minéragolistes , mica foliacé.
La variété connue que l'on emploie en guise de verre dans
une partie de la Russie , est nuisible aux yeux par sa couleur
d'un blanc très - éclatant ; la nouvelle variété est d'une couleur
grisâtre , quelquefois argentine ; en le mettant au-dessus
d'une impression ou d'une écriture très-fine , on lit de celle-ci
sans fatiguer les yeux le moins du monde. On en a apporté
ici des lames d'un pied et demi en carré. Elles contiennent ,
dit- on, quelques grains de muriacite ou soude muriatée
gypsifere .
- Du 7 Mai . La nuit dernière , un courier du général
Buxhowden a apporté à Pétersbourg l'importante nouvelle
JUIN 1808. 475
de la reddition de Sweaborg , effectuée le 3 mai , conformément
à la capitulation. On a trouvé dans cette forteresse
beaucoup de grosse artillerie ; et dans le port, 4 frégates et
plus de 100 bâtimens de la flotte suédoise. Le contre- amiral
russe Budisko s'est emparé de l'île suédoise de Gothland .
Du 12 Mai. - Le général Barkley de Tolly vient de recevoir
l'ordre de se mettre en marche avec sa division, forte
de 10,000 hommes , pour renforcer l'armée de Finlande .
ALLFMAGNE. Vienne , 15 Mai. -D'après un ordre de
S. M. l'Empereur d'Autriche , on n'admettra à l'avenir aucun
enfant dans une maison d'éducation , à moins qu'il ne soit
prouvé qu'il a eu la petite-vérole , ou qu'il a été vacciné .
Une petite-vérole d'une mauvaisse espèce s'étant manifestée
dans les faubourgs de Kænigsberg , la police a fait surle-
champ vacciner les enfans des maisons voisines qui ne
l'avaient point encore été , et elle a recommandé de nouveau
lavaccine comme l'unique moyen de se préserver de ce fléau .
BAVIÈRE.- Augsbourg , le 24 mai. La nouvelle constitution
bavaroise contient six titres , dont voici les principales
dispositions :
Le royaume fait partie de la confédération du Rhin .
Toutes les constitutions particulières , priviléges et corporations qui
existaient dans les différentes provinces , sont supprimés .
Tout le royaume a une seule représentation nationale ; il est gouverné
par les mêmes lois et administré d'après les mêmes principes .
Il y a un seul et même système de contribution .
La servitude est par-tout supprimée .
La noblesse conservera ses titres et droits seigneuriaux ; mais tous
sont assujettis aux mêmes charges que les autres citoyens .
Les nobles ne participent pas d'une manière particulière à la représentation
nationale , mais seulement en qualité de propriétaires .
Les mêmes dispositions ont lieu à l'égard du clergé.
L'état garantit à tous les citoyens la sûreté des personnes et des propriétés
, la liberté des consciences et de la presse , avec les restrictions
adoptées depuis plusieurs années .
La couronne est héréditaire parmi les måles de la maison régnante ,
d'après le droit de la primogéniture et la succession de ligne en ligne .
Les princesses sont pour toujours exclues du gouvernement ; elles ne
succèdent par leur descendance mâle , qu'après l'extinction totale des
mâles.
Les princes puînés n'auront pas d'immeubles , mais une rente annuelle
, dont le maximum est de 100 mille flor. Le maximum des
revenus annuels pour la veuve du roi est de deux cent mille florins ,
avec une résidence convenable,
476 MERCURE DE FRANCE ,
4
Tous les membres de la maison royale sont soumis à la juridiction
du monarque ; ils ne peuvent se marier sans son consentement.
La majorité est fixée à l'âge de dix-huit années révolues .
La loi pragmatique , relative à l'inaliénabilité des domaines de l'Etat ,
est confirmée .
Leministère se divise en cinq départemens , savoir : ceux des relations
extérieures , de la justice , des finances , de l'intérieur et de la guerre .
Plusieurs ministères pourront être réunis en la personne du même
ministre.
Les ministres sont responsables de l'exécution exacte des ordres
royaux et des atteintes qu'ils auraient pu porter à la constitution . Ils
adressent chaque année au roi un rapport circonstancié sur l'état de
leur département.
Il y aura , pour les délibérations sur les affaires intérieures les plus
importantes , un conseil intime qui , outre les ministres , sera composé
de douze à seize membres .
Le roi et le prince royal assistent aux séances du conseil intime qui
ost divisé en trois sections , savoir : celle de la législation civile et criminelle
, celle des finances , et celle de l'administration intérieure. Le
conseil intime n'a que voix consultative.
Dans chaque cercle , les électeurs nommeront parmi les deux cents
propriétaires , négocians et fabricans les plus imposés , sept individus ;
la réunion de tous ces individus forme l'assemblée générale du royaume .
Le roi nomme le président et les secrétaires de cette assemblée , qui
se réunit au moins une fois par an. Le roi la convoque et la dissout.
Il y a un seul tribunal suprême pour tout le royaume .
Le roi a le droit de faire grâce ; mais il ne peut jamais entraver des
informations commencées ou des procès portés devant les tribunaux ,
moins encore soustraire une partie à son juge naturel.
La confiscation des biens n'a lieu qu'à l'égard des déserteurs .
Il y aura pour tout le royaume un seul Code civil et un seul Code
criminel.
Une armée active est entretenue pour la défense de l'Etat et pour
l'exécution des obligations contractées pour la confédération du Rhin.
Les troupes seront complétées par la voie de la conscription militaire .
Dans les affaires criminelles et de service , les militaires sont soumis
àune juridiction particulière ; dans toutes les autres affaires , ils sont
subordonnés aux tribunaux civils ordinaires .
ROYAUME DE NAPLES . - Naples , 16 Mai. Onse rappelle
que l'ancienne cour, à l'approche de l'armée française ,
avait fait ouvrir tous les bagnes et mettre en liberté tous les
forçats ou galériens qui y étaient détenus , afin d'organiser le
meurtre et le pillage dans les diverses provinces de la monarchie.
Ces bandits ont été poursuivis , et une grande, partie
JUIN 1808. 477
est tombée entre les mains des troupes ; mais , pour achever
d'exterminer ceux de ces misérables qui ont échappé à la rigueur
des lois , un décret ordonne que les individus tirés des
galères avant que le tems de leur détention fût expiré , et qui
seront pris en délit dans l'intérieur du royaume , seront jugés
par une commission militaire , et punis de mort .
Voici un extrait de la seconde partie du rapport de S. Exc.
leministre de l'intérieur, sur la situation générale du royaume
pendant les années 1806 et 1807. La première partie concerne
l'administration militaire : celle- ci est relative à l'administration
intérieure.
« Le trésor public est le centre unique des recettes et dépenses . L'état
en est mis sous les yeux de V. M. tous les quinze jours .
>> On voit par les relevés qui ont été faits de ce registre , que chaque
mois de l'année 1807 a produit au-delà d'un million de ducats , dont
neuf dixièmes en argent , l'autre en denrées .
>> Un pareil résultat prouve que les ressources assignées par V. M. au
paiement des créanciers de l'Etat et de l'arriéré des services , suffiront
malgré l'extrême difficulté des circonstances dans lesquelles le gouvernement
s'est trouvé.
Ces ressources acquises , partie par la suppression de plusieurs ordres
religieux , et de quelques couvens dont les ordres subsistent encore , partie
par les produits du Tavoliere , n'ont eu aucune conséquence dangereuse .
Les opérations ordonnées par V. M. ont au contraire permis de fonder
dans la Pouille quelques colonies indigènes , et de rendre à la culture et .
àla circulation des biens considérables , sans nuire à la dignité du culte ,
et sans rien ôter à ses ministres vraiment nécessaires .
>> Un décret du 15 août 1806 , ordonna donc la formation , dans chaque
commune , d'une école primaire pour l'un et l'autre sexe ; les maîtres et
les maîtresses publiques , nommés par le décurionat , sont payés des fonds
de la commune , et doivent , au moyen de cette rétribution , apprendre
gratuitement à lire , à écrire et les premiers élémens des calculs .
>> Dix-huit écoles également gratuites ont été instítuées successivement
dans divers monastères de la ville de Naples , et douze autres pour les
filles viennent d'être fondées dans les conservatoires de cette capitale .
>> A la suite de ces colléges , des écoles spéciales ont été instituées par
cette même loi , telles que l'école militaire , fondée à Caserte , celle de
jurisprudence à Naples .
>> Le collége de Naples compte en ce moment plus de cent vingt
élèves. Les colléges de Sulmona , de Lucera , de Lecce , sont dotés et
donnent les mêmes espérances. Ceux des autres provinces vont l'être
incessamment .
>> L'Université des études a été rétablie sur un meilleur plan . Le
Musée minéralogique a reçu quelqu'accroissement. Les fouilles de
478 MERCURE DE FRANCE ,
Pompéïa ont été recommencées , et V. M. a décidé qu'elle ferait l'acquisition
de tous les terrains qui ensevelissent cette ville célèbre; en la
découvrant entiérement , elle aura la gloire d'exécuter ce qui jusqu'ici
avait été vainement demandé.
>> Le déroulement des volumes de Papiri a été repris , et se fait avec
une nouvelle activité. Le grand ouvinge sur les antiquités d'Herculanum
se continue , et l'Académie doit incessamment mettre au jour un
nouveau volume.
» Les beaux-arts ont , en même tems que les lettres et les seiences ,
attiré les regards de V. M. L'académie de dessin a été rétablie , et elle est
actuellement dans un état florissant. Le musée des tableaux et celui des
sculptures reçoivent un nouvel arrangement.
>> Les deux anciens conservatoires de musique sont réunis aujourd'hui
en un seul qui a reçu une meilleure forme. V. M. en a exclu , pour
l'avenir , les enfans qu'une coutume barbare privait de l'espoir de la
virilité , pour leur conserver un genre de voix que la nature a exclusivement
réservé à un autre sexe .
>> Les travaux publics ont , comme les lettres et les arts , déjà reçu
au moins une première impulsion .
>> Parmi ces travaux , les chemins qui sont le grand véhicule du commerce
et de la civilisation des peuples , ont tenu le premier rang. La
route de Calabre a été ouverte au commencement de l'année 1807 , de
Lagonegro à Cassano , elle se continue en ce moment jusqu'à Reggio ,
el établira bientôt , entre la capitale et les Calabres une communication
qui ne pouvait auparavant avoir lieu sans beaucoup de difficultés .
» V. M. a pris différentes dispositions pour ouvrir des routes dans les
Abruzzes et dans la province de Molise , et elle a appliqué à ces travaux
utiles le produit de plusieurs monastères supprimés ; ces mesures promettent
quelques succès pour l'année 1808 .
>> D'autres communications importantes ont été également entreprises
, telles que celles d'Avellino à Salerne , et se suivent avec
activité.
>> La route de Poggio-Realeet la montée de Capo - di- Chino ont été
reconstruites à neuf.
>> On a fait sur la route de Rome et sur celle de la Pouille les réparations
les plus urgentes , et rétabli plusieurs ponts sur d'autres routes .
>> L'ouverture de la route Napoléon , qui , de Secondigliano passe par
Miano , Capo-di-Monte , et vient pénétrer dans le centre de Naples ,
enmultipliant les avenues de la capitale , et en donnant un abord facile
àundes plus beaux sites du monde , pent déjà se compter comme une
grande amélioration et comme un ouvrage , lorsqu'il sera terminé , éga-
•lement utile et magnifique .
>> Plusieurs embellissemens ont été commencés dans la capitale. Le
nouveau Cours qui , de la place de Saint- Augustin , va en franchissant
par un pont de la rue de la Sanita , joindre la route Napoléon , s'avance
et donnera l'accès à des quartiers où l'on peut aujourd'hui à peine
arriver.
» Une somme de cent cinquante mille ducats a été accordée pour
terminer les bâtimens de Studj et de l'Albergo de Poveri.
>>>L'éclairage de la ville s'est exécuté avec rapidité et aux applaudissemens
unanimes de tous les amis de l'ordre et de la décence publique.
JUIN 1808 . 479
-
( INTÉRIEUR ) .
PARIS.
de Dantzick ; conformément aux décrets de S. M. l'Empereur
et Roi ; le coeur du maréchal de Vauban a été transféré
dans le mausolée qui lui avait été érigé vis-à-vis celui de
Turenne , sous le dôme de l'Hôtel impérial des Invalides .
Le 26 mai 1808 , jour anniversaire de la prise
Le coeur du maréchal de Vauban était place dans la salle
d'audience de l'Hôtel de la guerre, sous un buste du maréchal
, au milieu d'armes et de drapeaux pris à Dantzick et
dans les places conquises . Il y avait été déposé par M. Le Pelletier
d'Aulnay , ancien marechal-de-camp , arrière-petit- fils
du maréchal de Vauban , au nom et en présence des autres
membres de la famille du maréchal .
Une salve d'artillerie avait annoncé le matin la cérémonie
et le jour anniversaire de la prise de Dantzick. A midi , une
seconde salve ayant annoncé le départ du cortége , le coeur
dumaréchal de Vauban, porté par M. Le Pelletier d'Aulnay,
a été pose sur un char orné d'armes et de drapeaux pris à
Dantzick , et dans les autres places conquises par la Grande-
Armée.
Il a été reçu à la porte du dôme par M. le maréchal Serrurier
, gouverneur de l'Hôtel impérial des Invalides , à la
tète de son état- major et d'officiers invalides de toutes armes .
Le coeur du maréchal de Vauban ayant ensuite été remis à
M. le maréchal , gouverneur des Invalides , M. le maréchal
Serrurier l'a porté jusque sur le mausolée qui devait le recevoir
, accompagné de LL. Exc . les ministres et les maréchaux,
de la famille de Vauban, des militaires et autres personnes
du cortege. Le maréchal Serrurier a fait placer le coeur de
Vauban, la couronne et la médaille dans l'urne d'albâtre
qui termine la colonne funéraire . L'urne a été scellée sur-lechamp.
-Par décret rendu à Bayonne , le 18 mai 1808 , l'organisation
des comptoirs de la Banque de France est et demeuré
définitivement arrétée. En voici les dispositions principales :
Les comptoirs que la Banque établira dans les différentes
villes de l'Empire , seront sous sa direction immédiate. Ils
prendront le titre de comptoirs d'escompte de la Banque de
France.
Le fonds capital de chaque comptoir d'escompte sera fixé .
par le conseil-gén ral et fourni par la Banque .
Les comptoirs d'escompte rendront compte chaque semaine
à la Banque de leurs opérations .
Le bénéfice acquis par chaque comptoir d'escompte , sera
réglé tous les six mois , et porté au crédit de la Banque.
480 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808 .
Le taux de l'escompte dans les comptoirs est fixé provisoirement
à cinq pour cent l'an.
Le directeur et les administrateurs proposeront , lorsqu'ils
le jugeront utile et convenable , l'émission des billets , et
après avoir pris l'avis de la chambre de commerce. Le conseil-
général de la Banque déliberera sur cette proposition ,
sur la quotité de l'émission et ses coupures en billets de 250 fr.
et au-dessus. Sa délibération sera soumise au ministre des
finances .
La Banque de France aura le privilége exclusifd'émettre
des billets de Banque dans les villes où elle aura établi des
comptoirs.
Les actions de la Banque inscrites dans un comptoir d'escompte
, seront seules admises avec le cinq pour cent consolidé
, valeur nominale , pour la garantie additionnelle des
effets à deux signatures escomptés par le comptoir , conformément
aux art. 12 et 13 des statuts de la Banque .
Le cinq pour cent consolidé qu'on voudra affecter pour
la garantie additionnelle des effets à deux signatures à escompter
dans les comptoirs , sera transféré au nom de la
Banque de France.
Le dividende des actions de la Banque inscrites dans un
comptoir d'escompte , et les arrérages du cinq pour cent
consolidé transferé à la Banque pour la garantie des effets
escomptés par un comptoir , seront payés aux caisses du
comptoir.
L'administration de chaque comptoir d'escompte sera
composée ,
D'un directeur ,
De douze administrateurs au plus et de six au moins ,
suivant l'importance du comptoir ,
Et de trois censeurs .
Ils devront étre résidens dans la ville où le comptoir d'escompte
sera établi .
Les autres dispositions sont relatives à l'administration
antérieure de la Banque.
Le Poëme des trois Règnes , par M. Delille , que nous avons annoncé
dans l'un de nos précédens numéros devoir être publié incessamment
, chez M. Giguetet Michaud , sera aussi mis en vente au commencement
de juillet , chez MM. H. Nicolle ; et à Strasbourg , chez
MM. les frères Levrault. Cet ouvrage sera du même volume que le
Poëme de l'Imagination . Il s'imprime dans les mêmes formats , et les
prix en seront les mêmes.
DEP
ND
(N° CCCLX. )
( SAMEDI II JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
5.
cen
m
ELMONDE. - ÉLÉGIE .
Cunctæque profundum
Pontum aspectabant flentes .
On ! pleurez avec moi , pleurez le sort d'Elmonde !
Avide de trésors , Armand , son jeune époux ,
Lui vantait chaque jour les bords du Nouveau-Monde ,
Cette heureuse contrée en richesses féconde ,
Et bientôt il voulut franchir les flots jaloux.
Que ce fatal projet vint te coûter de larmes ,
O malheureuse Elmonde ! et de quelles alarmes
Lui-même en te quittant sentit nåvrer son coeur !
Que de fois il maudit un calcul séducteur !
Qu'il hésita long -tems , quand il vit sur tes charmes
D'un morne désespoir s'étendre la pâleur !
Enfin , il abandonne une épouse si chère ,
Et, montant le vaisseau d'un avare étranger ,
Vers les sources de l'or , dans un autre bémisphère ,
Au prix de tous ces biens que le sage préfère ,
L'ingrat alla poursuivre un bonheur mensonger .
Du pilote long-tems la sagesse éprouvée
Ou vainquit ou trompa les fougueux aquilons ;
Mais du sein de Pabîme une trombe élevée
Sur le vaisseau d'Armand roule en noirs tourbillons ;
Elle éclate ; et la mer dans ses affreux sillons
Hh
482 MERCURE DE FRANCE,
Reçoit l'infortuné dont l'heure est arrivée.
Sa bouche froide et pâle , accusant le destin ,
Veut s'entr'ouvrir encor pour appeler Elmonde .
Vains efforts ! sa voix meurt ; et sous le flot qui gronde,
Il se débat , s'épuise , et disparaît enfin .
On ignora d'abord ce funeste naufrage :
Mais lorsque ses amis , par des voeux superflus ,
Loin de lui s'efforçaient de détourner l'orage ,
Un débris du vaisseau , jeté sur le rivage ,
Leur apprit que déjà l'imprudent n'était plus .
Hélas ! depuis ce jour à jamais déplorable ,
Sa gémissante épouse , en proie au désespoir ,
Seule , à travers le calme et les ombres du soir ,
Vient contempler la mer , la mer impitoyable .
Un délire pensif agite sourdement
Son coeur , toujours rempli du malheureux Armand.
Au sommet d'un rocher , sa retraite ordinaine ,
Elle s'assied ; et là , si la brise légère
Jone avec ses cheveux et ses longs vêtemens ,
Le même lieu , dit-elle , a vu tous mes tourmens ,
Quand mon époux monta cette nef étrangère ;
Et le même zéphyr effleurait l'onde amère ,
Quand il partit , malgré mes noirs pressentimens .
Alors , interrogeant les échos de ces rives ,
Où le soir les surprit ensemble tant de fois ,
Au bruit sourd de la vague elle mêle sa voix ,
Et murmure en pleurant des paroles plaintives .
Souvent , lorsque des nuits la chaste déïté
Prête aux navigateurs sa douteuse clarté ,
Vers ce ciel , qu'un moment respectent les orages ,
I'infortunée élève un regard affligé ,
Et le påle croissant , porté sur les nuages ,
Lui semble un frèle esquifà demi-submergé.
Ainsi tout vient nourrir sa douleur solitaire ,
Et la mer n'offre plus de tranquilles beautés ,
Plus de rians lointains , qu'à ses yeux attristés
Le malheur aussitôt ne transforme ou n'altère .
De l'aube ou de Vesper les tableaux inconstans ,
La pompe de l'été , les charmes du printems ,
Tout fait couler ses pleurs , tout aigrit sa misère ,
Et toujours ses regrets restent vainqueurs du tems.
Mais le dirai-je , hélas ! que devient Pinsensée
Quand l'aquilon mugit, quand la mer courroucée
JUIN 1808. 483
Annonce aux nautonniers l'approche des hivers !
Alors , malgré la neige et la rigueur des airs ,
Malgré l'épaisse nuit qui couvre la campagne ,
Eperdue , elle sort sans guide , sans compagne ,
Elle sort ; et préfère au logis protecteur
Des bois ou des rochers la ténébreuse horreur .
Il semble que le bruit des vagues en furie ,
Les sifflemens du nord à travers les forêts ,
Lui rendent plus présente une image chérie ,
Et de cette ame en deuil exaltent les regrets .
Comme une ombre à jamais du cercueil exilée ,
Et que poursuit partout la colère du sort ,
Voyez-la s'avancer tremblante , échevelée ,
De ces bois au rivage , et du rivage au port.
•En vain pour s'eloigner elle tente un effort ;
Par un sombre penchant en secret rappelée ,
Elle revient toujours vers ce funeste bord :
Toujours elle y demande , elle y cherche sans cesse
Les restes de l'époux que pleure sa tendresse.
Et si dans l'horizon , un éclair égaré ,
Des vagues un instant lui découvre l'abîme ,
Elle croit entrevoir son phantome adoré ,
Et sourit en nommant cette chère victime.
Le long de ces écueils au loin retentissans ,
Il lui semble par fois ouir sa voix touchante ;
La tempête s'éloigne , et de plaintifs accens ,
Promenés dans les airs sur l'haleine des vents ,
La remplissent encor d'amour et d'épouvante.
C'est ainsi que , toujours abusée en ses voeux ,
Elle oublie à la fois sur ce triste rivage ,
Les frimats que l'hiver suspend à ses cheveux ,
Et les gouffres cachés dans un terrain fangeux ,
Et ses habits trempés par les eaux de l'orage.
Souvent même , tandis qu'un souvenir amer ,
Seul , de tout autre soin détourne sa pensée ,
L'aurore la retrouve immobile , glacée ,
Et le regard sans cesse attaché sur la mer.
Oh ! pleurez avec moi , pleurez le sort d'Elmonde ,
Et ses nuits sans repos, et ses jours sans bonheur.
Les orages de l'air , les tempêtes de l'onde ,
N'égaleront jamais le trouble de son coeur .
S. E. GÉRAUD.
Hh2
48 MERCURE DE FRANCE ,
A L'OMBRE D'UN AMI.
AMI sensible et vertueux ,
Que n'avaient éloigné mon deuil , ni ma misère,
S'il est vrai , comme je l'espère ,
Que notre ame , après nous , habitante des cieux,
Du haut de ce séjour heureux ,
Aceux qu'elle a chéris ne soit pas étrangère,
Dehérain, bénis les saints noeuds
Qui , depuis ton trépas pour moi si douloureux ,
De ta famille ont fait ma seconde famille .
Vois ton épouse , objet de ma constante ardeur ,
Sans m'en donner le nom, m'adopter pour sa fille ,
Et tes enfans m'aimer comme on aime une soeur.
Vois-nous , loin des regards profanes ,
Sur ta tombe essayer de jeter quelques fleurs ;
Entends- nous , évoquant tes månes ,
Nous instruire d'exemple à devenir meilleurs .
Vois l'aîné de tes fils , jeune amant de la gloire ,
Des Cicérons Français perçant le noble essaim ,
Tout plein de ton esprit , juver à ta mémoire
D'être un père pour l'orphelin:
Vois son tendre et modeste frère ,
Applaudissant toujours à ses heureux essais ,
Mais craignant pour lui les excès
D'un travail trop constant , et sur-tout trop austere
Abaisse tes regards émus
Sur ta fille en sa fleur , loin d'un frivole hommage ,
Au berceau de ses fils consacrant son veuvage :
Jouis de leurs rares vertus .
Que ton ombre , sans cesse à leurs côtés errante ,
Ainsi qu'à leurs regards , à leurs coeurs me présente ,
Comme l'être après toi qui les aima le plus.
Ah! je n'en doute pas , ombre auguste et chérie ,
Tu leur as inspiré d'adoucir mes malheurs :
Tu daignas me choisir pour essuyer leurs pleurs:
Qui , toi-même serras la chaîne qui nous lie.
Eh bien, cette chaîne par moi
Avec un doux orgueil sera toujours portée ;
Mais si , gardant aux tiens mon amour et ma foi ,.
Je dois de leur amour être déshéritée ,
Appelle-moi soudain vers toi .
Par Mme DUFRRNOY.
JUIN 1808 . 485
1
ENIGME.
Nous sommes deux qu'on met ensemble ;
Ce n'est pas un bonheur , ce semble ;
Car en tout tems notre union
N'opère que division.
LOGOGRIPHE.
SOUVENT d'une fraîche tonnelle
Mes rameaux verts font l'ornement .
Ailleurs , par les yeux d'une belle
J'éblouis les yeux d'un amant.
Ma puissance est douce et cruelle ,
Et l'on me trouve doublement ,
Dans cette princesse infidelle ,
De qui la coquette prunelle
Des chrétiens pervertit le camp ,
Et dont la science puissante ,
Au milieu d'un arbre enchanté
Plaçant l'ombre de son amante ,
Fit fuir Tancrède épouvanté.
Si tu fais mon anatomie ,
J'enferme en six pieds seulement
Ce qui peut t'arracher la vie ,
Ce que tes pieds font très-souvent ;
Un vaste et perfide élément ;
Ce qui peut servir à le fendre ;
Ce que tu veux en vain comprendre ,
Et que tu possèdes pourtant ;
Un vaisseau qui sauva le monde ,
Lorsque des eaux du firmament
Dieu couvrit la machine ronde ;
Un fils par son père maudit :
Devine , Lecteur , j'ai tout dit.
P. CHABOISSEU.
486 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE .
ESPÈRE , ami lecteur , que tu me connaîtras.
L'article indéfini fait mon premier partage ;
Mon second au piquet donne de l'avantage ;
Mais pour nommer mon tout il faut qu'il ne soit pas.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Hôtel- Dieu .
Celui du Logogriphe est Chevalier ( errant , et Chevalier ( oiseau de
passage , amphibie ) , dans lequel on trouve Cheval , Chèvre , Lièvre ,
etVer.
Celui de la Charade est Dé-coudre .
LITTERATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÉLANGES . )
ELVINGE ,
Anecdote du treizième sièole ( 1 ) .
Elvinge et Almir, unis par l'amour le plus tendre, s'étaient
promis leur coeur et leur foi. Almir demanda la main de
celle qu'il regardait déjà comme son épouse. D'Olban , père
d'Elvinge , avait porté ses vues ailleurs : il rejeta la demande
d'Almir , et défendit à sa fille de le revoir jamais. Almir au
désespoir entretint en secret Elvinge ; il lui ouvrit son coeur
navré de tristesse. « Puisqu'il me faut tout perdre , dit-il ,
>> j'y suis résolu ; j'abandonne ma patrie , et vais chercher
>>la mort , au service de quelque prince étranger. >> Elvinge
désolée eut en vain recours à la prière ; en vain elle fit
parler la douleur la plus touchante; rien ne put détourner
(1) Je crois devoir prévenir le lecteur que l'anecdote suivante n'est
malheureusement pas une fable , un rêve pénible de l'imagination . La
tradition en conserve le souvenir dans le pays qui en fut le théâtre ; et
je répondrai comme Destouches à ceux qui pourraient croire les détails
exagérés : « J'ai souvent altéré la vérité , pour mieux sauver la vraisemblance,
»
JUIN 1808 . 487
Almir de ce funeste dessein. L'infortunée prend une de ses
mains , l'arrose de larmes , la pose sur son coeur , et le regardant
avec tendresse : « Almir ! dit-elle , parlez ; que puis-
>> je ? ..... Me suivre , s'écrie-t-il en l'interrompant', venir
>> loin d'un père cruel qui sacrifie son sang à ses caprices ,
>> serrer à la face du ciel des noeuds formés par la nature.
>>Elvinge ! ajouta-t-il avec véhémence , nous sommes nés
>> l'un pour l'autre ; tu peux me trahir , mais non pas m'ou-
>> bier : tu seras coupable et malheureuse ; et tu te repro-
>> cheras ma mort. » Sa voix s'étouffa dans les sanglots ; il
se tut , et semblait agité de sourdes convulsions. Elvinge
qui, à la proposition de s'enfuir , d'abandonner sa famille
avait repousse avec terreur la main d'Almir , était demeurée
en silence et comme anéantie. La voix de la nature et le
cri de l'amour épouvantaient et déchiraient son ame : et
dans ses yeux égarés se peignaient tous les combats de son
coeur. Enfin elle accourt avec violence , reprend la main
d'Almir sans proférer une parole , et ils fuient ensemble à la
faveur de la nuit. Le lendemain , au pied des autels , ils se
promirent la foi qu'ils s'étaient si souvent jurée ; ils serrèrent ,
au nom du ciel , les noeuds secrets d'un hymen que le ciel
refusa de bénir.
D'Olban , instruit de l'enlèvement de sa fille , fit courir
de toutes parts à sa poursuite. Elle fut découverte , arrêtée ,
et reconduite à la maison paternelle. En vain Almir a voulu
la défendre : blessé , et succombant sous le nombre , il l'a
vue arrachée de ses bras tout sanglans , et entraînée par ses
ravisseurs .
Tremblante , et la mort dans le coeur, elle parut devant
un père irrité . Elle eut à soutenir le poids de son courroux
inflexible , et le mépris de l'auteur de ses jours , plus affreux ,
plus cruel mille fois que tous les emportemens de sa colère .
Cet homme implacable et altier versait sur son déshonneur
des larmes de rage , et jurait aux yeux de sa fille la mort
sanglante de celui qu'il appelait son suborneur. Almir ,
averti en secret par Elvinge , et cédant aux prières de l'amour,
feignit ses blessures mortelles : et , vivant dans une obscure
retraite , il fit , peu de tems après , répandre le bruit de
sa mort .
Cependant la jeune épouse d'Almir portait dans son
sein un fruit de leur secrète union. La crainte de ne pouvoir
long-tems dissimuler son état aux yeux de sa famille,
changeait en la plus cuisante amertume la douceur d'être
mère , et de donner à son époux un gage de leurs malheu
488 MERCURE DE FRANCE ,
reuses amours. Elle sentait augmenter son trouble en avançant
dans sa grossesse ; les regards d'un père la faisaient
rougir ; et sa crainte seule l'eût trahie. Elle prétexta le besoin
de sa santé que les chagrins avaient dès long-tems altérée ,
et demanda de se retirer à la campagne , chez une amie
de sa mère , la confidente de ses peines et l'unique soutien
qui lui restat dans son malheur. Elle en obtint le consentement
de son père , qui , se croyant assuré du trépas d'Almir
, ne voyait plus de danger à satisfaire ses voeux.
C'est-là que , dans la retraite et le secret , Elvinge mit au
monde un fils , l'image de son époux , et qui devait lui
coûter si cher. Elle y coulait ses jours auprès de son berceau;
elley voyait croitre dans l'ombre ce fruit d'un amour
persécuté ; elle le nourrissait de son lait , et souvent l'arrosait
de ses larmes. Favorisé par la nuit , Almir osait quelquefois
pénétrer dans sa retraite . Il recevait alors des mains
d'une épouse ce gage des plus tendres feux ; ensemble ils
le couvraient des plus douces caresses , et ils déploraient
le malheur qui semblait présider à sa naissance. « Cher
>> enfant ! disait Elvinge avec cet accent de l'ame qu'on
» n'entendit jamais sans émotion , vis plus heureux que ta
>> mère ! puisse le sort cruel qui m'a poursuivie ne pas re-
>> tomber sur tes jours ! » Almir , ému , hors de lui-même ,
la serrait alors dans ses bras ; et il s'accusait amèrement de
leur commune infortune. Elvinge le consolait avec doueeur
; elle bénissait l'auteur si cher de ses maux , et répondait
à sa douleur par un sourire mélé de larmes .
Huit mois s'étaient ainsi écoulés depuis la retraite d'Elvinge.
Avertie d'avance lorsqu'il devait arriver quelqu'un
de sa famille , elle avait soin de faire emporter son fils. Un
jour, Almir venait de la quitter ; il sortait à peine ; elle
reconnaît sa voix mèlée aux cris de fureur , et aux menaces
de son père : elle croit entendre un cliquetis d'armes. Son
coeur se trouble, elle ne voit plus que l'image de son époux
inumolé par la main de son père. « Almir est perdu ! il est
perdu, malheureuse !>>> répète-t-elle avec désespoir.Un frisson
la saisit , sa raison s'égare ; elle n'est plus à elle ; elle ne
sait plus où elle est. Un bruit se fait entendre à la porte;
c'est son père ; où fuir ? où se cacher ? comment-dérober
a sa vue cet enfant qu'elle tient dans ses, bras ? Une croisée
ouverte s'offre à elle , prête à s'y précipiter elle-même ,
elle y jette , dans son trouble , son malheureux fils....
Effrayée de son crime , elle revient à elle , elle recule ,
et pousse un cri d'horreur. La porte s'ouvre ; son père paJUIN
1808. 489
i
raît; il la voit tressaillir , et tomber évanouie à ses pieds .
Il s'écrie , on accourt , on s'empresse autour d'Elvinge ; on
l'inonde de liqueurs spiritueuses ; ses yeux se r'ouvrent à
regret ; immobile , et sans proférer une plainte , elle est
plongée toute entière dans l'affaissement du désespoir. Ses
douleurs renaissent enfin avec ses forces. Alors , sous différens
prétextes , en voyant tous ceux qui l'entourent lui
chercher des soulagemens , elle les écarte; elle se voit seule ,
s'échappe , et court d'une démarche égarée et tremblante
chercherle corps de son fils. Elle le trouve sanglant et écrasé
sur la pierre .... A cette vue son coeur se soulève , ses genoux
fléchissent ; elle est près de retomber dans l'évanouissement
dont elle vient à peine de sortir ; mais faisant un effort sur
elle-même , elle se surmonte; elle prend dans ses bras ces
restes glacés , les presse sur son sein , y colle avec fureur
son visage ,les inonde de baisers et de larmes ; et , les enveloppant
ensuite de ses vêtemens , elle marche à pas précipités
vers la ville prochaine .
Elle arrive ; elle court chez les juges , assemblés en ce
moment , pâle , échevelée , tremblante et rouge du sang de
son fils. Alors découvrant à leurs yeux ces tristes restes :
« Cet enfant , s'écrie-t-elle d'une voix égarée , cet enfant ,
» c'est le mien ! son meurtrier , c'est moi ! Juges ! faites
>>votre devoir: punissez mon forfait; .... vengez une mère ! >>>
A ce spectacle , à ce discours insensé , les juges se regardaient
entre eux en silence , immobiles et muets d'horreur.
Elvinge poursuit , elle s'accuse ; et taisant avec soin toutes
les circonstances de son crime qui le devaient excuser , elle
enoffre auxjuges toutes les preuves ; elle implore la sévérité
des lois , et la mort qu'elle a méritée.
Le père d'Elvinge entre en ce moment : s'étant aperçu
de sa fuite, il en avait suivi de près les traces . Il entre , il
voit , quel spectacle pour les yeux d'un père ! Sa fille dans
leshorreurs du désespoir , s'accusant elle-même d'un crime
atroce , et en offrant pour témoignage le corps sanglant de
son fils . A l'aspect de son père , Elvinge tressaille ; elle
détourne la vue et se couvre le visage. Il approche , elle
veut fuir , et tombe à quelques pas sans connaissance. Revenue
à elle , elle demande qu'on éloigne son père. Il part ,
le désespoir dans le sein , détestant , mais trop tard , ses
rigueurs meurtrières , et maudissant le ciel d'avoir trop vécu.
Les juges cependant s'informent de la vérité du récit
d'Elvinge ; elle leur est confirmée. Ils soupçonnent , il est
vrai , la plupart des circonstances qui devaient exeuser son
1
490 MERCURE DE FRANCE,
crime aux yeux des hommes , mais qui ne pouvaient le
justifier devant la loi. Leurs doutes furent bientôt éclaircis ,
et ils virent avec effroi la vérité toute entière .
Le bruit du malheur d'Elvinge s'était répandu de toutes
parts. Almir en est instruit , il ne peut le croire ; il accourt :
tremblant , égare , il demande son épouse. On la tire de sa
prison pour lui étre confrontée. A la vue de cette beauté
si chère , aujourd'hui défigurée par le remords , et ternie
de la paleur du crime , Almir se sentit glacer , et un frisson
subit courut partout son corps. Revenu de son saisissement ,
il veut s'élancer dans les bras d'Elvinge. « Arrête ! s'écrie-
>>t-elle éperdue , arrête ! ce n'est plus Elvinge que tu vois ;
>>ce n'est plus ton amie , ton amante , ton épouse ; c'est le
>>meurtrier de ton fils..... Fuis une infortunée qui mérite
>> la mort et qui l'implore. Déments des noeuds trop peu
>> secrets , et que l'opprobre de mon supplice ne rejaillisse
>>point sur ton front..... Oui , reprit-elle d'une voix éteinte ,
>> oui , je l'ai méritée cette mort pleine d'ignominie. Que
>> tous les hommes me haïssent ; qu'ils couvrent ma tombe
>>de malédictions et d'opprobres ; .... mais , Almir ! .....
>>rappelle-toi .... Hélas ! tu sortais de mes bras ! J'entends
>> ta voix ; un père , des cris , un bruit d'armes; je crois te
>>voir sanglant , déchiré ; mes yeux se troublent , ma raison
>> se perd..... Dieux ! ô Dieux ! Non; je n'acheverai pas ....
>>Tu le sais , j'aurais donné mille vies pour un seul jour de
> mon fils ! .... Almir ! nos vertus font quelquefois nos
>> crimes.... Le crime doit s'expier. >> A ces mots , l'attendrissement
se mêlant au désespoir où elle était abimée , ses
larmes coulèrent abondamment ; et ne pouvant soutenir la
vue d'Almir , elle demanda d'ètre reconduite au cachot.
Cependant s'instruisait cette horrible procédure qui devait
livrer au bourreau la vertu coupable du crime , si l'on
peut nommer crime un malheur , le plus affreux pour celle
qui s'en accuse , où sa raison n'a point eu de part , et
qu'elle aurait prévenu , par mille morts , si une destinée
implacable n'en avait autrement ordonné. En vain un déplorable
père employa tout son crédit pour la sauver ; en
vain un époux plus sensible fit jouer tous les ressorts que
lui suggéraient sa tendresse et son ame au désespoir ; les
juges frémissaient de terreur , mais la loi commandait ; elle
proscrivait Elvinge ; il fallut obéir. Ils lurent en pleurant
la sentence ; Elvinge fut condamnée à la mort.
Comment peindre la désolation de sa famille , celle d'un
père écrasé sous le poids de la douleur et du remords ?
JUIN 1808. 491
Elvinge en fut témoin ; elle vit couler leurs larmes amères ,
et leurs gémissemens vinrent percer encore son coeur navré
de toutes parts. Ils reçurent ses adieux touchans , ils recueillirent
ces mots , sortis d'une bouche si chère , qui s'allait
fermer pour toujours. « Pardonnez , dit - elle , mon père ,
>> pardonnez si j'ai pu souiller un sang que vous m'aviez
>> transmis sans tache! Fatalégarement de lapassion ! erreurs
>> coupables de la jeunesse ! dans quel abîme vous m'avez
>>précipitée ! J'osai vous désobéir , mon père ; c'est-là mon
>> crime , ce fut celui de ma volonté. Le ciel m'en a punie en
>> rendant ma main parricide. Hélas ! l'avais-je mérite ? Est-ce
>> au forfait à punir le crime ? est-ce au sang de l'innocence à
>> l'expier ? O mon fils ! mon fils ! .... ô mon père ! oubliez
>> ma douleur , mon crime , ma vie et ma mémoire désho-
>> norée. Une soeur plus chérie sera l'appui de vos vieux
>>jours : qu'elle vive sage et heureuse ; qu'elle fasse oublier
>> à son père que j'ai vécu pour le malheur , et que j'ai pu
>>mourir coupable ! >>>
Un père , une soeur éplorée se précipitaient tour à tour
dans ses bras : elle recevait avec douceur leurs embrassemens,
et les couvrait, en sanglottant , de baisers et de larmes .
Maintenant assurée de mourir , elle sentait se calmer l'horreur
d'un crime involontaire , qui allait être si cruellement
expié , et ne craignait plus d'abandonner son coeur aux mouvemens
de la nature.
Mais les droits du sang , de l'amitié pouvaient-ils effacer
dans cette ame sensible les droits non moins sacrés et plus
tendres de l'amour ? Ses yeux , avant de se fermer , cherchaient
avec inquiétude celui qui lui avait été si cher ,
celui qui devait faire le bonheur de sa vie , et qui , par
la plus horrible destinée , avait causé tous ses malheurs.
Almir ne paraissait point : qu'augurer de son absence ?
abandonnait-il son épouse au moment de la perdre pour
toujours , au milieu des apprêts de son supplice ? Elvinge
ne peut soutenir cette idée : elle demande Almir ; tout se
tait autour d'elle . L'infortunée entendit trop bien ce silence .
Almir succombant à son désespoir , était couché sur un lit
de souffrance dont il ne devait sortir que pour aller au
tombeau. Alors la malheureuse Elvinge sentit avec horreur
que si sa main avait commis un crime , trop justifié peutétre
par l'égarement de sa raison , elle en avait commis un
bien funeste à tout ce qu'elle aimait au monde en cherchant
à l'expier dans les tourmens. Cette réflexion était
déchirante ; Elvinge en fut accablée , elle sentit se réveiller
plus amères toutes les angoisses de son coeur.
1
492 MERCURE DE FRANCE,
Bientôt l'heure du supplice arrive ; Elvinge fut conduite
à la mort. Un immense concours de peuple remplissait la
place publique . Ala vue de cette beauté douce et touchante,
prête à périr dans les tourmens , ils plaignaient sa cruelle
destinée,tant de grâces livrées aux supplices , tant de jeunesse
condamnée au tombeau. Plus calme en présence de
la mort , elle s'avance à l'échafaud comme vers un asyle ,
où devaient finir les orages de sa vie , ou son coeur , dans
un sommeil éternel , devait trouver l'oubli de ses souffrances.
C'est-là qu'après avoir regardé le ciel , elle prononça ces dernières
paroles :
<<Peuples , j'étais née pour la vertu , et j'expire sur l'écha-
>> faud, coupable d'un parricide ! Le crime fut toujours loin
>> de mon coeur , et ma main s'est souillée d'un crime qui
>> fait frémir la nature ! J'aurais racheté de mille vies une
>>larme de mon fils , et je meurs couverte de son sang ,
» Oh ! quel homme assez vertueux pourra dire , je vivrai
>> exempt de crime ? qui peut toujours répondre de sa raison !
>> comme il peut s'assurer de son ame? La mieune était douce
>> et pure, tous les sentimens droits et honnètes avaient germé
>> dans mon sein ; et mes jours coulaient dans l'innocence.
>>Un instant d'erreur me précipita dans l'abîme : les plus
>> saintes affections que puisse nourrir le coeur de l'homme
> m'ont conduite au plus noir des forfaits. L'heure est ve-
• >> nue , il va s'expier ; j'ai demandé la mort , je l'avais mé-
>> ritée : je vais satisfaire à la justice des hommes ; et je ne
>>crains point les jugemens du ciel : il sait trop si ma volonté
>>fut coupable ! ....
>> Il fut un objet bien cher.... plus digne de vivre. Il n'est
>>plus. Peuples , respectez sa mémoire , respectez le mal-
>>>heur , et la vertu trahie par la destinée. Je laisse après
» moi un père , une soeur éplorés. Ah ! que jamais la honte
>> de ma mort ne pèse sur des têtes si chères ! Que le sang
» qu'on va répandre ne rejaillisse point sur leur front pour
>>le flétrir ! Ce sang va couler sur l'échafaud aussi pur que
>> je l'ai reçu de la nature.... Vous qui déplorez mon sort ,
>> ce n'est pas moi qu'il faut plaindre ; plaignez une famille
>> au désespoir; donnez à sa profonde misère ces inutiles
>>larmes que je vois couler autour de moi. Ne me pleurez
> pas quand je meurs ; ma vie seule était douloureuse. J'étais
>> coupable sur la terre , mais je suis innocente dans le ciel .
>>C'est-là qu'est mon refuge contre moi-même ; je vais cher-
>>cher au sein de Dieu la paix dont je n'ai pu jouir parmi
>>> les hommes. >>>
JUIN 1808 . 495
Ainsi parla l'infortunée. Elle se tut; et sur sa physionomie
intéressante , dont la pâleur ne pouvait cacher la
beauté , se mêlait aux impressions profondes de la douleur ,
aux combats du coeur et de la nature , ce calme d'une ame
innocente qui s'élève du milieu des tourmens au sein de
l'éternelle paix. Tous les yeux attachés sur elle étaient noyés
de larmes; un mème sentiment de tristesse avait navré tous
les spectateurs . Les uns faisaient entendre des gémissemens ;
d'autres tendaient les bras vers la victime , comme pour
Parracher au trépas. Mais tous , ils déploraient la rigueur
des pères qui , voulant contraindre la nature que rien
ne peut vaincre , forcent les enfans à se jeter hors du
sein paternel , et à chercher dans des fautes secrètes le
bonheur qui leur est refusé ; double source de regrets tardifs
et d'expiations cruelles . Ils déploraient l'imprudence et
les erreurs de la jeunesse qui s'égarant par degrés , et voulant
lutter vainement contre la destinée qui l'entraîne , se
voit sans retour emportée du malheur au crime , avec une
ame faite pour l'innocence , et digne de goûter le bonheur.
Ils déploraient sur-tout ces lois dont la sévérité aveugle et
meurtrière confondait dans un même supplice avec les scélérats
, une beauté malheureuse dont l'ame était restée sans
tache , mème dans son crime; qui y avait été entraînée par
l'égarement de sa raison, qui seule s'en était accusée , et
pour qui ee crime involontaire avait été un tourment plus
cruel mille fois que ceux qui l'attendaient sur l'échafaud.....
Plainte vaine ! regrets inutiles ! Elvinge avait vécu (1) .
VICT. FABRE.
( EXTRAITS. )
LES OFFICES DE CICERON , ou Traité des Devoirs ,
traduction nouvelle , avec le texte latin en regard ;
par M. GALLON DE LA BASTIDE , auteur de la nouvelle
traduction de la Vieillesse et de l'Amitié . -
A Paris , de l'imprimerie de C. F. Patris , rue de
la Colombe.
LORSQUE j'examinai , dans ce Journal , la traduction
(1) La législation criminelle a bien changé depuis , méme dans la
patrie de cette intéressante victime. Aujourd'hui les juges n'auraient
point condamné Elvinge ; mais ils ne l'auraient pas sauvée de son coeur,
La plaie était trop profonde: elle aurait expiré dans les angoisses du
remords et du désespoir.
494 MERCURE DE FRANCE ,
des Traités de la Vieillesse et de l'Amitié , par M.
Gallonde la Bastide , ce travail me parut digne des suf
frages des gens de goût. A une connaissance approfondie
des délicatesses de la langue latine , le traducteur me
sembla joindre un talent distingué dans la nôtre; et
quoique son ouvrage offrit quelques défauts , je cherchai
, en lui donnant les éloges qu'il méritait , à l'engager
à s'exercer encore dans ce genre. Les Offices de
Cicéron présentaient peut-être plus de difficultés que
les Traités de la Vieillesse et de l'Amitié. Ces derniers
sont remplis de tableaux agréables et touchans ; les caractères
des Romains les plus célèbres y sont tracés ,
et la forme du dialogue leur donne un intérêt dramatique
que n'ont pas les dissertations ordinaires. En suivant
l'exemple de Platon et de Xénophon , qui versèrent
tant de charmes sur la doctrine de Socrate , Cicéron
donna une couleur particulière à ses Traités : soit qu'il
cherchût à peindre les délices d'une liaison dont son
coeur était digne , soit qu'il voulût présenter toutes les
consolations qu'une vie pure offre à la vieillesse , soit
qu'enfin il traçât les règles et dévoilât les trésors d'un
art qu'il avait porté à sa perfection, il montra toujours
cette imagination féconde et brillante qui lui avait valu
tant de succès , et cette vive sensibilité qui répandit
tant de jouissances sur ses triomphes et tant d'amertume
sur ses revers .
Ses Offices sont d'un genre plus grave : il ne se permet
aucune digression; les préceptes , leurs développemens,
les principes et leurs conséquences se suivent sans
interruption : à quelques exceptions près , l'auteur s'interdit
même les ressources de l'éloquence. C'était sans
doute le plus grand sacrifice que Cicéron pût faire.
Peut-être pensa-t-il qu'un sujet qni embrasse ce qu'il
y a de plus important dans l'ordre social devait être
traité avec une méthode sévère. Les embellissemens en
effet conviennent peu à une telle matière. Nos devoirs
doivent en général nous être proposés sans que le moraliste
ait l'air de vouloir nous plaire et nous flatter ;
et les essais de Nicole , quoique dépourvus d'ornemens
étrangers , obtinrent les suffrages d'un siècle fécond en
chefs-d'oeuvre de tous les genres .
JUIN 1808 . 495
L'antiquité nous offre peu d'ouvrages dont le plan
soit aussi bien fait que celui des Offices de Cicéron . On
croit assez communément que , de nos jours , la méthode
s'est perfectionnée , et que nos bons livres sont
mieux disposés que ceux des anciens : il suffit d'examiner
, sous ce rapport , le Traité dont nous nous occupons
pour se convaincre que les modernes , malgré leurs
systèmes d'analyse , n'ont pas toujours cet avantage.
Les Offices sont divisés en trois livres. Le premier traite
de l'honnete : l'auteur ne le fait pas consister à suivre
seulement cette probité vulgaire qui se borne à s'abstenirdubien
d'autrui ; il va beaucoup plus loin : les hommes
ne doivent nuire à leurs semblables ni par des discours
qui , sous les couleurs de la franchise ou de l'enjouement
, ne sont que des calomnies adroites , ni par des
actions qui peuvent paraître indifférentes , et qui ne
laissent pas d'avoir des résultats dangereux. Cicéron
prescrit une bienveillance pour tous les hommes , en
distinguant cependant les nuances des devoirs envers
les étrangers , les concitoyens et les parens. Le second
livre traite de l'utile. L'auteur réfute ceux qui avaient
voulu confondre l'utilité avec l'intérêt particulier. Selon
Cicéron , rien n'est véritablement utile que ce qui est
en même tems honnête et juste.
Le troisième livre est le plus important. Il s'agit de
la comparaison que font souvent les hommes de l'utile
et de l'honnête , comparaison qui revient souvent dans
le cours de la vie , et qui , comme le dit très-bien le
traducteur , est , pour les hommes , l'écueil de tous les
momens , et la véritable pierre de touche de la probité.
Cicéron prévoit un grand nombre de cas qui peuvent
se présenter , et le sacrifice de l'intérêt particulier à
l'honnêteté est toujours prescrit. Cette discussion l'entraîne
à parler des circonstances dans lesquelles les de
voirs paraissent se combattre ; et c'est-là sur-tout qu'il
déploie l'extrême justesse de son esprit. Ce plan , comme
on le voit , offre une grande régularité.
Les principes généraux de la morale sont de tous les
tems et de tous les lieux : ainsi l'on ne doit pas s'étonner
de trouver plusieurs rapports entre nos bons moralistes
et Cicéron. Nicole , dans ses Essais de morale , s'en rap
496 MERCURE DE FRANCE ,
proche quelquefois : quoique ses préceptes , puisés dans
une religion qui a répandu sur la terre les bienfaits
d'une civilisation perfectionnée , soient plus élevés et
plus purs que ceux de l'orateur romain , cependant on
trouve plusieurs points sur lesquels ils sont parfaitement
d'accord. Cicéron , dans le premier livre de ses Offices ,
indique la manière dont on doit se conduire avec les
hommes ; il parle de ceux qu'il faut préférer pour sa
société , et marque les devoirs qu'impose la reconnaissance.
Nicole , dans son chapitre sur la manière de conserver
la paix dans la société , a développé cette matière
qui n'avait été qu'effleurée par l'auteur ancien , et s'est
tellement élevé au-dessus de lui , que M. de Voltaire n'a
pas balancé à dire que ce morceau était un chef-d'oeuvre
auquel on ne trouve rien d'égal en ce genre dans l'antiquité
(1) .
Onpeut faired'autres rapprochemens où Cicéron n'est
pas inférieur au moraliste français : c'est sur-tout dans
les préceptes qui ont pour objet les devoirs de convenance.
Une des choses les plus importantes quand on
entre dans le monde , est le choix d'un état. Malheureusement
la jeunesse s'aveugle souvent sur ce choix ,
et consulte plutôt ses penchans que ses dispositions naturelles.
Les moralistes doivent donc ne rien négliger
pour la diriger dans une action dont dépend ordinairement
le bonheur ou le malheur de la vie. Cicéron ,
après avoir donné quelques principes généraux , les
résume ainsi :
<<<L'espèce d'hommes la plus rare , ce sont ceux qui,
inspirés par un beau génie ou par une éducation distinguée
, ou par l'un et l'autre à la fois , ont pris leur
tems pour délibérer sur le genre de vie qui leur convenait
le mieux. Dans une telle délibération , chacun
doit avant tout consulter son naturel ; car puisque dans
tout ce que nous faisons il faut voir ce qui convient ,
considérer , comme je l'ai déjà dit , quels la nature nous
a faits en naissant , à plus forte raison devons - nous
apporter le même soin et un plus grand encore dans
(1) Cataloguedes écrivains français, qui précède le Siècle de Louis XIV.
ArticleNicole.
<
une
DEFT
JUIN 1808 . 497
une résolution qui embrasse le cours entier de la vie ,
si nous voulons être toujours d'accord avec nous-mêmesen
et ne broncher dans aucun de nos devoirs. Or comme
sur ce point la nature a le plus d'influence , et après
ellela fortune , il faut tenir compte de l'une et de l'autre
dans le choix d'un état , mais sur-tout de la nature ,
car elle est et plus ferme et plus constante , comme on
le voit quelquefois , quand elle est aux prises avec la
fortune qui paraît alors comme une mortelle combattant
contre une immortelle. Celui donc qui a réglé son
plan de vie sur la nature de son caractère , pourvu qu'il
ne soit pas vicieux , doit y persévérer avec constance ;
vien n'est plus convenable , à moins qu'il ne vienne à
sentir qu'il s'est trompé dans le genre de vie qu'il a
choisi ; que si cela arrive , comme il est possible , il faut
changer alors de façon de vivre , et ce changement se
fera avec d'autant plus de facilité et de commodité , que
nous serons mieux secondés par les circonstances . Si
nous le sommes moins , il faudra changer peu à peu
et insensiblement , comme dans l'amitié où il est plus
convenable , selon les sages , de délier que de trancher
le noeud qui nous unit à des amis que nous avions crus
plus dignes de notre affection . »
Cemorceau est excellent : Cicéron rappelle très-heureusement
à la fin le précepte qu'il avait donné dans
le Traité de l'Amitié , sur la manière dont il faut se
dérober à des liaisons contractées trop légérement. Dissuendæ
magis quàm discindendæ sunt. Nicole traite le
même sujet d'une manière plus sérieuse et plus sévère.
<<<La prudence dépend tellement de la connaissance
de soi-même , qu'on ne commet guères de fautes en ce
genre que parce qu'on ne se connaît pas assez. Car la
plupart des entreprises mal concertées et des desseins
téméraires viennent de la présomption de ceux qui les
forment; et cette présomption vient de l'aveuglement
où ils sont à l'égard d'eux-mêmes. Iln'y a rien de plus
ordinaire que ces imprudences dans les actions particulières
, et elles naissent toutes le plus souvent de la
principale action de la vie qui est le choix d'un état,
et l'emploi où chacun ladoit passer. Il n'y a point de
personne si disgraciée de la nature qui ne pût trouver
SE
I i
498
MERCURE DE FRANCE ,
dans l'ordre du monde une place proportionnée aux
forces de son esprit et de son corps , s'il en avait une
connaissance bien précise..... Combien y a-t-il de geus
qui , n'ayant que des bras et point de tête , choisissent
des emplois qui auraient besoin de tête et non de bras !
Combien y en a-t- il qui acceptent du souverain et qui
s'engagent dans des ministères qui sont au-dessus de
leurs lumières , de leur force et de leur vertu ? et combien
peu s'en retirent par la connaissance ou la conviction
de leur incapacité ? Chacun se croit capable de
tout , et ne borne ses prétentions que par l'impuissance
où il se trouve de s'élever plus haut..
:
MM. de Port -Royal furent accusés de rigorisme lorsque
, dans un chapitre de leur Logique , ils insistèrent
sur la décence du langage , décence qui , adoptée par
les plus célèbres écrivains de leur tems , contribua à
donner à la langue française la supériorité sur les autres
langues de l'Europe . Cicéron , dans ses Offices , avait
montré la même sévérité , quoique la langue latine soit
moins chaste que la nôtre :
Le latin dans les mots brave l'honnêteté.
Il peut être utile de comparer ces deux morceaux
dont le parallèle montrera que les modernes ont eu de
la décence une idée plus épurée que les anciens. Ceux-ci
ne la recommandaient que comme un devoir de hienséance
, les autres la prescrivent par des considératious
plus générales et plus conformes à la véritable vertu .
Voici le passage de Cicéron :
<< Il ne faut pas écouter là-dessus les cyniques et
quelques stoïciens presque cyniques qui nous tournent
en ridicule , et nous reprochent d'appeler déshonnêtes
des choses qui ne le sont point par elles-mêmes , et de
ne point appeler par leurs noms celles qui sont réellement
honteuses. Voler , ajoutent-ils , user de fourberie ,
commettre l'adultère sont des actions honteuses , mais
il n'y a point d'obscénité à les nommer.... Ils font à ce
sujet bien d'autres raisonnemens contre la pudeur. Pour
nous , suivons la nature , et abstenons-nous de tout ce
qui peut blesser les yeux et les oreilles. Que notre maintien,
notre démarche , notre manière de nous asseoir ,
1
JUIN 1808. 499
de nous mettre à table ,que nos yeux , notre air , nos
gestes soient toujours conformes à la décence. >>>
MM. de Port-Royal pénètrent bien plus avant dans
les mystères du coeur humain : ils posent la limite qu'on
ne peut franchir sans manquer à la pudeur.
<<<Les philosophes , disent-ils (2) , n'ont pas assez considéré
ces idées accessoires que l'esprit joint aux idées
principales des choses. Car il arrive de là qu'une même
chose peut être exprimée honnêtement par un son , et
déshonnêtement par un autre , si l'un de ces sons y joint
une idée qui en couvre l'infamie , et si l'autre au contraire
la présente à l'esprit d'une manière impudente.
Ainsi les mots d'adultère , d'inceste , de péché abominable
ne sont pas infâmes , quoiqu'ils représentent des
actions très-infâmes , parce qu'ils ne les représentent
que couvertes d'un voile d'horreur qui fait qu'on ne
les regarde que comme des crimes ; de sorte que ces
mots signifient plutôt le crime de ces actions que les
actions mêmes ; au lieu qu'il y a de certains mots qui
les expriment sans en donner de l'horreur , et plutôt
comme plaisantes que comme criminelles , et qui y joignent
même une idée d'impudence et d'effronterie. Et
ce sont ces mots qu'on appelle infâmes et déshonnêtes. >>>
,
MM. de Port-Royal tirent de ce principe une conséquence
qui mérite d'être remarquée , en ce qu'elle s'applique
à quelques expressions de la Bible. Il arrive
disent les auteurs de la Logique , qu'un méme mot est
estimé honnéte en un tems , et honteux en un autre.
Ces mots , poursuivent- ils , lorsque les prophêtes s'en
sont servis , n'étaient point déshonnêtes , parce qu'ils
étaient liés avec quelque idée qui faisait regarder ces
objets avec retenue et pudeur ; mais depuis cette idée
en ayant été séparée , et l'usage y en ayant joint une
autre d'impudence et d'effronterie , ils sont devenus
honteux. >> Cette explication si simple et si sensée montre.
là légéreté de ceux qui , jugeant l'antiquité sur leur
siècle , ont cherché malignement de l'indécence dans ,
les livres saints. Mais revenons aux Offices de Cicéron,
dont cette digression nous a un peu éloignés .
(2) Logique , première partie , chapitre 15.
L
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique Cicéron , dans cet ouvrage , se soit assujetti
àune méthode sévère , cependant ony retrouve quelquefois
l'orateur romain. En parlant des devoirs qui
sont en opposition les uns avec les autres , il cite l'exemple
de Régulus qui pouvait , en manquant à son serment ,
vivre tranquille avec sa famille et ses amis. Le tableau
qu'il fait de cet homme célèbre est de la plus grande
beauté. Il est à remarquer ( et je ne crois pas que cette
-observation ait encore été faite) que ce tableau a peutêtre
fourni à Horace deux de ses plus beaux morceaux.
Cicéron , après s'être étendu sur les motifs qui pouvaient
décider Régulus à rester dans Rome , observe
que cette conduite était indigne de la vertu de ce héros ,
vertu qui consiste à ne rien craindre , à voir d'un oeil
ferme tous les événemens humains , et à croire qu'il n'en
est aucun qu'elle ne puisse supporter. Harum enim est
virtutum proprium nihil extimescere , omnia humana
despicere , nihil quod homini accidere possit , intoleran
dum putare. Cette défmition de la vertu n'a-t-elle paspu
inspirer à Horace le sublime début de l'Apothéose
de Romulus ? Justum et tenacem propositi virum , etc.
Mais les rapports deviennent bien plus sensibles dans
l'Ode, où Horace fait parler Régulus , et peint son départ
de Rome. Horace et Cicéron lui donnent à peu
près les mêmes motifs. Cicéron ajoute : Il n'ignorait pas
cependant qu'il retournait vers l'ennemi le plus cruel ,
qu'il partait pour les supplices les plus raffinés : neque
verò tum ignorabat , se ad crudelissimum hostem , etad
exquisita supplicia proficisci. Horace fait la même réflexion
:
At qui sciebat quæ sibi barbarus
Tortorpararet.
Mais , en profitant des avantages de la poësie , Horace
l'emporte de beaucoup sur Cicéron dans la peinture du
départ de Régulus. Corneille n'a rien de plus sublime.
Après avoir montré le héros , se refusant aux embrassemens
de sa femme et de ses enfans , il le peint écartant
ses amis qui s'efforcent de l'arrêter , et la foule du
peuple qui s'oppose à son départ , de même que si ,
ayant terminé les longs procès de ses cliens , il fût parti
pour Tarente ou pour sa maison de campagne .
JUIN 1808. 501
Dimovit obstantes propinquos
Etpopulum reditus morantem ,
Quam si clientum longa negotia
Dijudicata lite relinqueret
Tendens venafranos in agros
Aut Lacedæmonium' Tarentum.
Lesmorceaux quuee j'ai cités peuvent donnerune idéo
du style de M. de la Bastide : il a de la clarté et de
l'énergie , mais on y désirerait encore plus d'élégance,
Le traducteur voulant se rapprocher de l'original , autant
que la différence des idiomes le permet , a peutêtre
porté trop loin ce soin scrupuleux. De-là quelques
tournures embarrassées et des alliances de mots que
l'usage réprouve. On connaît l'espèce de culte que Mme
Dacier rendait aux anciens , cependant elle était loin
de désirer qu'on les traduisit littéralement. On en jugera
par les passages suivans de sa, préface d'Homère ; ils
peuvent être considérés comme renfermant les meilleurs
principes sur l'art de traduire , principes que Mme Da
cier n'a pas toujours suivis .
<<Je ne parle point , dit-elle , de la traduction servile:
je parle d'une traduction généreuse et noble qui ,
en s'attachant fortement aux idées de son original ,
cherche les beautés de sa langue , et rend les images
sans compter les mols. La première , par une fidélité
trop scrupuleuse , devient très-infidelle , car pour con
server la lettre , elle ruine l'esprit; au lieu que l'autre ,
en ne s'attachant principalement qu'à conserver l'esprit,
ne laisse pas, dans ses plus grandes libertés, de conserver
aussi la lettre ; et par ses traits hardis , mais toujours
vrais , elle devient non- seulement la fidelle copie de
l'original , mais un second original même , ce qui ne
peut être exécuté que par un génie solide , noble et
fécond...... Il n'en est pas de la traduction comme de
la copie d'un tableau où le copiste s'assujettit à suivre
les traits , les couleurs , les proportions , les contours ,
les attitudes de l'original qu'il imite. Cela est tout dif
férent. Un bon traducteur n'est pas si contraint.... Dans
cette imitation comme dans toutes les autres , il faut
que l'ame , pleine des beautés qu'elle veut imiter , et
enivrée des heureuses vapeurs qui s'élèvent de ces sources
502 MERCURE DE FRANCE ,
fécondes , se laisse ravir et transporter par cet enthousiasme
étranger , qu'elle se le rende propre, et qu'elle
produise ainsi des expressions et des images , très-diffé
rentes quoique semblables . >>>
Ces principes de Mme Dacier s'appliquent , il est vrai ,
à la traduction d'un poëte , mais il paraît qu'on doit
les suivre aussi en traduisant un prosateür , et sur-tout
un prosateur tel que Cicéron. Sans doute M. de la Bastide
est loin de méritér le reproche d'avoir affaibli l'esprit
pour conserver là lettre , cependant on regrette
qu'iln'ait pas montre plus de hardiesse , et qu'il n'ait
pasessayé plus souvent de remplacer les tournures latines
par des tournures prisées dans le génie de la langue
Française. Quelques exemples vont motiver cette critique.
Cicéron dit que l'amour excessif des richesses a corrompu
les moeurs. Voici comment M. de la Bastide traduit
les phrases suivantes : « Que sont pourtant pour
>> chacun de nous les grandes richesses ? elles seront
>> peut-être en aide à celui qui les a , et mémé pas tou-
>> jours ; mais supposons-le ; il sera sans doute plus puis-
>>> sant; mais , plus honnête , le sera-t-il ?>> Ce passage
est calqué sur le latin; mais il n'est pas conforme aux
règles de la langue française.
いいいいい
Enparlant de la colère, le traducteur s'exprime ainsi :
«Certes elle n'est de mise nulle part. Cette expression
paraît trop commune. La phrase latine est bien
plus noble : Hla verò omnibus in rebus repudianda est.
<<<On doit ; dit le traductenr , dans un autre endroit ,
s'exercer à cette douceur de caractère et à cette élévation
d'ame dont nous parlons , en respectant la liberté
d'un chacun et en rendant à tous une justice égale. >>>
Quoique l'expression d'un chacun ne soit pas condamnée
par l'Académie , on ne la trouve pas dans les bons
écrivains : d'ailleurs elle s'éloigne du ton de noblesse
qui règne dans ce Traité.
<< L'usage a détourné le mot utile de son vrai sens ,
>> au point qu'insensiblement on est venu à séparer
>>l'utile de l'honnête , et qu'on a imaginé une sorte
» d'honnêteté qui n'est pas utile , et une sorte d'utilité
>> qui n'est pas honnête. Rien n'a été plus pernicieux
JUIN 1808 . 503
» à la vie des hommes. » Cicéron se sert , il est vrai ,
du mot vita , mais le traducteur devait le rendre par
celui de moeurs .
Je ne pousserai pas plus loin ces exemples qui m'entraîneraient
à une critique trop minutiense : ils me paraissent
suffire pour indiquer l'espèce de défaut dont
il est à regretter que le traducteur ne se soit pas toujours
garanti. Du reste ce défaut ne se fait sentir que
dans un petit nombre de passssaaggeess ,, et n'empêche pas
que l'ouvrage ne mérite des éloges . Cette traduction est
du petit nombre de celles qui se font lire avec plaisir ,
même par les personnes qui n'entendent pas le texte.
Je n'ai relevé quelques fantes légères que pour empêcher
le traducteur d'y retomber , si , comme il y a lieu de
l'espérer , il se propose de s'exercer encore sur quelque
autre production de Cicéron . PETITOT .
GUVRES DE J. RACINE , avec des Commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8°. A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire, rue des Prêtres St.-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
Un commentaire sur les oeuvres de J. Racine se compose
de deux parties très-distinctes. L'une , qu'on peut
appeler matérielle , est toute entière de recherches et de
faits; elle a pour objet le texte , les variantes , les imitations
d'auteurs anciens et modernes , les anecdotes relatives
, soit à la composition , soit à la représentation des
pièces , et même le relevé des simples fautes grammaticales.
L'autre partie , vraiment critique et littéraire ,
consiste dans l'exposé des règles de l'art , leur application
aux ouvrages commentés , l'analyse des beautés
d'ensemble et de détail , la démonstration des défauts
qui tiennent au plan , aux caractères et aux situations .
La première partie du travail se trouvait déjà faite complètement
et d'une manière satisfaisante dans le commentaire
de Luneau de Boisjermain , qui avait soigneusement
comparé les éditions , recherché les passages
imités par Racine , extrait de l'Histoire du Théatre
1
501 MERCURE DE FRANCE ,
Français et de quelques autres écrits les faits relatifs
au poète et à ses pièces ; enfin, mis à profit les Remarques
de Louis Racine , celles de l'abbé d'Olivet , le
Racine venge, de Desfontaines , etc. La partie essentiellement
littéraire et dramatique restait à refaire entiérement
; mais ces mêmes Remarques de Louis Racine ,
quarante endroits des ouvrages de Voltaire , et un volume
entier du Cours de Littérature de Laharpe , offraient
, à quiconque pourrait la traiter , des secours
également précieux et abondans. M. de Laharpe , luimême
, fit un nouveau commentaire sur Racine : cet
ouvrage , annoncé, attendu pendant cinq ans avec une
extrême impatience , a enfin paru. S'il n'a pas répondu
tout à fait à ce qu'on espérait d'un homme qui ,
dans son Eloge de Racine , avait senti si vivement les
beautés de ce grand poëte, et les avait si habilement
définies dans son Cours , du moins il n'a semblé indigne
ni de l'auteur commenté , ni du commentateur.
Les choses en étaient à ce point , lorsque M. Geoffroy a
publié son Commentaire. Il ne s'était point dissimulé
combien la concurrence de Laharpe était dangereuse
pour lui ; aussi n'avait-il négligé aucune occasion d'attaquer
l'autorité de ce grand critique et de jeter du
doute sur la justesse et la solidité de ses principes littéraires
, sans s'embarrasser du ridicule de toutes ces
agressions qui décelaient plus de jalousie qu'elles ne
prouvaient de lumières. Mais enfin les deux ouvrages
sont entre nos mains. Ecartons les préventions que
M. Geoffroy a voulu nous inspirer contre celui de Laharpe
; ne nous laissons pas séduire par les éloges qu'il
fait du sien tous les jours , et comparons-les entr'eux
sans partialité.
Je commence par dire que M. Geoffroy n'a fait , en
beaucoup de choses , que copier Luneau de Boisjermain,
Le texte donné par ce commentateur était en général
fort pur ; M. Geoffroy l'a suivi , à quelques différences
près , dont il s'applaudit plus qu'il ne convient , et quelquefois
mal à propos ; ce serait l'imiter dans son pédantisme
que de s'attacher à démontrer le vice de plusieurs
de ses corrections. Il a pris aussi à Luneau les Variantes ,
et il faut avouer qu'il n'y a rien changé. Il lui a pris en
JUIN 1808. 505
core les Imitations ; mais ce que Luneau ne faisait souvent
qu'indiquer , il a su l'étendre outre mesure. Enfin
il a pris à Luneau la plupart des anecdotes dont il a
égayé son Commentaire , et des notes grammaticales
dont il l'a enrichi ; je dirai , s'il l'aime mieux , qu'il a
pris celles-ci dans Louis Racine , d'Olivet et Desfontaines
, où Luneau lui-même les avait prises. Laharpe
aussi a pris à Luneau , texte , variantes , imitations et
souvent notes grammaticales , mais du moins il a avoué
la dette; il a eu soin de marquer de ces mots abrégés
anc. com. ( ancien commentateur) le moindre des emprunts
faits à son devancier. M. Geoffroy n'a pas eu ce
scrupule: il n'a reconnud'aucune manière les obligations
qu'il avait à Luneau ; il les a même niées en quelque
façon , puisqu'il a eu l'attention de toujours déguiser
plus ou moins les phrases dont il le dépouillait. Un eritique
a déjà prouvé victorieusement le plagiat , en prenant
pour exemple les trente premières remarques sur
les Frères Ennemis. Elles appartiennent toutes à Luneau
dont la rédaction est seulement un peu changée et nullement
perfectionnée. Je ne ferai que deux de ces rapprochemens.
Sur ce vers de Jocaste à Etéocle :
Aces conditions vous daignâtes souscrire .
Luneau dit : « Daignátes n'est pas le mot propre : une
>>mère ne dit point à son fils qu'il a daigné souscrire
>> aux ordres de son père. Racine avait d'abord mis :
»Aces conditions vous voulûtes souscrire .
>> mais il sacrifia le mot propre à la rencontre d'une
>> consonnance désagréable. » M. Geoffroy dit : « Il est
>> contre la convenance qu'une mère dise à son fils qu'il
» a daigné souscrire aux ordres de son père. L'expres-
>> sion est impropre. Racine avait mis d'abord vous vou
› tútes :
>>A ces conditions vous voulûtes souscrire.
» Il préféra ensuite vous daignâtes , ayant plus d'égard
>> à l'harmonie qu'à la bienséance. >> A propos de ces
deux vers que Créon dit à Etéocle :
Seigneur , votre sortie a mis tout en alarmes :
Thèbes , qui croit vous perdre , est déjà toute en larmes,
506 MERCURE DE FRANCE ,
Luneau dit : « Le peuple qui a été témoin qu'Etéocle est
>> sorti de Thèbes , n'a pu ignorer sa rentrée ; sa frayeur
>> est donc ici sans fondement. L'empressement de Créon
>> à venir trouver le Roi n'a pas une meilleure cause. >>>
M. Geoffroy : « L'arrivée de Créon n'a pas un motif
>>plus raisonnable que les alarmes de Thèbes ; les The-
>> bains , qui avaient vu sortir Etéocle , l'avaient vu aussi
>> rentrer , et par conséquent devaient être sans alarmes . >>>
Il en est toujours ainsi , d'un bout du Commentaire à
l'autre. Par conséquent jusqu'ici , sous les rapports que
j'ai déjà examinés , les deux Commentaires , celui de
Laharpe et celui de M. Geoffroy , se ressemblent entiérement
, avec cette seule différence que Laharpe , employant
textuellement et rendant à Luneau ce que
celui-ci avait de bon , et M. Geoffroy le défigurant pour
se l'approprier , l'un a mis dans son procédé la bonne
foi du vrai talent , l'autre l'astuce de la médiocrité et de
l'impuissance.
Voici où les deux ouvrages commencent à différer ,
mais à différer beaucoup. Luneau ne s'est pas contenté
de répéter les observations des critiques et des grammairiens
qui l'ont précédé ; souvent il s'est ingéré de
juger lui-même les vers de Racine , et jusqu'à ses conceptions
dramatiques. Totalement étranger à l'art de
la poësie et à celui du théâtre , il a presque toujours
débité , quand il a parlé de son chef, les choses les plus
fausses , les plus absurdes , les plus ineptes , avec un ton
de confiance et de hauteur magistrale qu'on aurait pu
trouver fort plaisant en ne considérant que Luneau ,
mais dont il fallut se scandaliser à cause du nom de
Racine. M. de Laharpe n'était pas homme à en rire. Il a
sévi contre le malheureux Luneau, dans son commentaire
, avec une persévérance ou plutôt un acharnement
qui lui a été justement reproché. S'exagérant le tort que
les inepties du commentateur pouvaient faire à la gloire
du poëte et de la nation , pour avoir le droit de les punir
plus rigoureusement , il a sans cesse allié dans ses notes
les choses les moins faites pour se trouver ensemble ,
l'éloge de Racine et la satire de Luneau. Il faut cependant
observer que si un goût sévère réprouve cette association
monstrueuse , et blâme une continuité d'invec
JUIN 1808. 507
tives dont la variété des formes ne sauve pas toujours
la monotonie , d'un autre côté, l'esprit aime à suivre
les coups portés par cette dialectique vigoureuse qui
terrasse l'absurdité et semble la forcer à s'avouer vaincue .
En cela , M. Geoffroy n'est pas tombé dans la même
faute que Laharpe; mais il n'a pas non plus prouvé le
même mérite. Il ne réfute pas si souvent les sottises de
Luneau : c'était bien le moins qu'il lui dût pour tant de
notes qu'il lui a prises sans le dire ; mais quand il lui
arrive de le combattre , il ne le fait guère avec plus de
politesse que Laharpe ; seulement il le fait avec moins
de talent.
Il y a vraiment une bonne raison pour que M. Geoffroy
ne réfute pas très-souvent les bévues de Luneau ,
c'est que très-souvent il les adopte ; et comme il ne fait
qu'en retourner un peu l'expression , Laharpe , qui ne
fait grâce à aucune , se trouve fréquemment avoir réfuté
M. Geoffroy lui-même. Article de feu M. de Laharpe
sur le Commentaire de M. Geoffroy, tel pourrait être le
titre d'une des plus solides et des plus longues critiques
de cet ouvrage. Je ne l'entreprendrai pas; mais je vais
donner un échantillon de ce qu'elle serait. Je ne choisirai
mes exemples que dans la tragédie d'Andromaque.
M. Geoffroy :
» Ah ! qu'un seul des soupirs que mon coeur vous envoie ,
>>S'il s'échappait vers elle , y porterait de joie !
<< Il y a beaucoup de vanité et peu de délicatesse dans
>> cette espèce de menace..... Les soupirs sont personni-
>> fiés dans ces deux vers ; du tems de Racine , les sou-
>>pirs étaient des personnages d'une grande importance
>> dans la galanterie; aujourd'hui , cet envoi de soupirs
» à l'adresse d'Andromaque est insipide et presque
>>> ridicule. »
Laharpe : « Il n'y a que de la vérité dans ces vers et
>> point de vanité ridicule; ( suit la preuve que j'omets
>> pour abréger ). Ce rôle de Pyrrhus a des endroits dé-
>> fectueux ; mais le commentateur , en le critiquant ,
>>manque à la fois de mesure et de décence. >>
M. Geoffroy :
» Oui , c'est vous dont l'amour paissant avec leurs charmes ,
>>Leur apprit le premier le pouvoir de leuis aimes .
508 MERCURE DE FRANCE ,
<<La répétition du pronom leur embarrasse ces verst
> le pouvoir des armes , des charmes , des yeux , res
>> semble au galimathias . >>>
Laharpe : « On est obligé de répondre ici au com-
> mentateur que la critique porte à faux; que, pour
>> juger les expressions , il faut d'abord les voir à leur
>>place; que le pouvoir des armes de mes yeux serait
>>en effet ridicule par plus d'une raison ; mais qu'après
» qu'on a parlé de leur courroux , on n'est point blessé
>>d'entendre parler de leurs armes , parce que l'un
>> amène l'autre : cette suite dans les idées est un des
>> secrets de la diction , etc. »
M. Geoffroy :
» Seigneur , je le vois bien , votre ame prévenue
>>Répand sur mes discours le venin qui la tue .
<<On cherche ici la netteté et la grâce ordinaire au style
>> de Racine. >>>
Laharpe : << Mon intelligence ne va pas jusqu'à devi-
> ner les raisons du commentateur; et il me semble
>> qu'une métaphore très- naturelle et très-usitée n'ôte
>> rien à la clarté de la pensée,>>
M. Geoffroy :
>> On vient de m'assurer
» Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer.
<<Cette ironie légère , quoique sanglante , est dans le
>>caractère d'Hermione , plus passionnée que sensible , et
>> trop altière pour être généreuse . >>>
Laharpe : <<< Le commentateur veut voir partout des
>> ironies. Rien de tout cela ; ce qu'il y a de plus pressé
>> pour Hermione, c'est de s'assurer de la résolution de
>>Pyrrhus , et des apprêts de son mariage avec lui.>>>
M. Geoffroy :
>> Et votre bouche encor , muette à tant d'ennui.
<< Muette à tant d'ennui : ce régime du datif avec l'ad-
>> jectif muet est une hardiesse très-heureuse. >>>
Laharpe : << Muette à tant d'ennui ne rend pas ce
>> que l'auteur veut dire , muette dans vos ennuis; et de
>>plus cet hémistiche est d'une dureté qui blesse l'oreille.
>> Enfin, il fallait d'autant moins risquer içi cette tourJUIN
1808. 50g
>> nure déplacée , que tout à l'heure nous la verrons
>>-très heureusement employée. »
M. Geoffroy :
>> Le cruel ! de quel oeil il m'a congédiée !
>> Sans pitié , sans douleur du moins étudiée !
<< Il y a un peu de subtilité dans cette dernière obser-
>>vation. >>>
Laharpe : << Comment ce qui a tant de vérité peut- il
>> être trop subtil et trop fin ? N'est-ce pas le commen-
>> tateur lui-même qui souvent veut entendre ce qu'on
>> ne dit pas , comme souvent il n'entend pas ce qu'on
>> dit. >>
• M. Geoffroy :
>Mener en conquérant sa superbe conquête.
« Ce même jeu de mots se trouve dans la première scène
>> de Nicomède. Ce n'était pas de pareils ornemens que
>> Racine devait emprunter à Corneille.>>>
Laharpe : << Est-ce bien là unjeu de mots ? Ces mots
>>redoublés de conquérant et de conquête ne rendent-ils
>> pas parfaitement l'idée que veut donner le poëte de
>> l'espèce de triomphe dont s'applaudit Pyrrhus ? C'est
>>>au lecteur à se le demander. >>>
M. Geoffroy :
>>Grâce aux dieux ! mon malheur passe mon espérance !
« Espérance pour attente est poëtique , par la raison
>> même qu'on n'espère point le malheur. C'est lamême
>> figure employée dans ce vers de Didon :
>> Hunc ego si potui tantum sperare dolorem . »
( Laharpe : « Ce n'est point le sperare dolorem de Vir
» gile; ce n'est point à la place du mot d'attente que
>> Racine a employé celui d'espérance , comme le dit le
>> commentateur ; Racine savait aussi bien que lui
» qu'espérance ne se prend jamais en mauvaise part ;
>> c'est précisément pour cela qu'il a dit mon espérance ,
>> parce que la contre-vérité est le style de l'ironie, et
>>celle-ci ressemble au rire effrayant et convulsif qui
>>saisit quelquefois un malheureux dans l'aliénation de
➤ la douleur. >>>
Voilà-t-il, comme on ditfigurément, voilà-t-il assez
510 MERCURE DE FRANCE ,
de soufflets donnés par Laharpe à M. Geoffroy , sur la
joue de Luneau ? J'aurais pu en faire remarquer de plus
rudes et de mieux appliqués , si je n'avais voulu me
borner au commentaire d'une seule pièce, et par-là,
mettre le lecteur à même d'évaluer avec plus de justesse
le nombre des erreurs copiees dans Luneau par M. Geoffroy
, et relevées par Laharpe. Mais j'aurai peut-être
occasion d'y revenir. M. Geoffroy, je le prévois , ne se
tiendra pas pour hattu; il prétendra que l'erreur n'est
pas de son côté , que du moins il n'est pas prouvé qu'il
se soit trompé , parce que Laharpe est d'un autre avis
que lui. Je doute qu'il vienne à bout de persuader beaucoup
de gens. Si l'on n'avait pas les pièces du procés
sous as les yeux , s'il fallait absolument prononcer entre
les deux commentateurs sur la foi de leur réputation et
de leurs ouvrages , qui pourrait , je le demande , balançer
entre M. Geoffroy , l'auteur des Feuilletons que
l'on connaît , et Laharpe , excellent littérateur , judicieux
critique , écrivain élégant et pur, à qui nous devons
le Cours de Littérature , Warwick et Mélanie;
qui a toute sa vie réfléchi sur l'art du théâtre , l'a
exercé long-tems , quelquefois avec succès , presque
toujours avec talent ; et qui , particulièrement sensible
au prodigieux mérite de Racine , a sans cesse étudié ses
ouvrages , les a loués avec éloquence , et analysés avec
autant de sagacité que de justesse ? Oui , il me paraît
impossible que Laharpe , accusant M. Geoffroy d'avoir
mal jugé Racine en dix ou douze endroits de chacune
de ses pièces , n'ait pas presque autant de fois raison
contre lui ; et cette prévention , fondée sur les titres
fort différens de l'un et de l'autre , se change en une
entière certitude , lorsqu'on a pris la peine de rapprocher
les jugemens de M. Geoffroy ou plutôt de Luneau ,
et les réfutations raisonnées de Laharpe.
Toutes les erreurs de M. Geoffroy ne sont pas empruntées
à Luneau; il en a qui lui sont propres et personnelles
. C'est ici véritablement que son commentaire
commence à lui appartenir, à être son ouvrage, puisque
jusqu'ici , tout ce que j'y ai remarqué de bon et de
mauvais se trouve dans celui de Luneau. M. Geoffroy
est très-sujet aux contradictions. On a fait des bro
JUIN 1808. 511
chures , on aurait pu faire des volumes , de celles qui
existent dans ses Feuilletons . Je ne recherche point les
raisons qui , sur les mêmes objets , ont pu faire si souvent
pencher la balance du critique , tantôt d'un côté , tantôt
d'un autre ; etje veux bien convenir que lorsqu'on écrit
tous les jours et rapidement des articles qui n'ont aucune
liaison entr'eux, il est difficile de ne pas céder
quelquefois à l'influence changeante des circonstances et
de ses propres dispositions , et par conséquent de ne pas
s'exprimer un peu diversement sur des choses qui ne se
reproduisent que par intervalles plus ou moins longs.
Mais dans un ouvrage en forme , mais dans un commentaire
de Racine , est-il permis de dire alternativement
le pour et le contre , et de porter d'une page à l'autre
des jugemens opposés ( sur les Frères Ennemis et
Alexandre par exemple) comme , du jour au lendemain ,
on dit dans un feuilleton que telle tragédie ou comédié
nouvelle est excellente ou détestable ? C'est pourtant
ce qu'a fait M. Geoffroy ; ses contradictions sont d'une
telle force , qu'après avoir cité le texte , le volume , la
page et la ligne , je pardonnerais encore au lecteur de
n'y pas croire ; moi-même j'en crois à peine le livre et
mes yeux. Tome Ier , page 128, ligne 26 , M. Geoffroy ,
après avoir récapitulé tout ce que la tragédie des Frères
Ennemis offre de beau , dit : « Voilà ce qui est digne
>> de la jeunesse de Racine , ce qui n'eût pas déshonoré
>>> son âge mûr , et ce que n'ont pu égaler ceux mêmes
» qui , depuis Racine , ont fait sur le même sujet , une
>> tragédie meilleure que la sienne. » Et, même tome ,
page 185 , ligne 19 , après avoir examiné les tragédies
faites sur ce sujet avant et depuis Racine , il dit :
« Ainsi , en exceptant Euripide , qu'un auteur si jeune
>> ne pouvait encore égaler , Racine est celui qui afait
» sur ce sujet , essentiellement mauvais pour nous , la
» tragédie la moins mauvaise. » Comment nous expliquera-
t-il que Racine a fait la tragédie la moins mauvaise
en traitant ce mème sujet , sur lequel d'autres
ont fait une tragédie meilleure que la sienne ? Mais
voici qui est plus extraordinaire encore. Tome Ier ,
page 233 , avant-dernière ligne , on lit : <<<Alexandre
>> est méconnaissable ; et plus, il est grand dans l'his
512 MERCURE DE FRANCE ,
>> toire , plus il est petit dans la pièce. » Même volume ,
page 269 , ligne 17 des notes , on lit : « Ce prince
> ( Alexandre ) , dans la pièce , paraît au- dessus méme
>> de ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire. » Je ne
puis m'empêcher de rapporter ici ce que dit Laharpe ,
au sujet d'une contradiction beaucoup moins étrange
qu'il relève dans Luneau. « On peut être un très-mau-
>>vais critique et pourtant s'accorder avec soi-même
>> dans ses mauvais jugemens. Mais , ce qui frappe le plus
>> dans cet inconcevable commentaire , c'est l'inconsé-
>> quence et la contradiction qui se rencontrent à tout
>> moment d'une note à l'autre , au point qu'il faut
>> croire absolument, ou que l'auteur oubliait , d'une
>> scène à l'autre , ce qu'il avait écrit , ou qu'il ne s'en-
>>tendait pas lui-même. >> M. Geoffroy choisira.
De toutes les fautes qu'on peut commettre en écri
vant , les contradictions sont les plus faciles à relever.
L'auteur lui-même épargne au critique la peine de le
réfuter , puisque de deux opinions qu'il émet sur un
même objet , l'une ou l'autre est nécessairement fausse.
Mais enfin , M. Geoffroy ne sé contredit pas toujours ;
quelquefois , selon l'expression de Laharpe , il s'accorde
avec lui-même dans ses mauvaisjugemens ;et ces mauvais
jugemens , il faut les combattre par des raisonnemens
plus ou moins développés , à moins que l'absurdité
n'en soit palpable , ce qui arrive de tems en tems.
Nous savons déjà , ou plutôt nous ne savons pas ce
qu'en somme M. Geoffroy pense des Frères ennemis
et d'Alexandre. Son opinion sur Andromaque a du
moins le mérite d'être fixe et constante. Il prétend que
Gans cette pièce , la duplicité d'action et d'intérêt est
réelle. C'est aussi l'avis de Luneau qui ne manque pas
une erreur. Laharpe est d'un sentiment tout contraire :
« Il y a, dit-il , impossibilité morale à ce que les hommes
>> rassemblés , s'intéressent avec une égale vivacité, pen-
>> dant deux heures , à deux objets différens et réunis,
» à coup sûr , l'un des deux doit nuire à l'autre.......
>> Je délie que l'on me cite un seul drame qui soit d'un
>> effet soutenu , sans qu'il y ait unité d'action et d'intérét.
>> Andromaque seule ferait-elle exception aux principes
>> et à l'expérience? On ne peut le présumer; et à l'exa-
» men
JUIN 1808 . 513
metu, on peut se convaincre qu'il n'y a pas lieu à
>> l'exception. » M. de Laharpe prouve ensuite victorieusement
que l'action d'Andromaque , quoique se
passant entre quatre personnages amoureux , et offrant
au premier coup-d'oeil une double intrigue , ne s'écarte
pourtant jamais de l'unité d'objet et d'intérêt ; qu'Oreste
et Hermione , loin d'être séparés de l'action principale
et d'en former une seconde , ne sont pas même épisodiques
; que ces deux personnages sont évidemment liés
au sujet et à l'intrigue qui, sans eux , ne subsisteraient
plus; qued'un autre côté, leurs résolutions et leurs destinées
dépendent toujours immédiatement des résolu- .
tions et des destinées d'Andromaque et de Pyrrhus ; que
la liaison et la dépendance sont entières et sensibles ; et
que par conséquent la pièce est du genre de celles qu'on
nomme implexes , mais nullement de celles où il y a
duplicité ou épisode. Tout ce morceau de M. de Laharpe
me semble un modèle achevé de discussion littéraire.
Vigueuretprécision dans le raisonnnement , élégance et
clarté dans le style , tout s'y trouve réuni ; seul , il suffit
pour marquer l'énorme différence qui existe entre les
deux commentaires. Combien , à côté de ce morceau et
de vingt autres que je pourrais indiquer, toute la littérature
de M. Geoffroy paraît vulgaire , superficielle , irréfléchie
et inconséquente ! Quand elle est saine , elle est
triviale; quand elle est audacieuse et fausse, elle est
presque toujours d'emprunt; du reste , la plume de.
l'auteur n'embellit pas même les erreurs qu'il a puisées
dans Luneau. Comment voudrait-on qu'il en fût autrement
? Si M. Geoffroy avait eu un style , l'habitude du
feuilleton journalier l'aurait gâté ; s'il avait eu des principes,
ses fureurs polémiques et ses intérêts changeans
les eussent pervertis. M. Geoffroy, qui a si bien relevé
le vice de l'action dans Andromaque , n'est pas
moins heureux dans le jugement qu'il porte sur les caractères
. M. de Laharpe avait trouvé quelque chose
d'antique et de grec dans ce personnage d'Andromaque ,
qu'Homère , Euripide et après eux Virgile , ont peint de
traits si nobles et si touchans. M. de Laharpe déraisonne.
« C'est , dit M. Geoffroy , dans les romans de Scudéry et
>>de la Calprenède que Racine a pris le modèle de sa
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
>> princesse troyenne.>> Voilà une découverte glorieuse
pour le génie de Racine. Le rôle de Pyrrhus a, de tout
tems , essuyé beaucoup de critiques; elles portent principalement
sur quelques traits fades et langoureux qui
ont paru indignes de la tragédie. Le grand Condé reprochait
aussi à Pyrrhus d'être un malhennete homme
qui manque de parole à Hermione. M. Geoffroy va plus
loin : Pyrrhus , selon lui, est dur et même vil ; e'est un
amant à lafois galant et féroce, personnage renipli de
bassesse et d'inhumanité, dont le caractère est unfond
de cruauté barbare , couvert de galanterie et de passion
romanesque , etc., etc.; tout cela, parce que Pyrrhus ,
jeune , ardent , impétueux , irrité des refus presque
outrageans d'une femme pour laquelle il veut bien exposer
sa personne et ses Etats au courroux de la Grèce
entière, lui fait quelquefois la menace qu'il n'effectue
jamais, de livrer aux Grecs ce fils dont la mort la mettrait
au désespoir; qu'elle pourrait sauver en épousant
un maître qui l'adore; et qu'elle consent à voir périr,
plutôt que de manquer à un vain respect pour la mémoire
de son époux. C'est du moins ainsi que Pyrrhus
voit et doit voir les choses. M. de Laharpe dit fort sensément
à ce sujet : « Il serait plus beau et plus généreux
>> sans contredit , de sauver l'enfant par respect pour
>> la justice et l'innocence, sans rien prétendre sur le
>> cooeur de la mère; mais un jeune guerrier , dans le feu
>> de l'âge et des passions , n'est point obligé d'être un
> modèle de générosité et de modération. Il suffit que
>>>son amour soit vrai et sa conduite franche ; c'en est
>>>assez pour expier ses fautes ,mais aussi pour en ad-
>> mettre la punition.>>>
M. Geoffroy, qui tout à l'heure était plus difficile en générosité
que le grand Condé ,va se montrer plus difficile
en matière de goût et de convenance que Louis XIV luimême.
On sait que ce monarque rit beaucoup aux
Plaideurs , et que son suffrage , après avoir déterminé
celui de la cour , ramena l'opinion de la ville qui s'était
d'abord déclarée contre la pièce. M. Geoffroy , qui est
d'humeur joyeuse et bouffonne , n'a garde de se formaliserdes
plaisanteries quelquefois unpeu burlesques dont
les Plaideurs abondent; ila même l'obligeance de nous
JUIN 1808. 515
les faire remarquer avec un soin presque touchant de
la part d'un homme de tant de mérite : sarcasme excellent
, vers très-comique , bonne épigramme , nous dit- il
à chaque instant. Mais , après avoir ri de bon coeur ,
comme Louis XIV , même à la scène des petits chiens ,
il recompose sa figure et reprend son air grave ; il
craint que sa gaîté ne tire à conséquence et croit qu'il
est de la dignité de ses fonctions de commentateur de
réprimer par de sérieuses réflexions , les rires qu'il a
complaisamment excités par son exemple et ses remarques
ingénieuses. Le rôle de Dandin luiparaît une caricature
grossiere , bizarre , qui choque la nature et la
vérité. Quant à nous , nous ne voyons qu'une peinture
vraie et naturelle , dans ce ridicule vieillard qui a la
fureur de juger , qui prononce ses arrêts sans réflexion
ni conscience , qu'un quartaut de très-bon muscat , un
présent, la plus efficace de toutes les recommandations ,
selon M. Geoffroy , dispose à écouter favorablement les
'gens qu'il traitait d'abord avec dureté , et que les charmes
d'une jeune fille trouvent encore assez sensible pour
qu'il lui offre de faire perdre la cause à quelqu'un , et
lui propose galaminent le spectacle de la torture. Du
reste , voici de quelle manière M. Geoffroy s'explique
sur toute la pièce : « Comment le jeune Racine , après
» s'être élevé , dans Andromaque , au plus haut degré
>> du tragique , a - t- il pu se rabaisser tout à coup jus
» qu'à la bouffonnerie et à la farce ? >> Puis en commençant
sa préface sur Britannicus , qui suivit les
Plaideurs , il dit : « Après les Plaideurs , Racine ren-
>> tra tout à coup dans la carrière tragique , et comme
>> pour expier l'espèce de furce dont il avait souillé son
>> noble génie , il composa une tragédie du genre le plus
>> grave , le plus austère et le plus moral. » Cela est un
peu rude. On convient que les Plaideurs descendent
quelquefois jusqu'à la farce ,plus par les incidens que
par le style qui est partout d'un excellent ton de plaisanterie
; mais personne , que je sache , ne s'était encore
avisé de dire que Racine , en faisant cette comédie , se
fût rabaissé , ni sur - tout qu'il eût souillé son noble
génie.
Par forme de compensation apparemment , M. Geof
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
froy qui voit dans les Plaideurs un acte d'abaissement
et une souillure , voit dans Bérénice ce que les meilleurs
juges n'ont jamais pu y voir , c'est - à- dire une
véritable tragédie. Voltaire et après lui Laharpe , tout
en reconnaissant , tout en proclamant le merveilleux
talent qu'il avait fallu pour tirer d'une séparation prolongée
qu'un adieu termine , cinq actes d'un intérêt
soutenu quoiqu'un peu faible , Voltaire et Laharpe ont
dit que Bérénice n'était peut - être pas une tragédie ,
qu'elle était plutôt une élégie héroïque sous la forme
d'un drame. Cette opinion paraît d'autant plus fondée ,
qu'en effet la pièce ne s'élève guères , pour le fond des
choses et pour la diction , au-dessus de ces élégies en
forme de lettres , appelées héroïdes , dans lesquelles deux
amans séparés , ordinairement d'un haut rang l'un et
l'autre , s'adressent des plaintes touchantes sur les maux
que leur cause l'absence. L'analogie , comme on voit ,
est exacte dans tous ses points. M. Geoffroy qui a besoin
de déchirer Voltaire et intérêt à décrier Laharpe , ne
manque pas de les attaquer ici tous deux à la fois . Pour
les combattre en règle , il eût fallu remonter à l'essence
de la tragédie , en bien expliquer la nature et
F'objet , en définir les espèces différentes , faire l'application
des principes et des exemples à la pièce de Bérénice
, et en conclure qu'elle est une tragédie. Mais tout
cela demandait ou des lumières dont M. Geoffroy est
privé , ou une peine qu'il n'a pas voulu prendre. On n'imaginerait
jamais comment il s'en est tiré. « Bérénice ,
>> dit-il , ent quarante représentations sur la scène tra-
>> gique , c'est beaucoup pour une élégie héroïque. >>>
Cette raison de quarante représentations est pour lui
la raison de sans dot. C'est par-là qu'il répond à Voltaire
, à Laharpe , à Lamotte, à Lefranc de Pompignan ,
àRacine le fils , à Riccoboni , à tout le monde. Lamotte
avait dit que Bérénice , malgré l'abondance la plus délicate
de sentimens , n'a jamais pu faire qu'une impression
d'élégie. « Quarante représentations ! s'écrie
>>M. Geoffroy. Combien de tragédies voudraient pou-
>> voir produire cette impression d'élégie ! » Il est clair
que M. Geoffroy est pour ce qui produit. A son compte ,
Britannicus est bienmoins une tragédie que Bérénice ;
JUIN 1808. 517
car il n'eut que huit représentations , médiocrement
suivies. AUGER.
( La suite au numéro prochain.)
LE MARCHAND FORAIN ET SES FILS.-Quatre
vol . in- 12 . A Paris , chez Joseph Chaumerot , libr. ,
Palais du Tribunat , galerie de bois , nº 188.- 1808 .
CE Roman est du même auteur que celui d'Elisabeth
Lange , dont nous avons rendu compte dans un des
numéros précédens de ce Journal. Le talent est à peu
près le même dans cet ouvrage. On voit que l'auteur
s'est fait ( qu'on nous passe le terme , quoiqu'il soit ici
question de prose) une bonne poëtique de ce genre. II
n'entasse point événemens sur événemens , monstruosités
sur monstruosités. Il ne fonde point l'intérêt de
ses fictions sur des aventures surnaturelles , sur des
apparitions et des prestiges du diable , ni sur des crimes
et des atrocités d'hommes plus diaboliques que les démons.
Il peint la nature humaine , non pas toujours
telle qu'elle est , mais telle qu'elle devrait être. Presque
tous ses personnages sont des honnêtes gens qui ont de
la probité et de la bonhommie , ce qui les empêche
d'être pédans ; et à cet égard il ne se dément qu'à la
fin du quatrième volume. Le style a de la clarté et de
la rapidité , une simplicité touchante qui n'est pas sans
intérêt : malheureusement il n'est pas toujours correct.
Un homme encore jeune , qui est marié, et qui a
deux fils , par un revers de fortune que cause la banqueroute
non frauduleuse d'un ami à qui il a confié
des fonds considérables , se trouve réduit à exercer la
profession de marchand forain, pour subvenir à la subsistance
et à l'entretien de sa famille, Il sort de Paris
avec son bagage et ses marchandises que porte sa fidèle
Marguerite ( c'est ainsi qu'il appelle son ânesse ) , et
accompagné de son fils aîné , nommé Jules. A peine
est-il hors d'une des barrières de cette capitale , que ce
même homme , à qui tout avait mal réussi lorsqu'il
avait de la fortune , voit tout lui prospérer lorsqu'il n'a
518 MERCURE DE FRANCE ,
:
plus rien. La grâce naturelle et les réponses naïves et
piquantes de son fils Jules, lui concilient la bienvei! -
lance et l'amitié de tout le monde. Un maître de poste
même , chez lequel il entre pour se reposer , et vendre
son fil et ses aiguilles , se déclare son protecteur du
premier abord, et lui donne des recommandations il
Jui deviennent très- fructueuses. Le père de Jules rend
un service essentiel à la femme d'un ouvrier qui a l'apparence
d'un chairon , et qui est , comme lui , un
homme d'une classe distinguée , que des raisons , qui
lui sont personnelles , ont décidé à en descendre ; il
lui offre un logement chez lui ; ce qu'il accepte. Cet ami
lui procure la connaissance de la dame d'un château
voisin , qui , à la première vue , devine qu'il n'est pas
ce qu'il paraît être ; qui lui accorde sa protection , et
bientôt le rend maître d'un domaine charmant situé
dans la mouvance de sa terre. Ce n'est pas tout, son fils
Jules , qu'il dépêche avec ses marchandises et Marguerite
, pour continuer son négoce forain , prospère aussi
partout; se fait des protecteurs ; sauve du fer des assassins
, un homme riche et sa fille qui est aimable, et dont
il obtient toute la tendresse. Cet homme l'associe à sa
fortune, à ses entreprises, et finit par lui donner sa fille en
mariage. Pendant ce tems-là , tout réussit aussi au père de
Jules. Son nouveau domaine s'agrandit , s'embellit tous
les jours. Sa femme et son second fils viennent le joindre.
Enfin, cette famille monte au comble du bonheur. Nous
sommes parvenus à la fin du quatrième volume ; mais
ici tout change. Le malheur accable Jules : et ce n'est
pas cette vicissitude d'événemens que nous blamons .
L'auteur a eu l'intention de donner un but moral à son
ouvrage; il a voulu démontrer que l'excès du malheur
ne peut être que passager , et annonce un retour vers la
fortune; et qu'au contraire , l'excès de la prospérité doit
faire craindre une infortune prochaine . Mais entin , dans
les productions des arts , et tout roman en est une, il faut
qu'il y ait des nuances et des gradations ; et les événemens
ne doivent pas y avoir lieu , sans être préparés .
Or , dans celui-ci , ils se pressent, vers la fin , les uns sur
les autres , sans qu'on ait pu même les prévoir. A la
page 241 du quatrième volume, Jules, qui veut éloi
JUIN 1808. 519
gner son épouse chérie, son Emilie , de la maison de son
père qui vient d'y rendre le dernier soupir , lone un
appartement complet dans une maison, quartier de la
chaussée d'Antin , appartenant à Mme la comtesse douairière
de **. Cette femme, sans aucun motif de vengeance,
et par une méchanceté gratuite , jure la perte
de ces deux jeunes époux, et pour y parvenir , elle se
sert de l'entremise du vicomte de **. Elle feint d'être
dans la plus grande inquiétude de l'absence de cet
intrigant qu'elle prétend n'avoir pas reçu depuis
deux jours , et engage le mari d'Emilie , quoiqu'il soit
tard , à aller s'informer de ce qu'il peut être devenu.
La nuit, par des moyens assez invraisemblables , le
vicomte , qui était resté caché dans la maison , s'introduit
dans la chambre à coucher d'Emilie qui le prend
pour son mari qu'elle croit de retour. Le lecteur n'a pas
besoin d'en savoir davantage , pour connaître la nature
de l'outrage que le mari d'Emilie reçoit du vicomté;
celui-ci en tire une vengeance signalée ; il tue son ennemi
en duel ; et sa femme, désabusée de son érreur
involontaire , meurt de honte et de chagrin, Voilà
comme en trente pages environ tout l'édifice du bonheur
de Jules et de sa famille, élevé pendant quatre volumes
, se trouve renversé, Il n'y a pas assez d'art dans
cette catastrophe , qui n'est , en aucune manière , préparée;
elle ne soit pas du fond du sujet , et la scélératesse
de la comtesse et du vicomte est trop brusque et trop
dénuée de développemens , pour que l'horreur en soit
attachante , comme l'est quelquefois celle que jettent
dans l'ame les crimes qui ont de l'éclat et de la grandeur.
Ce roman, malgré son mérite , est donc défectueux , et
nenous paraît pas devoir obtenir le même degré d'estime
qu'Elisabeth Lange.
M.
...
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . On a donné , au théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation d'une comédie intitulée : L'Étourdie
, ou la Coquette sans le savoir. Cet ouvrage , qui a été
520 MERCURE DE FRANCE ,
fort applaudi , est le coup d'essai de M. Lemaire : cejeune
homme annonce de l'esprit et des dispositions , et mérite
par conséquent d'être encouragé. C'est donc lui rendre service
que lui rappeler que le seul modèle à étudier , c'est
le grand Molière , et que la manière de Dorat a si mal réussi
à cet auteur , que personne ne doit être tenté de l'imiter.
SOCIÉTÉS SAVANTES . - Athénée de Niort.- Séancepublique du
8 Mai 1808. - 1º. Discours du Président , sur les principales découvertes
et les idées utiles qui ont été mises au jour , dans la république
des lettres , depuis la dernière séance publique .
2º. Notice sur les travaux de l'Athénée , en 1807 et 1808 , par le secrétaire-
perpétuel .
3°. Quelle est l'influence des bonnes et des mauvaises lois sur le bonheur
des peuples ? discours par M. Herbault , professeur , membre residant.
4°. Hymne aux Graces , par M. Le Prévost-d'Yrai , censeur des
études au Lycée impérial , à Paris , correspondant.
5°. Notice biographique sur feu M. le commissaire des guerres ,
Sevret , de Niort , par M. Jozeau , professeur en botanique et directeur
dujardin des plantes , membre résidant.
6º, Truduction en vers français du passage de Lucrèce ( de naturâ
rerum ) , qui commence par ces mots : Suave mari magno ; par M.
F. Mazure , membre résidant.
7°. Discours sur l'instruction relativement aux femmes , par M.
Debrun , professeur de mathématiques à la citadelle de Metz , correspondant.
8°. La Renoncule et la Violette , fable , par M. Delaroy ,juge au
tribunal civil , membre résidant.
9º. Description du coeur d'une coquette , traduite de l'italien de
Pignotti , par M. de Traversay , correspondant.
τοº. Hécube à Agamemnon , traduction en vers d'Homère , parM.
Dépierris , aîné , membre résidant .
11°. Discours sur la Botanique , considérée comme science utile et
science d'agrément , par M. Hippeau , docteur en médecine , à Chizé ,
membre non résidant.
12°. Le Demi-Deuil, par M. le Prévost-d'Yray , déjà indiqué .
13º. De l'influence physique des astres sur l'économie animale, par
M. Guillemeau , jeune , docteur en médecine , membre résidant .
14°. L'Horloge , ſable , par M. Delaroy.
15º. Le bonheur et la perfectibilité de l'espèce humaine dépendent-ils
de la culture des sciences et des arts ? Par M. Hippeau , professeur,
membre résidant.
JUIN 1808. 531
16º. Epitre en vers , imitée de la dernière Héloïse , parM. Dépierris ,
membre résidant .
17°. Rapport sur le poëme intitulé le Baiser , de M. Olivier , de
Bordeaux , correspondant , avec quelques extraits de ce poëme , par M.
Herbault , professeur , membre résidant.
18°. Ode à la gloire des armées françaises , par M. Piet-Chambelle ,
de Niort , sous-inspecteur aux revues , et intendant de la province
d'Ukraine , département de Berlin , correspondant.
19°. Médaille d'encouragement décernée à M. Mounier , de Frontenay,
instituteur d'un sourd-muet.
Programme des Prix proposés par l'Athénée de Niort , dans
sa séance publique du mois de Mai 1808 .
Hydraulique- L'Athénée de Niort propose un prix d'une médaille
d'or de 25 grammes , au meilleur mémoire sur la question suivante :
«Quels sont les moyens les plus prompts et les plus économiques de
rendre pérenne le cours du ruisseau dit le Lambon , qui se jette dans la
>> Sèvre un peu au-dessus de Niort , ou tout au moins de le faire courir
>> la plus grande partie de l'année ? »
On désire que les auteurs des mémoires , en traçant le cours du
Lambon , en indiquant les saignées illégales qui lui sont faites , citent
Ies lois qui prohibent de telles prises d'eau , et celles qui les autorisent
jusques à un certain point.
On souhaite qu'ils fassent également connaître tous les avantages
généraux et particuliers qui résulteraient , pour l'agriculture , du cours
Jibre de ce ruisseau , et les maux considérables qui sont une suite du
ralentissement et même de la suppression totale de son cours , pendant
plus de six mois chaque année.
Art de guérir L'Athénée de Niort propose un prix d'une médaille
d'or de 30 grammes , au meilleur mémoire sur la question médicale
suivante :
« Quelles sont les causes , le traitement , et sur-tout le moyen prophy-
>>lactique de P'hecthisie catarrhale ? >>>
Les sujets attaqués de cette maladie , presque toujours d'un tempérament
pituiteux ou pituiteux-sanguin , éprouvent ordinairement ( souvent
plusieurs années d'avance ) une espèce de soif continuelle; leur
pouls , sans être plus fort , est néanmoins plus vif, et les battemens n'en
sont pas toujours réglés . Le mal débute par une petite toux , sans expectoration
; par une espèce de lassitude , et beaucoup d'abattement. Cette
maladie se déclare aussi parfois à la suite d'une fièvre de long cours et
durant la convalescence : la poitrine ne devient douloureuse qu'acciden
tellement , les crachats ne sont jamais que muqueux ; ils ont cependant
quelquefois une légère teinte jaunâtre , qui provient de la bile.
Cette maladie , beaucoup plus commune que l'on ne croit à Niortet
522 MERCURE DE FRANCE ,
dans tous les pays où la température humide prédomine , est souvent
confondue , par des gens peu observateurs , avec la phthisiepulmonaire ,
dont elle diffère néanmoins essentiellement ; car l'une est en quelque
sorte une maladie locale , tandis que celle dont il s'agit ici , affecte
vraiment toutes les parties de l'économie animale.
On remarque que l'hecthisie eatarrhale se multiplie à mesure que les
maladies des systêmes lymphatiques et cutanés acquièrent une supériorité
marquée sur les autres genres d'affections maladives .
Poësie. Poëme , ode ou héroïde de cent vers au moins et de deux
cents vers au plus sur la mort d'Hyphis , fille de Jephté , juge du
peuple juif, vers l'an du monde 2822.
Prix , une médaille d'or de 25 grammes .
:
Nota. La Bible, les OEuvres de Saint-Ambroise et des Pères de l'Eglise ,
le Dictionnaire pour l'lintelligence des auteurs classiques , etc. , rédigé par
Sabathier ,de Châlons-sur-Marne , deux tragédies en vers français , l'une
par Claude Boyer et l'autre par Corneille , Jephtes seu votum , etc. , par
Buchanan , peuvent fournir des renseignemens précieux .
Eloquence.-Eloge de Duplessis -Mornay , digne et fidèle ami de
Henri IV.- Prix une médaille d'or de 40 grammes .
Eloge de Françoise d'Aubigné , marquise de Maintenon , née à Niort ,
le 28 décembre 1635. Prix , une médaille d'or de 25 grammes .
Tous ces prix seront décernés à la séance publique de l'Athénée,
dans le courant du mois de mai 1809. Les ouvrages devront être remis
au secrétaire-perpétuel avant le premier avril 1809.
Les concurrens voudront bien joindre une devise à leurs ouvrages , et
renfermer cette même devise , avec leurs noms , dans un billet cacheté.
Ces billets ne seront décachetés qu'autant que les ouvrages auront
mérité le prix ou l'accessit.
NOUVELLES POLITIQUES.
Turin , 18 Mai. -M. Carlo Castelli , chanoine de la mée
tropole et professeur émérite de physique , a cu l'honneur de
présenter derniérement à S. A. I. le vice-roi un très-beau
modèle en cuivre de son ventilateur. Cette machine , faite
pour éteindre les incendies , et dont les journaux français ont
parlé avec éloges , a été perfectionnée par son auteur ; elle a
sur toutes les autres de ce genre , le grand avantage que son
volume permet de la transporter partout où elle est nécessaire.
Mais le but principal que l'auteur s'est propose , c'est
d'élever l'eau à une hauteur considérable par des moyens
plus simples et plus efficaces que ceux en usage. S. A. I. a
accueilli M. Castelli avec la plus grande bienveillance , lui a
témoigné sa satisfaction, et l'a assuré de sa protection .
JUIN 1808. 525
Montbrison , 22 Mai.-Vingt communes du département
de la Loire ont été dévastées , le 21 de ce mois , par la grêle
laplus affreuse dont on conserve le souvenir; les bords de la
Loire ont été le principal théâtre de ses ravages ; grains ,
fruits , fourrages , tout est perdu sans ressource ; les propriétairesde
ces malheureuses contrées viennent de donner les
preuves les plus honorables de sagesse et d'humanité en retenant
dans leurs exploitations les cultivateurs désespérés qui
voulaient fuir , et qui , pour faire subsister leurs familles ,
allaient vendre leurs bestiaux et jusqu'à leurs instrumens
aratoires. Malgré ces sacrifices , les marchés du departement
sont encombres de bestiaux qu'on prévoit ne pouvoir pas
nourrir ; l'administration s'empresse de donner des consolations
et des secours. La situation de cette partie de nos contrées
est déplorable.
Levroux , 18 Mai. -LL. AA. RR. le prince des Asturies ,
l'infant don Carlos son frère, et l'infant don Antonio leur
oncle , sont arrivés aujourd'hui à midi à Valancay. Les
princes étaient précédés par M. d'Arberg , chambellan de
S. M. l'Empereur , et suivis du grand-maître de leur maison ,
de leurs gentilshommes de la chambre , de leur service
d'honneur et d'un nombre considerable d'officiers de leur
maison. Les detachemens de la garde départementale de
Blois et de Chateauroux , qui fournissent au château les
postes d'honneur , formaient la haie et battaient au champ à
leur arrivée. LL. AA. RR. ont été reçues dans la cour , à la
descente de leur voiture , par S. A. S. le prince de Bénévent ,
MM. de Tournon et d'Arberg. M. le prince de Bénévent les
a conduits dans les divers appartemens qui leur avaient été
préparés.
PARIS , le 4 Juin .-Le prince archi-chancelier a présidé ,
le 24 mai , la séance du Senat , qui avait pour objet le sénatus-
consulte pour la réunion de la Toscane. M. le conseiller-'
d'état Regnaud de Saint-Jean-d'Angely , ministre-d'état , a
exposé les motifs du sénatus-consulte , et M. le sénateur
Semonville a porté la parole au nom de la Commission du
Senat , qui était d'un avis unanime pour l'adoption. Voici la
substance des motifs développés par l'un et l'autre orateur :
«Toute la côte de la Méditerranée doit faire partie ou du territoire
français , ou du territoire du grand Empire. Les contrées qui ontdes côtes
sur l'Adriatique , ont été réunies au royaume d'Italie : toutes celles qui ,
longeant les côtes de la Méditerranée , sont contiguës à notre territoire ,
doivent être réunies à l'Empire français . Il y a moins loin de Livourne à
Toulon , à Génes , aux départemens de la Corse , que de Livourne à
524 MERCURE DE FRANCE ,
Milan. Le commerce de la Méditerranée , quelle que soit l'opposition du
tyran des mers , sera nécessairement influencé par la France. Le même
principe qui a porté à réunir Gênes à la France plutôt qu'au royaume
d'Italie, veut que Livourne soit réuni au même Empire. Le royaume de
Naples , situé à la fois sur l'Adriatique et sur la Méditerranée , forme un
royaume à part, mais soumis au même systême fédératif et à la même
politique.
>> Le port de Livourne a constamment donné des sujets de plainte à
la France. Ce port , appartenant àunpays bien administré par unprince
faible , était tombé sous l'influence de l'Angleterre , et devenu l'un des
principaux débouchés de son commerce. Plusieurs fois , sans vouloir
violer la neutralité du souverain de la Toscane , il a fallu que des divisions
françaises se portassent sur Livourne , et y confisquassent les marchandises
auglaises . Ces violations de territoire , quoique nécessaires ,
sont toujours fâcheuses . Puisque Livourne ne peut être à la fois sous
l'influence de la France et sous celle de l'Angleterre , qu'il devienne
donc français . D'ailleurs Livourne et tout le littoral de la Toscane ont
des matelots nécessaires à l'accroissement de notre marine .
» S. M., vient de décréter que la Spezzia serait un port militaire :
plusieurs vaisseaux vont y être mis en construction : les cales , les bâtimens
de l'arsenal , les fortifications de terre et de mer sont déjà disposés ,
et avant la fin de l'année , six vaisseaux à deux et trois ponts s'éleveront
sur les chantiers .
>> Il ne serait pas convenable d'avoir des établissemens si considérables
à l'extrémité de l'Empire ; il ne serait pas possible de les apppovisionner
si , aux portes de cet arsenal maritime , il existait une administration
étrangère. La Spezzia va être le second Toulon de la Méditerranée . On y
aura besoin de fers , de bois , de subsistances , d'hommes; il faut que
toute la côte d'où l'on peut tirer des denrées , des bois, des hommes
soient Français. La France et tout le Continent , qui demandent qu'on
parvienne à rétablir un équilibre sur les mers , sont également intéressés
àla prospéritédu nouveau département maritime de la Spezzia. La réunion
de la Toscane est une conséquence nécessaire de ce grand projet.
>> C'est en vain qu'on objecterait les inconvéniens d'une trop grande
étendue donnée à l'Empire ; les communications par mer diminuent les
distances ; les communications par terre , aujourd'hui qu'il n'y a plus
d'Alpes , plus d'Appennins , sont aussi faciles de Livourne à Paris , que
de Paris à Nice. La politique européenne a soumis les contrées les plus
éloignées pour y trouver des moyens de commerce et de nouveaux
élémens de marine; comment négligerions-nous des moyens et des
élémens qui sont à nos portes ? La patrie des Médicis , celle des arts
etdes sciences , doit faire immédiatement partie de l'Empire français.
>>Enfin une considération qui a déterminé spécialement l'Empereur à
laréunion de la Toscane , c'est la nécessité de coordonner le systême
dugrand Empire , et de rendre l'administration directrice de la France
JUIN 1808. 525
pour la guerre maritime , contiguë avec tous les membres de cette grande
confédération . Sans la réunion de la Toscane , on ne pourrait pas communiquer
immédiatement avec Naples ; les relations ne pourraient avoir
lieu qu'à travers des Etats régis par d'autres administrations , et il y
aurait à craindre que cet intermédiaire ne leur fit perdre de leur dignité
et de l'influence qu'il faut exercer sur ceux qui ont des côtes et des matelots
pour les diriger contre l'ennemi commun . »
Extrait des registres du Sénat- Conservateur , du 24 mai 1808.
Le Sénat-Conservateur , réuni au nombre de membres prescrit par
Particle XC de l'acte des constitutions du 22 frimaire an 8 ;
Vu le projet de sénatus-consulte organique rédigé en la forme prescrite
par l'art . LVII de l'acte des constitutions , en date du 16 thermidor
an 10;
Après avoir entendu les orateurs du Conseil-d'Etat , et le rapport de
sa commission spéciale , nommée dans la séance du 20 de ce mois ;
L'adoption ayant été délibérée au nombre de voix prescrit par l'article
LVI du sénatus-consulte organique du 16 thermidor an 10 ,
Décrète ce qui suit :
Art. Ier. Les duchés de Parme et de Plaisance sont réunis à l'Empire
français , sous le titre de département du Taro; ils feront partie intégrantedu
territoire français , à dater de la publication du présent sénatusconsulte
organique.
II . Les Etats de Toscane sont réunis à l'Empire français , sous le
titre de département de l'Arno , département de la Méditerranée et département
de l'Ombrone : ils feront partie intégrante de l'Empire
français , à dater de la publication du présent sénatus - consulte.
III . Les lois qui régissent l'Empire français , seront publiées dans les
départemens de P'Arno , de la Méditerranée et de l'Ombrone , avant le
1er janvier 1809 , époque à laquelle commencera pour ces départemens
le régime constitutionnel .
IV. Le département du Taro aura six députés au Corps-Législatif.
Ledépartement de l'Arno aura six députés au Corps - Législatif.
Le département de la Méditerranée aura trois députés au Corps-
Législatif.
Le département de l'Ombrone aura trois députés au Corps-Législatif.
Ce qui portera le nombre des membres de ce corps à trois cens quarante-
deux.
V. Les députés du département du Taro seront nommés sans délai.
Ils entieront au Corps-Législatif pour la session de 1808.
IV. Les députés des départemens de l'Arno , de la Méditerranée e
de l'Ombrone entreront au Corps- Législatif pour la session de 1809.
VII. Les députés des départemens du faro , de l'Arno , de la Méditerranée
et de l'Ombrone seront renouvelés dans l'année de la série où
sera compris le département pour lequel ils auront été nommés.
526 MERCURE DE FRANCE ,
VIII. Le département du Taro sera classé dans la seconde série.
Le département de l'Aino , dans la troisième .
Le département de la Méditerranée , dans la quatrième.
Le département de Pombtone , dans la cinquième .
IX. Il sera établi une sénatorerie dans les départemens de l'Arno , de
la Méditerranée et de Tombtone.
X. Les villes de Parme , Plaisance , Florence et Livourne seront
compuses parmi les principales villes dont les maites sont présens au
sement de l'Empereur , à son avenement.
-La grande junte d'Etat qui doit se réunir incessamment
à Bayonne , sera composee de 150 personnes prises
dans le clergé , la noblesse et la bourgeoisie.
Parmi les députés nommés jusqu'à ce jour , on remarque
les archevéques de Burgos et de Séville, les évéques de
Palencia , de Zamora , les généraux des ordres religieux de
Saint-Benoit , de Saint-Dominique, et vingt curés qui ont
été nommés par leurs évèques .
Les grands d'Espagne nonnes sont le duc de Frias, de
Médina Cæli son fils , le comte d'Orgaz, le comte de Fuentes ,
le marquis de Santa-Cruz , le comte de Feraand Nugnės,
le duc d'Ossuna , etc.
,
Les villes qui ont à nommer des députés pour la classe.
des chevaliers sont : Xeres , Ciudad-Real , Malaga , Ronda
Santéago , Oviedo , la Coruna , Sanfetipe , Gerona et Madrid .
Les députés du commerce seront nommés par les villes
de Cadix , Barcelonne , Coruna , Bilbao , Valence , Malaga ,
Seville , Alicante , Burgos , Saint Sebastien , Saint-Ander ,
la Banque de Saint-Charles , la compagnie des Philippines,
et Madid.
D'après les ordres de S. A. I. et R. et de la suprême junte
d'Etat , tous les députés devront étre rendus à Bayonne pour
le 15 juin. Ils sont engagés à prendre tous les renseignemens
possibles sur l'instruction publique , l'agriculture , le commerce,
la législation , et en un mot sur tout ce qui peut intéresser
le bonheur de leur pays .
ANNONCES .
Nouveau Cours complet d'Agriculture théorique et pratique ,
contenant , par ordre alphabétique , la grande et la petite Culture ,
Economie rurale , la médecine vétérinaire , etc. , etc.; ouvrage rédigé
sur le plan de celui de feu l'abbé Rozier , duquel on a conservé
tous les articles dont la bonté a été éprouvée par l'expérience; par les
JUIN 1808 .
527
membres de la Section d'Agriculture de l'Institut : messieurs Thouin ,
Professeur d'Agriculture au Muséum d'Histoire naturelle ; Parmentier ,
Inspecteur général du Service de Santé ; Tessier , Inspecteur des Etablissemens
ruraux appartenant au Gouvernement ; Huzard , Inspecteur
des Ecoles vétérinaires de France ; Silvestre , Chef du Bureau d'Agriculture
au Ministère de l'intérieur; Bosc , Inspecteur des Pépinières
Impériales et de celles du Gouvernement , tous membres de la Société
d'Agriculture de Paris . Chaptal , membre de la Section de chimie de
l'Institut; Lacroix , membre de la Section de Géométrie de l'Institut ;
Perthuiset Yvart , membres de la société d'Agriculture de Paris et de
plusieurs autres ; Décandolle , Professeur de Botanique , et membre de
la Société d'Agriculture ; Du Tour , Propriétaire- Cultivateur à Saint-
Domingue
Vingt- cinq ans se sont écoulés depuis la publication des premiers
volumes du Cours de Rozier. Dans cet intervalle mémorable , l'Agricultute
et les sciences dont elle emprunte les lumières , ont fait de grands
progrès . Cependant cette branche essentielle de la prospérité publique et
particulière n'offre ancun ouvrage général qui retrace dignement l'état
actuel de nos connaissances . Le choix des hommes qui concourent à
P'entreprise que nous annonçons , en présage le mérite , et doit en garantir
le succès. Leurs noms , connus dans l'Europe par de nombreux
travaux , la confiance qu'ils obtiennent du Gouverrement , de rang qu'ils
occupent dans les Sciences , confirinent cette espérance . Ils rempliront
la tâche qu'ils s'imposent, d'une manière digne de leur réputation ; et
parmi leurs titres les plus honorables on pourra compter un livre important
pour les premiers besoins de la Société.
-Cet ouvrage , orné de planches en taille-douce , formera environ douze
vol. in-8 , de 5 à 600 pages chacun , semblables à ceux du Nouveau
Dictionnaire d'Histoire naturelle , dont le même libraire est éditeur.
Il paraîtra par livraisons de treis volumes , de trois mois en trois mois.
Chaque volume broché , pris à Paris , coûtera 7 fr. aux Souscripteurs ,
et 8 fr . à ceux qui n'auront point souscrit .
L'on souscrit en envoyant son nom à Déterville , libraire , rue Hautefeuille
, nº 8. L'on ne paie point d'avance. La souscription sera fermée le
1er octobre 1808. L'on ne recevra point de lettres non affranchies .
Les Amours des principaux personnages du règne d'Auguste ,
contenant les aventures galantes de César , celles d'Ovide , de la Princesse
Julie , d'Horace , de Virgile , de Cicéron , de Mécène , du grand Agrippa ,
etde plusieurs autres personnages illustres , avec des détails sur l'exil de
laplupartde ces Romains ; par Mme de Villedien - Deux vol . in- 12.
Prix , 5 fr . , et 6 fr. 25 cent. franc de port. A Paris , chez les Editeurs ,
cloître Saint-Benoît, nº 2 ; Martinet , libraire , rue du Coq- St.-Honoré ,
nº 13 et 15.
Description de Paris et de ses Edifices , avec un précis historique
:
528 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808.
et des observations sur le caractère de leur architecture , et sur les principaux
monumens et objets d'art qu'ils renferment; par J. G. Legrand ,
architecte des monumens publics , et C. P. Landon , peintre : onvrage
enrichi de plus de cent planches ombrées et gravées en taille-douce ,
avec un plan exact de Paris et de ses embellissemens .
Ce recueil , publié en quatre parties , formera deux forts vol. in-8°.
On a donné les Eglises dans la première partie, La seconde , qui paraît
encemoment, est composée des Palais . La troisième contiendra les Edifices
publics , et la quatrième les plus belles maisons et hôtels particuliers.
Dans la seconde livraison que nous annonçons , on adonné la gravure
des quatre façades du Louvre , du Palais des Thermes de Julien , du
Palais de Justice , du Luxembourg , du Corps -Législatif , du Palais du.
Tribunat , de l'Hôtel-de-Ville , du Palais de la Légion d'Honneur , des
Sciences et Arts , etc. , etc.
Le Prix de chaque volume , composé de deux parties , est de 18 fr.
papier ordinaire ;; 22 fr. pap. ordinaire , gravures sur pap. d'Hollande
proprepour le lavis ; 36 fr. pap. vélin , épreuves avant la lettre ; et bo fr...
texte vélin , gravures enluminées .
On ajoutera un fr. par partie ou deux fr. par vol. pour les recevoir
franc de port par la poste.
A Paris , chez C. P. Landon , peintre , éditeur-propriétaire , rue de
l'Université , nº 19 , vis-à-vis la rue de Beaune.
Vies et oeuvres des peintres les plus célèbres de toutes les écoles
recueil classique contenant l'oeuvre complète des peintres du premier
rang et leurs portraits ; les principales productions des artistes de
deuxième et troisième classe ; un abrégé de la vie des peintres grecs ,
etun choix des plus belles peintures antiques , réduit et gravé au trait ,
d'après les estampes de la Bibliothèque nationale et des plus riches collections
particulières .
Chaque volume de format grand in-4°. contient , outre le texte ,
72 planches , ( les planches doubles sont comptées pour deux selon
l'usage. )
Le prix de chaque volume cartonné est de 25 fr. papier ordinaire ;
57 fr. 50 cent. papier in-4°. vélin avant la lettre , et 50 fr . in-folio vélin
satiné. On ajoute un fr. 50 cent. par volume in-4°, pour les frais de
port , et 3 liv . pour l'in-folio .
Le quatrième volume de l'oeuvre de Baphaël , septième de la collection
( les trois premiers volumes contiennent l'oeuvre complète du
Dominiquin et un choix de l'Albano ) , vient de paraître ; il contient
entr'autres l'Ecole d'Athènes , la dispute du Saint-Sacrement , la dona-i
tion de Constantin à l'Eglise romaine , le Jugement de Paris , 12 sujets
allégoriques relatifs à l'histoire de Psyché , conuus sous le nom de peinduppaallais
Chigi 01 dela Farnésine à Rome, unfaune faisantdanser
des Nymmpphheess., etc. , etc.
tures
On souscrit à Paris , chez C. P. Landon , peintre-éditeur , rue de
l'Université , nº 19 , vis-à-vis la rue de Beaune.
(N° CCCLXI. )
( SAMEDI 18 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
L'A - PROPOS .
CET infatigable vieillard ,
Qui toujours vient , qui toujours part ,
Qu'on appelle sans cesse , en craignant ses outrages ,
Qui mûrit la raison , achève la beauté ,
Etque suivent en foule , à pas précipités ,
Les heures et les jours , et les ans et les âges ;
Le Tems qui rajeunit sans cesse l'univers ,
Etde l'immensité parcourant les espaces ,
Détruit et reproduit tous les mondes divers ,
Un jour , d'un vol léger , suspendu dans les airs ,
Aperçut Aglaé , la plus jeune des Grâces .
Son cortége nombreux fut prompt à s'écarter ;
Le Dieu descendit seul vers la jeune immortelle :
Ainsi l'on voit encore , à l'aspect d'une belle ,
Les heures , les jours fuir , et le tems s'arrêter.
Il parut s'embellir par le désir de plaire ;
Et sans doute , le Dieu du tems
Sut préparer , sut choisir les instans ,
Ceux de parler , ceux de se taire ;
Enfin, il fut heureux , malgré ses cheveux blance.
Un autre Dieu, naquit de ce tendre mystère ;
Cherchez la troupe des amours ,
La plus leste , la plus gentille ,
Vous l'y rencontrerez toujours :
5
L1
530 MERCURE DE FRANCE ,
C'est un enfant de la famille .
Le don de plaire promptement ,
Les rapides succès , les succès du moment ,
Forment sur-tout son apanage ;
Il est le Dieu des courtisans ,
Et la faveur des cours est encor son ouvrage ,
Même quand elle vientpar les soins et les ans .
Ildonne de la vogue au sage ,
Quelquefois de l'esprit aux sots ,
Lebonheur aux amans , la victoire aux héros .
On ne le voit jamais revenir sur ses traces ;
Il fuit comme le tems; il plaît comme les Grâces ,
Et c'est le Dieu de l'à -propos .
Par C. C. DE RHULLIÈRE.
BOUTADE CHAGRINE .
St d'un homme éveillé l'espérance est le songe ,
Si nos plaisirs souvent ne sont rien qu'un mensonge ,
Si la félicité n'est qu'un mot enchanteur ,
Si pour un jour de joie on souffre un an de larmes ,
Traçons sur nos tombeaux , objet de tant d'alarmes ,
De feu Tristan ce vers si peu consolateur :
« Je vécus dans la peine , attendant le bonheur. »
ENIGME.
LOUIS DUBOIS .
TOUJOURS livrée à la merci des eaux
Au milieu des dangers on me fixe , on m'enchaîne:
De Neptune en courroux j'y sais braver la haine ,
J'entends gronder la mer et se briser les flots :
Le matelot m'y voit et me bénit sans cesse ;
Son salut bien souvent fut unde mes bienfaits ;
Mais l'ingrat , chaque fois redoublant de vitesse ,
Fuit loin de moi sans s'approcher jamais.
LOGOGRIPHE.
SANS ma tête je suis du genre masculin ,
Etl'on se seit de moi pour enfermer du vin .
1
JUIN 1808 . 551
Onprétend que jadis je fus d'un autre usage ,
Qu'Eole m'employa pour calmer un orage.
Si l'on me rend ma tête alors je deviens lourd ,
Etdans toutes maisons j'existe long ou court ..
La moitié de mon corps indique une vermine
Trop commune aux enfans , chez les vieillards chagrine.
Ace mot, cher lecteur , tu croiras me tenir;
Je pourrais t'échapper... Mais je veux en finir .
ParMume MELANIE MICHAUD ,de Poligny .
CHARADE.
Ca n'est point mon premier à boire
De deviner mon destin.
Mon second fut hier ( ce qu'on a peine à croire ) ,
Il est aujourd'hui pour demain .
Mon entier eut six soeurs , à ce que dit l'histoire ,
Ettoutes dignes de mémoire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est les Ciseaux.
Celui du Logogriphe est Charme , arbre , dans lequel on trouve
Charme , beauté ; Charme , magie ; arme , Marche , Mer , Rame ,
Ame , Arche , Chum .
Celui de la Charade est De-main.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
(MÉLANGES. )
THÉATRE FRANÇAIS.
Artaxerce , Gastonet Bayard , Andromaque , le Festin de
Pierre, etc. ( Débuts de M¹¹ Maillard et de M. Arnaud. )
Le Théâtre français , revenu lentement de la surprise
pénible où le départ de Mlle Georges l'a jeté , annonce
enfin la résolution de réparer le plus promptement possible
cette perte imprévue. Dans le premier moment , tous les
Ll 2
552 MERCURE DE FRANCE ,
yeux se fixaient sur Mlle Duchesnois , accoutumée depuis
long-tems à partager le fardeau de l'Empire ; c'était , disaiton
, l'unique soutien de la tragédie , la dernière espérance
de Melpomène , spes altera Romæ. Il est malheureux pour
cette célèbre actrice qu'une longue et cruelle maladie l'ait empêchée
de répondre à ce cri flatteur; mais son état ne lui
permettant pas d'accourir au secours d'Artaxerce , et de tant
d'autres héros , consternés de l'infidélité de sa rivale , il a
bien fallu demander au zèle ce qu'on ne pouvait plus espérer
du talent. Mlle Bourgoing s'est donc chargée du rôle de
Mandane , d'abord avec une timidité modeste qui fait honneur
à sa raison , et qui prouve qu'elle n'est point aveuglée
par des éloges prématurés ; ensuite avec un peu plus d'assurance,
effet naturel de ses études , des leçons de son nouveau
maître , et de la bienveillance publique. Alors les
représentations d'Artaxerce ont été reprises , et jusqu'à présent
l'affluence n'a point diminué : l'ouvrage , soutenu par
son mérite réel , est encore favorisé par des circonstances
particulières , telles qu'une parodie sans succès et un libelle
sans esprit. L'auteur de celui-ci rappelle sans doute à
M. Delrieu l'esclave qui suivait le triomphateur pour lui
dire des injures , image matérielle de l'envie , enchaînée au
char de la gloire. On sait bien que ce malheureux n'avait
point de complices ; mais s'il avait eu besoin d'en trouver ,
croit-on qu'il eût osé les chercher parmi les hommes qui ,
ayant joui des mêmes honneurs , avaient le même droit à
ses outrages ? Non, sans doute; et si l'honnêteté publique
a repoussé par le mépris le pamphlet obscur publié contre
M. Delrieu , elle a aussi promptement étouffé par l'indignation
le soupçon ridicule et absurde qu'on s'efforçait
de répandre contre deux écrivains conuus par des succès
nombreux. Cette calomnie impudente et grossière était
repoussée avec une égale force par leurs caractères ; et
si M. Delrieu ne s'est pas cru obligé de la démentir luimême
, en combattant de perfides insinuations , c'est qu'il a
pensé avec raison que des noms estimés dans les lettres ne
devaient pas même ètre prononcés à l'occasion d'une si vile
et si odieuse production.
Artaxerce ne pouvant pas remplir seul la scène tragique ,
et n'ayant pas l'avantage d'y montrer l'acteur qui en est le
plus bel ornement , on a joué Gaston et Bayard et Manlius ,
pour que le public ne fût pas trop long-tems privé du talent
de Talma. Chacune de ces tragédies n'a qu'un seul rôle de
femme ; et celui de Valérie n'offre que des difficultés sans
JUIN 1808. 553
a
éclat. C'est beaucoup , même pour une actrice très-distinguée
, de pouvoir y soutenir la dignité du Cothurne , à côté
de ce profond et terrible Manlius , victime généreuse de
l'orgueil et de l'amitié , dont l'ame toute entière , se peint
dans les yeux et sur lestraits de Talma ; MileVolnais y
réussi : je n'ajouterai rien à cet éloge. Elle en a mérité davantage
dans Gaston et Bayard, où le rôle d'Euphémie ,
par la force des sentimens et des situations , s'empare plus
souvent de l'attention et des suffrages des spectateurs. Cette
jeune actrice montre constamment une intelligence peu
commune; sa diction naturellement juste devient tous les
jours plus ferme ; sa chaleur n'a rien de factice ní d'exagéré :
si la nature lui a refusé quelques avantages pour la tragédie ,
elle doit à l'étude et au travail des ressources plus variées ,
et son empressement à venir au secours du répertoire , dans
les circonstances difficiles , lui garantit à la fois la reconnaissance
de ses camarades et la bienveillance du public.
Cependant Mlle Bourgoing et Mlle Volnais , ne font encore
que glaner dans le vaste héritage de Mlle Georges ; et
c'est unenfant de seize ans qui se présente pour en recueillir
laplus riche partie : Mlle Maillard , élève de M. Monvel , a
débuté samedi dernier dans le rôle d'Hermione . Avec les
défauts de son âge , elle a déjà des qualités qui manquent
à des talens formés ( qu'on me pardonne d'appeler ainsi
ceux dont on n'ose plus rien attendre , et qui semblent irrévocablement
condamnés à la plus monotone médiocrité. )
Mlle Maillard a reçu , dans une excellente école , des leçons
qui ont rapidement développé les ressources qu'elle doit à
la nature , une intelligence assurée , une sensibilité vraie ,
qui s'annoncent par une diction sage , ferme , naturelle et
féconde en inflexions justes et variées. Le trouble , inséparable
d'un premier début , qui l'agitait vivement à son entrée
sur la scène , avait d'abordd'altéréson organe : dans lequatrième
et le cinquième acte , il a paru tel qu'il est , pur ,
étendu , flexible et sonore. Elle a d'abord étouffé les dernières
syllabes , et plus souvent encore , une frayeur involontaire
affaiblissait sa voix au point qu'il était assez difficile
de l'entendre ; mais enfin soutenue par la situation d'Hermione
, elle s'est élevée au-dessus de la sienne , et comme
pénétrée des sentimens qu'elle exprimait , elle a rendu des
passages , évidemment au-dessus de ses forces , avec une
intention si marquée et si vraie , que l'étonnement a été le
premier témoignage de la satisfaction publique. Les applaudissemens
ont bientôt éclaté dans toutes les parties de la
534 MERCURE DE FRANCE,
salle , et , suivant l'usage , elle n'a pu se dérober à l'honneur
inutile et dangereux de reparaître après la représentation.
Ce premier essai ne peut inspirer qu'une surprise honorable
pour Mlle Maillard et le plus vif intérêt pour le talent
qu'elle annonce. Je n'examinerai donc pas si ses moyens lui
permettront de soutenir, sans danger pour elle, un succès si
brillant et si précoce. Il n'est pas tems, non plus, de relever
des defauts dont une partie disparaîtra sans doute , dès qu'elle
sera plus affermie sur la scène : alors seulement il sera
permis de juger ce qui ne mérite aujourd'hui que des encou
ragemens . J'aime à croire qu'une critique juste et franche
sera plus utile à Mlle Maillard , que ces louanges complaisantes
ou vénales qui ont endormi tant d'acteurs , à demi
célèbres , sur les lauriers de leurs premiers débuts.
Damas a repris , dans cette représentation, le rôle de
Pyrrhus qu'il abandonne souvent, et qui lui convient mieux
que beaucoup d'autres , puisqu'il exige beaucoup d'intelligence,
de chaleur et de variété. Cet acteur , dont le talent
et le zèle sont , pour le Théâtre Français , la ressource la
plus féconde , pourrait , ce me semble , céder quelques roles
équivoques , dans des nouveautés éphémères , afin de paraitre
avec plus d'éclat dans ces immortels chefs-d'oeuvre qui ne
doivent jamais étre négligés . Plus il étudiera le rôle de
Pyrrhus , plus il sera convaincu que ce princejeune, violent
, impéricux , accoutumé à ne connaitre de droits que
ceux de son épée , est l'héritier , l'image vivante d'Achille ,
et qu'il doit en rappeler à chaque instant la véhémence et
Pimpétuosité.
Mlle Bourgoing , dans le rôle d'Andromaque , justifie bien
mieux l'inconstance du roi d'Epire , qu'elle n'attendrit sur
les malheurs de la veuve d'Hector. Quant au rôle d'Oreste,
je ne crois pas qu'il ait été rendu par personne et dans aucun
tems , avec untalent plus sublime que celui qu'y montre
Talma, sur-tout dans le cinquième acte. Le Kain , dit-on ,
jouait les quatre premiers d'une manière admirable ; mais
il n'a pas laissé dans la dernière scène d'Andromaque ,
comme dans la plupart de ses autres rôles , de ces traditions
qui font encore la gloire et la loi du Théâtre Français.
Talma semble avoir reçu de la nature une mission particulière
pour les rôles sombres et terribles où le désespoir
va jusqu'à l'aliénation ; et quoiqu'il soit partout un acteur
tragique fort supérieur à ceux que nous possédons , c'est
principalement dans ce genre qu'il parait s'être élevé méme
au-dessus des anciens modèles de son art.
JUIN 1808. 535
Les débuts de Mlle Maillard ne sont pas les seuls qui ,
dans ce moment , donnent de justes espérances , et qui méritent
l'attention des amateurs. Après trente ans d'une carrière
, honorée au théâtre par l'estime de la ville , et embellie
à la ville par les succès du théâtre ; après avoir formé
des élèves distingués , créé des rôles difficiles , et laissé dans
tous ceux qu'il a joués l'exemple d'une finesse ingénieuse
etd'unexcellent ton , Dazincourt vient d'etre nommé directeur
des spectacles de la Cour , conjointement avec M. Paër.
Oncraint que cette récompense , justement accordée à son
talent comme à son caractère , ne hate l'époque de sa retraite
, et l'on se prépare d'avance à remplir le vide qu'elle
laissera . Un acteur de province , nommé Arnaud , jeune
encore , quoiqu'il annonce de l'usage et de l'expérience , a
débuté successivement dans le Festin de Pierre , Crispin
rival de son Maître , et les Fourberies de Scapin , par les
rôles de Sganarelle , de Labranche et de Scapin . On s'accorde
à lui trouver un jeu naturel et franc , la connaissance
de la scène , de l'aisance , de l'à-plomb. Il me semble qu'on
Jui désire aauussssii plus devviivacité , plus demouvement,
gaîté plus communicative. Jusqu'à présent , on peut lui
appliquer ce qu'on disait autrefois d'un acteur plus estimable
qu'amusant : Comique à part , c'est un très - bon
comique. Espérons que M. Arnaud se haterade faire supprimer
l'exception dans l'éloge qu'on lui donne assez généralement.
ESMENARD .
( EXTRAITS. )
une
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE D'UN HOMMEDE GOUT,
entiérement refondue , corrigée et augmentée , contenant
des jugemens tirés des journaux les plus
connus et des critiques les plus estimés , sur les meilleurs
ouvrages qui ont paru dans tous les genres ,
tant en France que chez l'étranger , jusqu'à ce jour ;
par A. A. BARBIER , bibliothécaire de S. M. Impériale
et Royale , et de son Conseil d'Etat ; et N. L. M.
DESESSARTS , membre de plusieurs Académies.
A Paris , chez Duminil- Lesueur , imprimeur- libraire ,
rue de la Harpe , n° 78.
Ce titre de Bibliothèque d'un homme de goût a semblé
si heureux , que trois compilations du même genre en
536 MERCURE DE FRANCE,
ont été successivement revêtues. La première parut
en 1772 , à Avignon , en deux petits volumes in- 12.
Cinq années après , l'abbé de la Porte publia la seconde ,
en quatre volumes du même format. La troisième en
aura cinq in-8° ; les trois premiers volumes viennent
d'être donnés au public.
Je ne suis point à même de comparer entre elles les
trois Bibliothèques d'un homme de goût ; ce qui est
avéré , c'est que la dernière est plus étendue que les
deux autres. On peut présumer aussi que les auteurs ,
dont l'un sur-tout est généralement reconnu pour un
esprit judicieux et un savant bibliographe , auront corrigé
les erreurs de leurs devanciers , redressé leurs faux
jugemens , suppléé leurs omissions , concilié ou fait disparaître
leurs contradictions , retranché leurs inutilités
, etc. Ils en prennent l'engagement dans leur préface
, et par quelques exemples choisis parmi les différens
genres de fautes commises par leurs prédécesseurs ,
ils donnent une idée rassurante du soin qu'ils ont pris
pour les rechercher et les réformer toutes .
Je vais faire connaître le plan de l'ouvrage. Il a deux
grandes divisions , la poësie et la prose. Chaque genre
de littérature est classé suivant le degré de son importance:
ainsi en poësie on commence par l'épopée et l'on
finit par le madrigal. Après quelques considérations
générales sur chaque genre , on fait, par ordre d'ancienneté
, l'énumération des auteurs qui s'y sont distingués
; on analyse succinctement leurs ouvrages , on en
apprécie le mérite , et l'on en indique les éditions les
plus estimées. Il faut observer toutefois que les écrivains,
divisés en poëtes et prosateurs , sont subdivisés en anciens,
étrangers et nationaux : par conséquent l'on passe en
revue , dans une section particulière de l'ouvrage , tous
les poëtes grecs et latins de tous les genres ; autant en
fait-on ensuite de tous les poëtes étrangers jusqu'aux
Chinois inclusivement; après quoi vient le tour des poëtes
français . Je ne sais s'il n'eût pas été préférable de comprendre
à la fois sous chaque genre de poëme, les poëtes
de tous les tems et de tous les lieux qui s'y sont exercés
: de cette manière , l'épopée par exemple eût formé
un seul grand chapitre , où l'on eût vu figurerHomère ,
JUIN 1808 . 537
Virgile , le Tasse , Milton , le Camoëns , Klopstock ,
Voltaire et toute la succession des poëtes épiques. Un
homme de goût qui voudrait former matériellement sa
bibliothèque ne s'aviserait surement pas de les diviser ,
et d'en former trois corps distincts que sépareraient des
poëtes dramatiques, didactiques, lyriques, satiriques , etc.
La partie des auteurs anciens et étrangers peut être
d'une véritable utilité à tous les amis des lettres , en
ce qu'elle indique soigneusement toutes les traductions
qui ont été faites de ces auteurs , en vers ou en prose ,
en entier ou par fragmens , et qu'ensuite elle en fait
connaître les meilleures éditions. Le nom de M. Barbier
répond suffisamment de l'exactitude avec laquelle en
général la partie bibliographique a été traitée. Ceux
qui connaissent plutôt les ouvrages que les éditions ,
ont besoin d'un guide sûr qui leur épargne le regret
d'avoir acheté souvent fort cher des livres incomplets
ou remplis de fautes.
Quant aux jugemens portés sur les différens ouvrages
, ils ne me paraissent pas toujours exempts d'erreur
et de prévention , soit en bien, soit en mal. En
expliquer la cause , ce sera presque justifier l'effet . Si
étendue que soit la littérature des deux auteurs de la
Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût , ils n'ont
certainement pas lu tous les ouvrages dont ils font mention.
Les auteurs anciens qui sont la base de toute bonne
éducation , et les classiques modernes qui la complètent
sont bien connus d'eux et convenablement appréciés
dans leur livre : il serait d'ailleurs difficile de mal juger
des hommes sur lesquels il n'y a plus qu'une opinion
mille fois exprimée ; on ne peut courir qu'un risque ,
c'est de la mal exprimer soi-même. Mais il en est tout
autrement des écrivains récens ou contemporains ; d'abord
le nombre en est infini , et c'est au tems seul qu'il
appartient de le réduire : jusque-là , ils ont , pour ainsi
dire , tous des droits à être lus , puisqu'ils ne sont point
encore définitivement condamnés à ne pas l'être ; et
cependant qui pourrait suffire à les lire tous ? Il y a
une classe de gens destinés par état à en épargner la
peine aux autres , peine que , dit-on , ils ne prennent
pas toujours eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, ces gens-
A
538 MERCURE DE FRANCE ,
là qui sont les journalistes ,jogent les écrivains de leurs
tems. Presque toujours divisés en deux factions opposées
, chacun d'eux a nécessairement fait un pacte au
moins tacite qui l'oblige à prôner ou à décrier les productions
nouvelles et quelquefois les anciennes , suivant
qu'elles sont dans un esprit favorable ou contraire à
son parti , seulement lorsqu'elles sont d'un homme qui
est de ce parti , ou n'en est pas, ou même n'est d'aucun:
tous les cas , on le voit , sont prévus. Cependant ces
productions sont examinées en même tems par les journaux
des deux partis , d'où résulte inévitablement deux
jugemens tout à fait contradictoires sur un même écrit.
Ici , c'est un chef-d'oeuvre de pensée et de style ; là ,
c'est un tissu d'absurdités et de platitudes : rarement
les opinions sont-elles plus rapprochées. Comment décider
entr'elles , comment les concilier, quand on ne
connaît pas l'ouvrage qui en est l'objet ? Les rédacteurs
de la Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût ont
dû fréquemment éprouver cet embarras : ordinairement
ils s'en sont tirés avec bonheur ; mais il leur est arrivé
quelquefois de répéter , sans le vouloir, des jugemens
dictés par la partialité. Il était impossible qu'il n'en fût
pas ainsi ; il faut leur savoir gré de ne s'y être pas laissé
prendre plus souvent. Ce qu'il fallait sur-tout éviter,
c'était de consigner deux opinions contraires sur un
livre , lorsqu'on avait sujet d'en faire deux fois mention.
MM. Barbier et Dessessarts sont tombés dans cette faute
à l'occasion de la traduction de la Jérusalem délivrée,
par Mirabeau. A l'article de ce traducteur , on lit :
<< Cette version , dans laquelle le génie du poëte italien
>> reprenait une nouvelle vie , fut le titre de sa récep-
» tion à l'Académie française ; >> et dans l'article suivant
qui a pour objet un traducteur plus moderne du
Tasse , cette même version de Mirabeau est qualifiée
de faible , prolixe , languissante , souvent infidelle ,
écrite du style d'un conte plutôt que d'un poëте : il y
est même dit que l'ame du poëte n'y respire nullement ,
ce qui est précisément l'opposé du premier jugement .
Il est évident que celui-ci a été puisé dans les journaux
du tems où parut la traduction de Mirabeau , et que
l'autre date de l'époque où la dernière fut publiée ,
JUIN 1808. 539
et où les critiques qui n'avaient plus aucun motif de
complaisance pour l'ancien traducteur , payèrent , à
ses dépens , un juste tribut d'éloges au mérite du traducteur
nouveau .
J'indiquerai aux auteurs quelques autres fautes , dont
laplupart nesont que de légères inadvertances et peuvent
être corrigées dans un errata. Pindare est appelé le
plus grand poëte qui ait encore paru dans le genre
epique ( tome lot , p. 47). Il est clair qu'il faut lyrique.
Dans l'article du Boïardo (tom. Iot, p. 211), le nom du
paladin Roger est écrit Ruger ; cela est plus conforme
à l'orthographe italienneRuggier , mais n'est nullement
conforme à l'usage. L'Art d'Aimer de Bernard , qui est
incontestablement un poëme didactique , est placé parmi
les poëmes épiques ( tom. II, p. 18 ); et dans l'énumération
des ouvrages de ce dernier genre , il n'est point
fait mention de son poëme de Phrosine et Mélidore ,
non plus que du poème de Narcisse par Malfilâtre.
LaNotice des poëtes dramatiques français est fort étendue:
elle commence à Jodelle , Garnier , etc. , et se termine
aux auteurs de nos jours dont elle comprend les
noms et les principaux ouvrages. Je regrette que parmi
nos premiers dramatiques , les auteurs n'aient point
inscrit Grevin , à qui Laharpe a consacré un assez long
article dans son Cours de littérature , et qui le méritait
par les beautés véritables dont sa tragédie de la Mort
de César est scimée. Il est parlé ( tom. II , p. 196) du
Théâtre de Campagne de Carmontel en huit vol. in-8°º .
L'ouvrage de Carmontel qui porte ce titre , n'a que
quatre volumes ; ce sont ses Proverbes dramatiques qui
en ont huit. La nouvelle édition de Champfort est désignée
comme formant deux gros volumes in-12 : c'est
in-8° qu'il fallait dire. Al'article des Quatre Saisons du
Parnasse (tom. II, p. 379), il est dit qu'on lit avec plaisir
-dans ce recueil des poësies fugitives de plusieurs auteurs
qui n'ontpas encore été nommés dans l'ouvrage ; et l'on
trouve au nombre de ces auteurs MM. Daru , Chénier
et Vigée , dont le premier a déjà été nommé comme
traducteur d'Horace , et les deux autres comme poëtes
-dramatiques. Il est facile de corriger cette faute , en
mettant dont quelques -uns n'ont pas encore été nommés
, etc.
540 MERCURE DE FRANCE,
Je le répète , ce sont-là des erreurs légères , et l'on
ne parviendraît peut-être pas sans peine à en découvrir
d'autres que celles dont je viens de faire le relevé. En
le faisant , j'ai cru donner aux auteurs une preuve de
l'attention avec laquelle j'ai lu leur livre et du désir
sincère que j'ai de contribuer à sa plus grande perfection.
Tel qu'il est , il offre un résultat précis et substantiel
de beaucoup de connaissances positives , soit en
littérature , soit en bibliographie ; et il ne sera pas consulté
sans profit par ceux qui , voulant embrasser dans
-leurs études ou simplement dans leurs lectures tel genre
de poësie ou de prose , ne connaissent point la totalité
des ouvrages que ce genre a produits chez les différens
peuples anciens et modernes. On ne saurait trop louer
Ies auteurs du ton de réserve , de bienveillance et d'honnêteté
avec lequel ils se sont exprimés sur le compte
de ceux qui cultivent aujourd'hui les lettres. Ce qu'ils
en ont dit est le plus souvent sans doute l'expression
de leur opinion personnelle , fondée sur la connaissance
même des ouvrages. Mais s'ils ont eu quelquefois besoin
de recourir pour cet objet aux journaux , ils ne se sont
adressés du moins qu'à ceux qui savent concilier les
intérêts de l'art et les ménagemens dus aux personnes
qui l'exercent. AUGER.
VOYAGE DE DÉCOUVERTES AUX TERRES Aus-
TRALES, etc.; rédigé par M. F. PERON , Naturaliste
de l'expédition. ( Voyez le N° 346 , 5 Mars. )
SECOND EXTRAIT , par L. J. MOREAU (de la Sarthe) ,
Docteur en médecine.
M. Peron et ses compagnons , avant d'arriver à la terre
de Diémen où nous les avons laissés au milieu des naturels
, avaient eu occasion pendant leur navigation de faire
plusieurs expériences et de recueillir un grand nombre
de faits qui présentent beaucoup d'intérêt. Leur traversée
des Canaries à l'Ile-de-France fut de 145 jours : retard
extraordinaire et qui ne peut être attribué qu'à l'obstination
du chef à ranger de trop près la côte d'Afrique.
JUIN 1808. 541
M. Peron fait à ce sujet d'utiles remarques sur la comparaison
des deux routes qui se présentent pour aller
doubler le cap de Bonne-Espérance , et sur les motifs qui
doivent engager à préférer celle de l'ouest , plus
longue à la vérité , mais dont le trajet se trouve abrégé
par des courans assez rapides et assez constans pour que
le navigateur instruit puisse compter d'avance sur leur
secours. N'ayant pas pris ces motifs en considération ,
le capitaine Baudin , se trouva forcé , dès le commencement
de son voyage , d'intervertir toutes les
opérations qui lui avaient été prescrites.
Ces remarques sont suivies de l'exposition de recherches
et d'expériences , dont les résultats prouvent
qu'en s'approchant de l'équateur , la force de la pesanteur
et l'intensité de la vertu magnétique diminuent,
le baromètre s'abaisse , le thermomètre s'élève, l'hygromètre
(1 ) marche à la saturation et les vents deviennent
plus faibles et plus constans .
D'autres expériences sur la température de la mer ,
ont conduit à soupçonner son refroidissement pro-,
gressif à mesure que l'on pénètre dans ses abîmes .
La phosphorescence de la mer a été aussi l'objet des
recherches de M. Peron .
Cette phosphorescence qui depuis Aristote et Pline a
été, pour les voyageurs et pour les physiciens ,, un sujet
de recherches , se montre suivant les lieux , avec une
grande variété de spectacle , dont plusieurs voyageurs
ont donné de magnifiques descriptions. <<< Ici , dit M.
Peron , la surface de l'Océan étincelle et brille dans
toute son étendue, comme une étoffe d'argent électrisée
dans l'ombre ; là , se déploient les vagues en
nappes immenses de soufre et de bithume embrâsés
; ailleurs on dirait une mer de lait, dont on n'aperçoit
pas les extrémités. >>
Ces phénomènes se présentent sur toutes les mers.
Ils sont plus remarquables entre les tropiques et dans
les mers resserrées et méditerranéennes , que sur les
vastes plaines du grand Océan. Les lecteurs se rappel
(1) C'était pour la première fois que set instrument traversait les
mers.
542 MERCURE DE FRANCE ,
leront sans doute l'enthousiasme poëtique , avec lequel
M. Bernardin de Saint-Pierre a décrit les détails de ce
phénomène : Ces étoiles brillantes qui semblent jaillir
parmilliers dufond des eaux , et dont ceux de nos feux
d'artifice ne sont qu'une bienfaible imitation. M. Pérou
s'est assuré , par ses recherches, que cette phosphorescence
, bien différente de la faible lueur que jettent, dans
quelques cas , les cadavres des plantes et des animaux
pendant leur décomposition , doit être attribuée à divers
animaux marins ; et qu'elle dépend de la vie de
ces animaux , au point de s'exalter , de s'affaiblir et
de s'éteindre avec elle.
Les observations zoologiques que M. Péron a faites
pendant cette longue traversée , n'ont pas été moins
heureuses et moins productives que les expériences
dont nous venons d'indiquer les principaux résultats.
Ces observations ont fait connaître plus de quatre- vingts
espèces nouvelles , dont plusieurs doivent former , en
se groupant , des genres et même des ordres nouveaux.
Parmi ces animaux, il faut citer plus particulièrement
un nouveau genre de poisson remarquable , et par ses
couleurs brillantes d'or et de pourpre , et par les
vésicules pustuleuses et coniques , dont ses tégumens
sont hérissés , et qui le forcent pour ainsi dire à flotter
continuellement à la surface des mers . Ces détails et
plusieurs autres non moins intéressans , concernant la
topographie de l'Ile-de-France , remplissent le premier
livre du voyage que nous analysons. Un second livre
a pour objet l'histoire de ce même voyage , depuis
l'Ile-de-France jusqu'à Timor inclusivement.
Le géographe partit de l'Ile-de-France pour se diriger
vers la Nouvelle Hollande, le 23 avril 1801. Dès.
les premiers jours de cette navigation , qui devait être
longue et pénible , on retrancha à la fois à toutes les
personnes de l'équipage , le pain, le vin et la viande
fraîche , pour y substituer le biscuit, les salaisons et
un mauvais tafia de l'Ile-de-France. Ce fut à cette première
privation qui ne tarda point à avoir les suites
les plus désastreuses , que commença la longue série
des persécutions , des contre-tems , des désagrémens
de tout genre auxquels M. Peron et ses collaborateurs
JUIN 1808. 543
ne cessèrent d'être exposés pendant le reste du voyage.
Les résultats de cette première faute d'un chef à la
fois avare, et stupide , furent tels qu'ils auraient renda
complétement inutile une des plus belles expéditions
scientifiques du dix-neuvième siècle , si la recherche
passionnée des vérités nouvelles et l'amour d'accroître
ses connaissances et sa renommée , ne donnaient pas
au besoin un courage , et des forces capables de triompher
des plus grandes résistances et de vaincre tous
les obstacles. Du 21 mai , au 25 , le géographe commença
à s'approcher de plus en plus de la côte occidentale
du continent qu'il venait explorer. Il en était
cependant encore à plus de cent lieues , et déjà les
instrumens météorologiques , principalement le baromètre
et l'hygromètre annonçaient son approche par
leurs changemens. M. Peron décrit d'une manière rapide
et animée les commencemens pénibles de cette navigation
dont l'objet spécial était de découvrir la côte
de Diémen , et toute cette longue écharpe de côtes
qui forme le sud-ouest de la Nouvelle-Hollande , les
terres de Nuitz , de Lewin , d'Endel , d'Endracht , etc.
La reconnaissance de la terre de Lewin et celle de
la terre d'Endracht , donnèrent lieu à quelques découvertes
géographiques et à des observations relatives à
l'Histoire naturelle que M. Peron fait connaître , en y
joignant le tableau plein d'intérêt des hasards et des
dangers auxquels il fut personnellement exposé sur ces
terres inconnues et inhospitalieres , pour toutes les natures
vivantes.
Son séjour à l'île Bernier , a été assez long pour
lui donner le tems de recueillir différens faits curieux
et nouveaux , concernant la minéralogie et la zoologie,
On ne trouve qu'une seule espece de quadrupèdes mammifères
dans cette île , c'est le Kanguroo à bandes qui
paraît avoir exclusivement pour patrie cette île Bernier
et celle de Dorre. Ce petit animal , d'une forme trèsagréable
, est timide , rapide dans sa fuite ; ce qui rend
sa chasse difficile. Les femelles de cette espèce , comme
toutes celles des dydelphes , ont une espèce de sac dans
lequel les petits sont renfermés pendant la durée de l'allaitement
qui est, en quelque sorte , une seconde gesta
544 MERCURE DE FRANCE,
tion. Cet asyle maternel se rouvre dans quelques circonstances
pour recevoir les petits et les dérober à un pressant
danger. Chargées de ce précieux fardeau , les mères
fuyent de toutes leurs forces , et ne l'abandonnent pas
même quand elles sont blessées. Lorsqu'elles ne peuvent
plus les porter , elles s'arrêtent , aident leurs petits à
sortir de la poche où ils étaient renfermés et ne les
quittent qu'après leur avoir indiqué une retraite : elles
continuent ensuite de fuir , et si le chasseur cesse de
les poursuivre , elles reviennent sur leurs pas , retournent
au buisson protecteur où le petit s'était renfermé ,
et l'appellent par une sorte de grognement qui leur
est propre. Si on en excepte le Kanguroo à bandes ,
tous les animaux de l'ile Bernier sont nuisibles ou
incommodes , tandis que la mer qui baigne les côtes
est d'une fécondité remarquable. Immédiatement audessus
de l'île Bernier et de quelques autres îles commence
la terre de Witt qui fut , pour M. Peron et ses
collaborateurs , un nouveau théâtre de travaux utiles ,
ainsi que d'accidens et de dangers dont la description
forme , avec plusieurs détails relatifs à la zoologie et
à la géographie , la matière du septième chapitre du
onzième livre .
Le séjour du géographe à Timor, est le sujet du chapitre
suivant :
On observe trois races différentes d'hommes dans
cette île: 1 ° . Les Indigènes , repoussés dans l'intérieur
des terres , n'ayant pour asyle que le creux des rochers ;
2°. Quelques familles chinoises qui paraissent très-anciennement
établies dans cette île ; 3°. Les Malais conquérans
de l'île et conservant encore aujourd'hui le
caractère d'indépendance , d'audace et de fierté propre
à leurs ancêtres. C'est principalement à cette race que
se rapportent les observations anthropologiques que
M. Peron a faites à Timor. Les Malais reçurent d'abord
les Français avec défiance , et il paraît même qu'ils
voyaient des hommes de cette nation pour la première
fois.
Mais à ces dispositions succédèrent bientôt des communications
faciles et une bienveillance qui ont permis
àM. Peron d'observer avec détail ces insulaires.
I1
JUIN 1808. 545
Il paraît que les Malais ont eu beaucoup à se plaindre
des Anglais , dont le nom et le souvenir suffisent pour
leur donner des accès de fureur. M. Peron ayant prié
un des hommes de cette race de lui montrer à se servir
de la sagaie , cet homme chercha aussitôt à le satisfaire ;
mais son arme , et les gestes qu'il faisait pour s'en servir ,
lui ayant rappelé la nation ennemie et les dernières circonstances
de leur guerre , il s'écria tout à coup, Oran
ingress ; oran baunou ; hommes anglais ; hommes assassins:
sa physionomie s'était animée dans ce moment;
oran djahat , disait-il, hommes méchans ; et il brandissait
sa sagaie avec violence. Devenu presque furieux ,
il prit une noix de coco , la mit au bout de sa pique
et témoigna par les gestes les moins équivoques , qu'après
avoir coupé la tête aux Anglais , ils avaient pro
mené leurs têtes au bout de leurs lances , que des danses
guerrières avaient été faites autour d'elles , et qu'après
avoir mis enpièces les cadavres de ces odieux ennemis ,
ils les avaient mangés. Un français que M. Peron trouva
à Timor, et qui était au service des Hollandais depuis
douze ans , expliqua à ses compatriotes les motifs de
cette haine nationale .
Les Anglais ayant conquis Timor, forcèrent lesMalais
, par des rapines et des violences , à se soulever ;
les conquérans retirés dans le fort de la Concorde , au
nombre de 70 ou 80 , furent vaincus , taillés en pièces
et mangés par les Malais , sur l'anthropophagie desquels
ce fait ne peut laisser aucun doute.
Les premières préventions des Malais ayant été dissipées
, les Français ne cessèrent pas un moment de
vivre dans la meilleure intelligence avec ces insulaires.
Le 28 août ils eurent la visite d'un roi de l'île de
Sabou , nommé Ama Dima ; de tous les objets que l'on
montra à ce roi et aux personnes de sa suite , le
phosphore fut ce qui l'étonna le plus.
Il offrit pour en avoir , une grande quantité de
poules , de cochons et de moutons. Ses offres , ses instances
furent si vives , si pressantes , qu'il fut impossible
de le refuser , et M. Peron donna à sa majesté un
morceau de phosphore de deux pouces , qui fut mis
aussitôt dans le sac à betel. « Nous ne tardâmes pas ,
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
dit M. Peron , à voir revenir le roi dans un état de
consternation profonde. Le phosphore s'était embrasé ,
comme je l'avais prédit , le sac à betel du roi avait
été consumé et plusieurs des courtisans les plus officieux
avaient eu les mains brûlées . Nous parvînmes difficilement
, M. Depuch et moi , à calmer l'affliction d'Amadima
en lui offrant chacun un mouchoir , en dédommagement
du sac royal dévoré par le phosphore , qui
depuis lors , reçut le nom d'Api Tarcouss (feu qui fait
peur ). Cette munificence française acheva de gagner
entièrement le roi de Sabou. Homme Peron , dit-il en
partant, tu es le bon ami d'Amadima. Demain , je veux
t'envoyer un cochon ; il n'y manqua pas , et lui-même
vint l'offrir le lendemain. On le retint à diner. Il trouva
la cuisine française très-bonne , et se conduisit avec cet
air d'aisance et de dignité , que donne l'habitude du
commandement.
Un vieillard appelé Neas , fut pour les Français un
autre ami non moins zélé qu'Amadima , et qui leur
donna comme lui l'occasion d'étudier et de connaître
les moeurs des Malais de Timor.
Ce vieillard était chef d'une famille nombreuse dont
M. Peron parle avec le plus vif intérêt. Il avait été roi ;
et tombé du trône par de grandes infortunes , il avait
supporté son malheur avec beaucoup de courage. Cornelis,
un des enfans de ce roi déchu , s'était particuliérement
attaché aux Français. Il eut d'abord la pensée de
les suivre en Europe ; mais bientôt il revint à une autre
idée ; et voyant qu'il ne faisait pas bien comprendre ses
motifs de crainte , il dit avec émotion :
<<Homme Peron , vois ce que je vais faire , et il se mit
à dresser plusieurs tas de sable de plus gros en plus
gros. Puis il ajouta avec des gestes très-expressifs : <<A
Coupang, homme Peron , tu es l'ami de Cornelis ; mais
dans les pays de France , un homme viendra qui te
dira , vends-moi cet homme rouge , et il te montrera de
l'argent gros comme cela. ( Il montrait le plus petit tas
de sable. ) Tu répondras : l'homme rouge est l'ami de
l'homme Peron. Tu feras la même réponse à ceux qui
viendront t'offrir de l'argent gros comme ces autres
monceaux de sable, et il les montrait successivement en
JUIN 1808. 547
allant des plus petits aux plus gros , et en indiquant par
des gestes que la résistance deviendrait moindre à mesure
que le volume de l'argent augmenterait ; mais
enfin , dit- il , quelqu'un te donnera de l'argent gros
comme ce dernier tas de sable. Tu diras , que l'homme
rouge soit esclave. Alors , homme Peron,je ne te verrai
plus; on me forcera à travailler péniblement , et le
pauvre Cornelis , loin de son père Neas et de son frère
Pane, mourra de chagrin et de maladie. >>>
M. Peron remarqua , parmi les Malais de Timor ,
deux individus dont les dents de devant étaient couvertes
de petites plaques d'argent assez épaisses , et tellement
adhérentes à l'émail , qu'il était impossible de les
en détacher. Il n'a eu ni le tems , ni l'occasion de connaître
le mastic employé par les Malais pour unir aussi
intimément à la dent ces plaques métalliques bien préférables
aux lames de plomb employées en Europe pour
le même usage.
Le roi Amadima , qui ne perdait pas ses amis de vue ,
leur donna un grand festin, et tout à coup, au milieu
du repas , il dit : « Homme Peron , tu es l'ami du roi
Amadima ; le roi Amadima est l'ami de l'homme Peron.
Homme Peron , le roi Amadima te donne son nom ;
veux-tu lui donner le tien ? >>>
Cette singulière proposition , dit M. Peron , me rappela
ce touchant usage de changer de nom , que Cook a
retrouvé dans la plupart des îles du grand Océan , et
qui se reproduit jusque sur les rivages humides et brumeux
de la nouvelle Zéelande. Je n'eus donc garde de
me refuser à ce témoignage affectueux de l'amitié du
prince Malais , etje m'empressai de répondresans hésiter :
T'homme Peron veut donner son nom au roi Amadima .
Cette union parut le combler de joie ; nous la cimentâmes
en buvant plusieurs coups de rhum dans le
même vase. Dès ce moment, je devins le touan Amadima
( Seigneur Amadima ). Depuis cette époque , ajoute
M. Peron , j'ai eu , à diverses reprises , l'occasion de
changer de nom ; les formalités en furent aussi simples
et quelquefois même plus simples que celles que je viens
de décrire. >> Selon le même voyageur , cette cérémonie
de changement de nom a quelqu'analogie avec une pra
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE,
tique non moins touchante que l'on retrouve à Madagascar
, et qui , sans être moins affectueuse, est plus militaire.
D'autres détails non moins intéressans sur les moeurs
des Malais de Timor, sont compris dans le chap. VIII
du deuxième livre , qui termine le récit des malheurs
sans nombre et des pertes cruelles des Français dans
cette île , et dont M. Peron présente le tableau avec cette
sensibilité et cette éloquence naturelle qu'inspire un
profond et douloureux souvenir.
Les opérations du naturaliste à la terre d'Endels et à
la terre d'Endracht font la matière du IX et du X
chapitre. La traversée de Timor au cap sud de la terre
de Diémen , forme seule le sujet du XI chapitre , et
ouvre le III livre qui comprend l'histoire du nouveau
voyage de Timor au port Jackson inclusivement.
Les amateurs de l'histoire naturelle et les lecteurs de
toutes les classes , accorderont sans doute une attention
particulière aux chapitres de ce troisième livre , relatifs
aux moeurs des sauvages du sud et du sud-est de la
terre de Diémen , à l'état présent du port Jackson , et
aux expériences faites sur la force physique des sauvages
avec le dynamomètre.
Nous avons déjà eu l'occasion , dans notre extrait
précédent , de faire connaître par quelques fragmens ,
plusieurs de ces détails qui intéressent si vivement dans
les bons voyages , et qui appartiennent à un genre d'observations
dont on ne saurait trop multiplier le nombre,
si l'on veut posséder quelque jour une histoire naturelle
et philosophique du genre humain. Parmi les faits
dont nous n'avons pas eu occasion de parler , que
M. Peron expose dans son troisième livre , nous devons
distinguer tout ce qui concerne la manière dont les
Diémois disposent de leurs morts.
Les tombeaux , les premiers et peut-être les seuls
monumens religieux de ces contrées lointaines et sauvages,
sont beaucoup plus soignés dans leur construction
que les habitations. Chaque tombeau se présente
sous la forme d'un cône grossièrement formé d'écorces
réunies par le sommet et attachées par leur extrémité
inférieure à quatre perches , qui servent à la fois de
JUIN 1808. 549
soutien et d'ornement. En pénétrant dans l'intérieur de
ce monument , M. Peron , après plusieurs recherches ,
trouva , sous une masse de gazon , un gros tas de cendres
blanches qui paraissaient avoir été réunies avec soin.En
plongeant la main dans les cendres, M. Peron en retira
une mâchoire d'homme à laquelle des lambeaux de chair
étaient encore attachés. En poussant plus loin ses recher
ches , il vit que les ossemens déposés dans ce tombeau
étaient tous réunis au fond d'un trou circulaire de 15 à
18 pouces de diamètre sur 8 à 10 pouces de profondeur.
Aubas de ce monument coulait une source d'eau vive ,
douce et limpide , avantage très-rare dans ces contrées.
M. Peron remarqua les mêmes dispositions locales dans
les autres tombeaux qu'il eut occasion d'observer ; et il
paraît persuadé que le sentiment qui fit établir ces monumens
funéraires engagea à les établir dans les lieux
les plus intéressans et les plus chers , dans les lieux où
plussouvent ramené par ses besoins , l'homme doit aussi
plus souvent éprouver le sentiment de la reconnaissance.
?
Toute la partie du voyage de M. Peron, qui concerne
leport Jackson et la ville de Sydney , présente un intérêt
d'un autre genre que celui qui nous a si vivement
attachés dans les détails précédens ; dans ceux-ci , on se
plaît à saisir les premiers développemens de la nature
humaine au milieu de l'état sauvage. Dans le tableau
des établissemens au port Jackson , à la ville de Sydneyet
dans les colonies , dont cette ville est la capitale , on admire
à la fois les prodiges de la civilisation européenne ,
transportés au milieu d'une nation sauvage , le pouvoir
des institutions sociales sur des hommes punis par
l'exil , rejetés par condamnations ignominieuses des
sociétés policées dont ils ont troublé le repos , aux extrémités
du monde et dans des contrées où leur industrie
expiatoire a déjà naturalisé les productions et les arts de
leur patrie.
Cette espèce de phénomène moral est sans doute ce
qui frappera toujours le plus l'observateur philosophe.
<<<Jamais, dit M. Peron , l'heureuse influence des institutions
sociales ne fut prouvée d'une manière plus éclatante
que sur ces rives lointaines. Là se trouvent réunis
550 MERCURE DE FRANCE ,
les brigands redoutables qui furent la terreur du gou
vernement de leur patrie. Repoussés du sein de la société
, relégués aux extrémités du globe , placés dès le
premier instant de leur exil entre la certitude du châtiment
et l'espoir d'un sort plus heureux , environnés
sans cesse par une surveillance inflexible autant qu'active
, ils ont été contraints de déposer leurs moeurs antisociales
. La plupart d'entr'eux , après avoir expié leur
crime par un dur esclavage , sont rentrés dans les rangs
des citoyens , obligés de s'intéresser eux-mêmes au maintien
de l'ordre et de lajustice , pour la conservation des
propriétés qu'ils ont acquises. Devenus époux et pères ,
ils tiennent à leur état présent par les liens les plus puissans
et les plus chers. La même révolution déterminée
par les mêmes moyens , s'est opérée chez les femmes :
insensiblement rendues à des principes de conduite plus
réguliers , elles forment aujourd'hui des mères de famille
intelligentes et laborieuses ; la plupart sont devenues
d'une fécondité remarquable. »
Toutes les ressources , tous les produits industriels ,
toutes les productions d'une utilité directe , ont été
apportés de la métropole au port Jackson et à la ville
de Sydney où l'activité des Anglais s'est portée , depuis
le moment où la découverte du port de Jackson
par le commodore Philippe , a fait abandonner les
contrées insalubres de Botany-Bay.
Un des bâtimens du grand hôpital de Sydney est
composé de pièces, qui toutes furent préparées en Europe;
elles ont été apportées sur les vaisseaux du
commodore Philippe , et on les réunit au moment de
l'arrivée de ces vaisseaux , assez promptement pour
donner aussitôt un asyle et des secours aux malades
qui étaient à bord.
On doit distinguer parmi les nombreux établissemens
de Sydney , où des marques d'opulence et de
luxe commencent à paraître , les greniers et les gardesmeubles
publics , où les productions et les marchandises
d'Europe nécessaires aux colons , se distribuent
sous la surveillance paternelle du gouvernement , et
avec un ordre et une économie admirables.
Le port Jackson est déjà connu des navigateurs , et
JUIN 1808. 551
pendant son séjour M. Peron a eu occasion d'y voir
des navires de toutes les nations avec des destinations '
différentes. Tout cet ensemble de grandes opérations,
dit-il , tous ces mouvemens de navires donnaient à
ces rivages un caractère d'importance et d'utilité que
nous ne nous attendions pas à rencontrer sur ces
bords naguère inconnus à l'Europe , et notre intérêt
redoublait avec notre admiration.
Nous ne suivrons pas plus loin notre intéressant voyageur
dans les détails qu'il donne tant sur la ville de
Sydney que sur la colonie dont elle est la capitale ,
et qu'il considère sous des rapports également importans
pour le naturaliste et l'homme d'Etat , auxquels
il fait connaître d'une manière exacte , des objets sur
lesquels on n'avait encore en Europe que des notions
insuffisantes et presque toujours fausses. Cédant saris
effort à l'influence de nos études habituelles qui nous
rappellent sans cesse à l'observation physiologique de
l'homme , nous avons peut- être donné , dans cet extrait ,
une trop grande part à ce qui concerne l'anthropologie,
dans le voyage de M. Peron , et négligé d'autres parties
du même voyage , qui avaient le même droit à notre
attention et à l'intérêt des lecteurs .
Nous réparerons cette espèce d'injustice qu'une direction
exclusive de travaux et de recherches rend peutêtre
excusable , en avouant que cette partie anthropologique
, dont nous nous sommes occupés avec prédilection
, n'est cependant qu'une petite partie de l'ouvrage
de M. Peron; que cet ouvrage contient des faits non
moins importans et aussi neufs , relativement à la physique
, à la zoologie , à la géologie , et sur-tout à la
géographie dont nous n'avons point parlé , et qui se
trouve considérablement enrichieparle nouveau Voyage
de découvertes aux terresaustrales. Nous nousproposons
de consacrer un article particulier et séparé à l'extrait
d'un Mémoire de M. Peron , qui termine le premier
volume de son ouvrage et qui contient les résultats
curieux des expériences qu'il a faites avec le dynamomètre
de Régnier, sur la force physique des peuples
sauvages de la terre de Diémen, de la Nouvelle-Hollande
, et des habitans de Timor.
552 MERCURE DE FRANCE ,
i
ESSAI sur une méthode qui a pour objet de bien régler
l'emploi du tems , à l'usage des jeunes gens de 16 à
25 ans ; par M. A. JULLIEN. A Paris , chez Firmin
Didot , imprimeur-libraire , et graveur de FImprimerie
impériale , rue de Thionville , nº 10 .
C'EST un grand mérite à un écrivain que de savoir
choisir ses sujets . Sans cela , on s'expose à faire un
emploi futile de son talent. Barbier d'Aucourt , visité
dans sa dernière maladie par les députés de l'Académie
française qui lui promettaient une longue renommée ,
leur dit : Vous me flattez trop , Messieurs. Je n'ai été
qu'un écrivain de circonstance. Le bruit de mes écrits
afini avec l'à-propos du moment , et depuis long-tems.
j'ai le chagrin de me survivre.
L'auteur de l'écrit dont nous allons rendre compte
a été plus heureux. Son ouvrage appartient à tous les
tems , àtous les pays , et il doit par sa gravité saisir
toutes les imaginations. Il fait un appel ànos plus grands
intérêts . Par son titre , il semble signaler à chacun de
nous les non-valeurs intellectuelles et morales que nous
ne soupçonnions pas dans le cours de notre vie passée ,
et il fait venir ces tristes souvenirs à l'appui des moyens
qu'il nous présente pour tirer un bon partides momens
qui nous restent.
Il a déjà paru un ouvrage sur l'emploi du tems ; mais
il a été composé dans une vue purement religieuse. On
n'y trouve que des idées de cette doctrine ascétique
qu'inspire unclimat brûlant, et qui pendant long-tems ,
enItalie et en Espagne , a paru la perfection de la religion.
Un genre de théorie si fort en opposition avec
notre nature devait nécessairement se décréditer avec
le tems , et , grâces au progrès des lumières , nous nous
sommes ressaisis du véritable esprit du christianisme ,
qui est la philosophie perfectionnée. Or l'Evangile nous
disant que c'est dans la charité que réside spécialement
la religion, une doctrine dont l'objet est de nous isoler
de nos semblables pour chercher Dieu dans une vie
purement contemplative, ne peut que blesser l'esprit de
JUIN 1808. 553
ce précepte sacré sur lequel repose toute la morale
sociale.
L'Essai sur l'emploi du tems , publié aujourd'hui par
M. Jullien , n'est qu'un extrait d'un travail plus étendu
qu'il nous promet sur l'éducation ; mais tel qu'il est ,
il nous donne une haute idée de notre espèce. On aperçoit
que l'auteur a envisagé sa matière sous les rapports
les plus vastes , et qu'il a estimé par l'analyse tout ce
que peut l'intelligence humaine.
<<<L'éducation des classes supérieures de la société ,
>>dit-il dans son avant-propos , est un objet de première
>> importance dans unEtat, et il se lie essentiellement
>> aux plus hautes conceptions d'un monarque.
>> Les hommes sont des instrumens ; si ces instrumens
>> sont perfectionnés par un excellent systême d'éduca-
>> tion , alors un roi peut les employer pour faire des
>> choses bonnes et utiles. Mais si le systême d'éducation
>> est vicieux...... , le prince le plus habile , faute d'ins-
>> trumens disponibles , ne pourra rien exécuter de beau ,
>>de grand et de durable. >>>
Riende plus vrai que cette idée , et un homme attaché
à l'administration, comme M. Jullien, devait , plus qu'un
autre , chercher dans un plan régénérateur une application
politique à un empire tel que la France. La
France a aujourd'hui une si grande étendue de territoire
, ses intérêts se trouvent mêlés avec ceux de tant
de peuples , son influence sur l'Europe a acquis un si
grand caractère , qu'on peut dire, en considérant l'ascendant
de l'Europe sur les autres parties du globe ,
que la destinée du monde entier se trouve essentiellement
liée à celle de ce vaste Empire ; et comme ce
nouvel ordre de choses n'a pu s'élever sans rompre des
habitudes , il faut aujourd'hui qu'en France la politique ,
l'administration et la science de la force publique s'accroissent
de principes et de vues , afin de naturaliser
les classes influentes du corps social avec une situation
si imposante. Il faut enfin que tout y suive l'impulsion
que le génie d'un grand homme a donnée à un grand
peuple.
L'éducation ,dans les rapports sous lesquels M. Jullien
l'aconçue , estdonc le moyen élémentaire le plus propre
554 MERCURE DE FRANCE ,
à préparer les classes supérieures à cet essor qu'exigent
les grands intérêts qu'elles sont appelées à défendre. Ce
quidiscrédite ordinairement les théories sur l'éducation ,
c'est que presque toujours les promesses en sont fastueuses
, les vues systématiques et les moyens sans application
précise. M. Jullien n'a point à craindre pour
la sienne ce genre de reproche , son but est positif et
senti même par notre instinct. Il se propose , en perfectionnant
nos facultés intellectuelles , de nous élever
à une plus grande intensité de vie. En effet le tems ne
se mesure pour l'homme social que par le sentiment ou
par la pensée. Les sensations qui nous sont communes
avec les animaux , comme l'action physique de l'amour,
ne peuvent elles- mêmes faire partiede notre existence
qu'autant que des idées morales s'y sont unies. Or les
vues de l'auteur tendent toutes à cet objet , le plus noble
de nos besoins. Il cherche à créer dans l'homme une
espèce nouvelle , et cette force que le génie poëtique
d'Homère avait donnée aux muscles de ses héros , il l'a
fait sortir de notre intelligence. Ses moyens sont en
harmonie avec ses vues, et on peut , sur un caractère
et une mesure d'esprit donnés , en estimer les résultats
avec une précision presque mathématique.
Il s'agit maintenant de suivre M. Jullien dans le développement
de ses idées.
<<<Le bonheur étant le but commun de la vie , les
>> trois élémens qui le constituent sont la santé du corps ,
» l'élévation de l'ame , et la puissance de l'esprit.>>>
L'amélioration de nos facultés physiques dépend moins
d'une théorie que le perfectionnement de nos facultés
morales et intellectuelles. Tout se réduit donc pour
cette partie de notre éducation à des préceptes généraux
« comme un exercice journalier et modéré , quel-
>> ques travaux manuels , la tempérance , la sobriété et
>> l'éloignement de toute espèce d'excès.
>> Le développement de nos facultés morales nous est
>>inspirépar cet instinct naturel et irrécusable qui réside
>> au fond de notre coeur et qui nous porte à l'amour
>> de la vertu .
>>Enfin le développement de nos facultés intellec-
>> tuelles résulte d'une application constante et régulière
» à des études bien coordonnées entre elles .
JUIN 1808. 555
1
>> Cette éducation commence sur-tout à cette époque
>> de la vie où la raison reçoit ses premiers dévelop-
» pemens , où l'ame essaye , pour ainsi dire , ses forces
>> et ses inclinations , où l'esprit acquiert de la con-
>> sistance et de la vigueur , où le jeune homme enfin
>> peut avoir la conscience de lui-même , réfléchir sur
>> sa destination, et se tracer un plan de conduite, d'après
>> des principes dont il s'est rendu compte. Cette se-
>> conde et nouvelle éducation si puissante , a dit un
>> académicien moderne (1) , parce qu'elle est libre et
>> volontaire , si précieuse et si importante , parce que
>>les impressions qu'elle laisse sont plus durables et mo-
>>difient communément pour le reste de la vie nos opi-
>> nions et nos sentimens , cette éducation peut être
>> continuée jusqu'aux dernières limites de l'existence...
<< Tant que la vie se prolonge , il dépend d'un homme
>> d'exercer sur lui l'action et l'influence de sa raison ,
>> de ses observations et de s'approprier l'exemple et
> les conseils des autres .
>> Pour porter et maintenir nos facultés morales et
>>>intellectuelles dans un état toujours croissant de force
>> et d'action, chaque individu a à sa disposition un grand
» et universel moyen ; c'est le tems , trésor inestimable
>> que la plus grande partie des hommes prodiguent à
>> des emplois frivoles ou nuisibles , tandis que par une
>> inconséquence bizarre , ils accusent la briéveté de la
>> vie , et cherchent eux-mêmes à en abréger la durée...
>> Celui qui connaît le prix du tems et qui sait en
>> employer tous les instans , double son existence ; il
>> obtient par cela seul une grande supériorité sur le
>> commun des hommes ; il acquiert une richesse réelle
>> et personnelle , indépendante de la fortune et des
» événemens . »
Ainsi , tout lumineux d'une réflexion anticipée et
obtenue par des moyens naturels , un jeune homme
présentera dans un âge qui d'ordinaire n'est qu'une saison
d'espérance , cette expérience de trois générations
avec laquelle un guerrier à cheveux blancs tempérait
l'impétuosité des chefs de la Grèce confédérée.
(1) M. Morellet dans sa réponse au discours de réception de M. Laeretelle
à l'Institut .
556 MERCURE DE FRANCE ,
<<Avant la division des jours en heures, et des heures
>> en intervalles égaux et distincts , beaucoup de mo-
>> mens étaient perdus , faute d'en pouvoir régler l'usage.
>> Le bon emploi du tems est une véritable science qui
>> a besoin d'être acquise par l'étude comme les autres
>> connaissances humaines . >>>
Après ces réflexions dont la vérité est bien propre
à désoler une grande partie des hommes, vient l'exposition
des règles proposées par l'auteur pour exprimer
du tems tout ce qui peut agrandir notre être et rehausser
la dignité de notre espèce.
<<<La première , c'est qu'avant que d'agir ou de parler,
>> on se demande à quoi cela peut être bon : Cui bono ? »
Cette précaution répond au doute méthodique de
Descartes , mais elle s'applique ici à des objets d'un
intérêt plus grave encore que des opinions philosophiques.
Une autre considération également importante vient
à l'appui de ce précepte , c'est que l'habitude de circonspection
qu'il doit donner conviendra spécialement
à un pays où les esprits , plus long-tems jeunes qu'ailleurs
, se pressent de juger sur des premiers aperçus ,
et affirment là où il n'y a lieu qu'à des conjectures .
<<<La deuxième qui se présente , si l'on peut s'expri-
>> mer ainsi , comme le contrôle des opérations de l'es-
>> prit et des mouvemens du coeur , est que l'on con-
>> sacre tous les jours quelques momens , soit avant de
>> se livrer au sommeil, soit le matin au réveil , à re-
>>passer dans son esprit ce qu'on a fait, dit , entendu,
>> observé dans la journée précédente.... On saisit cette
>> partie de la journée dont la vie sociale permet tou-
>> jours la libre disposition , pour descendre dans son
>> ame , et par cette revue sévère de son avoir , on
>> semble considérer le tems comme un fermier qu'on
>> assujettit à fournir exactement un revenu fixe par
>> jour.... Ainsi la vie entière devient une école pratique
>> où aucune leçon n'est oubliée , aucun exemple n'est
>> perdu .... >>>
>>>L'esprit ne divaguerait point dans l'examen pro-
>> posé ; il serait circonscrit dans un espace de tems très-
>> resserré , dont les souvenirs seraient encore frais et
>> neufs dans l'imagination.
JUIN 1808 . 557
>> La troisième règle ou condition est , pour chaque
► individu , de fixer le résultat de ce qu'il a vu , de
>> ce qu'il a entendu , de ce qu'il a fait , de ce qu'il a
>> pensé, dans un mémorial divisé en trois colonnes dont
>> chacune aura quelques lignes seulement destinées
>> pour chaque jour ; et après , dans un mémorial ana-
>> lytique où il raisonnera d'une manière approfondie des
>> extraits de sa conduite pendant un espace de tems
>> déterminé. » C'est là où nous verrons , comme en représentation,
l'histoire distincte de notre vie physique ,
de notre vie morale , et de notre vie intellectuelle.
Le mérite d'une idée solide est d'en faire naître d'autres.
Ici plus on réfléchit à cette vue de l'auteur , plus
on la voit s'étendre sous des rapports aussi grands qu'ils
sont variés .
Le défaut général des hommes , est de ne jamais
analyser leurs idées ni celles d'autrui. Deux causes
les éloignent de ce genre de travail : la première , c'est
la difficulté de s'y rendre propre ; ce talent est trèsrare
quoique pourtant il soit de l'espèce de ceux qu'on
peut se donner par l'application. La seconde , c'est que
les intérêts et les dissipations où nous engage la vie
sociale , ne nous permettent ni de nous en occuper ,
ni même d'y songer.
Cependant sans cette puissance d'analyse , il est impossible
que l'esprit puisse se donner un caractère , parce
que c'est elle qui nous prépare à l'art de comparer.
Or c'est à l'aide de ces deux opérations qu'onatteint
à la science des grands rapports .
L'habitude de se faire un tableau de sa situation , de
sa conduite de ses idées et de ses mouvemens , est donc
le seul moyen de mettre son esprit dans une action qui
l'exerçant à méditer , à combiner , puisse le porter au
plus haut degré de force relative. Il s'établit ainsi une
lutte de l'esprit avec lui-même. On voit dans le jeu des
diverses facultés de l'homme comme une administration
composée de divers départemens qui tous correspondent
à un point central où chaque jour , chaque partie
est jugée sur sa situation progressive , stationnaire ou
rétrograde.
L'homme est donc ici un objet de comparaison pour
558 MERCURE DE FRANCE ,
lui-même ; il est tout à la fois son principe et sonmoyen
d'émulation ; il détermine d'une manière précise pour
chaque mois , pour chaque sémestre , pour chaque année
, sa stature physique , morale et intellectuelle afin
de la rapprocher de celle qu'il aura dans le sémestre
suivant , dans chacune des années suivantes , et parti
d'un point obscur et presqu'imperceptible , il finira par
s'élever aux plus hautes dimensions.
Parva situ primo , post sese attollit in auras .
Un autre avantage inappréciable et tout particulier
qui résultera de ce moyen de perfectionnement , c'est
que l'esprit français , cet esprit si mobile, si pressé du
besoin de se répandre , ne craindra plus d'habiter avec
Jui-même. Chaque fois que des devoirs ou des convenances
l'auront porté en dehors , il se hâtera de
revenir sur lui, afin de vivre de sa pensée. C'est-là ,
c'est dans cette retraite profonde et animée qu'il acquerra
cette force de méditation qui conduit à la
connaissance des causes , et qui met les hommes de
génie si en avant de l'espèce humaine.
Mais une dernière condition accessoire et qui nous
paraît le complément de la théorie de l'auteur, « c'est
>> le choix d'un ami éclairé , sincère , assez rapproché
>>> de notre âge , pour n'être étranger ni à nos pen-
>> chans , ni même à nos passions ; assez avancé dans
>> la vie pour avoir déjà une expérience des hommes
>> et des choses, et à qui nous puissions déférer l'arbi-
>> trage de notre situation morale et intellectuelle. >>>
Si nous nous prenions seuls pour guides dans le développement
de nos facultés, l'amour propre nous apporterait
ses illusions. Nous nous applaudirions , lorsque
nous devrions nous alarmer. Un jeune homme , sans
censeur , sans contradicteur , n'est jamais en soupçon
sur ses erreurs , et il croit de la meilleure foi dumonde
què lui seul a toujours raison. Voilà pourquoi les solitaires
sont si ardens dans leurs opinions et si irascibles
dans la controverse .
L'ami à qui nous soumettrons tous les trois mois ,
tous les six mois , des mémoires raisonnés sur notre vie
active et passive , juge sans intérêt, nous révélera tout
JUIN 1808. 559
ce qui lui paraîtra susceptible d'observation. Sa franchise
nous apprendra la tolérance , sa sagacité à saisir
nos faibles et nos fautes nous inspirera la modestie ,
et les avis que son coeur nous aura donnés nous sauveront
les dures leçons qu'un public sévère ne nous
aurait pas épargnées .
Après avoir développé la théorie de sa méthode ,
M. Jullien s'occupe d'en calculer , d'en apprécier les
résultats.
« 1 ° . La santé ne se détériore point , du moins par
>> notre faute. Or , la plupart des maladies qui af-
>> fligent les hommes et leur enlèvent la libre disposition
>> d'une grande partie de leur tems , sont le produit de
>> leurs passions ou de leurs excès .
>> 2°. L'ame ne s'avilit point. Comme elle veille sur
>> elle-même , elle ne se laisse pas corrompre par la
>> contagion du mauvais exemple.
>>3°. L'esprit fortement secoué par un état de mé-
>> ditation habituelle , échappe a une inaction à laquelle
>>> il serait naturellement enclin , et dont l'effet serait
>> d'engourdir et de détériorer ses plus nobles facultés . >>>
Cette dernière considération est la plus étendue , et
elle prouve ici combien peut être grande l'influence
de l'esprit sur nos facultés morales et physiques.
En effet , du moment où on est parvenu à trouver
du charme à l'exercice de sa pensée , les passions physiques
perdent leur empire , l'esprit règne seul et sans
partage. Loin d'agir sur les sens, l'imagination ellemême
ne reçoit de lois que de l'intelligence. Notre
ame également soumise à la domination de notre esprit,,
lui réserve tous ses mouvemens , et toute occupée
à le servir de ses inspirations , car , comme on
J'a très-bien dit , les grandes pensées viennent du coeur ,
elle conserve sa pureté primitive dans le tourbillon des
vices les plus séduisans et des passions les plus entraînantes.
Ainsi , Descartes , Corneille , Newton , Locke ,
Montesquieu , Fontenelle et Buffon ont vécu calmes et
indépendans au milieu des grandes cités. Chez eux ,
l'esprit a été la sauve-garde du coeur , parce que plus
l'esprit voit , moins le coeur s'agite , et tout en éclairant
un corps social trop civilisé par les arts et le luxe , ils se
sont tenus dans leurs propres moeurs.
560 MERCURE DE FRANCE ,
:
Nous ne suivrons pas l'auteur dans le détail des autres
développemens de sa méthode. Ses méditations l'ayant
pénétré plus qu'un autre de tous les avantages qu'on
peut obtenir du tems, il nous paraît ressembler au
père de la lumière qui, permettant à son fils de conduire
son char , lui prodigue avec la sollicitude la plus tendre ,
les instructions les plus étendues. Habitué à porter ses
idées vers l'administration dont l'objet est de dispenser
la fortune publique dans une mesure qui la maintienne
ou qui l'accroisse , M. Jullien voit dans le tems la substance
matérielle , si l'on peut s'exprimer ainsi , de notre
avoir physique , moral et intellectuel , et il applique
très-heureusement à ce grand intérêt, la belle idée de
Smith , sur la division à établir entre le fonds de la
fortune publique affecté à la consommation , et le fonds
affectéà la reproduction.
<<<Le tems , dit-il , employé à se procurer les moyens
>> d'existence ou à s'acquitter d'un devoir qui tient à
>> la place qu'on occupe ou à ses relations sociales , est
>> comme un fonds destiné à la consommation immé-
>> diate. Son emploi s'applique à des choses de nécessité.
>> Il ne reproduit point.
<<Quant à la portion du tems disponible, une partie
>> est perdue par beaucoup d'hommes qui la consom-
>> ment en actions inutiles , frivoles ou préjudiciables ;
>>> l'autre est consacrée par quelques autres à s'instruire ,
>> à se perfectionner , et elle devient pour eux une sorte
>> de capital destiné à rapporter un profit pour l'ave-
>> nir.>>>
Le tems sur lequel reposent dans tous les états les
moyens d'existence de cette multitude que le sort condamne
à un travail journalier , ne peut donc contribuer
à la reproduction intellectuelle dont s'occupe ici l'auteur.
Ainsi , on voit combien est restreinte la partie de
l'espèce humaine à qui est acquise la puissance de penser.
Depuis environ quarante siècles que les sociétés ont pris
une forme à peu près régulière , la masse du peuple ,
obligée de travailler pour vivre et de vivre pour travailler
, est toujours restée stationnaire dans le cercle
des idées relatives à un besoin aussi impérieux ; sa situation
l'a sans cesse écartée de l'action de cette perfectibilité
αDEF
1
JUIN 1808 . 561
lite dont le type est dans tous les hommes. Les sciences ,
Jes lettres et les beaux- arts n'ont jeté d'éclat que pour
ceux et par ceux à qui le rang ou la fortune a permis de
donner une partie de leur tems à l'instruction , et encore
cette classe n'est-elle représentée que par quelques
hommes d'élite qui y font olygarchie. Mais aussi c'est à
eux qu'on doit cette raison perfectionnée et toujours
agissante dont le mouvement a si fort influé sur le sort
de l'espèce humaine. Ce sont eux qui amenant graduellement
en Europe la suppression des usages barbares et
l'avénement d'une morale publique acceptée par tous
les gouvernemens , y ont rétabli la totalité des hommes
dans la dignité de leur espèce.
Aux règles prescrites pour l'emploi duems , M. Jullien
en joint une autre pour l'emploi des hommes , qu'il
regarde avec raison comme un des élémens de l'art de
se conduire dans le monde , et de gouverner les autres.
Les grands , les riches , sont ceux qui peuvent le plus
tirer d'instruction des hommes , parce que , quand ils le
désirent , les hommes distingués dans tous les genres
vont au-devant d'eux , et leur offrent leurs idées , leurs
vues et leurs principes tout élaborés. Sans doute , une
instruction ainsi acquise ne reproduit pas autant qu'un
savoir exprimé par un travail opiniâtre. Mais la réunion
des diverses connaissances qu'on a obtenues par une sorte
d'intersusception , donne de l'étendue à l'esprit, et conduit
à l'art des rapprochemens.
<<<C'est par ce moyen que le prince Potemkin avait
>>>acquis une instruction extraordinaire , quoiqu'il n'eût
>> rien appris dans les livres. Il avait causé avec des
>> hommes habiles dans toutes les professions , dans
>>> toutes les sciences , dans tous les arts. On ne sut ja-
>>mais mieux s'approprier le savoir des autres , et s'en
>> faire une richesse personnelle. Il aurait étonné dans
>> ses entretiens un littérateur , un artiste , un artisan ,
>> un théologien. Son instruction n'était pas profonde ;
>> le genre de vie qu'il avait mené ne lui avait pas per-
>> mis de rien approfondir ; mais elle était fort étendue
> et variée. »
1 Mais le prince qui a le plus fait servir à son instruction
et le tems et les hommes , est sans contredit Fré-
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
déric. Par son âpreté à mettre en valeur chacun de
ses momens , on eût dit que le tems était continuellement
en compte devant lui . M. Jullien rapporte que
pour être éveillé plus tôt et plus rapidement, Frédéric
avait ordonné qu'on lui jetat un linge trempé d'eau
froide sur le visage; et pour ne point se dissiper dans
deux toilettes , il s'habillait en se levant , et c'était
en tout tems à quatre heures du matin.
Dans sa conversation avec les hommes célèbres dans
Tous les gentes, il tirait d'eux plusque de leursouvrages .
La vigueur , l'originalité et les g.âces de son esprit , son
attention à ne jamais comprimer les opinions les mettait
en essor avec lui , et ilss'étonnaient eux-mêmes des idées
qu'il leur avait fait naître.
** L'ouvrage dont nous venons de vendre compte , a été
somnis au chef du corps enseignant de l'Empire , et à
M. le directeur de l'instruction publique , et il a obtenu
leur suffrage. L'auteur doit d'autant plus compter sur
des succès , qu'il a assez médité son sujet pour en découvrir
les immenses rapports. Aussi a-t-il la sagesse de
demander une latitude de dix à douze années , afin de
corriger et de perfectionner son plan général d'éducation
d'après l'application pratique qui en aura été faite.
D'après l'impartialité avec laquelle nous avons reconnu
le mérite de l'Essai sur l'emploi du Tems ,
nous devons parler de quelques défauts que nous
avons cru y apercevoir. Peut-être trouvera-t-on qu'il
y a un peu trop de mouvement dans un ouvrage qui
est fait pour être élémentaire. On y remarque aussi
quelques expressions dont le goût n'a pas consacré
l'usage , conime les mots utiliser, bonifier. Le premier
était , il y a vingt ans , inconnu dans notre langue;
bonifier ne s'enploie point dans un sens moral. On
dit bien bonifier une terre , une branche de commerce ,
bonifier des intérêts. Les fermiers-généraux , en parlant
d'un directeur qui avait étendu l'esprit de leur fiscalité ,
disaient qu'il avait bonifié sa province. Mais on ne dit
point bonifier son esprit et son coeur.
On ne peut point dire non plus, la question qui doit
présider à l'emploi de la vie, pour dire , da question
quidoit nous regler sur l'emploi de la vie.
JUIN 1808. 563-
Notre critique est ici d'autant plus obligée que nous
avons sous les yeux des vers de M. Jullien qui annoncent
un vrai talent. Or , comme la bonne poësie doit
porter son esprit et son goût dans la prose , l'auteur du
poéme sur les mines de Mussen en Westphalie s'est ôté
tout droit à l'indulgence sur les plus petites négligences
de style. Un ami sévère , car sa théorie devait lui en
prescrire un pour juger son ouvrage , n'aurait qu'à lại
dire : Voilà des expressions qui ne sont pas de vous .
G.
:
BELSUNCE , Ou la Feste de Marseille , poëme , suivi
d'autres poësies ; par CH . MILLEVOYE , de la Société
Philoteciinique de Paris , de l'Académie de Lyon , etc.
A Paris, chez Giguet ex Michaud , imprim.- libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34. -1808.
LORSQUE M. Millevoye débuta dans la carrière poëtique
,je crus pouvoir lui prédire des succès ; il ajustifié ma
prédiction . Déjà il a remporté plusieurs palmes dans les
concours académiques de Paris et des départemens ; il a
publiédeux petits volumes qui ont été accueillis des amatours,
et celui qu'il publie aujourd'hui ne sera pas , sans
doute, moins heureux que ceux qui l'ont précédé. Quelques-
unes des pièces qu'il renferme, telles que l'Independance
de l'Homme de lettres , l'Invention poëtique , le
Voyageur et l' Anniversaire , sont connues et par conséquent
jugées ; je n'en parlerai donc pas ; l'examen que
je me propose de faire n'aura pour objet que celles qui
n'avaient pas encore été imprimées.
Parmi celles-ci et en tête du volume se trouve Belsunce
, ou la Peste de Marseille . Il est étonnant , ce me
semble , que Pon ait attendu près d'un siècle pour s'emparerd'un
sujet aussi touchant. Le courage ,le dévouement
et la constance que montra M. de Belsunce , au
milien des ravages qu'exerçait le plus horrible des fléaux
dans la ville principale de son diocèse , méritaient bien
un tribut d'admiration et de reconnaissance de la part
de quelque poëte contemporain ; mais le vertueux
prélat n'eut que l'honneur d'être cité par Voltaire ,
Nn2
564 MERCURE DE FRANCE ,
dans ceux de ses Odes les plus médiocres , et par Pope,
dans son bel Essai sur l'homme . Ce qu'il n'avait point
obtenu de son vivant , il l'obtient après sa mort ; il est
le héros d'un poëme consacré à sa mémoire.
En félicitant M. Millevoye sur le choix du sujet , on
peut aussi lui donner des éloges pour la manière dont
il l'a traité : et , cependant , je crains que trop occupé
des détails , il n'ait un peu négligé l'ensemble , qu'il
n'ait pas été assez pénétré de l'idée que dans son ouvrage
la partie essentielle et dominante devait être l'intérêt;
qu'il ne fallait pas seulement attacher , qu'il fallait
sur-tout émouvoir. Le coeur se serre par momens
lorsqu'on le lit , mais l'oeil reste sec et on regrette de ne
pas sentir couler ses larmes . Quoi qu'il en soit, M. Millevoye
donne dans ce poëme de nouvelles preuves d'un talent
distingué. Ce sont en effet des vers très-bien tournés
queceux-ci. ( Ils viennent aprèsunedescriptiondes symptômes
affreux de la peste et des sages mais cruelles précautions
que l'on prit pour empêcher que personne ne
sortît et de la ville et du port de Marseille. )
Voilà donc ces remparts si fameux d'âge en âge ,
Ce sol des Troubadours , dont le ciel sans nuage
Semblait du ciel romain répéter les splendears !
Où sont , fille des mers , tes antiques grandeurs ?
*Où sont ces nautoniers de qui la foule active
Attachait le regard de l'Europe attentive ?
Emule de Sidon et rivale de Tyr ,
L'oubli silencieux s'apprête à t'engloutir ;
Tu vas joindre au tombeau Babylone et Carthage.
Un jour le voyageur égaré vers ta plage
Sur ton hâvre désert jetant un oeil surpris ,
Demandera Marseille à ses muets débris .
Ainsi Jérusalem , à Dieu long-tems si chère ,
Quand sur elle eût soufflé le vent de la colère ,
Fléchissant sous le poids de ses calamités ,
Tomba dans un moment du trône des cités ;
Et du prophète roi l'héritière divine
Emplit tout l'Orient du bruit de sa ruine.
Voyons la tirade suivante dans laquelle il est question
de M. de Belsunce .
Le prélat revêtu de sa bure grossière ,
Et le front tout souillé de cendre et de poussière ,
JUIN 1808. 565
D'un bras infatigable écarte le trépas .
L'aumône , ouvrant la main , vole devant ses pas.
Oh ! quels flots de bienfaits épanchés dans sa course !
De son or généreux il épuise la source ;
Mais l'Eternel lui garde un bien plus précieux :
Sa sainte pauvreté l'enrichit dans les cieux.
Suivi de ces mortels dont la MAIN révérée
Des courts destins de l'homme alonge la durée ,
D'un PIED muet il entre au fond des noirs réduits
Où veille la douleur dans la longueur des nuits ,
Et présente au mourant qu'un fen secret consume
Du breuvage ordonné la propice amertume.
Du mortel expirant il recueille les voeux ,
Les derniers repentirs et les derniers aveux ;
Lui montre dans la mort le retour salutaire
D'un habitant des cieux exilé sur la terre ;
Et le guide , aux clartés de son divin flambeau ,
Vers ce jour immortel qui commence au tombeau.
Cette tirade ne me paraît pas également bonne dans
toutes ses parties. M. Millevoye , en poëte et en homme
de goût , n'a pas voulu , avec raison , dans le style épique,
se servir du mot médecin , et il a eu recours à une
périphrase. Mais comment s'est-il contenté de celle qu'il
a trouvée ? Ces mortels dont la main révérée .... la main !
Passons quoique le mot fût plus convenable s'il était
question de chirurgie; mais révérée ! cette épithète est
vague , insignifiante , ne désigne nullement la profession
que veut peindre M. Millevoye : Des courts destins
de l'homme alonge la durée , ces mots n'expriment
point la sorte de service que les médecins
rendent à l'humanité. Ils soulagent la douleur , calment
la souffrance , écartent la mort et rappellent
la santé ; mais ils n'ont point un secret infaillible et
exclusif, comme l'indique le vers que je critique , pour
faire que les hommes condamnés par la nature à vivre
peu d'années , fournissent , grace à eux , une longue
carrière. D'un pied muet il entre.... Passons encore sur
le peu d'intervalle que le poëte laisse entre la main des
médecins et le pied du prélat ; mais pourquoi muet ?
M. Millevoye semble affectionner cette épithète qui se
représente plus d'une fois dans le cours de son poëme.
l'a placée heureusement , mais ce n'est pas dans cette
566 MERCURE DE FRANCE.,
circonstance . Que l'on entre d'un pied muet chez
une personne que l'on croit endormie , c'est bien ;
mais M. Millevoye rend la précaution du prélat inutile
lorsqu'il dit ,
D'un pied myet il entre an fond des noirs réduits
Où veille la douleur dans la longueur des nuits .
d'ailleurs , ne valait-il pas mieux exprimer le sentiment
qu'éprouvait M. de Belsunce en visitant les malades
que de le peindre arrivant chez eux sur la pointe du
pied ? Je crains ensuite qu'il n'ait pas rendu clairement
son idée dans ces deux vers .
Lui montre dans la mort le retour salutaire
D'un habitant des cieux exilé sur la terre .
,
etc.
il veut dire apparemment que la vie est un exil dont
la mort est le terme , et que la mort nous rend le séjour
des Cieux dont la vie nous prive. Sij'ai deviné , il faut
convenir que M. Millevoye se fait entendre difficilement
en montrant dans la mort un retour salutaire
Enfin je crains encore qu'on ne puisse le chicafter sur le
divinflambeau qu'il metdans la main de M. de Belsunce,
aux clartes duquel le mourant marche vers le jour immortel
qui commence au tombeau. Qu'est - ce que ce
divin flambeau ? Désigne- t-il la religion ?je m'en doute ;
mais si parce que l'on arme ordinairement la religion
d'un flambean , M. Millevoye a cru pouvoir prendre la
partie pour le tout , la métonymie est hardic.Et qu'estce
en outre qu'un flambeau qui guide vers un jour ?
Je pourrais compenser ces observations en citant
des morceaux du même poëme qui sont sans taches ;
mais je me hâte d'arriver à une pièce intitulée les Jalonsies
littéraires . Je serais tenté de croiré qu'après s'être
applaudi d'avoir tronvé ce sujet , M. Millevoye s'est un
peu effrayé de tout le parti qu'il en pouvait tirer : du
moins est-il vrai qu'il ne l'a qu'effleuré. Son style est
élégant , correct et très-soigné , mais il est trop uniforme
; j'y voudrais plus de mouvement ; je voudrais
que de tems en tems l'attention fût éveillée par quelque
trait de vigueur, de plaisanterie ou de malice ; c'est
P'heureuse combinaison des couleurs , le mêlange adroit
JUIN 1808.. 52
de teintes différentes , qui donne du relief et de la vie à
un tableau ; il en est de même de la poësie.
Heureux qui , dans ses vers , sait d'une voix légère
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère.
Or , le sujet qu'a traité M. Millevoye , comportait ces
différens tons : il paraît l'avoir senti , puisqu'il a essayé
une fois , dans le cours de sa pièce , de quitter le ton et
l'allure qu'il y garde presque toujours. Je transcris le
passage :
O Racine ! & Boileau ! respectables modèles
Des rares écrivains et des amis eles !
L'un à l'autre enchaînés jusques dans l'avenir
Vos deux noms fraternels n'ont pu se désupir,
La mort seule brisa votre chine invincible .
Quand Racine trop faible hélas ! et trop sensible ,
D'un caprice royal jouet infortuné ,
Du refus d'un coup- d'oeil périt assassiné.
Avec un long effort , près de sa dernière heure ,
Il lève lentement sur l'ami qui le pleure
Ses yeux qui dans la mort vont bientot se noyer.
« Je meurs heureux , dit- il , car je meurs le premier.>>>
Ne nous arrêtons pas sur quelques mots que j'ai soulignés
, j'ai un doute plus important à soumettre à M.
Millevoye. Ne pense-t-il point que le passage de l'apostrophe
à la narration , lorsqu'il est toujours question
des deux amis , est un peu brusque : ó Racine ! o Boileau
, etc.; quand Racine , etc .; il me semble qu'il manque
là quelque chose.
M. Millevoye me trouvera peut-être sévère , minutieux
même, qu'il mele pardonne en faveur de l'estime
que je lui porte et de l'interet que je prends à sa réputation.
Au reste , je suis au bout de ma critique , et je n'ai
plus que des complimens et des éloges à lui adresser . Son
poëme d'Eginard et Emma est charmant , écrit d'un
style facile , gracieux et animé , rempli de jolis détails ,
semé de pensées ingénieuses ou aimables. Quelque talent
qu'il montre dans le genre sérieux , le genre érotique et
le genre léger sont peut- être ceux auxquels la nature
l'appelle plus particulièrement. Venons à la preuve , et
prenons sans choisir. Eginard a reçu de Charleinagne
f'ordre de partir pour l'armée. "
568 MERCURE DE FRANCE ,
De ce départ l'affligeante nouvelle
N'a point encor d'une amante fidelle
Déchiré l'ame : heureuse par l'espoir ,
Elle attendait le rendez - vous du soir .
C'était aux jours où la tranquille automne
Languissamment de pampres se couronne.
De la tempête au loin mugit sa voix.
L'aquilon siffle , et la feuille des bois
A flots bruyans dans les airs tourbillonne .
Eginard seul au vaste sein des nuits
Marche escorté de ses muets ennuis ;
Et la nature , un moment gémissante ,
Ases douleurs semble compâtissante .
Des lieux aimés s'approchant lentement ,
Sombre , il s'arrête , et regarde et soupire .
« O mon Emma ! » dit-il . Sa voix expire.
Emma lui parle , et parle vainement :
De l'aquilon le long rugissement
Couvre à grand bruit le faible et doux langage.
« Ta voix chérie expite dans l'orage ,
>> Crie Eginard ; l'ouragan sans pitié
>>>De tes accens me ravit la moitié.
Oh ! laisse-moi de ta retraite obscure
>> Franchir le seuil d'un pied respectueux .
» Comme ton coeur ma flamme est noble et pure.
» Amour sincère est toujours vertueux. »
Emma l'écoute , hésite ... la tempête
Gronde en fureur; Eginard sur sa tête
Entend rouler- les vents impétueux .
D'épais frimats la bruyère se couvre.
Emma le plaint. La porte enfin s'entr'ouvre ,
Et la pudeur se confie à l'amour .
Un seul flambean qui , de ses clartés sombres ,
Perce à demi l'obscurité du soir ,
Luit doucement. Tel un rayon d'espoir
Du noir chagrin vient éclaircir les ombres :
Faible rayon , qui pour quelques momens
Ad'Eginard suspendu les tourmens !
Qu'à ses regards son Emma paraît belle !
Ses yeux pensifs restent fixés sur elle.
Trouble enchanteur ! muets ravissemens !
Eh! quels discours auraient votre éloquence ?
JUIN 1808 . 56g
Discours sont vains ; amour parle en silence ,
Et les soupirs sont la voix des amans .
Ces vers sont très-agréables ; et , je le répète , j'ai pris
sans choisir. En total, le poëme, est plein de grâce et
d'intérêt.
Des poësies fugitives terminent le volume de M. Millevoye
; la plupart avaient orné quelques- uns de nos
recueils périodiques : je ne cite que cette petite pièce ,
qui peut donner une idée des autres .
Le Fleuve d'oubli.
Onde indiscrète , onde mal avisée ,
Qui vas roulant aux bosquets d'élysée ,
Et qui , sans choix engloutis dans tes eaux
Le souvenir et des biens et des maux ,
Retire- toi ta faveur inhumaine
Ne sera point l'objet de mon désir ;
Et je renonce à l'oubli de la peine
Qu'il faut payer par l'oubli du plaisir.
VIGÉE.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Académie impériale de musique . -
Mlle
Emilie a débuté à ce théâtre d'une manière extrêmement
brillante : elle a chanté deux fois le rôle de Julie dans
l'opéra des Prétendus : elle se présente sur la scène lyrique
avec des avantages inappréciables ; sa voix est d'une grande
étendue, pure , forte , et elle a cela de particulier , c'est que
Mlle Emilie passe subitement des tons graves aux tons les
plus élevés sans effort et sans aucun déchirement dans l'organe.
Cependant , ce serait rendre à la débutante un mauvais
service que de lui prodiguer les éloges sans restriction ;
il lui reste beaucoup à acquérir , et le travail peut seul la
délivrer de quelques imperfections qui sont plus frappantes
en elle à raison de ses belles dispositions. Mais tout fait
espérer que , si cette cantatrice se livre sérieusement à
l'étude de son art , elle deviendra un des sujets les plus distingués
que nous ayons eus depuis long-tems à ce théâtre.
570 MERCURE DE FRANCE ,
Théâtre de l'Impératrice , faubourg Saint-Germain .
L'ouverture du nouveau Théâtre de l'Impératrice dans le
local de l'ancienne Comédie française , faubourg Saint-
Germain , s'est faite sous les plus heureux auspices .
Le Vieil Amateur , prologue d'ouverture , a fait beaucoup
de plaisir : on y retrouve le talent et l'esprit si connus de
l'auteur ( M. Duval ) ; il a su composer une véritable comedie,
sur un sujet qui ne comportait presque que des
scènes a tiroir; et ce qui en double le mérite , c'est qu'elle
est en vers très-bien tournés .
Le Volage , comedie de M. Caigniez, a justifié par les
applaudissemens qu'il a reçus ensuite , les éloges que nous
avons adressés à son auteur après la première représentation.
La soirée a été terminée par des couplets d'inauguration ,
dont plusieurs s'adressaient à l'illustre protectrice de ce
nouveau théâtre. La salle , quoique très-vaste , n'a pu contunir
tous les curieux que cette représentation avait attirés .
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
COLONIES ORIENTALES . - Isle de France , le 10 Septembre
1807.- La Société d'émulation de l'Isle-de-France, mue par
l'ardent disir d'etre utile aux colonies orientales , entretient.
avec les savans de France une correspondance qui a pour
but de faire connaître plus particulièrement les peuples qui
habitent les colonies orientales , et de répandre parmi les
Français la connaissance des langues de l'Orient .
La Société compte , dans ses travaux , sur le secours des
savans de la métropole , et elle les prie de profiter de toutes
Les occasions qui se présenteront pour correspondre avec
elle.
Par une délibération particulière , elle a spécialement
nommé associé correspondant M. Langlès , conservateur
des manuscrits pour les langues orientales à la Bibliothèque
impériale.
ETATS UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 2 Mai.-
M. Albert Gallakin , secrétaire de la trésorerie , vient de
mettre sous les yeux du congrès l'état successif de la dette
publique dans les six dernières années.
JUIN 1808 . 571
Le 6 avril , il a étépassé un bill pour augmenter l'armée
de 6000 hommes , dont un régiment de cavalerie , un d'artillerie
, un de riflemen, et le reste d'infanterie. Cent mille
hommes de troupes de milice sont organisés de manièré
qu'elles soient prètes à agir au premier signal; on a méme
en vue d'armer sucessivement toute la masse du peuple ;
cinq millions de dollars ont été destinés à ces différens objets.
D'ailleurs les m sures sont déja prises pour établir ,
moyennant un droit de passe et de barrière , une communication
libre entre les diff rentes parties des Etats Unis . On
met aussi la plus grande activité à construire des chaloupes
canonniers , et à fortifier tant sur les rivières que dans l'intérieur
des terres , los postes les plus capables d'arréter les
progrès d'une invasion.
Ces précautions et la continuation de l'embargo dans tous
les ports , annoncent la forme résolution de ne point céder
aux prétentions exagrées de l'orgueil britannique . Cet embargo
contre lequel on a d'abord crié, a cependant plus
d'un avantage; d'abord il force les spéculations à se tourner
vers l'agriculture ou des entreprises de manufactures intérieures
; ensuite il nous debarrasse de cette foule de chétifs
facteurs anglais qui infostent nos ports , et qui , soudoyés par
le ministère britannique , ne cessent d'y fomenter et entretenir
le feu de la discorde.
BRÉSIL. - Rio-Janeiro , le 14 Mars . - Le nouveau ministère
brésilien est composé des membres suivans : don
Fernando de Portugal, ministre des finances ; don Juan
d'Amerida , ministre de l'intérieur ; don Rodrigo de Souza-
Cotinho , ministre de la guerre et des affaires étrangères ;
le vicomte d'Anadia , ministre de la marine ; le marquis de
Bellas , ministre de la justice .
M. d'Aranjo a donné sa démission de secrétaire d'Etat ;
mais il reste membre du conseil-privé.
A son arrivée au Brésil , le prince-régent a créé un nouvel
Ordre; le commodore Moore, le capitaine Walker et d'autres
officiers anglais en ont été décorés .
ANGLETERRE .-Londres , le 20 Mai. -- Les ministres ont
bien changé de ton avec le gouvernement des Etats-Unis.
Ils ont fait savoir à M. Pinkney qu'ils étaient disposés à
faire passer un acte du parlement , d'après lequel les Américains
seraient traités comme la nation laplus favorisée , et
qu'ils jouiraient de tous les priviléges qui , à une époque
quelconque , ont pu être accordés aux nations les plus amies
572 MERCURE DE FRANCE ,
de la Grande-Bretagne . On ajoute qu'il a aussi été question
du libre transport des denrées coloniales pour les ports
d'Europe ; mais nous n'avons pas de renseignemens positifs
à cet égard. Le droit de visiter les bâtimens marchands ,
même sous convoi , ne sera point abandonné.
DANEMARCK . - Copenhague , le 24 Mai. -L'expédition
anglaise est arrivée à Gothembourg. Le général Moore ,
commandant en chef les troupes de débarquement , est parti
sur-le-champ pour Stockholm , afin de concerter avec le roi
de Suède un plan d'opérations militaires .
- Avant-hier , la flotte anglaise , sous les ordres de
l'amiral Saumarès ; a passé le Sund et fait voile pour la Baltique
, au nombre de cinquante bâtimens de guerre. On croit
qu'elle se rend dans les parages de Cronstadt et Revel , et
que l'ennemi a dessein d'y former une attaque contre les
ports russes ; mais ils ont été mis dans un tel état de défense,
qu'il est impossible d'en approcher .
Le ministre de Russie , M. d'Alopéus , est toujours
aux arrêts à Stockholm . Le roi de Suède vient de faire imprimer
les dépêches adressées à ce ministre par sa cour , et
qu'il avait fait intercepter.
-
Le général-major prince Christian-Auguste , qui commande
dans le sud de la Norwège , vient d'être nommé
lieutenant-général. Nos rapports de la Norwège vont jusqu'au
8 mai . De petites escarmouches continuent d'avoir
lieu dans cette partie du royaume , et toujours à notre avantage.
On a fait encore 200 prisonniers suédois .
- D'Odensée ( isle de Fionie ) , le 1er . Juin . Toutes les
troupes françaises du corps d'armée de S. A. S. le prince de
Ponte-Corvo ont actuellement quitté l'isle de Fionie , et sont
repassées sur le continent. La défense de l'isle est confiée
au corps d'armée espognole , aux ordres de S. Exc . M. le
marquis de laRomana. S. A. n'a laissé dans ces parages que
deux officiers de son état-major-général. M. le lieutenantcolonel
Gauthier , qui commande l'isle de Langeland , et
M. le capitaine Coupé dans la presqu'isle d'Hindsholm.
Le régiment espagnol des Asturies vient d'être embarqué
à Nyeborg pour la Séelande ; il a traversé heureusement le
grand Belt , malgré les croisières ennemies , et est arrivé à
Korsoer , d'où il se dirige sur Copenhague.
ALLEMAGNE. - Vienne , le 25 Mai. - Notre cabinet a ,
JUIN 1808. 573
depuis quelque tems , avec la Porte des rapports très-suivis .
Il arrive fréquemment des couriers de notre internonce ,
M. de Stürmer , et l'on assure qu'il a eu avec des membres
dudivan plusieurs conférences relatives à un nouveau titre
que notre cour désire obtenir de la Porte , ainsi qu'à une
démarcation plus exacte de nos frontières . On croit que l'ar-`
chiduc Louis , qui est parti d'ici le 12 mai pour la Hongrie ,
réglera ce dernier objet. S. A. a eu de l'Empereur le titre
d'inspecteur-général des frontières , et va passer en revue
toutes nos troupes stationnées dans le Bannat , la Syrmie ,
la Croatie , etc.
- Le cordon de troupes autrichiennes , formé le long des
frontières de la Turquie , est maintenant complet ; les derniers
bataillons attendus de la Hongrie sont arrivés à leur
destination.
- BADE.- Carlsruhe , le 4 Juin . Les sectaires connus
sous le nom de séparatistes , et qu'on a tolérés jusqu'ici dans
le bailliage de Bretten , se permettant toujours des discours
contraires au gouvernement , et manquant au respect qui
est dû aux magistrats et aux ministres du culte , il leur a
été signifié que , s'ils ne changent pas de conduite , ils seront
expulsés , dans le délai d'une année , de tous les Etats du
grand-duc.
ROYAUME DE WESTPHALLE. Cassel , le 26 Mai.- Un
décret royal du 25 Avril 1808 , conforme à l'acte constitutionnel
, organise la conscription militaire. Aux termes de
ce décret , tout Westphalien se doit à la défense de la patrie
, lorsque le roi l'appelle . L'armée se forme par le moyen
de la conscription militaire et par enrólement volontaire.
Le nombre de conscrits à lever se règle d'après la connaissance
de l'incomplet de l'armée . La conscription militaire
comprend tous les sujets Westphaliens , depuis l'âge de vingt
ans accomplis jusqu'à celui de vingt-cinq ans révolus. L'action
de la conscription militaire a commencé au 1er Janvier
1808 , et tout sujet Westphalien qui , à cette époque , avait
terminé sa vingtième année , et n'est pas entré dans sa vingtsixième
, est conserit .
PORTUGAL.- Lisbonne , le 28 Mai. - D'après l'autorisation
de S. Exc. le duc d'Abrantès , la junte des trois Etats
s'est réunie ces jours passés pour rédiger , de concert avec
les députés des premiers corps du royaume , une adresse
de remercîmens à S. M. l'Empereur et Roi. Cette adresse est
574 MERCURE DE FRANCE ,
déjà signée. Ladite junte a été formée d'après celle de 1641 ,
instituée par le roi Jean IV.
ROYAUME DE NAPLES.- Naples , le 4 Juin.-Les Ang'ais,
voulant de nouveau troubler la tranquillité dont nous jouissons
en ce moment , ont débarqué dans différens points de
la Calabre une centaine de bandits ; mais le peuple , si souvent
dupe des suggestions des Anglais,et convaincu de leur
impuissance , s'est reuni en masse pour repousser leurs dignes
auxiliaires.
Deux cents bandits débarqués près de Reggio ont été
dans unmoment dispersés . Surpris de ne plus trouver comme
autrefois un asyle , les uus se sont rendus à discretion , ct
les autres ont été pris on tues . Africa ,le chef de la bande ,
a été pondu. Les Anglais avaient donné dix jours de paye
d'avance à ces brigands , en leur promettant que cette exper
dition faite , un de barquement plus considerable viendrait
les soutenir. Les dix jours n'étaient pas expirés que les brigands
n'existaient p'us .
-Un brick ang'ais ettrois canonnières ont tenté de s'emparer
de quelques bâtimens sur la côte de Melito. La garde
nationale de Melito et celle des endroits voisins ont soutenu
un combat de quatre heures ,et ont forcé l'ennemi à se
retirer à Messine .
ROYAUME D'ITALIE. - Milan , le 5 Juin. - On a découvert
à Osopo , dans le Frioul , plusieurs monnaies antiques
qui , au rapport de M. Siauve , commissaire de guerre à
Udine, et savant antiquaire , paraissent avoir appartenu à la
colonie gauloise dont parle Tite-Live , laquelle vint s'établir,
l'an 267 de Rome , près du lieu où a été ensuite bâtie la
ville d'Aquilée.
Le vice-roi d'Italie a ordonné qu'il fût fait une copie à
T'huile du grand tableau à fresque de Léonard de Vinci , qui
couvreun des murs du réfectoire du ci-devant couvent voisin
de l'église de Madona delle Grazie. Lorsqu'on aura copie
ce tableau à l'huile , il sera également exécuté en mosaïque.
Cette mesure cause d'autant plus de plaisir aux amateurs des
beaux-arts , que le célèbre original de Léonard de Vinci
commence à perdre beaucoup de son éclat , et qu'on n'en
possède que des gravures infidelles .
Des fouilles récemment faites à Rome ont fait découvrir
un corridor souterrain par lequel les Césars pouvaient
se rendre de leur palais dans l'amphitheatre Flavien. Auprès
JUIN 1808. 5-5
de ce corridor , il y avait une vingtaine de fornices , ou de
petites chambres éclairées par le haut.,
SUISSE. -Zurich ,le 4 Juin . - Le canton d'Underwald
jouira probablement bientôt des avantages d'une grande
route. Un visillard de Stanz , age de 70 ans , a entrepris à ses
frais , et en y travaillant lui-meme , de la commencer dans
ses possessions. Le gouvernement l'a approuvé et fera communiquer
ce nouveau chemin avec l'ancienne route qui
conduit à Stanz . Ii a fallu creuser en plusieurs endroits à une
profondeur considérable. Dans une de ces fouilles on a
decouvert une rangée fort symétrique de squelettes ayant
tous la face vers l'orient. L'un de ces squelettes tenait a la
main une épée antique. On suppose que ce ieu a servi de
cimetière à un hôpital dans lemoyen age.
( INTÉRIEUR ).
Bayonne, le 4 Juin . -S. M. a reçu avant-hier à son
lever , et a entretenu pendant fort long-tems la deputation
des grands d'Espagne. On compté parmi les membres qui
la composent , le prince de Castel-Franco , le duc del Parque,
le duc d'Ossuna, le marquis de Santa-Crux, le comte de
Santa-Coloma.
Hier S. Exc . M. d'Azanza , ministre des finances , a présenté
à S. M. la députation du conseil des Indes et du conseil
des finances . S. M. a parlé pendant deux heures avec les
membres de cette députation sur les changemens et améliorations
sollicités en Espagne par l'intéret du pays , et par
L'opinion de tous les gens éclairés .
Les députés à la Junte extraordinaire arrivent chaque
jour.
-PARIS , le 15 Juin .-La Classe de la langue et de la littérature
françaises de T'Institut a élu aujourd'hui M. de
Tracy , pour remplir la place vacante par la mort de M.
Cabanis . M. de Tracy , membre du Sénat , est connu par un
Traité d'Idéologie et une Grammaire.-
: -LL. EExc . les ministres de l'intérieur et des finances
'ont décidé , le 16 Mai , que l'exportation des cotons filés
serait défendue jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.
- Les journaux italiens annoncent que M. le grand-maréchal
du palais , Duroc , est nommé duc de Frioul .
Le prince Lapukin, chambellan de S. M. l'empereur de
Russie , est passé , le 11 , par Nancy , venant à Paris .
-S. Em. monseigneur le cardinal de Belloy, membre du
576 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808.
Sénat-Conservateur , archevêque de Paris , grand cordon
de la Légion d'honneur , est mort , à Paris , du 9 au 10 Juin
à deux heures de la nuit .
M. de Belloy était né le 8 Octobre 1709 , à Morangle,
près Beaumont- sur-Oise , diocèse de Beauvais , terre appartenant
à sa famille. Destiné presque dès le berceau à l'église,
il était encore enfant , lorsqu'il fut pourvu par M. le Regent,
d'une pension sur un bénéfice. Après qu'il eut accompli les
études ordinaires à l'état qu'il avait embrassé , et qu'il eut
reçu l'ordre de la prétrise , il fut nommé chanoine de l'église
de Beauvais , vicaire-général et official du diocèse. Promu
en 1751 à l'évêché de Glandève , il reçut la consécration
épiscopale le 10 janvier 1752. En 1755 , il passa à l'évêché
de Marseille , et succéda a M. de Belsunce, si célèbre par
sa charité , son courage et son dévouement pendant la peste
qui désola Marseille en 1720. A la révolution , obligé de
quitter son siége , il vint chercher un asyle à Chambly , près
du lieu de sa naissance .
Quand le calme fut rétabli , le chef de l'Etat jeta les
yeux sur M. de Belloy pour occuper le siège important de
la capitale. Bientôt M. de Belloy fut revêtu de toutes les
dignités de l'Empire et de l'Eglise , et il les honora toutes.
ANNONCES .
Les Jeux de mains , poëme inédit , en trois chants, par C. C. de
Rhullière ; suivi de son discours sur les disputes , et de plusieurs pièces
du même auteur également inédites. Un vol. in-8°. de 200 pages . Prix ,
4 fr. , et4 fr. 75 cent. franc de port. A Paris , chez Desenne aîné , libr. ,
Palais -Royal , galerie vitrée , nº225 ; H. Nicolle , à la librairie stéréotype
, rue des Petits-Augustins , nº 15 ; Desenne jeune , Palais-Royal ,
galerie Virginie , et Arthus-Bertrand, libr . , rue Hautefeuille , nº 23.
N. B. On trouve chez les mêmes libraires , l'Histoire de l'anarchie
de Pologne , 4 vol . in-12. Prix , 12 fr. , et 16 fr. franc de port.
Saint- Clair des îles , ou les Exilés à l'île de Barra , roman traduit
librement de l'anglais , par Mme de Montolieu , auteur de Caroline de
Lichtfield. Quatre volumes in- 12. Prix , 9 fr. , et 12 fr . franc de port.
A Paris , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue des Petits-
Augustins , nº 15 .
ERRATA du No. 360.
Page 511 , ligne 18 ; excellente ou détestable , lisez : excellente et
détestable.
(N° CCCLXII . ) 5
( SAMEDI 25 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
Icen
L'ALCHIMISTE ET SES ENFANS .
CONTE ARABE.
APPROCHEZ-Vous , mes deux petites filles ,
Julie et Bonne , à mes yeux si gentilles ;
Je sais d'hier un conte tout nouveau ;
Mettez-vous-là ; je veux tout d'une haleine
Vous le conter : si vous le trouvez beau ,
Vous me viendrez embrasser pour ma peine.
En Arabie , il était une fois
Un magicien d'un savoir admirable .
On l'appelait Mahmoun l'incomparable.
Il observait en tout le nombre trois .
Grand alchimiste et souffleur mémorable ,
Passant sa vie au milieu des fourneaux ,
Des appareils , des matras , des bocaux ,
Le grand Mahmoun fit une découverte
Dont à jamais on doit pleurer la perte .
Vous demandez déjà ce que c'était .
Vous le saurez ; il faut d'abord vous dire
Qu'un jour Mahmoun ( comme il sedégoûtait
De vivre seul ) à la belle Palmire
Qu'il crut aimer , par l'hymen fut lié ,
Puis eut un fils de sa tendre moitié .
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Bientôt ses goûts rentrèrent dans son ame.
Al'alchimie il revint tout entier ;
Et le ménage , et le fils , et la femme ,
Ne firent plus alors que l'ennuyer .
C'est un grand tort ; et pour moi je l'en blåme.
Qu'arriva-t- il ? qu'à lui-même laissé
Le très-cher fils donna , le front baissé ,
Dans mille excès , pilla les caravanes ,
Battit les gens , enleva des sultanes ,
Fut grand ivrogne et nargua Mahomet.
Son père alors , mais trop tard , eut regret.
D'avoir ainsi négligé la culture
Et les soins dus à sa progéniture.
Lorsque Mahmoun reçut de la nature
L'ordre fatal d'aller voir ses aïeux ,
Il se souvint du secret merveilleux
Dont autrefois sa profonde science
Lui découvrit l'incroyable puissance .
( Et c'est ici que je vais révéler
Ce que d'abord j'ai voulu vous céler.
Ecoutez bien ; la chose est d'importance.
Avec son fils il s'enferme un matin :
«Mon cher enfant , j'approche de ma fin ;
» Je le sens trop à ma faiblesse extrême ;
>> Oui , nous allons bientôt nous séparer.
> Vous me perdrez ; si pour un fils que j'aime
>> C'est un malheur , il peut se réparer.
» Je vous étonne ; apprenez un mystère
>> Que je vous ai dérobé jusqu'ici .
>>A mon cher fils je ne veux plus rien taire .
>> Regardez bien cette phiole-ci ;
> Elle renferme une liqueur vermeille ,
>> Trésor unique et fruit de mainte veille.
> Dans les trois jours qui suivront mon trépas ,
> Dans les trois jours , au moins , n'y manquez pas ,
» Si par vos mains dans ma bouche glacée
>> Cette liqueur goutte à goutte est versée ,
>> Entre vos bras soudain vous me verrez
»Me ranimant renaître par degrés .
» C'est mon destin qu'ici je vous confie ;
> J'attends de vous une seconde vie ;
> Je vous devrai l'existence à mon tour ,
>Et c'est mon fils qui me rendra le jour.
> Ce doux espoir en mourant me console. »
JUIN 1808. 579
Le fils touché promit ce qu'on voulut ,
Le jura même , et son père mourut
Persuadé qu'il lui tiendrait parole.
Mais par malheur ce fils mal élevé ,
Comme j'ai dit , et vaurien achevé ,
De l'élixir sitôt qu'il se vit maître ,
Prit un parti bien scandaleux , bien trafire :
«Ma foi, dit-il , jusqu'à présent j'ai cru
> Que mon vieux père avait assez vécu .
» Je vivrai moins , si j'en crois l'apparence ;
» Car mon défaut n'est pas la tempérance.
» J'use mes jours ; je les risque souvent
»Comme à plaisir , et ce n'est pas ma faute
> Si par hasard je suis encor vivant.
» Serait-ce point sottise la plus haute
>> De m'oublier ? Oui , la première loi ,
» La mieux suivie, est que l'on songe à sor: >>
Quelques remords cependant le troublèrent ;
Mais les trois jours -bien vite s'envolèrent ,
Et Mélédin ( c'est le nom du bandit )
Sur son méfait aisément s'étourdit.
De mauvais fils il devint mauvais père ,
De ses enfans ne s'embarrassa guère ;
Dont il advint que , par faute de soins ,
S'il valait peu , ses fils valurent moins.
Il arriva bientôt à la vieillesse ,
Par la débauche , avant l'âge , cassé ;
Près de mourir et songeant au passé ,
Comptant fort peu d'ailleurs sur la tendresse
De ses enfans , il voulut réussir
A s'appliquer l'effet de l'élixir.
Allons , dit-il , il faut jouer d'adresse. »
De ses trois fils il fit venir l'aîné ,
Qu'il connaissait tout pêtri d'avarice ,
Par l'intérêt bassement dominé ,
Prêt à se vendre ; et ce fut sur ce vice
Que Mélédin bâtit son artifice.
«Mon cher Azor ! ô mon très-digne fils !
>>Dit le mourant , vous êtes un brave homme ,
Sage , prudent , et sur-tout économe ;
» Je vous connais ; aussi je vous choisis
> Pour vous donner un témoignage insigne
2
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
>> De confiance et d'amour paternel ;
>> J'ose penser que vous en êtes digne . »
Alors d'un ton encor plus solennel ,
Du grand Mahmoun rappelant la mémoire
De la phiole il raconta l'histoire ,
Hors en un point qu'il eut soin d'altérer .
a Savez-vous bien ce que doit opérer
>> Cette liqueur ? Mon cher fils peut m'en croire .
» En un instant je deviendrai tout d'or ,
» Oui d'or , mon fils , et du plus pur encor ;
» Imaginez qu'en conservant sa forme
>>Mon corps entier n'est qu'un lingot énorme.
>> Vous concevez quel immense trésor
> Vous aurez là , tout seul , et sans partage ;
> Embrassez -moi ; recueillez , cher Azor ,
>> Ce grand secret , mon meilleur héritage . >>>
Le tendre fils ne se possédait pas ;
Tout en serrant son père entre ses bras
De son trésor il convoitait les charmes
Etde bon coeur l'arrosait de ses larmes .
Le père mort , Azor de supputer
Ce que pourrait, valoir en long , en large ,
Le cher défunt ; comment le transporter?
Quatre chameaux y trouveraient leur charge.
Le compte fait , il eut soin promptement
D'exécuter le rare testament .
Mais à l'instant où , pour lever ses doutes ,
Il eut au plus versé deux ou trois gouttes ,
Il s'aperçoit , quelle surprise , ô Dieu !
Que Mélédin donne un signe de vie ,
Puis du remède ayant reçu trop peu ,
Retombe ..... Azor s'épouvante , s'écrie ,
Ne songe plus dans son trouble indiscret
Ala phiole ; elle tombe , se casse.
Tout l'élixir se répand .... ô disgrâce !
On n'en a point retrouvé le secret .
Ainsi le ciel de tous trois fit justice .
Ainsi chacun fut puni par son vice.
Dans ce tableau j'ai peint en raccourci
Les traits hideux de beaucoup de familles ;
Chez nous du moins qu'il n'en soit pas ainsi ,
Omes enfans ! ô mes aimables filles !
JUIN 1808. 581
Ce pauvre père un jour vous quittera ;
En vous quittant il vous regrettera .
Mais , après lui , vous direz , je l'espère ,
En consolant votre excellente mère :
Que ne peut-on racheter à prix d'or
Un bien si grand , une tête si chère !
Que n'avons-nous à donner un trésor !
Nous l'offririons , pour ravoir notre père.
Vous le direz ; oui , je n'en doute pas ;
Lesbons parens n'ont point d'enfans ingrats .
M. ANDRIEUX , de l'Institut.
L
ENIGME.
Sous un joug rigoureux , l'homme souvent m'opprime :
Ici , je suis un Dieu ; là , je suis la victime .
LOGOGRIPHE .
Je suis par fois ennuyeuse et paisible ,
Par fois orageuse et terrible.
Ma tête à bas et je deviens
Un banquet physico-mystique
Où l'on voit assister ceux d'entre les chrétiens
Qui ne fréquentent pas l'église catholique.
CHARADE.
QUE le métier
De mon entier
Est respectable !
Quemon dernier ,
Quand mon premier
Joint au dernier
Fait son métier ,
Est pitoyable !
Sans mon dernier ,
Point de métier
Pour mon entier .
м.
$ ........
582 MERCURE DE FRANCE ,
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Balise.
Celui du Logogriphe est Poutre , dans lequel on trouve Outre
et Pou.
Celui de la Charade est Merveille.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
QUVRES DE J. RACINE , avec des Commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8°. A Paris , chez
Lenormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres St.-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
(TROISIEME ET DERNIER ARTICLE. )
Je ne pousserai pas plus loin l'examen des faux jugemens
prononcés par M. Geoffroy sur l'ensemble des
pièces de Racine et le caractère des principaux personnages
qui y figurent. Je prierai seulement le lecteur
de remarquer que jusqu'ici toutes mes observations
n'ont porté que sur le commentaire des six
premières pièces. Racine en ayant fait douze , on
en doit conclure que si j'eusse embrassé l'ouvrage
entier dans ma critique , j'eusse pu reprocher à l'auteur
une fois plus de fautes que je n'en ai relevé ,
tout en me bornant , comme je l'ai fait , à n'en relever
qu'un petit nombre de chaque espèce. Afin de
compléter la tâche que je me suis imposée , je vais
maintenant faire apercevoir quelques-unes des innombrables
erreurs de détail dans lesquelles le commentateur
est tombé; et je les exposerai à peu près dans
l'ordre où elles se sont présentées à moi.
Jocaste , dans les Frères ennemis dit ces trois vers :
Voilà de ces grands dieux la suprême justice !
Jusques aux bords du crime ils conduisent nos pas ;
Ils nous le ſont commettre , et ne l'excusent pas !
1
1
JUIN 1808. 583
<<Voilà , dit M. Geoffroy , un exemple de ces pensées
>> hardies dont Voltaire a fait l'ornement de ses pièces ,
» et dont Racine depuis s'est abstenu comme d'un dé-
>> faut. » Il n'est pas vrai que Racine , depuis la Thébaïde,
se soit abstenu de cespensées hardies , c'est-à-dire ,
de ces reproches qu'adressent aux dieux les personnages
opprimés par la fatalité. Il en a mis dans la bouche
d'Oreste , dans celle d'Achille , de Clytemnestre et
même d'Agamemnon. Il est inutile de citer ici des
vers que chacun se rappelle. M. Geoffroy les avait-il
oubliés ? Cette fureur de dénigrer Voltaire , qui si
souvent lui fait perdre le jugement , lui ferait-elle perdre
ausssi la mémoire ?
Dois-je prendre pour juge que troupe insolente ,
D'un fier usurpateur ministre violente ?
M. Geoffroy qui ne remarque pas le rapport de ces
deux vers de Polynice avec ce vers d'Athalie :
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire.
M. Geoffroy observe que « ministre qui est du genre
>> masculin , est un de ces adjectifs qui ont usurpé
>> dans notre langue la force et les fonctions du substan-
>> tif.>> Dans quelle grammaire , dans quel dictionnaire ,
dans quel auteur M. Geoffroy a-t-il vu que minister ,
ministra en latin et ministre en français aient jamais
été des adjectifs ? Dans ce vers d'Horace , par exemple :
Qualem ministrum fulminis alitem , ministrum fulminis
n'est point l'adjectif d'alitem ; il est ce que les
grammairiens nomment une apposition. C'est ainsi
qu'en français nous disons : Mercure , messager des
dieux ; Iris , messagère de Junon. Messager et messagère
ne sont certainement point- là des adjectifs .
Une des manies particulières à M. Geoffroy , est de
disserter sur les arts. Dans ses feuilletons , il fait sans
cesse la leçon aux compositeurs actuels , et leur oppose
Vinci , Leo , Galuppi , Porpora , Durante , Iomelli ,
dont vraisemblement il ne connaît pas une seule partition.
Dans son Commentaire de Racine , il parle à
tout propos de peinture et de sculpture. C'est un défaut
commun à beaucoup d'écrivains , de transporter
dans la littérature le langage des arts qu'ils ne com581
1
MERCURE DE FRANCE ,
:
prennent pas ; mais s'ils s'expriment mal , au moins
s'entendent-ils eux- mêmes. Voici un passage où M. Geofroy
paraît n'avoir pas même eu cet avantage. Il est tiré de
ses réflexions sur le beau idéal et sur le caractère d'Andromaque.
« Les Grecs , dit- il , semblent avoir réservé le beau
>> idéal pourla nature physique : dans leursstatues et dans
>>>leurs tableaux , les hommes ressemblent à des dieux :
>>dans leurs poëmes et dans leurs tragédies , les dieux
>>> mêmes ressemblent à des hommes. » Cette distinction
qui veut être fine et ingénieuse , n'est que futile
et fausse. D'abord il ne faudrait point parler des tableaux
des Grecs , comme si on les avait sous les yeux , attendu
que depuis bien des siècles ils n'existent plus.
Ensuite que veut dire ceci : dans leurs statues les
hommes ressemblent à des dieux ? Où les statuaires
grecs avaient- ils vu des dieux pour les imiter ? Où
M. Geoffroy , lui-même , en a-t-il vu pour juger de
la ressemblance ? Dans les statues grecques , les dieux
ressemblent à des hommes , voilà ce qui est réellement
et ce qu'on ne peut nier : hommes et dieux
ont tous les mêmes traits et les mêmes formes ; il
n'en pouvait pas être autrement. Si les statuaires ont
donné aux uns et aux autres , non point , comme le
dit M. Geoffroy , des traits divins et des formes surnaturelles
, mais une stature ou une beauté supérieure
à la stature et à la beauté communes de notre espèce ,
c'est que d'une part l'éloignement du point de vue
exigeait souvent que les dimensions des statues fussent
agrandies , et que de l'autre les artistes grecs ont
tendu constamment et avec succès au véritable but de
l'art , qui est l'imitation embellie de la helle nature.
Du reste , loin qu'ils aient voulu que les hommes ressemblassent
aux dieux , c'est-à-dire , à des modèles qui
n'existaient pas , ils ont eu soin au contraire d'imprimer
à leurs divinités un caractère plus élevé , plus
noble , plus majestueux , n'ayant que ce moyen de les
différencier des simples mortels. Quant aux épiques
et dramatiques grecs , ils ont donné à leurs dieux les
passions de l'humanité, par la même raison que les
statuaires leur en ont donné les formes. Ils ne pouvaient
pas les représenter autrement , et l'intérêt de
I
I
JUIN 1808. 585
leur art voulait qu'ils les représentassent ainsi ; un
dieu sans passions , dans une épopée ou sur la scène ,
n'aurait , pour ainsi dire , ni forme , ni couleur. Les
modernes eux-mêmes qui ont conçu de la divinité
des idées plus pures et plus sublimes , n'en sont pas
moins obligés de la représenter dans leurs tableaux ,
dans leurs satues et dans leurs poëmes , sous les traits
et avec les passions de l'humanité. Nos artistes peignent
Dieu le père , comme un vieillard d'une figure noble
et d'une taille imposante , de même que nos poëtes lui
prêtent l'amour , la haine , la jalousie , la colère , la
joie , le regret , en un mot , toutes les affections humaines
. Cette opposition de statues d'hommes qui ressemblent
à des dieux et de dieux de théâtre qui ressemblent
à des hommes , est donc une antithèse puérile
et chimérique , également fausse dans le principe
et dans la conséquence , et tout à fait indigne de figurer
dans un écrit didactique où toutes les propositions
doivent être d'une vérité rigoureuse. Je passe à
des erreurs d'une démonstration moins longue et plus
facile.
Pylade voulant détourner Oreste du projet d'enlever
Hermione , lui dit :
M'en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits ,
Au lieu de l'enlever , fuyez-la pour jamais .
Racine avait mis d'abord :
Au lieu de l'enlever , Seigneur , je la fuirois .
<<Correction d'autant plus nécessaire , dit M. Geoffroy ,
>> que la première manière offre une équivoque cho-
>> quante. Il semble que ce soit Pylade qui se prétende
>> lassé des trompeurs attraits d'Hermione. » Il n'y avait
pas la moindre équivoque dans la première manière .
Si Racine l'a changée , c'est qu'alors , aux yeux des
juges sévères , fuirois qu'on écrivait par un o , nerimait
pas avec attraits .
Junie , dans Britannicus , dit qu'elle
S'est fait une vertu conforme à son malheur.
<<<C'est le privilége de la poësie , dit le commen-
>> tateur , d'ennoblir les choses les plus communes .
1
:
586 MERCURE DE FRANCE,
>> Cette idée si vulgaire , faire de nécessité vertu , est
>> ici exprimée avec une élégance particulière. » Faire
de nécessité vertu n'est point une idée vulgaire ; c'est
une façon de parler proverbiale , voilà tout. L'idée en
elle -même n'a rien de commun , et Racine n'a mis
à l'exprimer que son élégance accoutumée.
En récapitulant le second acte de Britannicus ,
M. Geoffroy observe que depuis le commencement de
cet acte jusqu'à la fin , Néron est sur le théatre. « Je
<< n'en excepte pas même , dit-il, le moment où il se
>>> cache ; car c'est alors qu'il agit le plus . >> Ceci me
paraît tout à fait dénué de sens. Un personnage n'est
plus sur le théâtre , du moment qu'il n'est plus vu
des spectateurs : je crois le principe incontestable.
Ensuite c'est abuser des termes , que de dire qu'un personnage
qui n'est plus en scène , agit , parce que la
crainte d'être entendu de lui influe sur les discours
d'un autre personnage resté sur le tréâtre. L'action
d'un personnage au théâtre consiste uniquement dans
ce qu'il dit et fait lui-même sous les yeux du public.
Je m'étais presque promis de ne plus employer le
Commentaire de Laharpe , pour réfuter celui de M.
Geoffroy; et par-là , je me privais d'un immense
avantage. Mais M. Geoffroy ne me saurait pas gré de
ma modération , et d'ailleurs nos lecteurs pourraient
n'être pas aussi bien convaincus qu'ils doivent l'ètre ,
des énormes et nombreux défauts de son ouvrage.
J'appellerai donc encore de tems en tems M. de
Laharpe à mon aide. C'est lui qui va faire ici justice
du nouveau commentateur , à l'occasion d'une remarque
qui , selon moi , le peint tout entier. Britannicus adresse
à Junie ces vers charmans :
Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux ,
Refuser un empire , et pleurer à mes yeux !
Le malencontreux Luneau avait dit : « On pourrait
>> trouver trop de faiblesse dans ce sentiment et dans
>> cette expression pleurer à mes yeux . » M. Geoffroy
plus tranchant encore a dit : « Pleurer à mes yeux ,
>> hémistiche faible. » M. de Laharpe leur répond à
tous deux : « Pleurer à mesyeux ne serait que tendre
i
JUIN 1808. 587
> et non pas faible dans l'entretien de deux amans de
>> cet âge et de ce caractère , et dans leur situation ;
>> et pourtant combien l'auteur l'a relevé par cet hé-
>> mistiche qui rend le vers si beau , refuser un em-
>> pire ! N'est-ce pas peindre en un seul vers la grandeur
>> d'ame qui dédaigne un trône , et quel trône ! et la
> tendresse qui donne des larmes au péril d'un amant?
>> C'était-là ce qu'il fallait voir dans ce vers digne de
>>> Racine , et ce qui ne pouvait pas se trouver dans
>> une remarque digne du commentateur. »
M. Geoffroy , dans une de ses notes sur Bajazet ,
dit que Racine se permettait de tems en tems certaines
façons de parler familières , telles que après tout , voistu
, à dire vrai , encore un coup , etc. , « à dessein de
>> rapprocher la tragédie de la nature , et de corriger
>> par ces traits passagers de simplicité journalière , ce
> que le style tragique peut avoir habituellement de
>> guindé et d'emphatique. » L'observation est fausse de
tout point. Le simple et le familier ne corrigeraient
pas l'emphatique et le guindé ; ils en feraient ressortir
davantage le défaut , ou bien ils paraîtraient euxmêmes
descendre jusqu'à la trivialité et à la bassesse.
Ensuite on ne voit pas que dans Racine le style tragique
soit habituellement guindé et emphatique , ni
par conséquent que le poëte ait eu besoin de ce correctifdont
parle M. Geoffroy. Il faut s'être fait commentateur
de Racine pour y apercevoir de ces choses-là .
A propos de n'était que , abréviation de si ce n'était
que , M. Geoffroy dit que « dans toutes les langues mo-
>> dernes , les poëtes abrégent certains mots , et croient
>>gagner quelque chose à ces retranchemens. La langue
>> française , ajoute-t- il , naturellement leste dans sa
>> marche , y gagne plus que toute autre. On dit en vers ,
>> vois-je pas , pour ne vois-je pas , sais-jepas pour ne
» sais-je pas. » Il est bien vrai que les poëtes anglais , italiens
, etc. , abrégent certains mots; mais les poëtesfrançais
n'en abrégent aucun. Si ce n'était que et ne
vois-je pas , ne sont pas des mots , mais des tours de
phrase. On ne dit plus aujourd'hui en vers , vois-je pas
pour ne vois-je pas, à moins que ce ne soit dans le style
familier et même marotique. Enfin , si la langue fran588
MERCURE DE FRANCE,
çaise est naturellement leste dans sa marche , loin de
gagner plus qu'une autre à ces retranchemens , elle y
gagne moins. Mais , je suis de bonne composition ; quoique
, dans l'ouvrage de M. Geoffroy , l'absolu défaut de
sens ne soit pas toujours une raison de croire qu'il y a
faute de la part de l'imprimeur , je consens à mettre
sur le compte de celui-ci le mot leste qui tient ici la
place du mot lente. Pour le dire en passant , cette édi
tion dont on a vanté outre mesure l'exécution typographique
, n'est nullement exempte d'incorrection. J'en
pourrais citer vingt preuves des plus fortes.
Racine a employé, dans Bajazet , cette expression : à
me vengerfixe et déterminée. Remarque de M. Geoffroy:
<<<Onne peut pas dire fixe à se venger, maisfixe passerait
>> à la faveur de déterminée , s'il n'avait pas l'inconvénient
>> plus grave ( de omis ) former un pleonasme. » Voilà
peut-être la première fois qu'un pléonasme est regardé
comme une faute plus grave qu'une impropriété d'expression.
Il me semble qu'à tout prendre , il vaudrait
mieux dire bien deux fois une même chose , que de
la dire mal une seule fois .
M. Geoffroy en était à peu près à la moitié de son
commentaire , lorsqu'on a publié celui de Laharpe. II
ne lui a pas été difficile de remarquer combien d'erreurs
empruntées par lui à Luneau de Boisjermain ,
avaient été réfutées d'avance par ce littérateur. Dèslors
, il a pris le sage parti de n'employer les notes de
Luneau , qu'après s'être assuré que Laharpe ne les combattait
pas. Mais lui-même , pour reconnaître ce ser
vice à sa manière , a combattu les observations de
Laharpe aussi souvent qu'il a cru le pouvoir faire. Il a
pris pour champ de bataille les tragédies d'Iphigénie
et de Phèdre , toutes deux imitées d'Euripide. Laharpe
avait mis Racine fort au-dessus du poëte grec ; cela seul
était pourM. Geoffroy une raison de donner à Euripide
la supériorité. Il a commencé par affirmer que Laharpe
ignorait totalement la langue grecque ; puis il nous a
appris que lui-même se l'était rendue , par l'étude' ,
presque aussi familière que la sienne. Ces deux assertions
paraissent également exagérées l'une et l'autre ;
mais en les admettant toutes deux dans toute leur force ,
JUIN 1808. 589
on ne voit pas encore que M. Geoffroy doive en tirer
tant d'avantage. Des traductions latines et même frauçaises
reproduisent assez fidélement la conduite d'une
pièce et les pensées dont se compose le dialogue , pour
qu'un littérateur qui a médité sur l'art du théâtre ,
puisse juger du mérite dramatique de l'ouvrage. On
ne gagnerait , à une connaissance approfondie de la
langue originale , que de mieux sentir certaines finesses
de diction qui disparaissent dans la version la plus
exacte , et d'expliquer plus heureusement peut-être
ces passages en petit nombre dont l'obscurité a fait le
tourment des scholiastes. Du reste , M. de Laharpe savait
tout aussi bien que M. Geoffroy , qu'en jugeant un
auteur ancien , il faut avoir égard à la différence des
tems , des lieux , des moeurs et des usages ; et l'antiquité
ne lui était pas tellement étrangère , qu'il ignorât en
quoi consistait cette différence. M. Geoffroy , en lui
contestant le droit de juger Euripide , a donc réellement
fait preuve envers lui de cette morgue exclusive et
pédantesque dont lui-même vient d'accuser injustement
les hellénistes qui ont relevé de véritables bévues
dans l'une des deux tragédies qu'il a traduites da grec
même d'Euripide. Cependant Racine s'est fort mal
trouvé de la préférence que Laharpe lui avait accordée.
Selon M. Geoffroy , tout , dans Euripide , est simple ,
vrai , naturel et raisonnable : presque tout , dans Racine
, est faux , extravagant et romanesque. Je n'exagère
point , je n'emploie pas d'autres termes que les
siens : telle est son opinion formellement exprimée en
plus de vingt endroits de ses notes sur Iphigénie et
Phèdre ; j'en atteste ceux qui les ont lues. Cette belle
passion de M. Geoffroy pour Euripide , née d'une forte
haine pour Laharpe , l'entraîne dans des apologies tout
à fait plaisantes. Dans l'Iphigénie grecque , Agamemnon
fait un long narré de toutes les aventures de sa famille ,
à ce vieil esclave qu'il charge d'une lettre pour Clytemnestre.
M. Geoffroy qui avoue que l'histoire prendd'un
peu haut , la justitie en disant qu'Agamemnon parle à
un esclave peu instruit , et il ajoute : « Le peuple , du
>> tems d'Euripide , n'était pas initié aux anciennes fa-
>>bles : delà ces longs prologues qui précèdent les tra
590 MERCURE DE FRANCE ,
>> gédies grecques. Racine avait affaire à des spectateurs
>> qui avaient appris la mythologie au collége. » Cette
folie est du genre irréfutable ; je ne saurais comment
m'y prendre pour prouver à M. Geoffroy que les Grecs
devaient connaître au moins aussi bien que nous l'histoire
et la religion de leur pays .
On peut être curieux de voir comment M. Geoffroy
prend sa revanche avec Laharpe. Celui-ci avait remarqué
que dans ce beau vers d'Iphigénie :
Et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile .
L'expression fatiguer appartenait à Virgile , mais qu'une
mer immobile n'était qu'à Racine. <<<M. de Laharpe se
>> trompe , dit M. Geoffroy ; la mer immobile est aussi à
>> Virgile :
« Et in lento luctantur marmore tonsoe .
» Les rames luttent contre une mer immobile comme
» le marbre. » Il y a dans cette ridicule traduction une
supercherie manifeste. Marmor , qui signifie marbre ,
signifie aussi mer , et s'entend ordinairement d'une mer
tranquille ; mais l'idée de tranquillité n'y est pas tellement
attachée , que Virgile , pour l'exprimer , ne se
soit cru obligé d'ajouter l'épithète lentum. Lentum
marmor veut donc dire tout simplement mer tranquille.
Ce serait immotum mare ou marmor qui signifierait
mer immobile. Si Virgile ne l'a pas dit , Racine
ne le lui a pas emprunté , M. de Laharpe ne s'est pas
trompé , et c'est M. Geoffroy qui se trompe.
Onpeut lui pardonner d'avoir eu tort contre Laharpe;
mais avoir tort contre Luneau est un crime irrémissible
en littérature. Sur ce vers de Phèdre :
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie .
Luneau observe que l'épithète d'avare est empruntée
à Virgile , mais que l'idée du second hémistiche est
puiséedans cette expression de Sénèque : Regni tenacis
dominus. La remarque est juste , mais M. Geoffroy ne
l'a pas comprise. Il ne voit que l'épithète d'avare ; il
soutient qu'elle est traduite de l'avari de Virgile , et
nullement du tenacis de Sénèque, ce que personne ne
1
1
JUIN 1808. 591
lui conteste ; et il ne s'aperçoit pas que la découverte
de Luneau porte sur l'hémistiche ne lache point sa
proie , qui est en effet la traduction exacte et nécessaire
du mot tenax .
Puisque j'ai commencé à parler de traductions et
d'imitations du latin, je ferai tout de suite mention de
quelques contre-sens que j'ai remarqués dans la traduction
d'un fragment de la Thébaïde de Stace. Etéocle
sort de Thèbes pour aller à la rencontre de son frère.
Jocaste paraît tout à coup , et lui dit :
Quisfuror? Unde iterum regni integrata resurgit
Eumenis?
,
M. Geoffroy traduit : « Quelle fureur ! L'Eumenide
>> de cet empire se relève donc avec une rage nou-
>> velle ! » M. Geoffroy n'a pas vu qu'Eumenis regni
était là pourfuror regni ou regnandi. Il y a une espèce
demétonymie qui consiste à employer le nom des divinités
pour celui des choses auxquelles elles président.
Vulcain , chez les poëtes latins , se prend pour le feu
Bacchus pour le vin , Cérès pour le blé, etc. Ainsi les
Euménides étant en possession d'inspirer tous les genres
de fureurs , Stace donne le nom d'Euménide à la fureur
elle-même; et cette fureur est la fureur de régner ,
comme la situation l'indique , et le sens l'exige. Que
signifierait l'Euménide de cet empire ? Il n'y avait que
trois Euménides : chaque royaume avait-il la sienne ,
comme il avait son génie tutélaire ? Cela est impossible.
D'ailleurs , ce qui prouve que la fureur n'est ici personnifiée
que figurément , c'est que Stace lui donne l'épithète
d'integrata qui ne s'est jamais appliquée qu'aux
choses.
Antigone , de son côté, veut apaiser Polynice ; elle
lui rappelle ce qu'elle a souffert des siens pour l'avoir
toujours aimé.
Rogat illa suorum
Antigone devota malis , suspectaque regi ,
Et tantum tua , dure , soror.
M. Geoffroy traduit ainsi ce dernier hémistiche :<< Et
qui n'a plus , cruel, d'autre frère que toi. » L'idée du
poëte est mal rendue ; Antigone ne se plaint pas ici
592 MERCURE DE FRANCE,
de ce qu'Etéocle ne la regardant plus comme une soeur,
elle n'a plus de frère que Polynice ; mais elle rappelle
à celui-ci , pour exciter sa reconnaissance , qu'elle conserve
pour lui seul les sentimens , la tendresse d'une
soeur. Ce sont là deux choses fort différentes .
Stace , mettant les deux frères aux prises , peint d'un
seul mot l'atrocité de ce duel impie : stat consanguineum
campo scelus . Voici la traduction de M. Geoffroy:
<< On voit avec horreur sur le champ de bataille ce cou-
>> ple fratricide. >> Il s'agit bien là de couple fratricide!
c'est le fratricide lui-même , le fratricide en personne
qui paraît sur le champ de bataille , stat consangui-
пеит сатро scelus ; il est au moins inutile de dire
qu'on l'y voit avec horreur. Il y a bien peu de jugement
et de goût , ce me semble , dans cette paraphrase
molle et verbeuse d'un trait si énergique et si précis .
M. Geoffroy a su donner à ses volumes une bouffissure
que son libraire nous fait chèrement payer , en traduisant
, du grec ou du latin , tout ce qui , de près ou
de loin, pouvait avoir rapport aux pièces de Racine.
Poëmes , tragédies , comédies , histoires , il a tout mis
à contribution: son industrie en ce genre est vraiment
extraordinaire. Il nous reste d'Euripide une tragédie
d'Andromaque qui n'a de commun avec celle de Racine
que le titre. « Je ne dois pas moins m'en occuper , dit
>>>M. Geoffroy , non pour y chercher une ressemblance
>> qui n'existe pas , mais au contraire pour observer
>> l'extrême différence des deux ouvrages : c'est le plus
>> sûr moyen de comparaison entre le théâtre grec et
>> le théâtre français . >> Et M. Geoffroy part de là pour
nous traduire un énorme fragment de cette Andromaque
d'Euripide. Il est impossible que rien échappe
à sa fureur de traduire , puisqu'il trouve dans la dissemblance
même des deux ouvrages une raison pour
les rapprocher : cela pouvait le mener fort loin , et
nous devons encore le remercier de sa retenue. Au
reste , Luneau s'était borné à donner un précis de cette
même tragédie d'Euripide. M. de Laharpe a trouvé que
c'en était trop encore , et supprimant tout ce précis
comme inutile, il en a donné cette raison moins appli-
.cable à Luneau qu'à son successeur M. Geoffroy : «Nous
>>ne
JUIN 1808.
>>>ne cherchons point à multiplier ces pièces de ap
>> port qui ne servent qu'à grossir des volumes sans
>> travail et sans utilité. On ne doit pas chercher idi 5.
>> ce qu'on peut trouver dans Brumoy,dans Racine cen
>> fils , et dans beaucoup d'autres critiques. In silvan
» ne ligna feres . »
M. Geoffroy fait bien mieux que de porter du bois
dans la forêt ; il exploite la forêt , il en abat tout le
bois à son profit , il n'y laisse rien. On ne peut se faira
une idée de tout ce qu'il a pris à Racine le fils sans
autre paiement que beaucoup de chicanes et de critiques.
Cela va jusqu'à s'approprier frauduleusement
ces recherches accessoires ou même superflues qui supposent
un goût et des études particulières , et qu'il n'est
permis d'étaler dans un livre que lorsqu'il est bien avéré
qu'on les a faites soi-même. Racine le fils qui avait étudié
la langue des Anglais , a fait mention dans ses remarques
sur les tragédies de son père , de quelques imitations
qu'on en avait données sur les théâtres de Londres
; il en a même cité plusieurs passages qu'il a accompagnés
de réflexions critiques . Cela est tout à fait hors
d'oeuvre dans un commentaire sur Racine , puisqu'on
n'en peut tirer aucune observation utile sur les productions
de ce grand poëte. M. Geoffroy était donc plus
que dispensé d'en parler; mais cela devait lui fournir
quelques pages de plus , et pouvait lui donner , à peu
de frais , un petit relief d'érudition étrangère : en conséquence,
il a tout copié, passages et réflexions ; copié ,
pas tout à fait ; il a transposé , alongé , raccourci , remanié
quelques phrases ; soin superflu .
Un petit bout d'orcille échappé par malheur
Découvre la fourbe et l'erreur .
Ce petit bout d'oreille, ce sont les citations; elles sont
absolument les mêmes; pas une de plus , pas une de
moins : en sorte qu'il est évident , pour le moins clairvoyant
, que M. Geoffroy n'a point lu les tragédies anglaises
, que sans doute il ne les comprendrait pas ,
mais qu'il a voulu passer pour les avoir lues et comprises
, puisqu'il s'est donné la peine très-ridicule sans
cela de retraduire sur la traduction bien faite de Louis
Pp
591 MERCURE DE FRANCE,
Racine , un original qu'il ne connaissait pas. Un autre
plagiat que je suis obligé de signaler aussi , c'est la réfutation
des observations de Voltaire sur les différens
genres de tragédie et en particulier sur la tragédie de
Mithridate. Cette réfutation est un des morceaux de
force et d'apparat de M. Geoffroy. Quiconque voudra
s'en donner le plaisir , la trouvera en entier dans les
remarques de Louis Racine, et sera tout étonné de l'air
de découverte et du ton d'exultation que prend M.
Geoffroy , en répétant ce qu'on a dit plus de cinquante
ans avant lui.
Ces longues rapsodies , intitulées Jugemens , que
M. Geoffroy a placées à la suite de chaque pièce , sont
composées des élémens les plus disparates , les plus hétérogènes.
On y voit pêle-mêle avec des fragmens d'auteurs
grecs et latins et des diatribes contre Voltaire et
Laharpe , d'énormes lambeaux de ces plates facéties qui
ont été lancées dans le tems contre les chefs-d'oeuvre
de Racine , et de fastidieux détails sur la taille, la figure
et le jeu des acteurs et actrices qui les ont représentés
dans la nouveauté. On y voit ce qu'étaient Floridor ,
Montfleury , la Déseillets , la Champmêlé, la Dennebaut
, tous personnages avec qui l'on dirait que M.
Geoffroy a vécu , tant il est au fait de tout ce qui les
regarde. On y apprend que <<<Montfleury avait un ventre
» énorme qu'il était obligé de comprimer avec un cercle
>> de fer pour en soutenir le poids ; mais que le théâtre
>>français a le bonheur de posséder aujourd'hui deux
>>>Orestes d'une taille plus fine. >> Voilà des particularités
bien digues d'être transmises à la postérité dans
un commentaire sur Racine , et sur-tout écrites d'un
style bien assorti à la gravité d'un tel ouvrage. Les
éditeurs du commentaire de Laharpe , qui tout aussi
bien que M. Geoffroy avaient les frères Parfait à leur
disposition , ont du moins fait un choix plus sobre et
plus décent des détails anecdotiques dont ils ont cru
devoir nous instruire , et d'ailleurs ils les ont rejetés
à la fin des volumes , en sorte qu'on ne rencontre point
dans une même page Euripide et la Desoeillets , Racine
et Montfleury avec son gros ventre cerclé de fer.
M. Geoffroy , je ne saurais trop le répéter, a cru ,
JUIN 1808. 595
oncommentant Racine , écrire son feuilleton. Sa plume
toujours taillée pour ce digne ouvrage , accoutumée à
cenoble exercice , a marché du même train , a rencontré
les mêmes idées , et les a tracées avec les mêmes
expressions. Je vais rassembler quelques phrases prises
au hasard : on croira lire le feuilleton lui-même, et l'on
se convaincra que M. Geoffroy avait promis plus qu'il
ne pouvait tenir , lorsqu'il s'était engagé à ne pas mettre
dans son commentaire de Racine , cette légéreté ,
cet abandon , cette gatté, cette fleur d'urbanité et de
plaisanterie qu'il s'excuse d'avoir répandus dans ses
feuilles. « Cette politesse du courtisan (Saint-Evremond)
>>qui semble designer Racine pour successeur de Cor-
>> neille, se termine bientôt par enfaire son écolier.-
>>. De l'Alexandre à l'Andromaque , l'intervalle est im-
>> menseet presque incalculable, puisque les productions
>>du bel esprit sont incommensurables avec les oeuvres
>>> du génie.-Les scènes d'Oreste et d'Hermione sont
>> un magasin que Racine a ouvert à tous les poètes
>> qui l'ont suivi.-On s'aperçoit que Guymond de la
>> Touche, en donnant des fureurs à son Oreste , a you
>> lu faire un morceau d'appareil à prétention. - Les
>> traiteurs du tems de Racine régalaient très-bien- leurs
>>>hôtes , et ce qui est très-merveilleux , ils leur servaient
>> de bon vin.- Onpermet aux grands poëtes commeaux
>>joliesfemmes d'avoir descaprices ( c'est ce qui explique
>> pourquoi Racine fit d'abord les Plaideurs pour le
>> théâtre italien. ) - Scaramouche ( qui s'était marié
>> vieux , et était jaloux de sa femme)n'était pas un mari
>> plaisant , quoiqu'à son âge il eût fait un plaisant ma-
>> riage.-Les périodes si fréquentes dans les tragédies
>> de Racine , et si rares chez les modernes , demandent
>> une grande force d'haleine. - Achille est en droit de
>> faire àAgamemnon dejustes reproches . -La nour-
>> rice de la Phèdre d'Euripide est une femme qui , sans
>> aucune délicatesse , va rondement au fait.- Bajazet
>>> est une tragédie assez nourrie , etc. , etc. , etc. » Je ne
citerai plus qu'une phrase de l'ouvrage de M. Geoffroy;
je me garderai bien de dire qu'elle est répréhensible ,
car je ne la comprends pas. Assuérus dit à Esther : Suisjepas
votrefrère? << Frère, dit M. Geoffroy, fut long
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
>> tems employé pour exprimer une amitié pure et
>> innocente ; la débauche ensuite s'empara de ce mot
>> et en souilla la signification. >> Si M. Geoffroy veut
bien me répondre quelque jour , et qu'une réponse publique
permette l'explication que je lui demande , je le
prierai de m'apprendre quel usage la débauche fait du
mot frère , et quel sens elle lui donne. Je l'ignore entiérement
, et beaucoup d'autres , je crois , sont dans le
même cas. Si par hasard cette phrase mystérieuse couvrait
une infamie que M. Geoffroy ne pût pas me révéler
publiquement , j'aurais alors à lui demander pourquoi
il l'a consignée , sans nécessité et fort mal à propos ,
dans le commentaire d'une tragédie sainte , où elle peut
réveiller des idées odieuses dans l'esprit de ceux qui en
sauraient là-dessus autant que lui.
M. Geoffroy a beaucoup vanté le soin qu'il a pris de
rétablir le texte des lettres de Racine , et de les ranger
dans un meilleur ordre. Cet avantage qu'il fait sonner
fort haut , n'appartient pas exclusivement à son édition.
On le retrouve dans le Racine publié par M. Petitot ,
et sur-tout dans celui qu'accompagne le Commentaire
de M. de Laharpe. Les Editeurs de l'un et de l'autre ont
eu , comme M. Geoffroy , toutes les communications
nécessaires pour completer le recueil des lettres , et la
teneur des lettres elles-mêmes leur a fourni les indications
dont ils avaient besoin pour suppléer les dates que
Racine le fils avait supprimées. Au surplus , il est constant
que , pour ce dernier objet , M. Geoffroy ne s'est
pas même donné cette légère peine dont il se fait un si
grand mérite , et qu'il n'a fait autre chose que de réimprimerles
lettres telles qu'elles sont dans l'édition stéréotype
donnée par M. Petitot. Voici la preuve : dans cette
édition stéréotype , il se trouve, parmi les lettres de
Fannée 1692 , deux lettres de l'année 1694 , l'une du 28
septembre , l'autre du 3 octobre. C'était une transposition
de lettres et non une erreur de date. M. Geoffroy
n'y a vu qu'une faute d'impression , et il a cru faire
merveille en mettant 1692 , au lieu de 1694. S'il eût
fait la moindre recherche relativement aux faits contenus
dans ces deux lettres , il se fût tout de suite aperçu
que ces faits appartenaient à l'année 1694, et que par
JUIN 1808. 597
conséquent les lettres ne pouvaient pas être de 1692.
Dans la première , il est parlé de la présentation du
Dictionnaire de l'Académie , faite au roi par M. de Toureil,
et il est fait mention dans la seconde de la mort
de Richesource , professeur d'éloquence. Il sera facile
àM. Geoffroy de s'assurer que ces deux événemens ont
eu lieu en 1694. La faute n'est point dans le Racine de
Laharpe , auquel nul genre de supériorité ne devait
manquer. Les notes , en assez grand nombre , que les
Editeurs de cet ouvrage ont placées au bas desdettres ,
fournissent sur toute la correspondance de Racine de
précieux éclaircissemens que l'édition de M. Geoffroy
laisse à désirer.
J'ai relevé beaucoup de fautes dans le Commentaire
de M. Geoffroy , et je les ai prouvées quelquefois avec
un soin minutieux. J'en demande pardon à la plupart
de nos lecteurs qui étaient persuadés d'avance qu'un
bon ouvrage en ce genre ne pouvait sortir de la plume
d'un pareil écrivain. Je n'ai rien appris à ceux-ci ; mais
il fallait convaincre les autres. J'ai dû pour cela signaler
un grand nombre d'erreurs et m'attacher même à les
réfuter. On a pu voir qu'accablé de l'abondance des
objets et gèné par les bornes d'un extrait , j'ai voulu
du moins offrir un échantillon de tous les genres de
fautes , laissant au lecteur le soin de calculer tout ce
que j'étais forcé d'omettre , d'après le peu que je pouvais
montrer. Mais il est des défauts , pour ainsi dire ,
impalpables , défauts qu'on ne peut rendre sensibles par
l'analyse , et dont la continuité importune nuit plus à
un ouvrage que ne feraient des défauts plus choquans ,
mais moins répétés. De quelle manière pouvais-je démontrer
que M. Geoffroy fait sans cesse , sur les vers
les plus simples , de ces remarques d'une justesse triviale
et niaise qui feraient préférer le paradoxe et même.
l'erreur ; que , d'un autre côté , soit paresse , soit insuffisance
, il laisse passer , sans la moindre observation
les vers les plus susceptibles d'un examen approfondi ;
que lorsqu'il juge à propos de s'y arrêter , il ne fait que
débiter d'un ton capable et avec une assommante prolixité
, ce qui traîne dans tous les livres ; que , tout en
se moquantde ceux qui , pour affecter l'érudition ét la
,
598 MERCURE DE FRANCE ,
sagacité , aperçoivent des imitations marquées où il n'y
en a pas la plus légère trace, lui-même il rapproche
souvent des choses qui n'ont presque aucun rapport
d'idée , ni d'expression ; que quand son style ne péche
pas ouvertement contre les règles du langage , il est
entiérement privé d'élégance; que quand il n'est pas
de mauvais ton et de mauvais goût , il est d'une familiaritédesagréable
ou d'une gravité ennuyeuse , etc. , etc.?
Tout cela se sent dans une lecture, et ne se prouve pas
dans un extrait. Tout ce que je puis faire , c'est de le
dire , et je le dis. Si quelqu'un en doute , qu'il s'en
assure lui-même : je ne lui souhaite pas d'autre punition
pour son incrédulité.
Heureusement on y sera peu disposé , quand on
se rappellera sur quels titres se fonde la mission que
M. Geoffroy s'est arrogée. L'auteur du feuilleton , quoi
qu'il en dise , n'est ni un littérateur , ni un écrivain.
L'aveugle détracteur de Voltaire n'est point un admirateur
éclairé de Racine. Cette inexplicable fureur
contre Voltaire est l'esprit , est l'ame de tout son ouvrage,
il n'y a pas une seule page qui n'en soit empreinte
; cela dégénère en une véritable manie où l'odieux
et le ridicule se confondent. Le grand homme
qui en est l'objet , est aujourd'hui insensible à toutes
ces attaques : elles ne troublent pas plus son repos ,
qu'elles ne, dégradent son immense renommée. Aussi
M. Geoffroy s'est-il choisi encore d'autres victimes ,
des victimes vivantes , afin de trouver au moins le
salaire de ses injures , dans l'espoir de leur nuire et
de les affliger. Il a imaginé de dépouiller l'époque
actuelle de toute sa gloire dramatique , en mettant à
la fois trois de nos premiers tragiques , non point andessous
des anciens à qui les modernes le cèdent sans
honte , quoique souvent avec plus de modestie que
de raison , non point au-dessous de Corneille et de
Racine qu'ils se plaisent àreconnaitrepour leurs maîtres ,
mais au-dessous d'un moderne , d'un étranger , d'Alfieri
enfin , sans lequel M. Geoffroy déclare qu'ils n'eussent
point fait les ouvrages dont le sujetleur est commun avec
lui ; et cettephrase, chef-d'oeuvre unique de dénigrement
etd'incivisme littéraire, est consignéedans un livre qui ,
JUIN 1808. 599
àl'aide du nomde Racine, et j'ai honté de le dire, à l'aide
du renom scandaleux de son commentateur , va porter
dans toutes les parties de l'Europe le mépris de notre
théâtre et des écrivains qui le soutiennent par leurs
talens. C'est pourtant-là le langage d'un de ces gens qui
reprochent sans cesse à Voltaire d'avoir diffamé sa nation
aux yeux de toutes les autres. Si Voltaire a en
le tort de la décrier par des sarcasmes , quelquefois
trop justes , du moins il réparait sa faute en l'honorant
par des chefs-d'oeuvres . Par quels chefs-d'oeuvres
ces messieurs compenseront-ils la honte dont ils cherchent
à la couvrir ? AUGER.
- BÉLISAIRE ; par Mme DE GENLIS. Un vol. in-8° .
A Paris , chez Maradan , libraire, rue des Grands-
Augustins , nº 9.
IL est trop prouvé que dans les arts de l'esprit et de
l'imagination , les plus légères critiques ne blessent pas
moins la sensibilité du talent que l'orgueil de la médiocrité.
Les faveurs de Louis-le-Grand et les suffrages
d'un ami tel que Boileau ne parent consoler l'auteur
de Phèdre d'une injustice passagère ; il crut punir l'envie
en renonçant à la gloire , et quatorze de ses plus belles
années furent perdues pour le théâtre français. On a vu
depuis , le vieillard de Ferney , ne comptant pour rien
toutes les palmes qui couronnaient sa tête octogénaire ,
se croire obligé de repousser la critique par des satires
pleines de fiel , employer toutes les forces de l'esprit et
de la colère contre ses plus faibles adversaires , et leur -
donner par ses injures une célébrité malheureuse , à
laquelle ils n'étaient point appelés. Aujourd'hui Mme de
Genlis , accoutumée à nous offrir des exemples inimitables
, ne dédaigne pas d'imiter elle-même celui de
Voltaive ! Je la prie deme voir dans ce rapprochement
aneune personnalité ; ce n'est que sous le rapport de
l'irascibilité littéraire qu'elle est comparée à l'auteur de
laHenriade; elle n'en diffère pas moins de ce poëtephilosophe
par ses principes et par l'emploide ses talens .
Mais comme Voltaire, malgré son immense supériorité,
600 MERCURE DE FRANCE ,
payait son tribut à la faiblesse humaine , et descendait
quelquefois, dans ses pamphlets cyniques , au niveau de
ses plus obscurs ennemis , de même Mme de Genlis ,
quand elle craint d'affliger l'envie par le succès d'un
nouveau roman moral , prend soin de la consoler d'avance
par une préface polémique.
Je suis accusé dans celle de Bélisaire d'avoir critiqué
le Siége de la Rochelle avec le ton et les expressions
de la haine ; d'avoir fait de cet ouvrage un extrait nonseulement
infidèle , mais tout àfaitfaux , et de m'être
permis des personnalités très-offensantes . Mme de Genlis
daigne ensuite m'expliquer , avec un peu d'ambiguité,
ce qui fait souvent confondre , par des auteurs irrités
et par le public impartial , l'état honorable de journaliste
, avec le vil métier de libelliste. Je la remercie
sincèrement de ses instructions , qui , je crois , m'étaient
inutiles dans cette occasion , et je tâcherai d'être clair
dans ma réponse.
6
Pourprouver que mon extraitdu Siége de la Rochelle
Pest infidèle et faux , Mmede Genlis assure que j'ai répété
, d'après un autre critique , que ce Roman était
fondé sur la condamnation d'une jeune fille innocente ,
accusée d'un crime exécrable , uniquement parce qu'on
*la trouve évanouie dans la chambre de l'enfant assassiné.
-Voici ma réponse : Je n'ai pas dit un seul mot de
ce que Mme de Genlis me fait dire , et je la défie de
trouver dans mon extrait la phrase qu'elle cite et qu'elle
souligne.
J'ai dit , au contraire , « que le mariage clandestin
>>du comte de Rosemberg avec la fille d'un Electeur
>> d'Allemagne , mariage accompagné de circonstances
>> presque impossibles , étaît le véritable fondement de
>> l'ouvrage , qui , sans celte aventure incroyable , ne
>> pourrait se concevoir ni se dénouer. >> Quant à la
scène horrible de l'assassinat , j'ai dit : « Il faut en-
>> tendre Mme de Genlis la raconter elle-même. La clarté,
>> la simplicité , l'élégance continue du style , feront plus
>> aisément supporter au lecteur l'atrocité de l'action et
>> l'invraisemblance des détails qui l'accompagnent.>>>
Alors,j'ai cité littéralement plusieurs pages du roman et
tout le récit du meurtre , auquel je n'ai ajouté que les ré
JUIN 1808 . 601
flexions suivantes : « Je le demande à tout homme de
>> bonne foi : personne , dit avec raison Mme de Genlis ,
>> n'aurait pu concevoir l'idée de ce crime abominable .
>> Apeine peut-on l'expliquer en supposant toutes les fu-
>> reurs de la cupidité en démence réunies à toutes les
>>>prévoyances d'une scélératesse réfléchie , àtoute laféro-
>> cité d'un brigand inaccessible à la crainte et aux re-
>>> mords : et tout le monde s'accorde et s'obstine
>> à l'imputer à une fille de dix-sept ans , dont le
>> souffle du vice n'a point encore altéré la pureté ,
>>>modèle touchant de grâce , de pudeur , de piété
>> filiale , qui n'est connue de tout ce qui l'environne
>> que par sa bienfaisance , sa timidité , sa candeur , sa
>> vertu céleste ! Et Valmore , le plus sensible et le
>> plus religieux des hommes , transforme tout-à-coup
>> en parricide cet ange dont il est adoré ! il veut que
» Clara périsse dans les tourmens ; il ne veut vivre
» que pour voir son supplice ! Passe encore pour Val-
>> more ! C'est un père au désespoir : mais sa soeur ,
>> mais ses vassaux , mais les juges sur-tout ! qui tous
>> à l'envi , font taire le cri de la nature et de la rai-
>> son ! qui sacrifient toutes les certitudes morales à de
>> faibles apparences ; comme si celui qui fut capable
>> de combiner et d'exécuter cet horrible assassinat ,
>> avait dû nécessairement s'évanouir après l'avoir
>> commis , garder à la main le poignard ensanglanté ,
>> et attendre plus d'une heure , dans cette attitude ,
» qu'on vînt l'arrêter à côté de sa victime ! >>>
Sans doute , j'ai pu croire que l'art et le goût ne
permettaient pas de fonder l'intérêt d'un roman sur
le spectacle d'un assassinat et d'un échafaud ; qu'il était
malheureux que l'ouvrage de Mme de Genlis fût établi
sur cette conception première; et que des moyens pareils
ne devaient pas réussir chez un peuple dont la
littérature n'est point arrivée au dernier degré de la
barbarie. Mais on voit évidemment , par le passage cité ,
que , loin d'avoir dit ou répété que Clara est accusée
d'un crime exécrable , uniquement parce qu'on la trouve
évanouie dans la chambre de l'enfant assassiné , j'ai
présenté cet évanouissement et les circonstances qui
l'environnent, comme une première preuve de son
602 MERCURE DE FRANCE ,
innocence; et que sans m'arrêter aux invraisemblances
matérielles de l'action , j'ai particulièrement insisté
sur les certitudes morales que le caractère connu de
l'accusée opposait à l'erreur des juges . Ainsi , je puis
dire à Mm de Genlis , en me servant de ses propres
expressions , pour conserver , au lieu du tonde la haine ,
celui de la politesse et de la bienveillance , qu'elle a
fait un exposé grossièrement ,formellement faux , enfin
unfaux exposé de ma critique.
Cette étrange progression d'adverbes et ce bisarre
superlatif, dans le style d'un écrivain , ordinairement
si élégant et si pur , m'a beaucoup moins étonné , je
l'avoue , que le reproche de haine , et de mauvaise
foi qui m'est adressé directement dans cette malheureuse
préface. On vient de voir de quel côté se
trouve la mauvaise foi! Quant à la haine , et aux
personnalités qu'elle inspire , rien , j'ose le dire , n'est
plus éloigné de mon caractère : j'ai le bonheur de ne
pas même hair mes ennemis déclarés. J'aime dans
Mme de Genlis , un talent facile et fécond , qui rend
presque toujours sa pensée avec une expression franche
et naturelle ; je n'aime point qu'elle en abuse pour
altérer tour-à-tour la noble simplicité de l'histoire et
la gravité sévère de la religion. J'aime dans ses ouvrages
la peinture fidelle du monde où elle a vécu,
ses aperçus fins et vrais sur la société , ses réflexions
ingénieuses sur les préjugés et sur les moeurs; je n'aime
point qu'elle y joigne des tableaux d'un monde imaginaire
, des aventures sans vraisemblance , des caractères
sans vérité , ou si l'on veut , d'un affreuse
vérité , mais heureusement trop rares dans la nature
pour qu'on doive les prodiguer dans les livres : enfin ,
j'aime , je respecte , dans Mme de Genlis , la pureté de
la morale et l'exaltation de la piété; mais je n'en aime
le faste sententieux ni dans les drames , ni dans les
romans. Du reste, aucun intérêt d'affaires ou de partis ,
aucune opinion , aucune rivalité , aucun souvenir
pénible ne peut m'armer contre Mme de Genlis ; j'ai
eu Thonneur de la rencontrer , une seule fois , dans
uncercle nombreux; et je doute que dans sa société
la plus intime, on rende justice avec plus d'empres
JUIN 1808. 603
sement et de plaisir que moi , à l'étendue de ses connaissances
et à la variété de ses talens.
Parmi les personnalités très-offensantes dont elle se
plaint , elle n'en cite qu'une seule ; c'est le reproche
que je lui ai fait d'avoir critiqué amérement les ouvrages
d'une personne qui ne l'avait jamais attaquée.
Voilà ce que Mme de Genlis appelle un reproche tout
àfait étranger à la littérature : alors , dit-elle , les
discussions littéraires ne seraient plus que des libelles .
En vérité , je doute si je veille en transcrivant ces
lignes singulières ! Quoi ! Mme de Genlis aura le droit
de critiquer , de tourner en ridicule les ouvrages de
deux femmes célèbres , qui n'ont jamais attaqué les
siens , et sous peine de n'être plus qu'un libelliste ,
un journaliste honnête n'aura pas le droit de le remarquer
! Mm de Genlis , commentant au gré de sa
colère cette observation si simple, prétend que je veux
qu'on attende une attaque pour critiquer ce qui paraît
répréhensible ; que si l'on n'est jamais attaqué, il faut
toujours se taire ; mais que dès qu'on est attaqué, on
peut combatte à outrance. « Voilà , poursuit-elle
>> avec une édifiante modération , des règles de cri-
>>tique bien nobles et bien raisonnables. Il est fâcheux
» que M. Esménard , qui vient de les établir , les en-
>> freigne aussitôt en les publiant , car non-seulement
>> il critique mon ouvrage, mais il fait tous ses efforts
>> pour noircir mon caractère , et je ne l'ai jamais at-
>> taqué ! etc.
Non, madame, je n'ai jamais eu l'intention de noircir
votre caractère, en critiquant vos ouvrages; et même
lorsque j'ai remarqué cette attaque déplacée contre
deux femmes que vous étiez dignes de louer ; lorsque
j'ai glissé légérement sur ce reproche , qui n'était pas
tout-à-fait étranger à la littérature , puisque votre
critique était imprimée à la tête du livre que j'analysais
; je n'ai pas cru qu'en cédant à la séduction de
l'amour-propre , qui, peut-être à votre insçu , ne critiquait
les ouvrages de vos rivales que pour faire
l'éloge des vôtres , vous commissiez un action odieuse,
capable de noircir votre caractère. Je n'avais pas besoin
de lire votre dernière préface, pour savoir que
604 MERCURE DE FRANCE,
l'esprit le plus fin , le caractère le plus honnête ,
n'empêchent point de tomber souvent dans les piéges
que nous tend la vanité; mais j'avais besoin de l'étrange
rapprochement que vous faites , pour apprendre qu'un
écrivain, condamné à rendre compte des ouvrages nouveaux
dans un journal littéraire , s'il ose critiquer un
auteur dont il n'a point à se plaindre , manque à toutes
les convenances , aussi bien que celui ou celle qui
dans la préface d'un roman , attaque tous les romans
qui peuvent être préférés aux siens. Je croyais au contraire
, que ce qui pour le journaliste est souvent un
pénible devoir , était un procédé peu généreux chez
un écrivain à qui , Madame, tout le monde peut appliquer
ce mot fameux que vous connaissez ; quoi !
sans y étre obligé ! je ne saurais vous féliciter d'avoir
voulu joindre à l'heureux privilége de charmer vos
lecteurs par vos ouvrages , le malheureux droit de juger
ceux de vos rivaux et de vós rivales : et je crains
bien qu'après en avoir peut-être abusé dans l'épître
dédicatoire du Siége de La Rochelle , vous n'ayez eu
tort d'en user encore dans la préface de Bélisaire et
dans la notice historique dont vous avez enrichi ce
nouveau roman.
Cette notice me paraît moins destinée à faire connaître
des personnages très-connus , qu'à prouver l'excellence
des romans historiques , et à critiquer le Bélisaire
de Marmontel. Suivant Mme de Genlis , les romans
historiques , à mérite égal , doivent être toujours préférés
aux autres. <<<Eux seuls , dit-elle , ont fait la réputation
des romanciers français les plus célèbres. >> Je
croyais que Gilblas y avait contribué , et que Le Sage
valait bien Mue Scudéry , La Calprenède , Mlle de Lussan
, et tous ceux que Mme de Genlis place au premier
rang des romanciers français. Il est vrai que , se méfiant
de ses argumens , elle s'empresse de les fortifier
par des autorités , et qu'elle s'efforce de prouver que
Séthos , Anacharsis , et même Télémaque sont aussi
des romans historiques . Mme de Genlis estime particuliérement
Séthos : <<< Morale , intérêt , instruction , style
>> sage et pur , il réunit tout , dit-elle. C'est le seul bon
>> ouvrage du dernier siècle , auquel les philosophes
JUIN 1808. 605
» aient rendu pleine justice , et ce fut uniquement par
> équité et par amitié pour l'auteur , car les principes
>> en sont parfaits. On dit néanmoins que l'auteur était
>> philosophe , dans le sens attaché alors à ce mot : si
>> cela est , il faut convenir franchement qu'un philo-
>> sophe du dix-huitième siècle a fait un excellent livre
>> et parfaitement pur. » Etje ne sais pourquoije bdille
en le lisant : mais j'aime à voir Mme de Genlis applaudir
à l'équité des philosophes , sans pouvoir être soupçonnée
d'amitié pour eux , et je n'opposerai point à son admiration
si pleine , si abondante et si désintéressée pour
Séthos , le jugement de Voltaire , ni le dernier vers
d'une épigramme contre l'abbé Terrasson , beaucoup
trop cynique , pour être connue de Mme de Genlis ;
Frappez fort : il a fait Séthos.
Au reste, puisqu'elle veut absolument que cet ouvrage,
le voyage d'Anacharsis , et
de Fénélon , soient des romans historiques , elle me
permettra quelques réflexions à cet égard. Osons , pour
un moment , comparer le roman à la tragédie , puisque
l'une est souvent un roman en action , et que l'autre
devrait toujours être un drame raconté. Nous avons
deux espèces de tragédies historiques , toutes les deux
consacrées par de grands succès. La première est celle
où le poëte s'emparant d'un événement dont les circonstances
principales sont intéressantes et tragiques ,
les combine et les réunit sans blesser les règles fondamentales
du théâtre. S'il est forcé d'inventer quelques
ressorts nécessaires à la marche de l'action , ils sont tellement
en harmonie avec ceux que l'histoire fournit ,
tellement fondés sur la situation et les caractères donnés ,
que la vraisemblance ajoute encore à l'intérêt de la
vérité. Alors on croit voir sortir de la poussière des tombeaux
les tyrans et leurs victimes , les grands criminels
et les héros : le poëte rend , pour ainsi dire , l'histoire
vivante , et nous fait assister aux catastrophes des siècles
passés . L'illusion est complète , quand l'éloquence
ou la mâle simplicité du style peignent avec des couleurs
fidèles les lieux , les tems , les moeurs et les passions
que le poëte a voulu représenter. Cette espèce de
tragédie , la plus difficile de toutes , n'est pas toujours
606 MERCURE DE FRANCE,
celle qui produit les impressions les plus vives et les
plus genérales ; mais elle satisfait plus qu'aucune autre
les hommes d'un goût sévère et d'un esprit cultivé.
Cinna , les Horaces , Rome Sauvée , Brutus, appartiennent
à ce genre , dont Britannicus me parait être
le plus parfait modèle.
Une seconde espèce de tragédie historique , dont la
Littérature française s'honore , est celle où l'auteur s'attachant
particulièrement à peindre des caractères dramatiques
et des passions théâtrales , lie une action qu'il
invente à une époque mémorable et à des événemens
célèbres. Ici , l'imagination plus libre a le choix de
l'intrigue et de ses ressorts ; les combinaisons sont plus
faciles et plus fécondes ; il y a moins de ce mérite de
difficulté vaincue qui entre pour beaucoup dans le
charme de tous les beaux-arts ; mais un poëte ingénieux
, brillant et passionné , peut créer une fable intéressante
, l'environner de grands souvenirs , et produire
une émotion profonde sur la foule assemblée au
théâtre , sans déplaire au petit nombre qui juge dans le
silence du cabinet. Ainsi Voltaire a lié l'action de Zaïre
à l'époque si poëtique des Croisades ; celle d'Alzire
à la conquête du Nouveau-Monde; celle de Tancrède
au tableau des coutumes , des lois de la chevalerie , et à
P'invasion des Sarrasins en Europe. L'histoire ne lui a
rien fourni pour l'intrigue de ces drames touchans ;
mais il lui doit des peintures de moeurs et des traits de
caractère qui complètent l'illusion produite par la
magie de son talent. Observons que cette illusion est
bien moins parfaite , si le héros de la tragédie est un
personnage vraiment historique , comme dans Mahomet
et l'Orphelin de la Chine , parce qu'alors les convenances
théâtrales forcent quelquefois le poëte à démentir
le caractère connu : qu'on se rappelle l'amour
deMahomet pour Palmyre, et la délicatesse , les raffinemens
, je dirais presque la timidité du tartare Gengiskan
, devant Idamé.
Il en est des romans historiques comme de cette dernière
espèce de tragedie (1). (Encore une fois qu'on me
(1) Unhomme d'esprit disait derniérement qu'un roman historique
est une tragédie sans poësie et sans parterre.
JUIN 1808. 607
permette ce rapprochement ; il est question d'Anacharsis
et de Télémaque ). Nul doute qu'un romancier
ne puisse emprunter à l'histoire la peinture des moeurs ,
des tems et des lieux , pourvu qu'il conserve fidélement
les couleurs locales : nul doute encore qu'il n'ait le
droit de lier sa fable à des événemens connus , à de
nobles souvenirs; mais il est toujours dangereux pour
lui de choisir ses principaux personnages parmi des
hommes dont les actions et les caractères sont irrévocablement
établis et connus ; car alors la présence majestueuse
de l'histoire arrête à chaque instant l'essor de
l'imagination , ou les fictions ingénieuses de l'imagination
dénaturent la simplicité de l'histoire. L'abbé Barthelemi
pouvait inventer pour le jeune Anacharsis des
situations et des aventures fabuleuses ; le goût ne lui
demandait qu'une parfaite analogie entre ces fictions
et les faits historiques dont il rappelle le souvenir. Fénélon,
plus libre dans une carrière plus étendue , pouvait
environner un héros poëtique de tout le merveil-
Jeux de l'épopée ; ni l'un ni Pautre ne l'auraient osé
pour Bélisaire.
Mme de Genlis elle-même, malgré sa confiance dans
les droits et les ressources du roman historique , n'a
point osé prodiguerici, comme dans ses autres ouvrages ,
les événemens incroyables , les caractères monstrueux ,
et tous les petits agrémens du genre. Il y a bien par-ci
par-là , des invraisemblances un peu fortes dans la fiaison
des faits et dans la conduite des personnages ; mais
Mme de Genlis nous apprend dans sa préface qu'il y a
de la petitesse et de la pédanterie à se montrer trop
sévère à cet égard , et je me tiens pour averti. Je ne
dirai donc rien de quelques erreurs sur les lieux et
sur les climats , qu'un très-bon critique a déjà relevées
dans la Gazette de France ; je ne parlerai pas davautage
de quelques situations prises dans des livres imprimés
depuis long-tems , et peut-être dans un ouvrage
attendu avec une juste impatience par tous ceux qui
en connaissent des fragmens; il est du moins certain
que la situation frappante de Bélisaire et de Gélimer
sur les ruines de Carthage a coûté peu d'efforts à l'imagination
deMm de Genlis. Mais puisqu'elle permet qu'on
608 MERCURE DE FRANCE ,
exige des sentimens toujours vrais , et la vraisemblance
la plus exacte dans la conduite des personnages d'après
leurs caractères et leurs situations, je prendrai la liberté
de lui demander si Bélisaire , à qui elle donne
un orgueil dominateur et la soif ardente de la vengeance
, Bélisaire , à qui l'on a crevé les yeux , et qu'on
vient de laisser enchaîné sur un rocher de la Thébaïde
où ses imprécations contre la Providence se mêlent au
bruit des vents et des orages , peut , d'après son caractère
et sa situation , avant d'avoir été désarmé par la
religion et par le spectacle d'une résignation sublime
dans un malheur égal au sien , faire à son hôte un récit
de plus de quatre-vingts pages , semé d'observations
très-fines , exprimées avec une élégante précision , sans
qu'il lui échappe un seul cri de douleur on de vengeance
contre ses barbares ennemis ? C'est cependant
ce qu'il fait aux dépens de toute vraisemblance morale
et dramatique. Veut-on des preuves ? je prends au hasard
les premiers passages qui se présentent.
<<Ceux qui n'ont jamais vécu à la Cour s'en font une
>> idée très-fausse , et la calomnient par ignorance. Ils
>> croient que tous les favoris des princes sont insolens,
>> ils se trompent. A moins d'être un sot et même un
>> lâche , on a rarement de l'impertinence dans une
>> situation où l'on ne reçoit de ses égaux quedes marques
>> de déférence , et de ses inférieurs que des hommages.
>> La morgue et la hauteur ne sont guère le partage
>> que des courtisans bien traités des princes , mais sans
>> crédit , et qui , par fatuité , voudraient donner une
>>>haute idée de leur faveur. >>>
Sans avoir vécu à la Cour, je crois ces observations
très-justes ; mais je le demande à ceux qui ont interrogé
le coeur de l'homme et qui savent faire parler ses
passions , ce langage tranquille est-il celui du héros ,
dans la situation où il est placé! S'attendait-on à trouver
ici , dans la bouche de Bélisaire , les souvenirs de
Mme de Genlis ?
Je ne pousserai pas plus loin ma critique , et j'espère
que , cette fois , Mme de Genlis ne la jugera pas tout
a fait étrangère à la littérature. Je demande pardon à
mes lecteurs de leur faire attendre depuis si long-tems
l'analyse
JUIN 1808. 606
50
l'analyse du roman dont je les entretiens. L'intrig
est si simple , Mme de Genlis , intimidée peut-être
la présence de l'Histoire , a tellement économisé l'invention,
qu'il me sera facile de les satisfaire en peu de
mots. Le livre a deux cent trente-deux pages ; les
événemens de l'avant-scène en occupent cent quarante,
dont cent pour le récit des actions de Bélisaire, d'après
ce que tout le monde sait , et pour le récit de son malheur,
d'après les Mémoires particuliers de Mme de Genlis;
les quarante qui suivent sont consacrées à Gélimer , cet
illustre et malheureux roi des Vandales , que Justinien
décora du titre de patrice , et qui mourut en Galatie
sous la pourpre romaine. Mme de Genlis a fait de ce
prince arien un hermite de la Thébaïde qui recueille
Bélisaire , qui prêche comme un Chrysostome ou comme
un Augustin , et qui après avoir bien édifié son hôte ,
part avec lui pour aller le cacher non loin des ruines
de Carthage , près de l'ancien palais des monarques
Vandales , réduit en cendres par Bélisaire triomphant.
Les deux vieillards apprennent l'invasion des Bulgares
dans la Thrace , la révolte de Pharas lieutenant de
Bélisaire, et les nouveaux dangers qui menacent Justinien
et l'Empire. Ils quittent aussitôt l'Afrique pour
aller étouffer la sédition et ramener les peuples à l'obéissance.
Le traître Pharas , trompé dans les desseins
de son ambition secrète, feint de céder à l'ascendant
de la vertu ; mais sous prétexte de faire conduire Bélisaire
au château de la princesse Sophie , noble asyle
où s'est retirée la fille du héros , il le livre aux Bulgares .
Abdaliz , roi de cette nation féroce , ancien ami de
Bélisaire qui jadis lui renvoya son fils sans rançon, vient
de couper la tête à Narses , implacable ennemi de ce
grand-homme et le véritable auteur de son infortune.
Il tient dans les fers , Justin , fils adoptif de Justinien ,
héritier désigné du trône , et propose à Bélisaire de
lui brûler les yeux avec un fer rouge , pour se venger
lui-même et sur-tout pour venger le fils du roi , tombé
dans le dernier combat sous la lance de Justin. On se
doute bien que Bélisaire repousse avec horreur cette
proposition tout àfait bulgare : il fait mieux , il obtient
la liberté du prince impérial qui s'éloigne à l'instant.
Qq
610 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le roi , qui vient apparemment d'épuiser sagéné
rosité , se ravise tout à coup , enferme son ami Bélisaire,
et veut absolument que le héros aveugle dirige par ses conseils
les opérationsde son armée : pendant que cecise passe
dans le camp des barbares , le fils du roi ressuscite dans
celui des Grecs. Rien n'est plus simple que de l'échanger
contre Bélisaire; mais toute communication est devenue
impossible entre les deux camps par les ordres sanguinaires
d'Abdaliz ; il faut voir dans l'ouvrage même le
singulier parti que prennent Justin , Tibère , et Gélimer
pour arriver auprès du roi. Enfin tout s'arrange ; la
paix est conclue et dictée par Bélisaire ; on retourne
àConstantinople pour être témoins de la mort de Justinien
, qui suivant l'usage impérial de ce tems-là , veut
expirer sur la cendre ; et Justin en montant sur le
trône , associe à l'Empire son ami Tibère , dont il épouse
la soeur ( la princesse Sophie ) en lui faisant épouser
Anastasie, la fille de Bélisaire, dont il a été lui-même
trop long-tems épris.
Il ne manque à cette analyse rapide que des détails
sur les amours de Justin , de Tibère , de Sophie et
d'Anastasie , épisodes qui n'embellissent pas beaucoup
le roman. Il est écrit , comme tout ce qui sort aujourd'hui
de la plume de l'auteur , avec une correction
facile , une simplicité souvent élégante , mais avec peu
de verve et de chaleur. Me de Genlis , toujours malheureuse
dans ses critiques , a provoqué sans le vouloir
des rapprochemens avec le Bélisaire de Marmontel.
Les deux ouvrages diffèrent autant par le but que les
auteurs se sont proposé, que par la manière dont ils
ont voulu l'atteindre; etje crois qu'il ne serait pas moins
inutile de comparer ces deux livres , que de vouloir
accorder ensemble leurs admirateurs. ESMÉNARD.
ANNIBAL FUGITIF , par L. M. P. DE LAVERNE. Deux volumes
in-12. A Paris , chez Léopold Collin, libr. , rue
Gilles-Coeur , nº 4. -1808 .
AVANT de rendre compte de cet ouvrage , qui est une
espèce de roman historique écrit en style poëtique , nous
JUIN 1808. 611
allons discuter unjugement que l'auteur prononce dans sa
Préface , et auquel il nous paraît attacher beaucoup de
prix. « Les principaux historiens (dit- il ) qui ont parlé d'An-
>> nibal , sont Polybe , Tite-Live , Cornélius-Nepos , Plu-
>> tarque et Appien. Justin , Florus , Eutrope , Zonare , en
> ont aussi fait mention ; mais ce ne sont pas des écrivains
> de l'importance des autres. Je crois ne rien hasarder , en
>> disant que le plus croyable de ces écrivains est le premier
>> cité , et le moins croyable le second. Polybe a vécu très-
>> peu de tems après Annibal. Il avait été élevé à l'école des
>> plus grands guerriers et des plus grands politiques ; sa
>> naissance l'avait appelé de bonne heure à des fonctions
>> importantes dans sa patrie ; enfin il fut l'ami du second
>> Scipion l'Africain , fils adoptif de celui qui termina glo-
>> rieusement , contre Annibal lui-même , la seconde guerre
> punique. A tous ces titres , en faveur de sa véracité , Polybe
>> joignait un esprit lumineux , unjugement exquis , une ame
>> incapable de la lácheté de mentir ou de la faiblesse de se
>> laisser entraîner par des préjugés....... Il en est tout au-
>>trement de Tite-Live. Cet écrivain éloquent , dont le style
>> est fait pour servir de modèle , et les pensées de règle pour
>> la conduite de la vie , doit être certainement considéré
> comme un grand rhéteur et un grand philosophe , mais il
» n'a point les mêmes droits à être envisagé comme un grand
>> historien. Par son rang et son état dans la société ( et si
>>l'on est jugé par le résultat , on peut ajouter par son
>> éducation ) Tite-Live était étranger aux profondes con-
» naissances de la politique et de la guerre. Il ne pouvait
>> donc pas présenter les faits relatifs à ces deux principales
>> branches de l'histoire avec des couleurs qu'il tirât de sorr
>> propre fonds ; mais il était obligé de tout emprunter des
>> autres ; et comme les sources n'étaient pas de son tems
>> aussi communes qu'aujourd'hui , Tite-Live , en ce qui
>> concerne Annibal , a tout simplement pris le parti de co--
>> pier Polybe. Mais si , comme je viens de le démontrer ,
>> Polybe avait des moyens de connaître la vérité au sujet
>> de ce grand-homme , qui n'étaient nullement à la portée
612 MERCURE DE FRANCE ,
» de Tite-Live , que doit-on penser de tout ce qui se trouve
>> dans Tite- Live de plus que dans Polybe , sur les actions ,
>> le caractère et les qualités bonnes ou mauvaises du général
>> Carthaginois ?........ Et lorsqu'on voit ensuite que ce sup-
>> plément au texte de Polybe est une injure continuelle à
» la mémoire d'un célèbre guerrier , qui fut le vainqueur et
>> l'effroi de la nation de l'écrivain, et que l'on a d'ailleurs
>> des preuves de la mauvaise critique de cet écrivain , de sa
>> partialité pour ses compatriotes , et de son amour dérai-
>> sonnable pour son pays , le doute ne devient-il pas alors
>> une certitude ; c'est-à-dire , ne regarde-t-on pas comme
>> fausses et mensongères des assertions qui sont le fruit de
>> la haine , de l'aveuglement et de l'envie ? »
Nous ne ferons pas remarquer toutes les fautes de style
dont fourmille cette longue diatribe contre Tite - Live. Ce
n'est pas de cela qu'il s'agit ; mais nous croyons devoir faire
observer au lecteur que , jusqu'ici du moins , tout en attaquant
la réputation des auteurs classiques qui ont fait le plus
d'honneur à la langue française , on avait respecté celle des
auteurs classiques grecs et latins ; les critiques mêmes qui
avaient pris le plus à tâche de dénigrer les premiers , leur
opposaient sans cesse Cicéron , Tacite , Tite-Live , etc. M. de
Laverne est , à ce que nous croyons , le seul qui , jusqu'à
ce jour , ait osé parler avec irrévérence de ces modèles éternels
du goût et du génie. Nous trouvons qu'il hasarde beaucoup
, et que le sort de son ouvrage est singulièrement
compromis par ce morceau de sa préface. Eh! pourquoi ,
au sujet d'Annibal , en croirions - nous plutôt Polybe que
Tite-Live ? Si l'amour de la patrie, préjugé sacré dont il
est très-bon qu'on ne se défasse jamais , a pu porter Tite-
Live à quelque exagération , lorsqu'il a parlé des défauts qui
ont terni le caractère du général carthaginois , Polybe , grec
de naissance , qui n'a vu dans Annibal que le vainqueur
d'une nation qui asservissait toutes les autres , et sur-tout
la sienne (car la Grèce venait de subir le joug) n'a-t-il pas pu
aussi exagérer les bonnes qualités de ce général ? Il a eu
beau être l'ami de Scipion - Emilien; les liaisons de parJUIN
1808 . 613
1
ticulier à particulier ont plus de pouvoir sur les sentimens
que sur les opinions , et les amitiés privées n'empêchent pas
les haines publiques. M. de Laverne , même lorsqu'il croit
devoir louer Tite-Live ( apparemment pour paraître de bonne
foi quand il en dit du mal ) ne daigne pas lui donner les
éloges qui lui conviennent : il l'appelle grand rhéteur et
grand philosophe. Tite-Live est très-éloquent; mais l'éloquence
n'est pas de la rhétorique : il n'est pas philosophe ,
car il est superstitieux ; et la philosophie ne s'allie, point
avec la superstition. Et où l'auteur d'Annibal fugitif prend-il
que Tite-Live était étranger aux profondes connaissances de
la politique et de l'histoire, et qu'il était obligé de tout emprunter
des autres et de copier Polybe ? On ne peut disconvenir
, il est vrai , que puisque Polybe a écrit avant Tite- Live ,
que les Romains ont été vaincus par Annibal sur les bords
du Tessin , à Trasymène, à Cannes , Tite-Live , qui est venu
deux cents ans plus tard , a bien été obligé de le dire comme
lui: et si c'est - là ce que M. de Laverne appelle copier , tous .
les historiens qui se succèdent dans la narration du mėme
fait se copient nécessairement. Polybe était presque contemporain
des événemens qu'il raconte : soit ; mais il a pu en croire
ses préjugés et ses affections ; et Tite- Live , qui a eu le désavantage
d'être moins près de ces mêmes événemens , a trouvé
dans la protection dont Auguste l'honorait , les moyens de
compulser les registres des temples , des pontifes , des Augures,
des vestales , a pu s'instruire par les entretiens du
savant Varron , et c'est bien aussi quelque chose ; ce n'était
pas trop la peine , pour exalter Polybe , d'appeler Tite-Live
mauvais critique , et de l'accuser de haine , d'aveuglement et
d'envie , sur-tout lorsque l'on n'en donne aucune preuve. Il
n'est pourtant pas difficile de pénétrer le véritable motif de
cette répugnance de M. de Laverne pour la narration des
faits qui concernent Annibal , tels que Tite-Live les raconte.
Composant un roman historique , il voulait absolument faire
un héros parfait de son Annibal.
Il fallait bien , par conséquent , contredire l'histoire ; et
comme Tite-Live rapporte quelques faits qui ne font pas
:
:
4
614 MERCURE DE FRANCE ,
trop d'honneur à Annibal , et qu'il l'accuse mème de
cruauté , il fallait bien lui préférer Polybe qui n'en parle
pas ainsi. M. de Laverne n'a pas fait réflexion qu'Homère ,
qui ne racontait que des événemens fabuleux , et qui
au reste ne fesait qu'un poëme quand il composait son
Odyssée , ne nous a pourtant point présenté son Ulysse
comme un héros parfait. Il ne le dépouille point de ses
artifices et de cette adresse qui ressemble si fort à la ruse
et à la fraude. Eh bien , Annibal est l'Ulysse de l'histoire :
il fallait le peindre vaillant ( car il l'était ) , plein d'audace
, de ressources , de génie , et n'étant jamais plus à
craindre que lorsqu'on le croyait réduit à l'extrémité ;
mais il ne fallait point nous l'offrir comme un modèle
de vertu. Il ne fallait pas sur-tout le travestir en amoureux.
Annibal amoureux ! Eh ! bon dieu ! où en sommes-nous ?
et c'est un homme qui veut apprendre à Tite-Live comment
il faut faire l'histoire qui fait soupirer Annibal aux
pieds d'une femme ! L'auteur ne devrait pas non plus
ignorer que tout roman doit avoir une exposition, un noeud
et un dénouement , et que pour être historique , il n'en est
pas moins soumis à ces règles invariables ; et cependant son .
Annibal , sans que l'on trouve dans le tissu des événemens
qui lui arrivent la moindre trace d'action ou d'intrigue
quelconque , se sauve de Carthage ; aborde à Malte ; est
jeté par une tempête sur les côtes du pays des Brutiens ,
et c'est-là qu'il retrouve une Corélie dont il avait été fort
épris , lorsqu'il y combattait les Romains , comme si les
Romains lui avaient alors laissé le tems de faire l'amour
en Céladon ; arrive en Crète , où il fait des voyages à
Gortyne et à Gnosse ; s'embarque pour Tyr ; est pris par
des pirates Lybiens ; aborde en Egypte où il recouvre sa
liberté ; retourne à Tyr , d'où il fait voile pour la Syrie ,
est bien reçu d'abord d'Antiochus qui l'admet dans son
conseil-d'état , et qui soutenant une guerre contre les Romains
, le charge de réunir les flottes de Syrie et de Phénicie
; est battu par la flotte rhodienne , et menacé par
Antiochus, que les Romains ont vaincu à Magnésie, d'être
JUIN 1808. 615
1
livré entre leurs mains; prend des habits d'esclave pour se
sauver en Pisidie , cherche à gagner la Bithynie par les
Gorges du Taurus et les vallées de Phrygie ; n'y parvient
qu'après avoir traversé la Cappadoce , la Lycaonie , et des
déserts affreux où périt son esclave , son seul compagnon
de voyage ; est assez bien accueilli par Prusias qui se
laissant d'abord conduire par lui , fait , à son instigation ,
de grands changemens dans l'administration de ses armées ,
de sa marine et de ses finances ; apprend que ce prince
se ménage un accommodement avec les Romains , et même
va recevoir dans sa capitale Flaminius leur ambassadeur ,
demande à Prusias la liberté de se retirer à Lybissa , d'où
il cherche à s'échapper ; est trahi par un de ses esclaves ;
et s'apercevant que toutes les issues du palais qu'il habite,
sont gardées , et que des satellites s'avancent pour
le prendre vivant , s'empoisonne et meurt pour ne pas
tomber au pouvoir des Romains. Tous ces voyages , dans
lesquels l'auteur ne se permet quelques développemens que
pendant le séjour de son héros , sur les côtes des Brutiens ,
en Crète , et à la cour d'Antiochus et de Prusias , n'offrent ,
comme on le voit , aucune trace d'action et d'intrigue. Cependant
les aventures de Télémaque , qui sont aussi un
roman poëtique , et l'imitable modèle de ce genre , ont de
l'action et de l'intrigue : le Séthos de Terrasson n'en est
pas dépourvu . Ramsay lui-même , le timide Ramsay , en
a mis dans les voyages de Cyrus. Pourquoi donc M. de
Laverne n'a-t-il fait qu'un long et froid itinéraire d'un
ouvrage qui pouvait être animé et intéressant ? C'est que
rien ne porte malheur comme de dire du mal des anciens
; c'est que lorsqu'on s'est une fois accoutumé à ne
pas sentir le mérite d'un Tite-Live , par exemple , qui
peint tout à grands traits et d'une manière large , et qui
ne craint jamais de s'étendre , parce qu'il ne craint
pas d'ennuyer, on oublie les proportions naturelles , et
l'on peint tout en raccourci. On imprime dans une préface
, qu'Annibal n'était point à la portée de Tite-Live , ce
qui est déjà une assez bizarre expression , et une plus
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
bizarre idée : on passe du mépris des auteurs anciens dans
les langues mortes , au mépris des bons modèles dans les
langues vivantes , et sur-tout dans la sienne propre ; car les
seconds se sont formés sur les premiers , et comme on
s'écarte également et des siens et des autres , on compose
des ouvrages défectueux qu'on croit soutenir par des hérésies
littéraires. Nous citerons pourtant un morceau où
l'auteur paraît plus animé par l'imagination poëtique qu'il
ne l'est ordinairement , et même s'y livre avec trop d'abandon.
Il peint Annibal gravissant les rochers de l'Ida dans
T'île de Crète , et quoique nous puissions douter que ce
Carthaginois eut le loisir et la volonté de se livrer à des
idées oisivement contemplatives , voici quelques-unes des
sensations que son panégyriste feint qu'il éprouve. « Il at-
>> teignit enfin par un dernier effort , le sommet du mont ,
>> formé de quelques rocs sans cesse battus des vents et
>> couverts de neiges et de glaces éternelles..... Au septen-
>> trion , s'élèvent comme des points lumineux , au-dessus
>> des flots d'une mer mollement agitée , ces fameuses Gy-
› clades , séjour de volupté et de délices , qui ont paru
>> assez belles aux Dieux mêmes , pour qu'ils s'en soient
>> partagé la propriété ........ A l'orient et au midi , les
> regards d'Annibal ne se promènent que sur une vaste mer ,
>> mais il en est dédommagé par l'aspect du pays qu'il a
>>sous ses pieds. Dans le lointain s'étendent de riches
>>et fertiles plaines qui produisent en abondance le vin ,
» l'huile , le miel et le grain nourricier........ Plus près ,
>>les croupes des montagnes dont la Crète est hérissée ,
>> servent de base à l'arbre superbe qui assure à l'homme
>>toutes les jouissances et toutes les commodités de la vie......
>>Annibal distingue les coups sourds du mineur qui ravit
» à la terre les richesses de son sein. L'écho lui rapporte
>>le bruit que fait la hache en frappant sur la coignée ;
>>il entend le mugissement des forêts , lorsque le cèdre
>> altier ou le chêne vigoureux tombent sous les efforts
» du bucheron. De ce côté , les oreilles sont frappées
>>du bêlement plaintif des troupeaux qui s'égarent dans
:
>>>les
JUIN 1808. 61
5.
> les circuits des montagnes , et des cris des bergers cen
>> et des chiens qui les rappellent ......... Les champs, les
>> bois , les vallées et les monts , la terre , l'air et les eaux ,
>> tout respire la vie dans ce tableau délicieux. >> Nous
avons cru devoir abréger cette description que l'auteur
alonge beaucoup trop . Elle prouve que M. de Laverne
pourrait beaucoup mieux faire , s'il avait un peu plus de
respect pour les grands modèles que l'antiquité nous a
transmis. Μ.
CONSULAT DE LA MER , ou Pandectes du Droit commercial
et maritime , faisant loi en Espagne , en Italie ,
à Marseille et en Angleterre , et consulté partout
ailleurs comme raison écrite ; traduit du catalan en
français , d'après l'édition originale de Barcelonne , de
l'an 1494 ; dédié à Monseigneur le prince CAMBACÉRÈS
, archi-chancelier de l'Empire ; par P. B. Βου-
CHER , professeur de Droit commercial et maritime
à l'Académie de Législation , auteur du Manuel des
Arbitres , du Parfait Econome de la ville et de la
campagne , etc. Deux forts vol. in-8° de 1500 pages ,
avec des tableaux. Prix , 15 fr. , et 20 fr. franc de
port. A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.-11808.
La navigation , le commerce maritime, la police des
vaisseaux sont dans le systême des connaissances humaines
une des grandes divisions ou principales classes
de la législation et de la science des lois.
La France a eu une ordonnance de la marine de
1681 , et un commentateur accrédité ( Valin ) ; elle a
maintenant un code plus parfait. L'étude assidue de ce
code suffira pour la pratique et les affaires journalières .
Mais lorsqu'on aspirera à connaître les progrès de l'esprit
humain, les causes , les origines , à se pénétrer des
principes, à s'en rendre l'application facile et familière ,
on désirera , on recherchera un recueil qui nous révèle
la sagesse et l'expérience de tous les siècles.
Les coutumes de mer connues sous les noms de Lois
Rr
68 MERCURE DE FRANCE ,
Barcelonnaises et de Consulat sont la compilation la
plus étendue et la plus complète des institutions maritimes
et commerciales que les siècles passés nous offrent.
C'est la source la plus féconde d'instruction . La ville de
Barcelonne , puissante autrefois par le génie et le grand
caractère de ses négocians et de ses armateurs , exerça
sur toutes les villes commerçantes le plus noble empire
dont la raison puisse se glorifier. La sagesse de ses institutions
pénétra dans toutes les parties de l'Europe , les
plus puissantes cités du nord et du midi se sont éclairées
dansle code des lois barcelonnaises qui furent toujours
citées et respectées comme raison écrite.
Cette compilation , rédigée en catalan à la fin du
neuvième ou au commencement du dixième siècle , imprimée
en 1494 , semblait devoir être bientôt perdue
pour le public , on n'en connaissait plus que des éditions
défectueuses et mème informes , des traductions imparfaites
et infidelles. Les jugemens d'Oleron , les ordonnances
de Visly ne remplaçant pas ce monument respectable
, le faisaient regretter plus vivement.
M. Boucher ayant découvert un exemplaire de la
première édition , a eu le courage d'en entreprendre et
d'en exécuter latraduction. Il faut avoir pour un pareil
ouvrage la constance , la sagacité , les lumières des du
Cange , des Sainte-Palaye , des Gibelin , etc.
On ne manque ni de moyens , ni de secours pour
traduire des ouvrages grecs et latins ; mais où en trouvet-
on pour traduire un ouvrage écrit dans une langue
oubliée , composée de plusieurs idiomes , circonscrite
dans l'étendue de quelques provinces , et qui ne subsista
que pendant quelques siècles ? Combien ne serait-il pas
difficile de donner ajourd'hui un vocabulaire de la
langue des Cantabres que l'on parle encore dans la
Biscaye , les Asturies , la Navarre jusqu'à Bayonne ?
Le sujet présentait de plus grandes difficultés au traducteur.
Dans toutes les langues , la législation , la navigation
, le commerce comme les autres sciences et
arts , ont leur langage particulier que les lexicographes ,
les vocabulistes et les grammairiens ont négligé ou
ignoré.
M. Boucher a lutte contre toutes les difficultés et les
JUIN 1808. 619
asurmontées , parce qu'il a réuni à la connaissance la
plus exacte du pays et de ses habitans , une étude approfondie
des idiomes anciens et modernes , des lois et
des coutumes voisines des Pyrénées. Il présente un travail
de sept ans qui justifiera et augmentera la réputation
que tons ses onvrages lui ont acquise.
L'ouvrage est en deux tomes ; le deuxième est la traduction
du Consulat. On y voit tous les principes de la
loi naturelle , du droit des nations , toutes les inspirations
de la raison éclairée par la justice , toutes les découvertes
et les leçons de l'expérience , mis en oeuvre
pour donner et conserver la vie au commerce et à la
navigation , comme le savant accord et l'heureux mêlange
de substances disposées à s'unir ensemble donnent
et conservent la vie aux corps physiques.
Le premier tome est une introduction variée et intéressante.
L'auteur a fixé l'époque de la rédaction
du Consulat. Il a rappelé le souvenir des décisions
rhodiennes , des lois romaines , des usages , coutumes
et compilations du moyen âge , de la législation et de
l'ancien état du commerce de l'Espagne , de l'Italie ,
des Maures , des monnaies , de l'origine des lettres-dechange
, des poids et mesures , des anciennes corporations
de commerce d'arts et métiers , de la puissance
législative , des autorités accréditées , des tribunaux ,
des ministères publics. C'est une partie historique remplied'érudition
. Elle plaira , parce qu'elle est bien placée
et qu'elle est utile. On y reviendra , on la consultera
en lisant le Consulat , pour la connaissance des termes ,
des usages et des moeurs.
Cet ouvrage paraît dans des circonstances heureuses
pour des travaux si utiles et d'un aussi grand intérêt ,
et sous les plus favorables auspices : il est dédié à Monseigneur
l'archi-chancelier de l'Empire. L. M.
METHODE DE PREMIER ET DE SECOND COR'; par
H. DOMNICH , membre du Conservatoire Impérial de
Musique , adoptée pour servir à l'étude dans cet établissement.-
Prix , 24 fr . , gravée par LE Ror. -
1
Rr2
620 MERCURE DE FRANCE ,
A Paris , à l'imprimerie du Conservatoire , rue du
Faubourg-Poissonnière , nº 11 .
LES Méthodes qui sont sorties du Conservatoire de
musique et qui y sont adoptées pour servir à l'enseignement
dans cet établissement même , sont revêtues
d'une autorité qui manque , la plupart du tems , aux
livres élémentaires ou soi-disant tels . Les formes établies
dès l'origine du Conservatoire pour prononcer cette
adoption sont toujours les mêmes , et elles répondent
devant le public de la bonté des ouvrages. C'est l'un
des professeurs , membres du Conservatoire , qui les
rédige , chacun dans la partie de l'art musical où il
excelle : les inspecteurs de l'enseignement les examinent
ensuite; le nom de ces inspecteurs répond du jugement,
qu'ils en portent ; ce sont MM. Gossec , Méhul et Chérubini
; et c'est en conséquence de leur approbation que
le directeur du Conservatoire arrête que ces ouvrages
serviront à l'étude dans les classes de l'établissement.
Ces pièces , qu'on peut vraiment nommer justificatives ,
sont imprimées en tête de chaque Méthode , et les maîtres
et les élèves de chacune des parties de l'art musical
peuvent dans la France et dans l'Europe entière être
assurés qu'en suivant les directions qui ysont prescrites ,
ils donneront et recevront ces leçons mêmes des classes
du Conservatoire.
M. Domnich , auteur de cette Méthode de premier et
second Cor , a fait ses preuves comme virtuose et comme
professeur. Son ouvrage n'aurait pas besoin d'autre garantie
que sa réputation , et il doit y ajouter. Il commence
par une Notice historique , très-bien faite , sur
l'origine et les progrès de cet instrument. On suit le Cor
pardegré, depuis sa naissance , sous le nom de Waldhorn
ou corne des bois , tel que les chasseurs et les bergers
le firent entendre d'abord dans les forêts de l'Allemagne ;
on le voit déjà formé de métal et considérablement
amélioré , paraître pour la première fois vers le milieu
du XVIIe siècle dans les orchestres de la même contrée
; passer à Naples avec les compositeurs italiens
Lotti et Alexandre Scarlatti au commencement du
XVIII siècle , et figurer aussi pour la première fois à
JUIN 1808 . 621
l'opéra français en 1757 , où il fut introduit pour les
débuts de Mlle Arnould , par notre célèbre Gossec .
On le voit recevoir de nouveaux perfectionnemens
dutampon de coton inventé par Hampl, qui le substitua
à la sourdine en bois , et qui bientôt après remplaça le
tampon même par l'introduction et le mouvement de
la main dans le pavillon de l'instrument. On retrouve
ici avec plaisir le nom de M. Rodolphe qui fit le premier
aussi , peut-on ajouter , y fit entendre une qualité
de son et un style pathétique et grandiose que les plus
fameux cors , sans en excepter Punto , n'ont point surpassés
, et n'ont peut-être pas même égalés depuis.
L'instrument se perfectionne encore par l'invention
des coulisses ; elles prennent la place des rallonges que
l'on adaptait auparavant sous l'embouchure , pour pouvoir
accorder le cor avec l'orchestre dans tous les tons.
Une coulisse propre à chaque ton , ajustée au milieu
des contours du cor , achève de lui donner ces moyens
puissans et féconds qui produisent de si admirables
effets.
Punto , que nous venons de nommer , eut la gloire
de donner aux découvertes de son maître Hampl , par
une pratique plus habile des sons bouchés , toute l'extension
et tout l'éclat dont elles étaient susceptibles.
Cette notice est terminée par un juste et touchant éloge
de ce grand maître , dont les amis de l'art déplorent la
perte récente.
On trouve des observations pleines de justesse sur
certains abus qui se sont glissés dans la pratique de ce
bel instrument , et ils ont produit un genre qu'on appelle
mixte , genre facile , mais bâtard , qui a privé l'instrument
de ses sons les plus graves et les plus aigus , et a
réduit son étendue de quatre octaves à une octave et
demie . L'auteur réclame avec force contre cette invention
de la paresse; il en fait voir les fâcheuses conséquences
, et engage les jeunes gens à renoncer à ce genre
qui ne promet point de gloire et qui détruit les
ressources de l'art.
La Méthode est divisée en trois parties , et conduit
graduellement les élèves depuis les premiers élémens
jusqu'aux difficultés les plus compliquées et aux exer
622 MERCURE DE FRANCE ,
eices les plus forts. En suivant les leçons qui la composent
dans le même ordre où elles sont placées, on
parviendra à rendre au Cor son énergie, son étendue et
ses ressources , et l'on bannira ce genre mixte contre
lequel M. Domnich et le Conservatoire entier , par son
organe , s'élèvent avec tant de raison.
NOUVELLES POLITIQUES .
Paris , le 19 Juin.-Adresse de la Junte suprême de gouvernement
à S. M. l'Empereur et Roi.
SIRE , ceux que le sort a placés le plus près du gouvernement dans
des circonstances critiques , et qui s'y sont toujours montrés bons et
fidèles sujets , peuvent et doivent manifester leur opinion quand il s'agit
de la félicité de leur nation.
Convaincus que la position de l'Espagne et tous ses intérêts l'unissent
essentiellement au système politique de l'Empire que V. M. I. gouverne
avec tant de gloire , nous estimons que la plus grande preuve d'amour
que nos souverains ont donnée à la nation espagnole , est d'avoir fondé
leurs dernières déterminations sur un principe évident par lui-même , et
confirmé par une longue série d'événemens politiques ...
Qu'il n'y ait pas de Pyrénées ! tel a été le voeu constant des bons
Espagnols , parce qu'il ne peut y avoir de Pyrénées quand les intérêts
sont les mêmes , quand la confiance est réciproque , et lorsque chacune
'des deux nations obtient , au même degré , le respect de son indépendance
et de sa dignité. .....
Quel que soit le prince que V. M. nous destine , choisi dans votre
auguste famille , il nous apportera par cela seul la garantie dout nous
avons besoin : mais l'Espagne peut réclamer un privilége qu'aucun des
pays alliés de V. M. n'est dans le cas de lui disputer. Le trône des
Espagnes s'élève à une plus grande hauteur; les relations que la réciprocité
de tant d'intérêts lui donne avec la France sont d'une importanceproportionnée
à l'étendue de ses possessions . Ce trobe paraîtdonc
appeler l'aîné des augustes frères de V. M. I. C'est d'ailleurs un
heureux présage que l'ordre établi par la nation soit si bien d'accord
avec les sentimens de respect et d'admiration que les vertus de ce
prince et la sagesse de son gouvernement nous ont déjà inspirés .
Le conseil de Castille, dont la prudence a offert à ces principes tout
P'appui qu'elle devait leur donner , s'unit au voeu de la Junte suprême
de gouvernement.
Madrid, ce 13 mai 1808 .
JUIN 1808. 695
Sa Majesté a répondu aux différentes adresses qui lui ont
été envoyées par la proclamation suivante :
Espagnols , après une longue agonie , votre nation périssait. J'ai vu
vos maux ; je vais y porter remède. Votre grandeur , votre puissance
fait partie de la mienne.
Vos princes m'ont cédé tous leurs droits à la couronne des Espagnes.
Je ne veux point régner sur vos provinces , mais je veux acquérir des
Litres éternels à l'amour et à la reconnaissance de votre postérité.
Votremonarchie est vieille : ma mission est de la rajeunir. J'amélicrerai
toutes vos institutions , et je vous ferai jouir , si vous me seconder ,
des bienfaits d'une réforme , sans froissemens , sans désordres , sans
convulsions .
Espagnols , j'ai fait convoquer une assemblée générale des députations
des provinces et des villes . Je veux m'assurer par moi-même de
vos désirs et de vos besoins .
Je déposerai alors tous mes droits , et je placerai votre glorieuse
couronne sur la tête d'un autre moi-même , en vous garantissant
une constitution qui concilie la sainte et salutaire autorité du souverain
avec les libertés et les priviléges du peuple.
Espagnols , souvenez-vous de ce qu'ont été vos pères ; voyez ce que
vous êtes devenus. La faute n'en est pas à vous , mais à la mauvaise
administration qui vous a régis . Soyez pleins d'espérance et de confiance
dans les circonstances actuelles ; car je veux que vos derniers nevenx
conservent mon souvenir et disent : Il est le régénérateur de notre
patrie.
-Le roi d'Espagne est arrivé le 7, à huit heures du matin,
à Pau. Aussitôt que S. M. l'Empereur a été instruite de son
arrivée , elle est partie du château de Marrac avec six voitures
de Cour à grand attelage pour aller à sa rencontre .
S. M. I. a rencontre le roi à deux lieues de Bayonne , et l'a
ramené dans sa voiture au château de Marrac , où il est arrivé
à huit heures du soir . L'Impératrice et ses dames l'ont
reçu au bas de l'escalier . Inımediatement après , la députation
des grands de l'Espagne , présidée par le duc de l'Infantado
, a été présentée à notre monarque par M. d'Azanza ,
ministre des finances , et a prononcé un discours .
Le roi a répondu avec beaucoup de bonté qu'il sentait
combien sa tache était difficile , mais qu'il se dévouerait
tout entier au bonheur des Espagnes ; qu'il serait récompensé
, si le résultat de ses efforts était le rétablissement
de la tranquillité , de l'ordre dans les finances , la réorganisation
de l'armée et de la marine , et sur- tout si , sous
son gouvernement , l'Espagne retrouvait la libre jouissance
de ses priviléges et de ses constitutions; qu'il ne voulait
624 MERCURE DE FRANCE,
régner que par les lois , et qu'il s'honorerait plus d'être
leur chef que leur maître ; que les grands d'Espagne pouvaient
compter sur sa spéciale protection.
Junte générale. - Première séance. La junte espagnole
s'est assemblée pour la première fois le 15 juin de la présente
année 1808 , à midi , dans la ville de Bayonne et
dans le palais appelé de l'ancien Evêché , où l'on avait
préparé une salle à cet effet , sous la présidence de S. E.
Don Michel-Joseph d'Azanza , conseiller d'état et ministre
des finances ; les secrétaires de la junte étant S. E. le
chevalier d'Urquijo , conseiller honoraire d'état , et D.
Antoine Romanillos , membre du conseil des finances et
secrétaire du roi en exercice .
Après la vérification des pouvoirs des membres de la
junte, il a été donné lecture d'un ordre circulaire du
conseil de Castille pour la publication du décret de S. M. I.
et R. l'Empereur des Français , qui proclame roi des Espagnes
et des Indes son auguste frère Joseph Napoléon ,
auparavant roi de Naples et de Sicile.
La teneur de cet acte , est comme il suit :
Aujourd'hui , en plein conseil , il a été fait lecture de l'ordre royal et
du décret suivans , adressés au doyen du conseil :
Illustrissime St. , par le décret suivant remis à la Junte suprême de
gouvernement par S. A. I. le grand due de Berg , lieutenant-général du
royaume , S. M. I. l'Empereur des Français et Roi d'Italie a daigné proclamer
roi des Espagnes et des Indes son auguste frère Joseph- Napoléon ,
actuellement roi de Naples et de Sicile . Je le transmets à V. S. I. par
ordre de V. S. I. et d'après la délibération de la Junte , afin que le conseil
l'exécute , le fasse imprimer , publier et circuler immédiatement.
Le conseil verra daus cette suprême détermination de S. M. I. la
sagesse de sa prévoyance , et la preuve la plus évidente de ses bienfaisantes
intentions envers la nation espagnole .
Le proclamer son roi , c'est dire combien elle doit se promettre de ses
soins paternels , et placer sur le trône d'Espagne son auguste frère , c'est
unir pour toujours les intérêts et la gloire de la France avec les intérêts
et la gloire de l'Espagne .
S. A. I. et la Junte , qui savent si bien que parmi les qualités qui caractérisent
plus particulièrement ce souverain , se trouve l'amour de la
justice et de la bienfaisance , ajoutent encore à l'espoir des biens déjà
promis par la proclamation antérieure , celui de les voir bientôt se réaliser
avec beaucoup d'autres , que sans doute S. M. s'est réservé d'anponcer
elle-même quand elle se présentera à ses peuples et à son arrivée
dans cette capitale .
Au palais , ce 11 Juin 1808.
Signé, SÉBASTIEN DE PINUELA.
JUIN 1808.
625
M. le doyen du Conseil.
Extrait des minutes de la Secrétairerie d'Etat.
Napoléon, par la grâce de Dieu , Empereur des Français , Roi d'Italie,
Protecteur de la Confédération du Rhin , à tous ceux qui ces présentes ,
verront , salut :
La Junte d'Etat , le conseil de Castille , la ville de Madrid, etc. , etc. ,
nous ayant par des adresses fait connaître que le bien de l'Espagne voulait
que l'onmitpromptement un terme à l'interrègne , nous avons résolude
proclamer , comme nous proclamons par la présente , notre bien-aimé
frère Joseph-Napoléon , actuellement roi deNaples et de Sicile , roides
Espagnes et des Indes.
Nous garantissons au roi des Espagnes l'indépendance et l'intégrité
de ses Etats , soit d'Europe , soit d'Afrique , soit d'Asie , soit d'Amé
rique.
Enjoignons au lieutenant-général du royaume , aux ministres , et
au conseil de Castille , de faire expédier et publier la présente proclamation
dans les formes accoutumées , afin que personne n'en puisse
prétendre cause d'ignorance.
Donné en notre palais impérial de Bayonne ,le 6 juin 1808.
Signé , NAPOLÉON .
La lecture des actes ci-dessus achevée , S. Ex. M. d'Azanza,
président de la Junte , a prononcé un discours sur le bonheur
et la prospérité que promet aux Espagnols la nomination
du roi Joseph-Napoleon au trône d'Espagne .
Seconde séance de la Junte espagnole.
Bayonne , le 17 Juin 1808.
Aujourd'hui 17 Juin , à onze heures du matin , la Junte
espagnole s'est réunie dans la salle de ses séances : on a
lu le projet de discours que dans la dernière séance on avait
délibéré d'adresser au Roi , dans la cérémonie de la présentation
en corps de Junte à S. M.
La rédaction a été approuvée.
Le jour suivant , 18 Juin , la Junte s'est rassemblée dans
la salle de ses séances , et de là s'est rendue dans le palais
appelé du Gouvernement , où habite S. M. , qui a daigné
l'admettre à son audience .
S. Ex. M. don Michel-Joseph d'Azanza , président , a prononcé
, au nom de la Junte , le discours suivant , approuvé
dans la séance du 17. En voici la substance :
a Etablir les bases d'une félicité durable dans notre chère patrie , voilà
la tâche glorieuse qui nous est imposée. N'est-il pas de notre devoir de
626 MERCURE DE FRANCE,
venir d'abord devant notre roi protester du zèle sincère et de l'ardeur
infatigable avec lesquels nous nous dévouerons aux travaux qui nous
sont confiés ?
>> Nous sommes profondement affectés , Sire , des, divisions et des
troubles momentanés qui agitent quelques-unes des provinces , troubles
enfantés par l'erreur du vulgaire , qui ne réfléchit pas , et qui est digne
de commiseration quand il revient de son égarement .
>>> Nous avons fait , Sire , et nous ferons toujours tout ce qui dépendra
de nous pour ramener la tranquillité et le bon ordre.
...
etc.
S. M. a daigné répondre à ce discours en langue espagnole
, et dans les termes suivans :
« Messieurs les députés de la Junte , je partage vos opinions et vos
espérances. La volonté si clairement exprimée de S. M. l'Empereur des
Français , notre auguste frère , pour la prospérité des Espagnes , est assez
garantie par sa gloire.
Le concours de votre zèle et de vos moyens , celui de la nation entière
triompheront facilement des obstacles qu'opposent quelques intérêts
particuliers : accrédités par l'erreur , la vérité les dissipera.
» Quant ànous , nous voulons les ignorer: au-delà des Pyrénées , nous
ne voulons trouver que des coeurs espagnols .
» Les ennemis du continent cherchent à détacher les colonies de
la métropole , ils nous accuseront des troubles qu'ils fomentent ;
comme il est de notre devoir de les étouffer , nous n'épargnerons pas
lés getis de mauvaise foi qui seraient les agens on les instrumens de la
haine astucieuse de nos ennemis.
>Livrez-vous à vos travaux , n'ayez en vue que le bien de la patrie ,
et comptez sur les bénédictions du peuple et sur notre entière satisfaction
.
ANNONCES .
Bulletin de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale,
publié avec l'approbation de S. Ex. le ministre de l'intérieur. Sixième
année.-A Paris, chez Mine Huzard, imprim . -libraire , rue de l'Eperon-
Saint-Andre-des-Arcs , nº 7. -Un vol . in-4º de 164 pages , accompagné
deplanches . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. franc de port.
Nous avons déjà fait connaître le but et la composition de cet intéressant
ouvrage en annonçant la 5º année. La Société qui le dirige ne
néglige vien pour lui donner toute l'importance dont il est susceptible ,
et pour le rendre digne de la confiance de ses membres et de celle du
public. Elle y a rassemblé avec soin les recherches qui peuvent répandre
quelques lumières nouvelles sur les arts , et les découvertes les plus utiles
qui se font en France et chez l'étranger ; et sous ce rapport le Bulletin
JUIN 1808. 627
mérite d'être rangé parmi les meilleurs ouvrages périodiques que nous
possédons.
Cette sixième année n'est composée que de six numéros , depuis
Juillet 1807 jusques et compris. Décembre suivant, parce que la Société
qui jusqu'alors avait fait coïncider l'époque de la publication de son
Journal avec celle de son assemblée générale du mois de Juillet , a jugé à
propos de suivre le style grégorien à coupencer de l'année 1808.
Quoique réduit de moitié , ce volume n'est pas moins intéressant que les
premiers. Il nous soffia , pour en faire apprécier le mérite , d'indiquer à
nos lecteurs ceux des articles qui nous ont paru digne d'une attention
particulière.
On y trouve une note précieuse de M. Bardel , sur les moyens d'éviter
le duyet des cotons filés aux Mull-Jennys; un procédé pour carboniser la
houille en gros morceaux ; un autre pour la gravure sur pierre ; la description
et la gravure de plusieurs instrumens très-ingénieux inventés
par M. Regnier , tels qu'un petit dynamomètre pour connaître et comparer
la perte de force que les fils éprouvent , tant par le blanchissage
que par les teintures , et une éprouvette hydrostatique pour connaitte
et comparer la force relative des différentes poudres de chasse et de
guerre; un Mémoire fort intéressant de M. Savoie Rollin, préfet de la
Seine- Inférieure , sur l'emploi des roues à larges jantes; et unextrait du
Mémoire de M. Guyton sur le vice de construction des cheminées ; un
rapport sur des roues à double rang de rais ,de M. Dupuis ; un autre
sur une porcelaine imitant le bronze , de M. Guillaume ; des Notices sur
la gravure en taille de relief, par M. Besnard , quia obtenu un encouragement
de la Société , et sur le platane employé comme bois de ménuiserie
, par M. Poyféré de Cère ; la description et la gravure de plusieurs
seitures de sureté anglaises , et d'une serrure à combinaisons exécutée
par M. Pons , horloger ; un rapport fort intéressant de M. Gillet-Laumont
, sur les impressions et réductions de gravures sur porcelaine , de
M. Gonord ; un autre du même , sur les tôles et cartons vernis de la
fabrique de la rue Martel ; des notes sur les plumes métalliques de M.
Bouvier ; et sur le papier mécanique de M. Désétables ; un rapport
détaillé de M. Darcet , sur les cuirs imperméables de M. Nebel Crepus ,
nouvean genre d'ind strie que la Société a provoqué , etc. , etc.
Les gravures , qui se trouvent au nombre de dix dans ce volume, se
distingnent avantageusement par une exécution très-soignée.
Nouveaux Elémens de thérapeutique et de matière médicale ,
suivis d'un nouvel Essai sur l'art de formuler , et d'un précis sur les
eaux minérales les plus usitées , par J. L. Alibert , médecin de l'hôpital
Saint-Louiset du Lycée Napoléon , membre de la Société de l'Ecole
de médecine de Paris , etc. , etc. Seconde édition , revue , corrigée et
augmentée. Deux volumes, in-8°. de près de 1600 pages . Prix , 16 fr,
50 cent. , et 21 fr. franc de port. A Paris , chez Crapart , Caille et
Ravier , libraires , rue Pavée-Saint-André-des-Arcs , nº. 17.
TABLE.
Du deuxième Trimestre de l'année 1808 .
TOME TRENTE - DEUXIÈME.
POÉSIE.
ÉLÉGIE
LÉGIE au Rossignol ; par Mme Victoire Babois . Page 1
Épitre sur la Pudeur ; par M. Louis Lemercier . 49
Fragment du troisième chant d'un poëme de Joseph ; par M. G. A. 97
Vers sur l'éducation d'Ovide ; par M. de Saintange. 100
Le Choix, dixain ; par M. Millevoye. Id.
Épitre àDamis. 145
Chanson ; par Demore. 146
Début des Fragmens de Belzunce , poëme de M. Millevoye. 193
L'Approche du Printems; par M. Ach. Surgis . 241
Cérinthe invoque Phébus pour la guérison de Sulpicie ; par Kériva-
! lant. 242
La Bouillotte , chanson; par M. de Cailly. 243
L'Avenue des Châtelets , Elégie par M. L. Dubois. 289
Fragment des Trois Règnes de la Nature , Poëme de J. Delille. 337
Le Chameau et ses Panégyristes , Conte par M. G. de M. 339
Chant des Israélites sur la mort de la Fille de Jephté. 385
Le Poëte , Ode par M. Louis Dusillet . 433
Elmonde , Elégie par M. S.-E. Géraud. 481
A l'Ombre d'un Ami; par Mme Dufresnoy. 484
529
530
L'A-propos ; par feu M. de Rhullières .
Boutade chagrine ; par Louis Dubois .
L'Alchimiste et ses Enfans .- Conte arabe ; par M. Andrieux, de
I'Institut . 577
Enigmes. 3, 55, 100, 147, 196, 243, 292, 339, 388, 437 , 485, 530, 581
Logogriphes . 4, 56, 101 , Id. , Id. , 245, Id. , 340, Id. , 438, 485, 531, Id.
Charades . 5, Id., 102, 148, 197 , Id. , 294, Id. , Id. , Id. , 486, Id. , Id.
Mots des Enigmes , des Logogriphes et des Charades . 5 , 56 , 102 , 148,
197 , 245 , 294, 341 , 388 , 438 , 486 , 531 , 582
MÉLANGES .
Essai sur Stace; par feu M. Dureau.
Observations sur l'Ouvrage de M. Schlegel; par M. Gerboux.
Réflexions impartiales sur M. Schlegel; par M. ***.
5
102
48
TABLE DES MATIÈRES .
629
Théâtre Français ( Revue ) ; par M. Esménard. 341 et531
Les Epouseurs ; par M. Sevelinges . 38g
Elvinge , anecdote du XIII siècle ; par Victorin Fabre. 486
LITTÉRATURE , SCIENCES ET ARTS. - ( EXTRAIT9 . )
Les Mille et Une Nuits , nouvelle traduction de M. Caussin Perceval. 15
Recherches historiques sur les variations de la Langue française , jusqu'au
siècle de François Iet. 24
Elma, ou le Retour à la vertu. - Ernestine , comtesse d'Awemberg.
- Le Fantôme de Nembrod-Castle.-Les Enfans des Vosges. 26
Almanach des Gourmands , VIe année . 30
Histoire de Fénélon ; par M. G.-F. Beausset. 57, 116 et 215
Correspondance littéraire adressée au Grand-Duc, depuis Empereur
deRussie. 62
Histoire des douze Césars ; par M. Maurice Lévesque. 74
Histoire d'Orphée ; par M. De Sales . 80
Aventures de Gilblas de Santillane , etc.
Plaute , ou la Comédie Latine ; par M. Lemercier.
Eloge de Pierre Corneille ; par M. Auger.
Recherches sur l'analogie de la Musique avec les Arts qui ont pour
objet l'imitation du langage ; par M. G.-A. Villoteau .
124
132
154
166
Vie et Pontificat de Léon X; par W. Roscoe. 175
Les Loisirs de Polymnie et d'Euterpe ; par M. S.-E. de Bridel. 197
L'Epicurien Français . 208
Histoire Grecque de Thucydide ; par J.-B. Gail. 212
Les Quatre Saisons du Parnasse; par M. Fayolle. 224
Voyage dans la partie septentrionale de l'Océan Pacifique ; par
Broughton . 245
Eusèbe , Héroïde ; par M. J.-L. Laya. 254
Le Printems d'un Proscrit ; par M. Michaud. 259
Du Cotonnier et de sa Culture ; par M. Ph. de Lasteyrie. 272
L'Electricité , sa cause , sa nature , etc.; par M. Limes . 177
Eloge de Pierre Corneille ; par Victorin Fabre . 295
OEuvres choisies de J.-B. Rousseau , avec des notes de M. Le Brun. 306
Lettres sur la Morée ; par A.-L. Castellan . 313
Sur le Sucre de Raisin , d'après les Mémoires de M. Proust. 318
Discours sur la Vie de la Campagne ; par Alexandre de Laborde. 347
Lettres de Tendresse et d'Amour , etc. 353
Obuvres de Jean Racine , avec les Commentaires de Laharpe. 359 , 404
et582
Le Thé est-il plus nuisible qu'utile ? par M. Cadet. 373
L'Ami de la Santé ; par Philibert Perrier . 375
Mémoire de la Vie de l'Abbé Aun llon , par DelaunayDugué.
Les Eclogues de Virgile; par M. Tissot. 439
630 TABLE DES MATIÈRES,
OFuvres de Jean Racine , avec des Comunentaires de M. Geoffroy .
Eloge de Fierre Corneille ; par René Chazet.
Les Offices de Cicéron ; par M. Gallon de la Bastide.
Le Marchand forain et ses Fils .
La Nouvelle Bibliothèque d'un Homme de Goût; par MM. Barbier et
Désessarts .
453
465et505
493
517
535
Voyage aux Terres Australes ; par M. F. Péron. 540
Essai sur P'Emploi du Tems ; par M. M.-A. Jullien. 552
Belzunce , ou la Peste de Marseille; par M. Millevoye. 563
Bélisaire ; par M de Genlis , 599
Annibal fugitif ; par L. M. P.de Laverne , 610
Cousulat de la Mer , etc .; par P. B. Boucher , 617
Méthode de premier et de second cor ; par M. H. Domnich , 619
THÉATRES.
Académie impériale de Musique. 87, 327 , 470, 509
Théâtre Français . 139, 228, 279
Théâtre de l'impératrice. 35, 140 , 187 , 326, 425, 519, 570
Théâtre du Vaudeville .
34, 141 , 280 , 472
Concerts .
34
VARIÉTÉS.
Pages 35, 88, 228, 326, 378, 473, 520
:
:
NOUVELLES POLITIQUES.
Pages 39, 90, 141, 187, 233, 281, 328, 380, 426, 473, 522, 570, 622
ANNONCES .
Pages 48, 95, 144, 191, 239, 287, 335, 384, 432, 480, 526, 576, 627
Fin de la Table des Matières du deuxième Trimestre .
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME TRENTE - DEUXIÈME .
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ,
Chez ARTHUS - BERTRAND , Libraire , rue Hautefeuille
, N° 23 , acquéreur du fonds de M. Buisson et
de celui de Mme V. Desaint.
1808.
TO NEW YORK
PUBLIC LIBRARY
ASTOR, LENOI AND
TILDEN FOUNDATIONS
AVIS AU RELIEUR.
CE feuillet doit être placé avant le N° CCCL , 2 Avril ,
qui commence le Tome XXXII .
(N° CCCL. )
( SAMEDI 2 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
ÉLÉGIE AU ROSSIGNOL.
Le ciel s'épure enfin ; de l'hiver en courroux ,
Les ténébreux frimas sont déjà loin de nous.
Viens , chantre aimable du bocage :
Lesbois reprennent leur feuillage ;
Viens retrouver encor , dans cet heureux séjour ,
Etla solitude et l'amour.
Un limpide ruisseau murmure sous l'ombrage:
Ici tout sert tes doux penchans.
Rends à l'amant de la nature
Les accens toujours vrais de cette voix si pure ,
Dont s'énorgueillit le printems ,
Et qui nous rend plus chers l'ombrage et la verdures
Sous un pénible joug l'art asservit nos chants ,
Et sans art les tiens sont touchans .
Chantre du sentiment , par lui ta voix timide
Eclate et brille dans les airs ;
Lui seul t'inspire , il est le guide ,
Il est le prix de tes concerts.
Pour chanter toujours la tendresse
Ton heureux secret , c'est d'aimer :
Etcet accent vainqueur , qu'amour vient animer ,
Cet accent que l'écho nous répète sans cesse ,
Sans nous lasser jamais , est toujours écouté .
Pour mieux l'entendre on voit la timide beauté ,
DEPT
DE
LA SEINE
A
3 MERCURE DE FRANCE ,
Avecplus de lenteur traverser le bocage.'
Tu ravis les amans , tu fais rêver le sage.
Apeine le printems vient nous rendre ses dons ,
Qu'au milieu des forêts , sans attendre l'ombrage ,
Nous sommes attirés par tes douces chansons .
Aussi long-tems qu'il règne , et que dans nos vallons
Ta voix enchante le feuillage ,
Tu nous plaiset nous t'écoutons .
Tu nous plais dans tes derniers sons ,
Et le printems d'après tu nous plais davantage.
Nous aimons à t'entendre heureux ou malheureux
Dans tous les tems , à tous les âges ..
Pour t'écouter , l'enfant , libre enfin dans ses jeux ,
Interrompt ses courses volages .
Le jeune homme agité , sans connaître ses voeux ,
Va chercher la fraîcheur et l'ombre .
Il promène au sein des forêts
Et ses pas incertains et ses regards distraits .
Près de lui dans un bosquet sombre ,
Mille oiseaux vainement font retentir les bois .
Mais un tendre prélude annonce enfin ta voix .
De l'amour qui bientôt doit régner dans son ame ,
Il respire déjà la flamme.
Un sentiment nouveau , tout-puissant , enchanteur ,
De ton coeur qui gémit va passer dans son coeur ;
Et malgré lui cédant à l'amour qui t'inspire ,
Il s'émeut , il s'arrête , il écoute et soupire .
Trop tôt , hélas ! du tems l'inflexible rigueur
Lui fait connaître un autre empire .
De projets en projets sans cesse promené ,
Au char de la fortune il gémit enchaîné ;
Mais s'il vient , accablé de dégoûts et d'affaires ,
Oublier un moment dans les bois solitaires
Ses importans desseins , ses inconstans désirs ,
Ses revers , ses succès et même ses plaisirs ,
Bientôt dans son ame ravie
Tes airs si pleins de feu , de grâce et d'harmonie,
Portent les sons les plus touchans .
Au charme qu'il éprouve il reconnaît tes chants ;
Et de nos tristes jeux méprisant l'imposture ,
Son coeur avec transport retrouve la nature .
Tout fuit , et déjà de ses jours
La vieillesse a terni le cours .
Il a connu la gloire , il a connu l'envie ,
Les honneurs , les plaisirs ; il a vu de la vie
AVRIL 1808. 5
Passer le rève fatiguant.
Desbiens qu'il poursuivit il sent trop le néant.
Plus d'erreurs , plus de charme , et son ame est flétric.
Pour qui sut tout connaître il n'est plus de désirs ;
Mais le printems ramène encor des souvenirs.
Il se rappelle l'onde pure ,
Si chère à son enfance , etdont tes heureux chants
Font oublier le doux murmure .
Quand on croit n'aimer rien , on aime encor les champs ,
Les bois , les ruisseaux , la prairic ;
Et sous les feux du jour , malgré le poids des ans ,
Aubord de la forêt arrivant à pas lents ,
Sur l'herbe fraîche et rajeunie
Il se repose en t'écoutant.
Dans un chant pur , vif , éclatant ,
L'hymne de la nature a frappé son oreille ,
Il renaît , son coeur se réveille .
Ta voix par des sons ravissans ,
Tantôt plaintifs et gémissans ,
Cadence avec mollesse une tendre élégie ;
Et tantôtde tes airs la rapide énergie ,
Les sons précipités , légers , éblouissans ,
Toujours vifs , toujours renaissans ,
Raniment dans son sein la flamme de la vie.
Mais le charme nouveau d'une autre mélodie ,
Par des tons indécis s'annonce avec lenteur :
Il écoute attentif ; c'est le chant du bonheur.
Tu brûles , tu frémis , ta voix s'enfle et soupire.
Danstes sons pénétrans la volupté respire.
Des feux de la jeunesse il croit sentir l'ardeur ,
Ettes accens pressés , pleins d'élan , pleins de flamme ,
Malgré soixante hivers vont remuer son ame.
Triomphe , chantre heureux , triomphe , il s'attendrit ;
Son regard brille encore et son front s'éclaircit.
Pour lui de l'avenir l'image se colore.
Il sent enfin que du bonheur
La source unique est dans le coeur ,
Etque son coeur existe encore.
Par Mme VICTOIRE BABOIS.
ENIGME.
Oxmeplante , je crois , onm'émonde, on m'effeuille ,
Lorsquej'ai des fleurs on les cueille ;
2
MERCURE DE FRANCE ,
J'arrive en France et je paie en entrant :
Je réunis assez souvent
Les commères du voisinage ,
Les Dames du plus haut parage ,
Et chez M** plus d'un savant .
La docte antiquité pourtant
Demoi ne fit aucun usage .
LOGOGRIPHE.
PENDANT long-tems objet de simple architecture ,
De moi le luxe fit un objet de parure .
Je ne dois pas mon nom aux lieux d'où je sortis ,
Je ne le dois qu'aux lieux on d'abord on m'a mis.
L'on ne peut devant moi se présenter én face ,
Sans s'y voir réfléchir ainsi qu'en une glace .
J'affre dans mes sept pieds quinze objets différens .
L'un est toujours ouvert aux allans et venans :
L'autre du corps est la compagne :
Aux animaux de la campagne
L'un tient lieu d'abreuvoir ; l'autre est un élément
Dont on se passerait fort dificilement.
Ajoutez un certain viscère
Que pour vivre gaîment on prétend nécessaire ;
Un acte affreux de lèze-humanité
Que la loi poursuit avec sévérité ;
Une ligneuse et médicale plante ,
Ce que l'on dit du cerf quand l'amour le tourmente ;
Un vilain animal dont Iris a des peurs
Qui la font tomber en vapeurs ;
(Quoiqu'on accuse cette belle
De donner trop souvent un libre accès chez elle
A ces sortes d'animaux-là. )
Que voulez-vous ? Iris est faite comme ça.
Un mot cher aux amans ; deux notes de musique ;
Un châtiment que par fois on applique
Acelui qui se trouve atteint
D'un délit qu'enferme mon sein .
J'offre enfin , puisqu'il faut tout dire ,
Ce que tout marchand doit déduire ,
Quand il s'agit d'accuser net
Lepoids ou le produit de tel ou tel objet.
S........
AVRIL 1808. 5
CHARADE.
Le grand oeuvre de mon premier
Se fait toujours sur mon dernier ,
Par le secours de mon entier.
8 ........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Printems.
Le mot du Logogriphe est Dindon , où l'on trouve nid , don , on ,
Don fleuve , Didon et non,
Celui de la Charade est Pan- talon .
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( MELANGES. )
ESSAI SUR STACE , par feu M. DUREAU.
(DEUXIÈME ARTICLE. )
Nous avons vu , en parlant de la Thébaïde de Stace , que ,
malgré l'austérité du sujet , la grâce est le caractère particulier
dutalent de ce poëte ; ce mérite domine aussi dans
les Sylves , autre ouvrage de Stace ; ce qui en fait une production
charmante .
Ce mot Sylves (1) répond à notre mot mélanges. C'est un
recueil de pièces fugitives et de petits poëmes , dont les plus
longs n'ont pas trois cents vers. Le peu d'étendue de ces
ouvrages ne donne plus le tenis à notre auteur de montrer
eette faiblesse de jugement , qui , dans une vaste composition
comme celle de la. Thébaïde , a laissé entre les différentes
parties tant de disparates et d'incohérence . C'est l'ima-
(1) Le mot latin silva signifie forét; et l'on a donné ce nom à ces
mélanges par l'analogie que l'on a cru trouver entre cette variété d'arbres
et d'arbustes de toute forme et de toute grandeur qui composent
une forêt , et un recueil de pièces de vers , les unes plus étendues , les
autres moins , et diversifiées par leur rythme , ainsi que par les sujets
qu'elles traitent.
6 'MERCURE DE FRANCE ,
gination seule qui a fait tous les frais de ces compositions
légères échappées à untalent facile , et fondues rapidement
d'un seul jet . Stace ne mit pas plus de deux jours à l'Epithalame
de Stella. Le Villa Tiburtina (2) de Vopiscus ne
lui prit qu'un jour , et le Bain d'Etruscus l'intervalle d'un
dîner à un souper. La rapidité de ces compositions a servi
encore le talent de Stace : elle lui a laissé tout le naturel
toute la grâce , toute la vivacité d'une première inspiration ;
au lieu que dans sa Thébaïde , qu'il mit douze ans à travailler,
qu'il commença , dit-on , à vingt-trois ans , et qu'il
remania péniblement tant de fois , on découvre trop souvent
les traces laborieuses de cette lime , qui use plus qu'elle ne
polit; et de là , la plupart des défauts qui déparent la Thébaïde
, cette chaleur de tête qui ne remplace jamais la chaleur
d'ame , l'effort qui décèle toujours la faiblesse. De là
ces monstrueuses (3) alliances de mots , et ces recherches
minutieuses , et tous les faux ornemens d'un style retravaillé
à froid , et bizarrement tourmenté. Stace lui-même dans ses
Sylves a la bonne foi de convenir de ce défaut de la Thébaïde.
Il a dit dans un joli vers
Et multa Thebaïs cruciata limá ,
Cette Thébaïde si torturée par la lime. Il appelle ailleurs
sa Thébaïde laboratas Thebas , cette Thebes où j'ai tant
Jabouré.
Ces Sylves ou mélanges roulent sur différens sujets , dont
quelques-uns ont si peu d'importance qu'on ne peut trop
(2) La maison de campagne de Tivoli .
(3) En voici une bien frappante , par exemple. C'est en parlant des
Argonautes , qui faisaient mouvoir leurs puissans avirons de chaque
côté du navire Argo
Per latera,
Geminus fragor ardua canet
-dit le poëte ; un double fracas blanchit sur les flancs escarpés du
navire . Faire blanchir le bruit ! Quelle monstruosité de style ! Mais
pour être juste , il faut convenir aussi que Stace a souvent d'heureuses
hardiesses et c'est bien à tort , ce me semble , que M. de Laharpe dans
une de ses notes a blâmé ces deux vers :
Pereunt vestigia mille
Antè fugam , absentemque ferit gravis ungula cатрит.
Pope , qui avait autant de goût que de génie , au lieu de critiquer ces
deux vers , les a traduits tout simplement dans sa forêt de Windsor.
AVRIL 1808.
7
admirer les ressources qu'en a tirées sa féconde imagination.
Dans plusieurs, règne une fiction ingénieuse; il emploie avec
art et convenance toute la machine poëtique : il y fait intervenir
les dieux les plus appropriés à la nature de son
sujet : c'est l'épopée en miniature. Dans l'Hercule de Surrentum
, il introduit Alcide, qui , avec cette vigueur indomptable
que la fable lui donne , vient dans une seule nuit
percer les rocs , et applanir tous les obstacles qui s'élevaient
à l'érection du beau temple élevé à ce dieu par Pollius sur
la côte escarpée de Surrentum. Dans l'Epithalame de Stella ,
c'est Vénus qui vient elle-même demander à Violantilla sa
main pour le poëte aimable qui l'a chantée si souvent; ce
sont les amours enfantins qui sollicitent leur mère en reconnaissance
d'une pièce de vers charmante composée par Stella
sur la mort d'une colombe , et qui , s'il faut en croire les
contemporains , valait celle de Catulle sur le moineau de
Lesbie. Il fait dire à ces petits amours :
(4)Proh ! quanta est Paphii reverentia , mater ,
Numinis ! hic nostræ deflevitfata columbæ .
Il a fait un emploi non moins ingénieux de la machine
poëtique dans les pièces composées pour Domitien , l'une
sur sa statue équestre placée près du lac.Curtius , l'autre
sur l'ouverture d'un de ses consulats , une troisième sur la
voie Domitienne qui s'étendait de Rome jusqu'à Cumes. Dans
la première, il introduit ce fameux Curtius qui avait fermé
le gouffre de Rome en s'y précipitant; dans la seconde ,
Janus; et dans la troisième , le Vulturne , dicu du fleuve
qui traversait la route , et enfin la Sibylle , vénérée à Cumes
où cette route aboutissait. Ces fictions heureuses , outre le
mérite poëtique , ont encore l'avantage de rejeter sur ces
divinités une partie de l'odieux des louanges qu'il donne à
Domitien. Ce même art se montre dans le Genethliacum (5)
de Lucain , pièce composée en l'honneur de sa veuve , qu'on
ne pouvait se dispenser de flatter un peu en flattant l'époux
qu'elle regrettait. C'est Calliope qui vient célébrer un de ses
fameux nourrissons , et qui laisse entrevoir la préférence
qu'elle donne à l'auteur de la Pharsale sur celui de l'Iliade
(4) « Quel n'a pas été dans tous les tems , ô mamère , son respect
» pour votre divinité qu'on révère à Paphos ! C'est lui qui a déploré le
>sort funeste de notre aimable colombe. » Trad, de Cormiliole.
(5) L'anniversaire de la naissance .
8 MERCURE DE FRANCE ,
et de l'Enéïde : préférence injuste , si l'on veut , mais dont
tout le tort est à la déesse , et dont le poëte n'est plus responsable.
Jamais on n'a fait de la mythologie un emploi plus riche
et plus ingénieux que Stace dans ses Sylves . Je n'ai que
l'embarras du choix des citations . Je me bornerai à celle-ci.
C'est dans la petite pièce intitulée le Bain d'Etruscus :
Hoc mallet nosci cytherea profundo :
Hic te perspicuum meliùs , Narcisse , videres :
Hic velox hecate velit et deprensa lavari.
Pour son berceau Vénus eût préféré cette onde ;
Et toi , jeune Narcisse , ici te voyant mieux ,
Tu serais de toi-même encor plus amoureux .
Phoebé même , Phoebé , de leur cristal éprise ,
Eût voula s'y baigner , dût-elle être surprise .
Parmi les pièces qui composent ce joli recueil, j'ai cru
remarquer que la prédilection la plus générale était pour
l'Epithalame de Stella. Mon ami , M. Delille , penche pour
le Genethliacum de Lucain : moi , j'inclinerais pour l'Hercule
de Surrentum. Mais que de choses charmantes dans
l'Epitre à Ménécrate , dans la chevelure d'Earinus , dans (6)
'Hercules Epitrapezeos , où se trouve ce vers si remarquable
, en parlant de cet Hercule sculpté sur une petite table ,
et qui n'avait qu'un pied de haut :
(7)
Sentirique ingens .
Parvusque videri
:
"
Que de grace et de sensibilité , que de fécondité d'imagination
et de richesse de poësie dans ses adieux à Métius
Célor (8), et dans ses avis à Crispinus. Cette dernière pièce
offre même des beautés d'une grande élévation. Ce jeune
Crispinus avait eu une affreuse mère , qui avait tenté de
l'empoisonner. Elle avait été punie par Domitien. Stace ,
en indiquant légérement ce crime , veut se livrer d'abord à
un juste mouvement d'indignation :
(6) Mot grec qui signifie sur une table.
(7) Vu en petit , l'on sent qu'il est colossal.
!
(8) La première de ces deux est intitulée dans l'original , propemp
ticon , mot grec qui répond au prosecutio des latins , l'action d'accompagner
un ami à son départ , l'autre , protrepticon , autre mot
grec qui signifie exhortation..
:
AVRIL 1808.
9
(9) Infestare libet manes , meritoque precatu
Pacem auferre rogis ; sed te , puer aptime , cerno
Flectentemjustis , et talia dicta parantem .
Le discours que Stace met dans la houche du fils est plein
de noblesse, de décence : c'est-là que se trouve ce beau vers
appliqué par le chancelier de l'Hôpital à la journée de la
Saint-Barthélemi : ce qui prouve en passant combien la lecture
des Sylves était familière alors :
(10) Excidat illa dies cævo, nec postera credant
Sæcula.
Après ce discours du fils , le poëte reprend la parole par ce
magnifique vers :
(11) Macte animo , juvenis ; sic crescunt crimina matris、
Dans le charmant recueil de ces Sylves , destinées la plupart
à peindre des objets rians , il s'en trouve (12) cinq
qui roulent sur des sujets lugubres. Ce sont des complaintes
funèbres sur la mort des personnes qui intéressaient ou
notre poëte ou ses protecteurs. Toutes ne sont pas à beaucoup
près dumême mérite , quoiqu'on retrouve dans toutes
le talent gracieux et l'imagination brillante de l'auteur. Dans
le nombre , la complainte sur la mort du jeune Glaucias ,
esclave favori d'Atédius Mélior , et celle sur la mort de
Priscilla , femme d'Abascantius , ministre de Domitien , me
paraissent des ouvrages charmans , et à peu de chose près
irréprochables.
M. de Cormiliole , traducteur de Stace , me semble s'être
mépris sur le caractère du talent de cet auteur. Il l'appelle
lYoung des Latins , trompé sans doute par la nature de
quelques-uns des sujets que Stace a traités . Je l'avouerai
avec franchise : jamais rapprochement ne m'a paru moins indiqué.
Comment M. de Cormiliole , qui vient de nous donner
(9) « Non, je ne puis m'empêcher de maudire ses mânes. Que ne
>puis-je par mes imprécations lui arracher la paix du tombeau ! ...
Mais , ô pieux jeune homme , vous me fermez la bouche , et je vous
>vois prêt à me dire . Trad. de Cormiliole.
(10) Périsse à jamais la mémoire de ce jour odieux ! que la postéarité
ne puisse croire à l'existence d'un tel crime ! » ( Traduction de
Cormiliole .
(11) Courage,jeune homme ; ainsi s'agravent les crimes de ta
mère.
(12) Je ne parle pas d'une sixième , qui ne fut jamais achevée , et
dont ce qui reste est rempli de lacunes .
10 MERCURE DE FRANCE ,
la traduction des Sylves, n'a-t-il pas reconnu que , si dans
ces complaintes funéraires le fond du sujet est lugubre ,
les détails , loin d'étre sombres et attristans comme dans le
poëte anglais , sont presque toujours gracieux et même
rians.
,
Voyez dans la complainte sur la mort du père d'Emescus :
Felix , ah ! si longa dies , si cernere vultus
Natorum , viridesque genas tibijusta dedissent
Stamina : sed media cecidere abruptajuventá
Gaudia , florentesque manu scidit Atropos annos ,
Qualia pallentes declinant lilia culmos
Pubentesque rosæ primos moriuntur ad austros ,
Aut ubi verna novis expirat purpura pratis .
Illa, sagittiferi , circum volitastis , amoros ,
Funera , maternoque rogos unxistis amomo ;
Nec modus aut pennis , laceris aut crinibus ignem
Spargere, conlatæque pyram struxere pharetræ (13).
Je le demande , n'est-ce point la grâce qui prédomine dans
ces vers charmans ?
La Sylve sur la mort de Priscilla est toute de ce ton.
Voyez ces vers qui la terminent :
Quid nunc immodicos , juvenum lectissime , fletus
Corde foves , longosque vetas exire dolores ?
Nempè times ne Cerbereos Priscilla tremiscat
Latratus ? Silet ille piis . Ne tardior adsit
Navita , proturbetque vadis ? Vehit ille merentes
Protinus , et placidos manes locat hospite cymba.
Prætereà, si quando pio laudata marito
(13) Heureuse et trop heureuse mère ! si les Parques moins rigou-
>> reuses l'eussent accordé la douce satisfaction d'élever tes enfans ,
» de voir les fleurs de la jeunesse s'épanouir sur leur visage ! mais ta
>> joie fut de courte durée , et le ciseau de l'impitoyable Atropos trancha
>> au printems de ta vie la trame de tes jours . Ainsi le lys mourant laisse
>> tomber sa tête sur sa tige affaiblie. Telle la rose naissante disparaît
> au premier souffle des antans . Telle aussi la printanière violette expire
>> dans les prés , étouffée sous l'herbe nouvelle . Vous voltigeâtes autour
>> de son bucher , tendres Amours , et vous y répandîtes l'essence pré-
>> cieuse de l'Amome , si cher à votre mère. On vous vit arracher les
>> plumes de vos alles et même de vos cheveux pour les jeter dans les
>> flammes . Un second bûcher , composé de vos flèches , de vos carquois ,
>fut consumé pour honorer ses funérailles. Liv . III , Sylv. III , trad.
de Cormiliole .
AVRIL 1808. 11
Umbra venit ,jubet irefaces Proserpina lætas ,
Egressasque sacris veteres heroïdas antris
Luminepurpureo tristes aperire tenebras ;
Sertaque, et Elysios animæ prosternereflores.
Pourquoi donc maintenant te noyer dans les larmes ?
Le chien des morts peut-être excite tes alarmes ?
Tu crains pour Priscilla ses triples hurlemens.
Sois tranquille: il se tait pour tous les coeurs aimans.
Crains-tu que des enfers le nautonnier sauvage
Long-tems ne la retienne au ténébreux rivage ?
Non ; il sait distinguer les bons , comme il le doit ;
Et sa barque obligeante à l'instant les reçoit .
Bienplus , s'il vientune ombre àson époux fidèle ,
Et, comme Priscilla , des vertus le modèle ,
Proserpine l'accueille aux brillantes clartés
De cent flambeaux joyeux marchant à ses côtés ;
Et tout le choeur entier des chastes héroïnes
S'empressant de sortir de leurs grottes divines ,
Lui trace en la nuit sombre un lumineux chemin
Jonché des belles fleurs du fortuné jardin .
Qu'on ne s'arrête point à cette faible version de mon fils ;
qu'on relise dans l'original ce morceau enchanteur , et certainement
l'on sera frappé , comme moi , de cet éclat de
couleurs douces et riantes dont il a su éclairer les teintes
sombres d'un pareil sujet. Ce joli vers , qui est totalement
effacé dans la traduction , lumine purpureo tristes aperire
tenebras , semble avoir été fait pour servir d'épigraphe à
ces complaintes funéraires.
Ce caractère d'une sensibilité douce et d'une grâce aimable
se retrouve jusques dans la peinture de l'agonie de
Priscilla , qui semblait n'offrir que des détails lugubres et
attristans.
Jamque cadunt vultus , oculisque novissimus error ,
Obtusæque aures , nisi cùm vox sola mariti
Noscitur. Illum unum media de morte reversa
Mens videt : illum ægris circumdat fortiter ulnis
Immotas obversa genas ; nec sole supremo
Lumina , sed dulci mavult satiare marito.
Je cite avec plus de confiance la version qu'il en a faite ,
parce que l'original , à ce qu'il me semble , y perd un peu
moins.
Déjà tout s'éteignait : son errante paupière
Se lasse à retrouver une lueur dernière .
12 MERCURE DE FRANCE,
Elle n'entend plus rien, si ce n'est cette voix
D'un époux que son coeur entendit tont de fois .
Du milieu de la mort un instant réchappée ,
Son ame de lui seul est encore occupée :
Elle ne voit que lui. Sa défaillante main
S'efforçait de serrer son époux sur son sein.
Vers lui seul s'est tourné l'immobile visage ;
Et d'un dernier regard elle cherche l'usage
Pour repaître ses yeux , non des rayons du jour ,
Mais des traits d'un époux si cher à son amour .
C'est dans ces chants funèbres qu'il a su employer habilement
le contraste heureux de comparaisons prises de
scènes champêtres et d'objets rians. Quoi de plus agréable
que ces vers où il compare Priscilla consumée par une langueur
secrète qui flétrit insensiblement tous ses charmes à
ce pin altier , la gloire des forêts , qui , atteint dans sa racine
par la piqûre du ver ,
Deficit , ac nulli spoliata remurmurat auræ .
Languit , et dépouillant sa longue chevelure
Ne rend plus aux zéphyrs murmure pour murmure .
Vous retrouverez le même charme et la même grâce dans
cette autre comparaison de la même Sylve.
Fovet anxia curas
Conjugis, hortaturque simul , flectitque labores .
Ipsa dapes modicas , et sobria pocula tradit ,
Exemplumque ad herile monet , velut Appula conjux
Agricolæ parci , vel sole infecta sabino ,
Cùm videt emeritijam prospectantibus astris
Tempus adesse viri , properè mensasque torosque
Extruit , expectatque sonum redeuntis aratri .
C'est elle de sa main qui veut soigner ses maux ;
Elle excite à la fois et distrait ses travaux.
Elle veille à ses mets , dispense avec mesure
Sa frugale boisson , sa sobre nourriture .
Elle donne l'exemple , et son époux le suit .
D'un soin moins attentif dans son humble réduit
Du laboureur sabin l'épouse basanée ,
Quand le soir va finir la champêtre journée ,
Dresse le lit , la table ; et soigneuse' se tient
Pour écouter le bruit du coutre qui revient .
Et quand le sujet de la comparaison cesse d'ètre neuf, la
nouveauté piquante de l'expression y supplée , comme dans
celle-ci que je citerai encore , parce qu'elle est très- courte
AVRIL 1808. 15
Ceunesciafalcis
Silva comas tollit , fructumque (14) expirat in umbras.
Tel l'arbre , si le fer ne contient le feuillage ,
Va dissiper le fruit en un stérile ombrage.
Une grande difficulté dans ces sortes d'ouvrages , qui
presque tous étaient commandés à l'auteur , c'est que la
douleur paraisse vraie , n'ait point un air factice , et , pour
ainsi dire , de commande comme les vers. Je crains que ce
défaut ne se fasse sentir dans ceux-ci. Après avoir parlé de
la mort du vieux Etruscus à quatre-vingts ans , il ajoute :
(15) Hic mæsti pietas me poscit Etrusci
Qualia nec siculæ moderantur carmina rupes ,
Nec fati jam certus olor , sævique marita
Tereos.
Certes une vraie douleur ne s'amuserait point à citer ni les
sirènes , ni le cygne mourant , ni l'épouse du barbare Térée.
Ily a aussi quelque maladresse dans le tour qui amène
ces vers :
Hic mæsti pietas me poscit Etrusci.
Il semble que le poëte soit aux gages du jeune Hétruscus ,
comme ces pleureuses qu'on payait aux enterremens. De
pareilles fautes , si elles étaient fréquentes, tueraient tout
l'intérêt de ces pièces ; mais elles sont si rares que c'en est ,
je crois , le seul exemple.
On peut remarquer aussi dans son Epicidium (16) sur
sonpère quelque apprêt dans les tournures , et un peu d'affectationdans
la douleur. On peut critiquer encore , et avec
beaucoup de raison , un passage (17) de la complainte sur
(14) Littéralement exhale.
(15) « C'est aujourd'hui que la piété de son fils réclame de ma lyre
»des sons tels que n'en entendirent jamais les rochers de Sicile , des
>>sons plus doux que ceux du cygne mourant , ou de la tendre Philo-
> mèle , expirante sous le fer du barbare Térée. » Trad. de Cormiliole.
(16) Epicidium , chants funèbres prononcés sur le corps avant qu'il
fût inhumé. Epicidium vient de deux mots grecs , επι , sur , et ηεδος,
funérailles .
(17) Voici ce passage :
Vitæ modò limine adulto
Nectere tendebatjuvenum pulcherrimus ille
Cum tribus Elois unam tricterida lustris .
Gespremiers vers sont bien faits. On ne peut exprimer d'une manière
14 MERCURE DE FRANCE ,
la mort de Philétas notablement défectueuse , et où se retrouve
toute l'enflure et le mauvais goût qui dépare trop
souvent la Thébaïde ; et voilà l'inconvénient de traiter
deux (18) fois un sujet, dont le fond et tous les accessoires
sont exactement les mêmes. D'abord on se livre aux premiers
sentimens qui sont vrais ; on saisit les premières idées
qui sontjustes ; on trace les premières images qui sont naturelles
; et l'expression se trouve alors vraie , juste et naturelle
comme les idées, les images et les sentimens : lorsqu'ensuite
on revient sur le même fonds , on veut renchérir
sur ses premières idées , et l'on tombe dans l'exagération ;
onveut être encore neufdans un sujet qu'on a épuisé , et
l'on devient bizarre.
Une critique sage pourrait encore relever dans les Sylves
quelques vers de mauvais goût , quelques expressions où il
ya de la recherche et de la manière ; mais ces fautes sont
rares , et d'ailleurs elles sont si bien rachetées par le mérite
général de la composition, et par tout ce qu'ily ade piquant
et d'aimable dans les détails.
plus poëtique que Philitas touchait à sa dix-huitième année ; mais le
poëte ajoute :
Attendit torvo tristis Rhamnusia vultu :
Etprimùm implevitque toros , oculisque nitorem
Addidit , et solito sublimiùs ora levavit ,
Heu! misero lethale favens , seseque ridendo
Torsit , et invidiam mortemque amplexa ,jacenti
Injecit nexus , carpsitque immitis aduncá
Ora verenda manu.
« Ce jeune homme , le plus beau qu'on ait jamais vu , touchait au
> terme de son adolescence , avait à peine atteint sa dix-huitième année ,
>> lorsque la triste Némésis tourna sur lui şes yeux jaloux . Elle augmente
> son embonpoint , donne plus d'éclat à ses yeux , et rend son air plus
>> radieux que de coutume.O trompeuse faveur pour cet infortuné ! alors
» elle se tord les mains de rage : elle court embrasser et l'Envie et la
>>Mort, les amène avec elle ; et toutes trois jettent le filet sur leur proie :
>> leurs doigts cruels mutilent sa beauté. » Trad. de Cormiliole.
L'idée de Némésis qui , avant de frapper le coup mortel , se complait
⚫à parer sa victime , à l'embellir , et qui est torturée de jalousie en voyant
cet excès de beauté , qui n'est que son ouvrage , et qui dans l'idée du
poëte n'est que l'apprêt du sacrifice , tout cela , il faut l'avouer , est d'un
goût détestable .
(18) La complainte sur la mort de Glaucias et celle sur la mort de
Philetas , deux esclaves favoris.
AVRIL 1808. 15
Aussi les Sylves ont-elles fait de tout tems les délices des
hommes de lettres familiarisés avec les langues et les usages
anciens. Scaliger dans ( 19) sa poëtique reconnaît à Stace un
talent tout particulier pour ce genre d'ouvrages . Plût aux
Dieux , dit Sabellicus dans (20) ses Annotations , que Stace
n'eut employé son talent qu'à faire des Sylves. Rien de plus
aimable, de plus poëtique , de plus gracieusement coloré.
Dans cejoli vers par lequel Sidonius Apollinaris caractérise
les Sylves ,
Pingitgemmea prata silvularum (21) ,
on sent tout le charme qu'il avait éprouvé à la lecture de
cesmélanges. Les Sylves étaient classiques du tems d'Ange
Politien (22) , et s'il faut en croire la Chronique (23) esclavonne
d'Hermold , l'Achilléïde a joui aussi de cet honneur.
EXTRAITS.
LES MILLE ET UNE NUITS , Contes arabes , traduits
en français par M. GALLAND , membre de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres ,professeur de langue
arabe au Collége royal; continués par M. CAUSSIN DE
PERCEVAL , professeur de langue arabe au Collège
impérial , A Paris , chez Lenormant , imprim.-libr . ,
rue des Prêtres-St.-Germain-l'Auxerrois.
LES deux volumes que M. Caussin de Perceval a
ajoutés à la traduction des Mille et une Nuits en
complétant cette collection agréable , doivent exciter
,
(19) Omnia verò ex ingenio suo Idylliis et Sylvis aptiori. L. V ,
ch. 16.
(20) Cuperes omnem ejus operam in Sylvis locatam. Nihil est illis
amabilius , floridius , magisque poëticum .
(21) Intraduisible dans notre langue , parce que nous n'avons jamais
cu le diminutif silvularum , et que nous n'avons plus le gemmea , les
prairies emperlées .
(22) Hujus ( Politiani ) uberiorem de laudibus Papinii tractationem
vide in oratione quam habuit silvas prælecturus .
(23) Quádam die , multis artitris coram positis , interrogavit vicelinum
, in scholis positus quid legisset ? Illo perhibente se statii
libros Achilleidos legisse consequentur requisivit quæ esset materia
staţii. Liv. I , ch . 43.
16 MERCURE DE FRANCE ,
beaucoup de curiosité. Le nouveau traducteur , dans
une préface bien écrite et bien pensée , ne laisse aucun
doute sur la source dans laquelle il a puisé. En 1788 ,
il avait paru une continuation des Mille et une Nuits ,
par MM. Chawis et Cazotte. Le premier , né en Syrie ,
s'était procuré un manuscrit contenant plusieurs Contes
orientaux , mais qui n'avait aucun rapport avec les
Mille et une Nuits ; il avait proposé à M. Cazotte , connu
avantageusement dans la littérature par des ouvrages
d'imagination , de les lui expliquer , et d'en faire ensemble
la traduction. Quand cet ouvrage fut imprimé,
comme faisant suite à la traduction de M. Galland , plusieurs
savans crurent qu'il était supposé. En effet M.
Cazotte n'ayant pas eu assez d'égard aux explications de
M. Chawis , s'était permis d'étendre ces Contes , d'y
ajouter des épisodes , des incidens , des descriptions ,
et même d'effacer entiérement le coloris local . L'imagination
brillante de cet aimable romancier sé prêtait
difficilement à la gêne inséparable des fonctions de traducteur
: d'ailleurs il est impossible de bien, rendre un
auteur dont on ignore la langue : les explications qu'on
peut se procurer ne sauraient donner unes idée des
charmes du style ; la lutte des deux idiomes ne peut
avoir lieu ; et le traducteur , rebuté par l'aridité iné
vitable d'une interprétation littérale , est nécessairement
porté à donner à l'original des ornemens peu convenables
, et par conséquent à le dénaturer.
Du reste ces Contes expliqués par M. Chawis à M.
Cazotte sont agréables , ils rentrent absolument dans le
genre des Mille et une Nuits , quoiqu'ils n'en fassent
point partie. Voilà pourquoi M. Caussin de Perceval a
cru devoir les admettre dans sa collection. Je n'ai pas
besoin de dire qu'il les a traduits avec beaucoup de fidé
lité . Mais la partie entiérement nouvelle pour les lecteurs
français , est celle qui excitera le plus de curiosité :
elle remplit à peu près le dernier volume de cette collection.
M. Caussin de Perceval explique comment il
s'est procuré le manuscrit où se trouvent ces nouveaux
Contes.
Il n'existe à la Bibliothèque impériale que deux manuscrits
des Mille et une Nuits qui paraissent trèsincomplets
:
AVRIL 1808.
13 incomplets : M. de Perceval en adécouvert un p
volumineux qui a été rapporté de l'expédition d'Egypts,
et qui , par sa ressemblance avec deux autres tirés du
même pays, donne lieu de penser que c'est la version
laplus commune en Orient. Ce manuscrit appartenait
àM. Ruphy, connu par un dictionnaire abrégé françaisarabe;
je l'ai vu entre ses mains , et j'ai eu lieu de me
convaincre qu'il contenait en effet les Contes dont M. de
Perceval a donné la traduction. M. Ruphy qui , par ses
connaissances dans la langue arabe , aurait pu entreprendre
lui-même ce travail , s'est prêté volontiers aux
désirs du savant professeur ; il lui a fait le sacrifice de
son manuscrit ; et sa modestie , qui cache un fonds
d'instruction solide et un talent distingué, doit le faire
estimer de tous ceux qui savent apprécier les hommes
moins par le mérite apparent que par le mérite réel .
Le manuscrit dont je parle offre le dénouement des
Mille et une Nuits qui était inconnu à M. Galland.
M. de Perceval en profite pour relever très-judicieusement
une critique de M. de Laharpe fondée sur la
même ignorance.
<<Quant à la manière dont ces Contes sont amenés ,
▸ avait dit ce littérateur célèbre , on ne saurait en
> faire cas. Les Contes persans qu'on appelle les Mille
» et un jours ont un fondement plus raisonnable. Il
>> s'agit de persuader à une jeune princesse trop pré-
>> venue contre les hommes , qu'ils peuvent être fidèles
>> en amour ; et en effet la plupart des Contes persans
> sont des exemples de fidélité, plusieurs sont du plus
> grand intérêt : mais il y a moins de variété , moins
» d'invention que dans les Mille et une Nuits . »
Voici les observations de M. de Perceval ; elles me
paraissent sans réplique , et sont d'autant plus curieuses
qu'elles indiquent le véritable dénouement des Contes
arabes.
* On pourrait , dit-il , répondre à M. de Laharpe que
>>la prévention de la princesse Farrukhnaz contre les
> hommes qu'elle ne connaît pas encore , prévention
> uniquement fondée sur un vain songe , est bien diffé-
▸ rente de celle du roi des Indes , fondée sur une trop
>> malheureuse expérience , sur l'exemple de son frère ,
B
18 MERCURE DE FRANCE,
,
>> et sur celui d'un génie. L'auteur arabe ne cherche
>> point à détruire une prévention qu'il s'est plu à créer .
>>>Sans doute , pour ne point laisser de regrets au lecteur
>> qui lira tout l'ouvrage , et pour mettre un terme à
>> une barbarie aussi invraisemblable que révoltante
>> il doit faire obtenir grâce à la sultane ; mais il n'a pas
>> besoin pour cela de persuader Schahriar qu'elle lui
>> sera fidèle. Scheherazade ignore d'ailleurs le motif
>> de la conduite barbare du sultan qui n'a point révélé
>> son déshonneur. L'adroite et spirituelle conteuse ne
>> cherche qu'à l'amuser et à gagner du tems. Schahriar
>> ne se défie pas de cette ruse ; il la laisse volontiers
>> vivre un jour , parce qu'il peut la faire mourir le
>>> lendemain. Mille et une nuits ou deux ans et neuf
➤ mois s'écoulent dans ces délais toujours courts , mais
>> toujours renouvelés. Pendant ce laps de tems , -le sul-
>> tan , tout en écoutant les Contes de la sultane , l'a
>> rendue mère de trois enfans. La sultane pour obtenir
>> sa grâce toute entière , n'a plus alors recours aux
>> Contes ; elle présente à son mari ces trois innocentes
>> créatures , dont la dernière ne fait que de naître ;
➤ elles tendent toutes vers leur père des mains sup-
>> pliantes , et lui demandent la grâce de leur mère .
>>> Le sultan ne peut résister à ce spectacle : il em-
>> brasse tendrement son épouse et ses enfans , en de-
>> mandant seulement à Scheherazade de lui réciter
>> encore de tems en tems quelques-uns de ces Contes
>> qu'elle sait si bien, faire. Tel est le dénouement des
>> Mille et une Nuits que M. Galland ne connaissait pas ,
>> et que M. de Laharpe ne pouvait deviner. Les inci-
>> dens qu'il suppose dispensaient , comme on le voit ,
>> l'auteur de persuader le sultan , et de faire tendre
>> toutes les histoires vers ce but.>»
Cette explication ne laisse rien à désirer. D'ailleurs ,
si tous les Contes arabes tendaient vers le même but ,
ce recueil si considérable serait nécessairement monotone.
Comment l'auteur aurait-il pu y mettre cette
variété qui en fait le charme ? Il est aussi à présumer
que des Contes n'auraient point désabusé le sultan d'une
prevention fondée sur le témoignage de ses yeux.
Cependant M. de Perceval n'a point placé le véritable
AVRIL 1808.
19
dénouement des Mille et une Nuits à la fin de son
ouvrage. N'ayant point traduit tous les Contes qui se
trouvent dans son manuscrit , il le réserve pour une
autre continuation qu'il entreprendra si celle qu'il
présente obtient du succès. Il s'est servi du dénouement
adopté par M. Galland : le sultan charmé de l'esprit
et de la sagesse de Scheherazade ; sachant d'ailleurs
qu'elle s'est dévouée volontairement à la mort pour
sauver ses compagnes , lui parle ainsi : « Je vois bien ,
aimable Scheherazade , que vous êtes inépuisable dans
vos petits Contes ; il y a assez long-tems que vous m'en
divertissez. Vous avez apaisé ma colère , et je renonce
volontiers à la loi cruelle que je m'étais imposée :
jevous remets entiérement dans mes bonnes grâces , et
je veux que vous soyez regardée comme la libératrice
de toutes les filles qui devaient être immolées à mon
juste ressentiment. >>> Ce dénouement , comine on le
voit , est bien moins vraisemblable et bien moins intéressant
que celui dont le nouveau traducteur nous a
donné une idée.
La traduction de M. de Perceval se fait sur-tout remarquer
par l'observation la plus exacte du coloris
local. It peint les usagés et les moeurs avec beaucoup de
soin : on voit , par des détails qu'un autre aurait peutêtre
supprimés , les cérémonies pratiquées par les Musulmans
pour les naissances et pour les mariages ; lorsque
, sous ce rapport important , le texte n'est pas assez
développé , des notes courtes et instructives suppléent
àce défaut. Dans cette partie essentielle de son travail ,
M. de Perceval a été beaucoup plus scrupuleux que
M. Galland.
Un des Contes nouveaux les plus agréables est l'histoire
d'Alaeddin; je me bornerai à en indiquer l'idée
principale. Un fils unique , d'autant plus chéri par ses
parens qu'il est venu après vingt ans de mariage ,
a été élevé dans un souterrain : suivant les préjugés de
ces peuples , on a voulu le dérober aux regards des
méchans. Mais cette précaution est fort inutile : à peine
Alaeddin est- il sorti de sa retraite que le désir de voyager
s'empare de lui. Ses parens conçoivent les plus vives
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
alarmes , et lui adressent à peu près les mêmes remontrances
que le pigeon à son ami :
Qu'allez-vous faire?
L'absence est le plus grand des maux ,
Non pas pour vous , cruel ! au moins que les travaux ,
Les dangers , les soins du voyage
Changent un peu votre courage ,
Encor si la saison s'avançait davantage :
Attendez les zéphyrs . Qui vous presse ? Un corbeau
Tout- à-l'heure annonçait malheur à quelque oiseau .
Je ne songerai plus que rencontre funeste ,
Que faucons , que rézeaux. Hélas ! dirai-je , il pleut ,
Mon frère a- t- il tout ce qu'il veut ,
Bon soupé , bon gîte et le reste.
Les remontrances des parens d'Alaeddin n'ont pas plus
d'effet que celles du pigeon. Le jeune homme part , et
les pressentimens fâcheux qu'on a conçus se réalisent. II
est dépouillé par les Arabes bédouins , tous ses compagnons
sont égorgés , sa vie court le plus grand danger ,
et il arrive à Bagdad dénué de tout. Le sort se lasse pour
quelque tems de le persécuter , en cherchant dans une
Mosquée un asyle pour passer la nuit , il trouve un
vieillard qui est fort embarrassé , et auquel il peut être
utile. Chez les Musulmans , lorsqu'un homme a quitté
sa femme , il ne peut se remettre avec elle que quand
un autre homme l'a épousée et répudiée. Le vieillard a
un neveu auquel il a uni sa fille : cette dernière a donné
tant de désagrémens à son mari qu'il l'a répudiée , quoiqu'il
en fût éperduement amoureux ; il veut alors la
reprendre ; et l'on cherche un homme qui se prête à
l'exécution de ce dessein. Alaeddin y consent , en observant
gaiement qu'il vaut mieux passer la nuit dans un
bon lit auprès d'une jolie femme que dans la rue ou
sous un vestibule de Mosquée. La suite de cette histoire
est fort singulière ; et ce que j'en ai dit suffit pour
prouver qu'elle excite vivement la curiosité.
L'histoire d'Alaeddin présente une particularité fort
intéressante : c'est le seul Conte arabe où se trouve un
voyage chez les Chrétiens. J'en citerai quelques morceaux
qui montreront l'idée que se formaient les Orientaux
de nos moeurs , et de nos établissemens religieux.
4.
AVRIL 1808. 21
L'auteur suppose que son héros surpris par un consul
franc , est transporté à Gênes. Là il trouve un roi et un
divan qui poussent la sévérité un peu loin. Lorsque les
Musulmans sont présentés au prince, il leur demande
de quel pays ils sont : ayant répondu qu'ils sont d'Alexandrie
, le roi de Gênes donne un signal , et le bourreau
fait voler leurs têtes . Alaeddin fait la même réponse , on
est prêt à lui ôter la vie , lorsqu'une vieille religieuse
se présente au divan , et s'adressant au roi : « Prince ,
▸ lui dit-elle , ne vous avais-je pas dit de penser au
>> couvent , lorsque le capitaine amènerait quelques
>> captifs , et d'en réserver un ou deux pour le service
>> de l'église. Vous venez un peu tard , ma mère , ré-
>> pondit le roi; cependant en voici encore un qui reste :
>> vous pouvez en disposer.
>>La religieuse s'étant tournée vers Alaeddin lui de-
> manda s'il voulait se charger du service de l'église ,
>> ajoutant que , s'il ne voulait pas s'en charger , elle allait
>> le laisser mettre à mort , comme ses autres camarades .
>> Alaeddin consentit à suivre la religieuse qui sortit
>> avec lui de l'assemblée, et le conduisit sur-le-champ
>>à l'église.
>> Arrivé sous le vestibule , Alaeddin demanda à sa
>> conductrice quel était l'espèce de service qu'elle exi-
>>> geait de lui ? Au point du jour , lui dit-elle , vous
>> prendrez cinq mulets que vous conduirez dans la
>> forêt voisine , et là , après avoir abattu et fendu du
>>> bois sec , vous les en chargerez , et vous le rappor-
>> terez à la cuisine du couvent. Ensuite vous ramas-
>> serez les nattes et les tapis , vous les battrez et les bros-
>> serez . Et après avoir balayé et frotté le pavé de l'église
>> et les marches des autels , vous étendrez les tapis et
>> les replacerez comme ils étaient. Après cela , vous cri-
>> blerez deux boisseaux de froment , vous les moudrez ;
>> et après avoir pêtri la farine , vous en ferez de petits
>> pains pour les religieuses du couvent ; puis vous
>> éplucherez vingt-quatre boisseaux de lentilles , et
>> vous les ferez cuire ; vous remplirez d'eau les quatre
>> bassins , et vous en porterez dans les trois cent soixante
>> auges de pierre qui sont dans la cour . Quand cela
>> sera fait , vous nettoyerez les verres des lampes , vous
22 MERCURE DE FRANCE,
>> les remplirez d'huile , et vous aurez grand soin de les
>> allumer au premier coup de la cloche; ensuite vous
>> préparerez trois cent soixante-six écuelles , dans les-
>> quelles vous couperez vos petits pains , vous verserez
>> dessus le bouillon des lentilles , et vous irez porter
>> une écuelle à chaque religieuse et à chaque prêtre du
>> couvent. Ensuite , etc. >>>
On voit que , suivant l'opinion des Arabes, les domestiques
des couvens de Gènes ne restent pas dans l'oisiveté.
Alaeddin , effrayé des travaux auxquels il va être
condamné , interrompt la religieuse , en s'écriant : «Ah !
>> Madame , remenez-moi de grâce au roi , et qu'il me
>> fasse mourir s'il le veut! Rassurez-vous , lui dit la
>> religieuse , si vous vous acquittez exactement de votre
>> devoir , je vous promets que tout ira bien , et que
>> vous ne vous en repentirez pas ; si au contraire vous
>>> mettiez de la négligence dans votre service , je me
>>> verrais forcée de vous remettre entre les mains du
>> roi qui vous ferait mourir sur-le-champ.>>>
Cette peinture singulière montre les erreurs dans lesquelles
on peut tomber , lorsqu'on parle des institutions
d'un peuple sans avoir pénétré dans son intérieur , et
sans avoir étudié par soi-même ses moeurs et ses habitudes.
Nous avons un grand nombre de descriptions
romanesques des sérails de l'Orient : il est très-probable
que les Musulmans , s'ils pouvaient les lire , en porteraient
à peu près le même jugement que le lecteur, a
déjà porté sur cette peinture d'un couvent de Gênes .
Les Orientaux aiment beaucoup les sentences et les
proverbes ; et leurs maximes se font sur-tout remarquer
par que grande précision. Un des Contes traduits
par M. de Perceval en offie plusieurs , j'en citerai quelques-
unes qui pourront donner une idée de la philosophie
morale des Arabes :
<<Fermez l'oreille aux discours d'une femme impru-
>> dente , de peur qu'elle ne vous embarrasse dans ses
>> filets , qu'elle ne vous couvre de honte , et ne soit
➤ cause de votre perte.
>>Ne vous laissez pas séduire par ces femmes riche-
>> ment vêtnes qui exhalent l'odeur des parfums les plus
>> exquis. Ne leur laissez prendre aucun empire sur
AVRIL 1808. 23
>>> votre coeur , et ne leur livrez pas ce qui vous ap-
>> partient.
>> Ne soyez pas comme l'amandier qui pousse des
>>feuilles avant tous les autres arbres , mais qui donne
>> son fruit après eux : soyez plutôt comme le mûrier,
>>dont les feuilles poussent avec celles des autres ar-
>> bres , mais dont le fruit mûrit le premier.
» Si un ennemi veut vous nuire , tâchez de le pré-
>> venir en lui faisant du bien.
>> L'insensé bronche et tombe ; l'homme sage bron-
>> che , mais ne tombe pas , ou se relève bientôt ; s'il est
>>malade , il peut être guéri facilement ; mais la ma-
>> ladie des insensés et des ignorans est incurable .
>>N'espérez rien de bon des sots et des insensés : si
>> l'eau pouvait arrêter son cours , si les oiseaux pou-
> vaient s'élever jusqu'au ciel , le corbeau devenir
>>blanc, la myrrhe devenir aussi donce que le miel ,
>> les sots pourraient comprendre et s'instruire.
>> Si vous voulez être sage , apprenez à retenir votre
>>langue , votre main et vos yeux , etc. >>>
Les maximes qu'on vient de lire peuvent paraître
un peu communes ; mais elles deviennent intéressantes ,
quand on se reporte chez les Arabes. On doit remarquer
que ce qu'elles ont de plus pur et de plus élevé ,
principalement la conduite qu'il faut tenir avec ses ennemis
, est évidemment puisé dans le christianisme.
Ces deux derniers volumés l'emportent pour le style
sur la traduction de M. Galland. L'auteur , sans s'éloigner
de la précision orientale , donne à sa diction l'élégance
et le naturel qui conviennent au genre. Il ne
néglige aucun détail de moeurs ; et ce soin scrupuleux
répand sur son travail quelque chose d'originał et de
piquant. Il a su réunir , ce qui est fort rare , l'utile à
l'agréable ; et l'on trouverait difficilement dans des histoires
et dans des voyages des peintures morales aussi
frappantes et aussi instructives. Les amis des lettres
doivent donc désirer que M. de Perceval poursuive son
travail , et qu'il publie la traduction complète des
Contes que lui présente encore son manuscrit .
PETITOT.
24 MERCURE DE FRANCE ,
:
RECHERCHES HISTORIQUES sur les variations de la
langue française jusqu'au siècle de François Ier
avec cette épigraphe :
un On pourrait faire , pour l'usage des jeunes gens ,
recueil des plus belles pièces , et quelquefois des plus
beaux endroits d'un ouvrage qu'on ne peut pas leur
donner en entier.
ROLLIN , Traité des Etudes .
Paris , chez Lamy, libraire , à l'Espérance , quai des
Augustins.
J'AI , dans un des précédens numéros , parlé avec
estime d'une compilation que M. Edmont Cordier a
donnée sous le titre de l'Abeillefrançaise ; la brochure
que j'annonce aujourd'hui mérite aussi quelques éloges,
parce qu'elle peut servir à l'instruction des jeunes gens.
C'est l'extrait de beaucoup de livres , et cet extrait est
fait avec assez de soin et de méthode .
M. Cordier divise son ouvrage en deux chapitres .
Dans le premier , il entretient son lecteur des études
des Francs depuis leur établissement dans les Gaules
jusqu'au douzième siècle , et dans le second , de la rudesse
et de la disette de la langue française jusqu'au
règne de François Ier. Il lui apprend d'abord que les
premiers Francs n'étudiaient point , et que ne sachant
pas écrire en leur langue , lorsqu'ils faisaient quelque
usage des lettres pour le commerce de la vie , ce n'était
qu'en latin.
Charlemagne , étant monté sur le trône , s'occupa des
études , établit des écoles dans les principales villes de
son Empire et même dans son palais. On y enseignait la
grammaire , le chant et le calcul. La grammaire était
d'autant plus nécessaire que le latin était déjà tout-àfait
corrompu , et que la langue romane rustique , c'est
ainsi que l'on nommait la langue vulgaire d'où est sorti
notre français , n'était qu'un jargon informe et incertain.
Quant à la langue tudesque qui était celle du
prince , on commençait à l'écrire ; on l'avait employée
AVRIL 1808 . 25
V
à quelques versions de l'Ecriture sainte , et Charlemagne
en faisait lui-même une grammaire. Les grandes
vues de ce prince relativement aux études finirent avec
sa vie. On voit des actes publics , et même des capitulaires
du tems de Charles-le-Chauve , en 840 , écrits
en latin absolument barbare. Mais sous le règne de Philippe
Ier , en 1061 , on commence à trouver dans plusieurs
églises de France des hommes renommés pour
leur savoir ; des écoles sont fondées dans les cathédrales ,
dans les monastères , et l'on y étudie la théologie , les
canons , la dialectique et les mathématiques. Les études
font des progrès remarquables dans le onzième et le
douzième siècles , et se composent de quatre genres ou
facultés. Il y en avait trois principales , la théologie , le.
droit , la médecine ; la quatrième comprenait toutes
les autres études que l'on jugeait nécessaires pour arriver
à ces hautes sciences , et quo l'on appelait du nom général
d'arts. C'est sur ce plan que se formèrent les universités
, principalement celle de Paris. Jusqu'au douzième
siècle , le latin était nécessaire pour les affaires
et les actes publics , il l'était pour les voyages , et on
appelait les interprêtes latiniers ; mais dès le treizième
siècle , il n'était plus en usage parmi le peuple , et la
langue vülgaire en France était celle que nous lisons
dans Ville-Hardouin , dans Joinville , et dans les romanciers
du même tems .
Voilà , mais en très-peu dè mots , les recherches que
présente le premier chapitre de M. Cordier. Parcourons
rapidement le second.
Tous les peuples de l'Europe , excepté les Sarmates ,
les Grecs et les Romains , ont parlé la langue celtique.
Lorsque les Francs , peuples Germains , eurent forcé
le Rhin qui servait de barrière aux Romains contre les
invasions des barbares du Nord , et qu'ils se furent
emparés des Gaules , ils y trouvèrent trois langues vivantes
: la langue celtique , qu'ils parlaient eux-mêmes ,
la langue latine et la langue romane. Quelque tems
après leur établissement , il n'y eut plus d'autre langue
en usage que la romane et le tudesque.
La langue romane se polit insensiblement , et finit
par l'emporter sur la langue tudesque , parce que dans
26 MERCURE DE FRANCE,
la Provence où on la parlait , il s'éleva un très-grand
nombre de troubadours ou trouvères qui se répandirent
dans toutes les autres provinces , et y firent goûter leurs
compositions poëtiques.
Constance , femme du roi Robert et fille du comte
d'Arles , attira auprès d'elle beaucoup de ces poëtes
provençaux. La fureur de composer en vers s'empara
de l'esprit des courtisans , et la langue romane reléguant
la tudesque en Allemagne devint celle de la cour.
Guillaume-le - Conquérant s'attacha beaucoup à étendre
et à perfectionner cette langue qu'on appelait dèslors
la langue française , et fit ce qu'il put pour l'établir
en Angleterre sur les ruines du saxon. Mais c'est à
François Ier que nous avons l'obligation de l'avoir tirée
de la barbarie où elle était encore au commencement
de son règne. Il rendit une ordonnance qui proscrivait
le latin des jugemens et actes publics , et voulait qu'ils
fussent rédigés en français. Cette ordonnance accéléra
les progrès de la langue , parce qu'il fallait donner une
attention sérieuse au choix et à la propriété des termes
qui devaient , dans des actes , régler les intérêts respectifs
des contractans ; <<<mais le goût vif et délicat de
ce prince pour les bonnes études , son amour pour les
Muses qu'il rassembla dans sa capitale et dans son propre
palais , le Collége royal qu'il fonda pour les y fixer
à jamais , enfin la protection qu'il accorda à tous ceux
qui se distinguaient par leur mérite et leurs connaissances
, furent des causes non moins puissantes du perfectionnement
que la langue acquit de son tems . >>>
Il eût été bon , ce me semble , de suivre la langue
française dans les révolutions qu'elle a subies depuis
François Ier jusqu'à Louis XIV , et M. Cordier fera bien
de s'imposer cette tâche. S'il se décide à la remplir , il
fera bien aussi de donner à son style , sinon plus de
correction , du moins plus d'élégance . V.
ELMA , ou le Retour à la Vertu. Trois vol . in- 12 .
A Paris , chez Joseph Chaumerot , libraire , Palais du
AVRIL. 1808.
27
:
Tribunat , galerie de bois , près le passage Valois
n° 188. 1808. -
ERNESTINE , Comtesse d'Awemberg , traduit de l'allemand,
de WILHEM STURNER. Deux vol. in-12 . Chez
Frechet, libraire-commissionnaire , rue du Petit-Lion-
Saint-Sulpice , nºs 21 et 24. 1807 .
LE FANTOME DE NEMBROD- CASTLE ; par M. DE
SAINT - VENANT. Deux vol, in- 12 , Chez le même
1808. libraire que le roman précédent. - 1
LES ENFANS DES VOSGES ; par S. C. *******. Deux
vol. in-12. Chez le même libraire.-1808.
Nous ne ferons qu'un seul article de ces quatre romans
, parce qu'aucun ne mérite un extrait particulier.
Les aventures qui en forment le tissu , sont un ramassis
(qu'on nous pardonne l'expression ) des situations les
plus extravagantes , des événemens les plus bizarres ,
racontés du style le plus plat , et souvent le plus niais.
Dans l'un , c'est une jeune fille abandonnée de ses
parens , qu'une grande Dame , à la recommandation
de sa femme-de-chambre , recueille, et fait élever chez
elle en héritière de qualité , qui se laisse séduire par le
secrétaire de sa bienfaitrice , et ne peut se faire épouser
par lui , quoiqu'elle en ait un enfant , gage et sans doute
punition de sa faute , et qui , étant sortie de chez cette
Dame , au tems de la terreur ( car les romanciers
actuels aiment beaucoup à nous en rappeler le triste
souvenir), lui donne asyle , lorsqu'elle vient d'échapper
à la mort par une espèce de miracle. La jeune personne
, au reste, malgré sa faiblesse et ce qui en résulte ,
nous est donnée comme un modèle de toutes les vertus,
A travers ces événemens se trouve jeté un ecclésiastique
, qui a été long-tems un honime du monde , un de
ces gens que dans le roman de Gilblas le duc de Lermes
appelle assez plaisamment un Picaro , dont le coeur
s'est usépar des passions successives , qui se fait hermite
dans les Pyrénées , qui se marie avec une jeune aventurière
tombée comme des nues dans son hermitage ,
qui la perd bientôt après , et qui se consacrant enfin au
culte des autels , se trouve enfermé à la Conciergerie
1
28 MERCURE DE FRANCE ,
avec des prisonniers de tous rangs et de tous sexes , victimes
de la tyrannie décemvirale .
Dans l'autre roman , c'est une allemande de qualité ,
mariée à un homme qu'elle n'aime pas et qui n'a obtenu
sa main que par une supercherie indigne d'un galant
homme ; qui conserve toujours des liaisons avec un
jeune voisin qu'elle aimait même avant son mariage ;
qui perd son mari qu'un comte de l'Empire aussi amoureux
d'elle fait assassiner ; qui, libre enfin , refuse longtems
la main du neveu de ce comte par une délicatesse
assez mal entendue ; qui se trouve réduite par des apparences
à croire son jeune amant le plus lâche et le
plus atroce des criminels ; le reconnaît , quand tout se
dénoue , pour le modèle des amans parfaits et des hommes
vertueux , et l'épouse , même du consentement du
neveu du comte avec lequel pourtant à la fin , elle
s'était presque engagée.
,
Dans le troisième roman , c'est encore une jeune fille
dont la mère , née princesse , est devenue amoureuse
d'un bel anglais , et s'est presque jetée à sa tête. Cette
princesse s'unit à son amant par un mariage clandestin
; et ensuite forcée par son père à épouser un duc
elle lui donne la main , quoiqu'il eût suffi , pour empêcher
ces noeuds qu'elle déteste , d'instruire son père de
son premier mariage ; mais cet aveu une fois fait , il
'n'y avait plus de roman , et l'auteur voulait à toute
force en faire un. Le bel anglais , que le père de la
princesse a trouvé le moyen de faire arrêter , an
moment où il s'enfuyait avec elle , reste en prisou
environ dix-huit ans , ce qui lui donne toui le loisir de
faire des réflexions. Enfin, il n'en sort qu'à condition
d'abord qu'il renoncera à toute prétention sur la
priucesse (ce qui est facile à exécuter , car elle est
morte) , ensuite , qu'il ne reprendra jamais son premier
nom qu'on lui avait fait quitter , et sur-tout , qu'il
ne se fera jamais reconnaître de ses parens , même
s'il retourne en Angleterre : nous ne voyons pas trop
quel pouvait être le motif, ou le prétexte de cette
dernière condition que Panglais , fidèle à son serment,
remplit avec exactitude comme les autres. Mais tout
a son terme , et au moment où l'anglais , qui s'est
,
AVRIL 1808.
29
:
hit sécrètement une habitation dans un vieil aqueduc ,
pour être plus à même de visiter des terres qu'il a
dans sa patrie, se revêt la nuit d'un domino blanc
et s'introduit ainsi déguisé dans un pavillon du parc
d'un de ses châteaux , possédé alors par son cousin
qui se croit son héritier : il est pris , comme de raison ,
pour un revenant , et reconnu bientôt pour ce qu'il
▸ est réellement de tout le monde , et même de sa fille ,
qui ne l'a jamais vu qu'en peinture , et qui conduite
dans ce château par une série d'événemens tous plus
| bizarres les uns que les autres , termine tout enfin
(car il faut que tout finisse , même les romans) par
épouser le neveu de son père qui brûlait pour elle
de l'amour le plus sentimental.
Le héros du quatrième roman est un habitant aisé
d'une petite ville des Vosges , qui devenu suspect dans
le tems de la terreur , trahi et poursuivi même par
un homme à qui il avait fait du bien, et qu'il avait
marié à la fille d'un de ses anciens domestiques , est
arraché à tous les périls qui l'assiégent par le bon
coeur et la présence d'esprit des deux enfans de cet
homme devenu ingrat et son ennemi le plus acharné.
Quoique ce dernir roman soit denué de style , d'esprit
et de tout ce qui tient au mérite de l'art , il n'est
cependant pas tout à fait sans intérêt comme les trois
antres . On aime à voir la bonté dans une ame enfantine
, parce qu'on croit alors qu'il n'est pas vrai
que l'homme soit né méchant. Cette idée nous plaît aussi
par la même raison. Mais en donnant à deux enfans
lintention de sauver le bienfaiteur de leur père et
de leur mère, il ne faut pas leur faire,entreprendre
et exécuter des projets au-dessus de leur âge et de
leur conception : il ne faut pas sur-tout faire si mal
parler ceux qu'on fait si bien agir.
Voilà pourtant quelles sont les rapsodies que les
libraires s'empressent de publier chaque jour. Cependant
il faut leur rendre justice : ils semblent
apprécier eux-mêmes la valeur de ces productions .
Les caractères et le papier des volumes correspondent
parfaitement avec le mérite des ouvrages , qu'ils impriment
à peu près comme les livres de la bibliothèque
30 MERCURE DE FRANCE ,
bleue , mis autrefois en lumière à Langres par M
la veuve Oudet. Mais n'est-ce pas trop compter sur
l'indulgence du public ?... Μ.
7
ALMANACH DES GOURMANDS , servant de guide dans
les moyens de faire excellente chère ; par un vieil
Amateur. Sixième Année. A Paris , chez Maradan ,
libraire , rue des Grands-Augustins , nº 9 .
M. Grimod de la Regnière est tout à fait comme cet
homme dont parle le peuple dans un de ses dictons ,
qui se met dans l'eau jusqu'au cou , de peur que la
pluie ne le mouille ; né pour être ridicule, ayant senti
de bonne heure qu'il le serait en dépit de tous ses efforts ,
il s'est complu à le devenir ; il l'est devenu de toutes
les façons ; il s'en est fait une manière d'être , un état ,
une existence , une gloire. En commençant son volume
de la sixième année par une préface au moins
inutile , il sent qu'il se donne un ridicule ; il en avertit
de peur qu'on ne s'en aperçoive pas , et il dit: << nous
le bravons, ainsi quenous en avons bravé tant d'autres.>>>
Il a raison; un ridicule de plus n'est pas une affaire
pour lui : tout ce qu'il peut craindre, c'est que lassé
de tant de folies , le public n'y fasse plus la même
attention , on ne lui fasse l'injustice de croire qu'il
n'est plus aussi extravagant qu'autrefois : qu'il y prenne
garde, s'il ne renchérit pas chaque jour sur sa bizarrerie ,
si l'on peut soupçonner qu'il devient un peu plus raisonnable
, il est perdu ; je ne veux cependant pas lui
donner trop tôt des craintes , il n'a pas encore baissé ,
il est toujours digne de lui-même.
Que peuvent la critique et la plaisanterie contre un
homme ainsi fait ? elles ne peuvent pas lui dire plus
haut que son nom. Il nefaut pas se fâcher contre lui ;
çar il pourrait bien en être trop content : il ne faut
pas non plus se moquer de lui ; car il a pris depuis
long-tems les devans ; ce serait l'imiter en quelque
chose , et c'est ce qu'il convient d'éviter en tout. Je
me bornerai donc à donner une idée des différens morAVRIL
1808. 51
ceaux qui composent son volume , et à citer quelquesuns
des traits heureux qui les embellissent.
M. Grimod de la Regnière , premier ministre de la
gueule( c'est ainsi qu'il se qualifie ) , donne des recettes
pour des mets et des sauces recherchés ; mais s'accommodant
à notre caractère , qu'un ton trop sérieux rebute
même dans les matières les plus graves , el ne
dédaignant aucun des moyens de propager son utile
doctrine, il a cru devoir répandre un léger vernis
d'ironie et de persifflage sur sa description des coulis ,
des liaisons , et des ambigus . Il est le parodiste du
cuisinier français , et , pour ainsi dire, le Scarron de
cet autre Virgile. A propos des liaisons en cuisine ,
il rappelle agréablement les liaisons de parenté , d'intérêt,
de plaisir, d'amour , d'amitié , et même le roman
des Liaisons dangereuses . Le cuisinier qui fait cuire.
les écrevisses à petit feu , est un inquisiteur qui fait
rôtir des hérétiques. La pêche rassemble en elle les
charmes partagés entre les plus jolies actrices de nos
théâtres ; ces actrices sont nommées , et ceux de leurs
appas qui répondentaux appas de la pêche, décrits d'une
façon tout à fait galante. Un gourmand en tête à tête
avec un excellent plat de son goût, est uu sultan dans un
boudoir avec une odalisque fraiche et provoquante
commeMile Bourgoin . La destruction de la table d'hôte
du nom de Jésus , table servie en maigre , et dont
<<l'hôtesse avait le visage tellement labouré par la petite
» vérole , que d'un litron de pois qu'on lui eût jeté à
>> la face , aucun ne serait retombé à terre , parce que
>> chaque grain eût pu trouver un trou pour se loger ; >>>
la destruction de cette table d'hôte fournit à l'auteur
le sujet d'un des plus éloquens chapitres qui aient été
écrits sur les excès révolutionnaires. Le rétablissement
des autels remit sur pied la table d'hôte du nom de
Jésus , en permettant de nouveau aux Français l'observation
publique des abstinences prescrites par l'église,
et l'illustre M. Besse put rendre à sa maison le nom
de notre Divin Rédempteur , qu'il avait été forcé de
changer contre celui de l'unité. Les penseurs profonds
savent remonter aux causes les plus reculées , etpår
une suite non interrompue de conséquences , vous ame32
MERCURE DE FRANCE ,
-
ner aux effets qui semblent avoir le moins de rapport
avec ces causes. M. Grimod de la Regnière part des
massacres des 5 et 6 octobre pour expliquer l'usage ,
aujourd'hui généralement établi , de diner de quatre
heures à sept et bientôt à huit ; et ce qu'il ne pardonne
pas à la révolution , dit- il , c'est d'avoir changé nos
habitudes les plus sacrées ; on voit bien qu'il parle ici de
l'habitude de dîner entre deux et trois heures. Nous y
avons perdu le souper ! Quel français peut se consoler
d'uneperte aussi douloureuse ? Pour réparer autant qu'il
est enlui ce mal irréparable , M. Grimod de la Regnière
insiste sur la nécessité de faire un second déjeûner ,
un déjeûner à lafourchette, et il en donne , en quelque
sorte , le programme. Il y a peu de diners qui valussent
un pareil déjeûner ; l'inventeur seul pourrait en être
le héros ; la capacité de son estomac surpasse , dit-on ,
la fécondité de son imagination , et l'on pense généralement
que celle-ci serait épuisée , bien avant que
l'autre fût rempli. Quelque exemple fameux vient
toujours à l'appui de ses préceptes. En nous recommandant
à déjeûner la selle de mouton , il nous apprend
qu'un très-éminent personnage s'en fait servir
une tous les matins. Malheur à tout nom célèbre que
l'auteur peut amener dans ses pages moitié sérieuses ,
moitié bouffonnes ; il les fait figurer de force au milieu
des pièces de grand et petit four , des rôtis , des entrées
et des entre-mets. Il nous parle quelque part , et à
propos de je ne sais plus quoi , de M. de C ....... ;
il nous apprend que ce jeune poëte , trop tôt ravi à
la gloire et aux charmes de la carrière littéraire , a
tenu long-tems d'une main ferme le sceptre de la romance
, qu'aujourd'hui il porte avec succès une partie
du poids d'un ministère pénible et sévère , et que dans
ce haut poste d'honneur , il a toujours bien voulu voir
dans les gens de lettres des confrères et des amis. II
est beau de ne point s'oublier , et M. de C ....... mérite
sûrement cet éloge ; mais l'éloge et celui qui le
mérite , et le sceptre de la romance , et le ministère
des cultes , tout cela est singulièrement placé dans un
Almanach des Gourmands . C'est avec plus de convenance
qu'on y fait , à M. de C ....... , le reproche d'être
AVRIL 1808 .
d'être trop sobre : voilà qui tient au sujet , et je trouve
tout simple que M. de la Regnière dénonce un homme
sobre , à ses confrères les gourmands , comme un personnage
peu digne de leur estime , de même qu'il leur
signale sans cesse M. d'A...F...E. , comme un des plus
solides soutiens de l'empire de la gueule.
M. Grimod de la Regnière, en critique honnête
et judicieux , ne veut parler dans son livre que des
productions qu'il connaît bien , qu'il a soumises à
un examen réfléchi. En conséquence il a invité les
artistes pâtissiers , chaircuitiers , confiseurs , distillateurs
etc. , qui voudraient figurer avantageusement dans son
Almanach , à lui fournir des exemplaires de leurs
divers ouvrages. Cette sorte de tribut s'appelle légitimation.
Quelques auteurs paraissent l'avoir payé jusqu'ici
avec beaucoup de régularité; d'autres s'en sont
affranchis ; d'autres enfin ne s'y sont jamais soumis.
C'est d'après cette différence de conduite, que M. G.
de la R. règle ses éloges , ses encouragemens , ses menaces
, ses reproches et méme son silence. Trop heureux
encore les réfractaires qu'il ne punit qu'en n'en
parlant pas ! ils savent comment il faut s'y prendre
pour lui faire ouvrir la bouche ; s'il la tient fermée ,
c'est qu'ils le veulent bien , et ils n'ont pas lieu de se
plaindre. Mais tous n'en sont pas quittes à si bon
compte. Un fabricant de Chocolat a-t-il négligé de
lui envoyer sa légitimation annuelle, nous avons
dit-il , de très-fortes raisons de croire que cette maison
n'existe plus; et voilà que les pratiques de ce fabricant
le croyant mort ou en fallite , cessent tout à coup
de se fournir chez lui. Nous avons , nous , de trèsfortes
raisons de croire que ce procédé trop souvent
répété par M. G. de la R. est un procédé très peu
loyal; puisqu'il faut absolument qu'il se donne des
ridicules , il devrait choisir de préférence ceux qui
ne sont pas préjudiciables à la fortune et à l'honneur
des autres. Est- il permis de porter atteinte à la réputation
, au crédit , à l'existence d'un marchand , parce
qu'il s'est respecté en refusant à un homme qui ne
se respectait pas , l'humiliant salaire que celui-ci demandait
pour ses éloges ? A.
34 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Théâtre du Vaudeville.-Première représentation
de la Vallée de Barcelonnette .
Le duc de Savoie et M. de Catinat se sont donnés rendezvous
dans la vallée de Barcelonnette pour y traiter de la
paix : ils sont travestis en hermites. Un commandant allemand
, instruit que l'un des deux est M. de Catinat , les
arrête , les fait enfermer , et se retire sans doute pour leur
donuer le tems de préparer des moyens d'évasion. Charles ,
jeune ramoneur sauvé autrefois par M. de Catinat , pénètre
jusqu'à eux par une cheminée , emporte leurs écharpes pour
-les montrer aux commandans de leurs troupes , et revient
-à leur tête les délivrer au moment où le commandant allemand
allait les envoyer au quartier - général du prince
Eugène.
Cet ouvrage rappelle peut-être quelques situations connues
au théâtre , et n'a pas une vraisemblance très- rigoureuse
; mais il y a beaucoup d'esprit dans le dialogue et
des couplets très-fins et très-bien tournés : de plus le rôle
de Charles a été très bien rendu par Mme Harvey ; il était
difficile qu'avec tous ces moyens de plaire il ne réussit pas .
Les auteurs sont MM. Dieu-la-Foyet Gersaint , connus par
plusieurs succès , et qui récemment encore en ont obtenu
un très- mérité dans le vaudeville des Pages du duc de
Vendôme.
Concert de Mle Colbran . - Ce concert avait attiré une
société nombreuse et choisie : il a commencé par l'ouverture
de Faniska , de notre célèbre Chérubini , et l'orchestre ,
dirigé par M. Gresset , l'a exécuté avec une perfection que
l'on ne peut trouver qu'à Paris.
comparer
11
Dans la seconde partie du concert , Mlle Colbran a chanté
un air de Crescentini : c'est dans ce morceau , parfaitement
adapté à ses moyens , qu'elle a déployé le plus grand talent .
J'ai entendu Mlie Colbran avec Mme Catalani ,
et je ne trouve aucun rapport entre les talens de ces deux
célèbres cantatrices . Mthe Catalani a une voix beaucoup plus
étendue que Mlle Colbran ; mais cette dernière a plus d'expression
sur-tout dans les cordes moyennes de la voix : enfin
les amateurs des difficultés brillantes seront séduits par la
hardiesse de Mme Catalani , mais je n'hésite pas à dire que
les musiciens préféreront à ces tours de force l'exécution
AVRIL 1808. 35
pure et vraie de Mlle Colbran. On espère qu'elle ne quittera
pas Paris sans nous faire jouir encore une fois de son
beautalent: je lui transmets ici le voeu des amateurs que
son concert avait réunis .
Théâtre de l'Impératrice. - Ordre et Désordre , comédie
en trois actes et en vers de MM. Chazet . Sewrin , a obtenu
à ce théâtre le succès le plus flatteur. Un ouvrage de cette
importance mérite bien une analyse détaillée : nous la donnerons
dans le premier numéro.
Aux Rédacteurs du Mercure .
B.
MESSIEURS, ce n'est plus à mes anciens collaborateurs que je m'adresse
; aucund'eux , j'en suis bien assuré , n'eût accompagné ma courte
réclamation d'un si long commentaire. Je ne demanderai pas à qui je
le dois, mais je ne puis me dispenser de lui dire qu'il s'est bien trompé
sur le sentiment qui m'a dicté ma lettre : il suffisait de la lire pour
s'en convaincre.
J'estime la personne et le talent de M. de Millevoye peut-être autant
que lui : c'est moi qui ai appuyé sa présentation à la Société philotechnique
dont il adésiré d'être membre. Je n'ai jamais parlé de plagiat ;
je n'ai pas eu besoin d'être rassuré. Il n'y avait pas de procès , et par
conséquent M. doMillevoye n'avait pas besoin d'être absous etjustifié
si sérieusement d'un reproche qu'on ne lui faisait pas .
Quant au peu de ressemblance qu'il trouve entre les deux pièces de
vers,je laisse le public impartial juge du différent ; c'est encore à lui
plus qu'à mon bénévole commentateur qu'il appartient de décider si
mes vers disent plus ou moins que ceux de M. de Millevoye ; je me
borne à penser que le rédacteur de la note ne sera pas si facilement
absous à mes yeux de malveillance àmon égard que M. de Millevoye
deplagiat.
Agnosco et ignosco.
J'ai l'honneur d'être avec considération , Messieurs , votre dévoué
serviteur ,
DE LA CHABEASSIÈRE..
LAClasse de la langue et de la littérature françaises, avait
proposé deux sujets pour le concours de cette année. L'un
était le Tableau littéraire de la France au dix - huitième
siècle. Le prix n'a pas été donné , et le même sujet est remis
au concours pour l'année prochaine. Le second sujet était
l'Eloge de Pierre Corneille. Le prix a été adjugé , à l'unanimité
, à un discours dont M. Victorin Fabre s'est déclaré
C
36 MERCURE DE FRANCE ,
l'auteur. L'accessit a été donné à un discours que l'on attribue
à M. Auger. Deux autres discours , dont un des
anteurs est M. Chazet , ont obtenu des mentions honorabies.
Le prix sera décerné , dans la séance publique
que tiendra à l'Institut la Classe de la langue et de la litté-
Tature françaises , mercredi 6 avril .
-
Bulletin des Sciences et des Arts.
M. REGNTER , conservateur du Muséum d'artillerie a
présenté à la Société d'encouragement une serrure égyptienne
qu'il a perfectionnée en y appliquant un cache-entrée
de son invention. Cette serrure d'une simplicité extrême ést
à l'abri des rossignols et des fausses clefs . On peut l'adapter
également aux portes , aux armoires , aux coffres ; elle les
rend incrochetables .
M. de Bétancourt a soumis au jugement de la première
classe de l'Institut une écluse de son invention. Le mérite
de cette éclusé consiste à employer le moins d'eau possible
pour faire descendre ou monter un bateau dans un canal
divisé en biefs , et de proportionner cette quantité d'eau au
volume du bateau. La classe a arrêté que le Mémoire de
M. de Bétancourt serait imprimé dans le volume où elle
publie les meilleurs ouvrages qui lui sont présentés par des
savans étrangers .
---L'ouvrage périodique étranger qui apour litre : Magazin
der neuen erfindungen , n°. 8 , annonce qu'un chimiste écossais
, nommé Crooks , a trouvé le moyen de faire de très-bon
savon avec du poisson pourri et de l'urine fermentée. Il
prend une partie de potasse et huit partics de poissons , et il
yajoute huit parties d'urine rendue caustique par la chaux
vive. Il fait bouillir le tout avec quatre livres par quintal de
menthe sèche pour atténuer l'odeur insupportable du poisson
pourri. Quelquefois il se sert de suie au lieu d'urine , et
rend sa lessive caustique par le moyen de la chaux vive.
Avant de connaître le savon, les Romains ne blanchissaient
leurs vétemens qu'avec l'urine corrompue , mais ils
les lavaient ensuite , et les parfumaient de manière qu'ils ne
conservaient aucune odeur d'urine. Nous doutons que nos
petites maîtresses consentissent à laisser blanchir leur linge
avec le savon écossais .
-M. Isengard étant chargé , en sa qualité de sous-provéditeur
, de procurer au pays qui avoisine les montagnes
AVRIL 1808. 57-
di-Parmesan , les objets de première nécessité qui y manquaient
par la difficulté des arrivages , cut recours à la
mousse (hypuum cryspum ) très -abondante sur les hêtres ,
qui couvrent ces montagnes , pour en faire des matelas et
des fauteuils . Ces matelas , plus élastiques que ceux de laine ,
sent moins susceptibles d'être attaqués par les vers et de
retenir les miasmes putrides .
Il y a plusieurs espèces de mousses qui peuvent être employées
de la même manière , et cet usage serait fort utile
dans les campagnes .
M. Argand , auquel on doit les lampes à double courant
, improprement appelées quinquets , vient de construireun
fanal télégraphique très-ingénieux. Ce fanal essayé
àGenève et au Havre a présenté des avantages réels. La
lumière est plus belle que celle des fanaux ordinaires , et,
Péconomie du combustible est comme 2 : 9.
Dans un Mémoire qu'il a publié à ce sujet , M. Argand
fait connaître la quantité d'huile importée annuellement en
Angleterre par les navires faisant la pèche de la baleine dans
lamer du Sud. On trouve pour 1792 ce résultat, 2096 tonneaux
ou 41,920 quintaux d'huile à 4 schellings le gallon,
on 1 livre 4 sous la pinte , prix qui depuis a doublé , fait la
somme importante de 109,690 liv. sterling ou 2,622,560 fr.
pour l'importation d'une seule année .
MM. Thenardet Gay-Lussac, dans une notice lue à
l'Institut , viennent de lui annoncer qu'ils sont parvenus à,
décomposer la potasse et la soude, et à en retirer les métaux
qu'elles contiennent , par des moyens chimiques , sans
le secours de la pile de volta. C'est en traitant ces alcalis.
avec du charbon et du fer à une haute température dans le
laboratoire de l'Ecole polytechnique , qu'ils en ont opéré
ladécomposition. On n'obtient dans un vase de fer , avec le
charbon et la potasse ou la soude, qu'une masse noire qui ,
prend feu comme le pyrophore aussitôt qu'elle a le contact
de l'air, et qui s'enflamme tout à coup lorsqu'on la projette
dans l'eau: mais on obtient le métal parfaitement pur , lorsqu'au
lieu de charbon , on se sert de fer seulement. MM. Gay-
Lussac et Thenard en ont présenté à l'Institut plusieurs
grammes provenant d'une seule opération faite avec trente
grammes d'alcali . Déjà ils ont soumis ces métaux à quelques
épreuves très -intéressantes, qu'ils feront connaitre
hientôt. Aujourd'hui ils se contentent de dire qu'ils peuvent
préparer ces métaux en très -grande quantité , et qu'il leur
sera par conséquent facile d'étudier tous leurs rapports avec
58. MERCURE DE FRANCE ,
les autres corps. Ce fait paraîtra d'autant plus intéressant
que, par le moyen du galvanisme , on n'aurait jamais pu se
procurer assez de ces métaux pour les étudier , et que , de
plus , il fait reconnaître dans les agens chimiques , une
énergie au moins aussi puissante que celle du fluide électrique.
SOCIÉTÉS SAVANTES . - La Société libre des arts du Mans
(Sarthe) propose pour sujet d'un prix qu'elle doit décerner ,
le 22 novembre prochain , l'éloge de Pierre Belon , médecin
et naturaliste , né à la Soultière , commune de Cérans , près
Foulletourte , et qui vivait dans le seizième siècle .
Le prix sera une médaille de 200 fr.
Les Mémoires seront adressés , francs de port , avant le 20
octobre à M. Detournay , secrétaire-général de la Société ,
rue des Petits -Fossés , aú Mans .
Un autre prix relatifà l'agriculture , et qui pourra être
divisé en deux médailles de 150fr. chacune , a été proposé
par la méme Société , en faveur des deux agriculteurs
qui auraient cultivé avec le plus de succès deux champs ,
chacun d'un arpent ou 66 ares au moins , l'un en disette
ou bette-rave champêtre ; l'autre en gros pavot blanc , connu
sous le nom d'opium , de la graine duquel on extrait l'huile
d'oeillette .
Les concurrens préviendront quelque tems avant la récolte
le secrétaire qui convoquera la Société pour qu'elle
nomme des commissaires chargés de se transporter dans
les champs , d'en faire l'examen , et ensuite leur rapport.
-La Société de médecine de Marseille , dans sa séance
du 29 novembre 1807 , a proposé deux prix ; le premier sur
la question suivante : Déterminer le caractère de l'apoplexie ,
décrire ses espèces , faire connaître les maladies qui la stimulent
, établir le traitement qui convient à chaque espèce ,
et indiquer les moyens prophylactiques qui en affaiblissent
les dispositions .
Le prix consistera en une médaille d'or de la valeur de
300 francs .
Les Mémoires écrits lisiblement en latin ou en francais
devront être adressés , francs de port , avant le 15 septembre
1808 , à M. Sens , secrétaire-perpétuel.
Le second prix est dû à la générosité d'un membre de la
Société , et doit donner la solution des questions suivantes :
1º. Les maladies dartreuses sont-elles plus communes dans
les départemens méridionaux de la France , baignés par la
Méditerranée , que dans les autres lieux de cet Empire ?
AVRIL 1808. 39
2. Quelles sont les espèces de dartres que l'on y observe ?
3º. Quelles classes d'individus en sont le plus communément
affligées . 4° . Quelles en sont les causes ? 5° . En est- il qui se
communiquent par contagion ? 6° . Quel est le meilleur traitement
curatif?
Le prix sera de 200 francs.
Les Mémoires écrits lisiblement en lati,n ou en francais
devront être adressés , francs de port , avant le 1º juillet
1809 , à M. Sens , secrétaire perpétuel.
- Société d'amateurs des sciences et arts de la ville de
Lille.- Le sujet du prix proposé par cette Société en 1806
pour 1807 , et dont nous avons parlé dans la Revue ( troisième
trimestre de 1807 , p. 126 ) a été remis au concours
pour 1808.
Dans la même séance , il sera décerné une médaille d'or
de la valeur de 150 fr. à l'auteur d'une notice historique sur
les personnages célèbres ou d'un mérite distingué que Lille
a produits , avec indication de leurs principaux ouvrages en
tout genre
Les concurrens pourront , à leur choix , donner à leur
travail la forme d'éloges historiques ou celle d'une série de
notices biographiques.
Le délai pour l'envoi des Mémoires pour l'un et l'autre
prix expirera le 1er juillet.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. ) .
RUSSIE. - Pétersbourg , le 27 Février. - S. M. l'Empereur
de Russie a fait publier une déclaration de guerre contre
la Suède. En voici l'extrait :
« L'Empereur justement indigné , lorsqu'il apprit la violence
que l'Angleterre venait d'exercer contre le roi de
Danemarck , prévint le roi de la Grande-Bretagne qu'il ne
resterait pas insensible à cet outrage , à cette spoliation sans
exemple que l'Angleterre venait de se permettre contre un
roi son parent , son ami et l'antique allié de la Russie .
>>S. M. I. fit part de cette détermination au roi de Suède ,
qui se refusa à toute coopération , tant que les armées françaises
ne seraient pas éloignées des cotes de la Baltique ,
et que les ports allemands ne seraient pas ouverts au commerce
anglais.
40 MERCURE DE FRANCE ,
>> S. M. fit remettre le 16 novembre une seconde note,
par laquelle , rappelant au roi de Suède qu'elle venait de
rompre avec l'Angleterre , elle réclama de nouveau sa
coopération.
>> Cette note est restée près de deux mois sans réponse ,
et celle qui a été faite et qui a été remise au ministre de
S. M. Impériale , le 9 de janvier , porte le cachèt de la précédente.
>> L'Empereur étant informé que le cabinet de Saint-
James , cherchant à rattacher par la crainte le Danemarck
à son systême , l'avait menacé de faire entrer des troupes
suédoises en Séelande , et en outre de conquérir la Norwège
au profit de la Suède ; S. M. I. sachant d'ailleurs que
le roi de Suède formait secrétement une alliance à Londres ,
en même tems qu'il différait de répondre aux justes demandes
du cabinet russe , ne peut laisser dans le vague la
position de la Suède à l'égard de la Russie ; elle ne doit par
conséquent pas admettre sa neutralité .
)) Les dispositions du roi étant constatées , il ne reste
donc plus à S. M. I. que de récourir sans délai à tous les
moyens que la Providence lui a confiés pour garantir la sécurité
de son Empire , et elle en prévient ici le roi et
l'Europe entière. »
Depuis cette déclaration , l'armée russe est entrée en
Finlande le 22 février. Elle a culbuté tous les postes suédois.
Le 5 mars, la nouvelle est arrivée à Stockholm que
les Russes marchaient sur Abo , et qu'ils n'en étaient plus
qu'à huit jours de marche. A cette nouvelle , le roi de
Suède s'est oublié au point de faire arrêter M. d'Alopeus ,
ministre de Russie, et de faire mettre les scellés sur tous les`
papiers de la légation russe.
D'un autre côté , un corps d'armée française entre en '
Séelande .
- DANEMARCK. - Copenhague , le 16 Mars . - Le roi de
Danemarck , Christian VII , est mort à Rendsbourg , le 13
mars , d'une fièvre nerveuse ; il était âgé de soixante ans. Il
succéda à son père en 1766. Sa mort a été annoncée publiquement
par le ministre d'Etat comte de Schimelmann ,
et son fils proclamé roi sous le nom de Frédéric VI . La
garnison de Rendsbourg lui a prêté aussitôt serment de
fidélité , et le baron de Stermann a été expédié , comme
courier , pour porter à Copenhague la nouvelle du décès.
de Sa Majesté au nouveau roi. Ce prince est âgé de quarante
ans.
:
AVRIL 1808 . 411
-On vient de publier au son du tambour , à Elseneur ,
que toute communication avec la Suède était défendue .
Celui qui enverra dans ce royaume des lettres ou des paquets
, qui s'y rendra ou qui y entretiendra des liaisons ,
sera puni de mort. Les navires qui en arriveront seront
forcés de rebrousser chemin , et s'ils ont à bord des voyageurs
, il leur sera notifié qu'ils peuvent débarquer , mais
qu'ils n'auront plus la permission de retourner en Suède .
- Le prince de Ponte- Corvo est arrivé à Copenhague , et
a' reçu les honneurs dus à son rang. Tout est en activité
pour préparer l'embarquement et le passage de l'armée
française destinée pour la Scanie. On espère profiter du
premier moment d'un dégel parfait ; lenombre de bâtimens
armés que nous avons ici , est déja suffisant pour protéger
cette opération contre la flottille suédoise , qui d'ailleurs ne
pourra être réunie avant six semaines.
L'armée danoise vient de recevoir une organisation tout--
à-fait conforme à celle de l'armée française . Elle est distribuée
en cinq divisions , savoir : trois pour le Danemarck , et
deux pour la Norwège ; chaque division est composée d'un
certain nombre de brigades ; il y aura des généraux de division
et de brigade , des inspecteurs aux revues , etc. II
sera formé un seul état-major-général pour toute l'armée ;
les officiers de l'état-major seront choisis , sans distinction
de corps ni de grade , d'après la seule considération du mérite
et des talens. En tems de guerre , le généralissime pourra
composer et recomposer les divisions et les brigades , selon
l'urgence des circonstances .
- PRUSSE.- Koenigsberg , le 6 Mars . S. M. le roi de
Prusse , déterminée par l'exemple des deux cours impériales
de Paris et de Pétersbourg , d'après la déclaration de S. M.
l'empereur de Russie, du 10 février de cette année , interrompt
toute relation avec la Suède , et elle ordonne
à tous ses officiers , serviteurs et sujets , sous les peines les
plus sévères , de s'abstenir de toute communication et de
tout commerce avec ce royaume. En conséquence , et à
dater d'aujourd'hui , les ports prussiens seront, jusqu'à nouvel
ordre , entiérement fermés aux vaisseaux et aux marchandises
de Suède; les vaisseaux ou marchandises prussiennes
ne seront plus expédiées des ports de Prusse pour
la Suède, et les vaisseaux ou marchandises suédoises ou
neutres qui viennent de la Suède , ne pourront plus entrer
dans les ports prussiens.
ESPAGNE.- Madrid, le 19 Mars.- Il se passe depuis
42 MERCURE DE FRANCE ,
:
quatre jours , en Espagne , des événemens qui attirent l'attention
de l'Europe entière . Depuis six mois les esprits étaient
vivement agités : les uns accusaient le prince de la Paix
d'etre de concert avec la reine pour faire périr le prince
des Astruries ; d'autres , que leprince des Astruries était
à la tête d'un parti pour détróner son père . On disait qu'il
avait reçu ce projet de sa femme . Des conseils solennels ,
de longues procédures , suivis d'exils et d'actes publics , loin
de calmer l'opinion , l'agitèrent davantage. Les troupes françaises
, quoique sur les bords de l'Ebre et éloignées de plus
de quarante lieues de notre capitale , étaient dans une situation
de statu quo , que le grand nombre de couriers qui
se succédaient à chaque instant , et les grandes négociations
qui paraissaient exister , n'éclaircissaient pas. Nos troupes
avaient été rappelées du Portugal , et s'avançaient à marches
forcées sur la capitale. La cour paraissait divisée et sans
plan. Ce que l'on ordonnait un jour , était contremandé le
lendemain. Il n'y avait ni ordre ni unité de pouvoir,
Dans cet état de choses , le 15 mars , le bruit se répandit
que le roi , qui était à Aranjuez , devait se retirer à Séville ;
qu'un grand conseil, qui avait été tenu au palais , l'avait
ainsi décidé ; mais que les opinions étaient opposées , que
la reine et le prince de la Paix voulaient partir , et que
le prince des Asturies et son frère voulaient rester .
Après deux jours d'inquiétude et d'agitation, le 18 àquatre
heures du matin , le peuple se porta en foule au palais
du prince de la Paix , et est repoussé par ses gardes. Les
gardes-du-corps prennent fait et cause pour le peuple , et
fondent sur les gardes du prince . Les portes sont enfoncées ,
les meubles brisés , les appartemens dévastés. La princesse
de la Paix accourt sur l'escalier ; elle est conduite au palais
du roi avec tous les égards dus à sa naissance et à son rang.
Le prince de la Paix disparaît. Don Diego Godoy, son frère,
commandant des gardes-du-corps , est arrêté par ses propres
gardes.
Le roi et la reine restèrent debout toute la nuit du 17
au 18.
L'ambassadeur de France arriva de Madrid à 5 heures
du matin , et se rendit aussitôt auprès de LL. MM.
Le 18 , une proclamation du roi accordant au prince de
la Paix la démission de ses charges , et déclarant qu'il se
charge lui-mème du commandement de ses armées , est
publice à Aranjuez et à Madrid.
A la réception de ces nouvelles , le peuple de Madrid
se porte en foule à la maison du prince de la Paix et à
AVRIL 1808. 45
celles de plusieurs ministres. Dans toutes , les meubles sont
brisés, les vitres cassées. Personne ne s'oppose au désordre ;
le capitaine-général avait perdu la tète. Les régimens suisses
restèrent cantonnés dans leurs casernes .
Depuis le 16 jusqu'au 22 , Madrid et Aranjuez ont été
le theatre de différentes émeutes dans lesquelles les maisons
du prince de la Paix , du ministre des finances Soler ,
du directeur de la consolidation Espuiscosa , d'autres ministres
, et de plusieurs parens du prince de la Paix, ont
été pillées et les meubles brûlés sur les places publiques.
Le prince de la Paix a été arrêté dans un grenier de sa
maison, où il se tenait caché.
Le 16 , le roi fit paraître une proclamation pour calmer
les émeutes.
Le 17 , S. M. fit connaître , par une proclamation , qu'il
donnait au prince de la Paix la démission de ses places ,
et qu'il se chargeait lui-même du commandement de son
armée. Le tumulte allant toujours croissant , le roi crut
devoir, le 19 au soir , faire publier le décret ci-après .
.. Comme mes infirmités habituelles ne me permettent
pas de supporter plus long-tems le poids important du gouvernementdemon
royaume , et ayant besoin , pour retablir
ma santé, de jouir dans un climat plus tempéré de la vie
privée , j'ai décidé , après la plus mûre délibération , d'abdiquer
ma couronne en faveur de mon héritier , mon trèsaimé
fils le prince des Asturies.
>>En conséquence , ma volonté royale est qu'il soit reconnu
et obéi comme roi et seigneur naturel de tous mes
royanmes et souverainetés ; et pour que ce décret royal
dema libre et spontanée abdication soit exactement et duement
accompli , vous le communiquerez au conseil et à tous
ceux à qui il appartiendra. >>>
Donné à Aranjuez , le 19 mars 1808.
-
Adon Pedro Cevallos .
JO EL REY.
Le quartier - général du grand - duc de Berg était à
Aranda; le 19 , à Somosierra ; le 20 , à Brûtrago ; le 21 ,
àAlkevanda. Il avait avec lui les corrppss du maréchal Moncey
et du général Dupont. Son arrivée paraissait généralement
désirée. La masse du peuple de Madrid a été calme et tranquille
; et , comme il arrive dans des cas pareils , les désordres
n'ont été commis que par un petit nombre d'individus.
ITALIE.- Naples , le 23 Février.- S. M. a rendu , le
16 du courant, un décret dont voici les principalcs dispositions
:
垒。MERCURE DE FRANCE,
« Il est permis à chacun de faire des recherchés dans
sa propriété , des monumens antiques qui pourraient s'y
trouver ; mais en se conformant aux.dispositions suivantes :
« Il sera préalablement adressé au ministre de l'intérieur,
par le propriétaire , une pétition , en y joignant le plan :
des terres où l'on voudra creuser, et l'autorisation ne sera
accordée que lorsqu'il sera bien constaté que les fouilles
ne porteront aucune espèce de dommage aux monumens
existans., comme temples , basiliques , amphithéâtre , gymnases
, murs de cité détruite , aqueduçs , mausolées , etc.
« Des. commissaires seront nommés par les intendans
des provinces qui veilleront aux fouilles , et donneront au =
gouvernement connaissance du résultat des recherches.
Ce résultat sera soumis à l'Académie d'histoire et antiquités
, qui déterminera quels sont , parmi les objets dé- -
couverts , ceux qui seront à la disposition des entrepreneurs -
des fouilles , et ceux qui , pouvant servir ou à l'instruction
publique , ou à l'ornement des monumens nationaux ,
seront acquis par le trésor public , pour être placés dans =
les Musées , ou rosteront entre les mains du propriétaire ;
mais à condition qu'il ne pourra les mutiler , ni les faire :
passer dans les pays étrangers .
Du 11 Mars . - S. M. a rendu , le 8de ce mois , un décret :
dont voici les dispositions principales :
Voulant récompenser les services rendus à l'Etat , S. M..
a résolu d'instituer un ordre où seront admis tous ceux qui
auront coopéré avec nous à la régénération de la patrie ;
Acette fin , elle a créé l'ordre royal des Deux- Siciles .
L'ordre sera composé de 650 chevaliers , dont 100 seront
commandeurs et 50 dignitaires .
La décoration de l'ordre consistera dans une étoile d'or.
àcing branches , émaillée en rouge , surmontée d'un aigle
d'or , et suspendue à un ruban de couleur azur clair. Sur
une des faces seront les armes de Naples avec cette ins--
cription : Renovata patria ; et sur l'autre face , les armes .
de Sicile , avec cette inscription : Joseph Napoleo Sicilia--
rumrex , instituit.
La dignité de grand-maître de l'ordre sera inhérente à .
notre couronne..
(INTÉRIEUR ) .
Paris , le 21 Mars .-Voici l'extrait du texte du décret
sur les créances des juifs , rendu le 17 par S. М.
A compter de la publication du présent decret, le sursis
prononcé par notre décret du 30.mai 1805, pour le paieAVRIL
1808. 45
"ment des créances des juifs, est levé.- Lesdites créances
seront néanmoins soumises à différentes dispositions . Par
exemple , tout engagement pour prét fait par des juifs à des
mineurs, à des femines , à des mititaires , sans l'autorisation
nécessaire , sera nul de plein droit. Aucune lettre de change ,
aucun billet à ordre souscrit par un français non commerçant
au profit d'un.juif, ne pourra etre exigé sans que le
:porteur prouve que la valeur en a été fournie entière et
sans fraude. Si l'intérêt réuni au capital excède dix pour
cent , la créance sera déclaree usuraire , et comme telle, annullée.
Désormais , et à dater du 1 juillet prochain , nuljuif
ne pourra se livrer à un commerce , négoce ou trafic quelconque
, sans avoir reçu , à cet effet , une patente du préfet du
département. Cette patente sera renouvelée tous les ans.
- Tout acte de commerce fait par un juif non patenté ,
sera nul et de nulle valeur. Aucun juif non actuellement
domicilié dans nos départemens du Haut et du Bas-Rhin ,
ne sera désormais admis à y prendre domicile. Aucun juif
non actuellement domicilié ne sera admis à prendre domicile
dans les autres départemens de l'Empire , que dans
le cas où il y'aura fait l'acquisition d'une propriété rurale,
et se livrera à l'agriculture , sans se mêler d'aucun
commerce , négoce ou trafic . La population juive dans nos
départemens ne sera point admise à fournir de remplaçans
pour la conscription ; en conséquence , tout juif conscrit
sera assujetti au service personnel. Les dispositions contenues
au présent décret auront leur exécution pendant
dix ans ; espérant qu'à l'expiration de ce délai et par l'effet
des diverses mesures prises à l'égard des juifs , il n'y aura
plus alors aucune difference entr'eux et les autres citoyens
de notre Empire ; sauf néanmoins , si cette esperance ctait
trompée, à en proroger l'exécution pour tel tems qu'il
sera jugé convenable. Les juifs établis à Bordeaux et dans
les departemens de la Gironde et des Landes , n'ayant
donné lieu à aucunes plaintes , et ne se livrant pas à un
trafic illicite, ne sont pas compris dans les dispositions.du
présent décret . 1
-Un décret a été rendu par S. M. , le 16 mars , dont
les dispositions suivantes sont extraites .
Il y aura auprès de chaque Cour d'appel un corps de jugesauditeurs.
Lenombre de ses juges sera de quatre au moins , et
de six au plus. La nomination des juges-auditeurs sera faite
par nous. Ils devront avoir en propre ou en pension assurée
par leurs pa rens , un revenu annuel de 3000 fr. au moins.
Dansles Coursd'appel, les juges-auditeurs auront séance avec
46 MERCURE DE FRANCE ,
les autres juges, immédiatement après eux , et porteront le
costume de juges , à l'exception de la ceinture. Ils pourront
suppléer les juges , s'ils ont atteint l'âge de 30 ans. Dans
les Cours de justice criminelle et dans les tribunaux de
première instance , les juges auditeurs pourront être envoyés,
pour y faire le service , d'après nos ordres , par notre grandjuge
ministre de la justice ; alors ils prendront séance avec
les juges. L'article Ier du Sénatus-consulte du 18 octobre
1807 , sera applicable aux auditeurs auprès de nos Cours
d'appel ; en conséquence , après cinq années d'exercice , ils
recevront des provisions à vie , si à l'expiration de ce délai ,
nous reconnaissons qu'ils méritent d'etre maintenus dans
leurs fonctions. Les juges - auditeurs auront un traitement
qui demeure fixé au quart de celui des juges de la Cour
d'appel à laquelle ils sont attachés .
- Un autre décret du 29 mars contient les dispositions
suivantes :
« Vu les arrêtés consulaires des 9 prairial et 3. messidor
an VIII , portant fixation du nombre des avoués près la
cour de justice criminelle et le tribunal de première instance
du département de la Seine , et la loi du 29 pluviose
an IX , qui autorise les avoués près les tribunaux civils , à
exercer leurs fonctions près les tribunaux criminels ;
Considérant que le nombre des avoués au tribunal de
première instance du département de la Seine , est hors
de toute proportion avec les affaires instantes , et qu'il en
résulte des abus et des désordrespréjudiciables également au
public et à ceux des avoués qui exercent leur profession avec
honneur;
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1º . Le nombre des avoués près le tribunal de première
instance du département de la Seine , demeure réduit
et fixé à cent cinquante. Dans ce nombre sont compris les
avoués exerçant près la cour de justice criminelle.
2. Les cent cinquante avoués compris dans l'état que nous
aurons approuvé de ceux qui seront conservés , déposeront ,
dans le délai de trois mois , au plus tard , à la caisse d'amortissement,
le montant des cautionnemens fournis par les
avoués supprimés. Ceux-ci seront remboursés en remplissant
les formalités prescrites par les réglemens .
Les avoués supprimés par notre présent décret , seront
indemnisés de la perte de leur pratique par ceux qui sont
maintenus , sans préjudice des recouvremens qu'ils pourront
avoir à exercer à l'époque où ils cesseront leurs fonctions ,
lesquels leur sont réservés .
AVRIL 1808. 47
Cette indemnité sera fixée en masse et supportée , à
portions égales , par les cent cinquante avoués maintenus ;
ellesera pareillement répartie à portions égales entre tous
les avoués supprimés. »
- S. M. I. et R. ayant ordonné qu'un édifice pour la
Bourse de Paris et pour le Tribunal de commerce serait
exécuté sur l'emplacement de l'ancien couvent des Filles-
Saint-Thomas , il a été arreté que la première pierre en
serait posée le 24 mars 1808 , par le ministre de l'intérieur .
Cette cérémonie a eu lieu en présence des principales autorités
civiles de Paris. Plusieurs pièces de monnaie sur
le millésime actuel ont été mises sous cette pierre , ainsi que
l'inscription suivante , gravée sur une table de métal :
Le 24 Mars 1808 ,
4º année du règne de NAPOLÉON-LE- GRAND ,
EMPEREUR DES FRANÇAIS ,
ROI D'ITALIE ,
PROTECTEUR DE LA CONFÉDÉRATION DU RHIN ,
fut fondé
le Palais de la Bourse et du Tribunal de Commerce ,
Monument
de la munificence de S. M. Impériale et Royale.
La première pierre a été posée
par S. Exc. Emmanuel Crétet ,
commandant de la Légion-d'honneur ,
Ministre de l'intérieur.
En présence
de M. Frochot , Conseiller-d'Etat , préfet du
département de la Seine ,
président perpétuel de la Chambre de Commerce ;
et de M. Dubois , Conseiller-d'Etat à vie ,
Préfet de police , chargé du 3º arrondissement
de la police générale de l'Empire , etc.
A exandre- Théodore Brongniart , architecte .
-S. M. I. a nommé, le 19 de ce mois , Mme de Bressieux
, dame d'honneur pour accompagner Madame mère .
48 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808 .
ANNONCES .
Du Cotonnier et de sa culture , ou Traité sur les diverses espèces
de Cotonniers ; sur la possibilité et les moyens d'acclimater cet arbuste
en France ; sur sa culture dans différens pays , principalement dans le
midi de l'Europe ; et sur les propriétés et les avantages économiques ,
industriels et commerciaux du coton, avec cette épigraphe :
Créant à l'art des champs de nouvelles ressources ,
Tentez d'autres chemins , ouvrez- vous d'autres sources .
Etqui sait quels succès attendent vos travaux ,
Combien l'art parmi nous conquit de fruits nouveaux !
DELILLE.
Par Charles-Rhilibert de Lasteyrie , membre des Sociétés philomatique ,
d'agriculture du département de la Seine , royale de Stockholm , royale
des sciences de Gættingen , économique de Leipsick , d'agriculture du
Mecklenbourg , philosophique d'Amérique , etc. , etc. Un vol. in - 8º , avec
trois figures et un tableau . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. franc de port.
Paris , 1808. Chez Arthus - Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
On trouve à la même adresse et du même auteur : Traité des constructions
rurales , etc. Un vol. in-8º, avec un vol . grand in-4° , contenant
33planches . Prix , 12 fr . , et 15 fr. franc de port.
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange. Nouvelle édition , revue , conigée ,
le texte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de eent
quarante estampes , gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres
de l'Ecole française , Moreau le jeune , et autres ; de l'imprimerie
de Crapelet , sur ses nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin,
dit Nom de Jésus , 4 gros volumes in-8° , hauteur du format
in-4º , édition tirée à cent exemplaires , brochée avec soin , 150 fr.
Les mêmes , même édition , sur papier dit Grand- Raisin fin d'Auvergne ,
4gros volumes grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de cent
quarante estampes , brochée , 84fr. A Paris , chez Desray , libraire , rue
Hautefeuille , nº 4 , près celle Saint-André-des -Arcs .
La réputation de cette traduction d'Ovide , considérée aujourd'hui
comme la seule qui soit en même tems fidèle , originale et élégante ,
est établie ; elle était digne de tous les honneurs typographiques . L'auteur
qui a revu avec soin le poëme , la préface et les remarques , y a
mis la dernière main. Rien n'a été négligé pour que cette édition , enrichiede
son portrait et ornée de cent quarante estampes , gravées sur les
dessins des premiers peintres de l'Ecole française , Moreau le jeune et
autres , répondit , par la beauté des papiers et des caractères , au mérite
d'un ouvrage conquis pour notre langue sur la langue latine ; les soins
qui ont été apportés à la correction du texte latin , font espérer que les
lecteurs , en comparant le poëte français au poëte latin , s'apercevront
facilement qu'ils n'ont jamais possédé d'édition de ce dernier plus pure
etplus corrects .
(N° CCCLI. )
( SAMEDI 9 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
EPT
DE LA
!
EPITRE SUR LA PUDEUR.
ARISTE , la Pudeur , qui rehausse les ames ,
Je ne la borne pas à Briller dans les femmes :
Ce respect de soi-même et ce pur sentiment
Du beau sexe et du nôtre est l'égal ornement ,
Et les hommes enclins aux vertus naturelles
Ont aussi leur pudeur qui leur sied comme aux belles:
Je comprends en ce mot ce délicat honneur
Fier dans l'adversité , juste dans le bonheur ,
Charme de l'amitié , lustre de l'héroïsme ,
Dont même en nos talens reluit le noble prisme ,
Et dont l'amour sur-tout reçoit cet ascendant
Propre à dompter le coeur le plus indépendant.
Cette grâce en chaque âge a sa noble décence ,
Dans l'épouse qu'on prend survit à l'innocence ,
Eclate dans son port , anime sa candeur ,
Oppose aux voeux galans une honnête froideur ;
De moeurs et de vertus elle dote une fille :
La femme sage enfin , surveillant sa famille ,
Comme a dit Salomon , qui la nomme un trésor ,
D'une maison solide est la colonne d'or .
Sa sensibilité polie et délicate ,
Hait le méchant qui raille , et le menteur qui flatte :
Tout a son juste point ; un discours louangeur
Non moins que le cinisme excite la rougeur.
SEINE
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
En outrant votre éloge en face on vous affronte :
Il faut être impudent pour l'écouter sans honte ;
Et , pour le soutenir , les grands n'ont d'autre appui
Que leur maintien distrait , ou leur auguste ennui :
C'est en les regardant que la Pudeur inspire
De ne vendre en leur cour ni son coeur , ni sa lyre .
Mais , de peur de louer , tel à blâmer enclin
Du sel des mots piquans fait un abus malin :
Le railleur délicat en craint l'effet extrême ;
S'il a pu yous blesser il se trouble lui-même ;
Honteux de votre honte , il renferme ses traits .
Un Grec avait ouï des plaisans indiscrets
D'un jeune homme raillant l'innocence attaquée ;
Et, protégeant soudain sa faiblesse moquée ,
« Courage ! de rougir pourquoi te défends- tu ?
>> Ta couleur est , dit-il , celle de la vertu. >>>
Souvent tu demandas pourquoi mon coeur fidèle
Semble au joug de l'hymen demeurer si rebelle ,
Et pourquoi la beauté , pouvant trop sur mes sens ,
N'obtint que les tributs de mon yolage encens ?
Tu me connais ; tu sais que , guéri des caprices ,
Je hais des séducteurs les communs artifices ,
Et l'éclat ridicule et l'art efféminé
Du fat novice encor , et du fat suranné.
Des coquettes du tems se grossir une liste ,
N'est qu'un bien sot triomphe et qu'un plaisir bien triste :
Mais , en ses goût légers , mieux vaut changer cent fois
Que d'attacher son ame à quelque indigne choix.
La Pudeur en Vénus est la première grâce !
La Pudeur m'aurait seule enchaîné sur sa trace .
On a pu me séduire , et non me captiver ;
Pourquoi ? C'est qu'un tel charme est bien rare à trouver !
Que Clarisse en effet m'accepte pour esclave ,
Je m'y voue , et l'amour n'a plus rien que je brave.
a Bon ! me vas-tu répondre , en te riant de moi ,
>> Voudrais- tu donc payer d'une éternelle foi
>Le penchant scrupuleux d'une vaine Lucrèce
> Qui , pensant que t'aimer est manquer de sagesse ,
>> D'un oeil froid te verra brûlant à ses genoux ,
> N'obtenir qu'un refus de tes soins les plus doux ?
>> Et qui , de son orgueil prisant la seule gloire ,
>>Epuisera tes feux même avant ta victoire ,
>> Et de sa résistance ayant compté les mois ,
> Cherche un terme décent pour se rendre à tes lois ?
AVRIL 1808. 51
>On préférerais-tu , dans ton idolâtrie ,
► Quelque innocente encor , loin du monde nourrie ,
» Qui , ne sachant que fuir notre témérité ,
>Voit en monstre l'amour par ses crimes cité ,
➤Et , malgré sa frayeur , plus tard apprivoisée ,
»En ses bras qu'elle a craints passe en fille avisée . »
-Tais-toi ! c'est te jouer que , peindre sous ces traits ,
De l'aimable Pudeur les appas doux et vrais.
Non, la peur d'une sotte , et le ton d'une prude ,
N'ont rien d'une vertu si simple , et sans étude.
D'une bégueule en vain l'opiniâtre orgueil
M'oppose sa grimace en mesurant l'écueil ,
Et, fière des hasards qui reculent sa chûte ,
Change un tendre combat en une altière lutte ;
Je lajuge, et mon art , s'il peut l'envelopper ,
Ne tend qu'à la punir d'avoir cru nous tromper.
Ma leçon est plus douce envers une ingénue
Qui s'ignore , et me fuit , par l'âge retenue ,
Content si lepremier je peux guérir un jour
Son effroi puéril du formidable amour.
Ce n'est point la Pudeur qui la rendit farouche :
Un baiser est l'aveu que t'en fera sa bouche ,
Si tu sais la convaincre , ardent à l'engager ,
Que par fois le plaisir s'aborde sans danger.
Telle ne doit l'honneur de sa réserve anstère
Qu'aux rigueurs des verroux , qu'à l'oeil prompt d'une mère :
Telle , en un sang glacé qu'arrête un phlegme lent ,
Sent languir de son coeur le désir indolent ;
1
1 .
Påle fleur , que l'amour ni le printems n'enflamme ,
Ses sens ont la froideur dont se vante son ame .
L'une , tiède pour nous , s'acquiert notre respect ,
Etprend notre rival dont l'embrase l'aspect :
L'autre , à son morne époux épargnant tout ombrage ,
Dément ses feux couverts d'un maintien grave et sage ,
Et trahit par son rire , ou P'éclair de ses yeux ,
Pour les mots ambigus son goût licencieux.
Ami , tu les verras , Pénélopes trompeuses ,
De dix amans quittés séductrices pompeuses ,
Les réunir en cercle , et d'un calme effronté
De tous leurs souvenirs braver l'impureté.
Ah! que vous rougiriez , objet tendre et candide ,
Dent un seul coeur aimant charma le coeur timide ,
Sidans votre mémoire en présence d'autrui
Un seul de leurs affronts vous troublait devant lui !
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
Jeune beauté , croyez à mon expérience :
D'un heureux choix futur aye la prévoyance :
L'amour vous veut entière , et son coeur exaucé
Ainsi que l'avenir réclame le passé.
S'il n'est déjà plus tems , sa sourde jalousie
Grondera les ardeurs dont vous fûtes saisie ,
Et vous affligera de n'avoir à donner
Que des faveurs sans prix qu'on vous fit profaner.
Je ne prétends pas dire , en censeur inflexible ,
Que dans le froid orgueil d'un refus invincible ,
Consiste le devoir de la pudicité ;
Ni qu'elle se condamne à la virginité.
L'amour , même en cessant de se montrer farouche ,
Sans se flétrir se livre à l'objet qui le touche ,
Pourvu qu'au fond de l'ame une sincère ardeur
L'entraîne à l'abandon permis à sa pudeur.
Le sacrifice entier des charmes d'une belle
Estmoins coupable , aux bras d'un homme adoré d'elle ,
Que ces vols des trésors qu'on expose à demi ,
Qu'en équivoque amaut fait un galant ami :
Oui , les derniers transports d'une amoureuse ivresse
Moins que ces faux larcins témoignent de faiblesse !
Si le premier baiser n'engage sans retour ,
Tu le dus au caprice , et non pas à l'amour ;
Etdes sens attaqués la facile surprise
D'un rival plus hardi rendra ta belle éprise :
Le moment la lui donne , et non le choix du coeur.
Je méprise aussi l'art d'une fausse rigueur :
La femme qui médite , en croyant se défendre ,
Quel droit on peut sans risque offrir , ou laisser prendre,
Que l'empire du coeur ne force à tout céder ,
Devait , moins faible encor , savoir mieux tout garder.
L'amour, l'amour , plus tard , l'eût instruite peut-être
Que des coeurs qu'il saisit il est l'aveugle maître ,
Et que le tendre oubli de ses feux emportés
Prête un voile innocent même à ses voluptés .
Psyché , nue en ses bras , paraît encor modeste ,
Et son flambeau s'attise à cette ame céleste.
Malheur à l'Actéon , profane curieux ,
Qui porte sur Diane un oeil injurieux !
Il trahit des appas jaloux qu'on les ignore :
Leur gloire est qu'avant lui nul ne les vit encore,
Qui , si même Vénus qu'expose Phidias
Montre sans vêtement de pudiques appas,
AVRIL 1808. 53
C'est qu'il voila son corps de décence divine.
O de cette vertu ravissante héroïne !
O pure Nausica , d'Ulysse dépouillé ,
Ton oeil soutient l'abord , sans en être souillé :
Ta chasteté l'accueille échappant à Neptune ,
Etdans sa nudité voit sa seule infortune.
Ah ! que j'aime au palais du noble Alcinoüs
Suivre de Nausica les timides vertus !
Son coeur se réfugie au doux sein de sa mère.
Digne et haute leçon des grands tableaux d'Homère !
J'y vois que la Pudeur , peinte en ses demi-dieux ,
Anoblit les beaux-arts , les vers mélodieux :
Eût-il su la chanter s'il ne l'eût bien connue ?
Samuse s'embellit de sa grâce ingénue .
Là , le malheur , qu'entoure un auguste intérêt ,
De ses besoins trahis veut cacher le secret :
Là , P'hospitalité généreuse et discrette ,
Tremble d'interroger l'adversité muette ;
Et les dons , qu'au héros on porte en son sommeil ,
Au loin à son insçu dévancent son réveil :
Bientôt , le séparant de son hôte sensible ,
Les vastes mers rendront tout refus impossible.
Telle , obligeant un coeur fier , et n'osant s'ouvrir ,
La Pudeur des bienfaits l'engage à les souffrir ,
Et le poids allégé de la reconnaissance
Devient de deux amis la noble jouissance !
Divin chantre des Grecs ! illustre mendiant !
Sans doute , en ton exil , un tel soin prévoyant
A réparé pour toi , loin de ta ville antique ,
L'impudeur qu'étala l'ignorance publique.
Peut-être ta réserve , en taisant tes travaux ,
Abandonna les prix à tes grossiers rivaux :
Legénie est sans brigue et doute de soi-même .
Qui l'eût dit que , des rois instruction suprême ,
Tes beaux vers , d'Alexandre élevant la grandeur ,
Poseraient une borne à sa fougueuse ardeur ?
Les abus de la force auraient flétri sa gloire ;
La modération , pudeur de la victoire ,
Lui fit du nom de mère, en plaignant les vaincus ,
Traiter la reine en pleurs , mère de Darius .
Il rougira qu'un jour le sang de sa blessure
De l'orgueil d'être un dieu vengeant sur lui l'injure ,
Devant les Grecs railleurs démentant son faux nom ,
: L'oblige à s'avouer qu'il n'est pas fils d'Ammon.
54 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
Il n'oserait , craintif des sarcasmes d'Athène ,
Priver de son soleil le libre Diogène :
A cet esprit si fier son coeur se sent uni :
Alexandre l'admire , Attila l'eût puni.
Des conquérans sans frein les palmes oubliées
A nos ressouvenirs sont peu de tems liées.
Ta seule continence , ô jeune Scipion !
Dans le rang où monta l'ami d'Ephestion
Te place , et t'éternise en vrai sage , en grand-homme ,
Qui soumit ses lauriers à la Themis de Rome.
Si Bayard comme toi sut chastement agir ,
C'est que devant soi-même il eût craint de rougir .
François premier, son prince , un jour moins magnanime ,
Indigne chevalier , perdit sa propre estime.
Revolant sur les monts de frimats tout blanchis
Que nos preux tant de fois en aigles ont franchis ,
Il traversait les murs où le superbe Rhône
Tend ses bras au commerce et s'unit à la Saône .
Un concours de beautés , des guirlandes en main ,
Portant les yoeux publics s'offient sur son chemin :
Fille d'un magistrat , la plus belle s'avance ;
Et de son lit vermeil l'aurore qui s'élance
Brille de moins d'éclat aux portes d'Orient ,
Que cette chaste Nymphe au héros souriant .
Elle présente un lys , noble hommage au monarque.
Il l'accueille , et s'émeut , et son oeil la remarque ;
Déjà même il lui parle ... O trop perfide honneur !
Un seul mot qu'il lui dit est l'ordre suborneur
Qui , le soir , en secret à ses yeux la rappelle.
Du galant Jupiter Mercure trop fidèle ,
Un grand , de sa famille empressé corrupteur ,
Leur vante l'infamie et son or séducteur.
Contre de vils pavens n'ayant plus d'autres armes
Hélas ! que sa prière , et son coeur , et ses larmes ,
Seule enfin , elle pleure , et voit avec effroi
Le nom si disputé de maîtresse d'un roi.
Ce brillant titre , objet de brigues si fatales ,
Fortune dont l'espoir a fait tant de rivales ,
Son horreur le repousse ; et de nombreux sanglots
Interrompent sa plainte exhalée en ces mots :
« Ciel ! du pouvoir suprême est - ce ainsi qu'on abuse ?
>> Faut-il done me livrer , sans que l'autour m'excuse !
>> Et payant de ma honte une fausse splendeur ,
» Au lâche intérêt seul immoler ma pudeur !
AVRIL 1808. 55
>Lemonde redira que je fus achetée.
» L'avarice , on la peur m'aura donc surmontée !
» Mon luxe où reluira mon trop visible
D'une infâme couleur allumera mon front ...
» Non , à me respecter forçons un tyran même .
> Ne cédons qu'à l'honneur qui seul est ce que j'aime ;
>Et détruisons plutôt ces attraits dangereux
> Qui rendraient un roi vil , et mon éclat affreux .
Magnanime délire ! aussitôt son courage
A la flamme du soufre expose son visage :
Le feu , qui le noircit , en dévore les fleurs :
Et d'un voile couvrant son supplice et ses pleurs ,
Elle court , fière alors d'un effort mémorable ,
Montrer au lache roi son ouvrage exécrable .
Vierge qui t'immolas à ta propre fierté ,
Tu fis , en te privant d'une rare beauté ,
Plus que pour son cher Paul n'avait fait Virginie ,
Aimant mieux s'engloutir dans les mers en furie
Qu'entre des bras sauveurs passer nue un moment ;
Elle s'éternisa par ce beau dévouement ;
Digne objet du tableau de deux amours naïves ,
Qu'a peint l'art le plus pur , des couleurs les plus vives .
La pudeur de l'amour , ô victime d'un roi ,
Causa moins ton martyr qu'un noble orgueil de toi !
Puissé-je consacrer ce vertueux modèle ,
Qui laissa de son ame une image plus belle
Que les plus beaux contours en Vénus adorés ,
Traits fugitifs , que l'âge aurait défigurés !
Elle sut , dépouillant sa forme peu durable ,
Garder de sa pudeur l'éclat inaltérable ,
Apprenant à des rois , mieux que tous les censeurs ,
Avoir d'un oeil glacé nos femmes et nos soeurs .
LOUIS LE MERCIER.
ÉNIGME.
Si je n'ai pas des plus brillans carosses
Et la richesse et l'ornement ,
Je n'ai pas le désagrément
Deme voir conduit par des rosses .
D'un sort peu favorable éprouvant la secousse,
Mon maître cependant me soutient et me pousse ;
56 MERCURE DE FRANCE,
Avec moi l'on ne peut agir plus poliment ;
Ilme suit par derrière et je vais par devant.
LOGOGRIPHE.
DOUZE pieds composent mon être ;
Fille de l'humanité ,
Je préside à la charité.
Malheur à qui pourrait me méconnaître !
En me décomposant , tu trouveras , Lecteur ,
Matière à divertir ton esprit et ton coeur :
J'offre d'abord , de la philosophie ,
Un point essentiel , ensuite un animal
Connu par sa sagesse ; une plante , un canal;
Une ville de Normandie ,
Un carreau d'échiquier , un sot , un vetement
Un pont mobile , un patriarche , un vent ,
Un bras de mer, une enveloppe
Que fit jouer l'auteur de Misanthrope ,
Un roseau d'Amérique , une aventure , un bruit ,
Qui plaît à maint acteur , et qu'un auteur produit.
Enfin , Lecteur , sans plus m'étendre ,
• Sans peine maintenant tu pourras me comprendre.
On jouit en me connaissant ,
Des délices du sentiment.
Par CH. G. DE S ... L ....
CHARADE.
BIEN à plaindre celui qui n'a pas mon premier ,
Bien à plaindre celui qui se voit mon dernier ;
Bien à plaindre celui qui va sans mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro,
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Thé .
Le mot du Logogriphe est Trumeau,dans lequel on trouve rue, ame
bau, tue , rue ( plante) , rut , rat, tu , ut, re , etc
Celui de la Charade est Cure-dent.
AVRIL 1808. 57
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( EXTRAITS . )
HISTOIRE DE FENELON , composée sur les manuscrits
originaux; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St.-Denis .
Trois vol . in-8°. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons-Enfans , n° 34 .
(PREMIER EXTRAIT. )
DANS un siècle où les vertus les plus éminentes brillèreut
à côté des plus rares talens , Fénélon fut regardé
comme le second des hommes dans l'éloquence , et
comme le premier dans l'art de rendre la vertu aimable.
C'est avec ces deux titres qu'il se présente au jugement
de la postérité , plus équitable envers lui que le monarque
dont il a illustré le règne. On sait trop que
Louis XIV , égaré par une controverse théologique qu'il
n'entendait pas , séduit par les conseils de M. de Maintenon
, dominé par l'ascendant de Bossuet , exila de sa
Cour l'archevêque de Cambrai. Télémaque , ce livre
,immortel , consacré dès sa naissance par les suffrages de
P'Europe , et qui , de nos jours , va porter jusques dans
les sérails de l'Asie , cette ancienne patrie du despotisme ,
les principes d'un gouvernement juste et modéré ( 1 ) , fut
repoussé comme un outrage par les préventions d'un
prince dont on a loué , avec raison , les lumières et la
grandeur d'ame. Louis XIV ne voulut y voir qu'une
satire de son administration , déguisée sous de vaines
théories; il en laissa mourir l'auteur dans une disgrâce
inexorable , convaincu peut-être qu'il l'avait juge trop
favorablement en l'appelant le plus bel esprit de son
royaume et le plus chimérique. L'éducation du duc de
Bourgogne répondait en vain pour Fénélon. Rien ne put
(1) On a lu derniérement , dans les feuilles publiques , que le fils aîné
de Fatali-Scha venait de faire imprimer le Télémaque en persan , et
qu'il avait magnifiquement récompensé l'auteur de cette traduction ,
entreprise par ses ordres.
58 MERCURE DE FRANCE ,
détromper un souverain qui pourtant se connaissait en
tout genre de mérite. Louis XIV a commis peu d'erreurs
semblables ; mais quoique celle-ci ne fût point sans
excuse , le monarque en fut sévérement puni par l'opinion
de ses contemporains : on aime à voir , dans cette
occasion , le génie triompher de la puissance , et l'incorruptible
admiration des hommes éclairés rendre hommage
à la réunion des talens et de la vertu , sans égard
pour la faveur et pour la colère des rois.
Sans doute l'Histoire de Fénélon , considérée sous
ce point de vue , offre à l'autorité suprême de hautes
leçons , comme elle offre au malheur , à la piété , même
à la philosophie , un grand exemple et de nobles consolations.
Ce tableau , d'un intérêt éternel et général ,
occupe une juste étendue dans l'ouvrage que nous annonçons
; peut-être l'auteur en aurait-il rendu l'effet
plus frappant si , moins attentif à des intérêts particuliers
et fugitifs , il avait resserré davantage l'espace
qu'il a cru devoir laisser à des querelles théologiques ,
heureusement oubliées. A la vérité , le quiétisme fut
la première cause de la disgrace de l'archevêque de
Cambrai ; le développement de cette théorie mystique ,
l'explication de l'amour pur et désintéressé , pieuse
erreur d'une imagination doucement passionnée , servent
à faire connaître l'ame de Fénélon , et ce caractère
dont le charme indéfinissable réconciliait la misanthropie
de J.-J. Rousseau avec la nature humaine.
Cette discussion est donc assez étroitement liée à l'Histoire
de Fénélon : j'ose croire cependant que l'intérêt
de l'ouvrage gagnerait quelque chose à la suppression
de certains détails , qui ne m'ont point frappé
par leur utilité. C'est avec une extrême défiance que
je hasarde cette critique , en la soumettant sans réserve
au savant prélat qui vient d'élever ce beau monument
à la gloire de la religion, de la littérature et de Fé
nélon . S'il me condamne , j'imiterai le grand-homme
dont il a écrit la vie dans sa parfaite soumission et dans
son respect inaltérable pour les jugemens de l'église ;
mais jusque-là je penserai, qu'après une courte définition
du quiétisme et du jansénisme , le tableau des
événemens , d'ailleurs très-connus , pouvait sulfire à
AVRIL 1808. 59
'Histoire de Fénélon : à dieu ne plaise que je pense
à révoquer en doute l'infaillibilité du pape dans ces
questions ténébreuses ; mais il me semble que les
sollicitations despotiques , parties de Versailles pour
seconder à Rome les basses manoeuvres , les calomnies ,
les libelles de l'abbé Bossuet et de l'abbé Phélipeaux
contre l'archevêque de Cambrai , n'ajoutant rien aux
lumières et à la liberté de ses juges , le récit détaillé
de ces profanes intrigues n'était pas nécessaire pour consacrer
une décision canonique. Ce récit fait soupçonner,
contre l'intention de l'historien , des rapports singuliers
entre l'inspiration divine et la politique humaine ,
et peut-être fallait-il écarter cette idée : enfin , ce qui
est plus affligeant que tout le reste , c'est que les détailshonteux
de l'affaire du quiétisme , sans rien ajouter
à la réputation de Fénélon , à la juste idée qu'on avait
de sa vertu , de sa doctrine , de sa modestie , de sa
bonté , montrent sous le jour le plus défavorable
Mme de Maintenon , Louis XIV et Bossuet. L'aigle brillant
deMeaux paraît ici bien inférieur au cygne de Cambrai:
j'ose dire même que si Bossuet pouvait être avili
ce serait par son triomphe sur son aimable rival. Quel
contraste dans leur conduite et dans leurs procédés !
d'un côté , quelle douceur , quelle soumission , quelle
noble humilité ! de l'autre , quel emportement , quelle
obstination , quel asservissement aux passions humaines !
Cet orateur puissant dont la voix foudroyait l'hérésie
et découvrait aux rois le magnifique néant de leurs
grandeurs ; ce sublime historien qui semble avoir assisté
à la naissance de toutes les religions et de tous les
Empires ; qui , patriarche sous les palmiers de l'Idumée
, initié à Thèbes , mage et pontife à Babylone ,
citoyen à Rome et dans la Grèce , juge d'un mot les
Zoroastre , les Lycurgue , les Solon , et , suivant l'expression
d'un écrivain éloquent , chasse pèle-mêle devant
lui , avec une force irrésistible , les siècles et les
générations ; ce grand évêque descend à des intrigues
de courtisan dans les petits appartemens de Versailles ;
il aigrit et fomente les petites passions d'une vieille
femme ; il l'amène jusqu'à trahir le secret d'une lettre
que Fénélon avait écrite dans l'intimité de la confiance;
60 MERCURE DE FRANCE ,
il l'imprime ! il dicte au roi des dépêches menaçantes
pour arracher au pape la condamnation de son rival ;
il force Louis-le-Grand , le conquérant de la Hollande ,
l'arbitre de l'Europe , à écrire qu'une question obscure
de théologie met tout son royaume en feu : que dis-je !
il soutient et dirige , à Rome, les manoeuvres fanatiques
de son neveu , l'abbé Bossuet , qui s'oubliait lui-
- même jusqu'à imprimer que Fénélon était une béte
féroce ! Et dans quel tems Bossuet se livrait - il à des
emportemens , si peu dignes de son caractère , contre
un prélat illustre qui avait été son élève et son ami?
peu d'années avant sa mort , quand tout devait , au
contraire , l'engager à présenter Fénélon à l'église de
France comme son successeur et son héritier ; quand
il avançait rapidement vers le terme de sa longue
et glorieuse carrière ; enfin , lorsqu'il avait prononcé ,
depuis plus de douze ans , ces paroles si touchantes ,
qui terminent l'Oraison funèbre du grand Condé :
<<Heureux, si averti par ces cheveux blancs du compte
>> que je dois rendre de mon administration , jenéserve
>> au troupeau que je dois nourrir de la parole de la
>> vie , les restes d'une voix qui tombe et d'une arder
>> qui s'éteint ! >> Je le répète , il est triste que les détails
de l'affaire du quiétisme nous montrent Bossuet
dans un pareil abaissement : le sage historien de Fénélon
traite partout l'évêque de Meaux avec le respect que
commande une si haute renommée ; en avouant des
procédés péu honorables pour Bossuet , il concilie avec
beaucoup d'art une sincérité pénible , avec une franche
admiration pour son génie et pour sa vertu ; mais je
persiste à croire que le quiétisme et le jansénisme occupent
trop de place dans cette Histoire de Fénélon
et qu'il n'était pas indispensable de consacrer la moitié
de ce grand ouvrage à rappeler les plus minutieuses
circonstances d'une querelle que tout le talent de l'écrivain
ne parviendra point à tirer de l'oubli. Cette opinion
, fondée ou non, m'a fait relire les deux chapitres
, du siècle de Louis XIV, qui traitent du jansénisme
et du quiétisme. Sans doute le plan de Voltaire
lui défendait d'entrer dans les mêmes détails,
et peut-être le caractère de son esprit ne lui permet
,
AVRIL 1808. 61
tait pas de discuter des questions de théologie avec la
gravité convenable ; mais , à l'expression près , qui m'a
paru quelquefois manquer à la dignité de l'Ilistoire ,
j'ai vu avec plaisir que cet écrivain célèbre , si souvent
accusé d'infidélité, n'avait pas omis un seul fait essentiel,
et que pour le fond des choses , son récit était
parfaitement conforme à celui de l'historien de Fénélon,
dont on ne peut trop louer la sagesse , la bonne foi ,
les lumières et l'impartialité.
Les parties les plus intéressantes de son ouvrage sont
celles qui traitent de l'éducation du duc de Bourgogne ,
du Télémaque , du gouvernement pastoral de l'archevêque
de Cambrai , et des instructions politiques qu'il
destinait à son élève , si le bonheur de la France avait
permis qu'il montât sur le trône de son ayeul : ces
objets réunis à l'analyse de quelques écrits purement
littéraires , tels que la lettre de Fénélon à l'Académie
française, remplissent la moitié de son Histoire , et nous
fourniront la matière d'un second extrait. Nous observerons
seulement , en terminant celui-ci , qu'une partie
de Fénélon lui-même respire , s'il est permis de parler
ainsi , dans l'ame et dans le talent de son historien.
A force d'étudier la vie et les ouvrages de ce grand
homme , M. l'évêque d'Alais semble s'être approprié
cette douceur pénétrante , cette élégance continue ,
cette grâce antique , qui forment le principal-caractère
de ses écrits ; l'instruction qu'il tire des sujets les
plus arides , n'a rien de fatiguant , et c'est à lui , comme
à Fénélon , que j'appliquerais volontiers ces vers charmans
que Voltaire adressait au cardinal Quirini :
Vous ,dont le front prédestiné
Anos yeux doublement éclate ;
Vous , dont le chapeau d'écarlate
Des lauriers du Pinde est orné ;
Qui marchant sur les pas d'Horace
Et sur ceux de saint Augustin ,
Suivez le raboteux chemin
Du Paradis et du Parnasse ,
Convertissez ce rare esprit ;
C'est à vous d'instruire et de plaire ;
Et laGrâce de Jésus- Christ ,
2 MERCURE DE FRANCE ,
Chez vous , brille en plus d'un écrit ,
Avec les trois Grâces d'Homère .
ESMÉNARD.
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE adressée à S. A. I.
le Grand-Duc , depuis Empereur de Russie , etc.
Ve et VI volumes. A Paris , chez Migneret , rue du
Sépulcre , faubourg Saint-Germain , nº 20 (1) .
Je trouve encore dans mon chenin , avant d'arriver
au Commentaire sur Racine , les deux derniers volumes
de la Correspondance de Laharpe avec le Grand-Duc
de Russie. Ce que j'ai dit des quatre premiers dans la
Revuephilosophique (2) exige que je dise aussi quelques
mots de ceux-ci , dont la publication est le second mauvais
service que l'on a rendu depuis peu à la mémoire
de l'auteur.
Il s'en rendit lui-même un fort mauvais en publiant
les premiers ; mais ils gagnèrent du moins , à paraître
de son vivant , d'être ce qu'il voulut qu'ils fussent , de
contenir tout ce qu'il voulut conserver de sa Correspondance
, et de ne souffrir de suppression que celles
qu'il crut devoir faire. Ici , au contraire , tout s'est fait
au gré de l'Editeur ; les suppressions sont sans mesure ,
les superfluités , ou réimpressions de ce qui est imprimé
-ailleurs , surabondantes , les dates souvent interverties ,
l'ordre des événemens littéraires confondu , et la négligence
typographique portée à l'excès .
Quel a été le but de ces suppressions si considérables
et si fréquentes ? Sans doute de retrancher des détails
peu analogues aux dernières opinions de Laharpe et à
celle que l'on veut donner de lui , mais pent-être aussi
des choses contraires à la manière de voir de l'Editeur ;
car dans le vague où il nous laisse , et n'ayant pas même
(1) Cet extrait fait suite à celui qui a paru dans le Mercure du 19
mars. Ces deux articles devaient nécessairement précéder l'examen du
Commentaire de Laharpe sur les Cuvres complètes de Jean Racine :
cet examen suivra dans le Nº. prochain .
(2) Nos 35, 36 et 37 de l'an XIIІІ .
AVRIL 1808. 63
pris la peine d'indiquer par un avertissement les motifs
qui l'ont dirigé dans ces mutilations , il est permis de
conjecturer ce qu'on voudra.
Ce qu'on voit clairement , c'est qu'elles existent. On
voit bien que sur la Vie de Voltaire , par l'abbé du
Verney , mais à laquelle Laharpe soupçonne que M. de
Lally Tolendal a eu part , il n'a pas dû se borner à
deux seules pages , comme il le fait dans sa lettre 232 (3) .
Il n'y a nulle apparence que la lettre suivante , sur les
Confessions de J. J. Rousseau , soit réduite à un peu
plus de deux pages , et qu'il n'y soit pas question d'autre
chose; nulle , que la lettre 235 finisse si brusquement à
la troisième page , en parlant des Voyages de M. de
Chatellux en Amérique.
Une lettre d'une seule page (4) , sur l'affaire des trois
roués , sur le Mémoire éloquent de Dupaty , et le Réquisitoire
de Séguier , aurait- elle satisfait la curiosité du
Grand-Duc ? Son correspondant l'aurait-il laissé-là sans
l'en dédommager par d'autres nouvelles ? Quoi ! pas
trois pages sur un ouvrage aussi piquant que les Mémoires
de Saint-Simon (5) ; une page et demie sur la
réception de Florian à l'Académie (6) ; une autre page
etdemie sur un ouvrage aussi important que le Voyage
de M. de Volney en Egypte et en Syrie ; tandis qu'on
trouve par exemple sept grandes pages sur une pièce
donnée aux Italiens , Camille , ou le Souterrain (7) , et
sur d'autres nouveautés aussi futiles !
Il semble qu'on ait voulu nous rembourser en superfluités
ce que les suppressions nous font perdre. Une
Correspondance de cette nature , devait contenir de
fréquentes citations , soit d'opuscules entiers , soit de
longs extraits d'ouvrages nouveaux. Laharpe avait pris
soin , en publiant ses quatre premiers volumes , de n'y
faire imprimer de pièces un peu étendues que celles
(3) Le premier de ces deux volumes commence à la lettre 232 de la
Correspondance .
(4) La 242°.
(5) Lettre 248.
(6) Lettre 264.
(7) Lettre 279.
64 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'étaient pas imprimées ailleurs. En laissant subsister
dans le premier volume (8) un dialogue de Condorcet
entre Diogène et Aristippe , il a même soin d'avertir qu'il
n'a été imprimé nulle part , et il ajoute en note : << Je
ne sais s'il l'a été depuis , et c'est pour cela seul que je
le laisse ici. » C'est ce qu'il fallait prendre pour règle
dans l'impression de cette dernière partie.
Il ne fallait pas ajouter aux très-justes éloges de laPénélope
de Marmontel l'inutile citation de la scène entre
Pénélope et Ulysse qui tient ici trois grandes pages , et
que tout le monde peut lire dans l'opéra imprimé : on
pouvait épargner cinq pages occupées par trois romances
de l'Estelle de Florian ; cinq pages du Discours deM.
de Saint- Lambert , en réponse à celui de M. de Guibert ,
lorsque celui-ci fut reçu à l'Académie française ; seize
pages , ni plus ni moins , de l'Eloge imprimé du roi de
Prusse par ce même M. de Guibert , et dans la même
lettre , le poëme tout entier de Marmontel sur la mort
du jeune prince de Brunswick ; treize pages , quelque
belles qu'elles soient , du Discours de réception de
Rulhières , sur la révolution opérée dans les lettres , à
[l'Epoque de l'Encyclopédie ; onze pages , quoique aussi
très-belles , du Discours de réception de Vicq-d'Azyr ?'
dix de l'imprimé de Mirabeau contre les entrepreneurs
des eaux de Paris ; six tirées mot pour mot des Lettres
de Dupaty sur l'Italie ; plusieurs pièces de vers contenant
chacune deux , trois et quatre pages , et même
deux pages et demie de la péroraison du Discours
prononcé par l'auteur à l'ouverture de son Cours de
littérature au Lycée , Discours imprimé tout au long
dans le premier volume de ce Cours. Tout cela forme
un superflu de quatre-vingts pages dans deux volumes ,
dont le second n'en a guères plus de cent (9) .
Au reste, l'esprit qui règne dans cette Correspondance
est le même à la fin qu'il était au commencement. Son
caractère principal est une critique amère et un dénigrement
universel. C'est sur-tout à l'égard de ses rivaux )
✓dans la carrière dramatique que ce caractère se fait voir
(8) Pag. 150.
(9) Le reste du volume est occupé par une table des matières.
tous
SEINE
AVRIL 1808.
POEPF
DE LA
65
tout entier. Les pièces de théâtre continuentide tomber :
« les nouveautés tombent les unes sur les autres ; c'est
ce qu'il prend plaisir à répéter souvent. Toutes the tragé
dies de le Mierre sont outrageusement sifflées d'un bout
à l'autre ; cet outrageusement sifflées lui plaît, et de
vient sa formule favorite. D'abord , comme dans les
premières années , il ménage un peuplus son autre contemporain
M. Ducis ; mais à la fin il lâche aussi toutes
les écluses. <<<Le Macbeth de M. Ducis est encore bien
plus mauvais que le Barnevelt de M. le Mierre (10) ; et
il faut voir comment il avait arrangé ce Barnevelt et
Guillaume Tell. Il ne craint point d'ennuyer son prince
par neuf pages de critiques sur Macbeth .
Un nouveau concurrent paraît sur la scène; c'est un
nouvel ennemi qu'il faut étouffer à sa naissance. Lé
premier essai de M. Chénier ne réussit pas , essai trop
précoce sans doute , puisque l'auteur n'avait que vingt
ans ; vîte , il faut déclarer qu'il a été sifflé dès la première
scène ; et pour disposer favorablement en sa faveur
, assurer très - gratuitement que c'est un jeune
homme qui fait profession d'un grand mépris pour Voltaire
et Racine (11). Second essai dujeune poëte , seconde
diatribe du critique , plus longue , plus aigre , plus impiroyable
que la première (12). Charles IXest mis
au théâtre. Cette pièce avait des défauts sans doute ;
P'auteur les a sentis mieux que personne , et les a en
grande partie eorrigés depuis ; il n'y avait cependant
pas moyen de dire qu'elle avait été sifflée outrageusement
d'un bout à l'autre , mais on peut toujours affirmer
à S. A. Impériale que cette tragédie manque de
plan , d'intrigue , d'action , d'intérêt , de mouvement ,
de caractère et de dialogue ; » et développer en détail
dans cinq grandes pages ce prononcé général.
Il y avait un grand progrès de Charles IX à
Henri VIII , il y aurait eu du progrès même dans le
critique à faire cette belle tragédie au lieu dessiennes : il
yen a dans le jugement qu'il en porte , car il en dit
:
(10) Tom. VI , p . 67 .
(11) Tom. V, p. 24.
(12) Ibid. , p. 257 et suiva
E
66 MERCURE DE FRANCE ,
encore plus de mal que de Charles IX. « C'est , dit-il ,
une très-mauvaise pièce. Il n'y a ni intérêt , ni action ,
ni intrigue , ni marche dramatique , ni mouvement , ni
caractères , ni convenance , ni conduite ;>> et six pages
sont employées à s'efforcer de le prouver.
Il attend ainsi comme au passage , tous les jeunes
poëtes tragiques. Marius à Minturne , de M. Arnault ,
ouvrage distingué et resté au théâtre , paraît avec ce
signe de dépréciation un , que Laharpe appliquait aux
ouvrages commé aux auteurs dont il faisait le moins de
cas : « C'est un Marius à Minturne , déclamation dramatique
en trois actes , sans action , sans intérêt et sans
style>.>>
Abdelazis et Zuleima , de M. de Murville , est traitée
avec un soin particulier. La pièce avait réussi : en l'avouant
, il se hâte d'ajouter un bon correctif. <<< Ce n'est
pas qu'elle soit bonne , au contraire , il y en a peu
d'aussi mauvaises. >> Et il part de-là pour le démontrer
en sept pages .
Aplus forte raison ne fait-il aucun quartier à des
pièces d'un mérite inférieur et qui ont éprouvé des disgrâces.
Il semble qu'il entend encore l'harmonie des sifflets
, et qu'il s'en frotte les mains de joie. Tout est conspué,
tout tombe ; les comédiens ne savent plus où donner
de la tête. Il prévoit même quel eût été le sort des pièces
qu'on ne joue pas , comme Marseille rendue , de le
Blanc , qui n'aurait probablement pas été achevée , etc.
Hors du théâtre , c'est la même rigueur dans les jugemens
, et la même dureté dans le prononcé des arrêts.
Il envoie au prince un fragment très-agréable de l'Art
d'aimer , de Barthe , mais criblé de critiques de détail ,
dont plusieurs même sont fausses. Roucher avait sans
doute commencé avec trop de prétention son mauvais
poëme sur la mort du due de Brunswick; mais quelle
proportion entre cette faute et des expressions telles que
celles-ci ? << Tous ces calculs d'une modestie hypocrite
et d'un insolent amour-propre sont vraiment curieux . >>>
Il est vrai que de ces deux calculs , il y en a un que
l'auteur ne paraît pas avoir jamais fait.
Le Brun , dès ses premières années , n'avait pas:ménagé
l'Académie ; il avait de bonne heure secoué lejoug ,
AVRIL 1808 . 67
et souvent exprimé son indépendance avec trop peu de
ménagement. L'Académie ne l'aimait pas , cela était
juste; mais elle feignait de n'accorder aucun talent à
ce grand poëte lyrique , de n'en parler qu'avec mépris
ou même d'ignorer son existence. Je dis ce que j'ai vu ,
et ce que je n'ai pas pu oublier. Le Brun en 1787 fit ,
comme on se le rappelle , un poëme sur l'Assemblée
des notables. Un autre poëte fit sur le même sujet des
vers plus notablement mauvais , dit Laharpe , que ceux
de Le Brun. Puis il reprend : « Ce Le Brun fait depuis
trente ans un poëme sur la Nature , dont on parle
depuis quelque tems dans les sociétés où il le lit. C'est
de lui que Palissot disait qu'il avait sa réputation dans
sapoche. Sur quoi l'abbé Delille observait assez gaîment
qu'il n'en était pas des réputations comme des olives ,
que les pochetées n'étaient pas les meilleures . » Ce mot
de conversation est gai sans doute ; mais il ne faudrait
pas le prendre à la rigueur. Nous verrons , ou plutôt
nos neveux verront pour nous laquelle de deux réputations
, dont l'une , qui est celle de Le Brun , a été en
effet long-tems pochetée , et l'autre a été dépensée à mesure
, dürera le plus et par conséquent vaudra le mieux.
Et ce Le Brun, mon pauvre Laharpe , ils verront si du
moment où ses vers , si long-tems mûris dans le portefeuille
, auront paru tous au grand jour ( 13) , ils ne
seront pas plus souvent pochetés que les vôtres .
Quant à M. Delille dont l'esprit sert ici pour fouetter
Le Brun , Laharpe le fouette à son tour ; et comme cette
fois du moins il ne sort pas du ton décent et modéré
que devrait toujours avoir la critique et que la sienne
garde si rarement , on sera peut-être bien aise de voir
ce qu'il pensait dès 1789 de ce poëte aussi brillant qu'ai-
(13) L'estimable auteur de l'extrait des OEuvres poëtiques de Boileau ,
commentées par Le Brun , qui a paru dans le Mercure du 26 mars , s'est
trompé en disant que chacune des pièces qui doivent composer le recueil
des OEuvres de Le Brun avait déjà en particulier subi l'épreuve de la
publicité. Beaucoup de personnes sout dans la même erreur. Mais pour
ne parler que des Odes ( et il y a bien plus de pièces inédites dans les
autres genres de poësie ) , Le Brun n'en a guères fait paraître qu'une
trentaine, et il en a laissé plus de 160 , divisées en cinq livres.
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
ses
mable. « J'ai observé , dit-il , qu'en général l'abbé Delilfe
ne travaille pas avec un goût aussi sévère qu'autrefois
à beaucoup près . Des Géorgiques aux Jardins il y avait
déjà de la différence ; il s'en faut bien que ce dernier
ouvrage soit aussi pur que le premier. Quand il donna
Géorgiques , qu''iill refondit jusqu'à trois fois, iill vivait
dans la retraite d'un collége et ne consultait que quelques
amis , la plupart gens de lettres. Il s'est depuis laissé
trop aller aux séductions et aux flatteries de la société
et la dissipation du monde ne lui a plus permis de composer
que par morceaux détachés , mauvaise méthode
qui a produit le plus grand défaut de son poëme des
Jardins , celui de manquer totalement de plan et de
marche , et même de laisser voir assez souvent des coutures
grossières , au lieu de transitions de l'art. Cette
extrême dissipation l'a empêché aussi de chercher des
épisodes et des conceptions attachantes. Je crains bien
qu'il n'en soit de même de son poëme de l'Imagination.
Je n'ai encore vu , dans tout ce que j'ai entendu , que
des morceaux qui ne tiennent à aucun ensemble , à
aucun résultat ; et sa versification même , quoique toujours
remplie de beautés , n'est plus exempte , comme
dans les Géorgiques , de négligences marquées , de fautes
contre la propriété des termes , ou contre l'harmonie ,
ou contre le goût ; ce qui est d'autant plus fâcheux , que
destitué dans tout ce qu'il a faitjusqu'ici du talent d'imaginer
, il est plus obligé à ne rien négliger dans le
style(14) .>>
On ne peut reprocher à ce jugement ni exagération
ni amertume : et qu'aurait donc pensé Laharpe s'il avait
vu l'Homme des Champs , la Pitié , l'Enéïde toute
entière , le Paradis perdu tout entier , et ce poëme de
l'Imagination , dont il n'entendait alors que des fragmens
, publié dix-sept ans après , et portant dans toutes
ses parties ces mêmes traces de précipitation , ces né
gligences et ces fautes dont un goût sévère était choque
dès -lors?
On peut remarquer qu'en général les mêmes gens
d'esprit qui professent pour les poësies de M. Delille une
(14) Tom. V , p. 377-
AVRIL 1808. 69
admiration sans réserve , ont aussi la plus grande estime
pour le discernement , le goût , la saine critique de
Laharpe , et une foi presqu'aveugle dans ses décisions.
Ils feront bien de relire avec attention celle-ci , et de
se demander ensuite s'il est vrai , comme ils le disent
et l'écrivent à M. Delille , que ceux qui trouvent dans
ses derniers ouvrages, avec des beautés auxquelles ils sont
loin d'être insensibles , les défauts que Laharpe lui reprochait
dans un tems où ils n'étaient pas à beaucoup
près aussi graves et aussi fréquens qu'ils le sont devenus
depuis , s'il est vrai que ces écrivains ne jugent ainsi
que parce qu'ils sont importunés de sa gloire ( 15) ; ou
si ce n'est point plutôt parce qu'ils la voudraient plus
pure , et par conséquent plus durable.
Laharpe traite avec plus d'indulgence la comédie que
la tragédie. On en sent aisément la raison. Il rend justice
à la charmante comédie des Etourdis . Il ne dit point
de l'auteur un M. Andrieux , quoique M. Andrieux fût
très-jeune et que ce fût son entrée dans le monde littéraire.
Il reconnaît les qualités brillantes qui ont fait et
soutenu le succès de ce petit chef-d'oeuvre. Il dit nettement
que c'est la plus jolie pièce qu'on eût vue depuis
les Fausses Infidélités ; fort bien, mais on peut être
surpris qu'il les mette ainsi sur la même ligne , sans observer
ladifférence des genres , sans remarquer que l'une,
malgré son mérite incontestable , est une espèce d'écart
ou de déviation de l'art de la comédie , qui en altéra
le goût , que la comédie de Barthe amena celles de Dorat
et de son école , et que l'autre au contraire est un retour
heureux à la bonne comédie , à la comédie de caractères ,
d'action et de moeurs.
Le début de Collin d'Harleville n'est pas aussi bien
accueilli par le critique , que celui de M. Andrieux.
L'Inconstant n'est guère , selon lui , qu'une copie de
'Irrésolu de Destouches , fort inférieure à l'original.
Il y a pourtant cette petite différence que l'un ne ressemble
pas du tout à l'autre , qu'ensuite l'Inconstant
est resté au théâtre , et qu'il serait impossible d'y remettre
l'Irrésolu. Il n'y trouve d'ailleurs ni caractère ,
(15) Voyez le Mercure du 2 janvier de cette année.
70 MERCURE DE FRANCE ,
ni intrigue , ni situations. Qu'est - ce donc qui a fait
réussir l'Inconstant ? le jeu séduisant de Molé et le
style . L'éloge de cette dernière qualité est amené d'une
manière qui annonce trop clairement une lacune que
l'éditeur n'a pris soin ni d'indiquer , ni de cacher. Le
paragraphe commence ainsi : « l'Inconstant , autre
comédie en cinq actes et en vers , de M. Collin , est
écrit avec beaucoup plus de facilité et d'agrément. >>>
Or savez - vous quelle est cette autre comédie écrite
avec moins de facilité et d'agrément que l'Inconstant ?
c'est la tragédie de Briséis de Poinsinet de Sivry ; c'est
de cette pièce qu'il est parlé dans le paragraphe assez
long qui précède , et il n'y a pas unmot entre les deux ;
et dans le reste de la lettre , il n'est pas question de
comédie. La suppression est évidente : il fallait du moins
mettre quelques points pour en avertir. On ne sait
point quelle est cette comédie en cinq actes et en vers
dont le correspondant du Grand - Duc lui parlait entre
Briséis et l'Inconstant. L'éditeur qui a jugé à propos
de supprimer cet article , en a gardé le secret. Il ne
servirait de rien, pour le deviner , d'être au fait de
notre chronologie dramatique ; car on sait que l'Inconstant
fut donné en 1786 , et l'on en est à l'année
1788 dans cet endroit de la correspondance. C'est avec
cette négligence et cette confusion que toute cette édition
est faite.
J'avais pris la liberté , dans l'extrait des quatre premiers
volumes , de trouver assez ridicule qu'un homme
de lettres , tel que Laharpe , amusât un prince , tel que
le grand-duc de Russie , de tous les petits vers , des
moindres couplets , des plus minces vaudevilles , souvent
un peu plus que gaillards , qui couraient Paris ,
et même de quelques historiettes sentant un peu l'impiété.
Le nouveau rayon qui avait brillé sur lui aurait
dû l'éclairer sur ces balivernes et l'engager à les retrancher
d'un livre dont il était lui-même l'éditeur.
L'Editeur de cette partie posthume , a été plus réservé ;
il l'a été au point qu'on ne trouve presque plus rien
de pareil dans les deux volumes qu'il publie. Ce ne
sont pas là des suppressions que l'on doive lui reprocher.
AVRIL 1808.
71
Il n'a laissé échapper qu'une fois des niaiseries de
cette espèce , et il eût mieux fait de les supprimer
aussi. On ne sait à quel propos , à la fin d'une lettre
remplie de sujets graves , on trouve tout d'un coup
*une chansongraveleuse à Mne la princessede Rohan (16),
dont on ne dit pas l'auteur ; des vers sur Chanteloup ,
qui paraissent être de Laharpe , et des couplets du
duc de Nivernois pour une damefort jolie qui se piquait
d'étre janséniste. Ces couplets , d'ailleurs assez
médiocres , jouent sur la bulle unigenitus , le formulaire
, l'appel au futur concile, avec une légèreté trèsprofane.
Dans la chanson à la princesse de Rohan ,
c'est bien pis. On lui demande :
Etce bel Ovide
Qui vous fait la cour ,
Cepontife en vogue
Est-il déjà mis
Sur le catalogue
De vos favoris ?
Or les gens qui connaissent encore le monde de ce
tems-là ( 1787 ) , pourraient se rappeler quel pontife
composait alors des poësies galantes et en a composé
depuis d'un autre genre ; de-là des rapprochemens ,
et une clef de cette chanson qui peut causer quelque
scandale .
Dans les vers sur Chanteloup , qui sont sûrement de
Laharpe ( 17 ) , c'est encore pis .
Non , ne me parlez point de ces temples antiques : ( les églises )
Ony chante de mauvais vers ; ( les hymnes )
Les vôtres sont charmans. Les saints et leurs reliques
Ont toujours trompé l'Univers ;
Vous ne trompez jamais : c'est un fort bel exemple ,
Qui n'est pas commun dans les cours , etc.
Voilà des assertions et des comparaisons bien malsonnantes
; et de la part de l'éditeur , une bien singulière
distraction !
Il en a eu d'une autre espèce , que pour mon compte
(16) Tom. V , p. 113 .
(17) Il suffit de les lire pour en être convaincu. P. 114.
72 MERCURE DE FRANCE,
je lui reprocherais davantage. Ces deux volumes , comme
les OEuvres choisies et posthumes , il faut même ne se
point lasser de le répéter , comme la plupart des livres
qu'on imprime aujourd'hui , sont hérissés de fautes typographiques.
Il y en a beaucoup qui sautent aux yeux
et que chacun peut corriger facilement ; mais d'autres
embarrassent le sens de la phrase ; on ne les débrouille
pas sans peine , et quelquefois même on n'y parvient
pas.
<<<L'auteur ( d'un ouvrage intitulé Galerie de l'an
cienne Cour ) promet de classer ses anecdotes de manière
qu'il en résultera un portrait vivant , et qu'on
met en abrégé l'esprit , le caractère et la politique des
hommes célèbres (18). Quel sens tirer de cette phrase ?
<<<Peut- être a - t- il ( Florian dans son discours de
réception ) un peu trop multiplié des louanges , qui
étaient pour de nouveaux confrères le tribut de la
reconnaissance , mais qui n'était pas tout également
avouée par la voix publique (19) : >> ici les corrections
ne sont pas difficiles à faire , mais quelle confusion de
nombre et de genre , et si l'on peut parler ainsi , quel
gâchis !
Au sujet du fanatisme religieux et scholastique qui
régnait en Hollande au tems de Barnevelt , et dont
il mourut victime , si je lis (20) que les querelles des
Gomovistes et des Arméniens l'avaient fait naître , il
faut que je me souvienne du protestant Gomar et de
son antagoniste Arminius , et de leurs sottes querelles ,
et de celles de leurs sectateurs , pour reconnaitre qu'on
doit lire Gomaristes au lieu de Gomovistes et Arminiens
au lieu d'Arméniens .
<< Lepetit poëmedeM. Rulhières ( Les Jeux de Main )
est plein de jolis vers ; le détail est finement saisi sur
les moeurs (21) . » Qu'est-ce que cela veut dire ! Ne
faut-il pas corriger ainsi ? « Ce petit poëme est plein
de jolis vers de détails , et finement saisi sur les moeurs,
(18) Tom. V, p. 141.
(19) Pag. 268.
(20) Tom . VI , p. 6.
(21) Pag. 103,
AVRIL 1808. 73
Encore peut-on hien ne pas entendre ce que c'est qu'un
poëme saisi sur les moeurs .
Je suis tenté de rejeter encore cette faute sur l'éditeur
ou l'imprimeur. « Ses autres pièces de théâtre
(celles de Barthe) n'ont point eu de succès et n'en
méritaient pas ; ils sont mal conçus et péniblement
écrits (22). Il y avait sans doute dans le manuscrit ,
ouvrages et non pas pièces de théâtre. Mais je suis
obligé de laisser sur le compte de Laharpe lui-même
cette locution vicieuse qui revient deux fois . >> Cette
spéculation ne laissera pas que d'être encore assez lucrative
(25)...... L'académie française n'a pas laissé que
de figurer encore assez bien à sa séance publique de
la saint Louis (24). » Ce que est de trop , et ne laisse
pas de figurer très-mal dans le style d'un membre de
l'Académie française , si rigoureux sur la pureté du
langage..
Il n'est pas non plus inutile d'observer sans y mettre
trop d'importance , de légères erreurs de fait qui lui
sont échappées. L'opéra d'Arvire et Evelina , laissé
imparfait par Sacchini , fut achevé , selon lui , par feu
LeBerton (25) , et il le fut par M. Rey qui conduit
encore aujourd'hui l'orchestre à l'Académie Impériale
demusique. Parmi les bouffons italiens du théâtre de
Monsieur, il loue sur-tout la voix et le chant de Mll .
Balletti et le jeu de Rovedino ; c'est de Rafanelli qu'il
devait dire. Rafanelli ou Rovedino , aujourd'hui sans
doute peu importe; mais le fait est que le premier était
un excellent acteur , et que Rovedino , qui avait une
très-belle voix de basse et qui la conduisait avec beaucoup
d'art, était un acteur très-médiocre .
La faute la plus importante et la plus grave que l'on
doive reprocher à l'auteur de cette Correspondance ,
c'est le ton et l'esprit qui y règne presque d'un bout
àl'autre; c'est cette satire aigre , mordante et pour ainsi
dire générale ; c'est ce mauvais usage d'un moyen secret
(22) Tom. I, p. 10.
(25) Pag. 339.
(24) Pag. 379.
(25) Tom. V, p. 178,
74 MERCURE DE FRANCE ,
etpuissant qui pouvait servir à inspirer à l'héritier d'un
grand Empire de l'estime pour la nation et pour la
littérature françaises , à entretenir et même augmenter
la bonne opinion qu'il en avait conçue , et dont l'auteur
ne s'est servi que pour produire un effet diamétralement
contraire. J'ai attribué ,àla fin de mes premiers extraits ,
cette grave erreur à l'habitude de la critique : mais non ,
cette habitude ne suffit pas pour y faire tomber quand
on n'a pas , au lieu d'un amour-propre louable , premier
mobile de tous les talens , un orgueil jaloux , dominateur
et irascible ; quand on aime les lettres comme
il faut les aimer , quand on s'intéresse sincérement à
leur gloire , quand on ne la subordonne pas à ses petites
passions , quand on est disposé à reconnaître le bon et
le beau partout où il se montre , partout même où des
dispositions heureuses l'annoncent et le font espérer ,
quand on regarde enfin la littérature , non comme une
arêne de gladiateurs , mais comme une grande association
de frères qui ont bien assez de se défendre contre
l'erreur , l'ignorance , les préjugés , les ennemis de toute
espèce , sans consumer cette courte et misérable vie à
se haïr et à se déchirer entre eux . GINGUENÉ.
P. S. Cette Correspondance est terminée par une
Table alphabétique des auteurs et des matières dont
il est question dans les six volumes. Elle paraît en
général faite avec soin , et peut être fort utile à ceux
qui auraient la curiosité de rechercher dans l'ouvrage
quelques faits littéraires , quelques décisions de notre
Aristarque , ou quelques autres objets. On y trouve cependant
des inexactitudes , de faux renvois , et plusieurs
noms estropiés , tels que celui du poëte Le Brun , dont
le nom de famille était Ecouchard , et qu'on y appelle
Crouchard ; etc.
HISTOIRE DES DOUZE CÉSARS , traduite du latin de
Suétone ; par M. MAURICE LÉVESQUE. A Paris , chez
Arthus -Bertrand , libraire , rue Hautefeuille , n° 23.
Deux vol. in-8°.
M. de Laharpe a mieux jugé que traduit Suétone.
AVRIL 1808. 75
>
1
a Suétone , dit-il , s'il n'est pas un écrivain éloquent, est
> du moins un historien curieux : il est exact jusqu'au
scrupule et rigoureusement méthodique. Il n'omet rien
> de ce qui concerne l'homme dont il écrit la vie , et se
>>croit obligé de rapporter , non-seulement tout ce
>> qu'il a fait , mais encore tout ce qu'on a dit de lui ......
>> Il n'a point de couleur , il est vrai , mais il est net et
>> rapide , et sa composition est en général celle d'un
>> homme instruit. >> Ce qui donne un mérite et un prix
tout particulier à l'ouvrage de Suétone , ce sont les nombreux
détails qu'il nous fournit sur la vie privée des
douze premiers Césars , sur leurs habitudes intérieures ,
leur complexion , leur régime , leur figure ; en un mot ,
sur tout ce qui concerne leur personne. La curiosité se
repaît avidement de toutes ces petites particularités ,
quand il s'agit de personnages célèbres. On aime à voir
jusqu'à quel point se rapprochaient ou s'écartaient des
autres hommes , dans les actions ordinaires de la vie ,
ceux qui s'en distinguaient si fort par le rang , la puissance
, le génie , les vertus ou les vices. Assez d'autres
écrivains latins ou grecs nous ont représenté les premiers
empereurs romains comme princes et comme guerriers ;
c'est dans Suétone seul que nous les voyons agir et converser
comme particuliers , au milieu de leur famille ,
de leurs affranchis et de leurs esclaves . Son livre , sous
ce rapport , est un précieux monument de l'antiquité.
Quelle suite de médailles , quelle collection de marbres
pourrait nous en apprendre autant sur les actions
publiques et privées des douze Césars ? Il parait que
Suétone était porté par son goût vers les choses de recherche
et d'érudition. Il avait fait divers traités sur les
jeux des Grecs , les spectacles et les combats des Romains
, les vêtemens et les chaussures , les différens caractères
employés dans les livres , les mots de mauvais
augure , les monumens , les institutions et les moeurs de
Rome , la généalogie des familles illustres, les noms
propres , le calendrier , etc. On voit , par cette énumération,
que Suétone avait traité précisément des mêmes
objets sur lesquels les érudits et les antiquaires se sont
épuisés et s'épuiseront encore long-tems en perquisitions
, en rapprochemens et en conjectures vaines ou in
76 MERCURE DE FRANCE,
suffisantes . La perte de ces écrits de Suétoné est d'autant
plus regrettable , qu'ils nous auraient expliqué unefoule
de passages des autres auteurs , et principalement des
poëtes , dont le sens ou la finesse tient à des usages entiérement
ignorés de nous. Ils auraient épargné bien
des tortures à nos Saumaises , et bien du dégoût à leurs
lecteurs .
: Laharpe dit , dans le discours préliminaire de sa traduction
de Suétone, qu'il n'y a que les écrivains sans
génie qui puissent être véritablement traduits , et que ,
dans tout autre cas , le proverbe italien est fondé : TRADOTTORE
, TRADITORE ; traduction , trahison. Il ignorait
donc qu'il devait un jour lui-même traduire le Camoëns
, le Tasse et Lucain , écrivains qui ne sont pas
sans génie ; et qu'alors , sa phrase à la main , on pourrait
l'accuser de les avoir trahis plutôt que traduits.
Mais , quand il l'écrivit , cette phrase, l'objet important
pour lui était de prouver qu'entre tant d'autres écrivains
de l'antiquité , il avait bien fait de choisir Suétone
; et Suétone ayant moins de génie qu'eux tous , il
essaya de démontrer que c'était pour cette raison-là
même qu'il l'avait traduit, et avait dû le traduire. II
n'eût pas manqué de bonnes raisons pour établir l'opinion
contraire . << Il importe peu , ajoute-t-il , dans
>> quelle langue soit écrite une gazette de faits ; et l'on
>> peut être sûr , en lisant un Suétone français écrit avec
>> soin , qu'on a lu à peu près le Suétone latin. » Voilà
bien encore la logique de l'amour-propre et de l'inté
rêt. Il insinue d'abord que Suétone n'est pas un auteur
difficile à bien traduire , non pas , comme on pense
bien, pour atténuer l'importance et le mérite de l'entreprise
, mais sans doute pour inspirer aux autres , sur
la manière dont il l'a exécutée, une sécurité que luimême
n'avait pas. Il savait bien qu'il avait fait cette traduction
avec beaucoup de précipitation et de négligence
; mais il savait aussi qu'il l'avait écrite avec cette
élégance facile et correcte que lui avait donnée une
longue habitude de la composition; et voilà pourquoi il
nous dit qu'en lisant son Suétone français écrit avec
soin , on lira à peu près le Suétone latin. Il voudrait que
nous lui tinssions un grand compte de ce style soigue
AVRIL 1808.
qui importait plus à sa réputation, et lui avait coûté
moins de peine que tout le reste ; et après avoir établi
Ini-même que la principale qualité d'une traduction est
d'étre une copiefidèle de l'original , après avoir avoué
que Suétone est un de ces écrivains qui peuvent être
véritablement traduits , il nous prévient adroitement
que, sous le rapport de la fidélité , il faudra nous contenterd'un
àpeuprès. Mais les lecteurs n'ont pas pris le
change. La traduction a été examinée beaucoup plus
soigneusement que l'auteur ne l'eût désiré ; on a reconnu
, on a démontré qu'elle était en général d'une
fort grande inexactitude , et l'on a été d'autant plus
choqué de ce défaut , que le mérite propre de l'original
en recevait plus d'altération. Ce mérite , consistant dans
l'exactitude scrupuleuse avec laquelle les plus petits détails
sont rapportés , il ne pouvait être reproduit que
par une attention également scrupuleuse de la part du
traducteur , à n'omettre aucune circonstance , et à toujours
employer des termes d'un sens précis et rigoureux.
Ce qui appartient , non pas au fond des idées communes
, mais à des objets particuliers et locaux , ne saureit
être exprimé avec une fidélité trop servile; c'est là
que le mot propre n'est autre chose que le mot technique
; c'est là qu'aucun équivalent ne peut être admis
par l'esprit , ni aucune omission commandée par le
goût.
M. de Laharpe n'avait pas seulement traduit Suétone
avec beaucoup de légéreté ; il s'était encore fourvoyé
très-souvent , et avait fait de grosses bévues dont quelques-
unes sont devenues célèbres. Elles furent durement
relevées dans un journal ennemi ; et c'est là qu'on
a été puiser quelques corrections dont on s'est servi
pourune nouvelle édition de la traduction de Laharpe ,
donnée il y a deux ans. Il s'en faut que toutes les erreurs
en aient disparu; mais n'y eût-il plus ni contre-sens , ni
impropriétés de termes notables , le systême général de
la version n'en serait pas moins demeuré vicieux. Il eût
fallu la refondre entiérement , et cela n'eût pas été
beaucoup plus facile que de la refaire.
C'est ce dernier parti qu'a pris M. Maurice Lévesque.
Mettant également à profit ce qu'il y ade bon et de
78 MERCURE DE FRANCE ,
mauvais dans l'ouvrage de Laharpe , sé servant de l'un
sans scrupule , mais sur-tout évitant l'autre avec un
soin extrême , il me paraît avoir traduit Suétone à peu
près aussi bien qu'il est possible de le faire. Rien n'est
omis ; tout est rendu , sinon avec une précision et une
élégance toujours égales , du moins avec une fidélité qui
ne se dément jamais. Le sens de quelques passages pourrait
être combattu; mais c'est qu'alors l'original , soit
obscurité , soit ambiguité , donne lieu à diverses interprétations
; et sans doute le traducteur ne s'est décidé
pour l'une ou pour l'autre qu'après avoir consulté les
textes et les commentaires les plus estimés. Suétone rapporte
beaucoup de vers latins et grecs qui ont été faits
pour ou contre les empereurs , ou que ceux-ci ont cités
dans certaines circonstances. Labarpe , sans autre raison
que son caprice ou sa paresse , les a souvent traduits
en prose, et lorsqu'il a pris la peine de les traduire en
vers , il les a toujours plus ou moins paraphrasés.
M. Maurice Lévesque n'a point pris de ces libertés : il a
a rendu les vers par des vers , et s'est attaché à en conserver
entiérement le sens , le tour et la concision . C'est
dans cet esprit , c'est d'après ces principes qu'il a fait
toute sa traduction, et c'est lui sur-tout qui peut dire
qu'en lisant son Suétone français , on lira le Suétone
latin, sans autre différence que celle de l'idiome. Laharpe
, je dois l'avouer , a , sur M. Maurice Lévesque ,
l'avantage d'un style plus facile , plus élégant et plus
châtié; mais en tout le reste , il est d'une infériorité
marquée . Il m'est impossible de le prouver , parce
qu'il faudrait pour cela rapporter des passages plus ou
moins nombreux , plus ou moins étendus des deux versions
, et citer en même tems le texte , sans lequel on ne
pourrait justement décider entr'elles. De tels rapprochemens
occuperaient trop d'espace . Je me bornerai à
dire que j'ai lu attentivement la vie de Tibère dans l'orígiual
et dans les deux traductions , en les comparant
entr'eux à chaque phrase , et que j'ai noté dans la traduction
de Laharpe une vingtaine d'endroits où le sens
est manifestement altéré , tandis qu'il est constamment
respecté dans les passages correspondans de la traduction
nouvelle. On vajuger , par un petit nombre d'exem-
:
AVRIL 1808.
79
1
!
t
ples , avec quelle négligence Laharpe a traduit , et combien
il était à la fois facile et nécessaire de mieux traduire
Suétone.
Lorsqu'Auguste eut les honneurs du triomphe , après
labataille d'Actium, Tibère , jeune encore , fit partie du
cortége. Suétone dit qu'il était sur le cheval de trait de
gauche , et Marcellus sur celui de droite : sinisteriore
funali equo , Marcellus dexteriore. Suivant M. de Laharpe,
il suivit à cheval le triomphe , et il était à la
gauche du char. Sans doute il est assez peu important
que Tibère ait monté en cette occasion un cheval de
selle ou un cheval de trait ; mais enfin un traducteur est
tenu à rendre fidèlement son auteur ; et quelques gens
d'ailleurs peuvent ne pas apprendre sans intérêt qu'à
Rome un jeune prince , destiné à l'empire, conduisait
l'un des chevaux du char de triomphe , comme ferait
ici en pareil cas un homme des écuries. Ce petit détail
d'antiquité peut jeter quelque lumière sur des bas-reliefs
où serait représentée uue pompe triomphale.
Tibère , allant de Rome à Rhodes , apprit qu'Auguste
était malade , et il s'arrêta. Le bruit courut qu'il ne s'arrêtait
que pour attendre des nouvelles plus décisives ;
afin de le faire cesser, il continua sa navigation et profita
de tous les tems qui n'étaient pas contraires , tantùm
non adversis tempestatibus . M. de Laharpe dit
qu'il s'embarqua parrin très-mauvais tems . Cela fait un
gros contre-sens .
: 1
Lorsqu'on apporta au sénat le testament d'Auguste ,
les seuls sénateurs furent admis à reconnaître dans la
salle même , les signatures ou les cachets qu'ils y
avaient apposés ; les autres reconnurent les leurs hors
de la salle : ceteris extra curiam signa agnoscentibus .
Laharpe traduit : les autres reconnurent de loin leur
signature . Pourquoi n'avoir pas rendu littéralement
extrà curiam ? C'est là proprement éviter l'exactitude ,
tout exprès pour tomber dans une espèce d'absurdité.
Onpourrait citer dix autres passages où M. de Laharpe
semble avoir pris plaisir à dénaturer les faits , en
substituantune expression fausse à l'expressionvraie et nécessaire:
celle-ci se présentait d'elle-même , par quel singulier
travers d'esprita-t-il été chercher l'autre ? Suétone
80 MERCURE DE FRANCE,
dit que Tibère avait les articulations de la main gauche si
fortes qu'avec son doigt il perçait une pomme saine et
non mûre encore , ut recens et integrum malum digito
terebraret. Terebrare veut dire percer et ne dit absolument
que cela; percer est une action distincte que ce
seul mot représente. M. de Laharpe ne veut pas qu'il en
soit ainsi , et il nous apprend que Tibère écrasait cette
pomme, au lieu de la percer. On ne conçoit pas cette
négligence , ou plutôt cette bizarrerie.
La traduction de M. Lévesque est exempte de toutes
ces fautes. Elle se recommande encore par quelques accessoires
intéressans; l'un des plus utiles est une table
analytique placée à la tête de chaque vie , et offrant , par
ordre de numéros , l'indication précise de ce que chacun
d'eux contient. AUGER .
HISTOIRE D'HOMÈRE ET D'ORPHEE ; Ouvrage lu
deux fois à la Classe d'histoire et de littérature
ancienne de l'Institut de France ; par M. DE SALES ,
membre de cette Académie. Un vol. in- 8°. Chez
Arthus-Bertrand, libraire , rue Hautefeuille , nº 25.
-1808.
IL faut pour lire les commentateurs , les scoliastes
en général , un courage qui n'est pas donné à tout le
monde , parce que très-souvent où l'on cherche de l'instruction
, on ne trouve que de l'ennui ; où l'on espère
voir le texte s'éclaircir , on voit s'épaissir de plus en
plus les ténèbres; où l'érudition ne devrait paraître qu'à
propos , elle se montre sans raison ; et même alors ,
au lieu de s'exprimer en peu de mots , se perd dans
unlong et froid bavardage. Quant à moi , je l'avoue,
à ma honte peut-être , je lis rarement ces écrivains
qui emploient deux mortelles pages à disserter sur la
place que doit occuper une virgule. Je ne nie point
l'utilité de leur travail ; mais je voudrais que , pour
arriver au but où ils tendent , ils ne prissent pas toujours
le plus long et ne fissent pas , comme cela leur
arrive par fois, tant de chemin inutilement.
Je ne me serais point exprimé si librement sur le
compte
OEPE
DE LAS
-
e
5
AVRIL 1803. 81
compte des scoliastes , avant d'avoir lu l'ouvrage de
M. de Sales; mais comme il m'a prouvé qu'on pou
vait être érudit sans être lourd , sec , diffus et en
nuyeux,je ne me suis point fait un scrupule de parler
avec quelque irrévérence de ceux qui souvent m'instruisent
peu , et très-souvent m'ennuyent beaucoup .
Mais n'allons pas nous faire des querelles ; tâchons , au
contraire , de vivre en bonne union , s'il est possible ,
avec toutes les bonnes gens qui composent la bonne
république des lettres .
Y a-t-il eu un Homère ? Quelle a été sa patrie ?
A quelle époque est-il né ? Voilà les trois problêmes
que M. de Sales s'est proposé de résoudre sur la personne
du plus grand des poëtes.
Le premier lui semble la plus complète des absurdités,
car l'existence de l'artiste paraît évidemment démontrée
par l'existence de l'ouvrage , mais M. de Sales ne se
contentepoint de cet argument dont les sceptiques pour
raient ne pas se contenter eux-mêmes. Il expose successivement
tout ce qui a été dit ou répété par Annius
de Viterbe , maître du sacré palais , sous Alexandre VI,
éditeur inepte , comme il l'appelle, de quelques manuscrits
vrais où supposés ; par le docteur Bryant ,
auteur d'une dissertation écrite en anglais , sur la guerre
de Troye ; par le professeur Wolf, sur-tout , savant
plein de mérite et qui jouit , en Allemagne , de la
plus juste célébrité. Ces divers écrivains ont également
essayé de prouver qu'Homère n'a point existé, et le
dernier , en admettant son existence, veut du moins
que ce ne soit qu'un rapsode par excellence qui a jeté
les fondemens d'une espèce de pyramide que ses successeurs
, pendant plusieurs siècles , ont conduite lentement
jusqu'à sa dernière assise. Je n'accompagnerai
pas M. de Sales dans ses recherches laborieuses , je
ne le suivrai pas dans ses judicieuses réfutations , je
n'en offrirai que le résultat.
Antimaque faisait naître Homère à Colophon ; Aristarque,
à Athènes; Pindare , à Smyrne ; Aristote , daris
l'ile d'los ; Simonide, dans celle de Chio ; Suidas , en
Chypre, en Crête, en Thessalie et à Clazomène ; d'au
tres , à Pylos , à Rhodes , à Mycène , à Ithaque
F
82 1 MERCURE DE FRANCE ,
Salamine et à Argos ; de sorte que l'on aurait pu, ž
la seule trace du nom de ce grand poëte , apprendre la
géographie de l'Asie Mineure , du Péloponèse et de
l'Archipel. Les peuples qui entretenaient avec les Grecs
des relations de commerce ou d'intérêt politique , tentèrent
, à leur tour , de naturaliser parmi eux un homme
au souvenir duquel s'attachait tant de renommées .
Ephore le fit originaire de Cumes ; Lucien , dans une
Histoire véritable qui n'est qu'un tissu de Contes , met
son berceau à Babylone ; Athénée , dans son banquet
des sophistes , en fait un Syrien ; un autre le prétend né
à Troye : la Lucanie , la Méonie , la Lydie , Ia Phrygie
devinrent tour à tour le siége de ses premières aventures
: l'Italie même et Rome sa capitale passèrent dans
un lexique pour lui avoir donné le jour. Un grand
nombre d'écrivains , mais dont aucun n'a un nom ,
excepté Anaxagore, le supposèrent égyptien et né dans
la fameuse Thèbes , aux cent portes , des bords du Nil.
Ainsi les trois parties du globe alors connu , l'Europe ,
l'Asie et l'Afrique lui offrirent une patrie ; mais lorsqu'il
ne vivait plus depuis long-tems que dans la mémoire
des hommes .
Au milieu de tant d'incertitudes , M.de Sales , conciliant
les écrivains dont l'opinion est de quelque poids ,
donne à Homère deux patries au lieu d'une ; la première
naturelle , Smyrne , où il naquit ; et la seconde
adoptive , Chio , où il résida une grande partie de sa
vie , où la reconnaissance publique le consola de sa
longue adversité, où il contracta les noeuds du mariage.
Sa mère s'appelait Crithéis ; c'était une orpheline dont
Cléanax son tuteur abusa ; Homère fut le fruit de cette
union illégitime.
Après avoir prouvé qu'Homère a existé , après avoir
découvert le lieu de sa naissance , il fallait fixer l'époque
où il a vécu. M.de Sales , prenant pour guide la chronique
des marbres de Paros , met un intervalle de 2707
ans entre la création de l'Iliade et l'ouverture de notre
dix-neuvième siècle. Quant à l'année où mourut Homère
, elle est restée incertaine ; les seuls renseignemens
que l'on ait sur ses derniers momens , c'est que
dans une dernière navigation qu'il méditait au PélopoAVRIL
1808. 83
i
nèse , étant déjà vieux , une indisposition grave le ſorça
de relâcher dans l'île d'Ios , qu'il y termina sa vie , et
qu'il fut enseveli sur le rivage par un serviteur de confiance
appelé Scindase qui fut condamné a une amende
de mille drachmes pour n'avoir pas brûlé le corps de son
maitre , et s'être contenté de le couvrir d'un peu de ,
terre.
De ces détails toujours présentés avec intérêt , et appuyés
d'autorités qui paraissent irrécusables , M. de
Sales passe aux voyages d'Homère. <<< Ils furent nombreux,
et l'on aurait pu en composer des périples ,
si ses Mémoires avaient échappé aux ravages du tems.
En effet , les villes sont situées , les montagnes s'élèvent ,
les rivières ont leur cours dans l'Iliade et dans l'Odyssće
comme dans la nature. » Il est plus que probable ,
ajoute M. de Sales , qu'Homère , long- tems pauvre et
aveugle , mais se consolant de tout avec son génie ,
exécuta la plupart de ses voyages en vivant presque
uniquement de la déclamation de ses vers. La mendicite
d'Homère afflige M. de Sales ; il paraît même qu'il n'en
peutpas supporter l'idée; et il essaye d'expliquer dans un
chapitre, entiérement consacré à ce sujet , ce que signifiait
le mot mendicité au tems où vivait Homère , mot
qui ne désigne , selon lui , chez les peuples neufs , que
le droit si beau de resserrer les liens de la grande famille
en demandant l'hospitalité. Je conçois que M. de
Sales gémisse en pensant que le plus grand poëte qui
ait jamais existé ait été réduit à demander l'aumône ,
mais qu'il se croie obligé de prouver qu'il ne l'a pas
demandée, et cela pour combattre les envieux qui lui
ont reproché sa misère , en vérité je ne le conçois pas.
Homère mendiant en est-il moins le chantre de l'Iliade
et de l'Odyssée ? Et l'homme qui observe et qui pense
ne trouve-t-il pas une ample matière à réflexions dans
l'image que lui présente un génie supérieur , extraordinaire
, méconnu de ses contemporains , errant de
ville en ville, rebuté presque partout, réduit à la dernière
indigence et subsistant à peine , avec uu talent
sublime , de ce qu'il obtient d'une pitié avare ?
M. de Sales quitte la personne d'Homère pour parler
de ses ouvrages , etle passage suivant prouvera qu'il ne
E2
84 MERCURE DE FRANCE ,
les adınire pas sans les connaître et sans les apprécier.
« C'est principalement , dit-il , par les grandes et belles
images que le style d'Homère acquiert du mouvement ,
de l'ame et de la vie. Tout prend un aspect pittoresque
sous sa plume ; le naufrage d'un héros est une lutte avec
un fleuve qui s'embrase ; la rapidité de la marche d'un
immortel se peint par des coursiers qui font un pas ,
et au quatrième se trouvent aux limites du monde.
Junon ne s'amuse pas à combattre froidement avec des
discours la bienveillance de son époux pour lesTroyens,
elle va emprunter de Vénus la ceinture des grâces pour
réveiller la tendresse conjugale et donner à Neptune le
tems de secourir les Grecs humiliés pendant le sommeil
de Jupiter. Mais ce qui distingue essentiellement
l'imagination d'Homère de celle des Orientaux , c'est
qu'elle réside dans les choses plutôt que dans les mots.
Il est rare qu'il fasse usage de la métaphore : quand
il s'élève , c'est sa pensée qui s'agrandit, et l'expression
reste simple. La figure qu'il emploie le plus fréquemment
est l'onomatopée , ou l'imitation des choses par les
sons. Il est difficile , quand on a l'oreille un peu exercée ,
de ne pas reconnaître , dans la déclamation accentuée
de ce grand poëte , le vent qui secoue les feuilles d'un
arbre ou qui déchire les voiles d'un navire , la flèche
qui siffle dans l'air , ou le tonnerre qui gronde au loin
dans les nuages. Une autre perfection du style enchanteur
d'Homère dérive d'une sorte de mollesse heureuse
qui le caractérise. Quand sa pensée ne s'élève pas , son
hexamètre ne semble que la prose harmonieuse d'un
homme de goût. Ces espèces d'ombres qui préparent
l'explosion d'une vive lumière , sontd'un effet magique ;
et cette mollesse qui semble servir de transition aux
grands traits de génie, se concilie avec l'image heureuse
d'un ancien qui comparait le style de l'auteur de l'Iliade
à l'essieu d'un char qui, après une marche prolongée
avec art, s'embrase par sa propre rapidité. >>>
Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur que je ne présente
que de très - petits croquis des tableaux tracés
parM. de Sales ; mais le cadre mis à ma disposition , ne
me permet pas de faire davantage. Je laisse donc Homère
pour venir à Orphée.
AVRIL 1808 . 85
Le nom d'Orphée , grâce à la fable et aux prodiges
qu'elle raconte de lui , grâce sur-tout à cet épisode si
beau et si touchant, dont Virgile a enrichi le quatrième
livre de ses Géorgiques , est un de ceux qui s'imprimentle
plus universellement dans la mémoire des hommes. Mais
l'existence d'Orphée n'est-elle qu'un rêve de la fable et
de l'imagination poëtique , ou ce personnage fameux
appartient- il réellement à l'histoire ? M. de Sales , d'après
les recherches qu'il a faites sur ce dernier point ,
n'en fait aucun doute. « Orphée civilisa des peuples sanvages
et leur donna des moeurs et des lois. Il écrivait ,
presque sans modèle, sur la plupart des matières qui
sont du ressort de l'entendement humain : ajoutons qu'il
était à la fois hiérophante des mystères et médecin ;
c'est-à-dire qu'il éckirait et guérissait tour à tour
l'homme qui lui devait de n'être plus barbare ; on aurait
dit que , grâces aux végétaux bienfaisans dont il se
faisait le dispensateur , et à la religion tutélaire dont il se
faisait l'apôtre , il se plaçait entre la nature et la providence.
>> Quant à sa naissance , M. de Sales la fait remonter
à trois mille cent ans environ .
Ces assertions ont cependant , et M. de Sales ne le dissimule
pas , de redoutables contradicteurs, tels qu'Aristote,
Cicéron, Vossius etHuet, lesavant évêque d'Avranches.
Mais Cicéron nie l'existence d'Orphée sur l'autorité
d'Aristote ; et en lisant les ouvrages de ce dernier , on
n'y trouve pas une seule ligne où il soit question d'Orphée.
Quant à Vossius et à Huet, ils n'ont fondé leur
opinion que sur celle de Cicéron ; or Cicéron n'ayant
pour lui aucune preuve de ce qu'il avance , il est clair
que l'on peut récuser ceux qui argumentent d'après son
témoignage. Voici d'ailleurs des noms assez imposans
à citer en faveur de l'existence d'Orphée : Pindare , qui
le mit au nombre des héros qui entreprirent l'expédition
si connue sous la dénomination de Voyage des Argonautes
; Aristophane qui , dans sa comédie des Grenouilles
, fait dire à Eschyle qu'Orphée apprit à l'homme
à s'abstenir de meurtres , et lui donna les chaînes tutélaires
de la religion; Euripide qui en fait mention dans
son Hyppolite et dans un choeur de son Alceste; des
orateur grecs , tels qu'Isocrate et Dion Chrysostome ,
86 MERCURE DE FRANCE ,
qui ont parlé de ses ouvrages sans exprimer de doutes
sur son existence ; des philosophes , tels que Platon
dont la plupart des dialogues , et particulièrement le
Cratyle ,le Banquet et le huitième livre des Lois , respirent
la vénération pour lui et pour ses ouvrages ,
Hérodote qui , d'après son antique renommée , le met en
parallèle avec Pythagore , etc. , etc. , etc. M. de Sales
termine ce qu'il croit pouvoir appeler sa démonstration
historique de l'existence d'Orphée , et sa réfutation de
quelques anciens et modernes , autres que ceux que j'ai
déjà nommés , qui l'ont niée , par ce trait de Pausanias
qui , selon lui vaut un monument ; c'est qu'il y avait
une famille grecque du nom de Lycomides , qui, de
tems immémorial , apprenait par coeur les poëmes
d'Orphée , et les chantait dans la célébration des Mystères
,
On est étonné , en lisant les anciens , du nombre
étonnant d'ouvrages qu'Orphée avait composés ; il ne
nous en reste qu'un poëme incomplet sur les pierres ,
des hymnes et un poëme sur le Voyage des Argo→
nautes , encore M. de Sales craint-il que nous ne le devions
à une fraude pieuse des premiers chrétiens , ou
qu'ils n'aient été rajeunis sous la plume de quelques admirateurs
d'Orphée , tels que Phérécide , Onomacrite et
Pythagore. J'invite au surplus les amateurs à lire , dans
le mémoire que j'ai sous les yeux , la discussion dans
laquelle s'est engagé M. de Sales , et je ne doute pas
qu'ils ne soient satisfaits de la manière dont il en est
sorti . Au total , le volume qu'il vient de publier manquait
à la littérature érudite , et lui donne de nouveaux
titres à l'estime et à la reconnaissance de ceux qui lisent
pour s'instruire. On doit lui savoir gré , sur-tout , d'avoir
jeté de l'intérêt sur des matières un peu arides , et
d'avoir prêté à l'érudition et à la dialectique un style
élégant et animé. Je ne me permettrai qu'une seule observation
critique, M. de Sales dit : Wolf est un des
écrivains qui a travaillé .... , et cette locution se trouve
plus d'une fois dans son ouvrage : c'est une faute. Les
Grammairiens veulent qu'on dise : Wolf est un de ces
écrivains qui ont travaillé.... , ou bien celui de tous les
écrivains qui a le mieux traité.... Je prie, au surplus
AVRIL 1808 . 87
M. de Sales de croire que si je relève cette faute , c'est
que je le regarde comme undes écrivains qui peuvent
faire autorité. VIGÉE.
VARIÉTÉ G.
SPECTACLES. -Académie impériale de musique. -Première
représentation de la reprise de Chimène.
La reprise de cet opéra n'a pas produit tout l'effet qu'on
avait droit d'en attendre : la faute ne peut en être à la musique
, connue depuis long-tems pour être une des meilleures
productions de Sacchini . Le poëme , sans être exempt
de reproche , est cependant assez bien coupé pour la scène
lyrique , et le plus grand éloge qu'on puisse en faire , c'est
dedire qu'il retrace encore quelques-unes de ces situations
enchanteresses qui nous ravissent dans le chef- d'oeuvre du
grand Corneille , dans le Cid. Cherchons donc ailleurs la
cause de la froideur avec laquelle Chimène a été entendue , et
peut-être la trouverons-nous dans la nouvelle distribution
des rôles. Loin de nous l'intention d'affliger un acteur longtems
utile au théâtre de l'Opéra , et de décourager un talent
naissant : mais la vérité nous force à dire que Lainez et
Mlle Joséphine Armand nous ont paru placés peu favorablement
dans les rôles de Rodrigue etde Chimèennee ;; quelque
chaleur que M. Lainez y ait déployée , celui de Rodrigue
dermande peut-être toute la grâce et la fraîcheur de la jeunesse
, ne serait-ce que pour excuser un peu Chimène : mais
le rôle de cette dernière , qui est le principal de l'ouvrage ,
exige impérieusement un talent fait sous le double rapport
et du jeu et du chant. Mlle Joséphine Armand donne , à la
vérité , de grandes espérances ; mais le spectateur ne jouit
pas dans l'avenir , le présent est tout pour lui ; il se plaît à
donner des encouragemens à qui promet : mais aussitôt que
l'on se charge d'un rôle aussi important que celui de Chi
mène , il devient difficile à contenter. Il n'y a maintenant à
l'Académie impériale de musique , que Mme Pranchu qui
puisse chanter et jouer Chimène : nous aurions désiré que
l'on eût attendn , pour remettre cet ouvrage , que cette célèbre
actrice eût été en état de le jouer ; peut-on douter
qu'alors il n'eût produit beaucoup plus d'effet ?
Lamusique est la partie brillante de l'opéra de Chimène :
elle est riche , et cependant toujours dramatique ; la mélodie
en est non-seulement pure , touchante , forte , mais
expressive et vraie. La première fois que l'on entend
1
88 MERCURE DE FRANCE ,
cette musique on ne peut en découvrir toutes les beautés ;
ce n'est qu'à la seconde ou troisième représentation que
l'on peut donner une portion de son attention à la partie de
l'orchestre , et l'on y découvre une foule de détails charmans
si bien calculés , qu'ils font encore mieux sentir tout
le charme du chant principal. Laïs joue le rôle du Roi ;
on regrette qu'il n'ait qu'un seul air à chanter. Dufresne
représente don Diègue , et ce ne peut être que par compiaisance
qu'il se sera chargé d'un rôle trop fort pour lui .
Théâtre Feydeau. - Représentation au bénéfice de Mme
veuve Dozainville .
Cette représentation avait attiré beaucoup de monde , on
devait y jouir pour la dernière fois du talent enchantcur
de Mme Saint-Aubin. La retraite d'une actrice aussi célèbre
est un événement important au théâtre , et le public a
paru sentir vivement toute l'étendue de la perte qu'il allait
faire ; mais pour adoucir ses regrets Mme Saint-Aubin lui a
présenté dans cette soirée Mme Duret et Mlle Alexandrine
ses filles : la première , quoique très-jeune encore , est déjà
une de nos meilleures cantatrices , et sa rentrée au théâtre
Feydeau permettra de remettre à la scène quelques-uns des
meillçurs opéras du répertoire dont les amateurs sont privés
depuis long-tems. Mlle Alexandrine qui ne doit débuter définitivement
que dans deux ans , paraît se destiner à l'emploi
dés ingénuités , et la nature l'a douée de tout ce qui peut
faire réussir .
Après la toile baissée , les spectateurs ont voulu revoir
Mue Saint-Aubin et sa famille , et se sont plu à lui prodiguer
les témoignages de l'intérêt le plus marqué et le plus
mérité,
INSTITUT DE FRANCE.
B.
LA Classe de la langue et de la littérature françaises de
l'Institut a tenu , le 6 avril , sa séance publique , présidée
par M. de Ségur. Les membres des autres Classes y assistaient
en grand nombre. L'auditoire était aussi très-nombreux
, et Pon y distinguait plusieurs princes , ambassadeurs
et autres étrangers de marque. Le sujet du prix d'éloquence
que la Classe devait distribuer , excitait un grand intérêt ;
c'était l'éloge de Pierre Corneille. On savait que le Discours
couronné n'avait pas seulement obtenu l'approbation de ses
juges , mais que leurs suffrages avaient été accompagnés des
témoignages d'une satisfaction au-dessus de l'ordinaire ; et ,
ce qui ajoutait à l'intérêt , on savait que l'auteur de ce Dis
AVRIL 1808. 89
cours, qui avait déjà obtenu l'accessit il y a deux ans , pour
P'Eloge de Boileau , et l'année dernière un prix, pour un
Discours en vers sur les Voyages , était un jeune homme de
vingt-deux ans. Les dispositions bienveillantes de l'Assemblée
se sont annoncées lorsque M. Victorin Fabre est entré
dans la salle , un moment avant l'arrivée de l'Institut : il a
été couvert d'applaudissemens.
Après le rapport de M. le secrétaire perpétuel sur le
concours , lu par M. Legouvé , le même académicien a aussi
lu la proclamation des prix. La Classe avait proposé pour
la troisième fois pour sujet du prix d'éloquence le Tableau
littéraire de la France au XVIII siècle. Elle n'a point
encore été entiérement satisfaite des ouvrages qui lui ont
été adressés ; elle propose ce beau sujet pour la quatrième
fois. Elle a annoncé dès l'année dernière que le sujet du
prix de poësie qui sera décerné en 1809 , était les Embellissemens
de Paris . Elle annonce aussi d'avance , pour sujet
du prix d'éloquence qui sera décerné l'an 1810 , l'Eloge de
Jean de La Bruyère .
M. le Président ayant proclamé le prix de cette année ,
M. Victorin Fabre a reçu de ses mains la médaille , au
bruit des plus vifs applaudissemens. M. de Fontanes a lu
l'Eloge de Corneille , et a été souvent interrompu par l'expression
la plus éclatante de l'approbation publique. Ce sujet
vaste a paru embrassé dans toute son étendue , et traité avec
autant d'ordre que de chaleur et de véritable éloquence.
Le style en est travaillé sans avoir rien de pénible et semê
d'expressions fortes et hardies qui ne sont jamais bizarres .
Ces qualités devenues très-rares, font penser que ce Discours ,
si universellement applaudi à la lecture publique , gagnera
encore à l'examen du cabinet. On a sur-tout distingué parmi
les beautés du premier ordre , un morceau aussi neuf que
dramatique , où l'auteur nous transporte avec lui à la première
représentation du Cid , dont il renouvelle en quelque
sorte et nous fait partager les effets ; et la réponse pleine
de justesse , de force et de mouvement qu'il fait à ceux
qui ont prétendu que l'admiration n'est pas un ressort vraiment
tragique , réponse qu'il tire des principaux chefs-d'oeuvre
de Corneille , où l'admiration se réunit à la pitié et à
laterreur.
a
1
M. Legouvé a lu ensuite quelques fragmens du discours
qui obtenul'accessit , et des deux discours qui ont obtenu
des mentions honorables. L'auteur du premier est M. Auger
qui remporta le prix , ily a deux ans , pour l'éloge de Boileau
, et qui , dans celui-ci encore, si l'on en juge par les
90 MERCURE DE FRANCE ,
fragmens , a montré un talent très-distingué. L'auteur du
second ne s'est point fait connaître; celui du troisième est
M. Chazet , dont le style a paru avoir de l'éclat et de la chaleur.
Ces différens morceaux ont été vivement et justement
applaudis.
La séance a été terminée par des fragmens du troisième
chant du Poëme de la nature de feu M. Le Brun , lus par
M. François ( de Neufchâteau ). On y a applaudi de trèsbeaux
vers , et sur-tout un magnifique tableau du siècle de
Louis XIV.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 8 Février.-
Transférera-t-on ailleurs le siége du gouvernement , ou le
laissera-t-on subsister là où il est? Voilà une question qui ,
depuis le 2 de ce mois , est vivement agitée dans le congrès
sans qu'il y ait encore rien de décidé. Ceux qui sont pour la
translation n'ont eu jusqu'ici contr'eux qu'une majorité de
deux voix , et il est probable qu'elle se soutiendra dans les
débats suivans , et qu'ainsi le siége du gouvernement sera
maintenu à Washington.
Un autre objet qui occupe beaucoup le congrès , ce sont
les différens plans proposés pour les fortifications de New-
Yorck. Il paraît qu'on ne veut rien épargner pour mettre
cette placeà l'abri de toute insulte de la part des Anglais ,
contre lesquels tout le monde croit que la guerrrree estinévitable
. Les partisans de l'Angleterre voudraient la détourner ,
mais le gouvernement et la très-grande majorité des habitans
, semblent la désirer ardemment.
- RUSSIE, -Riga, le 16 Mars . La dernière opération
de l'armée russe a été de s'emparer de Tavastheus , point
central où aboutissent toutes les communications du pays .
On n'y a trouvé aucune résistance. Il y avait un petit fort
qui a été abandonné. Deux mille hommes au plus couvraient
, dit-on , cette place ; ils se dispersèrent à l'approche
des Russes .
Le corps du général Tutschkoff s'est emparé des places
de Saint-Michel et de Christina où était la flotille suédoise
des lacs . Elle a été brûlée par les Suédois. Ce corps marchait
sur Tavastheus. Cette place ayant été occupée par le
général Buxhowden , il se porta sur Vasa.
AVRIL 1808 .
91
L'armée du général Buxhowden , dite la grande , se dirige
de Tavastheus sur Abbo. Plusieurs régimens de réserve se
portent à Sweaborg qu'on avait seulement masqué jusqu'alors.
Les assiégés cassent les glaces qui environnent Sweaborg.
Lepoint le plus faible de la place est du côté de terre , mais
il est garni , dit-on , de 400 bouches à feu. On commencera
par jeter des bombes dans la place. On parle aussi d'un
assaut.
ALLEMAGNE. - Vienne , le 19 Mars . - L'ambassadeur
de Russie près la cour de Vienne , M. le prince de Kurakin ,
aremis une note à M. le comte de Stadion, ministre des
affaires étrangères , pour lui notifier les mesures que l'Empereur
de Russie a été obligé de prendre contre la Suède .
La déclaration que la cour de Pétersbourg a publiée à ce
sujet , a été également communiquée. On assure généralement
que l'Autriche , qui s'est jointe aux autres puissances
continentales contre l'Angleterre , et qui a rompu toute
espèce de communications avec cette puissance , adoptera le
méme systéme envers la Suède , dont le gouvernement persiste
à rester uni à la Grande-Bretagne ,
- ISTRIE.- Trieste , le 15 Mars .
M. Adair , ministre
d'Angleterre.près la cour d'Autriche, s'est embarqué hier
au soir sur un parlementaire autrichien pour se rendre à
Malte. Trieste a pris un aspect tout guerrier ; le côtes sont
hérissées de batteries sur tous les points où l'on pourrait
redouter un débarquement de la part de l'ennemi.
BAVIÈRE. - Munich , le 20 Mars . - Tout annonce que
la nouvelle organisation de la Bavière est sur le point de
s'effectuer. Le ministère s'en occupe avec activité , et l'on
assure que ce grand travail ne tardera pas à être achevé.
Nous rapporterons une partie des bruits qui circulent à ce
sujet , sans prétendre en aucune manière les garantir. On
prétend que cette organisation sera calquée en partie sur
celle qui a été adoptée pour le royaume de Westphalie , et
quiy est actuellement en vigueur. On adoptera , entr'autres ,
le système d'une représentation nationale , en supprimant
les Etats provinciaux dans les pays où il en existe. Le plus
grand nombre des représentans sera choisi dans la classe
des propriétaires ; il y en aura un certain nombre de pris
parmi les savans , les artistes , les négocians et les fabricans.
L'administration et la justice seront établies dans tout le
royaume sur un pied uniforme ; la première sera exercée
par un seul fonctionnaire , ayant sous lui des agens subor,
donnés; lajustice , entièrement séparée de l'administration ,
92 MERCURE DE FRANCE,
sera confiée à des colléges , comme elle l'a été jusqu'à présent.
La noblesse sera maintenue dans tous ses droits honorifiques
, et conservera quelques-uns de ses droits réels , tels
que lajurisdiction patrimoniale; elle perdra ses priviléges
exclusifs , entr'autres le droit de ne point comparaitre deyant
les jurisdictions ordinaires , l'exemption des impositions
et charges publiques , etc. Enfin,le Code Napoleon sera
introduit comme loi civile , avec quelques modifications demandées
par les usages et par l'habitude des anciennes lois
bavaroises .
On est actuellement occupé d'une nouvelle division
territoriale du Tyrol et de quelques autres changemens dans
cette province. On se propose cependant de les effectuer ,
sans que la constitution du pays en éprouve d'atteintes. Il
paraît qu'on se propose de convoquer , pour le mois de mai
ou de juin , une diete générale , à l'approbation de laquelle
on soumettra quelques- uns des nouveaux plans.
ROYAUME DE HOLLANDE. - Utrecht , le 31 Mars . - Le
29 de ce mois , S. M. a adressé au corps-législatif un message
très-important , contenant le budjet de 1808. Voici les
dispositions principales de ce projet de loi :
Les dépenses de l'exercice de 1808 sont fixées à 75,000,000
de florins (le florin de Hollande vaut 2 fr. 17 c. ), savoir :
Pour tous les ouvrages de digues , canaux , et autres
compris sous le nom dudépartement du
Waterstaal .
Les intérêts de la dette publique , et
pensions civiles et militaires.
La maison du roi , y compris la caisse
secrète , frais de couriers , conseil et secrétairerie.
Ministre de l'intérieur.
Celuide la marine et des colonies .
Celuide la guerre ,y compris l'extraordinaire
.
Gelui de la justice et police.
Dépenses iniprévues .
Total.
5,000,000
42,263,367 18 14
1,906,356 13 4
616,910
. 6,200,000
10,440,149 14
1,403,786 16
788,918 17 14
: 75,000,000
Les produits et revenus de toute nature étant insuffisans
pour payer cette dépense , il sera émis pour 40 millions de
papier, avec lequel on fera une partie des paiemens .
- ESPAGNE. - Madrid , le 24 Mars . Le grand- duc de
Berg , à la tête de l'armée française , est entré ce matin à
AVRIL 1808 . 93
n
ناو
12
s
00
15
14
وتلا
20
Madrid. La joie régnait sur tous les visages , et les Français
ont été accueillis avec tous les témoignages de la satisfaction .
Le grand-duc est descendu à l'Amirauté. Le gouverneur ,
les grands d'Espagne et les corps de la garnison lui ont été
présentés. Il les a reçus avec la plus grande amabilité. Les
troupes à cheval et une division d'infanterie sont casernécs
dans la ville. Plusieurs divisions sont campées sur les hauteurs
, sous des tentes .
Le corps du général Dupont est à Ségovie et à l'Escurial.
La tranquillité est entiérement rétablie à Madrid , et nous
sommes certains qu'elle ne sera plus troublée.
Le 18 mars , veille de son abdication , le roi Charles IV
a fait publier la proclamation suivante :
α S. M., prévenue du passage prochain des troupes françaises
par Madrid , se dirigeant ver Cadix, daigne faire part
de cet événément à son Conseil , et lui transmet entr'autres
sa volonté royale , pour que les troupes qui séjourneront à
Madrid ou dans les environs soient traitées avec tous les
égards, franchise , amitié et loyauté dus aux armées de l'Empereur
des Français , allié intime de S. M. En vertu de
quoi le Conseil publie la présente, et compte sur la fidélité
du peuple à observer strictement les ordres du roi. »
2
Le roi étant informé que S. M. l'Empereur des Français
et Roi d'Italie se proposait de Venir à Bayonné , a nommé
une députation composée de trois des premiers personnages
de son royaume, pour se rendre en cette ville , y féliciter
S. M. I. et R. , lui remettre, de la part de leur souverain,
les lettres qu'il lui écrit à cet effet, et lui témoigner ses sentimens
d'estime et d'admiration pour son auguste personne.
Catte députation est chargée d'accompagner S. M. l'Empereur
et Roi , dans le cas où il viendrait en Espagne. Les
personnes qui la composent sont le duc de Frias , le comte
de Fernand-Nunnez et le duc de Medina-Cooeli , tous trois
Grands-d'Espagne de preraière classe .
Avant l'arrivée de S. A. I. le grand-duc de Berg , lieutenant
de S. M. l'Empereur et Roi , M. le duc del Parque ,
Grand-d'Espagne , lieutenant- général des armées du roi;
avait été nommé par S. M. pour aller à la rencontre de
S.A. I. , et pour le complinienter à son quartier-général.
Depuis la destitution du prince de la Paix , de sa charge
de grand-amiral , S. M. a créé un Conseil suprême de marine,
qui sera présidé par elle-même en personne.
ROYAUME DE NAPLES .-Naples , le 22 Mars.- S. M. le
roi de Naples vient de reprendre les forts de Scylla et d
Reggio , seuls points que les Anglais conservassent sucora
gi MERCURE DE FRANCE ,
1
sur le continent de l'Italie. S. M. prévoyant tous les motivemens
posibles de l'ennemi , ordonna la formation de deux
corps qu''eellllee fit stationner entre Naples et les extrémités de
la Calabre .
L'un de ces corps était commandé par le général Saligny.
S. M. commandait en personne le second corps , et
veillait à la fois sur Policastro et sur Salerne. Les operations
du siége étaient confiées à M. le général Reynier.
Ce général jugea que la prise de Reggio devait précéder
celle de Scylla : en vain 500 bandits soutenus par 200 Anglais
, et venus de Catanella , crurent - ils surprendre nos
troupes dans la nuit , et interrompre les opérations ; le capitaine
Livron, à la tête d'un détachement dung régiment
de chasseurs à cheval , se porta contre eux , les repoussa ,
et tout ce qui ne put s'embarquer à la hate , fut jeté à la
mer et se noya.
Le 30 janvier , la ville de Reggio fut investie de toutes
parts , des canonniers ennemis s'approchent du rivage pour
inquiéter nos troupes ; les soldats se mettent à la nage , et
dans peu d'instans on voit notre infauterie s'emparer de
toutes les forces maritimes de l'ennemi. En vain un brick
anglais sort de Messine pour venir à leur secours : un nouveau
détachement se jette à la mer ; et après un combatde
deux heures , où le commandant anglais , nommé Glaston ,
fut tué , le brick se rend à nos troupes , après avoir perdu
19 hommes. Nous avons fait 56 prisonniers .
Le 1er février , la ville de Reggio fut prise ; le 2 , le château
capitula : 700 soldats et 67 officiers en sortirent dans
lamatinée du 23 , et déposèrent leurs armes sur les glacis .
On a trouvé dans Reggio plusieurs canons et beaucoup
de munitions et de vivres .
Aussitôt l'armée se porta vers Scylla. Le siége du fort
commença'vers le 11 février. On était entré , le 8 du même
mois , dans la ville. Dès le 15 , deux batteries battaient en
brèche. Le 17 , on aperçut 50 barques qui venaient prendre
la garnison: celle-ci , en s'embarquant reçut le fou de mitraille
de nos batteries , qui parvint même à couler à fond
un petit bâtiment chargé de 50 hommes . On a trouvé dans
le fort de Scylla 19 canons , 2 mortiers , 2 obus , 2 caronades
, beaucoup de munitions , et 450 barils de biscuit .
-Par un décret du 12 mars , toute correspondance avec
l'ennemi sera punie de mort. Quiconque se rendra sans
permission dans une place occupée par l'ennemi , ou en
reviendra sans se présenter immédiatement aux autorités du
lieu , sera regardé et puni comme espion,
AVRIL 1808 .
9
-Les revenus et biens d'un grand nombre de monastères
de capucins , de carmes , de dominicains , de servites , de
théatins , sont affectés , par ordre de S. M. à la dotation de
plusieurs colléges et maisons d'instruction publique.
(INTÉRIEUR. )
L'EMPEREUR NAPOLÉON est parti de Saint-Cloud le 2 avril
à onze heures du matin. S. M. va visiter les départemens
méridionaux de la France : elle est attendue à Bordeaux .
S. M. l'Impératrice est parti le 6 pour aller rejoindre son
auguste époux.
-Tous les différens qui existaient entre la France et la
régence d'Alger depuis l'élévation du nouveau dey sont terminés.
Les Génois ont été reconnus comme Français , les
Italiens comme amis. Les esclaves génois et italiens ont été
relâchés et sont arrivés à Marseille. M. Dubois Thainville ,
chargé d'affaires de France , a montré beaucoup de zèle
dans cette affaire , et a couru souvent des dangers.
ANNONCES .
Les Devoirs d'un Guerrier , ou Instructions d'un père à son fils sur
la profession militaire ; par F. M .... Un vol. in-8°. A Paris , chez le
Marchand , rue de la Harpe , nº 45 ; au Bureau du Mercure de France,
rue Hautefeuille , nº 23 ; et à Bruxelles , chez Demat , libraire , place de
'Hôtel-de-Ville. Prix , 3 fr. , et 4 fr. franc de port .
Analyse d'un Cours du docteur Gall, ou Physiologie et Anatomie
du cerveau , d'après son systême et avec son approbation. Vol. in-8°
de 254 pages , papier fin . Prix , 3 fr . , et 4 fr . franc de port. A Paris ,
chez Giguetet Michaud , libraires , rue des Bons- Fnfans , nº 34.
Journal de Guitare ou Lyre , par les meilleurs auteurs ; publié à
Paris par P. et J. J. Leduc , éditeurs de musique , rue Traversière-Saint-
Honoré , nº 57. Prix, g fr . pour 48 numéros, et 9 fr. 50 c. franc de porta
On souscrit pour ce Journal à Paris , chez Sieber , marchand de musique
, rue de Richelieu , nº 28 , et chez tous les marchands de musique ,
les libraires , les marchands d'estampes , et les directeurs des postes de
toute la France, ainsi que pour les Journaux de piano et de harpe. Prix,
12 fr. , et 13 fr. 50 c. franc de port pour 24 livraisons .
Tables analytiques et raisonnées des matières et des auteurs ,
pour la nouvelle édition de l'Histoire naturelle de Buffon , rédigée par
C. S. Sonnini , membre de plusieurs Sociétés savantes . Ouvrage formant,
dans cent vingt-quatre volumes in-8°., un Cours complet d'Histoire
96 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808 .
naturelle; les premiers , au nombre de soixante-quatre , sont consacrés
P'histoire de la théorie de la terre , des minéraux , de l'homme , des
animaux , des quadrupèdes et des oiseaux; les autres sont partagés ainsi
qu'il suit : quatorze pour l'histoire des poissons , en y comprenant celle
des cétacées ; six pour celle des mollasques; huit pour celle des reptiles;
quatorze pour celle des insertes ; dix-huit pour celle des plantes ; par
P. Sue , professeur de médecine légale , à l'école de Médecine de Paris ,
trésorier de la même école , membre de plusieurs Sociétés savantes ,
nationales et étrangères . Trois volumes in-3°. Prix , 18 fr. , et 22 fr. franc
de port. A Paris , chez Dufar , libraire -éditeur , rue des Mathurins-
Saint-Jacques ; Arthus-Bertrand , rue Hautefeuille , nº 23.
MM. les Souscripteurs en retard pour leurs livraisons sont invités à
se compléter dans tout avril , présent mois ; passé cette époque , nonseulement
le prix sera porté à 6fr. le volume , mais l'Editeur pourra se
voir dans l'impossibilité de les compléter , ayant diminué progressivement
le tirage des livraisons .
Les Métamorphoses d'Ovide , représentées en cent quarante estampes
gravées au burin , sur les dessins des meilleurs peintres français , par
les plus habiles graveurs , accompagnées de la traduction française de
M. l'abbé Banier . Cinquième livraison. Prix de chaque livraison , composée
de six planches et du texte , sur grand-raisin vélin , franc de
port, 3 fr. 50 c.; le même , sur grand-raisin d'Auvergne , 2 fr. 50 с. А
Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille , nº 4 , près celle Saint-
André-des-Arcs .
II paraît deux livraisons le premier de chaque mois , à commencer du
1er novembre 1807 .
L'ouvrage complet est composé de vingt-quatre livraisons , formant
deux gros volumes grand in-8°. Ayant attendu qu'il fût achevé d'imprimer
pour l'annoncer par souscription , ceux qui voudront prendre de
suite les vingt-quatre livraisons , ne paieront le papier vélin que 72 fr .
au lieu de 84 , et le papier grand-raisin fin d'Auvergne , que 48 fr. au
liende 60. Pour le port frane par la poste , on ajoutera 4 fr. La poste ne
se charge pas de livres reliés.- La reliûre en veau coûtera 6 fr.; en
veau filet, 8 fr.; et en veau filet tranche dorée, 10 fr.; en maroquin
rouge , vert ou bleu, 18 fr. par exemplaire,
L'Histoire des Douze-Césars , par Lévesque , 2 vol. in-86. annoncée
dans ce N° . , pag. 74 , est du prix de 12 fr. , et de 15 fr. fianc de port.
L'Histoire d'Homère et d'Orphée, par M. De Sales , in- 8° . annoncée
aussi dans ce N° . , pag. 80 , est du prix de 5 fr . , et de 6 fr. 50 c. franc
de port.
Ces ouvrages se trouvent au Bureau du Mercure , chez Arthus-Bertrand
, libraire , rue Hautefeuille , nº 23 .
(N° CCCLII . )
(SAMEDI 16 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
DEPE
DE
LA
S
cen
FRAGMENT
Du troisième chant d'un poëme de Josaph
::
L'AURORE enfin se lève , et sa douce présence
Au coeur de Zaluca semble rendre la paix ;
S'éloignant aussitôt de son riche palais ,
Elleporte ses pas vers la cabane obscure
Où Joseph sommeillait sur un lit de verduré :
Elle n'ose approcher , respecte son repos ,
Mais sa bouche bientôt laisse échapper ces mots :
« Il repose ; et son front , plus riant que l'aurore ,
Surpasse la fraîcheur du jour qui vient d'éclore ;
> Ses cheveux ,que balance un zéphyr caressant ,
>> Lui dérobent les traits du soleil renaissant ;
>> Le souris , qui se peint sur sa bouche mi-close ,
> Appelle le baiser sur ses lèvres de rose :
>>>Osons ! ... Mais insensée , arrête ton ardeur ;
>> Sélima seule hélas ! a des droits sur son coeur ! ...
>> Que dis-je ! ma grandeur , mon rang et ma naissance ,
>> Ne méritent-ils pas sa juste préférence ?
>> Sélima ! Sélima , tendre objet de ses voeux ,
Pourrait-elle en effet l'emporter à ses yeux ?
> Non ; Joseph àmes pleurs se montrera sensible ,
➤Je saurai l'émouvoir, et son ame paisible
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
>> S'allumant par degrés comme un rayon du jour ,
>> Lui-même enfin viendra se rendre à mon amour :
>> Il s'éveille ! ô bonheur ! ô fortuné présage !
» Amour , Dieu bienfaisant , seconde mon courage. ».
Elle dit , et bientôt prenant un air serein ,
<< Ne pleurez plus , Joseph , bénissez le destin ;
>> Je viens briser vos fers; mais que ce bois tranquille
» Soit désormais le lieu qui vous serve d'asyle .
>> Pourriez-vous , oubliant mes augustes bienfaits ,
» Aux monts de Chanaan vous fixer pour jamais ?
» Ah ! ne craindriez-vous pas que vos coupables frères
>> N'insultassent encore à vos longues misères ?
► Votre aspect rallumant leur jalouse fureur ,
>> Vous sentiriez bientôt renaître le malheur.
>> Montrez-vous moins rebelle à la voix qui vous presse .
Hélas ! répond Joseph accablé de tristesse ,
De vos soins généreux j'ai lieu de me louer :
Vos bienfaits me sont chers et je dois l'avouer.
Mais privé de Jacob , sur ces lointains rivages
Pourrais - je voir mes jours s'écouler sans orages ;
Où trouver dans ces lieux ma chère Sélima ! ...
Tu la vois à tes pieds , interrompt Zaluca ,
Ce mot m'est échappé , pardonne ma faiblesse.
Mes regards , mes soupirs , mes larmes ,ma tendresse
Ne te disaient- ils pas que mes soins et mes voeux
N'étaient que les transports de mon coeur amoureux ?
Pour toi, de vingt rivaux attachés à mes charmes
J'ai repoussé les dons , j'ai dédaigné les larmes...
Cherchant de mon palais les plus sombres détours ,
J'ai su dans le silence oublier leurs amours
En vain me poursuivant au fond de ma retraite ,
Ils m'offraient les soupirs de leur flamme indiscrète ,
Tes attraits sur mon coeur avaient plus de pouvoir ,
Puis-je espérer ? réponds ; ou bien du désespoir
Eprouvant les effets et la douleur profonde ,
Vais-je cacher ma honte aux limites du monde ?
11.
Joseph anéanti , s'écrie avec douleur :
Vous n'exigerez pas sans doute que mon coeur
De la noire imposture empruntant le langage ,
Réponde à votre ardeur par un faux témoignage .
Je ne pourrai jamais partager votre amour ! ...
Grand Dieu , toi que j'adore en cet humble séjour,
Près de ce même autel élevé pour ta gloire ,
AVRIL 1808.
D'Abraham , de Jacob flétrissant la mémoire,
Je pourrais oublier leurs antiques vertus !
Toi qu'appellent en vain mes regrets superflus ,
Sélima, tendre objet de ma peine cruelle ,
Ames premiers sermens je serais infidelle !
Ah ! que plutôt la mort dans ces tristes climats ,
En m'arrachant ton coeur , me donne le trépas :
Mourir pour la vertu , c'est vivre pour la gloire.
Epouse de mon roi , pourrais-je bien le croire ,
Vous, trahir vos devoirs ! vous , manquer à l'honneur !
Voyez l'égarement qui trouble votre coeur ;
Du remords qui vous crie entendez le langage.
Il se tait. Zaluca , frémissante de rage ,
<Vil esclave , dit-elle, oubliant mes faveurs,
➤ Oses-tu donc braver mes soupirs et mes pleurs ?
» Va , cruel , dans ces lieux expiant ton audace ,
> Tu paieras mes tourmens et ma longue disgrace.
>Auteur de tous mes maux tu connaîtras enfin
> Combien je puis punir ton superbe dédain.
> Aime ta Şélima , mais en vain , pour lui plaire,
>>Ton coeur insolemment rejette ma prière ;
» Tu vieilliras , barbare , au sein de ces climats .»
:
Joseph veut s'éloigner , elle arrête ses pas ,
Etsarobe, en fuyant,dans les airs élancée,
Aux mains de Zaluca demeure entrelacée.
Confondue , interdite , elle frémit d'horreur ;
Mais bientôt rappelant sa première fureur :
<<Je triomphe ! dit-elle , ô moment pleinde charmés !
>> Tu vas enfin tarir la source de mes larmes .
>Que le traître en cejour ressente mon courroux. » .
Elle dit, et volant aux pieds de son époux ,
Påle, les yeux hagards , plaintive , échevelée ,
<<Vengez-moi , Putiphar . Par Joseph outragée ,
» J'ai vu ce faible esclave , épris de mes attraits ,
» Elever jusqu'à moi ses coupables projets :
Cette robe! ... Mes pleurs vous apprennent le reste.
>>Punissez , o grand roi ! cet attentat funeste :
► Que vos cachots ouverts me vengent de l'affront
► Qu'un mortel téméraire imprimé sur mon front. »
G. A.
99
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
VERS SUR L'ÉDUCATION , D'OVIDE ,
Extraits de la Préface de la troisième édition des Métamorphoses (1 ).
NOTRE père avec soin cultiva notre enfance ,
Et nous fit de bonne heure instruire à l'éloquence .
Mon frère , né pout vaincre aux joûtes du Barreau ,
Y signala d'abord un athlète nouveau.
Pour moi , je préférais le talent du poëte ,
Et j'en faisais par goût mon étude secrète.
« Laisse , disait mon père , un art qui ne rend rien :
>> Homère , tu le sais , n'y gagna pas de bien . >>
Ses discours me touchaient ; et je voulais en prose
M'exercer en beau style à plaider une cause.
Mais j'imitais en vain nos orateurs diserts :
Mon plaidoyer n'était qu'une harangue en vers .
DE SAINTANGE .
LE CHOIX . - DIXAΙΝ ,
Trois jouvenceaux se racontaient leurs goûts
Sur le baiser : « La bouche a mon hommage ,
► C'est du baiser le trône le plus doux ,
Disait Lubin.- « Beau sein qui se courrouee,
>> Qui doucement m'attire et me repousse ,
Disait Myrtil , a a pour moi plus d'appas.
› Moi , j'aime mieux , dit à son tour Lycas ,
>> Simple baiser sur la main que j'adore ;
>> Car c'est , hélas ! de tous ceux que j'implore
> Le seul qu'Eglé ne me refuse pas . >>>
MILLEVOYΣ.
ENIGME.
PARMI les Dieux, lecteur, la Fable m'a compté ,
Des avis , cependant , quelle diversité !
La moitié des humains me chérít et m'honore ,
En me nommant son bienfaiteur :
(1) Quatre vol . in-12 , chez Giguet et Michaud , impr.-libraires , rue
des Bons-Enfans , nº 34 ; et 4 vol. in-4° , orné de 141 estampes , dez
Desray , libraire , rue Hautefeuille, nº 4 .
AVRIL 1808. 101
Dedangers , de tourmens , comme funeste auteur ,
L'autre me dénigre et m'abhorre.
Ainsi , se dérober à mon culte , à ma loi ,
Du Salomon chinois si l'on suivait l'adage
Qui dit : Dans le doute abstiens- toi ,
Serait le parti le plus sage.
Oui , peut- être ; mais j'ai de toutes les façons
Des piéges , des filets ; je sais si bien les tendre ,
Qu'on voit , perdant de vue exemples et leçons ,
Presque tout le monde s'y prendre ;
Et c'est , dit-on encore , une nécessité.
Ceuxmême qui leplus contremoi déclamèrent
Dans leur railleuse impiété ;
Ceux qui de mauvais tours quelquefois me jouèrent ,
Aidés d'un petit dieu dont la rivalité
S'amuse, le croirai -je ? à me faire la guerre ;
Eh bien ! tous ces gens-là souvent à ma bannière
Finissent par jurer zèle et fidélité ;
Si l'espiègle autrefois soupçonné leur complice ,
Contre eux exerce sa malice ,
S'ils en ont seulement la peur ,
D'un ton léger , les railleurs osent dire
Que c'est un très-petit malheur ;
Maisvous et moi , mon cher lecteur ,
leurs dépens nous nous gardons de rire.
LOGOGRIPHE.
Jadis on m'employait métaphoriquement
Pour désigner une mauvaise tête ,
Etdans mon sein j'enfermai simplement
Le nom d'une certaine bête
Fort entêtée. Une arme en usage autrefois ;
L'équivalent des douze mois ;
C'est à quoi se bornait toute mon excellence ;
Mais aujourd'hui je suis un objet d'importance ;
J'occupe les penseurs profonds ;
Chez eux je joue un très-grand rôle ;
Et je suis dans certaine école
L'objet des plus doctes leçons.
S........
1
102 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE.
:
Ma tête est sous la terre , et ma queue est au ciel,
Où l'on me peint adorant l'Eternel .
Quant à mon tout , son sort est bien étrange ,
On le dépouille , on le coupe, on le mange.
1
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Brouète.
Le mot du Logogriphe est Bienfaisance ,dans lequel on trouve bien ,
ane, anis , Aisne ( canal ) , Caen , case , niais , bas , bac, Isaac , bise ,
baie , sac , canne ( à sucre ) , scène , bis .
Celui de la Charade est Sou-lier.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÉLANGES . )
:
OBSERVATIONS sur la comparaison entre la Phèdre
de Racine et celle d'Euripide; par A. W. SCHLEGEL.
La théorie n'a point de limites quand elle a pour objet
la tragédie. On a écrit sur cette matière des volumes qui
pourraient représenter la bibliothèque d'Alexandrie. Mais
tous ces frais de doctrine ont peu avancé l'art. C'est sur
ce que les poëtes ont fait que les faiseurs de poëtique ont
imaginé ce qu'on doit faire. Or ceux qui sentent avec assez
de force pour reproduire sur la scène les passions , n'ont
pas besoin qu'on leur traduise l'esprit des grands modèles .
Leur coeur sait y trouver une poëtique toute brûlante et
l'art en action.
La dissertation de M. Schlegel n'a jusqu'à présent été
attaquée dans la plupart des journaux qu'avec la plaisanterie
et le sarcasme. Un compatriote de l'auteur , M. Goëthe ,
paraît l'avoir encore moins ménagé ; et il faut avouer que
M. Schlegel , en donnant à son écrit le caractère d'une
diatribe , a préparé le ton de ses critiques. Nous croyons
cependant que son talent et son érudition méritent qu'on
entre avec lui dans une discussion sérieuse , et c'est ce que
nous nous proposons de faire ici .
AVRIL 1808. 103
Nous ne suivrons pas l'auteur dans tous ses raisonnemens .
La critique d'une critique ennuie toujours le public quand
elle n'apporte pas des vues nouvelles sur le talent de l'écrivain
qu'elle veut def.ndre. "
Pour mettre quelque ordre dans ses observations , nous
examinerons l'écrit de M. Schlegel ,
1°. Dans ses vues sur la Phèdre de Racine ;
2°. Dans ses jugemens sur la partie du goût et des convenances.
Vues de M. Schlegel sur la Phèdre de Racine.
Racine avait dit chez Mme de la Fayette qu'avec du talent
on pouvait , sur la scène , faire exouser les plus grands
crimes , et même inspirer pour ceux qui les commettaient
plusde compassion que d'horreur. Il cita Phèdre pour exemple.
Il assura qu'il était possible de faire plaindre Phèdre
coupable plus qu'Hippolyte innocent , et il entreprit de le
prouver. Ainsi Phèdre , telle qu'il l'avait conçue , était d'une
exécution beaucoup plus difficile que la Phèdre d'Euripide.
Leprincipal personnage de la tragédie de Racine est donc
Phèdre. Chez Euripide , c'est Hippolyte.""
Chez l'un , la vertu la plus pure est victime d'une accusation
calomnieuse ; chez l'autre , une femme incestueuse
succombe sous le poids de ses remords. Il faut partir de
ces deux points de vue pour bien juger les deux pièces ,
L'objet de la discussion de M. Schlegel était donc d'examiner
si , par le personnage de Phèdre , la pièce de Racine
était moins attachante quuee celle d'Euripide par le personnage
d'Hippolytë.
Pour se mettre plus à son aise dans sa critique , M. Schlegel
a recours à une précaution oratoire qui ne peut séduire
personne..
Il dit (page 4) que ses observations ne concerneront nullement
le principal objet de l'admiration des partisans de
Racine , c'est-à-dire les inimitables beautés d'une diction
poëtique t'harmonieuse.
L'intention de ce respect pour Racine semble bien peu
respectueuse pour ses admirateurs. Comme M. Schlegel se
propose d'attaquer les idées que Racine a revêtues de sa
diction harmonieuse , et que les partisans de Racine sont
aujourd'hui la France entière , M. Schlegel nous fait entendré
assez ouvertement que nous n'admirons dans la Phèdre
daRacine que ce qu'Horace appelait nugæ canoræ ( des hagatelles
harmonieuses ).
Mais si le style est une alliance des idées avec les mots ,
104 MERCURE DE FRANCE ,
si les mots peignent les idées , si , comme l'a dit Buffon, le
style est l'homme , il est donc l'ame de la poësie tragique.
Voyez les mêmes idées rendues par Racine et par Pradon
sur l'éloignement d'Hippolyte pour la chasse depuis qu'il
aime Aricie. Là où Racine est plein , noble , harmonieux ,
Pradon est maigre , commun et même abject.
Que M. Schlegel mette à l'écart les beaux vers où Hippolyte
décrit et les faiblesses de son père , et son amour pour
Aricie ; qu'il ne s'arrête pas non plus sur les vers charmans
où Aricie , en coquette de haute comédie ,
Fuit la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres offert
Et d'entrer dans un coeur de toutes parts ouvert ,
Qu'il rejette encore une partie du rôle de Thésée , et du récit
de Théramène , on conviendra avec lui que la tragédie n'est
point là.
Mais les vers de Phèdre sont la tragédie même. S'ils
respirent l'adultère , l'inceste , ils peignent aussi la honte ,
les tourmens et les remords. Phèdre , dans la sèche analyse
de M. Schlegel , n'est qu'un objet de dégoût et d'horreur.
C'est une criminelle acquise à l'Aréopage. Mais les
vers de Racine la remettent sous notre pitié , et nous font
gémir avec elle de la terrible leçon que sa faute nous donne ,
Quand l'amour paraît sur la scène avec les excès d'une
passion désordonnée , il absorbe tout comme dans Médée ,
dans Ariane et dans Phèdre. Ainsi on convient qu'ici les
personnages d'Hippolyte , d'Aricie et de Thésée paraissent
faiblir à côté de celui de Phèdre : c'est un inconvénient du
sujet. De pareilles pièces ne sont point susceptibles d'une
perfection d'ensemble , comme Iphigénie en Aulide , comme
Athalie , comme Mahomet. Ce ne sont que des tragédies à
un seul personnage.
Le paradoxe fait aussi partiedes moyens de M. Schlegel.
Il dit ( page 21 ) que la tragédie est principalement destinée
à faire ressortir la dignité de la nature humaine. Mais ce
principe que M. Schlegel paraît avoir créé dans la vue
d'ôter au personnage de Phèdre sa beauté poëtique, se trouve
repoussé par les plus belles tragédies de Sophocle , comme
Edipe , Electre , par presque toutes celles d'Euripide , ainsi
que par la plus grande partie des plus belles tragédies
modernes.
On sent que , d'après un tel système , M. Schlegel doit
attaquer la déclaration de Phèdre à Hippolyte . L'épouse des
mort , dit- il , d'après Batteux , au fils du mort !
AVRIL 1808 . 105
Eh oui , c'est là la chose. Racine ici se met aux prises
avec la situation la plus effrayante pour le talent . Cette
déclaration est un crime ; et Racine ajoutant ses moyens à
ceux de Sénèque , est parvenu à lui donner une bonté dramatique.
Il nous fait plaindre Phèdre , même en la condamnant
. Voilà l'effort du génie .
Cependant croirait-on que M. Schlegel , plus difficile que
tous les gens de l'art , trouve ( page 24 ) qu'il y a trop peu
de passiondans cette déclaration ? Ces vers qui n'appartiennent
qu'à Racine :
C'est moi , Prince , c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours .
Que de soins m'eût coûté cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante :
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher ,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher ;
Et Phèdre , au labyrinthe avec vous descendue ,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue .
Ces vers, selon M. Schlegel , ne montrent que de l'habi
leté , de la présence d'esprit , et de la précaution pour ne
pas se compromettre.
Certes , dès que le coeur de M. Schlegel est impénétrable
à ces vers , il faut que sa nature soit tout à fait distincte
de la nôtre ; alors il n'y a plus entre nous et lui des rapports
communs pour pouvoir nous entendre.
M. Schlegel n'ayant point lié entr'elles ses objections , la
réfutation ne peut s'en produire que d'une manière brusque
et décousue,
M. Schlegel trouve ( page 30 ) que la mort de Phèdre est
trop tardive.
Quoi ! parce que Racine a soutenu pendant cinq actes
la passion de Phèdre , parce qu'il a prolongé l'agonie de
son coeur et qu'il en avarié les caractères , Racine a manqué
l'art !
Mais si Phèdre mourait dès le premier acte , comme elle
en annonce le dessein , elle ne ferait plus le principal personnage
de la tragédie. Elle ne donnerait que son nom aux
actes suivans , comme Pompée donne le sien à la tragédie
qui porte ce nom. Alors Racine serait rentré dans le plan
d'Euripide , ce qu'il voulait éviter.
La mort de Phèdre , dit M. Schlegel , n'a aucun mérite
de courage. Néron n'a point montré de courage à sa mort ,
parce qu'il ne se l'est donnée qu'après avoir appris que le
Sénat l'avait condamné au supplice des parricides , et encore
106 MERCURE DE FRANCE ,
ne s'est-il frappé qu'au refus d'un autre qu'il avait prié de
le percer; mais Phèdre ne reçoit que de son propre coeur
l'arrêt de sa mort , et elle se la donne sans se faire aider
de personne. Il est difficile en courage M. Schlegel.
Si la nécessité tragique , ajoute M. Schlegel ( pag. 31) ,
exige que Pon peigne des caractères criminels , qu'ils soient
au moins d'une trempe forte.......
M. Schlegel aurait donc voulu , dans Phèdre , la trempe
forte de la Cléopâtre de Rodogune , ou de Catilina. Mais
alors elle n'aurait point eu de remords , et elle ne nous
aurait point attendris par l'horreur qu'elle a pour elle-même ,
comme l'a fort bien dit Laharpe. M. Schlegel pense-t- il
qu'il eût été plus dans l'esprit de la tragédie de nous frapper
par le spectacle du crime dans toute son impudence ?
Et relativement à l'accusation portée par Enone contre
Hippolyte , M. Schlegel dit ( pag. 35) que Racine s'est conduit
en courtisan , en rejetant les bassesses dont il a besoin
dans sa tragédie sur un personnage d'un rang inférieur .
Voilà donc la moralité de Racine inculpée dans un procès
fait à son talent. Ainsi Corneille s'est rendu coupable du
crime de lèze-dignité royale, en prêtant à Prusias des sentimeus
bas.
Lorsqu'il s'agit d'un mouvement inspiré par une grande
situation , M. Schlegel demande uné vertu morale qui soit
rigoureusement dansles principes de Port-Royal. Il reproche
donc à Phèdre'ses imprécations contre OEnone qui , dit-il ,
ne s'est rendue coupable que par attachement pour sa
maitresse.
Ces imprécations nous présentent un sens moral tout à
fait dans l'espritde la tragédie. Elles nous font voir combien
il est dangeréux de se prêter aux passions des grands ,
parce que quand ces passions les conduisent au malheur ,
ils prennent toujours à partie ceux dont le dévouement le
plus sincère a cherché à les servir .
Aussi , dans Euripide , la confidente également maltraitée
par Phèdre , dit très-bien : Si mes tentatives avaient réussi ,
je n'aurais point été coupable..... Le succès seul donne du
prix à nos pensées.
M. Schlegel doit done aussi faire le procès à Didon qui ,
dans son monologue , à la vue du départ de la flotte d'Enée ,
Téproche à sa soeur de l'avoir poussée dans le malheur , en
accueillant son amour , en cédant à ses larmes .
Tu lacrymis evicta meis , tu prima furentem
His , germana, malis oneras atque objicis hosti.
AVRIL 1808. 107
1
C'est dans ce sens que parle Phèdre , lorsqu'effrayée de sa
situation, elle dit à OEnone :
Aujour que je fuyais c'est toi qui m'as rendue.
Tes prières m'ont fait oublier mon devoir ;
Pévitais Hippolyte et tu me l'as fait voir .
Mais ensuite c'est Hermione reprochant à Oreste la mort
de Pyrrhus qu'elle-même lui a commandée.
De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie
A-t-elle , en Paccusant , osé noircir sa vie?
Il en mourra peut- être .
M. Schlegel accuse Racine ( page 42 ) d'avoir détruit , en
émoussant le caractère d'Hippolyte , le beau contraste qui
existait entre lui et Phèdre .
Racine , d'après son plan , n'avait point à faire ressortir
l'insensibilité d'Hippolyte . D'ailleurs , l'insensibilité n'est
qu'une vertu négative , dont le caractère n'est point du
tout dramatique. C'est à la passion de Phèdre que Racine
a voulu donner le plus grand développement , et l'amour
d'Hippolyte pour Aricie lui en a fourniles moyens . Phèdre ,
pour se persuader qu'elle avait épuisé toutes les peines
attachées à une passion criminelle , avait dit auparavant ,
Je ne me verrai point préférer de rivale .
et elle apprend ensuite qu'elle en a une. C'est cette surprise
terrible qui , en élevant au plus haut degré les
souffrances de Phèdre , achève sa moralité poëtique.
Sans doute , comme l'a remarqué Batteux , il y a dans
la Phedre de Racine , deux amours , deux confidences ,
deux déclarations d'amour ; et , quoique ces intérêts distincts
se rattachent au 4º acte , lorsque Phèdre apprend
l'amour d'Hippolyte pour Aricie , les principes de la législation
dramatique n'en sont pas moins blessés . Mais
Racine a vu de si grandes beautés sortir de cette faute',
que son amour pour les progrès de l'art á dù la lui prescrire.
En créant un égarement de passion plus extrême
encore que le désespoir de la Didon de Virgile, il a agrandi
notre scene d'un genre de pathétique dont la découverte
vaut à elle seule dix belles tragédies , et par cela seul ,
il à eu raison sur tous ses critiques , et sur Euripide luimême.
02
Cependant, malgré les étonnantes beautés que présente
ce rôle de Phedre , une femme célébre (1) parait lui
(1) Mme de Staël , 2 vol. de littérature , page 56.
ןי
108 MERCURE DE FRANCE ,
1
préférer le rôle de Tancrède. « Phèdre , dit-elle , inspire
>> de l'étonnement, de l'enthousiasme ; mais sanature n'est
>> point d'une femme sensible et délicate . Tancrède , on se
>> le rappelle comme un héros qu'on aurait connu , comme
>> un ami qu'on aurait regretté. La valeur , la mélancolie
>> l'amour, tout ce qui fait aimer et sacrifier la vie , tous
>> les genres de volupté de l'âme , sont réunis dans cet ad-
>> mirable sujet. Défendre la patrie qui nous a proscrits ,
>> sauver la femme qu'on aime , alors qu'onla croit coupable ,
>> l'accabler de générosité , et ne se venger d'elle qu'en
>> se dévouant à la mort , quelle nature sublime , et ce-
>> pendant en harmonie avec toutes les ames tendres......
>> Phèdre qui n'est point aimée , que peut-elle perdre dansı
>> la vie ? »
Tout le monde conviendra , avec Mme de Staël , de
l'éclat de ce genre d'héroïsme. Mais la vérité doit en être
le premier charme. Or , dans les situations où on nous le
représente , il faut toute la facilité du bel âge , pour en
admettre les vraisemblances , et notre foi se constitue de
notre feu pour les mensonges . En effet , il n'est point du
tout prouvé que Tancrède soit plus l'appui de l'état qu'Orbassan
son ennemi. Tancrède a pour lui Aménaïde son
amante ; mais Orbassan a pour lui tout le sénat , et le père
d'Aménaïde même : enfin , les autres parties de la fable,
faibles de motifs , retracent peut-être sur la scène française
la féerie des contes indiens .
Mais en supposant même que les incidens eussent été
préparés et arrangés avec tout l'art de Racine , pourrait-on
croire que le sujet de la tragédie de Tancrède soutint la
concurrence de celui de Phèdre , telle que Racine l'a dessinée
? L'esprit se porte trop , en France, vers les situations
où il y a du bonheur , et le culte de l'amour y est devenu
une religion trop dominante. Tancrède périt , il est vrai ,
mais en mourant, il apprend qu'il a toujours été aimé ; il
recoit d'Argire la main d'Aménaïde ; il laisse Aménaïde aveç
le droit de le pleurer devant tout l'Univers ; le sénat rendu
par ses exploits à sa gloire , le proclame le vengeur de
l'Etat : ainsi , Tancrède s'éteint avec un sentiment délicieux
, et toutes les circonstances de sa mort sont des
malheurs de choix.
Mais Phèdre qui , épouse , mère , reine , et issue du
sang des Dieux , s'accuse d'une passion qu'elle ne peut
éteindre , et qu'elle n'ose avouer; Phèdre frappée d'une
mature de penchant avec lequel elle ne trouve de rapports
AVRIL 1808.
10g .
est
ni sur la terre ni dans les cieux; Phèdre qui se voit , aus
enfers , formant seule une espèce Dir pieds de son père éperdu qui cherccohuepaublnes;upPphlèidcreenaouu-x
veau pour une réunion nouvelle de crimes, ces grandes
dimensions de la honte et de la douleur , du remords et
it de l'épouvante , ne portent-elles pas la terreur et la pitié
au plus haut degré où les conceptions tragiques puissent
Datteindre ?
ie
e
Phèdre qui n'est point aimée , que peut-elle perdre dans
la vie ? ....... Et c'est parce que tout se retire de Phèdre ,
que la catastrophe est au comble , qu'elle dépasse méme
dans notre pensée toutes les latitudes du malheur. La coupe
seule du poisonou le poignard pourront la remettre dans
la proportion des forces humaines. Sans doute les malheurs
d'Edipe nous offrent avec plus d'éclat des effets
plus étendus. Mais au moins il reste à Edipe sa vertu et
Antigone. Son crime qui n'est point une faute morale, son
crime , que les Dieux punissent , accuse les Dieux seuls.
Phèdre , oonn la voit effacée de la nature entière ; Phèdre
avertie de son crime par ses remords , Phèdre toute vivante
, est dans le silence de la mort. A quelle stature
- tragique le poëte l'a élevée ! L'esprit n'ose s'arrêter devant
la profondeur de ce terrible idéal où pourtant rien n'est
en spectacle , où le coeur seul fait les événemens ; eh ! on
le demande à Mme de Staël elle-même; pense-t-elle que
l'esprit philosophique dont elle espère de nouveaux moyens
de perfection pour la tragédie , lui apporte jamais autant
que l'a fait ,dans Phèdre , le génie de Racine ?
i
Et lorsqu'après une admiration de soixante années ,
Voltaire , en relisant Phèdre , s'écriait , Non , je ne suis
rien auprès de cet homme- là , cet accent de l'enthousiasme
chez un homme qui sentait si bien sa gloire , ne nous le
représente-t-il pas , plaçant lui-même l'auteur de Phèdre,
seul et sans pair , à la tête des poëtes tragiques ?
Jugemens de M. Schlegel sur la partie des convenances
et du goût.
C'est donc Racine , c'est le poëte dont la diction est aussi
pure, et les idées aussi sages que celles de Virgile , qu'il
faut ici défendre sur le goût et sur les convenances !
M. Schlegel dit avec raison que Racine , dans la 1º scène
où Phedre paraît , est redevable à Euripide de ses vers
les plus admirés. Mais il improuve lesens que Racine a donné
aux vers suivans :
1
110 MERCURE DE FRANCE ,
Que ces vains ornemens , que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main , en formant tous ces noeuds ,
Apris soin , sur mon front , d'assembler mes cheveux ?
« Ces vers supposent , dit M. Schlegel , que Phèdre s'est
parée dans le dessein de rencontrer Hippolyte. Or, la Phèdre
grecque est trop malade pour cela.>>>
Mais , quand Euripide nous représente Phèdre affaiblie
aupoint de ne pouvoir se soutenir , n'est-ce pas nous donner
une idée de la passion qui la tourmente ? Si cet état d'andantissement
arrêtait chez elle les mouvemens du coeur, il n'y aurait
plus d'action tragique. Phèdre peut sentir puisqu'Euripide
la fait parler. Enfin, dès que Phèdre veut tantôt sur les
hauteurs des forêts animer les chiens par ses cris , tantôt
dompter les coursiers dans le manége , il est tout naturel
que ce même sentiment l'ait excitée à se parer pour celui
qu'elle espère y rencontrer.
Racine , en donnant ici un autre sens aux vers d'Euripide
, a donc mieux fait qu'Euripide , puisqu'il attribue à
une cause morale, le mouvement d'impatience que Phèdre
éprouve.
En effet , dans la belle apostrophe au soleil qui suit
immédiatement et qui n'est ni dans Euripide ni dans Sénèque
, on voit Phedre profondément humiliée de son
amour , et en envisageant le termé dans sa mort prochaine :
Noble et brillant auteur d'une triste famille ,
Toi dont ma mère osait se vanter d'être fille ,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois ,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois .
Mais Racine , fidèle à cette mobilité qu'Euripide a donnée
à l'imaginationde Phèdre , la reporte tout de suite à ce sentiment
profond qui l'entraîne , malgré elle , vers Hippolyte :
(2) Dieux ! que ne suis -je assise à l'ombre des forêts !
(2) Depuis Mille Duménil elle-même jusqu'aux actrices qui sont aujourd'hui
en possession du rôle de Phèdre , la liaison entre le couplet
précédent et ce couplet-ci a toujours été manquée. La transition du
désirde mourir au désir de voir Hippolyte doit , dans l'intervalle des trois
vers que récite Enone , être préparée par une revêrie tendre , et ensuite
passionnée dont les derniers vers de Phèdre sont , en quelque sorte
l'explosion . Ce qui rend sur-tout cette exécution difficile , c'est qu'il
faut qu'une actrice se donne des mouvemens de rechange pour les
diverses représentations . Sans cela l'action muette paraîtrait,notée
comme un air de musique.
AVRIL 1808 . 111
Quand pourrai-je , au travers d'une noble poussière ,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière !
Ces vers , dit M. Schlegel , sont l'abrégé de plusieurs
strophes d'Euripide ; et c'est à ce sujet qu'il prétend que cette
scène de Racine n'est qu'un extrait, qu'un sommaire qui ,
considéré seul , est encore très-beau , mais qui devient sec
et maigre , à côté de l'original .
M. Schlegel ya nous prouver , lui-même , la mauvaise
foi de sa eritique :
<<L'antiquité franche en tout, dit-il ( page 12 ) , dégui-
>> sait moins la partie physique de l'amour , que les nations
>>modernes chez qui la galanterie chevaleresque et les moeurs
>> du Nord, en général , ont introduit un culte plus res-
> pectueux pour les femmes , et chez qui l'enthousiasme
>du sentiment s'efforce ou de subjuguer les sens, ou de
>>les purifier par sa mystérieuse alliance. C'est pourquoi
>> l'amour devenu romantique , peut et doit jouer un beau-
>>coup plus grand rôle dans nos compositions que dans
» celles des anciens , où cette passion se montre avec des
>> caractères purement naturels , tels que les produit le
>> midi. >>>
Cette observation est très-juste. Ainsi , chez les anciens ,
les sens dominaient plus dans l'amour ; chez les modernes ,
c'est le sentiment. Cette distinction est nécessaire , malgré
la sorte de ridicule dont un poëte aimable a frappé la
part toute spirituelle que nous voulons donner au coeur.
Il a donc fallu resserrer ces strophes d'Euripide , où
Phèdre aspire à s'égarer dans les bois ..... Que ne puis-je
m'y désaltérer au bord d'une source limpide ! ..... Qu'on
me conduise sur les hauteurs .... Je suis déjà dans une forêt
depins ..... Je vois les chasseurs suivre la trace des chiens ....
Que ne puis -je les animer par mes cris, et armée d'un
carquois thessalien , remplir mes mains, de traits .... Que
ne puis-je , comme les jeunes gens , dompter les chevaux
dans un manége ! .....
Ce langage qui représente beaucoup plus l'emportement
des sens que le délire du coeur , aurait trop choqué nos
moeurs ; Racine a d'ailleurs rendu la substance dans ce
vers , C'est Vénus toute entière à sa proie attachée, et c'est
assez . La Phèdre de Racine est une amante du Nord. Ainsi ,
sa passion étant d'une nature plus choisie que celle de la
Phèdre du Midi , le poëte a dû lui donner un mouvement
qui , aussi vif que dans Euripide , fût plus rapide et plus
voilé!
112 MERCURE DE FRANCE,
Et ce trait dont Euripide n'a point eu l'idée ,
Quand pourrai-je , au travers d'une noble poussière....
est dans une convenance exquise avec nos moeurs , puisqu'il
représente l'enthousiasme de Phèdre pour Hippolyte exalté
au point d'annoblir la poussière qui s'élève autour de son
char. Il est étrange que M. Schlegel n'ait pas voulu reconnaître
ici les progrès de l'art.
M. Schlegel reproche à Racine d'avoir conservé ce vers
d'Euripide ,
Dans quels égaremens l'amour jeta ma mère !
et la raison qu'il en donne est bizarre ; c'est que l'habitude
rendait les Grecs moins sensibles à ce que leur mythologie
pouvait avoir d'extravagant.
Mais y serons-nous plus sensibles , nous qui n'y croyons
pas ? D'après cette idée , il faudrait donc rejeter de notre
scène , la plus grande partie des tragédies grecques.
M. Schlegel n'observe pas qu'ici on ne désigne point , comme
dans Euripide , l'objet de la passion de Pasiphaë . Ainsi ,
le spectateur peut supposer que Phèdre et Enone ne
font allusion qu'à des faiblesses purement humaines ,
et cette idée est d'autant plus naturelle , que Phèdre dit
ensuite ,
De ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
Ce qui certainement ne serait pas , si on rappelait littéralement
le crime de la mère de Phèdre .
Si M. Schlegel avait voulu faire preuve d'une impartialité
qui est de devoir quand on prend labalance pour juger deux
écrivains , il aurait cité des vers de cette scène qui n'appartiennent
qu'à Racine , et qui sont d'une nature de sentiment
dont on ne voit d'idée ni dans Euripide , ni dans aucun
des autres poëtes , soit anciens , soit modernes .
Je l'évitais par-tout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Quelle idée de génie de faire poursuivre le coeur de Phèdre
par la ressemblance de son époux avec son beau-fils ! Alors
Phedre a comme devant elle deux ennemis , et l'intérêt da
son repos la détermine à éloigner le plus redoutable.
Contre moi-même enfin , j'osai me révolter ,
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bandir l'ennemi dont j'étais idolâtre ,
J'affectai
AVRIL 1808.
R 113
cen
J'affectai les chagrins d'une injuste maratre.
Je pressai son exil ...
Comme ces mesures de Phèdre contre son coeur , comme
cette recherche d'une dureté vulgaire contre Hippolyte peignent
sa vertu !
Je respirais , Enone, et depuis son absence
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence .
Le commentaire ou plutôt l'esprit de ces deux vers est
que depuis l'absence d'Hippolyte, Phèdre ne puisaitplus dans
ses yeux le charme qui se réfléchissait dans les traits de son
époux. Elle devint moins malheureuse quand elle ne vit
plus dans Thésée que le compagnon d'Alcide. Mais les deux
vers suivans : .
Soumise à mon époux et cachant mes ennuis
De son fatal hymen je cultivais les fruits .
sont l'expression de la délicatesse la plus profonde unie à la
passion la plus impétueuse.
Et après cela M. Schlegel prétendra que cette scène est
sèche et maigre , à côté de celle d'Euripide , et l'auteur
de Corine nous dira que la nature de Phèdre n'est point
d'une femme délicate et sensible !
M. Schlegel laisse aussi échapper devant Racine des
idées sur le goût :
Mourons ; de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre.
Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?
Lamort aux malheureux ne cause point d'effroi.
"
Le premier mot , dit M. Schlegel , aurait mieux valu: le
reste est de trop.
Le superflu que voit ici M. Schlegel , est un développement
nécessaire .
Ce mot mourons est bien la résolution de Phèdre ; mais
le reste du vers, de tant d'horreurs qu'un trépas me délivre,
en expose le motif. Phèdre effrayée , à l'avance , de l'aspect
d'Hippolyte , observant de quel front elle abordera son
époux , Phedre se représentant les murs, les voûtes de son
palais prêts à prendre la parole pour l'accuser , envisage
dans la mort le seul abri qui lui reste contre tant de
confusion.
1
Ce vers-ci : Est-ce un malheur si grand que de cesser de
vivre? est de Virgile. Usque adeo ne mori miserum est ?
Or si Virgile l'a mis dans la bouche d'un guerrier , Racine
a pu le faire dire à une femme.
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
Et cette expression cesser de vivre semble ôter à la mort
ce caractère de dissolution qui la rend si terrible. Phèdre
n'y voit qu'un mode de situation où elle ne souffrira plus ,
et c'est ce sentiment que développe le dernier vers :
La mort aux malheureux ne cause point d'effroi.
Les vers les plus passionnés ne trouvent point grâce
devant M. Schlegel ; selon lui , rienn'est plus inconvenant
que ce vers de la dernière scène du quatrième acte , où
Phèdre, instruite de l'amour d'Hippolyte et d'Aricie, demande
à OEnone :
Dans' le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
Les fenimes grecques , dit M. Schlegel , vivaient retirées,
et ne sortaient guère de leur appartement sans être voilées
et accompagnées .
Le fait n'est pas exact; les femmes et sur-tout les filles
à Lacédémone sortaient librement ; les femmes à Athènes
allaient elles-mêmes acheter l'étoffe de leurs vêtemens , se
présentaient devant les magistrats ; mais d'ailleurs il semble
que Phèdre , égarée par sa jalousie , peut demander comment
Hippolyte etAricie se sont vus ; car enfin il a bien
fallu qu'ils se vissent pour s'aimer , et qu'ils se vissent en
secret pour se le dire ; et Phèdre elle-même qui s'est représentée
dans les forêts pour y suivre de l'oeil Hippolyte ,
peut également l'y voir avec Aricie.
Enfin Ariane et Phèdre elle-même , filles d'un roi , n'ontelles
pas vu furtivement Thésée , lorsqu'elles se sont concertées
avec lui pour le suivre à Athènes ?
En voilà certainement trop sur un écrit dont les vues
et les principes, malgré le talent de l'auteur et ses connaissances
réelles, ne paraissent pas devoir s'accréditer .
Les réflexions qu'il exposé depuis la page 75 jusqu'à la
page 92 , sont une métaphysique morale qu'on aurait de
Ja peine à réduire en une théorie positive. M. Schlegel
semble vouloir nous proposer une nouvelle législation dramatique;
mais tout a été épuisé dans ce genre, et quoique
M. Schlegel nous assure qu'Aristote n'a point du tout saisi
levéritable esprit de la tragédie grecque , la poëtique d'Aristote
est aujourd'hui une doctrine consacrée. Pour oser en
prose , il faut , comme en poësie , savoir enchanter : or ,
M. Schlegel ne s'est pas encore assez pourvu de ce moyen
de séduction. D'ailleurs , de la hauteur où il s'est placé ,
il dédaigne trop de composer avec les amours - propres.
Homme tout nouveau dans notre littérature , il nous ap
AVRIL 1808. 115
prend que c'est à tort qu'on pleure depuis trente lustres
à la représentation de Phèdre. Son ton est vraiment d'une
haine contemporaine ; on dirait qu'il a écrit en société avec
Pradon et Subligny pour servir la cabale de Mme Deshoulières
; et encore quelle absence de dignité dans les reproches
qu'il fait à Racine! Selon lui , Phèdre est une effrontée
et une intrigante ; elle accuse lachement Enone
qui ne peut se défendre; son langage est atroce.... ( pag. 23 ,
29, 38, 39. ) Racine est un poëte maladroit ; il met encore
plus de niaiserie que de jactance dans le magnifique récit
qu'il fait faire à Thésée de son expédition contre le tyran
de l'Epire. Les chevaux carnivores de ce tyran , qui ont
mangé Pirithoüs , ont été bien employés .... ( pag. 63 et 64. )
Il faut s'arrêter sur ces citations qui prouvent combien
M. Schlegel s'est peu naturalisé chez nous par les bienséances
du style.
Enfin M. Schlegel ne veut rien moins que nous prouver
qu'il n'y a que de l'absurdité dans une tragédie regardée
parRacine comme ce qu'il avait fait de mieux; et sur laquelle
Despréaux , qui avait quelque goût et aussi quelqu'habitude
des anciens , a osé dire :
Eh qui , voyant un jour la douleur vertueuse
De Phèdre , malgré soi , perfide , incestueuse ,
D'un noble travail justement étonné ,
Ne bénira d'abord le siècle fortuné
Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles ,
Vit naître sous ta maitu ces pompeuses merveilles .
Voltaire regardait également le rôle de Phèdre comme le
plus parfait du théâtre.
Domitianus , dit Tacite(3) , uno ictu rempublicam exhausit :
M. Schlegel reproduit cet événement dans notre république
littéraire. Sa faux , comme la faux de la mort , renverse tout.
Il détruit le prestige attaché aux plus grands noms.
Ainsi l'Europe qui a adopté notre littérature , et pour qui
Racine , Boileau et Voltaire sont devenus des auteurs classiques
, l'Europe toute entière s'est égarée par sa foi pour
ces hommes illustres. Iln'y a pas eu de siècle de Louis XIV;
et les critiques anglais des derniers tems qui ont trouvé si
heureusement ce mot , la science de Racine , pour exprimer
son art de raisonner et de conduire ses pièces , sont aussi
barbares que l'étaient leurs compatriotes du tems du poëte
Chancer.
(3) In vita:Agricola.
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
Sans doute M. Schlegel n'a publié sa critique que dans
la persuasion qu'elle était victorieuse sur tous les points.
Mais il semble qu'il aurait dû envisager les conséquences
de tant de gloire. Il est au moins certain que Voltaire luimême
, dont l'ambition littéraire a été si véhémente , aurait
craint d'aller à la renommée à travers tant de débris . Adroit
et circonspect dans la jalousie dont il a été quelquefois
atteint , il se serait dit ici , comme Cicéron :
Jure igitur gravis est de cujus laudibus omnium estfama
consentiens .. FR. GERBOUX .
( EXTRAITS. )
HISTOIRE DE FENELON , composée sur les manuscrits
originaux; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St. -Denis .
Trois vol . in-8°. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons- Enfans , nº 34 .
(SECOND EXTRAIT. )
RIEN n'est plus capable peut-être d'inspirer des
idées justes sur la véritable gloire , que de voir au pied
du trône de Louis XIV , au milieu d'une cour où
brillaient tous les prodiges des arts , toutes les pompes
de la victoire , un homme simple et modeste, un prêtre ,
qui n'était encore célèbre ni par d'éloquens écrits ni
par d'éminentes dignités , partager tout-à-coup l'admiration
publique , et s'élever à côté des plus grands
hommes , par la seule éducation d'un enfant. Quand
Louis XIV avait confié la jeunesse de son fils unique
aux soins de Bossuet et de Montausier , l'un et l'autre
jouissaient de la plus haute réputation , et l'éducation
de Monseigneur n'ajouta rien à leur renommée : au
contraire , quand Fénélon fut nommé précepteur du
duc de Bourgogne , par le crédit de M. de Beauvilliers ,
il était peu connu hors d'une société particulière dont
il faisait les délices : mais à peine a- t- il commencé cette
éducation si difficile et si dangereuse , que tous les regards
se fixent sur ses travaux. Il s'empare , pour ainsi
dire , de toutes les espérances de la nation ; bientôt il
les emporte avec lui dans la solitude et dans ladisgrâce =
AVRIL 1808. 117
et quoiqu'il ait , depuis, pris sa place parmi les premiers
écrivains de son siècle, quoique son génie ait éclairé
l'Europe , tandis que son malheur forçait au respect les
ennemis de sa patrie et les courtisans de son souverain ,
je nesais, si , même aux yeux de la postérité , quelque
chose peut donner plus d'éclat au caractère et à la
vertu de Fénélon , que cette éducation du duc de
Bourgogne , dont les fruits précoces furent sitôt et si
cruellement moissonnés .
La mort de ce jeune prince fut regardée comme laplus
grande des calamités publiques , dans un tems où l'on n'éprouvait
que des calamités. Pour expliquer cette douleur
universelle et profonde, il suffit de parcourir les lettres
inédites dont M. l'évèque d'Alais a orné son ouvrage . Elles
prouvent quejusqu'à son dernier jour , l'élève de Fénélon
perfectionna , par la correspondance de son maître, les
vertus touchantes qu'il devait à son éducation ; l'amour
des hommes et de la vérité , le respect des lois , une
piété douce, un désir extrême de réparer les maux de la
France , et le projet de rendre à l'Etat appauvri par le
faste , déchiré par l'intolérance , épuisé par des guerres
continuelles , tout ce que la paix , l'ordre , la simplicité,
l'économie de l'administration pouvaient offrir de
bonheur aux peuples , sans affaiblliirr la splendeur du
trône et la généreuse protection que Louis XIV avait accordée
aux beaux arts. Tels furent jusqu'au tombeau , les
sentimens et les voeux du duc de Bourgogne , de ce
prince enlevé tout-à-coup, aux espérances de nos aïeux ,
comme Germanicus le fut à celles des Romains , et dont
la perte prématurée n'excita ni moins de soupçons ni
moins de regrets . Plus jeune que le vainqueur d'Arminius
, il n'avait point acquis comme lui la gloire des
armes , la première dans la maison des Césars : ses
campagnes en Flandres avaient été marquées par des
revers : une valeur inexpérimentée pouvait-elle triompher
d'Eugène et de Marlborough ? Mais tous les projets
de bien public , toutes les vues bienfaisantes que
la douleur des Romains supposa peut être à Germanicus ,
on les retrouve dans le duc de Bourgogne , développés
et garantis par son éducation : et combien de vertus
différentes ne devait-il pas à une religion, dont Féné :
118 MERCURE DE FRANCE ,
,
lon lui avait appris et lui faisait aimer la morale sublime
! << Quel amour du bien , s'écrie le duc de St.-
>> Simon ! quel dépouillement de soi-même ! quelles
>>>recherches ! quelle pureté d'objet ! Oserai-je le dire
>> quels effets de la divinité dans cette ame candide ,
>> simple , forte , qui , autant qu'il est donné à l'homme
>> ici-bas , en avait conservé l'image ! Grand Dieu ! quel
>> spectacle vous donnâtes en lui ! et que n'est-il permis
>> encore d'en révéler des parties si secrétes et si su-
>> blimes qu'il n'y a que vous qui puissiez les donner et
>> en connaître tout le prix ! Quelle imitation de Jésus-
>> Christ sur sa croix , on ne dit pas seulement à l'égard
>> de la mort et des souffrances ; son ame s'éleva bien
>> au-dessus . Quel surcroît de détachement ! quels vifs
>> élans d'action de grâces d'être préservé du sceptre
>>et du compte qu'il faut en rendre ! Quelle soumis-
>> sion, et combien parfaite ! ...... Quelle magnifique
>> idée de l'infinie miséricorde ! .... Quelle tempérée
>> confiance ! quelle sage paix ! quelles lectures ! ......
>> quel profond recueillement ! quelle invincible pa-
>> tience! quelle douceur ! quelle constante bonté pour
>> tout ce qui l'approchait ! quelle charité pure qui le
>> pressait d'aller à Dieu ! La France enfin tomba
>> sous ce dernier châtiment ; Dieu lui montra un
>> prince qu'elle ne méritait pas ; la terre n'en était
>>>pas dignė ; il était mûr déjà pour l'éternité.>>>
Tels sont , dit M. de Beausset , les accens lamentables
que la douleur et le désespoir arrachaient à un
homme du monde , témoin de ce triste événement.
C'était dans la solitude , dans ces papiers , uniques et
secrets dépositaires de ses sentimens , que M. de Saint-
Simon cherchait à soulager son ame oppressée , en
peignant le duc de Bourgogne sous des traits si purs
et si attachans. Voilà ce que pensait de ce prince un
homme connu par son inflexible rigidité, et qui
craignait tellement de flatter , que souvent il était
injuste. On doit nous pardonner de nous être étendus
avec un intérêt douloureux sur ce triste sujet : la vie
et la mort du duc de Bourgogne ont été la vie et la
mort de Fénélon.
L'indulgence que réclame ici l'historien de l'arche
AVRIL 1808.
119
vêque de Cambrai , je dois l'attendre , au même titre ,
pour les détails qui font connaître la partie la plus
intéressante de son ouvrage : car ce jeune prince, immortalisé
par les regrets de l'Europe entière , devait ses
vertus à l'éducation plus qu'à la nature. Le portrait de
son enfance , tracé par le même homme auquel sa
mort arracha depuis l'éloge magnifique qu'on vient de
lire , suffira pour donner une juste idée du prodige
qu'avait opéré Fénélon.
« M. le duc de Bourgogne , dit St. -Simon , naquit
>>terrible , et dans sa première jeunesse , fit trembler
>> pour l'avenir. Dur, colère jusqu'aux emportemens
>> contre les choses inanimées , impétueux avec fureur ,
>> incapable de souffrir la moindre résistance , même
>> des heures et des élémens , sans entrer dans des fougues
>> à faire craindre que tout ne se rompit dans son corps ;
>> c'est ce dont j'ai été souvent témoin. Opiniâtre à
>> l'excès , passionné pour tous les plaisirs , la bonne
>> chère , la chasse avec fureur , la musique avec une
>>> sorte de ravissement , et le jeu encore où il ne pou-
> vait supporter d'être vaincu , et où le danger avec
>> lui était extrême ; enfin , livré à toutes les passions
>> et transporté de tous les plaisirs , souvent farouche ,
>> naturellement porté à la cruauté , barbare en raille-
>> rie , saisissant les ridicules avec une justesse qui as-
>> sommait : de la hauteur des cieux , il ne regardait
>> les hommes que comme des atômés avec qui il
» n'avait aucune ressemblance , quels qu'ils fussent. A
>> peine les princes ses frères lui paraissaient intermé-
>>diaires entre lui et le genre humain , quoiqu'on eût
>> toujours affecté de les élever tous trois dans une
>>égalité parfaite : l'esprit, la pénétration , brillaient
>> en lui de toutes parts ,jusque dans ses emportemens ;
>> ses réparties étonnaient ; ses réponses tendaient tou-
>> jours au juste et au profond , même dans ses fureurs :
>> il se jouait des connaissances les plus abstraités; l'é-
>> tendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses ,
>> et l'empêchaient de s'appliquer à une seule chose à
>> la fois , jusqu'à l'en rendre incapable.>>>
Que de soins , d'attention et de patience , que d'art
et d'habileté , quel esprit d'observation , que de déli
120 MERCURE DE FRANCE ,
catesse et de variété dans le choix des moyens ne fallait-
il pas , pour opérer une révolution complète sur
un caractère pareil ! et si l'on observe que l'enfant
confié à la sagesse de Fénélon , et qui s'annonçait avec
des dispositions si redoutables , était le petit- fils de
Louis XIV , l'héritier naturel d'un grand royaume ,
croit-on qu'il existe un titre plus glorieux pour la
mémoire de son instituteur , qquue d'avoir fait dire à
ce juge sévère , à ce même duc de St. Simon , déjà
çité : <<< Tant et de şi terribles défauts furent changés
>> en des vertus parfaitement contraires ; de cet abyme ,
>> sortit un prince affable , doux , humain , modéré
>> patient , modeste, humble et austère pour soi , tout
>> appliqué à ses obligations et les comprenant im-
>>> menses , et qui ne pensa plus qu'à allier ses devoirs
>> de fils et de sujet à ceux auxquels il se voyait des-
>> tiné . >>>
2
Le changement du duc de Bourgogne fut encore
plus remarquable , quand la mort de monseigneur ne
laissa plus d'intervalle entre le trône et l'élève de Fé
nélon ; c'est alors que toute la Cour vit avec un étonnement
inexprimable , l'avenir que l'archevêque de
Cambrai avait préparé à la France ; et que les cris de
l'admiration et de la reconnaissance pénétrèrent jusqu'au
fond de son exil. « La soif de faire sa cour au
>> nouveau dauphin (1) eut moins de part à l'empres-
>> sement de l'environner dès qu'il paraissait , que le
>> désir de l'entendre et de puiser dans ses discours
> une instruction délicieuse par l'agrément et la dou-
>> ceur d'une éloquence qui n'avait rien de recherché....
>> Gracieux partout , plein d'attention au rang, à la nais-
» sance , à l'âge , à l'acquit de chacun , choses depuis
>> si long-tems omises et confondues avec le plus vil
>> peuple de la cour ; régulier à rendre à chacune de
>> ces choses ce qui leur était dû de politesse et ce qui
>> s'y pouvait ajouter avec dignité ; grave , mais sans
>> rides , et en même tems gai et aisé ; il est incroyable
>> avec quelle étonnante rapidité l'admiration de l'esprit,
l'estime du sens , l'amour du coeur , et toutes les
(1) Mémoires de Saint-Simon.
AVRIL 1808. 121
> espérances furent entraînées ; avec quelle roideur les
>> fausses idées qu'on s'en était faites , et voulu se faire ,
>> furent précipitées , et quel fut l'empressement et l'im-
>> pétueux tourbillon du changement qui se fit à son
▸ égard. La joie publique fit qu'on ne s'en pouvait taire,
> et qu'on se demandait les uns aux autres , si c'était
» bien là le même homme , ou si ce qu'on voyait était
>> songe ou réalité, »
Il me semble que rien ne peut inspirer une plus
haute idée des talens et du caractère de Fénélon , que
le tableau des résultats admirables de l'éducation qu'il
avait donnée au duc de Bourgogne , résultats attestés
par un témoin oculaire , par un observateur attentif ,
par un écrivain moins flatteur que satirique , tel que
Saint-Simon. Remarquez encore qu'il écrivait après
ja mort du jeune prince , dans un tems où l'intérêt
ne pouvait avoir part à l'hommage qu'il rendait à la
mémoire du maître et à celle du disciple. Les fragmens
que j'ai cités de ses Mémoires jettent un grand jour
sur les jugemens contradictoires qu'on a portés sur le
luc de Bourgogne à des époques différentes : ils servent
à expliquer les plans de gouvernement que Fénélon
crut devoir proposer à son élève quand il approcha
du plus haut degré des grandeurs humaines ;
et ces travaux politiques de l'archevêque de Cambrai ,
dont j'ai promis de rendre compte , peuvent être regardés
comme le complément de l'éducation du duc
de Bourgogne,
Ils embrassent , dans plusieurs Mémoires jusqu'ici
peu connus, toutes les parties de l'administration publique:
réforme militaire ; Etats provinciaux ; systéme
d'impositions ; noblesse ; clergé ; magistrature; finance ;
suppression des justices féodales , du grand-conseil ,
de la cour des aides , des intendans , des trésoriers de
France ; douanes , commerce , manufactures , luxe ;
politique extérieure , assemblée régulière des Etats-
Généraux : tels sont les grands objets que Fénélon passe
en revue. De très-bons esprits seront étonnés de trouver
dans ses vues politiques une sorte de liberté de penser ,
qui paraît étrangère au siècle et à l'état de l'archevêque
de Cambrai. Și même , comme il est permis de le
122 MERCURE DE FRANCE,
2
croire , Fénélon développa quelquefois devant un petit
nombre d'amis , dans la sécurité d'une confiance intime,
ces opinions politiques , ou plutôt ces voeux d'une ame
noble et courageuse , passionnée pour le bonheur des
hommes et la prospérité de son pays, on peut expliquer
naturellement, après la lecture de ses Mémoires ,
ce qu'entendait le chevalier de Ramsay ; son élève
quand il écrivait à Voltaire cette phrase dont on a
souvent contesté l'authenticité : « Si Fénélon était né
>> en Angleterre , il aurait développé son génie et donné
>> l'essor à ses principes , qu'on n'a jamais bien connus. >>>
Sans doute , en voulant prouver par ces mots que
l'archevêque de Cambrai ne croyait point au fond de
son ame à cette religion qu'il honora par ses vertus
et qu'il défendit par ses écrits , on est démenti par
l'Histoire de toute sa vie ; et s'il faut opter entre
l'authenticité de la lettre citée et le scepticisme impie
de Fénélon , mon choix n'est pas douteux; mais n'est-il
pas vraisemblable que ce qu'écrivait le chevalier de
Ramsay , n'était relatif qu'à certaines opinions , téméraires
si l'on veut , coupables même dans la doctrine
des ministres de Louis XIV , mais assurément légitimes
et honorables en Angleterre ? et dans ce sens , le chevalier
de Ramsay n'a-t-il pas pu dire que si Fénélon
avait vécu sous la domination britannique , il aurait
donné l'essor à des principes que sa sagesse , sa fidélité
, son attachement à son prince et aux lois de
son pays , ne lui avaient pas permis de manifester ?
Cette explication m'a paru fort simple après avoir lu
ses Mémoires politiques , et j'avoue qu'elle m'est chère;
car je n'aime pas plus à regarder l'auteur de la Henriade
, commeun faussaire, que l'archevêque de Cambrai
comme un hypocrite. Ceux à qui l'une de ces
deux opinions est également chère sont maîtres de
garder la leur : je ne leur envie pas le triste plaisir
de flétrir ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes ,
l'immortalité du génie et de la vertu .
D'ailleurs , comme l'observe très-bien l'historien de
Fénélon , rien ne serait plus facile que de s'élever contre
un grand nombre des dispositions , renfermées dans les
plans qu'il proposait à son auguste élève , et de censurer
AVRIL 1808. 123
l'ensemble et les détails de son systême politique. Une
expérience cruelle , à la fin du dernier siècle , nous a
donné des lumières qui manquaient à nos pères et qui
nous manquaient à nous-mêmes. Mais pour en juger
sainement , pour être rigoureusement juste , il faut se
transporter au tems où vivait Fénélon : il faut se rappeler
que lorsqu'il proposait des Etats-Généraux et des
Etats-Provinciaux , Louis XIV vivait encore ; que l'autorité
royale était dans toute sa force ; que la France
était accoutumée à des idées d'ordre et de soumission
qui ne laissaient entrevoir aucune disposition à l'indépendance
et à l'anarchie ; que le souvenir des troubles
où les maximes républicaines des calvinistes avaient
plongé le royaume pendant tant d'années n'était pas
encore entiérement effacé ; que les principes de la religion
et de la morale dominaient encore dans toutes les
classes de la société ; que l'éducation était tout à la fois
chrétienne et monarchique ; enfin que l'esprit public
n'était pas agité par les discussions séditieuses et corrompu
par les doctrines impies qui , sous la régence et
depuis cette époque fameuse , firent en France de si
funestes progrès, On doit observer aussi que l'exécution
du plan de Fénélon devait être l'ouvrage d'un prince
qui arrivait au gouvernement dans toute la force et la
maturité de l'âge; d'un prince éprouvé par le malheur
et les contradictions ; qui se voyait déjà environné de
toute la considération que de grandes vertus et de grands
talens auraient ajoutée à la puissance du trône ; qui
aurait été secondé par toutes les forces de l'opinion publique
; dont la fermeté bien connue aurait écarté les
grands obstacles et les petites intrigues , et dont les ministres
auraient été les hommes les plus vertueux et les
plus éclairés de la nation.
Si , malgré ces considérations , le sentiment des malheurs
qui ont suivi des essais dangereux portait quelquesuns
de nos lecteurs à croire que Fénélon se laissa trop
entraîner au mouvement de son coeur et aux prestiges
d'une imagination confiante , nous ne chercherions point
à combattre cette espèce de méfiance bien juste chez un
peuple à peine échappé aux plus terribles convulsions.
Nous nous bornerions à représenter à des censeurs trop
124 MERCURE DE FRANCE ,
sévères qu'au monient où Fénélon s'abandonnait à sesvertueuses
illusions, il n'était peut-être personne en France ,
à l'exception du duc de Bourgogne et de son précepteur ,
qui eût seulement l'idée de s'occuper du soulagement
du peuple. Il nous semble qu'un sentiment aussi estimable
doit suffire pour mériter une éternelle reconnaissance
à l'homme qui manifestait des intentions si
bienfaisantes.
Je ne suivrai pas plus long-tems M. l'évêque d'Alais
dans ses observations pleines de candeur , de sagesse et
d'impartialité : je me borne à opposer une opinion si
respectable à ceux qui jugent encore , avec une légéreté
cruelle , les hommes, les livres et les événemens .
La partie de l'histoire de Fénélon relative à ses travaux
littéraires , me fournira la matière d'un dernier
extrait. Je ne sollicite point l'indulgence du lecteur pour
l'étendue que j'ai cru devoir donner à l'analyse de cet
ouvrage ; mon excuse est dans le nom de Fénélon et
dans le talent de son historien. ESMÉNARD.
PLAUTE ou la Comédie latine, comédie en trois actes ,
et en vers , représentée pour la première fois par les-
Comédiens du Théâtre français , le mercredi 20 janvier
1808 , par NÉPOMUCÈNE-LOUIS LEMERCIER .
Animus æquus est optumum ærumnæ condimentum.
PLAUTE .
A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles-
Cooeur , nº 7. De l'imprimerie de Didot jeune , 1808 .
CETTE pièce , d'un mérite réel , mais plus faite pour
être appréciée par les gens instruits que par le public ,
ordinairement peu versé dans la littérature ancienne ,
ayant déjà été analysée dans ce journal , nous n'en suivrons
point l'action dans sa marche , ni dans les incidens
divers qui la précipitent ou qui la croisent ; nous
nous bornerons à des observations générales sur l'art
dramatique et comique , et nous donnerons ensuite une
idée du style de cette comédie d'un genre d'autant plus
neuf qu'elle est absolument dans le goût antique. Ceci
:
1
AVRIL 1808. 125
>
n'est point un paradoxe. Plaute fut réellement le créateur
de la comédie antique, nous entendons de celle de
caractère , d'intrigue et de moeurs ; car Aristophane ,
qui n'a fait que des pièces épisodiques et satiriques , et
Ménandre qui , à en juger du moins par les imitations
élégamment écrites que Térence nous en a données
fut l'inventeur de la comédie sérieuse et même larmoyante
, ne sont point de véritables auteurs comiques ,
dans la sévère acception du terme. On n'est comique
que lorsque l'on fait rire , et rire habituellement. Certainement
Molière a surpassé Plaute : il dispose bien
mieux l'ordonnance de ses pièces ; il est plus grand
peintre , plus grand écrivain ; il est plus moraliste, plus
philosophe : mais enfin Plaute fut son modèle ; et l'on
doit toujours quelque chose à ceux que l'on imite , même
en les embellissant. La comédie que Molière avait portée
à sa perfection , qui parut si enjouée dans les pièces de
Regnard , si spirituelle dans les scènes de Dufrény , qui
fut un peu trop grave dans les ouvrages d'ailleurs bien
conçus de Destouches , qui reçut de Dancourt une naïveté
piquante , qui sut prêter une fois à l'esprit de Piron la
verve du génie , qui peut-être étala trop de parure dans
les vers de Gresset , et qui , malgré l'édition volumineuse
de Boissy, ne lui inspira qu'un seul bon ouvrage , depuis
la mort de ce dernier , ne se fit plus entendre dignement
sur notre théâtre ; ou du moins les faibles sons qui
lui échappèrent dans son long silence n'ont point laissé
de souvenir. Les Fausses Infidélités , de Barthe , eurent ,
il faut en convenir , en 1767 , un grand succès qui s'est
toujours soutenu depuis , quoique les acteurs qui jouent
aujourd'hui cette comédie paraissent ignorer la vraie
tradition de leurs rôles : mais enfin ce n'est qu'un seul
acte , et même très-court. Dans les dix dernières années
du dix - huitième siècle, la comédie se réveilla parmi
nous. Les Etourdis , de M. Andrieux , annoncèrent ce
réveil qui faut brillant. Bientôt le Philinthe de Molière ,
ou la Suite du Mitantrope , et le Vieux Cétibataire
deux ouvrages d'un genre opposé , obtinrent un succès
mérité et durable , auquel ne contribua pas peu le contraste
de talent et de caractère qu'ils présentaient. Jamais
peut-être on ne parvint au même but par des routes
,
126 MERCURE DE FRANCE ,
plus différentes. Le Philinthe de Molière subjugua les
suffrages des spectateurs , d'abord peu nombreux , par
la conception forte du plan , l'intérêt des situations ,
la marche simple et rapide de l'action , et le mouvement
du style souvent âpre , incorrect , mais toujours
vrai et énergique. Le Vieux Célibataire plut , et plait
encore , par la moralité du sujet , dont beaucoup de
vieillards sont malheureusement dans le cas de se
faire l'application , par l'intérêt un peu romanesque
des situations , et par la bonhomie du style , surtout
dans le principal personnage , bonhomie , qui ,
loin de nuire àl'élégance , lui donne un charme de
plus. Mais ces quatre ouvrages , en comptant les
Fausses Infidélités , et les Etourdis , sont les seuls qui ,
pendant l'espace de quarante ans , aient survécu à la
foule des prétendues comédies qui furent représentées
sur les divers théâtres de la capitale. Les unes , notamment
celles de Dorat et des auteurs de son école , ne
faisaient que nous répéter en prose ou en vers maniérés
, les niaiseries malheureusement trop spirituelles
de Marivaux ; les autres n'offraient que des situations
forcées , d'où naissait un intérêt factice , et voulant
faire rire et pleurer tout ensemble , rendaient la douleur
triviale , et le rire sérieux ou burlesque. Quelques
auteurs affublaient Thalie d'un bonnet de docteur ,
la faisaient prêcher , au lieu de rire et de badiner , et
se croyaient les inventeurs d'un genre, tandis qu'ils
n'étaient que des batards de La Chaussée , qui luimême
n'est pas un fils très-légitime de Thalie. D'autres
voulant ressusciter la comédie d'intrigue , feuilletaient
Calderon , Lopez, de Véga , les canevas des farces italiennes
, fouillaient jusque dans les lambeaux de la
foire , et parvenaient à se faire jouer , même sur les
grands théâtres , mais jamais à se faire lire. Voilà où
nous en étions réduits , lorsque M. Lemercier sentit
qu'il fallait ramener aux vrais principes ce bel art
qu'une routine aveugle et des méthodes défectueuses
n'avaient déjà que trop égaré , et c'est dans ce sens ,
que nous avons avancé , au commencement de cet article
, que le moyen de paraître neuf, aujourd'hui , est
de respirer le goût antique.:
AVRIL 1808.
127
M. Lemercier nous avait déjà rapprochés de cette antiquité,
source et principe des beautés idéales qui sont
celles des arts , par sa tragédie de la Mortd'Agamemnon.
Sa comédie de Plaute , sans obtenir peut être un succès
aussi grand , aura plus d'influence pour la regénération
de la comédie; parce que nos poëtes comiques sont , à
ce qu'il nous paraît , plus éloignés des véritables sources
du beau, que les poètes tragiques. Ceux-ci , du moins ,
avaient , dans quelques parties , aggrandi la sphère de
leurs conceptions : les autres n'avaient imprimé à l'art
qu'un pas rétrograde. On a reproché à l'auteur de
Plaute d'avoir produit sur la scène l'Avare , dont
Molière a si bien dessiné le caractère , qu'il paraît en
avoir épuisé toutes les nuances : mais quand on le blâme
à cet égard , on fait semblant d'oublier , car ce manque
de mémoire est très-volontaire , que Molière avait emprunté
son Avare de Plaute , et que Plaute avait droit
de reprendre son bien. Une autre critique où les détracteurs
de M. Lemercier croient triompher , est celleci
, et vraiment elle est curieuse. On l'accuse d'avoir
ramené l'art à son enfance , parce qu'une partie de l'intrigue
de sa pièce est fondée sur l'enlèvement d'une fille
pardes pirates , et sa réintégration dans la maison paternelle,
et parce qu'il a donné à l'esclave Epidique , et àses
moyens d'intrigue , un développement dont nos valets de
comédie ne sont pas susceptibles, leurs maîtres , dans nos
moeurs actuelles , n'ayant pas besoin d'eux , pour faire
réussir leurs affaires. Non, l'auteur de Plaute n'a point
mérité cette censure. Sa comédie est intitulée , Plaute ,
ou la Comédie latine. Pourquoi donc a-t-on toujours
l'air de ne pas s'en souvenir ? Est-ce qu'à Rome et dans
l'étendue de son territoire en Italie , on pouvait lier
quelque intrigue avec les femmes on les filles qui vivaient
renfermées dans l'intérieur de leurs familles , et qui
n'en sortaient pas? Les jeunes gens ne pouvaient satisfaire
leur penchant pour la galanterie qu'avec des filles
esclaves rachetées des mains des pirates ; et comme en
général les comédies , même chez les Anciens , se terminaient
par un mariage , pour que ces jeunes gens
pussent épouser leurs maîtresses il fallait bien qu'elles
se trouvassent être nées de pères libres et riches qui les
ز
128 MERCURE DE FRANCE,
1
eussent perdues par quelque aventure un peu roma
nesque , et qui les retrouvassent de la même manière.
Aussi M. Lemercier ne fait-il venir et agir sur la scène
un peu plus librement sa Zélie , que parce qu'elle est
veuve , et cela par respect pour les convenances locales
qu'il ne faut jamais blesser. Pour son Epidique , il est
taillé sur le modèle des valets anciens , qui tous étaient
esclaves , et devaient s'attendre à être battus par leurs
jeunes maîtres , s'ils ne les servaient pas à leur gré dans
leurs projets d'amour , et leurs emprunts forcés d'argent
, et par les pères ou les tuteurs de ces jeunes
étourdis , s'ils réussissaient dans leurs intrigues. C'est
ainsi qu'agissent tous les Daves de Térence , ou plutôt
de Ménandre ; et le rôle d'Epidique n'est pas plus extraordinaire
que celui de Figaro qui fait mouvoir tous
les fils de l'intrigue du Barbier de Séville et de la Folle
Journée ; et qui , après avoir été plus qu'un mauvais
sujet, dans ces deux pièces , devient presque un petit
saint dans la Mère coupable , apparemment pour nous
prouver la vérité de ce proverbe , que quand le diable
devint vieux il se fit hermite.
Venons maintenant au style de cette comédie. Certainement
nous ne nierons pas que la versification n'en
soit quelquefois un peu négligée , mais c'est dans les
momens de repos où l'action ne marche pas , et où par
conséquent le dialogue languit comme elle: mais toutes
les fois que M. Lemercier saisit et développe une situation
forte , son style alors prend de la consistance ,
de l'élévation même , sans cependant passer les bornes
du langage familier convenable à la comédie. Par exemple
dans le troisième acte , lorsqu'Euclion , qui est
l'avare de la pièce , s'est aperçu qu'on lui a soustrait
son trésor , et qu'il accuse de ce vol Plaute , qui joue
le rôle d'observateur , et qui sait comment Epidique
a trouvé le coffre-fort qu'on réclame , voyez comme
le dialogue marche rapidement avec la pensée :
EUCLION.
On a vu des coquins , devant les magistrats ,
Nier...
PLAUTE.
Ne eroyez rien , si c'est votre caprice.
EUCLION
AVRIL 1808.
129
EUCLION ( en versant des larmes. )
Eh! quel est mon voleur , dis , si tu ne l'es pas ?
PLAUTE.
De tels gémissemens sont-ils dignes d'un homme ,
Pour la perte d'un or en tout tems passager?
Et sied-il de s'en affliger ,
Ainsi qu'onpleure un père , un ami?...
EUCLION.
Cette somme,
Hélas ! de la disette où l'avenir réduit
Eût garanti mes jours , eût sauvé ma vieillesse !
Je la venais voir chaque nuit ;
C'était ma femme , ma maîtresse.
PLAUTE.
Que feriez-vous pour qui vous aiderait
Ala chercher , et vous la trouverait ?
EUCLION.
Dieux! tout au monde ! tout ! mais pourquoi cette enquête!
PLAUTE.
C'est que tout soin heureux a son salaire honnête.
EUCLION.
Du larcin qu'on m'a fait noble révélateur ,
De me la retrouver aurais-tu la puissance ? "
PLAUTE.
Que me vaudrait ma récompense ?
EUGLION.
Tu me serais , cher Plaute , un frère , un bienfaiteur ,
Un égal , un ami ! ... Le pourras-tu ?
PLAUTE.
Peut-être.
EUCLION.
De toute ma maison tu jouiras en maître ,
Ama table , mangeant assis auprès de moi.
PLAUTE.
Indigent que je suis , m'y feriez-vous paraître ?
EUCLION.
Ah ! si tu m'enrichis , rougirai-je de toi ?
Pour esclave , s'il faut , prompt å me reconnaître ,
Deviens mon possesseur , mon souverain , mon roi ,
Ma providence , enfin mon Dien , si tu veux l'être .
Mais le pourras-tu ?
PLAUTE.
Je le crois:
Ce dialogue , à quelques négligences près, est d'une
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
grande vérité ; et il faut avouer que cela vaut un peu
mieux que les madrigaux qu'on ne cessait de mettre
dans la bouche de Thalie , et que nos petites maîtresses
et nos soubrettes de théâtre ne peuvent répéter
qu'en minaudant. Et dans le dénouement de la pièce ,
lorsqu'Epidique rapporte le coffre - fort d'Euclion ,
lorsque celui-ci veut le reprendre , et que Plaute le
reconnaît pour le sien , pour celui que lui ont ravi
des brigands qu'il avait pris pour des Carthaginois ;
lorsque pour faire reconnaître à tout le monde sa propriété,
il ouvre le secret du double fond qui contient
ses chers manuscrits qu'il croyait perdus pour tou--
jours , et dont certainement l'avare Euclion n'aurait
jamais senti le mérite ; alors la situation , qui se trouve
montée au plus haut degré d'intérêt où puisse s'élever
la comédie , fournit à M. Lemercier des vers excellens ,
et qui déjà sont devenus proverbes .
PLAUTE.
Nos ennemis m'ont fait ce beau vol autrefois .
Romains , vous étiez donc de ces Carthaginois ? ...
EUCLION .
Moi , voler ! ... Nos soldats étaient à leur poursuite ;
Ce coffre dans mes mains tomba pendant leur fuite :
Le sort m'en fit présent.
PLAUTE.
Par cette même loi
Epidique amait pu juger cet or à soi.
EUCLION.
Ma foi n'est point pareille à la foi d'Epidique ;
Lamienne...
PLAUTE .
C'est la foi punique.
Vous enterriez mon bien , et j'en userai , moi ,
Pour d'utiles besoins , aimant à le répandre .
:
Epidique est par moi de ses ſers racheté.
Plaute sort du malheur ; il sut des Dieux attendre
Le prix de ses travaux et de son équité.
Je m'en vais , pour ma gloire , à Rome faire entendre
Mes Ménechmes rians , mon double Amphitrion ,
Mes marchands fraudulenx , mon guernier fanfaron ,
Mes vieillards libertins... eanon pinceau va rendreci
:
AVRIL 1808 . 131
Mon avare plus vrai sous les traits d'Euclion .
De Plaute un jour Thalie applaudira le nom.
De chûtes , de succès , la gloire est un mélange..
La fortune , l'esprit , les goûts , les moeurs , tout change.
Si même de nos dieux et de marbre et d'airain
L'image par le tems en poudre est dispersée ,
Ah ! que d'heureux hasards me faut-il obtenir
Pour qu'un mince feuillet chargé de ma pensée
L'aille porter à l'avenir !
EUCLION.
Pauvre Euclion , tu n'as plus qu'à te pendre.
EPIDIQUE .
A tous il ne manque plus rien.
(à Dæmone. ) ( à Zélie . )
Vous avez votre fille ; et vous , un mari tendre ;
Moi , ma liberté...
PLAUTE.
Moi, mon bien.
Et de plus , vous m'avez fait une comédie ;
Par vous , sans le savoir , l'intrigue en fut ourdie ;
Vous m'avez par hasard fourni l'événement ,
Et voilà que dans ce moment
J'en fais moi , par hasard , aussi le dénouement.
A la faveur de l'antique Thalie ,
Et sous le masque des Romains ,
Si ma fable mérite un peu d'être accueillie ,
Que cette enceinte encor soit par vous bien remplie ,
Chers spectateurs , battez des mains.
i
Le souhait de Plaute fut exaucé , et malgré les malveillans
qui avaient fait l'impossible pour troubler le
succès de la pièce , sur-tout au troisième acte , ce dénouement
produisit et produit toujours le plus grand
effet. Nous croyons que cet ouvrage, qui est du nombre
de ceux qui gagnent à être vus souvent , et à être
médités , restera au théâtre avec honneur . Cette comédie
a d'ailleurs l'avantage de nous reproduire sous
des formes aimables, un acteur justement chéri , M. Talma
, dont nous admirions , dans la tragédie , l'expression
énergique et profonde , et qui , aimé maintenant
de Thalie autant que de Melpomène , marche avec
le plus grand succès sur les traces de Garrick. Cette
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
pièce, dont le prologue est très-agréablement écrit et
bien dialogué, est précédée d'une préface , où l'auteur
répond avec autant de politesse que de modestie aux
différentes critiques qu'il avait entendu faire de sa comédie
le jour de sa première représentation . M.
ELOGE DE PIERRE CORNEILLE; Discours qui a obtenu
l'accessit au jugement de la Classe de la langue et de
la littérature françaises ; par L. S. AUGER. Broc . in-8° .
A Paris , chez Xhrouet , imprimeur , rue des Moineaux
, nº 16 .
CE Discours , qui vient d'obtenir l'accessit en 1808 ,
est de la même main que l'Eloge de Boileau qui remporta
le prix d'éloquence au concours de 1804 , et nous
semble lui être de beaucoup supérieur. On peut inférer
de la , sans crainte d'affliger personne , que le talent de
M. Auger a fait des progrès sensibles dans l'intervalle
de ces quatre ans , ce qui suffit peut-être à sa louable
ambition ; que l'Académie a eu cette année à prononcer
entre des concurrens plus dignes d'entrer dans cette
lice honorable , ce qui prouve en faveur de l'état actuel
des lettres ; et qu'enfin le Discours qu'elle vient de couronner
ne peut être qu'une production très-distinguée ,
puisqu'ellel'a jugée supérieure à un ouvrage de beaucoup
de mérite; ce qui ne peut qu'ajouter à l'éclat du triomphe
de M. Victorin Fabre.
En rendant compte du Discours qui a obtenu l'accessit,
nous nous contraindrons d'autant moins sur le bien que
nous en pensons , que nos éloges , si la lecture du cabinet
confirme le jugement de l'Académie , ne peuvent être
considérés que comme un hommage indirect au talent
de l'auteur couronné.Voici comment M. Auger entre en
matière. 1
<<<Corneille n'était plus. Juste envers le mérite d'un
>> frère à qui , pour se faire un beau nom , il ne manquait
>> que d'en porter un moins fameux , voulant d'ailleurs
>> que ce nom , le grand nom de Corneille décorât une
AVRIL 1808. ) : 133
➤ seconde fois sa liste (1) , l'Académie française avait
>>donné pour successeur à l'auteur de Cinna , l'auteur
>>d'Ariane. Le sort, qu'on n'accusera point ici d'avoir
>> été aveugle et injuste, le sort choisit Racine pour ac-
>> cueillir le nouvel académicien, et payer àla mémoire
>> du grand homme qu'on venait de perdre , le tribut
>> accoutumé de louange etde regrets (2). Racine, à cette
>> même place , dans ce même fauteuil où siége encore
→ aujourd'hui le chef électif de l'Académie , prononça
>> Péloge de Corneille. Egal à son sujet par son génie ,
>> et sur-tout par cette noble équité , partage de la vraie
> grandeur en tout genre, il retraça dignement les glo-
>> rieux travaux du fondateur de la scène française.
>> Racine louant Corneille est sans doute un des plus
> beaux spectacles dont l'histoire des lettres puisse con-
>> server le souvenir. >>
Il y a de l'art dans ce début ; fauteur y aborde
son sujet d'une manière intéressante et dramatique .
Après avoir ensuite établi la supériorité incontestable
denotre théâtre sur celui de tous les peuples du Monde,
il rappelle l'état d'enfance et de barbarie d'où Corneille
l'a fait sortir; parmi ses premiers titres à la gloire ,
il vient denommer Médée; il va parler du Cid: écoutons-
le:
« Le fameux Moi , qui révélait un grand caractère ,
» révéla aussi un grand génie.
>> Ce génie se fit voir tout entier dans le Cid ; ce
» Cid qui , depuis près de deux cents ans , fait couler
>>des larmes d'attendrissement et d'admiration ; ce Cid
>>dont le triomphe doit être éternel , puisqu'il est fon-
» dé sur celui des sentimens les plus nobles et les plus
>> touchans , la piété filiale , l'amour et l'héroïsme. Cor-
>> neille était trop supérieur à ses contemporains ; leur
>> goût ne sut peut-être pas apprécier tout le talent du
(1 ) Racine , dans son discours pour la réception de Thomas Corneille
, dit que l'Académie s'applaudissait de voir sur la liste le fameux
nom de Corneille , et qu'elle se félicite de pouvoir l'y placer une seconde
fois .
(2) Les directeurs de l'Académie étaient élus par le sort. Voyez
Pélisson.
134 MERCURE DE FRANCE ,
>> poëte ; mais leur coeur fut vivement pénétré des beautés
>> de l'ouvrage. L'enthousiasme fut à son comble :
Tout Paris , pour Chimène , eut les yeux de Rodrigue (3).
>> Ce ministre-roi , sous qui tremblait son maître , qui
voyait la France à ses pieds, et mettait l'Europe
en mouvement , fut jaloux d'un poëte et alarmé du
>> succès d'une tragédie. On eût dit qu'il craignait de
>> n'être plus le premier homme de son siècle . Lui-
>> même il aspirait aux triomphes de la scène ; mais
>> le génie de la politique n'est pas celui des lettres ;
>> le grand ministre était un mauvais écrivain , et son
>> caractère , quel qu'en fût l'élévation , n'était pas su-
>> périeur aux faiblesses de l'envie. Il déchaîna contre
>> le Cid les basses fureurs d'un Scudéry , ce matamore
>> littéraire , dont on méprisait justement les ouvrages ,
>> et qui voulait s'en venger par des cartels qu'on mé-
>> prisait encor:e (4). On vit Richelieu ( quelle vile
>> passion que la jalousie et combien elle dégrade ! )
>> on vit Richelieu faire cause commune avec Colletet,
>> Claveret , et tout cet amas de ridicules auteurs dont
>> l'éclat imprévu du Cid offensait les yeux , et dont
» tous les honneurs passés s'évanouissaient devant cette
>> gloire naissante. Mairet lui-même , ami du grand-
>> homme persécuté, digne de notre estime par une
>> Sophonisbe que le Cid effaçait (5), mais que Corneille
>> n'a point égalée en traitant depuis le même sujet ;
>> Mairet n'eut pas de honte de se joindre aux détrac-
>> teurs du chef-d'oeuvre nouveau. Rotrou seul refusa
->> d'en grossir le nombre, mais Rotrou avait du génie
<< >> et une grande ame: il tit Venceslas , et il mourut
'- >> victime de son dévouement pour ses concitoyens (6) .
>> L'Académie française , fondée par le ministre , et
(3) Vers de Boileau , Epitre à Racine.
(4) II parlait sans cesse de sa noblesse et de sa vaillance. Il envoya
un défi à Corneille , qui n'y répondit que par des mépris et des chefsd'oeuvre
.
(5) La Sophonisbe de Mairet précéda le Cid de quelques années .
,
(6) Rotrou , lieutenant-civil de Dreux refusa d'abandonner cette
ville que désolait une maladie épidémique, en fut lui-même attaqué , et
mourut à quarante ans ..
AVRIL 1808. 155
>>chargée par lui de faire la critique du Cid, se couvrit
>>d'une gloire qui dure encore , en osant remarquer
>>quelques beautés dans un poëme qui en est rempli ,
>> et y relever avec modération des fautes qui ne s'y
>> trouvent pas toutes. Tant de ligues furent inutiles ,
>>tant d'efforts furent vains. Celui qui avait pu abattre
>>l'orgueilleuse et puissante maison d'Autriche , ne put
▸ réussir à faire tomber une pièce de théâtre. La France
>> entière retentit des applaudissemens donnés au Cid;
>> tout ce qui était beau fut comparé au Cid (7) ; le
> Cid fut traduit dans toutes les langues de l'Europe ;
>> l'Espagne elle-même , déposant sa fierté naturelle ,
>>consentit à recevoir , embeli par le génie de Cor-
>> neille , ce même Cid dont elle était si vaine de lui
>>avoir fourni le sujet (8).
>> Qui pourrait calculer l'influence du Cid et ses ré-
>> sultats? Il est la base sur laquelle pose et s'élève ,
> comme un majestueux édifice , tout le théâtre de
>>Corneille , j'ai presque dit tout le théâtre français .
>> Corneille , à l'effet que cet ouvrage a produit sur les
>> autres , plus encore peut - être à l'effet qu'il a produit
>> sur lui-même , Corneille sent qu'il a trouvé la tra-
>>gédie et qu'il est né pour elle : dès ce moment il
>> résout d'y consacrer tout son génie. De la hauteur
>>où il vient de se placer, il découvre le vaste champ
>> qu'il doit parcourir , il marque d'avance la route qu'il
>> doit y suivre ...
>> Deux sentimens puissans , la nature et l'amour ,
>> régnaient d'accord dans le coeur de deux amans: tout
> à coup l'un vient à combattre l'autre ; la nature em-
>> porte la victoire. Rodrigue et Chimène s'adoraient ,
>>>s'adoreront toujours ; mais Rodrigue venge son père
>> outragé en donnant la mort au père de sa maîtresse ,
>> et Chimène veut venger le sien en demandant la
>>mort de son amant Ce triomphe de l'honneur et de
>> la piété filiale sur l'amour ; cet amour qui, des deux
(7)Dans plusieurs provinces de France , il était passé en proverbe de
dire : Cela est beau comme le Cid. ( Fontenelle , Vie de Corneille ) .
(8 Le Cid de Corneille fut traduit en espagnol , quoique emprunté
de Guillen de Castro et de Diamante.
136 MERCURE DE FRANCE ,
>> côtés , s'immole sans balancer ; qui , conservant tou-
>>tes ses forces , et même en puisant de nouvelles
>> dans son sacrifice , rougirait de le révoquer un seul
>> instant , et presque d'en gémir , voilà ce qui toucha
>> les cooeurs en les élevant , ce qui fit verser des larmes
>> aussi pures que le sentiment qui les faisait naître.
» La plus délicate , la plus profonde théorie de l'hon-
>>> neur et de la vertu est connue de ceux - là même
>> qui n'en pratiquent point les plus simples devoirs ,
>> et nous savons d'autant mieux admirer les belles ac-
>> tions , qu'il semble que par-là nous compensions le
>> tort de ne les point imiter. Corneille s'aperçut , avec
>> une joie véritable , que la vue de ces combats gé-
>> néreux , de' ces victoires vertueuses , dont son ame
>> noble et forte concevait sans peine le charme quel-
>> quefois douloureux , et dont elle eût donné l'exemple
>> au besoin, agissait presqu'aussi puissamment sur l'ame
>> des spectateurs , que le tableau des misères et des
>> faiblesses illustres (9). Dès-lors abandonnant la terreur
>> à ces sujets antiques , où l'on voit un prince , vic-
>> time marquée d'avance par la fatalité , se débattre
>> sans vertu et succomber sans crime sous sa main irré-
>>>'sistible , ne renonçant point à la pitié , mais la ré-
>> servant pour l'innocence qui se sacrifie elle-même ,
>>Corneille se décide à employer principalement le beau
>> ressort , le ressort moral de l'admiration. Il veut
>> agrandir , enflammer , épurer les coeurs que les autres
>> déchirent ou amollissent. Cependant où puisera-t- il
>> ses sujets ? il ne les puisera ni dans son imagination ,
>> ni dans la fable. Des actions sublimes seraient , de
>> toutes les fictions , les plus invraisemblables : ce n'est
>> pas trop pour elles d'être des réalités et d'avoir le
>> témoignage de l'Histoire. L'Histoire est remplie d'un
>>peuple qui , faible ramas de bandits à son origine ,
>>mais poussant l'amour du pays jusqu'au fanatisme ,
(9) Corneille dit en parlant de Nicomède : « Le succès a montré que
> la fermeté des grands coeurs , qui n'excite que de l'admiration dans
>> l'ame du spectateur , est quelquefois aussi agréable que la compassion
>que notre art nous ordonne d'y produire par la représentation de
> leurs malheurs . >>>
AVRIL 1808 . 137
>> et l'estime de soi-même jusqu'au mépris le plus féroce
>> pour les autres , se rendit à la fin maître de l'Univers .
>>>C'est dans les annales, de ce peuple , annales si fé-
>> condes en traits d'héroïsme et de magnanimité , que
>> Corneille ira prendre ces grands personnages qu'il
>>doit agrandir encore. S'il est un sentiment qui l'em-
>>porte sur l'amour de la patrie et de la gloire , qui
› élève davantage l'humanité au-dessus d'elle-même ,
>> qui enfante des héros plus courageux , des victimes
>> plus résignées , c'est le zèle d'une religion naissante
> et persécutée. Le peintre des Romains peindra donc
>>aussi quelquefois les Chrétiens des premiers âges (10) .
Ce ne sont point là des lieux communs. C'est le résultat
d'une étude très-approfondie du théâtre de Corneille;
c'est le fruit d'observations faites par un homme
de beaucoup de goût sur le génie dramatique de l'auteur
de Cid , et sur les circonstances qui l'ont déterminé
à parcourir sans presque jamais s'en écarter , cette
route nouvelle qu'il venait de s'ouvrir , et où tant de
triomphes l'attendaient.
La partie la plus difficile de cet éloge était sans
donte celle où , après avoir déroulé cette longue liste
de chefs - d'oeuvre qui ont placé Corneille au plus
haut rang de la scène française , il fallait nécessairemert
parler de ces productions malheureusement trop
nombreuses , échappées à son génie vieillissant ; l'auteur
arrive à cette partie de son discours , par une transition
extrêmement ingénieuse. « C'était , dit-il, une coutume
>> chez ces Romains si bien peints par Corneille , qu'un
>> esclave suivit le char du triomphateur en lui disant :
› Souviens- toi que tu es homme. J'ai proclamé Corneille
>>le vainqueur de la barbarie , de la puissance , du tems ,
>>du génie même; je l'ai appelé le créateur et presque le
>>dieudu théâtre: je dois dire maintenant quel tribut il a
>>payé à l'humanité par ses défauts; je dois rappeler ses
> revers non moins nombreux que ses triomphes. Que
>> sa gloire se rassure, elle n'en sera point ternie. En
» quoi Théodore ou Pertharite peuvent-ils obscurcir
>> l'éclat si pur du Cid ou des Horaces ? C'est la sincérité
(10) Dans Polyeucte et dans Théodore.
138 MERCURE DE FRANCE ,
>>qui loue les grands hommes ; et leurs fautes sont les
>> seules qu'il faille remarquer , puisque ce sont les seules
>> qui renferment de grandes leçons . >>>
On regrette que l'espace manque pour citer les belles
pages où M. Auger explique ladifférence qui existe entre
le génie de Corneille et celui de Racine , et l'attribue
en partie à l'influence qu'exerça sur eux l'époque différente
où parurent ces deux grands hommes ; et surtout
l'endroit où il considère Corneille comme créateur
du vrai style dramatique.
Ce qui distingue le talent de M. Auger , dans ce discours
, est l'art avec lequel il en a enchaîné les différentes
parties dans un ordre naturel , en passant de
l'une à l'autre, par des transitions heureuses , en formant
de l'ensemble un tissu simple , mais serré , où tout se
tient , où tout est à sa place , et où l'attention du lesteur
se trouve continuellement fixée sans fatigue de sa
pant , comme sans effort du côté de l'écrivain . On sent.
aisément que ce genre de mérite , est celui dont on
peut le moins donner une idée par des citations. Cependant
le petit nombre de passages que nous venons de
transcrire , doivent affermir l'opinion favorable qu'on
avait déjà du talent de cet écrivain. On y voit que c'est
une tête bien faite où les idées saines se sont rangées facilement
; un esprit judicieux qui observe avec finesse ,
souvent avec profondeur , et qui toujours maître de sa
pensée , la rend avec autant de clarté que, d'élégance .
On y peut louer encore une autre qualité assez rare
aujourd'hui pour être remarquée , et sur-tout pour être
encouragée par les membres de la classe de la langue
et de la littérature françaises , juges naturels du langage
et conservateurs de la pureté de'ses formes ; je veux
parler de cette heureuse propriété de termes qui découle
naturellement de la justesse des idées ; de cette
inflexible sévérité de l'oreille , de ce tact délicat et sur
qui soigneusement appliqué à la correction du style ,
en écartent tout ce qui pourrait porter atteinte nonseulement
aux règles , mais aux plus simples bienséances
de la langue ; et attachant unejuste importance
à l'ordre et à l'harmonie des paroles , fait par tout
AVRIL 1808. 159
sentir , suivant l'expression de Boileau , le pouvoir des
mots mis à leur place.
Quelques esprits sévères accusent M. Auger de s'être
privé trop souvent de ces mouvemens vifs et passionnés
qui jettent de la variété dans les formes du style , et
du charme dans une composition nécessairement un
peu grave ; on assure même que ce reproche a influé
sur le rang qu'occupe son discours dans la décision de
l'Académie.
J'appelle de ce reproche au jugement d'une lecture
tranquille ; c'est là que se forme une opinion
durable ; c'est dans la retraite du cabinet , que tous
ces écrits follement déclamatoires , dont je ne sais quel
prestige faitun moment la fortune , se dégageant comme
dans un creuset de l'alliage du faux goût et des vaines
paroles, laissent à peine surnager quelques faibles parcelles
d'éloquence et de raison .
Cette épreuve est donc la sauve-garde des bons écrits ;
c'est elle qu'on doit invoquer contre l'incertitude de
son proprejugement et la défiance de celui des autres ;
c'est elle et le tems qui confirment ou cassent les arrêts
des cours littéraires , et fixant ensuite le rang invariable
des écrivains , livrent pour jamais leurs noms au mépris
, à l'indifférence ou à l'estime des gens de goût.
V. CAMPENΟΝ.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre Français . - Première représentation
de l'Homme aux Convenances , comédie en un acte
et en vers .
Le sort de cette comédie était décidé avant la levée du
rideau , car déjà des signes non équivoques de malveillance
s'étaient fait entendre .
L'Homme aux Convenances n'est pas un caractère prononcé
comme le Joueur ou l'Avare , mais on conviendra
que celui qui se laisse enlever sa maîtresse parce qu'il perd le
tems à observer les pratiques les plus minutieuses de l'usage ,
offrait un côté ridicule qui pouvait amuser le spectateur. Le
parterre , qui , dès les premières , scènes avait paru ne pas
sentir les nuances qui composent le caractère de l'Homme
MO MERCURE DE FRANCE ,
aux Convenances , a fini par abandonner l'ouvrage à quelques
hommes ou mal intentionnés ou trop exigeans , et
qui n'ont as réfléchi que lorsqu'on trouve dans une comédie
en un acte plusieurs scènes comiques , des vers heureux
, un style élégant et correct , on n'a pas raisonnablement
le droit d'exiger davantage. Le public a voulu connaître
l'auteur , l'on est venu nommer M. de- Jouy , auteur
du bel opéra de la Vestale et de beaucoup d'autres ouvrages
fort spirituels et fort agréables. La pièce a été bien
jouée par Fleury , Michot , Mme Talma , etc. On y a vu avee
plaisir Mue Volnais , qu'un rhume violent avait éloigné
quelque tems de la scène , et qui n'avait reparu que peu
de jours avant dans le rôle de Mme de Sancerre. Cette
actrice est du petit nombre de celles dont le talent est cher
au public.
Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation de
Bon naturel et Vanité.
Le monde dégénère chaque jour , c'est une vérité incontestable
; le vieillard de Gilblas trouvait que les pêches
n'étaient plus aussi grosses que dans son jeune tems , et
dans le Lutrin , le vieux Sidrac observe avec peine que
la nature n'enfante plus d'aussi hardis chicaneurs qu'autrefois
. Si le lecteur incrédule ne se rendait pas à toutes
ces preuves d'une funeste décadence , la pièce nouvelle ,
donnée au Théâtre de l'Impératrice , est bien capable de
convertir les gens assez entétés pour conserver à cet égard
encore quelque doute : on y démontre qu'au tems passé ,
toutes les jeunes femmes étaient modestes , raisonnables
uniquement attachées à leurs maris , mais qu'aujourd'hui
elles s'occupent peu de leurs enfans , négligent leurs époux
et ne songent qu'à leurs plaisirs .
,
Emilie , jeune et jolie femme , et nouvellement mariée ,
se livre à tous les plaisirs que lui offre le monde , et néglige
un peu son mari et ses parens. Son époux , pour l'en punir ,
lui fait annoncer par leur oncle qu'il veut se séparer d'elle :
Emilie , qui le préfère à tous ces vains plaisirs , lui en fait
aisément le sacrifice , et lui promet de vivre désormais pour
lui seul .
Lajeune femme n'étant coupable que d'un peu de légè
reté, la proposition que le mari lui fait d'une séparation devient
déplacée, puisqu'elle est presque sans fondement.
Cet ouvrage , qui est de M. Dumolard , a obtenu du succès
; il est bien écrit; on y remarque des vers heureux et
d'un bon comique .
AVRIL 1808. 141
Théâtre du Vaudeville. Première représentation de
laGageure imprudente , vaudeville en 2 actes.
L'auteur de Bon naturel et vanité prétend que tout déginère;
je ne sais s'il a raison sur quelques points , mais je
soutiens que la galanterie n'a jamais été poussée aussi loin
qu'aujourd'hui; entre mille preuves que je pourrais apporter
àl'appui de mon assertion , je me contenterai de choisir
celle-ci. On a donné lundi dernier la première représentationde
la Gageure imprudente , vaudeville que l'on annonçait
être l'ouvrage de deux Dames : en voici à peu près
l'analyse.
Un baron de Varbeck parie avec le jeune comte de
Presval que , dans l'espace de vingt-quatre heures , il n'aura
pas l'adresse de s'introduire dans son château , de donner
unbaiser à sa fille , etd'en rapporter un reçu ; mais le jeune
homme, au moyen d'une lettre , fait sortir le père de son
château , y pénètre sous les habits d'une marchande à la
toilette , embrasse la demoiselle , et lui en fait signer une
reconnaissance ; le père revient , reconnaît qu'il a perdu la
gageure , et marie les jeunes gens .
Il est inutile d'observer que cette pièce est calquée sur
Ruse contre Ruse et le Baiser et la Quittance , opéra donné
å Feydeau il y a quatre ans. Je le répète , le parterre a ,
dans cette soirée , fait preuve de patience et de galanterie ,
car si l'ouvrage n'eût pas été de deux Dames , il n'eût pas
laissé tranquillement achever un canevas usé et rebattu ,
et dans lequel il n'y a peut-être pas un seul couplet digne
d'être rapporté.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
B.
TURQUIE. - Orsowa ,le 7 Mars.-Un courier vient d'apporter
à Recseb-Aga , commandant de la forteresse turque
de New-Orsowa , un firman important , envoyé par le grandseigneur
; ce firman contient en substance ce qui suit :
■Comme la cour de Vienne et la Sublime-Porte sont convenues
ensemble que New-Orsowa n'a point appartenu à la
Valachie , mais anciennement à la Servie , il est enjoint au
pacha de remettre , à l'expiration du terme de l'armistice
conclu avec les Serviens , ladite forteresse à S. Exc. M. de
Duka , général autrichien , commandant du Bannat . >>>
Le même firman accorde audit pacha Recseb-Aga, qui
142 MERCURE DE FRANCE ,
avait demandé sa démission la faculté de se retirer dans les
Etats autrichiens , s'il le veut; ou s'il préfère de revenir
dans l'intérieur de l'Empire ottoman , il est convenu avec
le général russe , prince Prosorowski , de le laisser librement
passer par la Valachie. Déjà ce pacha , pour témoigner
à la Maison d'Autriche son parfait dévouement , a envoyé
en présent à M. de Duka , conformément aux usages turcs ,
une chemise et un haut-de- chausses de soie. La garnison de
New-Orsowa est réduite , par les maladies , à deux cents
hommes tout au plus .
Les Anglais continuent leurs hostilités dans l'Archipel , et
une frégate de cette nation a reparu près de Ténédos.
ALLEMAGNE. - Schwerin , le 26 Mars. -- Le duc de
Schwerin vient de faire afficher la proclamation suivante :
« Comme il est devenu nécessaire de rendre nos troupes
mobiles le plus promptement possible , afin d'empêcher
toute communication et tout commerce avec l'Angleterre et
Ja Suède , tant dans nos ports que le long de nos côtés, nous
ordonnons , par la présente , que tous les fusils de munition
et autres armes qui , à l'époque de l'occupation des Français
et même depuis , se trouvent dispersés dans le pays , soient
remis , par ceux qui s'en trouvent en possession , aux commandans
militaires des villes les plus proches du lieu de leur
domicile , et cela , au plus tard , dans l'espace de trois semaines
. Lesdits commandans sont chargés par la présente
de recevoir toutes les armes qui sont encore propres au
service , de payer deux rixd. pour chaque fusil,et une valeur
proportionnelle pour toute autre espèce d'armes. >>>
BAVIERE.-Augsbourg, le 29 Mars.-D'après des ordres
qui viennent d'arriver de Munich , le couvent des capucins
de notre ville va être transformé en école pour des sagesfemmes
et en maison d'accouchement. Plusieurs maisons
voisines seront achetées et réunies à cet utile établissement .
- Le roi de Baviere a donné ordre au colonel d'Epplex ,
attaché à l'état-major , de rédiger une histoire de la dernière
campagne : il doit s'occuper particulierement des expeditions
auxquelles les troupes bavaroises ont pris part.
S. M. le roi de Bavière , à l'occasion d'une foulé de requêtes
qui lui ont été adressées à l'effet d'obtenir des titres
de noblesse héréditaire , s'est déterminée à fixer les taxes qui
devront ètre acquittées pour cet objet , d'après la gradation
des différentes classes , et a chargé son ministre intime des
affaires étrangères de surveiller l'exécution de ces nouvelles
mesuros. En conséquence , les taxes et charges indispensables
AVRIL 1808 . 143
pour l'obtention d'un diplôme , sont réglées de la manière
suivante : pourun comte , la grande taxe,y compris le droit
du sceau de 120 florins et celui d'expédition de 72 fl . , est
de 3195 fl. La petite taxe pour droit de chancellerie , d'expédition
et de déboursés nécessaires pour le diplôme de
noblesse , est de 1353 florins. Les droits à payer au hérault
royal sont de 41 fl. En total , 4589fl. Un baron paiera en
totalité 2454 flor., un chevalier 733 , et un simple gentilhomme
, 633.
- La commission d'organisation pour la nouvelle constitution
de ce royaume , s'est assemblée , il y a quelques jours :
elle est composée des ministres et des deux plus anciens référendaires
intimes de chaque département. On prétend que
le royaume sera divisé en seize départemens ; la province,
de Bavière en composerait trois .
ROYAUME DE WESTPHALIE. - Cassel , le 1** Avril.- Un
décret du 18 mars porte ce qui suit : « Tout ancien soldat
des ci-devant Etats composant le royaume de Westphalie ,
non marié , au-dessous de 35 ans , et dont la capitulation
n'est pas encore expirée , qui appelé par le préfet de son
département pour continuer son service militaire , ne répondra
point à cet appel , sera regardé comme déserteur , arrêté
etjugé comme tel , après le 12 du mois courant.>>>
ESPAGNE.- Madrid , le 30 Mars . - L'armée est toujours
vue en Espagne d'un très bon oeil. Dimanche dernier , la
messe militaire à laquelle ont assisté le grand-duc de Berg
et les généraux français , a été très-belle et a fait une grande
sensation parmi le peuple.
Le roi Charles et la reine sont toujours à Aranjuez ; le
prince des Asturies et la reine d'Etrurie sont à Madrid.
Sur la routede Bayonne à Madrid, des relais ont été placés.
Onattend avec une vive impatience l'Empereur des Français .
Nous n'avions pas besoin des circonstances actuelles pour
désirer de voir un souverain aussi extraordinaire , et cet
empressement de toutes les classes du peuple montre assez
que lanation espagnole est toujours la même , et que tout
ce qui est grand a droit à son intérêt. Mais dans les circonstances
actuelles nous sentons bien qu'il n'est plus de
bras capables de nous sauver ; que son intervention et ses
conseils nous sont également nécessaires .
-On vient de faire afficher dans toutes les rues l'avis suivant:<<
On fait savoir à toutes personnes de quelque état ,
rang , condition ou dignité qu'elles soient , habitans de cette
cité ou des provinces voisines , que ceux qui auraient con
144 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808.
naissance , ou en leur pouvoir des sommes , biens , meubles
, bijoux et effets quelconques , appartenant , à quelque
titre que ce soit , à don M. Godoy, prince de la Paix , d'en
faire la remise ou la déclaration, dans le plus bref délai , à
MM. don Philippe-Ignacio Canga, etc. conseillers du roi au
tribunal suprème de Castille , tous les trois chargés de cette
commission par ledit tribunal .
>> On prévient que , si on ne se hâtait d'obéir aux ordres
dudit tribunal , et si on faisait de fausses déclarations , il
serait procédé avec la dernière rigueur contre ceux qui
cacheraient lesdits objets ou qui ne s'empresseraient pas de
donner avis des dépôts qu'ils connaîtraient.
>> Et pour que cette loi soit bien connue du public , le
conseil a ordonné qu'elle soit affichée dans tous les coins
de rues . >>>
Madrid , le 2 avril.
(INTÉRIEUR) .
D. B. MUGNOZ .
Bordeaux , le 10 Avril. - Le 8 , à sept heures du matin ,
S. M. s'est embarquée dans son yacht pour aller voir les
bords de la Garonne au-dessous de notre ville : si le tems
avait été plus favorable , l'Empereur serait probablement
descendu jusqu'au Bec-d'Ambès , pour jouir du magnifique
coup-d'oeil que présente dans cet endroit le confluent des
deux rivières dans la Gironde , et les riches côteaux d'alentour.
Amidi S. M. était de retour .
Hier , S. M. l'Empereur et Roi est sorti à cheval , à quatre
heures après-midi. Il a parcouru une partie des communes
de Pessac et de Talence , et s'est rendu à la maison de campagne
de MM. Raba , qu'il a visitée.
-Une partie des équipages de S. M. l'Impératrice-Reine
est arrivée hier dans cette ville.
PARIS.-M. le Conseiller-d'Etat préfet de police vient
de rendre une ordonnance pour faire exécuter dans toute
l'étendue de l'Empire les dispositions du décret impérial du
18 septembre 1807 , relatives aux formes à suivre pour la
délivrance et le visa des passe-ports .
,
ANNONCES .
Le Printems d'un Proscrit , suivi de mélanges en prose. Cinquième
édition , revue , corrigée et augmentée de l'enlèvement de Proserpine ,
poëme en trois chants par M. Michaud. Vol. in- 18 de 322 pages ,
papier fin raisin , orné de quatre gravures . Prix 5 fr. , et 3 fr. 50 cent.
franc de port. A Paris, chez Giguet et Michaud , impr. -libr. , rue dos
Bons-Enfans , nº 34.
( N° CCCLIII . )
SEINE
(SAMEDI 23 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
DEPT
DE
LA
5
ÉPITRE A DAMIS .
EXFIN abandonnant le métier de tes pères ,
Damis, il est donc vrai , tu quittes les affaires ;
Etlibredes soucis , du tracas des bureaux ,
Tu vas jouir en paix du fruit de tes travaux.
Deux fois cent mille écus ! la fortune est jolie ,
Et l'accroître , dis-tu , serait pure folie.
Oui , sans doute ; et je plains cet homme ambitieux
Qui, mécontent du bien , cherchant toujours le mieux ,
Vit etmeurt indigent au sein de l'opulence.
Mais, dis-moi , pour charmer ta future existence ,
Eviter de l'ennui le pénible fardeau ,
Que feras-tu , Damis , en cet état nouveau ?
Amateur déclaré de la simple nature ,
Epris du jardinage , ou de l'agriculture ,
Aux champs te verra-t-on du matin jusqu'au soir ,
Aligner des sillons , ou porter l'arrosoir ;
Emuledes Pictets ( 1) former des bergeries ,
Tondre des mérinos , établir des prairies ,
Ou, partisande l'art que professe Tripet,
Etaler en carrés la tulipe et l'oeillet ?
Non, non, dès ton enfance habitant de la ville ,
Tu ne saurais ailleurs fixer ton domicile.
(1) Célèbre agriculteur du Léman.
K
1
146
MERCURE DE FRANCE ,
Le chant du rossignol , saluant le matin ,
Est sans doute bien doux ; mais le son argentin
De tes piles d'écus serait plus doux encore ;
Et bientôt , dégoûté du lever de l'aurore ,
Du riche émail des prés , du murmure des eaux ,
Tu redemanderais
ta caisse et tes bureaux .
D'ailleurs dans l'art heureux qu'enseigna Triptolême ,
Tu ne l'ignores pas , la fatigue est extrême ,
Et soixante printems , sur ton front amassés ,
Ont détruit la vigueur dans tes bras affaissés .
J'en conviens , diras-tu , laissons cette ressource;
Mais de plaisirs très -viſs les lettres sont la source ,
Et de les cultiver je forme le projet.
Je lirai , j'écrirai ; dans un beau cabinet
Les regards , étonnés du plus rare assemblage ,
Trouveront réunis , serpent et coquillage ,
Fourneaux , récipient, pétrification ,
Cristal , insecte , oiseau , crocodile , embryon !
Mon salon deviendra vaste bibliothèque ,
Où je rassemblerai ..... les Odes de Sénèque ,
Les Contesde Rollin , l'Histoire de Boileau ... Les Contes de Rollin ..... Ah ! le titre est nouveau !
Allons , mon cher Damis , pour te rendre à l'école ,
Il est unpeu trop tard , et crois- en ma parole.
Tu feras beaucoup mieux , reprenant ton journal ,
Et laissant-là Sénèque , Horáce ou Juvénal ,
De borner tes plaisirs à compulser Barêtue';
Car tu dirais bientôt , baillant sur un poëme :
Dans cet ouvrage-là, non , rien ne me séduit.
Comment balance-t-il ? et quel est són produit ?
10
CHANSON
.
AUPRÈS de cette onde limpide
Qu'il serait doux dès le matin ,
Le verre en main ,
Emule d'Horace et d'Ovide ,
D'aimer ,de boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , Kamour ,le vin !
ofest
Loin de la savante manie ,
Des emplois , partant du chagrin
Trois soins rempliraient seuls la vie :
Aimer , bien boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , l'amour , le vin !
fo
AVRIL 1808. 147
C'est-là , j'en ai la certitude ,
Que git tout le bonheur divin :
Leverre en main ,
Dans le ciel la béatitude
Est d'aimer , boire et chanter en refrein :
Vivent le chant , l'amour , le vin !
Or donc voulez -vous sur la terre
Un avant-goût de ce destin ?
Dans les bras de votre bergère
Aimez , buvez et chantez en refrein :
Vivent le chant , l'amour, le vin !
DEMORE , des Académies de Lyon
et de Marseille .
ENIGME.
Il faut que je le confesse ,
Oui , je fus fait à l'envers ;
Mais , hélas ! pour un seul travers ,
Combien j'endure de traverses !
Traduit au parquet , je supporte
D'une insupportable cohorte
De coquettes , de freluquets ,
De mirliflors , de farfadets ;
Leurs logogriphes , leurs charades ,
Leurs calembourgs, leurs quolibets ,
Leurs complimens encor plus fades ,
Et leurs cent propos indiscrets .
Ces êtres faits pour se voir châties ,
Me pressent , me foulent aux pieds .
Enfin de tant d'affronts lorsque l'on ne délivre ,
Pour réparer mes maux voilà que l'on me livre
Aux bras vigoureux d'un laquais ;
Qu'à ses fureurs on m'abandonne
Qu'il me bat et qu'il m'emprisonne ,
Sans autre forme de procès .
S ........
LOGOGRIPHE.
Je suis un mot bien dur quand c'est un dernier mot ;
Sexe charmant ! qu'au moins ce ne soit pas le vôtre .
K 2
148 MERCURE DE FRANCE,
Prends ma tête ou ma queue , ôte-moi l'une ou l'autre ,
Si le proverbe est vrai , ce qui reste est un sot.
1
CHARADE .
Mon premier négatif n'est ni verbe , ni nom ,
Mon second rarement était dit par Ninon ,
On ne peut sans mon tout dire ni oui , ni nom.
:
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro estHymen.
Celui du Logogriphe est Crane, où l'on trouve ane , arc et an.
Celui de la Charade est Or-ange.
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
(MELANGES. )
RÉFLEXIONS IMPARTIALES SUR M. SCHLEGEL .
On n'a fait jusqu'à présent que des satires de l'ouvragede
M. Schlegel , nous allons essayer la critique de sa critique.
Ce serait unmalheur si l'admiration pour les grands maitres
aveuglait sur leurs défauts , mais c'en serait un plus
grand encore si la découverte de quelques défauts empêchait
d'admirer leurs beautés. Au reste , cela ne se peut , car
pour être en état de remarquer avec finesse quelques légères
fautes dans leurs ouvrages , il faut aussi pouvoir apprecier
leurs traits de génie et leurs différens mérites. On peut ne
pas exprimer l'admiration , mais il est impossibledes'y soustraire.
Cependant on a tort d'en garder le secret , sur-tout
quand onne garde pas celui des défauts. On manque alors
dejustice encore plusque de justesse. C'est le reproche que
l'on doit faire à l'ingénieux et savant auteur de la comparaison
qui nous occupe. Mais il ne faut pas mériter le reproche
que nous lui faisons en suivant contre lui-même
l'exemple qu'il nous donne contre Racine. On doit convenir
que son écrit est plein de pensées fortes , neuves , piquantes ,
profondes,trophardies quelquefois,maistoujours originales,
AVRIL 1808 . 149
qu'il critique avec esprit plusieurs détails et présente une
foule d'aperçus nouveaux qui donnent le désir de les
suivre.
Les littérateurs français ont été long-tems si peu sobres
dedécisions aussi injustes que tranchantes contre la littérature
allemande en général , qu'un homme de lettres des
plus distingués d'Allemagne , possédant à fond la langue
grecque et sachant écrire le français de manière à nous
étonner , a bien le droit d'user de représailles contre notre
littérature et de critiquer méthodiquement nos auteurs. Il
a vu si souvent des Français même se déchaîner contre
Voltaire qu'il a cru pouvoir , quoique fort loin de vouloir
les imiter,montrer par un examen réfléchi ce qu'il trouve
de critiquable dans une pièce de Racine. Sa critique n'est
pas toujours juste, mais elle est toujours ingénieuse. Il se
récuse lui-même comme juge sous le rapport du style en
sa qualité d'étranger dont son style ne nous avertirait pas .
Et sans contredit M. Auguste Wilhelm Schlegel , le traducteur
le plus parfait de Shakespear et de Caldéron , est
unjuge non-seulement compétent, mais imposant sur tout
ce qui tient au genre dramatique.
Avant d'examiner ce qu'il dit d'Euripide , passons d'abord
en revue les reproches qu'il fait à Racine.
M. Schlegel critique le vers qui rappelle le monstrueux
égarement de Pasiphaë. L'intention de Racine était de montrer
par là toute la fatalité provenant de la colère de Vénus
contre la racedusoleil , seule excuse de la passion de Phèdre ,
et peut-être pour le faire mieux sentir, l'auteur eût-il bien
fait d'y substituer le mot Vénus à celui de l'Amour .
L'OEnone de Racine n'engage pas sa maîtresse , comme
ledit M. Schlegel , à se livrer à sa passion; mais elle cherche
pardes raisons quelconques à en diminuer l'horreur pour
détourner la reine du dessein de mourir , et l'engager à
venir au secours de son fils dans une crise politique. Il n'est
pas vrai que Phèdre soit entraînée à voir Hippolyte par des
projets coupables. Il est essentiel qu'elle lui parle pour les
intérêts de son fils , et c'est-là que triomphe l'art du poëte
en montrant comme elle est entraînée insensiblement à un
aveu involontaire. Si M. Schlegel eût senti que l'inconséquence
est le trait le plus caractéristique de la passion ,
tous ses reproches au rôle de Phèdre seraient devenus autant
d'éloges. Il n'a point assez vu dans le premier morceau un
égarement d'imagination dont elle ne s'aperçoit pas ellemême,
et qui la précipite contre l'écueil qu'elle voulait
150 MERCURE DE FRANCE ,
éviter. Elle en est presqu'aussi étonnée qu'Hippolyte quand
il l'avertit par sa surprise. Cet à parte le prouve bien :
..... Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?
M. Schlegel blame la première scène du troisième acte où
Phedre fait un dernier effort pour toucher Hippolyte. Cependant
jamais la marche de la passion n'a été mieux entendue
ni micux peinte. Ces vers :
De l'austère pudeur les bornes sont passées .
Sers ma furem , Enone , et non pas ma raison
montrent la passion comme un torrent débordé que rien ne
peut plus retenir. La dernière consolation de Phèdre s'attache
à l'idée qu'Hippolyte n'a pas encore aimé , idée qui ,
ménagée habilement , produit les plus grands effets dans le
quatrième acte , quand elle découvre qu'il en aimo une autre ,
et relève par la jalousie de Phedre toute la chaleur de la
tragédie. Assurément ces beautés ne sont point empruntées
d'Euripide , et ne dût- on que cette belle scène à l'invention
du personnage d'Aricie , on devrait encore en remercier
Racine. M. Schlegel reconnait ces beautés sublimes , mais
il condamne le pur amour d'Hippolyte. Cependant l'indifférence
de ce jeune héros qu'il admire beaucoup dans Euripide
serait tout d'une couleur , au lieu que Racine tire un
bienmeilleur parti des penchans sauvages de cejeune homme
par le contraste d'un amour naissant. Et certes Hippolyte
intéresserait moins si on nous le montrait occupé exclusivement
d'une meute de chiens. A la vérité si on avait pu
le présenter sur la scène comme le peint M. Schlegel , nul
doute qu'on ne l'admirát ; mais on ne saurait peindre en
dialogue comme en tableau. On ne pouvait le montrer
<<<rayonnant de jeunesse et de vigueur , jouissant en sécu-
<<rité d'une vie expansive et surabondante. » M. Schlegel
pe veut pas voir non plus qu'Euripide a son Aricie. Cette
intimité mystéricuse du jeune chasseur avec Diane fait d'Hippolyte
une espèce d'Endimion : les allégories de la Fable
personnifiant les vertus, la Cliasteté personnifiée dans cette
Déesse nous paraît tout simplement une belle femme préférée
à toute autre; et il faut convenir aussi que le don de
cette couronne de fleurs qu'Hippolyte a cueillie lui-méme
dans une prairie , tient plus du madrigal que tout ce que
M. Schlegel reproche au tragique français.
Ce critique a tort aussi de faire à ce vers de Phedre :
Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher?
AVRIL 1808. 151
Le reproche du défaut de convenances ; la passion n'en
connait pas. Toutefois , malgré l'injustice de plusieurs de
ses reproches , M. Schlegel me parait avoir encore plus
raison contre Racine que pour Euripide. Il me semble que
Phèdre se confessant d'abord à tout un choeur et lui recommandant
le secret de sa confidence , puis accablant Hippolyte
après sa mort d'une vengeance peu naturelle , ne devait
pas produire à beaucoup près autant d'effet que la
nôtre. Cette calomnie posthume qu'elle attache à sa main
dans une lettre , paraît une vengeance tout à fait forcée , et
révolterait sur-tout des spectateurs élevés dans une religion
qui prescrit toujours , mais sur-tout à la mort , le pardon et
Poubli des offenses .
Pour l'Enone de Racine elle ne voit que Phèdre comme
Phèdre ne voit qu'Hippolyte . Au reste , puisqu'elle ne pouvait
pas prévoir le monstre marin , il est assez simple qu'elle.
préfère causer à Hippolyte l'ennui de l'exil , que de laisser
exposée à l'opprobre sa inaîtresse mourante .
Mais puisque je vous perds sans ce triste remède ,
Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cède .
Je parlerai : Thésée , aigri par mes avis ,
Boruera sa vengeance à l'exil de son fils .
Un père en punissant , Madame , est toujours père ,
Un supplice léger suffit à sa colère , etc.
L'ingratitude qu'on reproche à Phèdre envers cette nourrice
, qui se perd pour elle , est excusable aussi d'abord par
la crainte, et ensuite par le désespoir du sort cruel d'Hippolyte.
D'ailleurs dans cet excès d'agitation et d'égarement
est-on plus maitre de ses paroles que de ses actions ?
Quant aux réflexions de Théramène sur les amours de
Thésée , ce gouverneur les communique à son élève uniquement
pour calmer ses inquiétudes sur son père ; ce qui
donneoccasion au poëte de faire ressortir l'austérité d'Hippolyte.
On reproche aussi à ce grave mentor de lui précher
l'amour , ce qu'il aurait pu faire peut-être avec moins de
naïveté. Mais néanmoins n'est-ce pas une belle idée pour
mettre en jour toute la sagesse de ce jeune homme ? N'est- il
pas beau de le montrer plus sévère que son gouverneur ?
Théramène ne redoute pour son élève que l'excès de la
vertu; c'est dans ce sens qu'il le prêche. Et quand il exhorte
Hippolyte à se livrer à un penchant que celui-ci croit devoir
combattre par respect pour son père , c'est qu'on peut voir
dans son union avec Aricie un avantage politique dont Ra
152 MERCURE DE FRANCE ,
cine aurait dû lui faire étayer sa morale ; celui d'acquérir au
fils de Thésée tout le parti des Pallantides.
Enfin, je ne sais pourquoi l'on trouve déplacée la belle
poësie du récit de Théramène: elle n'est là que l'effet d'une
imagination fortement frappée d'un événement terrible qui
vient de se passer sous les yeux de celui qui le raconte.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans l'écrit de M. Schlegel
, ce sont ses réflexions métaphysiques sur le but et la
nature de la tragédie en général .
« Je crois , dit-il , que ce qui fait à la représentation d'une
>>belle tragédie ressortir une certaine satisfaction du fonds
>> de notre sympathie avec les situations violentes et les
>> peines représentées , c'est ou le sentiment de la dignité de
>> la nature humaine éveillée en nous par de grands mo-
>> dèles , ou la trace d'un ordre de choses surnaturel im-
>> primée et comme mystérieusement révélée dans la marche
>>en apparence irrégulière des événemens , ou la réunion de
>> ces deux causes.
>> La force et la résistance donne l'une la mesure de
>> l'autre. C'est le besoin qui fait déployer toutes les res-
>>sources. Dans les grands malheurs une ame noble et éner-
>> gique découvre au fond d'elle-même , et met en oeuvre ce
» dépôt de sentimens invincibles que le ciel paraît y avoir
>>placés pour ces occasions là ; elle découvre alors qu'en
>> dépit des bornes d'une existence passagère , elle touche à
>> l'infini. Les coups de la douleur, en frappant cette ame
>> courageusement concentrée dans elle-même, en font jaillir
>> l'étincelle divine. C'est pourquoi la tragédie , celui de tous
>> les genres qui aspire le plus à l'idéal dans les caractères ,
>> est , et doit être remplie de situations difficiles , de colli-
>> sions compliquées entre le devoir et la passion ou entre
>> différens devoirs ; de revers imprévus , de terribles catas
>> trophes . Sénèque dit qu'un grand homme luttant contre
>> l'adversité est un spectacle digne des dieux; et si cette
sentence paraît dure au premier abord , plusieurs tragédies
>> antiques peuvent nous en faire saisir le véritable sens , etc.
>> Un personnage n'agit pas seulement par lui-même , il
>>éprouve aussi l'influence des actions des autres qui ne dé-
>> pendent pas de lui ; sous ce point de vue on peut consi-
>> dérer ce qui se passe dans une tragédie comme une suite
>> d'événemens tout aussi bien que comme une suite d'ac-
» tions. En un mót , la scène tragique nous présente non-
>>seulement les caractères humains , mais les destinées
AVRIL 1808. 155
> humaines..... Lamarche des événemens doit se lier à une
> grande pensée. C'est-là ce qui constitue la véritable unité
▸ d'une tragédie. Dans les tragédies des Grecs on trouve
» généralement une pensée unique, et tellement dominante,
> qu'elle est pour ainsi dire l'ame et le génie de tout le
>>genre. Ce principe invisible , cette pensée fondamentale et
> motrice dans la tragédie grecque , c'est la fatalité.
>> Le système tragique des Grecs est fondé sur un déve-
> loppement de la morale presque entiérement indépendant
› de la religion. La dignité de l'homme y est maintenue
> comme en dépit de l'ordre surnaturel des choses : la liberté
> morale dispute à la fatale nécessité qui est supposée gou-
> verner le monde , un sanctuaire intime dans l'ame ; et
> quand la nature humaine est trop faible pour remporter
> dans ce combat une complète victoire , on lui ménage du
> moins une honorable retraite .>>>
M. Schlegel pense que le christianisme peut être aussi un
grand mobile de l'art dramatique. Caldéron, Corneille et
Voltaire l'ont prouvé. Il peut fournir à la tragédie , selon
M. Schlegel , une base aussi sublime et bien plus consolante.
Il parle ensuite des profondes intentions de Shakespear
qu'il a si bien traduit et si bien entendu.
<<On l'a , dit-il , singulièrement méconnu en le prenant
> pour un génie sauvage , produisant aveuglément des ou-
> vrages incohérens . J'appelerai Hamlet une tragédie phi-
> losophique , ou pour mieux dire sceptique. Elle a été
>>inspirée par une méditation profonde sur les destinées
>> humaineess,, et elle l'inspire à son tour. L'ame ne pouvant
▸ acquiescer à aucune conviction , cherche vainement à-
> sortir du labyrinthe par une autre issue que par l'idée du
> néant universel. La marche à dessein lente , embarrassée ,
» et quelquefois rétrograde de l'action est l'emblême de l'hé-
> sitation intellectuelle qui est l'essence du, poëme : c'est
» une réflexion non terminée et interminable sur le but de
> l'existence , une réflexion dont la mort tranche enfin le
▸ noeud gordien. Ge genre de tragique est peut- être le plus
> sombre de tous : car la nature humaine demande à s'ap-
> puyer fermement sur une persuasion quelconque ; l'irré-
> solution de la raison lui répugne, et il faut que les ressorts
> moraux soient extrêmement relachés , pour que l'homme
>> puisse se complaire dans un scepticisme apathique sur les
> vérités qui devraient l'intéresser le plus. La tragédie de
› Léar a beaucoup d'analogie avec celle de Hamlet : elle est
même plus forte dans le même genre. Ce qui est exprimé
154 MERCURE DE FRANCE ,
>> par toute cette composition n'est plus le doute , c'est lo
>> désespoir de pouvoir découvrir dans les voies de ce monde
>>ténébreux le moindre vestige d'une idée consolante. Ce
>> tableau gigantesque nous présente un bouleversement du
>> mondemoral , tel qu'il parait menacer du retour du cahos ;
>> ce n'est pas une tragédie individuelle , mais elle embrasse
> le genre humain. Macbeth au contraire est écrit dans le
>>système de la tragédie ancienne , malgré l'extrême dis-
>>parité des formes. La fatalité y règne ; nous y retrouvons
>> même ces prédictions qui deviennent la cause de l'événe-
>>>ment qu'elles annoncent , ces oracles perfides qui tout en
>> s'accomplissant à la lettre , trompent l'espérance de celui
>> qui s'y est fié . »
M. Schlegel termine sa dissertation par une excellente
traduction de la belle scène de la mort d'Hippolyte dans
Euripide ; mais tout en admirant ces beautés simples et sublimes
, on est forcé de convenir qu'on ne saurait les détacher
du tems et des circonstances qui les ont produites , et
qu'il serait impossible de les naturaliser sur la scène française
sans les dénaturer .
• On a puvoir dans les morceaux que nous venons de citer
toute la profondeur et toute la finesse des idées de M. Schlegel.
Quelque injuste qu'il soit souvent , on serait heureux
que tous les critiques ne le fussent jamais du moins qu'avec
autant de science et d'esprit, Par M. **.
( EXTRAITS. )
AVENTURAS DE GILBLAS DE SANTILLIAN nueva
edicion revista y corregida. Burdeos imprenta de
Pedro Beaume.
On doit peu s'étonner que Gilblas ait été traduit en
espagnol. L'esprit de cette nation s'y retrouve ; la manière
franche et enjouée des aventures s'y fait remarquer ; et
les compatriotes de ce dernier écrivain ne sauraient
s'empêcher d'aimer le romancier français qui s'en est
le plus rapproché. Cette traduction ne peut pas non
plus nous être indifférente . On sait que le meilleurmoyen
pour nous d'apprendre une langue moderne est de cominencer
par lire nos bons ouvrages traduits en cette
langue : quel que soit son génie particulier , le traducteur
n'a pu s'empêcher d'adopter plusieurs tours français ;
AVRIL 1808. 155
et cette imitation, qui devient undéfaut si elle est portée
trop loin , nous familiarise , sans nous fatiguer , avec la
langue que nous voulons apprendre . Le plaisir se joint
à l'utilité dans cette étude facile : nous nous amusons à
chercher comment le traducteur a rendn les morceaux
qui sont gravés dans notre mémoire ; et cet exercice
agréable nous met à portée de comparer les ressources
que présentent les deux idiomes. Sous ce rapport , la
traduction de Gilblas doit être accueillie par ceux qui
veulent étudier la langue espagnole .
J'ai dit que la manière de l'auteur de Don- Quichotte
se trouve dans le chef-d'oeuvre de le Sage. J'espère le
montrer dans cet extrait qui serait sans intérêt , s'il ne
roulait que sur un livre aussi coma que Gilblas. Je
m'attacherai donc à tracer un parallèle entre Cervantes
et le Sage. Le meilleur moyen de faire sentir le mérite
d'un homme , qu'on peut mettre au nombre de nos bons
auteurs comiques , est , je crois , d'exposer tous les traits
de ressemblance qui le rapprochent d'un des plus célèbres
écrivains dont l'Espagne s'honore.
Il y a non-seulement beaucoup de rapports entre le
génie de ces deux écrivains , mais on en trouve de fort
singuliers entre leurs caractères et les principales circonstances
de leur vie. Cervantes avait plus d'ardeur
et d'impétuosité dans l'imagination que l'auteur français
: aussi sa jeunesse fut-elle très-orageuse. Il porta les
armes , voyagea beaucoup, et fut esclave des Algériens
pendant cinq ans et demi. Ce n'est qu'à son retour en
Espagne, lorsqu'il eut passé sa trentième année , que
commencent les rapports qu'il peut avoir avec l'auteur
deGilblas.
: Le Sage , privé de son patrimoine par un tuteur
infidele, vint àParis : n'ayant aucun goût pour un état
sérieux, fréquentant les spectacles et les cafés , lié bientôt
par l'agrément de son esprit avec la fameuse société
du caveau cù se trouvaient les Piron, les Fuzelier , les
d'Orneval , il partagea les inclinations de ces aimables
épicuriens , unis par l'amour du plaisir , de la paresse ,
et par les charmes d'une conversation pleine de saillies,
C'était le moyen de mener une vie agréable , sur-tout
à l'âge où l'avenir ne donne aucune inquiétude; mais ,
156 MERCURE DE FRANCE,
malgré cette espèce d'ivresse , les besoins se font quelquefois
sentir , et l'insouciance la plus déterminée ne
peut empêcher de chercher ày pourvoir. Le Sage suivit
ses goûts : il fit des comédies et des romans ; et , quoique
ce moyen de subsistance soit très-incertain , sa modération
et son esprit d'ordre le préservèrent de l'indigence.
Cervantes , à son retour d'Alger , était comme le Sage
à son arrivée à Paris : sans fortune , sans état , préférant
une vie libre à toutes les richesses , il se lia avec quelques
amis qui avaient les mêmes inclinations que lui , trouva
dans leur société un dédommagement aux privations
qu'il était obligé de s'imposer , et travailla pour le théâtre,
afin de subvenir à ses besoins les plus pressans .
Dans cette position , on a vu souvent des gens d'esprit
chercher à réparer les torts de la fortune par des mariages
avantageux. Mais il est rare que des hommes dominés
par l'imagination , passant leur vie sans inquiétude
sur l'avenir , trouvant leur bonheur dans cette
douce insouciance , fassent de pareils calculs. Ils aiment
mieux céder à l'inclination du moment , et préfèrent
la beauté quand elle est unie aux agréniens du caractère
, à des liaisons presque toujours approuvées par la
raison , et souvent heureuses , quoique le penchant y
ait eu d'abord peu de part. Cervantes et le Sage se marièrent
par amour ; et ce qui fait autant d'honneur à
leurs caractères qu'aux objets de leur choix , c'est que
leur union fut paisible,,et qu'ilsytrouvèrent la conso-
Jation nécessaire aux positions difficiles dans lesquelles
ils furent engagés .
Cervantes et le Sage eurent à se plaindre des comédiens
: l'un avait eu le mérite de donner au théâtre espagnol
une nouvelle forme ; il avait précédé Lopèz de
Véga ; et ses comédies avaient offert le premier exemple
de la peinture des moeurs et des caractères. Cependant
il eut dans sa vieillesse à souffrir , comme Corneille , de
l'ingratitude des comédiens. Ses pièces furent refusées ;
et l'auteur de Don - Quichotte ne put même obtenir
qu'elles fussent lues. Le Sage n'éprouva pas une aussi
grande injustice , mais quelques mauvais procédés ,
quelques intrigues de coulisses lui déplurent , et lui firent
AVRIL 1808. 159
abandonner de bonne heure une carrière où il aurait
obtenu de grands succès. Tous deux se vengèrent des
comédiens , en les peignant dans leurs romans : j'aurai
occasion de comparer ces tableaux dont le rapprochechement
est curieux .
L'écrivain espagnol et l'écrivain français étaient peu
propres à se procurer des Mécènes : renfermés dans les
bornes d'une société intime , ils s'inquiétaient peu de
multiplier leurs relations. Il aurait fallu que les hommes
puissans leur fissent des avances : en supposant chez ces
derniers un goût décidé pour les lettres , ces prévenances
ne peuvent jamais être que très-rares. Cependant
Cervantes trouva un comte de Lémos qui lui donna
les témoignages d'amitié les plus tendres , sans presque
rien faire pour sa fortune ; et le Sage se lia avec un
'abbéde Lyonne, dont le commerce lui fut très-agréable ,
et ne lui valut aucune faveur ni aucune grâce.
-Ces deux écrivains célèbres vieillirent dans une médiocrité
peu éloignée de l'indigence ; cependant le Sage
poussa sa carrière plus loin, et fut plus heureux que
Cervantes. Unde ses fils, chanoine à Boulogne-sur-Mer ,
le recueillit , et répandit beaucoup de bonheur sur ses
vieux jours. L'auteur de Don- Quichotte au contraire
mourut presque abandonné : le seul ami qui lui restait
était en Italie, et ne revint en Espagne que pour recevoir
une lettre pleine de fermeté et de tendresse que
Cervantes lui avait écrite trois jours avant sa mort.
Si nous avons trouvé de grands rapports entre le
çaractère et la vie de ces deux romanciers , nous n'en
observerons pas moins entre leur génie. L'espagnol ,
douéd'une imagination brillante , éclairé par une longue
expérience , ayant observé les moeurs des différens peuples,
offre des peintures remplies d'agrément et de vérité.
D'autantplus indulgent pour les défauts des hommes
qu'il a mieux étudié leurs faiblesses , il ne les combat
le plus souvent que par une ironie fine et délicate. Le
français , n'ayant presque pas quitté Paris , a nécessairement
moins de ces connaissances variées ; son imagination
est moins féconde; mais il peint ce qu'il a vu
avec un naturel et un charme qui n'avaient été connus
que par Cervantes. Tous deux se rapprochent pour
158 MERCURE DE FRANCE , 1
l'enjouement de leurs conceptions et de leur style , pour
le choix de leurs modèles , pour la naïveté de leu's tableaux,
et pour la critique des mêmes travers. On voit
dans leurs romans cette douce philosophie qui respecte
les institutions sociales , qui prend les hommes tels qu'ils
sont , qui ne court pas après une perfection impossible ,
qui évite avec soin toute affectation de sentiment , et
qui ne châtie qu'en badinant.
La différence des époques où ces deux auteurs écrivirent
a dû nécessairement influer sur leurs productions
: c'est en effet ce qui forme la principale nuance
qui les distingue. Cervantes a fait une révolution dans
les moeurs de son siècle : le Sage n'a pas eu le même
honneur. Il ne sera pas inutile de jeter un coup-d'oeil
sur le principal travers des Espagnols de la fin du
şeizième siècle : quand on le comparera ensuite à ceux
qui dominaient en France du tems de le Sage , on ne
sera pas étonné que ses ouvrages aient produit moins
d'effet que ceux de Don- Quichotte.
L'esprit de chevalerie régnait en Espagne. Ce n'était
plus l'amour de cette noble institution qui , dans des
siècles barbares , avait pour objet de soutenir le faible
et l'opprimé contre les entreprises du fort et du puissant
; c'était un goût insensé pour des aventures extraordinaires
, un désir de redresser les torts prétendus que
l'ordre social peut faire à quelques individus , enfin
une manie incompatible avec l'état de civilisation où
se trouvait alors l'Europe. Les romans de chevalerie
étaient les seuls livres qui fussent lus en Espagne ; et
çe travers leur était justement attribué. C'est en ce sens
qu'il faut expliquer la pensée de Montesquieu où il a
en vue les Epagnols et Don- Quichotte. Le seul de leurs
livres qui soit bon , dit-il , est celui quifait voir le ridicule
de tous les autres. Quelques personnes cependant
ont prétendu que Don- Quichotte avait plus nui aux
Epagnols qu'il ne leur avait été utile. Elles ont pensé
qu'il avait éteint dans cette nation les sentimens d'honneur
qu'elle avait autrefois , et qu'en jetant du ridicule
sur le courage personnel , il avait détruit ou du moins
affaibli une des vertus brillantes qui la distinguait. Ces
reproches ne sont nullement fondés : Cervantes , dans 7
AVRIL 1808. 159
son roman , n'attaque ni le véritable honneur , ni le
véritable courage ; il se borne à montrer que l'abus de
ces qualités , ou plutôt l'erreur sur ce qui les constitue
réellement , est un travers dontil est bon de se moquer.
La vérité de cette opinion se trouve dans les témoignages
contemporains. Sans doute la folie de Don-
Quichotte est-très-singulière dans les moeurs actuelles ,
la foi qu'il ajoute aux romans de chevalerie est encore
plus extraordinaire ; cependant vers la fin du seizième
siècle , les hommes les plus graves eurent quelquefois
la même crédulité que le gentilhomme de la Manche.
Un savant évêque espagnol qui avait assisté au Concile
de Trente , rapporte un trait fort singulier (1) . « Nous
> avons vu , dit- il , un prêtre qui était très-persuadé que
>> tout ce qui était imprimé ne pouvait être faux. « Voici
quel était son raisonnement : « Tout livre répandu
>>parmi le peuple est approuvé par les magistrats : or
>> ces derniers qui sont sages et vertueux , ne manque-
> raient pas à leur devoir , au point de permettre qu'on
> distribuât des mensonges , et d'autoriser par leur pri-
>> vilége le mal qu'ils peuvent faire. D'après ce bel argu-
>> ment , il regardait comme véritables et authentiques
>> toutes les actions racontées dans les romans d'Amadis
>> et de Clurian . >>>
On sent qu'un ridicule poussé si loin , et devenu
presque général, était une mine féconde pour un homme
tel que Cervantes. Il l'attaqua d'une manière victorieuse :
tous les gens d'esprit et de bon sens se rangèrent de son
côté, et la génération suivante ne vit plus aucune trace
de ce travers.
Le Sage n'eut pas le même avantage. Il parut après
Molière qui , comme Cervantes , était parvenu à dégoûter
son siècle des longs romans de Mlle Scudéry et de la
Calprenède. Les travers qui distinguaient les différentes
classes de la société avaient disparu : les caractères
même avaient trouvé le moyen de dissimuler leurs dé
fauts trop difformes. Aucun médecin ne ressemblait plus
à Diafoirus , aucun hypocrite à Tartuffe , aucun avare
àHarpagon , aucune femme bel esprit à Philaminte .
(1) Cano de locis Theologicis. Liv. II , chap. 6.
160 MERCURE DE FRANCE,
A cette époque , qui était celle de la guerre de la suc
cession, la France se trouvait sur le penchant de sa
ruine. Les gens d'affaires possédaient seuls l'argent , et
leurs spéculations , en produisant des variations continuelles
dans les fortunes , bornaient tous les voeux ,
soit à conserver ce qu'on avait , soit à l'augmenter en
s'exposant à des pertes immenses. Ce furent donc les
travers qui tiennent à cette situation que le Sage mit
sur la scène. Dans ses romans , il n'eut point à peindre
les caractères originaux qui n'existent qu'avant les raffinemens
de la civilisation ; mais il traça , d'une main
légère , des portraits qui se renouvellent dans tous les
tems , parce qu'ils rentrent dans les habitudes générales
de l'homme. L'humeur inconstante d'un jeune écolier
qui ,destiné à un état honnête , devient le valet de plusieurs
maîtres , l'effet que produisent sur lui les mauvais
exemples , l'avancement qu'il doit à l'éducation
qu'il a reççuuee ,, et l'ivresse que lui cause la faveur inattendue
dont il jouit près de deux premiers ministres ,
sont les principaux fondemens du roman de Gilblas.
Le Sage l'a orné de plusieurs caractères dont le comique
et la vérité seront toujours en possession de plaire. Les
réponses du médecin Sangrado , et de l'archevêque de
Grenade , sont passées en proverbe. Mais ce roman , si
estimable à tant d'égards, n'était pas de nature , comme
Don- Quichotte , à faire une révolution dans les moeurs.
Il sera toujours un excellent livre pour les jeunes gens
qui entreront dans le monde, parce qu'il les éclairera
sur les défauts et les faiblesses de l'humanité , mais il ne
réformera personne.. Cet avantage est réservé à peu de
romans.
Cervantes et le Sage ont porté très-loin le talent de
narration : l'un et l'autre possédaient cet aimable enjouement
, cette finesse de tact et cette ironie délicate qui
rendent la lecture de leurs ouvrages si agréable : mais
il y a entr'eux une différence essentielle. Le premier
s'était d'abord exercé dans la poësie ; et le genre pastoral
sur-tout avait paru lui convenir; de là ces peintures
charmantes de la nature qui se présentent souvent
dans Don- Quichotte et dans les Nouvelles. Le second
n'avait jamais eu de goût pour la poësie ; son penchant
l'avait
AVRIL 1808. 161
romane
l'avait porté plutôt àdonner à sa prose le naturel et la
vivacité qui conviennent à la comédie et aux romans
de moeurs. Aussi ne remarque-t-on dans ses
aucun écart d'imagination récits, et l'on n'y rencontre: plraepsrqécuiesjiaomnarièsgnlae descrip
tion des pays que parcourent ses héros.
Case A
SEIN
Quoiqu'on ne voie pas que Le Sage ait cerche
imiter Cervantes , cependant les rapports queil avait
avec cet homme célèbre l'ont nécessairement worpen
ché de ses conceptions. C'est sur-tout aux Noole
de l'auteur espagnol , que Gilblas ressemble le pr
Les deux écrivains d'ailleurs avaient le même but , celui
de peindre tous les états.
La première aventure de Gilblas rentre absolument
dans la Nouvelle de Cervantes intitulée : Rinconnet et
Cortadille. Monipodio et Rolando ont le même empire
sur leurs complices , ils observent la même régularité
dans la distribution de leurs prises , et les mêmes lois
régissent ces associations singulières. Il n'y a pas jusqu'à
Léonardo qui n'ait son modèle dans la Nouvelle espagnole
; mais il faut convenir que Pipotte est bien plus
comique que la gouvernante de Rolando. Elle joint la
plus aveugle superstition à la conduite la plus coupable ,
et son caractère est d'une originalité vraiment piquante.
Toutes les classes du peuple ont fourni des peintures
à Le Sage. J'ai dit que l'un et l'autre , ayant eu à se
plaindre des comédiens , s'étaient vengés en se moquant
de leurs ridicules. Tout le monde connaît la description
de la maison d'Arsenie qui termine le premier volume
de Gilblas : on a sur-tout remarqué l'épisode du malheureux
poëte Pedro de Majada qui vient distribuer les
rôles de sa pièce au milieu d'une orgie , et qui , n'ayant
pas bien choisi son moment , est baffoué par les comédiens.
Cervantes a peint à peu près la même situation
dans sa Nouvelle intitulée : Dialogue de deux Chiens .
Cette scène prouve que les comédiens du seizième siècle
étaient encore plus impolis avec les auteurs que ceux
dutems de Le Sage. J'essaierai de la traduire. Cervantes
suppose , dans sa Nouvelle , que deux chiens préposés
à la garde d'un hôpital jouissent pendant une nuit du
don de la parole : l'un d'eux raconte son histoire ; il
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
a plusieurs fois changé de maîtres ; lesort enfin l'attache
à un poëte.
<<<Chaque matin , dit-il , au lever du soleil , j'allais
>> me coucher sous l'un des grenadiers du jardin, Un
» jour j'aperçus un jeune homme qui avait l'air d'un
>> étudiant : sa robe , jadis noire , paraissait grise. Il s'oc-
>> cupait à écrire sur un porte-feuille qui lui tenait lieu
>> de pupitre ; de tems en tems , il se frappait le front ,
>> rongeait ses ongles , et levait les yeux au ciel ; dans
>> d'autres momens , il paraissait rêver profondément ;
> son extase était telle qu'il ne remuait ni les pieds , ni
>> les mains , ni même les yeux. Une fois j'approchai de
>>lui sans qu'il m'aperçût ; je l'entendis murmurer entre
>> ses dents , et après quelques instans il s'écria : Voilà
>> les meilleurs vers que j'aie faits de ma vie. Aussitôt
>> il écrivit avec précipitation , donnant tous les signes
>>de la plus grande joie. Tout cela me fit penser que
>> le malheureux était un poëte. Je lui fis mes démons-
>> trations accoutumées ; mais , plongé dans ses pensées ,
>> il ne fit aucune attention à moi ; il continua à se gratter
>> la tête , à lever les yeux au ciel et à écrire.
>> Je vis alors entrer dans le jardin unjeune homme
>>de bonne mine et parfaitement vétu . Il avait à la main
>> un cahier dans lequel il lisait de tems en tems . Il s'ap-
>> procha du poëte , et lui adressant la parole : Votre
>> premier acte est-il fini ? dit-il. Je viens de l'achever ,
>> répondit le poëte, de la manière la plus pompeuse
» qui puisse s'imaginer. De quelle manière donc ? de-
>> manda le jeune homme. Le voici , repliqua le poëte.
>> Le pape revêtu de ses habits pontificaux sort avec
>>douze cardinaux : ceux-ci ont des soutanes violettes ,
>> parce qu'à l'époque où se passa ma pièce , ils ne por-
>>taient pas encore la soutane rouge. Il faut garder
>> scrupuleusement le costume , et voilà pourquoije veux
>> que mes cardinaux soient en violet. Plusieurs de mes
>>confrères manquent à cette règle fondamentale du
>> théâtre , et c'est un grand abus. Je n'ai pu me trom-
>> per sur la couleur des soutanes de mes cardinaux ,
>> car j'ai lu avec la plus grande attention tout le céré-
>> monial romain. Comment voulez-vous , dit le jeune
>> homme , que notre directeur trouve des soutanes
AVRIL 1808. 165
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pour douze cardinaux ? Si l'on m'en ôte un seul , dit
>> le poëte , ma pièce perdra tout son mérite. Puis -je
>> sacrifier une aussi belle cérémonie ? Figurez- vous le
> souverain pontife paraissant sur le théâtre avec douze
> cardinaux et leur suite. Vive Dieu ! ce sera un des
› plus beaux spectacles qu'on ait jamais vus. Je compris
alors que l'un était poëte et l'autre comédien.
> Le comedien conseilla au poëte de supprimer quelques-
> uns de ses cardinaux , s'il voulait qu'on pût repré-
>>senter sa pièce ; celui-ci répondit qu'on devait le re-
> mercier s'il n'avait pas mis sur la scène tout le con-
>>clave qui s'était trouvé à l'auguste cérémonie dont
▸ sa tragédie devait conserver àjamais la mémoire. Le
› comédien se mit à rire , et quitta le poëte pour aller
» étudier un rôle qu'on lui avait donné dans une comédie
> nouvelle.
>> Le poëte écrivit quelques vers de sa tragédie ;
> ensuite il tira de sa poche des croûtes et des raisins
> secs mêlés de mie de pain : après les avoir épluchés
> il les mangea. Mais les croûtes étaient si dures qu'il ne
▸ pouvait les mâcher; cela fut heureux pour moi ; il
▸me les jeta. Voilà donc , dis-je en moi-même , l'am-
>>broisie dont se repaissent les poëtes ! cependant ils ne
> parlent que de leurApollon qu'ils placent au sommet
> de l'Olympe. J'en conclus que la poësie n'était pas un
> excellent métier ; mais , comme j'avais bon appétit ,
› je partageai volontiers le repas du poëte. Pendant le
> tems que ce jeune homme employa à composer sa
> tragédie , il vint tous les jours dans le jardin , et les
› croûtes de pain ne me manquèrent pas , car il était
▸ fort libéral. Après notre repas , nous allions tous les
deux à la fontaine , et nous buvions commedes princes .
> Cependant le poëte cessa de venir ; et la faim s'em-
> parant de moi , je résolus de quitter mon maître et
› d'entrer dans la ville pour y chercher des aventures .
>> Apeine étais-je dans la rue queje vis sortir le poëte
> du couvent de Saint-Jérôme : il me reconnut , et vint
> àmoi. De mon côté ,je lui fis mille démonstrations de
› joie. Il tira de sa poche quelques croûtes de pain plus
›douces que celles qu'il apportait dans le jardin , et
›m'en donna sans les avoir essuyées, Comme j'avais
La
164 MERCURE DE FRANCE ,
>> grande faim ,je fus sensible à cette prévenance. L'ayant
>> vu sortir du couvent les poches pleines de morceaux
>> de pain , je soupçonnai que les Muses , malgré leur
>> orgueil , sont quelquefois réduites à vivre de charités.
>> Le poëte s'achemina dans la ville , et je le suivis dans
>> l'intention de le conserver pour maître , s'il le vou-
>> lait. Je pensai que son superflu pourrait suffire àmon
>> nécessaire , et que les pauvres sont ordinairement plus
>> généreux que les riches. Après avoir passé dans plu-
>> sieurs rues , nous entrâmes chez le directeur des co-
>> médiens. La troupe se réunit bientôt pour entendre
>> la lecture de la tragédie de mon maître ; il la com-
>> mença ; mais avant la fin du premier acte , les comé-
>> diens étaient sortis les uns après les autres. Il ne restait
>> d'auditeur que le directeur et moi. Quoique je ne
>> sois pas un grand connaisseur , il me parut que le
>>diable avait inspiré cette pièce à mon pauvre maître
>>> pour sa perte : voyant cette solitude , illisait toujours
>>en suant sang et eau : peut-être prévoyait-il la dis-
>> grâce qui le menaçait encore. Tous les comédiens ,
>> au nombre de douze , revinrent : sans dire un mot,
>> ils s'emparèrent du poëte et voulurent le berner =
>>>heureusement le directeur prit sa défense et s'opposa
» à cette mauvaise plaisanterie. Je restai frappé d'éton-
>> nement ; le directeur pestait ; les comédiens riaient ;
▷ le poète de très-mauvaise humeur , mais cherchant
>> à la cacher , prit son manuscrit , le mit dans sa poche ,
>> et dit en sortant : Il ne faut pas jeter des perles devant
>> les pourceaux. »
Non-seulement Cervantes se jouedes comédiens, mais
il tourne en ridicule les poëtes qui transforment les tragédies
en pantomimes , et qui substituent de vaines céré
monies à ces scènes où les passions et les faiblesses du
coeur humain doivent être développées et approfondies.
Le Sage a peint d'une manière charmante le travers
de ces vieillards qui veulent paraître jeunes , et qui
croient pouvoir réussir auprès des femmes en déguisant
leurs rides et en cachant leurs cheveux gris. Gonsalez
Pacheco a cette prétention , et quoiqu'il soit décrépit
quoiqu'on puisse faire une étude d'ostéologie sur son
corps , il se flatte de plaire à une jeune femme qui le
AVRIL 1808. 165
I
-
コー
-
P
:
trompe : Cervantes a pu donner cette idée à Le Sage ;
dans une historiette très-agréable , il fronde ce ridicule.
Je la citerai parce qu'elle est courte.
<<Unejeune denmoiselle très-sage et très-prudente con-
> sentit , pour obéir à ses parens , à épouser un vieillard
>dont les cheveux et la barbe étaient blancs. La veille
>>du mariage , l'époux ne se baigna pas dans le Jour
>> dain , comme le disent les vieilles femmes ; il se peignit
> la barbe et les cheveux d'un beau blond cendré.
» L'heure étant arrivée où les deux époux devaient être
> unis , la demoiselle dit à ses parens qu'elle ne vou-
> lait se marier qu'avec l'homme qui lui avait été pré-
> senté , et qu'elle refusait tout autre. On lui répondit
» que celui qu'elle avait à côté d'elle , était le même
▸ que le vieillard qui lui avait rendu des soins. Cela
>> ne peut être , répondit-elle , j'atteste tous ceux qui
>>sont ici présens , que vous m'avez présenté un homme
> grave , et dont les cheveux blancs annonçaient la sa-
» gesse : je ne le reconnais pas , ce n'est pas lui , et je le
>> refuse. Le vieillard confus se retira , et le mariage fut
> rompu. »
Jene pousserai pas plus loin ces rapprochemens ; ils
me paraissent suffire pour montrer les rapports qui
existent entre Cervantes et Le Sage. Ces deux écrivains
ont donné au roman le ton qu'il doit avoir ; l'un et l'autre
ont fui toute espèce d'affectation ; et leurs productions
peuvent être comparées, sans désavantage , aux meilleures
comédies .
La version espagnole de Gilblas que j'ai sous les yeux,
m'a semblé ne laisser rien à désirer pour l'élégance et
l'exactitude. L'auteur a rendu avec un talent peu commun
les plaisanteries françaises , soit, en les adaptant
au génie de sa langue , soit en leur substituant des saillies
aussi comiques. Il ne s'est écarté un peu de l'original
que dans l'épisode de Samuel Simon : l'information que
les prétendus inquisiteurs prennent sur ce nouveau chrétien,
est supprimée. Par respect pourdes familles peutêtre
encore existantes , le traducteur n'a donné que
l'anagramme des noms des deux ministres qui figurent
dans Gilblas ; le duc de Lerme y est désigné sous le
nom du duc de Melar , le comte-duc d'Olivarès sous
266 MERCURE DE FRANCE ,
celui de Valderies , et don Rodrigue de Calderone, sous
celui de baron de Ronéal. Cette traduction , écrite dans
la même langue que Don Quichotte , fournira aux espagnols
qui ignorent le français , l'occasion de comparer
deux auteurs qui ont écrit dans le même genre , et
qui , parmi les romanciers , peuvent être considérés
comme les meilleurs peintres de moeurs.
PETITOT.
RECHERCHES sur l'analogie de la musique avec les
arts qui ont pour objet l'imitation du langage , par
G. A. VILLOTEAU , professeur de musique , membre
de plusieurs Sociétés savantes , et de la Commission
des sciences et arts d'Egypte ( 1) .
AUJOURD'HUI que la pratique musicale est presque
arrivée au plus haut point de perfection , elle a tant
de branches variées et lant de moyens de plaire , qu'elle
absorbe à elle seule toute l'attention du public ; mais on
ne s'occupe plus guères de la musique envisagée en ellemême.
Combien de lecteurs vont se récrier à l'annonce
d'un ouvrage où la musique est considérée d'une manière
abstraite , et se lie aux questions les plus générales
! Quoi ! un art de pur agrément , un art destiné à
flatter l'oreille et à charmer nos loisirs , qu'est-ce qu'un
tel art a de commun avec les moeurs et le gouvernement
? La philosophie de la musique occupe , il est vrai ,
plus de place dans ce nouvel ouvrage que la musique
pratique; mais l'auteur ne devait-il pas s'écarter de la
route commune , puisqu'il marche à un but nouveau ,
puisqu'il s'efforce d'imprimer à son art une nouvelle
direction , ou plutôt de lui rendre celle qu'il a eue dans
l'antiquité ?
Chez les Anciens , la musique paraît avoir été liée
d'une manière intime , non-seulement avec tous les arts ,
, (1) Deux forts volumes , grand in-8° avec planches et tableaux.
Prix, 24 fre , et 28 fr. franc de port. De l'imprimerie impériale . Se
trouve à Paris , chez Galland , libraire , rue Saint-Tromas-du-Louvre ,
n° 32.
AVRIL 1808. 167
mais encore avec les sciences morales et politiques .
Personne n'ignore qu'elle faisait partie essentielle de
l'éducation chez les Grecs. A la guerre , au théâtre , dans
les cérémonies publiques , dans les sacrifices , dans
toutes les réunions du peuple , par-tout elle déployait
ses ressources pour une fin utile. Qui ne sait les merveilles
que lui attribue le témoignage unanime de tous
les écrivains ? Aujourd'hui l'art n'atteint plus à ces prodiges
, la science ne sait pas les expliquer , l'esprit refuse
d'y croire. Il paraît que c'est par la connaissance des
propriétés des sons qu'on était parvenu à de pareils
résultats. Une étude approfondie des accens expressifs
de la voix avait fait découvrir les chants les plus parfaits
et les plus propres à toute espèce d'imitation musicale.
Le dessein de la mélodie n'avait rien d'arbitraire ,
etles instrumens subordonnés à la voix suivaient sans
effort un thême donné par la nature elle-même. Cette
perfection n'était pas l'ouvrage des Grecs. Avec les autres
arts, ils avaient reçu de l'Orient une musique toute
faite; c'est même à son influence qu'ils attribuaient leur
première civilisation. Mais ce peuple , organisé pour
sentir vivement le charme des beaux arts , ne put borner
ses jouissances au plaisir de la raison. Le plaisir de
l'oreille devint le premier but de l'art ; on négligea
les antiques pratiques ; les instrumens se perfectionnèrent,
mais la musique elle-même dégénéra : elle s'isola
des autres arts avec qui jusqu'alors elle était restée
unie , et les Latins reçurent des Grecs la musique
déjà corrompue et dénaturée . Quand les barbares bou-
Jeversèrent l'Empire , le désordre augmenta encore ;
l'établissement du christianisme ne lui fut guère plus
favorable , et , lorsqu'au douzième siècle , on jeta les
fondemens d'un nouvel édifice , ce fut au milieu de
l'ignorance et des ténèbres. Telle est pourtant la source
de notre systéme actuel de musique ; l'auteur en fait
voir l'origine par le rapprochement des faits historiques
, et il ose appeler la réforme sur la musique
moderne , comme le seul de nos arts qui porte encore
les traces des tems de barbarie , et qui soit demeuré
dans l'imperfection , au milieu des progrès qu'ont fait
tous les autres.
1
168 MERCURE DE FRANCE ,
!
!
2
Après le grand nombre de traités , d'essais et de
mémoires qui ont paru sur la musique , après les savans
ouvrages des Rameau , des Dalembert , des Euler , des
Bernouilli ; après les recherches de l'abbé Roussier
de Laborde , de Burette et autres académiciens sur
la. musique ancienne , et tant d'autres écrits de Rousseau
, de Blainville, de l'abbé Dubos , du père André ,
de Romieu , de Grétry , etc. , sur la théorie et la pratique
musicale , et sur les moyens et l'objet de l'art ,
n'y a-t- il pas quelque témérité à traiter encore un
pareil sujet ? Tous ces travaux ont jeté de grandes
lumières sans doute sur la nature de la musique ; mais
Pétat de l'art chez les anciens est resté enveloppé de
ténèbres ; on n'a exposé que des opinions et peu de
faits , et on les a défendus avec plus de passion que
de bonne foi . Ce serait, il est vrai, une entreprise.
chimérique que de vouloir découvrir quel était le systême
musical de chacun des anciens peuples connus.
Tout ce que l'on sait à cet égard se tire d'auteurs
plus ou moins récens par rapport aux plus anciens
écrivains grecs, tels que Pythagore et Lassuuss qui sont
perdus , et qui sont si récens eux-mêmes , par rapport
à l'antiquité : on a donc peu de lumières sur ce qu'était
l'art chez les peuples antérieurs , et c'est ce qui donne
un grand prix aux monumens de musique découverts
en Egypte sur les plus anciens édifices connus . Néanmoins
Aristoxène , Euclide , Nicomaque , Aristide , Ptolémée
, etc. , en disent assez pour faire connaître le
système des Grecs et par conséquent celui qui appartient
à 'leurs devanciers ; car les Grecs reconnaissaient
l'avoir puisé ailleurs.
Il serait intéressant de connaître quelle part ont eu
les anciens peuples civilisés à ce système musical
l'Histoire n'apprend rien ou presque rien des musiques
phénicienne , Chaldéenne , indienne et persane ; on en
sait un peu davantage sur celles des Hébreux et des
anciens Chinois , et surtout des Egyptiens. On fait
même honneur à ces derniers de l'invention de l'art
et de l'invention des instrumens , et cet honneur ne
leur est disputé par nulle autre nation, comme si tous.
les genres de gloire appartenaient à ce peuple privilégié,
père des arts et des sciences.
AVRIL 1808 . 169
Quelque répugnance qu'on ait à croire aux merveilles
de la musique ancienne , il faut convenir avec
Pauteur , que toute l'antiquité est d'un même sentiment
à l'égard de l'excellence de l'art. Est-il vraisemblable
que cette opinion unanime ne reposât sur aucuns
fondemens ? Si la société n'eût pas retiré quelques services
de la musique , l'etit- on qualifiée d'art divin ,
d'art par excellence , ainsi que l'appellent Platon ,
Plutarque et tous les autres sages ? Eût-elle été regardée
comme une des bases de l'éducation ? Aurait-on prescrit,
comme utile aux bonnes moeurs , l'étude des principes
de la musique et des arts qui en dépendent ? Enfin ,
comment expliquerait - on cette sévérité des anciens
législateurs qui interdisaient sous des peines rigoureuses
les innovations en musique , comme funestes à l'Etat ?
Assurément de pareilles lois (2) seraient dignes de pitié,
si cette musique des anciens n'eût possédé en effet un
degré de perfection qu'on craignait de voir dégénérer .
Aussi l'auteur n'hésite pas à croire qu'elle avait sur la
nôtre un grand degré de supériorité pour l'expression
et le pathétique ; c'est le sentiment de Planelli dans
son traité dell'opera in musica , et aussi du fameux
P. Martini. On usait du charme tout puissant qui est
propre à la musique , pour exciter dans les coeurs les
sentimens généreux , l'amour de la vraie gloire et des
vertus privées. Les hymnes à l'honneur des dieux , les
faits mémorables , l'Histoire du pays , les principes des
sciences , les maximes de morale , les doctrines philosophiques
, en un mot toutes les leçons faites pour instruire
, se débitaient en vers chantés et accompagnés
des instrumens. L'expérience avait appris l'effet et fixé
l'emploi des divers nômes et des divers genres de musique
: chaque espèce de chant se distinguait par le
mode et la mélodie qui lui étaient propres , et les intervalles
qui en caractérisaient l'expression étaient déterminés
aussi bien que l'étendue de voix qui devait se
parcourir. Le mode Lydien , par exemple , inspirait
la joie , le phrygien allumait l'ardeur guerrière , le
dorien calmait l'effervescence des passions ; on ditmême
(2) Les règles du chant s'appelaient nomes ; nome en grec signifie loi.
170 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il y avait telle espèce de mélodie qui servait à
modérer les feux de l'amour,
Le plus précieux des services qu'on tirait de la musique
, était son usage en médecine. De nosjours même
on a reconnu ses bons effets dans plusieurs maladies
nerveuses ; autrefois ,plus simple et plus près de la nature
, elle devait aussi être un remède plus efficace
et aux maux de l'ame et à ceux du corps. Pythagore en
fit de fameuses expériences ; Théophraste , Galien , Asclépiade
et d'autres hommes considérables de l'antiquité
l'employèrent dans des maladies graves : ajoutons
que chez les Grecs , le dieu de l'harmonie était aussi
Je dieu de la médecine , et qu'Esculape était fils d'Apollon.
Pour bien saisir le sens de plusieurs passages que
l'on trouve , dans les anciens , sur la musique , il faut
savoir qu'ils entendaient le mot musique dans une
acception très-étendue. Dans Platon , c'est la philosophie
elle-même , ou la science des rapports des choses ;
telle est aussi l'idée que les anciens Chinois se faisaient
de la musique. Aristoxène , Euclide , Nicomaque , et
Ies auteurs de musique l'entendaient dans un sens plus
circonscrit , mais comme renfermant encore dans ses
limites la poësie et l'éloquence. Cicéron n'en avait pas
une moindre idée: le traité de l'orateur et ses autres
ouvrages prouvent que de son tems l'on considérait
et cultivait encore la musique sous ce même point
de vue. Le rhéteur Quintilien regardait la grammaire
comme une partie de la musique.
Tout discours préparé , fut , dans l'origine musical
et chanté, suivant M. Villoteau: Strabon vient à l'appui
de cette opinion , quand il apprend qu'on se servait
d'un même mot ( a ) pour signifier dire et chanter ;
delá les mots de prosodie , comédie , tragédie , mélodie
, etc. L'auteur est entré à ce sujet dans beaucoup
de recherches intéressantes , appuyé d'une part , sur
une foule de passages et d'autorités ; de l'autre , sur
l'étymologie commune des termes de musique et de
poësie. Peut-être est-il allé trop loin en regardant la
prose comme une invention assez récente. Strabon
et saint Isidore sont apportés en preuve de cette propo-
1
AVRIL 1808. 171
sition; mais saint Isidore n'est pas ici une autorité , et
Strabon dit seulement que Cadmus de Milet , Hécatée
et Phérécyde s'écartèrent , dans leurs compositions , de
la mesure poëtique.
Si tous les anciens ont eu de la musique une haute
idée , c'est sans doute parce qu'elle ne faisait qu'un art
avec la poësie , qui elle-même avait des rapports intimes
avec la morale et les institutions publiques ; mais
l'opinion que professaient l'Egypte , la Grèce et l'ancienne
Rome , il est intéressant de la retrouver en
Chine; de tems immémorial on y avait déterminé la
théorie et la pratique musicales . D'anciennes règles
étaient établies , qui fixaient l'expression du langage
pour toutes les classes de l'Etat ; soit dans les relations
sociales , soit même dans la vie domestique , et ces
règles étaient fondées sur une connaissance approfon-
⚫die des propriétés de la voix , c'est-à-dire des relations
qui existent entre les sons de la voix humaine et les
accens des passions et des sentimens. C'est ce qu'apprennent
les livres classiques des Chinois et leurs plus
anciens historiens , qui tous de concert paient à l'ancienne
musique de leurs pays un tribut d'admiration ,
et célèbrent sonpouvoir et son heureuse influence sur
les moeurs. Cette extrême perfection musicale est attribuée
, par notre auteur , à la nature de la langue
chinoise , langue très-harmonieuse et très-accentuée ,
où tous les mots ont leurs accens et leurs inflexions
propres : or chaque mot ayant plusieurs sens qui résultent
des inflexions dont il est susceptible, il était
indispensable de fixer ces mêmes inflexions par des
règles sûres , et la musique seule pouvait les fournir.
L'auteur trouve la même conformité de principes
chez les Hébreux et chez d'autres nations ; il allègue
en preuve une multitude d'autorités , et , de ce concours
universel d'opinions de tous les peuples et de
tous les tems , il conclut que l'objet de la musique
était jadis d'instruire les hommes et de maintenir les
bonnes moeurs. Le mot même de musique lui fournit
une preuve de plus: son origine est , suivant lui , dans
deux mots égyptiens qui signifient la source de la
sagesse; ce n'est pas le lieu d'examiner la valeur de
172 MERCURE DE FRANCE,
cette étymologie , les philologues trouveront dans l'avant
dernier chapitre de l'ouvrage , une discussion
très- étendue où l'auteur a rassemblé tout ce qu'il est
possible de dire à ce sujet. Quant à l'origine de l'art ,
il fait voir combien les conjectures données sur ce point
sont hypothétiques et même absurdes , soit a l'égard
du chant et de la musique en elle-même , soit à l'égard
des instrumens: il rejette sur-tout fort loin cette idée ,
que la musique soit une imitation de la voix de certains
animaux , ou du ramage des oiseaux. Quant à
l'affinité qu'elle avait avec les arts du langage , il n'a
négligé aucunes recherches , aucuns rapprochemens ,
pour prouver que ses règles et ses principes furent en
effet communs à la poësie , à l'éloquence et à la grammaire.
Parmi les traces de cette affinité qui exista jadis
entre la musique et le langage , l'auteur insiste sur
les accens ou signes prosodiques. Il pense que les accens
étaient des notes qui guidaient la voix dans le
chant du discours , et servaient à fixer les intonnations
expressives en marquant le point où il fallait ,
soit élever , soit abaisser la voix. Par la suite l'usage
de ces signes devint différent , et ils ne désignèrent
plus que la quantité , ou la durée des tems syllabiques.
Cette altération des accens est attribuée , par Vossius ,
à l'école d'Alexandrie : l'auteur va plus loin , il pense
que chaque lettre , dans les anciennes écritures , rappelait
par elle-même , et l'intonnation , et la quantité ,
et l'articulation , et que c'est l'oubli de cette propriété
qui fit introduire les voyelles et les accens. Suivant
l'auteur , ce changement provint de la dépravation
que subirent les langues anciennes par le mélange des
idiomes étrangers. Il serait trop long d'examiner cette
explication , qui suppose que jadis lės langues étaient
généralement syllabiques , et présente encore d'autres
difficultés : nous nous bornons à exposer le sentiment
de l'auteur. Peut-être attribue-t-il trop d'influence aux
accens prosodiques sur l'état de l'art musical ; mais
on ne lira pas sans intérêt les nombreuses recherches
et les détails curieux où il est entré à cette occasion ;
en traitant un sujet aussi épineux , l'auteur était guidé
AVRIL 1808. 173
par les savans ouvrages de Vossius , de Port-Royal , etc.
L'opinion qu'il avance n'est même pas absolument nouvelle
; car elle a été combattue par Marmontel qui
regarde la quantité comme le seul objet de la prosodie.
J.-J. Rousseau lui est plus favorable ; mais dans
cette question délicate , les opinions sont presqu'aussi
nombreuses que les écrivains .
Tant que la musique resta liée , chez les anciens ,
avec les arts qui servent à l'expression du langage ,
elle garda son caractère et sa perfection ; mais son
isolement successif, et enfin total , d'avec la poësie et
l'éloquence , la dénatura entiérement ; le musicien ne
vit plus dans son art que la pratique des sons ; l'on
perdit le goût de l'antique simplicité ; la voix et ses
accens expressifs ne furent plus la règle et le type
de la musique ; les instrumens , tels que la cithare
et la flûte subirent des innovations ; ils se multiplièrent
et se firent entendre sans le concours du chant : d'un
autre côté , l'on répandit dans le chant lui-même une
profusion d'ornemens et de broderies ; luxe d'un goût
faux et ruiné, présage certain de la décadence de l'art ;
enfin le musicien et le chanteur corrompirent à l'envi
son antique perfection. D'après Platon , Aristophane
et Plutarque , l'auteur trace le tableau des désordres
où tomba la musique , et fait remarquer avec tous
les écrivains et les philosophes , que la licence et la
corruption se glissèrent en même tems dans les moeurs
des Grecs et des Romains. C'est ainsi qu'il confirme
ici par l'expérience , le principe qu'il avait mis en
avant de l'ancienne et mutuelle dépendance qui liait
la musique aux autres arts , et de l'influence naturelle
qu'elle a sur les moeurs .
La musique essuya encore bien des vicissitudes ,
quand l'Empire romain fut agité jusqu'en ses fondemens
par deux grandes révolutions qui finirent par
le renverser; l'établissement d'une religion nouvelle ,
et l'invasion des barbares : mais l'église grecque et
l'église latine retinrent quelques principes de la musique
ancienne à l'usage des cérémonies religieuses.
Saint Grégoire , saint Isidore , saint Augustin et tous
les premiers docteurs étaient musiciens; ils conserve
174 MERCURE DE FRANCE ,
rent des vestiges de l'ancienne prosodie musicale. Boëce,
Martien Capella , Cassiodore , aidèrent aussi à en sauver
quelques restes. L'ancien systême se retrouve encore
en partie dans le plein-chant dont les tons retracent
les modes des Grecs , et portèrent d'abord les mêmes
noms qu'eux. Les connaisseurs admirent plusieurs
morceaux de plein-chant qui peuvent donner une idée
'de la perfection , de la simplicité et de la pureté du
style antique ; l'auteur regarde les chants prosodiques
des rituels , comme des monumens de l'ancien chant
du discours.
Mais les connaissances qu'avaient de l'ancienne musique
, les docteurs chrétiens et les autres cités , étaient
trop imparfaites , pour qu'on pût s'instruire dans leurs
écrits de sa véritable nature et de son systême fonda
mental ; aussi quand le bénédi ctin Gui d'Arezzo parut
au onzième siècle en réformateur , il ne connaissait
présque rien de la théorie musicale qu'il voulait modifier
et qu'il finit par abolir; il n'avait puisé ses lumières
que dans Boëce , et de tous les anciens ouvrages
de musique , il ne connaissait que les harmoniques
de Ptolémée. L'Aretin se livra donc à son génie dans
la création d'un nouveau systême , comme si l'invention
pouvait suppléer à l'observation et à l'expérience
qui étaient les bases de l'ancienne musique des Grecs :
au systême des tétracordes , qu'il regardait comme
arbitraire , il substitua une suite d'hexacordes ; il imagina
de nouveaux signes à la place des notes grecques
ou égyptiennes , et leur donna les noms d'ut, ré, mi, fa,
sol , la, tirés , comme tout le monde le sait, des syllabes
initiales d'une des strophes de l'hymne de saint
Jean , etc. , etc.
L'auteur attaque vivement ce systême de Gui d'Arezzo
, qu'il regarde comme le fruit de l'ignorance et
de la barbarie ; il considère aussi comme très-nuisible
à la musique , le changement des noms des notes greeques
( noms qui étaient simples , sonores et imitatifs )
en syllabes sourdes et sifflantes , et sans rapport avec
les intervalles. Il observe que les Italiens ont proscrit
de la gamme la syllabe ut , comme trop sourde , et
l'ont remplacée par do : ce qui répond à la note to
AVRIL 1808. 175
des Grecs. Dans ces dernières remarques , l'auteur nous
semble avoir poussé un peu loin le tableau des avantages
de l'ancienne solmisation , comme on trouvera
qu'il attribue trop d'influence à la nomenclature actuelle
sur les vices et les erreurs de notre musique.
Nous ajouterons que plusieurs écrivains different avec
lui sur la manière dont il faut concevoir l'origine et
la formation du systême de Gui d'Arezzo : nous ne
pouvons que renvoyer ici au parallèle très-étendu qu'il
fait de la gamme moderne avec celle des Grecs , laquelle
il regarde comme ayant été régulièrement formée
d'après le double principe de la progression triple
et de la génération harmonique (3) ; les raisons que
l'auteur apporte à l'appui , ne nous semblent pas assez
convaincantes. Au reste il nous paraît encore douteux
que la perfection de la musique ancienne fût absolument
liée au systême des tétracordes , et qu'une série
d'octacordes conduise essentiellement à une mauvaise
musique (4) , à cet égard nous soumettons nos doutes
à l'auteur lui-même. ( Lafin au numéro prochain .)
VIE ET PONTIFICAT DE LEON X, par WILLIAM
ROSCOE , auteur de la Vie de Laurens de Médicis ;
ouvrage traduit de l'anglais , par P. F. HENRY ,
et orné du portrait de LEON X et de médailles .
A Paris , chez LENORMANT , imprimeur- libraire ,
rue des Prétres-Saint-Germain- l'Auxerrois , n° . 17 ;
(3) Troisième partie , chap. I.
(4) L'octacorde ou système de huit sons appartient originairement
P'antiquité , et il est assez probable que Gui d'Arezzo a pu tirer de là
sa gamme. Il suffit de considérer l'antique systême des Grecs formant un
octacorde entier , et les noms de diapason et de disdiapason que les
anciens donnaient à l'octave et à la double octave ; or , la marche des
tétracordes consécutifs est troublée par le diapason ou octave , dès le
troisième tétracorde , et même dès le second , par le diapente ou quinte.
Nous sommes aussi portés à, croire , d'après quelques indices , que les
Egyptiens ordonnaient les sons de leur musique , et accordaient leurs
instrumens par diapason et par diapente.
:
1
176 MERCURE DE FRANCE ,
et à la Librairie stéréotype de H. NICOLLE , rue des
Petits-Augustins , nº . 15.
La première moitié du seizième siècle est l'époque la
plus intéressante de l'histoire moderne. L'Amérique
était découverte ; l'imprimerie était inventée ; lessciences,
les lettres , et les arts commençaient à renaître : tout
était préparé pour les plus grandes choses. Un hasard
extraordinaire , dont les annales du monde n'offrent
peut-être pas un second exemple , plaça en même tems
sur les premiers trônes de l'Europe de grands princes
dont un seul eût suffi pour illustrer le siècle qui les vit
réunis. Soliman régnait sur la Turquie , Charles-Quint
sur l'Espagne , la Flandre et l'Autriche , François for sur
la France , Henri VIII sur l'Angleterre , et Léon X était
assis sur la chaire de Saint-Pierre. Tous ces rivauxde
puissance , de génie et de gloire , se trouvaient trop à
l'étroit dans un monde que chacun d'eux eût voulu envahir
tout entier. Ils l'agitèrent long-tems par les efforts
de leur ambition; mais ils trouvèrent des résistances
proportionnées à leurs forces , et tout le résultat de leurs
longs débats fut de tourmenter les peuples , de laisser
les choses à peu près dans le mème état qu'auparavant ,
et de fournir aux historiens futurs une riche et intéressante
matière .
:
1
Cette matière a été souvent mise en oeuvre. Chacun
de ces grands souverains qui ouvrirent avec tant d'éclat
le seizième siècle , eut son historien; et chacun de ces
historiens , plaçant , pour ainsi dire , son héros sur le
premier plan , disposa et groupa autour de cette figure
principale , les autres personnages contemporains qui
avaient été alternativement avec elle en société et en
opposition d'intérêts. De cette manière, l'histoire particulière
de chaque prince devint une histoire générale
de son tems. Un français dut écrire et écrivit en effet
l'histoire de François let; nous la devons à M. Gaillard,
membre de l'académie française. Un Anglais , lord
Herbert , composa celle de Henri VIII. Un autre écrivain
de la même nation , Robertson , a donné celle de
Charles-Quint , que la plume élégante et fidelle de
M. Suard a naturalisée parmi nous ; et c'est encore un
anglais qui vient de publier celle de Léon X.
M.
AVRIL 1808 .
177
M. Roscoe avait déjà publié la Vie de Laurens de
Médicis , père du pontife. Il avait fait , pour ce travail ,
un grand nombre de recherches qui avaient à la fois
rapport aux deux personnages. Voulant les mettre entièrement
à profit , et pensant d'ailleurs avec raison ,
que l'histoire du fils ne comportait pas moins d'intérêt
et ne prêtait pas moins au talent de l'historien que
celle du père , il entreprit l'ouvrage dont nous allons
rendre compte .
de sonLA
SEINE
Léon X naquit en 1475; il fut fait pape en 1513
et il mourut en 11521 , dans la neuvième année
pontificat , et la quarante - sixième de son âge. Serpon
tificat si court fut marqué par tant de grands évεις
mens , et sur-tout par tant de belles productions datus
la littérature et dans les arts , qu'il a mérite d'être appelé
le siècle de LéonX, honneur que ce prince.ne
partage qu'avec Périclès , Auguste et Louis venta
récitde toutes ces choses occupe deux volumes et demi .
Le premier volume et la moitié du second sont remplis
des faits qui eurent lieu depuis la naissance de Jean
de Médicis jusqu'à son exaltation , et auxquels il prit
une part plus on moins grande. Fait cardinal à 13 ans ,
envoyé ensuite à Rome auprès d'Innocent VIII , il charma
le pape et tout le sacré collége , par un ton de réserve et
unairdegravité quidevaientcontrasterpresqueplaisamment
avec son âge. AlexandreVI montasur le trônepontifical
qu'il devait souiller de tous les vices et de tous les
crimes . Ce fut alors que Charles VIII entreprit et effectua
la conquête du royaume de Naples qu'il fut obligé,
d'abandonner promptement, trop heureux de se frayer
un chemin jusqu'à ses états , par la sanglante victoire
de Fornoue. Le chef de la maison des Médicis
qui l'était aussi de la Toscane , avait imprudemment,
refusé le passage aux Français , dès le commencement
de leur expédition , et avait attiré sur Florence , les
effets deleur courroux. Ses concitoyens l'en chassèrent ,
lai et tous les autres membres de sa famille , au nombre
desquels était le cardinal. Les Médicis firent par cinq
fois de vains efforts pour rentrer dans leur ville natale,
et en ressaisir le gouvernement. Ils n'y réussirent entièrement
que lorsque Léon Xeût été élevé à la papauté. Le
M :
178 MERCURE DE FRANCE ,
cardinal de Médicis partagea l'exil de ses parens et les
traverses de tout genre auxquelles ils furent en butte. If
paraît qu'il supporta son malheur avec une résignation
vraiment noble et courageuse. Il résolut de faire tourner
son infortune au profit de son instruction , et il se mit
à voyager dans les différentes contrées de l'Europe . II
s'était adjoint son cousin Julien de Médicis et dix de
feurs amis communs. Dépouillés tous des marques de
leurs dignités et vêtus uniformément , ils composaient
une petite troupe que chacun d'eux commandait alternativement.
Souvent suspects , ils étaient arrêtés quelquefois
et conduits chez le magistrat ou vers le prince
lui-même , qui ne les relâchait qu'à bonnes enseignes.
Toute cette première partie de la vie de Léon X n'est ,
à proprement parler , qu'une portion de l'histoire d'Itahe
, au quinzième siècle , dans laquelle le cardinal de
Médicis ne figure que par intervalles, et enjeunehomme
qui ne joue encore aucun rôle sur la scène du monde.
Si l'auteur se fût strictement renfermé dans son titre ,
le récit des vingt-huit premières années de son héros eût
été facilement compris dans quelques pages. Mais si le
personnage n'a point influé sur les événemens arrivés
pendant ce laps de tems , ces événemens ont plus ou
moins influé sur sa destinée future ; et c'était peut être
une raison suffisante pour les retracer en détail . D'ailleurs
, la brillante et rapide expédition de Naples , les
malheurs de l'Italie , les troubles politiques de Florence
croissant à la faveur des troubles militaires ; ce long siége
de Pise où les habitans se portèrent à des excès de constance
et d'énergie qui font frémir ; cette entrevue où
Alexandre VI reçut Charles VIII dans Rome conquise ,
et imposa encore à son vainqueur par ce caractère sacré
qu'il avait profané tant de fois ; les cruautés , les déportemens
, les infamies de ce pape et de son incestueuse
famille ; tous ces objets sont d'un tel intérêt , qu'on ne
peut savoir mauvais gré à l'écrivain qui les rappelle
même sans obligation, sur-tout lorsqu'il s'en acquitte
avec autant de talent que l'a fait M. Roscoe.
A l'infâme Alexandre VI , avait succédé Pie III qui no
jouit que vingt-six jours de la dignité pontificale :
Jules II le remplaça. Ce chef d'une religion de dou
AVRIL 1808 . 179
teur, était le plus violent des hommes ; on rapporte de
lui mille traits singuliers d'emportement. II mourut
comme il avait vécu , c'est-à-dire , dans un transport
de rage , en s'écriant : loin de l'Italie les Français !
loin de l'Italie Alphonse d'Est ! Ce pape qui , dans un
corps cassé de vieillesse , portait une ame si ardente ,
fit la guerre pendant tout son règne qui fut de dix années
, et la fit plusieurs fois en personne. La république
de Venise , par sa puissance et ses richesses , excitait
alors la jalousie de presque tous les princes de l'Europe .
L'empereur, le roi de France, le roi d'Espagne et le
pape formèrent contre elle cette fameuse alliance connue
sous le nom de ligue de Cambrai. Venise devait
étre anéantie ; mais Jules ayant obtenu de cette république
ce qu'il désirait , se ligua bientôt avec elle et les
Espagnols contre les Français qu'il voulait chasser de
P'Italie , et il en vint à bout. Ce fut dans cette guerre
que nous gagnâmes la bataille de Ravenne trop chèrement
payée par la mort de Gaston de Foix , dont la
brillante carrière fut terminée à vingt-trois ans par une
imprudence bien excusable dans un chef de cet âge. Le
cardinal de Médicis , légat du pape auprès de l'armée
des confédérés , fut fait prisonnier par les Français à
cette même bataille de Ravenne , et recouvra bientôt
sa liberté. Dans ce second période de sa vie , quicomprend
les dix années du pontificat de Jules II, Léon X
est bien plus en évidence ; il est revêtu de fonctions
importantes , il est le ministre d'un pape guerrier , il
habite un camp , dirige les opérations d'une armée , et
l'emporte par la justesse de ses vues , par la hardiesse
même de ses conseils , sur des capitaines sages et valeureux
. L'inexécution de ses avis causa les revers de l'armée
papale à Ravenne. Voici de quelle manière son historien
le représente sur le champ de bataille : » Le car-
> dinal de Médicis , dit-il , donna dans cette lutte qui
>>fut fataleàun si grand nombre de ses amis , des preuves
>> de constance et de fermeté d'esprit. Quoique sans
>> armes au milieu de la mêlée , il ne cessa point d'animer
>> ses troupes , et il montra une impassibilité peut être
>>supérieure au courage le plus bouillant. Il ne s'em-
>>pressa point de quitter le champ de bataille après
M2
180 MERCURE DE FRANCE ,
> défaite , et il prodigua aux mourans ces consolations
>> qui adoucissent les derniers momens de l'homme ,
>> par l'espoir de l'immortalité. » C'est pendant qu'il
remplissait ce pieux devoir , qu'il fut fait prisonnier ,
non sans risque d'être tué , ou blessé , ou du moins fort
maltraité.
,
Nous voici arrivés à l'époque où commence véritablement
l'histoire de Léon X, c'est-à-dire , celle de
son pontificat. Il y fut promu à l'âge de 37 ans. Les
cérémonies de son couronnement se ressentirent de
cette magnificence et de ce goût pour les arts qui étaient
héréditaires dans sa famille : elles coûtèrent cent mille
écus d'or. Je ne rappellerai pas par quelle suite d'opérations
politiques et militaires il s'efforça d'affermir et
d'étendre encore la puissance temporelle que les forfaits
d'Alexandre VI et les exploits de Julleess IIII avaient
déjà tant agrandie. Ce détail qu'on ne lira pas sans intérêt
dans l'ouvrage même , prouvera que Léon X
malgré son amour pour les beaux arts , les plaisirs et
le repos voluptueux , ne manquait , dans les affaires du
gouvernement , ni de vigilance , ni d'habileté , ni d'énergie.
On remarquera aussi que la douceur de son caractère
et de ses moeurs , ne l'empêcha pas de sacrifier
quelquefois à cette politique atroce du tems que Machiavel
avait réduite en code dans son livre du Prince ,
et qui consacrait comme vertus , la violence , la fraude
et la perfidie , dès qu'elles servaient au maintien du
pouvoir. Il lui arriva aussi une fois d'user d'une sévérité,
qui pourrait passer pour cruelle , envers quelques
membres du sacré collége qui avaient conspiré
contre sa vie ; mais la générosité et la clémence n'étaient
pas des vertus à l'usage des Romains modernes : l'ambition
et la vengeance étaient leurs passions favorites ; le
meurtre et l'empoisonnement étaient leurs actions les
plus familières . L'histoire de ces tems n'est qu'un long
tissu de crimes.
Ce fut sous le pontificat de Léon X que naquit cette
réforme qui enleva la moitié de l'Europe à l'autorité du
Saint-Siége . Les effets en ont été diversement appréciés :
on est d'accord sur les causes. La munificence du pape
qui dégénérait en prodigalité , avait épuisé les trésors do
AVRIL 1808 . 181
-
:
l'église. Léon , voulant achever la fameuse basilique de
Saint-Pierre commencée par son prédécesseur , imagina
d'étendre le trafic des indulgences , de manière à en
entirer les sommes dont il avait besoin; celte espèce de
péage sur les ames fut affermée en Alleinagne aux Dominicains.
Les Augustins jaloux , chargèrent Luther ,
moine de leur ordre , de prêcher contre les indulgences
qu'ils n'avaient pu vendre. Luther ne s'en tint
pas-là. Une autorité d'opinion n'est jamais impunément
attaquée ; le premier coup qu'on lui porte la déconsacre
pour ainsi dire, et dès-lors il n'est plus rien qu'on ne se
permette envers elle. Du décri des indulgences , le fougueux
Luther passa au décri des mystères , ou plutôt
des sacremens qui en sont l'emblême. On brûla ses
écrits; à son tour , il brûla les décrétales et les bulles
du pape. Ces outrages réciproques rendirent tout rapprochement
impossible , et l'ouvrage du schisme fut
bientôt consommé. On reproche à Léon X de ne s'être
pas assez inquiété des commencemens du mal , et surtout
de n'avoir pas pris des mesures assez efficaces pour
en arrêter les progrès. «Il ne savait pas , dit Voltaire ,
>>combien Luther était protégé secrètement en Alle-
▸ magne. Il fallait , disait-on , le faire changer d'opinion
> par le moyen d'un chapeau rouge. Le mépris qu'on
>> eut pour lui fut fatal à Rome. On a prétendu aussi
qu'il avait été question de faire Voltaire cardinal : ne
serait-ce pas dans sa propre phrase qu'on aurait pris
l'idée de ce conte? Quoi qu'il en soit , ce chapeau rouge
était un appât bien puissant dans la main des papes ;
ils s'en servirent fort utilement pour leurs intérêts et
contre ceux des autres puissances. Combien de ministres,
pour l'obtenir , ont sacrifié la cause de leur maître à
celle de la cour de Rome ! Il n'était pas impossible que
Luther en fût ébloui; en le lui donnant , on aurait , à
peu de frais , arrêté , dans son origine , une révolte qui
ne s'est pas bornée aux esprits et qui a fait couler des
rivières de sang. La vanité d'un pape qui a voulu attacher
son nom à l'achèvement d'un monument immortel
, et le choix qu'il fit d'un ordre de religieux à
l'exclusion d'un autre , telles sont pourtant les causes
premières , les véritables causes du luthéranisme. Le
182 MERCURE DE FRANCE ,
,
récit de ce grand événement occupe un espace considérable
dans l'ouvrage de M. Roscoe. La matière semblait
épuisée ; mais l'auteur , en remontant plus haut
en pénétrant plus avant dans les causes et en faisant
usage de matériaux à la fois authentiques et peu connus ,
a su donner à tout ce morceau un ton de profondeur
de force et de vérité qui en rend la lecture singulièrement
attachante. Le personnage de Luther , sur-tout ,
est vraiment dramatique : il faut admirer cette activité
infatigable , cette fougue indomptée , cette volonté inflexible
que les plus grands obstacles ne font qu'affermir,
et sur-tout ce courage audacieux d'un homme qui , sur
la foi de ce même sauf-conduit qui avait mené Jean
Hus à la mort , ne craint pas de se rendre à la diète
impériale de Worms , et d'y lutter contre Charles-Quint
entouré de toute sa puissance et obsédé par les agens de
la cour de Rome , dont les plus doux conseils étaient le
bannissement ou l'emprisonnement perpétuel du réformateur
.
,
Ce qui consacre véritablement la mémoire de LéonX
et doit la recommander à la postérité la plus reculée , ce
qui produisit , sans mêlange d'aucun mal, d'heureux effets
que nous ressentons encore aujourd'hui , c'est la
protection qu'il accorda aux sciences , aux lettres et aux
arts . Sans doute ils étaient déjà dans un état florissant
déjà ils avaient produit des ouvrages distingués en tout
genre, avant que Léon X pût avoir à cet égard aucune
influence. Mais son goût naturel et cultivé pour les
productions de l'esprit et des talens ; les bienfaits qu'il répandit
presque avec profusion sur tous ceux qui se
livraient à ces nobles travaux; les distinctions qu'il
leur accorda quelquefois sans mesure , puisqu'on vit
les plus hautes dignités de l'église devenir la récompense
du succès dans des genres profanes et même
licencieux ; cet accueil qu'il faisait à leur personne , accueil
rempli de bienveillance et de grace , plus puissant
que l'or et les honneurs sur l'ame des écrivains et des
artistes dignes de leur profession ; toutes ces causes
contribuèrent à développer rapidement les germes du
génie, et à lui faire produire , dans l'espace de peu
d'années , ces fruits nombreux qui auraient fait l'hon
AVRIL 18ο8. 183
neur de plusieurs siècles. A une époque très- rapprochée
de leur renaissance, les lettres et sur-tout les arts joignirent
à toute la vigueur , à toute l'abondance de la
jeunesse, toute la perfection de la maturité. Cet effet ,
vraiment extraordinaire , doit avoir plusieurs causes ;
mais la cause immédiate , celle qu'on aperçoit d'abord ,
c'est la libéralité du souverain. Qu'à la place d'un pontife
éclairé , magnifique , ami des arts et des plaisirs , on
suppose un pape ignorant , parcimonieux et austère ,
et qu'on juge ensuite si la philosophie , la littérature
et les arts auraient été cultivés avec la même ardeur et se
seraient signalés par les mêmes chefs-d'oeuvres . Il serait
donc injuste de refuser à Léon X une grande part de
la gloire qu'ils ont acquise. M. Roscoe ne pouvait avoir
ce tort-là. Les princes qui ont protégé les lettres , trouveront
toujours d'ardens panégyristes dans ceux qui s'y
distinguent. Les écrivains sont solidaires entre eux , et
ils paient encore aujourd'hui la dette que leurs devanciers
du tems d'Auguste , de Léon X et de Louis XIV ,
ont contractée envers ces généreux souverains . On trouvera
autant de profit que de plaisir à lire dans l'ouvrage
de M. Roscoe , les notices qu'il a consacrées à cette foule
d'auteurs et d'artistes qui ont fleuri dans les quarantesix
années de la vie de Léon X. Le nombre en est immense
et la liste de leurs ouvrages étonne l'imagination.
La plupart de ces hommes , si fameux de leur tems , sont
àpeine connus aujourd'hui de ceux mêmes qui ont le
plus d'érudition littéraire ; mais cela s'explique facilement.
D'abord beaucoup d'entre eux ont joui d'une
réputation bien supérieure à leur mérite , et le tems en
a fait justice. Beaucoup ont écrit en latin, et la latinité
moderne qui ne s'est pas attachée à des objets positifs
et d'une utilité durable et générale , tels que l'histoire
et les sciences , a dû tomber dans le discrédit à mesure
que les langues modernes se sont perfectionnées et que
leur littérature s'est enrichie . De ceux qui ont écrit en
langue vulgaire , c'est-à-dire en italien , un petit nombre
a mérité d'entrer dans la littérature générale des
peuples , et de devenir classiques pour tous ceux qui
veulent cultiver leur esprit ; les autres ayant exercé
de médiocres talens sur des sujets locaux et passagers ,
184 MERCURE DE FRANCE ,
tels que l'éloge de leurs bienfaiteurs et la satire de
leurs ennemis , sont , à double titre , dignes de leur
obscurité actuelle , et les écrivains de ce genre forment
une classe très-nombreuse dans la littérature italienne :
on en pourrait trouver la cause dans le caractère de
la nation qui est naturellement flatteuse et vindicative :
nulle autre n'a peut-être produit tant de libelles atroces
et de panégyriques dégoûtans , tant d'épigrammes sanglantes
et de sonnets louangeurs. M. Roscoe s'est peutêtre
un peu plus étendu sur tous ces personnages , que
ne le voudrait l'impatience des lecteurs actuels dont
mille objets plus ou moins intéressans se disputent la
curiosité; mais ses notices sont le résultat de recherches
immenses, et lorsqu'un écrivain a dévoré l'ennui de
mille gros volumes , peut-il faire moins que d'en employer
un seul à nous en offrir la substance ? et ce seul
volume , n'aurons -nous point le courage de le lire
en entier sans dégoût ? Ce que je reprocherais plutôt
à M. Roscoe que la prolixité de ses notices sur les
savans , les écrivains et les artistes , c'est l'ordre singulier
dans lequel il les a placées. Son ouvrage est divisé
par chapitres dont chacun comprend un laps de
tems plus ou moins considérable : à la marge de chaque
page , se voit l'année de la vie de Léon X et de son
pontificat, dans laquelle les événemens se sont passés :
cela est usité , cela est bien; mais par quelle bizarrerie
l'auteur interrompt - il tout à coup le récit des faits
historiques pour rassembler dans un chapitre , les philosophes;
dans un autre , les littérateurs ; dans un autre,
encore , les sculpteurs , les peintres , les architectes etc. ?
La vie de Léon X et l'histoire de son tems restent ,
pour ainsi dire , stationnaires pendant le cours de ces
'trois chapitres , et ensuite elles recommencent à marcher
jusqu'à ce qu'elles arrivent à leur fin. Il est à
remarquer de plus que ces chapitres sont tous trois
timbrés à chaque page : Anno ætatis 43. Anno Pontificatús
6 ; comme si cette seule et même année avait
été marquée par la naissance , les ouvrages et la mort
de tous les personnages qui sont rangés sous sa date.
Çes trois chapitres devaient terminer l'ouvrage; c'étaitlà
leur place naturelle : en les plaçant comme il l'a
AVRIL 1808.. 185
fait , l'auteur a peut-être voulu délasser l'esprit du lecteur
qu'une longue suite de faits de nature semblable
pouvait fatigucr; mais , si c'est-là l'explication de son
arrangement , ce n'en est point l'excuse : ce n'est jamais
aux dépens de l'ordre qu'on doit chercher la variété!
M.Roscoe me paraît avoir les véritables qualités d'un
historien, la saine critique et l'impartialité. Celle-ci éclate
sur-tout dans l'exposition des faits relatifs à la réforme .
C'était-là qu'un anglais , un protestant pouvait facilement
se laisser entraîner par ses préventions contre la
cour de Rome , et se livrer à ces déclamations antipapistes
, toujours bien reçues des lecteurs de sa nation.
Il luifallait une forte volonté d'être juste pour résister
à ses propres dispositions et renoncer à flatter celles
des autres. M. Roscoe en a eu le courage. Juge entre
Léon Xet Luther, il pèse avec calme , avec scrupule
leurs griefs réciproques , sans que sa qualité d'anglican
paraisse jamais faire pencher la balance en faveur de
T'hérésiarque , ni sa qualité d'historien de Léon X en
faveur de ce souverain pontife . Il n'a point à l'égard de
son héros cette sévérité outrée que quelques auteurs ont
affectée envers ceux dont ils écrivaient la vie , pour
échapper au reproche plus commun et plus excusable
peut-être d'avoir fait un panégyrique. Il ne dissimule
point l'intérêt qu'il prend à sa mémoire , l'estime que
lui inspirent son caractère et ses qualités brillantes ; il
manifeste franchement le désir de le justifier de quelques
imputations plus ou moins graves qu'on lui a faites';
mais ses éloges sont fondés sur des faits incontestables ,
et ses apologies sur des raisons au moins plausibles : il
n'y a point d'exagération dans les uns , il n'y a point
de réticence ni d'altération de faits dans les autres. Ce
ton sage et modéré qui attire la confiance en paraissant
y compter , voilà le seul artifice que l'honnête partialité
de l'auteur mette en usage. Léon X eut des défauts
, commit plusieurs fautes graves et même quelques
forfaits politiques ; mais il avait de la capacité , de la
grandeur , de la générosité ; à ees qualités d'un souverain
if joignait celles d'un homme aimable. Il n'avait
peut-être pas la doctrine et les vertus chrétiennes qui
sembleraient nécessaires dans un pape : sans doute il
aimait trop les plaisirs et les arts qui embellissent la vie ,
186 MERCURE DE FRANCE ,
pour se livrer à des études théologiques bien profondes ,
et remplir bien scrupuleusement toutes les obligations
imposées par une religion et un état qui commandent
les plus difficiles privations ; mais du moins il n'avait
pas le vice de l'hypocrisie , et jamais on ne lui reprocha
le tort du scandale. Du reste , il s'acquittait des devoirs
extérieurs de son état avec une gravité et une décence
qui allaient presque jusqu'à l'édification .
Tout l'ouvrage est accompagné de nombreuses notes
marginales qui ajoutent beaucoup à l'instruction du
lecteur, et débarrassent le texte d'une foule de détails
qui l'auraient trop surchargé. A la fin de chaque volume ,
se trouve un appendix qui contient soit des pièces justificatives
, soit des pièces de vers curieuses et peu connues
sorties de la plume des plus célèbres personnages du
tems ou relatives à quelque grand événement.
Le style de la traduction est généralement bon : cependant
la phrase est quelquefois trop fidèlement calquée
surl'original et par conséquent marche embarrassée
de ces nombreuses incises dont l'enchaînement , conforme
au génie de la langue anglaise , est si contraire
au génie de la nôtre. On trouve aussi dans cette traduction
plusieurs phrases irrégulièrement construites .
En voici une dont les membres ne se rattachent nullement
entre eux : « On a prétendu que ce furent les
>> ennemis de Michel-Ange et particulièrement le Bra-
>> mante, qui, reconnaissant sa supériorité comme sculp-
>> teur , jugeaient que comme peintrò il serait fort infe-
>> rieur à Raphaël , pressèrent le pape de faire ce choix .>>>
Le traducteur s'est évidemment trompé sur le sens de
quelques mots anglais. « De fastidieux critiques , dit-
>> il , ou des lecteurs indolens peuvent se plaindre des
>> détails qui abondent dans ses récits ou de la lon-
>> gneur de ses périodes. » Il est clair que fastidieux
ici n'a aucun sens , et que le véritable mot est dédaigneux.
Il y a sans doute dans l'anglais fastidious qui
signifie l'un et l'autre , et le traducteur n'en aura pas
fait la différence. Il écrit sans cesse ilfut pour ilalla ;
cette locution , devenue très-commune , n'en est pas
moins une faute (1) .
AUGER.
(1) Cet ouvrage est en 4 vol. in-8°, Prix , 24 fr . , et 32 fr. franc de port.
AVRIL 1808. 187
VARIÉTÉ S.
SPECTACLES .- Théâtre de l'Impératrice.- Première représentation
du Mari Juge et Partie , comédie en un acte
et en vers .
Derval est uni à Constance , et cependant il courtise Julie
à laquelle il proteste qu'il est libre ; mais Julie connaît
Constance , et pour la venger elle se rend chez Derval déguisée
enhomme , et l'embarrasse d'abord par sa présence ;
ensuite elle force Constance à écrire à son mari qu'elle aime
un jeune homme qui est enfermé dans son boudoir. Derval
furieux veut enfoncer la porte , mais Julie qui a repris les
habits de son sexe , l'ouvre elle-même : Derval confondu à
son aspect demande grâce à Constance , et Julie épouse le
neveu de Derval .
Cet ouvrage a obtenu du succès : le fonds en est faible ,
et l'intrigue offre quelque ressemblance avec le Mariage de
Figaro et le Jaloux malgré lui : le style est pur et spirituel ;
cependant nous invitons les auteurs qui sont MM. Chazet et
Ouvry à faire disparaître quelques vers trop négligés.
L'ouvrage est bienjoué par Valcourt , Firminet Mlle Adeline
, et sur-tout par Mlle Delille chargée du rôle de Julie .
-
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 18 Février .
Le gouvernement persévère dans la résolution qu'il a
prise de renoncer à tout commerce extérieur , jusqu'à ce
que la paix avec l'Europe soit tout à fait assurée. En conséquence
, l'embargo mis sur tous les bâtimens durera jusqu'à
ce que nos relations avec l'Europe soient tout à fait
réglées.
ASIE. -Smyrne , le 24 Mars. - La flotte anglaise qui
croise dans l'Archipel n'a encore rien entrepris contre cette
place. Le commerce maritime étant en stagnation , le commerce
par terre en est devenu plus actif. Il arrive toujours
ici de riches caravanes chargées de cotons de Natolie et de
Chypre , qui se rendent par Constantinople en Europe .
188 MERCURE DE FRANCE,
,
Si , comme on l'espère , la paix se conclut entre la Porte
ètlaRussic on recevra de fortes commissions de café de
Moka et de Java pour l'Europe. La navigation le long des
côtes de la Natolie est inquiétéc , il est vrai , par les corsaires
nmaltais; mais cependant la plus grande partie des bâtimens
réussissent à parvenir à leur destination .
PRUSSE.-Berlin , le 5 Avril.-Le Télégraphe donne les
nouvelles suivantes de Pétersbourg :
<<Avant de quitter Tamasthens, les Suédois ont jeté dans
l'eau les canons et le dépôt d'artillerie qui se trouvaient dans
cette ville. On est occupé maintenant à retirer de l'eau , la
meilleure partie de ces objets . On a trouvé à Saint-Michel
4 à 5000 fusils . La petite forteresse de Swartholm a capitulé,
quoique sa garnisonde 7 à 800 hommes eût été suffisante
pour la défendre. Le commandant d'Abo , capitale de
la Finlande suédoise , a envoyé des députes au général comté
de Buxhowden , et lui a fait annoncer qu'on recevrait les
troupes russes sans résistance , etqu'on prendrait des mesures
pour les approvisionner de vivres. La milice finnoise se retire
de par-tout, de crainte qu'elle ne soit forcée de servir en
Suède. L'armée russe est maîtresse de toute la Finlande
méridionale.>>>
BAVIÈRE. -Munich , le 4 Avril. - La commission d'organisation
, formée pour régler la nouvelle constitution du
royaume de Bavière , a déjà, depuis quelques jours , commencé
ses séances. Elle est composée des ministres et de
deux des plus anciens référendaires intimes de chaque département.
On assure que le royaume de Bavière sera partagé en
seize départemens , dont le duché de Bavière , proprement
dit , en formera trois.
-
ROYAUME DE HOLLANDE. Utrecht , le 6 Avril. - Le
corps législatif a envoyé un message au roi en réponse à
celui de S. M. , du 9 mars dern . Ce corps donne son
adhésion aux mesures qui lui ont été présentées. Sa réponse
est ainsi terminée :
<<Veuillez bien, Sire , agréer les témoignages de notre
reconnaissance pour la communication que vous avez daigné
nous faire de Pétat de la caisse d'amortissement et du trésor
public, au 1er janvier 1807 ; cette communication nous a
donné la preuve de votre confiance dans cette assemblée
confiance à laquelle nous ne pouvons étre trop sensibles , et
que nous espérons conserver par notre amour pour V. M. et
,
AVRIL 1308 . 189
pour le peuple, dont le bonheur inséparable sera toujours
le but principal de nos voeux. »
ROYAUME DE NAPLES . -Naples , le 2. Avril. - Par un
décret du 16 de ce mois , S. M. a chargé son ministre des
cultes de faire remettre aux évêques les vases sacrés et les
ustensiles provenant des églises des monastères , et nécessaires
à celles des paroisses pauvres de leurs diocèses .
Un autre décret , du même jour , enjoint aux évêques
d'envoyer aux intendans l'état des revenus des églises soumises
à leur jurisdiction , afin de mettre à exécution le décret
qui porte à cent vingt ducats le minimum du traitement
des curés.
ETAT ROMAIN. - Ancone , le 8 Avril. - On a publié à
Zara un avis qui porte que tout artisan habile dans son
métier , et principalement en ouvrages de fer et de ferremens,
qui voudra venir s'établir pour cinq ans, en Dalmatie ,
jouira des avantages suivans : 1º Il jouira pendant les cinq
premières années d'un traitement de 750 liv. vénitiennes ,
etd'un local pour l'exercice de son métier ; 2° on lui accordera
en outre une pièce de terre labourable ; 3° on paiera
d'avance les frais de son voyage , pourvu qu'il y ait une
garantie de son arrivée en Dalmatie ; 4º tout le produit de
ses travaux lui restera sans aucune retenue , ni contribution;
5° il aura , pendant les cinq premières années , cinq jeunes
garçons qui le serviront gratis dans son atelier , à la seule
condition qu'il leur enseignera son métier ; 6º il trouvera
ici tout ce qui est nécessaire pour son établissement : on
n'exige de lui que les instrumens les plus communs et les
plus légers de son métier. On offre les mêmes avantages
aux charrons , et principalement à ceux qui ont l'habitude
de construire des charrues de labour et des charrettes de
campagne.
ESPAGNE.- Madrid , le 9 Avril.-Le roi Charles et la
reine sont partis d'Aranjuez , où tout leur retrace le souvenir
des affronts qu'ils ont reçus , pour se porter à l'Escurial. Le
prince des Asturies , avec son précepteur le chanoine Escoïquitz
, et le duc de l'Infantado partent demain matin, pour
se rendreà la rencontre de S. M. l'Empereur.
Le grand-duc de Berg a passé la revue des divisions du
corps du général Dupont , qui sont fort belles .
L'InfantDon Carlos est arrivé le 12 à Bayonne . Il a avec
lai plusieurs grands d'Espagne , etplusieurs officiers .
190 MERCURE DE FRANCE ,
(INTÉRIEUR. )
Turin , le 4 Avril.- On a éprouvé le 2 avril , à Turin ,
des secousses de tremblement de terre. Voici quelques détails
sur ce facheux événement .
L'ondulation était du nord au sud , d'après le plus grand
nombre d'observations : plusieurs personnes cependant ont
observé un balancement de l'est à l'ouest. En comparant
les positions des observateurs , il paraît que ladirection
moyenne revient à celle qui a été notée aussi par quelquesuns,
du nord-ouest au sud-est . Cette première secousse a été
suivie un instant après d'une seconde dans la même direction;
celle-ci a été un peu plus forte que la première. La
succession de ces secousses a duré huit secondes environ .
Ce tremblement de terre , le plus fort qu'on ait ressenti à
Turin depuis plus de 30 ans , a beaucoup alarıné tous ceux
qui étaient dans une position propre à le ressentir , et particulièrement
dans les logemens les plus élevés du sol . Des
portes et des poutres ont présenté des crevasses , eton a observé
un balancement sensible dans les meubles et même
dans les murs , particulièrement des maisons peu solides . A
9 heures 15 minutes , une autre secousse beaucoup plus
légère se fit sentir. On assure en avoir senti une autre un peu
plus forte à une heure et demie du matin. A Pignerol , on
a aussi éprouvé une grande secousse vers 5 heures et demie ,
et d'autres à 10 et 11 heures du soir , à minuit , à 2 , à 3 et
à 7 heures du matin. Dans la commune de Saint-Germain ,
il y a eu cinq maisons ruinées ; la voûte de l'église des catholiques
, ainsi que le temple des réformés , ont aussi beaucoup
souffert. A Lucerne , il n'y a presque plus de maisons habitables
, et les églises sont aussi ruinées ; dans le village de
La-Tour , la maison du maire a été détruite ; l'église des
catholiques et le temple des réformés , à Saint-Jean , ont
beaucoup souffert ; le village du Villars-Pérouse a aussi
été très-endommagé. A Cavour , dans le département de la
Stura , on a ressenti les mêmes secousses ; à Mondovi , il y
a eu quelques maisons qui en ont souffert. Sur le Mont-
Cénis , le tremblement a renversé un chandelier placé sur
une cheminée , et tout le bâtiment de l'hospice a éprouvé
une forte secousse qui a été accompagnée d'un bruit sourd ,
tel que celui que feraient plusieurs voitures roulant sur
le pavé. Les lettres du Mont-Cénis font mention de la
secousse qui a eu lieu après 9 heures. Les effets de ce tremblement
de terre dans d'autres villes , ainsi que dans plu
AVRIL 1808.
191
sieurs villages de la 27º division militaire , ont été plus ou
moins marqués.
Bordeaux , le 14 Avril. -L'indicateur contient aujourd'hui
l'article suivant : « S. M. l'Empereur est parti hier de
Bordeaux , à trois heures du matin , ayant dans sa voiture
S. A. M. le prince de Neufchâtel . S. M. était suivie de M. le
grand-maréchal Duroc , de ses chambellans , et de plusieurs
autres officiers de sa maison . >>>
Bayonne , le 17 Avril. - S. M. , qui était partie de Bordeaux
le 13 à trois heures du matin,s'est arrétée pendant
quelque tems à Mont-de-Marsan , et est arrivée ici dans la
nuit du 14 au 15. Le 15 , elle a reçu les diverses autorités ,
et elle a visité la citadelle , le port , les chantiers , etc. Le 16
elle a donné audience à la députation portugaise .
Marseille , le 11 Avril. - Le 10, à trois heures après
midi , l'escadre commandée par l'amiral Gantheaume , au
nombre de dix vaisseaux de ligne , cinq frégates et quelques
bricks , est heureusement rentrée dans le port de Tou-
Ion , après avoir débloqué les Sept-Isles , et rendu parfaitement
libre la navigation de l'Adriatique .
-M. le commissaire de marine à Marseilley a fait publier
un avis ainsi conçu : « Le dey d'Alger ayant donné à
l'Empereur et Roi les satisfactions qu'il en attendait , S. M.
a prescrit que l'on cessât de courre -sus aux navires algériens ;
que tout séquestre mis sur les sujets et sur les navires de cette
régence , fùt levé, et que leur navigation fût libre et respectée.>>>
PARIS .-Un décret impérial du 1er avril ordonne la mise
en activité de la réserve de 1809. En conséquence , M. le
Conseiller-d'Etat préfet du département de la Seine a pris
un arrêté par lequel les conscrits de la réser del'année 1809,
compris dans ce département , sont sommés de se rendre , le
lundi 25 de ce mois , dans l'enceinte du Temple , pour y être
inspectés et dirigés ensuite sur les différens corps auxquels
ils doivent appartenir.
ANNONCES .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduites en vers , avec des remarques
et des notes , par M. de Saintange. Nouvelle édition , revue , corrigée ,
letexte latin en regard , et ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes ,
gravées au burin sur les dessins des meilleurs peintres de l'Ecole fran
192 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1808.
çaise , Moreau le jeune , et autres . De l'imprimerie de Crapelet , sur ses
nouveaux caractères neufs , sur papier vélin superfin , dit Nom de Jésus ,
quatre gros volumes in-8° , hauteur du format in-4° , édition tirée à
cent. exemp. , brochée avec soin . Prix , 150 fr . -Les mêmes , même
édition , sur papier dit grand- raisin fin d'Auvergne , quatre gros vol.
grand in-8° , ornée du portrait de l'auteur et de 140 estampes , brochée .
Prix , 84fr . - A Paris , chez Desray , libraire , rue Hautefeuille n° 4
près celle Saint-André- des-Arcs .
La réputation de cette traduction d'Ovide , considérée aujourd'hui
comme la seule qui soit en même tems fidelle , originale et élégante , est
établie , et elle durera aussi long - tems que fleurira la langue de Despréaux
et de Racine ; elle était digne de tous les honneurs typographiques .
L'auteur qui a revu avec soin le poëme , la preface et les remarques , y a
mis la dernière main ; de notre côté , rien n'a été négligé pour que cette
édition , enrichie de son portrait et ornée de 140 estampes , gravées sur
les dessins des premiers peintres de l'Ecole française , Moreau le jeune
et autres , répondit , par la beauté des papiers et des caractères , au mé--
rite d'un ouvrage conquis pour notre langue sur la langue latine ; les
soins qui ont été apportés à la correction du texte latin , nous font
espérer que les lecteurs , en comparant le poëte français au poëte latin ,
s'apercevront facilement qu'ils n'ont jamais possédé d'édition de ce dernier
plus pure et plus correcte. Enfin nous pensons pouvoir affirmer que depuis
plus de vingt- cinq ans on n'a publié aucun ouvrage de littérature dont le
mérite soit au-dessus de celui-ci , et qui offre plus de luxe typographique ,
de choix dans les papiers , d'élégance dans les formats , sur-tout les exemplaires
sur papier vélin ; nous n'en excepterons pas même les réimpressions
des premiers auteurs français , Molière , Racine , Boileau , etc. , etc. ,
et nous espérons que les amateurs le placeront avec plaisir dans leurs
collections .
Eloge de Pierre Corneille , Discours qui a remporté le prix d'éloquence
décerné par la Classe de la langue et de la littérature françaises
de l'Institut , dans la séance du 6 avril 1808 ; par Marie J.-J. Victorin
Fabre. Brochure in-8º , formant avec les notes 100 pages . Prix , 1 fr. 80 c . ,
et 2 fr. 15 cent. franc de port. A Paris , chez Bonillat , Palais du Tribunat
, nº 156 , au Cabinet littéraire de S ' .-Jorre ; D. Colas , impr. -libr . ,
rue du Vieux-Colombier , nº 26 ; Debray , rue Saint -Honoré , nº 168 ;
Gérard , rue S ' .-André- des -Arcs , nº 50 ; Delaunay ,P. lais du Tribunat.
On trouve chez les mêmes libraires les ouvrages suivans du même
auteur :
Opuscules en vers et en prose , contenant un Discours en vers sur
P'indépendance de l'homme de lettres , uu Essai sur l'Amour et sur
son influence morale. Broch. in-8°. Prix , 1 fr. 80 cent. , et 2 fr. 10 c.
franc de port.
Discours en vers sur les Voyages, pièce qui a obtenu un prix de
PAcadémie française en 1807. In-8°. Prix, 60 cent. , et 70 cent. franc
deport.
(N° CCCLIV. ) 5.
τα
(SAMEDI 30 AVRIL 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
cen
DÉBUT ET FRAGMENS
Du Poëme de BELZUNCE , ou LA PESTE DE MARSEILLE ,
Роёте nouveau , par M. СH. MILLEVOYE .
J'ALLAIS redemander aux fastes de la guerre
Ces héros qu'en tremblant a révérés la terre;
J'allais , des tems fameux interrogeant la voix ,
Ressusciter l'honneur de l'antique pavois ;
Quand la Religion , reine long-tems bannie :
«Que mes rayons , dit-elle , échauffent ton génie ;
>>De l'un de mes élus chante les saints travaux,
>>Comme le champ d'honneur l'autel a ses héros. »
J'obéis , m'écriai-je , incliné devant elle ;
Mais daigne me prêter cette harpe immortelle
Qui jadis , racontant Babylone au cercueil ,
D'un grand peuple exilé prophétisa le deuil.
Alors , fille des cieux! si la corde sonore
Ne se dérobe point à ma main faible encore ,
Si tu remplis mon sein de ta noble chaleur ,
Je dirai la vertu protégeant le malheur.
Sous l'azur d'un beau ciel , de splendeur couronne,
Marseille s'élevait puissante et fortunée .
Partout fleurit l'espoir : l'automne en souriant
Prodigue ses moissons , et le riche Orient
Couronnedesprésens de la terre et de l'onde
N
194
MERCURE DE FRANCE,
Ces champs que du Midi l'oeil embrâse et féconde.
Jamais dans nos climats des soleils plus heureux
Ne vinrent colorer des fruits plus savoureux.
Dans sa verte prison la figue recueillie ,
Du frilleux oranger la pomme énorgueillie
Étalaient à l'envi leur précoce trésor ,
Et l'olive onctueuse épandait ses flots d'or.
Debout sur ces rochers , dont la cîme hautaine
Voit accourir la vague écumeuse et lointaine ,
Plutus , l'oeil sur les mers , implorait le retour
Des vaisseaux qui, voguant vers les portes du jour ,
Vont ravir les toisons de l'ardente Lybie ,
Ou les parfums si doux qu'enfanta l'Arabie ,
Et reviennent , chargés de cent trésors divers ,
Apporter aux cités le tribut des déserts .
Ils approchent ..... Craignez leurs perfides promesses !
Craignez ce vaste amas d'homicides richesses !
L'horrible peste habite en ces tissus pompeux ;
Ses germes destructeurs voyagent avec eux ;
Et , se levant du fond des sables solitaires ,
La mort étend vers vous ses ailes funéraires .
Tel, des champs de Cécrops aux murs de Pandion
Courut le monstre affreux de la contagion ;
Hydre au souffle infecté , qu'en ses grottes profondes
Le Nil nourrit long-tems de ses fanges fécondes .
L'ange exterminateur a donné le signal .
Déjà l'oiseau des mers , loin de ce bord fatal,
Fuit en poussant des cris de lamentable augure ;
Déjàdes corps nombreux peuplent la sépulture ...
Insensés , que de l'or trompe le vil attrait !
Sur les sanglans linceuls glisse votre oeil distrait :
Tant l'homme est incrédule et refuse son ame
A ces hautes leçons que le cercneil proclame !
Seulement un vieillard , instruit par le passé,
Disait : « D'un grand fléau ce peuple est menacé,
> Encore une journée , et l'hydre tient sa proie. »
Hélas ! sa voix se perd dans la bruyante joie.
Il subit ton destin , prêtresse d'Ilion !
Et le mépris s'attache à sa prédiction.
Cependant les périls s'accroissaient d'heure en heure ,
Et les morts se pressaient dans leur froide demeure .
Le monotone accent de l'airain solennel
Fatigue en vain les airs de son lugubre appel .
Des vulgaires humains en vain s'ouvre la tombe ;
AVRIL 1808 .
195
Onne s'aperçoit pas que le pauvre succombe:
Mais quand le riche orgueildu luxe fainéant
Vient à passer soudain des grandeurs au néant,
Sa chûte , qui long-tems retentit sur la terre ,
Pénètre tous les coeurs d'un effroi salutaire ;
Comme si l'opulence avait droit ici- bas
De payer avec l'or la rançondu trépas !
Les yeux s'ouvrent enfin ; tout s'arrête immobile ,
Et la douleur sans voix a parcouru la ville .
Ces chars de deuil voilés , qui vers le monument
Dans leur morne lenteur roulaient incessamment ;
Ces convois , qu'escortaient les pleurs et la prière ,
Révélaient du fléau la course meurtrière ;
Et chaque citoyen , dans ce pressant danger ,
Avidede savoir tremblait d'interroger.
Avez-vous quelquefois , alors que les orages
Annoncent aux vaisseaux l'approche des naufrages ,
Entendu ces bruits sourds par degrés redoublés ,
Ces confuses clameurs des matelots troublés ?
Du peuple dans l'effroi telle est la voix plaintive.
Les trésors d'Orient sont épars sur la rive ;
Le noir cordage flotte à demi détendu ,
Et l'avide marchand , de terreur éperdu ,
Regardant sa richesse avec indifférence ,
Borne ses longs calculs et sa longue espérance.
1
:
De moment en moment l'active maladie
Redouble les progrès de son vaste incendie ;
Tout meurt. On n'aperçoit que de vivans débris :
Lesyeux n'ont plus de pleurs , la voix n'a plus de cris .
De leurs sinistres mains le Deuil et la Souffrance
Ontécrit sur ces murs : « Ici plus d'espérance . »
L'inévitable mort frappe à coups dévorans ,
Et son niveau funèbre égale tous les rangs.
L'ami tombe et s'éteint sur l'ami qu'il regrette,
L'égoïste , au coeur dur , s'enferme en sa retraite ;
Là , seul , privé d'appuis , il meurt triste , isolé :
Il ne consola point et n'est point consolé.
L'étranger , que rappelle une épouse chérie ,
Succombe , le regard tourné vers la patrie.
Le vieillard oublié , sur sa couche étendu ,
Appelle , appelle encore , et n'est point entendu !
Près de lui languissait la lampe solitaire ,
De sa dernière nuit compagne funéraire.
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Que cette nuit fut longne ! Enfin le jour parut .
La lampe s'éteignit et le vieillard mourut.
Plus loin , entre ses bras , une mère éplorée
Tient son fils qui n'est plus , et sa bouche égarée
S'attachant sur la sienne y puise avec effort
Le poison bienfaiteur qui lui promet la mort.
Mais des bords de la tombe un cri s'est fait entendre.
Les autels attendaient ce couple jeune et tendre ;
Déjà fumait l'encens . O changement fatal !
Le froid linceul ..... tel est leur voile nuptial !
ENIGME.
Mon petit frère vaut trois fois ,
Etmoi je vaux six fois autant que notre mère.
Un puîné succède à nos droits ,
Etvaut cinq fois plus que son père.
Mon petit frère , et sur-tout moi ,
Ou rongés par le tems , ou rognés par la lime ,
Passons pour n'être pas toujours de bon aloi ;
Ce qui fait qu'on nous mesestime.
Et puisqu'il faut le dire enfin ,
Nous sommes de l'ancien régime ,
Etnous touchons à notre fin .
S........
LOGOGRIPHE.
J'AI sept pieds de hauteur , et malgré ma stature ,
Moncorps présente encore une grande courbure.
Dans cet état je sers à différens emplois ,
Souvent à la cuisine et souvent sur les toits .
Sans ma tête , de moi , l'on fait un autre usage ,
De parer un prélat j'ai le rare avantage.
Endépeçant mon tout on y trouve un grand saint
Dont le seizième siècle a couronné la fin ;
Une substance enfin granitique ou calcaire ,
Qui sous un autre nom reconnaît le vulgaire .
On trouverait aussi .... Mais c'est assez , Leeteur ,
Car je ne suis qu'un vil instrument de malheur.
ParMile MELANIE MICHAUD ( de Poligny ).
AVRIL 1808 .
197
CHARADE.
C'EST en trio que se fait mon premier ,
De tout trio la base est mon dernier ,
Peude trios qui n'offrent mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Tapis de pied.
Celui du Logogriphe est Non. Otez l'N, il reste on , et le proverhe
dit : On est un sot.
Celui de la Charade est Ninon (de l'Enclos ) .
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
LES LOISIRS DE POLYMNIE ET D'EUTERPE , ou
Choix de Poësies diverses de M. S. E. DE BRIDEL ,
recueillies et publiées par M. le baron de BILDERBECK .
A Paris , chez Maradan , libraire , rue des Grands-
Augustins , nº 9 .
Un des plus beaux triomphes de la France , triomphe
commencépar les lettres et terminé par les armes , c'est
ľuniversalité de notre langue , et je doute qu'il y ait
un Français assez modeste pour entendre , sans quelque
mouvement d'orgueil national , sur les rives de la Vistule
, du Danube , de la Sprée , du Niémen, et jusques
sur le Volga , les mêmes accens que sur les bords de la
Seine et de la Loire. On ne s'en est point tenu là ; et
notre littérature , cette fille si riche d'une langue accusée
d'être si pauvre , compte au-delà même de notre
vaste Empire des esprits distingués qui l'enrichissent de
précieux tributs. Nos meilleurs écrivains ont au loin
des émules , et pour être poëte français il n'est pas néces
saire d'être français.
198 MERCURE DE FRANCE ,
M. Bridel n'est pas français ; c'est lui qui nous l'ap
prend , sans quoi l'on pourrait aisément le supposer d
même pays que J. B. Rousseau , Chaulieu , Thomas
Saint-Lambert. Mais comme il nous le dit lui-même dar
une pièce intitulée les Deux Ruisseaux ,
Le chantre de Henri par tes mains couronné
(C'est à la gloire qu'il parle . )
Fixa son vol brillant aux champs qui m'ont vu naître.
L'éclat de son couchant a lui sur mon berceau ,
J'ai foulé , jeune encor , les prés qu'aimait Rousseau.
On reconnaîtrait encore mieux sa patrie à l'ardeur don
il brûle pour elle , et au plaisir qu'il trouve à célébre
la gloire antique de ses compatriotes :
Venez , cherchons ces lieux si chers à la patrie ,
Qui long-tems sous le joug vit ses enfans courbés ,
Où jaloux de leurs droits , prodigues de leur vie ,
Nos pères sont tombés.
M. Bridel ne paraît étranger à aucun genre de poësie
mais il se sent plus entraîné aux accens des maîtres d
Ja lyre. Ce n'est pas qu'il ne réussisse également dan
la poësie descriptive ou philosophique , et qu'il ne descende
même avec honneur jusqu'à l'apologue. On dirai
à sa facilité de tout exprimer en vers , que la poësi
française est sa langue maternelle , et si l'on peut quel
quefois lui reprocher de la parler avec un peu d'accent
on ne doit s'en prendre qu'aux occupations et aux
emplois qui l'ont presque toute sa vie éloigné d'un pay
où il aurait obtenu et mérité tant de succès. Les société
où il a vécu en Allemagne , moins occupées des mot
que des choses , et moins attentives aux imperfection
qu'aux beautés , ne lui ont peut - être point assez fai
apercevoir les taches légères qui pouvaient de tems er
tems déparer ses productions ; car il est bon quelquefoi
pour un auteur de vivre avec des gens difficiles enver
Jes autres pour le devenir envers soi- même. La plupar
de ces considérations sont d'une si faible importance
que le premier mouvement d'un auteur , fait pour as
pirer a un rang élevé , est de les mépriser. Cependant
quoiqu'un homme à talent ne soit pas toujours à beau
coup près jugé par ses pairs , comme il est condamné à
AVRIL 1808.
199
reconnaître autant de juges que de lecteurs , il a toujours
intérêt à consulter le vent'du bureau. Beaucoup de ces
messieurs jugent comme ils peuvent, on le sait , mais ils
décident comme ils veulent ; ils sentent imparfaitement
tout ce qui est bien, mais ils cherchent ce qui est mal ;
ils n'ont pas de bons yeux , mais ils cherchent tant
et ils sont tant à chercher , et ils ont tant de plaisir à
trouver , que presque rien ne leur échappe ! Je commence
donc par être ici leur organe avec le ferme
propos de n'y plus revenir ; et je ferai à M. Bridel les
petits reproches que je lui ai entendu faire dans le
monde. On l'accuse d'abord d'un peu trop d'abondance ,
défaut digne d'envie , sur - tout quand il est difficile ,
comme dans les pièces dont il s'agit , d'assigner précisément
où il se trouve , puisqu'il n'y a rien qui n'ait
un prix véritable , et qu'en lisant chaque pièce avec
attention on sent qu'on regretterait tout ce qu'on en
retrancherait. Mais en général plus le talent est riche ,
plus le goût doit être économe. Un autre reproche bien
minutieux en lui-même , mais que certains espritsminutieux
trouveront bien grave , c'est le retour un peu
fréquent de certaines locutions maniérées et presque
entiérement décréditées par la profusion avec laquelle
quelques-uns de nos soi-disant poetes érotiques les ont
semées. Si les zéphyrs folátres , les lits de mousse , les
troncs de verdure , les lèvres demi-closes , et jusqu'aux
seins palpitans sont passés de mode , c'est à l'abus que
ces messieurs en ont fait qu'il faut s'en prendre ; mais
puisqu'on est convenu d'abandonner ces figures parasites
exclusivement aux rimeurs du commun , M. Bridel
a, moins que personne, le droit de s'en servir , et que
gagnerait-il à cacher son or sous du clinquant ?
Nous quittons avec plaisir le rôle de critique pour
joindre notre suffrage à tous ceux que M. Bridel a mérités.
Personne ne peut se vanter d'une plus belle vocation
pour la poësie lyrique ; l'enthousiasme qui fait
éclore les grandes pensées , le talent qui les exprime ,
l'harmonie qui les recommande à l'oreille et qui change
les paroles en musique , distinguent éminemment la
plupart de ses poëmes. Le genre pindarique lui-même ,
dont le nom seul inspire je ne sais quelle crainte à tous
200 MERCURE DE FRANCE ,
les esprits , et qui donne l'idée d'une sorte de naviga--
tion aérostatique, n'a rien qui effraye M. Bridel , ni qui
doive l'effrayer. Il y a plus ; c'est que dans cette région
sublime , où si peu sont parvenus , et où moins
encore se sont soutenus, notre aéronaute semble avoir
trouvé une sorte de direction. Non-seulement presque
toutes ses Odes sont remarquables par une pompeuse
harmonie , par de nobles élans , par de magnifiques
vers , par des strophes dignes de nos meilleurs poëtes ;
mais à travers ce beau désordre de pensées sans lequel
une Ode n'est pas une Ode , on entrevoit un plan , une
marche et des routes secrètes assez habilement tracées
pour que la raison ne laisse pas que de s'y reconnaître
même quand l'imagination a l'air de s'y égarer. J'en
citerais entre autres exemples celle sur le tremblement
de terre de la Calabre :
Qu'entends-je ? quelle voix funèbre et gémissante
Jusqu'à mon coeur saisi de trouble et d'épouvante
Porte ses accens douloureux ?
Hélas ! tout ici-bas naît et meurt dans les larmes ;
Et ce bel Univers paré de tant de charmes ,
Est toujours teint de sang et plein de malheureux.
Ce prélude , si bien assorti à la tristesse du sujet , est
suivi d'une courte peinture d'une courte tranquillité
après de longues agitations.
La discorde aux enfers avait suivi la guerre ,
Les dieux laissaient enfin reposer leur tonnerre ,
Et les mortels séduits osaient croire au bonheur.
Mais bientôt
L'ange exterminateur aux aîles étendues
2
vient obscurcir l'atmosphère. Il plane quelque tems sur
la terre et les mers , et finit par abattre son vol sur
Carybde. Le jour fuit , la mer gronde , la terre s'émeut ,
Un long tonnerre roule en ses flancs agités.
Elle tremble ; son sein frémit et se déchire ;
Des morts saisis d'effroi le ténébreux empire.
Craint de voir la clarté des cieux ,
Tandis que des humains la race criminelle
Redoute les horreurs d'une nuit éternelle ,
Et tour-à-tour accuse et réclamé les diçux.
AVRIL 1808. 201
Voilà sans doute la scène d'horreur bien préparée , et
c'est ici qu'il fallait peindre les ravages, les désordres ,
le tumulte de la nature :
Les monts sont ébranlés , les cités renversées
Se perdent dans le sein des ondes courroucées ,
Le globe est en souffrance , et tout lutte ou périt.
L'onde infidèle a pris une route inconnue ,
L'éclair sort de l'abîme , il jaillit de la nue ;
Tout se confond , le feu , l'air , la terre et les flots .
Ces prodiges sinistres servent au poëte comme d'un fond
rembruni , sur lequel il va peindre des images déchirantes
; des femmes , des enfans éplorés , de faibles vieillards
courant çà et là dans les campagnes , des époux
qui essayent d'arracher leurs malheureuses épouses aux
flammes qui les poursuivent.
L'un s'abîme , en fuyant son palais qui s'embrase ;
Sous l'homicide poids d'un marbre qui l'écrase
Un autre expire au même instant .
Plus d'un infortuné , dans sa propre chaumière ,
Trouve un affreux cachot , où loin de la lumière ,
Sans secours , sans espoir , un long trépas l'attend.
Mais voici une peinture qui , à la différence des élémens
près , semble rivaliser M. Girodet dans cette belle
scène du déluge que nous avons tous admirée , enfrémissant
, au dernier salon.
Atravers des débris une femme s'élance ,
Elle tient dans ses bras sa plus chère espérance ,
Son fils qu'elle arrache à la mort.
Dieux! sauvez-la (beau mouvement) ; sauvez l'objet desa tendresse
Guidez sa marche errante , et qu'au moins la faiblesse
Intéresse le ciel et fléchisse le sort .
:
Elle vole , elle échappe . O vaine et courte joie !
L'impitoyable mort ne lâche point sa proie.
La terre a croulé sous ses pas .
Un gouffre s'est ouvert......
Il en peint ensuite d'autres qui fuient sur mer et trouvent
la mort. Le poëte continue encore quelque tems
sur le même ton , puis s'adressant au petit reste d'ha
202 MERCURE DE FRANCE ,
bitans échappés au désastre de ces malheureuses régions :
Voyez sur vous en feu luire une étoile amie :
Les airs sont épurés , etc.
Et ce beau récit est terminé par cette réflexion attendrissante
:
Que l'homme a d'ennemis ! ......
C'est pour lui l'occasion de vanter l'imprévoyance qui
nous cache jusqu'aux dangers dont nous sommes échappés
. Le poëte en rend grâce aux Dieux , et nous montre
un tableau consolant après celui de tant de malheurs.
Déjà Flore et Palès ont réparé leurs pertes ;
De nouvelles moissons ces plaines sont couvertes ;
La flamme a fécondé ces champs , etc.
L'Ode intitulée Cérès a de même une marche digne
des anciens lyriques dans leurs plus brillans écarts. Je
voudrais parler aussi du Ruisseau , Liv . III , Ode 6 .
Où vas - tu , fils des morts ? etc.
Au reste nous aurions tort d'appeler l'attention de nos
lecteurs sur telle ou telle description en particulier ,
puisque chacune , prise au hasard , paraîtrait choisie
avec intention.
Quittons les Odes qui , à la longue , fatiguent l'attention,
à peu près comme on se lasse à regarder longtems
en l'air ; et suivons notre poëte à la campagne.
C'est-là qu'il est à son aise et qu'il nous y met. Le joli
poëme intitulé : Le Printems et Lina , suffira pour
montrer une ame qui s'épanouit avec la nature et un
esprit qui fleurit avec les champs. Nous en citerons
quelques traits qui prouveront pour le reste . On s'attend
bien que ce printems-là ne se passera pas sans parler
du rossignol ; mais ce qu'aucun poëte n'a fait jusqu'à
présent ni même tenté, que l'on sache , c'est de suivre
et de noter , pour ainsi dire , ces chansons qui se passent
si bien de paroles, et qui disent tant de choses au coeur .
Ainsi, en attendant que le rossignol chante , écoutons
le pošte :
Que j'aime ces accords si doux , si variés ,
Ces soupirs prolongés , ces cadences pressées
AVRIL 1808. 203
Pardes accens plaintifs aussitôt remplacées ,
Ce prélude timide et ces tons indécis ,
Essais mélodieux où le goût se déploie ,
Ces sons filés sans art , renflés ou radoucis ,
Voilés par la tristesse , animés par la joie ,
Et ce murmure sourd et ces longs roulemens
Qui vont au fond du coeur chercher les sentimens ,
Ces chûtes , ces repos , ces éclats , ces reprises ,
Ces élans imprévus , ce charme des surprises ,
Et ce silence enfin si plein de volupté ,
De langueur , d'abandon pour l'ame recueillie ,
Qui pense encor nager dans des flots d'harmonie ,
Philomèle a cessé ; je crois l'entendre encor ! ...
La philosophie se mêle nécessairement à la contemplation
des merveilles de la nature , puisqu'alors la nature
nous rappelle vers elle , et qu'un moment du moins
elle nous détrompé des prestiges du monde ; elle nous
ouvre notre cooeur à nous-mêmes , elle nous invite à y
descendre , à y lire , et c'est là qu'est écrite toute la
philosophie dont l'homme a vraiment besoin. Ces vérités
si utiles qui se seront offertes d'elles-mêmes sous une
forme ou sous une autre à tant de bons esprits , et
qui , cent mille fois répétées , ne le seront jamais assez :
ces pensées , dis-je , sont toujours présentes à M. Bridel : la
campagne lui offre en sa double qualité de poëte et de
botaniste , un spectacle enchanteur; mais il parait surtout
aimer la paix , l'innocence et le bonheur qui en
sont les premiers fruits , semblable à l'abeille qui préfère
encore le miel aux fleurs dont elle le tire :
Mais pour mieux savourer tous ces plaisirs divers ,
Que nous offrent les champs dans leur pompe nouvelle ,
Il faut encor du monde éviter les travers ;
Ala sage nature il faut être fidelle ,
Et porter aux hameaux des goûts simples comme elle .
N'imitez pas le grand qui , dévoré d'ennui ,
Traîne dans ses vallons tout Paris après lui ;
Las du vide éternel des cercles , des visites ,
Onle voit tour-a-tour s'en plaindre et s'y plonger ;
Il accourt au village et s'y trouve étranger.
Il lui faut des festins , il veut des parasites ,
201 MERCURE DE FRANCE ,
Des cris pour l'émouvoir , du bruit pour l'étourdir ,
Des fous pour l'imiter , des sots pour l'applaudir.
Si le nom de M. Bridel n'était point en tête du recueil
où se trouvent ces derniers vers , de qui les croiraiton
? Cette question suffit à leur éloge. Cette question se
répéterait plus d'une fois avant la fin du poëme. Par
exemple , après que M. Bridel a décrit le luxe des plus
magnifiques jardins de Paris , on croit encore entendre
cette même voix chère aux Muses réciter les vers suivans ;
Dans ce jardin formé de centjardins divers ,
On trouve tout enfin , tout , hormis la nature .
Je les ai vus ces lieux où , croyant la fixer ,
L'art à force de soins , d'audaces , de prestiges ,
L'effarouche et la froisse en voulant l'embrasser.
Comme vous , j'ai peut-être admiré ces prodiges ;
Mais , bientôt fatigué de ce luxe éternel ,
J'ai reporté mes yeux vers le toit paternel ,
Et je n'ai demandé qu'une grappe à Pomone ,
Un bleuet à Cérés , à Flore une anémone.
Oni , j'ai vu sans plaisir vos bois d'acacias
Outragés par les vents et pleurant leur injure ,
Vos aloës sans fleurs , vos cèdres sans verdure ,
Et vos orangers nains , et ces tristes thuyas ,
Des bouts de l'univers déportés dans vos terres ,
Et ce peuple étranger qu'emprisonnent vos terres ,
Qui forcé de fleurir , de briller en tout tems ,
S'aflige de sa pompe et n'a point de printems .
On reconnaît encore le même ton et la même grâce
dans cette consolante peinture du bonheur des plus simples
habitans des campagnes ;
Les cabales , la brigue et les séditions ,
Les orages des cours , leurs révolutions ,
De l'humble villageois ne troublent point la vie .
De ses aïeux obscurs habitant la maison ,
Evitant des cités le tumulte et la gêne ,
Dès l'enfance il n'a vu que le même horizon ,
Et l'univers finit où finit son domaine .
Heureux mortel , ses jours coulent , exempts de peine ;
Aucun d'eux ne l'accuse , et l'heure qui s'enfuit
N'a point de compte à rendre à l'heure qui la suit .
Tout est à lui , les fleurs , les zéphyrs , la rosée ,
AVRIL 180 . 205
Le sourire des cieux dans une onde apaisée.
L'ombre des bois .
Nous avons oublié , en rappelant les différentes critiques
qu'on oppose à M. Bridel , de parler de quelques
réminiscences qu'on a cru de tems en tems remarquer
dans ses ouvrages ; mais ces prétendues fautes , qui
avaient échappé à notre observation , ne sont ni des
larcins , ni même des emprunts. M. Bridel est trop
riche de son propre fonds , pour sentir le besoin de ces
tristes ressources , et s'il a dans ce point donné quelque
prise à la censure , ce ne pourrait être que par de
très- innocentes rencontres. La même idée , sur-tout
lorsqu'elle est juste et qu'elle tient naturellement au
sujet , peut et doit souvent se présenter, quelquefois en
termes presque les mêmes , à deux esprits qui s'exercent
sur la même matière ; par exemple dans l'Ode intitulée
l'Aéronaute , lorsque M. Bridel dit que ce nouveau
prodige
Fit croire au fabuleux dédale
Et combla l'immense intervalle
Qui séparait l'homme des Dieux.
il n'avait surement pas connaissance d'un impromptu
de M. de Ségur , fait dans les Tuileries au moment
où cent mille regards suivaient MM. Charles et Robert
dans les nues , et qui finit par ces deux vers :
Eux-mêmes ils ont marqué leur place
Entre les hommes et les Dieux .
Il est encore possible que dans beaucoup d'occasions ,
ce qu'on appelle réminiscence ne soit qu'un oubli , et
par exemple qu'un poëte , en travail d'une Ode pindarique
, n'examine pas toujours si l'objet qui s'offre
à son imagination n'est pas aussi dans sa mémoire ;
et en pareil cas il lui suffirait , avant d'imprimer , de
la plus légère observation pour éviter le reproche de
plagiat.
Quelquefois aussi on donne un peu sévèrement le
nom de réminiscence , où il n'y a que ressemblance
de tour et de mouvement dans l'expression de deux
idées absolument différentes ; et ces basards doivent
206 MERCURE DE FRANCE ,
J
être plus fréquens dans les Odes qu'ailleurs ou une
même exaltation de pensées , une même chaleur d'enthousiasmeet
en même tenis un même rythme de vers
obligent à des tournures pareilles , et alors on prend
la conformité des cadres pour celle des tableaux. On peut
s'en convaincre en comparant (sous ce point de vue
seulement ) quelques traits de l'Ode de notre auteur
sur le Courage , avec des passages de l'immortelle Odo
à la Fortune .
Il est un courage héroïque .
Digne du tribut de mes vers ,
Celui qui voit d'un oeil stoïque
Etles succès et les revers ;
Qui du sort perdant l'assistance ,
Oppose une mâle constance
Ason ingénieux effort ;
Qui pardonne même à l'envie ,
Et qui sans mépriser la vie
Sait ne point redouter la mort.
A
L'effort d'une vertu commune
Suffit pour faire un conquérant .
Celui qui dompte la fortune
Mérite seul le nom de grand.
Il perd sa volage assistance
Sans rien perdre de la constance
Dont il vit ses honneurs accrus ;
Et sa grande ame ne s'altère
Ni des triomphes de Tibère ,
Ni des disgrâces de Varus.
Il ne faut sans doute que savoir lire , c'est-à-dire
entendre ce qu'on lit, pour reconnaître ici une différence
bien réelle sous cette ressemblance apparente
d'idées et même d'expressions , et pour juger que celui
qui parle après est absolument'indépendant de celui
qui a parlé le premier. L'ane de ces strophes est un
avis aux conquérans en particulier , c'est- à- dire à
un très-petit nombre d'hommes : l'autre adresse une
leçon à peu près du même genre à tous les hommes ,
parce que chacun , dans sa sphère , a des succès à
désirer et des revers à craindre ; parce que les caprices
du sort menacent et le pâtre et le monarque;
AVRIL 1808. 207
a
parce que chacun de nous a besoin de courage , et
que chacun une petite portion d'héroïsme à exercer
sur le grand champ de bataille de la vie humaine:
il n'y a donc point ici de réminiscence proprement
dite, encore moins de plagiat , à moins qu'il
ne soit désormais expressément défendu à tous les poètes
présens et à venir , de parler d'égalité d'ame depuis
Pode Æquam memento , etc.; et au fait pourquoi tant
de sévérité contre de prétendus larcins dont tout le
monde profite ? Pourquoi exclure telle ou telle pensée
d'un ouvrage où elle pourrait être nécessaire , où elle
viendrait naturellement de ce qui précéderait , où elle
amènerait naturellement ce qui suivrait; et cela , par
la seule raison que cette pensée aurait déjà été exprimée
par quelqu'autre ? Et où en serions-nous , si
les bonnes choses ne pouvaient être dites qu'une fois ?
Ce serait rendre le métier d'écrivain , ou plutôt l'art
d'écrire , de jour enjour plus difficile , et bientôt impossible.
On en viendrait de proche en proche au terrible
argument du grand chauffeur des bains d'Alexandrie ;
on ferait un livre ( encore peut-être bien mince ) du
peu qui a été dit pour la première fois , et , en attendant
mieux , on brûlerait le reste. Nous pensons
néanmoins que beaucoup de traits des poësies de M.
Bridel échapperaient encore à ce vaste incendie ; la
nature , qu'il n'a cessé d'étudier , a été son maître ,
on est garanti des lieux communs en écrivant sous sa
dictée , et l'on sait que c'est elle qui fait les poëtes.
Poëte ! c'est en vain que la grossièreté et la frivolité ,
si rarement d'accord , ne parlent d'une aussi belle profession
qu'avec le même dédain ou la même ironie ;
il nous est du moins permis , à nous qui n'osons point
aspirer à ce titre , d'essayer d'en faire connaître toute
la dignité. Un poëte est un homme qui voit les choses
de plus haut , qui' les regarde avec plus d'intérêt , qui
les rassemble avec plus de goût , et qui les exprime
avec plus de charme : c'est , d'ordinaire , un citoyen
plus tranquille , un amant plus passionné , un ami plus
vrai , un compagnon plus aimable , un homme plus
humain. LLaa poësie plaide si bien toutes les bonnes
causes au fond des esprits qu'elle euflamme , elle y
208 MERCURE DE FRANCE ,
1
2
verse , quand on la laisse faire, tant de désintéresse
ment , tant de philosophie , tant de vraie grandeur
tant de vertu ; elle leur montre si beau , tout ce qui
est bon , et ce qui est mauvais , si odieux , que si jamais
le commun des hommes s'éclaire assez pour devenir
juste , on ne prononcera plus le nom de poëte
qu'avec respect.
BOUFFLERS .
L'EPICURIEN FRANÇAIS , ou les Diners du Caveau
moderne , avec cette épigraphe :
Rions , chantons , aimons , buvons ;
Voilà toute notre morale.
Troisième année. Second trimestre de 1808. Avril.
Paris , Capelle et Renand , libraires-commissionnaires ,
rue Jean-Jacques Rousseau , nº 6 .
RIRE , chanter , aimer et boire ! Bonne morale en
effet ; excellent moyen de passer gaiement sa vie. Je suis
loin de condamner ceux qui ne se font point d'autres
occupations que celles-là , je serais tenté plutôt d'envier
leur sort. Eh ! qui ne voudrait être l'un de ces vingt
ou trente bons vivans , aimables chansonniers , convives
intrépides qui , s'étant liés entre eux par choix , se réunissant
par goût , buvant sec et mangeant ferme ;
D'abord silencieux en se mettant à table ,
Immolent trente mets à leur faim indomptable ,
Puis , quand le dessert a paru , exhalent leur gaieté
intarissable en mots heureux , en saillies piquantes et
en jolis couplets ? Si tout le monde , comme de raison ,
n'est point admis à leurs banquets , et ne peut faire
avec eux un cours defriande gourmandise, nijuger de
la sublimité de leur appétit , tout le monde , da moins ,
peut amuser son loisir, récréer son esprit et orner sa
mémoire des agréables productions que Comus et le
dieu du vin leur inspirent. En effet , la joyeuse confrérie
, sous les auspices d'Epicure son patron, publie
tous les trois mois un recueil de vers et de prose également
bons à lire. Celui qui vient de paraître avec le
mois d'avril , en est une nouvelle preuve.
II
AVRIL 1808.
DEPT
DE
LA
Hest d'usage , lorsqu'on imprime un livre d'indiquer
les matières qui y sont traitées par un titre particulier ,
tel que préface , introduction , chapitre , etc. Nos epin
curiens ne font pas cela. Pleins d'une douce illusion et
se croyant toujours à table , quels sont les titres sous
lesquels ils offrent leurs diverses productions ? Premier
etsecond service , hors-d'oeuvres , dessert et café : voilà
ce qui s'appelle étre toujours à son affaire. Mais ces
différens services peuvent-ils affriander un lecteur tant
soit peu délicat ? assurément. C'est la philosophie d'Aristippe
qui compose lepremier ; et la vie de ce moraliste
qui était l'homme du moment, les mots saillans que l'on
a conservés de lui , se trouvent racontés et cités à l'aide
d'une fiction ingénieuse.
Au nombre des hors-d'oeuvres , paraît l'anecdote plaisante
du domino jaune que je rappelle en peu de mots .
Louis XV donnait une fête à Versailles pour le second
mariage du dauphin. Il y avait un buffet splendidement
servi , lequel était assiégé , à chaque instant , par
un haut et large domino jaune. S'éloignait-il après
une longue attaque , il revenait bientôt à la charge . Cette
sorte de courage excita la curiosité , on voulut éclaircir
le fait ; et l'on reconnut que c'était un domino
commun aux cent suisses qui , s'en affublant tour-àtour
, venaient successivement occuper un poste qui
leur paraissait beaucoup meilleur que celui qu'ils occupaient
à la porte du château .
Nous voici au second service. Attention.
Le vin de Champagne mousseux a une propriété
éruptive : c'est un prisonnier toujours tenté de s'échapper.
Aussi , lui est-il arrivé souvent de briser ses liens
et de tromper l'espoir de celui qui se flattait de l'y tenir
renfermé et de le vendre à beaux deniers comptans.
Le second service vous indique la manière , en cas
même de fuite et d'éruption , de n'en pas perdre une
goutte, ce qui est bon à savoir et bon sur-tout à pratiquer.
Sous le titre decours gastronomique , est une petite
historiette dont M. Victor Fage est le héros. Il est
séduit par les charmes de Melle Hélène , honnête et
jolie cuisinière. L'amour lui fait apprendre la cuisine ,
210 MERCURE DE FRANCE,
et la cuisine lui fait goûter les délices de l'amour. L'érudition
gastronomique est poussée très-loin dans ce
récit écrit d'un style vif et piquant.
Nous ne tenons point table long-tems , car déjà nous
sommes au dessert.
Nous avions au premier service les dits d'Aristippe
arrangés en prose , les voici arrangés en vers de la
façon de M. Piis , et l'eau en vient à la bouche. Goûtez
plutôt.
Air : Du Sultan Saladin .
N'eussions-nous , comme Paris ,
Adécerner qu'un seul prix ,
Contentons plutôt trois belles
Que d'oser choisir entre elles :
Notre joyeux érudit
L'a dit ,
L'adit ,
Et n'en sera pas dédit :
Vous adoptez tous d'Aristippe
Ce grand principe ,
Ce grand principe ? ...
(Bis en chorus . )
Nous adoptons tous d'Aristippe , etc.
Possédons Athénaïs ,
Phryné , Rhodope et Laïs ;.
Mais sans qu'elles nous possèdent
Que ces dames se succèdent ;
Notre joyeux érudit , etc..
Comment choisir maintenant parmi tous ces fruits ,
doux tributs de la muse de MM. Antignac , Armand
Gouffé , Capelle , de Jouy , de Longchamps , Désaugiers ,
Ducray-Duminil , Moreau , Ph. La Madelaine ? Ma foi ,
cela n'est pas aisé. Je me décide pourtant , et je prends
la Franche Coquette par M. de Jouy.
Air : Mon honneur dit que je serais coupable.
Vous m'imposez un cruel sacrifice
En exigeant de la sincérité ;
Mais j'y consens; aujourd'hui par caprice
Je veux , Léon , dire la vérité :
Depuis trois mois on croit que je vous aime ;
Jevous le prouve , et saus autre raison ,
AVRIL 1808 . 211
Depuis trois mois vous le croyez vous-même ;
Depuis trois mois je ments, mon cher Léon.
Il vous souvient du souper où Glycère
Me disputait le prix de la beauté ?
Vous vous aimiez d'un amour bien sincère ,
Mais un regard vous place à mon côté.
CertainMédor était assis de l'autre ;
Il eut sa part d'un muet entretien ,
Car si mon pied interrogeait le vôtre ,
Demon genouje répondais au sien.
-Eh quoi , Zulmis ! cette lettre si tendre....
N'est qu'un extrait d'un ouvrage récent .
Mais ce poison qu'un jour vous vouliez prendre....
Autant que vous il était innocent .
A mon départ vos mortelles alarmes ....
On s'embellit à se désespérer.
Vos maux de nerfs ... - Bagatelle.- Vos larines...
En s'exerçant on apprend à pleurer, etc. »
;
Ma friandise s'exercerait bien encore sur le joli
Touchez-là de M. de Longchamps. Pourquoi pas ? Essayons.
Air : Du Ballet des Pierrots
Sans être citoyen de Sparte
Le laconisme me plaît fort ,
Et jamais je ne m'en écarte;
Qui parle trop a toujours tort ,
Or , la phrase que je préfère
Celle qui dit tout , la voila :
En sentiment comme en affaire
Deux mots suffisent : Touchez- là .
:
Le léopard de l'Angleterre ,
S'engraissait du sang généreux ,
Dont inondaient pour lui la terre
Six cent mille bras valeureux ;
Maisdans sa retraite profonde
Pour lui-même enfin il trembla ,
Dès que les deux maîtres du Monde
Purent se dire : Touchez-là.
02
212 MERCURE DE FRANCE,
Je continuerais volontiers , mais je vois le café.-El
bien?- Il est bon , je le trouve seulement un peu faible.
Le repas fini , il faut causer ; mais sur quoi? Nos épicuriens
nous l'apprennent. Leurs entretiens n'ont pas
pour objet le début d'une actrice , le succès d'une pièce ,
ni autres balivernes semblables , mais bien des sujets de
haute importance , les produits de l'industrie gastronomique
, les légumes et fruits de M. Appert , la torréfaction
du café , les écrevisses et la manière de lesfaire
cuire , de sorte que , le style figuré à part , on ne quitte
point leur recueil , on ne l'a pas achevé sans s'écrier
avec Horace , qui tient sans doute une des premières
places sur leur calendrier :
1
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.
C'esttoutque de méler l'utile à l'agréable.
VIGÉE.
HISTOIRE GRECQUE DE THUCYDIDE, accompagnée
de la version latine , des variantes de treize manuscrits
de la Bibliothèque impériale , d'observations
historiques , littéraires et critiques , de specimen de
ces manuscrits , de cartes géographiques et d'estampes
; et dédiée à S. M. l'Empereur de toutes les
Russies ; par J. B. GAIL, professeur de littérature
grecque , au collége impérial de France , de l'Académie
royale des sciences de Gættingue , des Académies
de Marseille , Nancy , etc. A Paris , chez Gail
neveu , au Collège de France. - 1808.
TANDIS qu'une foule d'écrivains de tous genres ,
les uns nés sans talens , les autres, malgré leurs dispositions
naturelles , égarés loin de la bonne route ,
parce que , privés d'instruction depuis quinze ans , ils
sont entrés dans les labyrinthes de la littérature , sans
avoir le fil d'Ariane , nous accablent d'ouvrages mal
digérés , de romans aussi insipides qu'immoraux , et
de vers pour le moins aussi mauvais que leur prose ,
on ne voit pas sans plaisir et sans intérêt quelques
savans nous rappeler à l'étude des langues anciennes
AVRIL 1808.
;
215
!
pour nous inspirer le goût antique , et seconder ainsi
les intentions bienfaisantes de l'Empereur-Roi qui veut
raviver toutes les branches de l'enseignement. Parmi
ees savans , M. Gail occupe un rang très - distingué :
élève et successeur de M. Vauvilliers , il ne cesse , sans
pourtant négliger ses honorables fonctions de professeur
, de nous donner des traductions élégantes et fidelles
des poëtes les plus distingués de l'ancienne Grèce.
Anacréon , Théocrite , Bion et Moschus n'ont perdu
sous sa plume que ces beautés d'harmonie inséparables
du rythme. Aujourd'hui , à l'exemple de Henri Etienne ,
de Budée , de Ramus , qui sont ses ancêtres dans la
filiation littéraire des professeurs de langue grecque
au collège de France, et digne rival des membres de
la célèbre Université d'Oxford , qui ne dédaignaient pas
de se faire éditeurs des auteurs grecs dont ils voulaient
révéler les beautés à leurs élèves , M. Gail nous donne
aujourd'hui une édition complète de l'Histoire de Thucydide
, pour la perfection de laquelle il a compulsé les
variantes des treize manuscrits de la Bibliothèque impériale,
et qui de plus est enrichie d'une version latine
à l'usage de ceux qui ne peuvent pas lire Thucydide
dans l'original . Cet ouvrage , recommandable à tous
égards , est le fruit de quinze ans de travaux et de
veilles.
Thucydide , comme historien, a de grands avantages
sur Hérodote qui l'a précédé , et sur Xénophon qui fut
son contemporain , mais qui n'a écrit qu'après lui . Hérodote,
quoiqu'il ait charmé l'oreille délicate des Grecs
lorsqu'il leur lut les neuflivres de son histoire à l'assembléedes
jeux olympiques , n'en a pas moins des défauts
essentiels ; et si les observations plus exactes des
voyageurs modernes , en Egypte , en Syrie et dans les
diverses régions qu'il a visitées , l'ont fait absoudre du
crime de mensonge qui est si grave dans l'Histoire , on
ne reste pas moins en droit de lui reprocher son manque
de méthode , sa prolixité et son style , qui à force d'être
homérique , semble plus appartenir à la poësie qu'à la
prose. On peut cependant l'excuser à cet égard : les
seuls modèles que les Grecs eussent alors en littérature
étaient Orphée , Homère et Hésiode; et il n'est pas
214 MERCURE DE FRANCE ,
,
étonnant que le premier historien de la Grèce en ait
imité les premiers poëtes , puisqu'il n'avait point d'autres
guides dans l'art d'écrire. Il n'est pas inutile de faire
observer que Quinte-Curce , chez les Latins , a beaucoup
de la manière d'Hérodote , et que , comme lui ,
il se complait dans les descriptions élégantes et fleuries
. Xénophon , surnommé l'Abeille athénienne , dans
sa Cyropédie , et même dans sa Retraite des dix mille
qu'il ramena en Grèce , par une route extraordinaire ,
a plutôt fait des romans historiques que des histoires ;
aussi est-il difficile d'avoir en lui une confiance entière.
Il est singulièrement recommandable par la pureté et
l'élégante simplicité de son style , et il est difficile qu'un
disciple de Socrate et de Platon n'eût pas hérité de
leurs grâces. Pour Thucydide, il est grave et austère :
on voit qu'il s'est plus pénétré , que ses deux rivaux
des véritables devoirs de l'historien. Quoiqu'il eût été
lui-même un des chefs de l'armée athénienne dans la
fameuse guerre du Péloponèse , il ne se met jamais en
scène : il raconte ce qu'on a fait , et non ce qu'il a
fait. Son style a de la dignité sans faste ; il est concis ,
et même trop peut-être , car il en contracte quelque
obscurité ; mais il a de l'intérêt , parce qu'il fait passer
sous nos yeux de grands événemens et de grands personnages
, et qu'il offre de grands résultats à la pensée
du lecteur. On a beaucoup comparé Thucydide à Tite-
Live ; mais nous ne voyons pas trop en quoi ces deux
historiens se ressemblent. L'un est rapide , et plus que
concis ; l'autre , sans être traînant , laisse couler son
style à pleins flots , et n'en dérobe ni la richesse ni
l'abondance. Si quelqu'un approche de Thucydide ,
c'est notre président de Thou : le style de cet historien
est comme celui de son modèle , grave et sévères
et c'est peut- être l'auteur latin moderne qui a le mieux
imité l'idiome des Romains , s'il est vrai que des juges
modernes puissent en décider. Thucydide , quoique son
style soit bien loin d'être poëtique , et il ne faut pas
lui en faire un reproche , n'a pourtant pas été surpassé
par Luerèce et par Virgile , dans l'éloquente description
de la peste qui dévasta de son tems le Péloponèse ,
l'Attique et presque toute la Grèce , et qui enleva au
AVRIL 1808. 215
1
moins le tiers de la population de ces belles contrées.
Souvent Lucrèce ne fait que le traduire , et c'est alors
que ce poëte nous parait le plus éloquent et le plus
énergique. Virgile le traduit moins qu'il ne l'imite , et
Virgile ne peut rien imiter qu'il ne l'embellisse ; mais
son immortel morceau ne fait point oublier celui de
Thucydide. Virgile n'avait pas vu l'horrible contagion
qui avait dévoré les troupeaux et les habitans de la
Noricie, Thucydide en avait été le témoin , et aurait pu
être la victime de la peste du Péloponèse ; et dans ce
cas seul , celui qui décrit exactement ce qu'il a vu
et presque souffert , a plus d'effet que celui qui embellit
la narration d'un autre ; car on ne peut guère
embellir sans altérer.
Voilà le grand historien dont M. Gail donne aujourd'hui
une très-belle édition. Les deux derniers volumes
de cette collection se composent de plusieurs Mémoires
dans lesquels M. Gail discute avec beaucoup de goûť
et de sagacité , les différens genres de mérite de Thucydide,
et rend compte des sources où il a puisé, et
des travaux immenses qu'il s'est imposés à lui-même
pour conduire cette savante entreprise à sa perfection.
La beauté typographique se joint ici au mérite littéraire.
Des cartes très-soignées , des estampes et le portrait
de Thucydide dessiné et gravé d'après un marbre
antique , sont des accessoires précieux de cette belle
édition : et tout l'ensemble de cet intéressant ouvrage
ne peut que nous donner une idée avantageuse du
Xénophon que M. Gail nous prépare et nous annonce.
Μ.
HISTOIRE DE FÉNÉLON , composée sur les manuscrits
originaux ; par M. G. F. DE BEAUSSET , ancien évêque
d'Alais , membre du Chapitre impérial de St.-Denis .
Trois vol. in-8°. A Paris, chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs- libraires , rue des Bons-Enfans , nº 34.
( DERNIER EXTRAIT . )
La partie de cet ouvrage que l'auteur a consacrée
àl'examen du Télémaque , est sans doute d'un intérêt
1
216 MERCURE DE FRANCE,
1
plus vif et plus général que des discussions théologiques
sur le quiétisme et le jansénisme , mais elle fait naître
aussi quelques réflexions douloureuses. On a vu souvent
des hommes qui joignaient un caractère aimable à un
beau génie , punis par la fortune de leurs succès dans
la carrière des lettres , et condamnés à payer leur gloire
d'une partie de leur bonheur. Il est triste que Fénélon
ait subi le même sort dans un siècle où la considération
publique élevait les grands talens à côté de ce que la
naissance, la politique et la victoire avaient de plus
illustre , et sous un roi qui regardait avec raison , comme
le gage le plus sûr de son immortalité , la protection
qu'il accordait aux arts de l'esprit. On ne peut douter
que la longue disgrâce de l'archevêque de Cambrai
n'ait été péniblement agravée par le prodigieux succès
du Télémaque. Le pape , en condamnant le livre des
Maximes des Saints , avait mis un terme à la malheureuse
affaire du quiétisme ; et la soumission de Fénélon ,
cette soumission modeste et profonde , dont l'admirable
simplicité laissa si peu d'éclat au triomphe de ses adversaires
, avait ramené àlui les hommes les plus opposés
à l'erreur et aux nouveautés : on entendit les premiers
magistrats dn royaume , d'Aguesseau sur-tout , digne
d'être leur chefet leur modèle , prononcer devant les
parlemens l'éloge de Fénélon , en requérant l'enregistrement
du brefqui le condamnait . Il est juste d'observer ici
qu'après s'être permis dans la chaleur de la querelle un
procédé peu délicat , après avoir compromis ou du
moins laissé compromettre la dignité de son ministère ,
et si j'ose le dire , la majesté de son génie , par les intrigues
et les emportemens de son neveu , Bossuet, dès
qu'il eut mis la pureté de la foi sous la sauve-garde
d'une décision souveraine, reprit, à l'égard de Fénélon ,
des sentimens aussi nobles que modérés. Ce grand évêque,
l'oracle de l'église gallicane , le plus fidèle interprête
de sa doctrine et le plus ferme appui de ses libertés ,
fut emporté par un zèle ardent au-delà de cette douceur
et de cette modestie qui donnèrent tant de charme
au caractère de Fénélon ; mais sa vertu le préservait
également de la haine et de l'envie. Loin de vouloir
prolonger la disgrâce de l'archevêque de Cambrai ,
AVRIL 1808 .
217
tout ce qui lui revenait de sa conduite depuis la condamnation
de son livre ; tout ce qu'il apprenait de la
sagesse avec laquelle il gouvernait son vaste diocèse ,
et de la tendre affection que les habitans de la Flandro
lui portaient ; les éloges unanimes des officiers qui l'avaient
vu à Cambrai en revenant de l'armée ; l'espèce
d'enthousiasme général qu'excitait le Télémaque , bien
que cet ouvrage fût peu du goût de Bossuet ; enfin ,
pour me servir des expressions de Bossuet lui -même ,
ce queje ne sais quoi d'achevé que le malheur ajoute
à la vertu , tout , dit l'historien de Fénélon , contribuait
à toucher l'évêque de Meaux , et lui faisait regretter
d'avoirperdu un ami si digne d'être , après lui , l'oracle
et le modérateur de l'église de France. On a lieu de
croire qu'il désira sincèrement de s'en rapprocher , et
que ce fut dans cette intention que l'abbé de St. -André
fit , à la prière de Bossuet , un voyage que d'autres circonstances
rendirent inutile : mais Fénélon n'en était
pas moins éloigné de la Cour par des intrigues trèsactives
et très-puissantes. Tous les ministres , à l'exception
de M. de Beauvilliers , s'étaient déclarés contre lui
depuis sa disgrâce , et tous croyaient avoir un grand
intérêt à ne point laisser revenir auprès du duc de
Bourgogne , un homme qui pouvait se ressouvenir de
leurs procédés , et peut-être unjour les en punir.
Un événement que personne n'avait prévu , vint au
secours de tant de passions , et dispensa pour toujours
les ennemis et les rivaux de Fénélon du soin pénible
de veiller à sa perte ; elle fut irrévocablement consommée,
dans le coeur et l'esprit de Louis XIV , par la
publication du Télémaque. Il faut entendre M. de
Beausset en raconter les détails et les résultats .
« Tout le monde sait , dit-il , que l'infidélité d'un
>>domestique , que l'archevêque de Cambrai avait char-
>> gé de tirer une copie de son manuscrit , fit connaître
>> au public un ouvrage qui a valu à son auteur une
>> gloire qu'il n'avait pas ambitionnée , et des malheurs
>> qu'il ne méritait pas. Le copiste infidèle eut assez de
>> goût pour apprécier les beautés d'un pareil ouvrage ,
>> et trop peu de délicatesse pour résister au désir d'en
>>tirer avantage. Il vendit à un libraire la copie qu'il
218 MERCURE DE FRANCE ,
» s'était réservée à l'insçu de l'archevêque de Cambrai;
>> le libraire se hâta de la faire imprimer sous un for-
>> mat in- 12 , en assez gros caractères. Il n'en était en-
>> core qu'à la 208° page , lorsque la Cour en fut ins
>> truite : c'était à la fin de 1698, et dans le moment
>> où elle était le plus irritée des lenteurs et des obs-
>> tacles qu'elle éprouvait à obtenir du pape la con-
» damnation de Parchevêque de Cambrai: c'était dans
>>> une circonstance où elle faisait surveiller avec unè
>> attention excessive , tous les écrits que ce prélat pu-
>> bliait pour sa défense. Tous les exemplaires du Té-
>> lémaque furent saisis , les imprimeurs maltraités ; et
» on usa, au nom de Louis XIV , des mesures les plus
>›› sévères pour anéantir un ouvrage qui devait ajouter
>> tant de gloire au siècle de Louis XIV. Mais il n'était
>> plus tems ; quelques exemplaires avaient échappé à
>>la vigilance de la police : cette édition , toute impar-
>>faite qu'elle était , se répandit avec rapidité. Encou-
>> ragé par le succès , mais intimidé par la crainte du
>>>>gouvernement , l'imprimeur vendit , sous le plus
>>> grand secret , quelques copies manuscrites de la par-
>> tie de l'ouvrage qui n'avait pas encore été imprimée :
>> on se les communiquait avec autant d'avidité que
>> de mystère , et le mystère ajoutait à l'intérêt et à
>> la curiosité. >>>
Ce succès éclatant qui triomphait de toutes les précautions
de la Cour, cette gloire rebelle qui environnait
la disgrâce de Fénélon , malgré tous les efforts
d'un monarque à qui ses courtisans voulaient persuader
que sa faveur seule donnait la gloire , fut ce qui
contribua le plus à aigrir Louis XIV contre l'auteur
de Télémaque. On s'était empressé de lui dénoncer l'ouvrage
comme une satire coupable des principes de son
administration ; on cherchait , dans la conduite et le
caractère des personnages , des allusions offensantes à
la cour et aux ministres de Louis XIV; on s'obstinait à
le reconnaître lui-même dans le portrait d'Idoménée ;
enfin , si l'on en croit le duc de Saint-Simon , le maréchal
de Noailles qui n'aspirait à rien moins qu'à remplacer
M. de Beauvilliers dans les places de gouverneur
du duc de Bourgogne et de ministre d'Etat , di
AVRIL 1808.
219
sait au roi , et à qui voulait l'entendre: « qu'il fallait
> être ennemi de sa personne pour avoir composé le
» Télémaque . » Peu s'en fallut qu'il n'en fit à Fénélon
un crime de lèze-majesté.
Il est difficile de savoir , dit M. de Beausset , jusqu'à
quel point Louis XIV ajouta foi aux intentions que
la calomnie prêtait à l'archevêque de Cambrai ; mais
on ne peut douter qu'il n'ait été profondément ulcéré
contre l'auteur d'un ouvrage dont les maximes étaient
réellement en opposition avec les principes de son gouvernement
, avec les qualités dominantes de son caractère
, avec toutes les illusions brillantes qui l'avaient
si long-tems séduit. L'âge et la piété lui avaient bien
donné le désir et le pouvoir de modérer le goût impérieux
qui le portait au faste et à l'éclat; mais la religion
même n'avait pu le désabuser de ses idées de
grandeur et de gloire ; observons encore qu'à l'époque
où le Télémaque parut , le malheur n'avait pas encore
appris à Louis XIV à connaître les bornes de sa puissance;
il était loin de soupçonner qu'il serait bientôt
réduit à demander la paix à des ennemis qu'il avait
humiliés , et qu'en offrant de subir la dure loi du vainqueur,
il ne parviendrait point à désarmer sa vengeance :
il fut donc affermi naturellement dans la première idée
qu'il avait prise de Fénélon , qu'il regardait comnie
un esprit chimérique. Il regretta d'avoir confié l'éducation
de son petit-fils à un homme dont les principes
lui paraissaient d'autant plus dangereux, qu'il les jugeait
absolument contraires au caractère de la nation que
le jeune prince était appelé à gouverner. La politique
paternelle de Mentor lui semblait incompatible avec
Ja fermeté nécessaire pour réprimer la légèreté des
Français : toutes ces maximes de modération et de
popularité , le goût de la vie pastorale et du bonheur
des travaux champêtres , la simplicité modeste des
rois et des grands , cette candeur et cette bonne foi
dans les négociations extérieures , que Minerve s'efforce
d'inspirer au fondateur de Salente , parurent
au plus fier des souverains , les jeux puérils d'une
imagination peu familiarisée avec la connaissance des
hommes et la véritable science du gouvernement. II
220 MERCURE DE FRANCE ,
est donc facile de comprendre comment Louis XIV,
déjà convaincu par l'autorité des évêques les plus recommandables
de sa Cour , que Fénélon n'avait que
des idées romanesques sur la piété , fut amené à croire
qu'il n'avait également que des idées romanesques en
politique . S'il avait pu se persuader , observe très-judicieusement
M. de Beausset , que les maximes de l'auteur
du Télémaque étaient les plus justes et les plus
vraies , Louis XIV était assez grand par son ame et son
caractère pour l'en récompenser au lieu de l'en punir.
C'était le même prince qui avait toujours encouragé
le zèle austère des ministres de la religion qui l'avertissaient
de ses fautes et de ses devoirs , et qui dit avec
douceur au plus touchant de nos orateurs sacrés : <« toutes
les fois que je vous ai entendu , j'ai été fort content
de vous et fort mécontent de moi-même. » Mais les
vérités de la religion , appliquées à la morale , sont
simples , éclairées , incontestables , et Louis XIV en
était pénétré. Il n'en est pas aiusi des théories de gouvernement
et des maximes de la politique: elles sont
si mobiles et si variables dans leur application , le systême
est quelquefois si séduisant et l'exécution si difficile,
et si dangereuse , qu'on peut aisément pardonner
à Louis XIV, qui régnait avec gloire depuis quarante
ans, d'avoir eu plus de confiance dans le souvenir de
ses succès , que dans les lumières de Fénélon , séparées
de la connaissance des hommes et de l'expérience des
affaires . Il est probable qu'il se serait borné à regarder
l'auteur du Télémaque comme un esprit chimérique ,
si cet auteur n'avait pas été le précepteur de l'héritier
du trône; mais Fénélon devint à ses yeux un sujet ingrat
et un écrivain dangereux , parce qu'il lui parut avoir
oublié ses bienfaits et méconnaître les vrais principes
du gouvernement.
C'est par cette discussion , pleine de sagacité , de
candeur et de modération , que M. de Beausset justifie
la cruelle méprise d'un grand monarque envers
l'un des plus grands hommes de son siècle , et le jugement
rigoureux qu'il porta sur l'un des chefs - d'oeuvre
qui ont le plus illustré son règne.
Onjuge bien que l'historien de Fénélon doit repousAVRIL
1808. 221
ser avec autant de soins et beaucoup moins de peine , les
calomnies que la malveillance répandit , lors de la publication
de Télémaque , sur les intentions de son immortel
auteur. Il prouve, jusqu'à l'évidence combien
il est absurde de supposer à Fénélon l'odieux projet
de faire la satire d'un roi qui le comblait de bienfaits ,
dans un ouvrage destiné à l'éducation de son petit-fils .
Les faits mèmes résistent à cette supposition; car il est
avéré que l'archevêque de Cambrai n'a pu composer le
Télémaqué qu'à une époque où il jouissait encore de
la plus haute faveur , et où il occupait à la cour la
place laplus honorable ; dans un tems où Louis XIV
ledistinguait par les témoignages d'estime les plus flatteurs
, et l'élevait aux premières dignités de l'église.
D'ailleurs , Fénélon a professé toute sa vie , et dans
toutes les occasions , un véritable attachement pour
ce grand prince : la veille même de sa mort , dans
une lettre où il déposait , sans crainte et sans espérance
, l'expression de ses derniers sentimens , il protesta
solennellement , « qu'il avait toujours eu pour la
>> personne de Louis XIV et pour ses vertus , une
>> estimeet un respect profond. >>>Sans doute , observent
à cette occasion des écrivains protestans , dont lejugement
ne saurait étre suspect , on doit croire sur une
déclaration de cette nature un évêque , un évêque
comme Fénélon , et un évêque mourant.
Il est difficile de déterminer , d'une manière précise,
l'époque à laquelle le Télémaque fut composé ;
mais il suffit de savoir avec certitude qu'il le fut avant
la disgrace de son auteur, pour que la pureté de ses
intentions soit démontrée comme l'élévation de son
caractère et la simplicité de sa vertu. Voltaire , dans
le jugement peut-être intéressé qu'il a porté sur le
style et le mérite littéraire du Télémaque , convient
qu'après la mort de Louis XIV et de Fénélon , la
haine et la prévention cessèrent d'y chercher des allusions
satiriques , et il ajoute qu'alors le succès diminua.
Sans doute , quand le monarque et l'écrivain eurent
trouvé dans la tombe unasyle contre l'ingrate légéreté
des peuples et la malignité perfide des courtisans;
quand la haine n'eut plus besoin d'éloigner les vertus
1
224 MERCURE DE FRANCE ,
torien , il était si peu ambitieux de la gloire littéraire
que sans la piété religieuse de sa famille qui a recueilli
ses différens écrits , et sans l'heureuse infidélité à laquelle
on a dû le Télémaque , la postérité aurait été privée du
plus grand nombie de ses ouvrages .
ESMÉNARD.
LES QUATRE SAISONS DU PARNASSE , ou Choix
de Poësies légères depuis le commencement du 19
siècle , avec des mêlanges littéraires et des notices
sur les pièces nouvelles. Par M. FAYOLLE. Printems .
- 1808. 4º année. -Paris , chez MONDELET , rue
du Battoir , n°. 20 .
J'ai déjà eu plusieurs fois occasion de parler de ce
recueil , exécuté avec beaucoup de soin d'après uu plan
très-heureux . Il offre une grande variété d'objets; et tel
est le charme de la variété, qu'une suite de morceaux
médiocres , mais écrits dans des genres différens et placés
de manière à contraster entre eux , pourroit , jus
qu'au bout , tenir en haleine la curiosité du lecteur en
la trompant toujours ; tandis qu'une réunion de pièces
beaucoup meilleures , mais trop semblables pour le sujet
et pour le ton, et rangées dans un ordre trop méthodique,
nemanquerait pas d'engendrer bientôt la fatigue
et l'ennui. Mais ce n'est pas sur la variété seulement que
se fonde l'intérêt du recueil des Saisons : le bon choix
des morceaux qui le composent y contribue beaucoup.
L'éditeur , homme d'esprit et de goût , véritable abeille
du Parnasse , va butinant sans cesse dans nosjournaux
les plus estimés , et dans les porte-feuilles de nos meilleurs
écrivains ; et , dans ce moment de prétendue disette
littéraire , trouve le moyen de former tous les
trois mois un assez gros volume , mi-parti vers , miparti
prose , dont l'ensemble est presque toujours fort
satisfaisant. Tous les volumes , sans doute , ne sont pas
de la même force ; mais , pour les productions de
l'esprit comme pour celles de la terre , toutes les saisons
ne peuvent être également bonnes. Quelquefois
le champ des Muses est frappé de stérilité , ou ne se
couvre
AVRIL 1808 . 225
sur les morssonGA
SEINE
couvre que d'herbes parasites : alors l'éditeur fait ressource
des provisions qu'il a prélevées
abondantes et tenues en réserve pour suppléer
mauvaises récoltes. Souvent M. Fayolle joint à des
pièces nouvelles ou inédites , des morceaux de date
plus ou moins ancienne , dont quelques-uns ont déjà
vu lejour, mais n'ont paru que dans des circonstances
peu favorables ou dans des recueils négligés maintenant.
Tout nouveaux pour quelques lecteurs , ces morceaux
sont relus avec plaisir par les autres qui se félicitent de
les voir placés dans une collection bien faite dont on
peut garantir la fortune et la duree. Cette collection ,
dont le treizième volume vient de paraître , sera
quelque jour consultée avec beaucoup de fruit pour
P'histoire littéraire de notre tems : elle devra cet avantage
au soin que prend l'éditeur d'y faire entrer des
articles choisis sur les livres et les pièces de théâtre
dignes de mention, ainsi que des notices nécrologiques
sur tous les personnages dont les lettres , les sciences et
les arts ont à regretter la perte.
On pouvait craindre que l'éditeur d'un pareil recueil,
faisant lui-même de la prose et des vers , ne cédât
trop souvent à l'envie d'y insérer des morceaux de sa
composition. M. Fayolle est plus retenu : pouvant faire
une grande partie des frais du volume , il aime mieux
en faire les honneurs aux autres ; il porte quelquefois
la discrétionjusqu'à ne s'y réserver aucune place. Ily
a cependant mis cette fois une traduction en vers de
l'épisode de Nisus et Euryale. Je me garderai bien de le
comparer ici avec les autres poëtes traducteurs de Virgile
: Je sais trop ce qu'il en coûte pour faire de ces
comparaisons. Pesez de bonne foi le talent de deux
poëtes : le plus loué des deux se trouvera offensé des
éloges modérés que vous donnez à l'autre ; jugez si celuici
vous en saura gré. On ne courrait pas plus de risque
en les critiquant tous deux sans ménagement. Le plus
sûr , je le vois , serait de mettre d'un côté toute la
louange et de l'autre tout le blâme : de cette manière
du moins on pourrait espérer de ne se faire qu'un seul
ennemi. En attendant que je me décide à suivre cette
méthode , je dirai , toute comparaison à part , que dans
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
la traduction de M. Fayolle, les beautés de Virgile me
paraissent bien senties , et rendues avec une véritable
fidélité , celle qui n'exclut ni la facilité , ni l'élégance.
Je lui reprocherai la rime de réservés et conservés. Je
crois que les composés d'un même verbe ne riment
ensemble que lorsque la signification en est absolument
différente : ici elle est presque la même.
M. Fayolle a aussi payé cette fois son tribut en prose
par un extrait fort bien fait du Génie de l'homme ,
poëme de M. Chênedollé. Ce poême qui n'a pas eu une
fortune égale àsonmérite , renferme un grand nombrede
morceaux distingués. Ce qui s'y fait sur-tout remarquer,
c'est le talent d'exprimer en beaux vers les plus hautes
vérítés de la physique et de la philosophie. Malheurensement
l'auteur s'est proposé un sujet trop vaste , que
son plan ne circonscrit pas d'une manière assez précise ,
et que son poëme est loin de remplir. On peut dire de
ces poëmes qui veulent contenir toute la nature physique
ou morale , et même l'une et l'autre à la fois , ce
que Pascal disait de l'Univers : C'est une sphère infinie
dont le centre est par-tout , la circonférence nullepart.
Pour suppléer à ce défaut de limites , on imagine des
divisions artificielles , qui n'ont pas plus de réalité que
ces cercles appelés colures dont nos sphères armillaires
sont assez inutilement décorées .
Ce sont peut-être ces considérations qui ont empêché
M. de Fontanes d'achever ce poëme sur la nature et
sur l'homme dont il fait mention à la fin de l'excellent discours
qui précède sa traduction de l'Essai sur l'homme ,
de Pope. Il serait pourtant trop fâcheux que nous fussions
privés des morceaux de ce poëme qu'il avait déjà
composés . M. Fayolle nous en a donné un assez long
fragment , où l'auteur , traitant du néant et de la grandeur
de l'homme, de son corps périssable et de son ame
immortelle , a pu déployer en entier sa belle manière ,
son talent pur, noble et vigoureux. Les Mélanges de
prose sont enrichis d'un morceau du même écrivain,
quia pour objet la personne de Thomas et ses ouvrages.
Ce morceau est un modèle parfait de critique et de
diction : tous les tous y sont employés et fondus avec
un art qui n'appartient qu'aux maitres. De la simple
discussion httéraire , l'auteur s'élève sans effort à laplus
AVRIL 1808.
227
haute éloquence , et il en descend avec autant d'aisance
et de grâce qu'il y était monté. Un parallèle entre l'éloquence
de la chaire et celle de l'Académie lui en fournit
P'heureuse occasion. Il représente d'un côté Bossuet
montant dans la chaire pour louer Condé dont la patrie
en deuil déplore la perte récente; et de l'autre un
homme de lettres lisant , sans pompe , dans la salle d'une
académie , l'éloge d'un ministre , d'un philosophe , d'un
magistrat ou d'un écrivain célèbre , long-tems après sa
mort , et devant des spectateurs indifférens. Ces deux
tableaux , d'un contraste piquant et noble à la fois , ont
chacun le coloris qui leur est propre. Je craindrais moins
de blesser la vérité que certaines convenances , en affirmant
quel'unde ces tableaux rappelle l'éloquence mâle ,
hardie et sublime du grand orateur qu'il retrace. Du
moins je puis dire , en toute assurance , que l'autre
offre , au plus haut degré , ce style élégant et pur , ce
ton de politesse et de réserve ingénieuse qui sont les
qualités du genre académique.
Les autres poëtes et prosateurs qui ont contribué au
volume dont je rends compte , sont MM. Le Brun ,
Ferlus , François ( de Neufchâteau ) , Millevoye , Parceval-
Grandmaison , Valmalette, Vigée, Dureau-Delamalle
fils , Eusèbe Salverte , Diderot , etc. A la Bourse , il
y a des signatures qu'il suffit de montrer pour prouver
labonté des effets . On ne doit pas être moins confiant
en littérature , et l'on doit y reconnaître aussi des noms
solvables . Ceux que j'ai cités sont , je crois , du nombre,
et je me rendrais volontiers leur caution . AUGER.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Académie impériale de musique . -
présentation au bénéfice de M. Chéron.
Re-
Jamais représentation à bénéfice n'a été plus justement
accordée , car jamais acteur ne l'a autant mérité que M. Chéron
par un service long et distingué : cet artiste laissera de
longs regrets et comme acteuret comme chanteur. Le trèsbel
opéra de la Vestale que M. Chéron avait choisi , joint
deux mérites assez rares , celui d'un poëme bien conduit et
bien écrit à une musique mélodieuse, forte d'harmonie , et
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
toujours adaptée à la situation : les amateurs se sont cependant
aperçus que les représentations en avaient été interrompues
, car il n'a pas été rendu avec son ensemble ordinaire
; l'orchestre , quelque parfait qu'il soit , a failli plusieurs
fois dans l'ouverture , et l'exécution des choeurs du premier
acte a laissé beaucoup à désirer .
Mme Ferrière remplissait , pour la première fois , le rôle
de la Vestale que Mme Branchu avait joué et chanté de
manière à désespérer toutes ses rivales; Mme Ferrière y a
paru un peu faible , cependant elle a chanté avec beaucoup
d'ame et d'expression l'invocation du second acte .
La reprise du ballet de Mirza de feu Gardel aîné , n'a
produit que peu d'effet , quoique Mme Gardel y jouât le rôle
de Mirza et Vestris celui du colonel français : ce ballet est
trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en donner l'analyse ;
il y a si peu d'action dans cet ouvrage , que les nouveaux
divertissemens ajoutés par M. Gardel le jeune , et qui sont
charmans , n'ontmême pas pu couvrir ce défaut .
Théâtre français . - Premier début de Mlle Desgarcins ,
élève de Mme Talma.
Ce nom rappelle aux amateurs de la scène française des
souvenirs si chers , que l'effet en rejaillit tout naturellement
sur la personne qui se présente avec une aussi bonne recommandation;
la débutante a donc été fort applaudie à sa
première entrée ; mais les spectateurs qui fréquentent ce
théâtre sont difficiles à contenter ;
« Et pour des coups d'essai veulent des coups de maître . >>
Mile Desgarcins est trop jeune pour paraître encore sur
la scène; son organe n'est pas formé , et elle manque souvent
de force : ces défauts qui sont ceux d'une extrême jeunesse
, disparaîtront sans doute avec le tems , et l'on peut
espérer qu'avec du travail cette jeune débutante se montrera
un jour digne du nom qu'elle porte , et de l'excellente
actrice qui lui a donné ses soins et ses conseils. B.
La seconde édition d'Eusèbe héroïde , par M. Laya , professeur de
belles-lettres , vient de paraître. Nous rendrons compte , dans le prochain
numéro , de cette intéressante production.
EXTRAIT de la Notice des poësies manuscrites de feu M. L
BRUN , lue par M. FRANÇOIS ( de Neufchâteau ) à la
séance publique de l'Institut , du 6 avril 1808 .
MOINS jaloux du présent que de l'avenir , M. Le Brun n'a pas publié
AVRIL 1808.
229
deson vivant le recueil de ses OEuvres poëtiques . Il les corrigeait sans
cesse et semblait n'être jamais content de lui-même. Il a laissé des matériaux
considérables que l'on s'occupe à mettre en ordre . Ces matériaux
doivent fournir au moins trois volumes , distribués en huit parties . L'édition
projetée doit comprendre :
1º. Cent soixante Odes de tout genre , pindariques , érotiques , morales
, anacreontiques , et dont un très -grand nombre sont assez étendues.
Elles forment cinq livres . Tous les genres y sont entremêlés à la manière
de celles d'Horace . C'est la partie de ses OEuvres que l'auteur a le plus
soignée , à laquelle il attachait le plus d'importance , et vraisemblable--
ment celle qui contibuera le plus à sa gloire .
2°. Quarante-cinq Élégies , distribuées en quatre livres . Elles sont
toutes en grands vers .
3º. Quarante Építres dans tous les genres et de toutes les mesures de
vers. La plus célèbre est l'Épître sur la bonne et la mauvaise plai-
*santerie , qui est imprimée depuis long-tems . Plusieurs autres ne sont
pas indignes de celle-là . Le plus grand nombre est inédit. Malheureusement
il y en a beaucoup d'imparfaites .
4° . La Nature , poëme en quatre chants , commencé dès la jeunesse
de l'auteur , interrompu et repris à plusieurs époques , mais auquel il
avait cessé de travailler depuis plus de vingt ans. Le premier titre de
ce poëme était les Avantages de la vie champêtre , et le but du poëte
avait étéde faire sentir quels sont ces avantages pour la sagesse , pour
la liberté , pour le génie et pour l'amour . C'est ce qui lui avait fourni
la division de l'ouvrage et les titres particuliers des quatre chants . Le
premier et le second chaut sont très-incomplets , on n'en a trouvé que
des fragmens. Le troisième est le seul qui soit entier et mis au net ,
c'est celui du Génie. Le quatrième était le moins avancé , et ne fournira
qu'un petit nombre de fragmens .
5º. Les Veillées du Parnasse , autre poëme en quatre chants , aussi
resté imparfait. L'auteur feint qu'Apollon et les Muses , réunis sur le
Parnasse , dans les longues nuits d'hiver , en charment l'ennui par des
récits intéressans. La sensible Erato raconte la fable d'Orphée et d'Euridice;
c'est la traduction de cette admirable clôture des Géorgiques .
Calliope récite la mort de Nisus et d'Euriale , traduite d'une épisode
nonmoins admirable de l'Enéide. Ces deux morceaux sont achevés ,
et l'on peut dire qu'ils le sont , dans quelque sens que l'on donne à ce
mot. Thalie , pour égayer un peu la soirée , raconte l'aventure nocturne
d'Hercule , d'Omphale et du Dieu Faune , tirée du second livre
des Fastes d'Ovide . C'est une imitation libre et en vers libres ; l'auteur
n'y a pas mis la dernière main. Enfin Apollon raconte à son tour
Phistoire de Psyché , la plus belle des fables et la plus ingénieuse des
allégories de l'antiquité. M. Le Brun , en abrégeant ce récit , en a extrait
ce qu'il y a de plus poëtique . Il l'a conduit jusqu'où commencent les
1
230 MERCURE DE FRANCE ,
malheurs et les épreuves de Psyché. Ce qu'il en a fini , est peut-être ce
qu'il a laissé de plus travaillé et de plus parfait.
6°. Plus de cinq cents Epigrammes sur toutes sortes de sujets , dans
tous les genres et depuis le dixain jusqu'au distique . Elles seront divisées
en plusieurs livres . L'auteur , à la manière des anciens , donnait le titre
d'Epigrammes à tous ces petits poëmes dont le peu d'étendue les rend
propres , si l'on veut , à servir d'inscription . Les siennes sort tour à
tour philosophiques , galantes , gaies ou malignes , toujours spirituelles
ou poétiques . C'est avec l'Ode le genre de poesie auquel M. Le Brun
était le plus naturellement appelé , et qu'il a le plus assidument cultivé
jusqu'à la fin de sa vie .
7°. Deux livres de Poësies diverses , composées de toutes celles qui
ne peuvent être classées dans aucune des divisions précédentes , vers de
circonstance , de société , de galanterie , etc. , etc. Le nombre en est
considérable , mais sera nécessairement réduit. Le portefeuille laissé par
M. Le Brun est très-riche; mais son luxe a besoin de quelques retranchemens
, et il faut diminuer son opulence pour la faire mieux valoir .
8. Enfin , quelques morceaux et fragmens en prose , presque tous
sur l'art des vers et le style poëtique , objet dont ce grand poëte s'est
beaucoup oecupé. On y pourra faire entrer quelques notes importantes ,
fidellement copiées d'après celles qu'il écrivait au crayon sur des exemplaires
de Malherbe et de quelques autres classiques français . On aura
ainsi , du moins en partie , la théorie particulière , ou , si l'on veut , la
poëtique de M. Le Brun .
NÉCROLOGIE.- Le peintre Robert vient d'être enlevé aux
arts . Les sentimens qui m'attachaient à lui me font un
devoir douloureux de consacrer quelques lignes à sa mémoire
, de donner quelques détails sur sa personne et sur ses
travaux .
Hubert Robert était né à Paris le 22 mai 1733. Ses parens
le destinaient à l'état ecclésiastique, il y était même entré
à l'age de 17 ans; mais la nature avait voulu qu'il fût peintre .
Enfant, il dessinait déjà sans modèle et sans maitre. On
Favait mis au collège de Navarre pour faire ses études , et
en feuilletant ses cahiers on y aurait trouvé autant de dessins
que de devoirs . Il racontait que l'abbé Batteux , l'un de ses
professeurs , s'étant aperçu un jour , pendant la classe , qu'il
essayait de cacher un papier, le lui demanda, vit un dessin ,
Je garda , et plusieurs années après lorsqu'il eut été reçu à
l'Académie de peinture , l'étonna beaucoup en lui représentant
ce même dessin qui annonçait les plus heureuses dispositions.
AVRIL 1808 . 231
Il avait fini ses études , et ses parens allaient solliciter pour
lai un benefice , lorsqu'illeur déclara qu'il était résolu de
sevouer à la peinture. La résistance qu'ils auraient pu lui
opposer céda aux représentations du célèbre Michel-Ange
Sloodts qui , à la vue des dessins que le jeune homme faisait
à leur insçu , avait deviné qu'il serait un jour un peintre
habile.
Libre d'entrer dans la carrière où son goût l'entraînait ,
Robert partit pourl'Italie. Il arrive à Rome, et les ruins dont
elle s'énorgueillit , les chefs-d'oeuvre dont elle se pare , ses
édifices pompeux , ses sites ravissans , son beau ciel le transportent
d'étonnement et d'admiration. Désormais et durant
douze ans, le chevalet sur le dos et la boîte à couleurs à la
main , il ira peindre tous les aspects que lui présente une
nature si riche et si variée. Et quel sera son guide ? qui l'éclairera
de ses conseils ? cette meme nature .
Ses progrès avaient été rapides , et ses jeunes émules , en
revenant en France , le citaient comme une des plus chères
espérances de notre Ecole .
L'éloge qu'ils en font parvient aux oreilles de M. de Marigny
qui , en sa qualité de directeur-général des bâtimens
du roi , écrit à M. de Choiseul, alors ambassadeur de France
à Rome , lui demande des renseignemens sur le jeune artiste
dont on lui vante le talent , et témoigne , en même tems , le
désir d'avoir un tableau de sa composition. Robert fait le
tableau , et M. de Marigny , en le recevant avec la réponse)
de M. de Choiseul , est tellement satisfait de l'un et de l'autre
, qu'il accorde à Robert la pension d'élève à Rome sous
le directorat de M. Natoire.
Si son talent lui faisait obtenir des encouragemens , son
esprit , son caractère et sa conduite lui acquéraient des
protecteurs et des amis puissans. Il en avait trouvé un dans
M. le Bailli de Breteuil , ambassadeur de Malte , dont il
recevait des témoignages de bonté tout particuliers , et avec
qui , dans les momens de loisir que lui laissait son art , il
s'amusait à traduire Virgile .
Un séjour de douze ans à Rome ne l'avait point détaché
de sa patrie. Il désirait la revoir et choisit pour y rentrer
l'année 1767 , parce que , cette année-là , les membres des
Académies de peinture et de sculpture devaient faire au
Louvre une exposition publique de leurs ouvrages. H revient
done à Paris . Ses camarades en le revoyant l'engagent à
s'y fixer , et lui conseillent même de faire un tabikau pour
sa réception à l'Académie . Robert fait le tableau et le pre
232 MERCURE DE FRANCE ,
sente , mais il doute du succès , et retient une place dans la
voiture publique pour retourner à Rome. Cependant , le
même jour où il devait partir , l'Académie l'agrée et le reçoit
unanimement.
Depuis ce moment , il vécut constamment occupé de son
art. Le nombre de dessins et de tableaux qu'il a produits est
presque incalculable. Il n'est pas un cabinet , non-seulement
en France , mais encore en Europe , qui n'en offre
quelques-uns. C'est à l'accueil que ses productions obtenaient
chez l'étranger qu'il dut l'invitation flatteuse et honorable
que Catherine II lui fit en 1782 et en 1791 de venir
s'établir à Pétersbourg. Cette invitation était accompagnée
des propositions les plus avantageuses pour sa fortune ; mais
son amour pour son pays , son attachement à sa famille , à
ses amis , l'empêchèrent de les accepter.
Il avait été élu conseiller de l'Académie , nommé dessi-.
nateur de tous les jardins royaux et garde des tableaux du
Roi , lorsque la révolution française arriva. Il perdit ses places
, et la terreur lui ravit sa liberté. Son talent dumoins lui
restait , et pendant sa détention qui dura dix mois , il se
consola avec ses pinceaux et ses crayons. Avant d'obtenir
un local où il pût placer une toile , il peignait sur les assiettes
dans lesquelles on lui apportait son diner , et lorsque
sa prison lui fut ouverte , il avait fait cinquante-trois tableaux
, sans compter une prodigieuse quantité de dessins
que s'étaient disputés ses compagnons d'infortune.
Robert , à un grand amour pour le travail , joignait une
extrême facilité , une imagination vive et féconde. Le genre
qu'il avait embrassé est un peu froid , un peu monotone.
Qu'est-ce que des monumens et des ruines disent à l'ame ?
Mais la froideur et la monotonie disparaissent dans la plupartdes
compositions de Robert par les pensées ingénieuses
et la variété des scènes dont il les anime. Son talent , au
reste , ne se bornait pas au seul art de peindre , il excellait
encore dans la composition des jardins irréguliers . Plusieurs,
et celui de Méreville notamment , ont été tracés d'après ses
dessins , et c'est sur ses plans qu'ont été construits les bains
d'Apollon qui ornent le parc de Versailles. Il subit le sort
réservé à tous les hommes célèbres qui vieillissent dans la
carrière des arts et dans celle des lettres . Il n'était plus dans
ses dernières années ce qu'il avait été dans la force de Page .
Sa touche avait perdu de sa fermeté , sa couleur n'avait plus
la même vigueur , ni la même harmonie; mais , dans ses
plus faibles tableaux , on retrouve encore la tête et la main
AVRIL 1808. 255
d'un grand peintre. Il était dans son atelier et devant son
chevalet lorsque la mort l'enleva subitement le 15 avril
dernier.
Pour remplir l'engagement que j'ai pris en commençant ,
j'ajoute quelques mots. Robert était doué d'une complexion
forte et vigoureuse , d'une adresse et d'une agilité extrême.
Les jeux et les exercices de son enfance lui étaient encore
familiers dans sa vieillesse. Il avait poussé la hardiesse jusqu'à
la témérité. Etant à Rome , il fait avec ses amis le pari
qu'il ira planter une croix sur un des murs les plus élevés
du Colisée , murs dont toutes les pierres étaient disjointes
par le tems ; et il gagne le pari en échappant aux plus
grands dangers . On cite encore de lui deux tentatives non
moins étonnantes , une promenade sur la corniche du dôme
de Saint-Pierre , et celle qui a fourni à M. Delille l'un des
plus beaux épisodes de son poëme de l'imagination. A ces
dons particuliers , Robert en réunissait de plus recommandables.
Sa physionomie était franche et ouverte , son esprit
vif, aimable et cultivé , son caractère enjoué , son coeur
excellent , et son commerce aussi doux qu'agréable . Il s'était
marié après sa réception à l'Académie , et sa femme , dans
une longue union, ne connut d'autre chagrin que celui
qu'il partagea avec elle , et que leur causa la perte de leurs
enfans. Il est mort sans postérité, mais sa veuve le pleure ,
la société le regrette , et ses amis ne pensent point à lui
sans attendrissement. VIGÉE.
NOUVELLES POLITIQUES .
(EXTÉRIEUR. )
RUSSIE. - Pétersbourg , le 11 Mars. - L'armée russe a
ouvert sa campagne contre la Suède par d'importans succès .
La Finlande , qu'on regardait comme le boulevard du
royaume, est conquise en grande partie. Les troupes ont
occupé Tamersfors et Tawastheus , d'où les Suédois se sont
retirés au nombre de 10,000 hommes. Un courier expédié
par M. le comte de Buxhowden, vient d'apporter les clefs
de la forteresse de Swartholm , qui s'est rendue par capitulation
, et où l'ona trouvé 200 pièces d'artillerie, de grands
magasins et des munitions de guerre de tout genre. La garnison
qui était de 700 hommes a été faite prisonnière de
234 MERCURE DE FRANCE ,
guerre : on y comptait un grand nombre d'officiers . L'armée
russe occupe Abo , marche sur Vasa ; et se dispose à attaquer
Sweaborg : les grands préparatifs qu'elle a faits donnent
lieu de croire que la place ne résistera pas. Le nombre
des troupes russes qui , depuis la paix de Tilsitt , étaient
stationnées dans quelques provinces occidentales de cet Empire,
a de nouveau diminué , et une vingtaine de batail-
Ions d'infanterie viennent encore , ainsi que quelques régimens
de cavalerie , de se porter dans la Finlande, pour renforcer
le général Buxhowden. Les mêmes lettres disent que
les armemens maritimes continuent à Revel et à Cronstadt
avec la plus grande activité , et qu'on équipe , en outre , un
nombre considérable de galères et de grandes chaloupes
canonnières , propres à servir à une expédition contre la
Suède. Beaucoup de troupes doivent être embarquées sur
ces chaloupes . On en conclut qu'il est question d'un débarquement
prochain sur les côtes suédoises.
DANEMARCK . - Kiel , le 13 Avril. Des voyageurs qui
arrivent de Suède en ont rapporté des papiers anglais , qui
vont jusqu'au 20 mars. Il parait qu'à cette époque on travaillait
aux apprêts d'une grande expédition qui devait mettre
à la voile d'Yarmouth et des Dunes. On lit les notes suivantes
dans divers papiers publics :
<<On avait recu le 19 , à Londres , la première nouvelle
de l'entrée des Russes dans la Finlande suédoise. Les ministres
aussitôt tinrent , dans Downing-Street , un conseil
qui dura trois heures; et il fut ensuite expédié un courier
au roi , à Windsor. La sensation que fit cette nouvelle ne
peut se décrire ; elle est regardée comme une calamité nationale.
La consternation est augmentée par le silence que
gardent les ministres ; la curiosité publique n'a été satisfaite
que par un avis affiché au café Lloyd.>>>
-- Le général Witlhocke a été jugé : son arrêt porte qu'il
sera fortement réprimandé et déclaré à jamais incapable de
servir S. M. britannique .
- Des frégates suédoises ont paru devant Swinemunde ,
et le nombre des navires anglais semble s'augmenter dans
ces parages ; ils gênent , autant qu'ils le peuvent , les communications
entre les diverses îles du Danemarck.
Le prince de Ponte Corvo est toujours à Odensée en
Fionie. Les dernieres lettres de cette île ne nous apprennent
rien de nouveau.
1
AVRIL 1808. 235
POLOGNE. - Dantzick , le 1er Avril. - Les changemens
attendus dans le gouvernement de cette ville ont eu lieu.
Le 14 , le sénat se réunit extraordinairement ; le président ,
M. de Gralath , et un membre du sénat obtinrent la dé
mission de leurs emplois avec pension. Le nombre des
sénateurs fut augmenté de quatre nouveaux membres , et
le troisième ordre , instruit qu'à l'avenir il ne se reunirait
que tous les deux mois , à moins que le sénat ne jugeât
àpropos de le convoquer. Le troisième ordre est remplacé
par seize représentans qui se réuniront une fois par semaine,
pourapprendre les décisions du sénat, et les communiquer à
labourgeoisie.
Après que ces premières bases furent établies , on procéda
aux nouvelles nominations. M. Hufeland , professeur
à Landshut , fut nommé l'un des quatre bourguemaîtres
de la viile , et cinq des négocians les plus recommandables
entrèrent au sénat. La place de président sera occupée
alternativement chaque année par un des quatre
bourguemaîtres. C'estM. Zerneke qui en remplit aujourd'hui
les fonctions .
ALLEMAGNE.- Vienne , le 9 Avril.- Une patente impériale
enjoint à tous les possesseurs de biens inféodés , dépendans
autrefois de seigneuries étrangères aux Etats aut
ichions , d'en donner , dans l'espace de six mois , un état
à l'administration provinciale ou à la cour équestre , et de
renouveler , soit en personne , soit par fondés de pouvoirs ,
pardevant ladite cour , dans l'espace d'un an , leurs obligations
, sous peine de félonie. La cour équestre doit être
nantie de tous les droits , redevances et appartenances qui
étaient du ressort des anciennes seigneuries ; elle a aussi
son recours sur les échéances qui auraient pu avoir lieu
avant le terme du renouvellement d'obligation. Cette patente
a été publiée conformément à la sécularisation générale
de l'Empire , conformément aussi à l'art . 15 du traité
de Presbourg , et au droit de réciprocité , en vertu duquel
toute dépendance féodale des biens etpropriétés situés dans
le territoire autrichien , à l'égard des seigneurs étrangers
se trouve abolie.
-Une ordonnance du gouvernement, en date du 24 mars ,
oblige tout le clergé séculier et régulier du duché de Salzhourg
et de la principauté de Berchtholgsdagen à donner ,
dans le délai de trois semaines , et dans les formes prescrites
à cet effet , la déclaration précise de leurs biens fonds
et de leurs revenus. Dans le cas de fausses déclarations , il
1
236 ! MERCURE DE FRANCE,
sera fait usage de mesures plus rigoureuses pour découvrir
la vérité.
-Le gouvernement vient d'abolir un ancien usage de
quelques jurisdictions du pays de Salzbourg , d'après lequel
les enfans naturels ne pouvaient disposer , à leur mort ,
que d'un tiers de leurs propriétés , les deux autres tiers
appartenant au fisc.
-
Hambourg, le 19 Avril. Le duc de Mecklembourg-
Strelitz vient d'annoncer , par une proclamation , son accession
à la confédération du Rhin. Elle a eu lieu en vertu
d'un acte signé le 18 février entre M. de Champagny ,
ministre des relations extérieures de France , et le comte
de Schlitz , ministre plénipotentiaire du duc. Cet acte a
été ratifié le 10 mars par ce prince , et le 21 mars par
S. M. l'Empereur et roi.
Une inondation extraordinaire , causée par la fonte subite
des neiges du Hartz , a grossi l'Ocker, l'Ems, l'Aller, d'autres
petites rivières et le Weser ; les villes de Brunswick , d'Hanovre
, de Zelle , de Bréme , ont été , pour ainsi dire
submergées. Les dommages causés par ce petit déluge ,
sont très-considérables .
ROYAUME DE WESTPHALIE . - Cassel , le 14 Avril. - S. M. vient
de rendre , à l'égard des Juifs , un décret dont voici les dispositions :
Jérôme Napoléon , etc.
,
Considérant que si les Juifs doivent jouir , ainsi que nos autres sujets ,
du libre exercice de leur culte , cet exercice doit aussi , comme les
autres , être soumis à notre surveillance , afin qu'il n'en résulte aucune
contrariété avec la législation , et avec cette morale publique qui doit
être la règle de tous les hommes , et n'en former qu'une seule société
politique ; que les Juifs doivent cesser de faire un corps à part , et à
Pexemple de tous nos autres sujets , de quelque croyance qu'ils soient ,
se fondre dans la nation dont ils sont membres ;
Nous avons décrété et décrétons :
Il sera formé , dans notre ville de Cassel , un Consistoire pour la
religion juive . Le Consistoire sera composé d'un président pris indifféremment
parmi les rabbins ou parmi les autres Juifs , de trois rabbins ,
de deux Juifs lettrés et d'un secrétaire , qui seront présentés à notre
ministre de la justice et de l'intérieur , et par nous approuvés .
Le Consistoire sera chargé de veiller sur tout ce qui concerne le culte
religieux ; sur l'assiette et le recouvrement des taxes affectées aux dépenses
du culte , au traitement du Consistoire , aux écoles et aux établissemens
de bienfaisance dont les frais sont faits par les Juifs pour les
enfans et les pauvres de leur religion ; sur l'exécution des mesures
AVRIL 1808. 237
prises pour l'acquittement des dettes contractées par les anciennes communautés
juives .
Cette surveillance comprendra les rites ou réglemens , le service
divin, les synagogues , la discipline et l'enseignement religieux , sous
l'inspection et l'approbation nécessaire du gouvernement. Les rabbins
ne pourront célébrer les mariages et déclarer les divorces qu'après qu'il
leur aura été justifié de l'acte civil de mariage ou de divorce .
Tout Juif qui viendra s'établir dans le royaume , sera tenu , dans le
délai de six semaines , de se faire inscrire sur les registres de la synagogue
dans l'arrondissement de laquelle il prendra domicile , afin de
contribuer aux charges du culte : l'état civil des Juifs sera constaté dans
chaque commune , à dater du 1er mai , par le maire , ou , à son défaut ,
par l'adjoint. Les maires et adjoints se conformeront , pour la tenue
des registres et la rédaction des actes , aux dispositions du Code
Napoléon.
Dans trois mois , à compter de la publication du présent décret ,
tous les Juifs ajouteront au nom sous lequel ils sont connus , un surnom
qui deviendra le nom distinctif de leur famille ; ils le feront inscrire
à la municipalité de leur résidence ; ils ne pourront , ni leurs
enfans , les changer sans notre permission , à peine d'être poursuivis
pour supposition de noms. Les maires veilleront à ce qu'ils ne prennent
ni des noms de ville , ni des noms qui appartiennent à des familles
connues .
ROYAUME D'ITALIE. Livourne , le 8 Avril. -L'avis
suivant vient d'être publié dans cette ville : « Le commissaire
consul-général de France , chargé des affaires de la marine
et de santé en Toscane , s'empresse de faire connaître
aux sujets algériens les ordres de S. M. I. et R.: ils sont
remis dès ce moment en liberté pleine et entière ; le séquestre
qui avait été apposé sur leurs propriétés est levé.>>>
(INTÉRIEUR. )
»
Bayonne, le 21 Avril.-Les Journaux ont publié ces joursci
les rapports les plus opposés sur les événemens d'Espagne .
On a fait monter unjour , la fortune du prince de la Paix , à
cinq ou six cent millions , le lendemain, on a démontré
la fausseté de cette assertion ; quoi qu'il en soit , il faut
attendre ; ce grand procès doit être porté au tribunal de
Napoléon , et s'y jugera à Bayonne. Déjà le prince des
Asturies , accompagné du due de Saint - Charles , grandmaître
de la maison , dn duc de l'Infantado , du chanoine
Escoiquitz , des ministres Cevallos , Musquitz et Labsador ,
des comtes de Villanieto et d'Orgaz, et des marquis d'Ayerne
et de Suadalcarar , est arrivé hier dans cette ville ; S. A. R.
258 MERCURE DE FRANCE ,
est descendue dans la maison où logeait l'Infant donCarlos.
Adeux heures après midi , S. M. l'Empereur est allé voir les
deux Infants. A six heures , S. A. R. est venue à la campagne
qu'habite S. M. et a diné avec elle.
On prépare un logement en ville pour le roi Charles IV
et la reine.
PARIS. Le contre-amiral Allemand , commandant une
divisionmouillée à l'Isle-d'Aix , en appareilla le 17 janvier ,
pour se réunir à l'escadre de Toulon. Il y arriva le 6 février ,
après avoir pris ou détruit six bâtimens anglais et un portugais.
Apeine le contre- amiral fut-il signalé, que l'amiral
Gantheaume , qui était averti de son arrivée , mit sous voiles
avec les bâtimens sous ses ordres. L'escadre ainsi réunie ,
se trouvait composée de dix vaisseaux , dont deux à trois
ponts , un de 80 canons et sept de 74 canons , trois fregates ,
deux corvettes et sept transports , chacun de 800 tonneaux ,
chargés de troupes , vivres et munitions de toute espèce.
L'amiral dirigea sa route sur Corfou , qu'il avait ordre de
ravitailler , et qui , depuis quelque tems, était bloqué par
une escadrede six à sept vaisseaux. Soit que cette escadre cúť
été avertie du mouvement de celle de Sa Majesté , soit que
les tems affreux qui eurent lieu à cette époque l'eussent
forcée de relâcher, elle avait disparu depuis quelques jours,
lorsque , le 23 février , l'amiral arriva devant Corfou. Son
premier soin avait été d'envoyer des bâtimens à Otrante ,
Tarente, Brindisi , et sur les deux côtes de P'Adriatique,
pour faire affluer sur Corfou les convois nombreux réunis
dans ces ports , ce qui s'exécuta avec la plus grande activité.
Onn'enmit pas moins à débarquer dans l'ile les troupes et
munitions de toute espèce dont l'escadre et le convoi étaient
chargés .
Depuis leur départ , les vaisseaux de S. M. avaient éprouvé
des tems affreux ; le Commerce de Paris avait des réparations
assez importantes à faire dans sa mature. L'amiral qui le
montait , porta son pavillon sur le Magnanime ; et sur l'avis
qu'il reçut qu'une escadre anglaise était entrée dans la Méditerranée,
il aparcilla le 25 pour aller à sa rencontre , et empécher
sa jonction avec les autres escadres ennemies. Il laissa
seulement sur Corfou quelques frégates et corvettes-fran-
'çaises et italiennes , pour assurer les communications .
L'escadre se porta à la hauteur de la Sicile , etn'y trouvant
rien , elle parcourut tous les parages situés entre cette
île , le Zante, et les îles ioniennes. Après 19 jours de croisière
, elle rentra à Corfou .
AVRIL 1808. 239
Le 16 mars , tous les convois destinés pour Corfou , y étant
introduits, l'ile se trouvant approvisionnce de vivres pour
deux ans , et ses magasins remplis de poudre et munitions ,
l'amiral remit à la voile , et après avoir croisé quelques jours
sur la Sicile , la Barbarie et la Sardaigne,il fit route pour
Toulon , où l'escadre est rentrée le 10 avril , ayant ainsi
complétement rempli sa mission.
Actes administratifs .
En vertu d'un sénatus-consulte du 14 avril , la commission
sénatoriale pour la liberté de la presse et la liberté individuelle
a été nommée.
-S. M. l'Empereur et Roi ayant , par décret du 18 mars
dernier , rendu conformémentà celui du 15 avril précédent,
fait le renouvellement quinquennal des maires et adjoints
des douze arrondissemens de Paris, le Conseiller-d'Etat
Préfet du département de la Seine , assisté du secrétaire -général
de la préfecture , a reçu le 25 de ce mois , dans la salle
de l'Hôtel-de-Ville , des fonctionnaires nommés le serment
d'obéissance aux constitutions de l'Empire et de fidélité à
l'Empereur , et a de suite installé , dans l'exercice de leurs
fonctions , les divers titulaites .
ANNONCES .
Traité sur la nouvelle Physiologie du cerveau , on Exposition de
la doctrine de Gall sur la structure et les fonctions de cet organe ; ouvrage
accompagné de beaucoup de notes sur différers points de cette
doctrine , et orné de seize figures et du portrait de M. Gall; par J. B.
Nacquart , docteur en médecine de l'Ecole de Paris , etc. Un vol , in -8° .
Prix, 6 fr . , et 7 fr. 50 cent. franc de port. A Paris , chez Léopold Collin ,
libraire , rue Gilles - Coeur , nº 4 .
OEuvres complètes de Rivarol , précédées d'une Notice sur sa vie ,
ornées du portrait de l'auteur. Quatre vol. in-8°. Prix , 20 fr. , et 26 fr .
franc de port. Chez le même.
Annibal fugitif; par L. M. P. de Laverne. Deux volumes in- 12 .
Prix , 3 fr. , et 4 fr. franc de port. Chez le même .
Histoire d'Espagne , depuis la découverte qui en a été faite par les
Phéniciens , jusqu'à la mort de Charles III ; traduite de l'anglais d'Adam ,
sur la2º édition , par P. C. Briand. Quatre vol, in 8°. Prix , 20 francs ,
et 25 fr . franc de port. Chez le même .
(
210 MERCURE DE FRANCE , AVRIL 1308.
OEuvres choisies de J. B. Rousseau , avec des notes de Ponce-Denis
Ecouchard Le Brun , membre del'Institut national , Classe de lalitté
rature française ; de plusieurs Académies de France et étrangères , et de
la Légion d'honneur. Un vol. in-8°. de 400 pages , imprimé sur beau
carré fin d'Auvergne. Prix , 4 fr . 50 cent. broché ; 6 fr. 50 c. avec un
superbe portraitde M. Le Brun , dessiné d'après nature par M. Lafitte ,
et gravé en taille-douce par M. Ribault. En papier vélin le prix est
double. On ajoutera 1 fr. 25 c. pour recevoir ce volume franc de port.
A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Gilles -Coeur , nº 10.
Du Génie des Peuples anciens , ou Tableau historique et littéraire
du développement de l'esprit humain chez les peuples anciens , depuis
les premiers tems connus jusqu'au commencement de l'ère chrétienne;
par Mme V. de C********. Quatre vol. in-8°. Prix , brochés , 24 fr . ,
et 30 fr. franc de port. A Paris , chez Maradan , libr . , rue des Grands-
Augustins , vis-à-vis celle du Pont-de-Lodi , nº 9 .
Histoire du Canal de Languedoc , rédigée sur les pièces authentiques
, conservées à la Bibliothèque impériale et aux archives du canal,
par les descendans de Pierre-Paul Riquet de Bon-Repos . Vol. in-8º. avec
gravures et plan. Prix , 5 fr. , et 6 fr. 25 c. franc de port. A Paris , chez
Lenormant , imprim .-libr. , rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois ,
n° 17.
Nota. Il en a été tiré quelques exemplaires sans la carte , dont le prix
est de 4 fr . , et de 5 fr. franc de port.
Nouvelle Méthode pour reconnaître les maladies internes de la poitrine
par la percussion de cette cavité , par Avenbrugen , ouvrage traduit
du latin et commenté par J. N. Corvisart , premier médecin de
S. M. l'Empereur et Roi , etc. Un vol. in-8°. grand format. Prix , 7 fr . ,
et 8 fr. 50 c. franc de port . A Paris , chez Migneret , imprimeur , rue du
Sépulcre , faub .-Saint-Germain , nº 20 ; Nicolle , libraire , rue des
Petits-Augustins , nº 15.
ERRATA du No. 353 .
Page 154 , ligne3, la manière franche et enjouée des aventures ; lisez :
la manière franche et enjouée de Cervantes .
158 , ligne 19 , que ceux de Don- Quichotte; lisez : que ceux de
l'auteur de Don- Quichotte.
161 , ligne 20 , Léonardo ; lisez : Léonarde.
Id. , ligne 25 , ont fourni des peintures à Le Sage ; lisez : ont
fourni des peintures à Cervantes et à Le Sage.
162 , ligne 32 , où se passa ; lisez : où se passe.
163 , dernière ligne , essuyées ; lisez : essayées .
(N° CCCLV. )
(SAMEDI 7 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
DEPT
DE
LA
SE
10
5.
icen
POESIE.
L'APPROCHE DU PRINTEMS ,
A UNE INDIFFÉRENTE.
SAISON d'amour , tu vas enfin renaître !
Zéphyr , d'un souffle créateur ,
Amaintes fleurs va donner l'être .
Odoux printems , délice du bel âge ,
Daigne , en ce jour , recevoir mon hommage.
Ton aspect ravit tous mes sens ,
Tuportes enmon coeur des flammes éternelles
Et, par tes feux encor naissans ,
Tu sembles recréer ce que tu renouvelles .
Sans aimer , jeune Eglé , tu vois cette saison ;
Tu la vois à regret , et la froide raison ,
Seglissant dans ton coeur , vient glacer ta pensée.
Le Dieu qui me consume en soupire et se tait ;
Mais tu voudrais en vain lui cacher ton secret ,
Toute entière à l'amour ton ame est dévoilée ! ..
Tu cherches un bonheur que tu ne connais pas ,
Qui porte dans nos sens une volupté pure ,
Cedoux besoin d'aimer , charme de la nature ,
Ce besoin qu'on éprouve en voyant tes appas.
Tu crains à chaque instant de blesser la pudeur ,
Et pourtant le désir te consume et t'enflamme ;
Ses feux secrètement s'emparent de ton coeur ,
Et l'amour , par degré , pénètre dans ton ame.
242 MERCURE DE FRANCE,
Que ne vois-je arriver , avec le doux printems ,
Cemoment fortuné d'un bonheur sans mesure ,
Où nos coeurs se lieront par de tendres sermens ;
Où tu rendras enfin hommage à la nature ?
Par M. Аси. SURGIS,
CÉRINTHE INVOQUE PHÉBUS
POUR LA GUÉRISON DE SULPICIE.
Eucades , etc. Lib . IV, Eleg. 4.
Tor, dont les blonds cheveux composent la parure,
Divin Phébus , accours et sans retard ,
Apaise les douleurs que Sulpicie endure !
C'est la beauté qui réclame ton art .
N'attends pas que le mal flétrisse tous ses charmes ,
Que la maigreur défigure ses traits !
Pour guérir Sulpicie , et calmer nos alarmes ,
N'épargne aucun de tes philtres secrets .
Fais cesser , par pitié , l'anxiété cruelle : A
D'un jeune amant , qui souvent de ses voeux
Pour l'objet qu'il adore importune les cieux ;
Ou qui , témoin d'une langueur mortelle ,
Ose , en son désespoir , accuser jusqu'aux Dieux .
Aux vrais amans le ciel n'est point contraire.
Sulpicie est enfin rendue à ta prière ;
Rassure-toi , mais sur-tout sois constant.
Pourquoi ces cris , ces pleurs ? garde-les pour l'instant ,
L'instant fatal où son regard sévère
Te ferait redouter un affreux changement ,
Et le malheur d'avoir pu lui déplaire.
Mais lorsque cette belle est à toi toute entière ,
Quand vingt rivaux l'assiégent vainement ,
Qui pourrait affliger son trop heureux amant ?
ODieu propice ! en sauvant Sulpicie ,
D'un seul coup , tu nous rends à tous les deux la vie..
Qu'un tel prodige est doux et glorieux !.
Combien tu jouiras,, quand d'un couple amoureux
Sur tes autels tu recevras l'hommage ;
Et quand de ton savoir , de tes secrets heureux ,
Les Dieux jaloux t'envieront le partage !
KARLYALANT.,
ΜΑΙ 1808. : 245
LA BOUILLOTTE.
Air : Commej'aime mon Hippolyte.
DES jeux que l'on devrait bannir
Sans vous faire le catalogue ,
Je vais tâcher de définir
Celui qu'on voit le plus en vogue.
Tout le monde doit l'avouer ,
Ici chacun a sa marotte;
Si l'un se plaît à la jouer ,
Moi , j'aime à chanter la bouillotte.
Jadis dans la société ,
Pour jouir de quelqu'avantage ,
Sur les moeurs et la probité
Il fallait plus d'un témoignage
Ace mode on n'a plus recours ,
Pourvu qu'on mette à la cagnotte ( 1);
Himporte peu de nos jours
Qui l'on reçoit à sa bouillotte.
,"
Des vieilles Nymphes de Cypris
Lorsque se prolonge la course ,
Pour la dépense du logis
C'est presque la seule ressource :
D'Alix , à l'air triste et dolent ,
Qu'à son gré le destin ballotte ,
Qui soutient le luxe insolent ?
Ce sont deux tables de bouillotte !
Le beau Linval , à qui le sort
Avait refusé la naissance ,
Dans le monde prend son essor
Avec le ton de l'opulence :
Les grands airs sont ses attributs
Son inconduite le dénote ;
Mais il a plus que des vertus ,
Il sait jouer à la bouillotte !
(1) Lacagnotte est ce que l'on appelle aujourd'hui le chandelier ( c'est
le terme technique ). Ily a souvent huit ou dix louis aux cartes par
soirée.
2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Celle qui , sourde au sentiment ,
Mais qui d'or est insatiable ,
Au lieu de choisir un amant
Qui rende sa vie agréable ,
Chaque soir cachant son ennui ,
Tandis que la fortune flotte ,
Promet le bonheur à celui
Que favorise la bouillotte.
Vous qui , sans vertus ni talens ,
Voulez fréquenter le grand monde ,
Gens méprisés , vils intrigans ,
Qu'au doigt l'on désigne à la ronde ,
Rendez grâce au goût dominant ;
Sans crainte que l'on vous ballotte ,
Vous irez partout maintenant
Si vous jouez à la bouillotte .
Par M. DE CAILLY.
ENIGME.
SANS avoir le désseindu crime ,
Jeplonge le poignard au seinde ma victime :
Je lui fais endurerdes damnés le tourment ;
C'estpar-làque je rends service à tant de monde.
Plus je vais lentement
Etmieux je fais ma ronde.
$........
CHARADE EN LOGOGRIPHE.
MON premier est admiratif ,
Mon second est indicatif ,
L'un adverbe , l'autre adjectif ,
Et mon tout est un locatif
Où végète un seigneur oisif
Quoiqu'il se dise bien actif.
Pour être plus récréatif ,
Décomposons mon substantif.
Voyez d'abord , maître attentif,
Qui pourtant écorche tout vif
Chaque voyageur apprentif,
Un certain mets fort tentatif,
ΜΑΙ 1808. 245
Qu'on pêche en un fleuve hatif,
Un patriarche primitif
Que trop de vin rendit lascif.
Sa femme resta comme un if,
Car son coeur à Dieu fut rétif ,
Un mot , en deux sens , expressif;
Heur , malheur significatif ;
Or, devinez , Jacques Rosbif.
M***.
CHARADE.
POUR monpremier le sage le méprise ;
Dansles sallons jamais mon dernier n'est de mise.
Dans la société mon tout est odieux ;
Onle redloouuttee,,onle fuit en tous lieux.
.........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Ecu de six livres .
Celui du Logogriphe est Crochet, dans lequel on trouve rochet ,
roc , Roch ( saint ) .
Celui de la Charade est Tri-ton , accord dissonnant .
LITTÉRATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS . )
VOYAGES DE DÉCOUVERTES dans la partie septentrionale
de l'Océan Pacifique , faits par le capitaine
W. R. BROUGHTON, commandant la corvette de S. M.
Britannique , la Providence , et sa conserve , pendant
les années 1795 , 96 , 97 et 98 , dans lequel il a parcouru
et visité la côte d'Asie depuis le 35° N. jusqu'au
52° ; l'île d'Insu , ordinairement appelée Jesso ;
les côtes N.-E. et S. du Japon ; les îles de Likeujo
et autres îles voisines , ainsi que la côte de Corée ;
traduits par ordre de S. E. le vice-amiral DECRÈS ,
246 MERCURE DE FRANCE ,
1
ministre de la marine et des colonies , par J. B. R.E***.
Deux vol . in-8° , ornés de sept belles cartes et vues
soigneusement revues par M. BUACHE , membre de
l'Institut de France. Prix , 10 fr. , et 13 fr. franc de
port ; papier vélin , 20 fr. , et 25 fr. franc de port.
Chez Dentu , libraire , rue du Pont-de-Lodi , nº 5.
DE grands philosophes , admirateurs des sauvages ,
ont avancé que les voyages de découvertes avaient été
plus nuisibles qu'utiles àPhumanité. Selon eux , la voile
des Cook , des Bougainville , des Vancouver , des Meares ,
des la Perouse , des Portlock , des Dixon a laissé plus
de maux que de biens sur les rivages visités par ces
illustres navigateurs. C'est une opinion que l'on peut
soutenir avec esprit et combattre avec avantage ; mais
un fait que personne ne sera tenté de mettre en doute ,
c'est que les voyages en question ont eu les résultats les
plus heureux pour le progrès des sciences géographiques
et naturelles. Ils nous ont révélé une cinquième
partie du monde; ils ont peuplé d'îles cet Océan Pacifique
que l'on regardait auparavant comme une vaste
solitude ; ils ont fixé les côtes occidentales du nord de
l'Amérique , qui étaient encore il y a quelques années
du domaine de l'imagination ; enfin les hommes andacieux
qui les ont entrepris ont, pour ainsi dire , inscrit
leurs noms sur toute la ceinture du globe.
Parmi les marins qui se sont dévoués à ces périlleuses
et utiles entreprises , le capitaine Broughton doit être
placé d'une manière distinguée : ce qu'il a exécuté fait
honneur à ses talens , à son zèle et à son intrépidité.
Envoyé pour visiter la partie S. de la côte S.-O. de
l'Amérique méridionale , depuis le 44º de latitude australe
, il apprend que le capitaine Vancouver est parti
deMontercy , dans le dessein de se rendre à cette partie.
Alors ses opérations futures dépendant de son choix , il
se détermine , avec l'avis de ses officiers , à explorer les
mers les plus dangereuses du globe , celles qui offrent
encore un vaste champ aux découvertes ( 1) , à visiter
(1) Dans le troisième volume du dernier voyage de Cook , le capitaineKing
fait cette observation ,et M. Daines Barrington dans ses
MAI 1808. 247
l'ile de Sagalien, située par les 52º de latitude N. , et
achever enfin la reconnaissance des îles voisines.
On voit par là que le capitaine Broughton a suivi les
traces du célèbre et infortuné la Peyrouse. Quoiqu'il
n'ait pas entiérement exécuté le plan qu'il s'était proposé,
il a rendu cependant d'importans services à la
géographie ; et son voyage a levé en grande partie les
incertitudes qui existaient sur les parages qu'il a visités .
Avant de les parcourir et de nous arrêter avec lui
dans la partie méridionale de l'ile de Jesso , je crois
devoir faire remarquer qu'aucun pays du globe terrestre
n'a été si diversement représenté depuis 150 ans
que cette terre de Jesso , lezo , Yeco , Eso , Jedso , Yesso
ou Insu.
On a d'abord connule Jesso comme une île au nord
du Japon. On en a fait ensuite une espèce de continent
de 800 lieues de long. L'opinion du continent une
fois établie , on l'étendit depuis la Corée jusqu'à sept
ouhuit degrés de la Californie , et l'on finit par attacher
une partie de ce prétendu continent à la Tartarie orientale,
tandis que l'on confondait l'autre avec les terres
de la Campagnie et de Jean de Gama.
Enfin les relations des premiers missionnaires commencèrent
à dissiper ces ténèbres épaisses. Les pères
des Anges et Carvaglio hasardèrent des conjectures que
les dernières découvertes ont converties en vérités . Le
premier soupçonna que le Jesso était une île (2). La
violence des courans que l'on observe au nord , dit-il ,
ne peutpas permettre de supposer que ce soit un fleuve
qui coule dans cette partie , quelque considérable qu'on
le prétende. La Peyrouse , en traversant le détroit qui
porte son nom , a prouvé que le père des Anges n'avait
écrit que sur les renseignemens les plus authentiques (3) ,
Mélanges a plusieurs fois exprimé le désir de voir explorer la côte de
Corée , la partie la plus septentrionale du Japon et les îles de Likeujo.
(2) Rel. du royaume de Jesso , publié à la fin du recueil de 1625.
(3) Le Père du Halde et Kempfer qui ont écrit depuis le Père des
Anges regardent également le Jesso comme une île . ( Du Halde , tom. I ,
pag. 13 , et Kæmp. tom. I , pag . 56. ) Le premier la termine au 50
nord. Danville adopte cette opinion , et n'a pas fait difficulté d'indiquer
248 MERCURE DE FRANCE ,
et Broughton a confirmé ce que le père Carvaglio (4)
avait dit de la ville de Matsumai et de la largeur du
détroit de Sangaar , qu'il évaluait à sept ou hait lieues (5) .
On doit remarquer que les missionnaires donnaient
ces détails en 1620 , vingt-quatre ans avant le voyage
des Hollandais. On doit remarquer encore que pendant
ces vingt-quatre ans les Portugais et les Espagnols ayant
été exclus du Japon , il ne fut plus possible d'avoir des
nouvelles du Jesso , et qu'alors les idées qu'on s'en était
formé se brouillèrent ; on revint aux anciennes erreurs.
Caron , dans sa relation et dans celle des ambassades au
Japon , fait voir que l'on crut de nouveau que le Jesso
tenait à la partie septentrionale du Niphon, etmême
à la Tartarie , malgré les anciens témoignages , malgré
la carte de Briet , que j'ai citée , et malgré celle de
Texeira , cosmographe du roi de Portugal , publiée en
1649 , et sur laquelle le Jesso était représenté d'après
les renseignemens des missionnaires (6).
L'expédition de Batavia , de 1645 , vint jeter un grand
jour sur cette discussion géographique. Le Castricom
et le Breskes , vaisseaux de l'expédition , séparés par
une tempête , abordèrent tous les deux sur les côtes du
Jesso , et le détroit de Sangaar fut aperçu par le Breskes,
par les 41 ° 50′ . Dans l'histoire des découvertes faites
par les Russes , on trouve le journal du Breskes , publié
par Witzer (7) ; il renferme une description de
Jesso qui a beaucoup de traits de ressemblance avec le
récit du capitaine Broughton. Cette espèce d'identité
est bien la preuve que le Breskes aborda à Jesso , et
dans ses cartes le passage nommé depuis le détroit de la Perouse. Il
s'est seulement trompé sur savéritable latitude; il le place au 50º N. ,
tandis qu'il est situé par les 45° 50′ Ν.
(4) Lettre du Père Carvaglio, insérée dans l'ouv. Portu. intitulé :
Ingem das Virtudes , et Evora 1719 , et par extrait dans le vol. in-folio
de Witsen , qui a pour titre : Nood and Oost Tartarye .
(5) Cedétroit fut ainsi tracé dans la carte du Japon , pub. par Briet
en 1657.
(6) La carte de Texeira était très-célèbre , elle se donnait à tous les
pilotes qui allaient aux Indes .
(7) Muller , tom. I , pag. 362 .
( Notes de l'auteur de cet article )
ΜΑΙ 1808 . 249
qu'il en examina avec soin les habitans; mais elle ne
prouve pas qu'il ait traversé le détroit de Sangaar. On
peutmême conjecturer , d'après quelques parties de son
récit , qu'il ne put effectuer le projet qu'il avait formé
de le parcourir , et qu'en essayant ce passage , il fut jeté
sur la côte septentrionale du Japon. Au reste , qu'il ait
passé par ce détroit ou non , toujours est-il vrai qu'il
ne put relever la côte méridionale du Jesso , lui assigner
sa véritable forme et sa position relativement au
Japon, et enfin déterminer la largeur de ce détroit ,
auquel on continua de donner une étendue que le capitaine
Broughton a prouvé qu'il n'avait pas.
Depuis cette expédition , les géographes ne reçurent
aucuns renseignemens nouveaux sur les mers septentrionales
du Japon. Le voyage de Spanberg ou plutôt
de Spangenberg , en 1739 , avait seulement confirmé
Ales découvertes des Hollandais. Il était réservé à l'infortuné
la Perouse de procurer un aperçu tout-à-fait neuf
sur ces contrées mal connues. Il entre du côté de la mer
du Japon , et trouve le canal qui sépare la Tartarie ,
ou pour mieux s'exprimer la Mantchourie des terres
de Jesso. A l'extrémité méridionale de l'île de Tchoka ,
il aperçoit un autre détroit auquel on a justement
donné son nom : il le traverse , et fait ensuite connaître
d'une manière positive que les terres de Jesso
étaient composées de deux grandes îles , dont la plus septentrionale
s'appelait Segalien ou Tchoka , et la plus
méridionale Chicha ou Jesso , et que celle-ci était séparée
du Japon par le détroit de Sangaar.
Mais il restait encore une lacune à remplir et une
grande incertitude à lever. Le navigateur français ,
n'ayant pas vu la partie méridionale de Chicha ou
Jesso , n'avait pu en tracer les contours et l'étendue
que par aperçu , et d'après les auteurs qui l'avaient
précédé ; il avait donné dans ses cartes une très-grande
largeur au détroit de Sangaar. Arrowsmith l'avait suivi
dans sa grande carte de la mer du Sud publiée en 1805 ;
les géographes et les marins attendaient avec impatience
que tous les doutes sur ce point important fussent
levés. C'est ce que le capitaine Broughton a fait dans
ce voyage,
250 MERCURE DE FRANCE,
Entraversant le détroit de Sangaar il a prouvé que
l'île de Jesso ou Insu , ainsi qu'il l'appelle , n'était séparée
de l'île de Niphon que par un bras de mer de
cinq lieues dans sa plus grande largeur : ainsi ce point
est définitivement éclairci. On doit encore à Broughton
la reconnaissance de la côte occidentale de Jesso , et
des côtes septentrionales méridionales et orientales du
Japon , et celle des îles de Likeujo , et des îles Madjicosemah
qui en sont voisines. Quant à sa navigation
dans la Manche de la Tartarie , il n'a pu pénétrer aussi
avant qu'il l'aurait désiré , quoique son canot se soit
avancé de quinze milles plus au nord que celui de la
Perouse. Le navigateur anglais n'a pas vu d'habitans ,
et n'a pu par conséquent compléter les notions insuffisantes
que nous avons sur ces différens pays , dont la
connaissance nous est peut-être interdite pour longtems.
Le capitaine Krusenstern qui a parcouru une
partie des mêmes parages depuis lui n'a pas été plus
heureux.
On peut se convaincre facilement par cet essai historique
sur le Jesso, de tout ce que la géographie de
cette partie du globe doit aux travaux de la Peyrouse et
des Broughton . Quoique ce dernier , dans tout le cours
de son voyage , n'ait eu en vue que les avantages et les
progrès de la navigation , il n'a pas négligé cependant
d'offrir à ses lecteurs le tableau des lieux qu'il a visités,
et celui des moeurs et des usages des peuples avec lesquels
il a pu avoir quelques relations. On lira sans doute
avec intérêt ce qu'il a écrit sur la baie des volcans dans
l'île de Jesso .
<< J'ai peu vu de pays dont l'aspect soit aussi beau
que celui de la partie nord de Volcano bay. Le terrain
s'élève en côteaux de formes et de hauteurs très-variées ,
et couverts d'arbres qui commençaient à perdre leurs
feuilles .
>> Le sol est en général excellent et très-productif. On
trouve dans les bois des ormes , des chênes , des frênes ,
des érables , des bouleaux , des hêtres , des tilleuls , des
ifs , des pins argentés , des charmes , des sassafras , ainsi
qu'une grande variété d'arbustes. La plupart des plantes
qui croissent en Angleterre sont naturelles à ce pays. »-
ΜΑΙ 1808 . 251
Il aune conformité frappante entre les détails que
donne le capitaine Broughton sur les habitans de l'ile
de Jesso ou Insu, et ceux qu'on trouve dans le voyage
de la Peyrouse sur les naturels de l'île Tchoka ou Segalien.
Le récit du navigateur anglais s'accorde encore
parfaitement avec celui que Spangenberg a fait des habitans
d'une île qu'il avait visitće, et qui est située par
les 45º 50" de latitude boréale. En général, les anciennes
et les nouvelles relations peignent de la même manière
les naturels de l'Archipel d'Insu. Elles les représentent
comme un peuple humain, bon et généreux ; entiérement
soumis aux Japonais dont ils sont tributaires ,
paresseux à l'excès , laissant la terre sans culture , et se
livrant exclusivement à leur goût pour la chasse et la
pêche. Broughton a coufirmé ce que les Hollandais de
l'expédition de 1643, et ce que le chevalier Saris avaient
raconté de la petite taille des habitans d'Insu , de leur
longue barbe qui leur cache la figure , et des poils noirs
et épais qui leur couvrent tout le corps .
L'habillement des hommes , dit le navigateur anglais ,
consiste en une robe lâche , dont l'étoffe est faite avec
l'écorce intérieure du tilleul; elle leur deseendjusqu'aux
genoux , et est serrée autour du corps par une ceinture
à laquelle ils attachent leur boite de tabac , leur
pipe et leur couteau. Quelques- uns avaient aux oreilles
des anneaux, d'où pendaient des espèces de grains. Dans
la belle saison ils n'ont qu'une pièce de toile qui leur
sert de ceinture. L'habillement des femmes diffère peu
de celui des hommes , mais leurs robes descendent jusqu'au
milieu de la jambe. Elles ont en général le visage
agréable, mais la manière dont elles coupent leurs cheveux
les défigure ; leur conduite est modeste , réservée ,
telle qu'il convient à leur sexe ; elles s'occupent des travaux
domestiques , et de la fabrication des étoffes pour
les vêtemens ; elles prennent , ainsi que les hommes ,
beaucoup de plaisir à fumer .
Les maisons de ces insulaires sont en bois ; les murs et
les toits sont de roseaux. Au milieu de la maison est le
foyer , et à chaque extrémité du toit , il y a un petit
trou pour donner issue à la fumée. Leur lit est une plateforme
élevée au-dessus du sol , couverte de nattes et de
peaux.
252 MERCURE DE FRANCE,
,
Le varec abonde sur ces côtes : remplaçant le bois et
servant aux insulaires à faire cuire le poisson , on peut
le regarder comme un article de commerce fort important.
On voit dans les villages des ours et des aigles qu'ils
tiennent en cage , apparemment pour les manger ; car
quelques instances que fit le capitaine Broughton, il ne
put engager les naturels à lui en céder. Ces insulaires
ne construisent point leurs canots ; comme les habitans
des îles de la mer du Sud , ils imitent la forme des jonques
japonaises , et ils sont ordinairement en bois de
sapin , dont les flancs sont recouverts de bordages qui
augmentent leur largeur , et qui , se prolongeant de
l'avant et de l'arrière , en rendent les extrémités trèsfines.
C'est dans ce frêle esquif, qui cède facilement à
toutes les ondulations des vagues ,que l'habitant d'Insu
ou Jesso , remuant ses avirons l'un après l'autre , parcourt
rapidement des rivages dangereux , et va jeter
ses filets d'écorce de tilleul au milieu de l'onde qui
moutonne à l'entour des rochers qui paraissent à fleur
d'eau comme des pics anguleux.
1
Les voyageurs qui out visité les pays sous la domination
des Japonais , se sont plaint avec raison de tous
les obstacles que ces peuples opposent à l'avide curiosité
des étrangers. La défiance qu'ils montrent sur - tout
envers les Européens , le Hollandais excepté , n'a pas
peu contribué à l'ignorance où l'on est d'une foule de
leurs usages. Le capitaine Broughton n'a pas pu pénétrer
dans l'intérieur du pays d'Insu; ses communications avee
les naturels ont été gênées : le cérémonieux japonais
était toujours entre lui et le peuple dont il voulait étudier
les moeurs , le langage, les lois et les coutumes ;
qu'il voulait apprécier dans sa vie intérieure et suivre
dans ses travaux , et dans les différentes branches de
son industrie. Si le capitaine Broughton eût pénétré
dans l'intérieur des terres , nous aurions aujourd'hui
une idée de la physionomie non altérée des Jellois , et
la question de leur origine serait irrévocablement décidée.
On sait qu'il existe plusieurs opinions sur ce
sujet : la plus probable me paraît celle qui donne à
ces insulaires une origine commune avec les Kamtchadales
, et qui les met par conséquent en parenté avec
ΜΑΙ 1808. 255
les naturels des îles Kouriles. La différence qui existe ,
selon Broughton , entre le langage des Kouriles et des
Jellois , ne devra pas faire preuve contre cette opinion
lorsqu'on remarquera que c'est à l'introduction d'un
grand nombre de mots japonais dans la langue des insulaires
de Jello qu'on doit cette différence. Ce mêlange
date d'environ un siècle , époque à laquelle les
Jellois furent entiérement soumis par les habitans du
Japon (8). C'est donc dans les anciennes relations qu'il
faut examiner l'identité des Jellois , des Kamtchadales
et de quelques tribus tartares. J'engage à consulter sur
cetarticle l'ouvrage très-rare et très-curieux de Witsen
que j'ai déjà cité.
La géographie maritime s'enrichira d'une foule de
remarques nautiques du capitaine Broughton ; les renseignemens
qu'il donne sur les côtes et les mouillages
des îles Madjicosemah , Pescadores et Likeujo , ont le
mérite de la nouveauté et de l'intérêt (9) ; c'est la partie
laplus dramatique de son voyage , le moment où l'intrépide
navigateur court le plus grand danger , celui
de son naufrage. La corvette qu'il montait se perdit
au milieu de la nuit sur un banc de corail , au nord
de l'île de Typinsan. La conduite que Broughton a
tenue dans cette circonstance où il n'a quitté son bâtiment
que le dernier , fait le plus grand honneur à
son coeur , à son caractère et à ses talens. On le voit
ensuite sur unfrêle bâtiment de 80 tonneaux s'exposer
à de nouveaux dangers , et tenter de nouvelles découvertes
sur une mer hérissée d'écueils , toujours grosse
d'orages et couverte d'une brume perpétuelle.
1
Cette traduction est bien faite ; l'auteur a su éviter
le néologisme , et ces phrases ambitieuses si communes
aujourd'hui ; il n'a pas fait de la géographie à la manière
d'Homère ; son style est simple, précis et rapide,
tel qu'il convient au sujet. LAR......
(8) Tom. I , in-folio , pag. 56 et suiv.
(9) Je ne veux parler ici que des remarques nautiques . Ce que l'auteurdit
des moeurs et des usages des habitans de Likeujo était connu.
Le Père Gaubil , dans un Mémoire inséré dans le tome 23 des Lettres
edifiantes , entre dans les plus petits détails sur ce peuple , sa consti
Kution,ses lois , etc. (Notes de l'auteur de cet article. )
254 MERCURE DE FRANCE,
EUSÈBE ; par J. L. LAYA, professeur de belles-lettres
au Lycée Charlemagne. Nouvelle édition. A Paris ,
de l'imprimerie de l'Institution des sourds et muets ,
sous la direction d'Ange- Clo , rue du Faubourg
Saint-Jacques , nº 256 .
1- 1808.
La première édition de cet ouvrage , malgré les critiques
dont il fut assailli , a été épuisée en très-peu de
tems ; et l'auteur a profité de celles de ces critiques
qui lui ont paru raisonnables , pourdonner àcette Epitre
ou héroïde le degré de perfection dont son talent est
susceptible. Cette docilité éclairée est la marque d'un
très-bon esprit ; et M. Laya en a toujours fait preuve.
Nous commencerons cet extrait par une observation
de peu d'importance ; mais nous la faisons parce que
nous la croyons juste. Dans les héroïdes que l'antiquité
nous a transmises (et l'on ne peut nier qu'Eusèbe n'en
soit une ) , c'est une amante qui écrit à son amant infidèle
, ou une épouse à son époux absent , comme Sapho
à Phaon , Pénélope à Ulysse, etc. M. Laya nous répondra
que la fameuse lettre originale d'Abélard à son
ami , où il lui révèle ses infortunes et celles d'Héloïse ,
est adressée à un solitaire qui n'a d'autre intérêt à ces
événemens que celui de l'amitié. D'accord ; mais lorsque
l'art s'est emparé de ce beau sujet , lorsque Pope et ,
après lui , Colardeau l'ont revêtu des brillantes couleurs
de la poësie , ils ont senti , ces grands maîtres , qu'Abélard
seul devait recevoir l'intéressante confidence d'une
passion qu'il avait pu croire amortie dans le coeur
d'Héloïse par les austérités du cloître. M. Laya l'a bien
senti comme eux ; car , pour se dispenser de cette règle ,
que nous croyons une des conditions indispensables de
l'héroïde , il n'en a point donné le titre à la sienne. Sans
nous appesantir davantage sur cette petite chicane
entrons en matière , et analysons Eusèbe.
Eusèbe resté , à vingt ans , sans famille , sans fortune ,
et sans autre ressource qu'un grand talent pour l'éloquence
que l'étude devait développer , s'embarque pour
les colonies : il y a des succès et s'y marie. Bientôt le
ΜΑΙ 1808. 255
souvenir de la France , qui est aussi la patrie de sa
femme , lui fait repasser les mers : mais assailli par une
tempête , leur vaisseau se brise , et s'abîme à la vue des
cotes. Eusèbe , jeté seul sur le rivage , cherche en vain
sa femme qu'il ne retrouve pas , et qu'il croit ensevelie
dans les flots . Désespéré , il entre dans une maison de
religieux hospitaliers : il y fait son noviciat , s'y engage
par des voeux. Il retrouve alors , mais trop tard , sa femme
qu'il ne cessait de pleurer même au pied des autels.
Accablé de sa terrible situation , à laquelle rien ne peut
porter remède , il est prêt à blasphémer l'Eternel et à
se donner la mort ; mais il est ramené à des sentimens
plus religieux par son épouse qui lui donne l'exemple
de la résignation en prenant elle-même le voile. Voilà
les événemens qu'Eusèbe raconte à son ami ; ils offrent
à l'imagination des tableaux qui ont de l'intérêt. Nous
allons voir comment l'auteur en a tiré parti :
Mes mains , au monument où reposait ma mère ,
Venaient de confier les restes de mon père ;
Sans famille , sans bien , trop jeune infortuné ,
Dans l'âge des plaisirs de deuil environné ,
Roseau faible et courbé sous les coups de l'orage ,
Tu vis comme mon ame , essayant son courage ,
Et bientôt soulevant le poids de sa douleur ,
Sut opposer au sort l'égide du malheur ,
La constance : le Ciel , aux rives étrangères ,
M'inspira de chercher des destins moins contraires.
Quelques heureux talens , présage de succès
Qu'eût peut- être avoués notre barreau français ,
Par l'étude agrandis , mûris par l'infortune ,
Bientôt m'ont fait sortir de la route commune.
Qu'on est riche , entouré des heureux qu'on a faits !
Du sévère public la clameur importune
Ne vient pas accuser votre noble fortune ,
Lorsque vous-même , ardent à la justifier ,
Par d'utiles vertus avez su l'expier .
Ces vers , qui sont dans le genre tempéré , ont le mérite
requis pour le début de tout ouvrage, celui de la clarté
et de l'élégance. Bientôt l'auteur va s'élever avec son
sujet. Eusèbe , après son mariage , cède bientôt au désir
de revoir la France qui est aussi la patrie de sa jeune
compagne.
256 MERCURE DE FRANCE ,
Vers leur commun berceau nos ames entraînées ,
De loin , y renouaient leurs premières années ,
Recommençaient la vie ; un sentiment pieux
Nous y montrait la tombe ou dormaient nos aïeux ,
Où nous devions un jour rejoindre leur poussière.
Adieu donc pour jamais , o terre hospitalière
Qui reçut l'orphelin et le fils du malheur ;
Adieu, je vous bénis , et vous garde en mon coeur!
Il y a dans ce morceau des traits de sensibilité : et les
vers qui le terminent ont du mouvement et de l'onction.
Nous voici arrivés à la description de la tempête
qui cause le naufrage d'Eusèbe et de son épouse.
Ce morceau mérite une discussion particulière :
Nous partons : mon vaisseau , qu'un souffle heureux seconde ,
Emportant tous mes biens , fend les plaines de l'onde .
La mer calme , le Ciel étincelant et pur
1
Nous ouvrent un passage entre leur double azur.
Des derniers feux du jour dans le lointain dorées
Déjà sortaient des eaux les rives adorées .....
Salut , terre natale ! Oh ! que puissent mes pleurs
Bientôt mouiller ton sol , ta verdure et tes fleurs ! ....
Hélas ! ils vont bientôt couler sur ton rivage
Les pleurs du désespoir et les pleurs de la rage!
O prodige ! ..... Soudain se dérobe à nosyeux
Le Ciel enveloppé d'une vapeur de feux;
Et , comme repoussant l'atmosphère fumante ,
La mer s'enfle et s'élève en montagne écumante ,
Roulant et les cailloux et les sables brûlans
Qu'un désordre intestin fait jaillir de ses flancs .
Un Vésuve nouveau qui couvait sous ses ondes
Ouvre , en les déchirant, ses entrailles profondes .
Le bitume en fureur au sein des eaux mugit ;
Le soufre en s'irritant au sein des airs rugit :
Sous nos pieds la mer tonne , et le Ciel sur nos têtes.
Mon vaisseau , frêle abri qu'assiégent les tempêtes ,
Par la vague , tantôt , vers la côte lancé ,
En pleine mer , tantôt , par elle repoussé ,
Jouet de son caprice, ici , fuit dans l'abîme ,
Là , sur elle incliné , monte et pend à sa cime .
De ténèbres , de feux , d'ondes environnés ,
Par la terre , et la mer , et le ciel condamnés
Nous roulons , égarés au sein du gouffre immense ,
Où l'antique chaos sous nos pieds recommence.
Le
MAI 1808. cen
Le foudre souterrain , déchaîné de nouveau ,
Bondit, s'élance , et frappe , et brise mon vaisseau,
Dont les vastes éclats , que disperse sa rage ,
Par les flots ressaisis , sont vomis sur la plage .
Dans ces affreux courans moi-même enveloppé ,
La rive m'a reçu , de leur gouffre échappé ,
Mais seul ..... L'onde jalouse a gardé ce que j'aime.
Il ya dans ce morceau quelques taches , et nous avons
eu soin de les souligner ; mais ce ne sont point de ces
fautes qui détruisent l'effet. Ceux qui , en rendant compte
d'Eusèbe , ont blamé quelques expressions de la description
de cette tempête comme hasardées , n'ont pas
fait réflexion que la tempête que nous peint M. Laya n'est
point un de ces orages ordinaires causés par l'agitation
des flots que soulèvent et bouleversent les vents , mais
une de ces tourmentes que les navigateurs modernes connaissent
et redoutent , parce qu'ils en ont l'affreuse expérience
: ce sont des volcans sous-marins qui les excitent ;
elles ne sont point rares dans les hautes latitudes etmême
sur les côtes. C'est dans ces tempêtes qu'il n'est ni extraordinaire
, ni hasardé de dire que la mer s'enfle et s'élève en
montagne écumante , roulant et les cailloux et les sables
brúlans qu'un désordre intestinfait jaillir de sesflancs .
Le bitume en fureur au sein des eaux mugit , le soufre
en s'irritant au sein des airs rugit , deviennent des
expressions justes et naturelles , parce que ce sont des
circonstances nouvelles qu'elles caractérisent. Le lecteur
a dû remarquer ces beaux vers :
Mon vaisseau , faible abri qu'assiégent les tempêtes ,
Par la vague , tantôt , vers la côte lancé ,
En pleine mer , tantôt , par elle repoussé ,
Jouet de son caprice , ici , fuit dans l'abîme ;
Là , sur elle incliné , monte et pend à sa cime.
Et ceux-ci , qui sont encore plus beaux :
Dans ces affreux courans moi-même enveloppé ,
La rive m'a reçu de leur gouffre échappé ,
Mais seul ... L'onde jalouse a gardé ce que j'aime !
Ce dernier vers sur-tout est jeté à merveille , et peint
avec énergie et concision l'horrible isolement où se
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
trouve Eusèbe. Ce malheureux époux , qui se croit à
jamais privé de ce qu'il aime , est recueilli par des religieux
hospitaliers :
Mais quel tendre intérêt me rappelle à moi-même ?
Fille auguste du ciel , l'active Charité
Me conduit , sous le toit de l'hospitalité ,
Où respirent en Dieu des hommes vénérables ,
Au faible , au coeur souffrant , au pécheur secourables .
Ces prêtres , exercés au secret des douleurs ,
Ont bientôt dans mes yeux lu celui de mes pleurs.
Leur piété sensible , inquiète , prudente ,
Bientôt sonde mon coeur et sa blessure ardente ;
Dans ce coeur de regrets et de feux dévoré ,
Comme un baume sauveur elle entre par degré ,
Pénètre en tous mes sens , et calme leur vertige .
Ainsi l'eau du matin vient rafraîchir la tige
De ces flenis qu'un soleil ardent et meurtrier
Sous le poids de ses feux la veille a fait plier.
Que leur zèle est touchant leur voix compâtissante !
Comme elle sait répondre à l'ame gémissante ,
Et par le seul pouvoir de ses simples accens
Apaiser la révolte et l'orage des sens !
Pour distraire mes maux , ils redisaient les leurs :
Eh ! qui n'a pas porté son fardean de douleurs !
D'un tendre, égarement victime intéressante ,
L'un offrait à son Dieu sa plaie encor récente ,
L'autre , sur son vieux front où revit le passé ,
Laissait lire un regret qui s'est mal effacé :
D'un long tourment d'amour ce front portait l'empreinte ;
La trace reste encor, si la flamme est éteinte .
Je voyais dans ces traits que l'amour a minés
L'image de ces rocs par les feux calcinés
De ces monts où la foudre imprima son ravage ,
Où le volcan éteint grave encor son passage .
2
،
Il faudrait être bien injuste pour ne pas reconnaître
beaucoup de talent dans ces vers , ainsi que dans les
suivans , par lesquels nous allons terminer ces citations
que nous pourrions aisément multiplier , si nous voulions
mettre sous les yeux du lecteur tous les morceaux
qui nous paraissent dignes d'être distingués :
Dieu m'avait avoué ; son esprit quelquefois
Présent à mon esprit s'exprimait par ma voix.
ΜΑΙ 1808. 259
Quelquefois le pécheur , que ma menace étonne ,
Croyait , plein d'épouvante , entendre Dieu qui tonne ,
Et, devant que ma voix cessât de retentir ,
Déjà renouvelé courait au repentir ;
D'autres fois et c'était mon plus doux ministère )
L'homme Dieu s'annonçait pour racheter la terre :
De sa miséricorde il ouvrait les trésors ;
Tous y pouvaient puiser , les faibles et les forts ;
Tous offraient à ce Dieu , qui calmait leurs alarmes ,
L'accord de leurs soupirs et l'encens de leurs larmes..
Il nous semble qu'il suffit d'être impartial pour avouer
que cette nouvelle production de M. Laya ne peut
qu'ajouter à sa réputation , et qu'elle confirme l'opinion
avantageuse que le public a conçue de lui , lorsqu'il
s'est plu à rendre justice aux belles scènes de l'Ami
des Lois , aux vers élégans et spirituels de l'Epitre à
unjeune cultivateur , et à la touchante héroïde intitulée
: Les derniers momens de Madame de Tourvel.
Μ.
LE PRINTEMS D'UN PROSCRIT , suivi de mêlanges
en prose. Cinquième édition , revue et corrigée , augmentée
de l'Enlèvement de Proserpine , poëme en
trois chants , par M. MICHAUD , avec quatre gravures.
A Paris , de l'imprimerie de Giguet et Michaud
, rue des Bons-Enfans , n° 34. - 1808.
PLUSIEURS critiques se sont élevés dans ces derniers
tems contre les poëmes descriptifs : en admirant dans
quelques ouvrages de cette espèce des détails brillans
de verve et de poësie , ils se sont plaints de ne pas
trouver dans l'ensemble cet intérêt soutenu et progressif
qui ne peut être le résultat que d'un plan profondément
combiné et lié avec art dans toutes ses parties.
Cette opinion n'est surement pas dépourvue de
fondement , et il est bien permis de regarder comme
vicieux un genre où l'imagination et le talent même
courent quelquefois le risque d'ennuyer. Voici pourtant
un poëme descriptif qui , sans être exempt des défauts
qu'on reproche justement au genre , a obtenu un succès
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
universel , et dans un tems où les vers sont presque
toujours si froidement accueillis , a trouvé un plus grand
nombre de lecteurs que le roman le plus en vogue.
Cela prouve , après bien d'autres exemples , que dans
la poësie le style est presque tout , et que l'intérêt des
détails obtient toujours grâce pour tous les vices de régularité
et d'ensemble que la réflexion peut condamner.
Depuis qu'on fait des vers , on n'a cessé de célébrer
le printems. Le développement des végétaux et l'aspect
charmant de la nature ranimée , cette espèce de fermentation
qu'éprouvent tous les êtres , et cette surabondance
de vie qu'on respire , pour ainsi dire , dans
une atmosphère embaumée , en agissant vivement sur
les sens , éveille aussi l'imagination , et il n'est personne
qui ne se sente plus ou moins poëte à l'aspect d'un
beau paysage dans une belle matinée de printems. Les
scènes riantes de la saison nouvelle , animées par la peinture
d'une passion , à qui la nature semble avoir particulièrement
destiné cette heureuse époque de l'année,
voilà tout le fond d'une multitude de chants anacréontiques
, d'idylles , d'élégies , de poëmes érotiques faits
et à faire ; et l'on sait assez combien de versificateurs
seraient réduits au silence si on leur retranchait Flore ,
l'Amour et les Zéphirs. C'est donc une tâche bien difficile
que celle de rajeunir ces images rebattues et
discréditées chaque jour par la foule d'insipides écrivains
qui ne se lasse pas de les mettre en oeuvre ; mais
il n'y a pas de fond si épuisé que le talent ne sache
foreer à produire encore : chaque homme a une manière
particulière de voir , relative à ses organes , à
son caractère , à sa disposition actuelle; et celui qui
sait faire passer dansson style toutes les diverses nuances
analogues à sa situation personnelle , aura toujours le
secret de trouver des aspects nouveaux aux objets les
plus connus , et de donner un air de jeunesse et de
fraîcheur à des sujets en apparence communs et usés .
C'est ce que M. Michaud a su faire avec autant de
talent que de bonheur. Au lieu de se borner à accumuler
après tant d'autres des lieux communs sur le
printems , il a envisagé son sujet sous un rapport qui
Iui était personnel et propre à y répandre un intérêt
ΜΑΙ 1808 . 261
tout nouveau: l'homme dans le malheur , l'exilé , le
proscrit ne voit pas la campagne des mêmes yeux
quel'indolent sybarite qui vient s'y reposer des plaisirs
fatigans de l'hiver. Le souvenir des discordes civiles
et des orages politiques prête un charme plus doux
aux scènes paisibles de la vie champêtre , et personne
ne doit être plus touché de la bienfaisance de la nature
que celui qui a à se plaindre de la méchanceté
des hommes. Toutefois le souvenir des dangers qui l'ont
poursuivi , l'affliction que les troubles de sa patrie lui
donnent , le suivent au sein de l'asyle qu'il s'est choisi ,
et viennent mêler des idées de mélancolie et de tristesse
aux images riantes qui l'entourent ; si , inspiré
par la reconnaissance , il veut prendre la plume et célébrer
la douce influence de la saison et des beaux
lieux qui le consolent , ce contraste touchant d'objets
gracieux et de sentimens mélancoliques se fera sentir
dans ses vers , et répandra sur ses tableaux un jour
triste et doux qui en augmentera le charme.
Telle était la situation de M. Michaud , et c'est elle qui
fidèlement empreinte dans ses vers leur a communiqué
un intérêt dont les poëmes descriptifs ne sont pas ordinairement
susceptibles. Ce n'est pas ici le lieu d'exа-
miner en détail un ouvrage déjà jugé , et dont cinq
éditions consécutives ont assez attesté le succès. Je ne
puis cependant me refuser au plaisir de montrer par
un exemple comment le poëte sait intéresser l'ame
du lecteur à toutes ses peintures . Dans le troisième chant,
il fait une description détaillée d'une belle soirée de
printems. Si cette description n'était remarquable que
par le charme et la vérité des couleurs , elle aurait déjà
un grand mérite ; mais l'auteur ne se contente pas de
peindre exactement ce qu'il a sous les yeux , il se place
lui-même dans son tableau; et il suppose que le lendemain
il doit quitter pour jamais le lieu qui lui a
servi d'asyle , et qui lui offre en ce moment encore un
si beau spectacle. Dès-lors tous les sentimens relatifs à
sa situation viennent naturellement se mêler à ses peintures
, et cette description , qui pouvait n'ètre qu'un lieu
commun agréable , acquiert un intérêt dramatique ,
et devient une élégie pleine de sensibilité et de charme .
262 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne citerai ici que les passages les plus propres à justifier
cet éloge , en regrettant que le défaut d'espace
m'oblige à mutiler ce morceau charmant.
Déjà l'ombre s'étend : o frais et doux bocages !
Laissez-moi m'arrêter sous vos jeunes ombrages ,
Et que j'entende encor , pour la dernière fois ,
Le bruit de la cascade et les hymnes des bois .
De la cime des monts tout prêt à disparaître ,
Le jour sourit encore aux fleurs qu'il a fait naître.
Sur ces toits élevés , d'un ciel tranquille et pur
L'ardoise fait au loin étinceler l'azur ;
Et la vître embrâsée à la vue éblouie ,
Atravers la forêt , montre un vaste incendie .
Sous ces ombrages frais , du chantre du printems ,
L'éclat touchant du soir ranime les accens ....
La caille , comme moi sur ces bords étrangère ,
Fait retentir les champs de sa voix printanière ;
Sorti de son terrier , le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend ;
Et par l'ombre du soir la perdrix rassurée ,
Redemande aux échos sa compagne égarée ....
Mais déjà la lumière à la terre est ravie ,
Image du bonheur , des plaisirs de la vie
Dont onsent mieux le prix quand on les a perdus !
Dans les bois agités les oiseaux éperdus
Tremblent que le soleil , désertant ces rivages,
N'ait pour jamais quitté leurs paisibles bocages ,
Et de leurs chants plaiutifs font gémir les forêts .
L'oiseau des nuits , sorti de ses antres muets ,
Vient par ses cris aigus saluer les ténèbres .
Le ver luisant , semblable à ces lampes funèbres
Dont la pâle clarté luit au fond des tombeaux ,
Faitbriller dans la nuit la mousse des côteaux .
Des vapeurs de l'été la lueur phosphorique
Me rappelle des morts l'ombre mélancolique ;
Et le front des sapins , balancé par les vents ,
Semble peupler les airs de fantômes errans .
O toi ! dont la clarté , si chère au paysage ,
Adoucit de la nuit le front triste et sauvage ,
Qui , parmi les cyprès dont se couvrent les cieux,
Brilles comme l'espoir au coeur des malheureux ,
ΜΑΙ 1808. 265
Si quelque fugitif s'égarait dans la plaine,
Viens prêter ta lumière à sa marche incertaine !
Au détour du vallon , au sein de la forêt ,
Fais briller un rayon de ton flambeau discret !
O lune ! viens charmer mes tristes rêveries ,
Viens consoler ces champs , ces bois et ces prairies ;
Demain encor le jour viendra les visiter;
Et moi , c'est pour jamais queje vais les quitter !
Ces retours touchans du poëte sur lui- même sont
inspirés par sa situation, et il n'est personne qui , dans
une position semblable , ne se soit livré à de pareilles
rêveries. Heureux le poëte qui sait si bien exprimer
ce que ses lecteurs ont senti comme lui !
On peut voir par le morceau qu'on vient de lire ,
que le style du Printems d'un Proscrit est plein de
facilité , de naturel et d'élégance. On pourrait peut-être,
sous le rapport de l'art , y désirer quelquefois plus de
fermeté et de précision. Avec un peu plus de travail ,
l'auteur aurait sans doute corrigé ce défaut : mais peutêtre
aussi eût-il ôté à ses vers quelque chose de cet heureux
abandon qui convient si bien aux sentimens qui
les lui ont inspirés .
S'il a pensé qu'en faveur de la simplicité et du naturel
on lui pardonnerait un peu de négligence , il s'est
montré plus sévère à lui-même dans le poëme qui paraît
aujourd'hui pour la première fois , et qui présente dans
toute sa maturité le talent aimable dont le public a si
bien goûté le premier essai . Il a senti que , pour recommander
à l'intérêt des lecteurs un sujet aussi éloigné
d'eux , il fallait un style plus travaillé , une exécution
plus finie que pour nous émouvoir par la peinture de
sentimens et de malheurs que nous avons tous plus ou
moins partagés. Un habillement simple et négligé sied
bien à la Muse de l'Elégie ; mais celle de l'Epopée doit ,
même dans ses jeux , soigner sa démarche et son maintien
, et ne se montrer jamais qu'avec de brillans atours.
L'enlèvement de Proserpine est un sujet intéressant
et poëtique: cependant je ne serais pas étonné que beaucoup
de lecteurs ouvrissent le poëme de M. Michaud
avec une prévention défavorable. La mythologie a
perdu presque tout son crédit parmi nous , et c'est
264 MERCURE DE FRANCE ,
un moyen peu sûr de piquer la curiosité que de remettre
en scène toutes ces vieilles divinités que tous
les versificateurs médiocres ont tant de fois appelées
à leur secours : cependant de nombreux exemples ont
prouvé quel parti toujours nouveau le talent pouvait
tirer de ces brillantes fictions , et sans donte ce serait
être bien ennemi de ses plaisirs que de vouloir désormais
lui interdire ces peintures riantes et ces allégories
ingénieuses qui ont toujours eu un attrait particulier
pour une imagination poëtique. D'ailleurs ce ne sont
pas seulement de riches couleurs et d'heureuses images ,
que la mythologie fournit au pinceau dn poëte ; on
sait assez que ses dieux et ses déesses , loin d'avoir cette
impassibilité que la raison attribue à la divinité , étaient
au contraire sujets à tous nos penchans et presqu'à
tous nos malheurs. Ainsi tant que la peinture des passions
sera susceptible d'émouvoir et de plaire , l'inépuisable
mythologie pourra fournir au poëte les sujets
les plus féconds et les plus heureux. Quel est en effet
le fonds du poëme qui nous occupe ? c'est l'histoire
d'une jeune fille qu'un cruel ravisseur enlève à une
mèredésolée ; ce fonds est aussi celui de plusieurs romans
qui ont intéressé ; et comme on y voit en jeu les passions
les plus puissantes sur le coeur humain , il pourra
encore devenir le sujet d'un grand nombre d'autres
ouvrages , tous susceptibles d'un intérêt égal. Que le
ravisseur soit le dieu des enfers , que la mère soit
la déesse qui enseigna l'agriculture aux hommes , ces
circonstances rendent la fable plus poëtique, mais n'en
changent pas la nature , de même que dans nos tragédies
la dignité des personnages ajoute à la majesté
du spectacle , et permet de donner au style plus d'élévation
et de pompe , sans rendre leurs malheurs moins
touchans aux yeux des spectateurs.
2
M. Michaud a pris l'idée de son poëme dans Claudien.
Cet auteur , qui gâte trop souvent par le faux goût
de son tems un talent digne d'un plus beau siècle
avait fait un poëme sur l'enlèvement de Proserpine ,
dans lequel entraient aussi le désespoir de Cérès , ses
voyages , sa descente aux enfers , et le retour de sa
fille en Sicile. Il ne nous en reste que trois livres ,
ΜΑΙ 1808. 265
parmi lesquels le poëte français n'a mis à contributionque
les deux premiers , jugeant avec raison qu'après
l'hymen de Proserpine et de Pluton l'action était complète
, et que pousser le récit plus loin ce serait commencer
un second poëme. Il fallait un goût bien sûr
et bien délicat pour s'approprier aussi heureusement
quelques beautés mêlées à beaucoup de défauts brillans,
qui ont souvent avec elles un air de ressemblance
très-propre à tromper des yeux moins exercés .
Ce qu'il y a de plus répréhensible dans le poëte latin ,
c'est un style ambitieux et boursoufflé , presque toujours
hors de proportion avec le sujet , et de la monotonie
la plus fatigante. Le ton emphatique du début
l'a rendu célèbre :
Inferni raptoris equos , afflataque curru
Sidera tænario , caligantesque profundæ
Junonis Thalamos audaci prodere cantu
Mens congesta jubet. Gressus removete , profani.
Jamfuror humanos nostro de pectore sensus
Expulit, et totum spirant præcordia phoebum , etc.
<<M<on esprit surchargé m'ordonne de célébrer dans
>> mes chants audacieux les coursiers du ravisseur infernal
, les astres souillés par les vapeurs exhalées de
>> son char , et le triste hymen de la Junon des enfers.
>> Eloignez-vous , profanes ; déjà une sainte fureur a
>> chassé de mon ame les pensées d'un mortel , et mon
>>sein respire Phébus tout entier , etc .>>
Assurément le début qu'Horace tourne en ridicule
dans son art poetique ,
Fortunam Priami cantabo et nobile bellum :
peut passer pour fort modeste en comparaison de celui-
ci. Au reste , le même esprit qui a inspiré à Claudien
des vers si boursoufflés , semble avoir présidé à toute
l'ordonnance de son poëme. Toutes les machines de
l'épopée y sont mises en mouvement , et l'on y voit
l'Olympe conspirer avec les divinités infernales pour
P'enlèvement d'une jeune fille. Pluton, ennuyé un beau
jour de son long célibat , se met en fureur contre son
frère qui n'a pas songé à le pourvoir. Aussitôt les furies
266 MERCURE DE FRANCE ,
et toutes les divinités infernales accourent à sa voix , et
menacent déjà d'escalader l'Olympe. Heureusement les
parques , qui sont plus prudentes , lui conseillent d'user
de douceur et d'envoyer un message à Jupiter. Celuici
effrayé des conséquences d'un refus , et prévoyant
bien qu'aucune déesse ne voudrait partager le triste
empire de son frère , se décide à lui livrer Proserpine.
Il confie l'exécution de ce dessein à Vénus , qui se hâte
d'accomplir ses ordres. Cérès s'est éloignée de sa fille ,
et a quitté la Sicile pour aller rendre visite à Cybèle.
Vénus accompagnée , on ne sait trop pourquoi , de
Diane et de Pallas , qu'elle se garde pourtant de mettre
dans la confidence , se rend auprès de Proserpine , et la
mène cueillir des fleurs au pied du mont Etna , où
Pluton paraît subitement et l'enlève.
M. Michaud avait trop de goût pour embarrasser son
poëme de ces ressorts si compliqués et si peu proportionnés
à l'effet qu'il avait à produire. Aussi a-t-il suivi
une inarche beaucoup plus simple. Vénus irritée contre
Cérès veut se venger en lui ravissant sa fille , et dans
ce dessein elle va trouver Pluton , et lui persuade de
l'enlever , et de la prendre pour femme. Il n'était pas
trop facile d'imaginer un motif à cette colère de Vénus.
Nous sommes aujourd'hui fort étrangers aux diverses
intrigues de la cour céleste , et très-peu au fait des
petites rivalités qui devaient naturellement diviser un
si grand nombre de déesses. Le poëte feint que Cérès ,
en enseignant l'agriculture aux hommes, les a éloignés
des voluptés auxquelles l'oisiveté les laissait abandonnés ,
et qu'elle a fait naître la sagesse du sein du travail.
Ainsi Vénus a vu ses autels négligés pour ceux de la
déesse qui préside à l'agriculture. Cette allégorie est
juste et ingénieuse , et elle motive heureusement le ressentiment
de Vénus qui est la base de tout le pроёте.
Dans Claudien , Proserpine est occupée à broder au
moment où Vénus arrive auprès d'elle. <<< Elle charmait
>> sa demeure par de doux chants , et préparait pour le
>> retour de sa mère des présens qu'elle ne devait point
>>> lui offrir.>>>
Ipsa domum tenero mulcens Proserpina cantu
Irrita texebat redituræ munera matri.
ΜΑΙ 1808.
267
Ces deux vers me paraissent plein de sentiment et de
grâce : mais après ce trait heureux , le poëte se met à
décrire l'ouvrage de Proserpine , et il y emploie assez
mal à propos vingt-quatre vers : j'aime bien mieux le
tableau que M. Michaud a substitué à ces détails parasites.
Dans son poëme Vénus , sous les traits de Cyane ,
l'une des nymphes de la Sicile , paraît auprès du lit de
Proserpine encore endormie. La peinture du sommeil
tranquille de la jeune vierge , celle de son réveil et de
l'émotion inconnue qu'elle éprouve auprès de la déesse ,
ont beaucoup de grâce et de fraîcheur. On pensebien que
le poëte latin n'a pas manqué de décrire fort au long la
toilette des déesses , et en particulier celle de Proserpine.
M. Michaud , voulant donner à son ouvrage les formes
antiques , devait y placer quelques détails de ce genre ,
pour lesquels les Anciens ont toujours montré un goût
particulier : mais il a eu l'art de les lier à la situation ,
ce qui leur donne un nouveau prix. Proserpine se pare
d'un voile que lui présente Vénus .
L'aiguille sur ce voile avec art dessina
Le doux aspect des bois et des vallons d'Enna .
Là , dans des prés fleuris , de jeunes immortelles
Dépouillent le printems de ses roses nouvelles ;
Là , folâtrent en paix les amours et les jeux ;
Ici l'orage gronde et fait trembler les cieux ;
Plus loin , le Dieu des morts , vaincu par un sourire ,
De l'amour , d'un enfant a reconnu l'empire .
Vers le Styx , des mortels et des dieux redouté ,
Il conduit en triomphe une jeune beauté ;
L'Achéron la reçoit sur sa rive étonnée ,
Et l'empire des morts va fêter l'hyménée.
Sur ce riche travail , prophétique présent ,
La déesse promène un regard innocent ,
Elle admire comment l'aiguille industrieuse
Traça de tant d'objets l'image merveilleuse ;
Elle aime à contempler , dans ces divers tableaux ,
Cet enfant qui du Styx sut enchaîner les flots .
Sur la jeune captive , aux enfers descendue ,
D'un air triste et plaintif elle arrête sa vue ;
Sur la toile plaintive elle l'entend gémir ,
Et , voyant l'Acheron tout prêt à l'engloutir ,
Voyant les cieux troublés et les Nymphes en larmes ,
S'étonne que l'amour ait causé tant d'alarmes.
268 MERCURE DE FRANCE ,
L'idée de parer ainsi Proserpine pour l'hymen auquel
elle est destinée , et de l'attendrir d'avance sur
son propre malheur , me parait très-ingénieuse. Le
dernier trait sur-tout est de la naïveté la plus touchante.
C'est ainsi que le poëte a trouvé l'art de rajeunir
une espèce d'ornement qui sans cet artifice ne
serait qu'un hors-d'oeuvré usé.
Un avantage particulier au poëme de l'enlèvement
de Proserpine , c'est de réunir dans un cadre resserré
des morceaux du ton le plus opposé , et de faire naturellement
succéder le terrible au gracieux , et les
peintures les plus sombres aux tableaux les plus rians.
Ainsi , après avoir offert à l'imagination du lecteur les
belles campagnes de la Sicile , embellies encore par la
présence et les jeux de ses jeunes Nymphes , le poëte
change subitement de ton et de couleur.
(
Tout à coup , ô surprise ! Un bruit , un bruit horrible
Vient du vallon d'Enna frapper l'écho paisible ;
Le spergus de ses eaux voit le crystal troublé ;
Jusqu'en ses fondemens la Sicile a tremblé.
Au signal de Vénus , le dieu du noir rivage
Sous les rocs de l'Etna cherche un étroit passage
Qui conduise son char vers l'empire du jour ;
Impatient de fuir le ténébreux séjour ,
Rien ne peut l'arrêter ; il marche , et le tonnerre
Semble gronder au loin dans les flancs de la terre ,
Le dieu du feu pâlit dans ses noirs arsenaux ;
Le Cyclope , au milieu de ses brûlans fourneaux ,
D'épouvante et d'horreur sent son ame glacée ,
Fuit et laisse tomber la foudre commencée ;
Atravers les volcans allumés sous ses pas ,
Parmi les rocs þrisés qui volent en éclats ,
Comme un sombre torrent le dieu des morts s'avance ,
Et l'Etna voit sortir de son cratère immense
Un monstre , effroi du jour ; les astres radieux ,
A son horrible aspect , égarés dans les cieux ,
Ont pris loin de la terre une route nouvelle ;
Ses fiers coursiers , nourris dans la nuit éternelle ,
Lorsqu'ils ont vu le jour et son brillant flambeau ,
Reculent à leur tour devant un ciel nouveau.
Mais bientôt , ranimés par la main qui les guide ,
Ils franchissent les airs d'un vol prompt et rapide ;
ΜΑΙ 1808.
269
Pressés par la terreur qui règne aux sombres bords ,
Leur flanc est déchiré , le sang rougit leur mords ;
Ils vomissent des flots de soufre et de bitume ,
Et les champs sont couverts de leur brûlante écume.
J'ai souligné quelques mots dans cette belle tirade.
Pluton est mal appelé un monstre : son aspect doit être
terrible , mais c'est celui d'un dieu; et quand Raphaël
l'aplacé dans l'Olympe auprès de Neptune et de Jupiter ,
au lieu d'en faire un monstre , il lui a donné je ne sais
quelle beauté farouche qui, dans le roi des enfers , fait
reconnaître aussi le frère du maître des dieux . Par la
même raison l'épithète d'horrible , dans le vers suivant ,
me paraît déplacée : terrible serait plus convenable.
Les coursiers de Pluton ne sont point pressés par la
terreur qui règne aux sombres bords , mais par la main
dudieuqui les anime et les aiguillonne. Malgré ces légers
défauts , ce tableau est neuf et frappant , et bien préférable
dans son ensemble à celui de Claudien , dont il
reproduit heureusement quelques traits. Ce poëte , incapable
de retenir son imagination en de justes bornes ,
se perd dans des détails qui ôtent à sa narration la rapidité
qu'elle devait avoir. Il s'arrête trop long-tems sous
l'Etna : Pluton a trop de peine à renverser les obstacles
qui lui ferment le passage. D'ailleurs son goût décidé
pour ce qui est gigantesque et outré lui inspire des
images qu'on peut appeler extravagantes, « Déjà, dit-il ,
>>> le roi des morts cherchait un passage dans les en-
>>trailles de la terre , et ses pesans coursiers pressaient
>> Encelade gémissant. Les roues fracassent ses membres
>> énormes , le géant , accablé sous le poids de la Sicile
>> et du dieu des enfers , souffre et se plaint. Epuisé de
>> fatigue , il s'efforce de les secouer , et de ses serpens
>> fatigués il embarrasse l'essieu : la roue fumante glisse
>> sur son dos sulfureux . »
Jamque per anfractus animarum rector opacos
Sub terris quærebat iter , gravibusque gementem
Enceladum calcabat équis : Immania findunt
Membra rota , pressaque gigas cervice laborat
Sicaniam cum dite ferens , tentatque moveri
Debilis , et fessis serpentibus impedit axem :
Fumida sulfureo prælabitur orbita dorse,
270 MERCURE DE FRANCE ,
Si M. Michaud est supérieur à Claudien dans l'ordonnance
de ce tableau , il ne lui cède pas dans les
détails qu'il lui emprunte; les vers où il peint la terreur
subite qui s'est emparé de Vulcain et des Cyclopes,
sont plus rapides et plus énergiques que ceux-ci :
.... Stupuit fornace relictâ
Mulciber, et trepidus dejecit fulmina Cyclops .
<<<Vulcain effrayé a quitté ses fourneaux , et le Cyclope
tremblant a jeté la fondre. » Le sens et sur-tout la
prosodie de ce parfait dejecit, composé de trois longues ,
rend le vers très- inférieur au français :
Fuit et laisse tomber la foudre commencée.
Le troisième chant de l'Enlèvement de Proserpine
est le plus beau et le plus riche de poësie. Le retour
triomphant de Platon, la joie et les acclamations des
divinités infernales, les pompes de l'hymen déployées
pour la première fois dans les enfers fournissent au
poète des couleurs plus neuves , et l'on est étonné de
voir un sujet , qu'on aurait jugé d'abord stérile et
usé , devenir sous sa plume aussi original et aussi fécond .
Il suffit de citer pour preuve les vers suivans :
Revoit de son palais le lugubre séjour.
:
Le roi des morts s'avance , et suivi de sa cour ,
D'un front calme , il s'assied sur son trône d'ébène ,
Etcommande aux enfers de recevoir leur reine.
Il commande ; empressés d'obéir à ses loix ,
Des esclaves nombreux accourent àsa voix ,
Et , du dieu triomphant proclamant la puissance ,
Etalent ses trésors et sa magnificence .
Là , s'offrent aux regards , l'un sur l'autre entassés ,
Les lambeaux éclatans des trônes renversés ,
Les couronnes des rois , les palmes de la gloire ,
Et les sceptres tombés des mains de la victoire .
Par le tems effacés , confusément épars ,
Ici l'oeil aperçoit les monumens des arts ,
Chefs-d'oeuvre immortelss , dépouilles des vieux âges ;
Vingt siècles écoulés au deuil des noirs rivages
Mêlent par-tout- Péclat de leurs riches débris ,
Et le trône funèbre où Pluton est assis ,
Déployant sa splendeur sous un ciel triste et sombre ,
Semble l'astre des nuits qui rayonne dans l'ombre.
ΜΑΙ 1808.
271
Par-tout l'or resplendit , et jamais le soleil
D'un luxe plus pompeux n'éclaira l'appareil .
Ce beau morceau , que l'auteur ne doit qu'à lui-même ,
estdigne de celui qui le suit , et où il a imité Claudien ,
en l'embellissant :
Bientôt une clarté bienfaisante et nouvelle
Perce les profondeurs de la nuit éternelle ;
Sous un ciel moins obscur , roulant en paix ses eaux ,
Partout l'heureux Léthé verse l'oubli des maux ,
Et la douce Espérance , aux malheureux si chère ,
Fait briller chez les morts sa lueur étrangère ,
Le trépas a cessé ses ravages cruels ;
Et le ciseau fatal , redouté des mortels ,
Reste oisif dans les mains de la Parque étonnée .
Oprodige nouveau! pendant une journée
La terre ne vit point une famille en deuil
Pleurer la mort d'un père et suivre son cercueil ;
Ce seul jour ne vit point, triste jouet des ondes ,
Le nocher s'engloutir aux sein des mers profondes ,
Ni les guerriers tomber dans le champ des combats ,
Ni les cités des rois déplorer le trépas .
Le Styx n'entendit point sur son fatal rivage
Les månes de son onde implorer le passage ;
Sur la foi du destin , à la merci des eaux ,
L'inflexible Caron , couronné de roseaux ,
Et le front rayonnant d'une allégresse austère ,
Laissa flotter en paix sa barque solitaire.
Rien ne convenait mieux au sujet que cette teinte
sombre qui règne jusques dans la peinture de ces
fêtes d'hymen , lesquelles ne consistent que dans l'interruption
des supplices ; elle est conservée dans tout
ce troisième chant, et la joie même de l'Elysée est grave
et austère comme les sages qui l'habitent. C'est une
nuance délicate que le goût prescrivait et que Claudien
n'apas sentie. Les fêtes qu'il décrit ressemblent trop å
une orgie : il ymontre ,par exemple , les Furies rem
plissant des coupes de vin et faisant boire avec elles les
serpens qui hérissent leurs têtes :
Oblitæ scelerum formidatique furoris
Eumenides cratera parant et vinaferoci
Crine bibunt.
272 MERCURE DE FRANCE ,
On peut juger , par cet exemple et par ceux que j'ai
cités auparavant , combien M. Michaud avait à faire
pour dégager les beautés réelles de l'auteur latin de
cette multitude de fautes contre le goût et quelquefois
contre le bon sens , parmi lesquelles elles étaient comme
perdues. La marche du poëme et beaucoup de détails
lui appartiennent entiérement ; et toutes les fois qu'il
imite , il corrige et perfectionne. Cela était peut-être
plus difficile que de tirer tout de son propre fonds. II
serait superflu de multiplier davantage les citations; je
les ai faites en assez grand nombre pour prouver que sa
versification , toujours élégante et facile , s'élève avec
le sujet à la haute poësie , et sur-tout qu'il est doué de
cette flexibilité si rare et pourtant si nécessaire , qui fait
qu'on passe sans effort du grave au doux , du plaisant au
sévère. On peut donc lui prédire en toute assurance des
succès durables , et tous les amis des lettres doivent désirer
qu'il applique un talent si heureux à des sujets
plus importans.
Le poëme de Proserpine est suivi des Lettres sur la
pitié et sur les préjugés , qui ont déjà paru dans les
quatrepremières éditions du Printems d'un proscrit. Ces
lettres , publiées pour la première fois il y a six ans ,
excitèrent de vives discussions , sur-tout la dernière
dans laquelle l'auteur établit l'utilité des distinctions
héréditaires. Plusieurs critiques décidèrent alors qu'elles
étaient l'ouvrage d'un ennemi de la philosophie , des
lumières et des idées libérales ; car c'étaient des expressions
dont on se servait encore : aujourd'hui les principes
qu'elles contiennent trouveront beaucoup moins d'opposition;
et on les jugera ce qu'elles sont , c'est-à-dire
les idées d'un esprit sage , ami de l'ordre et des grandes
vérités consacrées par l'assentiment et l'expérience de
tous les siècles , qui sait faire parler à la raison un langage
à la fois clair , ingénieux et piquant.
しい
G
J
DU COTONNIER ET DE SA CULTURE , ou Traité sur
les diverses espèces de Cotonniers , sur la possibilité
et les moyens d'acclimater cet arbuste en France ,
sur
EP
!
DI
ΜΑΙ 1808.
27
sur sa culture , etc.; par C. PH. DE LASTEYRL , 이
membre des Sociétés philomatique , d'agriculture cen
de Paris, de celles de Stockholm, Gættingue, Leip
sick , etc. , etc. Un volume in-8° de 446 pages avec
figures . Prix , 6 fr. , et , fr. 50 cent. franc de port.
A Paris , chez Arthus - Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , n° 23.
APRÈS avoir étendu la puissance des Nations qu'ils
gouvernaient , après avoir enrichi leur patrię des dépouifles
de leurs ennemis vaincus , les plus grands
capitaines ont pensé que les trésors les plus précieux
étaient ceux que la nature reproduit et multiplie
chaque anuée dans les lieux où la prévoyance agricole
les dépose. Sésostris , vainqueur de l'Asie , ajouta
beaucoup à sa gloire , en devenant , pour les Egyptiens,
ce que Triptolême fut pour Athènes. Alexandre ne se
borna point à faire passer en Macédoine l'or et les bijoux
des Perses , il fit présent à ses heureux concitoyens
des plantes et des animaux utiles qui pouvaient
s'acclimater en Grèce : c'est à lui que l'Europe doit et
la pêche vermeille , et l'abricot parfumé, et tant d'autres
productions recueillies ou décrites par Aristote. De
pareils dons sont restés plus long-tems dans la mémoire
des peuples reconnaissans , que le nom des lieux où
leurs armes triomphèrent. Combien de gens ignorent
la date des victoires qui illustrèrent les aigles romaines,
et savent que Lucullus enleva les cérises à Mithridate,
et Curius Dentatus , les poires à Pyrrhus !
Mais ce n'est pas assez de vouloir confier, aux champs
paternels , les productions exotiques , il faut que le sol
qu'on leur destine, que le climat soient propices . Pour
de pareilles conquêtes , quel pays plus favorisé que
la France ? elle offre tous les sols et tous les climats.
Le physicien et le naturaliste ont peine à concevoir
comment elle a consenti si long-tems à être
tributaire du Nouveau-Monde et de l'Inde pour tant
de productions , qu'il est possible , nous dirons même
facile d'acclimater dans les provinces méridionales . Le
riz , le sucre , le thé , le coton , l'indigo , le quinquina ,
prospèrent à des latitudes plus froides que notre Pro-
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
vence et notre Languedoc. Parmi les oiseaux domestiques,
la pintade et la poule-d'Inde nous prouvent qu'il
serait facile depeupler nos campagnes de hoccos , d'agamis
et d'autres animaux plus utiles que notre poule ,
qui elle-même est originaire du Malabar (1) .
Comment tant de richesses ne sont-elles pas indigènes
? c'est que pour vaincre l'apathie des peuples ,
pour lui créer une nouvelle habitude , pour le forcer
à profiter d'un bien dont la conservation demande
quelque soin , il faut qu'un souverain , ami des sciences
et des arts , dont le génie inspire autant de confiance
que d'admiration, protége, encourage, récompense l'introduction
d'une culture utile et inusitée , ouvre luimême
les sources des nouvelles richesses dont il veut
faire jouir ses sujets. C'est le désir de seconder les
vues bienfaisantes d'un tel souverain , qui dicta l'ouvrage
que nous examinons .
La nature nous présente abondamment les plantes
alimentaires , mais elle est plus avare des végétaux textiles
: le chanvre , le lin et le coton sont presque les
seuls , du moins les plus généralement employés. Les
deux premiers semblent principalement appartenir aux
Français , et peut-être seraient-ils pour eux ce que
le coton est à l'Angleterre si depuis un siècle la culture
du chanvre et du lin avait été spécialement encouragée
; mais nos relations coloniales nous ont tellement
accoutumés à l'usage du coton , qu'il n'est plus
question d'examiner aujourd'hui si nous pouvons nous
en passer ou diminuer sa consommation ; l'intérêt général
commande de multiplier les moyens de nous les
procurer le plus surement et le plus économiquement
possible.
Sans doute nous regrettons , avec M. Chaptal (2) ,
que de si grands capitaux soient employés à mettre
en oeuvre une substance étrangère que nos rivaux ou
nos ennemis possèdent exclusivement ; mais nous pensons
comme lui que ce qu'il eût été sage d'empêcher
il y a cinquante ans , il est nécessaire de le protéger
(1 ) Voyage de Sonnerat.
(2) Chimie appliqués aux arts. Discours préliminaire , pag, 32 et33.
ΜΑΙ 1808. 275
mauitenant , parce que l'existence de deux cent mille
buvriers en dépend, et qu'il faut leur procurer cette
matière première , sans que nos ennemis puissent en
fixer le prix. Or le moyen le plus sûr d'acquérir cette
indépendance est de cultiver en France le coton.
Ce n'est point une chose nouvelle que la culture
de ce végétal en Europe : M. de Lasteyrie nous apprend
qu'en 1566 on cultivait le coton en grand dans le
Midi. Voici ce qu'Abel Jouan , historien du tems de
Charles IX , dit à l'occasion de l'entrée de ce prince
dans la ville d'Hyères : « Autour d'icelle ville y a si
>> grande abondance d'oranges , et de palmes , et de
>>> poivriers et autres arbres qui portent le coton , qu'ils
>> sont comme forest. » L'auteur cite encore l'ouvrage
de Quinquerau , évêque de Sènez , qui en 1606 écrivait
: N'avons-nous pas doncques assez de quoi admirer
les raretés de notre Provence , se montrant si indulgente
et libérale que de nous faire germer très-heureusement
les cannes dont on fait cuire le sucre...... Nous
pouvons pour le jourd'hui aller de pair avec d'autres
contrées , pour avoir comme elle grande quantité de
plantes portant le coton . Pour prouver qu'une atmosphère
moins chaude que celle de nos provinces méridionales
peut permettre la végétation du coton ,
M. de Lastegrie rapporte que M. J. Blackbrune a cultivé
sur couche en 1793 dans Lancashire , des cotonniers
qui ont produit assez pour fabriquer une pièce de
mousseline de sept aunes et demie de long , sur une
demie de large ; mais que dirons ceux qui ne croient
point que cette plante puisse prospérer en France ,
quand ils sauront que le nommé Fleischman a cultivé
dans les jardins de la cour de Saxe le cotonnier
à l'air libre pendant les années 1778 , 1779 , 1780 et
1781 (3). Tout le monde sait que depuis long-tems le
coton est très-bien acclimaté à Malte , en Calabre
en Sicile ; que Miller a élevé en Angleterre le cotonnier
velu ; que MM. Mourgues , Gillot et Faujas ont fait
avant la révolution des essais très-heureux en Dau-
(3) Feuille du Cultivateur , tome I , page 195.
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
phiné et dans le Languedoc ; et si quelques tentatives
ont été infructueuses dans le Milanais , le Piémont et
la Sardaigne , ce non succès tient au mauvais choix
des espèces qu'on voulait y cultiver. M. Teissier , de
l'Institut, a déjà prouvé que depuis trois ans on récoltait
du coton dans 14 ou 15 de nos départemens sans que
les généreux cultivateurs ,qui se sont livrés à ces patriotiques
expériences , connussent la meilleure manière
de préparer le sol et de soigner la culture de cette
plante. C'est à M. de Lasteyrie qu'on devra les plus
sages préceptes que puisse suivre l'agriculteur jaloux
d'enrichir sa famille et son pays en acclimatant le coton,
L'ouvrage de cet habile agronome enseigne la manière
de choisir le sol , de le préparer ; il apprend
quels sont les engrais qui lui conviennent , comment
on doit semer le coton, le soigner pendant sa végé
tation et le préserver des insectes qui lui nuisent , le
récolter et le retirer de sa coque ; il calcule les dépenses
nécessaires , les bénéfices probables et certains ;
il compare les modes particuliers de culture qui sont
favorables aux différentes variétés de cotonniers , et
pour ne laisser à cet égard rien à désirer , il passe en
revue les usages adoptés par les anciens et par les modernes
en Egypte , en Arabie , en Syrie , en Espagne ,
en Sicile , dans le Levant , en Chine et en Amérique.
Cet ouvrage est donc un traité complet écrit avec
ordre , clarté , précision, fait pour intéresser également
le savant et le cultivateur , le politique et le marchand ,
le littérateur et l'homme du monde. Il fallait , pour traiter
avec une sorte d'élégance une matière aussi sèche
en apparence , joindre à des connaissances étendues et
variées l'amour des arts et le désir constant d'être
utile à son pays. M. de Lasteyrie a prouvé qu'il réunissait
toutes ces conditions , et son livre peut être offert
comme modèle à ceux qui se sentiront la force d'écrire
tout ce que la théorie et la pratique offrent d'intéressant
à connaître dans un art nouveau.
C. L. CADET , pharmacien de S. M.
ΜΑΙ 1808 .
277
L'ÉLECTRICITÉ , sa cause , sa nature , sa théorie , le
galvanisme , le magnétisme ; par M. LIMES (1) .
L'AUTEUR de cet ouvrage , plein de vénération , à
ce qu'il paraît , pour les travaux de Franklin , a cru
trouver dans certains passages de ses écrits , des idées
dont il pense que ce physicien aurait tiré un plus grand
parti pour sa théorie , si elles ne s'étaient présentées à
lui d'une manière vague et confuse , et s'il ne s'était
point borné à un simple aperçu , en se contentant d'annoncer
qu'il n'était pas incroyable qu'on pût arriver
quelque jour à CETTE DÉCOUVERTE . M. Limes , dans
la vue de ramener la science à toute la simplicité dont
elle est susceptible , n'admet , comme Franklin , qu'un
fluide électrique. Il a jugé que puisque le fluide électrique
existe dans tous les corps de la nature , il doit
avoir un rapport et une fonction dans ces corps ; ce
qui l'a conduit à conclure que le calorique est le flûide
électrique lui-même. Beaucoup de physiciens avaient
eu l'idée de l'identité du fluide électrique avec le calorique
; mais aucun n'était entré , comme l'auteur de
l'ouvrage que nous annonçons , dans les considérations
qui pouvaient en établir la preuve ; aussi s'est-il vu
dans le cas de penser que le calorique capable de produire
les phénomènes électriques était le calorique qui
existe dans l'intérieur des corps , qui fait équilibre avec
T'attraction de leurs molécules , celui enfin auquel on
a donné le nom de calorique latent , qui existe comme
le fluide électrique en quantités inégales dans les corps ;
ce qui est un nouveau trait de ressemblance et une
nouvelle preuve d'identité. Il résulte de cette idée heureuse
que les difficultés qui avaient arrêté les physiciens
dans la théorie d'un seul fluide se trouvent levées . La
principale était celle qui avait conduit Æpinus à ce
résultat étrange et contraire aux lois de l'attraction ,
(1) Brochure in -8º. Paris , chez Levacher , libraire , rue du Hurepoix ,
nº3 , près le Pont-Saint-Michel. Prix, 1 fr . 80 cent. , et 2 fr. 20 cent.
franc deport.
4
278 MERCURE DE FRANCE ,
que la matière repoussait la matière. Suivant M. Limes ,
le fluide électrique ou le calorique latent ayant son
action employée dans l'intérieur des corps pour combattre
l'attraction moléculaire , n'a plus d'action à
exercer particulièrement d'un corps à l'autre , lorsqu'ils
sont à l'état naturel : ainsi l'état d'équilibre existe
dans ces corps sans ces actions multipliées et réciproques
que supposait Æpinus. La facilité avec laquelle il
explique les principaux phénomènes , ceux des attractions
et des répulsions électriques qui l'avaient été
d'une manière si peu satisfaisante dans toutes les théories
connues jusqu'à ce jour , ceux de la bouteille de
Leyde , du pouvoir des pointes , etc. fait regretter que
l'auteur n'ait pas donné plus d'étendue à son ouvrage ,
en appliquant ses principes à la plupart des phénomènes
électriques connus , puisqu'il pense « qu'il ne
>> s'en présentera aucun qui laisse encore quelque nuage
>> qu'on ne puisse dissiper par l'application des prin-
>> cipes dont il donne le développement. >>>
Il les applique au galvanisme et au magnétisme : et
c'est toujours le même agent qui produit tous les phénomènes
galvaniques et magnétiques. Cet ouvrage fait
pour fixer l'attention de tous les savans qui s'occupent
des sciences physiques , par les vues neuves qui y
sont présentées , nous a paru d'ailleurs écrit avec intérêt
, et souvent avec force. Nous citerons ce passage
qui termine l'article du magnétisme , dans lequel l'auteur
dit que , pour éclaircir certains points de la science',
il faut le concours de la chimie, de la physique et de la
minéralogie qu'on voulut trop long-tems isoler. « La
>>> nature est une dans son ensemble , comme dans ses
>> lois ; elle rejette les limites ; de même le génie grand
>> et vaste dans ses conceptions repousse ces barrières
>> posées par la médiocrité et réservées pour elle , em-
>> porté par le torrent de ses forces , il s'élance et par-
>> court en conquérant le domaine de la nature qui ne
>> peut résister a ses élans vainqueurs. >>>
ΜΑΙ 1808 . 279
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . -Théâtre français . - Première représentation
d'Artaxerce , tragédie en cinq actes et en vers , par
M.Delrieu.
Une tragédie en cinq actes et en vers , et qui a obtenu
beaucoup de succès , est un ouvrage trop important pour
que l'on puisse , d'après l'effet que produit la représentation,
en faire un examen raisonné : la mémoire n'est pas
toujours un guide assez sûr , et le charme de la représentation
fait souvent excuser des fautes qui n'échappent plus
ensuite au critique , lorsqu'il porte son jugement dans le
silence du cabinet : ce n'est que le poëme à la main qu'il
est possible de prononcer sur ce que plusieurs littérateurs
ont appelé le chef- d'oeuvre de l'esprit humain. Nous attendrons
donc l'impression de cette nouvelle tragédie pour
la juger définitivement sous le double rapport et du plan
et du style; mais nous pouvons dès ce moment dire à nos
lecteurs qu'elle a obtenu un grand succès , que ce succès
nous semble très-mérité , que nous avons reconnu de l'esprit
dans l'ordonnance de l'ouvrage , de l'art dans la liaison
des scènes , un intérêt puissant et soutenu , et qu'un grand
nombre de vers méritent d'être cités .
M. Delrieu s'est servi avec beaucoup d'habileté des tragédies
composées sur le même sujet par Magnon , Deschamps ,
Crébillon et Lemierre , mais c'est sur-tout l'opéra d' Artaxerce
de Métastase qu'il a le plus constamment suivi comme le
meilleur de ses modèles. Cependant , en l'imitant , il l'a
soumis à ses propres idées ; et il a usé d'un droit reconnu en
s'appropriant avec talent l'ouvrage d'un tragique étranger.
Il n'a emprunté son dénouement , qui est fort beau , à
aucun des auteurs que nous venons de nommer ; mais il est
impossible de ne pas trouver dans le cinquième acte de
P'Artaxerce de M. Delrieu quelque ressemblance avec celui
deRodogune.
Cet ouvrage est le premier que M. Delrieu donne au
Théatre français ; jusqu'ici il n'était connu que par deux
comédies représentées avec succès au Théâtre de l'Impératrice
, et par l'opéra-comique de Michel-Ange ; mais la
distance entre ces productions agréables et la tragédie
d'Artaxerce est immense , et nous pensons que celui qui
280 MERCURE DE FRANCE ,
débute au Théâtre français par un ouvrage de cette importance
, mérite de grands éloges , et annonce à la scène un
tragique de plus .
Théâtre du Vaudeville.-Première représentation d'une
Etourderie , ou Comment sortira-t- il de là ? par M. Radet .
Linval , jeune officier , aime Constance dont le père est
mort , elle attend dans une pension l'heureux moment où
elle doit épouser M. Griffard , vieux procureur : cet hymen
avait été arrêté par le père de Constance , afin de s'acquitter
, avec le vieux praticien , d'une somme de cinquante
mille francs qu'il n'a pu lui payer , et Constance est destinée
entr'eux à servir de solde de compte : ce projet ne convient
nullement aux jeunes gens qui s'adorent: Linval louc une
chaumière qui tient aux murs de la pension; il monte sur
ce mur pour apercevoir au moins celle qu'il aime , mais
trop occupé sans doute de cette douce contemplation , la
tête lui tourne et il tombe dans le jardin où Constance
se trouvait seule dans ce moment: le jeune homme entre
dans un pavillon pour y prendre les habits d'une vieille
femme , et pouvoir , sous ce travestissement , sortir de la
maison sans compromettre Constance , mais une maîtresse
de la pension l'y enferme et emporte la clef. C'est alors
qu'on se demande comment il sortira de-là ? Très-heureusement
pour lui il a fait part de son amour au capitaine
Franval , ancien ami de son père , qui arrive fort
à propos pour faire mettre notre étourdi en liberté , rembourser
au procureur la somme de cinquante mille francs.
et unir Constance à Linval. Ce vaudeville est inférieur aux
autres productions de M. Radet. On a cependant applaudi
quelques jolis couplets qui demandaient grâce pour la faiblesse
de l'intrigue : dans le monde , toutes les étourderies
se ressembleut , mais au théâtre , pour les faire pardonner ,
il faut au moins qu'elles soient originales .
Nous observerons à M. Auguste , chargé du rôle de
Linval , que l'on ne parle au théâtre qu'afin d'être entendu
des spectateurs , et que les acteurs sont assez généralement
dans l'usage de soigner leur prononciation.
B.
ΜΑΙ 1808. 281
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
1
AFRIQUE.-Alger , le 30 Mars. - La conduite du dey
d'Alger envers les Européens prend chaque jour un nouveau
caractère de violence. Le 22 de ce mois , il fit enjoindre
aux consuls de Suède , de Hollande , de Danemarck
de lui apporter leurs présens. M. le consul de Suède consentit
à faire immédiatement des présens .
Le 25 , les trois consuls de Hollande , de Danemarck ,
d'Amérique furent mandés au palais.
Le consul de Hollande dit qu'il attendait les ordres de
sa Cour. Alors le dey lui annonça que si , à l'arrivée du
courier , qui était attendu d'un moment à l'autre , il ne
recevait pas de présens , il le ferait enchaîner lui et ses
enfans , et les enverrait aux travaux.
Le consul d'Amérique observa qu'il ne pouvait point ,
sans ordre de son gouvernement , acquitter les dix - huit .
mille piastres exigées. Si tu ne les payes sous quatre jours ,
répliqua le dey , je te fais mettre à la chaîne , à moins
que tu ne consentes à me livrer neuf Américains que je
ferai pendre aux portes de Bab-Azoun .
Enfin , M. Ulrich , capitaine de vaisseau , consul de Danemarck
, exposant la situation de son pays , dit que le
bâtiment qui portait ses présens avait été arrêté et confisqué
par les Anglais , et que l'agent d'Angleterre à Alger en
était convenu lui-même. Ce consul pria la régence de lui
accorder un délai ; mais le dey , sans égard pour le caractère
d'un agent parlant au nom de son souverain, le
fit saisir au milieu du palais par des sbires , et le fit traîner
immédiatement dans les bagnes , au milieu des huées d'une
populace barbare .
Le lendemain , sur les vives représentations des consuls
européens qui se rendirent au palais , et au nom desquels
le consul général de France porta la parole , le dey se décida
enfin à remettre celui de Danemarck en liberté.
TURQUIE. - Constantinople , le 11 Mars.-Les janissaires
avaient formé à Smyrne , un complot contre les chrétiens.
Ce complot a été découvert à tems , et les auteurs
282 MERCURE DE FRANCE ,
arrêtés . Ce qui avait ainsi exaspéré les janissaires contre
les chrétiens , c'est qu'une frégate anglaise avait , sous leurs
yeux , forcé un bâtiment de transport turc à s'échouer sur
lerivage.
- Les janissaires avaient pris aux Grecs une église , située
dans le village de Faneraki , sur la Mer-Noire : ils en avaient
fait une mosquée . D'après la décision du muphti, cette église
a été rendue aux Grecs .
Les différends qui existaient entre le primat et l'évêque
de l'île de Tine , à la suite desquels le premier avait été
condamné à la prison , ont été apaisés.
-Le caïmacan de la Porte en Egypte , Mehemed-Aly ,
a maintenant pacifié toute cette province ; la majorité des
beys a suivi l'exemple de Sehahin-Aly-Elfy , et a traité avec
le pacha. Cependant Mahemed-Aly a décliné la commission
qui lui avait été donnée par plusieurs firmans , de
marcher contre les Wechabites , lorsque la paix serait rétablie
enEgypte , et de les chasser de Gedda , de la Mecque
et de Médine.
VALACHIE. - Bucharest , le 2 Avril. -Le nombre des
troupes russes augmente tous les jours en Valachie . Deux
mille hommes ont passé le 17 et le 18 à Bucharest , venant
d'Yassi et de Fokshane , en prenant la route de Craïovo.
On annonce la prochaine arrivée d'un autre corps de 15,000
hommes , sous les ordres des généraux Platow , Isaïff et
Kamenskoï.
SERVIC.- Belgrade , le 31 Mars. -M. de Rodofinikin ,
conseiller-d'Etat de Russie , a , dit- on , reçu , le 16 de ce
mois , un courier venu de Valachie. On assure qu'en conséquence
il a prévenu le sénat servien que l'armistice conclu
pour sept mois avec la Porte , à Sloboja , le 28 août de
l'année dernière , expirait le 28 mars ; que la Porte n'avait
pas accédé aux demandes de la Russie , et ne voulait point
renoncer à la Servie ni à aucune province : et qu'ainsi le
sénat devait faire tous les préparatifs de guerre , et cependant
attendre de nouveaux ordres pour en venir à une
rupture. On a reçu par le même courier la nouvelle que
le grand quartier-général des troupes russes s'était porté
en avant de Bucharest.
Le 28 , le général en chef des Serviens , Georges Petrowitsch
Czerny , est revenu de sa terre de Topela, où il
ΜΑΙ 1808. 283
fait un court séjour , après la revue de ses troupes , et
est arrivé ici par Ostronitza .
ANGLETERRE. - Londres , le 10 Avril.-La flotte deslinée
à laBaltique , est composée de 17 vaisseaux de guerre ,
sous le commandement de sir James Saumarez. Cet amiral
arbora son pavillon sur le vaisseau la Victoire , de 118
canons , le vaisseau à bord duquel Nelson a perdu la vie.
Le capitaine Hope est capitaine de la flotte : elle se rendra
par divisions dans la Baltique. Sir Sam . Hood , qui monte
De Centaure , commandera sous l'Amiral Saumarez .
M. Pinkney est nommé ministre de l'Amérique près la
cour de Londres.
,
-Dans le nombre des troupes que legouvernement fait
passer en Suède , on compte toute la légion allemande
6000 hommes de gardes à pied , et plusieurs régimens de
cavalerie. Lord Cathcart est commandant en chef de cette
armée , et a sous lui sir John Moore , sir David Baird , sir
Arthur Wellesley, et les brigadiers - généraux Dyott et
Cotton.
ALLEMAGNE.- Vienne , le 17 Avril.-Le comte de Duben,
chargé d'affaires du roi de Suède près de notre cour ,
a remis derniérement à M. le comte de Stadion , ministre
des affaires étrangères , une note dans laquelle il se plaint
de ce que l'Autriche n'est pas restée neutre , ou même ne
s'est pas liée avec l'Angleterre. Il devient de jour en jour
| plus probable que la cour ne tardera pas à intimer au comte
de Duben l'ordre de quitter les Etats autrichiens.
L'Empereur de Russie a fait remettre à la cour de
Vienne une note relative à la conduite du roi de Suède ,
et à la détermination qu'il a prise en conséquence , de poursuivre
la guerre contre la cour de Stockholm avec laplus
grande vigueur. Les circulaires que le comte de Romanzoff
a transmises à ce sujet à tous les ministres étrangers résidans
à Pétersbourg , ont été envoyées ici par des couriers
extraordinaires .
-Une ordonnance du gouvernement , en date du 24 mars,
oblige tout le clergé séculier et régulier du duché de
Salzbourg et de la principauté de Berchtholdsgaden à donner
, dans le délai de trois semaines , et dans les formes
prescrites à cet effet , la déclaration précise de leurs biensfonds
et de leurs revenus. Dans le cas de fausses déclarai
281 MERCURE DE FRANCE ,
tions , il sera fait usage de mesures plus rigoureuses pour
découvrir la vérité .
DANEMARCK. -Copenhague , le 16 Avril.-Onporte au
nombre de onze celui des vaisseaux ennemis qui se trouvent
actuellement dans le Belt , dont trois vaisseaux de ligne ,
deux frégates , deux bricks , et quatre yachts autrefois danois
, équipés aujourd'hui en corsaires. C'est S. Samuel Hood
qui commande ces bâtimens.
Les Anglais ont bombardé, le 8 de ce mois , la petite
Île de Fejoe ; ils ont endommagé plusieurs maisons , sans
que personne heureusement ait péri. On ne voit pas quel
peut être le but de cette expédition aussi inutile que peu
dangereuse.
-Il y avait , le 11 de ce mois , sur la côte de Suède , visà-
vis cette ville , six vaisseaux de guerre anglais , dont une
frégate , deux cutters étaient arrivés le 10, et un vaisseau de
74 était arrivé le 8. Aujourd'hui on compte , dans le Sund ,
quatre vaisseaux de ligne anglais , une frégate et trois bricks.
Pun des vaisseaux de ligne porte pavillon de contre- amiral.
SUÈDE. - Carlscrone , le 22 Mars . - Notre flotte , qui a
mis enmer, est composée de quatorze vaisseaux de ligne ,
huit frégates et plusieurs chaloupes canonnières ou petits
bâtimens . Le 3, on a fini le pénible travail de casser la glace
pour faire sortir la flotte. Elle est commandée par l'amiral
Olof Cederstroem , qui a arboré son pavillon à bord du Gustave-
Adolphe , de go canons. Le lieutenant-colonel Tornquist
est chefde division , et M. Maurice Krusenstierne capitaine
de pavillon. C'est le 20 de ce mois qu'on a mis l'embargo
sur tous les vaisseaux prussiens , russes et danois , qui
se trouvent tant ici que dans les autres ports de Suède. Il y
avait à Gothembourg dix vaisseaux prussiens et deux a
Marstrand.
PORTUGAL. Lisbonne , le 18 Avril. Cette ville jouit
de la tranquilité la plus parfaite. Les vivres y sont abondans
et d'un prix peu élevé ; les marchés sont bien approvisionnés.
Pendant toute la semaine-sainte les églises ont été
remplies de monde , sans qu'il se soit passé le moindre
désordre.
La police exerce une surveillance active et salutaire , et
les troupes françaises observent la discipline la plus exacte .
Son excellence le maréchal Junot a fait publier , le 8
ΜΑΙ 1808 . 285
avril , à Lisbonne, une proclamation renfermant les mesures
les plus rigoureuses contre ceux qui chercheraient à avoir
quelque communication avec les Anglais , et contre tous
commandans de côtes qui laisseraient approcher un bâtiment
anglais quelconque , même avec pavillon parlementaire .
| ROYAUME DE NAPLES.- Naples , le 8 Avril. -Le 11 du
mois dernier , une frégate et une corvette anglaises débar
quèrent deux cents hommes à Ascea. M. Théodore de Domminicis
, commandant de la garde nationale , rassembla
aussitôt tous les citoyens de la commune, etmarcha contre
l'ennemi , qui fut bientôt forcé de se rembarquer.
Quelques jours après, les Anglais se présentèrent sur la
côte de Palinuro , pour y piller quelques barques chargées
d'huile : mais ils furent reçus à coups de fusil, et repoussés
par la garde nationale des environs. Celles de S. -Constantino,
de Ravello et d'Acquafredda ont déployé aussi beaucoup
de zèle et de courage.
( INTÉRIEUR)...
Bordeaux , le 27 Avril. - S. M. l'Impératrice-Reine a
quitté cette ville et a pris la route de Langon, hier matin , å
cinqheures ; elle est arrivée le même jour à Bayonne à sept
heures du soir. La ville était illuminée. S. M. l'Impératrice
est descendue au château de Marrac, où réside S. M. l'Empereur.
Elle a reçu aujourd'hui la visite du prince des
Asturies. Le prince de la Paix est arrivé le 25 à Bayonne ;
le roi et la reine d'Espagne devaient y arriver le 2g.
PARIS , le 3 Mai. - Rapport à S. A. I. le grand-duc de
Berg , lieutenant de l'Empereur , commandant ses armées en
Espagne.
Monseigneur , conformément aux ordres de V. A. I. , je me suis
| rendu à Aranjuez avec la lettre de V. A. pour la reine d'Etrurie. Iz
était huit heures du matin ; la reine était encore couchée ; elle se leva
ide suite et me fit entrer. Je lui remis votre lettre. Elle m'invita à
attendre un moment , en me disant qu'elle allait en prendre lecture
avec le roi et la reine. Une demi-heure après , je vis entrer la reine
d'Etrurie avec le roi et la réine d'Espagne .
S. M. me dit qu'elle remerciait V. A. I. de la part que vous preniez
àses malheurs , d'autant plus grands que c'est un fils qui s'en trouve
Pauteur. Le roi me dit que cette révolution avait été machinée ; que
de l'argent avait été distribué , et que les principaux personnages étaient
son fils et M. Caballero , ministre de la justice ; qu'il avait été forcé
d'abdiquer pour sauver la vie dela reine et la sienne ; qu'il savait que
286 MERCURE DE FRANCE ,
hans cet acte , ils étaient assassinés pendant la nuit; que la conduite du
princedes Asturies était d'autant plus affreuse, que s'étant aperçu dù
désir qu'il avait de régner , et lui , approchant de la soixantaine ; it
était convenu qu'il lui céderait la couronne lors de son mariage avec
une princesse française , ce que le roi désirait ardemment.
Le roi a ajouté que le prince des Asturies voulait qu'il se retirât avec
la reine à Badajoz , frontière du Portugal ; qu'il lui avait observé que
le climat de ce pays ne lui convenait pas , qu'il le priait de permettre
qu'il choisît un autre endroit ; qu'il désirait obtenir de l'Empereur la
permission d'acquérir un bien en France et d'y finir son existence. La
reine m'a dit qu'elle avait supplié son fils de différer leur départ pour
Badajoz , qu'elle n'avait rien obtenu , et qu'il devait avoir lieu luudi
prochain,
Au moment de prendre congé de LL. MM. , le roi me dit : « J'ai
écrit à l'Empereur , dans les mains duquel je remets mon sort. Je
voulais faire partir ma lettre par un courier , mais je ne saurais avoir
une occasion plus sûre que la vôtre. » Le roi me quitta alors pour
passer dans son cabinet. Bientôt après il en sortit , tenant à la main
la lettre ci-jointe qu'il me remit ( Nos. I et II ) ; et il me dit encore ces
mots : « Ma situation est des plus tristes. On vient d'enlever le prince
de la Paix qu'on veut conduire à la mort. Il n'a d'autre crime que
celui de m'avoir été toute sa vie attaché. » Il ajouta qu'il n'y avait sorte
de sollicitations qu'il n'eût faites pour sauver la vie à son malheureux
ami , mais qu'il avait trouvé tout le monde sourd à ses prières , et
enclin à l'esprit de vengeance; que la mort du prince de la Paix entraînerait
la sienne , et qu'il n'y survivrait pas .
Aranjuez , le 23 mars 1808.
N°. I.
Signé, B. DE MOUTHION.
Lettre du roi Charles IV à l'Empereur Napoléon.
Monsieur mon frère , votre majesté apprendra sans doute avec peine
les événemens d'Aranjuez et leur résultat elle ne verra pas sans
quelqu'intérêt un roi qui , forcé d'abdiquer la couronne , vient se jeter
dans les bras d'un grand monarque son allié , se remettant en tout à
sa disposition , qui seul peut faire son bonkeur , celui de toute sa
famille , et de ses fidèles et aimés sujets . Je n'ai déclaré m'en démettre
en faveur de mon fils que par la force des circonstances , et lorsque le
bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez
connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort , qui eût été suivie
de celle de la reine . J'ai été forcé d'abdiquer ; mais rassuré aujourd'hui
et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme
qui s'est toujours montré mon ami , j'ai pris la résolution de me remettre
en tout ce qu'il voudra bien disposer de nous , de mon sort , de
celui de la reine , et de celui du prince de la Paix. J'adresse à V. M. L
ΜΑΙ 1808. 287
etR. une protestation contre les événemens d'Aranjuez et contre mon
abdication. Je m'en remets et me confie entiérement dans le coeur et
l'amitié de V. M. Sur ce , je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et
digne garde.
Monsieur mon frère ,
De votre majesté impériale et royale ,
le très-affectionné frère et ami ,
Aranjuez , le 21 mars 1808 .
21 marzo.
N°. II .
CHARLES.
21 mars.
Je proteste et déclare que mon décret
--
Protestoy declaro que todolo
que manifiesto en mi
decretodel 19 de marzo , abdicandolacorona
en mi hijo ,
fueforzado por precaver mayores
males la efusion
misqueridos vasallos ,ypor
tanto de ningunvalor.
y
IO EL RE.
de
du 19 mars, par lequel j'abdique la
couronne en faveur de mon fils , est un
acte auquel j'ai été forcé , pour prévenir
de plus grands malheurs et l'effusion
du sang de mes sujets bien-aimés . II
doit en conséquence être regardé comme
de nulle valeur .
Actes administratifs .
MOI LE ROI .
S. M. l'Empereur a rendu à Bayonne le 25 et 30 avril deux
décrets , le premier relatifà un prêt de 3millions que S. M.
a autorisé la caisse d'amortissement de faire aux propriétaires
vignobles de Bordeaux , afin de les indemniser des
pertesque leur occasionne la non-exportation de leurs vins.
Le second relatif aux embellissemens de la ville de Bordeaux.
ANNONCES .
OEuvres d'Euclide , traduites littéralement , par F. Peyrard , professeur
de mathématiques et d'astronomie au Lycée Bonaparte ; auteur
de la traduction des oeuvres d'Archimède , ouvrage approuvé par l'Institut
, adopté pour les bibliothèques des Lycées et dédié à S. M. l'Empereur
et Roi.
Prospectus.- Lorsque la Classe des sciences physiques et mathéma -
tiques de l'Institut national approuva ma traduction des Elémens de la
géométrie d'Euclide , plusieurs membres manifestèrent leurs regrets de
ce que je ne publiais pas la traduction complète de ses OEuvres , et je fus
invité par la Classe à terminer celle d'Archimède. Lorsque cette même
Classe approuva cette dernière traduction , elle m'invita à entreprendre
la traduction d'Apollonius . Ce double voeu de la Classe sera rempli. Une
partiedes OEuvres d'Euclide a déjà paru ; j'ai publié la traduction complète
des OEuvres d'Archimède , qui était infiniment plus difficile que
selles d'Euclide et d'Apollonius. Ma traduction d'Euclide paraîtra avant
288 MERCURE DE FRANCE , MÁI 1808.
lafin de 1808. Pendant qu'on imprimera ma traduction d'Euclide ,je
m'occuperai de celle d'Apollonius .
Je ferai imprimer moi-même ma traduction d'Euelide , sans l'intermé
diaire d'un libraire : ceux qui désireront se la procurer , seront tenus de
souscrire chez moi , ou de se procurer , par le moyen d'un libraire ou
autrement , une souscription signée de moi. Les personnes qui ne seront
pas inscrites sur ma liste avant le 1er août 1808 , paieront un tiers en
sus.
Ma traduction d'Euclide renfermera deux forts volumes in-4°. L'imprimeur
, le dessinateur et le graveur seront toujours MM. Crapelet ,
Gaucher et Duplat. Les figures seront dans le texte , et répétées autant
de fois que le demandent les démonstrations , c'est-à-dire que ma traduction
d'Euclide sera imprimée à l'instar de celle d'Archimède . La liste
des souscripteurs sera placée à la tête du premier volume .
Prix, 60fr . papier ordinaire , et 120 fr. papier vélin .
On souscrit à Paris , chez F. Peyrard , Editeur , au Lycée Bonaparte.
Extrait du rapport fuit par MM. Lagrange et Delambre , à la
Classe des sciences physiques et mathématiques de l'Institut ,
sur la traduction des Elémens d'Euclide , par M. Peyrard, du 28
۱۰
ventose an XII.
Nous avons lu avec soin la nouvelle traduction , en la comparant å
l'original grec , du moins quant àl'énoncé de chaque proposition , et pour
les parties essentielles des démonstrations ; car c'eût été un travail aussi
long qu'inutile que de suivre le traducteur dans des détails qui ne peuvent
se traduire de deux manières . Par-tout M. Peyrard nous a paru rendre
avec exactitude le sens et même les expressions de son auteur .......
Le tome IIIº formant la seconde partie du Voyage dans le Midi de
la France , par A. L. Millin , 1 vol. in-8° , avec atlas in-4° , composé
de 20 planches , représentant les vues , monumens , ruines , inscriptions
, etc. , etc. , décrits dans cet ouvrage. Prix , 15 fr. pour Paris , et
18 fr . franc de port.
Onpeut se procurer la première partie de ce Voyage , composé de
2 volumes in-8° et atlas in-4º , à raison de 36 fr . , et 42 fr. franc de
port. A Paris , chez Tourneisen fils , libraire , rue de Seine , nº 12 ,
faubourg Saint-Germain .
Voyage aux Indes orientales , par le P. Paulin de Saint-Barthelemy ,
missionnaire , traduit de l'italien , par M*** , avec les observations de
MM. Anquetil-Duperron , J. R. Forstet ,et Sylvestre de Sacy , et avec
une dissertation de M. Anquetil, sur la propriété individuelleet foncière
dans l'Inde et en Egypte. Trois volumes in-8º de plus de 1650
pages , orné du portrait de l'auteur , avec un atlas in-4° , contenant
une carte de P'Inde , d'après Danville , et 13 planches , représentant les
vucs, costumes, idoles , etc. des différentes nations de l'Inde. Prix ,
20 fr. , et25 fr. 50 cent. franc de port. Chez le même.
(N° CCCLVI. )
( SAMEDI 14 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
L'AVENUE DES CHATELETS. - ÉLÉGIE .
ARBRE de Phaéton , toi que chérit Alcide ,
Toi, dont le tronc léger s'élève'en pyramide,
O svelte et pâle peuplier' ,
Eprouvant de la hache un affront meurtrier ,
De ces rians vallons dont tu fis la parure
Pour un peu d'or , hélas ! tu vas t'expatrier !
Quand tout renaît dans la nature ,
1:1
Lesdoux chants de l'oiseau , des ruisseaux le murmure ,
Le feuillage des bois etdes prés la verdure ,
Ton sort devient plus rigoureux .
Ainsi j'ai vu souvent , dans la commune joie ,
Quand un cercle élégant s'abandonnait aux jeux,
Un amant triste et malheureux
Offrir un noir contraste , à ses douleurs en proie.
Bientôt des Châtelets le vallon enchanteur
Al'amant ainsi qu'au lecteur,
En sa retraite solitaire ,
Ne présentera plus , abri doux et flatteur ,
De rameaux fraternels la cime séculaire.
Fuyez de ces lieux profanés ,
Oréades , Sylvains , et vous , jeunes Dryades ;
De ce ruisseau , cher aux Naïades ,
Oh! qui répétera les accens indignés ?
LesJeux vont s'exiler de cette aimable rive ;
T
290
MERCURE DE FRANCE ,
Chloé n'y chante plus sa plaintive romance ;
Hylas n'y grave plus ses chiffres amoureux ;
Sur ces bords , qui charmaient sa tendre rêverie ,
Myrthé n'exhale plus ses soupirs douloureux .
Douce et vague Mélancolie ,
Toi qui , près du plaisir comme de ladouleur,
Conviens bien à l'ame attendrie ,
Et de ces jeux bruyans que chérit la folie
Sais si bien reposer mon coeur ,
Comme tu te plaisais sous ce toit de verdure !
Tu mêlais des soupirs l'attendrissant murmure
An murmure de ce ruisseau ;
Tu coufiais à la nature
Et tanaissante peine et ton espoir nouveau.
Relu sous cet épais ombrage ,
J'y retrouvais Parny plus tendre et plus touchant ;
De Tibulle , sur ce rivage,
Bien plus harmonieux était encor le chant ;
D'Young moins noire était la page.
Là , mon esprit , plus indulgent,
En son illusion voyait avec délices
Les hommes moins pervers , de moindres injustices
Le spectacle moins affligeant ,
Le destin moins fécond en funestes caprices ,
Moins de crimes et moins de vices ,
L'erreur moins propagée et le coeur moins changeant.
Quand les peines du corps , les tortures de l'ame
Auprès de ma raison appelaient tous mes soins , :
Réclamant d'Apollon Ja poëtique,flamme,
J'y chantais mes douleurs : elles me blessaient moins.
Oh! comme en peu de jours cette aimablevallée
De ses vieux habitans voit larace exilée !
De combienpeu d'instans l'infortune est le fruit!
Et combien au contraire ont succédé d'années ,
Et combien de saisons , Yune àl'autre encratiféés ,
Ont parcouru le cercle àleur marche prescrit ,
Avant que ces rameaux aient élevé leur cime :
Formés par quarante ans , un seuljour les détruit.
Tels , en un jour aussi, dans le cours d'une muit,
Sous les traits du malheur ou sous les coups du crime,
:
La gaîté disparaît et le bonheur s'enfuit.
Ainsi d'une longue espérance,
Ainsid'une ferme coristance ,
Ainsi de la félicité ,
ΜΑΙ 1808. 291
Enunmomentprécipité ,
D'une heure , d'un instant dans le rapide espace ,
L'édifice fragile et s'écroule ets'efface.
De ces chers Peupliers trop cruel possesseur ,
Tu n'as done respecté ni leur antique ombrage ,
Ni de leurs rameaux verts la propice épaisseur ,
Ni l'éclat de ce beau rivage ,
Ni les regrets de notre coeur ?
Puisse , quand lamordante scie
De ses sons importuns affligeant les échos ,
Divisera ces troncs , coupera ces rameaux ,
Puisse la merveille inouie ,
Puisse le phénomène affreux
Des magiques forêts qu'Armide fit éclore ( 1 ) ,
Ou des arbres sanglans qui couvraient Polydore (2) ,
Effrayant le coeur et les yeux ,
Auxregards interdits se présenter encore !
Qu'ai -je dit ? où m'emporte une vaine douleur
Qui d'une cruelle sentence
N'adoucira point la rigueur ?
Tout ce qui vit , végète ou pense ,
Nous offrant beaucoup d'intérêt
Mais aux Dieux fort peu d'importance ,
N'a qu'une éphémère existence ,
Objet d'un vain espoir comme d'un vain regret.
Ou par le tems ou par la hache ,
Soit que le fer l'abatte , ou que le vent l'arrache ,
De ces beaux Peupliers le cortége imposant
Nedevait-il donc pas redescendre au néant ?
.... Lorsque le glaive , instrument des batailles ,
Soutien oudestructeur des rois et des Etats ,
Multipliant ses attentats ,
Couvre leschamps flétris d'affreuses funérailles ,
D'un spectacle effrayant notre oeil est occupé.
Tel d'un autre Pénée , ô toi , nouveau Tempé ,
Dedébris affligeans ton enceinte se couvre ,
Et l'oeil désolé n'y découvre
Que des restes hideux et des tronçons épars ,
Ruines de la vie et tourment des regards .
Ma plainte n'est point indiscrète;
(1) Le Tasse, Gier. Liber. Cant. 15.
(2) Virgile, An. Lib. 5.
ءار
:
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
Par moi des Peupliers le c' arme est regretté.
Que leur frêle débris au moins soit respecté :
Qu'ils forment pour l'amour une alcove secrète ,
Une table à Bacchus , un pupitre au poëte ,
Un asyle au mystère , un siége à la beauté.
Qu'ils n'aillent pas des morts habiter la retraite ,
Et sur-tout qu'Harpagon , par le bas prix tenté,
N'en compose jamais son avare cassette !
LOUIS DUBOIS.
ENIGME.
Lecteur, comme chacun doit me trouver en soi,
Tu dois conséquemment me rencontrer en toi.
Je suis un certain être aussi rond que la lune ;
Mais beaucoup plus petit ; pourtant je fais fortune.
Je fais les jours , les mois , et même les saisons :
L'on n'aurait point , sans moi, récoltes ni moissons.
Nul empereur , sans moi , ne parviendrait au trône ,
Nul monarque , sans moi , n'obtiendrait la couronne.
Sans moi le monde entier ne pourrait subsister ;
Aucun homme , sans moi, ne pourrait exister .
Présent dans les combats, je suis en nombre , en force ,
L'on n'y pourrait , sans moi , brûler la moindre amorce.
Faisant l'occasion , amenant l'à-propos ,
Je forme un conquérant , j'enfante le héros ;
Ils ne pourraient , sans moi, remporter la victoire ,
Ni triompher sans moi , ni vivre dans l'histoire.
Sans moi l'on pourrait bien être chéri , vanté ;
Mais sans moi nul n'irait à l'immortalité.
$........
LOGOGRIPHE.
Leplus souvent lorsque Lise est chagrine ;
C'est de moi que Lise se plaint :
Mais bien des fois le mal est feint
Et se guérit sans médecine.
Messieurs , vous chargez-vous de mettre les accens?"
Je vais vous détailler tout ce que je comprends.
1
1
ΜΑΙ 1808. 295
D'abord trois rivières de France ;
Ce qui d'un autre monde apporté par Baudiu
Pousse à Paris , grâce à l'art des Thowïn ;
Çe qui fait que sans vent une barque s'avance ;
Ce que dans l'eau fait un canard ;
Un vin à mousse pétillante ;
Un titre turc ; une eau dormante ;
Ce qu'enseigne Gentil-Bernard ;
Ce qu'Oreste fut à Pylade ;
Ce que vante dans l'Iliade
Un vieux roi tant soit peu bavard ;
Ce qu'étaient , si l'on croit Cervantes ,
La fleur des chevaliers errans
Etla souche des rossinantes;
Le mois le plus cher aux amans;
Ce qui donne l'hydrophobie ;
Nid d'un aigle ; nom d'un poisson ;
Ce que dans une tragédie
Voltaire osa croiser; ce que vengea Buffon ;
Un des grands acteurs de Milton ;
Deux prénoms , vénérés dans l'église romaine ;
Cet orgueilleux oiseau que le bon La Fontaine
Para d'un plumage emprunté ;
D'un mauvais produit de Surène
Une mauvaise qualité ;
Ce qu'un Jocko partage avec l'espèce humaine;
Ce que Rubens souvent sur la croix inscrivait ;
Un mot latin nom de rivière ;
Ce que César croyait n'avoir pas fait
Quand quelque chose encor restait à faire ;
Ce que souhaite avec ardeur
Jeune fille qui cherche à plaire;
Ce que tu fus pour ton malheur
Infortuné Bailli ! Ce qu'est un cimeterre ;
Ce qui renferme un coutelas ;
Ce qui finit mainte prière ;
Cedont on paie en quelques cas
Et qu'on trouve au Pérou ; ce qui de l'Angleterre
Sépare les trois Continens ;
Ce qui la rend encor si fière ;
Ce qui dans les êtres vivans
Est le principe de la vie ;
Une ville de la Russie ;
Lebut final des commerçans ;
204 MERCURE DE FRANCE,
Certaine espèce de folie ;
Le nom d'un moine ture; un art surnaturel
Qui fit paraître Samuel ;
Ce qu'est par fois l'amour , ce qu'est toujours l'absynthe ;
Le nom royal d'une figure peinte ;
Ce que du haut d'un arbre aërien (1)
Fait la plaintive tourterelle ;
Ce que brisa Léon l'Isaurien ;
Certaine mesure nouvelle ;
Un fruit dont parle Cook; ce que garde un soldat;
Ceque pèse Guyton , et que chante Garat ....
Cinquante objets , tout juste , est-ce une bagatelle ?
Et cependant mon tout n'a que huit élémens :
Cinq moulus , cuits au four , donnent les trois restans.
!
CHARADE ..
Demonpremier
Excusez la manie ;
Demon dernier ,
Fuyez la compagnie ;
De mon entier
Evitez la furie .
8........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro estBroche.
Celui du Logogriphe est Hotel,dans lequel on trouve tel, lot, Loth,
hotte, hôte , ote , ho , eh , hé.
Celui de la Charade est Fougueux.
(1) Aeria... ab arbore ; expression virgilienne. Lorsqu'on fait des
Logogriphes , on peut se dispenser de savoir croiser des rimes masculines
et féminines : mais il faut absolument posséder les auteurs grecs
et latins , la mythologie , la bible , et même l'histoire.
ΜΑΙ 1808 ... 295
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
( EXTRAITS. )
ELOGE DE PIERRE CORNEILLE , Discours qui aremporté
le prix d'éloquence décerné par la Classe de
la Langue et de la Littérature françaises de l'Institut
, dans sa séance du 6 avril 1808; par Mr.M.J. J.
VICTORIN FABRE. A Paris , chez Bouillat , au Cabinet
littéraire de Girardin , Palais du Tribunat ,
n° 156 ; D. Colas , rue du Vieux-Colombier , nº 26 ;
Gérard, rue Saint-André-des-Arcs , nº 59 ; Debray ,
rue Saint-Honoré , nº 168 ; Delaunay , Palais du
Tribunat , ete . Brochure in-8° ( 1) .
Je viens un peu tard parler au public d'un Discours
sur lequel on n'a rien oublié pour le prévenir défavorablement
; je n'imiterai point l'exemple que plusieurs
Journaux ont donné. Les uns ont cru ne pouvoir
louer les rivaux que M. Victorin Fabre a vaincus dans
ce concours , qu'en lui lançant des traits indirects
mais visibles , et aussi injustes qu'ils étaient amers ;
les autres l'ont attaqué directement : tous ont prétendu
infirmer le jugement de l'Académie. Je me bornerai
à donner une idée vraie de l'ouvrage de M. Fabre.
J'en parlerai comme si l'auteur n'avait point eu de
concurrens, comme s'il n'eût pas concouru , mais couru
seul dans la carrière où il a remporté le prix .
"
En traitant un sujet où , comme on l'a fort bien
observé , tout paraissait en quelque façon prévu par
tout le monde , il fallait sur-tout l'envisager sous un
point de vue nouveau ou du moins assez particulier
pour mêler quelque surprise aux effets atiendus ; 1
fallait non-seulement avoir étudié profondément, nonseulement
bien juger , mais bien sentir Corneille , et
passer du discernement à l'enthousiasme , pour pouvoir
transmettre aux autres ces émotions qu'on ne
parvient à exciter que lorsqu'on les éprouve soi-même;
(1) On trouve chez les mêmes libraires les ouvrages suivans du même
auteur : Opuscules en vers et en prose , broc. in-8º. Discours en vers
sur les Voyages , in-8° .
296 MERCURE DE FRANCE,
il fallait , et cette condition n'était pas la moins essentielle
, non-seulement bien écrire , mais donner à
son style l'élévation et la force , le nombre , l'harmonie
, la noble hardiesse qui constituent le style
oratoire , s'élever enfin jusqu'au sublime , puisqu'on
avait , non pas à examiner et à définir , mais à louer ,
à peindre , à présenter à l'admiration des hommes un
des écrivains , un des poëtes les plus sublimes des tems
modernes .
Laissons-là les théories improvisées pour un but particulier
, dictées uniquement par l'intérêt de quelque
préférence ou de quelque antipathie personnelle ; l'art
oratoire existe , il a ses principes , ses modèles connus :
il ne s'agit pas de vaines paroles , d'emphase , de recherche,
d'affectation, d'antithèses ; ce n'est pas là l'éloquence
, pas plus que bel astre et fatal laurier ne sont
la poësie ; mais enfin il y a un style oratoire comme il y
a un style poëtique. Le style oratoire français est parvenu
au plus haut degré de perfection et de gloire ; il s'agit
de l'y maintenir. C'est à cela que sont destinés les prix
d'éloquence décernés par un corps littéraire , à qui sont
remis en dépôt les trésors de la langue et de la littérature
françaises : ce serait aller contre le but qu'il sepropose
que de confondre tous les genres , que d'écrire du
même style une discussion littéraire , une histoire et
un éloge académique; que de ne pas proportionner
encore dans les éloges les nuances du style au degré
d'élévation de l'objet , et pour nous en tenir aux derniers
sujets proposés, que de tracer, par exemple, avec
les mêmes couleurs , les mêmes figures , les mêmes
mouvemens , l'éloge de Boileau , de Corneille et de
La Bruyère .
M. Victorin Fabre me paraît avoir rempli toutes ces
conditions dans son éloge de Corneille. Le point de vue
qu'il a choisi est pris d'un mot de Voltaire ; et ce mot, par
lequel l'orateur commence son Discours , est pour ainsi
dire le texte qu'il entreprend d'y développer.
Le génie de Corneille a tout créé en France (2) ; sa gloire
n'est pas seulement dans ses écrits; elle est dans ses prédécesseurs
inhabiles , dans ses illustres successeurs ; elle est
(2) Voltaire, Commentaire sur Corneille.
ΜΑΙ 1808.
297
dans notre littérature toute entière. Organe à la fois de la
reconnaissance et de l'admiration publiques , le panégyriste
de Corneille doit célébrer également ses chefs-d'oeuvres et
ses bienfaits ; à l'analyse de son talent il doit ajouter le
tableau de son influence ; et cette influence créatrice , il
doit sur-tout la signaler dans le développement du génie
national et dans la grandeur de son siècle . Tel est du moins
le plan que je me suis tracé , tel est le but que je me
propose d'atteindre ; et si je ne m'en suis point trop écarté ,
Corneille va paraître dans ce Discours , non-seulement le
père du théâtre , mais encore le bienfaiteur des lettres et
de la raison.
Sa carrière ainsi marquée et circonscrite , et l'on
ne peût nier qu'elle n'ait de la nouveauté et de la grandeur
, il commence à marcher vers le but ; s'il s'arrête
quelquefois sur la route , il ne s'en détourne jamais.
Il retrace d'abord l'état de barbarie et de faiblesse où
était la scène française quand celui qui allait en être
le réformateur s'y montra pour la première fois. Il le fait
voir , dans ses premiers essais , cédant lui-même au mauvais
goût de son siècle , mais déjà supérieur à ses rivaux;
sortant enfin par sa Médée des limites où son génie
s'était jusque-là renfermé. C'est après ce premier pas
que Corneille sent mieux combien il lui en reste à
faire. Il quitte Paris et la Cour , il cominence , comme
il le doit , par se rendre indépendant et libre; il s'enfonce
dans la retraite , et ne prenant pour guides que
la nature et les tragiques grecs , il fait éclore de ses
méditations un systême où les règles de la tragédie antique
sont adaptées aux moeurs de l'Europe moderne .
Pour bien connaître ce systême et tout ce que nous
devons à son inventeur , il faut rechercher d'abord si
Corneille , en s'écartant des traces de l'antiquité , n'a
point trouvé de guides parmi les modernes. L'Italie et
l'Espagne , en voulant se créer un théâtre , avaient donné
dans deux excès opposés , l'une en copiant trop servilement
les anciens , l'autre en s'écartant d'eux tout à
fait: caractériser les efforts que ces deux peuples avaient
faits , et les erreurs diverses où ils étaient tombés , pour
montrer que Corneille n'avait pris aucun des deux pour
guides , n'était point un hors-d'oeuvre , mais une partie
même du sujet. Il n'était pas moins nécessaire de re
1
298 MERCURE DE FRANCE ,
monter aux dramatiques anciens , de marquer, par
une analyse exacte la différence qui existe entre le
systême de leur théâtre soumis à lafatalité , et le systême
du nôtre , créé par Corneille , où la fable et les
révolutions tragiques ont pour mobiles les passions. Si
✓ c'était des morceaux pareils qu'on eût regardés comme.
des rameaux superflus dans lesquels la sève d'unjeune
talent s'égare , on serait assurément dans l'erreur.
Ce système créé par Corneille , on a voulu lui en
arracher la gloire. Un panégyriste de Racine a prétendu
que ce poëte avait le premier puisé la tragédie dans le
coeur humain ; il a dit que Corneille n'est pas le peintre
des passions (3) . Le panégyriste de Corneille s'élève
contre cette injustice. Il demande si l'orgueil , l'ambition
, la haine , la vengeance , le double fanatisme de
la patrie et de la liberté si bien tracés par Corneille , ne
sont pas des passions humaines , s'il n'y en a point d'autre
que l'amour. Et cette passion elle-même, ses combats ,
ses orages , n'est-ce pas lui qui le premier les a peints
en maître sur notre théâtre ? Oublie-t-on les scènes
héroïquement passionnées de Sévère et de Pauline ; les
mouvemens vrais et énergiques de Camille ; l'intrigue,
les situations , les caractères et le dialogue du Cid ?
A ce mot , l'orateur s'arrête pour développer à la
fois et les beautés de ce chef-d'oeuvre de tous les tems
et l'effet prodigieux qu'il dut produire dans le tems et
dans les circonstances où il parut. C'est par cette marche
régulière , mais animée et qui n'a rien de froid ni de
commun , qu'il passe de l'analyse du systême dramatique
de Corneille à l'analyse de ses plus beaux drames .
Le cadre neuf, ingénieux et pour ainsi dire théâtral où
est placée celle du Cid , a été généralement applaudi ,
on peutmême dire admiré. Le citer suffit pour prouver
qu'il n'y a rien d'exagéré dans les éloges qu'on en a
faits.
<< Transportons-nous à cette époque mémorable que déjà
près de deux siècles séparent de nous (4) ; ne connaissons
(3) Laharpe , Eloge de Racine.
(4) Le Cid parut en 1636.
ΜΑΙ 1808.
299
denotre littérature que les ouvrages connus alors; et prenons
place dans ce parterre qui jugea la naissante merveille
du Cid. La Sophonisbe de Mairet est notre chef-d'oeuvre
tragique (5) ; le Cléomédon de du Ryer a réuni tous les suffrages
(6); et la Marianne de Tristan, si burlesquement
emphatique, et si trivialement affectée , nous venons de
l'accueillir avec transport. L'affiche annonce le Cid : cette
pièce est de l'auteur de Médée , de Médée bien moins heureuse
aux représentations que Sophonisbe et Marianne :
nous allons donc enfinjuger si , par de plus dignes veilles,
Corneille a pu s'égaler à Tristan et à Mairet.
>> La scène s'ouvre: quelle surprise ! quel ravissement !
Nous voyons pour la première fois , une intrigue noble et
touchante , dont les ressorts balancés avec art , serrent le
noeud de scène en scène, et préparent sans effort un adroit
dénouement : nous admirons cet équilibre des moyens dramatiques
qui , réglant la marche toujours croissante de l'action,
tient le spectateur incertain entre la crainte et l'espérance
, en variant et en augmentant sans cesse un intérêt
unique et toujours nouveau; cette opposition si théâtrale
des sentimens les plus chers et des devoirs les plus sacrés ;
ces combats où d'un côté luttent le préjugé, l'honneur , les
saintes lois de la nature de l'autre , l'amour , le brûlant
amour , que la nature respectée ne peut vaincre , et que le
devoir surmonte sans l'affaiblir. Subjugué par la force de
cette situation , je vois tout le parterre en silence , étonné
du charme qu'il éprouve , et de ces émotions délicieuses
que le théâtre n'avait point encore su réveiller au fond des
coeurs. Mais dans ces scènes passionnées où devient plus
vive etpluspressante cette lutte si douloureuse de l'héroïsme
de l'honneur et de l'héroïsme de l'amour ; lorsque, dans
les développemens de l'intrigue , redoublent de violence
ces combats, ces orages des sentimens opposés , par lesquels
l'action théâtrale se passe dans l'ame'des personnages , et
se reproduit dans l'ame des spectateurs ........ alors au
seinde ce profond silence , je vois naître un soudain fremissement;
les coeurs se serrent , les larmes coulent ; et parmi
Jes larmes et les sanglots , s'élève un cri unanime d'admiration
, un cri qui révèle à la France que la tragédie est
trouvée!>>>
Le même cadre ne pouvait servir pour les analyses
(5) Jouée en 1633.
(6) Joué en 1636.
500 MERCURE DE FRANCE ,
d'Horace et de Cinna. Elles ne pouvaient avoir la même
étendue , mais les effets les plus frappans de ces deux
chefs-d'oeuvre sont retracés bientôt après sous un autre
aspect . La force , l'élévation quiy dominent forment en
quelque sorte un nouvel intérêt dramatique inventé par
Corneille , l'intérêt d'admiration. Mais de là même est
né un doute hasardé par quelques critiques. Cet intérêt,
ce ressort était-il vraiment tragique , et le poëte qui en
a fait un si grand usage avait-il réellement un talent
propre à la tragédie (7 ) ? Nouvelle discussion pleine de
vie et de chaleur , où la raison et le goût , dépouillés
des formes de la logique et revêtus de celles de l'éloquence
, n'en sont pas moins pour cela la raison et le
goût. L'orateur , vraiment orateur , y démontre que
l'admiration se joint aux plus fortes impressions de
la terreur et aux plus douces émotions de la pitié , dans
le Cid , dans Horace , dans Cinna , dans la terrible Rodogune.
Je voudrais pouvoir citer en entier ce morceau ;
nos lecteurs , de même avis sans doute que le jeune
défenseur de Corneille , aimeraient à voir de quel ton
et avec quelle véhémence il soutient son opinion et la
Jeur; mais ce morceau seul remplirait ici plusieurs pages ,
et le morceler serait lui ôter le mérite de la progression
et de l'ensemble , mérite rare , et celui de tous
peut-être qui caractérise le mieux un écrivain né pour
la véritable éloquence.
Quand l'orateur a ainsi renversé l'objection que l'on
a tirée contre Corneille de ce ressort de l'admiration
qui lui est en quelque sorte particulier, il passe rapidement
eu revue les autres principaux ressorts que ce
génie créateur emploie , la force de combinaison qui
brille dans le noeud de ses intrigues , la vérité , la profondeur
, l'inépuisable variété de ses caractères , l'art
infini qui règne dans les situations où il saît les placer ,
les formes sans cesse diversifiées de son dialogue et de
son style ; << de ce dialogue admirable , tantôt plein ,
majestueux , soutenu , abondant en pensées et en images,
tantôt vif , serré , précipité , rompu , suivant avec la
rapidité de l'éclair toutes les émotions , tous les niou-
(7) Eloge de Racine , note 6.
MẠI 1808. 301
...
:
vemens de l'ame , et n'offrant dans son impétuosité
qu'un choc, un combat de traits de caractère ,de situationet
de génie , etc. (8). » 1
Mais tant de perfections sont-elles sans mêlanges ? Ce
grand génie se soutient-il toujours dans son sublime
essor? « Il tombe, répète avec complaisance la prudente
médiocrité , bien sûre de ne pas faire de chûte ; il tombe.
-Oui , sans doute.-Et ses chûtes sont profondes .
Je l'avoue ; elles sont proportionnées à la hauteur de
sonvol : il tombe ? et heureux qui peut tomber ! heureux
sur-tout qui tombe de si haut ! >> Ce trait original ,
jeté vivement dans le style généralement périodique et
arrondi de ce discours , a de commun avec le reste qu'il
exprime un sentiment ou un élan de l'ame autant qu'une
perception fine de l'esprit.
C'est par une expression également remarquable ,
quoique d'un genre différent, que l'auteur , en parlant
de la tragédie d'Horace , signale ce premier pas du
génie de Corneille sur le territoire romain. « C'était
alors pour la première fois que le talent de Corneille
entrait dans l'ancienne Rome. Dès qu'il eut foulé cette
terre de gloire et de liberté , son ame se connut une
énergie nouvelle , et son génie parut s'agrandir encore
en peignant la grandeur romaine. >> Le talent de Corneille
entrant pour la première fois dans l'ancienne
Rome , est un mot digne de Corneille.
M. Victorin Fabre n'oublie aucun des rapports sous
lesquels on doit considérer le génie de ce grand-homme.
il voit en lui le législateur comine le créateur de notre
théâtre, le premier modèle, parmi nous , de la comédie
de caractère , des pièces à machine qui ont été le
germe de notre opéra , des scènes lyriques où respirent
toutes les grâces et la mollesse de l'amour , etc. Il ne
dissimule pas non plus les erreurs dans lesquelles tomba
ce génie si élevé quand sa force vint à décheoir ; mais
sur tous ces objets j'avoue que sa rapidité me paraît
aller jusqu'à la sécheresse. Je désirerais sur-tout ici deux
morceaux de quelque étendue , l'un sur les Discours
(8) N'a-t-on pas dit ou écrit quelque part que M. Fabre n'a point
parlé du dialogue de Corneille?
502 MERCURE DE FRANCE ,
dont l'art dramatique est l'objet , et dans lesquels il
serait intéressant d'observer Corneille ajoutant à l'art
des anciens les nouveaux secrets de son art , donnant
pour fondement à sa doctrine , non la pratique des
autres, comme avait dû le faire Aristote, mais la sienne
et les résultats de cinquante années d'expérience; l'autre
sur les fruits malheureux de son dernier âge, sujet
difficile et ingrat, je l'avoue , affligeant même à traiter:
il fallait bien se garder sans doute de s'y appésantir ,
le goût et la convenance le défendaient ; mais entre
une désignation aussi fugitive et de longs et pénibles
détails il y avait un milieu à saisir. Je soupçonnerais
même que l'auteur ne s'est interdit ici les développemens
auxquels il s'est si heureusement livré ailleurs, que
pour se renfermer dans les bornes prescrites par les
lois du concours.
Les avis peuvent être partagés sur l'opinion qu'il
développe dans sa seconde partie et qu'annonçait le
premier mot de son Discours: on peut moins étendre
qu'il ne l'a fait , d'après ce mot de Voltaire , l'influence
du génie de Corneille sur son siècle , et non-seulement
sur la littérature , mais sur les caractères , les moeurs ,
la direction des esprits , l'art de penser : on peut aussi
être commelui de cette opinion, on peut reconnaître
cette influence d'un génie puissant sur le siècle le
plus glorieux pour la France ; ceux-mêmes , à qui cette
idée ne paraîtrait qu'une illusion, doivent l'aimer dans
l'orateur qui l'éprouve , qui trouve encore des couleurs
brillantes pour peindre ce siècle déjà peint tant de
fois , et qui fait même envisager sous un rapport nouveau
ce beau siècle en présentant comme la principale
source de sa gloire , le grand homme qui n'est
ordinairement considéré que comme l'une de ses merveilles.
Cette influence ne pouvait être colle du talent seul.
La trempe vigoureuse et particulière de ce talent luimême
naissait dela trempe du caractère de Corneille ,
et de ses vertus. En retraçant avec le ton du sentiment
ces vertus sociales et domestiques qui comman-
*dent le respect , comme le talent et le génie commandent
l'admiration , M. Fabre ne se dissimule pas deux
MAI 1808. 505
reproches que l'on fait au caractère de Corneille. On
blâme en lui , d'un côté , des louanges données avec
trop peu de mesure et de choix , qui le font accuser
de faiblesse; de l'autre , les éloges qu'il se donne à luimême
et qui paraissent dictés par l'orgueil. M. Fabre
rejette le premier tort sur le ton général où l'éloge
était alors monté. <<<La louange , dit - il ingénieusement
dans une note (9), est une sorte de monnaie publique
qui n'a point de valeur intrinsèque et dont l'opinion
fait tout le crédit ; elle perd dans la circulation ; et la
dépréciation , augmentant sans cesse avec l'abondance ,
il faut augmenter en même proportion la somme fictive,
pour atteindre à la véritable valeur. Or , avant d'ac-
-cuser Corneille d'en avoir été prodigue , il convenait
d'examiner si cette espèce de monnaie n'était point
parvenue , sous le ministère de Richelieu , au dernier
terme de sa dépréciation » .
Qant aux éloges qu'il se donna peut-être trop libé-
-ralement à lui-même , sont-ils en effet l'expression de
l'orgueil, ou de la noble fierté d'un grand-homme à
qui l'on refusait de rendre justice? « Corneille auteur
d'un prodige , Corneille persécuté mit moins de fierté
dans ses réponses , que n'avaient étalé d'orgueil et de
présomption dans leurs censures d'insolens et misé-
-rables rivaux. Est-ce donc lui qu'il faut condamner ? >>>
-Mais quandil eut triomphe de l'envie, quand il eut
obtenu l'admiration générale , n'aurait-il pas dû parler
plus humblement de lui-même ?
<<Il l'aurait dù , sinon par modestie , du moins par intérêt.
Ses succès ? non ; sagloire ? encore moins : mais son amourpropre
y eût gagné : il aurait reçu plus d'hommages. Les
hommes sont ainsi faits : ils veulent accorder en pur don
même ce qu'ils n'oseraient refuser ; on les dispose toujours à
contester ce qu'on exige d'eux comme une dette. Corneille ,
moins sincère et plus adroit , pouvait se parer de cette modestie
artificieuse qui , en repoussant la flatterie , sait si bien
attirer le flatteur; qui toujours ignore son mérite pour nous
laisser le soinde l'en avertir , et qui , refusant toute louange ,
(9) Les notes placées à la fin du discours de M. Fabre ne sont point
une partie indifférente de son travail : elles méritent d'être lues.
..:
304 MERCURE DE FRANCE,
sait se faire louer de tout , même du refus de l'éloge. Il pouvait
se parer enfin de cette présomption des humbles qui dedaignent
les ouvrages de leur esprit pour faire croire leur
esprit bien supérieur à leurs ouvrages. Mais quoi ! Corneille
ne s'était pas instruit à nos modernes écoles de politesse : son
ame simple ignorait tous ces calculs , ces humilités d'une
vanité usuraire : et parmi tant de succès , je l'avoue , il n'eut
pas l'orgueil d'être modeste . >>
Je n'ai pas besoin de faire remarquer la tournure
piquante de cette réponse assaisonnée d'une certaine
amertume philosophique , et qui semble annoncer dans
notre jeune auteur un talent d'observer les hommes ,
non moins précoce que son talent de penser et d'écrire.
Après avoir résumé en peu de mots tous les titres
qui placent Corneille au premier rang dans notre admiration
, et qui forcent même les nations étrangères
à reconnaître sa supériorité, puisque de toutes celles
qui se glorifient de leur théâtre , les unes avouent
hautement cette supériorité , et les autres , en préférant
sans peine Corneille à tous les poëtes étrangers, ne mettent
au-dessus de lui que leurs plus grands poëtes nationaux
: l'orateur tire de cette dernière idée le sujet
de sa péroraison.
<<Et nous , Messieurs , dit- il , nous Français éclairés par
son génie , nous qui sommes tous ses disciples , quel rang
lui donnerons-nous ? Comment expliquerons-nous ces jugemens
des nations étrangères? Après la bataille de Salamine ,
quand les grands capitaines de la Grèce s'assemblèrent publiquement
pour décerner le prix de la valeur , chacun
d'eux s'adjugea le premier , et accorda le second à Thémistocle
. La Grèce sut découvrir la vérité dans ces arrêts mêmes
de l'amour-propre : la couronne que Themistocle méritait ,
elle la posa sur sa tête. Assise toute entière aux jeux olympiques
, elle se leva , par un transport unanime , quand le
héros y parut ; tous les regards se fixèrent sur lui ; Thémistocle
seul formait alors le spectacle. Ainsi vous interprêterez
les arrêts de ces nations rivales ; ainsi vous décernerez à
la France et à Corneille le prix qu'ils ont mérité ; ainsi dans
cette auguste assemblée , si sa grande Ombre apparaissait en
cemoment, nous verrions se renouveler les honneurs rendus
à sa vieillesse , lorsqu'après une longue absence , il reparut
dans ce cirque plein de sa gloire , dans ce cirque où l'admiration
publique était déjà enflammée par l'un de ses plus
beaux
ΜΑΙ 1808 . 30scen
!
5
beaux chefs-doeuvre. Tous les spectateurs se levèrent pour
rendre hommage au prince , au fondateur du théâtre , quirentrait
dans ses états . De même à l'apparition de son Ombre ,
nous nous lèverions tous pour poser sur son front la couronne
tragique ; et l'Europe entière , empressée de consacrer ces
honneurs légitimes , répondrait à nos hommages par ses
applaudissemens. >>>
Dans cet extrait, je me suis attaché , comme je l'avais
promis, à faire connaître l'ouvrage de M. Victorin Fabre
plutôt qu'à en faire l'éloge. Maintenant je le demande ,
oùsont donc ces superfluités, où sont ces folles déclamations
; où est cet alliage du faux goût et des vaines paroles,
qu'on avait semblé nous annoncer ? n'y voit-on pas
au contraire toutes les qualités qui constituent le style
oratoire, qui le différencient des autres styles , jointes
à l'élégance , à la pureté , à la clarté qui doivent être
communes à tous ? ne voit-on pas en un mot dans le
tout ensemble plus de beautés réelles et solides qu'il n'en
faut pour justifier le jugement que l'Académie a prononcé?
Elle ne l'a point prononcé froidement. Une approbation
exprimée par la plupart de ses membres dans
les termes les plus chauds et les plus honorables , s'est
jointe à l'unanimité des suffrages. La partialité s'efforce
en vain de nier ou de dénaturer ces faits. Et pourquoi
ces efforts ? pourquoi cette ligue de journaux , armés
pour obscurcir le triomphe le plus éclatant et le plus
juste ? Comment , lorsque , pour la première fois depuis
long-tems , on lit , on entend des morceaux tels que
ceux dont tout ce discours est tissu , ne s'empresse-t-on
pas , tous petits intérêts à part , de reconnaître , d'encourager
et d'applaudir un talent qui s'annonce ainsi ?
Et s'il se trouve que ce talent , déjà mûr dans plusieurs
de ses parties , soit possédé par un jeune homme qui
n'ait pas encore vingt-trois ans , et qui déjà depuis trois
années se distingue dans nos concours, comment ne voiton
pas dans cette circonstance un nouveau motif de se
réjouir au nom des lettres , et de féliciter le jeune vainqueur?
On faittout le contraire ; on tourne l'âge en objection
contre le talent. On veut faire entendre au public
| V
306 MERCURE DE FRANCE ,
que l'ouvrage d'un homme si jeune n'est qu'un ouvrage
de jeune homme ; même en louant ce qu'on ne peut
absolument blâmer , on sourit à des beautés brillantes
sans doute , mais solides et fortes , mais approuvées par
la raison autant que par l'imagination et par le goût ,
comme si ce n'étaient que les illusions d'un enfant, Mais
le public ne prend pas le change ; et à mesure que cette
production si malignement travestie est plus connue ,
les suffrages de tous les bons juges deviennent unanimes
en sa faveur comme l'ont été ceux de l'Académie.
Que M. Victorin Fabre ne se décourage donc pas ,
qu'il continue à se nourrir constamment de bonnes
études et de sentimens élevés : qu'il ne s'irrite point ,
qu'il ne donne point à la malveillance l'avantage d'avoir
troublé par ses cris la joie de son triomphe et la paix
de son ame. Certain de n'avoir provoqué en rien ce
déchainement , de n'avoir pas à se reprocher une ligne
écrite contre qui que ce soit , qu'il se dise , sans trop
d'orgueil, que c'est donc de son succès même que naît
ce déchaînement contre son succès ; qu'il fasse voeu de
ne jamais donner d'autres alimens à la haine , et qu'il
lui en donne souvent. GINGUENÉ .
CUVRES CHOISIES DE J. B. ROUSSEAU , avec des
notes de PONCE-DENYS ECOUCHARD LE BRUN , membre
de l'Institut national, classe de la littérature française,
de plusieurs académies de France et étrangères ,
et de la Legion d'honneur. AParis , chez F. Buisson ,
libraire , rue Gilles-Coeur , n° 10.
DANS le compte que j'ai rendu des notes de M. Le
Brun sur Boileau , j'ai fait mention de celles qu'il a
faites aussi sur J. B. Rousseau. Ce nouvel ouvrage vient
de paraître. M. Le Brun n'a point commenté les Allégories
, ni les Epitres , dont la plupart , on le sait , méritent
peu qu'on s'en occupé. Il n'a point commenté
non plus les Epigrammes : il est reconnu que dans ce
genre Rousseau est d'une perfection qui n'eût guères
laissé au commentateur que le soin d'admirer , etd'ail
ΜΑΙ 1808 . 307
leurs il est beaucoup de ses Epigrammes sur lesquelles
on ne pouvait faire de glose , faute d'en pouvoir décem
ment offrir le texte au public. M. Le Brun n'a donc fait
denotes que sur les Odes et les Cantates . C'est comme
lyrique seulement qu'il a examiné Rousseau. Personne
n'eut plus d'intérêt à l'étudier sous ce rapport; personne
aussi n'avait plus de droits pour le juger. Sans
doute il n'est pas indispensable , pour apprécier un écri
vain , de s'être exercé dans le même genre que lui;
mais , si ce n'est pas une condition nécessaire , c'est du
moins un avantage incontestable. Or a dit beaucoup de
mal du commentaire de Voltaire sur Corneille ; mais ce
sont moins les admirateurs sincères de Corneille , que
les ennemis passionnés de Voltaire , qui se sont déchaînés
contre cet ouvrage. Quel autre l'eût mieux fait que
Voltaire ? Croit-on que pour avoir fait Zaïre , Mérope
et Brutus , il en ait été moins propre à juger le plan ,
les caractères , les situations , le style du Cid , des Ho
races et de Cinna ? Et Fréron , parce qu'il fermait les
yeux aux beautés de Voltaire , en était-il plus capable
d'apercevoir celles de Corneille et de les faire apercevoir.
aux autres ? Qu'eût été un commentaire de Corneille
fait par Fréron ? Une longue et ennuyeuse diatribe
contre les tragédies de Voltaire. On eût acheté bien cher
une compilation en plusieurs gros volumes , des observavations
répandues dans les numéros de l'Année littéraire.
Des gens qui n'avaient sûrement pas le droit d'être jaloux
de Voltaire , et qui ne l'en ont pas moins déchiré , ont
prétendu que lui-même était jaloux de Corneille , puisqu'il
le critiquait souvent : imputation fausse et absurde .
Nul n'a loué , ni ne louera Corneille plus sincérement ,
plus magnifiquement que ne l'a fait Voltaire. Mais ce
même goût si profondément sensible aux beautés vraies,
aux traits sublimes et énergiques du père de notre théâtre ,
pouvait-il ne pas l'être , dans le même degré, aux fautes
graves et nombreuses qui les accompagnent ? L'homme
également touché des uns et choqué des autres , pouvait-
il , devait-il faire autrement que d'exprimer avec
une égale force son plaisir et son dépit , son admiration
et son dégoût ? Pour l'attaquer avec quelque fondement ,
ilfaudraitprouver qu'il estdans Corneille de beaux traits
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
1
qu'il a passés sous silence ou loués insuffisamment; et
qu'il en est d'autres aussi qu'il a trouvés répréhensibles
quand ils ne l'étaient pas ou blâmés plus qu'ils ne méritaient
de l'être. Or, je doute que dans tout le commentaire
de Voltaire il existe un seul exemple concluant de
l'un ou de l'autre genre d'injustice.
J'ai un peu insisté sur ce point , parce que je prévoisque
quelques personnes , sur les mêmes indices et avec
la même équité , ne manqueront pas d'accuser M. Le
Brun d'avoir été jaloux de J.-B. Rousseau , et de s'être
fait son détracteur. La vérité est cependant que jamais
on n'a admiré plus franchement , ni vanté plus passionnément
ce grand lyrique : cela va jusqu'à l'aigreur
et à l'emportement contre ceux qui se sont rendus
coupables du seul crime de l'avoir loué modérément.
M. de Laharpe est souvent pris à partie et fort rudement
traité pour avoir eu ce tort. Comme il avait aussi
celui de ne pas goûter beaucoup les Odes de M. Le Brun ,
on peut soupçonner que le disciple , en vengeant l'injure
de son maître , n'avait pas tout à fait oublié la
sienne , et que , sans le dire , il a payé les deux dettes à
la fois.
Rousseau est , sans contredit, un grand poëte et un plus
grand versificateur. Ses idées sont quelquefois exprimées
avec beaucoup de force , ses images avec beaucoup de
pompe ou de grâce; il excelle sur-tout dans la partie
de l'art dont l'oreille est le juge : l'arrangement harmonieux
des mots , le choix du rythme , la coupe du
vers , le nombre et l'enchaînement des périodes , la
richesse et le bonheur des rimes , voilà ce qui le distingue
et lui donne un si haut rang sur notre Parnasse.
Mais d'un autre côté, on sait que Rousseau avait l'esprit
moins juste, et le coeur moins sensible que l'oreille.
Plus occupé du mot que de la pensée , il ne fait souvent
qu'habiller en termes magnifiques l'idée la plus
commune , la plus rebattue ; quelquefois aussi cette
idée est fausse; ici le fil du raisonnement lui échappe
ou se perď dans des conséquences forcées ; là , des
exemples mal appliqués viennent appuyer une proposition
mal établie. Rousseau n'avait appris de Boileau
que le mécanisme du vers : celui-ci n'avait pu lui transΜΑΙ
1808 . 309
mettre sa raison ferme et lumineuse ; il ne lui avait
pas transmis non plus son goût sûr et exquis. Rousseau
est très-inégal ; il est peu de ses plus belles odes qui
ne soient défigurées par quelque strophe faible ou mauvaise
; à côté d'un trait sublime de pensée ou d'expression
, il place une phrase maniérée ou barbare ,
un terme obscur , impropre , bas ou ampoulé. Enfin ,
Rousseau , dans son talent , a eu deux manières trèsdistinctes.
Les ouvrages de son bon tems sont presque
toutes ses Odes sacrées et une partie de ses Odes profanes
; tout le reste appartient à cette époque funeste
où , banni de la France par un arrêt infamant , il
vivait réfugié en Allemagne; alors le malheur ulcérait
son ame et préoccupait tristement son esprit, en même
tems que les années éteignaient sa verve et endurcissaient
pour ainsi dire son oreille .
Cette vicissitude du talent de Rousseau , les qualités
et les défauts dont il se compose , les beautés et les imperfections
qui en ornent ou en déparent les productions,
toutes ces choses sont indiquées dans les notes
de M. Le Brun , non point par des observations approfondies
et généralisées , mais par des traits de
louange ou de blâme appliqués à chaque objet en particulier
et exprimés avec un grand abandon de formes
et d'expressions.
M. Le Brun qui faisait peu de cas de la prose , ne
croyait pas apparemment qu'elle méritât plus de soin.
J'ai déjà dit , à l'occasion de ses notes sur Boileau , combion
il dédaignait ce vil langage ; en voici une nouvelle
preuve qui vaut , à elle seule , toutes les autres .
Il s'agit de ce vers de Rousseau :
Et celui qui punit les rois les plus sublimes.
« Un homme sublime , un roi sublime , dit M. Le
>>>Brun , bien loin d'être bonne poësie ,, n'est ni bon
>>français , ni même bonne prose. >> Ni bon français ,
ni même bonne prose est vraiment curieux . A ce compte
la bonne prose ne passe qu'après le bon français , et
une phrase pourrait ne pas être bon français et être
encore bonne prose . Je n'assurerai pas que ce fût- là
rigoureusement l'opinion de M. Le Brun; mais c'est
310 MERCURE DE FRANCE,
du moins ce que l'on peut conclure de ses termes , et
son profond mépris pour la prose est du moins prouvé
par la négligence avec laquelle il l'écrivait. Undes caractères
de la négligence dans le style est le néologisme.
M. Le Brun en mettait dans ses vers par ambition;
il en met dans ses notes par paresse. Vers sur-
>> chargés d'f, dit-il , qui s'accusent réciproquement
d'ineuphonie. » Ce mot d'ineuphonie qui revient souvent
ainsi que son adjectif ineuphonique , n'est pas une
heureuse innovation ; l'utilité ne la justifie pas , puisque
nous avons cacophonie qui dit exactement la même chose.
Ensuité je ne comprends pas bien ce que c'est que
des vers qui s'accusent réciproquement d'ineuphonie.
M. Le Brun , ordinairement sévère jusqu'à la rigueur
dans ses observations , y est quelquefois rigoureux jusqu'à
l'injustice. Rousseau a dit :
Pensez-y donc , ames grossières ;
Commencez par régler vos moeurs .
Sur quoi M. Le Brun observe qu'on ne dit point les
moeurs de l'ame ; mais Rousseau ne l'a pas dit non
plus : ames est au pluriel , et il est là pour hommes.
C'est une métonymie très-usitée; ne dit-on pas : la
population d'une telle ville est de cent mille ames ?
M. Le Brun critique aussi peu justement ces deux vers :
Non , non , ses loétis passagères
N'ontjamais ébloui tes sens.
१५.
<< Les sens , dit- il, peuvent-ils être éblouis comme les
>> yeux ? » Oui , sans doute , puisque les yeux sont un
sens , ou , si l'on veut , l'organe d'un sens. La poësie
a le droit d'employer le genre pour l'espèce et vice
versá. Je ne puis pas encore être de l'avis de M. Le
Brun, lorsque dans ces deux vers célèbres :
Le tems , cette image mobile
Del'immobile éternité.
il reprend l'épithète d'immobile qui , suivant lui , rapetissele
sen's: voilà ce qu'on n'avait point encore aperçu.
Immobile serait une faible epithète à éternité si on
l'employait seule; mais ici elle est opposée à celle de
mobile quí caractérise si bien le tems. Les deux épiΜΑΙ
1808. 311
thètes se fortifient l'une par l'autre , et cette antithèse
a toujours été admirée comme un heureux artifice de
style. Dans la même Ode , Rousseau dit :
Mais la déesse de mémoire ,
Favorable aux noms éclatans ,
Soulève l'équitable histoire
Contre l'iniquité du tems .
L'avant-dernier vers est une imitation visible de ce
beau vers de Boileau :
Et soulever pour toi l'équitable avenir.
M. Le Brun néglige d'en faire la remarque , lui qui
note avec un soin extrême les plus légers emprunts
faits à Racine par Rousseau. Ceçi me fournit l'occasion
de faire moi-même une remarque que je n'ai encore
vu consignée nullepart. On raconte qu'unjour Louis XIV,
présidant aux agrandissemens continuels qu'il faisait
faire à son parc de Versailles , fut frappé de l'air de
réflexion avec lequel un paysan regardait ces travaux ,
et lui demanda à quoi il rêvait-là : je songe , sire , ré
pondit le paysan , que vous avez beau agrandir votre
parc , que vous aurez toujours des voisins . Rousseau
a mis cette anecdote en vers , et elle termine l'Ode 6
du livre 3. La réponse du paysan est mot pour mot
dans Apulée : Licet privato suis possessionibus paupere ,
fines usque et usque proterminaveris , habiturum te
tamen vicinum aliquem. Littéralement : « quand même
> en dépouillant le pauvre de ses proprietés , tu re-
>>culerais sans cesse les bornes de tes domaines , tu
>> aurais toujours quelque voisin. » Il n'est guère vraisemblable
qu'Apulée et un paysan des environs de Versailles
se soient rencontrés sijuste , et tout porte à croire
que c'est avec le mot du philosophe de Madaure qu'on
a fait la prétendue anecdote.
Je reviens aux notes de M. Le Brun. En voici une
qui n'est pas facile à comprendre ; elle porte sur ces vers
où Rousseau parle des heureux du siècle :
Le calme règne dans leurs villes ,
Nul bruit n'interrompt leur sommeil :
On ne voit point leurs toits fragiles
Ouverts aux rayons du soleil.
312 MERCURE DE FRANCE ,
La note se lit ainsi : « Toits fragiles pour toits qui
>> sont fragiles , forme un sens très-différent. >> Est-ce
bien là ce que M. Le Brun a dit ou voulu dire? Je
soupçonne qu'il avait ainsi rédigé sa remarque : « Toits
>> fragiles pour toits qui ne sont pas fragiles , etc. »
En effet le poëte veut dire que ces hommes fortunés
dont il parle n'ont pas , comme les pauvres habitans
des campagnes , des toits fragiles , des toits de chaume,
ouverts aux rayons du soleil ; et c'est ce qu'exprime
aussi cette phrase du pseaume d'où l'Ode est tirée :
Non est ruina macerie , neque transitus. Dans cette
supposition , il resterait à savoir si le mot fragiles ,
à la placeduquel on mettrait aussi bien le mot solides,
forme véritablement un faux sens , et si le poëte ne
voulant pas dire : On ne leur voit point de toits fragiles
, etc. , a pu transporter aux toits tels que les
ont les riches , à leurs toits enfin, l'épithète appplicable
aux toits tels qu'ils ne les ont pas. Ce petit problème
de métaphysique poëtique méritait bien d'exercer la
sagacité de M. Le Brun; sa profonde théorie et sa
longue pratique de l'art , lui auraient fourni toutes
les lumières nécessaires pour le résoudre ; mais ses remarques
en général sont dictées par un sentiment rapide
et vif, plutôt que par un esprit de réflexion et
d'analyse ; de-là quelques jugemens hasardés ou même
faux , quelques décisions légères qui ne sont point assez
motivées ou quelquefois le sont mal. L'ardeur de son
caractère et l'irritabilité de son humeur se manifestent
de tems en tems par des boutades assez singulières .
A propos de quelques vers de Rousseau , qui , à vrai
dire , sont des plus mauvais : << Des vers semblables
dit- il , suffiraient pour déshonorer toute une pièce,
j'allais dire presque tout un siècle. >> C'est pousser bien
Join l'horreur et la crainte des mauvais vers ; heureusement
l'honneur d'un siècle ne tient pas tout à fait
à cela.
,
Les petites imperfections que j'ai relevées dans le
commentaire de M. Le Brun sur J. B. Rousseau , peignent
le caractère de l'homme , plus qu'elles ne nuisent
à l'utilité du livre. Supérieur , selon moi , au commentaire
sur Boileau , résultat d'observations plus étendues
ΜΑΙ 1808. 315
et plus multipliées sur des écrits dont l'auteur était
encore meilleur juge , ce nouveau travail sera lu avec
fruit par les poëtes et par les gens du monde.
Les uns pourront y apprendre à éviter des défauts
séduisans et à combiner de nouvelles beautés d'expressions
dont le secret leur est révélé par un maître habile
qui en a beaucoup profité pour lui-même. Les autres ,
que le bien et le mal dans les ouvrages d'esprit frappent
souvent avec beaucoup de justesse , verront leurs
propres impressions partagées et expliquées par un
homme de l'art , et cette découverte les encouragera
peut-être à les étudier davantage et à s'en rendre compte
par eux-mêmes. AUGER.
LETTRES SUR LA MOREE et sur les îles de Cérigo ,
Hydra et Zante , par A. L. CASTELLAN , avec 23
dessins de l'auteur , gravés par lui-même , et 3 plans.
Unvol. in-8°. A Paris, chez H. Agasse , imprimeurlibraire
, rue des Poitevins , nº 6.
M. Castellan faisait partie d'une réunion d'ingénieurs
et d'hommes instruits dans les sciences ou les arts , qui
fut envoyée à Constantinople vers la fin de 1796 , sur
la demande du gouvernement turc. Cette mission que
des raisons politiques rendirent à peu près nulle pour
son objet , fournit à l'auteur des Lettres sur la Morée
l'occasion de voir plusieurs îles de la Grèce qu'il a décrites
dans le volume que nous annonçons. Jeune et
artiste , il a vu ces lieux enchantés par d'antiques souvenirs
, avec la sensibilité de son âge , l'imagination d'un
peintre et quelquefois d'un poëte .
Quoique M. Castellan se soit encore arrêté en Grèce
àson retour, les deux séjours qu'il y a faits n'ont point
été assez longs pour qu'il ait pu tout observer , et donner
àses observations l'étendue , la profondeur qu'elles auraient
s'il était parti dans l'intention de décrire des contrées
peu connues , et munide toutes les études , detousles
moyens propres à l'exécution de ce projet : c'est ce qu'a
fait le docteur Pouqueville , en visitant la Morée depuis
M, Castellan. Mais après avoir lu le docteur anglais , on
514 MERCURE DE FRANCE ,
trouvera encore du plaisir dans les descriptions et les details
qu'offrent les Lettres de M. Castellan. Le stylé en est
d'une simplicité élégante ; l'auteur n'a point abusé de
son sujet pour lui donwer une extension et des couleurs
ambitieuses. C'est un joli bouquet qu'il a composé en sé
promenant dans quelques parties de l'Archipel grec.
-
Les gravures sont spirituellement faites et ont l'accent
de la vérité. En voici les sujets : La vue du port
San-Nicolo (îte de Cérigo , ancienne Cythère ).- Une
grotte remarquable ( dans la même île ).-Les plan et
coupe de chambres sépulcrales (même île ). -L'intérieur
de l'une des chambres taillées dans le rocher.-
Ruines du temple de Vénus (dites le palais de Ménélas ,
à Cérigo ) .-Le plan d'une partie de l'île de Cythère.
Costumes des Grecs de Cérigo. —Des constructions
en polygones irréguliers ( dans la rade de Napoli de
Malvoisie).-Leplan de la rade de Napoli et des ruines
dEpidaure- Limera ( ces plans ont été dressés par M.
Barbie du Bocage ). - Tour , ou maison de campagne
fortifiée, à Napoli.-Costumes des Moraïtes nomades
et leur campement d'été. Chanteur grec ambulant et
costumes des habitans de la Morée.-Tombeaux turcs.
Femme turque , au tombeau de son mari. -
de la ville d'Hydra ( île de ce nom).-Eglise grecque
à Hydra.-Vue de la ville basse de Coron .
dela citadelle de Coron (prise du mouillage ).-Puits
etjardin turcs .-Restes d'un monument antique ( dans
les montagnes de la Messénie ).-Vue de la ville de Navarin
, de son port et de l'île de Sphacterie.-Fontaine
et constructions antiques , à Navarin.- Famille albanaise
en voyage.-Vue de la ville de Philatréa.-Vue
de la ville de Zante. Costumes des habitans de
Zante.
-
-
-
Vue
Vue
M. Castellan , qui peint très-agréablement le paysage ,
a choisi avec goût les sujets , les sites et les costumes que
représentent ses estampes. Ordinairement il les dispose
de manière à décrire plusieurs objets à la fois , et à ce
que la scène soit animée comme dans la planche 6 , intitulée
Costume des Grecs de Cérigo , où l'on voit deux
paysannes , un enfant et un papas , ou prêtre , devant
un petit monument dédié à la Vierge ; dans la planche
ΜΑΙ 1808. 315
9, qui représente un Moraïte nomade ,jouant du cha-
Jumeau : on croit voir un berger de Théocrite. Cette
jolie scène offre aussi le parc où l'on enferme le troupeau
, et une espèce de belvédère établi sur des arbres ,
pour la sureté du Berger. Les planches 10 et 11 , qui
représentent , l'une un chanteur grec ambulant , et l'autre
une femme turque arrosant des fleurs sur le tombeau
de son mari , sont d'un intérêt touchant.
Voici la scène du chanteur : « Nous jouissions paisiblement
d'un doux repos , nous entretenant des causes
qui avaient pu faire abandonner l'habitation construite
près de là sur le penchant d'une colline couverte d'oli-
'viers, lorsqu'un grec fort bien vêtuet d'une belle figure
s'est avancé vers nous. Il nous a salné cordialement ,
à la manière orientale , en portant la main à son coeur ,
a étendu son manteau sur le gazon et s'y est assis , les
jambes'croisées.
>> Notre interprète l'a questionné sur le sujet de son
voyage : il a répondu gaiment qu'il courait le pays pour
son plaisir et celui des autres ; qu'il était poëte , conteur
, musicien ; qu'il allait de ville en ville , chantant
des romances , récitant des morceaux de poësie ét
faisant des contes ; qu'il trouvait autant de profit que
d'agrément dans cette occupation. Cette rencontre nous
a rappelé nos troubadours , ainsi que les rapsodes qui
parcouraient anciennement la Grèce et chantaient, en
s'accompagnant de la lyre , les poentes d'Homère. Nous
nous sommes assis autour de lui , nous disposant à l'écouter
en silence. Il a préludé par quelques accords tirés
d'un instrument presque semblable à une mandoline ,
mais plus petit et garni d'un manche fort long. Il
pinçait les cordes avec un morceau d'écaille de tortue.
Après avoir exécuté plusieurs morceaux d'une difficulté
dont nous avons été étonnés , il a chanté , en 's'accompagnant
du mêine instrument , plusieurs airs de différens
genres avec beaucoup de goûtet d'expression : tantôt
la modulation en était douce , langoureuse et triste ;
tantot elle devenait gaie , vive , emportée. >>>
La lettre XI traite de la musique vocale des Grecs
-modernes , mais c'est sur-tout dessensations qu'il a éprouvées
que M. Castellan rend compte.
316- MERCURE DE FRANCE,
<<Lorsqu'un léger vent ride la mer , nous nous abandonnons
à l'impulsion de la voile et écoutons en silence
Ja douce mélodie des hymnes que les Grecs adressent
à la Vierge. Ces chants religieux ont quelque chose de
touchant dans leur simplicité ; ils donnent une idée des
anciens airs grecs dont ils conservent peut-être le caractère
, de même que le grec vulgaire a retenu une
partie de la prononciation modulée et la douceur de la
langue de Démosthène et de Pindare. Ce charme est dû
à la mélodie plus qu'à l'harmonie. Les Grecs chantent
rarement en parties , ou s'ils le font , le motif de l'air
n'est point étouffé sous la richesse des accompagnemens.
Ces motifs , je les ai retrouvés quelquefois en Italie et
même dans notre patrie : ce sont ceux qui se gravent
dans la mémoire avec le plus de facilité , parce qu'ils
sont d'une mélodie simple , et qu'ils expriment un
sentiment. Mais l'avouerai-je ? Lorsqu'en Grèce , dans
mes promenades à la campagne , à la fin d'un beau jour ,
j'entendais au loin les voix de quelques jeunes paysanes
agenouillées devant une chapelle isolée , et ornée seulement
de festons de jasmin et de bouquets qu'elles
venaient de cueillir , alors je ralentissais mes pas , je
craignais de troubler cet acte religieux et me tenais à
l'écart . Ces accords que la nature seule inspirait , ces
pieux accens qui semblaient traverser le vague de l'air ,
pour arriver jusqu'à l'Eternel , me représentaient les
concerts des anges ; j'étais attendri et me joignais mentalement
à leurs prières. Ce culte naïf m'inspirait autant
de respect que la plus pompeuse cérémonie.... >>
Les tombeaux et chapelles sépulcrales des Grecs modernes
sont ordinairement hors des villes , sur les routes
ou à la sommité des montagnes couvertes de cyprès. On
appelle Champs des Morts ces cimetières qui n'ont rien
de repoussant. C'est même un but de promenade. Les
tombes y servent de bancs. L'ombre épaisse et les objets
qu'on a sous les yeux peuvent inspirer la mélancolie ,
jamais le dégoût.
<<<Les Grecs et les Turcs paraissent avoir sur la mort
les mêmes idées que leurs ancêtres. Ils considèrent la
fin de l'existence comme le commencement d'un sommeil
paisible. Ils ne veulent pas que ce moment soit
ΜΑΙ 1808. 317
accompagné de terreurs et d'images lugubres : leurs
morts sont portés dans des cercueils découverts , ornés
d'étoffes précieuses , abrités par un cintre de feuillages
verts , et les corps vêtus de leurs plus beaux habits sont
jonchés de fleurs ; leurs tombeaux offrent l'emblême
caractéristique de l'état de la personne qui y repose ; le
turban indique la tombe d'un homme, et par sa forme,
lerang qu'il occupait. Ordinairement une simple pierre
couvre le corps ; elle n'est pas chargée d'une épitaphe
mensongère : le chiffre de Dieu y est gravé ainsi que
l'instrument qui désigne la profession qu'exerçait le
défunt. La tombe d'une femme sera ornée d'une espèce
d'urne; celle d'une jeune fille , d'une rose. Souvent
ces tombeaux ont la forme d'une caisse ouverte
faite de marbre blanc , sculpté et même peint et doré.
Plusieurs marches y conduisent et aux extrémités s'élèvent
de petites colonnes supportant le turban ou autres
attributs. Le corps n'est alors recouvert que de terre
végétale où les parens font croître des fleurs qu'ils
viennent arroser religieusement tous les jours. >>>
C'est ce que représente la XIIme gravure , où l'on
voit une femme turque arrosant des fleurs sur le tombeau
de son mari. L'auteur dit avoir été plusieurs fois
témoin de cet acte religieux, et n'avoir fait que décrire
les sentimens qu'il inspire , dans une imitation
d'élégie ou romance grecque placée à la suite de l'estampe
que je viens de citer. Les Grecs enterrent quelquefois
aussi les morts dans leurs maisons , ou leurs
jardins , et y élèvent des chapelles sépulcrales dont la
XIme gravure offre trois modèles .
La seconde partie du volume contient des détails attachans
sur les moeurs des habitans de la Morée ( l'ancien
Péloponèse ) , sur l'oppression où les tiennent les
Turcs , sur la descente des Russes en 1770 , l'invasion
des Albanais qui en fut la suite et désola le pays pour
un demi-siècle. Le précis de cette catastrophe et de
ses causes , est renfermé dans le récit d'un Moraïte
nomade , récit qui est plein d'intérêt dramatique. Enfin,
comme nous l'avons déjà dit , en commençant cet
extrait , et comme l'attestent les titres des gravures et
les citations que nous en avons faites, l'auteur a cueilli
318 MERCURE DE FRANCE ,
tout ce que le sujet pouvait fournir d'intérêt et, de
variété dans l'espace qu'il a parcouru , et pour letems
qu'il a employé à visiter les lieux dont il parle.
On pourrait peut-être faire quelqu'utile application
d'une machine fort simple qu'il décrit et qui sert à
tirer de l'eau d'un puits et des renseignemens contenus
dans la XXVme lettre sur un papas , poëte , peintre et
musicien , qui possédait un procédé pour peindre à une
espèce de détrempe vernie très - brillante , doivent intéresser
les peintres. M. Castellan ne put pas obtenirdu
Grec, une communication franche de ce procédé; mais
il croit l'avoir deviné. D'après les indications qu'il en
donne , il paraîtrait que c'est l'encaustique des anciens ,
ou peinture à la cire. :
M. Castellan , malgré le grand nombre de gravures
dont il a enrichison livre, l'a mis à un prix très-modique.
C'est un exemple que les libraires n'imiteront
surement pas.
L. B.
SUR LE SUCRE DE RAISIN, ses propriétés et ses usages .
( Article rédigé d'après les Mémoires de M. PROUST ,
insérés dans les Annales de Chimie. )
I
Les sciences ont leur dictionnaire , et ceux qui les cultivent
ne parlent souvent qu'un idiome peu à la portée du
public à qui s'adressent leurs observations . Les théories
nouvelles , même consacrées à des objets utiles , n'arrivent
pour l'ordinaire au commun des hommes qu'enveloppées de
tout l'attirail scientifique , par des voies fortuites , et consignées
dans des recueils périodiques peu répandus , ou simplement
accessibles aux intelligences les plus cultivées. On
sent généralement le besoin de les placer à une distance
plus rapprochée des habitudes domestiques , et s'il n'existe
pas encore à cet égard sur toutes les découvertes avantageuses
des instructions ou méthodes officielles qui les rendent
usuelles pour tous , c'est souvent la faute des auteurs
même de ces découvertes qui , satisfaits d'avoir tracé sommairement
la route , se håtent de passer à d'autres méditations
du moment qu'ils sont bien certains d'avoir pris
date dans le souvenir des hommes. Le peu de gloire qui
ΜΑΙ 1808 . 319
dérive d'une dissertation subsidiaire qui ne peut plus étonner
par la nouveauté de son objet , et dont le sort le plus heu
reux se bornerait à changer en monnaie courante un lingot
d'or sorti brut du creuset, peut aussi éloigner les meilleurs
esprits d'un travail secondaire qui n'a plus d'attrait pour
l'amour-propre. Pour nous, étranger à la renommée , ainsi
qu'aux prétentions qu'elle semble justifier , et qui préférons
à toute autrejouissance celle qui peut résulter de la certi
tude ου simplement de l'espoir d'être utile , nous avons crú
suffisamment honorable de seconder le voeu de l'adminis
tration suprême en propageant des lumières appelées , accueillies
par elle; d'entrer aussi dans les vues de la Société
d'agriculture du département de la Seine , en publiant sur
une matière qui doit , dit-on , fournir bientôt le sujet d'un
de ses programmes d'encouragement , un extrait des Mémoires
de notre savant compatriote M.. Proust , à qui nous
devons le sucre de raisin. Cette découverte précieuse faite
il y a plusieurs années par ce laborieux physicien , et pur
bliée dans les Annales de Chimie de janvier 1806 , nous a
semblé littéralement le lingot d'or dont nous venons de
parler , et les propriétaires de vignes qui ont intention de
se livrer cette année àdes essais fructueux sur la fabrication
de ce sucre , nous sauront gré de leur produire , dépouillés
de tout appareil technique , les procédés simples qui conduisent
au but qu'ils se proposent , ainsi que le sommaire
des avantages qu'ils peuvent recueillir de l'application de
ce sucre auxusages de la vie, aux détails culinaires , et même
à quelques spéculations de commerce.
La maturité parfaite du raisin est la première condition
pour obtenir le sucre avec abondance . Le propriétaire réduit
par fois à regarder comme une calamite la trop grande
fécondité de ses vignes , doit profiter des premiers beaux
jours d'automne pour tenir à part, en lieu see et chaud , si
cela se peut , les raisins qu'il ne peut employer tout à la fois
pendant la courte époque des vendanges , au travail de ses
chaudières. Ces vases doivent être calculés , s'il est possible ,
de manière à offrir enlargeur le double de surface qu'en
profondeur. Les poëles à lessive dans plusieurs départemens
vignobles peuvent suffire aux premiers essais.
Le raisin privé de saraffle , écrasé , pressé ; égoutté , on
verse dans la chaudière le moût qui en provient , et dès
qu'il commence à ressentir la chaleur d'un feu doux , on y
jette par petites poignées successives , et en remuant avec
une longue spatule, environ un décalitre de cendres lessi-
',
320 MERCURE DE FRANCE ,
vées (1) par hectolitre de moût , et l'on remue ce mêlange
jusqu'à ce que l'ébullition écumeuse et légère qui naît de
cette addition de cendres soit cessée , et annonce que tout
l'acidedu raisin est neutralisé. A ce premier témoignage de
la disparution de l'acide , il est bon d'en ajouter un second
par la dégustation de la liqueur. Si elle n'offre plus au goût
qu'une douceur plate et absolument privée de cette pointe
acidule qui relève si agréablement la saveur du raisin , on
peut compter que la saturation est complète , et que toute
addition d'absorbans serait désormais superflue. Dans les
pays pourvus de terres calcaires blanches , on peut employer
avec succès pulvérisées , en place de cendres lessivées
ces sortes de craies qui annoncent suffisamment leurs propriétés
absorbantes en ce qu'elles happent à la langue forsqu'elles
sont sèches. Le blanc de Meudon est de ce nombre.
Ces substances ont même l'avantage d'opérer , en se dépo
sant , la clarification parfaite du moûtde vin, et de retarder
en même tems la fermentation vineuse .
Pour effectuer cette clarification il suffit , lorsqu'on opère
un peu en grand , de mettre le moût ainsi saturé par le
mélange des cendres lessivées ou des terres absorbantes ,
à refroidir dans des cuviers munis de robinets ou simplementpercés
et bouchés de liége à deux doigts de leur fond ;
la liqueur se dépose pendant la nuit. Soutirée de dessus
son dépôt , on met ensuite en évaporation sur le feu tout
ce qu'on obtient de limpide , et l'on filtre le reste au blanchetd'étamine,
de flanelle ou de toile de coton claire , pour
restituer à la chaudière tout ce qui est égoutté avec la transparence
requise.
Dans les petits ménages , on peut admettre la clarification
au sang de boeuf ou aux blancs d'oeufs avant de filtrer
à la chausse; mais le procédé est plutôt un luxe de l'art
qu'une nécessité pratique. L'opération consiste à battre le
serum seulement du sang de boeuf ou les blancs d'oeufs avec
quelques litres de moût , que l'on ajoute ensuite à celui
(1) Les cendres criblées et purgées de tout corps étranger doivent
être mises en macération et lavées à la main successivement en plusieurs
eaux qui se chargent de leurs sels , dont les ménagères économes
sauront bien tirer un parti utile pour le blanchissage. Il est bon que
ce lavage des cendres soit fait d'avance dans le cours de l'été. Une fois
déposées , égouttées , on les mét à sécher au soleil , puis on les garde
avec soin et propreté pour l'usage que nous indiquons .
do
MAI 1808 . 321en
de la chaudière; on chauffe , on écume et l'on filtre le
tout.
Lorsqu'on travaille à la réduction de ce moût une fois
clarifié et qu'on veut l'amener à la consistance désirable ,
il faut avoir soin de ne point håter l'évaporation par un
trop grand feu; c'est pourquoi il serait à propos que les
chaudières destinées à la concentration du moût , fussent
placées sur des fourneaux construits à dessein pour que
leur foyer , sagement resserré , pût cependant fournir un
degré suffisant de chaleur au moyen de la dépense de combustible
la plus modérée. L'usage des trépieds de fer sous
les chaudières , et d'un feu allumé à foyer ouvert doit étre
admis sans doute faute d'autres convenances ; mais seulement
chez les personnes qui veulent se borner à de simples
et fugitifs essais , ou bien dans les pays où le bois ne coûterait
presque rien. Encore n'est-il point permis en bonne
morale sociale de gaspiller sa propriété personnelle , puisqu'après
tout elle n'est jamais qu'une fraction de la richesse
publique.
Avec la précaution que nous avons indiquée de mettre
en réserve et même , si l'on veut , à l'exposition solaire
(pour en diminuer d'autant l'eau surabondante ) les raisins
destinés à la fabrication du sucre , on pressent aisément la
facilité que peut avoir tout propriétaire de vignes de prolonger
à son aise ses opérations pendant plusieurs semaines
au-delà du terme des vendanges , et de graduer ainsi à
volonté sur la capacité de ses vases évaporatoires la dose du
moût qu'il peut chaque jour y mettre en saturation et ensuite
en concentration. Il est démontré en outre que plus
le raisin est mûr , plus il fournit de parties sucrées ; ainsi
la prévoyance qui le fera séquestrer prudemment dans des
lieux secs , où il pourra doubler en quelque sorte de maturité
, àl'abridu mmaarraauudage des enfans ou des animaux
écornifleurs , et sur - tout loin de toute humidité , avant d'en
tirer parti , est commandée autant pour le meilleur succès
du procédé , que pour l'économie du tems et des moyens
nécessaires à son résultat .
Il est naturel qu'on désire savoir à quel point fixe l'évaporation
du moût doit être portée pour obtenir un sucre
ou sirop qui puisse se conserver; l'observation aprouvé au
professeur Proust, que le sirop ou moscouade de raisin trop
concentré, se cristallise , ou, pour parler plus correctement,
se congèle plus tard que celui qui l'est moins. Mais sans
nous astreindre à suivre notre guide dans les détails rigou
X
522 MERCURE DE FRANCE ,
reuxde tous les degrés d'après lesquels on peut regarder
la cuisson du vezou du raisin comme suffisante pour sa conservation,
nous dirons sommairement que ce sirop concentré
à son point doit peser environ un tiers de plus que son
volume d'eau pure: ainsi un vaisseau de cristal ou de faïence
taré , et que l'on sait contenir , par exemple , deux hectogrammes
d'eau potable , devra contenir trois hectogrammes
pesant de moscouade ou sirop de raisin .
Nous pourrions invoquer avec notre auteur l'industrie
des raffineurs pour donner au sucre de raisin une nuance
plus rapprochée de celle du sucre en pain alors même qu'il
est prouvé que sa consistance en sera toujours très-éloignée;
mais nous n'écrivons pas ici pour les personnes que leur
fortune met au-dessus des jouissances attachées à une certainemodestie
dans les goûts , et nous sommes du reste loin
de croire qu'il soit strictement avantageux pour les usages
domestiques et les besoins bourgeois du plus grand nombre
des consommateurs , que ce sucre lui soit offert sous une
forme raffinée ou concrète. La consistance sirupeuse nous
semblerait même, sous le rapport de l'agrément du coupd'oeil
, lui convenir bien davantage que l'état de solidité
et de concrétion. Nous nous contenterons d'observer qu'il
contient par cent , environ soixante-quinze parties que nous
appellerons cristallisables quoiqu'elles n'aient offertjusqu'a
ce moment qu'une espèce de congélation grenue , friable ,
sèche , et privée de configurations régulières qui constituent
les cristaux de sucre de cannes ; de plus environ vingtcinq
parties constamment fluides et sirupeuses , également
et peut-être plus sucrées que les soixante - quinze parties
concrètes , qui le sont elles-mêmes d'environ un quart ou
peut-être simplement d'un cinquième moins que le sirop
ou moscouade de canne à sucre , mais remplissant du reste
les mêmes fonctions tant pour l'assaisonnement que pour
la salubrité des alimens. La seule objection que l'on puisse
faire à cette espèce de sucre , c'est la couleur ambrée de
son sirop même le plus transparent , et la nuance blonde
de sa moscouade dont le candi des raisins secs de Chypre
ou de Corfou nous reproduisent assez bien l'aspect. Il faut
convenir pourtant que s'il est loin de flatter le sens de la vue
il est loin également de le révolter. L'odorat et le goût , à qui
il offre d'ailleurs l'arôme et la saveur légère d'un jus de fruits
en compôtes , nous réconcilient d'autant plus vîte avec lui ,
qu'il se prète très-bien à édulcorer le café au lait , les pâtisseries,
lessorbets, les crèmes, les compôtes, àconfectionner en
ΜΑΙ 1808. 525
général toutes ces friandises aimées des femmes et des enfans ,
et dans lesquelles on emploie la cassonade brute, que l'on sait
être éminemment nourricière , et à qui l'on n'a jamais fait
d'objection sérieuse contre sa robe fauve , et souvent aussi
colorée que le sucre brut du raisin. Il suffit que la propreté
de sa préparation soit suffisamment constatée aux personnes
qui le fabriqueront à leur usage , pour les familiariser bien
vite avec la nuance qu'il a reçue par le seul fait de la
concentration. Quant à ceux qui se destinent à le travailler
par spéculation commerciale , ils sauront bien, à force d'essais
et d'industrie , lui procurer le lustre et l'attrait dont
il est susceptible pour appeler le consommateur.
Unavantageque nous ne devons point passer sous silence ,
c'est de pouvoir, par une addition graduée de ce sucre ,
remédier à la verdeur des vins fabriqués avec des raisins
recueillis à la suite d'un été pluvieux ou peu chaleureux.
Tout le monde sait combien ces sortes de vins sont disgracieux
aux palais des gourmets , froids et sévères pour les
poitrines délicates , pour les estomacs débiles sur-tout , qu'ils
désolent par ces flatuosités , ces aigreurs brûlantes , ces hocquets
glaireux qu'ils y engendrent. L'affinité du sucre de raisin
avec le vin lui-même , qui n'en est qu'une modification , ne
pouvant être contestée , il est indubitable que leur mélange
intime , convenablement calculé , doit bonifier et changer
subitement la nature du vin le plus verdelet , et lui fournir
tous les principes généreux que la température de l'année
lui a refusé. Mais pour assurer le succès de cette tentative,
il faudrait , dans la confection même du vin , avoir pris la
précaution d'ajouter par poignées successives dans la cuve
où l'on reçoit le vin blanc au sortir du pressurage et à
mesure que cette cuve se remplit , quelques décalitres de
eendres lessivées, ou bien quelques litres de craie , ou même
de chaux vive que l'on remuerait dans le moût du vin , pendant
un quart-d'heure , avant de l'entonner dans les futailles.
La surabondance du tartre qui constitue le premier
acide du vin se trouvant neutralisée par cette saturation à
froid , qui ressemble d'ailleurs en tout à celle que nous
n'avons prescrite à chaud qu'afin de la rendre plus rigoureusement
exacte pour l'opération du sucre , on melerait
la moscouade de raisin tenue en réserve avec ce jeune vin
fraîchement délivré de son acide exubérant , et l'on serait
sûr de se procurer à peu de frais , dans les années froides ,
un vin digne de rivaliser avec ceux de 1781 et 84.
On peut , dans les cuves à vin rouge , saturer également
X2
321 MERCURE DE FRANCE ,
par un mélange de cendres lessivées ou de craie , ou de
chaux elle-même , comme nous venons de le dire (2) , l'acide
tartareux du vin qu'on y met à fermenter ; mais il est bon
de prévenir ceux qui en tenteront l'essai , que l'effet de
cette saturation sera de donner d'abord au moût coloré
une teinte équivoque et terne dont ils ne doivent point être
alarmés. Leur vin une fois soutiré de la cuve , à mesure
que la fermentation s'avancera dans les tonneaux , il s'y
développera successivement un second acide ( celui du vinaigre
) qui finira par rendre au vin sa nuance vermeille
et animée.
Nous avons évité à dessein de reproduire les calculs de
M. Proust , servant de corollaires naturels à ses nombreuses
expériences sur les quantités relatives de sucre contenu
dans les diverses espèces de raisins sur lesquels il a opéré.
Ces expériences ayant eu lieu à Madrid , latitude privilégiée
sous laquelle le raisin arrive toujours à la maturité la plus
parfaite, nous aurions craint d'entraîner le lecteur dans
quelque méprise enlui présentant l'espoir chimérique d'atteindre
aux mêmes résultats que lui avec des raisins de
France. En attendant qu'on publie chez nous une série
d'observations faites sur les produits même de nos vignobles,
il vaut mieux se borner à garantir en principe , et d'après
notre propre certitude expérimentale, qu'il est en France
peu d'expositions , même parmi les plus disgraciées , sous
lesquelles on ne puisse obtenir au moins de vingt à vingtcinq
parties de sucre sur cent de moût de raisin. L'analogie
nous conduit en outre à croire que , dans le Midi de la
France et dans plusieurs expositions du centre également
favorisées des regards du ciel, on doit obtenir de vingt-cinq
à trente parties de sucre sur cent de moût de vin. Et certes ,
d'après cette règle générale , les personnes qui savent que
lejus de la canne à sucre elle-même , après avoir subi une
élaboration beaucoup plus longue et plus dispendieuse , est
loin de présenter en sucre brut des résultats approchans de
ceux-ci , doivent redoubler de zèle et de courage pour s'approprier
ure source de jouissances agréables , d'autant plus
précieuse , qu'elle peut servir à alléger notablement le tribut
que nous payons à l'étranger , que notre patrie nous en
(2) Je préférerais la cendre , dit M. Proust , page 264 , parce que
n'exigeant pas comme la chaux des tâtonnemens dans les doses , son
excès ne pourrait avoir aucun des inconvéniens qu'on aurait à craindre
do la dernière .
ΜΑΙ 1808. 325
fournit les bases élémentaires , et que l'industrie la plus
vulgaire peut l'approprier sans frais onereux aux besoins de
notre santé , comme aux innocens caprices de notre sensualité.
ANT. VALLÉE, employé au Ministère
du Grand-Juge.
VARIÉTÉ S.
SPECTACLES.- Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation
de l'Ecole des Juges , drame en trois actes et
en prose.
La nouvelle administration de ce théâtre semble vouloir
lui communiquer une vie plus active ; le répertoire sera
désormais plus varié : on ne s'en tiendra plus aux seules
comédies , on jouera aussi des drames. Ce genre n'est pas
le meilleur , mais il a de nombreux partisans , et il est du
devoir de sages entrepreneurs de chercher à contenter
tous les goûts.
Le drame intitulé l'Ecole des Juges , est en ce genre le
coup d'esssai de M. Dubois : cet ouvrage ne manque pas
d'intérêt , et l'analyse que je vais en donner , le prouvera
mieux que toutes mes réflexions.
Lord Belton , président du banc du roi , a poouurr ami lord
Edouard amant de la belle Jenny , fille de lady Arson ,
irlandaise à laquelle il a rendu , sans se faire connaître ,
d'importans services : lord Selmond , son rival , se les at
tribue , et à la faveur d'une reconnaissance usurpée il est
près d'épouser Jenny , lorsque lady Orson découvre que
lord Edouard est le véritable bienfaiteur; elle promet de
l'unir à Jenny. Lord Belton découvre un projet formé par
lord Selmond pour perdre lord Edouard dans l'esprit du
roi , il se bat avec lui et le tue: lord Edouard , soupçonné
d'être l'auteur de la mort de lord Selmond , est conduit
devant le banc du roi ; toutes les apparences sont contre
lui , les juges le condamnent à l'unanimité ; lord Belton
qui a écrit la sentence de sa propre main , y substitue son
nom à celui de lord Edouard , fait lire le jugement à haute
voix et se déclare coupable : tant de dévouement étonne ,
mais dans le même moment un fidèle serviteur apporte la
grace accordée à lord Belton par le roi à qui il avait avoué
sa faute.
526 MERCURE DE FRANCE ,
Ala première représentation on avait remarqué des longueurs;
l'auteur des a fait disparaître , et la seconde représentation
, dégagée de quelques phrases que le parterre
avait désapprouvées , a confirmé le succès de la première .
Closel a joué d'une manière distinguée le rôle de lord
Belton.
On a donné hier au Théâtre de l'Impératrice la première
représentation de Il Credulo , opéra de Cimarosa. Cette
soirée avait un double intérét , car Mlle Mosca devait aussi
débuter : cette jeune et jolie cantatrice a fait le plus grand
plaisir ; sa voix qui est un contre-alto fort agréabic a paru ,
malgré la timidité inséparable d'un premier début , forte ,
pleine et sonore : ce genre de voix qui est pru connu en
France , n'est pas favorable aux grands developpemens de
la musique , mais elle rachète bien ce désavantage par
une grace et une expression qui lui sont particulières .
Me Mosca a été souvent et justement applaudie; son admission
complètera la nouvelle troupe des boufions.
Mme Barilli a chanté dans le nouvel opéra non-seulement
avec la grace qu'elle déploie toujours , mais aussi avec une
étendue de voix qu'on ne lui connaissait pas encore.
Nous reviendrons sur cette production de Cimarosa qui
mérite un examen étendu. B.
NÉCROLOGIE.- Cabanis ( Pierre-Jean- Georges ) , membre
de l'Institut national et du Sénat-Conservateur , professeur
de médecine légale à l'Ecole de médecine de Paris , membre
de la Société médicale, d'émulation, etc., est mort à Meulan ,
le vendredi 6 mai 1808 , à l'âge d'environ cinquante-deux
ans , des suites de plusieurs attaques de paralysie.
Déjà connu par ses principes philosophiques avant la
révolution , il en embrassa la cause ,mais il n'eut jamais la
moindre part à ses excès .
Lié avec Mirabeau, il le soigna pendant sa maladie , et
reçut ses derniers soupirs .
Membre de l'Institut dès sa création , il fut en l'an VI
nommé député au Conseil des Cinq-Cents ,et il y fit plusieurs
rapports intéressans .
Il prit part à la révolution du 18 brumaire , et fit partie
de la commission intermédiaire .
Le 3 nivose an VIII , il fut du nombre des vingt-neuf
citoyens nommés membres du Sénat- Conservateur , et qui
avec Sieyes et Roger-Ducos , complétèrent le Sénat.
ΜΑΙ 1808. 329 :
Voici la liste de ses ouvrages : nous ne parlons pas d'un
grand nombre de morceaux qu'il a donnés dans plusieurs
recueils.
1790 : Observations sur les hôpitaux. In-8°.
1791: Journal de la maladie et de la mort d'Honoré-
Gabriel-Victor Riquetti-Mirabeau. In-8º de 66 pages .
1792: Travail sur l'éducation publique , trouvé dans les
papiers de M. de Mirabeau l'aîné ; publié par P. J. G. Cabanis.
In-8º de 207 pages .
An V: Mélanges de littérature allemande , ou choix de
traductions de l'allemand . In-8° .
An VI : Du degré de certitude de la médecine. In-8°
de 150 pages.
La seconde édition fut donnée en l'an XI , l'auteur l'avait
revue , corrigée ; et parmi quelques écrits qu'on trouve à
la suite , sont les Observations sur les hôpitaux et le Journal
de la médecine , etc.; de Mirabeau.
An VIII : Quelques considérations sur l'organisation sociale
en général et particulièrement sur la nouvelle constitution.
In-12.
AnX: Des rapports du physique et du moral de l'homme.
Deux vol . in-8°.
Cet ouvrage est le plus important de ceux de M. Cabanis
qui , dans les premiers volumes des Mémoires de l'Institut
(sciences morales et politiques ) , avait déjà donné quelques
articles sur ce sujet.
An XII : Coup-d'oeil sur les révolutions et sur la réforme
de la médecine. In-8°
An XIII : parut la nouvelle édition des Rapports du
physique et du moral de l'homme , revue , corrigée et augmentée
d'une table analytique , par M. Destutt-Tracy; et
d'une table alphabétique , par M. Sue .
1807 : Observations sur les affections catarrhales en général
, et particulièrement sur celles connues sous le nom.
de rhumes de cerveau et rhumes de poitrine. In-8°.
Il a été rendu compte dans la Revue philosophique, de
tous les ouvrages que M. Cabanis a publiés depuis l'an VI ( 1).
M. Cabanis avait dans sa jeunesse cultivé avec succès
la poësie. Il avait commencé une traduction, en vers, de
P'Iliade ; quelques beaux fragmens en ont été imprimés .
Il eut des relations très-actives avec quelques-uns des
(1) Tous ceux qui ont rapport à la médecine se trouvent chez Crapart,
Caille et Ravier , libraires , rue Pavée-Saint-André-des -Arcs .
1
328 MERCURE DE FRANCE ,
philosophes qui ont marqué dans le dix - huitième siècle.
L'étendue de ses connaissances , la noblesse et la bonté de
son ame , la libéralité de ses principes doivent être de justes
motifs de regrets pour ses amis et pour le public.
A. J. Q. B.
Note des Rédacteurs . - Notre intention est de donner
incessamment une notice plus détaillée sur la personne et
les ouvrages de M. Cabanis.
NOUVELLES POLITIQUES .
ESPAGNE. Les nouvelles d'Espagne sont si importantes ,
que nous croyons devoir les rapporter textuellement ; les
voici telles que le Moniteur les a publiées extraites d'une
lettre de Madrid, en date du 2 mai à sept heures du soir :
« Le peuple de Madrid a toujours été en fermentation depuis les
événemens d'Aranjuez. Sa présomption et son orgueil étaient portés à
un point dont on ne peut pas se faire d'idée. La victoire qu'il avait
obtenue sur son roi , les trophées qu'il s'énorgueillissait d'avoir conquis
sur les deux cents carabiniers qui formaient la garde du prince de la
Paix, lui faisaient croire que tout devait fléchir devant ses caprices et
ses passions effrénées . Des insultes journalières étaient faites à des
Français . Souvent les coupables ont été exemplairement punis. Mais
toujours les Français ont opposé le sang-froid et le calme de la force à
cette effervescence de la multitude. Il est vrai que le bon esprit de la
masse des honnêtes habitans de Madrid soutenaient ces dispositions
des Français .
>> Depuis deux jours , les rassemblemens étaient plus nombreux ; ils
paraissaient dirigés vers un but. Des bulletins à la main , des proclamations
couraient les campagnes . Les observateurs de sang-froid ,
Français et Espagnols , voyaient une crise s'approcher , et la voyaient
avec plaisir. Sans une leçon sévère , il était impossible de ramener à des
idées de raison cette multitude égarée.
>>La reine d'Etrurie et l'infant don Francisco , indignés des outrages
auxquels ils étaient journellement exposés , sollicitèrent et obtinrent la
permission de se rendre à Bayonne. Le grand-duc envoya un de ses
aides-de-camp los complimenter , et s'assurer qu'ils n'essuyeraient aucune
insulte, Arrivé sur la place du palais , cet officier est entouré par
un rasseinblement. Il se défend long-tems. Il était sur le point de périr ,
lorsque dix grenadiers de la garde arrivent , la bayonnette en avant et
Je sauvent.
:
>> Au même instant un autre officier est blessé dans un autre rassem -
८
ΜΑΙ 1808 . 529
blement. La grande rne d'Alcala , la porte du Soleil , la place Mayor se
couvrent de peuple. Le grand-duc fait battre la générale et chacun se
rend à son poste. Un bataillon de la garde , de piquet chez le grandduc
avec deux pièces de canon, se rend sur la place du Palais . Il est
bientôt provoqué par les mutins ; il se range aussitôt en bataille et
commence un feu de deux rangs . La mitraille vole dans différentes
rnes ; tous les altroupemens sont dissipés en un instant , et la plus
grande consternation succède à la plus furieuse arrogance.
>> Le grand-duc avait envoyé l'ordre au général Grouchy d'entrer
par la rue d'Alcala pour dissoudre un rassemblement de plus de vingt
mille personnes qui s'était formé dans cette rue et dans les places environnantes
. Trente coups de canon à mitraille et quelques charges de
cavalerie nettoyèrent toutes les rues . Les révoltés se réfugièrent alors
dans les maisons et commencèrent à tirer par les fenêtres . Les généraux
de brigade Guillot et Daubrai firent enfoncer les portes , et tout ce qu'on
trouva les armes à la main et faisant fen fut passé au fil de l'épée. Un
détachement de la garde à cheval , à la tête duquel était le chef d'escadron
Dausmenil , chargea plusieurs fois sur la place. Cet officier eut
deux chevaux tués sous lui. Le général Grouchy eut un cheval blessé.
« Pendant que ceci se passait , les révoltés se portaient à l'arsenal
pour s'emparer de vingt-huit pièces de canon et s'armer de dix mille
fusils qui s'y trouvaient. Le général Lefranc , qui était caserné avec sa
brigade au couvent de San- Bernardino , marcha au pas de charge aveo
un régiment. Les mutins n'eurent que le tems de tirer quelques coups
de canon , tout ce qui se trouva dans l'arsenal fut passé au fil de l'épée .
Les fusils dont ils commençaient à défaire les caisses furent renfermés
dans les salles d'armes .
» Un grand nombre de paysans des villages voisins avaient été appelés
dans la ville pour cette grande expédition . Quand ils virent avec
quelle promptitude cette émeute avait été dissipée , ils cherchèrent à se
sauver dans les campagnes ; mais la cavalerie les attendait aux diffétentes
issues de la ville ; ils furent chargés dans la plaine , et tous ceux
qui furentpris les armes à la main furent fusillés .
>>La seule garnison française de Madrid a eu part à ces événemens ,
savoir : deux bataillons de fusiliers de la garde que commandait le
colonel Friederichs ; un piquet de chasseurs de la garde , et 5 ou 600
hommes de cavalerie. Quand on entendit le canon , la générale battit
dans les cinq camps ; les divisions se formèrent et se dirigèrent au pas
de charge sur Madrid ; mais lorsqu'elles arrivèrent l'ordre était déjà
rétabli. Les trois mille hommes qui composent la garnison de Madrid
avaient suffi pour tout mettre à la raison . On évalue notre perte à vingtcinq
hommes tués et quarante-cinq à cinquante blessés . Celle des révoltés
s'élève à plusieurs milliers des plus mauvais sujets du pays.
La junte de gouvernement a ordonné sur-le-champ le désarmement
530 MERCURE DE FRANCE ,
1
de toute la ville : tous les bons citoyens ont applaudi à cette mesure ,
et voient avec plaisir lapunition de ces révoltés , qui , sans la présence
des Français , en brisant le trône des faibles rois d'Espagne , auraient
anéanti le royaume , et entraîné dans une longue agonie cette brave
nation. >>>
Lorsque l'Empereur reçut ici lanouvelle des événemens de Madrid,
il se rendit à l'instant chez le roi Charles , qui était de retour de chez
P'impératrice , où il avait déjeûné. « Ah ! s'écria le vieux roi en entendant
le récit de ces événemens , je prévojais ce malheur. Les hommes
coupables qui , pour satisfaire leurs passions , ont agité le penple,
croyaient pouvoir le contenir , et ils sont engloutis dans l'abîne qu'ils
ont ouvert . >>>>
Le roi prit sur-le-champ la résolution de pommer le grand-duc de
Berg lieutenant-général du royaume , et il adressa en conséquence des
lettres-patentes à la junte et aux conseils de Castille et de la guerie. Il
rappela don Antonio , qui avait été laissé à la tête de la junte , mais
qui n'a ni la fermeté , ni l'expérience nécessaires dans des circonstances
aussi fortes.
Le roi a fait appeler ensuite le prince des Asturies , lui a fait lire la
lettre du grand-duc de Berg qui rend compte de l'événement , et lui a
dit : « Voilà ce qu'ont produit en partie le conseil que vous ont donné
des hommes coupables , de flatter l'opinion de la multitude , et d'oublier
le saint respect du au trône et à l'autorité légitime. Il en est des
commotions populaires comme des incendies ; on les allume facilement ,
mais il fant une autre expérience et un autre bras que le vôtre pour
les éteindre . >>>
N°. I.
Lettre de S. M. l'Empereur au prince des Asturies.
1
Mon frère , j'ai reçu la lettre de V. A. R. Elle doit avoir acquis la
preuve , dans les papiers qu'elle a eus du roi son père, de l'intérêt que..
Je lui ai toujours porté . Elle me permettra , dans la circonstance actuelle,
de lui pailer avec franchise et loyauté. En arrivant a Madrid , j'espérais
porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses Etats,
et à donner quelque satisfaction à l'opinion publique. Le renvoi du
prince de la Paix me paraissait nécessaire pour son bonheur et celui de.
ses sujets . Les affaires du Nord ont retardé mon voyage. Les événemens ,
d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé et
de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien , c'est
qu'il est dangereux pour les rois d'accoutumer les peuples à répandre,.
du sang et à se faire justice eux-mêmes . Je prie Dieu que V. A. R. n'en
fasse pas elle-même un jour l'expérience. Il n'est pas de l'intérêt de
P'Espagne de faire du mal à un prince qui a épousé une princesse du
sang royal , et qui a si long-tems régi le royaume. Il n'a plus d'amis :
V. A. R. n'en aura plus , si jamais elle est malheureuse. Les peuples se
ΜΑΙ 1808. 331
vengent volontiers des hommages qu'ils nous rendent. Comment d'ailleurs
pourrait-on faire le procès au prince de la Paix, sans le faire à la
reine et au roi votre père ? Ce procès alimentera les haines et les passions
facticuses : le résultat en sera funeste pour votre comonne. V. A. R.
n'y a de droits que ceux que lui a transmis sa mère; si le procès la
déshonore , V. A. R. déchire par-là ses droits . Qu'elle ferme l'oreille à
des conseils faibles et perfides : elle n'a pas le droit de juger le prince
de la Paix; ses crimes , si on lui en reproche , se perdent dans les droits
du trône . J'ai souvent manifesté le désir que le prince de la Paix fut
éloigné des affaires : l'amitié du roi Charles m'a porté souvent à me
taire et à détourner les yeux des faiblesses de son attachement. Misérables
hommes que nous sommes ! faiblesse et erreur , c'est notre
devise. Mais tout cela peut se concilier : que le prince de la Paix soit
exilé d'Espagne , et je lui offre un refuge en France . Quant à l'abdication
de Charles IV , elle a eu lieu dans un moment où mes armées
couvraient les Espagnes ; et aux yeux de l'Europe et de la postérité , je
paraîtrais n'avoir envoyé tant de troupes que pour précipiter du trône
mon allié et mon ami. Comme souverain voisin , il m'est permis de
vouloir connaître avant de reconnaître cette abdication. Je le dis à
V. A. R. , aux Espagnols , au monde entier : l'abdication du roi
Charles est de pur mouvement , s'il n'y a pas été forcé par l'insurrection
et l'émeute d'Aranjuez , je ne fais aucune difficulté de l'admettre , et je
reconnais V. A. R. comme roi d'Espagne. Je désire donc causer avec
elle sur cet objet. La circonspection que je porte depuis un mois dans
ces affaires doit lui ètre garant de l'appui qu'elle trouvera en moi , si , à
son tour , des factions , de quelque nature qu'elles soient , venaient à
l'inquiéter sur son trône. Quand le roi Charles me fit part de l'événement
du mois d'octobre dernier , j'en fus douloureusement affecté ; et je
pense avoir contribué, par les insinuations que j'ai faites , à la bonne
isstue de l'affaire de l'Escurial. V. A. R. avait bien des torts ; je n'en
veux pour preuve que la lettre qu'elle m'a écrite , et que j'ai constamment
voulu ignorer. Roi à son tour , elle saura combien les droits du
trône sont sacrés . Toute démarche près d'un souverain étranger , de la
part d'un prince héréditaire , est criminelle . V. A. R. doit se défier des
écarts, des émotions populaires . On pourra commettre quelques meurtres
sur mes soldats isolés ; mais la ruine de l'Espagne en serait le résultat.
J'ai déjà vu avec pcine qu'à Madrid on ait répandu des lettres
du capitaine-général de la Catalogne , et fait tout ce qui pouvait donner
da mouvement aux têtes . V. A. R. connaît ma pensée toute entière ;
elle voit que je flotte entre diverses idées qui ont besoin d'être fixées ;
elle peut être certaine que , dans tous les cas , je me comportciai avec
elle comme envers le roi son père. Qu'elle croie à mon désir de tout
concilier et de trouver des occasions de lui donner des preures de mon
affection et de ma parfaite estime . Sur ce , etc. , etc.
Bayonne, le 16 avril 1808 .
552 MERCURE DE FRANCE,
N°. II .
Lettre du roi Charles IV, à son fils le prince des Asturies.
Mox fils , les conseils perfides des hommes qui vous environnent , ont
placél'Espagne dans une situation critique. Elle ne peut plus être sauvés
que par l'Empereur.
Depuis la paix de Bâle, j'ai senti que le premier intérêt de mes peuples
étaitde vivreen bonne intelligence avec la France . Il n'y a pas de sacrifice
que je n'aye jugé devoir faire pour arriver à ce but important ; même
quand la France était en proie à des gouvernemens éphémères , j'ai fait
taire mes inclinations particulières pour n'écouter que la politique et le
bien de mes sujets . Lorsque l'Empereur des Français cut rétabli l'ordre
en France , de grandes craintes se dissipèrent , et j'eusde nouvelles raisons
de rester fidèle à mon systême d'alliance .
Lorsque l'Angleterre déclara la guerre à la France ,j'eus le bonheur de
rester neutre , et de conserver à mes peuples les bienfaits de la paix. L'An
gletterre , depuis , saisit quatre de mes frégates , et me fit la guerre avant
même de me l'avoir déclarée. Il me fallut repousserla force par la force;
les malheurs de la guerre atteignirent mes sujets .
L'Espagne , environnée de côtes , devant une grande partie de sa prospérité
à ses possessions d'outre - mer , souffrit de la guerre plus qu'un
autre Etat . La cessation du con.mice et les calamités attachés à cet
état de choses , se font sentir à mes sujets . Plusieurs furent assez injustes
pour les attribuer à moi et à mes ministres .
J'eus la consolation du moins d'être assuré du côté de la terre , et de
n'avoir ancune inquiétude sur l'intégrité de mes provinces , que , seul
de tous les rois de l'Europe , j'avais maintenue au milieu des orages de
ces derniers tems . Cette tranquillité , j'en jouirais encore sans les conseils
qui vous ont éloigné du droit chemin. Vous vous êtes laissé aller
trop facilement à la haine que votre première ſemme portait àla France,
etbientôt vous avez partagé ses injustes ressentimens contre mes ministres
, contre votre mère , contre moi-même.
J'ai dû me ressouvenir de mes droits de père et de roi ; je vous fis
arrêter ; je trouvai dans vos papiers la conviction de votre culpabilité;
mais sur la fin de ma carrière , en proie à la douleur de voir mon fils
périr sur l'échafaud , je fus sensible aux larmes de votre mère , et je vous
pardonnai.
Cependant mes sujets étaient agités par les rapports mensongers de la
faction à la tête de laquelle vous vous étiez placé. Dès ce moment , je
perdis la tranquillité de ma vie , et, aux maux de mes sujets , je dus
joindre ceux que me causaient les dissentions de ma propre famille .
On calomnia même mes ministres auprès de l'Empereur des Français .
qui , croyant voir les Espagnes échapper à son alliance , et les esprits
agités même dans ma famille , couvrit sous différens prétextes mes Etats
de ses troupes. Tant qu'elles restèrent sur la rive droite de l'Ebre, et
ΜΑΙ 1808 . 333
parurentdestinées à maintenir la communication avec le Portugal , je
dus espérer qu'il reviendrait aux sentimens d'estime et d'amitié qu'il
m'avait toujours montrés. Quand j'appris que ses troupes s'avançaient
sur ma capitale , je sentis la nécessité de réunir mon armée autour de
moi , pour me présenter à mon auguste allié dans l'attitude qui convenait
au roi des Espagnes .. J'aurais éclairci ses doutes et concilié mes
intérêts . J'ordonnai à mes troupes de quitter le Portugal et Madrid , et
jeles réunis de différens points de la monarchie , non pour quitter mes
sujets , mais pour soutenir dignement la gloire du trône . Ma longue expérience
me faisait comprendre d'ailleurs que l'Empereur des Français pouvait
nourrir des désirs conformes à ses intérêts , à la politique du vaste
système du continent , mais qui pouvaient blesser les intérêts de ma
maison. Quelle a été votre conduite ? vous avez mis en rumeur tout mon
palais; vous avez soulevé mes gardes -du-corps contre moi ; votre père
lui-même a été votre prisonnier ; mon premier ministre , que j'avais
élevé etadopté dans ma famille , fut traîné sanglantde cachot en cachot;
vous avez flétri mes cheveux blancs ; vous les avez dépouillés d'une
couronne , portée avec gloire par mes pères et que j'avais conservée sans
tache; vous vous êtes assis sur mon trône ; vous avez été vous mettre
àladisposition du peuple de Madrid , que vos partisans avaient ameuté ,
etde troupes étrangères qui au même moment y faisaient leur entrée.
La conspiration de l'Escurial était consommée , les actes de mon administration
livrés au mépris public. Vieux et chargé d'infirmités , je n'ai
pu supporter ce nouveau malheur. J'ai eu recours à l'Empereur des
Français , non plus comme un roi à la tête de ses troupes et environné
de l'éclat du trône , mais comme un roi malheureux et abandonné. J'ai
trouvéprotection et refuge au milieu de ses camps;je lui dois la vie ,
celle de la reine, et de mon premier ministre. Je vous ai suivi sur vos
traces à Bayonne. Vous avez conduit les affaires de manière que tout
dépenddésormais de la médiation et de la protection de ce grand princc .
Vouloir recourirà des agitations populaires , arborer l'étendard des factions
, c'est ruiner les Espagnes , et entraîner dans les plus horribles catastrophes
vous , mon royaume , mes sujets et ma famille. Mon coeur
s'est ouvert tout entier à l'Empereur : il connaît tous les outrages que
j'ai reçus , et les violences qu'on m'a faites ; il m'a déclaré qu'il ne vous
reconnaîtrait jamais pour roi , et que l'ennemi de son père ne pouvait
inspirer de la confiance aux étrangers ; d'ailleurs , il m'a montré des
lettres de vous qui font foi de votre haine pour la France .
Dans cette situation mes droits sont clairs , mes devoirs davantage
encore : épargner le sang de mes sujets , de rien faire sur la fin de ma
carrière qui puisse porter le ravage et l'incendie dans les Espagnes , et les
réduire à la plus horrible misère. Ah! certes , si, fidèle à vos devoirs et
aux sentimens de la pature , vous aviez repoussé des conseils perfides ;
iconstarment assis à mes côtés pour ma défense, vous avior attenda
334 MERCURE DE FRANCE ,
le cours ordinaire de la nature qui devra marquer votre place dans peu
d'années , j'eusse pu concilier la politique et l'intérêt de l'Espagne avec
l'intérêt de tous. Sans doute depuis six mois les circonstances ont été
critiques ; mais quelque critiques qu'elles fussent , j'aurais obtenu de la
contenance demes sujets, des faibles moyens qui me restaient encore ,
et sur-tout de cette force morale que j'aurais eue en me présentant dignement
à la rencontre de mon allié , auquel je n'avais jamais donné de
sujet de plainte , un arrangement qui eût concilié les intérêts de mes sujets
et ceux de ma famille. En m'arrachant la couronne , c'est la vôtre que
vous avez brisée ; vous lui avez ôté ce qu'elle avait d'auguste , ce qui la
rendait sacrée à tous les homines .
Votre conduite envers moi , vos lettres interceptées ont mis une barrière
d'airain entre vous et le trône d'Espagne. Il n'est ni de votre intérêt ,
ni de celui des Espagnes que vous y prétendiez . Gardez-vous d'allumer
un feu dout votre ruine totale et le malheur de l'Espagne seraient le
seul et inévitable effet. Je suis roi du droit de mes pères; mon abdication
est le résultat de la force et de la violence. Je n'ai donc rien à
vous; je ne puis adhérer à aucune réunion d'assemblée. C'est encore
une faute des hommes sans expérience qui vous entourent.
J'ai régné pour le bonheur de mes sujets ; je ne veux point leur léguer
la guerre civile , les émeutes , les assemblées populaires et lesrévolutions.
Tout doit être fait pour le peuple , et rien par lui . Oublier
cette maxime , c'est se rendre coupable de tous les crimes qui dérivent
de cet oubli . Toute ma vie , je me suis sacrifié pour mes peuples , et
ce n'est pas à l'âge où je suis arrivé que je ferai rien de contraire à leur
religion, à leur tranquillité et à leur bonheur. J'ai régné pour eux ,
j'agirai constamment pour eux. Tous mes sacrifices seront oubliés ; et
lorsque je serai assuré que la religion de l'Espagne , l'intégrité de mes
provinces , leur indépendance et leurs priviléges seront maintenus , je
descendrai dans le tombeau en vous pardonnant l'amertume de mes
dernières années .
Donné à Bayonne, dans le palais impérial , appelé le Gouvernement ,
le 2 de mai 1808.
Signé , CHARLES .
N. B. ( Le Moniteur donne le texte espagnol de cette pièce , ainsi
que de la pièce suivante . )
N°. III.
Lettre du prince des Asturies à l'infant don Antonio , à Madrid.
Aujourd'hui j'ai adressé à mon bien-aimé père une lettre conçue en
ces termes :
<<Mon vénérable père et seigneur , pour donner à V. M. une preuve
de mon amour , de mon obéissance et de ma soumission , et pour céder
au désir qu'elle m'a fait connaître plusieurs fois , je renonce à ma couΜΑΙ
1808. 335
ronne en faveur de V. M. , désirant qu'elle en jouisse pendant de longues
années .
» Je recommande à V. M. les personnes qui m'ont servi depuis le
19 mars. Je me confie dans les assurances qu'elle m'a données à cet
égard.
reux.
1
Je demande à Dieu de conserver à V. M. des jours longs et heu-
→Fait à Bayonne , le 6 mai 1808 .
Je me mets aux pieds de V. M. R. »
Le plus humble de ses fils , FERDINAND .
En vertu de la renonciation que je fais à mon père bien-aimé , je
retine les pouvoirs que j'ava's accordés , avant mon départ de Madrid ,
à la junte pour l'expédition des affaires importantes et urgentes qui
pouvaient se présenter pendant mon absence . La junte suivra les ordres
et commandemens de mon très-aimé père et souverain , et les fera exécuter
dans les royaumes .
Je dois , en finissant , témoigner aux membres de la junte , aux autorités
et à toute la nation , ma reconnaissance de l'assistance qu'ils m'ont
donnée. Je leur recommande de se réunir d'efforts et de coeur au roi
Charles et à l'Empereur Napoléon , dont la puissance et l'amitié peuvent
plus que toute autre chose garantir les premiers biens des Espagnes ,
leur indépendance et l'intégrité du territoire . Je vous recommande de ne
pas donner dans les piéges de nos éternels ennemis , de vivre unis entre
vous et avec nos alliés , d'épargner le sang et d'éviter les malheurs qui
seraient le résultat des circonstances actuelles , si on se laissait aller
l'esprit de vertige et de désunion.
Bayonne , le 6 mai 1808. Signé, FERDINAND.
ANNONCES .
Vie et Pontificat de Léon X, par William Roscoe , auteur de la Vie
de Laurent de Médicis ; ouvrage traduit de l'anglais , par P. Henry , et
orné du portrait de Léon X, d'après le tableau de Raphaël et d'un
grand nombre de médailles . Quatre vol. in-8° . broc. Prix , 24 fr . , et
30 fr. franc de port. A Paris , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype ,
rue des Petits-Augustins , nº . 15 ; Lenormant , rue des Prêtres - Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº. 17 .
LaProcédure civile des Tribunaux de France , démontrée par
principes , et mise en actions par des formules ; par M. Pigeau , ancien
avocat , et professeur de l'Ecole de Droit de Paris . Deuxième partie du
premier volume. Prix , 7 fr . 50 cent. , et g fr. franc de port. A Paris ,
chez Garnery , libraire , rue de Seine. L'ouvrage entier formera 2 gros
vol. in-4°., et coûtera 36 fr . , et 42 fr. franc de port,
336 MERCURE DE FRANCE , MAI 1808 .
↓
La première partie du premier volume , qui paraît , se vend 10 fra
50 cent. , et 12 fr . franc de port.
La deuxième partie que nous annonçons , 7 fr. 50 cent. , etg fr . franc
de port,
La première partie du second vol. , qui paraîtra au mois d'octobre
prochain , se vendra 9 fr . , et 10 fr. 50 cent. franc de port.
La deuxième partie et dernière , qui paraîtra au mois de février prochain
, coûtera g fr. , et 10 fr. 50 cent. fiant de port.
OEuvres d'Archimède , traduites littéralement , avec un Commentaire
, par F. Peyrard , professeur de mathématiques et d'astronomie au
Lycée Bonaparte ; suivies d'un Mémoire du traducteur sur un nouveau
Miroir ardent , et d'un autre Mémoire de M. Delambre sur l'arithmétique
des Grecs . On y a joint le portrait d'Archimède , avec deux planches
du Miroir ardent , gravés en taille-douce . Ouvrage approuvé par l'institut
, adopté par le Gouvernement pour les bibliothèques des Lycées ,
et dédié à S. M. l'Empereur et Roi. Seconde édition. Deux vol. in-8°
de 1080 pages , imprimés par Crapelet , sur beau carré fin d'Auvergne ;
avec plus de 500 figures gravées sur bois , avec un soin extrême , par
J. J. Duplat , et intercalées dans le texe . Prix , 20 fr. br. , et 23 fr. 50 c.
franc de port. En pap. vélin le prix est double. Il reste très-peu d'exemplaires
de la belle édition in-4° , dont le prix , cartonné , est de48 fr.
sans le port . A Paris , chez F. Buisson , libraire- éditeur , rue Gilles-
Coeur , nº 10 .
:
L'Enéide , traduite en vers , par M. J. Hyacinthe de Gaston , proviseur
du Lycée de Limoges , ancien officier de chasseurs . Seconde édition ,
avec le texte et des notes ; ouvrage adopté pour les Lycées. Quatre vol
in-12. Prix , 10 fr. , et 20 fr. papier vélin ; on ajoutera 3 fr. pour la recevoir
franc de port. A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gilles-
Coeur , nº 14.
Théodore de Lyon , ou la Destinée malheureuse ; par J. M. , etc.
Quatre vol. in- 12 . Prix , 8 fr . , et 11 fr . franc de port. Chez le même.
Organisation civile et religieuse des Israëlites de France et du
royaume d'Italie , décrétée par Sa Majesté l'Empereur et Roi , le 17
mars 1808 , suivie de la collection des actes de l'assemblée des Israëlites
de France et du royaume d'Italie , convoquée à Paris en 1806 ; et de
celle des procès-verbaux et décisions du grand- sanhedrin , convoqué en
-1807 , lesquelles ont servi de base à cette organisation . Un vol. in-8",
Prix , 6 fr . , et 7 fr. 50 cent. franc de port. A Paris , chez Trenttel et
Würtz , libraires , rue de Lille , nº. 17 ; et à Strasbourg , même maison
de commerce , et au Bureau du Mercure de France.
Essai historique et poëtique de la gloire et des travaux de
Napoléon premier, depuis le 18 brumaire an VIII, jusqu'à la paixde
Tilsitt , par J. J. d'Albenas , in-8°. Prix , 75 cent. AParis, chez Gautier
et Bretin , libraires , rue Saint-Thomas-du-Louvre, nº 30, et chez
l'auteur , rue Batave , nº 14.
(N° CCCLVII. )
( SAMEDI 21 MAI 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
M
OI
LE SEIN
FRAGMENT d'un poëme inédit en huit chants , intitulé : Les trois
Règues de la Nature , par J. DELILLE (1)
(Ce fragment est tiré du troisième chant ; le poëte peint les effets de
la pluie , de la grêle et de la neige : il présente un malheureux bucheron
surpris par la tempête , et frappé par la mort lorsqu'il cherche à rega
guer sa demeure. )
Malheur au bûcheron qui , revenant des bois
Retourne sur le soir à ses rustiques toits ;
Il ne reconnaît plus le fleuve , la vallée ;
Sa vue est éblouie , et son ame est troublée ;
Il s'égare , il s'enfonce en de mouvans tombeauxs
Dans un lointain obscur , à travers des rameaux,
Il croit voir sa cabane ; à cette douce image
Il rassemble sa force , excite son courage ;
Mais , soudain dissipé, le fantome trompeur ,
Au lieu du toit chéri lui montre une vapeur!
(1) Ce poëme va paraître , chez MM. Giguetet Michaud. Si l'on en
juge d'après le morceau que nous publions , et plusieurs autres que des
lectures particulières ont fait connaître , l'ouvrage sera digne du sujet et
de l'auteur. Il se placera au rang des autres poëmes de M. Delille , qui ,
créés ou traduits , figurent tous , quoi qu'en aient dit quelques critiques ,
parmi les plus beaux monumens de la poësie française .
(Note des Rédacteurs. )
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
Il traverse en tremblant ces effroyables scènes ;
Son oeil y cherche en vain quelques traces humaines.
Autour de lui des vents la colère mugit ,
L'air siffle , le loup hurle , et l'ours affreux rugit ;
Le jour meurt , la nuit vient , des nuages plus sombres
De moment en moment épaississent les ombres ,
Et son horreur ajoute à l'horreur du désert :
L'épouvante s'accroît , l'espérance se perd ,
Et l'effroi qui déjà lui peint sa mort prochaine
Fait frémir chaque nerf et court dans chaque veine.
Dans un sentier perfide il craint de s'engager ,
II voit partout un piége et partout un danger ;
D'un terrain infidèle il peut être victime ;
Sous ses pas tout-à-coup peut s'ouvrir un abîme ;
Peut-être un noir marais , recouvert de frimas ,
Sous leur tapis trompeur lui cache le trépas :
Il se peint un étang , un lac dont la surface
Couvre des flots bouillans sous sa voûte de glace ,
Un précipice affreux , des carrières sans fonds .
L'imagination dans ces gouffres profonds
Déjà le précipite ; il tressaille , il s'arrête ;
Devant lui le désert , et sur lui la tempête!
Enfin tremblant de crainte , épuisé de vigueur ,
Acôté d'un glaçon il tombe de langueur.
En vain en l'attendant , sa femme prévoyante
Prépare du sarment la flamme pétillante ,
Et de chauds vêtemens , et son sobré festin ;
Par ses touchans regrets le rappelant en vain ,
De ses enfans chéris la troupé aimable pleure ;
En vain d'un air timide entr'ouvant leur demeure ,
Ils avancent la tête , et , le cherchant de l'oeil,
De frayeur et de froid frissonnent sur le seuil :
Sa femme , ses enfans , sa cabane chérie ,
Il ne les verra plus ! .... Aux sources de la vie
Déjà du froid mortel le poison s'est glissé ;
Tous ses nerfs sont roidis , tout son sang s'est glacé;
Lemalheureux expire ; et le vent qui l'assiége
Ne bat plas qu'un cadavre étendu sur la neige.
ΜΑΙ 1808. 339
LE CHAMEAU ET SES PANÉGYRISTES.
CONTE.
Lepremier dromadaire , à Memphis amené,
Fixa tous les regards du public étonné.
Autour de lui bientôt on s'empresse , on s'attroupe ;
Et de la tête aux pieds , du nez jusqu'à la croupe ,
Par tous les curieux il est examiné.
Chacun le loue à sa manière .
Cet animal , dit l'un , doit avoir un bon pas ,
Et fournir sans broncher une longue carrière ,
Mérite dont je fais grand cas :
C'était un voyageur qui parlait de la sorte.
On prétend , s'écrie un meûnier ,
Que l'on peut sur son dos , sans le faire plier ,
Mettre la charge la plus forte :
Il est souple et docile , ajoute un officier :
Bienmieux que tout cela , reprend un vieil avare ,
C'est qu'il ne mange presque rien .
Qualité précieuse et par malheur trop rare !
Affectant un grave maintien ,
Certain petit bossu s'avance ,
Et dit : Messieurs , ces qualités ,
Qu'avec emphase vous citez ,
Nesontpas, croyez-moi , d'aussi grande importance.
Avant tout passe la beauté.
Pour moi j'admire en lui cette heureuse éminence ,
Le mont qui , sur son dos artistement jeté ,
Par ses hardis contours et sa noble élégance
Lui donne à tous les yeux un air de majesté.
ENIGME.
G. DE M.
Dans le tems du repos je suis en sentinelle ,
Toujours en suspens ou debout ;
Dans le tems du combat c'est la main de ma belle
Qui me conduit en tout.
Elle me mène au feu le plus vif: intrépide,
J'y suis tant qu'il lui plaît. Bientôt elle me guide
Corps à corps avec l'ennemi .
Avec précaution je m'approche de lui .
A
30
Ya
:
340 MERCURE DE FRANCE ,
Mais que peut contre moi qui suis plus dur qu'un casque,
Un ennemi fluet , toujours mou , toujours flasque ?
Pourtant quand je l'attaque il se roidit un peu,
Maismoiqui n'entends pas ce jeu ,
Trop échauffé pour faire grâce ,
Quand je m'appesantis sur lui ,
Je le frotte , je le repasse ,
Sans qu'ilymanque un petit pli .
S........
:
LOGOGRIPHE.
Pourles enfans de Mars , même au seinde la guerre
Je trace un signe de repos ;
Jetiens un rang fort bas parmi les minéraux ,
Et suis aux artisans souvent très -nécessaire.
Dans thes cinq pieds , on trouve un des quatre élémens ,
Unpoissondes plus abondans;
Une arme de l'amour ; plus , une maladie ,
Qui dépare toujours une bouche jolie ;
D'un aliment exquis les restes précieux ;
Une ville d'Afrique ; et ce mortel fameux
Qui parcourut les airs guidé par son courage ;
Puis de mon tout enfin le plus commun usage ;
Cequ'arrachepar fois la joie ou la douleur ;
Ce qui charme l'oreille et qui flatte le coeur ;
Cequ'en un chien de chasse avec soin l'on recherche.
Je finis , ami lecteur , cherche.
CHARADE .
Monpremier redoublé , dans l'enfance est bientendre ,
Vous ne méritez pas le bonheur de l'entendre ,
Ovous ! qui , pour l'hymen , ressentez du dégoût .
Sous mon second , le soldat est tranquille .
A Paris , et dans chaque ville
Lesartset les métiers sont soumis à mon tout.
ΜΑΙ 1808. 341
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est la lettre O.
Celui du Logogriphe est Migraine , dans lequel on trouve Marne ,
Aineet Ain ; graine ; rame ; nager ; Aï ; Emir ; mare ; aimer ; ami ;
åge; maigre ; mai ; rage ; aire ; raie ; rime ; ane; ange; Marieet
Rémi ; geai ; aigre ; main ; I. N. R. I. ( Lettres initiales de l'inscription
de la croix ) ; Niger ; rien ; mari ; maire ; arme ; gaine ; amen ;
mine; marine ; ame ; Riga ; gain ; manie ; Iman; magie; amer ;
Argine,(nom de la dame de trèfle) ; gémir; image; are; igname ;
rang ; air ; grain et mie.
Celui de la Charade est Fougueux.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÊLANGES . )
THEATRE FRANÇAIS .
REVUE.
LES nombreuses représentations del'Assemblée defamille
p'outpas encore épuisé la sensibilité du public , et les égoistes
les plus endurcis ne se lassent point d'aller prendre , pondant
une heure ou deux, un air de générosité , en applaudissant
de belles maximes de bienfaisance qui ne les engagent
àrien. Je ne sais si , comme l'a dit adroitement l'auteur de
la pièce ,
Les hommes réunis sont moins indifférens ,
et si cette exaltation contagieuse se dissipe dès qu'ils sont
séparés : mais je sais bien que la lecture de l'Assemblée de
famille , dans le silence du cabinet , n'a point confirmé le
succès bruyant de la représentation. Ceux même à qui le
jeudes acteurs et l'engoûment du parterre ont fait illusion ,
quand ils n'ont plus sous les yeux Fleury , Dazincourt , Damas,
Mile Mars , Mlle Devienne , se vengent de lasurprise
faite à leur jugement , sur les contradictions éternelles de
l'oncle Blainvil , sur le bavardage philosophique et sentimental
des valets , sur l'étrange naïveté d'un caractère qui ,
le
542 MERCURE DE FRANCE ,
de l'aveu de l'auteur , n'a d'autre modèle que le talent de
l'actrice , et sur la fatuité pesante et vulgaire de Valmont ,
mauvais rôle qui ne doit sa physionomie qu'à l'intelligence
singulière de l'acteur qui l'a créé. Un étranger qui entend
parler de l'Assemblée de famille dans un salon , par des
hommes qui , dès que la pièce est annoncée , courent au
théâtre , cherche inutilement à concilie les bizarres contradictions
de ce qui lui paraît être l'opinion : deux jours
après , il voit sur l'affiche l'Avare , chef-d'oeuvre d'un grand
homme , dont nos livres , nos monumens , nos journaux
mėme , et l'admiration de l'Europe entière , consacrent le
génie ; il y vole , et trouve trente personnes dans la salle.
Il commence alors à comprendre ce que prouve en favenr
d'un ouvrage dramatique , un succès de mode , d'affluence
et de nouveauté. Je crains bien , je l'avoue , qu'il ne lui
reste un peu d'humeur contre la légéreté française , et
beaucoup de mépris pour ce goût si délicat et si pur dont
nous aimons tant à nous vanter : mais que cet homme revienne
un jour assister à la reprise de la pièce qui a causé
tant d'empressement ; qu'il se souvienne que , depuis cent
cinquante ans , Molière et Corneille jouissent parmi nous
de la même gloire ; et peut-être sera-t-il plus juste , ou du
moins plus indulgent .
Il y a beaucoup d'ouvrages dont le succès éphémère avait
justifié ces réflexions , long-tems avant que l'Assemblée de
famille les eût inspirées: j'ajoute qu'autant la raison dédaigne
P'enthousiasme factice avec lequel on a célébré la pièce le
lendemain de la première représentation, autant elle repousse
aujourd'hui les critiques amères qui lui refusent toute espèce
de mérite. Le succès de l'Assemblée de famille a servi de
prétexte à quelques injures grossières contre les gens de
lettres ; la seule vengeance digne d'eux , c'est la justice , la
modération et la politesse. Il leur appartient de fixer l'opinion
publique , en reconnaissant dans cet ouvrage des intentions
morales , une situation intéressante , un style souvent
faible et diffus , mais souvent aussi naturel et facile , et
presque toujours exempt de mauvais goût. S'il y a peu de
vérité dans les caractères , peu d'art dans la conduite de
l'intrigue , peu ou point de comique dans l'expression , il y
adu moins un charme attendrissant dans le rôle de la jeune
orpheline , une leçon utile donnée à l'avarice et à la cupidité,
quelques vers heureusement tournés , sans recherche ,
sans efforts etsans prétention. Ce mérite n'est pas vulgaire ,
et,dans un premier ouvrage , il pouvait suffire à la gloire
de l'auteur.
MAI 1808. 343
Le sortdel'Homme aux convenances differe entout point
de celui de l'Assemblée de famille. Ecarté de la scène avec
une violence injuste , il est accueilli dans le monde avec
une faveur marquée. Je crois , en effet , que la manie des
convenances est un ridicule peu dramatique : il semble que
les soins minutieux qui la caractérisent , n'ayant entr'eux
aucune suite et souvent aucun rapport , il est difficile de
les lier à la marche d'une intrigue théâtrale. Regnard a
heureusement vaincu , dans le Distrait , une difficulté du
méme genre ; mais il faut observer que la distraction produit
nécessairement une foule de méprises , moyen comique
par sa nature , tandis que la manie des convenances , toujours
grave et compassée , laisse peu de ressources à la vivacitéde
l'action et àla gaîté du dialogue. Au reste , le Distrait
tomba dans la nouveauté ; c'est la seule pièce de Regnard
que l'agrément des détails et les saillies piquantes du style
n'aient pas protégée , dans le premier moment , contre le
vice du fond. Elle fut reprise trente ans après , et le succès
n'a plus été contesté. L'Homme aux convenances aura peutètre
lamême destinée , quoique son auteur ne lui ait pas
donné la même importance. Il a sagement resserré l'action
dans l'espace d'un acte : et si l'on doit porter un examen
sévère sur un tableau d'histoire , ou sur une peinture de
moeurs , qui ambitionnent une gloire durable , on avouera
du moins qu'une miniature sans prétention peut plaire un
moment, ne fût-ce qu'à la faveur du cadre. Celui-ci me
paraît ingénieux. Al'homme , esclave de tous les usages , des
moindres formules de l'étiquette et de la société , M. de
Jouy oppose un campagnard qui s'est affranchi de toutes
les bienséances. La scène où ces deux caractères sont mis
en contrastee, pouvait suffire pour assurer le succès d'un
ouvrage aussi court: le dialogue en est franc , rapide et
semé de vers , remarquables par la finesse et la précision.
Pour obtenir l'estime et la considération , Gerfeuil , l'Homme
aux convenances , dit :
GERFEUIL.
FRANVAL.
Il faut être homme honnête .
Il faut être honnête homme.
GERFEUIL.
Qui ne l'est pas ?
FRANVAL .
Ma foi , j'aurai plutôt fini ,
Si vous voulez savoir ceux qui j'appelle ainsi :
544 MERCURE DE FRANCE,
1
Au tems où nous vivons le ciel en est avare.
GERFEUIL .
Le bien vivre est commun ; le savoir vivre est rare,
FRANVAL
Parbleu , je le voudrais ; nous y gagnerions tous ;
Etdans votre Paris on verrait moins de fous
Se croyant dans l'Etat d'une grande importance,
Pour savoir comme il faut faire la révérence.
Onne confondrait pas , comme on fait tous les jours,
Les bonnes actions avec les beaux discours :
On saurait préférer une honnête rudesse
Aces dehors plâtrés qu'on nomme politesse ,
Et qui souvent d'un fat couvrant la nullité ,
Usurpent les égards dus à la probité.
Je ne m'en défends pas ; j'aime assez les pièces qu'on
peut lire , et dont les vers n'ont pas toujours besoin du
prestige de la scène et du talent des acteurs. Je sais qu'au
théâtre, le spectateur ému par un intérêt puissant, donne
moins d'attention à l'élégance et à la pureté du style : mais
ce mérite reprend ses droits dès que la toile est baissée,
et venge l'écrivain de l'indifférencedduparterre. Ilyadans
'Homme aux convenances une autre scène qu'on n'a point
écoutée , mais qu'on ne lira point sans plaisir. C'est celle
où le jeune Victor , profitant de la manie de M. de Gerfeuil
lui fait écrire la lettre qui amène le dénouement. Il s'agit
de rendre un témoignage honorable des moeurs , de la con
duite et du caractère d'un jeune homme qui demande en
mariage une riche héritière ; mais ce qui occupe le plus
l'Homme aux convenances , c'est le choix du papier , lalara
geur de la marge , en un mot, ce sont toutes les vaines et
graves puérilités dont l'usage lui fait une loi suprême.
GERFEUIL .
Il est encore un point qu'il ne faut pas omettre ,
C'est de savoir plier et cacheter sa lettre
Suivant la qualité , l'âge et l'état des gens .
Mais cela ne s'acquiert qu'avec beaucoup de tems ,
Avec un tact parfait que l'art seul développe
Je juge d'une lettre en voyant l'enveloppe .
Son cousinlui témoigne une admiration ironique sur l'étendue
et la profondeur de ses connaissances, Gerfeuil répond
gravement :
ΜΑΙ. 1808. 545
Depuis plus de dix ans je prépare un travail
Dont l'ensemble exigeait des recherches immenses ;
Il est intitulé : Traité des convenances .
Dans ce traité moral, je prends l'homme au berceau ,
Et le suispas àpas jusque dans le tombeau ;
Car lamort entre aussi dans le plan de l'ouvrage;
Et je finis par là.
Etc.
VICTOR.
Mais c'est assez l'usage ,
Je le répète , je ne crois point que ce personnage soit
dramatique , et que la peinture de ce travers puisse fournir
au talent le sujetd'une comédie. Mais le caractère une fois
admis (et la première scène avait été fort applaudie ) , je
m'étonnerais qu'un seul acte , écrit avec autant d'agrément
et de facilité , n'eût pas trouvé grâce devant le public , si
je ne savais pas que cinq ou six spéculateurs , qui disposent
de trente connaisseurs affamés , entreprennent indifféremment
le succès ou la chûte des pièces nouvelles , et que
probablement M. de Jouy n'avait pas eu la prudence de
leur confier le sort de la sienne.
Jignore si leurs dispositions secrètes étaient plus favorables
à M. Delrieu , ou , ce qui est beaucoup plus vraisemblable
, si la masse imposante du public a comprimé
leur insolence accoutumée ,mais il est certain que le succès
éclatant d'Artaxerce n'a été troublé par aucun murmure.
Cette tragédie , dont les trois derniers actes sont quelquefois
une traduction fidelle , quelquefois une imitation éclairée
de l'opéra de Métastase qui porte le même titre , fait
beaucoup d'honneur au talent de M
M. Delrieu . La manière
dont il a îmité son modèle prouve qu'il n'était pas indigne de
luttercontre lui ; et dans cegenre , ce qu'on dérobe aux étrangers
devientune conquête honorable. D'ailleurs , on reconnaît
ici que l'auteur français , en suivant les traces du poëte
italien, n'a pas oublié que ses juges auraient le droit d'être
plus sévères. Ce n'est pas assez pour lui de s'approprier les
beautés qui conviennent également aux deux théâtres ;
sait que le nôtre , plus régulier , plus épuré , commande
plus de préparation dans les événemens , plus de suite
dans les caractères , et qu'on n'y jouit pleinement d'une
situation forte , compliquée et tragique , qu'autant qu'elle
est amenée par des moyens vraisemblables et intéressans.
C'était le plus grand obstacle à vainere dans le sujet que
il
546 MERCURE DE FRANCE,
l'auteur d'Artaxerce avait choisi. Je ne dirai pas qu'il y ait
réussi complétement ; mais du moins a-t-il mis plus de soins
et plus d'art que ses prédécesseurs à préparer l'assassinat
de Xercès , qui forme le noeud de sa tragédie. Dans Métastase
, c'est à la seconde scène qu'Artaban sort de la
chambre du roi , le glaive parricide àla main. Le monarque ,
dans la première scène , avait banni Arbace pour avoir
aspiré à l'hymen de Mandane. Artaban , dès qu'il rencontre
son fils , s'écrie : Tu es vengé. Xercès est tombé sous
mes coups .
Sei vindicato :
Serse mori per questa man.
Cette exposition brusque n'est pas déplacée dans un drame
lyrique, où la musique admet peu de développemens et
force de sacrifier la vraisemblance à l'effet theatral. Mais
Lemierre me paraît avoir méconnu le véritable caractère de
la tragédie , en offrant au spectateur une action atroce ,
avant de l'avoir ému par la peinture des passions qui en
sont à la fois le motif et l'excuse. Le premier vers de sa pièce
est celui- ci , qu'Arbace adresse à son père :
Les mains teintes de sang , d'où sortez-vous , Seigneur ?
Ainsi le ressort terrible sur lequel repose l'ouvrage , est en
action avant que personne en ait soupçonné le besoin. M.
Delrieu a consacré ses deux premiers actes à préparer lévé.
nement : l'exposition, sans doute , est moins frappante,elle
se développe avec un peu de lenteur ; mais elle a le mérite
d'établir les caractères, etde nous apprendre pourquaArtaxerce
et Mandane , malgré la douleur où les plongera la
mort de leur père , ne cesseront pas de prendre l'intérêt le
plus vifà Arbace, accusé de cet horrible assassinat. Ni M.
Delrieu, ni aucun de ceux qui ont traité le sujet avant lui ,
n'ont su rendre vraisemblables les circonstances du parricide.
Laraison présente une foule d'objections contre la manière
dont on le suppose commis; mais la raison ne se fait pas
entendre à des spectateurs vivement émus , et c'est ici l'espèce
d'invraisemblance , qu'on pardonne le plus facilement
au théâtre , quand il en résulte de grands effets. On ne peut
nior que M. Delrieu n'en ait tiré des scènes très-attachantes ,
notamment celle qui termine le troisième acte , où la rapidité,
la chaleur et la véhémence du style ajoutent encore à
l'intérêt et à la force de la situation. Ily ade beaux vers dans
cette scène; il y en a dans toutes les parties de l'ouvrage;
mais autant qu'on peut en juger avant l'impression , il y a
mieux encore ; il y a une Tragédie.
ΜΑΙ 1808. 347
,
Outreles représentations dont nous venons de parler , on
a remarqué , dans le cours de quelques semaines , trois reprises
importantes : celle de l'Ecole des Pères , ouvrage
d'une excellente morale , d'un effet médiocre, malgré la belle
situation du quatrième acte ; celle du Vieux Célibataire
lame.lleure comédie dont se soit enrichi le théâtre français
à la fin du siècle dernier ; et celle de la Mère jalouse , pièce
tombee dans la nouveauté, malgré les vers brillans , les
portraits , les tirades ingénieuses dont elle est remplie , et
qui se soutiendrait encore plus difficilement aujourd'hui ;
sans le talent particulier de Fleury et la physionomie originale
et piquante que Mlle Contat donne au rôle de Madame
deNaan. ESMENARD.
( EXTRAITS. )
DISCOURS sur la vie de la campagne et la composition
les jardins ; par M. ALEXANDRE DE LA BORDE .
'L n'appartient pas à tout le monde de parler de la
canpagne ; les uns la voient de trop loin , les autres de
trop près .Vue de trop loin , ce n'est qu'un paysage ; vue
de rop près , cen'est quede la terre. Examinez à la campagneceuxqu'une
fortune immenseetle luxevoluptueux
qu'elle leur prescrit exilent dans la capitale , et à qui
uneposition trop élevée impose envers la société d'impérieux
devoirs; ils viennent, disent-ils , respirer un momen
; ils en ont vraiment besoin : mais ils n'ont qu'un
monent à respirer , et ils croient qu'ils respirent. Ils
observent tout , ils critiquent tout , ils changent tout,
ils se dépêchent en doublant le pas de développer des
idées qui leur sont venues tout à coup , et dont leurs
compaisans admirent la profondeur , ici , construire un
pont , à , creuser une rivière , porter cent pas plus loin
cette colline , arracher ces arbres fruitiers pour les remplacerpar
des arbres exotiques , etc. , etc. Ils ont cru
fuir Pais , mais Paris les suit partout et les rappelle de
partout; ils y retournent en soupirant , et en disant un
tendre adieu , un lungum vale à leurs arbres , à leurs
fleurs , à leurs eaux, à leurs guzons ...... Ceux-là peuvent-
ilste flatter de connaître vraiment la vie de la
518 MERCURE DE FRANCE,
campagne ? Hélas ! les pauvres riches , ils y mourraient.
Suivons maintenant à la campagne ceux que le sort
(le plus dur des maîtres) atHtaacchhee à laglèbe, et qui n'y
vivent que parce qu'ils ne vivraient point ailleurs : vous
les entendrez se plaindre à toute heure de ces fatigues
éternellement renaissantes , de ces travaux enchaînés
l'un à l'autre , concatenatosque labores , qui finissent à
peine chaque soir pour recommencer avant chaque
matin : ceux-là ne connaissent point non plus la vie de
la campagne. Ce n'est ni pour la première , ni pour
la seconde de ces deux espèces d'hommes qu'existent
ces aimables loisirs, cet agréable oubli de la vie ,jwunda
oblivia vitæ , qui sont les premiers et les plus doux
fruits de la campagne. En général , on peut dire que
la campagne est une complaisante pour les riches et
une marâtre pour les pauvres ; elle n'est une amie que
pour les indépendans.
Mais la fortune , soit par des faveurs modérées , soit
par d'utiles disgraces , vous a-t-elle enfin placé dans
cette positiondésirable où vous pouvez vous disperser
de vous atteler à son char ? c'est alors que la campagne
vous attend pour vous révéler ses mystères si vous
en êtes digne , et vous enivrer de ses délices. Je dis, si
vous en êtes digne , parce qu'il faudra vous-même y
apporter de quoi l'aimer toujours davantage et de quoi
la rendre toujours plus aimable , de quoi sentin ses
charmes et de quoi lui en prêter , c'est-à-dire un soeur
exempt ou affranchi des passions qui peuvent contrarier
sa douce influence, et en même tems ouvert à toutes
celles qui peuvent la seconder , avec un esprit omé de
toutes les connaissances qui peuvent servir à lornement
de la campagne et à son utilité. Nous croyons
voir toutes ces données réunies au point le plis dési
rable dans l'homme à la fois tranquille et actif , élégant
et simple , aimable et utile, à qui nous devons l'inté
ressant Discours sur la vie de la campagne et sur la
composition des jardins , ouvrage fait pour inspirer à
tous ceux qui le liront le goût de la campagne, et que
M. de la Borde ne donne que comme une introduction
à un grand travail qui a pour titre : Discription
des nouveaux jardins de la France et de se; anciens
ΜΑΪ 1808. 549
chateaux. L'auteur entre en matière par de sages considérations
sur la vie de la campagne en général , dans
ses rapports avec les moeurs , le caractère et le bonheur
des hommes. On voit qu'il a sur-tout en vue ceux qui
ont le plus besoin'des ressources qu'elle présente , et
qu'il pense à des hommes qui auraient vécu dans certaines
époques trop mémorables de l'histoire humaine
àdes hommes sur le déclin de l'âge qui , autrefois emportés
malgré eux par la course des événemens , et fatigués
, s'il est permis de parler ainsi , du roulis de leur
siècle , ne demandent plus au destin que la plus désirable
de ses faveurs , le repos.
>
<<Un beau pays , dit M. de la Borde , est alors pour
» eux un être animé qui les console sans les plaindre ,
>> qui leur fait partager ses richesses sans les humilier
>> de ses dons. S'ils y portent les peines de l'ame , les
>> plaisirs des champs adoucissent leurs maux et rem-
>> placent leurs affections ; s'ils y portent le regret de
>> la puissance ou de la richesse, ils croient y retrouver
>> ces deux avantages , parce qu'ils vivent au milieu des
>> faibles et des pauvres. >>
Mais , selon M. de la Borde , la vie de la campagne
ne borne pas ses effets salutaires à l'adoucissement des
chagrins et des regrets ; elle les étend sur les hommes
les plus heureux , en leur offrant d'utiles et de louables
emplois de leur richesse ; enfin la campagne sympathise
toujours de manière ou d'autre avec nous , et dans la
variété de ses productions, de ses aspects , deses occupations
, de ses jouissances , de ses inquiétudes , elle a
pour ainsi dire en dépôt ce qui convient à tous les
âges, à toutes les fortunes , à toutes les situations , à toutes
les humeurs , à tous les caractères .
La vie de la campagne et la composition des jardins
qui en est la plus agréable occupation , se présentent à
l'esprit de M. de la Borde avec toutes les variations
qu'elles ont subies depuis les premiers tems dont la mémoire
nous ait ététransmisejusqu'à nosjours. Ilnous peint
la vie tranquille , indépendante , heureuse des bergers
nos ancêtres , de ces bons patriarches dont il a l'air de
regretter la tranquille société, quand bornés aux soins
de leurs troupeaux, contens de l'abondance et de la
350 MERCURE DE FRANCE ,
sécurité , ils habitaient encore en qualité de commensaux
dans le vaste palais de la nature , y choisissant leur
demeure et la changeant à leur gré , défrayés de tout
par la mère commune , et riches de tous ses biens .
L'auteur considère ensuite la vie champêtre dans
tous ses progrès vers la civilisation , qui n'ont pas été, à
beaucoup près , autant de pas vers le bonheur. II nous
fait partager l'amour des Grecs pour leursjardins , et
nous nous promenons un instant dans ceux des environs
d'Athènes , où tant de philosophes ont semé tant
de sublimes vérités, et tant de brillantes erreurs , et où
il y avait par conséquent plus encore à écouter qu'à
regarder.
De la Grèce en Italie , l'imagination et l'histoire n'ont
qu'un pas. Nous y trouverons aussi des jardins qui n'auront
de long-tems l'élégance de ceux des Grecs , et qui
ne retentiront pas d'abord comme eux de tout ce que
l'esprit humainpeut enfanter de plus magnifique; mais ils
seront cultivés par des héros. Le luxe et le goût qui ,
sur le soir de la république , avaient succédé à la sévérité
de ces premiers tems , ont du moins été très-utiles
aux environs de Rome. Cicéron ressuscite l'académie
d'Athènes à Tusculum; Horace à Tibur montre Epicure
son maître , sous ses dehors les plus séduisans ; il
en est ainsi des deux Pline. Des hommes moins remarquables
les imitaient en cela ; et en général , on eût dit
que sous les premiers empereurs , les citoyens romains ,
dispensés de leurs anciens devoirs , ne cherchaient qu'à
se délasser des fatigues civiques de leurs pères. Les poëtes
chantèrent les campagnes ; les riches les ornèrent ; les
sages les habitèrent. Quelques-uns mirent leur plaisir
aux jardins , quelques-uns leur gloire , et beaucoup
leurs trésors. Neron, lui-même, en construisit de superbes
: celui-là , sûrement , n'avait pas de quoi aimer la
campagne,mais il trouvait au moins de quoi l'embellir.
On voit ensuite qu'en ce genre de magnificence , chaque
empereur , bonou mauvavaiiss ,, semble être devenu l'émule
de son prédécesseur ; mais après que ces beaux jardins ,
ces riantes demeures , dont eux et leurs sujets avaient
couvert l'Italie , ont été dévastés par les Goths et les
Vandales , M. de la Borde passe en France ; et quel
ΜΑΙ. 1808. 552
plaisir pour un enthousiaste aussi sincère de la campagne,
et sur-tout de son pays , de nous le montrer à l'époque
de cette chevalerie , qui a imprimé aux Français ,
enparticulier, les plus aimables traits de leur caractère ?
Il faut voir avec quelle complaisance , et en même tems
avec quelle magie il rend, pour ainsi dire , la vie et le
mouvement à ces vaillans paladins , à ces aimables troubadours
, qu'on ne saurait se rappeler sans les regretter ,
⚫ et sans leur sourire ; comme il nous montre la gaîté ,
l'honneur , la religion , la galanterie , l'équité accordées ,
et pour ainsi dire , fondues ensemble dans cette riante
adolescence de notre nation. Tout reparaît , et ces tentes
, et ces amphithéâtres , et ces lices, et ces champsclos
, et ces palefrois , et ces haquenées , et ces flottantes
banderoles , et ces devises ingénieuses , et ces festins
magnifiques , et ces musiques guerrières , et ces chants
d'amour , et ces carousels , et ces tournois , où le courage
pour briller n'attendait pas qu'il fût utile , et ces
allées de tilleul , et ces charmilles , confidentes de si
doux secrets , et ces donjons , et ces tours témoins de
tant de faits d'armes , et ces châteaux , à toute heure
ouverts à l'hospitalité , où la faiblesse était sûre de trouver
des soutiens ; l'innocence , des défenseurs ; la beauté,
des champions.
Telle était alors la vie de la campagne, et malheureux
qui aurait habité des villes. Ces tems si gais qu'on
voit suivis dans notre histoire de jours tantôt néhuleux
, tantôt orageux , reparaissent à la mémorable
époque du règne de François Ier , le plus noble , le plus
brave , le plus galant, le moins ignorant des paladıns.
<<Ce prince aimable , comme nous le peint M. de la
>>> Borde , qui , honorant à la fois les lettres et les vertus ,
>> voulut être armé chevalier par Bayard , et recevoir
>>>les derniers soupirs de Léonard de Vinci.>>>
En suivant toujours notre auteur , on s'afflige comme
lui de voir cet éclat trop passager faire place aux troubles
religieux , aux longues factions , qui changèrent
bientôt la face de la France , comme le caractère dès
Français. Le règne d'Henri IV arrive enfin comme une
belle amée après un triste hiver. Aidé de Sully ,
il rendit la vie à ses Etats , en rendant le bonheur à ses
352 MERCURE DE FRANCE ,
sujets , et après lui , quelle consolation du moins, de
voir encore son ami nous montrer sous les majestueux
ombrages de Rosny , un sage digne de la Grèce, un
héros digne de Rome , l'adorateur des mânes de son
maître , le bienfaiteur de son pays , suivi dans sa retraite
par la reconnaissance de tout un peuple , par le
spectacle du bien qu'il a fait , et par la conscience du
bien qu'il voulait faire !
Un assez long intervalle a séparé le bon tems du
beau siècle ; c'est ainsi que M. de la Borde qualifie
les règnes d'Henri IV et de Louis XIV, et ses regards
éclairés se fixent sur les merveilles que ce grand monarque
fit éclore. Peut-être , cependant , que moins
étonnant il serait encore plus admirable ; mais plus
jaloux de subjuguer la nature , qu'attentif à la consulter
, Louis XIV semble avoir armé contre elle tous
les arts et tous lestalens. Il a fait plus, et ralliant pour la
première fois dans notre histoire les grands autour du
trône , il a fait déserter les châteaux et priver les campagnes
d'une foule d'hommes qui les auraient du moins
enrichies de leur opulence. Mais
Naturam expellas furca tamen usque recurret.
les campagnes , désertées par des ambitieux , ont vu revenir
à elles une foule de transfuges ramenés ou renvoyés
à la vraie vie par la réflexion ou par la disgrace.
Ces hommes , repoussés ou trompés par la fortune , ont
du moins été reçus par la nature qui ne repousse et ne
trompe personne , et peut-être même que plus d'un a
trouvé dans les charmes de l'exil à se consoler des ennuis
de la faveur.
Telles sont les routes toujours agréables , toujours
variées , toujours fleuries , toujours trop courtes par où
M. de la Borde nous amène à ces riantes habitations
de nos jours , où la nature mieux connue semble
avoir dirigé le travail des hommes , et où du moins on
a cessé de s'éloigner d'elle en ligne droite; monumens
champêtres (et ceux-là sans doute en valent bien d'autres)
qu'il serait à la fois si agréable et si instructif d'observer
avec un guide initié à tous les secrets de l'art. Et
comment ne pas suivre avec le plus sensible intérêt un
homme
ΜΑΙ 1808.
DEPT
D
homme qui , éprouvé de trop bonne heure par les plus
affligeans revers , n'a trouvé que les peines du coeur au- 5.
dessus de son courage ! Heureux qui saurait comme luten
se consoler du reste , et comme lui voir le monde en
observateur , la campagne en peintre , la société en ami ,
la patrie en citoyen , la fortune en sage!
BOUFFLERS.
LETTRES DE TENDRESSE ET D'AMOUR , contenant
les Lettres de Julie à Ovide , et d'Ovide à Julie ;
suivies des lettres galantes d'une Chanoinesse portugaise
; des Lettres de Babet , et des réponses de
son amant; des Lettres d'amour d'une Dame philosophe
; des lettres de la présidente de Ferrand
au baron de Breteuil , et de celles d'Eloïse à Abélard .
Quatre volumes in-12. A Paris, chez Léopold Collin,
rue Gilles-Coeur. 1808.
1
IL vaut certainement mieux reimprimer des Ou
vrages estimables , et les réunir en recueil pour la commodité
du lecteur , que de publier pour la première .
fois de mauvais romans qui risquent de n'être ni achetés
ni lus. Tout n'est pas également bon dans ces quatre
volumes , quoique éditeur prétende , dans son avertissement
, que les lettres de Julie et d'Ovide , qui ouvrent
ce recueil et qu'il dit être de Mme de Lezay-
Marnésia , ont été long- tems attribuées à Marmontel ;
nous ne nous souvenons pas d'avoir jamais entendu
dire que ce célèbre académicien en fût l'auteur ; et
nous n'avons rien vu dans ces lettres qui nous rappelât
le style et la manière des Contes Moraux , de Bélisaire
et des Incas . Ce n'est pas qu'elles soient sans mérite ;
on y remarque de l'esprit et de la grâce , souvent
même unheureux abandon ; et elles ressemblent assez ,
par le style , aux lettres d'Alcibiade et d'Aspasie de
Crébillon fils . Malheureusement ces lettres sont un
roman historique , c'est-à-dire , ne sont ni une histoire
ni un roman , mais une production où la vérité
de l'Histoire est compromise , sans que l'imagination
Z
70
354 MERCURE DE FRANCE ,
1
y gagne beaucoup. D'abord c'est mal connaître le caractère
de Tibère que de s'imaginer , comme l'auteur
le fait dire à Julie et à Ovide , que ce monstre n'est
pas susceptible de jalousie en amour , et qu'il fermera
les yeux sur l'attachement qu'ils ressentent l'un pour
l'autre . Le soupçonneux , l'inquiet , le féroce Tibère
n'ètre point jaloux ! Eh ! qui le sera donc , si ce n'est
lui? Mais voici un démenti un peu plus fort que l'auteur
donne à l'Histoire : tout le monde sait que Cicéron
n'eut de son épouse Térentia qu'une fille qui se nommait
Tullia , qui mourut avant lui , et qu'il pleura
long-tems. Eh bien ! Mme de Marnésia , de son autorité
privée , prolonge les jours de cette jeune romaine ; eh !
pourquoi ? pour qu'Octave devienne amoureux d'elle ;
mais ce qu'il y a de plus étrange , c'est qu'elle semble
partager sa passion . La fille de Cicéron amoureuse d'Octave
, du triumvir qui sacrifia lâchement son père à
la vengeance d'Antoine ! Non , il n'est pas permis de
dénaturer à ce point l'Histoire. Ce fut TTérentia , la
femme de Cicéron , qui avait divorcé avec lui , qui
lui survécut , qui parvint même à une extrême vieillesse
, puisqu'elle mourut sous le règne de Tibère ,
et qui descendit au tombeau , dépouillée de ce beau
nom d'épouse de Cicéron , n'ayant pas rougi de se
remarier à un sénateur obscur qu'une alliance si singulière
ne put pas même illustrer .
Après les lettres de Julie à Ovide et d'Ovide à Julie ,
viennent les lettres galantes d'une Chanoinesse portugaise.
La traduction de ces lettres qui sont originales,
eut dans le tems beaucoup de succès , et le méritait,
parce qu'elle est en général fidèle et élégante. Le héros
que cette chanoinesse avait choisi pour son vainqueur ,
est un personnage réel , le comte de Chamilly , officier-
général distingué , qui fut même honoré du bâton
de maréchal de France , en 1905. Il est vraiment
extraordinaire que le comte ait fait une si profonde
impression sur le coeur de cette religieuse , s'il est vrai ,
comme le duc de Saint-Simon l'assure dans ses Mémoires,
que c'était << un gros et grand homme, le meil-
>> leur, le plus brave et le plus rempli d'honneur; mais
>> si bête et si lourd , qu'on ne comprenait pas qu'il eût
ΜΑΙ 1808. 555
> quelques talens pour la guerre. >.> Sa maîtresse ne le
voyait apparemment pas du même ooeil que le duc qui
en général n'est pas indulgent dans ses portraits. Quoi
qu'il ensoit , elle l'aima passionnément. On ne doit pas
s'attendre à trouver dans ces lettres de ces orages du
cooeur excités par des événemens romanesques : les peines
de l'absence , et la crainte de ne pas être aimée du
comte de Chamilly autant qu'il était aimé d'elle , sont
le seul ressort qui donne du mouvement à l'ame de
la chanoinesse, et suffisent cependant pour animer son
style; tant il est vrai que ce ne sont pas toujours les
grandes secousses et les grands malheurs qui rendent
éloquens. Ces lettres d'une portugaise ont porté bonheur
même à ceux qui les ont imitées ; et Dorat , qui
avait dans son talent plus de délicatesse que de sensibilité
, en a fait une traduction libre et en vers qui
réussit , et qui ne devait pas tout à fait son succès aux
estampes et aux vignettes , dont, selon son ordinaire ,
il l'avait ornée . On aurait bien fait d'insérer cette imitation,
qui est élégante , dans ce recueil : elle l'aurait
rendu plus complet.
Les lettres de Babet , dont Boursault est l'auteur ,
quoiqu'il prétende qu'elles lui ont été écrites par une
jeune personne de beaucoup d'esprit , réussirent aussi
beaucoup , et ont été souvent réimprimées : cependant
nous préférons la scène des deux procureurs dans la
comédie du Mercure Galant , Esope à la Cour , et
sur-tout le bon procédé que ce poëte comique , assez
sévèrement traité par Boileau , eut cependant pour lui
-aux eaux de Bourbonne. Boursault , quoique sa pre-
-mière éducation eût été négligée , et qu'il ne sût pas
-même le latin , écrivait avee correction et élégance
en Français , sur-tout en vers ; car sa prose , et surtout
celle des lettres de Babet , est très-maniérée. En
voici une preuve assez convainquante : Boursault ,
dans une de ses lettres , essaye de donner de la jalousie à
Babet ; et le moyen qu'il emploie pour cela est de
lui décrire les charmes d'une belle qu'il a rencontrée
au bal. Après deux pages entières sur ce sujet intarissable
, il ajoute encore : <<< Elle a les lèvres si fraîches
->> et si vermeilles , que , depuis ton absence , je n'ai rieu
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ,
> envisagé de si charmant : et pour ses dents , elles sont
>> si blanches et si bien rangées , que je lui fis cent contes
>> risibles pour avoir le plaisir de les voir souvent. Le
>> trou qu'elle a au menton me fait souvenir qu'elle en
>> a encore aux joues , qui donnent une merveilleuse
>> grâce ań reste de son visage ; et pour sa gorge , on
> peut dire :
Que c'est-là que l'amour , pour tirer tous ses traits ,
Entre deux monts d'albâtre est campé tout exprès .
Il faut avouer que ces deux vers, dignes au reste
de la prose qui les précède , sont un peu dans le goût
de Cottin , et que Boursault en compose de meilleurs ,
lorsqu'il fait dire dans son Mercure Gatant à un des
deux procureurs :
Un mémoire de frais
Pensa , l'hiver passé , te faire mettre au frais .
Tu l'avais fait monter à sept cent trente livres ;
Et ton papier volant , tel que tu le délivres ,
Etant vu de Messieurs , trois des plus apparens
Réduisirent le tout a trente-quatre francs :
Encore dirent-ils que dans cette occurrence
Ils te passaient cent sous contre leur conscience .
Il vaut mieux faire des vers pareils , et que ne dé
savoueraient ni Molière ni Regnard, que de composer
un roman épistolaire aussi médiocre que les lettres
de Babet.
Le troisième volume de ce recueil est rempli par des
lettres de tendresse et d'amour d'une Dame philosophe ,
et par de nouvelles lettres fort tendres et fort passionnées
( du moins le titre l'annonce ) de la présidente
Ferrand au baron de Breteuil. Cette double correspondance
n'est pas ce qu'il y a de mieux dans cette
collection. D'abord , que veut dire ce titre : Lettres
de tendresse et d'amour d'une Dame philosophe ? La
Philosophie et l'Amour ne s'accordent guère ensemble ;
d'ailleurs le dénouement est prévu d'avance : la Philosophie
échouera , et le peu de bonheur que l'Amour
procure ne sera pas un dédommagement du naufrage.
Cependant la Dame philosophe annonce qu'elle fera
une belle défense : << Peut-être (dit-elle à l'homme ai
ΜΑΙ 1808. 357
>>mable et dangereux à qui elle écrit ) , peut- être suis-
>> je assez sûre de ma vertu pour ne pas vous craindre ,
> quelque mérite que vous ayez ; mais la suite de l'occa-
>> sion est encore plus sûre ; et ce peut- être qui , malgré
> moi , vient de m'échapper , ne marque point une
» véritable certitude : ne nous voyons donc point , ou
» du moins ne nous voyons que quand le hasard le
>> voudra permettre. Ce ne sera pas si souvent que je
dois le «
sou- le voudrais , mais plus souvent que je ne
>>>haiter. Je suis mariée ; je n'ai point de regret de l'être;
>>j'aime le mari à qui je suis : et quand vous me de-
>>mandez avec tant d'empressement de faire naître
>> une occasion où vous puissiez lui marquer l'envie
>> que vous avez d'être son ami , je crois qu'il n'a point
>> de plus grand ennemi que vous. Il est dangereux à
» un mari d'avoir des amis de votre sorte : je n'en
>> connais aucun qui ait cet honneur , qui ne l'achète
» aux dépens du sien ; et je ne vous parlerais pas sin-
>> cèrement si je vous promettais de favoriser ce que
>> je n'approuve pas. Je veux bien ne vous pas fuir ,
>> quand vous ne me chercherez point ; et vous rem-
>> contrer sans vous attendre; mais je ne veux point
>> qu'il y ait de la supercherie , ni vous étre redevable
>> d'un plaisir , dont je ne veux avoir obligation qu'au
>>>hasard. >>> Nous avons souligné dans cette citation tous
les mots et toutes les expressions qui font présumer
que la Dame philosophe ne sera pas long-tems sur la
défensive. Dès-lors , nul intérêt , nul incident qui change
la situation des personnages. Le mari finit bien par être
jaloux , et nous sommes même étonnés qu'il ne commence
pas par-là ; mais toute sa jalousie se borne à séquestrer
sa femme , et à payer des espions qui doivent
lui rendre compte de sa conduite: mais comme elle a
soin de nous avertir qu'elle leur donne le double de la
somme pour qu'ils trompent son époux , le danger où
elle se trouve ainsi que son amant , n'est pas grand , et
nous pouvons les y laisser.
Le fond des lettres de Mme la présidente Ferrand
à M. le baron de Breteuil , est encore plus faible. Elles
roulent toutes sur les obstacles que l'ambition du baron
semble mettre au bonheur de la présidente , en le
558 MERCURE DE FRANCE ,
forçant de s'éloigner d'elle , et de s'absenter de la capitale,
pour aller en ambassade soit à Venise, soit ailleurs.
En vérité cela n'est pas suffisant pour inspirer de l'intérêt
, ni même captiver l'attention , et nous ne connaissons
rien de si froid que la dernière lettre de cette
présidente dont nous allons citer quelques fragmens .
<<<Les reproches que vous vous faites de m'avoir quittée,
>> et ces remords que vous donnent les marques de mon
>> amour , ne me vengent point assez de ce que me fait
>> souffrir votre absence : tant de douleurs finiront quand
>> il plaira à la fortune qui vous conduit présentement.
>> Ily a long-tems que je vous ai mandé que je m'at-
>> tendais à vous recevoir de ses mains , plutôt que de
>> celles de l'amour ; vous nous avez l'un et l'autre
>> méprisés pour elle ; je souhaite qu'elle reconnaisse
>> ce sacrifice par des faveurs plus constantes que ne
>> sont celles qu'elle a coutume de faire , et que vous
>> ne veniez pas un jour chercher dans les bras de
>> l'amour une consolation à son inconstance , et un
>> asyle contre ses dégoûts ........ Adieu , pensez à moi
>> et m'écrivez régulièrement. >> Une femme qui est si
raisonnable , à coup sûr n'est pas très-sensible, et il
n'y a dans tout cela rien de bien attachant.
Enfin nous voici parvenus au quatrième volume que
remplissent tout entier les lettres d'Héloïse à Abélard
traduites par Bussi-Rabutin, et la célèbre imitation en
vers que Colardeau nous a donnée de l'héroïde de Pope ,
sur le même sujet. On a tout dit et tout épuisé sur ces
deux malheureux amans ; ils ont été fort calomniés de
nos jours , et nous ne perdrons pas notre tems à les
défendre ; ils n'en ont pas besoin. Nous nous contenterons
de dire quelque chose de leurs deux traducteurs,
Bussi et Colardeau. La traduction de Bussi passe pour
élégante ; mais en la relisant avec attention , on y
remarquera beaucoup d'expressions vieillies et de tours
surannés ; elle est d'ailleurs extrêmement froide , et il
n'est pas étonnant que le comte de Bussi , qui , après
avoir été exilé dans ses terres enBourgogne par LouisXIV
qu'il n'aimait pas , affecta depuis une bellepassion pour
ce monarque qui n'en fut pas la dupe, ne se soit pas
bien pénétré de l'ardent amour dont Abélard et Héloïse
ΜΑΙ 1808 . 359
brûlaient l'un pour l'autre. L'auteur des vers sur Déodatus
, et des aventures de la duchesse d'Olonne , n'avait
rien de commun avec l'ame des êtres passionnés dont
il tâchait de rendre les sentimens. On ne peut pas en
dire autant de Colardeau ; son héroïde d'Héloïse à
Abélard , est digne d'eux , c'est tout dire, et digne du
premier poëte de l'Angleterre , du célèbre Pope qui
leur avait, avant lui , consacré sa muse. Cette héroïde ,
ainsi que les hommes de Prométhée et l'Epitre à M. Duhamel
de Denainvilliers , sont , après les ouvrages des
grands maîtres qui ont illustré le dix-huitième siècle ,
les plus beaux monumens de la poësie française moderne
; et l'Epître d'Héloïse à Abelard sur-tout , rappelle
dans plusieurs morceaux le talent de Racine.
Nous sommes fachés que l'éditeur de ce recueil ne
l'ait pas terminé par les lettres Péruviennes , cette production
charmante de Mme de Graffigny , qui , ayant
passé ses beaux jours à la Cour de Stanislas roi de
Pologne et duc de Lorraine, y avait contracté une
délicatesse de sentimens et une grâce de style , contre
lesquelles les dames , qui nous assomment aujourd'hui
de romans historiques , feraient bien d'échanger leur
érudition prétendue , et leur métaphysique alambiquée.
Ces lettres auraient plus fait lire cette collection , que
toutes celles de Julie à Ovide et d'Ovide à Julie , et auraient
délassé le lecteur du sentiment pénible que doivent
lui faire éprouver les infortunes d'Héloïse et d'Abélard.
Μ.
OEUVRES COMPLÈTES DE JEAN RACINE , avec le
Commentaire de M. DE LAHARPE , et augmentées de
plusieurs morceaux inédits ou peu connus. A Paris ,
chez H. Agasse , rue des Poitevins , nº. 6. 7 vol.
in-8°.
-
VOICI enfin une publication utile aux lettres , honorable
pour les éditeurs qui l'ont entreprise , pour le
poëte qui est l'objet du Commentaire et pour le commentateur
; honorable sans doute pour ce dernier ,
360 MERCURE DE FRANCE ,
moins cependant qu'on n'aurait pu s'y attendre , et
offrant encore des traces , non de l'affaiblissement de
l'âge , mais de quelques mauvaises habitudes de l'esprit
, dont les unes furent pour M. de Laharpe des
habitudes de tous les tems , les autres appartiennent
seulement aux dernières années de sa vie. Pour, ne
pas interrompre ce qui le regarde , et pour terminer ce
que j'en ai dit dans les articles précédens (1) , j'intervertirai
ici l'ordre naturel , et commencerai par le
commentaire pour finir par l'auteur commenté.
Quelques personnes ont mis en question si Racine
avait besoin de l'être. Ce doute n'a pu naître que dans
deux sortes d'esprits ; ceux qui ont assez profondément
médité sur l'art dramatique en général et en particulier
sur les perfectionnemens qu'il doit à Racine , et qui ont
aussi fait une étude assez approfondie de tous les secrets
de notre style poëtique , et principalement de la théorie
non moins hardie que délicate du style de ce grand
poëte , pour n'avoir plus rien à apprendre : ceux-là
forment la première classe , et je ne la crois pas nombreuse.
La seconde peut l'être beaucoup davantage : j'y
comprendrais tous ces esprits irréfléchis qui se dispensent
de méditer et sur l'art et sur le style , qui , contens
d'en éprouver les effets , ne s'interrogent jamais sur les
causes de ce qu'ils éprouvent , et croient qu'il n'y a rien
au monde de plus simple que ce qui leur coûte si peu
d'efforts pour en jouir à leur manière,
Oui, sans doute , Racine a besoin d'un commentaire
pour tous les esprits qui ne sont rangés ni dans l'une ni
dans l'autre de ces deux classes. Il en a le même besoin
que Corneille ; peut-être lui aurait-il fallu Voltaire pour
commentateur ; mais , au défaut de Voltaire , pouvait-
on trouver mieux qu'un poëte dramatique qui ,
s'il n'a jamais pu s'élever très-haut par la pratique de
l'art , en avait du moins étudié profondément la théorie ;
qu'un littérateur habile , qui déjà depuis trente ans ,
avait , par un éloge public , pris des engagemens avec la
gloire de Racine , et posé une des bases les plus solides
(1) Voyez Mercures du 19 mars et du 9 avril, Cet article y fait suitę 2
des circonstances indifférentes au public en ont retardé l'impression.
ΜΑΙ 1808. 361
de la sienne propre; qui, dans un Cours de littérature
publiquement professé et mis depuis entre les mains de
tout le monde , avait pris un soin particulier de faire
sentir les beautés et de développer l'art caché de chacune
des pièces de Racine ; qui avait donné à la perfection
continue de son style ce titre de désespérante (2)
qui lui est resté ; qui s'était enfin montré libéral envers
la gloire de Racine , jusqu'à se faire accuser , non sans
raison , d'être injuste envers celle de Corneille ?
Laharpe était donc , pour ainsi dire , le commentateur
désigné de Racine ; et aucun nom ne pouvait , en
tête d'un tel commentaire , faire attendre davantage ni
inspirer plus de confiance que le sien. L'ouvrage remplit-
il complètement cette attente ; répond-il entiérement
à cette confiance que le titre inspire ? c'est ce qu'il
s'agit d'examiner.
En ouvrant ce commentaire , on doit espérer d'abord
qu'on n'entendra plus l'auteur déclamer contre la Révolution,
comme il l'a fait à tort et à travers dans ses
autres derniers ouvrages. Il serait aussi trop fort de
mêler ensemble cette révolution et Racine. Laharpe n'a
cependant pas manqué d'en parler à son ordinaire , à
propos des mauvaises éditions , à propos de l'ignorance ,
àpropos de tout (3) .
On doit espérer aussi d'être délivré par ce commentaire
de celui de Luneau de Boisjermain , et de pouvoir
l'oublier entiérement. Publié en 1768 , en sept gros volumes
in-8° , et avec tout le luxe typographique , il s'est
glissé dans toutes les bibliothèques. Il y tiendrait fort
bien sa place si on ne le lisait jamais ; mais on ne peut
l'ouvrir sans être dégoûté presque à chaque page par
les remarques les plus niaises , les critiques les plus
fausses et des éloges souvent aussi faux que les critiques.
Un bon commentaire sur Racine était devenu
d'une nécessité bien plus urgente depuis l'existence
de celui-là , qu'on aurait tenu pour réfuté, par cela
(2) Eloge de Racine vers la fin .
,
(3) Voyez dans sa Préface , tom. I , pag. 3 ; dans sa Vie de Racine,
ibid. pag. 17; dans une note sur les Plaideurs ; dans plusieurs notes
sur Athalie ,etc.
362 MERCURE DE FRANCE ,
même qu'il en eût paru un meilleur. Mais comment
Laharpe aurait-il laissé échapper une si belle occasion
d'argumenter , d'attaquer ce que personne ne soutient ,
de démontrer ce qu'aucun ne nie ? Après avoir donné
lui-même une vie de Racine, il critique phrase par
phrase l'autre Vie de Racine toute entière. Dans ses
préfaces , il réfute longuement et durement les préfaces
, et dans ses notes, les notes de l'ancien commentateur
; en sorte que ce malheureux Luneau de Boisjermain
dont vous croyiez être quitte , vous le retrouvez à
tout moment.
Sottise , ignorance crasse , bévues grossières , absurdes
inconséquences , contradictions dans les choses et
dans les termes , chaos de contradictions , absence totale
de sens commun, intentions malignes et perverses , etc.
Laharpe ne lui épargne rien , ni la chose , ni le mot.
Voulez-vous voir jusqu'où il pousse la franchise d'expression
? Lisez cette note sur Bérénice (4). « Quelque
mépris qu'inspire cet excès d'ineptie, il est impossible
de ne pas s'indigner pour l'honneur de la nation et des
lettres , que les chefs-d'oeuvres de nos classiques soient
souillés par des mains aussi téméraires que méprisables ;
et qu'à la faveur du mérite typographique, ils circulent
partout , défigurés à ce point , avec une impudence si
révoltante. » Et notez , s'il vous plaît, que Luneau vivait
encore , et que Laharpe se promettait bien qu'il
lirait de ses yeux ces douces et charitables paroles.
C'est l'habitude de ce ton injurieux et insolent dans
la critique , que j'appelle en lui une habitude de tous
les tems. Il faut avouer que si ce ton est déplacé partout
, il est plus messéant encore dans un commentaire
sur Racine : mais avouons aussi que s'il n'exista point,
depuis les siècles du pédantisme,d'écrivain polémique
plus irrascible , il y avait peu d'objets plus capables
d'irriter l'homme qui l'eût été le moins , que ce ridicale
commentaire. L'ignorer était impossible : le passer
sous silence , l'était de même. Laharpe eût tout concilié
, même son goût pour les injures, en se soulageant
une bonne fois dans sa préface générale, et ne
(4) Acte IV , scène 3, tom. III , pag. 81 .
)
ΜΑΙ 1808 . 363
parlant plus , dans ses notes , de l'ancien commentaire ,
que pour en tirer , comme il l'a fait , les citations des
auteurs anciens , et les observations qui lui ont paru
mériter d'être conservées . L
Si vous retranchez du nouveau commentaire ces
citations grecques et latines, qui étaient toutes traduites,
ces emprunts faits d'observations justes et assez bien exprimées
pour n'avoir pas besoin d'être mieux , et les
réfutations et argumentations superflues , que le commentateur
pouvait s'épargner ; si vous considérez encore
que dans son éloge de Racine , et sur-tout dans les notes,
plus étendues que l'éloge même , il avait déjà fait beaucoup
d'observations qu'il y a reprises ; que dans ses
leçons au Lycée , il avait donné sur chacune des pièces
de Racine , des explications et des remarques qu'il n'a
eu que la peine d'y reprendre de même , pour en enrichir
son commentaire ; vous verrez que ce qui reste , a
dû lui coûter peu de travail.
Mais enfin le tout réuni , forme un ensemble qui sera
loin d'être sans utilité , pour quiconque voudra étudier
celui de nos poëtes en qui l'art paraît le moins, et qui en
a peut-être le plus. On y trouve un grand nombre d'observations
dictées par le goût , et d'applications desprincipes
les plus sains , sur l'art d'écrire en général , et en
particulier sur l'art du théâtre. Celles mêmesde ces observations
que l'on trouve dans d'autres parties des oeuvres
de l'auteur , sont ici mieux placées , et mises dans un
nouveau jour. Les préfaces sont de véritables examens ;
elles contiennent , pour la plupart , des considérations
générales , sur le sujet , les caractères et la conduite de
chaque pièce , et les notes , des observations de détail
sur les scènes les plus intéressantes , sur la peinture des
passions , et sur le style .
Ondoit penser que ces dernières sont peu nombreuses
sur les Frères ennemis. Elles le sont davantage dès la
tragédie d'Alexandre , qui annonçait de grands progrès
dans son auteur ; il a semblé au commentateur , que les
fautes essentielles, les constructions vicieuses, les termes
impropres , les figures inexactes , etc. , qui s'y trouvent,
pouvaient être dangereuses , dans un poëte dont
toutes les autres pièces offrent si peu de ces sortes de
364 MERCURE DE FRANCE ,
F
taches à observer. Dans la préface qui roule presqu'entièrement
sur les défauts de l'intrigue , et sur ces ridi- a
cules amours, qui étaient alors à la mode , et que
l'exemple de Corneille , fait pour en corriger , y avait
mis encore davantage, le commentateur cite un trait
de Saint-Evremont , qui écrivit après cette pièce , que
la vieillesse de Corneille ne l'alarmait plus , et qu'il ne
craignait plus de voirfinir la tragédie avec lui ; et il attribue
avec raison ce mot , plutôt au hazard , qu'à une
véritable sagacité de jugement ; car le fait est , qu'il
était presqu'impossible de prévoir dans Alexandre , l'auteur
d'Andromaque , et des autres chefs-d'oeuvre qui
consolèrent en effet la France de la vieillesse et de la
perte de Corneille. Mais Laharpe eût bien dû en rester
là,et nepas consacrer une si longue note, à la fin de
cette tragédie , à réfuter mot à mot une dissertation
du même Saint- Evremont sur cette pièce d'Alexandre.
Si la pièce est peu lue , la dissertation l'est encore
moins; la réfutation était donc destinée en naissant , à
l'être tout aussi peu que l'une et l'autre ; ce n'était pas
la peine de la faire , et sur-tout de la faire si longue (5) ;
mais il me semble toujours voir écrit en lettres d'or sur
le portefeuille de Laharpe , comme sur la jupe de madame
Tardieu , dans la satire de Boileau , Argumentabor
(6).
Il retrouve encore Saint-Evremond dans la préfaco
d'Andromaque. Il y réfute aussi l'ancien commentateur
, et même une niaiserie très-évidente que l'on trouvait
sur cette pièce , dans le Dictionnaire historique des
hommes célèbres , et que l'ony trouve peut-être encore ;
mais la plus grande partie de cette préface est une excellente
réfutationdes objections que l'on afaites contre
Andromaque , et un développement aussi clair que judicieux
, de l'admirable contexture du plan de cette pièce,
fondé tout entier sur le jeu et l'opposition des caractères
, sur le choc impétueux , on dirait presque sur le
feu croisé des passions , d'où résulte un intérêt qui est
un , au milieu de cette multiplicité de ressorts , et une
(5) Ellen'a pas moins de huit pages en petit texte.
(6) SatireX.
ΜΑΙ 1808. 365
- pièce « du genre de celles qu'on nomme implexes , mais
li-nullement de celles où il y a duplicité ou épisode. » Ce
ne morceau de critique où l'on retrouve dans toute sa
it force , le talent de l'auteur , pour l'analyse et la disit
cussion littéraires , est un fort bon supplément à ce qu'il
ne
j
avait déjà dit sur ce sujet , dans son Cours de littérature.
Il ne répond pas moins victorieusement dans sa pré-
-face de Britannicus , à une assertion de Voltaire qui ,
après avoir dit que c'est la pièce des connaisseurs , ajoute
que cet estimable ouvrage est un peu froid. On ne doit,
- dit Laharpe , donner ce titre d'estimable , qu'à des ouvrages
du second ordre , tels que Manlius , etc.; mais
une pièce qui est celle des connaisseurs , est certainement
du premier , lors même qu'elle ne l'est pas sous
tous les rapports , et dans toutes ses parties . Il démontre
dans son commentaire , ce qu'il ne fait qu'affirmer ici ,
et met dans tout son jour l'art que le poëte emploie à
nouer son action , et à développer ses caractères ; il
avoue en finissant , que le cinquième acte est d'un effet
médiocre , et fort inférieur à celui du quatrième ; mais ,
ajoute-t-il , si l'on ne traitait que des sujets dont la principale
force est dans le dénouement , il en est beaucoup
que le génie se refuserait. Il conclut enfin que , parmi
les chefs-d'oeuvre de notre scène , Britannicus est au
second rang pour l'effet théâtral ; mais qu'il est au premier
, pour la conception originale , la vérité et la profondeur
des vues morales et politiques , et par le fini
de l'exécution.
Le commentateur trouvait à l'égard de Bérénice ,
une partie de son ouvrage faite. Voltaire , dans son
commentaire , au lieu de s'appesantir inutilement sur
les défauts sansnombre du Tite et Bérénice de Corneille ,
mit avant cette pièce la Bérénice entière de Racine ,
avec des notes. C'était un devoir pour Laharpe de les
conserver et de ne faire qu'y ajouter les siennes : il
fait plus ; il n'est pas toujours de l'avis de son maître ,
et ille combat avec d'autant plus d'avantage qu'il emploie
toujours avec lui le ton de la déférence et des
égards. <<<J'oserais trouver trop de sévérité dans cette
note...... Voltaire , qui voyait le mieux , pouvait être
difficile sur le bien...... Il peut être permis d'être moins
566 MERCURE DE FRANCE,
sévère qu'un aussi grand maître que Voltaire , etc. >>>
Voilà quelles sont ici les formes de sa critique ; cela vaut
beaucoup mieux que la jactance, la dureté, le ton de
mépris et les injures.
Je ne sais si dans Bajazet , il ne défère pas trop
à l'autorité de Voltaire , qui tournait souvent en dé
rision ce vers : Elle veut , Acomat , que je l'épouse.
Laharpe croit qu'il n'avait pas tort : cela est petit ,
dit-il , même pour le fond des choses et encore plus
par l'expression. Je ne saurais être de cet avis. Que
je l'épouse ! dans la bouche de Bajazet , présente l'idée
d'une chaîne insupportable et honteuse qu'on veut lui
donner ; honteuse , puisqu'elle lui serait comme imposée
pour racheter sa vie ; insupportable , puisqu'elle
de séparerait à jamais de tout ce qu'il aime. Cette idée ,
loin d'être petite , est monstrueuse à ses yeux, et l'acteur
ou mème le lecteur qui prononcerait bien ce vers ne
ferait rire personne , pas même Voltaire .
<<C'est ici , continue Laharpe, que le rôle de Bajazet
commence à être au-dessous du sujet. Ce malheureux
vers annonce toute la misère du personnage qu'il va
jouer dans cette scène et dans le reste de la pièce: il
ne sera plus qu'un amoureux de roman et quelquefois
de comédie. » Je ne puis encore adopter entièrement
cette opinion , et je ne regarde pas comme démontré
ce que le commentateur établit comme tel dans la
suite de ses notes , que l'amour de Bajazet et d'Atalide
est de l'élégie ou de l'idylle , mais point du tout de
la tragédie. Le ton d'Atalide descend peut-être en effet
jusqu'à l'idylle et à l'élégie , ou , à plus proprement
parler , jusqu'à la comédie : jamais celui de Bajazet.
Jamais le rôle d'un jeune prince qui refuse de sacrifier
un amour vrai et mutuel à l'ambition de régner , ne
peut cesser d'être noble , intéressant et tragique parce
-que ses dangers augmentent en proportion de sa résistance
, et parce qu'on lui fait d'un hymen qu'il
déteste , une condition pour sauver sa vie. Mais ce
n'est pas ici le lieu d'entrer dans cette controverse ;
elle exigerait trop de développemens .
1. Le critique en reconnaissant dans Mithridate une
force et une élévation qui rapproche ce rôle des plus
ΜΑΙ 1808. 367
beaux de Corneille , adopte l'opinion générale qui a
condamné , malgré le succès , l'amour que le poëte
a donné à son héros. Les beautés que Racine a tirées de
cette faute même, ne lui en paraissent pas une excuse
suffisante: il substitue à ce plan défectueux un autre
plan. << Peut-être eût-il fallu, dit-il , que Mithridate,
aigri plus que jamais par ses malheurs , méprisant
l'amour comme Acomat , n'eût que l'orgueil jaloux
d'un despote d'Asie ; que la rivalité d'un de ses fils ,
et non pas de tous les deux , fût continuellement mêlée
à une intrigue politique , digne de la perfidie de
Pharnace , qui pouvait là , sans blesser aucune convenance
, être également furieux d'amour et d'ambition
; que Xipharès ne fût ní amoureux ni aimé , mais
seulement le fils de Mithridate et le mortel ennemi de
Pharnace et des Romains ; et que Monime aimât Pharnace
en détestant ses crimes. Voilà peut- être , si l'on
osait substituer un plan quelconqueàun plan deRacine,
ce qui pourrait conserver à ce grand sujet toute l'austérité
tragique qu'il devait avoir , etc. >>>
Cela est fort bien sans doute , et présenté avec le
ton de réserve qui convient , sur-tout à un artiste ,
'enparlant des grands maîtres de l'art; mais il ajoute :
<<J'avoue qu'on y aurait perdu le rôle de Monime ,
qui , tel qu'il est , me semble un des chefs-d'oeuvre de
l'auteur. » Et il dit très-bien en quoi et comment ce
rôle est en effet supérieur à ceux même de Bérénice
et de Zaïre. Que résulte-t-il de cela ? qu'il faut laisser
la pièce comme elle est , que Racine a eu raison de
la faire ainsi , puisque son plan lui a fourni des beautés
du premier ordre qu'un autre plan n'eût pass admises ,
et que par conséquent le commentateur pouvait s'épargner
cette proposition de réforme , puisque l'observation
qui la termine replace le lecteur au mème point
où il l'a pris.
Il n'en est pas moins vrai que dans le rôle de Xiphires
, comme dans ceux de Bajazet et d'Atalide ,
l'amour peint avec ses faiblesses , plutôt qu'avec son
énergie , donne aux pièces entières dans lesquelles il
paraît ainsi , un caractère inférieur à celui que doit
avoir la véritable tragédie. Cette expression des passions
368 MERCURE DE FRANCE ,
tendres que jamais poëte ne possèda au même degré
que Racine , était sur-tout convenable au sujet de
Bérénice ; mais il semble que la lyre du poëte une fois
montée sur ce ton, qui allait si bien à la trempe de
son ame et de son génie , eut de la peine à le quitter ;
que ce fut sur ce ton encore qu'elle résonna dans Bajazet
et dans Mithridate , et qu'elle ne reprit que dans
Iphigénie et dans Phèdre les accens de l'amour tragique.
Ces trois pièces données de suite après Britannicus ,
qu'on n'avait point apprécié , semblèrent effacer les
fortes impressions qu'on avait reçues d'Andromaque
et autoriser les jugemens qui en plaçaient l'auteur au
second rang ; mais selon l'expression de son commentateur
, Iphigénie, Phèdre et Athalie sont à jamais du
premier.
On ne trouve pas ici , sur ces trois chefs-d'oeuvre ,
un commentaire aussi étendu ni aussi approfondi qu'on
aurait pu l'attendre. La perfection même qui y règne
est le motif que donne Laharpe , de la sobriété de ses
remarques . « Actuellement , dit-il , que nous en sommes
à ses chefs-d'oeuvres ( de Racine ), je dois répéter
qu'un commentaire où l'on voudrait tout remarquer
dans cet esprit (dans l'esprit d'une analyse exacte et
détaillée ) , serait sans fin. C'est une étude d'artiste et
dont même peu d'artistes seraient à portée de profiter.
Mais en général , l'esprit des lecteurs n'a besoin , en
ce genre , que d'être averti et de s'exercer suivant ses
forces , etc. >> Si cette opinion était vraie , elle serait
très-favorable à ceux qui pensent qu'on n'avait pas
hesoin d'un commentaire sur Racine , car tous les
lecteurs sont suffisamment avertis qu'il est plein de
beautés de style et de perfections de l'art , et presque
tous peuvent se croire assez de forces pour les apercevoir
sans avoir besoin d'un guide.
Laharpe se borne donc , sur-tout dans Iphigénie , à
faire observer les beautés les plus frappantes, à réfuter,
comme à son ordinaire , l'ancien commentateur , et à
élever , sous tous les rapports , le poëte français audessus
du poëte grec qui a le premier traité ce beau
sujet. C'est ce qu'il avait déjà fait dans son Cours de
littérature , où les analyses de cette pièce , d'Andromaque
,
ΜΑΙ 1808 .
DEPT
DE
LA
3698
5.
maque , de Phèdre et d'Athalie sont peut-être les mei
leurs morceaux qui se trouvent dans tout l'ouvrag
Il aurait dû y ajouter dans le commentaire plus d'ob
sur-tout à l'égard du style cen servations particulières ,
poëtique qui est ici dans cette haute perfection, d'où
Racine ne descendit plus une fois qu'il y eut atteint.
Celles qu'on y trouve sont pour la plupart très-justes ,
mais ne suffisent peut-être pas. N'y eût-il eu que les
artistes à pouvoir profiter de cette étude , elle méritait
d'être faite , et ne pouvait l'être sur un meilleur fonds
ni par conséquent avec plus de fruit.
C'est la même chose dans Phèdre. On y trouve
trop peu de ces observations instructives , mais elles
sont toutes dictées par le goût. L'auteur s'est attaché
sur - tout à détruire les reproches que l'on a faits au
caractère d'Hippolyte et à son amour pour Aricie.
Ce qu'il dit à ce sujet , est plein de sens et conforme
aux notions les plus saines sur la vraie théorie
de l'art et sûr la marche des passions que l'art doit
représenter. Son admiration pour le rôle de Phèdre ,
le plus beau que le genre dramatique ait jamais créé ,
est sans bornes et s'exprime sans ménagement. La Didon
seule de Virgile peut y être comparée ; et il ne balance
point à mettre Phèdre encore au-dessus. <<<Tout ce
qu'il y a d'hommes instruits , dit-il au sujet de cette
sublime scène du quatrième acte , où Phèdre joint à
tous ses autres tourmens le supplice de la jalousie ,
tout ce qu'il y ad'hommes instruits, sait que cet inappréciable
morceau de plus de quatre - vingt vers , ces
transports du repentir et du désespoir après ceux de
la jalousie et de la rage , ne ressemblent absolument
àrien, si ce n'est à l'inspiration d'un génie supérieur .
C'est la seule fois qu'on a pu mêler ce qu'il y a de
plus fort dans la peinture des passions , et ce qu'il y
ade plus éclatant dans, les couleurs de la poësie ; et
cet usage de la fable , ce mêlange d'un double sublime,
dont l'un est ordinairement étranger à l'autre , ne
s'était trouvé qu'une fois dans l'Epopée ( 4º livre de
l'Enéïde ) , et quelque beau qu'il soit dans Virgile ,
Racine l'a portébeaucoup plus loin; il est monté beaucoup
plus haut , parce que dans Didon il n'y a ni crime
a
370 MERCURE DE FRANCE ,
ni remords. Les vers sublimes de pensées , de sentimens
ou d'images sont ici pressés les uns sur les autres ,
comme le sont ailleurs dans Racine les vers qui ne
sont que beaux. En total , c'est un morceau unique ,
et qu'on ne peut comparer à rien. >>
Quand bien même l'amour d'Hippolyte et d'Aricie
n'aurait produit que cette admirable scène , ne serait-il
pas excusé ou plutot motivé suffisamment ? Mais ce
n'est pas là son seul mérite , il tient de plus près encore
au sujet, tel que Racine l'avait conçu , et les motifs
du poëte , et les raisons qui les justifient sont très-bien
développés par le commentateur. On ne pense pas ainsi
en Allemagne , comme nous l'apprenons par la belle
dissertation de M. Schlegel (7) ; mais si Voltaire dans
son Temple du goût , conseilla aux poëtes français de
ne point aller faire leurs vers en Allemagne ; on doit
ajouter maintenant à ce conseil celui de n'y point aller
chercher leurs poëtiques.
Je ferai ici sur le rôle d'Hippolyte , puisque l'occasion
s'en présente , une observation qui a pour objet ,
non çe rôle en lui-même , mais la manière dont on s'est
habitué depuis quelque tems à le jouer sur nos théâtres.
Des acteurs se sont étudiés à y paraître dans tout l'éclat ,
et dans toute la fraîcheur de la jeunesse; un jeune
peintre de beaucoup de talent a enchéri sur eux , en
représentant Hippolyte , à peine adolescent , vêtu avec
cette élégante simplicité grecque , si favorable à la beauté
des formes , et aux effets de l'art. Les acteurs à leur
tour , séduits par le succès mérité de ce tableau , l'ont
pris pour modèle , et ils s'épuisent maintenant à se rajeunir,
à se montrer élegamment et légèrement vêtus ,
frais , blonds , presqu'enfans. Ce n'est point là du tout
I'Hippolyte de Racine , le même , à l'amour près , que
I'Hippolyte d'Euripide et de Sénèque. Ce jeune chasseur
des siècles héroïques, vigoureux , musclé, digue
(7) Cette dissertation n'est pas de nature à faire beaucoup de mal , et
elle a fait un grand bien en donnant lieu aux excellentes observations
de M. Gerboux , insérées dans le Mercure du 16 avril . C'est un morceau
de critique littéraire très-distingué.
ΜΑΙ 1808. 371
,
fils d'un héros tel que Thésée , d'une héroïne telle que
l'amazone Antiope , instruit par Neptune même dans
l'art de guider un char sans cesse livré dans les bois
au violent exercice de la chasse , et n'ayant eu jusqu'alors
d'autres amours que son arc , ses javelots , son
char et ses coursiers ; jeune sans-doute , mais assez loin
déjà du premier âge , pour s'être rendu fameux dans la
Grèce, par une vertu poussée jusqu'à la rudesse , et par
son éloignement pour l'amour ; qui avait long-tems
insulté aux fers de ses captifs ; dont l'orgueil avait si
long-tems méprisé Vénus , cet Hippolyte assurément,
ne peut être celui qu'on lui substitue aujourd'hui ; et
pour me servir d'une expression triviale qui me paraît
propre à rendre ce que je veux dire ici , quand on voit
sortir comme d'une boîte à coton, ce petit grec efféminé
, ce délicat et faible jouvenceau , si l'on conçoit
bien encore les tendres sentimens d'Aricie , on ne conçoit
plus la passion effrénée de Phèdre , passion désordonnée,
dont le fonds est tout physique, et dans laquelle les sens,
alors , commettraient plus d'une erreur ! La couleur
propre et les nuances de ce rôle, sont écrites dans le rôle
même. Il attend un acteur qui s'écoute et sache s'entendre
, quand il en récite les vers ; le premier qui saura
le bien saisir et le bien rendre , doit être certain d'un
succès qui réjaillira sur la pièce entière.
Le commentateur de Racine ne regardant Esther que
comme une pièce de circonstance , et parfaitement adaptée
à son but, mais qui n'était ni ne pouvait être destinée
à paraître publiquement sur le théâtre , il n'est pas étonnant
qu'il n'ait que légerement discuté dans sa préface ,
ce qui regarde la conduite et les caractères ; mais cette
pièce étant de son aveu , et de celui de tous les connaisseurs
, l'une des plus parfaites pour le style , on a licu
d'être surpris qu'il ne se soit pas particulièrement applqué
à en relever les beautés poëtiques, et qu'il se soit
presqu'entiérement remis de ce soin , à cet ancien commentateur
, si rudement traité jusqu'alors , et dont il ne
fait ici , à peu de chose près , que copier les notes.
Il reprend ses droits dans Athalie , sur-tout dans les
trois premiers actes ( les deux derniers , on ne sait
pourquoi , sont beaucoup plus négligés ) ; il redresse sou
Aa 2
372 MERCURE DE FRANCE ,
زا
vent son prédécesseur , et le supplée plus utilement encore
par de bonnes observations. Il s'attache aussi dans
la préface , à mettre Voltaire en contradiction avec luimême
, au sujet de cette admirable tragédie , et à réfuter
les critiques qu'il avait substituées , dans ses derniers
tems , aux expressions d'une admiration sans réserve.
Voltaire avait appelé pendant quarante ans Athalie , le
chef-d'oeuvre de la scene : il prétendit en dernier lieu ,
que c'était un ouvrage de très-mauvais exemple , que
Joad est un fanatique et un séditieux , qui fait égorger
sa souveraine , etc. Laharpe attribue ce changement à
la douleur de voir que les livres et l'esprit d'une religion
que Voltaire détestait , eussent produit le plus
parfait et le plus sublime de tous les ouvrages dramatiques
, etc. « Il peut y avoir quelque chose de vrai daus
cette imputation; peut-être aussi n'était-elle pas nécessaire
pour démontrer , que dans cette occasion , le premier
jugement de Voltaire , est préférable au dernier.
Ce qui paraît démontré , c'est que les critiques particulières
, relatives à la conduite de la pièce , que Voltaire
ajoutait à cette critique fondamentale du sujet , sont
toutes fausses , et vont même , comme Laharpe les en
accuse , jusqu'à l'absurde : quant aux objections tirées
du sujet même , de la conduite de Joad , de son fanatisme,
et de l'exemple qu'il donne , il n'est pas aussi sûr
que Voltaire ait eu tort , et que Laharpe ait raison. Tout
s'arrangerait peut-être , en disant qu'il n'est pas toujours
nécessaire qu'une grande action dramatique présente
un grand exemple à suivre. Quoi qu'il en soit , et
malgré tout ce qu'on serait obligé de céder à des accusations
, dont la discussion pourrait être ført délicate ,
plus on relit , plus on étudie ce prodigieux ouvrage ,
plus on se persuade qu'il doit rester en possession du
titre de chef-d'oeuvre de la scène , que Voltaire lui
donna dans son meilleur tems .
GINGUENÉ .
(Lafin dans le numéro prochain .)
ΜΑΙ 1808. 373
LE THE est- il plus nuisible qu'utile ? Broch. de 32 pag.;
par C. L. CADET , pharmacien ordinaire de S. M.
l'Empereur et Roi , etc. Prix , 60 cent. , et 70 c. franc
de port. A Paris , chez D. Colas , imprim.-libr. , rue
du Vieux-Colombier , n° 26.
COMME l'auteur a depuis long-tems consacré sa plume
à des objets d'utilité publique , et comme on doit accueillir
dans les circonstances politiques où nous nous
trouvons , tout ce qui peut tendre à diminuer la consommation
des denrées coloniales , cet opuscule mérite
de fixer un instant l'attention .
Après avoir retracé succinctement l'histoire naturelle
du thé , adopté en France en 1631 , M. Cadet examine
la préparation qu'on lui fait subir avant de le livrer
au commerce , et les usages auxquels on l'applique. Il
prouve , par le rapport des voyageurs et des naturalistes
, que le thé n'est pas employé frais , même au
Japon , parce qu'il donne en cet état des attaques de
nerfs , des vertiges et des convulsions. Ces propriétés
nuisibles sont atténuées par la torréfaction , mais alors
le thé n'a aucune odeur qui lui soit propre , et celle
qu'on lui connaît est due à plusieurs plantes qu'on
mêlange avec lui. L'auteur nous les fait connaître . Voilà,
dit M. Cadet , le thé déjà déchu d'une grande prérogative
, puisque beaucoup de végétaux de notre pays peuvent
acquérir le même arôme , en étant mêlangé avec
le chloranthus , l'olivier odorant , etc. Il fait suivre cette
observation par l'analyse chimique du thé , dans lequel
il reconnait beaucoup de tannin et d'acide gallique ,
principes astringens qui ont une action assez énergique
sur le système nerveux . Il explique par-là les mauvais
effets du thé , contre lequel déjà huit ou dix médecins
célèbres , qu'il cite , ont écrit , et il conclut que l'usage
habituel de cette boisson est plus nuisible qu'utile : mais
comme il prévoit que l'on se décidera difficilement à
briser les théyères , il propose de substituer au thé plusieurs
plantes de notre pays plus agréables et plus salu
374 MERCURE DE FRANCE ,
faires , telles sont lesfaltrancks des Suisses , les menthes ,
les sauges , etc.
En lisant cette petite brochure , nous avons pensé
que l'auteur , pour donner plus de poids à son opinion ,
exagérait un peu la consommation du thé en disant
que l'Europe en achetait par an pour 50 millions ; mais
Raynal , comme il l'observe , la porte à 72 , et nous
lisons dans le Répertoire de la littérature anglaise , de
la fin de 1807 , que l'achat du thé cofite chaque année ,
en valeur effective , plus de 150 millions numéraire. S'il
y a dans ce compte une exagération , elle est du côté
des Anglais , mais s'il n'y en a pas , il faut convenir avec
M. Cadet que le thé ne vaut pas une si grande prodigalité.
Parmi les plantes que ce savant indique comme succédonnées
, nous avons été étonnés de ne pas trouver
la verveine citronée ( verbex tryphyllos ) , et le botrys
( teucrium ) , dont le parfum est si suave , mais il n'a
pas voulu sans doute effrayer par une longue liste , et
nous mettre dans l'embarras du choix.
On perd difficilement d'anciennes habitudes , et quoiqu'en
France on ait renoncé à cette anglomanie qui
avait accrédité les réunions appelées Thes , beaucoup
de personnes auront de la peine à proscrire cette boisson
, parce que le thé vient de loin et qu'il est fort
cher ; mais si les médecins reconnaissent avec M. Cadet
que cette plante est plus nuisible qu'utile , ils trouveront
bien le moyen de mettre à la mode le botrys ou
tout autre végétal salutaire.
Cette mode , que tout bon Français doit désirer , aurait
le double avantage de laisser dans les coffres du commerce
des trésors qui se perdent dans l'Inde , et de rendre
moins fréquentes les vapeurs de nos jolies femmes .
Quel que soit le résultat des recherches de M. Cadet ,
on ne peut que lui savoir gré de ses intentions patriotiques
, et on lira avec plaisir son petit ouvrage , écrit
avec clarté , précision et élégance. D.
ΜΑΙ 1808 . 375
LAMI DE LA SANTÉ pour tous les sexes et tous les
ages , contenant 1º . Les moyens de conserver la santé;
2º. le traitement des maux qui peuvent se passer des
soins d'un médecin ; 3º. les secours prompts que certaines
maladies exigent , qu'on ne peut différer sans
danger , et que l'on peut administrer sans crainte ,
en attendant l'arrivée du médecin : par PHILIBERT
PÉRIER , docteur-médecin , membre correspondant
de la Société médicale d'émulation de Paris. Un vol.
in-8° de 400 pages. Prix , 5 fr. , et 6 fr. 25 c. franc
de port. A Paris , chez Delalain , imprim .-libraire ,
rue Saint-Jacques , nº 38 .
POUR donner une idée de l'utilité incontestable de cet
ouvrage , nous ne pouvons mieux faire que de citer le
commencement de la préface de l'auteur :
<<En écrivant , dit-il , cet ouvrage pour les gens du
>> monde , mon intention est , non pas de leur fournir
>> des moyens de guérison pour se traiter eux-mêmes
>>>mais de leur indiquer ce qu'il convient de faire , lors-
>> qu'ils sont en santé, pour ne pas tomber malades ; de
>> leur apprendre à se passer du médecin dans quelques
>>>maladies , qui , étant peu dangereuses par elles-mêmes,
>>>n'exigent pas qu'ils appellent un homme de l'art ;
>> enfin de les éclairer , soit sur l'emploi de quelques
>> moyens propres à suspendre les progrès de certaines
>>> maladies , qui exigent des secours prompts et assez effi-
>> caces , pour permettre alors d'attendre l'arrivée d'un
>>> médecin , soit sur la conduite à tenir dans certains
>> cas , pour ne pas agraver la maladie. Combien , en
>> effet , n'y a-t- il pas de personnes qui ont été victimes
>>de leur imprudence par la seule ignorance des prin-
>>>cipes de l'hygiène ; et combien plus encore n'en trouve-
>> t- on pas à qui de prétendues connaissances en méde-
>> cine ont été funestes !
>> C'est donc après avoir bien réfléchi sur l'inconvé-
>>nient des médecines populaires , que j'ai essayé d'en
>> donner une qui renferme ce que les autres ont de
,
376 MERCURE DE FRANCE ,
>> bon , en évitant le juste reproche qu'on leur fait, d'être
>> une source d'erreurs et de méprises pour les gens du
>>monde. Il me semble que la plupart de ceux qui se
>> sont occupés jusqu'à présent de ce sujet , ne l'ont pas
>> tout à fait envisagé sous son véritable point de vue ,
>> en ce qu'ils se sont bien moins proposé de donner des
>> conseils de santé , que d'offrir des principes de méde-
•>> cine. Pour moi , persuadé que cet art difficile ne pent
>> être exercé sans danger , par des personnes qui n'en
>> ont pas fait une étude particulière , j'ai suivi un plan
>> tout opposé ; et l'on ne m'accusera pas d'avoir mis des
>> armes dangereuses entre les mains des gens qui ne
>> peuvent en faire qu'un mauvais usage. Je pourrais
>> citer l'opinion d'un grand nombre d'auteurs qui ont
>>>tous fait sentir le danger de chercher à donner au
>> peuple des notions de médecine.>>>
Après avoir fait connaître en quoi ceux qui ont traité
ce sujet , se sont éloignés du véritable but , l'auteur expose
dans cette même préface le plan qu'il a suivi , ét
dont une courte et parfaite analyse se trouve heureusement
renfermée dans le titre même de l'ouvrage.
Nous ne craignons pas d'avancer qu'il tient tout ce qu'il
promet; que son plan ne pouvait être mieux conçu ;
enfin , qu'il nous paraît bien préférable au plus grand
nombre des ouvrages de ce genre , qui , malgré la réputation
méritée de leurs auteurs , ont fait plus de mal
que tout l'empyrisme des charlatans. Depuis long-tems
on en désirait un qui pût être mis sans danger entre les
mains des gens du monde , où ils n'apprissent que ce
qu'ils doivent savoir , et qu'il leur parlat, en quelque
sorte de médecine , sans les initier aux principes de l'art .
Nous avouerons que celui-ci nous paraît remplir parfaitement
l'attente des hommes éclairés , et qu'il doit
être pour tout le monde , une espèce de veni mecum ,
propre à être consulté dans toutes les circonstances de
lavie.
>
ΜΑΙ 1808. 377
VARIÉTÉS ..
SPECTACLES .- Théâtre Impérial de l'Opéra- Comique. -
Première représentation d'Amour et mauvaise Téte , opéracomique
en trois actes .
La plus belle saison de l'année n'est pas la plus lucrative
pour les comédiens. La première représentation d'un opéracomique
, en trois actes , n'avait pas même attiré assez de
curieux pour garnir la salle de Feydeau .
On s'aperçoit aisément qu'Amour et mauvaise Tête est
le coup d'essai d'un très-jeune homme; mais il n'est pas
facile de mettre nos lecteurs dans la confidence de l'ouvrage
: à travers les nombreux morceaux de musique
dont il est surchargé , on n'a pu que difficilement en concevoir
le plan; tout ce que nous avons pu y reconnaître
c'est que Valaincourt , jeune étourdi , et que l'on annonce
avoir une mauvaise tête , aime Ernestine , fille de M. de
Creneuil : le père est fortement prévenu contre lui , ce qui
ne l'empêche pas de lui donner sa fille à la fin du troisième
acte. On a trouvé beaucoup trop de ressemblance entre
le caractère de Valaincourt et celui de St -Foix dans le
joli opéra de M. Duval .
La musique a paru en général manquer de couleur ; le
compositeur n'a pas assez soigné l'ouverture , qui , à bien
dire , n'est qu'un concerto de clarinette avec accompagnement
obligé .On dit que les maîtres d'Italie négligent, presque
tous, les ouvertures ; mais le public à Paris est plus exigeant,
il veut que l'ouverture d'un opéra soit une esquisse rapide
qui indique les principales situations de l'ouvrage. La partition
de l'orchestre a fait plaisir ; les accompagnemens sont
gracieux, et tout fait espérer que M. Paccini réussira complètement
lorsqu'il rencontrera un poëme mieux tracé et
mieux conduit que celui d'Amour et mauvaise Tête.
Nous avons déjà , dans ce Journal , reproché à Mlle Michu
de négliger son chant. Si cette jeune actrice n'était pas
intéressante par ses dispositions , nous ne lui donnerions
pas des conseils qui ne sont dictés que par le désir sincère
de voir la fille d'un acteur qui a fait long-tems les délices
de ce théâtre , se rendre digne du nom qu'elle porte ; nous
T'invitons à travailler sérieusement son organe qui parait
rude et difficile à assouplir.
378 MERCURE DE FRANCE ,
Théâtre du Vaudeville. - Première représentation du
Retour au Comptoir , ou l'Education déplacée.
Le but de cet ouvrage est de prouver qu'il faut rester
à la place que le sort nous a assignée. M. et Mme Simon
tiennent un magasin de nouveautés ; ils ont pour filles
Toinette et Louison , mais ces deux soeurs ne reçoivent pas
la même éducation : Louison , que l'on n'appelle plus que
Corinne , est élevée dans un pensionnat à la mode ; Toinette
qui a gardé son nom de baptême , tient au comptoir
la place de la mère. Après un cours complet d'études ,
Corinne revient à la maison paternelle entourée de ses
maîtres de dessin, chant et musique, qui, croyant M. Simon
très-riche , lui protestent que Corinne pourrait au besoin
donner des leçons dans ces arts différens. Le bon marchand,
que cette éducation brillante a ruiné, les prend au mot
et les prie de chercher des écoliers à sa fille , mais ils s'en
excusent tous trois en disant que la diversité de ses études
ne lui a pas permis de rien approfondir. Corinne cruellement
désabusée sur les louanges que ses maîtres lui donnaient
, leur répond que cette leçon est la dernière qu'elle
recevra d'eux , mais qu'au moins elle en saura profiter ; en
effet, elle renonce aux arts et prend au comptoir la place
de Toinette qui épouse M. Duvernoy , bon fabricant de
Château-Chinon. La scène des maîtres est d'une intention
vraiment comique .
Les auteurs du Retour au Comptoir vivement demandés ,
ont été nommés au milieu des applaudissemens ; ce sont
MM. Georges Duval et Jules . B.
NOTES sur la cérémonie funèbre qui a été célébrée à Auteuil ,
le 14 mai 1808 , pour les obsèques de M. CABANIS .
Le 14 mai 1808 , on a transféré à l'église de Sainte -Geneviève , pour
y être inhumé, le corps de M. Pierre - Jean-Georges Cabanis , membre du
Sénat-Conservateur , de l'Institut , de l'Ecole de médecine de Paris , décédé
à Rueil , près Meulan , le 6 mai. Cette translation a été précédée d'une
cérémonie funèbre , célébrée dans l'église d'Auteuil, village où M. Cabanis
avait fixé sa résidence , depuis plusieurs années , retenu sans doute
par le double lien des souvenirs et de l'amité (1) . A cette solennité dou-
(1) La tombe de Mme Helvétius se trouve àAuteuil , où M. et Mine de
Praslin , amis intimes de M. Cabanis , passaient une grande partie de
l'année ; à Auteuil , où demeure aussi M. Destutt-Tracy , qui aima
MAI-1808 . 379
loureuse et touchante , ont assisté des députations considérables du Sénat,
de l'Institut , de l'Ecole de médecine de Paris ; les parens , les amis
les plus intimes de M. Cabanis , et un grand nombre de personnes que
la reconnaissance et les regrets avaient réunies , et presque confondues
autour du cercueil de l'honorable collègue , de l'illustre confrère , de
l'excellent ami, de l'homme de bien.
M. le sénateur Garat , ami de M. Cabanis , a prononcé , dans cette
séance de deuil , un discours dont mes larmes et l'émotion profonde de
P'orateur , m'auraient permis à peine de saisir le sens , si je n'avais partagé
les sentimens exprimés d'une manière si touchante dans ce discours ,
et connu tous les titres de l'illustre défunt , aux regrets de ses contemporains
, et aux souvenirs de la postérité.
Tout entier à sa pénible situation , M. Garat n'a fait aucun effort pour
en sortir ; on a vu évidemment que c'était moins un éloge , qu'un dernier
adieu . «O ! mon ami , lui a-t-il dit , je viens te parler pour la dernière
fois; je viens déposer sur ton monument funèbre , le tribut de nos
regrets : mais comment remplirai-je cette pénible tâche ; comment pourrai-
je trouver quelques paroles , lorsque ces images de la mort glacent ma
"pensée , lorsque la douleur étouffe ma voix , lorsque les mouvemens de
mon ame me porteraient à me précipiter sur ton cercueil , et à y demeurer
attaché , dans le silence et le recueillement de la consternation ! >>>
Dans une semblable situation , M. Garat s'est borné à jeter un coupd'oeil
rapide sur la vie et les ouvrages de M. Cabanis , et a rappelé ses
premiers essais littéraires , sès études sur Homère , ses travaux relatifs à
la médecine , l'objet et le mérite de ces travaux ; mais sur- tout , les qua
lités dominantes de son ame , qui donnaient tant de prix et de charme à
son commerce , et qu'il a si bien , si constamment développées dans le
sentiment exquis et continu de la bienfaisance et de l'amitié , Habituellement
livré , par la direction de son esprit , et par la nature de ses méditations
, aux sentimens les plus élevés de la philantropie , M. Cabanis
'ne s'oubliait jamais dans ces hautes affections, et savait les concilier
avec les soins journaliers de la bienfaisance , avec les attentions délicates
de l'amitié , et les sollicitudes tendres et détaillées , dont les personnes
de sa famille et de son intimité , étaient l'objet.
M. Cabanis consacra ses premiers travaux littéraires , à la langue
grecque , et à une lecture approfondie des poëmes d'Homère , dont il a
traduit plusieurs chants ; il semblait vouloir se préparer , par la contemplation
de ces tableaux antiques des beautés de la nature , à l'étude
positive et scientifique de ses phénomènes , de ses lois .
Les langues modernes ne furent point négligées par M. Cabanis qui' ,
tendrement M. Cabanis , qui en 'fut si tendrement aimé , et qui , dans
quelques mois , vient d'éprouver des pertes si douloureuses , dont
malheureusement sa généreuse amitié sent trop bien toute l'étendue .
580 MERCURE DE FRANCE ,
d'ailleurs, n'eût jamais le dessein d'employer cette connaissance pour des
Ictimes multipliées ; il avait trop de sagesse et d'élévation dans l'esprit ,
ditM. Garat , pour n'avoir pas aperçu de bonne heure , que la science
des vérités n'est pas très-étendue ; il voulait seulement pouvoir entendre
et apprécier les auteurs originaux les plus recommandables , sans
la translation toujours peu sûre de leur pensée dans une autre langue;
et il apprit peut-être quatre ou cinq langues , pour connaître à fond
une douzaine d'ouvrages du premier ordre .
M. Cabanis fit ses premières études médicales , sous la direction de ce
Dubreuil, dont il ne parlait jamais qu'avec la plus vive émotion ; de ce
Dabreuil, d'ailleurs si généreux , si éclairé , inspirant tant de confiance
et d'intérêt à ses malades , qui devenaient ses amis , et au point, que ,
lorsqu'il avait le malheur d'en perdre , c'était lui que l'on plaignait ,et
qui méritait en effet d'inspirer alors un tel sentiment.
M. Garat a rappelé d'une manière générale , l'objet et le mérite de
plusieurs des ouvrages de M. Cabanis , dont nous avons donné les titres
dans notre précédent numéro ; il a montré sur-tout , la direction constante
des travaux auxquels son ami n'a cessé de se livrer , depuis le moment
où il embrassa la profession de médecin , à l'exercice de laquelle
les circonstances lui ont toujours permis de se livrer , avec une indépendance
et une libéralité , dont la noblesse et la bienfaisance de son
ame lui avaient fait un besoin. J. L. MOREAU (de la Sarthe.)
NOUVELLES POLITIQUES .
i
LES nouvelles d'Espagne prennent chaque jour un nouveau
degré d'intérêt. Aussi nous croyons devoir leur consacrer
de préférence aux nouvelles , peu importantes d'ailleurs
, des autres pays , l'espace très-circonscrit que nous
pouvons réserver pour la politique.
Madrid,le 6 Mai 1808.- Extrait de la séance de la
Junte supréme du Gouvernement , du 4 Mai 1808. - « Le
4 de Mai 1808 , la Junte suprême de gouvernement , réunie ,
considérant que les circonstances extraordinaires dont il
est parlé dans la lettre de S. A. I. existent effectivement ;
que la famille royale est réunie à Bayonne , d'où nous
apprendrons dans peu ce qui aura été prononcé sous la
médiation de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie ;
qu'enfin il est entendu que rien dans la présente séance ne
doit anticiper ou préjuger les arrangemens attendus de
Bayonne ;
Aarrêté : qu'elle confère la présidence de la Junte su
ΜΑΙ 1808. 581
prème de gouvernement , à S. A. I. et R. le grand-duc de
Berg.
D'après cela , la Junte a nommé à l'unanimité pour sou
secrétaire , le colonel comte de Casa-Valencia , lequel tiendra
et conservera les minutes des délibérations de chaque
séance , et en contre-signera toutes les expéditions , etc. , etc . >>>
Signé , JOACHIM.
う
Bayonne, le 11 Mai.-Par un traité conclu entre l'Empereur
Napoléon et le roi Charles , auquel ont adhéré le
prince des Asturies et les infans don Carlos , don Francisque
et don Antonio , ce qui compose la totalité des membres
de la maison d'Espagne , tous les différends existans ont été
applanis. On ignore encore les conditions du traité. Suivant
nos constitutions , il ne peut pas être rendu public avant
d'avoir été communiqué au Sénat. Mais on voit par la proclamation
du roi d'Espagne et par celle du prince des
Asturies , que l'Empereur Napoléon est revêtu de tous les
droits de la maison d'Espagne. Le roi Charles , la reine
Louise-Marie , la reine Marie-Louise et l'infant don Francisque
dinent aujourd'hui chez l'Empereur et partent demain
pour Bordeaux. Ils feront ce voyage en quatre jours. Ils
passeront deux jours à Bordeaux , et se rendront de-là à
Fontainebleau , d'où ils iront à Compiègne. On croit que
cette résidence a été affectée , par Sa Majesté , au roi Charles ,
pour en jouir sa vie durant.
Le prince des Asturies , l'infant don Carlos et l'infant
don Antonio ont passé hier la soirée avec LL. MM. l'Empereur
et l'impératrice. Ils sont partis aujourd'hui à cing
heures du matin pour Bordeaux. Ils seront deux jours en
route. Ils passeront deux jours à Bordeaux , et se rendront
ensuite à Valençai d'où il est probable qu'ils iront à Navarre.
On croit que S. M. leur a cédé cette superbe terre
et la forêt qui en dépend.
-On dit que beaucoup d'Espagnols de distinction sont
en route pour Bayonne , où il parait que S. M. va tenir une
Junte générale. On présume qu'elle s'occupera non-seuler
ment de régler ce qui concerne la succession au trône ,
mais encore de statuer sur les améliorations que tous les
bons Espagnols réclament.
-S. M. C. a envoyé plusieurs proclamations enEspagné
pour exhorter les autorités et les habitans à regarder les
Français comme des frères , et à se soumettre aux mesures
2
382 MERCURE DE FRANCE ,
que prendra S. M. l'Em ereur Napoléon pour assurer la
tranquillit et le bonheu de ce royaume. Voici la lettre
que le roi a dressée au Conseil suprème de Castille , etc. :
Au Conseil de l'Inquisition , etc.
Dans ces circonstances extraordinaires , nous avons voulu donner une
дов lle preuve de notre amour à nos aimés sujets , dont le bonheur a
été pendant tout notre règne , le constant objet de nos sollicitudes . Nous
avons donc eédé tous nos droits sur les Espagnes, à notre allié et ami
l'Empereur des Français , par un traité signé et ratifié , en stipulant Pintégrité
et l'indépendance des Espagnes , et la conservation de notre sainte
religion , non-seulement comme dominante , mais comme seule tolérée
enEspagne.
Nous avons , en conséquence, jugé convenable de vous écrire la présente
, pour que vous ayez à vous y conformer , à la faire connaître , et
à seconder de tous vos moyens , l'Empereur Napoléon. Montrez la plus
grande union et amitié avec les Français , et sur-tout , portez tous vos
soins à garantir les royaumes de toute rébellion et émeute.
Dans la nouvelle position où nous allons nous trouver , nous fixerons
souvent nos regards sur vous , et nous serons heureux de vous savoir
tranquilles et contens.
Donné au Palais Impérial , dit du Gouvernement, le 8 mai 1808 .
Signé, MOI LE ROI.
- La traduction de la pièce ci-après , a été insérée dans
le Moniteur.
DON FERDINAND , prince des Asturies , et les infans don Carlos et
don Antonio , sensibles à l'attachement et à la fidélité constans que
leur ont témoigné tous les Espagnols , les voient avec la plus grande
douleur au moment d'être plongés dans la confusion , et menacés des
extrêmes calamités qui en seraient la suite ; et sachant qu'elles proviendraient
en grande partie de lignorance dans laquelle ils sont , soit des
motifs de la conduite que LL. AA. ont tenue jusqu'ici , soit des plans
déjà tracés pour le bonheur de leur patrie , ils ne peuvent se dispenser
de chercher à les détromper par les salutaires avis qui leur sont nécessaires
pour ne pas entiaver l'exécution de ces plans , et en même tems
de leur donner le plus cher témoignage de l'affection qu'ils ont pour
eux.
Ils ne peuvent en conséquence s'empêcher de leur faire connaître que
les circonstances dans lesquelles le prince prit les rênes du gouvernement
à la suite de l'abdication du roi son père , l'occupation de plusieurs provinces
du royaume et de toutes les places frontières par un grand nombre
detroupes françaises , la présence de plus de 60,000 hommes de la même
nation dans la capitale et dans les environs , enfin beaucoup de données
que d'autres personnes ne pouvaient avoir , leur persuadèrent qu'étant
ΜΑΙ 1808 . 383
entourés d'écueils , ils n'avaient plus que la liberté de choisir entre plusieurs
partis , celui qui produirait le moins de maux , et qu'ils choisirent
comme tel , le parti d'aller à Bayonne .
Après l'arrivée de LL. AA. RR. à Bayonne , le prince alors roi apprit
inopinément la nouvelle que le roi son père avait protesté contre son
abdication , prétendant qu'elle n'avait pas été volontaire. Le prince
n'ayant accepté la couronne que dans la persuasion que l'abdication était
libre , fut à peine assuré de l'existence de cette protestation , que son
respect filial le détermina à rendre le trône, et peu après le roi son père
y renonça en son nom et au nom de toute sa dynastie , en faveur de
l'Empereur des Français , afin qu'ayant en vue le bien de la nation ,
l'Empereur choisit la personne et la dynastie qui devait l'occuper à
l'avenir.
Dans cet état de choses , LL. AA RR. considérant la situation dans
laquelle elles se trouvent et les circonstances critiques où l'Espagne est
placée ; consisérant que dans ces circonstances , tout effort de ses habitans
à l'appui de leurs droits serait non-seulement inutile , mais funeste , et
qu'il ne servirait qu'à faire répandre des ruisseaux de sang , à assurer la
perte tout au moins d'une grande partie de ses provinces et celle de toutes
ses colonies d'outre -mer , s'étant d'ailleurs convaincos que le moyen
le plus efficace pour éviter de tels maux , serait que chacune de LL.
AA. RR. consentit en son nors et en tout ce qui lui appartient , à la
cession de ses droits au trône , cession déjà faite par le roi leur père ;
réfléchissant également que Sa dite Majesté l'Empereur des Français
s'oblige , dans cette supposition , à conserver l'indépendance absolue et
l'intégrité de la monarchie espagnole , ainsi que toutes ses colonies
d'outre-mer sans se réserver , ni démembrer la moindre partie de ses
domaines ; qu'elle s'oblige à maintenir l'unité de la religion catholique ,
les propriétés , les lois , les usages ; ce qui assure pour long-tems et
d'une manière incontestable la puissance et la prospérité de la nation
espagnole , LL. AA. croient donner la plus grande preuve de leur générosité
, de l'amour qu'elles lui portent , et de leur empressement à
suivre les mouvemens de l'affection qu'elles lui doivent, en sacrifiant ,
en tout ce qui leur appartient , leurs intérêts propres et personnels ,
àl'avantage de cette nation , et en adhérant par cet acte , comme ils ont
adhéré par une convention particulière , à la cession de leurs droits au
trône ; elles délient en conséquence les Espagnols de leurs obligations à
cet égard , et les exhortent à avoir en vue les intérêts communs de la
patrie , en se tenant paisibles , en espérant leur bonheur des sages dis
positions et de la puissance de l'Empereur Napoléon. Par leur empres
sement à se conformer à ces dispositions , les Espagnols doivent croise
qu'ils donneront à leur prince et aux deux infans le plus grand témoi
gnage de leur loyauté , comme LL. AA . RR. leur donnent le plus grand
témoignage de leur tendresse paternelle , en cédant tous leurs droits
384 MERCURE DE FRANCE , MΑΙ 1808.
et en oubliant leurs propres intérêts pour les rendre heureux , ce qui
est l'unique objet de leurs désirs .
Bordeaux , le 12 mai 1808.
Signé , YO EL PRINCIPE ; CARLOS et ANTONIO.
ANNONCES .
Dictionnaire d'anecdotes , de traits singuliers et caractéristiques ,
historiettes , bons mots , naïvetés , saillies , réparties ingénieuses , etc. etc.
Nouvelle édition. Deux vol. in-8°. Prix , 6 fr. , et 8 fr. franc de port .
A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue Haute-Feuille , nº 23 ,
acquéreur du fonds de M. Buisson.
Athénée des Dames ; ouvrage d'agrément et d'instruction , uniquement
réservé aux femmes , par une Société de Dames françaises , et
rédigé par Mme de Beaufort-d'Hautpoul. On y a joint des planches
gravées en taille-douce. Tome II. Livraisons I à IV. A Paris , chez
Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10 .
La Ferme, prix remporté à la Société d'agriculture de Paris , le 28
décembre 1789 , et application de la récente découverte de l'auteur , à la
Construction des grandes et petitesfermes. Troisième édition in-8 ° ,
avec de nouvelles notes , et 3 gravures , dont deux enluminées . Prix ,
3 francs . A Paris , chez le sieur Cointeraux , rue Folie-Méricourt , nº. 4;
Lenormant , rue des Prêtres Saint -Germain- l'Auxerrois ; Debray , rue
Saint-Honoré , vis-à-vis celle du Coq , et Werlet , rue Saint-Sauveur-
Saint-Denis , nº. 41 .
L'ancienne Société royale d'agriculture de Paris , avait proposé en 1789
pour sujet du prix , la question suivante :
« 1 ° . Quels sont les meilleurs moyens de garantir les habitations de la
>>>campagne , des accidens auxquels elles sont le plus souvent exposées ;
>2º. d'en rendre le séjour plus sûr , plus sain , plus commode; 3°. et la
>>construction plus économique. »
Le prix fut décerné au mémoire de M. Cointeraux ; c'est cet ouvrage
que l'auteur publie pour la troisième fois .
De l'Amour , considéré dans les lois réelles etdans les formes sociales
de l'union des sexes ; par P. de Senancourt. Seconde édition , avec des
additions considérables , et une gravure allégorique . Un volume in-8°.
Prix , 5 francs , et 6 francs franc de port. A Paris , chez Capelle et Renand,
libraires-commissionnaires , rue J. J. Rousseau. 1808.
Conteset Fables , suivis de quelques mots de Piron, mis en vers, par
Jean-François Guichard. Deuxième édition . Deux volumes in-12, Prix ,
3 francs 60 centimes , et 4 francs 50 centimes par la poste . AParis , chez
Léopold Collin , libraire , rue Gilles - Coeur , nº. 4. 1808.
Ontrouve également chez le même libraire , les chefs -d'oeuvre de Voltaire
, nouvelle édition , 4 volumes in- 18. Prix , 6 francs , et 7 francs
75 centimes par la poste.
(N° CCCLVIII. )
( SAMEDI 28 MΜΑΙ 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
a
DERT
DE
5.
cen
CHANT DES ISRAÉLITES SUR LA MORT DE LA FILLE DE
JEPHTÉ .
ÉLÉGIE qui a été citée honorablement à l'Académie des Jeux
floraux , le 3 mai 1808.
Non loin de Galaad , sur un mont écarté
Qu'ombragent des cèdres antiques ,
Les vierges d'Israël , en ces tristes cantiques ,
Honoraient tous les ans la fille de Jephté.
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
Ainsi la plante salutaire
Est coupée en sa tige avant que de fleurir :
Son suc porte au malade un secours nécessaire ,
Il est sauvé; mais elle vamourir.
Israël a péché ; Dieu remet sa vengeance
Aux descendans d'Ammon , peuple cruel et fiert
Ala voix du Seigneur , il s'élève , il s'avance ,
Comme au souffle des vents les sables du désert:
Israël n'a plus de défense.
La commune douleur s'exhale par des cris .
Mais cependant Jephté rassemble les débris
Bb
386 MERCURE DE FRANCE ,
Des bataillons jadis remplis de zèle :
Prosterné devant Dieu , confiant et soumis ,
Il élève ses mains : « Aux coups des ennemis
>> Livreras-tu , Seigneur , le juste qui t'appelle ,
> Qui place dans toi seul sa force et son appui ?
1
>> Pardonne en sa faveur à ce peuple infidèle .
>> Protège- le : reste avec lui !
>> Et puisque d'Israël doit s'expier le crime ,
>> Lorsque de Galaad nous joindrons les remparts ,
D A ta fureur je vouerai pour victime
» Le mortel qui d'abord frappera mes regards. >>>
Guerriers , n'approchez pas : laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
,
Jephté parle : il fléchit le Seigneur des armées ,
Son bras est avec nous : désormais sans soutien ,
J
L'impie Ammonéen
De ses guerriers mourans voit les plaines semées .
Ainsi le feuillage orgueilleux ,
Dont se revêt un arbre vigoureux ,
Dès qu'il ne reçoit plus la sève nourricière ,
Tombe , et languit dans la poussière.
Aux murs de Galaad nos fortunés soldats
Arrivent annoncés par des chants de victoire :
Le peuple avec transport vient célébrer leur gloire ;
Il adresse au Dieu des combats
Sa reconnaissante prière.
La fille de Jephté précède tous les pas ;
Elle venait au-devant de son père !
C'est elle que Jephté découvre la première :
C'est l'holocauste du Seigneur !
Cessez ces vains concerts , instrumens d'allégresse ,
Et que des sons plaintifs inspirent la douleur !
D'Israël c'est le chef vainqueur
Qui doit sacrifier l'enfant de sa tendresse ,
L'unique espoir où reposait son coeur !
Non , il ne verra point sa table enviromée
De nombreux rejetons , charme de ses vieux ans :
Sa fille , vierge encor , finit sa destinée
Aux premiers jours de son printems .
La vigne fleurissait : de la foudre frappée
ΜΑΪ 1808. 387
Sa tige en vain survit à ses bourgeons naissans ;
Jusqu'en sa racine coupée
Stérile , elle se fane , et meurt avant le tems.
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ;
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel :
Le gage infortuné du succès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël.
Pendaut deux mois , parcourant nos montagnes ,
La fille de Jephté gémit sur ses malheurs ,
Et ses fidèles compagnes
La suivent en versant des pleurs.
Elle est au matin de la vie ,
Elle n'en verra pas le soir.
Des filles d'Israël le glorieux espoir ,
L'espoir de devenir la mère du Messie ,
Pour elle est perdu sans retour.
Pleure , victime obéissante ,
Offre au Seigneur une plainte innocente ;
Tu n'embrasseras point les fruits de ton amour.
Et tu disparaîs de la terre
Comme un songe , une ombre légère
Qui ne laisse rien après soi .
De Dieu qui connaîtra la loi !
Ses jugemens impénétrables
Atteignent tour-à-tour les justes , les coupables ,
Et l'homme devant lui rentre dans le néant .
En silence , adorons ses décrets immuables ,
Bénissons le Seigneur , gloire au Dieu tout-puissant !
Guerriers , n'approchez pas ; laissez couler nos larmes ,
Ne troublez pas ce chant funèbre et solennel:
Le gage infortuné du suecès de vos armes ,
La fille de Jephté périt pour Israël .
ENIGME.
Nous sommes quatre pour porter
Un quadrupède de grand poids ;
Il pèse au moins cinquante fois
Autant que nous pouvons peser.
Nous fréquentons fort peu le liquide élément ,
Nous foulons à nos pieds la terre , et cependant
Bba
388
MERCURE DE FRANCE,
Avec le croissant de la lune
Notre tournure est tant soit peu commune.
Dans le détail que je te fais ,
Ne penses pas que je me plais
Ate forger un ridicule conte.
Ami lecteur , j'en aurais honte :
On me forge toujours , je ne forge jamais .
$ ........
LOGOGRIPHE LATIN ,
Dont le mot est homonyme français et latin , adressé à
L'EMPEREUR NAPOLÉON.
CONSTANTI pede,bis duplici sermone revertor :
Gallica vox in me nobile monstrat opus ,
Quojam nullus adest vectis præstantior Arti :
Sic Deus Orbi Te nobile misit opus .
Altera vox , PRINCEPS , votum sonat omne tuorum.
Tertia si mandat, quis neget obsequium?
Si quis sollicitus quònam vox quarta refugit ?
Intrò grande tuum pectus adire licet.
ParLOUIS VERDURE , directeur des postes ex
imprimeur, au Blanc (Indre).
CHARADE.
Sur mes six pieds , je précédais à Rome
César , Pompée et Cicéron :
L'ange aussi bien que le démon ,
Et la bête aussi bien que l'homme ,
Sonttous connus par mondernier :
Au mois de mai refleurit monpremier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Fer-à-repasser.
Celui du Logogriphe est Craie , dans lequel on trouve air, rate
( poisson ) , arc, carie , cire , Caire , icare , raie ( ligne ), cri, air ( musique
) , jare.
Celui de la Charade est Pa-tente.
ΜΑΙ. 1808. 389
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS .
(MELANGES. )
LES ÉPOUSEURS ,
« Our , je te l'ai toujours promis , ma chère Mathilde , et
> je tiendrai ma parole , disait le bon William Brady à sa
>>fille , en revenant de la promenade qu'il faisait tous les
>>soirs avec elle dans sa caleche ; tu n'auras jamais d'autre
» époux que celui qu'aura choisi ton coeur ; mais il choisira
>>bien, n'est-il pas vrai , mon enfant ? Il faut qu'en fermant
>>les yeux , j'emporte au moins la certitude que je laisse
>>ma Mathilde entre les mains d'un homme qui veillera sur
>>son bonheur. >>>
Miss Brady baissa les yeux et rougit. « Mon père con-
>>nait , dit-elle après un moment de silence , ma respec-
>>tueuse affection pour lui : il peut être persuadé que toutes
» ses volontés seront...... des lois sacrées............et d'ailleurs ,
>>je n'aurai dix-sept ans que le mois prochain , se hâta-
>>t-elle d'ajouter d'un air léger , j'ai tout le tems de faire
>>un choix. - Tu en as du moins toutes les facilités , reprit
>>sir William. N'es- tu pas libre autant qu'une fille bien
» élevée peut désirer de l'ètre ? Je ne refuse l'entrée de ma
> maison à aucun homme honnête , quoique bien convaincu
>>qu'il n'en est pas un qui vienne chez moi pour m'y voir-
>>Tous les yeux sont attachés sur toi; mais pendant ce tems-
> là les miens observent. Oh ! je crois connaître à merveille
>>tout monmonde. T'est-il jamais venu dans l'idée de passer
>> en revue ce cercle d'adorateurs ?- Quoi ! mon père ,
> pensez-vous que je fasse plus d'attention qu'il ne convient
>>à des hommes dont les uns sont amenés chez vous par dé-
>> soeuvrement , les autres par la curiosité peut-être ? Croyez-
>>vous que leurs personnes , leurs complimens puissent être
>>pour moi l'objet de réflexions bien profondes ? Je vois ,
>>j'écoute tout cela avec une indifférence...... Voilà qui
>>est bien philosophique , ma chère enfant ! Comment ! tu
>>ne serais pas en état de me dire , par exemple , si j'ai
>>bien jugé le jeune Henri Ashton ? Amon avis , il est doué
>>d'un heureux caractère , mais on ne peut le citer , néan-
>>m>oins ,pour un sujet bien distingué.-Non, certes , ré-
> pondit Mathilde du ton le plus décidé. Et le fils de -
590 MERCURE DE FRANCE ,
> mon vieil ami , sir Edouard Broomley , ne possède-t-il
>> pas toutes les qualités qui doivent faire l'orgueil d'un
>>père , et garantir le bonheur de la femme qui sera la
>> sienne ? De plus , une fortune solide , et enfin ce qui, de
>> mon tems , ne déplaisait point aux dames , une figure ,
> une taille ..... - Oh ! assurément , mon père , M. Broomley
» a un mérité que l'on ne peut contester ; mais si j'osais me
>> permettre une observation , il me semble que ce jeune
>>homme manque d'un certain naturel , d'une certaine
>>> franchise que je mets avant tout.-Et tu avais l'air de
>> ne connaître aucun des individus que nous voyons le plus
>>>habituellement ! Il faut pourtant que le pauvre Broomley
>> ait été soumis par toi à un examen bien réfléchi. Enfin ,
>> c'est sa faute s'il ne te plaît pas davantage. Mais le capi-
>> taine Harrod ? je t'avoue , moi , que cethomme me paraît
>> calculer plus en banquier qu'en militaire ; sa conversation
>> roule constamment sur mes deux cents mille livres sterling ,
>> et quand je veux lui parler de ses campagnes , il me
>> ramène toujours aux actions de la compagnie des Indes.
>>- Que vous êtes bon d'écouter , et même de recevoir ce
>> lourd discoureur ! Il se ferait scrupule de prononcer le
>> nom d'une jeune personne de Londres , sans y ajouter
>> aussitôt à combien de guinées et de schellings doit se
>> monter sa dot. Ma foi , ma chère amie , à la manière
>> dont tu arrranges tous les hommes que je viens de te
>> nommer , il me semble que je ferai prudemment de ne
>> pas prolonger cette revue , ne fût-ce que par charité pour
>> ceux dont tu n'as pas esquissé les portraits. D'ailleurs ,
>> qui mériterait encore d'arrêter nos regards ? Serait-ce un
>>jeune Blanford , de tous les étourdis de Londres le plus
>> fou , de tous les beaux esprits du jour le plus insipide ?
>> A ta place , je le confesse , ses fades jeux de mots et ses
>> éternels petits vers , me le feraient prendre dans la plus
>>belle aversion. Hem , qu'en penses-tu , mon enfant ? »
-
Mathilde toussait , s'agitait ; elle s'impatientait contre le
soleil couchant , contre la poussière , contre les passans.-
>> Et si tu savais en outre , chère Mathilde , reprit sir Wil-
>> liam , combien j'ai à me plaindre du père de ce M. Blan-
>> ford ? Mais , monpère , avec votre permission , devez-
>> vous en rendre le fils responsable ? En honneur , vous le
» traitez avec une rigueur , une injustice..... » -Mathilde
se tut et se mordit les lèvres. Sir William feignit de ne
point s'en apercevoir , et ils rentrèrent dans Londres , gardant
l'un et l'autre le plus profond silence.
1
ΜΑΙ 1808. 391
Le jour suivant, tous les hommes dont il avait été question
dans l'entretien que nous venons de rapporter , se trouvèrent
réunis à dîner chez sir William . C'était d'après l'invitation
de miss Braddy : elle désirait fèter l'arrivée d'une
cousine , qui avait été la compagne et l'amie la plus intime
de son enfance. Le nombre ordinaire des convives était
augmenté d'un jeune officier , Alfred Wilson , qui arrivait
d'Amérique avec son régiment. En peu de minutes , ses
regards , ses propos annoncèrent des prétentions sur la riche
héritière; et aussitôt les quatre anciens rivaux , réunis pour
la première fois par un intérêt commun , se liguèrent
contre le nouveau venu. Miss Anna , la jeune cousine ,
reçut des politesses marquées de chacun d'eux: tous étaient
persuadés qu'on ne pouvait avoir de meilleur appui auprès
de Mathilde , que la confidente de toutes ses pensées. Miss
Anna , qui arrivait de sa province , trouva que les hommes
étaient incomparablement plus attentifs , à Londres , pour
les jeunes personnes. Elle répondait à chaque galanterie qui
lui était adressée , par le compliment qui lui paraissait le
plus propre à exprimer sa reconnaissance. Peu jolie , et
encore moins spirituelle , elle ne s'avisa pas une seule fois
de soupçonner que tant de prévenances de la part de gens
inconnus devaient couvrir des intentions cachées. On riait
assez haut des naïvetés de la petite provinciale ; Mathilde
s'en amusa elle-même ; et sir William , sans trop savoir de
quoi l'on riait , prit part à la gaîté générale.
Elle faillit être troublée par la petite guerre extrêmement
vive qui s'était engagée contre le jeune militaire et son
voisin Henri Ashton. Celui-ci , après avoir été l'agresseur ,
se défendait assez mal ; quoiqu'assisté de toutes les grosses
plaisanteries du capitaine Harrod et des calembourgs de
l'aimable Blanford , il allait chercher à se sauver , par une
querelle ouverte , de l'humiliation qui l'attendait dans ce
combat d'esprit, lorsque Mathilde se rangea tout à coup du
parti du jeune officier , et imposa silence à ses adversaires.
Blanford , surpris et piqué à l'excès , voulut témoigner à
Mathilde toute sa mauvaise humeur d'une partialité aussi
révoltante ; il fit une longue sortie contre les coquettes qui
donnent toujours la préférence au dernier venu. Edouard
Broomley , qui jusque - là avait gardé le silence , répondit
par une tirade moins longue , mais plus énergique ,
contre l'indiscrétion de certains hommes avantageux , qui
compromettent et tyrannisent celles qu'ils prétendent forcer
d'agréer leurs hommages exclusifs. Sir William sourit d'un
392 MERCURE DE FRANCE ,
air satisfait ; et de ce moment , Mathilde qui semblait n'avoir
eu d'yeux et d'oreilles que pour Blanford , s'occupa poliment
du modeste Edouard Broomley.
Après le dîner , on proposa d'aller prendre le thé dans
un pavillon situé à l'extrémité du jardin. Chacun des rivaux
profita de cette occasion pour essayer de mettre miss Anna
dans ses intérêts; chacun d'eux lui avoua donc qu'épris de la
plus violente passion pour sa belle cousine, c'était de ses
bons offices désormais qu'il attendait le prixde sa tendresse.
Miss Anna , cette fois, ne pouvait plus se faire illusion sur
le but réel de toutes les attentions dont elle avait été comblée
pendant le repas ; et soudain se développa chez elle
un esprit qui , si Pope a dit vrai , se trouve placé dans
toute tête féminine immédiatement à côté du désir de plaire.
La petite provinciale fit un prompt usage de cette nouvelle
faculté. « Quoi ! c'est donc sérieusement , dit-elle à Blan-
>> ford , que vous voulez consacrer votre vie entière à ma
>> cousine ? Mais savez-vous qu'en me rendant confidente de
>> projets aussi graves , vous m'imposez l'obligation de vous
>> parler avec une franchise qui peut être aussi pénible
» pour moi qu'inattendue pour vous ? Mathilde est ma meil-
>>leure , ou plutôt mon unique amie ; son bonheur m'est
>> plus cher que le mien propre , ainsi , je ne dois rien
>> dissimuler dans une circonstance qui doit décider de son
>> sort. Vous croyez l'aimer , cette chère, petite cousine ,
>> parce que vous avez été séduit par quelques agrémens
>> extérieurs. Elle est fort bien , parfaitement bien , sans
>> doute ; mais si vous découvriez tout à coup quelques dé-
>> fauts essentiels dans sa personne , soyez de bonne foi ,
>> M. Blanford , dites-moi si l'ardeur de vos transports n'en
>> serait pas un peu calmée ?- Des défauts essentiels dans
>> miss Mathilde ! vous m'alarmez ! - Eh bien ! comme vous
» voilà déjà inquiet et troublé ! Rassurez - vous . Des défauts es-
>> sentiels , ce serait trop dire ; mais enfin si quelqu'imperfec-
» tion comme...... par exemple ..... - Comme?mais parlez
>> donc , miss Anna.- Comme..... une taille .... qui tendrait
>> un peu à se tourner.....-Ah ! ciel ! que me dites-vous-
>> là ? Qui se serait jamais douté.... ?-Monsieur Blanford ,
>> en vérité , vous me faites entrer dans des détails d'une
>> indiscrétion ..... Ma pauvre cousine , si elle savait jamais .... !
>>-Oh ! ne craignez rien. Que d'obligation je vous ai , miss
>> Anna ! Oui , dans le fait , quelquefois j'ai cru voir.....
>> Ce qui saute aux yeux de tout le monde.,malgré tout l'art
>> de l'ouvrier qui fait ses corps. Au reste , rappelez- vous
MAI 1808 . 393
» que je ne vous ai rien dit , absolument rien. » Et avant
que Blanford pût lui adresser une nouvelle question , elle
était déjà rentrée dans le pavillon , serrant affectueusement
Mathilde dans ses bras , etlui chuchotant à l'oreille qu'elle
n'aimait rien tant au monde que sa bonne et jolie petite
cousine.
Blanford resté seul fit quelques tours de jardin pour se
consulter. Le résultat de ses profondes réflexions fut qu'il
ne s'exposerait jamais à la honte de se montrer à Hyde-
Park ou à l'opéra , à côté d'une femme qui aurait quelques
irrégularités dans la taille. Ne voulant cependant pas avoir
à se reprocher d'avoir agi avec précipitation , il rejoignit
la société pour vérifier en dernière analyse le rapport de
miss Anna. Pendant que Mathilde versait le thé , il attacha
sur elle un regard auquel il lui semblait impossible que
rien pût échapper. Si Mathilde pouvait se vanter d'un
avantage réel , c'était sans contredit d'une taille et d'une
tournure aussi parfaites qu'élégantes ; mais le judicieux
jeune homme se serait cru désormais indigne de prétendre
à lamoindre pénétration , s'il n'eût vu ce que miss Anna
avait su voir. Il remarqua donc très-distinctement que la
belle qu'il avait jusqu'alors comparée , dans tous ses madrigaux
, à Hébé et à Flore , avait une épaule plus haute
que l'autre , et la tête tant soit peu engoncée. S'approchant
de miss Anna, il lui dit tout bas d'un air important , et en
lui serrant la main comme pour la remercier : « Vous avez
raison ! » Qu'il eût été humilié , s'il avait pu pénétrer qu'il
était la dupe des artifices d'une petite provinciale !
Désespéré de cette découverte , dont il n'imaginait pas
que la réalité pût être mise en doute , il se persuada
bientôt que c'était un procédé bien odieux , de la part de
miss Mathilde , d'avoir cherché à lui en imposer sur un
point aussi essentiel. « Que j'étais aveuglé ! » se disait-il. Ne
pouvant faire éclater librement son dépit contre celle qui
en était l'objet , il saisit avec empressement la première
oecasion que lui fournit la conversation pour rallumer la.
querelle qui avait eu lieu , àtable , entre Alfred Wilsonet
lui . Le jeune officier repoussa plus vivement encore les
sarcasmes de Blanford, et tous les rieurs se rangèrent de
son côté , malgré les préventions existantes contre le nouveau
venu; mais miss Braddy , intérieurement ulcérée de voir
traiter avec aussi peu de ménagement l'homme que son
coeur avait distingué , prit Wilson dans une aversion formelle
, et se promit bien de le lui faire sentir en toutes
circonstances.
i
394 MERCURE DE FRANCE,
Cette petite scène , après avoir amusé quelques instans ,
avait fini , comme il arrive ordinairement , par répandre de
la contrainte et du froid. On se retira de bonne heure. Sir
William , resté seulavec sa fille et sa nièce , paraissait plongé
dans une profonde rêverie. Mathilde lui en demanda le
sujet. « Je réfléchissais , dit le bon homme en souriant , que
>> tu auras bientôt , ma chère fille , autant de poursuivans que
>>la chaste Pénélope. Au reste , laissons-les faire : nous ver-
>> rons bien à la fin lequel de tous ces rivaux viendra à bout
>> de tendre l'arc. Ton M. Blanford a déjà l'air assez sûr
>>de son fait , mais à la preuve , mon enfant , à la preuve !
>> - Mon monsieur Blanford ! Mais , d'honneur , mon père ,
>> vous n'y pensez pas. Si d'autres que ma cousine vous en-
>> tendaient , ne pourrait-on pas croire ?.... Toute raillerie à
>>part, Blanford a pour vous , pour nous tous, l'attachement
>>le plus vrai , l'amitié la plus délicate....... >> Miss Anna
sourit ; Mathilde ne vit pas tout ce qu'il y avait de malin
dans ce sourire , et elle lui serra affectueusement la main.
Il était rare qu'un jour se passat sans que Blanford envoyât
à miss Braddy un bouquet et des vers. Le lendemain matin ,
son domestique parut , comme à l'ordinaire , mais il n'apportait
qu'un papier et point de fleurs. Miss Mathilde ouvre
avec empressement , lit une longue pièce de vers et n'y comprend
rien ; elle appelle Anna , les vers sont relus plus
posément , et à travers un déluge de paroles , les deux cousines
démêlent cette profonde sentence : « Qu'il n'est point
>> de mystère que le tems ne dévoile. » Elle était retournée
en cent façons , puis appuyée de l'exemple de la Nymphe
Calisto , qui n'avait pu dérober son secret aux yeux de Diane .
Enfin M. Blanford, bien aise de faire voir qu'il connaissait
les auteurs français , et trouvant tout naturel de se comparer
à un empereur romain , terminait en s'appliquant ce
vers de Corneille :
Auguste a tout appris , et veut tout oublier .
Miss Braddy , quoique regardant comme impossible de
pénétrer le sens de cette pièce énigmatiqne , se trouva singulièrement
offensée de la comparaison que le poëte osait
faire d'elle avec Calisto ; et prenant aussitôt un crayon ,
elle écrivit au bas de la lettre même : « Je ne sais ce que
>> vous avez appris et ce que vous voulez oublier ; mais je
>> vois que la tête vous a tourné. Ne vous présentez plus
>> chez mon père : vous n'y seriez point reçu. »
Dans la première chaleur de son ressentiment , Mathilde
ΜΑΙ 1808.
1395
se háta d'annoncer à sir William qu'ayant murement réfléchi
sur les défauts essentiels de Blanford , elle se faisait
un devoir d'adopter à l'égard de ce jeune fat la façon de
penser du père le plus tendre et le plus éclairé . « Quelques
>> instances qu'il fasse , ajouta-t-elle , je suis fermement dé-
>> terminée à ne plus le voir. >>> Sir William sourit en observant
l'air solennel et le ton tragique dont Mathilde lui fit
cette déclaration imprévue. « Prends garde , ma chère en-
>> fant, dit-il; ne va pas exposer ton vieux père à prendre
>> un dépit passager pour une résolution irrévocable. » Mathilde,
indignée du seul soupçon d'une telle faiblesse , voulut
attester le ciel et la terre qu'elle avait prononcé sans retour
la disgrace de Blanford. « Ah ! ne fais pas de sermens ,
>> reprit en riant sir William , car je ne pourrais plus te
>>croire ; mais songe que voilà ton honneur intéressé à tenir
>>> ta parole. » Le bon M. Braddy se promit bien , intérieurement
, de seconder de tout son pouvoir les efforts héroïques
de sa fille.; il se flattait de pouvoir diriger désormais
le choix de son coeur ; et , pourlui éviter de nouveaux
périls , il conçut anssitôt le projet de faire subir une rigoureuse
épreuve à tous les hommes qui aspiraient àsamain.
Il ne se doutait pas que sa nièce , sans l'avoir consulté ,
entrât aussi merveilleusement dans ses vues ; et miss Anna ,
de son côté , ne pensait guères que sa jalousie et son astuce
servissent à l'exécution du plan de son oncle. Son calcul
n'avait d'objet direct que sa petite personne. « Certes , se
>>disait-elle en regardant Mathilde , il faudrait que je fusse
>>> née sous une étoile bien sinistre si , en écartant de ma
>> présomptueuse cousine cette foule d'adorateurs , je ne
>> pouvais parvenir à en retenir un seul près de moi. » Fière
du succès presqu'inespéré de sa première tentative , elle
crut pouvoir se promettre une égale réussite de la seconde.
L'occasion de faire un nouvel essai du talent qui venait de
se développer chez elle ne tarda pas à s'offrir.
Edouard Broomley lui donnait le bras à la promenade.
Miss Artna qui , depuis quelques jours , étudiait les personnages
et le degré de faveur dont jouissait chacun d'eux ,
avait déjà suffisamment reconnu qu'aucun n'était plus près
de remplacer et de faire oublier l'aimable Blanford que sir
Edouard , non moins bien partagé que lui pour les agrémens
extérieurs , et doué d'un genre d'esprit infiniment préférable
. Edouard était sensible et délicat à l'excès : miss
Anna ne se méprit pas sur la nature de l'attaque qu'il fallait
lui livrer.
3961 MERCURE DE FRANCE,
-
Elle prit un air si profondément affligé , elle poussait de
și fréquens soupirs , que sir Edouard se crut obligé de la
prier de ne point trouver mauvais qu'il osât lui demander le
sujet de ce noir chagrin. C'est tout ce qu'attendait miss Anna :
<<Quoi , sir Edouard , lui répondit-elle , vous connaissez ma
>> vive tendresse pour ma cousine , et vous pouvez avoir des
doutes sur la cause des peines que j'éprouve !-et ses
>> soupirs redoublèrent.- Votre cousine, miss Braddy !-
>> Comment ! vous n'avez pas remarqué combien elle-même,
>>depuis hier , paraît agitée et soucieuse ?-Pardonnez-moi ,
>>j'ai eru m'apercevoir qu'elle n'avait pas sa gaieté ordinaire ;
>>mais au moment où je cherchais à m'approcher d'elle , et
>>à lui adresser la parole, il m'a semble qu'elle a mis une
>> certaine affectation à s'éloigner de moi.-Qui , vous pour-
>> riez avoir bien vu : cette pauvre cousine ! elle est digne de
>> toute votre indulgence; je suis convaincue qu'elle a honte
>> d'elle-même.-Comment donc ? - Hélas ! vous m'enten-
>> dez.... elle rougit de sa faiblesse; ce M. Blanford...
>> Eh bien ?-L'impertinent ! méritait-il une distinction si
>> flatteuse ?- Miss Anna , expliquez-vous donc.- Il pré-
>>tend, il soutient.... Mais vous ne croirez jamais jusqu'où
>> peut aller la méchanceté de ce fat.-En vérité , vous me
>> mettez au supplice !-Il a rêvé tout-à-coup que ma cou-
>>sine était contrefaite , et il lui a envoyé , sans plus d'exa-
>>men, les adieux les plus outrageans , s'ils n'étaient les plus
>> ridicules .-Tout est donc rompu ?- Oh ! tout-à-fait; de
>> la part de ce Blanford ,du moins; mais mapauvre cousine,
>>ah! vous la connaissez , c'est la bonté même.... ; au lieu
>> de ressentir cette injure avec la dignité convenable , elle
>> se livre à un désespoir de roman. Si vous saviez toutes
> les idées qui lui passent par la tête ! vous en seriez ému ,
> attendri , effrayé autant que je le suis moi-même. Juste
>>ciel ! sir Edouard , que n'ai-je pas été forcée d'écouter
>> depuis ce fatal moment ! il ne s'agit de rien moins que de
>> courir après le perfide , fût-ce au-delà des mers; de le
>> sommer de rendre un coeur sans lequel on ne peut vivre ;
>> tantôt de découvrir une odieuse rivale et de lui arracher la
>> vie; tantôt d'aller s'ensevelir dans les montagnes d'Ecosse
>>pour pleurer la perte de l'objet aimé et maudire le reste
du in TToouus les hommes qui ont cherchéàlui
>>plaire , sont précisément ceux qu'elle hait le plus cordia-
>> lement. Lapauvre Mathilde ! Vous avez pour elle l'amour
>> le plus tendre; aussi suis-je persuadée qu'elle vous déteste ,
>>qu'elle vous abhorre.-Vous aurait-elle parlé de moi ?-
» genrehumain.
ΜΑΙ 1808. 397
> Non, c'est moi qui , croyant la distraire agréablement ,
» essayai de prononcer votre nom devant elle; ah ! si vous
-> pouviez vous figurer son impatience , son dépit , ses fureurs !
>>Sir Edouard , vous êtes naturellement sensible et compa-
>>tissant; ayez pitié de l'état d'aliénation de ma malheureuse
>>cousine; ne tentez point de la revoir de long-tems , de très-
>>long-tems; sa douleur s'usera , et peut-être même , à force
> de pleurer Blanfort , pourra-t-elle vous admettre à le
>>pleurer avec elle .- La perspective est consolante et flat-
>>teuse , il faut l'avouer. >>>
En achevant ces mots , Edouard Broomley précipitait sa
marche, et entraînait miss Anna qui, lisant sur sa figure l'agitation
violente de son ame , s'applaudissait de voir que tous
ses coups avaient porté. Edouard acheva la promenade sans
proférer une parole , sans même se joindre aux exclamations
pathétiques que sa compagne faisait entendre de minute en
minute.
En rentrant à la maison, miss Anna saisit l'instant de dire
à l'oreille de sa cousine , que sir Edouard instruit , elle ne
savait comment, de la retraite de Blanford, avait déclaré
qu'unejeune personne, capable de regretter un pareil fou ,
devait être cent fois plus folle. Mathilde lança sur Edouard
Broomley , des regards qui peignaient son ardent courroux ;
il n'y vit que laconfirmation complète de tout ce que lui
avait révélé miss Anna.
Sa résolution fut bientôt prise; le lendemain, il vint prier
miss Anna de remettre à sa cousine un billet contenant ce
peu de mots : « En recherchant votre main, je mettais plus
> de prix encore à obtenir votre coeur. J'apprends qu'il n'est
>>plus à vous : je dois done retirer l'offre du mien. Il est d'une
>>nature trop différente de celui qui vient de vous échapper,
> pour oser aspirer à vous consoler de sa perte. » Mathilde ,
quelqu'extrême qu'eût été sa prévention en faveur de Blanford,
n'avait pu fermer les yeux sur les rares qualités de sir
Edouard. Son estime pour lui était profonde; elle n'en fut
que plus douloureusement affectée de l'ironie amère de som
billet. Ce ne fut pas même sans lui causer un regret qu'elle
eût voulu se dissimuler , que se présentait àson esprit l'éloi
gnement d'un homme pour qui son père professait une considération
particulière; d'un homme, enfin, dont elle s'avouait
que le choix était un hommage public rendu au mé
rite d'une jeune personne. Toutes ces idées se combattaient
dans sonesprit; mais la vanité triompha , et lui dicta la réponse
suivante : « Je n'ai jamais eu de prétentions sur votre
598 MERCURE DE FRANCE ,
>> coeur, sir Edouard ; qui peut donc vous inspirer la témérité
>> de pénétrer les secrets du mien ? Respectez ma liberté , et
>> jouissez de la vôtre.>>>
Miss Anna, chargée de ce billet, eut soin d'en prendre
connaissance en soulevant le cachet; le style de Mathilde lui
parut beaucoup trop modéré; elle résolut , en conséquence ,
de supprimer totalement ce message. Tout bien considéré ,
il lui sembla plus expédient de ne regarder les deux lignes
tracées par sa cousine que comme un texte , dont elle se réservait
de faire le commentaire. « Je me suis acquittée de votre
>> commission , dit-elle à sir Broomley ; je ne sais ce que con-
>> tenait le papier que j'ai remis à Mathilde de votre part;
>> mais à peine y a-t-elle jeté les yeux qu'elle est entrée
>> dans une colère dont j'ai frémi moi-même. Il me serait
»
ע
trop pénible de vous répéter toutes les expressions dont
elle s'est servie pour se plaindre de votre procédé ; ilme
>> serait plus difficile encore de vous reconnaître dans l'af-
>> freux portrait qu'elle a tracé de votre personne. Quelques
>> jours n'ont-ils pas suffi , ajouta-t-elle , en baissant-modeste-
>>ment les paupières , pour m'apprendre à mieux vous ap-
>> précier ? Puisse ma pauvre cousine ne pas sentir , un jour,
» l'énormité de la perte qu'elle fait aujourd'hui si volontai-
>> rement ! »
Sir Edouard , à ces derniers mots , crut sentir serrer sa
main par celle de miss Anna ; il n'hésita pas à attribuer ce
mouvement à l'émotion de cette bonne petite parente. II
crut devoir reconnaître tant de soins et debienveillance par
la prière d'ètre admis à lui présenter ses hommages , lorsqu'elle
serait de retour à Winchester , et lui au château qu'il
possédait dans les environs de cette ville. Miss Anna put à
peine contenir l'excès de sajoie ; elle se voyait déjà maîtresse
de ce beau château .
Avec quelle douce satisfaction elle entendit Mathilde déclarer
le soir même , à son père , que sir Edouard , qu'il
croyait si sage et si mesuré , avait osé se permettre envers
elle des excès tels que l'honneur lui faisait une loi de ne le
revoirde ses jours. Le bon sir William ne put obtenird'explication
plus circonstanciée sur les délits d'Edouard Broomley;
il avait promis à sa fille de ne point contraindre ses inclinations,
il fallut donc tenir sir Edouard pour bien condamné ;
mais son coeur souffrit du brusque éloignentent de ce jeune
homme , le seul de tous ses rivaux dont il eût désiré faire son
gendre. Il n'en fut que plus empressé à faire subir aux autres
prétendans l'épreuve qu'il leur destinait.
1
ΜΑΙ 1808.
399
Peudejours après , il les rassembla tous à sa table; chacun
d'eux, instruit de la retraite de Blanford et de sir Edouard ,
se félicitait intérieurement de la victoire qui ne pouvait plus
lui échapper. A peine daignèrent - ils s'apercevoir qu'Alfred
Wilsonn'était pas au nombre des convives. Depuis la querelle
violente que ce jeune militaire avait eue avec Blanford , la
froideur que miss Braddy affectait de lui témoigner en toute
occasion , l'avait suffisamment averti de renoncer à des visites
qui ne pouvaient plus être qu'importunes. La douleur qu'il
ressentit de sa disgrace , fut aussi vive que la passion qu'il
avait conçue en peu de jours , non pour l'héritière de l'opulent
sir William, mais pour Mathilde jeune, aimable et belle.
Il s'était éloigné sans se permettre , comme ses orgueilleux
concurrens , un ridicule éclat ou d'amères railleries contre
l'auteurde ses peines. S'il la rencontrait au spectacle ou dans
les promenades , il n'osait pas l'aborder ; il se contentait de
lui faire un profond salut que miss Mathilde semblait à peine
remarquer.
Le dîner commença très-gaïment ; on parla de plusieurs
mariages qui venaient de se faire; on en annonça d'autres
quiallaient se conclure. Sir William s'étendit avec complaisance
sur le bonheur des pères qui trouvaient à former pour
leurs filles des unions bien assorties. Tout ce qu'il dit sur ce
sujet, fut relevé et applaudi par tous les hommes avec une
chaleur qui , chez quelques-uns , alla jusqu'a l'attendrissement.
Il fut unanimement décidé que, l'amour et l'estime mutuels
étant l'unique base de la félicité des époux , la dot
d'une jeune personne , aux yeux de tout homme qui se piquait
de délicatesse , consistait exclusivement dans ses vertus
et ses attraits .
Cette sentence philosophique venait à peine d'être prononcée
qu'on apporte des lettres à sir Braddy. Il demande la
permission d'en lire une qui doit , dit-il, lui apprendre l'arrivée
de la flotte des Indes orientales , sur laquelle il a de
très-gros intérêts. Dès les premières lignes , il change de
couleur, et laisse échapper la lettre , en levant les yeux au
ciel, avecun profond soupir . On s'alarme; Mathilde, effrayée
de l'état de son père , lui demande quelle nouvelle sinistre
contient cet écrit. « Il m'annonce , répond sir William , que
>>sept vaisseaux du convoi sont tombés au pouvoir des fran-
» çais. Par une déplorable fatalité , dans ce nombre se trou-
>>vent les cinq bâtimens dont la cargaison m'appartient ; en
>>les perdant je perds tout , absolument tout au monde .>>
La foudre était tombée sur tous les convives. Mathilde s'é400
MERCURE DE FRANCE ,
lance dans les bras de son père: « Non, vous n'avez pas tout
» perdu , lui dit-elle ; n'ai-je pas le bien de ma mère ? je vous
>> l'abandonne. » Une exclamation générale se fit entendre :
était-ce de surprise , d'admiration , de regret? c'est ce que la
conduite de chacun des amis de sir William pourra seule expliquer.
Avec la joie , leur appétit avait disparu ; chacun
d'eux, les yeux tristement attachés sur son assiette, ne les
relevait que pour observer la contenance de ses rivaux. Ceux
qui étaient doués de quelque pénétration purent démêler sur
la figure de la bonne petite cousine, un sentiment qui n'était
pas celui d'une douleur inconsolable ; elle saisit l'instant de
dire tout bas , et avec un accent pathétique au capitaine
Harrod assis près d'elle ; « Hélas ! qui eût jamais pu prévoir
» queje dusse me trouver un jour plus riche que ma cousine?
>> - Comment, reprit vivement le capitaine ,combien avez-
>>> vous done ?- Oh ! tout au plus un quart de ce qu'aurait
>> eu miss Braddy.-Eh ! mais , c'est encore beaucoup ! Pour-
>> quoi donc , chère miss Anna , nous avoir fait un mystère de
>> votre fortune ?-A quoi bon ? l'on n'avait ici des yeux que
>> pour ma cousine . - On en aurait eu pour vous , soyez- en
>> sûre, et pour mon compte , je sens déja... »-Mathilde vint
interrompre ce dialogue , en proposant à sa cousine de monter
avec elle dans son appartement. Miss Anna ne pouvait
refuser; mais en sortant , elle lança au capitaine un regard
qu'il trouva délicieux , parce qu'en ce moment il achevait en
lui-même un calcul , d'après lequel l'adorable cousine ne
pouvait avoir moins de trente ou quarante mille livres
sterling.
Les dames s'étant retirées , latable fut , selon l'usage, cou
vertede bouteilles . « Si les Français m'ont pris mes vaisseaux,
>>dit sir William , ils m'ont du moins laissé ma cave. Allons,
>>mes amis , jouissons de ce qui nous reste. >>>Les convives
avouèrent que jamais l'on n'avait pris son parti plus héroïquement
, mais aucun d'eux ne trouva dans son coeur une
étincelle de ce courage stoïque. Qu'on juge de leur abattement!
les meilleurs vins de France et d'Espagne furent repoussés
avec indifférence; tout le monde se déclara dans
l'obligation de sortir pour affaire urgente, et bientôt le bon
M. Braddy se vit seul à table. « Je vous tiens , chers et loyaux
>> amis , se dit-il en se frottant les mains , je vous tiens , pas
>> un de vous n'aura ma fille. » Il eût pu ajouter : « Pas un
» de vous nevoudrait encore l'accepter.>>>
Miss Mathilde, tandis que sa cousine dormait d'un doux
sommeil , se livra aux plusdouloureuses réflexions : elle se
sentait
HA
ΜΑΙ 1808.
DOPT
DL
sentait la force de supporter la perte d'une riche dots mais
elle ne pouvait soutenir l'idée de l'infortune qui allait peser
sur son père, dans ses vieux jours. Elle reçut, de grandmatinen
une lettre dont l'écriture lui était inconnue ; la signaturui
apprit qu'elle était d'Henri Ashton. Voici ce qu'il lui man
dait en style de commerce : « Très-honorée miss Braddy ,
» après avoir dûment compulsé mes livres , et pris exacte
>>connaissance de mon actif et de mon passif, j'ai trouvé que
>> la différence entre 200,000 livres sterling que vous deviez
>> apporter à votre mari , et zéro , signe représentatif de votre
>>avoir actuel , en apporterait une trop notable dans le cours
>> des affaires de ma maison. Encore , si vous n'eussież pas , à
>>mon su et vu , fait à sir William votre père , l'abandon des
>>fonds que vous aviez à répéter du côté maternel , on aurait
> pu voir à s'arranger; mais après une aussi fausse opération,
>>je me vois dans l'impossibilité de vous intéresser à mon né-
>> goce , comme épouse , associée et compagne : ce dont ,
>> très-honorée miss Braddy , je m'empresse de vous donner
avis pour votre gouverne, étant d'ailleurs très-parfaitement
» votre , etc. Henri Ashton. »
»
Mathilde leva les épaules et sourit de pitié: comme elle
jetait cette lettre au feu , on lui en apporta une du capitaine
Harrod. Il lui mandait très-laconiquement , que dans ses
plans de mariage et de bonheur futur, il avait toujours placé
au rang de ses premières jouissances celle de faire répandre
des torrens de bienfaits sur les infortunés , par la femme qui
porterait son nom; que ce serait pour son coeur une peine
trop cruelle de la voir réduite à une pitié stérile envers cette
classe intéressante ; et , qu'en conséquence , il se trouvait
contraint de renoncer aux projets que dans des tems plus
heureux , il s'était plu à concevoir .
Miss Anna entrait au moment où sa cousine allait faire
partager à ce billet le sort de la lettre d'Henri Ashton; Mathilde
le lui remit ; elle le lut avec avidité . « Qu'il est char-
>> mant, le capitaine ! se dit-elle ; n'est-il pas évident qu'il
>> ne reprend sa libertusque pour m'en faire hommage ? >>>
Miss Braddy descendit chez son père pour lui exprimer le
dédain que lui inspiraient les deux lettres qu'elle venait de
recevoir. « J'en lisais une , à l'instant mème , lui dit-il , d'un
>> homme que tu aimes encore moins , d'Alfred Wilson .
» Quoi ! s'écria Mathilde , celui-ci croit- il avoir aussi le droit
>>d'insulter à notre infortune ?-Lis ce qu'il m'écrit. -
>> Dieu m'en garde !- Lis , te dis-je. - J'apprends votre
> malheur , mandait Alfred à sir William; je me sens plus
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
>>hardi à vous avouer que j'aime votre charmante fille .
» J'avais mis deux mille guinées en réserve pour acheter une
>>compagnie de cavalerie. Montrez - moi quelqu'estime en
>>acceptant ce faible secours ; je me trouverai moi-même
>> moins à plaindre .-Je le confesse , je ne m'y attendais pas,
>>> dit Mathilde en essuyant une larme . - Ni moi , dit Anna ,
d'un ton léger. Le bon sir William remit la lettre dans sa
poche en souriant. Il proposa aussitôt à sa fille et à sa nièce
d'aller voir une course de chevaux annoncée pour le jour
même. « Ce sera une distraction, ajouta-t-il , et nous en avons
>>>>tous besoin.>> On part .
Miss Braddy avait à peine pris sa place qu'elle s'entend
nommer ; elle se retourne , et reconnaît Blanford. Il était
avec deux de ses compagnons d'extravagances ; il leur annonce
qu'il va bien les divertir aux dépens d'une petite fille
qui a été folle de lui , mais qu'il a laissée parce qu'elle l'ennuyait.
Ces messieurs s'approchent de manière à ce que Mathilde
ne puisse perdre unmot de leurs grosses plaisanteries.
Sir William , occupé à expliquer à sa nièce tout ce qui était
nouveau pour elle dans ce spectacle , n'entendait heureusement
rien de ce qui affectait si cruellement sa fille . Elle était
dans un état violent ; la rougeur de l'indignation et de la colère
couvrait son front, des larmes étaient prétes à s'échapper
de ses yeux ; elle se levait , se rasseyait , s'agitait .... Dans ce
moment , Alfred , placé sur les gradins opposés , l'aperçut ,
et du même coup d'oeil il remarqua son trouble et celui qui
l'occasionnait. En un instant, il est derrière Blanford sans
en être vu . Les trois jeunes gens faisaient assaut d'impertinence
: « De grâce , M. Blanford , dit Afred en lui frappant
>>un peu rudement sur l'épaule , est-ce-là le ton des cheva-
>>liers anglais de nos jours ? » Surpris , déconcerté de cette
apostrophe imprévue , l'agréable jeune homme cherche à
balbutier une réponse qui fasse rire ses amis et ses voisins ;
mais il est brusquement interrompu par Alfred qui , en termes
très-militaires , lui déclare qu'ilse charge de lui donner
une leçon de courtoisie , à l'heure Reme. Blanfort est entraîné
par ses compagnons sur les pas du jeune militaire ;
bientôt tous quatre sont hors de vue.
Mathilde avait entendu donner le défi ; alarmée du péril
qu'allait courir l'homme généreux qui s'était déclaré son
vengeur , elle se hâta de faire part à son père de la scène qui
venait de se passer ; elle le conjura de faire les plus prompts
efforts pour prévenir un combat dont elle seule était cause;
mais où devait-il avoir lieu ? Comment quitter brusquement
ΜΑΙ 1808 . 405
:
la course sans se faire remarquer ? Sir William prononça donc
que son premier soin devait être d'éviter tout esclandre , et
qu'en conséquence il fallait rester. Mathilde , pour la première
fois , accusa son père de cruauté ; elle attendait , dans
de mortelles transes , l'instant de remonter en voiture
En rentrant dans la ville, un ancien ami de sir Villiam
qui était à cheval , s'approche de sa calèche , et lui dit qu'il
vient d'être témoin d'un duel dont les acteurs ne lui sont
peut-etre pas inconnus. Mathilde le presse de s'expliquer :
il raconte qu'arrivé sur le champ de bataille , Blanford
avait déclaré que s'il fallait qu'il se battît pour tous les bons
mots qui lui échappaient , il aurait dejà dépeuplé la moitié
de Londres ; qu'Alfred s'étant mis alors en devoir de lui
balafrer la figure , il s'était fait un rempart de ses deux
amis ; que l'un de ceux-ci avait été bientôt désarmé , mais
que l'autre , en recevant une blessure assez grave , en avait
faitune àAlfred.- ( Ciel! il est blessé ! s'écria miss Braddy.
- « Oh ! je ne crois pas que ce soit dangereusement , » reprit
l'ami. Mathilde , dès que l'on fut arrivé , pria sa cousine
de s'informer auprès des gens de la maison de l'adresse
d'Alfred Wilson ; miss Anna revint presqu'aussitôt lui dire
que personne ne la savait.
Mathilde passa la nuit entière à réfléchir sur l'étrange
changement qui s'était fait , autour d'elle , dans l'espace
de quelques jours .
Tous les hommes qui semblaient attendre leur bonheur
de ses regards s'étaient éloignés en un instant ; et celui
qu'elle avait accablé de ses dédains venait d'exposer ses
jours pour elle !
Avant l'heure ordinaire du déjeûné , Mathilde était descendue
dans l'appartement de son père. « Ne trouvez-vous
>>pas , lui dit-elle , que la décence exige que vous envoyiez
>>demander des nouvelles de M. Wilson ?- J'y penserai ,
>>répondit froidement sir William ; mais , en attendant , fais
>> le thé. » Mathilde obéit , en se disant que son père n'était
plus reconnaissable .
La porte s'ouvre, un officier se présente, le bras en écharpe .
Miss Braddy jeta un cri involontaire; elle faillit laisser tomber
la tasse qu'elle offrait à son père. Alfred n'était guère
moins ému. Il arrivait sur l'invitation de sir William qui
lui avait écrit : « Si votre coup d'épée ne vous interdit pas
>> tout mouvement , accourez , je vous attends . >> Mathilde
veut lui parler de sa blessure , lui exprimer sa reconnaissance
, elle bégaye , elle s'embarrasse ; aux larmes qui rou
Cc 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
laient dans ses yeux , sir William voit que sans crainte
d'ètre démenti par le coeur de sa fille , il peut laisser agir
le sien. « Brave jeune homme , dit-il à Alfred , vous avez
» été le protecteur de mon enfant , soyez-le toujours: je la
>> remets entre vos mains. Vous m'avez offert tout ce que
>> vous possédez , et je le prendrais si j'en avais besoin : vous
>> êtes de ces hommes dont on peut tout accepter. Mais
>>William Braddy n'entend pas non plus qu'on le refuse :
>>il faut , avec la main de Mathilde , recevoir ce porte-
>> feuille; il contient beaucoup plus que vos indignes rivaux
>> ne supposent que j'ai perdu. »
Mathilde se jeta dans les bras de son père , tandis qu'elle
abandonnait une de ses mains au trop heureux jeune homme.
Alfred voulut prononcer des sermens : sir William l'interrompit
, en le pressant sur son coeur à côté de sa fille .
Miss Anna suffoquait : « Quoi ! se disait-elle , l'ai-je bien
>> entendu ? elle retrouve toute sa fortune ! elle se marie !
» et moi ! moi ! ..... Dès le lendemain elle se fit enlever par
par le capitaine Harrod, qui croyait enlever un trésor , et
qui , un mois après , l'abandonna , quand il sut qu'elle n'était
pas plus riche en espèces qu'en attraits. La malheureuse
miss Anna , repoussée par ses parens , viut se jeter aux genoux
de sa cousine ; elle lui avoua toutes ses noirceurs .
Mathilde ne lui refusa ni un asyle , ni son pardon. « Pour-
>>quoi te hairais-je , lui dit -elle ? n'as-tu pas aussi contribué
>>à la félicité dont je jouis , en écartant de moi tous les
>> hommes qui n'étaient pas mon Alfred ?- Tu as raison ,
>>ma fille , dit sir William , lui seul était digne de ta ten-
>> dresse ; son coeur est comme l'or : il est sorti pur d'une
>> première épreuve , tu ne dois plus craindre qu'il change .>>>
L. DE SEVELINGES .
( EXTRAITS. )
OUVRES COMPLÈTES DE JEAN RACINE , avec le
Commentaire de M. DE LAHARPE , et augmentées de
plusieurs morceaux inédits ou peu connus. A Paris ,
chez H. Agasse , rue des Poitevins , n°. 6. - 7 vol.
in-8°.
Si l'on veut maintenant connaître par des exemples
• les observations particulières sur le style de Racine ,
dans lesquelles l'habile commentateur fait briller autant
ΜΑΙ 1808. 405
de sagacité que de justesse , et une connaissance de la
langue poëtique devenue extrêmement rare parmi les
critiques d'aujourd'hui , on ne peut être embarrassé que
du choix. Je choisirai pour premier exemple une note
sur Alexandre , parce qu'elle porte en partie sur cette
rareté même des bons' juges en fait de style poëtique ,
et qu'elle contient aussi sur ce style des notions qu'il
n'est pas inutile de rappeler. On y trouvera peut-être ,
avec un mépris amer pour l'ignorance des autres ,
un peu trop d'estime pour son propre savoir ; mais
cela tient au caractère de l'auteur; il perce dans tous
ses ouvrages .
Il s'agit de quelques vers dont l'expression est forte
et hardiment métaphorique, mais que l'ancien commentateur
et même Louis Racine avaient loués outre
mesure. Le premier avait dit que ces vers annonçaient
déjà un poëte supérieur. « Ces vers sont beaux ,
il est vrai , dit Laharpe , mais d'un genre de beauté à la
portée de tout le monde , et dont on avait des exemples ,
même dans des poëtes que personne ne lit plus , dans
Brébeuf, dans le Moine, etc. Ce n'est point là ce qui
peut annoncer un poëte supérieur. Je relève cette assertion
parce que c'est une des sottises de nos jours de
placer exclusivement la beauté poëtique dans l'usage
des figures , même quand elles sont faciles et communes
ou fausses et outrées...... Ce qui caractérise particuliérement
le bon versificateur , c'est l'emploi judicieux des
tropes de toute espèce, dont se forme une diction qui
n'est jamais commune et jaunais affectée : d'où il suit
que ce mérite ne peut se remarquer que dans la continuitédu
style et fait proprement le bon écrivain. La
supériorité tient ensuite au nombre et au degré de
beautés qui l'élèvent au-dessus de cette élégance habituelle
sans laquelle on ne sait pas écrire , et tout cela
n'est encore que la supériorité du style , telle , par
exemple , qu'elle se trouve dans Esther. On n'est un
poëte supérieur que quand on joint ce style à des conceptions
poëtiques d'une grande beauté , comme dans
Athalie , dans Phèdre , Andromaque , etc. Je n'ignore
pas que cette précision dans le langage de la critique
est aussi inconnue à la plupart de ceux qui s'érigent
406 MERCURE DE FRANCE ,
en juges de la poësie que les premières notions de la
peinture à la plupart de ceux qui vont juger les tableaux
du Louvre. Mais aussi ces prétendus connaisseurs
en littérature inspirent aux vrais connaisseurs et
aux bons artistes précisément la même pitié qu'éprouvent
les peintres et les sculpteurs quand ils entendent
l'ignorance raisonner au salon sur ces arts , en termes
qu'elle n'entend même pas. >>
Pour mieux développer ses idées , il fait dans la même
note l'analyse d'un autre vers, bien plus remarquable
pour un homme de l'art et un homme de goût , et que
l'ancien commentateur n'avait nullement remarqué ,
c'est celui- ci :
Toujours son amitié traîne un long esclavage.
<< Ce vers est d'un homme qui a déjà le sentiment de la
vraie poësie de style , c'est-à-dire , qui sait s'approprier
par des formes heureuses et nouvelles ce qui semble
être à tout le monde. Tout le monde a dit ou peut
dire : Son amitié n'est qu'un esclavage , un esclavage
déguisé : il n'y a qu'un poëte qui sache dire :
Toujours son amitié traîne un long esclavage.
Ce vers est parfait; le second hémistiche est beau de
trois manières ; par l'image que forme le mot traíne ;
par la précision qui naît de l'ellipse hardie traine , pour
entraîne avec elle , comme il faudrait le dire en prose ;
par l'harmonie imitative des sons prolongés , traîne un
long esclavage. Voilà comme on fait de bons vers , et
voilà ce que peuvent y voir ceux qui en ont bien étudié
l'art......... La connaissance de tous ces secrets de l'art ,
qui sont sans nombre , heureusement n'est nécessaire
qu'à ceux qui le cultivent ou à ceux qui prennent sur
eux de s'en rendre les juges devant le public. Ceux-ci
ne doivent pas tout dire , mais pour ne pas se tromper
dans ce qu'ils disent, ils doivent savoir tout ce qu'on
pourrait dire. »
D'après cette règle dont on ne peut contester la justesse,
il est aisé de voir combien parmi tant de prétendus
critiques qui ne décident pas d'une manière
moins tranchante sur les vers que sur la prose , il y
en a peu dont le public doive compter pour quelque
chose les décisions .
ΜΑΙ 1808. 409
Voici , sur un vers d'Andromaque , une observation
d'un autre genre , qu'il est surprenant que personne
n'eût encore faite. Oresto , dans sa belle scène du troisième
acte avec Pylade, lui dit :
Mon innocence enfin commence à me peser.
<< Ce vers , dit le commentateur , m'a toujours étonné :
il n'y a point de spectateur instruit qui ne sache que
celui qui parle ainsi a tué sa mère. L'époque de la pièce
n'est pas incertaine : on y fait mention du voyage en
Tauride , qui certainement a suivi le meurtre de Clytemnestre.
Comment cet Oreste parricide peut-il parler
de son innocence ? Il a été absous par les Dieux , mais
il n'est pas innocent. L'auteur a bien senti qu'il ne
fallait faire dans la pièce aucune mention de ce meurtre ,
qui affaiblirait trop l'intérêt dont le rôle d'Oreste est
susceptible ici. On a loué cette réserve et avec raison.
Ne serait- il pas à souhaiter qu'il l'eût poussée plus loin ,
qu'Oreste n'eût parlé ni des Scythes qui rappellent la
Tauride , ni de son innocence qui rappelle son crime ?
C'est un doute que je propose , car d'ailleurs les vers
qui suivent et qui peigneut avec tant de force cette
fatalité aveugle et terrible, ce principe de tant de malheurs
qui condamnent les Dieux , rentrent parfaitement
dans l'intention du poëte , qui est de préparer les spectateurs
aux attentats d'Oreste et à une catastrophe sanglante.>>>
Ne peut- on pas dire , à l'égard de ce mot d'innocence
, qu'Oreste n'a commis qu'un crime en quelque
sorte involontaire , et que ce crime peut n'être à ses
yeux qu'une preuve de plus de cette fatalité dont il
se plaint ? Cependant l'observation méritait d'être faite .
Ce qu'il y a de singulier , c'est que Laharpe dise ici
que ce vers l'a toujours étonné , et que dans son Cours
de littérature , où il le cite , il n'ait rien dit de son
étonnement.
Nous avons vu qu'il prend souvent la défense de
quelques parties du plan ou des caractères contre des
critiques qu'on en a faites , lors même que ces critiques
ont pour elles des autorités imposantes ; il défend de
même des vers et des expressions poëtiques , lorsqu'ils
ont été injustement attaqués , et il les justifie en les sou
408 MERCURE DE FRANCE ,
mettant à l'analyse poëtique , la seule qui doive être
employée pour juger les vers. Exemples :
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
BAJAZET.
« Ce vers souvent critiqué a donné lieu à beaucoup de
discussions : voici ce qui m'engagerait à ne pas le condamner.
Sans doute des périls ne peuvent pas être
sincères ; mais c'est ici un artifice de style , à l'usage
de Racine et des bons poëtes qui l'ont suivi , de réunir
deux mots par la même épithète , quand il se trouve
dans le dernier un rapport exact , et dans l'autre une
analogie d'idées suffisante : c'est ici le cas. Les périls
sont réels quand les larmes sont sincères ; ainsi l'une
fait ici supposer l'autre , et la sincérité des larmes fait
sous-entendre la réalité des dangers, >>>
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé ,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
MITHRIDATE.
<<Ce dernier vers est si beau , qu'il suffirait pour excuser
ce qu'il pourrait y avoir de hasardé dans le naufrage
élevé au-dessus d'une gloire , qu'on a tant critiqué ; car ,
plus les fautes sont rares , moins on les pardonne. Quant
à moi , je trouverais la justification de ce vers précisément
dans ce qu'on a dit pour le blâmer. On a cherché
où pouvait être l'image d'un naufrage élevé au -dessus
d'une gloire ; et pourquoi y chercher une image ? Pourquoi
ne serait-ce pas tout simplement une idée? Et en
quoi est-elle mal rendue? Ne dirait-on pas bien , même
en vers : Mon naufrage m'élève au-dessus de leur
gloire ? Qu'a fait le poëte, que de mettre le naufrage
à la place de la personne ? C'est toujours la seule idée de
supériorité qu'il a voulu exprimer , sans prétendre faire
un tableau; et tout se réduit ici à une métonymie trèspermise
, dont il ne fallait pas faire tant de bruit .>>>
Ceci est une réponse indirecte à l'un des articles les
plus erronés de ce qu'on nomme la poëtique de Voltaire ,
poëtique qui pourrait être excellente si l'on en avait
pris les principes dans les beautés si nombreuses de ses
vers , mais qui, malheureusement , se compose , en plus
grande partie , des jugemens ou précipités ou partiaux
ΜΑΙ 1808. 409
qu'il a portés sur les vers des autres. Ce principe, faux
et inapplicable dans beaucoup de cas, est qu'une métaphore,
pour être bonne, doit pouvoir être rendue par
une image , et fournir le sujet d'un tableau.
Un autre principe de la même poëtique, ou plutôt
un autre procédé , dont l'application est souvent trèsmal
et très chamment faite par les mauvais critiques ,
c'est de juger de ie bonté des vers en les réduisant en
prose. Ce principe peut être vrai , si on l'applique seulement
à la justesse des pensées et à la régularité grammaticale
des phrases , laquelle il faut toujours qu'elles
puissent être ramenées par l'analyse ; mais il est de la
plus grande fausseté qua at au style , et c'est au style qu'on
l'applique presque toujours. L'ancien commentateur de
Racine n'y avait pas manqué sur ces vers d'Hermione ,
dans Andronzaque :
Os, c'estvous dont l'amour croissant avec leurs charmes
(Les charmes de mes yeux. )
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes .
Il reprochait à Racine de lui avoir fait dire le pouvoir
des armes de mes yeux. Laharpe lui répond que sa critique
porte à faux ; que pour juger les expressions , il
faut d'abord les voir à leur place ; que le pouvoir des
armes de mes yeux serait en effet ridicule par plus d'une
raison , mais qu'après qu'on a parlé de leur courroux
( comme Oreste le fait dans le vers précédent ) , on n'est
point blessé d'entendre parler de leurs armes , parce que
l'un amène l'autre ; et cette suite dans les idées est un
des secrets de la diction. C'est ainsi que des expressions
mises dans la phrase à une distance convenable , n'ont
plus rien de répréhensible , quoiqu'elles fussent mauvaises
l'une près de l'autre; et les rapprocher c'est les
gåter.>>>
Il serait aisé de multiplier ces citations, et je le ferais
d'autant plus volontiers , que ces idées justes et ce langage
précis sont devenus plus rares dans la critique :
l'utilité dont il peut être d'appuyer des règles trop oubliées
de l'autorité d'un écrivain que l'on a mis au rang
des maîtres , serait un motif de plus ; mais il n'est pas
moins utile d'observer quelques erreurs qui ont pu se
4.10 MERCURE DE FRANCE ,
glisser parmi ces vérités , et d'avertir que la confiance
due au commentateur de Racine qui y avait certainement
le plus de droits , ne doit pas cependant aller jusqu'à
s'interdire tout examen.
L'examen même le plus rapide suffit pour faire apercevoir
quelques-unes de ces erreurs. Dans une note sur
Alexandre , Laharpe relève une mauvaise critique de
Luneau de Boisjermain , qui , au sujet de ces deux vers ,
Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire ,
S'en lavera bientôt par ton propre trépas ,
avait dit magistralement : On ne se lave point d'un
crime par un trépas ; dans ton sang aurait été plus juste.
<<La remarque serait juste , observe le nouveau commentateur
, s'il y avait lavera son crime par ton trépas ,
parce qu'alors il y aurait une métaphore et qu'elle
serait fausse , puisque le trépas ne peut laver. Mais le
critique qui ne sait pas la différence d'une métaphore à
un trope , ne s'est pas aperçu que se laver est pris ici
figurément pour se justifier , et qu'il n'y a point de
trope plus familier dans le langage que celui-là , etc.>>>
J'ignore où il avait pris lui-même cette idée de la diffërence
d'une métaphore àun trope ; les tropes , c'est- à-dire
les figures par lesquelles on détourne un mot de sa signification
propre , sont en grand nombre ; la métaphore
est un des principaux ; elle est un trope , comme la
catachrèse , la métonymie et l'antonomase ; c'est ce que
tout le monde apprend en rhétorique , et j'avoue qu'une
différence entre le trope et la métaphore est aussi nouvelle
pour moi que pour l'ancien commentateur .
Il est fâcheux que Laharpe ait choisi cette occasion ,
où il se trompe si visiblement , pour ajouter avec un
dédain pédantesque et une exagération ridicule : << Fautil
être réduit à être maître d'école en commentant
Racine ? Il le faut bien dans un tems où tant d'écoliers
se font maîtres . Mais si l'on savait combien cela est
triste et honteux aux yeux d'un artiste ! combien il est
dur d'avoir tant a rougir pour l'honneur des lettres et de
la patrie !... >>
Sur ce beau vers de Mithridate :
Montrer aux nations Mithridate détruit ,
ΜΑΙ 1808. 411
le critique observe (1) que « c'est bien là qu'on peut
voir l'effet d'un mot mis en saplace. » Point du tout ,
c'est l'effet d'un mot créé , ou pris dans une acception
toute nouvelle , l'effet d'une figure hardie jusqu'à l'audace
. L'expression dont Boileau se sert en parlant de
Malherbe :
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir ,
est assez ordinairement mal entendue , et l'est notammentici
; elle est relative à la place que les motsoccupent
dans la phrase , à leur ordre direct ou inverse , à leur
union ou à l'intervalle qui les sépare, etc., toutes circonstances
qui influent singulièrement sur leur énergie et
même quelquefois sur leur signification poëtique , mais
quin'ont riende commun avec cette expression trouvée ,
Mithridate détruit. Ce qui suit , dans cette note , est
très-bon. « Ces deux mots unis , Mithridate détruit ,
font du seul nom de Mithridate une grande puissance. >>
Il faut cependant observer que ce n'est pas seulement
par leur union dans la phrase qu'ils produisent cet effet ,
mais par l'attribution inattendue du mot détruit à un
nom d'homme. Cet effet serait presque le même quand
ces deux mots seraient séparés. « C'est , continue la note ,
du sublime d'expression avec des moyens simples ; c'est
le secret des grands écrivains. » Ces moyens consistent
ici , comme partout , à avoir du génie , à sentir en soi
cette émotion forte qui vous présenté les objets sous un
aspect frappant et nouveau , qui vous dicte , pour les
rendre , une expression aussi frappante et aussi nouvelle.
C'est ce qui fait le sublime d'expression, et cela est si
peu simple que ce don de l'invention et de la nouveauté
est ce qu'il y a de plus rare dans le style. Il y a de trèsgrands
, ou du moins de très-bons écrivains qui ont toujours
ignoré ce secret.
Ces deux vers d'Alexandre :
Etvoyant de son bras voler partout l'effroi ,
L'Inde sembla m'ouvrir un champ digne de moi ,
ont fourni au commentateur cette remarque : « Voyant
est ici un de ces ablatifs absolus ( moi voyant ) qui sont
(1) Dans une note sur Alexandre.
412 MERCURE DE FRANCE,
si favorables à la poësie et dont personne ne s'est mieux
servi que Racine. » Ceci prouve d'abord qu'en grammaire
, comme en beaucoup d'autres choses , Laharpe
n'avait pas des connaissances très étendues , et qu'il
s'était trop souvent tenu en arrière de celles de son
tems. Il avait fait de fort bonnes études , mais , presque
en tout , il en était resté là . Aussi savait- il médiocrement
les langues anciennes , moins encore les modernes, même
l'italienne, comme il l'a prouvé quand il a voulu traduire
le Tasse ; et n'avait-il sur la plupart des auteurs qui ont
écrit dans toutes ces langues , que des idées de tradition ,
non des idées qui lui fussent propres. Dans le tems de ses
études , on déclinait encore les noms français sur le
modèle des noms latins ; on y rêvait des cas , des génitifs
, des ablatifs , etc. qui n'y sont pas , et qu'on a reconnu
depuis n'y pas être. C'est parler aujourd'hui un
langage suranné et tout à fait impropre, que le commun
même des grammairiens ne parle plus, que d'appeler
ablatif absolu , un tour quelconque de la langue française.
Mais , ce qu'il y a de pis , c'est que quand même il y
aurait des ablatifs dans la langue , il n'y aurait point ici
d'ablatifabsolu dans la phrase. Il y a bien un latinisme ,
mais ce n'est point celui- là. Pour le prouver , il suffira
de réunir quelques autres exemples où Laharpe a cru
voir ces sortes d'ablatifs ; car il est revenu souvent à
cette fausse interprétation dont il paraît s'être su beaucoup
de gré ; on verra clairement son erreur , ce qui l'y
a fait tomber , et ce qu'il convient de mettre à la place.
Captive, toujours triste , importune à moi-même ,
Pouvez-vous souhaiter qu'Adromaque vous aime ?
<< Cette construction n'est point en elle-même inexacte
(2) , à moins que l'ablatifabsolu et l'ellipse ne
soient interdits à notre langue , et heureusement elle
comporte l'un et l'autre... Nous devons principalement
àRacine l'usage de cette espèce d'ablatifabsolu accom-
(2) L'ancien commentateur avait dit qu'elle n'était pas fort exacte
aux yeux des grammairiens , mais qu'elle avait de la grâce aux yeux
despoëtes.
ΜΑΙ 1808. 415
pagné de l'ellipse et si favorable à la rapidité et à la facilité
des constructions , etc. »
Muet à mes soupirs , tranquille à mes alarmes ,
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?
ANDROMAQUE .
« Nous ne remarquerons plus ces sortes d'ablatifs absolus
que Racine a comme naturalisés dans notre langue,
et sur-tout dans notre poësie , et qui donnent à l'une et à
l'autre une vivacité et une précision que nos constructions
méthodiques semblaient leur refuser . Muet , tranquille
, semblait-il qu'il eût , etc. , au lieu de lui étant
muet , tranquille , etc.
Et toujours plus farouche ,
Vingt fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Ibid.
<<J'entends parfaitement qu'elle , étant toujours plus
farouche, vingtfois le nom d'Hector , etc. >>>
Laharpe a cherché le premier à expliquer cette
tournure hardie et extraordinaire dont Racine a enrichi
notre langue ; il a bien vu que c'était un latinisme
, mais il l'a mal expliqué par l'ablatif absolu.
Premiérement , comme nous l'avons dit, il n'y a point
en français d'ablatifs ni d'autres cas ; secondement ,
si l'on traduisait en bon latin toutes ces phrases de
Racine , l'ablatif absolu n'y serait pas employé. L'adjectif
qui se présente d'abord , par une inversion trèscommune
dans les langues grecqueet latine , suivrait le
cas du substantif ou du pronom qui vient ensuite. Ce serait
dans le premier exemple : Et mihi cernenti undequaque
sparsum nominis ejus terrorem, India visa est, etc.;
ainsi des autres. A la place de ces adjectifs ainsi d'accord
avec les substantifs , substituez des ablatifs absolus
, vous ferez des phrases d'une latinité au moins douteuse,
qui ne peuvent avoir servide modèle à un écrivain
si élégant et si pur.
Ceque Racine a emprunté du latin dans ces vers et dans
plusieurs autres , est une inversion d'autant plus hardie ,
que les noms français étant privés des terminaisons , ou
cas des noms latins , le rapport de l'adjectif au substantif
est plus difficile à saisir , quand ils ne se suivent pas
dans l'ordre que nous appelons naturel. Cela exige des
414 MERCURE DE FRANCE ,
précautions que Laharpe explique fort bien dans un ou
deux des exemples cités ; mais il s'est trompé , comnie
on le voit, en spécifiant mal le latinisme employé par
Racine, et en rapportant à l'ablatifabsolu , ce qui doit
être expliqué par l'inversion. Dans ces quatre phrases
françaises , comme dans les phrases latines correspondantes
, cette inversion peut et doit être réduite à la
construction directe. 1. Et l'Inde sembla ouvrir un
champ digne de moi , à moi voyant , etc. 2. Pouvezvous
souhaiter qu' Andromaque , captive , toujours triste ,
importune à moi-méme , vous aime ? Amoi-méme , au
lieu d'à elle-même, offre ici une singularité et une nouveauté
de plus; tout cela passe dans l'ordre inverse , et
ne pourrait subsister dans l'ordre direct. 3. Semblait- il
seulement que lui , muet à mes soupirs , etc. , eût part à
mes larmes ? 4. Et vingtfois le nom d'Hector est sorti
de la bouche d'elle toujours plus farouche .
Cette discussion grammaticale est longue et n'est pas
amusante , je le sens bien ; mais elle n'est peut-être pas
sans utilité. Ce commentaire de Laharpe sur Racine ,
pouvant être regardé comme classique , si l'on adoptait
sa fausse théorie des ablatifs absolus , les cas , bannis
depnis long-tems de la grammaire française ,y rentreraient
peut-être par l'ablatif.
Le commentateur donne souvent de honnes décisions
sur la langue qu'il savait très-bien; quelquefois aussi ,
-soit par trop de précipitation ou de légéreté , soit parce
qu'il n'avait pas assez étudié la philosophie du langage ,
s'il décide bien, il motive mal, comme dans cette note de la
préface sur Bérénice : <<< On dit bien c'est un des hommes
qui a le plus d'esprit , parce que les hommes sont pris
ici en général. On ne peut pas dire : c'est un de ceux qui
a le plus d'esprit. Ce solécisme grossier est de nosjours. »
Il est vrai que c'est un solécisme grossier ; il l'est malheureusement
que cette faute est très-commune aujourd'hui
; mais la raison de cette faute n'est pas que dans la
bonne manière de parler , hommes soit pris dans le sens
général , car on dirait également bien, c'est un des
hommes de France qui a le plus d'esprit , quoique
hommes soit dit ici particulièrement des hommes de
France , et même c'est un des hommes de Paris , c'est un
des hommes de telle société qui a le plus d'esprit.
ΜΑΙ 1808 . 415
C'est un des hommes qui a le plus d'esprit est un pur
gallicisme ; on le change en solécisme en disant : c'est
un de ceux qui a le plus d'esprit ; pourquoi? Personne
que je sache n'en a encore dit la raison. C'est que dans
le premier cas , hommes a une signification complète ,
et qu'après avoir rempli, comme on le doit , l'ellipse
qui est dans la phrase, on retrouve ce mot avec toute
sa signification , ce qui satisfait l'esprit. On remplit
donc ainsi cette ellipse : C'est un homme qui a le plus
d'esprit des hommes en général , ou des hommes de
France , ou des hommes de Paris , etc. Mais dans le second
cas , le mot ceux a besoin d'un complément , ceux
qui font ou qui sont ceci ou cela . Ce qui relatif dont il a
besoin pour se compléter , vous le lui prenez pour faire
votre mauvaise phrase ; il reste isolé et dépourvu de
toute signification; et la preuve que telle est la cause de
cette faute , c'est que si vous lui restituez çe qui dont il
ne peut se passer , vous pourrez alors vous servir de
l'autre à votre gré. Vous ne ferez pas une phrase bien
écrite , mais vous ne ferez plus de solécisme , en disant :
un de ceux qui ont écrit sur cette matière , qui l'a fait
avec le plus de talent , etc.
Quoique le critique ait en général pris la défense des
expressions poëtiquement hardies de Racine contre les
chicanes des grammairiens , ou plutôt des puristes , il a
encore quelquefois passé trop légèrement condamnation
; quelquefois même il a repris le premier , des vers
que l'on pourrait défendre contre lui , tels que
Ses yeux s'opposeront entre son père et vous ,
dans Andromaque ;
Mon coeur , etc. ,
Peut brûler à son gré dans des flammes obscures ,
dans Bérénice , et quelques autres ; mais je craindrais
de trop multiplier ces petites controverses , qui demandent
toujours d'assez longues explications. Il vaut
mieux finir , en prouvant par quelques citations que
l'un de nos écrivains le plus vanté pour la pureté
de son style , et qui s'est montré le plus difficile sur le
style des autres , a fait lui-même quelquefois des fautes
capitales , non-seulement de style , mais de langue . J'ob
416 MERCURE DE FRANCE ,
servemême qu'il n'a paru depuis long-tems aucunde
ses écrits , où je n'en aie relevé de pareilles ; mais elles
sont plus choquantes dans un ouvrage de la nature de
celui-ci.
Les unes sont en quelque sorte cachées dans de
mauvaises constructions, et l'on peut ne les pas saisir
d'abord. Par exemple , on trouve dans une note sur
Alexandre , cette phrase louche et irrégulière : « Ilya
un autre genre de mérite non moins admirable dans le
dialogue concis , c'est celai où les interlocuteurs , dans
une situation violente , font entendre d'autant plus qu'ils
expriment moins , etc. >> A quoi se rapportent ces mots
c'est celui où ? Est-ce au mérite , ou au dialogue ? Ce ne
peut être ni à l'un , ni à l'autre , et ce n'est par conséquent
à rien. C'est au genre de mérite qu'il devrait se
rapporter ; et il suffirait, pour cela , de dire tout simplement
: C'est lorsque les interlocuteurs , etc.
Les autres fautes se montrent à découvert; ce sont des
locutions vicieuses , nées dans ces derniers tems , et qui
font partie de ce langage corrompu contre lequel Laharpe
s'est mis quelquefois dans de si grandes colères ;
comme de maniere à ce que , remplir un but.
Le « spectateur doit êttrree in instruit de tout successivement
, de manière à ce qu'il ne puisse jamais ignorer ce
qu'il doit savoir.>> Tome Ier , page 42 .
<<<Le spectateur est censé dire au personnage : Agissez
et parlez de maniere à ce que je voie clairement ce que
vous êtes. >> Tome II, page 306 .
<<<Des critiques qui n'allaient à rien moins , si elles
avaient eu quelque fondement , qu'à faire crouler ceux
de la pièce , de manière à ce qu'il n'en restât rien. >>>
Tome V , page 100 .
<<Il n'y a point de fait historique dont le but moral
soit mieux rempli. » Ibid. , page 5, ( préface d'Esther.)
Que conclure de cela? Rien autre chose, sinon qu'il
est infiniment difficile d'écrire avec une élégance et
même avec une régularité continue; que les écrivains
les plus soignés doivent redoubler de soin dans des tems
où le langage se corrompt de toutes parts autour d'eux ;
qu'enfin il nous en doit rester bien peu que l'on puisse
regarder comme des autorités irréfragables en fait de
langage ,
ΜΑΙ 1808 . 417
DEFT
langage , puisque l'un de nos académiciens qui mit le 5.
plus d'importance à conserver le dépôt de la langue, et
qui passe avec raison pour l'avoir le plus scrupuleusement
gardé , a cependant laissé échapper de pareilles
fautes dans un tel ouvrage.
Et quelle conclusion générale tirer de toutes ces observations
? Ce commentaire est-il tout ce que doit être un
commentaire sur Racine ? Je ne le crois pas. Tient-il tout
ce qu'on avait lieu d'attendre et tout ce que promet le
nom du commentateur? Je ne le crois pas non plus.
Mais s'il y manque quelquefois des recherches approfondies
sur l'art dramatique , et des observations analytiques
des beautés du style , on a vu cependant que sous
ces deux rapports , il y a beaucoup à profiter dans cette
lecture. Si l'on doit en quelques endroits suivre avec
précaution le commentateur, on peut , dans la plus
grande partie , se fier à un guide qui avait si bien fait
ses preuves avant de se charger de nous conduire. J'ai
rappelé, en commençant cet extrait , tous les titres qui
l'appelaient en quelque sorte à cet emploi. On peut
trouver quelque chose à redire dans la manière dont il
l'a rempli ; mais en général , son commentaire est l'ouvrage
d'un critique exercé , d'un écrivain fidèle aux
meilleurs principes de la littérature et du goût , qui
écrit toujours avec clarté, avec ce qu'on pourrait appeler
le sentiment de l'élégance française ; qui avait fait
de l'art de la tragédie l'une de ses principales études ;
qui l'avait sur - tout étudié dans Racine , et qui , dans
deux ouvrages remarquables , 'n'avait pas profité sans
gloire de cette étude. En un mot, son commentaire peut
contenir des choses qu'on n'y voudrait pas voir ; il y en
peut manquer d'autres qu'on y désirerait ; mais ce qui
est bon est excellent, et en forme une grande partie.
Qui oserait promettre davantage, et jusqu'à présent
qu'a-t-on de mieux ?
Il ne forme pas le seul avantage qu'ait cette édition
des oeuvres de Racine sur toutes celles qui avaient paru
jusqu'ici. Elle est véritablement complète, et de plus ,
exécutée avec un grand soin pour la correction du
texte , et pour l'ordre et la division des matières. La
plupart des pièces qu'elle contient avaient été tronquées
Da
4.8 MERCURE DE FRANCE ,
et défigurées dans l'édition de 1768. Elles ont été restituées
d'après les originaux. Plusieurs morceaux et plusieurs
lettres paraissent pour la première fois. Rien
n'est indifférent de ce qui , à diverses époques et sous
différentes formes , est sorti de la plume d'on tel écrivain .
Presque tous les morceaux sont accompagnés de notes
historiques et d'éclaircissemens utiles pour leurparfaite
intelligence , et qui prouvent que l'éditeur n'a rien négligé
pour la satisfaction des lecteurs.
Les Poësies diverses , la traduction du Banquet de
Platon, et quelques autres morceaux de prose moins
importans remplissent la findu cinquième volume . On
frouve dans le sixième , les deux fameuses lettres à
Pauteur des Imaginaires , avec les réponses qui furent
faites à la première , et auxquelles Racine répliqua par
la seconde; mais celle-ci ne fut point publiée de son
vivant : Despréaux , son ami , et l'ami de MM. de Port-
Royal, l'empêcha de la mettre au jour. On les a comparées
toutes deux aux Provinciales. L'autear y eut entiérement
et très- spirituellement raison. Il n'eut qu'un
tort , celui d'attaquer dans ces lettres , pour le petit
intérêt des romans et du théâtre , des hommes trop
sévères sans doute, mais respectables , et auxquels il
avait des obligations. Il s'en repentit toute sa vie.
Ces lettres sont suivies du Précis historique des Campagnes
de Louis XIV, de 1672 à 1678 , pièce attribuée
d'abord à Pélisson , mais composée en commun par
Racine et Boileau , historiographes en titre du Roi, et
rédigée en entier par Racine. Ce précis , écrit , comme on
peut le penser , dans le style du panégyrique plus que
dans celui de l'histoire , avait été imprimé à part , tantot
sous le nom de Pélisson, et tantôt (3) sous ceux de
Racine et de Boileau. Il paraît pour la première fois ,
dans les oeuvres de l'auteur à qui il appartient.
Après la Relation du siège de Namur, le morceau
connu sous le titre de Fragmens historiques , reparaît
tel qu'il fut d'abord publié par Louis Racine, et qu'il se
retrouve dans l'édition de Luneau de Boisjermain. Mais
ces fragmens , écrits par l'auteur sur autant de feuilles
(5) En 1734.
1
ΜΑΙ 1808 . 4:9
détachées , avaient été imprimés confusément et sans
aucun ordre de dates ni de matières ; ils sont placés ici
selon ces deux ordres , qui en rendent la lecture plus
agréable. Plusieurs de ces fragmens renferment des
anecdotes assez piquantes sur des personnages qui appartiennent
à l'histoire . et qui figuraient alors sur le
grand théâtre des événemens pubiics , à commencer par
Louis XIV , ses ministres, ses généraux, les princes
étrangers , les papes , les cardinaux , les nonces , etc. Ils
sont écrits en style de mémoires , et avec la liberté qui
appartient à ce genre. Quelques traits , tels que ceux sur
les deux papes Alexandre VIII et Innocent XII, et un
mot du nonce Roberti , feraient crier au scandale , s'ils
échappaient à quelque malheureux philosophe; un écrivain
aussi religieux que Racine a seul la permission de les
raconter(4) .
L'Abrégé de l'Histoire de Port-Royal remplit le
reste du volume. Ce morceau d'histoire a été regardé
comme un modèle ; et il l'est en effet du genre historique
appliqué à ces sortes d'objets. Lors même que
l'on porte peu d'intérêt à plusieurs choses qui y sont
rapportées fort en détail , on en éprouve toujours à
voir une société aussi recomınandable à beaucoup d'égards
éprouver une persécution aussi injuste. Le style
d'ailleurs en est d'une pureté , et à quelques longueurs
près , d'une élégance exquise ; il faudrait qu'une histoire
méritât de bien des façons de tomber dans l'oubli ,
pour que le nom de Port-Royal et le style de Racinė
ne l'en tirassent pas .
Les lettres deRacine occupent presque toutle septième
et dernier volume. Elles ne sont précédées que de deux
Discours académiques et de quelques autres pièces de
peu de conséquence. L'un des deux Discours jouit d'une
juste célébrité. L'éloge de Corneille fait par Racine , et
d'une manière digne de l'un et de l'autre , est une cir
constance unique qui distinguera toujours ce Discours
de tous ceux qui remplissent lés recueils de l'Académie.
On chercherait en vain ici , comme dans toutes les autres
éditions de Racine , son Discours de réception. Il n'en
(4) Voy. T. VI , p. 233 et suiv .
1
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
est restéqu'une anecdote très-remarquable et qui pourrait
inspirer plus d'une réflexion sur l'usage académique
d'en prononcer de pareils. Louis Racine nous apprend
que le remercîment de son père fut fort simple et fort
court ; <il le prononça d'une voix si basse que M. Colbert
qui était venu pour l'entendre et que ses voisins
mêmes en entendirent à peine, quelques mots. Il n'a
jamais paru dans les recueils de l'Académie et ne s'est
point trouvé dans ses papiers après sa mort. >>>
Les lettres de Racine à ses amis pendant sa jeunesse ,
à La Fontaine , à son fils , et la correspondance amicale
entre lui et Boileau , contiennent sans doute bien des
choses qui peuvent paraître de peu d'intérêt aujourd'hui
; mais il y en a toujours un attaché à ce qui nous
révèle le caractère des écrivains célèbres ; et il est même
impossible de n'en pas éprouver un très-vif en reconnaissant
à chaque page qu'un si grand et si beau génie
fut un homme sensible et vertueux , un bon mari, un
père aussi rempli de sollicitude que de tendresse pour
ses enfans , et un excellent ami.
Son Testament , qui termine ce recueil , est tiré pour
la première fois de la Bibliothèque impériale où l'original
est déposé. Il est simple et sans aucun faste , ne
contient que quatre legs assez modiques , proportionnés
sans doute à sa fortune , et n'atteste que la bienfaisance
et la sincère piété du testateur.
à
J'ai déjà parlé du soin très-remarquable avec lequel
cette édition a été dirigée et exécutée. Le Libraire prévient
, dans un Avis , qu'il ne lui a pas été permis ,
'à son très-grand regret , de nommer l'homme aussi
désintéressé qu'éclairé qui s'est chargé gratuitement
de cette direction ; mais ce secret n'est pas tel que les
amis des lettres ne puissent le pénétrer et vouer pour
leur propre re compte ce modeste éditeur les remercîmens
qui lui sont dus. Outre la surveillance générale
de l'édition , il a fourni un assez grand nombre
de notes et d'additions anecdotiques qui jettent un plus
grand jour sur les pièces de Racine , sur l'époque et
les principales circonstances de leur représentation, etc.
On ytrouve peut-être quelques anecdotes qu'il n'aurait
pas fallu rapporter sans des correctifs nécessaires. Telle
ΜΑΙ 1808. 421
est sur-tout celle de ce prétendu secret de l'art de faire
des vers , qui consisterait à faire le second vers avant
le premier, « l'un des plus grands secrets , dit un commentateur
de Boileau , pour donner aux vers du sens
et de la force , et que ce commentateur prétend être
celui que Boileau apprit àRacine. » Ce sont-là des balivernes
qui ne peuvent que faire pitié à tout homme
qui se connaît un peu en vers , et dont l'absurdité saute
aux yeux. Elles ne devraient pas être répétées par un
homme d'autant de goût et de bon sens que l'Editeur.
1
On pourrait peut-être aussi lui reprocher , non pas
d'avoir mis Racine trop au-dessus de Voltaire , car qui
peut se flatter d'avoir au juste la mesure de l'un et de
Pautre de ces deux grands poëtes tragiques ? Mais
d'avoir trop déprécié Voltaire dans quelques jugemens
absolus qu'il en porte. La mémoire de ce grand homme ,
encore récente, est par cela même, encore livrée aux
fluctuations ,et balottée , pour ainsi dire , par les préventions
et les passions contemporaines. Mais l'effet
constant et soutenu de ses pièces au théâtre , malgré
tout ce qu'on fait pour en dégoûter le public , doit annoncer
quel sera sur leur compte , le jugement de la
postérité; et il vaut mieux se trouver dès à présent
d'accord avec elle , qu'avec des écrivains qui , probablement,
ne lui parviendront pas.
GINGUENÉ,
:
MÉMOIRES de la vie galante , politique et littéraire de
l'abbé AUNILLON DELAUNAY DỰ GUÉ , ambassadeur
dé LOUIS XV près le Prince- Électeur de Cologne.
Deux vol . in-8° de 500 pages chacun. A Paris , chez
Léopold Collin , libraire , rue Gilles - Coeur , nº 4 .
- La vie galante d'un abbé ! Ce titre a déjà quelque
chose d'extraordinaire et de mal-sonnant. Mais les faits
et gestes contenus dans le livre ne permettaient-ils pas
d'éviter le rapprochement de deux mots qui devraient
naturellement se fuir ? Oh ! non , assurément. Peut- on
422 MERCURE DE FRANCE ,
du moins donner quelque idée de ce livre ? Oui , et je
vais l'essayer.
M. le président Aunillon a deux fils et est bon père ; il
songe de bonne heure à leur fortune , à leur état. En
pareil cas, ce me semble , on doit étudier le caractère ,
observer les penchans , les goûts, les dispositions de ses
enfans ; et quand on est à peu près sûr d'avoir deviné
la carrière vers laquelle les porte la nature , leur en
faciliter l'entrée , les y guider et leur fournir tous les
moyens de la remplir d'une manière honorable. Voilà
mon opinion , et c'etait aauussssii, vraisemblablement, celle
de quelques pères de famille contemporains de M. le
president Aunillon; mais ce n'était pas la sienne. Noble ,
infallait qu'il soufint sa noblesse , et s'il n'avait que
cinquante mille livres de rente , on sent bien que ce revenu
partagé entre deux enfans ne donnait que vingtcinq
mille livres de rente à chacun ; or , qu'etait-ce que
cela pour un héritier des noms et armes d'Aunillon ?
Bref, ilfallait que des deux enfans l'un eut tout et l'autre
rien. Ainsi pensait M. le président; et il n'était pas le
seul des hommes de son étoffeetde sa rroobe, qui , de son
tems , pensat ainsi. Mais coinment s'y prenait-on pour
avantager un enfant aux depens d'un autre? Kien de
plus simple. On donnait à celui qui , par sa constitution
physique , paraissait le plus en état de perpétuer là race ,
toute la fortune patrimoniale, et celui qui était rachitique
on contrefait, était renvoyé à se pourvoir pardevant
l'église , ou , en termes plus clairs , prenait le
petit collet, et en le prenant, entrait en possession d'une
chapelle , d'un prieuré ou d'une abbaye ; c'est ainsi que
leplus ordinairement se passaient les choses. Mais revenons
à l'abbé d'Aunillon et à son père.
M. le président , tout rempli des sages et prévoyans
principes qui devaient le diriger dans sa conduite envers
ses deux fils , les avise unjour. Il croit s'apercevoir que
l'aîné pourrait difficilement résister aux grandes fatigues
, et assurer sa postérité; en dépit du droit d'aîmesse,
il le destine à la douce tranquillité de l'état ecclésiastique.
« Mais l'enfant montre peut-être quelque
inclination pour cet état? » Point du tout; et quoiqu'il
ΜΑΙ 1808. 423
n'ait encore que six ans , il l'a en aversion. N'importe ,
on le tonsure , il grandit, n'en aime pas davantage le
petit collet; mais en revanche, sent naitre en lui le
goût leplus ardent pour le plaisir. Je ferai grâce, comme
de raison, au lecteur, du détail très-circonstancié que
M. l'abbé Aunillon donne de ses bonnes fortunes. Elles
forment les deux tiers de ses Mémoires. Maison bourgeoise,
château , couvent , auberge , ville et village, sont
tour à tour le theatre de ses conquêtes. Pas une femme ,
de quelque rang , état on condition qu'elle soit , ne lui
résiste. Il paraît , il voit, il triomphe; c'est un petit
César. Enfin , jusqu'à soixante aus , il prouve, quoiqu'il
soit entré dans les ordres à la suite d'un chagrin amoureux
, quoiqu'il ait été successivement grand-vicaire de
deux évêques ; il prouve, dis-je , que M, son père l'a
fort mal jugé. Et ce qu'il y a d'extraordinaire , c'est que
tandis que M, l'abbé mène une vie si peu exemplaire ,
si peu convenable à son état , son frère est , lai , un modèle
de sagesse et de piété.
J'ai suffisamment indiqué le contenu édifiant dés
Mémoires de M. l'abbé Aunillon. Je ne parlerai maintenant
du style que pour dire qu'il est presque toujours
néglige, parfois trivial , et souvent incorrect , Par
exemple , M. l'abbé dit quelque part que son domestique
s'en était donné d'unefaçon à dîner, et était alle s'achever
dans un cabaret. Un homme de bonne compagnie
ne s'exprime pas ainsi. Ailleurs , il parle de désordres
auxquels on n'avait pas seulement songé d'apporter
remède : cela n'est pas français. Ici , il parle de l'apparte
ment d'une dame qui étaitjoignant le sien; et lå , d'une
femme qui était revenue de la bagatelle : certes, écrire
ainsi , ce n'est pas bien écrire. Mais puisque ces Mémoires
sont scandaleux quant au fond, et fort peu aftrayans
quant au style, pourquoi les avoir mis aujour ?
Je ne suis fait cette question, et instruit par l'expérience,
je me suis dit : C'est que la licence a cela de commun
avec la malignité, qu'elle est toujours sure d'avoir des
partisans et des lecteurs. Cela ne fait pas l'éloge de l'espèce
humaine, mais il en est ainsi depuis long-tems ,
et si le monde doit changer, ce n'est pas de cette année
424 MERCURE DE FRANCE ,
que datera sa métamorphose. Oui, je le parie, lesMémoires
de M. l'abbé Aunillon , tout scandaleux , tout défectueux
qu'ils sont , auront plus de vogue que n'en auraient
eu ses sermons. Comment ! il composait des sermons
, s'écrie-t- on peut-être ? Sans doute; et de plus ,
des comédies , des opéra , des madrigaux , des chansons.
Oh ! c'était un homme rare , un homme charmant. Que
dis-je? A la suite de ses Mémoires , on trouve des pen-
'sées et réflexions morales , et ce qui m'a étonné doublement
, c'est qu'elles sont très-morales en effet , et que
dans la plupart, la justesse de l'esprit s'allie à la pureté
de l'expression. En voici quelques-unes :
<<<Le jugement qu'on doit faire de nous sur telle ou
telle démarche , sur nos ouvrages , sur notre conduite,
nous arrête souvent et quelquefois fort à propos ;
mais si nous examinions bien scrupuleusement avec
combien peu d'équité nous jugeons les autres , nous serions
bien rassurés , ou du moins bien peu inquiets des
jugemens que peut porter de nous , l'aveugle et injuste
multitude. >>
<<Bannir les passions de la société , c'est l'anéantir ellemême.
S'il en était des passions ainsi que d'un simple
sentiment, comme on ne revient d'un sentiment vicieux
qu'en passant à celui qui lui est opposé, on ne guérirait
d'une passion qu'en se livrant à celle qui lui serait contraire.
Il est vrai de dire qu'un sentiment est un commencement
de passion, et qu'une passion n'est autre
chose qu'un sentiment qui a jeté de profondes racines
dans votre ame. C'est ce qui a donné naissance à cet
axiome aussi physique que moral : Principus obsta ,
serò medicina paratur : Veillez sur les passions naissantes
, sans quoi le remède arrivera trop tard. Cependant
la nature semble encore avoir prévu cet inconvénient.
Il y a bien peu de passions qui ne naissent d'un
sentiment louable en lui-même. L'avarice a pris sa
source dans l'économie ; la prodigalité dans la bienfaisance;
et celle-ci comme toutes les autres , dans notre
amour-propre . Eclairez celui-ci sur ses véritables inté
rêts , coupez quelques racines à ces passions qui déshonorent
l'humanité, et vous en ferez des vertus ,>»
ΜΑΙ 1808. 425
«<<L'idée de la mort ne doit épouvanter quelorsqu'elle
est la peine du crime. L'homme courageux s'y expose
de sang-froid, le téméraire la brave , l'insensé se la
donne , le philosophe pourrait-il la craindre ?>>
Tout cela est assez raisonnable. Pourquoi donc , si
l'on voulait tirer M. l'abbé Aunillon de l'obscurité où il
était doucement enseveli , ne s'est-on pas contenté de
ne publier de lui que des ouvrages qui pouvaient honorer
samémoire? Ah ! c'est qu'il n'en a pas laissé un assez
grand nombre pour faire deux gros volumes in-8° tels
que ceux qui viennent de paraître , et que les manuscrits
s'achètent le plus souvent au poids ; c'est encore ,
indépendamment de ce que j'ai déjà dit là-dessus , qu'on
ne pouvait guère se flatter de bien vendre les écrits
décens d'un abbé , au lieu que l'on pouvait espérer qu'en
publiant les Mémoires de sa vie galante, le feu y serait.
VIGÉE.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES. - Théâtre de l'Impératrice.-Première représentation
des deux Francs-Maçons .
C'est une véritable bonne fortune pour les journalistes
qu'un pareil ouvrage; car telle critique qu'ils se donnent
la peine d'en faire personne à coup sûr ne prendra contr'eux
le partide l'auteur. Si les deux Francs-Maçons eussent
été représentés sur un des théâtres du Boulevard , on
ne les aurait certainement pas distingués dans la foule des
pièces qui font les délices des amateurs du mélodrame . Mais
comment se fait- il qu'ils aient été reçus au théâtre de l'Impératrice
, qui avait mérité le nom de second théâtre français
, lorsqu'il nous offrait les comédies de MM. Colli'n ,
Picard, Duvalet Andrieux ? Nous n'en donnerons aucune
analyse. Il est des ouvrages qui , sans être entiérement
bons , décélent au moins assez de dispositions pour mériter
une discussion détaillée ; mais de quelles expressions se
servir pour parler d'une production que l'on n'eût pas osé
hasarder sur les derniers tréteaux germaniques !
Je ne puis croire, ainsi qu'on affectait de le publier dans
426 MERCURE DE FRANCE ,
la salle , que la non-chûte des deux Francs-Maçons ait été
Pouvrage d'une corporation' respectable; les éloges que
P'auteur y a donnés à la maçonneric the peuvent guères flatter
eette Société.
t
aBien n'est si dangereux qu'un ignorant ami
➤Mieux vaudrait un sage ennemi. »
-On a donné mardi dernier, deux pièces de theatre, l'une
ao grand opera , sous le titre d'Aristippe , l'autre à Popéra
comtique , sous elui d'un Jour à Paris. Elles ont toutes deux
pleinement réussi. Nous en rendrons- compte dans le prochain
numéro . Les auteurs d'Aristippe sont pour la musique
, M. Kreutzer , célebre comme violen et comame compositeur,
et pour les paroles M. Giraud qui debute dans
Lart dramatique d'une maniere fort distinguée. Ceux d'un
Jour à Paris sont pour la musique M. Nicolo , etpour les
parolesM. Etienne , l'un et l'autre accoutumes à de brillans
succès .
٠٥٠٠
NOUVELLES POLITIQUES .
AAY
( EXTÉRIEUR . )
9de
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE. — Philadelphie , 12 Mars. -
Il a été adopté , le ce mois , dans les deux chambres du
congrès , une nouvelle resolution relative à l'embargo précédemment
ordonné sur tous les vaisseaux et bâtimens dans
les ports et havres des Etats- Unis. Cet acre additionnel contient
, entr'autres dispositions , celles qui suivent :
«Il est ordonné par le sénat et la chambre des représentans
desEtats-Unis d'Amérique assemblés en congrès, que pondant
Ja durée de l'acte qui porte pour titre : Acte qui met un embargo
sur tous les vaisseaux et bâtimen's dans les ports et
havres des Etats- Unis , aucun vaisseau , batiment ou bateau,
de quel genre que ce soit, appartenant à des citoyens des
Etats-Unis, et n'étant pas enregistré','hi muni de licence ou
de lettre de mer , ne puisse obtenir la permission de partir
d'un port quelconque des Etats- Unis , ni recevoir ses expediditions
; qu'il ne sera non plus permis à aucun vaisseau étranger
de partir d'un port quelconque des Etats-Unis avec un
chargement destiné pour un autre port des Etats- Unis, et
ΜΑΙ 1808. : 427
qu'il ne lui sera pas donné des expéditions àcet effet , jusqu'à
ce que le propriétaire , le consignataire on les facteurs d'un
pareil vaisseau americain ou étranger auraient , conjointement
avec le capitaine, donné obligation aux Etats-Unis ,
avec une ou plusieurs personnes pour surete ,, pour une
somme double de la valeur du vaisseau et du chargement,
si le vaisseau appartient à des citoyent des Etats-Unis, et
pour une somme quadruple de la valeur du vaisseau et de
son chargement , si la vaiss, au est étranger, pour que le vaisseau
ne se rende à aucun lieu ou port étranger , et que le
chargementsoit remis à terre dans quelqu'un des ports des
Etats-Unis , que néanmoins, dans le cas d'un hatiment amé
ricain dont l'emploi a été constansinent limités à dos nivières,
baies, détroits et lacs en dedans de la juridiction des Etatse
Unis, il sera permis et il suffira de donar obligation pour
une somme égale, à 200 dollars par toun au avee condition
quuee le batimentne sera pas employé àun commerce étrans
ger pendant le toms stipulé par les conditions de l'ob'igations
Il est ordonné que les signataires de Pobligation. civ
dessus prescrite seront tenus, dans l'espace de quatre mois
après la date de l'obligation , de produire devant le receveur
du port où le vaisseau a reçu ses expéditions , un certificat
constatant leur déchargement , et délivré par le receveur du
port des Etats-Unis où le déchargement a été opéré ; faute de
quoi, Pobrigation sera poursuivie ; et dans chacune de ces
poursuites , sentence será prononcée contre le défendeur ou
les défendeurs , à moins qu'on ne fournit des preuves du déchargement,
de perte en mer, ou dur autre evenement inévitable.
r.
» Il est ordonné qu'il ne sera point permis d'exporter , des
Etats-Unis , de quelque manière que ce soit , des effets , denrées
ou marchandises , produits du sol ou des nianufactures
du pays ou du sol , etdes manufactures d'un pays étranger ;
etdans le cas où de pareils effets , denrées ou marchandises
seraient exportés des Etats-Unis , soit que l'exportation se
fasse par terre ou parmer , alors le vaisseau, bateau , radeau,
chariot , charrette ou autre voiture qui aurait servi à ladite
exportation , sera confisqué , ensemble avec des agrès, chevaux
, mules ou boeufs, et les proprietaires de tels effets , den
rées ou marchandises , et toute autre personne sciemment
intéressée à cette exportation défendue , paierenti chacuni ens
particulier , une amende qui ne pourra pas excéderdasomme
de 10,000dollars pour chaque transgression . Que néanmoins,
rien de ce qui est contenu dans ce paragraphe ne pourra être
428 MERCURE DE FRANCE ,
interprété de manière à empêcher les vaisseaux étrangers de
sortir des ports des Etats-Unis avec les chargemens qui pourraient
se trouver à leurs bords au moment où l'acte qui met
un embargo , etc. , sera parvenu à leur connaissance.
>>>Il est encore ordonné que dans le cas où il serait reconnu
que des citoyens des Etats-Unis ont des propriétés de valeur
dans unport ou endroit quelconque hors de la juridiction
des Etats-Unis , provenant d'effets qui se trouvaient en vérité
hors de ladite juridiction jusqu'au 22 décembre dernier , le
président sera autorisé à accorder à ses concitoyens la permission
d'expédier pour un tel port ou endroit, un vaisseau
sur son lest , afin d'importer ladíte propriété dans les Etats-
Unis , pourvu qu'une obligation , avec garantie suffisante
soit donnée aux Etats-Unis , qu'un tel vaisseau' n'exportera
point, des Etats-Unis, soit des espèces ou des effets , denrées
ou marchandises ; qu'après un tems raisonnable qui lui sera
accordé pour faire ce voyage, il retournera dans les Etats
Unis avec lesdites propriétés , et que pendant le cours du
voyage, il nes'engagera, soit directement, soitindirectement ,
dans aucun commerce , affrètement ou autre emploi ; et
qu'aucuns effets , denrées et marchandises ne seront impor
tés par ledit vaisseau , autres que les propriétés pour les
quelles ledit vaisseau aura obtenu sa permission. >> flefis
TURQUIE. -Belgrade , le 25 Avril,-Il est arrivé ici ,
le23, un courier russe , expédié au Conseiller-d'Etat Rodofinikin
et au Sénat servien , avec la nouvelle que l'armistice
entre les Turcs et les Russes avait été prolongé de deux
mois , et que les Serviens étaient compris dans cet armistice.
Lorsque cette nouvelle est arrivée à Bucharest , l'armée
russé avait entiérement quitté ses quartiers d'hiver , et pris
des positions le long du Danube.
: ANGLETERRE. - Londres , le 27 Avril. On écrit de
Gibraltar , le 5 avril : « Cent hommes avec deux ingénieurs
et un détachement d'artillerie ont été expédiés hier
de ce port pour prendre possession d'une île à l'opposite
du détroit , près de la côte de Barbarie , laquelle île nous
a été cédée par l'empereur de Maroc , et qui nous sera
d'une grande utilité pour réprimer les chaloupes canonnières
et les corsaires de l'ennemi , et pour procurer un
abri à nos bâtimens , et principalement pour les approvisionnemens
que nous tirons de Barbarie .>>>
- On s'attend que l'empereur de Maroc va d'un jour à
l'autre déclarer la guerre à l'Espagne et à la France .
J
ΜΑΙ 1808. 1 429
-Les négocians qui font le commerce avec les Etats-Unis
ont reçu , hier , une communication officielle du résultat de
la mission de M. Rose. Le président des Etats -Unis a refusé
de révoquer la proclamation hostile et inhospitalière contre
les bâtimens anglais , quoiqu'on lui offrit une réparation
convenable pour l'affaire de la Chesapeak et du Léopard ,
et en conséquence , toute négociation a été rompue , sans
qu'on ait pris aucune détermination relativement aux différends
qui existent entre les deux pays .
-On lit dans une gazette de Hambourg , du 9 avril , la
lettre suivante ; la nouvelle qu'elle contient a été apportée
à Vienne par un courier extraordinaire :
Vienne , le 30 Mars .
<<La Porte a permis le passage de troupes françaises pour
se rendre en Perse. Le 6 et le 7 , il y eut un divan nombreux
à ce sujet , où la proposition de l'Empereur des Français
de laisser passer un corps de troupes pour se rendre
enPerse fut discutée,, et consentie par le gouvernement. >>>
Du 3Mai. - Des lettres de Calcutta , du commencement
du mois de décembre 1807 , contiennent les nouvelles suivantes
: « Le nouveau gouverneur-général , lord Minto , est
arrivé dans cette capitale des Indes britanniques. Il a commencé
son administration en faisant quelques changemens
dans le sort des princes de Mysore. Celui d'entr'eux qui
était impliqué dans l'insurrection de Vellore , reste ici en
prison ; quant aux autres , les aînés ont été mis en liberté
et peuvent rester à Calcutta ; les jeunes sont placés sous la
surveillance d'un officier.
>>>Dans le district d'Alygher , un princenommé Dondeah-
Khan s'est révolté. Le major-général Dickins a été envoyé
contre lui à la tête d'un corps considérable ; le 18 novembre ,
ce général tenta deux fois l'assaut contre le fort de Comona;
mais il fut repoussé avec une grande perte. Nous eûmes
neuf officiers et quatre-vingt-dix-sept soldats de tués ; dixhuit
officiers et quatre cents dix-huit soldats blessés. Dans
la nuit du 18 au 19 novembre , Dondeah-Khan abandonna
le fort Comona , et se retira dans une autre place forte ,
où nos troupes l'ont suivi.
>>Sir Georges Barlow se rend comme gouverneur à
Madras.
>> Il est arrivé devant les bouchesduGange une frégate
459- MERCURE DE FRANCE ,
française et un corsaire commandé par le capitaine Surcouf-
Ils ont pris quatorze bâtimens de Galcutta. »
Dú 7 Mai.- L'expédition est actuellement à Yarmouth ,
qui est le rendez-vous général. Il est probable qu'elle a
actuellement fait voile pour sa destination. On dit qu'il ne
sera fait , quant à présent , aucune tentative contre Flessingue.
L'expédition doit , à ce qu'on prétend , toucher en
Norwège , et se rendre ensuite à Gottembourg.
DANEMARCK. - Copenhague, le 7 Mai.-Malgré le
grand nombre de vaisseaux anglais qui croisent entre les
grandes et les petites îles du Danemarck, nous n'avons cependant
pas perdu encore un seul bateau de poste. La navigation
des côtes entre Copenhague et Elseneur n'a également
point été troublée.
Trois bataillons et deux escadrons de nos troupes sont encore
arrivés en Séelande , à la vue de l'ennemi.
On va lever , pour la défense du pays , quatre corps de
chasseurs exercés dans les provinces de Séelande , de Laland,
de Fionie et du Jutland. Ces corps seront formés par les chasseurs
et arquebusiers des biens nobles, et complétés par des
hommes emolés .
Depuis un rapport du commandant de laNorwège méridionałe,
date du quartier-général de Biaquier , le22 avril ,
il résuite que les 13, 14 et 15 avril, plusieurs corps suédois
pénétrèrent en Norwege par quatre ou cinq endroits ; mais
nos troupes parvinrent à repousser l'ennemi sur tous les
points , et le 19 avril , la colonne, commandée par le prince
en personne , tomba sur l'ennemi entre Hemnaes et Hoelands-
Priesterhoff, et le força de nouveau à se retirer en
désordre. L'ennemi , s'étant rallié , revint à la charge , mais
sans succès; ct après une affaire très-sanglante , il ne lui
resta que l'alternative ou de prendre la fuite ou de mettre
bas les armes. Il a perdu en morts restés sur le champ de
bataille , les lieutenans Scheffinan et baron Sparre , et 42
hommes. On a fait prisonniers plusieurs officiers de marque.
Du 8 Mai. - Les Russes ont pris les îles suédoises de
Gothland et d'Oéland , dans la Mer Baltique. Ces deux îles
sont d'une étendue considerable , et dominent par leur position
le milieu de la Mer Baltique.
ALLEMAGNE . - Vienne, 28 Avril. La Gazette de la
Cour contient aujourd'hui , sur la Turquie , l'article suivant :
«Les deux ministres de la Sublime-Porte , destitués derΜΑΙ
1808. 451
mièrement , le reiss-effendi Seid-Haleth , effendi , et le caï,
macan Tagyar-Mustapha, pacha ont été exiles le 19 mars ;
le premier aKutuhaja, le second à Demotica .
La tranquillité publique a été légeremont troublée le
24 mars, à Constantinople, par un tamuile tout à fait insi
gnifiant, qui eut lieu dans la mosquee du sultan Mehemed ,
occasionné par les officiers de la mosquée , et qu'on apaisa
sur-le-champ d'une manière énergique ; quoique l'auteur de
ce trouble se fat réfugié dans un asyle privilégié , il en a été
tiré de force et exécuté avec d'autres complices . »
Francfort , 12 Mai.- On mande de Bavière que lanouvelleorganisation
de ce royaume s'étendra aussi sur les affaires
ecclésiastiques. Il parait décidé qu'il n'y aura qu'un
seni archevêché pour tous les catholiques de la monarchie
bavaroise , et un président supérieur a la tête d'un consis
toire général pour l'administration des affaires ecclésiastiques
des protestans. On assure que la place d'archevêque est
destinée à S. A. le ci-devant électeur de Trèves , qui prendra
le titre de primat du royaume de Baviere. On se flatte , à
Augsbourg, que ce prince continuera à résider dans cette
yille.
(INTÉRIEUR. )
De Louroux ( Indre ), le 19Mai.-Lesprinces d'Espagne ,
qu'on assure étre le prince des Asturies , et le plus jeune des
enfans du roi , ainsi que beaucoup d'autres personnes de distinction,
sont passés ici en poste hier et avant-hier , pour se
rendre au superbe château de Valançay ,appartenant à S.A.
le prince de Bénévent , vice-grand-électeur, et distant de
cette ville de deux postes et demie . T
PARIS. - Le roi et la reine d'Espagne sont arrivés le 23 de
ce mois à Fontainebleau , accompagnés du prince de laPaix
et d'une suite nombreuse. Tout était disposé pour les recevoir.
Leurs Majestés occupent l'appartement où logent ordinairement
le roi et la reine de Hollande , appelé l'appartement
du pape .
-Par décret du 24 janvier 1807 , S. M. l'Empereur et roi
a ordonné que les monnaies d'or et d'argent fabriquées à son
effigie dans le royaume d'Italie avec le titre et le poids prescrit
par le décret du 21 mars 1806, auraient cours pour
leur valeur nominale en France, d'où il suit que les monnaies
dont il s'agit , étant fabriquées selon la même division ,
aumème titre et au mème poids que les monnaies françaises ,
432 MERCURE DE FRANCE , ΜΑΙ 1808.
en exécution de la loi du 7 germinal an XI, elles ont la même
valeur.
Néanmoins il est des personnes qui ne veulent les recevoir
qu'au même taux que les livres tournois. Cette difficulté
résulte d'une fausse interprétation du mot italien lira , qui ,
littéralement traduit , correspond au mot français livre .
Mais cette difficulté n'est nullement fondée puisque la lira
italienne d'argent est , comme le franc, du poids de cinq
grammes au titre de 940 de fin , et qu'elle a par conséquent
Ja même valeur.
En conséquence , la lira d'argent italienne , ses divisions
et ses multiples , frappées à l'effigie de S. M. l'Empereur et
Roi , doivent être reçus dans toutes affaires et transactions ,
soit commerciales , soit pour tous autres paiemens ou versemens
, au même taux que le franc , ses divisions et ses multiples.
ANNONCES .
Annales des Voyages , de l'Histoire et de la Géographie , publiées
par M. Malte-Brun. VII livraison , avec une carte géographique , contenant
: Suite des Remarques sur l'état actuel du Pérou.- Description
des Mines du Pérou.- Voyages dans l'intérieur du Pérou , par les PP.
Sobravicla , Girbal , etc. Statistique du Mont-Gargano , par le D.
Nobile, communiquée par M. Sonnini.- Analyse de l'Histoire des Iles
Orcades de M. Barry , par M. Depping. - Description de l'Ile Danoise
de Helgoland , par le Rédacteur.- Sur quelques nouveaux Voyages en
Grèce. Tableau des Positions Géographiques en Egypte.- Sur les
nouveaux ouvrages relatifs au Royaume de Bavière.-Nouvelles diverses.
Chaque mois , depuis Septembre 1807 , il paraît un Cahier de cet ou
vrage , de 128 ou de 144 pages in-8° , accompagné d'une Estampe ou
d'une Carte Géographique .
Le prix de la Souscription est de 24 fr. pour Paris , pour 12 Cahiers ,
que l'on recevra francs de port , et de 14 fr . pour 6 Cahiers .
Le prix de la Souscription , pour les départemens , est de 30 fr. pour
12 Cahiers , rendus francs de port par la poste, et de 17 fr. pour 6 Cahiers
. En papier vélin le prix et double.
L'argent et la lettre d'avis doivent être adressés , francsde port, à Fr.
Buisson , libraire , rue Gilles-Coeur , nº 10, à Paris.
DEP
(N° CCCLIX. )
( SAMEDI 4 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
LE POÈTE ,
ODE qui a remporté un prix aux Jeux Floraux,le 3 Mai 1808 ,
parM. L. DUSILLET( de Dôle ) , membre de l'Académie deBesançon.
QUEL pouvoir a rendu sensible
Ce marbre si long-tems glacé?
Quel attrait , quel charme invincible
Fléchit ce lion courroucé ?
Ne fuyez plus , mortels sauvages ;
C'est trop errer , sur ces rivages ,
Sans frein et sans nobles désirs !
Thèbes vous offre une patrie ,
Ses saintes lois , sa paix chérie
Et ses arts , source des plaisirs .
Ce doux concert qui vous enchante,
Ces sons à l'oreille inconnus ,
C'est la voix auguste et touchante
Des Amphions et des Linus .
Siècles fortunés ! heureux âges ,
Où les graves leçons des sages
Coulaient en vers mélodieux ;
Où , la Grèce entière inspirée ,
Inventait la langue sacrée
Pour converser avec les Dieux !
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
C'est alors que la voix d'Orphée
Charmait les paisibles humains ;
Par lui la discorde étouffée
Vit briser le glaive en ses mains .
Sur l'autel Themis descendue
Vengea l'innocence éperdue
Des transports du crime effréné ;
Et l'hymen , embrassant la terre ,
Vint plier à son jong austère
L'Amour surpris d'être enchaîné.
Mais bientôt du Parnasse antique
Fuyant l'humble tranquillité ,
Au sein d'un monde fantastique ,
S'élance Homère avec fierté :
L'illusion , les doux mensonges ,
Les prestiges brillans , les songes ,
Les jeux , les ris, vont l'entourer ;
Et sous des cieux qu'elle varie
L'imagination fleurie
Le promène sans l'égarer.
Là , tout s'anime pour lui plaire ;
Son coeur , ses yeux , tout est séduit :
Cet astre éternel qui l'éclaire ,
C'est un char que Phébus conduit ;
Son ame inquiète , agitée ,
C'est ce feu pur que Prométhée
Ravit au céleste flambeau ;
Et ses jours que Pluton réclame
Ne sont qu'une légère trame
Dévouée au fatal ciseau.
De ces lieux , féconds en prodiges ,
Le Barde inhumain repoussé ,
Ne connut point les doux prestiges
Dont le Grec heureux fut bercé :
Ses Muses tristes , vagabondes ,
Aufraces des vents et des ondes
Mêlaient leurs cris impétueux ;
Et le noir aspect des orages
N'inspirait à des coeurs sauvages
Quedes chants sauvages commie eux .
Celui qu'un astre favorable
Fit prêtre du'sacré vallon ,
JUIN 1808. 435 L
Et qui ceint le laurier durable
Promis aux enfans d'Apollon ,
Des Muses fidèle interprète ,
N'a point de la foule indiscrète
Les sens trompeurs , l'instiuct borné:
Dans ses yeux la flamme étincelle ;
Et sa voix , son regard décèle
Le sang des Dieux dont il est né.
Ses vers de l'aimable innocence
Respirent la douce candeur.
Modeste , il blâme avec décence ,
Sincère, il loue avec pudeur.
Du portique élève sévère ,
Il chante les Dieux qu'il révère ,
Les lois , les talens , les vertus ;
Etjamais saMuse asservie
Ne vend au bourreau d'Octavie
L'encens qu'elle doit à Titus .
Cachant sa fortune et sa vie
Sous l'humble toit de ses aïeux ,
Les noirs chagrins , la pâle envie
Respectent ses jours précieux:
Riche des seuls trésors du Pinde ,
Il ne va point aux mers de l'Inde
S'appauvrir de biens superflus ;
Ni , des grands esclave stupide ,
Partager l'ivresse insipide
Des Verrès et des Lucullus .
Il sait qu'une gloire facile
Ne plaît qu'à des coeurs indolens ;
Et dédaigne un laurier fragile ,
Faible prix des faibles talens ;
Des siècles bravant les outrages ,
Il veut qu'à ses moindres ouvrages
Un sceau divin soit imprimé ,
Etque sa verve inépuisable ,
Comme une source intarissable ,.
Abreuve l'Univers charmé .
Tantôt dans la riche Epopée
Variant ses sons , ses couleurs ,
Aux larmes d'Elise trompée
Il nous force à mêler nos pleurs .
:
*
1
Bb2
436 MERCURE DE FRANCE,
Il guide la lance a térée
Quedu beau sang de Cythérée
Ungrec impie osa tremper ;
Ou riant des fureurs d'Armide,
Il lui confie un trait timide
Quimenace et craint de frapper)
Tantôt sur la scène ennoblie ,
Etalant d'augustes malheurs ,
DeMérope ou de Cornélie
Il fait éclater les douleurs.
Comme il peint les fureurs d'Atrée
Les tourmens de Phèdre égarée ,
Les remords tardifs de Jason !
Comme il prend bien avec Thalie
Le langage de la folie
Pour mieux parler à la raison !
Conduit par toi , molle Elégie ,
Il va pleurer sous un cyprès ;
Ou d'Eucharis trop tôt fléchie
Vanter la honte et les attraits ;
Tour à tour rebelle ou docile ,
Tyran sombre , esclave imbécille ,
Heureuxd'un mot , d'un mot troublé,
Usant son coeur dans les alarmes ,
Le matin , tout baigné de larmes ,
Et le soir déjà consolé.
Mais si de Pindare et d'Alcée
Lavoix faitpalpiter ton coeur ,
Si vers eux ton ame élancée
Frémit aux sons d'un luth vainqueur ;
Fils des Dieux , déployons nos aîles !
Osons des voûtes éternelles
Sonder l'auguste profondeur ;
Et qu'un effroi pusillanime
Du saint transport qui nous anime ,
N'étouffe point la noble ardeur.
Viens.... Que la colombe ignorée
Languisse en son humble séjour !
L'aigle qui touche à l'Empyrée
Plane inondédes feux du jour.
Ainsi dans son vol intrépide
S'élevait le chantre rapide
JUIN 1808. 437
D'Aristomène et d'Hiéron ,
Quand des hauteurs de son génie
Il versait des flots d'harmonie
Sur les sommets du Cythéron .
J'éprouve sa brûlante ivresse :
Enfin les Dieux m'ont exaucé !
Apollonm'embrasse , il me presse ;
Le double mont s'est abaissé !
Adieu , terre où rampe la lyre ;
Mon ame , impétueux délire ,
S'épure àton souffle enflammé !
Libre d'une chaîne grossière ,
Je n'ai plus rien de la poussière
Dont les Dieux jaloux m'ont formé.
Quelle est cette Muse nouvelle
Qui joint la grâce à la beauté ?
Chaste Isaure , en toi tout révèle,
Tout trahit la Divinité.
Mon oeil charmé t'a reconnue
Acette pudeur ingénue
Qui seule attire tous nos voeux ,
Aces fleurs , quinze ans délaissées,
Que les Amours ont enlacées
Dans l'or mouvant de tes cheveux !
O Troubadour , me dit Clémence ,
Noble coeur de la gloire épris ,
Prends ces fleurs ; qu'une gloire immense
D'un si pur amour soit le prix !
Je les dois au mortel sensible
Dont la lyre douce et flexible
Soupira tant d'accords divers !
Troubadour ! ton art suprême ,
C'est d'avoir caché l'art lui-même
Sous le feint désordre des vers .
ÉNIGME,
LECTEUR , Dieu te garde de moi.
Je porte un nom plus respectable
Que le palais du plus grand roi ;
Cependant j'inspire l'effroi.
558 MERCURE DE FRANCE,
Je ne reçois qu'un misérable ,
Qui n'a ni soutien , ni crédit ,
Je suis sa dernière ressource .
Si tu ne ménages ta bourse
"ה
Toi-même , dans mon sein , tu chercheras ton lit.
M.
i
LOGOGRIPHE.
J'OFFRE dans mes neufs pieds un animal errant ,
Et puis encore un animal passant ,
Marchant , et nageant et volant..
J'offre en mon corps un animal courant ,
Avolonté , trottant ou galoppant ,
Et puis encore un animal grimpant ;
Et puis encore un animal gissant ;
Etpuis encore un animal rampant .
En est -ce assez , lecteur , es-tu content?
:
!. CHARADE.
$ ........
FILLETTE adroitement se sert de mon premier ,
Quand il s'agit de mon dernier.
Mais s'il s'agit de mon entier
Destructeur absolu de mon gentil dernier ,
Fillette n'a besoin de mon joli premier.
i
S........
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du derniér Numéro est Fer-à-cheval.
Celui du Logogriphe est Vis , qui offre quatre Homonymes , deux
français et deux latins , savoir : Vis , terme de mécanique; Vis , impératif
du verbe vivre ; Vis , seconde personne du singulier du présent de
l'indicatif du verbe volo ( tu veux) ; Vis ( force. )
Celui de la Charade est Pré-nom .
JUIN 1808. 439
LITTERATURE. - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
LES ÉCLOGUES DE VIRGILE , traduites en vers
français , par M. TISSOT .
Dans l'ancien tems , quand les petits écoliers , dont
on voulait faire de petits Cicérons , étaient enfin parvenus
au bout de leur triste rudiment , on ne manquant
pas de leur mettre les Bucoliques de Virgile entre les
mains, comme de toutes les poësies latines la plus facile
à comprendre, et les maîtres prouvaient en cela combien
eux-mêmes ils étaient encore écoliers . Nous avons
tous ou presque tous passé par là ; et après nous avoir
fait pendant environ un an , bien feuilleter notre dictionnaire
, après nous avoir fait bien démonter toutes les
pièces de chaque phrase latine pour les reconstruire
suivant l'ordonnance française, on disait : cet enfant-là
entend parfaitement ses bucoliques , il les explique à livre
ouvert ; il faut lui donner quelque chose d'un peu plus
difficile.... Plus difficile ! Y pensait-on ? Ces messieurs
ignoraient que pour bien entendre les bucoliques il ne
suffit pas d'avoir appris le latin, mais qu'il faut le savoir ,
ce qui est bien différent; qu'il ne suffit pas même de
savoir le latin , qu'il faut savoir aussi le grec , et comme
M. Tissot , demander à Théocrite de vous expliquer
les éclogues de Virgile. Maintenant , pour entendre
Théocrite , il faut connaître , non-seulement la langue
des Grecs , mais aussi leurs moeurs , leurs goûts , leurs
occupations , et ces connaissances , où les chercher ? Ce
ne sera pas dans ces périodes sur lesquelles Hérodote ,
Thucydide , Pausanias,Polybe , Plutarque nous ont laissé
de si bons renseignemens , mais dans les âges qui manquent
à l'histoire,dans ces tems disparus de la mémoire
des hommes , pour n'avoir laissé après eux la trace d'aucungrand
événement. La poësie bucolique est en quelque
sorte le premier amusement de l'enfance du genre humain;
il faut , pour en sentir tout le charine, avoir vu
l'âge d'or, ou, du moins , l'avoir rêvé; il faut que
440 MERCURE DE FRANCE ,
l'ame du poëte ait gardé à son insçu je ne sais quelle
vague et secrète réminiscence d'une vie antérieure dont
la douce impression lui serait demeurée , comme l'escarboucle
au milieu des ténèbres conserve la lumière dont
il a été pénétré,
L'histoire des tems bucoliques ne paraîtrait peut-être
pas fort intéressante , puisque ce serait celle des hommes
oisifs ; mais l'imagination se transporte au milieu d'eux ,
s'y délasse avec Théocrite , Bion , Moschus et Virgile. II
ne restait cependant pas plus de vestiges des moeurs
pastorales du tems de Virgile que du nôtre; mais , élève
de la simple nature , inspiré par elle , et passionné pour
elle , il se plaisait à l'embellir de ses fictions ; il la voyait
au travers de son génie. La poësie bucolique part d'une
supposition , c'est qu'il a pu y avoir de l'innocence , de
la paix et du loisir sur la terre ; et cette supposition,
notre bon Virgile aimait à s'y prèter. Il aimait àse représenter
la gaîté , la sécurité, l'émulation , l'aménité
qui régneraient chez des hommes libres de tout soin,
étrangers à toute ambition; il les voyait, il les enten
dait vivant et conversant ensemble dans des contrées
piantes , à l'ombre des bosquets , au bord des fontaines ;
occupés seulement de leurs troupeaux , de leurs amours ,
de leurs champs. Enfin , il cherchait à se peindre à luimême
ce qui pouvait se passer ici-bas avant que les
hommes n'eussent inventé la puissance,ni la richesse ,
ni aucun des signes de convention qui ont mis depuis
tant de variétés dans les conditions humaines. C'est en
effet à cette époque imaginaire , qu'il faut que l'esprit se
transporte ; c'est le songe dont il faut qu'il se berce pour
trouver les vrais accens de la poësie pastorale; et sans
doute le caractère du poëte y fait beaucoup; nous avons ,
je crois , peu de traditions sur Théocrite , Bion et
Moschus ; il paraît seulement à la simplicité , à la naï
veté et à la douceur de leurs poëmes, qu'ils se rappro
chaient des moeurs primitives autant que la corruption ,
ou , si l'on veut , la civilisation de leur tems et de leur
pays le permettait. Ce sont pour la plupart , des combats
de chant , des entretiens , des disputes qui tirent
tout leur intérêt de leur naïveté. Oui, mais cette naïveté
gagne le coeur ; c'est l'ancien monde où l'on croit vivre ,
JUIN 1808. 441
et l'on regrette en y passant de trop courtes heures ,
que nos ancêtres aient cru avoir besoin d'autre chose.
Après ces illustres Siciliens , Virgile, qui les a suivis
et surpassés , nous présente à la fois tous les élémens
qu'on voudrait réunir pour en faire un parfait poëte
bucolique. Virgile, né à la campagne , élevé à la campagne
, initié de bonne heure aux loisirs champêtres
aussi bien qu'aux travaux rustiques , Virgile , doué à la
fois d'une simplicité et d'une grandeur d'ame qui le
rendaient également étranger à l'avarice et à la vanité;
Virgile, que la faveur d'Auguste cherchait , et qui ne la
cherchait point; Virgile , qui , pressé par Mécène d'entrer
dans son intimité, lui a demandé d'y recevoir son
ami Horace au lieu de lui; Virgile , enfin , qui , seul
peut-être entre les poëtes de son tems a préféré sincérement
le commerce des Muses à celui des Grands , et
qu'elles en ont à la vérité si bien récompensé ,
Medulces ante omnia muse .
Voilà non-seulement le talent , mais le caractère qui
convenait à la muse bucolique ; voilà l'homme qui,
avant de naître à Mantoue , avait sans doute vécu en
- Arcadie
Et in arcadia ego.
ou , pour mieux dire , qui avait l'heureuse Arcadie dans
sa tête et dans son coeur.
Et peut-être , des exemples , plus voisins de nous,
confirmeront- ils ce que nous avons avancé sur les conditions
requises pour la poësie bucolique; les esprits qui ,
entre les Français , ont été les plus rapprochés de co
genre, étaient sans contredit , La Fontaineet Mme Deshoulières.
Mma Deshoulières a vécu simple et champêtre
au milieu du grand monde qu'elle enchantait :
Quant au bonhomme , tous les siècles le connaîtront pour
ce qu'il a été. L'auteur de l'éclogue naïve du Devin du
Village, avec des bizarreries moins aimables , peut ,
sous ce rapport , leur être associé. Vous observerez plus
ou moins,dans tous les trois, cet enthousiasme de la
nature, cet amour de la campagne , cette simplicité
de moeurs , ce détachement des affaires , cette heureuse
ineptie pour l'intrigue, ce précieux oubli de la vie du
442 MERCURE DE FRANCE ,
monde,jucunda oblivia vitæ , qui fait de chacun d'eux
un être à part , un ci-devant habitant de l'Arcadie, et in
Arcadia ego.
Mais il est plus que tems d'en revenir à l'ouvrage que
nous avons annoncé, et qu'on peut regarder comme un
service essentiel rendu à notre littérature. On avait
jnsque là fait de vains essais en prose et en vers pour
traduire les bucoliques : on a trouvé que la prose en
général ne rendait pas les vers ; on a trouvé ensuite que
Jes vers ne rendaient pas ceux de Virgile. On s'est persuadé
qu'il y avait un mur entre la poësie française et
la poësie latine, et que ce mur était encore plus haut
du côté de Virgile que de tout autre. Heureusement
qu'il s'est trouvé un professeur qui a franchi le mur,
mais son triomphe devait plutôt inspirer le décourage
ment que l'audace; car il a montré que pour traduire
un Virgile , it en fallait un autre. Cependant cet
heureux émule de son modèle en a trouvé depuis , de
plus ou moins dignes de lui pour la traduction des
Georgiques et sur-tout de l'Enéide; mais , ni les uns
ni les autres n'avaient encore osé aborder les bucoliques
, et l'on dirait que M. Delille lui-même a été plus
effrayé de Tityre , de Damete , d'Alphésibée , deMélibée...
que d'Enée , de Mézence et de Turnus. On dit en effet ,
que l'étonnante simplicité de ces charmans petits poëmes
cache , sur-tout pour les connaisseurs , une finesse
qu'ils ne savent qu'admirer; cette facilité si invitante leur
aparu impossible à rendre , et sous tant de naturel ils
ont cru entrevoir tout l'art secret de la nature , natura
dedala rerum. Le beau simple est en poësie , Si parva
licet componere magnis , ce que le bel uni est en orfévrerie.
Tous les ouvriers en ce genre conviennent que
les ornemens les plus travaillés demandent moins de
soins et d'habileté que cet uni parfait , et qu'ici le
moindre défaut dans la matière, la moindre soudure ,
le moindre écart de l'instrument y sont irréparables ; ily
faut de la perfection partout , et en lisant et en relisant
les bucoliques , on voit que c'est précisément comme
cela qu'est travaillé l'or de Virgile.
1:1
M. Tissot prouve de reste dans sa préface , qu'il était
plus fait que personne pour admirer tant de charmes
: JUIN 1808. 445
invisibles à des yeux ordinaires , pour apprécier ces
graces modestes et par-là plus touchantes , qui sont le
premier attribut de son poëte ; il le prouve aussi dans
tout le cours de sa traduction , quoique de son aveu
même, il ne remplisse pas aussi exactement qu'il le
voudrait , les règles qu'il s'est imposées ; mais enfin , il
est épris des beautés et souvent il les rend; il est effrayé
des difficultés et souvent il les surmonte; il y a plus ,
c'est que s'il avait besoin d'avis , c'est de lui que lui
viendraient les meilleurs. !
Et , en effet , qui peut répondre de traduire un poëte?
Sinous n'avions pas sous les yeux les Idylles de Théocrite
, traduites par Virgile, et les Géorgiques , par
Delille , nous croirions la chose impossible. Pour traduire
un vrai poëte , il faut d'abord être poëte soi-même , et
ce qui est encore plus difficile , devenir ce poëte-là.
Or, plus on est poëte , plus on est soi ; et plus on est soi ,
plus on a de peine à se faire un autre. Quel que soit
Poriginal , il faut que le traducteur , quel qu'il soit ,
fléchisse pour un moment le genou , et qu'il descende
humblement au rang d'un simple versificateur qui vimera
pour le poëte , à condition que le poète pensera
pour lui . Nous avons vu quelque part un tableau de
Pietre de Cortone , copié par Annibal Carrache ; le tableau,
ne pouvait être que bon , mais il n'était ni d'Annibal
Carrache , ni de Pietre de Cortone: le copiste était
trop grand peintre, il avait pu quitter sa manière , il
n'avait pu en prendre une autre. "
Mais si les copies enpeinture offrent des difficultés,
les traductionsd'une langue dans une autre en présentent
deplus grandes , parce que c'est copier un tableau avec
un autre assortiment decouleurs , et alors , comment parvenir
au même effet ? Il semblerait , au premier aperçu ,
que chaque mot d'un idiome devrait trouver dans les
autres idiomes , un mot qui lui correspondrait; cela se
peut pour des idées simples , pour des choses positives et
sur-tout matérielles ; certainement ovis est parfaitement
rendu dans notre langue par brebis ; arbor , par arbre ;
laurus , par laurier. Mais est-on bien sûr que l'amor des
latins réponde en tout à notre amour ; leur ingenium ,
à notre esprit; leur dementia , à notre sottise ? Les
444 MERCURE DE FRANCE,
choses morales ont pour nous des formes indécises ,
des degrés variables, des nuances infinies. Tout cela
conserve toujours quelque chose de vague , d'arbitraire,
même entre ceux qui parlent lamême langue;
et à plus forte raison , comment devinerons-nous à
quelle forme , à quel degré , à quelle nuance,en fait de
choses morales , une nation étrangère fait répondre dans
son langage les mots qui, chez nous , expriment les
mêmes idées. Il pourrait bien en être à cet égard de
deux idiomes , comme de deux thermomètres ( celui de
Réaumur, si l'on veut , et celui de Farenheit ) , dont
les graduations sont différentes et ne partent pas d'un
même point; mais du moins ces rapports-là sont déter
minés , et les points de rencontre fixés par les gens de
l'art; il n'en est pas ainsi pour les termes abstraits , destinés
à indiquer des choses immatérielles , et particuliérement
dans tout ce qui tient à la délicatesse du langage;
il suffit d'y réfléchir pour être à tout moment
frappé des différences dont nous parlons , mais on n'a
point de données pour les évaluer; et cependant encore,
entre deux langues vivantes , on trouve toujours quelque
moyen de s'entendre et d'éclaircir à peu près ces
sortes d'obscurités ; mais comment fixer les incertitudes
que nous présentent les langues anciennes ? Les morts
gardent leurs secrets. Cicéron , Lucrèce , Horace , Virgile
, ne nous diront point si nous les avons bien devinés
, libre à chacunde nous de les entendre à sa fantaisie,
Il faut s'en tenir au plaisir qu'ils nous font toujours , au
ravissement qu'ils nous causent quelquefois ; voilà le
bondictionnaire. Une première idéedu vrai beau qu'ils
ont fait naître de bonne heure dans nos jeunes esprits ,
comme une lumière plus ou moins vive qu'ilsy auraient
allumée , nous éclaire sur leurs beautés , et l'admiration
sert de preuve..
Cependant si les anciens ont dans leur langage des
finesses qui désespèrent leurs confidens les plus intimes ,
ils fourmillentdebeautés quidoivent trouver leur expression
dans toutes les langues; et la poësie de Virgile particulièrement
, qui est toute en sentimens et en images ,
dénuée même du charme de sa douce harmonie, et de
certaines grâces qui n'appartiennent qu'à lui , trouvera
JUIN 1808. 445
toujours des enthousiastes dans les imaginations vives et
les coeurs tendres. Joignez à cela , dans les poëmes de
moins longue haleine , un motifprincipal toujours aisé
àobserver, et auquel Virgile est toujours fidèle , et vous
aurez un guide; aussitôt que vous sentez ce motif, il
vous pénètre de l'esprit du poëte , et vous éclaire sur la
plupart des détails , plus sûrement que tous les commentateurs;
il paraît que c'est là ce que M. 'Tissot a consulté
depréférence , et il s'en
1
est bien trouvé.
Après avoir fait notre profession de foi en général sur
P'auteur et le traducteur des bucoliques , nous avons
essayé d'examiner quelques détails de l'ouvrage de
M. Tissot , pour ainsi dire à la loupe; c'est malheureusement
le moyen d'ètre distrait des plus grandes beautés
par les plus petites imperfections , et nous nous sommes
prouvéànous-mêmes que ce vers si rebattu :
La critique est aisée et l'art est difficile.
est encore plus vrai , s'il est possible , pour les traducteurs
que pour les auteurs.
Commençons par les premiers vers :
Tityre , tu patulæ recubans subtegminefagi ,
Silvestrem tenui musam- meditaris avená.
Tu reposes , Tityre , à l'abri de ce hêtre
Et ta flûte légère essaye un air champêtre.
1
Pourquoi deux images dans le français, quand le
latin n'enprésente qu'une ? M. Tissot nous montre d'un
côté , un berger qui repose à l'ombre , et de l'autre , une
flûte qui essaie des airs champêtres ; au lieu de cela ,
tout se tient , tout se voit à la fois dans Virgile; le berger
, son attitude nonchalante , son action ,son flageolet,
et jusqu'à la forme du hêtre , patulæ, sous lequel il essaie
ses airs. On peindrait tout cela, et ce serait peut-être
la meilleure manière de le traduire.
Nos patriæ fines , et dulcia linquimus arva ,
Nos patriam fugimus .
Nous , hélas ! nous quittons ce fertile verger ,
Nous fuyons la patrie.
Nous cherchons en vain ce dulcia qui nous attendrit
446 MERCURE DE FRANCE ,
dans Virgile , et cette répétition déchirante , nos patriæ
fines linquimus ... Nos patriam fugimus .
Tu, Tityre, lentus in umbrá
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.
Et toi seul, ô berger,
Dans un mol abandon tu redis sous l'ombrage
Le nom d'Amarillis aux échos du bocage.
Un mol abandon rend aussi bien qu'il est possible ce
lentus si difficile à rendre ; mais où est ce doces , si
pastoral à la fois et si poëtique ? apprendre aux forêts
à répéter le nom de la belle Amaryllis; rien ne convient
mieux aux tems orphiques dont les poësies bucoliques
doivent toujours rappeler la pensée. Nous observerons
encore ici qu'Amaryllis n'est pas montrée dans sa beauté
aux yeux des Français comme aux yeux des Romains,
formosamAmaryllida. Ce serait quelquefois un service à
rendre à tel ou tel de nos poëtes , que de les émonder
de leurs épithètes ; mais Virgile , encore une fois, n'a rien
qui ne soit d'or.
L
Nous avons assez chicané Mélibée , passons à 'Tityre.
O Melibare , deus nobis hæc otia fecit...
Ce vers -là porte są traduction avec lui. Ce dieu , c'est
Auguste qui avait conservé au poëte son petit patrimoine.
Namque erit ille mihi semper deus.
Carcelui-là sera toujours un dieu pour moi.
Nous regrettons que ce trait si remarquable ne se
trouve point dans la traduction. C'est Tityre qui , pour
son propre compte , fait ici l'apothéose de son bienfaiteur
, et Auguste devait bien autant aimer cette apothéose-
là , que celle du Sénat romain; car la reconnaissance
a quelque chose de plus flatteur sans doute que la
flatterie .
Illius aram
Sæpe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
Pour l'autel de ce diéu souvent j'irai choisir
Les plus tendres agneaux de notre bergerie.
Mais Tityre, pour ces fêtes-là , ne se propose de choisir
JUIN 1808. 47
qu'un tendre agneau à chaque fois , et c'est assez; le traducteur
veut en prendre plusieurs,et c'est trop.
Undique totis
Usque adeo türbatur , agris en ipse capellas
Protinus æger ago ; hanc etiam vix , Tityre , duco
Hic inter densas corylos modo namque gemellos :
Spem gregis ah ! silice in nuda connixa reliquit.
Quand nos champs partagés sont en proie à Bellone ,
Moi-même de ces lieux à regret je m'enfuis .
Vois cette chèvre , hélas ! qu'à peine je conduis ....
Sur des rochers tout nuds son amour les délaisse...
Mère de deux gemeaux , ma naissante richesse.
Sont en proie à Bellone , semble indiquer que c'est là
le théâtre actuel de la guerre ; ce qui n'est ni dans Virgile
nidans la vérité. En proie àBellone, conviendrait mieux
àun jeune poëte qui voudrait faire montre de son talent
, qu'à un vieux berger qui cherche à attendrir sur
son malheur. Représentons-nous un pauvre homme au
milieu de la confusion qui règne dans les campagnes ,
forcé de partir sans délai , tout malade , et chassant
quelques chèvres devant lui , et qui plus est , en voilà
une qu'il est obligé de traîner , parce qu'elle vient de
mettre bas deux petits , l'espoir du troupeau, qu'elle a
laissés, hélas ! sur une roche pelée , etc. C'est ici malheur
sur malheur ; l'infortune de Mélibée est à son
comble, mais aussi le tablean de Virgile est à l'effet :
ce mot æger, que M. Tissot traduit par le mot à regret ,
signifie tout simplement que Mélibée est malade ; il n'en
est pas moins obligé de fuir , et le lecteur le suit dans sa
fuite avec un intérêt d'autant plus tendre.
Nous ne continuerons point des chicanes plus tôt que
des critiques , auxquelles nous doutons qu'aucune traduction
pût échapper. Nous sentons qu'à force d'être
minutieuses , elles deviendraient jujustes ; et ce qu'on
Ięur pardonnerait le moins , ce serait de nous amener de
proche en proche à un gros in-fo d'observations sur
chaque Eclogue de Virgile ; nous nous contenterons d'observer
que toutes ces petites incorrections , dont chacune
est presque imperceptible , ne laissent pas , lorsqu'elles
sont réunies , de nuire à l'ensemble , et font
448 MERCURE DE FRANCE,
l'effet que feraient autant de soufflures sur un verre
placé devant un tableau de prix.
Mais un reproche plus grave peut-être , et en même
tems peut-être encore plus inévitable , c'est la différence
de ton qui frappe de tems en tems entre le latin et le
français. Cette différence tient sur-tout à des élégances
qui ne seraient peut-être pas sans mérite ailleurs; mais
là , elles ont le défaut de n'être pas dans Virgile , et quelquefois
même de tenir la place de quelques-unes de ses
inimitables naïvetés; or , dans toutes les conversations ,
mais dans celles des bergers sur-tout (et les Eclogues
ne sont que cela) , la naïveté aura toujours le pas sur
l'élégance. Par exemple , Tityre raconte qu'il a été
à Rome , qu'il y a vu ce héros (c'est ici le sens de
Juvenem ) , ce héros pour qui , dit-il, nos autels fument
douze fois par an, et c'est lui qui, de lui-même, a répondu
à ma demande :
Pascite , ut ante , boves , pueri , submittite tauros.
Ce qui veut dire tout simplement : paissez vos troupeaux
, attelez vos boeufs comme auparavant.
Le poëte français le traduit ainsi :
Allez , bergers , dit-il , nourrissez vos génisses ,
Et soumettez au joug vos taureaux menaçans ,
Ce n'est pas la peine de faire observer que ut ante,
comme ci-devant , était nécessaire pour compléter le
sens de la phrase ; mais nous en voulons sur-tout à cette
épithète de menaçans , qui est de trop et plus que de
trop , car elle donne à la réponse d'Auguste une intention
qui n'est pas dans Virgile. Auguste est un prince
clément qui répond à ces pauvres gens avec simplicité,
avec bonté , qu'ils mèneront leurs troupeaux à la pâture
comme auparavant , et qu'ils mettront comme auparavant
, leurs taureaux à la charrue. Mais que ces taureaux-
là soient menaçans comme le Minotaure , ou
doux comme des moutons , c'est ce qui importe fort
peu à Auguste , il accorde une grâce à des paysans ,
mais il ne leur fait pas de poësie .
Je m'arrêterai encore un moment à cette comparaison
si touchante, et que Mélibée fait d'une manière si
naturelle
1
ITTIN७.७
naturelle entre sa position et celle de son voisin; et en
vérité, c'est moins pour faire de nouvelles observations
à M. Tissot que pour admirer Virgile avec un des
hommes qui en connaissent le mieux toutes les beautés.Cr
Fortunate senex ! ergo tua rura manebunt.
Ce premier vers est rendu, comme beaucoup d'autres ,
dans toute sa belle et noble simplicité.
Heureux vieillard , ainsi tu conserves tes champs.
Le traducteur n'a pas manqué non plus , quatre ou
cinq vers plus bas , cette belle répétition heureux vieillard,
qui vient vraiment du coeur , et qui nous intéresse
toujours davantage au malheur de l'un et à la
consolation de l'autre .
Fortunate senex! hic , interflumina nota
Etfontes sacros , frigus captabis opacum.
Heureux vieillard , nos lacs , nos fontaines sacrées ,
Nos forêts te verront sous leur sombre épaisseur
De l'ombrage et des eaux respirer la fraîcheur.
Ces vers respirent encore Virgile ; ils sont même
très-exactement et très-librement rendus , à cela près
que le poëte français a jugé à propos de changer les
fleuves en lacs : mais qu'importe , rien n'est si ordinaire
quede voir une magicienne arrêter le cours des fleuves ,
et la poësie n'est-elle pas'sllaa première des magiciennes ?
M. Tissot n'est pas tout à fait si exact ni aussi heureux
à la fin du morceau. Souvent , dit Virgile , les
abeilles d'Hibla , rassasiées de fleurs de saule , viendront
de la haie voisine t'inviter au sommeil par leur agréable
bourdonnement. Le poëte traducteur dit à peu près la
même chose dans son langage. De l'autre côté , poursuit
Virgile, l'élagueur , au- dessous de ce roc élevé , chantera
en plein air , et tes pigeons chéris ne cesseront
point , pendant ce tems-là , de roucouler , et du haut
de tes ormeaux la tourterelle continuera son gémissement.
C'est ici , à ce qu'il nous semble , que le traducteur
s'écarte le plus de son modèle ; il paraît que Virgile ,
qui peint toujours et qui termine toujours ses tableaux
avec soin, veut nous montrer, entre de beaux arbres
Ff
450
Munaring DE FRANCE ,
et de belles eaux , un bon vieillard doucement endormi
au bourdonnement de ses abeilles , pendant que plus
loin , près d'une haute roche , l'homme qui émonde
ses arbres chante en plein air , et que ses gros pigeons
patus roucoulent, et que la tourterelle continue à gémir
sur le bout des branches de cos ormoаил. Le sommeil
de ce vieillard est si touchant , qu'il n'y a personne
qui ne le respecte ; M. Tissot, au contraire, T'interrompt
en adressant la parole au bon homme ( ce
dont Virgile se garde bien); et pourquoi lui dire ?
Entends de l'émondeur la voix claire et sonore.
Virgile cependant ne nous dit pas si l'émondeur a une
basse-taille ou une haute-contre.
Tandis que la colombe et les ramiers encore
( encore est là plus que parasite ).
Suspendus dans les airs aux ormeaux d'alentour
Roucouleront sans cesse un nouveau chant d'amour,
Virgile n'a point parlé de chants d'amour , car l'amour
ne convient ni à l'âge de Tityre ni à la tristesse de
Mélibée. Je voudrais aussi voir , à la fin de l'éclogue qui
est en général bien rendue , un découragement plus
profond , plus marqué dans le pauvre Mélibée , lorsqu'après
l'effusion de la reconnaissance de Tityre envers
Auguste , l'autre berger , de plus en plus frappé du
contraste de son infortune avec la fortune de son ancien
voisin , parle avec amertume de la destination de
tous tant qu'ils sont de bannis ,
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros ,
Pars scythiam et rapidum crete veniemus oaxerm
Etpenitus toto divisos orbě Britannos .
Et nous allons chercher les brûlans Africains , etc.
et nous allons me paraît trop coulant pour l'expression
d'un sentiment aussi pénible, il ne rend point at nos ;
il semble qu'il faudrait ici une exclamation , ou quelque
mouvement dans le style , qui montrât mieux l'abattement
ou même le désespoir; at nos indique tout cela.
Le poëte français a aussi négligé d'annoncer la dispersion
alii .... pars.... ce qui est encore plus affligeant que
s'ils devaient aller tous ensemble d'un de ces côtés-là ou
JUIN 1808. 451
:
d'un autre ; il y a la séparation de plus , qui , dans une
troupe infortunée , achève de déchirer les coeurs .
Justes dieux ! notre exil est-il donc éternel?
Cedernier vers n'est pas dans Virgile , mais le sentiment
yest : puissent tous es traducteurs ne jamais commettre
deplus fâcheuses infidélités envers leurs auteurs ! Mais
ce en unquam , qui le rendra jamais dans une autre
langue ? Ce malheureux ! qui s'est complu un moment
dans ces vagues pensées , en rêvant que si un jour ,
après un bien long tems , il pouvait revoir la terre de
ses pères , le chaume qui couvre sa pauvre cabane ... ;
si , après des années , rentrant dans son héritage , il
regardait ses moissons .... Comme tous ces mouvemens
sont vrais ! Et enfin, cette belle réflexion , cette sagesse ,
fille du malheur , en quo discordia cives perduxit miseros
! Voilà où la discorde a conduit d'infortunés
citoyens . M. Tissot a bien senti tout cela , mais Virgile
encore mieux . Dans cette même tirade , M.: Tissot ,
pour être littéral quand il le peut , traduit mea regna
par mon empire ; mais ce mot signifie aussi mes domaines
, mes biens , mon héritage. Un paysan , en parlant
de son héritage , ne pourrait dire mon empire qu'en
badinant , et certes Mélibée n'est point d'humeur à cela.
Ite mece,felix quondam pecus , ite , capellæ,
Ce mot ite , qui , dans le latin , anime la scène , et en fait
un tableau mouvant , n'est point rendu dans les vers
- français , qui d'ailleurs sont pleins d'élégance et de mélancolie.
Mais, lorsqu'après avoir exhalé son indignation
, après avoir dit avec une douloureuse ironie :
greffe àprésent tes fruits , Mélibée , aligne avec soin
tes vignes , il se tourne brusquement , et dit à ses chèvres
: ... Allons , marchez , pauvres chèvres ! marchez ,
troupeau jadis heureux Qn lit , pour ainsi dire entre
les lignes , tout ce qui s'est passé dans son ame pendant
ce court intervalle; on voit qu'il prend son parti moitié
-de fureur , moitié de résignation, annonçant à ses com
pagnes de voyage qu'il n'y aura désormais pas plus de
bonheur pour elles que pour lui. Ce mot ite , cette résolution
subite de poursuivre sa route , motivait le mot
tamen dans l'invitation de Tityre qui termine cette pre
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
mière éclogue. Ce tamen , qui influe beaucoup lui-même
sur la marche de la pièce , est aussi oublié. Tityre voit
ce malheureux qui part avec la mort dans le coeur :
Vous pourrez cependant , lui dit-il , passer ici la nuit
avec moi.
Encore un mot sur ce dernier morceau : quoique
d'ailleurs bien traduit , il l'est peut-être encore un peu
trop poëtiquement. Un berger qui offre l'hospitalitéà un
ancien ami , ne lui dit pas
J'ai la molle châtaigne et les doux fruits d'automne ,
J'ai du lait épaissi que mon bercail me donne.
Mais il dit , comme Virgile, j'ai des châtaignes bien
mûres , j'ai des pommes bien douces , j'ai des fromages
en abondance... Tout se dit dans Virgile comme le premier
berger venu le dirait. Il semble que la mesure ,
l'élégance et l'harmonie se trouvent lå par hasard ; il
prend plaisir à montrer des mmooeeutrs simples dans un
style simple comme elles; et moins il paraît poëte , plus
il est peintre.
Quoique nous nous soyions peut-être un peu trop
étendus , un peu trop appesantis même sur les petites
taches que nous avons cru apercevoir dans l'estimable
traduction de M. Tissot , nous n'en avons pas moins de
plaisir à le féliciter de nous avoir mieux éclairés qu'on
ne l'avait fait jusqu'ici sur les beautés cachées des Bucoliques.
Il ne nous appartient pas de prononcer entre
lui et M. Didot dont nous ne connaissons point l'ouvrage,
Mais n'est-ce rien pour M. Tissot que , dans la
carrière qu'il a parcourue , Segrais et Gresset soient demeurés
loin derrière lui , et qu'il n'y ait que les éclogues
de Virgile au-dessus des siennes ? :
Enfin voici notre dernier mot ; cet ouvrage , plein du
goût des anciens , et fait pour l'instruction de la jeunesse,
ne peut que lui être utile , et l'auteur trouvera
sans doute , dans l'empressement que tous ceux qui
cultivent la langue latine mettront à le lire , la récompense
due à un travail aussi recommandable.
1 BOUFFLERS.
JUIN 1808. 453
QUVRES DE JEAN RACINE , avec des commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8° , avec figures .
A Paris , chez Lenormant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres- St.-Cermain-l'Auxerrois , nº 17 .
L'un de ces critiques impitoyables qui , sans avoir rien
écrit, font une si rude guerre à tous les écrivains , qui
quelquefois sévissant avec justice contre la sottise ,
presque toujours poursuivent le talent avec animosité ,
et pour mieux le désoler , prodiguent souvent à la médiocrité
les éloges dont ils le privent, M. Geoffroy ( il suffit
de l'appeler par son nom ), M. Geoffroy vient enfin de
descendre dans la lice , et de s'exposer lui-même aux
traits qu'il a tant de fois lancés contre les autres. La
partialité dont il fait ouvertement profession , pourrait
ici provoquer et presque justifier celle des autres ; ce
serait être doublement équitable que de l'être envers lui ,
et peu de gens sont capables de cet effort. D'un autre
côté les injures violentes dont il menace , dont il accable
déjà ceux qui se sont permis à son sujet quelques
observations plus ou moins fondées , pourraient intimider
les autres critiques : tous ne sont pas aguerris , et
quelques-uns ont la faiblesse de craindre ce qu'ils méprisent.
J'ai le bonheur de ne point partager cette
crainte ; rassuré du côté de M. Geoffroy , je n'ai plus à
redouter que moi-même , c'est-à-dire cet esprit de vindicte
et dejustice distributive qui pourrait me porter
à un excès de rigueur et de dureté , que je crois répréhensible
même envers celui qui en donne chaque jour
l'exemple. Mais je m'observerai beaucoup à cet égard.
Je tâcherai de n'articuler contre M. Geoffroy aucune
censure, que je ne la motive et n'en prouve la justesse
jusqu'à l'évidence. Je m'attirerai peut-être par-là plus
d'injures qu'un autre ; mais, je l'ai déja dit , je ne m'en
mets point en peine , et peu s'en faut que je ne le
désire.
Une préface générale précède tout l'ouvrage de M.
Geoffroy. On y voit que Racine est le seul poëte dramatique
que l'on dût commenter , qu'un commentaire
454 MERCURE DE FRANCE,
sur Corneille était inutile, parce que Corneille est un
homme supérieur à toutes les règles , qu'on ne peut juger
par les maximes ordinaires de la critique , et dont les
défauts sont couverts par le méme enthousiasme qu'inspirent
ses beautés. « Le sublime en littérature , ajoute
>> M. Geoffroy , est une absolution générale pour l'au-
>>teur ; c'est la doctrine de Longin; Voltaire en con-
>>> vient lui-même. » Le sublime qui est une absolution
générale ! Si Longin et Voltaire ont professé cette doctrine
, ils ne l'ont certainement pas exprimée de cette
manière. Il me semble au reste que l'inutilité d'un commentaire
sur Corneille n'est point du tout prouvée par
les raisons qu'en donne M. Geoffroy. Si l'on pardonne
beaucoup de négligences en faveur de beaucoup de traits
sublimes , il n'en est pas moins nécessaire, de distinguer
les unes des autres et d'en marquer la différence pour
ceux qui seraient tentés de les confondre ; et sans
doute le reproche de n'être bon à rien , était le dernier
que l'on dût faire au commentaire de Voltaire qu'avait
en vue M. Geoffroy. Mais M. Geoffroy a de singulières
idées sur la manière différente dont Corneille et
Racine doivent être jugés , en raison de la différence
de leur talent. « Ce qui convient à l'un messied à l'autre ,
>> dit-il quelque part : cela dépend du ton qu'on a pris ,
>> du caractère qu'on s'est établi ; et ce qui n'est dans
>> Corneille qu'une noble simplicité , serait dans Racine
>> faiblesse et négligence. » C'est ainsi qu'un journaliste
pourrait décider entre deux auteurs contemporains
dont il voudrait favoriser l'un et maltraiter l'autre ;
mais il faut ici d'autres principes , une autre manière
de juger. En bonne doctrine littéraire , les choses ne
changent point de nature et de nom, selon qu'elles appartiennent
à tel écrivain ou à tel autre. Ce qui dans Corneille
sera regardé avec raison comme un trait de noble
simplicité , ne sera jamais nifaible , ni négligé. Pourquoi
le deviendrait-il en passant dans Racine ? Racine est toujours
élégant : Corneille ne l'est presque jamais. M.
Geoffroy pouvait dire aussi bien que ce qui est dans
Racine une noble élégance , serait dans Corneille recherche
et affeterie. Cette proposition ne serait guère
plus étrange que la première. C'est peut-être ici le lieu
JUIN 1808. 455
d'examiner une autre assertion de l'auteur , également
relative au style. « C'est , dit-il , dans les situations tou-
>> chantes et pathétiques , qu'on doit sur- tout s'attacher
>> à maintenir le style au niveau du sujet , et s'interdire
>> sévèrement tout ce qui est commun et familier. » II
n'y a point de doute qu'en général on ne doive s'attacher
àmaintenir le style au niveau du sujet ; mais le
style s'y élève naturellement dans les situations touchantes
et pathétiques ; d'ailleurs l'esprit ému , entraîné.
par ces mêmes situations , pardonnerait plus facilement
les expressions communes etfamilières qui auraient pu
échapper au poëte. Pour moi , je croirais dire une chose
incontestable , en disant tout le contraire de ce que dit
M. Geoffroy : savoir que dans les situations qui ne sont
ni touchantes ni pathétiques , on doit sur-tout s'attacher
à suppléer le défaut d'intérêt du sujet par le charme
du style , et s'interdire sévèrement tout ce qui est commun
et familier. Par ce peu d'exemples , on peut déjà
juger que M. Geoffroy n'a pas en littérature des principes
bien justes , ni bien solides. J'achèverai , j'espère ,
d'en convaincre nos lecteurs , lorsque j'examinerai le
Commentaire. Je vais auparavant m'occuper de la Vie
de Racine , qui suit la Préface générale.
Il est dit dans l'avis de l'éditeur , que cette vie est
plus complète et plus exacte que toutes celles qui ont
paru jusqu'ici. D'après une soigneuse vérification que
chacun peut faire de son côté , j'affirme que cette vie
ne contient pas un seul fait , une seule anecdote qui ne
soit consignée dans les Mémoires sur la vie de Racine
par son fils, et dont n'aient déjà fait usage tous ceux
qui ont écrit sur la personne de Racine , tels que Luneau
de Boisjermain , Laharpe , etc. Je m'engage de
plus à démontrer que quelques-uns de ces faits sont
dénaturés ou mal interprétés par le nouveau biographe.
Je dirai aussi ce qu'il me semble de ses idées et de son
style.
Tout le monde connaît cette anecdote de la jeunesse
de Racine , qui , s'étant vu arracher des mains , par
Lancelot , son maître , plusieurs exemplaires du roman
grec de Théagène et Chariclée , prit le parti de l'apprendre
par coeur, et de porter le livre à Lancelot , en
456 MERCURE DE FRANCE,
lui disant : vous pouvez brûler encore celui-ci comme les
autres. M. Geoffroy , sans en donner aucun motif, conteste
la vérité de cette anecdote qu'il traite de petit
conte. A lui permis ; mais il ne fallait pas gâter le mot
de Racine par une paraphrase de mauvais goût.
<<<Racine , dit-il , portafièrement son livre au sacristain
>> en lui déclarant qu'il s'était mis à l'abri de toute
>> recherche , et que le roman n'était plus dans ses
>> mains , mais dans sa tête. » Je ne sais , mais j'aime
mieux : vous pouvez brûler encore celui-ci comme les
autres.
C'est une opinion généralement reçue , que Racine
dans sa jeunesse , fut l'amant de la Champmêlé. Mme de
Sévigné le dit dans ses lettres ; quelques autres écrits du
tems le disent aussi . Racine le fils dément le fait. Il était
rempli de vénération pour son père; il écrivait à son
propre fils , très-jeune encore ; il était donc tout simple
qu'il cherchất à ménager la mémoire de l'un et l'innocence
de l'autre. La liaison de Racine avec la Champmêlé
est un de ces faits qu'on ne peut guère établir que
par des ouï-dire et des probabilités , et que par conséquent
on peut démentir par d'autres rapports et d'autres
conjectures. Racine fils usa de ce droit : on respecta
sa piété filiale , mais on ne parut guère convaincu
par ses raisonnemens et ses allégations ; le témoignage
de Mme de Sévigné prévalut. M. Geoffroy le combat à
son tour. Peut- être , en qualité de commentateur ,
croit- il avoir à cet égard les mêmes devoirs à remplir
qu'un fils. Il importe peu quelle soit son opinion sur un
fait qui importe assez peu lui-même ; mais ce qui est
vraiment digne d'examen et de discussion , c'est la manière
dont il soutient sa thèse. D'abord il établit qu'un
poëte n'a pas besoin d'être amoureux pour bien peindre
l'amour , et que ce n'est pas sérieusement que Boileau
adit:
Mais , pour bien exprimer ces caprices heureux ,
C'est peu d'être poëte , il faut être amoureux.
Je crois au contraire que Boileau l'a dit très-sérieusement;
et par des raisons que l'on sait bien, cette règle a
un poids tout particulier dans sa bouche. M. Geoffroy
JUIN 1808. 457
oppose ensuite à Ovide , Virgile qui a parlé de l'amour
beaucoup mieux que lui , quoiqu'on ne le soupçonne pas
d'avoir jamais éprouvé les tourmens de cette passion .
Tous ces exemples tirés de loin concluent mal. Ovide ,
plus libertin qu'amoureux , a parlé de l'amour comme
de tout le reste, avec plus d'esprit que de sensibilité.
Quant à Virgile , nous ne savons presque rien de ce qui
regarde sa personne. Sa vie , faussement attribuée à
Donat , grammairien du quatrième siècle , n'est qu'un
tissu de fables absurdes. Nous ignorons s'il fut amoureux
, ou non : dans le doute , il serait plus raisonnable
de penser qu'il a éprouvé la passion dont il a si bien
peint les tourmens; mais on ne peut rien affirmer ni
rien nier à cet égard. L'exemple de Virgile vient donc
mal à propos appuyer une proposition qui n'est guère
soutenable , et d'ailleurs est presqu'étrangère à la question
, puisque Racine , sans véritable amour, et par le
seul attrait du plaisir , aurait pu avoir avec la Champmělé
, cette liaison dont parle Mme de Sévigné.
<< Mme de Sévigné , dit M. Geoffroy, a décidé que
>>Racine était amoureux de la Champmêlé ; mais les
>> décisions de Mme de Sévigné ne sont point des oracles ;
>> elle jugeait aussi légèrement qu'elle écrivait ; elle
>>>adoptait les contes populaires . Il y a beaucoup d'anec-
>> dotes et point de critique dans ses lettres. Pourquoi
>> son autorité aurait-elle plus de poids lorsqu'elle parle
>> des amours de Racine , que lorsqu'elle parle de son
>>génie ? Elle a probablement aussi mal jugé ses intri-
>> gues secrètes que ses ouvrages publics. N'est- ce pas
>>cette même Mme de Sévigné qui a prédit que Racine
» n'irait pas plus loin qu'Andromaque , qu'on s'en dé-
>> goûterait comme du café? Je ne vois pas qu'elle mé-
>>> rite plus de confiance lorsqu'elle prétend pénétrer
>>>dans le coeur de Racine , etc. , etc. » Le goût de
Mme de Sévigné n'était pas sûr : donc sa véracité est suspecte.
Elle s'est trompée sur les pièces de Racine : donc
elle en a imposé sur ses amours. Voilà ce qui s'appelle
raisonner et savoir conclure. Que dit- on de la témérité
de Mmo de Sévigné , qui prétend pénétrer dans le coeur
de Racine? ne croirait-on pas qu'il s'agit d'une de ces
passions respectueuses qu'on renferme dans son ame,
458 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on cache à tous les regards , quelquefois même à
ceux de la personne aimée ? Certes , il ne faut pas ordinairement
une grandepénétration pour découvrir l'intrigue
d'un jeune auteur de tragédie avec une jeune
actrice ; et les amours de coulisses , comme on sait, sont
le secret de la comédie. Il faut cependant apprendre
à M. Geoffroy qui paraît l'ignorer , que Mme de Sévigné
était plus que personne à portée de savoir la vérité sur
cet objet. Son fils fut lui-même un des amans de la
Champmêlé qu'elle appelle quelque part sa belle-fille.
Le marquis de Sévigné ne cachait rien à sa mère , et lui
faisait même quelquefois des confidences fort embarrassantes.
Or , l'amant d'une comédienne ignore rarement
le nom de ceux qui l'ont précédé : personne n'en fait
mystère . Ainsi , quand Mme de Sévigné dit que Racine
avait été amoureux de la Champmêlé, elle le tenait
sûrement de son fils qui l'avait appris sans doute de la
Champmêlé et peut-être de Racine lui-même avec qui
il était souvent en société de plaisir , comme le prouve
oe passage d'une lettre de sa mère : << iba de plus une
>> petite comédienne (la Champmêlé) , et tous les Des-
>>préaux et les Racine , et paye les soupers : enfin , c'est
>> une vraie diablerie. >>
Autres preuves alléguées par M. Geoffroy. Il cite deux
fragmens de lettres de Racine , relatifs à la maladie et à
la mort de la Champmêlé. Racine , alors plongé dans la
dévotion , et écrivant à son fils qu'il voulait entretenir
dans les mêmes principes , parle fort chrétiennement
des derniers momens de la comédienne. Cela est tout à
fait dans l'ordre, et conforme à la situation actuelle de
Racine ; il n'y a rien là qui démente ses anciens sentimens.
M. Geoffroy, assure que dans ces deux passages on
reconnaît le chrétien et point du tout l'amant. La découverte
est merveilleuse ! c'est que le chrétien avait abjuré
les faiblesses de l'amant , et que d'ailleurs il ne con-.
venait point au père d'en laisser apercevoir même le
souvenir à son fils. Enfin, il n'est point vrai , comme le
ditM. Geoffroy , que Racine ne parle de la Champmêlé
qu'avec la plus grande indifférence et méme avec une
sorte de dureté; car M. Geoffroy lui-même reconnaît ,
quelques lignes auparavant , que , dans les passages
JUIN 1808. 459
cités , il parut prendre quelqu'intérêt à son sort ; et , en
effet , le premier de ces passages est remarquable par uu
certain ton de douleur et d'affection ; mais on verra que
M. Geoffroy est dans l'habitude de se contredire.
<<Mon principal motif, dit- il , pour croire que Racine
>>>n'eut jamais aucune liaison intime avec la Champ-
>> mêlé , c'est qu'il avait un esprit juste , un goût déli-
» cat , un coeur sensible. Il devait sans doute dédaigner
>> de partager les faveurs d'une fille de théâtre avec
>>quelques seigneurs libertins ; et la Champmêlé , à son
>> tour , vaine , intéressée , n'a pas dû faire beaucoup de
>> cas de l'amour d'un poëte qui ne ponvait flatter ni
>>>l'intérêt ni la vanité. » Je crois impossible de plus mal
raisonner. En quoi la justesse de l'esprit , la sensibilité
du coeur et même la délicatesse du goût s'opposent-elles à
ce qu'un jeune poëte devienne amoureux d'une comédienne
dont il forme le talent , et à qui il doit lui-même
une partie de ses succès ? Le marquis de Sévigné fut
bien l'amant de cette même comédienne ; or, on ne l'a
jamais accusé d'avoir en le coeur insensible ; il a sur-tout
prouvé, par une fort bonne dissertation sut un passage
d'Horace , qu'il avait le goût très-délicat et l'esprit trèsjuste.
Ensuite , si la Champmêlé était vaine , on ne voit
pas comment sa vanité ne pouvait étre flattée de l'amour
d'un poëte qui avait de grands succès , une grande
réputation d'esprit, et qui lui donnait de beaux rôles
où elle brillait : cela pouvait même aller jusqu'àflatter,
ou plutôt servir beaucoup son intérét. Enfin , Racine
était un fort bel homme ; et l'on sait qu'un jour
Mile Gaussin , obsédée devant Helvétius par les instances
ámoureuses d'un financier vieux et laid qui lui offrait
une forte somme d'argent , lui dit , en montrant Helvétius
: venez demain chez moi avec un visage comme
celui-là, et je vous donnerai le double.
Après cinq mortelles pages sur la liaison vraie ou
fausse de Racine avec la Champmêlé , on croirait que
M. Geoffroy n'en doit plus parler. Point du tout : cela
Jui tient si fort au coeur , qu'il y revient plus loin avec
la même justesse d'idées et la même force de dialectique.
Boileau dit àRacine' dans une lettre : « Ce ne serait pas
>> une mauvaise pénitence à proposer à M. de Champ
460. MERCURE DE FRANCE,
>>mêlé, pour tant de bouteilles de vin de Champa
>> gne qu'il a bues : vous savez aux dépens de qui. »
M. Geoffroy trouve , dans ce dernier passage , une nouvelle
preuve de l'indifférence de Racine pour la Champmélé.
Une plaisanterie faite par Boileau sur le mari ,
prouve en effet très-bien que Racine n'a pas été l'amant
de la femme. Si je voulais à mon tour tirer des conséquences
de ce passage , j'en induirais tout le contraire ;
car toutes ces bouteilles de vin de Champagne bues par
M. de Champmêlé , aux dépens de qui savait Racine,
l'avaient été probablement à ses dépens ; et l'on pourrait
croire , sans trop de malignité , qu'il n'avait fait boire
tant de vin de Champagne au mari , que pour qu'il
fermât les yeux sur la conduite de sa femine. Mais en
voilà trop sur cette oiseuse et ridicule discussion .
Passons à un objet plus grave, aux motifs de la conversion
de Racine. M. de Laharpe dit , à ce sujet , dans
la Vie de Racine, placée en tête de son commentaire :
« Il faut bien avouer aussi que les chagrins qu'il eut
>> à essuyer à l'occasion de sa Phèdre , ne firent que
>> hâter sa résolution de renoncer au théâtre , long-
>> tems combattue par son penchant , et que les scrupules
>> religieux l'emportèrent quand l'attrait du génie fut
>> affaibli par les dégoûts » . Ce qui semble prouver que
Racine céda moins d'abord aux conseils d'une religion
dont il avait depuis long-tems les principes dans le coeur,
qu'aux suggestions violentes et soudaines du dépit , c'est
qu'il voulut aller s'ensevelir dans un couvent de Chartreux
, comme depuis on a vu Lamotte aller cacher sa
honte et son chagrin à la Trappe , après la chûte d'une
petite pièce au théâtre italien. Voilà l'opinion générale ;
elle ne blesse ni la gloire de la religion , ni celle de Racine.
Il est reconnu que Dieu emploie souvent des moyens
humains pour parvenir à ses fins surnaturelles. M.Geoffroy
ne veut pas qu'il en ait été ainsi à l'égard de Ragine.
Enpareille matière , la vérité ne peut pas être exactement
connue , et l'erreur est sans inconvénient; il est donc
permis à chacun d'en croire ce que bon lui semble. Il
s'ensuit naturellement que , quelque opinion qu'on embrasse
, on ne doit point attaquer avec violence et dureté
l'opinion des autres. Mais M. Geoffroy n'avait garde de
JUIN 1808 . 461
業
négliger une si belle occasion de satisfaire à son penchant
pour l'injure. Le passage de l'Eloge de Racine ,
où M. de Laharpe énonce son sentiment un peu plus
oratoirement que dans le passage cité plus haut , est
traité de diatribe et de galimatias de rhéteur. Ceux qui
partagent ce sentiment , sont des hommes ivres de vanité
et d'ambition , fanatiques du théâtre , persuadés qu'il
n'y a rien de plus important et de plus admirable dans
lemonde, que des comédiens , et que le bonheur supréme
consiste dans les applaudissemens populaires . M. Geoffroy
prend à la lettre et répète en vingt manières ce que
Racine, dans sa profonde piété et son entier détachement
des choses de ce monde, dit de la gloire littéraire
et des travaux du théâtre. Vainefumée , gloriole, métier
d'assembler des syllabes harmonieuses et d'amuser une
poignée d'oisifs , frivolité , bagatelle , niaiseries , crime
enfin dont ilfaudra rendre compte à Dieu . Racine , dans
l'amertume de son repentir , pouvait parler avec ce ton
de mépris et de détestation , d'un métier où il avait acquis
tant de gloire. Mais M. Geoffroy n'est pas si coupable;
et , en vérité , ce langage est bien plaisant dans
la bouche d'un homme qui fait métier de juger des
pièces de théâtre , des comédiens et des comédiennes ,
etdefairela chronique des coulisses , et qui tout à l'heure
même vient de donner sur ces bagatelles , sur ces niaiseries
qu'a faites Racine, un énorme commentaire , sur
lequel il fonde l'espoir de son immortalité , ainsi qu'il le
dit dans sa Préface. Si la gloire de Racine n'est que gloriole
, et son talent quefrivolité , comment appellera-t-on
le talent et la gloire de M. Geoffroy? qu'en dira-t- il luimême,
quand il se sera converti et retiré du théâtre ?
J'ai dit que M. Geoffroy avait altéré ou mal interprêté
quelques-uns des faits relatifs à la vie de Racine ; je vais
en donner la preuve. « Racine , dit-il , était né avec
>> cette délicatesse , cette finesse de tact , cette politesse
>> et cette grâce nécessaires pour plaire à la cour.>>>
C'est en effet là l'idée qu'on a conservée des manières de
Racine ; mais personne ne s'était encore avisé de citer
àl'appui , comme fait M. Geoffroy, ce mot de Louis XIV,
voyant Racine et le marquis de Cavoye se promener ensembledans
les jardins deVersailles : Voilà deuxhommes
462 MERCURE DE FRANCE ,
:
que je vois souvent ensemble ; j'en devine la raison :
Cavoye avec Racine se croit bel esprit ; Racine avec
Cavoye se croit courtisan. Le mot est évidemment une
épigramme ; et quand le roi dit que Racine se croyait
courtisan , il ne voulait certainement pas dire qu'il eût
les manières nobles et aisées d'un courtisan , comme
l'infère M. Geoffroy : Racine le fils prétend que son père
n'était pas regardé par les fins courtisans comme bien
expert dans leur science , et il cite en preuvele motmême
de Louis XIV . Ce monarque dit aussi de Racine , qu'il
avait une des plus heureuses physionomies qu'il vit à sa
cour. Voici de quelle manière, grotesque M. Geoffroy
travestit ce mot : « Louis XIV, lui-même, le plus bel
>>homme de son siècle , cita un jour Racine comme un
>> des courtisans dont le visage lui paraissait le plus
>> agréable.>>>
Unjeune régent du collége des Jésuites mit en question,
dans une harangue latine prononcée en public, st
Racine était poëte et chrétien : an christianus ?an poëta?
et il prononça pour la négative. « Racine, dit M. Geof-
>> froy, fut très- sensible à cette insulte de la part d'un
>>>Ordre alors très-accrédité à la cour etdans le monde.>>>
Racine le fils dit formellement , au contraire, que le
chrétien nefit pas attention aux offenses que recevait le
poëte , et il rapporte , en témoignage , la lettre que son
père écrivit sur cet objet à Boileau ; lettre que cite aussi
Laharpe , dans sa Vie de Racine , et où l'on voit , dit-il ,
la plus profonde indifférence pour une injure véritablement
atroce. Cela est loin de cette grande sensibilité
dont parle M. Geoffroy. Quant on dénature ainsi les
faits , il ne faut pas laisser dire à son éditeur , qu'on a
fait une Vie de Racine plus exacte que toutes celles qui
ont paru jusqu'ici.
Racine fut enterré à Port-Royal , comme il l'avait
demandé par son testament. Un homme de la cour que
M. Geoffroy ne nomme pas , et qui était le comte de
Roucy, dit à ce sujet: Voilà ce que Racine n'eûtjamais
faitde son vivant. Il plaît à M. Geoffroyde trouver assez
obscure cette épigramme qui est fort claire.<<<Elle signi-
>> fie probablement, dit-il, que Racine , en bon courti-
>> san, n'eût pas voulu , de son vivant, donner cette
JUIN 1808. 463
<*>> preuve d'attachement à une maison très-suspecte au
>>>Roi , et regardée comme le boulevard dujansénisme.>>>
Vraiment, voilà ce qu'elle signifie probablement ! On
est bien heureux d'avoir un commentateur qui vous
explique ces choses-là.
hace au style de M. Geoffroy, dand
sa Vie de Racine; il est absolument le même que dans
ses Feuilletons. « Du tems de Racine , dit-il , les vers
» n'étaient point une denrée aussi courue et d'un débit
>> aussi avantageux qu'elle l'est aujourd'hui. >> On reconnaît
là sa prédilection pour les métaphores tirées du
marché , de la cuisine et de la table. « Les dernières
- >> éditions de Racine (je parle de celles publiées pendant
>> sa vie ) sont les plus défectueuses. >>>Ailleurs : <<<Dans
>> les meilleures éditions de Racine , spécialement dans
>> celle in-4° , publiée , etc.>> M. Geoffroy peut-il ignorer
que celles publiées et celle in-4° sont de grossiers solécismes?
On a prétendu que Racine, dans sa dernière
maladie , souffrant des douleurs atroces , avait demandé
s'il lui était permis de mettre fin à sa vie et à ses tourmens.
<< Racine, dit M. Geoffroy , était trop versé dans
>> lascience de la religion, pour n'avoir pas besoin de
>> faire une question semblable. >> Il faut trop versė.....
pour avoir besoin ; ou assez versé...... pour n'avoir pas
besoin. M. Geoffroy , lui-même, le sait bien; et tout ce
que j'en veux conclure contre lui , c'est qu'il a mis à
écrire sa Vie de Racine et son Commentaire , la même
précipitation , la même négligence , qu'à brocher des
articles sur le Pied de Mouton et la Queue du Diable.
Je n'aurai que trop d'occasions de le prouver dans la
suite de cet extrait.
Le Commentaire et les Feuilletons ne sont pas seulement
écrits du même style et du même ton , ils sont
encore dictés par le même esprit ; et cet esprit est celui
dudénigrement. Le commentateur n'a su louer Racine ,
qu'en lui immolant sans cesse Voltaire et les auteurs de
nos jours qu'il appelle ses disciples. Son animosité ne se
-borne point aux écrivains , elle s'étend à tout le siècle
qu'il gourmande et fronde à tout propos sous le rapport.
de l'éducation , des moeurs publiques et privées , des
opinions, des habitudes , des occupations, desplaisirs ,
464 MERCURE DE FRANCE ,
en un mot, tout ce qui compose la société. Sa mauvaise
humeur ne se contente pas d'attendre et de saisir les oc-
⚫casions de s'exhaler ; elle les va chercher au plus loin et
les amène de force. «Racine , dit M. Geoffroy,déclamait
>>les vers comme il les faisait : au talent de poëte , il joi-
>>>gult celui d'acteur; malayilit jamaic
>> tère par le métier d'histrion; il ne monta point sur le
>> théâtre , etc. >>> Certes , M. Geoffroy n'a pas prétendu sérieusement
louer Racine , en remarquant qu'il ne jouait
point la comédie; mais cette remarque devient un trait
détourné contre Voltaire qui se permettait cet amusement.
De peur qu'on ne s'y méprenne, l'auteury revient
cinq pages plus loin; et cette fois ,l'accusation estaussi directe
qu'elle est violente .<<Voltaire a honteusement vieilli
>> dans l'état d'histrion ; ..... mais on lui a pardonné de
>> n'être plus qu'un vieux et mauvais comédien , parce
- » qu'il était toujours un grand chef de parti. » C'est
bien là le langage d'une fureur aveugle . Je suppose ,
avec M. Geoffroy , que toutes les pièces de Voltaire ,
jouées à Ferney , fussent des rapsodies théâtrales , et le
rebut de la scène française ; quoique l'Orphelin de la
• Chine et Tancrède fussent du nombre de ces pièces : je
⚫suppose encore que Voltaire y jouât d'une manière ridicule
aux yeux même des Suisses , à qui il donnait la
comédie gratis ; quoiqu'il jouât , dit-on, d'une manière
très -noble et très-vraje le rôle de Cicéron dans Rome
sauvée : je demande ce qu'il y a de honteux à essayer ,
sur son propre théâtre , des pièces que l'on a composées .
Beaucoup de gens en France , depuis les simples particuliers
jusqu'aux premières personnes de l'Etat, s'amusent
à représenter les ouvrages d'autrui ; ils ne
croient pas pour cela vivre honteusement dans l'état
d'histrion; et ils seraientjustement surpris de s'entendre
appliquer cette dénomination devenue odieuse , que
l'on doit épargner même à ceux qui font de la comédie
une profession. M. Geoffroy parle toujours de ces dermiers
avec un mépris cruel. Il peut avoir à se plaindre
de quelques-uns; mais que diront ceux dont il n'a qu'à
se louer ?
Ce que Racine a fait de bien, et même ce qu'il n'a
pas fait de mal, devient toujours , comme je l'ai dit,
un
JUIN 1808.
DEPT
DE
LA
465
5.
un sujet de satire contre Voltaire ; mais M. Geoffroya
plus loin : il trouve quelquefois moyen de faire tourne
å la honte de Voltaire et à la gloire de Racine , ce que cen
l'an a montré de talent dans les occasions où l'autre en
a manqué. Racine dédia sa tragédie des Frères ennemis
au duc de Saint-Aignan , et lui adressa une épître dans
le goût du tems , remplie de flatteries outrées , et , il faut
le dire , peu spirituelles. Voltaire , comme on sait , excellait
dans ce genre. Voici la conclusion qu'en tire
M. Geoffroy : « Corneille et Racine , pleins de droiture
>> et de bonne foi , estimaient ceux auxquels ils dédiaient
>>>>leurs ouvrages ; et voilà peut-être la raison pour la-
>> quelle ils ne savaient pas les louer avec autant de
>>>grâce que Voltaire , qui méprisait ceux qu'il flattait. »
Les bornes de l'absurde sont certainement reculées par
cette inconcevable phrase , et je défie M. Geoffroy luimême
de les porter plus loin. AUGER.
( La suite au numéro prochain. )
ÉLOGE DE PIERRE CORNEILLE , Discours qui a obtenu
la première mention honorable , au jugement de la
Classe de la littérature et de la langue françaises ;
par RENÉ DE CHAZET , avec cette épigraphe :
Rome n'est plus dans Rome ; elle est toute où je suis .
SERTORIUS , acte 3 , scène 2.
A Paris , chez Lenormant , imprim.-libr. , rue des
Prêtres-Saint -Germain-l'Auxerrois , nº 17.-1608.
M. Chazet ouvre son Discours par un morceau de
celui que prononça le grand Racine , lorsqu'en qualité
de directeur de l'Académie française il répondit à Thomas
Corneille qui venait d'y prendre séance à la place
de son frère. <<<Où trouvera-t-on un poëte qui ait pos-
>> sédé à la fois tant de grands talens , l'art , la force , le
>> jugement , l'esprit ? Personnage véritablement né pour
>> la gloire de son pays , comparable , je ne dis pas à
>> tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellens poëtes
>> tragiques , puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce
>> genre elle n'a pas été fort heureuse , mais aux Eschyle ,
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
et
>> aux Sophocle , aux Euripide, dont la fameuse Athènes
>>>ne s'honore pas moins que des Themistocle , des Péri-
>>clès, des Alcibiade qui vivaient en même tems qu'eux . >>>
Ce fragment sert de corollaire au Discours de M. Chazet ,
et son Eloge de Pierre Corneille est le développement
le résultat de ce premier principe. On voit avec intérêt la
modestie d'un jeune littérateur s'étayer de l'opinion
d'un grand homme pour en louer un autre , et n'offrir
le nouveau jour qu'il va répandre sur les ouvrages et
les triomphes de Corneille que comme un reflet de la
lumière que Racine y a déjà versée. Mais l'auteur sait
aussi penser et écrire d'après lui-même , et il le prouve
dès l'exorde de cet Eloge, lorsqu'il nous retrace le chaos
dont Corneille créateur fit jaillir l'art dramatique qui ,
grâce à son génie , parut presque parfait à sa naissance .
Les ouvrages n'avaient alors ni un caractère parti-
>> culier ni une physionomie distincte : la comédie ne
>> savait rien imiter ; la tragédie était burlesque ; on y
>> remarquait le mêlange de tous les styles ; rien n'était
>> plus commun que de trouver, dans undrame héroïque,
>>> des strophes d'Ode ou des tirades d'Elégie ; le désordre
>> et la confusion régnaient dans l'art dramatique.......
>> Corneille paraît , et les ténèbres se dissipent : n'ayant
>> devant les yeux que des exemples à fuir , et pas un
>> modèle à consulter , il s'élève par la seule puissance
» desongénie; quand tous les autres suivent leur siècle,
>>> il force son siècle à le suivre; il trouve en lui-même
>> tous les secrets de son art , il l'ennoblit, le fait sortir
>> de l'enfance , et c'est auprès de son berceau que ce
>> grand homme lui élève un trône. » Le lecteur aura
sans doute remarqué cette expression : Quand les autres
suivent leur siècle , ilforce son siècle à le suivre. C'est
ce qu'on appelle une expression trouvée , parce qu'elle
ne pouvait être employée que pour Corneille , et ne convient
qu'à lui . Les traits fius et délicats ne sont pas étrangers
au pinceau de M. Chazet , comme il l'a prouvé dans
plusieurs de ses agréables bagatelles , et il a su en placer
sans inconvenance dans son Eloge de Corneille. Par
exemple , lorsqu'il nous peint le déchaînement des
poëtes médiocres ( et ils l'étaient tous alors ) contre le
succès du Cid, il nous dit : « Ce succès brillant , inoui
JUIN 1808. 467
>> jusqu'alors dans les annales du théâtre , devait éveiller
>>> toutes les haines , exciter toutes les jalousies. Corneille
> annonçait un talent trop extraordinaire pour ne pas
>> mériter des ennemis , et ils se présentèrent en foule ;
>> lettres anonymes , cartels , épigrammes sanglantes ,
>> rien ne fut épargné, c'était l'envie avec tout son cor-
>> tége. Les amis les plus intimes du poëte , ceux qui ne
> lui avaient jamais refusé leurs éloges , irrités de son
>> succès qu'ils désespéraient d'atteindre , se pronon-
>> cèrent contre lui en cette occasion ; tant il est vrai que
>> toute idée de prééminence révolte la médiocrité , et
>> que son systême habituel est de dire un peu de bien
>> de ses égaux , et beaucoup de mal de ses maîtres. >>> 11
faut avoir sondé les replis du coeur humain pour faire
une telle découverte. Cet aperçu est vrai, mais effrayant; il
dégrade même l'humanité, mais M. Chazet, par la mesure
de l'expression et la convenance du style , adoucit la sévérité
du résultat , et nous réconcilie un peu avec nousmêmes.
« Cet ouvrage tant critiqué , poursuit le pané-
>> gyriste , eut cent représentations, de suite ; et dans
>> toute la France , quand on voulait combler la mesure
>> de l'éloge , on disait : Cela est beau comme le Cid.
>> Corneille lui seul pouvait démentir une comparaison
>> aussi honorable en se surpassant lui-même , et il fit
>> jouer les Horaces. De l'une de ces pièces à l'autre , vous
trouvez l'intervalle immense ; songez qu'il a été fran-
>> chi par un géant. » Ici l'expression est grande pour
rendre une grande idée ; et la franchise du style semble
nous mettre en rapport avec la franchise du génie de
Corneille.
Nous ne suivrons pas M. Chazet dans l'analyse de tous
les chef-d'oeuvres que créa Corneille après le Cid et les
Horaces ; nous nous hâtons d'arriver à l'endroit de son
discours , où il retrace l'ascendant que Corneille prit sur
ses contemporains. « C'est à cette époque sur-tout que
>> l'auteur du Cid exerça la plus grande influence sur
>> son siècle. En créant à la fois sa langue et son art , il
>> avait donné une nouvelle direction aux idées , il avait
>> élevé les esprits et répandu les lumières. L'une de ses
>> ses pièces était un roman de chevalerie ; l'autre , un
>> traité de morale politique, et la troisième , la théorie
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
>> des gouvernemens ; c'étaient trois mines fécondes que
>> son instinct lui avait révélées , et les autres écrivains.
>> s'enrichirent de ses découvertes. Tous les genres d'élo-
>> quence se tiennent ; dans un siècle nouveau , un chef-
>> d'oeuvre est un appel à tous les talens; pareil à l'étin-
>> celle électrique , le feù sacré les enflamme , et le com-
> mencement de perfection dans un art se communique
>>> à tous les autres. C'est ainsi que Pascal , Bossuet et
>>>Boileau ont profité, pour leur style , des beautés et des
>> défauts de leurs prédécesseurs ; et le génie d'un poëte
>> tragique a foriné un moraliste pour la sagesse , un
>> vengeur pour le goût , et un orateur pour la chaire ;
» en un mot, aucun homme remarquable avant Cor-
>> neille ; tous ceux qui ont existé ne sont devenus cé-
>>>lèbres qu'après lui. Quelle preuve veut-on encore de
>> sa prodigieuse influence ? >>>
Quoique l'on pût combattre quelques-unes de ces assertions
qui sont trop généralisées , elles n'en sont pas
moins fines et ingénieuses, et prouvent que l'auteur a senti
son sujet. Mais le morceau le plus brillant de ce discours
est le résumé qui en forme,la péroraison. Ce morceau fut
couvert d'applaudissemens à la lecture publique et le
méritait. Nous allons le citer tout entier : « Après tant
>>>d'obstacles détruits , tant de succès obtenus , tant de vio-
>>>toires remportées , que pourrai-je ajouter à l'éloge de
>> Corneille?Rien, Messieurs , puisque je vous ai parlé de
>> tous ses ouvrages ; mais si chacun de ses titres, pré-
>> sentéisolément , vous a saisis d'admiration , que serait-
>> ce , si un résumé fidèle les réunissait dans tout leur
>>>éclat , et ne formait qu'un faisceau de tous ses lauriers?
>> Oui , vous serez , j'ose le dire , éblouis de sa gloire,
>> lorsque , rassemblant tant de rayons épars pour les
>> offkir ensemble à vos yeux , je vous dirai , sans au-
>>cunesprécautions oratoires : D'épaisses ténèbres cou-
>>vraient la littérature ; il a percé cette nuit profonde.
>> La tragédie n'existait pas; il a créé la tragédie ; et ,
>> l'asservissant à des règles sévères , il l'a rendue difficile
>> pour écarter les rivaux ; il a deviné par instinct une
>> route nouvelle ; il a fait dix chef-d'oeuvres en huit ans ;
➤ il a laissédes modèles dans tous les genres. Nous lui de-
> vous la première tragédie intéressante, et la première
-JUIN 1808. 469
» comédie de caractère. Il a fait plus , il a donné l'idée du
>> premier poëme lyrique dans Andromède , et du pre-
>> mier drame dans Don Sanche d'Arragon ; c'était pour
>> lui un besoin d'inventer. La France lui doit ses plus
>> grands écrivains ; il a excité tous les esprits , éveillé
>> tous les amours-propres , averti tous les talens ; poëte
>> dans toute l'étendue de ce titre honorable , philosophe
› dans la véritable acception du mot , il a illustré toutes
>> les vertus , il a écrit pour tous les peuples , et jamais
> on ne citera son nom , sans se rappeler qu'il a été le
>> premier comme le plus bel ornement de son siècle .
>>>Et quel siècle , Messieurs , que celui où les talens les
>> plus variés se confondaient dans cette Académie pour
>> la gloire de la France ! Supposez un moment que
>>> tous ces grands hommes dont nous voyons ici les
>> bustes immortels , et dont les ouvrages vivent dans
notre souvenir , rentrent dans cette enceinte illustrée
>> par leur génie. Supposez que vous voyiez reparaître
>> ce Racine , peintre brillant des passions ; ce Balzac
» écrivain élégant , l'un des créateurs de la prose fran-
>> çaise ; ce Pélisson , historien fidèle , le protégé de Fou-
>> quet surintendant , l'ami de Fouquet prisonnier ; ce
➤ Boileau , le législateur du Parnasse ; ce La Fontaine ,
>> le fabuliste de la nature ; enfin , supposez , Messieurs ,
>> que vous voyiez rentrer ici tous les arts se tenant par
» lamain;; il faut aussi vous représenter Corneille ou-
>> vrant cette marche triomphale , précédant tous les
>> talens , comme il a précédé son siècle , et recevant de
>> l'admiration publique le surnom de Grand , non-seu-
>>lement, nous dit l'auteur de Zaïre , pour le distin-
>> guer de son frère , mais pour le distinguer du reste
>>> des hommes . » Ce morceau nous paraît bien pensé.
Il est écrit avec chaleur et mouvement , et il termine
d'une manière éloquente cet éloge estimable. Ce n'est
pas que dans le cours de l'otivrage , il ne se trouve quelques
fautes de peu d'importance et faciles à corriger.
Quelquefois l'auteur se contente , même dans les endroits
soignés , du premier mot qui lui vient sous la
plume , pour esquisser , qu'on nous permette ce terme ,
sa pensée , et ne cherche plus celui qui pourrait lui
donner le dernier degré de force. Nous avons souligné
.
470 MERCURE DE FRANCE ,
quelques-unes de ces expressions répréhensibles. Mais
ces fautes n'ôtent rien au mérite réel de ce discours ; et
nous osons , par intérèt pour M. Chazet , l'inviter à faire
comme Le Sage et Piron , qui , parvenus à peu près
à son âge , renoncèrent aux succès trop faciles des
théâtres du second et du troisième ordre, pour se préparer
aux succès plus brillans de Gilblas et de Turcaret,
de Gustave et de laMétromanie. C'est la vraie gloire littéraire
qu'il doit maintenant ambitionner; et sonEloge de
Corneille , dont l'Académie française vient de faire une
si honorable mention , prouve qu'il peut un jour approcher
la palme de plus près , et même la cueillir. M.
VARIÉTÉ S.
1
SPECTACLES . - Académie Impériale de musique. -Dans
le dernier numéro , nous avons promis quelques détails sur
les opéras d'Aristippe et d'un Jour à Paris. Entretenir le
public d'ouvrages nouveaux douze jours après leur première
représentation , c'est annoncer que le parterre s'est plu
à confirmer son premier jugement. Commençons notre
revue par Aristippe .
Nicias , neveu de Polixène , faux sage , affectant le rigorisme
, aime Aglaure , élève d'Aristippe, dont la philosophie
consiste à jouir de tous les plaisirs : on conçoit que Polixène
s'oppose à l'union d'Aglaure avec Nicias ; mais ce philosophe
rigide se laisse séduire par les plaisirs que l'on rencontre
en foule dans la maison d'Aristippe : Polixène cède
d'abord aux attraits que lui offre la table ; bientôt après , il
tombe aux genoux d'Aglaure , qu'il ne connaissait pas , et
dont il devient amoureux. Après ces diverses preuves de faiblesse
, il ne peut plus s'opposer au bonheur de Nicias ; il
consent doncà ce qu'il épouse Aglaure , et lui-même renonce
à ses principes austères .
Ce sujet convenait parfaitement à l'opéra : on trouve dans
oe pays de féerie tout ce qui charme les oreilles et éblouit
les yeux , et Polixène en devient plus excusable d'avoir succombé
à des séductions si bien dirigées . L'Aristippe de
M. Giraud est un véritable opéra comique , et il serait à
désirer que le répertoire de l'Académie Impériale de musique
s'enrichît de quelques ouvrages de ce genre , qui re
JUIN 1808. 471
poseraient le public du grand opéra. D'ailleurs cet ouvrage
lyrique joint à un plan bien ordonné , le mérite du style .
Le Triomphe de Trajan et la Vestale ont rendu le parterre
plus difficile sur les vers qu'il ne l'était il y a dix ans; et si,
à l'avenir , les opéras sont écrits avec autant de soin , on ne
pourra plus dire avec Beaumarchais : Ce qui ne vaut pas la
peine d'être dit, on le chante .
La musique , qui est de M. Kreutzer , premier violon de
l'Académie Impériale de musique , a puissamment contribué
au succès de l'ouvrage ; elle est remarquable par l'union du
chant et de l'harmonie ; les choeurs sont savans et cependant
mélodieux , et plusieurs morceaux , parfaitement bien chantés
par Lays , ont été tellement goûtés par le parterre , que
nous ne doutons pas que bientôt on ne les chante dans tous
les salons . Dérivis , chargé du rôle de Polixène , l'a rendu
avec talent ; ce jeune acteur , doué d'un beau physique et
d'une belle voix , fait des progrès sensibles , et sera , dans
peu de tems , un des sujets les plus distingués de ce théâtre .
Théâtre impérial de l'Opéra- Comique.- La manière la
plus fructueuse de donner une leçon, c'est de mettre le précepte
en action ; et si l'on veut faire rougir unjeune fou de
sa conduite peu réglée , le spectacle de sa propre conduite
fera sur lui plus d'effet que les plus beaux axiomes de morale
. Ce moyen , employé par M. Etienne , lui a parfaitement
réussi dans le nouvel opéra-comique .
Le jeune St.-Romain , envoyé à Paris par son père pour
y terminer son éducation , emploie son tems à faire des folies
et des dettes. Son père l'apprend; il se rend à Paris avec
Pauline , jeune orpheline , qu'il destine à son fils ; à son arrivée
, au lieu de lui faire des reproches , il lui annonce que
son intention est de se fixer dans la capitale; il prend une
maison très-dispendieuse , donne un grand souper , et feint
de perdre cent mille écus au jeu. Le fils , frappé de l'esprit
de vertige qui semble s'ètre emparé de son père , ose lui
faire des représentations , et lui propose de retourner aux
champs ; c'est alors qu'il apprend que ce n'est qu'une leçon
qu'on a voulu lui donner. Il épouse Pauline , et re- nonce
à Paris.
Cette pièce a été fort applaudie et le mérite ; l'idée principale
est ingénieuse, elle amène des situations très-comiques,
et le dialogue renferme une foule de traits vifs et piquans
qui décèlent dans l'auteur un esprit d'observation dont ne
peut se passer l'homme de lettres qui travaille pour le
théâtre.
1
472 MERCURE DE FRANCE ,
Ce nouvel ouvrage , de M. Etienne, ne peut qu'ajouter à
sa réputation. La musique est fort agréable. On y retrouve
souvent le talent de M. Nicolo. On a sur-tout applaudi un
fort joli duo entre St.-Romain et Pauline , et un morceau
très-bien chanté par Elleviou.
Parodistes .
Théâtre du Vaudeville . - Première représentation des
C'est une bonne idée que celle de mettre en scène les parodistes
, et de jouer à leur tour ceux qui jouent tout le
monde.
M. Godet , ancien marchand, et retiré du commerce ,
aime passionnément la tragédie ; Clémence sa fille, partage
d'autant plus ce goût , qu'elle aime beaucoup Valmont ,
jeune auteur tragique dont on doit le soir même représenter
le premier ouvrage. Mume Godet, au contraire , dédaigne le
pathétique et n'aime que le vaudeville ; elle voudrait donner
pour époux à sa fille , Folleville , parodiste intrépide qui , de
concert avec deux de ses amis , se propose de parodier Valmont.
Ces messieurs se réunissent à cet effet dans le salon de
Mme Godet ; mais au moment de travailler , ils s'apercoivent
que personne d'entr'eux ne connaît la tragédie. Il n'est pas
vraisemblable que de trois chansonniers qui se sont donné
rendez-vous pour faire une parodie , pas un n'ait pris la
peine de passer au théâtre pour faire connaissance avec
l'ouvrage aux dépens duquel ils veulent s'égayer. Une autre
scène qui m'a paru aussi manquer de vraisemblance , c'est
celle où Valmont , sans en étre trop pressé , déclare à
deux inconnus qu'il est l'auteur de la tragédie que l'on joue
dans le même moment. Dans la Métromanie , Damis , incertain
du succès de sa comédie , se garde bien d'avouer à
M. Francaleu qu'il est l'auteur d'un ouvrage dont il ignore
le sort .
Valmont est sur le
Cependant Valmont est assez complaisant pour réciter
plusieurs tirades à deux des parodistes ; Folleville , caché
dans un cabinet d'où il peut tout entendre , prend des notes ;
point de leur faire connaître son denouement
, lorsque Clémence arrive et l'envoie au jardin , lui promettant
tout bas de le rejoindre bientôt; et, restée seule
avec les trois parodistes , sous prétexte de leur fournir les
airs les plus gais , elle embrouille tout et les empêche de
travailler ; le tems de la représentation s'écoule ainsi ; Fierval,
directeur du théâtre chantant , vient annoncer le succès de
la tragédie , et dit à Folleville qu'il a engagé sa parole à un
parodiste plus expéditif que lui, et qui lui a déjà donné
JUIN 1808 . 475
àcompte quelques couplets malins : on découvre que ce parodiste
est Valmont lui-meme ; Mme Godet ne peut résister
aux prières de l'auteur couronné , et lui donne Clémence..
Ce vaudeville , que l'on a annoncé étre l'ouvrage de
M. Gassau , est semé de mots heureux , et quoique le nom
de l'auteur ne soit pas connu des habitués de ce théâtre , on
a remarqué beaucoup de facilité et d'esprit dans la manière
dont les couplets sont tournés . B.
NÉCROLOGIE.- La littérature vient de perdre B. Belleteste ,
âgé de trente ans , le dernier descendant de Guillaume de
Lorris. C'est une perte qui ne peut étre bien appréciée que
par ceux qui savent combien peu l'on cultive les langues
de l'Orient , et le mérite qu'il faut pour les posséder à fond.
Le savant que l'on regrette a donné des preuves de son talent
dans deux ouvrages inédits , traduits de l'arabe et du turc.
Ses connaissances et son zèle ont été fort utiles pour l'achèvement
de la grande carte d'Egypte , et pour l'impression
des Mémoires de la Commission des sciences et arts dont
il était membre. Une extrême modestie , un rare désintéressement
, et toutes les qualités du coeur qu'il réunissait
au même degré , rendent śa mémoire encore plus recommandable
et plus chère. Sa famille et l'amitié ont fait une
perte irréparable . E. J.
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
ANGLETERRE. -Londres , le io Mai. - Quelques journaux
anglais contiennent le budjet mis sous les yeux
du parlement , le 11 avril dernier , par le lordPetty, chan
celier de l'échiquier. Les dépenses de la Grande-Bretagne
s'élèveront à 42,939,604 liv. sterling, et celles de l'Irlande
, à 5,653,170 liv. sterling. La banque a avancé trois
millions et demi. La taxe de guerre doit produire 20 millions
. Les droits d'entrée et de sortie ont éprouvé quelque
diminution . L'emprunt de cette année sera de 8 millions ,
et on fera une nouvelle émission de billets du trésor pour 4
millions. Les intérêts de ces billets et de l'emprunt s'élèvent
àune somme de 750,000 liv. sterling. Cette dernière somme
474 MERCURE DE FRANCE ,
sera fournie par les moyens suivans : annuités à court terme ;
somme disponible de 380,000 liv. sterling ; épargnes dans
les dépenses de l'administration, 65,000 liv. sterling; augmentation
de quelques taxes permanentes et épargnes dans
la perception , 125,000 liv. sterling; augmentation de quelqu
s branches du timbre , 200,000 liv. sterling : en tout,
770,000 liv . sterling.
« Quant au timbre , dit le chancelier de l'échiquier , les
lettres-patentes pour les dignités les plus éminentes n'ont
couté jusqu'à présent en Angleterre que 20 liv. sterling ,
tandis qu'en Irlande , un duc , un marquis , un comte paient
200 liv. sterling; un vicomte , 150; un baron , 100. Pourquoi
ne paierait-on pas sur le même pied en Angleterre ? >>>
M. Tierney se réserve de faire , à une autre occasion , une
eritique détaillée de ce budjet.
Après quelques discussions , la chambre accorda 726,000
liv. sterling , comme étant le surplus disponible du fonds
d'amortissement.
RUSSIE. - Pétersbourg , le 30 Avril. -S. M. I. voulant
rendre impossible toute communication quelconque entre
la Russie et l'Angleterre , vient d'ordonner qu'aucun batiment
venant d'un port anglais ne sera admis dans un port
russe, quand même ce bâtiment appartiendrait à une nation
amie , et ne serait chargé d'aucune marchandise. Tout vaisseau
qui n'aura pas reláché en Angleterre , pourra librement
entrer dans les ports de Russie , et exposer les productions
de cet Empire , à condition néanmoins que les maisons
de commerce auxquels ces bâtimens seront adressés , s'engageront
par écrit à ne point les renvoyer en Angleterre , et à
faire consigner leur cargaison dans quelque port d'une puissance
alliée de la Russie .
On vient de découvrir sur les rivages de la mer Blanche
une varieté nouvelle de la substance vulgairement nommée
verre de Moscovie , et par les minéragolistes , mica foliacé.
La variété connue que l'on emploie en guise de verre dans
une partie de la Russie , est nuisible aux yeux par sa couleur
d'un blanc très - éclatant ; la nouvelle variété est d'une couleur
grisâtre , quelquefois argentine ; en le mettant au-dessus
d'une impression ou d'une écriture très-fine , on lit de celle-ci
sans fatiguer les yeux le moins du monde. On en a apporté
ici des lames d'un pied et demi en carré. Elles contiennent ,
dit- on, quelques grains de muriacite ou soude muriatée
gypsifere .
- Du 7 Mai . La nuit dernière , un courier du général
Buxhowden a apporté à Pétersbourg l'importante nouvelle
JUIN 1808. 475
de la reddition de Sweaborg , effectuée le 3 mai , conformément
à la capitulation. On a trouvé dans cette forteresse
beaucoup de grosse artillerie ; et dans le port, 4 frégates et
plus de 100 bâtimens de la flotte suédoise. Le contre- amiral
russe Budisko s'est emparé de l'île suédoise de Gothland .
Du 12 Mai. - Le général Barkley de Tolly vient de recevoir
l'ordre de se mettre en marche avec sa division, forte
de 10,000 hommes , pour renforcer l'armée de Finlande .
ALLFMAGNE. Vienne , 15 Mai. -D'après un ordre de
S. M. l'Empereur d'Autriche , on n'admettra à l'avenir aucun
enfant dans une maison d'éducation , à moins qu'il ne soit
prouvé qu'il a eu la petite-vérole , ou qu'il a été vacciné .
Une petite-vérole d'une mauvaisse espèce s'étant manifestée
dans les faubourgs de Kænigsberg , la police a fait surle-
champ vacciner les enfans des maisons voisines qui ne
l'avaient point encore été , et elle a recommandé de nouveau
lavaccine comme l'unique moyen de se préserver de ce fléau .
BAVIÈRE.- Augsbourg , le 24 mai. La nouvelle constitution
bavaroise contient six titres , dont voici les principales
dispositions :
Le royaume fait partie de la confédération du Rhin .
Toutes les constitutions particulières , priviléges et corporations qui
existaient dans les différentes provinces , sont supprimés .
Tout le royaume a une seule représentation nationale ; il est gouverné
par les mêmes lois et administré d'après les mêmes principes .
Il y a un seul et même système de contribution .
La servitude est par-tout supprimée .
La noblesse conservera ses titres et droits seigneuriaux ; mais tous
sont assujettis aux mêmes charges que les autres citoyens .
Les nobles ne participent pas d'une manière particulière à la représentation
nationale , mais seulement en qualité de propriétaires .
Les mêmes dispositions ont lieu à l'égard du clergé.
L'état garantit à tous les citoyens la sûreté des personnes et des propriétés
, la liberté des consciences et de la presse , avec les restrictions
adoptées depuis plusieurs années .
La couronne est héréditaire parmi les måles de la maison régnante ,
d'après le droit de la primogéniture et la succession de ligne en ligne .
Les princesses sont pour toujours exclues du gouvernement ; elles ne
succèdent par leur descendance mâle , qu'après l'extinction totale des
mâles.
Les princes puînés n'auront pas d'immeubles , mais une rente annuelle
, dont le maximum est de 100 mille flor. Le maximum des
revenus annuels pour la veuve du roi est de deux cent mille florins ,
avec une résidence convenable,
476 MERCURE DE FRANCE ,
4
Tous les membres de la maison royale sont soumis à la juridiction
du monarque ; ils ne peuvent se marier sans son consentement.
La majorité est fixée à l'âge de dix-huit années révolues .
La loi pragmatique , relative à l'inaliénabilité des domaines de l'Etat ,
est confirmée .
Leministère se divise en cinq départemens , savoir : ceux des relations
extérieures , de la justice , des finances , de l'intérieur et de la guerre .
Plusieurs ministères pourront être réunis en la personne du même
ministre.
Les ministres sont responsables de l'exécution exacte des ordres
royaux et des atteintes qu'ils auraient pu porter à la constitution . Ils
adressent chaque année au roi un rapport circonstancié sur l'état de
leur département.
Il y aura , pour les délibérations sur les affaires intérieures les plus
importantes , un conseil intime qui , outre les ministres , sera composé
de douze à seize membres .
Le roi et le prince royal assistent aux séances du conseil intime qui
ost divisé en trois sections , savoir : celle de la législation civile et criminelle
, celle des finances , et celle de l'administration intérieure. Le
conseil intime n'a que voix consultative.
Dans chaque cercle , les électeurs nommeront parmi les deux cents
propriétaires , négocians et fabricans les plus imposés , sept individus ;
la réunion de tous ces individus forme l'assemblée générale du royaume .
Le roi nomme le président et les secrétaires de cette assemblée , qui
se réunit au moins une fois par an. Le roi la convoque et la dissout.
Il y a un seul tribunal suprême pour tout le royaume .
Le roi a le droit de faire grâce ; mais il ne peut jamais entraver des
informations commencées ou des procès portés devant les tribunaux ,
moins encore soustraire une partie à son juge naturel.
La confiscation des biens n'a lieu qu'à l'égard des déserteurs .
Il y aura pour tout le royaume un seul Code civil et un seul Code
criminel.
Une armée active est entretenue pour la défense de l'Etat et pour
l'exécution des obligations contractées pour la confédération du Rhin.
Les troupes seront complétées par la voie de la conscription militaire .
Dans les affaires criminelles et de service , les militaires sont soumis
àune juridiction particulière ; dans toutes les autres affaires , ils sont
subordonnés aux tribunaux civils ordinaires .
ROYAUME DE NAPLES . - Naples , 16 Mai. Onse rappelle
que l'ancienne cour, à l'approche de l'armée française ,
avait fait ouvrir tous les bagnes et mettre en liberté tous les
forçats ou galériens qui y étaient détenus , afin d'organiser le
meurtre et le pillage dans les diverses provinces de la monarchie.
Ces bandits ont été poursuivis , et une grande, partie
JUIN 1808. 477
est tombée entre les mains des troupes ; mais , pour achever
d'exterminer ceux de ces misérables qui ont échappé à la rigueur
des lois , un décret ordonne que les individus tirés des
galères avant que le tems de leur détention fût expiré , et qui
seront pris en délit dans l'intérieur du royaume , seront jugés
par une commission militaire , et punis de mort .
Voici un extrait de la seconde partie du rapport de S. Exc.
leministre de l'intérieur, sur la situation générale du royaume
pendant les années 1806 et 1807. La première partie concerne
l'administration militaire : celle- ci est relative à l'administration
intérieure.
« Le trésor public est le centre unique des recettes et dépenses . L'état
en est mis sous les yeux de V. M. tous les quinze jours .
>> On voit par les relevés qui ont été faits de ce registre , que chaque
mois de l'année 1807 a produit au-delà d'un million de ducats , dont
neuf dixièmes en argent , l'autre en denrées .
>> Un pareil résultat prouve que les ressources assignées par V. M. au
paiement des créanciers de l'Etat et de l'arriéré des services , suffiront
malgré l'extrême difficulté des circonstances dans lesquelles le gouvernement
s'est trouvé.
Ces ressources acquises , partie par la suppression de plusieurs ordres
religieux , et de quelques couvens dont les ordres subsistent encore , partie
par les produits du Tavoliere , n'ont eu aucune conséquence dangereuse .
Les opérations ordonnées par V. M. ont au contraire permis de fonder
dans la Pouille quelques colonies indigènes , et de rendre à la culture et .
àla circulation des biens considérables , sans nuire à la dignité du culte ,
et sans rien ôter à ses ministres vraiment nécessaires .
>> Un décret du 15 août 1806 , ordonna donc la formation , dans chaque
commune , d'une école primaire pour l'un et l'autre sexe ; les maîtres et
les maîtresses publiques , nommés par le décurionat , sont payés des fonds
de la commune , et doivent , au moyen de cette rétribution , apprendre
gratuitement à lire , à écrire et les premiers élémens des calculs .
>> Dix-huit écoles également gratuites ont été instítuées successivement
dans divers monastères de la ville de Naples , et douze autres pour les
filles viennent d'être fondées dans les conservatoires de cette capitale .
>> A la suite de ces colléges , des écoles spéciales ont été instituées par
cette même loi , telles que l'école militaire , fondée à Caserte , celle de
jurisprudence à Naples .
>> Le collége de Naples compte en ce moment plus de cent vingt
élèves. Les colléges de Sulmona , de Lucera , de Lecce , sont dotés et
donnent les mêmes espérances. Ceux des autres provinces vont l'être
incessamment .
>> L'Université des études a été rétablie sur un meilleur plan . Le
Musée minéralogique a reçu quelqu'accroissement. Les fouilles de
478 MERCURE DE FRANCE ,
Pompéïa ont été recommencées , et V. M. a décidé qu'elle ferait l'acquisition
de tous les terrains qui ensevelissent cette ville célèbre; en la
découvrant entiérement , elle aura la gloire d'exécuter ce qui jusqu'ici
avait été vainement demandé.
>> Le déroulement des volumes de Papiri a été repris , et se fait avec
une nouvelle activité. Le grand ouvinge sur les antiquités d'Herculanum
se continue , et l'Académie doit incessamment mettre au jour un
nouveau volume.
» Les beaux-arts ont , en même tems que les lettres et les seiences ,
attiré les regards de V. M. L'académie de dessin a été rétablie , et elle est
actuellement dans un état florissant. Le musée des tableaux et celui des
sculptures reçoivent un nouvel arrangement.
>> Les deux anciens conservatoires de musique sont réunis aujourd'hui
en un seul qui a reçu une meilleure forme. V. M. en a exclu , pour
l'avenir , les enfans qu'une coutume barbare privait de l'espoir de la
virilité , pour leur conserver un genre de voix que la nature a exclusivement
réservé à un autre sexe .
>> Les travaux publics ont , comme les lettres et les arts , déjà reçu
au moins une première impulsion .
>> Parmi ces travaux , les chemins qui sont le grand véhicule du commerce
et de la civilisation des peuples , ont tenu le premier rang. La
route de Calabre a été ouverte au commencement de l'année 1807 , de
Lagonegro à Cassano , elle se continue en ce moment jusqu'à Reggio ,
el établira bientôt , entre la capitale et les Calabres une communication
qui ne pouvait auparavant avoir lieu sans beaucoup de difficultés .
» V. M. a pris différentes dispositions pour ouvrir des routes dans les
Abruzzes et dans la province de Molise , et elle a appliqué à ces travaux
utiles le produit de plusieurs monastères supprimés ; ces mesures promettent
quelques succès pour l'année 1808 .
>> D'autres communications importantes ont été également entreprises
, telles que celles d'Avellino à Salerne , et se suivent avec
activité.
>> La route de Poggio-Realeet la montée de Capo - di- Chino ont été
reconstruites à neuf.
>> On a fait sur la route de Rome et sur celle de la Pouille les réparations
les plus urgentes , et rétabli plusieurs ponts sur d'autres routes .
>> L'ouverture de la route Napoléon , qui , de Secondigliano passe par
Miano , Capo-di-Monte , et vient pénétrer dans le centre de Naples ,
enmultipliant les avenues de la capitale , et en donnant un abord facile
àundes plus beaux sites du monde , pent déjà se compter comme une
grande amélioration et comme un ouvrage , lorsqu'il sera terminé , éga-
•lement utile et magnifique .
>> Plusieurs embellissemens ont été commencés dans la capitale. Le
nouveau Cours qui , de la place de Saint- Augustin , va en franchissant
par un pont de la rue de la Sanita , joindre la route Napoléon , s'avance
et donnera l'accès à des quartiers où l'on peut aujourd'hui à peine
arriver.
» Une somme de cent cinquante mille ducats a été accordée pour
terminer les bâtimens de Studj et de l'Albergo de Poveri.
>>>L'éclairage de la ville s'est exécuté avec rapidité et aux applaudissemens
unanimes de tous les amis de l'ordre et de la décence publique.
JUIN 1808 . 479
-
( INTÉRIEUR ) .
PARIS.
de Dantzick ; conformément aux décrets de S. M. l'Empereur
et Roi ; le coeur du maréchal de Vauban a été transféré
dans le mausolée qui lui avait été érigé vis-à-vis celui de
Turenne , sous le dôme de l'Hôtel impérial des Invalides .
Le 26 mai 1808 , jour anniversaire de la prise
Le coeur du maréchal de Vauban était place dans la salle
d'audience de l'Hôtel de la guerre, sous un buste du maréchal
, au milieu d'armes et de drapeaux pris à Dantzick et
dans les places conquises . Il y avait été déposé par M. Le Pelletier
d'Aulnay , ancien marechal-de-camp , arrière-petit- fils
du maréchal de Vauban , au nom et en présence des autres
membres de la famille du maréchal .
Une salve d'artillerie avait annoncé le matin la cérémonie
et le jour anniversaire de la prise de Dantzick. A midi , une
seconde salve ayant annoncé le départ du cortége , le coeur
dumaréchal de Vauban, porté par M. Le Pelletier d'Aulnay,
a été pose sur un char orné d'armes et de drapeaux pris à
Dantzick , et dans les autres places conquises par la Grande-
Armée.
Il a été reçu à la porte du dôme par M. le maréchal Serrurier
, gouverneur de l'Hôtel impérial des Invalides , à la
tète de son état- major et d'officiers invalides de toutes armes .
Le coeur du maréchal de Vauban ayant ensuite été remis à
M. le maréchal , gouverneur des Invalides , M. le maréchal
Serrurier l'a porté jusque sur le mausolée qui devait le recevoir
, accompagné de LL. Exc . les ministres et les maréchaux,
de la famille de Vauban, des militaires et autres personnes
du cortege. Le maréchal Serrurier a fait placer le coeur de
Vauban, la couronne et la médaille dans l'urne d'albâtre
qui termine la colonne funéraire . L'urne a été scellée sur-lechamp.
-Par décret rendu à Bayonne , le 18 mai 1808 , l'organisation
des comptoirs de la Banque de France est et demeuré
définitivement arrétée. En voici les dispositions principales :
Les comptoirs que la Banque établira dans les différentes
villes de l'Empire , seront sous sa direction immédiate. Ils
prendront le titre de comptoirs d'escompte de la Banque de
France.
Le fonds capital de chaque comptoir d'escompte sera fixé .
par le conseil-gén ral et fourni par la Banque .
Les comptoirs d'escompte rendront compte chaque semaine
à la Banque de leurs opérations .
Le bénéfice acquis par chaque comptoir d'escompte , sera
réglé tous les six mois , et porté au crédit de la Banque.
480 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808 .
Le taux de l'escompte dans les comptoirs est fixé provisoirement
à cinq pour cent l'an.
Le directeur et les administrateurs proposeront , lorsqu'ils
le jugeront utile et convenable , l'émission des billets , et
après avoir pris l'avis de la chambre de commerce. Le conseil-
général de la Banque déliberera sur cette proposition ,
sur la quotité de l'émission et ses coupures en billets de 250 fr.
et au-dessus. Sa délibération sera soumise au ministre des
finances .
La Banque de France aura le privilége exclusifd'émettre
des billets de Banque dans les villes où elle aura établi des
comptoirs.
Les actions de la Banque inscrites dans un comptoir d'escompte
, seront seules admises avec le cinq pour cent consolidé
, valeur nominale , pour la garantie additionnelle des
effets à deux signatures escomptés par le comptoir , conformément
aux art. 12 et 13 des statuts de la Banque .
Le cinq pour cent consolidé qu'on voudra affecter pour
la garantie additionnelle des effets à deux signatures à escompter
dans les comptoirs , sera transféré au nom de la
Banque de France.
Le dividende des actions de la Banque inscrites dans un
comptoir d'escompte , et les arrérages du cinq pour cent
consolidé transferé à la Banque pour la garantie des effets
escomptés par un comptoir , seront payés aux caisses du
comptoir.
L'administration de chaque comptoir d'escompte sera
composée ,
D'un directeur ,
De douze administrateurs au plus et de six au moins ,
suivant l'importance du comptoir ,
Et de trois censeurs .
Ils devront étre résidens dans la ville où le comptoir d'escompte
sera établi .
Les autres dispositions sont relatives à l'administration
antérieure de la Banque.
Le Poëme des trois Règnes , par M. Delille , que nous avons annoncé
dans l'un de nos précédens numéros devoir être publié incessamment
, chez M. Giguetet Michaud , sera aussi mis en vente au commencement
de juillet , chez MM. H. Nicolle ; et à Strasbourg , chez
MM. les frères Levrault. Cet ouvrage sera du même volume que le
Poëme de l'Imagination . Il s'imprime dans les mêmes formats , et les
prix en seront les mêmes.
DEP
ND
(N° CCCLX. )
( SAMEDI II JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
5.
cen
m
ELMONDE. - ÉLÉGIE .
Cunctæque profundum
Pontum aspectabant flentes .
On ! pleurez avec moi , pleurez le sort d'Elmonde !
Avide de trésors , Armand , son jeune époux ,
Lui vantait chaque jour les bords du Nouveau-Monde ,
Cette heureuse contrée en richesses féconde ,
Et bientôt il voulut franchir les flots jaloux.
Que ce fatal projet vint te coûter de larmes ,
O malheureuse Elmonde ! et de quelles alarmes
Lui-même en te quittant sentit nåvrer son coeur !
Que de fois il maudit un calcul séducteur !
Qu'il hésita long -tems , quand il vit sur tes charmes
D'un morne désespoir s'étendre la pâleur !
Enfin , il abandonne une épouse si chère ,
Et, montant le vaisseau d'un avare étranger ,
Vers les sources de l'or , dans un autre bémisphère ,
Au prix de tous ces biens que le sage préfère ,
L'ingrat alla poursuivre un bonheur mensonger .
Du pilote long-tems la sagesse éprouvée
Ou vainquit ou trompa les fougueux aquilons ;
Mais du sein de Pabîme une trombe élevée
Sur le vaisseau d'Armand roule en noirs tourbillons ;
Elle éclate ; et la mer dans ses affreux sillons
Hh
482 MERCURE DE FRANCE,
Reçoit l'infortuné dont l'heure est arrivée.
Sa bouche froide et pâle , accusant le destin ,
Veut s'entr'ouvrir encor pour appeler Elmonde .
Vains efforts ! sa voix meurt ; et sous le flot qui gronde,
Il se débat , s'épuise , et disparaît enfin .
On ignora d'abord ce funeste naufrage :
Mais lorsque ses amis , par des voeux superflus ,
Loin de lui s'efforçaient de détourner l'orage ,
Un débris du vaisseau , jeté sur le rivage ,
Leur apprit que déjà l'imprudent n'était plus .
Hélas ! depuis ce jour à jamais déplorable ,
Sa gémissante épouse , en proie au désespoir ,
Seule , à travers le calme et les ombres du soir ,
Vient contempler la mer , la mer impitoyable .
Un délire pensif agite sourdement
Son coeur , toujours rempli du malheureux Armand.
Au sommet d'un rocher , sa retraite ordinaine ,
Elle s'assied ; et là , si la brise légère
Jone avec ses cheveux et ses longs vêtemens ,
Le même lieu , dit-elle , a vu tous mes tourmens ,
Quand mon époux monta cette nef étrangère ;
Et le même zéphyr effleurait l'onde amère ,
Quand il partit , malgré mes noirs pressentimens .
Alors , interrogeant les échos de ces rives ,
Où le soir les surprit ensemble tant de fois ,
Au bruit sourd de la vague elle mêle sa voix ,
Et murmure en pleurant des paroles plaintives .
Souvent , lorsque des nuits la chaste déïté
Prête aux navigateurs sa douteuse clarté ,
Vers ce ciel , qu'un moment respectent les orages ,
I'infortunée élève un regard affligé ,
Et le påle croissant , porté sur les nuages ,
Lui semble un frèle esquifà demi-submergé.
Ainsi tout vient nourrir sa douleur solitaire ,
Et la mer n'offre plus de tranquilles beautés ,
Plus de rians lointains , qu'à ses yeux attristés
Le malheur aussitôt ne transforme ou n'altère .
De l'aube ou de Vesper les tableaux inconstans ,
La pompe de l'été , les charmes du printems ,
Tout fait couler ses pleurs , tout aigrit sa misère ,
Et toujours ses regrets restent vainqueurs du tems.
Mais le dirai-je , hélas ! que devient Pinsensée
Quand l'aquilon mugit, quand la mer courroucée
JUIN 1808. 483
Annonce aux nautonniers l'approche des hivers !
Alors , malgré la neige et la rigueur des airs ,
Malgré l'épaisse nuit qui couvre la campagne ,
Eperdue , elle sort sans guide , sans compagne ,
Elle sort ; et préfère au logis protecteur
Des bois ou des rochers la ténébreuse horreur .
Il semble que le bruit des vagues en furie ,
Les sifflemens du nord à travers les forêts ,
Lui rendent plus présente une image chérie ,
Et de cette ame en deuil exaltent les regrets .
Comme une ombre à jamais du cercueil exilée ,
Et que poursuit partout la colère du sort ,
Voyez-la s'avancer tremblante , échevelée ,
De ces bois au rivage , et du rivage au port.
•En vain pour s'eloigner elle tente un effort ;
Par un sombre penchant en secret rappelée ,
Elle revient toujours vers ce funeste bord :
Toujours elle y demande , elle y cherche sans cesse
Les restes de l'époux que pleure sa tendresse.
Et si dans l'horizon , un éclair égaré ,
Des vagues un instant lui découvre l'abîme ,
Elle croit entrevoir son phantome adoré ,
Et sourit en nommant cette chère victime.
Le long de ces écueils au loin retentissans ,
Il lui semble par fois ouir sa voix touchante ;
La tempête s'éloigne , et de plaintifs accens ,
Promenés dans les airs sur l'haleine des vents ,
La remplissent encor d'amour et d'épouvante.
C'est ainsi que , toujours abusée en ses voeux ,
Elle oublie à la fois sur ce triste rivage ,
Les frimats que l'hiver suspend à ses cheveux ,
Et les gouffres cachés dans un terrain fangeux ,
Et ses habits trempés par les eaux de l'orage.
Souvent même , tandis qu'un souvenir amer ,
Seul , de tout autre soin détourne sa pensée ,
L'aurore la retrouve immobile , glacée ,
Et le regard sans cesse attaché sur la mer.
Oh ! pleurez avec moi , pleurez le sort d'Elmonde ,
Et ses nuits sans repos, et ses jours sans bonheur.
Les orages de l'air , les tempêtes de l'onde ,
N'égaleront jamais le trouble de son coeur .
S. E. GÉRAUD.
Hh2
48 MERCURE DE FRANCE ,
A L'OMBRE D'UN AMI.
AMI sensible et vertueux ,
Que n'avaient éloigné mon deuil , ni ma misère,
S'il est vrai , comme je l'espère ,
Que notre ame , après nous , habitante des cieux,
Du haut de ce séjour heureux ,
Aceux qu'elle a chéris ne soit pas étrangère,
Dehérain, bénis les saints noeuds
Qui , depuis ton trépas pour moi si douloureux ,
De ta famille ont fait ma seconde famille .
Vois ton épouse , objet de ma constante ardeur ,
Sans m'en donner le nom, m'adopter pour sa fille ,
Et tes enfans m'aimer comme on aime une soeur.
Vois-nous , loin des regards profanes ,
Sur ta tombe essayer de jeter quelques fleurs ;
Entends- nous , évoquant tes månes ,
Nous instruire d'exemple à devenir meilleurs .
Vois l'aîné de tes fils , jeune amant de la gloire ,
Des Cicérons Français perçant le noble essaim ,
Tout plein de ton esprit , juver à ta mémoire
D'être un père pour l'orphelin:
Vois son tendre et modeste frère ,
Applaudissant toujours à ses heureux essais ,
Mais craignant pour lui les excès
D'un travail trop constant , et sur-tout trop austere
Abaisse tes regards émus
Sur ta fille en sa fleur , loin d'un frivole hommage ,
Au berceau de ses fils consacrant son veuvage :
Jouis de leurs rares vertus .
Que ton ombre , sans cesse à leurs côtés errante ,
Ainsi qu'à leurs regards , à leurs coeurs me présente ,
Comme l'être après toi qui les aima le plus.
Ah! je n'en doute pas , ombre auguste et chérie ,
Tu leur as inspiré d'adoucir mes malheurs :
Tu daignas me choisir pour essuyer leurs pleurs:
Qui , toi-même serras la chaîne qui nous lie.
Eh bien, cette chaîne par moi
Avec un doux orgueil sera toujours portée ;
Mais si , gardant aux tiens mon amour et ma foi ,.
Je dois de leur amour être déshéritée ,
Appelle-moi soudain vers toi .
Par Mme DUFRRNOY.
JUIN 1808 . 485
1
ENIGME.
Nous sommes deux qu'on met ensemble ;
Ce n'est pas un bonheur , ce semble ;
Car en tout tems notre union
N'opère que division.
LOGOGRIPHE.
SOUVENT d'une fraîche tonnelle
Mes rameaux verts font l'ornement .
Ailleurs , par les yeux d'une belle
J'éblouis les yeux d'un amant.
Ma puissance est douce et cruelle ,
Et l'on me trouve doublement ,
Dans cette princesse infidelle ,
De qui la coquette prunelle
Des chrétiens pervertit le camp ,
Et dont la science puissante ,
Au milieu d'un arbre enchanté
Plaçant l'ombre de son amante ,
Fit fuir Tancrède épouvanté.
Si tu fais mon anatomie ,
J'enferme en six pieds seulement
Ce qui peut t'arracher la vie ,
Ce que tes pieds font très-souvent ;
Un vaste et perfide élément ;
Ce qui peut servir à le fendre ;
Ce que tu veux en vain comprendre ,
Et que tu possèdes pourtant ;
Un vaisseau qui sauva le monde ,
Lorsque des eaux du firmament
Dieu couvrit la machine ronde ;
Un fils par son père maudit :
Devine , Lecteur , j'ai tout dit.
P. CHABOISSEU.
486 MERCURE DE FRANCE ,
CHARADE .
ESPÈRE , ami lecteur , que tu me connaîtras.
L'article indéfini fait mon premier partage ;
Mon second au piquet donne de l'avantage ;
Mais pour nommer mon tout il faut qu'il ne soit pas.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Hôtel- Dieu .
Celui du Logogriphe est Chevalier ( errant , et Chevalier ( oiseau de
passage , amphibie ) , dans lequel on trouve Cheval , Chèvre , Lièvre ,
etVer.
Celui de la Charade est Dé-coudre .
LITTERATURE . - SCIENCES ET ARTS .
( MÉLANGES . )
ELVINGE ,
Anecdote du treizième sièole ( 1 ) .
Elvinge et Almir, unis par l'amour le plus tendre, s'étaient
promis leur coeur et leur foi. Almir demanda la main de
celle qu'il regardait déjà comme son épouse. D'Olban , père
d'Elvinge , avait porté ses vues ailleurs : il rejeta la demande
d'Almir , et défendit à sa fille de le revoir jamais. Almir au
désespoir entretint en secret Elvinge ; il lui ouvrit son coeur
navré de tristesse. « Puisqu'il me faut tout perdre , dit-il ,
>> j'y suis résolu ; j'abandonne ma patrie , et vais chercher
>>la mort , au service de quelque prince étranger. >> Elvinge
désolée eut en vain recours à la prière ; en vain elle fit
parler la douleur la plus touchante; rien ne put détourner
(1) Je crois devoir prévenir le lecteur que l'anecdote suivante n'est
malheureusement pas une fable , un rêve pénible de l'imagination . La
tradition en conserve le souvenir dans le pays qui en fut le théâtre ; et
je répondrai comme Destouches à ceux qui pourraient croire les détails
exagérés : « J'ai souvent altéré la vérité , pour mieux sauver la vraisemblance,
»
JUIN 1808 . 487
Almir de ce funeste dessein. L'infortunée prend une de ses
mains , l'arrose de larmes , la pose sur son coeur , et le regardant
avec tendresse : « Almir ! dit-elle , parlez ; que puis-
>> je ? ..... Me suivre , s'écrie-t-il en l'interrompant', venir
>> loin d'un père cruel qui sacrifie son sang à ses caprices ,
>> serrer à la face du ciel des noeuds formés par la nature.
>>Elvinge ! ajouta-t-il avec véhémence , nous sommes nés
>> l'un pour l'autre ; tu peux me trahir , mais non pas m'ou-
>> bier : tu seras coupable et malheureuse ; et tu te repro-
>> cheras ma mort. » Sa voix s'étouffa dans les sanglots ; il
se tut , et semblait agité de sourdes convulsions. Elvinge
qui, à la proposition de s'enfuir , d'abandonner sa famille
avait repousse avec terreur la main d'Almir , était demeurée
en silence et comme anéantie. La voix de la nature et le
cri de l'amour épouvantaient et déchiraient son ame : et
dans ses yeux égarés se peignaient tous les combats de son
coeur. Enfin elle accourt avec violence , reprend la main
d'Almir sans proférer une parole , et ils fuient ensemble à la
faveur de la nuit. Le lendemain , au pied des autels , ils se
promirent la foi qu'ils s'étaient si souvent jurée ; ils serrèrent ,
au nom du ciel , les noeuds secrets d'un hymen que le ciel
refusa de bénir.
D'Olban , instruit de l'enlèvement de sa fille , fit courir
de toutes parts à sa poursuite. Elle fut découverte , arrêtée ,
et reconduite à la maison paternelle. En vain Almir a voulu
la défendre : blessé , et succombant sous le nombre , il l'a
vue arrachée de ses bras tout sanglans , et entraînée par ses
ravisseurs .
Tremblante , et la mort dans le coeur, elle parut devant
un père irrité . Elle eut à soutenir le poids de son courroux
inflexible , et le mépris de l'auteur de ses jours , plus affreux ,
plus cruel mille fois que tous les emportemens de sa colère .
Cet homme implacable et altier versait sur son déshonneur
des larmes de rage , et jurait aux yeux de sa fille la mort
sanglante de celui qu'il appelait son suborneur. Almir ,
averti en secret par Elvinge , et cédant aux prières de l'amour,
feignit ses blessures mortelles : et , vivant dans une obscure
retraite , il fit , peu de tems après , répandre le bruit de
sa mort .
Cependant la jeune épouse d'Almir portait dans son
sein un fruit de leur secrète union. La crainte de ne pouvoir
long-tems dissimuler son état aux yeux de sa famille,
changeait en la plus cuisante amertume la douceur d'être
mère , et de donner à son époux un gage de leurs malheu
488 MERCURE DE FRANCE ,
reuses amours. Elle sentait augmenter son trouble en avançant
dans sa grossesse ; les regards d'un père la faisaient
rougir ; et sa crainte seule l'eût trahie. Elle prétexta le besoin
de sa santé que les chagrins avaient dès long-tems altérée ,
et demanda de se retirer à la campagne , chez une amie
de sa mère , la confidente de ses peines et l'unique soutien
qui lui restat dans son malheur. Elle en obtint le consentement
de son père , qui , se croyant assuré du trépas d'Almir
, ne voyait plus de danger à satisfaire ses voeux.
C'est-là que , dans la retraite et le secret , Elvinge mit au
monde un fils , l'image de son époux , et qui devait lui
coûter si cher. Elle y coulait ses jours auprès de son berceau;
elley voyait croitre dans l'ombre ce fruit d'un amour
persécuté ; elle le nourrissait de son lait , et souvent l'arrosait
de ses larmes. Favorisé par la nuit , Almir osait quelquefois
pénétrer dans sa retraite . Il recevait alors des mains
d'une épouse ce gage des plus tendres feux ; ensemble ils
le couvraient des plus douces caresses , et ils déploraient
le malheur qui semblait présider à sa naissance. « Cher
>> enfant ! disait Elvinge avec cet accent de l'ame qu'on
» n'entendit jamais sans émotion , vis plus heureux que ta
>> mère ! puisse le sort cruel qui m'a poursuivie ne pas re-
>> tomber sur tes jours ! » Almir , ému , hors de lui-même ,
la serrait alors dans ses bras ; et il s'accusait amèrement de
leur commune infortune. Elvinge le consolait avec doueeur
; elle bénissait l'auteur si cher de ses maux , et répondait
à sa douleur par un sourire mélé de larmes .
Huit mois s'étaient ainsi écoulés depuis la retraite d'Elvinge.
Avertie d'avance lorsqu'il devait arriver quelqu'un
de sa famille , elle avait soin de faire emporter son fils. Un
jour, Almir venait de la quitter ; il sortait à peine ; elle
reconnaît sa voix mèlée aux cris de fureur , et aux menaces
de son père : elle croit entendre un cliquetis d'armes. Son
coeur se trouble, elle ne voit plus que l'image de son époux
inumolé par la main de son père. « Almir est perdu ! il est
perdu, malheureuse !>>> répète-t-elle avec désespoir.Un frisson
la saisit , sa raison s'égare ; elle n'est plus à elle ; elle ne
sait plus où elle est. Un bruit se fait entendre à la porte;
c'est son père ; où fuir ? où se cacher ? comment-dérober
a sa vue cet enfant qu'elle tient dans ses, bras ? Une croisée
ouverte s'offre à elle , prête à s'y précipiter elle-même ,
elle y jette , dans son trouble , son malheureux fils....
Effrayée de son crime , elle revient à elle , elle recule ,
et pousse un cri d'horreur. La porte s'ouvre ; son père paJUIN
1808. 489
i
raît; il la voit tressaillir , et tomber évanouie à ses pieds .
Il s'écrie , on accourt , on s'empresse autour d'Elvinge ; on
l'inonde de liqueurs spiritueuses ; ses yeux se r'ouvrent à
regret ; immobile , et sans proférer une plainte , elle est
plongée toute entière dans l'affaissement du désespoir. Ses
douleurs renaissent enfin avec ses forces. Alors , sous différens
prétextes , en voyant tous ceux qui l'entourent lui
chercher des soulagemens , elle les écarte; elle se voit seule ,
s'échappe , et court d'une démarche égarée et tremblante
chercherle corps de son fils. Elle le trouve sanglant et écrasé
sur la pierre .... A cette vue son coeur se soulève , ses genoux
fléchissent ; elle est près de retomber dans l'évanouissement
dont elle vient à peine de sortir ; mais faisant un effort sur
elle-même , elle se surmonte; elle prend dans ses bras ces
restes glacés , les presse sur son sein , y colle avec fureur
son visage ,les inonde de baisers et de larmes ; et , les enveloppant
ensuite de ses vêtemens , elle marche à pas précipités
vers la ville prochaine .
Elle arrive ; elle court chez les juges , assemblés en ce
moment , pâle , échevelée , tremblante et rouge du sang de
son fils. Alors découvrant à leurs yeux ces tristes restes :
« Cet enfant , s'écrie-t-elle d'une voix égarée , cet enfant ,
» c'est le mien ! son meurtrier , c'est moi ! Juges ! faites
>>votre devoir: punissez mon forfait; .... vengez une mère ! >>>
A ce spectacle , à ce discours insensé , les juges se regardaient
entre eux en silence , immobiles et muets d'horreur.
Elvinge poursuit , elle s'accuse ; et taisant avec soin toutes
les circonstances de son crime qui le devaient excuser , elle
enoffre auxjuges toutes les preuves ; elle implore la sévérité
des lois , et la mort qu'elle a méritée.
Le père d'Elvinge entre en ce moment : s'étant aperçu
de sa fuite, il en avait suivi de près les traces . Il entre , il
voit , quel spectacle pour les yeux d'un père ! Sa fille dans
leshorreurs du désespoir , s'accusant elle-même d'un crime
atroce , et en offrant pour témoignage le corps sanglant de
son fils . A l'aspect de son père , Elvinge tressaille ; elle
détourne la vue et se couvre le visage. Il approche , elle
veut fuir , et tombe à quelques pas sans connaissance. Revenue
à elle , elle demande qu'on éloigne son père. Il part ,
le désespoir dans le sein , détestant , mais trop tard , ses
rigueurs meurtrières , et maudissant le ciel d'avoir trop vécu.
Les juges cependant s'informent de la vérité du récit
d'Elvinge ; elle leur est confirmée. Ils soupçonnent , il est
vrai , la plupart des circonstances qui devaient exeuser son
1
490 MERCURE DE FRANCE,
crime aux yeux des hommes , mais qui ne pouvaient le
justifier devant la loi. Leurs doutes furent bientôt éclaircis ,
et ils virent avec effroi la vérité toute entière .
Le bruit du malheur d'Elvinge s'était répandu de toutes
parts. Almir en est instruit , il ne peut le croire ; il accourt :
tremblant , égare , il demande son épouse. On la tire de sa
prison pour lui étre confrontée. A la vue de cette beauté
si chère , aujourd'hui défigurée par le remords , et ternie
de la paleur du crime , Almir se sentit glacer , et un frisson
subit courut partout son corps. Revenu de son saisissement ,
il veut s'élancer dans les bras d'Elvinge. « Arrête ! s'écrie-
>>t-elle éperdue , arrête ! ce n'est plus Elvinge que tu vois ;
>>ce n'est plus ton amie , ton amante , ton épouse ; c'est le
>>meurtrier de ton fils..... Fuis une infortunée qui mérite
>> la mort et qui l'implore. Déments des noeuds trop peu
>> secrets , et que l'opprobre de mon supplice ne rejaillisse
>>point sur ton front..... Oui , reprit-elle d'une voix éteinte ,
>> oui , je l'ai méritée cette mort pleine d'ignominie. Que
>> tous les hommes me haïssent ; qu'ils couvrent ma tombe
>>de malédictions et d'opprobres ; .... mais , Almir ! .....
>>rappelle-toi .... Hélas ! tu sortais de mes bras ! J'entends
>> ta voix ; un père , des cris , un bruit d'armes; je crois te
>>voir sanglant , déchiré ; mes yeux se troublent , ma raison
>> se perd..... Dieux ! ô Dieux ! Non; je n'acheverai pas ....
>>Tu le sais , j'aurais donné mille vies pour un seul jour de
> mon fils ! .... Almir ! nos vertus font quelquefois nos
>> crimes.... Le crime doit s'expier. >> A ces mots , l'attendrissement
se mêlant au désespoir où elle était abimée , ses
larmes coulèrent abondamment ; et ne pouvant soutenir la
vue d'Almir , elle demanda d'ètre reconduite au cachot.
Cependant s'instruisait cette horrible procédure qui devait
livrer au bourreau la vertu coupable du crime , si l'on
peut nommer crime un malheur , le plus affreux pour celle
qui s'en accuse , où sa raison n'a point eu de part , et
qu'elle aurait prévenu , par mille morts , si une destinée
implacable n'en avait autrement ordonné. En vain un déplorable
père employa tout son crédit pour la sauver ; en
vain un époux plus sensible fit jouer tous les ressorts que
lui suggéraient sa tendresse et son ame au désespoir ; les
juges frémissaient de terreur , mais la loi commandait ; elle
proscrivait Elvinge ; il fallut obéir. Ils lurent en pleurant
la sentence ; Elvinge fut condamnée à la mort.
Comment peindre la désolation de sa famille , celle d'un
père écrasé sous le poids de la douleur et du remords ?
JUIN 1808. 491
Elvinge en fut témoin ; elle vit couler leurs larmes amères ,
et leurs gémissemens vinrent percer encore son coeur navré
de toutes parts. Ils reçurent ses adieux touchans , ils recueillirent
ces mots , sortis d'une bouche si chère , qui s'allait
fermer pour toujours. « Pardonnez , dit - elle , mon père ,
>> pardonnez si j'ai pu souiller un sang que vous m'aviez
>> transmis sans tache! Fatalégarement de lapassion ! erreurs
>> coupables de la jeunesse ! dans quel abîme vous m'avez
>>précipitée ! J'osai vous désobéir , mon père ; c'est-là mon
>> crime , ce fut celui de ma volonté. Le ciel m'en a punie en
>> rendant ma main parricide. Hélas ! l'avais-je mérite ? Est-ce
>> au forfait à punir le crime ? est-ce au sang de l'innocence à
>> l'expier ? O mon fils ! mon fils ! .... ô mon père ! oubliez
>> ma douleur , mon crime , ma vie et ma mémoire désho-
>> norée. Une soeur plus chérie sera l'appui de vos vieux
>>jours : qu'elle vive sage et heureuse ; qu'elle fasse oublier
>> à son père que j'ai vécu pour le malheur , et que j'ai pu
>>mourir coupable ! >>>
Un père , une soeur éplorée se précipitaient tour à tour
dans ses bras : elle recevait avec douceur leurs embrassemens,
et les couvrait, en sanglottant , de baisers et de larmes .
Maintenant assurée de mourir , elle sentait se calmer l'horreur
d'un crime involontaire , qui allait être si cruellement
expié , et ne craignait plus d'abandonner son coeur aux mouvemens
de la nature.
Mais les droits du sang , de l'amitié pouvaient-ils effacer
dans cette ame sensible les droits non moins sacrés et plus
tendres de l'amour ? Ses yeux , avant de se fermer , cherchaient
avec inquiétude celui qui lui avait été si cher ,
celui qui devait faire le bonheur de sa vie , et qui , par
la plus horrible destinée , avait causé tous ses malheurs.
Almir ne paraissait point : qu'augurer de son absence ?
abandonnait-il son épouse au moment de la perdre pour
toujours , au milieu des apprêts de son supplice ? Elvinge
ne peut soutenir cette idée : elle demande Almir ; tout se
tait autour d'elle . L'infortunée entendit trop bien ce silence .
Almir succombant à son désespoir , était couché sur un lit
de souffrance dont il ne devait sortir que pour aller au
tombeau. Alors la malheureuse Elvinge sentit avec horreur
que si sa main avait commis un crime , trop justifié peutétre
par l'égarement de sa raison , elle en avait commis un
bien funeste à tout ce qu'elle aimait au monde en cherchant
à l'expier dans les tourmens. Cette réflexion était
déchirante ; Elvinge en fut accablée , elle sentit se réveiller
plus amères toutes les angoisses de son coeur.
1
492 MERCURE DE FRANCE,
Bientôt l'heure du supplice arrive ; Elvinge fut conduite
à la mort. Un immense concours de peuple remplissait la
place publique . Ala vue de cette beauté douce et touchante,
prête à périr dans les tourmens , ils plaignaient sa cruelle
destinée,tant de grâces livrées aux supplices , tant de jeunesse
condamnée au tombeau. Plus calme en présence de
la mort , elle s'avance à l'échafaud comme vers un asyle ,
où devaient finir les orages de sa vie , ou son coeur , dans
un sommeil éternel , devait trouver l'oubli de ses souffrances.
C'est-là qu'après avoir regardé le ciel , elle prononça ces dernières
paroles :
<<Peuples , j'étais née pour la vertu , et j'expire sur l'écha-
>> faud, coupable d'un parricide ! Le crime fut toujours loin
>> de mon coeur , et ma main s'est souillée d'un crime qui
>> fait frémir la nature ! J'aurais racheté de mille vies une
>>larme de mon fils , et je meurs couverte de son sang ,
» Oh ! quel homme assez vertueux pourra dire , je vivrai
>> exempt de crime ? qui peut toujours répondre de sa raison !
>> comme il peut s'assurer de son ame? La mieune était douce
>> et pure, tous les sentimens droits et honnètes avaient germé
>> dans mon sein ; et mes jours coulaient dans l'innocence.
>>Un instant d'erreur me précipita dans l'abîme : les plus
>> saintes affections que puisse nourrir le coeur de l'homme
> m'ont conduite au plus noir des forfaits. L'heure est ve-
• >> nue , il va s'expier ; j'ai demandé la mort , je l'avais mé-
>> ritée : je vais satisfaire à la justice des hommes ; et je ne
>>crains point les jugemens du ciel : il sait trop si ma volonté
>>fut coupable ! ....
>> Il fut un objet bien cher.... plus digne de vivre. Il n'est
>>plus. Peuples , respectez sa mémoire , respectez le mal-
>>>heur , et la vertu trahie par la destinée. Je laisse après
» moi un père , une soeur éplorés. Ah ! que jamais la honte
>> de ma mort ne pèse sur des têtes si chères ! Que le sang
» qu'on va répandre ne rejaillisse point sur leur front pour
>>le flétrir ! Ce sang va couler sur l'échafaud aussi pur que
>> je l'ai reçu de la nature.... Vous qui déplorez mon sort ,
>> ce n'est pas moi qu'il faut plaindre ; plaignez une famille
>> au désespoir; donnez à sa profonde misère ces inutiles
>>larmes que je vois couler autour de moi. Ne me pleurez
> pas quand je meurs ; ma vie seule était douloureuse. J'étais
>> coupable sur la terre , mais je suis innocente dans le ciel .
>>C'est-là qu'est mon refuge contre moi-même ; je vais cher-
>>cher au sein de Dieu la paix dont je n'ai pu jouir parmi
>>> les hommes. >>>
JUIN 1808 . 495
Ainsi parla l'infortunée. Elle se tut; et sur sa physionomie
intéressante , dont la pâleur ne pouvait cacher la
beauté , se mêlait aux impressions profondes de la douleur ,
aux combats du coeur et de la nature , ce calme d'une ame
innocente qui s'élève du milieu des tourmens au sein de
l'éternelle paix. Tous les yeux attachés sur elle étaient noyés
de larmes; un mème sentiment de tristesse avait navré tous
les spectateurs . Les uns faisaient entendre des gémissemens ;
d'autres tendaient les bras vers la victime , comme pour
Parracher au trépas. Mais tous , ils déploraient la rigueur
des pères qui , voulant contraindre la nature que rien
ne peut vaincre , forcent les enfans à se jeter hors du
sein paternel , et à chercher dans des fautes secrètes le
bonheur qui leur est refusé ; double source de regrets tardifs
et d'expiations cruelles . Ils déploraient l'imprudence et
les erreurs de la jeunesse qui s'égarant par degrés , et voulant
lutter vainement contre la destinée qui l'entraîne , se
voit sans retour emportée du malheur au crime , avec une
ame faite pour l'innocence , et digne de goûter le bonheur.
Ils déploraient sur-tout ces lois dont la sévérité aveugle et
meurtrière confondait dans un même supplice avec les scélérats
, une beauté malheureuse dont l'ame était restée sans
tache , mème dans son crime; qui y avait été entraînée par
l'égarement de sa raison, qui seule s'en était accusée , et
pour qui ee crime involontaire avait été un tourment plus
cruel mille fois que ceux qui l'attendaient sur l'échafaud.....
Plainte vaine ! regrets inutiles ! Elvinge avait vécu (1) .
VICT. FABRE.
( EXTRAITS. )
LES OFFICES DE CICERON , ou Traité des Devoirs ,
traduction nouvelle , avec le texte latin en regard ;
par M. GALLON DE LA BASTIDE , auteur de la nouvelle
traduction de la Vieillesse et de l'Amitié . -
A Paris , de l'imprimerie de C. F. Patris , rue de
la Colombe.
LORSQUE j'examinai , dans ce Journal , la traduction
(1) La législation criminelle a bien changé depuis , méme dans la
patrie de cette intéressante victime. Aujourd'hui les juges n'auraient
point condamné Elvinge ; mais ils ne l'auraient pas sauvée de son coeur,
La plaie était trop profonde: elle aurait expiré dans les angoisses du
remords et du désespoir.
494 MERCURE DE FRANCE ,
des Traités de la Vieillesse et de l'Amitié , par M.
Gallonde la Bastide , ce travail me parut digne des suf
frages des gens de goût. A une connaissance approfondie
des délicatesses de la langue latine , le traducteur me
sembla joindre un talent distingué dans la nôtre; et
quoique son ouvrage offrit quelques défauts , je cherchai
, en lui donnant les éloges qu'il méritait , à l'engager
à s'exercer encore dans ce genre. Les Offices de
Cicéron présentaient peut-être plus de difficultés que
les Traités de la Vieillesse et de l'Amitié. Ces derniers
sont remplis de tableaux agréables et touchans ; les caractères
des Romains les plus célèbres y sont tracés ,
et la forme du dialogue leur donne un intérêt dramatique
que n'ont pas les dissertations ordinaires. En suivant
l'exemple de Platon et de Xénophon , qui versèrent
tant de charmes sur la doctrine de Socrate , Cicéron
donna une couleur particulière à ses Traités : soit qu'il
cherchût à peindre les délices d'une liaison dont son
coeur était digne , soit qu'il voulût présenter toutes les
consolations qu'une vie pure offre à la vieillesse , soit
qu'enfin il traçât les règles et dévoilât les trésors d'un
art qu'il avait porté à sa perfection, il montra toujours
cette imagination féconde et brillante qui lui avait valu
tant de succès , et cette vive sensibilité qui répandit
tant de jouissances sur ses triomphes et tant d'amertume
sur ses revers .
Ses Offices sont d'un genre plus grave : il ne se permet
aucune digression; les préceptes , leurs développemens,
les principes et leurs conséquences se suivent sans
interruption : à quelques exceptions près , l'auteur s'interdit
même les ressources de l'éloquence. C'était sans
doute le plus grand sacrifice que Cicéron pût faire.
Peut-être pensa-t-il qu'un sujet qni embrasse ce qu'il
y a de plus important dans l'ordre social devait être
traité avec une méthode sévère. Les embellissemens en
effet conviennent peu à une telle matière. Nos devoirs
doivent en général nous être proposés sans que le moraliste
ait l'air de vouloir nous plaire et nous flatter ;
et les essais de Nicole , quoique dépourvus d'ornemens
étrangers , obtinrent les suffrages d'un siècle fécond en
chefs-d'oeuvre de tous les genres .
JUIN 1808 . 495
L'antiquité nous offre peu d'ouvrages dont le plan
soit aussi bien fait que celui des Offices de Cicéron . On
croit assez communément que , de nos jours , la méthode
s'est perfectionnée , et que nos bons livres sont
mieux disposés que ceux des anciens : il suffit d'examiner
, sous ce rapport , le Traité dont nous nous occupons
pour se convaincre que les modernes , malgré leurs
systèmes d'analyse , n'ont pas toujours cet avantage.
Les Offices sont divisés en trois livres. Le premier traite
de l'honnete : l'auteur ne le fait pas consister à suivre
seulement cette probité vulgaire qui se borne à s'abstenirdubien
d'autrui ; il va beaucoup plus loin : les hommes
ne doivent nuire à leurs semblables ni par des discours
qui , sous les couleurs de la franchise ou de l'enjouement
, ne sont que des calomnies adroites , ni par des
actions qui peuvent paraître indifférentes , et qui ne
laissent pas d'avoir des résultats dangereux. Cicéron
prescrit une bienveillance pour tous les hommes , en
distinguant cependant les nuances des devoirs envers
les étrangers , les concitoyens et les parens. Le second
livre traite de l'utile. L'auteur réfute ceux qui avaient
voulu confondre l'utilité avec l'intérêt particulier. Selon
Cicéron , rien n'est véritablement utile que ce qui est
en même tems honnête et juste.
Le troisième livre est le plus important. Il s'agit de
la comparaison que font souvent les hommes de l'utile
et de l'honnête , comparaison qui revient souvent dans
le cours de la vie , et qui , comme le dit très-bien le
traducteur , est , pour les hommes , l'écueil de tous les
momens , et la véritable pierre de touche de la probité.
Cicéron prévoit un grand nombre de cas qui peuvent
se présenter , et le sacrifice de l'intérêt particulier à
l'honnêteté est toujours prescrit. Cette discussion l'entraîne
à parler des circonstances dans lesquelles les de
voirs paraissent se combattre ; et c'est-là sur-tout qu'il
déploie l'extrême justesse de son esprit. Ce plan , comme
on le voit , offre une grande régularité.
Les principes généraux de la morale sont de tous les
tems et de tous les lieux : ainsi l'on ne doit pas s'étonner
de trouver plusieurs rapports entre nos bons moralistes
et Cicéron. Nicole , dans ses Essais de morale , s'en rap
496 MERCURE DE FRANCE ,
proche quelquefois : quoique ses préceptes , puisés dans
une religion qui a répandu sur la terre les bienfaits
d'une civilisation perfectionnée , soient plus élevés et
plus purs que ceux de l'orateur romain , cependant on
trouve plusieurs points sur lesquels ils sont parfaitement
d'accord. Cicéron , dans le premier livre de ses Offices ,
indique la manière dont on doit se conduire avec les
hommes ; il parle de ceux qu'il faut préférer pour sa
société , et marque les devoirs qu'impose la reconnaissance.
Nicole , dans son chapitre sur la manière de conserver
la paix dans la société , a développé cette matière
qui n'avait été qu'effleurée par l'auteur ancien , et s'est
tellement élevé au-dessus de lui , que M. de Voltaire n'a
pas balancé à dire que ce morceau était un chef-d'oeuvre
auquel on ne trouve rien d'égal en ce genre dans l'antiquité
(1) .
Onpeut faired'autres rapprochemens où Cicéron n'est
pas inférieur au moraliste français : c'est sur-tout dans
les préceptes qui ont pour objet les devoirs de convenance.
Une des choses les plus importantes quand on
entre dans le monde , est le choix d'un état. Malheureusement
la jeunesse s'aveugle souvent sur ce choix ,
et consulte plutôt ses penchans que ses dispositions naturelles.
Les moralistes doivent donc ne rien négliger
pour la diriger dans une action dont dépend ordinairement
le bonheur ou le malheur de la vie. Cicéron ,
après avoir donné quelques principes généraux , les
résume ainsi :
<<<L'espèce d'hommes la plus rare , ce sont ceux qui,
inspirés par un beau génie ou par une éducation distinguée
, ou par l'un et l'autre à la fois , ont pris leur
tems pour délibérer sur le genre de vie qui leur convenait
le mieux. Dans une telle délibération , chacun
doit avant tout consulter son naturel ; car puisque dans
tout ce que nous faisons il faut voir ce qui convient ,
considérer , comme je l'ai déjà dit , quels la nature nous
a faits en naissant , à plus forte raison devons - nous
apporter le même soin et un plus grand encore dans
(1) Cataloguedes écrivains français, qui précède le Siècle de Louis XIV.
ArticleNicole.
<
une
DEFT
JUIN 1808 . 497
une résolution qui embrasse le cours entier de la vie ,
si nous voulons être toujours d'accord avec nous-mêmesen
et ne broncher dans aucun de nos devoirs. Or comme
sur ce point la nature a le plus d'influence , et après
ellela fortune , il faut tenir compte de l'une et de l'autre
dans le choix d'un état , mais sur-tout de la nature ,
car elle est et plus ferme et plus constante , comme on
le voit quelquefois , quand elle est aux prises avec la
fortune qui paraît alors comme une mortelle combattant
contre une immortelle. Celui donc qui a réglé son
plan de vie sur la nature de son caractère , pourvu qu'il
ne soit pas vicieux , doit y persévérer avec constance ;
vien n'est plus convenable , à moins qu'il ne vienne à
sentir qu'il s'est trompé dans le genre de vie qu'il a
choisi ; que si cela arrive , comme il est possible , il faut
changer alors de façon de vivre , et ce changement se
fera avec d'autant plus de facilité et de commodité , que
nous serons mieux secondés par les circonstances . Si
nous le sommes moins , il faudra changer peu à peu
et insensiblement , comme dans l'amitié où il est plus
convenable , selon les sages , de délier que de trancher
le noeud qui nous unit à des amis que nous avions crus
plus dignes de notre affection . »
Cemorceau est excellent : Cicéron rappelle très-heureusement
à la fin le précepte qu'il avait donné dans
le Traité de l'Amitié , sur la manière dont il faut se
dérober à des liaisons contractées trop légérement. Dissuendæ
magis quàm discindendæ sunt. Nicole traite le
même sujet d'une manière plus sérieuse et plus sévère.
<<<La prudence dépend tellement de la connaissance
de soi-même , qu'on ne commet guères de fautes en ce
genre que parce qu'on ne se connaît pas assez. Car la
plupart des entreprises mal concertées et des desseins
téméraires viennent de la présomption de ceux qui les
forment; et cette présomption vient de l'aveuglement
où ils sont à l'égard d'eux-mêmes. Iln'y a rien de plus
ordinaire que ces imprudences dans les actions particulières
, et elles naissent toutes le plus souvent de la
principale action de la vie qui est le choix d'un état,
et l'emploi où chacun ladoit passer. Il n'y a point de
personne si disgraciée de la nature qui ne pût trouver
SE
I i
498
MERCURE DE FRANCE ,
dans l'ordre du monde une place proportionnée aux
forces de son esprit et de son corps , s'il en avait une
connaissance bien précise..... Combien y a-t-il de geus
qui , n'ayant que des bras et point de tête , choisissent
des emplois qui auraient besoin de tête et non de bras !
Combien y en a-t- il qui acceptent du souverain et qui
s'engagent dans des ministères qui sont au-dessus de
leurs lumières , de leur force et de leur vertu ? et combien
peu s'en retirent par la connaissance ou la conviction
de leur incapacité ? Chacun se croit capable de
tout , et ne borne ses prétentions que par l'impuissance
où il se trouve de s'élever plus haut..
:
MM. de Port -Royal furent accusés de rigorisme lorsque
, dans un chapitre de leur Logique , ils insistèrent
sur la décence du langage , décence qui , adoptée par
les plus célèbres écrivains de leur tems , contribua à
donner à la langue française la supériorité sur les autres
langues de l'Europe . Cicéron , dans ses Offices , avait
montré la même sévérité , quoique la langue latine soit
moins chaste que la nôtre :
Le latin dans les mots brave l'honnêteté.
Il peut être utile de comparer ces deux morceaux
dont le parallèle montrera que les modernes ont eu de
la décence une idée plus épurée que les anciens. Ceux-ci
ne la recommandaient que comme un devoir de hienséance
, les autres la prescrivent par des considératious
plus générales et plus conformes à la véritable vertu .
Voici le passage de Cicéron :
<< Il ne faut pas écouter là-dessus les cyniques et
quelques stoïciens presque cyniques qui nous tournent
en ridicule , et nous reprochent d'appeler déshonnêtes
des choses qui ne le sont point par elles-mêmes , et de
ne point appeler par leurs noms celles qui sont réellement
honteuses. Voler , ajoutent-ils , user de fourberie ,
commettre l'adultère sont des actions honteuses , mais
il n'y a point d'obscénité à les nommer.... Ils font à ce
sujet bien d'autres raisonnemens contre la pudeur. Pour
nous , suivons la nature , et abstenons-nous de tout ce
qui peut blesser les yeux et les oreilles. Que notre maintien,
notre démarche , notre manière de nous asseoir ,
1
JUIN 1808. 499
de nous mettre à table ,que nos yeux , notre air , nos
gestes soient toujours conformes à la décence. >>>
MM. de Port-Royal pénètrent bien plus avant dans
les mystères du coeur humain : ils posent la limite qu'on
ne peut franchir sans manquer à la pudeur.
<<<Les philosophes , disent-ils (2) , n'ont pas assez considéré
ces idées accessoires que l'esprit joint aux idées
principales des choses. Car il arrive de là qu'une même
chose peut être exprimée honnêtement par un son , et
déshonnêtement par un autre , si l'un de ces sons y joint
une idée qui en couvre l'infamie , et si l'autre au contraire
la présente à l'esprit d'une manière impudente.
Ainsi les mots d'adultère , d'inceste , de péché abominable
ne sont pas infâmes , quoiqu'ils représentent des
actions très-infâmes , parce qu'ils ne les représentent
que couvertes d'un voile d'horreur qui fait qu'on ne
les regarde que comme des crimes ; de sorte que ces
mots signifient plutôt le crime de ces actions que les
actions mêmes ; au lieu qu'il y a de certains mots qui
les expriment sans en donner de l'horreur , et plutôt
comme plaisantes que comme criminelles , et qui y joignent
même une idée d'impudence et d'effronterie. Et
ce sont ces mots qu'on appelle infâmes et déshonnêtes. >>>
,
MM. de Port-Royal tirent de ce principe une conséquence
qui mérite d'être remarquée , en ce qu'elle s'applique
à quelques expressions de la Bible. Il arrive
disent les auteurs de la Logique , qu'un méme mot est
estimé honnéte en un tems , et honteux en un autre.
Ces mots , poursuivent- ils , lorsque les prophêtes s'en
sont servis , n'étaient point déshonnêtes , parce qu'ils
étaient liés avec quelque idée qui faisait regarder ces
objets avec retenue et pudeur ; mais depuis cette idée
en ayant été séparée , et l'usage y en ayant joint une
autre d'impudence et d'effronterie , ils sont devenus
honteux. >> Cette explication si simple et si sensée montre.
là légéreté de ceux qui , jugeant l'antiquité sur leur
siècle , ont cherché malignement de l'indécence dans ,
les livres saints. Mais revenons aux Offices de Cicéron,
dont cette digression nous a un peu éloignés .
(2) Logique , première partie , chapitre 15.
L
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique Cicéron , dans cet ouvrage , se soit assujetti
àune méthode sévère , cependant ony retrouve quelquefois
l'orateur romain. En parlant des devoirs qui
sont en opposition les uns avec les autres , il cite l'exemple
de Régulus qui pouvait , en manquant à son serment ,
vivre tranquille avec sa famille et ses amis. Le tableau
qu'il fait de cet homme célèbre est de la plus grande
beauté. Il est à remarquer ( et je ne crois pas que cette
-observation ait encore été faite) que ce tableau a peutêtre
fourni à Horace deux de ses plus beaux morceaux.
Cicéron , après s'être étendu sur les motifs qui pouvaient
décider Régulus à rester dans Rome , observe
que cette conduite était indigne de la vertu de ce héros ,
vertu qui consiste à ne rien craindre , à voir d'un oeil
ferme tous les événemens humains , et à croire qu'il n'en
est aucun qu'elle ne puisse supporter. Harum enim est
virtutum proprium nihil extimescere , omnia humana
despicere , nihil quod homini accidere possit , intoleran
dum putare. Cette défmition de la vertu n'a-t-elle paspu
inspirer à Horace le sublime début de l'Apothéose
de Romulus ? Justum et tenacem propositi virum , etc.
Mais les rapports deviennent bien plus sensibles dans
l'Ode, où Horace fait parler Régulus , et peint son départ
de Rome. Horace et Cicéron lui donnent à peu
près les mêmes motifs. Cicéron ajoute : Il n'ignorait pas
cependant qu'il retournait vers l'ennemi le plus cruel ,
qu'il partait pour les supplices les plus raffinés : neque
verò tum ignorabat , se ad crudelissimum hostem , etad
exquisita supplicia proficisci. Horace fait la même réflexion
:
At qui sciebat quæ sibi barbarus
Tortorpararet.
Mais , en profitant des avantages de la poësie , Horace
l'emporte de beaucoup sur Cicéron dans la peinture du
départ de Régulus. Corneille n'a rien de plus sublime.
Après avoir montré le héros , se refusant aux embrassemens
de sa femme et de ses enfans , il le peint écartant
ses amis qui s'efforcent de l'arrêter , et la foule du
peuple qui s'oppose à son départ , de même que si ,
ayant terminé les longs procès de ses cliens , il fût parti
pour Tarente ou pour sa maison de campagne .
JUIN 1808. 501
Dimovit obstantes propinquos
Etpopulum reditus morantem ,
Quam si clientum longa negotia
Dijudicata lite relinqueret
Tendens venafranos in agros
Aut Lacedæmonium' Tarentum.
Lesmorceaux quuee j'ai cités peuvent donnerune idéo
du style de M. de la Bastide : il a de la clarté et de
l'énergie , mais on y désirerait encore plus d'élégance,
Le traducteur voulant se rapprocher de l'original , autant
que la différence des idiomes le permet , a peutêtre
porté trop loin ce soin scrupuleux. De-là quelques
tournures embarrassées et des alliances de mots que
l'usage réprouve. On connaît l'espèce de culte que Mme
Dacier rendait aux anciens , cependant elle était loin
de désirer qu'on les traduisit littéralement. On en jugera
par les passages suivans de sa, préface d'Homère ; ils
peuvent être considérés comme renfermant les meilleurs
principes sur l'art de traduire , principes que Mme Da
cier n'a pas toujours suivis .
<<Je ne parle point , dit-elle , de la traduction servile:
je parle d'une traduction généreuse et noble qui ,
en s'attachant fortement aux idées de son original ,
cherche les beautés de sa langue , et rend les images
sans compter les mols. La première , par une fidélité
trop scrupuleuse , devient très-infidelle , car pour con
server la lettre , elle ruine l'esprit; au lieu que l'autre ,
en ne s'attachant principalement qu'à conserver l'esprit,
ne laisse pas, dans ses plus grandes libertés, de conserver
aussi la lettre ; et par ses traits hardis , mais toujours
vrais , elle devient non- seulement la fidelle copie de
l'original , mais un second original même , ce qui ne
peut être exécuté que par un génie solide , noble et
fécond...... Il n'en est pas de la traduction comme de
la copie d'un tableau où le copiste s'assujettit à suivre
les traits , les couleurs , les proportions , les contours ,
les attitudes de l'original qu'il imite. Cela est tout dif
férent. Un bon traducteur n'est pas si contraint.... Dans
cette imitation comme dans toutes les autres , il faut
que l'ame , pleine des beautés qu'elle veut imiter , et
enivrée des heureuses vapeurs qui s'élèvent de ces sources
502 MERCURE DE FRANCE ,
fécondes , se laisse ravir et transporter par cet enthousiasme
étranger , qu'elle se le rende propre, et qu'elle
produise ainsi des expressions et des images , très-diffé
rentes quoique semblables . >>>
Ces principes de Mme Dacier s'appliquent , il est vrai ,
à la traduction d'un poëte , mais il paraît qu'on doit
les suivre aussi en traduisant un prosateür , et sur-tout
un prosateur tel que Cicéron. Sans doute M. de la Bastide
est loin de méritér le reproche d'avoir affaibli l'esprit
pour conserver là lettre , cependant on regrette
qu'iln'ait pas montre plus de hardiesse , et qu'il n'ait
pasessayé plus souvent de remplacer les tournures latines
par des tournures prisées dans le génie de la langue
Française. Quelques exemples vont motiver cette critique.
Cicéron dit que l'amour excessif des richesses a corrompu
les moeurs. Voici comment M. de la Bastide traduit
les phrases suivantes : « Que sont pourtant pour
>> chacun de nous les grandes richesses ? elles seront
>> peut-être en aide à celui qui les a , et mémé pas tou-
>> jours ; mais supposons-le ; il sera sans doute plus puis-
>>> sant; mais , plus honnête , le sera-t-il ?>> Ce passage
est calqué sur le latin; mais il n'est pas conforme aux
règles de la langue française.
いいいいい
Enparlant de la colère, le traducteur s'exprime ainsi :
«Certes elle n'est de mise nulle part. Cette expression
paraît trop commune. La phrase latine est bien
plus noble : Hla verò omnibus in rebus repudianda est.
<<<On doit ; dit le traductenr , dans un autre endroit ,
s'exercer à cette douceur de caractère et à cette élévation
d'ame dont nous parlons , en respectant la liberté
d'un chacun et en rendant à tous une justice égale. >>>
Quoique l'expression d'un chacun ne soit pas condamnée
par l'Académie , on ne la trouve pas dans les bons
écrivains : d'ailleurs elle s'éloigne du ton de noblesse
qui règne dans ce Traité.
<< L'usage a détourné le mot utile de son vrai sens ,
>> au point qu'insensiblement on est venu à séparer
>>l'utile de l'honnête , et qu'on a imaginé une sorte
» d'honnêteté qui n'est pas utile , et une sorte d'utilité
>> qui n'est pas honnête. Rien n'a été plus pernicieux
JUIN 1808 . 503
» à la vie des hommes. » Cicéron se sert , il est vrai ,
du mot vita , mais le traducteur devait le rendre par
celui de moeurs .
Je ne pousserai pas plus loin ces exemples qui m'entraîneraient
à une critique trop minutiense : ils me paraissent
suffire pour indiquer l'espèce de défaut dont
il est à regretter que le traducteur ne se soit pas toujours
garanti. Du reste ce défaut ne se fait sentir que
dans un petit nombre de passssaaggeess ,, et n'empêche pas
que l'ouvrage ne mérite des éloges . Cette traduction est
du petit nombre de celles qui se font lire avec plaisir ,
même par les personnes qui n'entendent pas le texte.
Je n'ai relevé quelques fantes légères que pour empêcher
le traducteur d'y retomber , si , comme il y a lieu de
l'espérer , il se propose de s'exercer encore sur quelque
autre production de Cicéron . PETITOT .
GUVRES DE J. RACINE , avec des Commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8°. A Paris , chez
Lenormant , imprimeur-libraire, rue des Prêtres St.-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
Un commentaire sur les oeuvres de J. Racine se compose
de deux parties très-distinctes. L'une , qu'on peut
appeler matérielle , est toute entière de recherches et de
faits; elle a pour objet le texte , les variantes , les imitations
d'auteurs anciens et modernes , les anecdotes relatives
, soit à la composition , soit à la représentation des
pièces , et même le relevé des simples fautes grammaticales.
L'autre partie , vraiment critique et littéraire ,
consiste dans l'exposé des règles de l'art , leur application
aux ouvrages commentés , l'analyse des beautés
d'ensemble et de détail , la démonstration des défauts
qui tiennent au plan , aux caractères et aux situations .
La première partie du travail se trouvait déjà faite complètement
et d'une manière satisfaisante dans le commentaire
de Luneau de Boisjermain , qui avait soigneusement
comparé les éditions , recherché les passages
imités par Racine , extrait de l'Histoire du Théatre
1
501 MERCURE DE FRANCE ,
Français et de quelques autres écrits les faits relatifs
au poète et à ses pièces ; enfin, mis à profit les Remarques
de Louis Racine , celles de l'abbé d'Olivet , le
Racine venge, de Desfontaines , etc. La partie essentiellement
littéraire et dramatique restait à refaire entiérement
; mais ces mêmes Remarques de Louis Racine ,
quarante endroits des ouvrages de Voltaire , et un volume
entier du Cours de Littérature de Laharpe , offraient
, à quiconque pourrait la traiter , des secours
également précieux et abondans. M. de Laharpe , luimême
, fit un nouveau commentaire sur Racine : cet
ouvrage , annoncé, attendu pendant cinq ans avec une
extrême impatience , a enfin paru. S'il n'a pas répondu
tout à fait à ce qu'on espérait d'un homme qui ,
dans son Eloge de Racine , avait senti si vivement les
beautés de ce grand poëte, et les avait si habilement
définies dans son Cours , du moins il n'a semblé indigne
ni de l'auteur commenté , ni du commentateur.
Les choses en étaient à ce point , lorsque M. Geoffroy a
publié son Commentaire. Il ne s'était point dissimulé
combien la concurrence de Laharpe était dangereuse
pour lui ; aussi n'avait-il négligé aucune occasion d'attaquer
l'autorité de ce grand critique et de jeter du
doute sur la justesse et la solidité de ses principes littéraires
, sans s'embarrasser du ridicule de toutes ces
agressions qui décelaient plus de jalousie qu'elles ne
prouvaient de lumières. Mais enfin les deux ouvrages
sont entre nos mains. Ecartons les préventions que
M. Geoffroy a voulu nous inspirer contre celui de Laharpe
; ne nous laissons pas séduire par les éloges qu'il
fait du sien tous les jours , et comparons-les entr'eux
sans partialité.
Je commence par dire que M. Geoffroy n'a fait , en
beaucoup de choses , que copier Luneau de Boisjermain,
Le texte donné par ce commentateur était en général
fort pur ; M. Geoffroy l'a suivi , à quelques différences
près , dont il s'applaudit plus qu'il ne convient , et quelquefois
mal à propos ; ce serait l'imiter dans son pédantisme
que de s'attacher à démontrer le vice de plusieurs
de ses corrections. Il a pris aussi à Luneau les Variantes ,
et il faut avouer qu'il n'y a rien changé. Il lui a pris en
JUIN 1808. 505
core les Imitations ; mais ce que Luneau ne faisait souvent
qu'indiquer , il a su l'étendre outre mesure. Enfin
il a pris à Luneau la plupart des anecdotes dont il a
égayé son Commentaire , et des notes grammaticales
dont il l'a enrichi ; je dirai , s'il l'aime mieux , qu'il a
pris celles-ci dans Louis Racine , d'Olivet et Desfontaines
, où Luneau lui-même les avait prises. Laharpe
aussi a pris à Luneau , texte , variantes , imitations et
souvent notes grammaticales , mais du moins il a avoué
la dette; il a eu soin de marquer de ces mots abrégés
anc. com. ( ancien commentateur) le moindre des emprunts
faits à son devancier. M. Geoffroy n'a pas eu ce
scrupule: il n'a reconnud'aucune manière les obligations
qu'il avait à Luneau ; il les a même niées en quelque
façon , puisqu'il a eu l'attention de toujours déguiser
plus ou moins les phrases dont il le dépouillait. Un eritique
a déjà prouvé victorieusement le plagiat , en prenant
pour exemple les trente premières remarques sur
les Frères Ennemis. Elles appartiennent toutes à Luneau
dont la rédaction est seulement un peu changée et nullement
perfectionnée. Je ne ferai que deux de ces rapprochemens.
Sur ce vers de Jocaste à Etéocle :
Aces conditions vous daignâtes souscrire .
Luneau dit : « Daignátes n'est pas le mot propre : une
>>mère ne dit point à son fils qu'il a daigné souscrire
>> aux ordres de son père. Racine avait d'abord mis :
»Aces conditions vous voulûtes souscrire .
>> mais il sacrifia le mot propre à la rencontre d'une
>> consonnance désagréable. » M. Geoffroy dit : « Il est
>> contre la convenance qu'une mère dise à son fils qu'il
» a daigné souscrire aux ordres de son père. L'expres-
>> sion est impropre. Racine avait mis d'abord vous vou
› tútes :
>>A ces conditions vous voulûtes souscrire.
» Il préféra ensuite vous daignâtes , ayant plus d'égard
>> à l'harmonie qu'à la bienséance. >> A propos de ces
deux vers que Créon dit à Etéocle :
Seigneur , votre sortie a mis tout en alarmes :
Thèbes , qui croit vous perdre , est déjà toute en larmes,
506 MERCURE DE FRANCE ,
Luneau dit : « Le peuple qui a été témoin qu'Etéocle est
>> sorti de Thèbes , n'a pu ignorer sa rentrée ; sa frayeur
>> est donc ici sans fondement. L'empressement de Créon
>> à venir trouver le Roi n'a pas une meilleure cause. >>>
M. Geoffroy : « L'arrivée de Créon n'a pas un motif
>>plus raisonnable que les alarmes de Thèbes ; les The-
>> bains , qui avaient vu sortir Etéocle , l'avaient vu aussi
>> rentrer , et par conséquent devaient être sans alarmes . >>>
Il en est toujours ainsi , d'un bout du Commentaire à
l'autre. Par conséquent jusqu'ici , sous les rapports que
j'ai déjà examinés , les deux Commentaires , celui de
Laharpe et celui de M. Geoffroy , se ressemblent entiérement
, avec cette seule différence que Laharpe , employant
textuellement et rendant à Luneau ce que
celui-ci avait de bon , et M. Geoffroy le défigurant pour
se l'approprier , l'un a mis dans son procédé la bonne
foi du vrai talent , l'autre l'astuce de la médiocrité et de
l'impuissance.
Voici où les deux ouvrages commencent à différer ,
mais à différer beaucoup. Luneau ne s'est pas contenté
de répéter les observations des critiques et des grammairiens
qui l'ont précédé ; souvent il s'est ingéré de
juger lui-même les vers de Racine , et jusqu'à ses conceptions
dramatiques. Totalement étranger à l'art de
la poësie et à celui du théâtre , il a presque toujours
débité , quand il a parlé de son chef, les choses les plus
fausses , les plus absurdes , les plus ineptes , avec un ton
de confiance et de hauteur magistrale qu'on aurait pu
trouver fort plaisant en ne considérant que Luneau ,
mais dont il fallut se scandaliser à cause du nom de
Racine. M. de Laharpe n'était pas homme à en rire. Il a
sévi contre le malheureux Luneau, dans son commentaire
, avec une persévérance ou plutôt un acharnement
qui lui a été justement reproché. S'exagérant le tort que
les inepties du commentateur pouvaient faire à la gloire
du poëte et de la nation , pour avoir le droit de les punir
plus rigoureusement , il a sans cesse allié dans ses notes
les choses les moins faites pour se trouver ensemble ,
l'éloge de Racine et la satire de Luneau. Il faut cependant
observer que si un goût sévère réprouve cette association
monstrueuse , et blâme une continuité d'invec
JUIN 1808. 507
tives dont la variété des formes ne sauve pas toujours
la monotonie , d'un autre côté, l'esprit aime à suivre
les coups portés par cette dialectique vigoureuse qui
terrasse l'absurdité et semble la forcer à s'avouer vaincue .
En cela , M. Geoffroy n'est pas tombé dans la même
faute que Laharpe; mais il n'a pas non plus prouvé le
même mérite. Il ne réfute pas si souvent les sottises de
Luneau : c'était bien le moins qu'il lui dût pour tant de
notes qu'il lui a prises sans le dire ; mais quand il lui
arrive de le combattre , il ne le fait guère avec plus de
politesse que Laharpe ; seulement il le fait avec moins
de talent.
Il y a vraiment une bonne raison pour que M. Geoffroy
ne réfute pas très-souvent les bévues de Luneau ,
c'est que très-souvent il les adopte ; et comme il ne fait
qu'en retourner un peu l'expression , Laharpe , qui ne
fait grâce à aucune , se trouve fréquemment avoir réfuté
M. Geoffroy lui-même. Article de feu M. de Laharpe
sur le Commentaire de M. Geoffroy, tel pourrait être le
titre d'une des plus solides et des plus longues critiques
de cet ouvrage. Je ne l'entreprendrai pas; mais je vais
donner un échantillon de ce qu'elle serait. Je ne choisirai
mes exemples que dans la tragédie d'Andromaque.
M. Geoffroy :
» Ah ! qu'un seul des soupirs que mon coeur vous envoie ,
>>S'il s'échappait vers elle , y porterait de joie !
<< Il y a beaucoup de vanité et peu de délicatesse dans
>> cette espèce de menace..... Les soupirs sont personni-
>> fiés dans ces deux vers ; du tems de Racine , les sou-
>>pirs étaient des personnages d'une grande importance
>> dans la galanterie; aujourd'hui , cet envoi de soupirs
» à l'adresse d'Andromaque est insipide et presque
>>> ridicule. »
Laharpe : « Il n'y a que de la vérité dans ces vers et
>> point de vanité ridicule; ( suit la preuve que j'omets
>> pour abréger ). Ce rôle de Pyrrhus a des endroits dé-
>> fectueux ; mais le commentateur , en le critiquant ,
>>manque à la fois de mesure et de décence. >>
M. Geoffroy :
» Oui , c'est vous dont l'amour paissant avec leurs charmes ,
>>Leur apprit le premier le pouvoir de leuis aimes .
508 MERCURE DE FRANCE ,
<<La répétition du pronom leur embarrasse ces verst
> le pouvoir des armes , des charmes , des yeux , res
>> semble au galimathias . >>>
Laharpe : « On est obligé de répondre ici au com-
> mentateur que la critique porte à faux; que, pour
>> juger les expressions , il faut d'abord les voir à leur
>>place; que le pouvoir des armes de mes yeux serait
>>en effet ridicule par plus d'une raison ; mais qu'après
» qu'on a parlé de leur courroux , on n'est point blessé
>>d'entendre parler de leurs armes , parce que l'un
>> amène l'autre : cette suite dans les idées est un des
>> secrets de la diction , etc. »
M. Geoffroy :
» Seigneur , je le vois bien , votre ame prévenue
>>Répand sur mes discours le venin qui la tue .
<<On cherche ici la netteté et la grâce ordinaire au style
>> de Racine. >>>
Laharpe : << Mon intelligence ne va pas jusqu'à devi-
> ner les raisons du commentateur; et il me semble
>> qu'une métaphore très- naturelle et très-usitée n'ôte
>> rien à la clarté de la pensée,>>
M. Geoffroy :
>> On vient de m'assurer
» Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer.
<<Cette ironie légère , quoique sanglante , est dans le
>>caractère d'Hermione , plus passionnée que sensible , et
>> trop altière pour être généreuse . >>>
Laharpe : <<< Le commentateur veut voir partout des
>> ironies. Rien de tout cela ; ce qu'il y a de plus pressé
>> pour Hermione, c'est de s'assurer de la résolution de
>>Pyrrhus , et des apprêts de son mariage avec lui.>>>
M. Geoffroy :
>> Et votre bouche encor , muette à tant d'ennui.
<< Muette à tant d'ennui : ce régime du datif avec l'ad-
>> jectif muet est une hardiesse très-heureuse. >>>
Laharpe : << Muette à tant d'ennui ne rend pas ce
>> que l'auteur veut dire , muette dans vos ennuis; et de
>>plus cet hémistiche est d'une dureté qui blesse l'oreille.
>> Enfin, il fallait d'autant moins risquer içi cette tourJUIN
1808. 50g
>> nure déplacée , que tout à l'heure nous la verrons
>>-très heureusement employée. »
M. Geoffroy :
>> Le cruel ! de quel oeil il m'a congédiée !
>> Sans pitié , sans douleur du moins étudiée !
<< Il y a un peu de subtilité dans cette dernière obser-
>>vation. >>>
Laharpe : << Comment ce qui a tant de vérité peut- il
>> être trop subtil et trop fin ? N'est-ce pas le commen-
>> tateur lui-même qui souvent veut entendre ce qu'on
>> ne dit pas , comme souvent il n'entend pas ce qu'on
>> dit. >>
• M. Geoffroy :
>Mener en conquérant sa superbe conquête.
« Ce même jeu de mots se trouve dans la première scène
>> de Nicomède. Ce n'était pas de pareils ornemens que
>> Racine devait emprunter à Corneille.>>>
Laharpe : << Est-ce bien là unjeu de mots ? Ces mots
>>redoublés de conquérant et de conquête ne rendent-ils
>> pas parfaitement l'idée que veut donner le poëte de
>> l'espèce de triomphe dont s'applaudit Pyrrhus ? C'est
>>>au lecteur à se le demander. >>>
M. Geoffroy :
>>Grâce aux dieux ! mon malheur passe mon espérance !
« Espérance pour attente est poëtique , par la raison
>> même qu'on n'espère point le malheur. C'est lamême
>> figure employée dans ce vers de Didon :
>> Hunc ego si potui tantum sperare dolorem . »
( Laharpe : « Ce n'est point le sperare dolorem de Vir
» gile; ce n'est point à la place du mot d'attente que
>> Racine a employé celui d'espérance , comme le dit le
>> commentateur ; Racine savait aussi bien que lui
» qu'espérance ne se prend jamais en mauvaise part ;
>> c'est précisément pour cela qu'il a dit mon espérance ,
>> parce que la contre-vérité est le style de l'ironie, et
>>celle-ci ressemble au rire effrayant et convulsif qui
>>saisit quelquefois un malheureux dans l'aliénation de
➤ la douleur. >>>
Voilà-t-il, comme on ditfigurément, voilà-t-il assez
510 MERCURE DE FRANCE ,
de soufflets donnés par Laharpe à M. Geoffroy , sur la
joue de Luneau ? J'aurais pu en faire remarquer de plus
rudes et de mieux appliqués , si je n'avais voulu me
borner au commentaire d'une seule pièce, et par-là,
mettre le lecteur à même d'évaluer avec plus de justesse
le nombre des erreurs copiees dans Luneau par M. Geoffroy
, et relevées par Laharpe. Mais j'aurai peut-être
occasion d'y revenir. M. Geoffroy, je le prévois , ne se
tiendra pas pour hattu; il prétendra que l'erreur n'est
pas de son côté , que du moins il n'est pas prouvé qu'il
se soit trompé , parce que Laharpe est d'un autre avis
que lui. Je doute qu'il vienne à bout de persuader beaucoup
de gens. Si l'on n'avait pas les pièces du procés
sous as les yeux , s'il fallait absolument prononcer entre
les deux commentateurs sur la foi de leur réputation et
de leurs ouvrages , qui pourrait , je le demande , balançer
entre M. Geoffroy , l'auteur des Feuilletons que
l'on connaît , et Laharpe , excellent littérateur , judicieux
critique , écrivain élégant et pur, à qui nous devons
le Cours de Littérature , Warwick et Mélanie;
qui a toute sa vie réfléchi sur l'art du théâtre , l'a
exercé long-tems , quelquefois avec succès , presque
toujours avec talent ; et qui , particulièrement sensible
au prodigieux mérite de Racine , a sans cesse étudié ses
ouvrages , les a loués avec éloquence , et analysés avec
autant de sagacité que de justesse ? Oui , il me paraît
impossible que Laharpe , accusant M. Geoffroy d'avoir
mal jugé Racine en dix ou douze endroits de chacune
de ses pièces , n'ait pas presque autant de fois raison
contre lui ; et cette prévention , fondée sur les titres
fort différens de l'un et de l'autre , se change en une
entière certitude , lorsqu'on a pris la peine de rapprocher
les jugemens de M. Geoffroy ou plutôt de Luneau ,
et les réfutations raisonnées de Laharpe.
Toutes les erreurs de M. Geoffroy ne sont pas empruntées
à Luneau; il en a qui lui sont propres et personnelles
. C'est ici véritablement que son commentaire
commence à lui appartenir, à être son ouvrage, puisque
jusqu'ici , tout ce que j'y ai remarqué de bon et de
mauvais se trouve dans celui de Luneau. M. Geoffroy
est très-sujet aux contradictions. On a fait des bro
JUIN 1808. 511
chures , on aurait pu faire des volumes , de celles qui
existent dans ses Feuilletons . Je ne recherche point les
raisons qui , sur les mêmes objets , ont pu faire si souvent
pencher la balance du critique , tantôt d'un côté , tantôt
d'un autre ; etje veux bien convenir que lorsqu'on écrit
tous les jours et rapidement des articles qui n'ont aucune
liaison entr'eux, il est difficile de ne pas céder
quelquefois à l'influence changeante des circonstances et
de ses propres dispositions , et par conséquent de ne pas
s'exprimer un peu diversement sur des choses qui ne se
reproduisent que par intervalles plus ou moins longs.
Mais dans un ouvrage en forme , mais dans un commentaire
de Racine , est-il permis de dire alternativement
le pour et le contre , et de porter d'une page à l'autre
des jugemens opposés ( sur les Frères Ennemis et
Alexandre par exemple) comme , du jour au lendemain ,
on dit dans un feuilleton que telle tragédie ou comédié
nouvelle est excellente ou détestable ? C'est pourtant
ce qu'a fait M. Geoffroy ; ses contradictions sont d'une
telle force , qu'après avoir cité le texte , le volume , la
page et la ligne , je pardonnerais encore au lecteur de
n'y pas croire ; moi-même j'en crois à peine le livre et
mes yeux. Tome Ier , page 128, ligne 26 , M. Geoffroy ,
après avoir récapitulé tout ce que la tragédie des Frères
Ennemis offre de beau , dit : « Voilà ce qui est digne
>> de la jeunesse de Racine , ce qui n'eût pas déshonoré
>>> son âge mûr , et ce que n'ont pu égaler ceux mêmes
» qui , depuis Racine , ont fait sur le même sujet , une
>> tragédie meilleure que la sienne. » Et, même tome ,
page 185 , ligne 19 , après avoir examiné les tragédies
faites sur ce sujet avant et depuis Racine , il dit :
« Ainsi , en exceptant Euripide , qu'un auteur si jeune
>> ne pouvait encore égaler , Racine est celui qui afait
» sur ce sujet , essentiellement mauvais pour nous , la
» tragédie la moins mauvaise. » Comment nous expliquera-
t-il que Racine a fait la tragédie la moins mauvaise
en traitant ce mème sujet , sur lequel d'autres
ont fait une tragédie meilleure que la sienne ? Mais
voici qui est plus extraordinaire encore. Tome Ier ,
page 233 , avant-dernière ligne , on lit : <<<Alexandre
>> est méconnaissable ; et plus, il est grand dans l'his
512 MERCURE DE FRANCE ,
>> toire , plus il est petit dans la pièce. » Même volume ,
page 269 , ligne 17 des notes , on lit : « Ce prince
> ( Alexandre ) , dans la pièce , paraît au- dessus méme
>> de ce qu'il y a de plus grand dans l'histoire. » Je ne
puis m'empêcher de rapporter ici ce que dit Laharpe ,
au sujet d'une contradiction beaucoup moins étrange
qu'il relève dans Luneau. « On peut être un très-mau-
>>vais critique et pourtant s'accorder avec soi-même
>> dans ses mauvais jugemens. Mais , ce qui frappe le plus
>> dans cet inconcevable commentaire , c'est l'inconsé-
>> quence et la contradiction qui se rencontrent à tout
>> moment d'une note à l'autre , au point qu'il faut
>> croire absolument, ou que l'auteur oubliait , d'une
>> scène à l'autre , ce qu'il avait écrit , ou qu'il ne s'en-
>>tendait pas lui-même. >> M. Geoffroy choisira.
De toutes les fautes qu'on peut commettre en écri
vant , les contradictions sont les plus faciles à relever.
L'auteur lui-même épargne au critique la peine de le
réfuter , puisque de deux opinions qu'il émet sur un
même objet , l'une ou l'autre est nécessairement fausse.
Mais enfin , M. Geoffroy ne sé contredit pas toujours ;
quelquefois , selon l'expression de Laharpe , il s'accorde
avec lui-même dans ses mauvaisjugemens ;et ces mauvais
jugemens , il faut les combattre par des raisonnemens
plus ou moins développés , à moins que l'absurdité
n'en soit palpable , ce qui arrive de tems en tems.
Nous savons déjà , ou plutôt nous ne savons pas ce
qu'en somme M. Geoffroy pense des Frères ennemis
et d'Alexandre. Son opinion sur Andromaque a du
moins le mérite d'être fixe et constante. Il prétend que
Gans cette pièce , la duplicité d'action et d'intérêt est
réelle. C'est aussi l'avis de Luneau qui ne manque pas
une erreur. Laharpe est d'un sentiment tout contraire :
« Il y a, dit-il , impossibilité morale à ce que les hommes
>> rassemblés , s'intéressent avec une égale vivacité, pen-
>> dant deux heures , à deux objets différens et réunis,
» à coup sûr , l'un des deux doit nuire à l'autre.......
>> Je délie que l'on me cite un seul drame qui soit d'un
>> effet soutenu , sans qu'il y ait unité d'action et d'intérét.
>> Andromaque seule ferait-elle exception aux principes
>> et à l'expérience? On ne peut le présumer; et à l'exa-
» men
JUIN 1808 . 513
metu, on peut se convaincre qu'il n'y a pas lieu à
>> l'exception. » M. de Laharpe prouve ensuite victorieusement
que l'action d'Andromaque , quoique se
passant entre quatre personnages amoureux , et offrant
au premier coup-d'oeil une double intrigue , ne s'écarte
pourtant jamais de l'unité d'objet et d'intérêt ; qu'Oreste
et Hermione , loin d'être séparés de l'action principale
et d'en former une seconde , ne sont pas même épisodiques
; que ces deux personnages sont évidemment liés
au sujet et à l'intrigue qui, sans eux , ne subsisteraient
plus; qued'un autre côté, leurs résolutions et leurs destinées
dépendent toujours immédiatement des résolu- .
tions et des destinées d'Andromaque et de Pyrrhus ; que
la liaison et la dépendance sont entières et sensibles ; et
que par conséquent la pièce est du genre de celles qu'on
nomme implexes , mais nullement de celles où il y a
duplicité ou épisode. Tout ce morceau de M. de Laharpe
me semble un modèle achevé de discussion littéraire.
Vigueuretprécision dans le raisonnnement , élégance et
clarté dans le style , tout s'y trouve réuni ; seul , il suffit
pour marquer l'énorme différence qui existe entre les
deux commentaires. Combien , à côté de ce morceau et
de vingt autres que je pourrais indiquer, toute la littérature
de M. Geoffroy paraît vulgaire , superficielle , irréfléchie
et inconséquente ! Quand elle est saine , elle est
triviale; quand elle est audacieuse et fausse, elle est
presque toujours d'emprunt; du reste , la plume de.
l'auteur n'embellit pas même les erreurs qu'il a puisées
dans Luneau. Comment voudrait-on qu'il en fût autrement
? Si M. Geoffroy avait eu un style , l'habitude du
feuilleton journalier l'aurait gâté ; s'il avait eu des principes,
ses fureurs polémiques et ses intérêts changeans
les eussent pervertis. M. Geoffroy, qui a si bien relevé
le vice de l'action dans Andromaque , n'est pas
moins heureux dans le jugement qu'il porte sur les caractères
. M. de Laharpe avait trouvé quelque chose
d'antique et de grec dans ce personnage d'Andromaque ,
qu'Homère , Euripide et après eux Virgile , ont peint de
traits si nobles et si touchans. M. de Laharpe déraisonne.
« C'est , dit M. Geoffroy , dans les romans de Scudéry et
>>de la Calprenède que Racine a pris le modèle de sa
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
>> princesse troyenne.>> Voilà une découverte glorieuse
pour le génie de Racine. Le rôle de Pyrrhus a, de tout
tems , essuyé beaucoup de critiques; elles portent principalement
sur quelques traits fades et langoureux qui
ont paru indignes de la tragédie. Le grand Condé reprochait
aussi à Pyrrhus d'être un malhennete homme
qui manque de parole à Hermione. M. Geoffroy va plus
loin : Pyrrhus , selon lui, est dur et même vil ; e'est un
amant à lafois galant et féroce, personnage renipli de
bassesse et d'inhumanité, dont le caractère est unfond
de cruauté barbare , couvert de galanterie et de passion
romanesque , etc., etc.; tout cela, parce que Pyrrhus ,
jeune , ardent , impétueux , irrité des refus presque
outrageans d'une femme pour laquelle il veut bien exposer
sa personne et ses Etats au courroux de la Grèce
entière, lui fait quelquefois la menace qu'il n'effectue
jamais, de livrer aux Grecs ce fils dont la mort la mettrait
au désespoir; qu'elle pourrait sauver en épousant
un maître qui l'adore; et qu'elle consent à voir périr,
plutôt que de manquer à un vain respect pour la mémoire
de son époux. C'est du moins ainsi que Pyrrhus
voit et doit voir les choses. M. de Laharpe dit fort sensément
à ce sujet : « Il serait plus beau et plus généreux
>> sans contredit , de sauver l'enfant par respect pour
>> la justice et l'innocence, sans rien prétendre sur le
>> cooeur de la mère; mais un jeune guerrier , dans le feu
>> de l'âge et des passions , n'est point obligé d'être un
> modèle de générosité et de modération. Il suffit que
>>>son amour soit vrai et sa conduite franche ; c'en est
>>>assez pour expier ses fautes ,mais aussi pour en ad-
>> mettre la punition.>>>
M. Geoffroy, qui tout à l'heure était plus difficile en générosité
que le grand Condé ,va se montrer plus difficile
en matière de goût et de convenance que Louis XIV luimême.
On sait que ce monarque rit beaucoup aux
Plaideurs , et que son suffrage , après avoir déterminé
celui de la cour , ramena l'opinion de la ville qui s'était
d'abord déclarée contre la pièce. M. Geoffroy , qui est
d'humeur joyeuse et bouffonne , n'a garde de se formaliserdes
plaisanteries quelquefois unpeu burlesques dont
les Plaideurs abondent; ila même l'obligeance de nous
JUIN 1808. 515
les faire remarquer avec un soin presque touchant de
la part d'un homme de tant de mérite : sarcasme excellent
, vers très-comique , bonne épigramme , nous dit- il
à chaque instant. Mais , après avoir ri de bon coeur ,
comme Louis XIV , même à la scène des petits chiens ,
il recompose sa figure et reprend son air grave ; il
craint que sa gaîté ne tire à conséquence et croit qu'il
est de la dignité de ses fonctions de commentateur de
réprimer par de sérieuses réflexions , les rires qu'il a
complaisamment excités par son exemple et ses remarques
ingénieuses. Le rôle de Dandin luiparaît une caricature
grossiere , bizarre , qui choque la nature et la
vérité. Quant à nous , nous ne voyons qu'une peinture
vraie et naturelle , dans ce ridicule vieillard qui a la
fureur de juger , qui prononce ses arrêts sans réflexion
ni conscience , qu'un quartaut de très-bon muscat , un
présent, la plus efficace de toutes les recommandations ,
selon M. Geoffroy , dispose à écouter favorablement les
'gens qu'il traitait d'abord avec dureté , et que les charmes
d'une jeune fille trouvent encore assez sensible pour
qu'il lui offre de faire perdre la cause à quelqu'un , et
lui propose galaminent le spectacle de la torture. Du
reste , voici de quelle manière M. Geoffroy s'explique
sur toute la pièce : « Comment le jeune Racine , après
» s'être élevé , dans Andromaque , au plus haut degré
>> du tragique , a - t- il pu se rabaisser tout à coup jus
» qu'à la bouffonnerie et à la farce ? >> Puis en commençant
sa préface sur Britannicus , qui suivit les
Plaideurs , il dit : « Après les Plaideurs , Racine ren-
>> tra tout à coup dans la carrière tragique , et comme
>> pour expier l'espèce de furce dont il avait souillé son
>> noble génie , il composa une tragédie du genre le plus
>> grave , le plus austère et le plus moral. » Cela est un
peu rude. On convient que les Plaideurs descendent
quelquefois jusqu'à la farce ,plus par les incidens que
par le style qui est partout d'un excellent ton de plaisanterie
; mais personne , que je sache , ne s'était encore
avisé de dire que Racine , en faisant cette comédie , se
fût rabaissé , ni sur - tout qu'il eût souillé son noble
génie.
Par forme de compensation apparemment , M. Geof
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
froy qui voit dans les Plaideurs un acte d'abaissement
et une souillure , voit dans Bérénice ce que les meilleurs
juges n'ont jamais pu y voir , c'est - à- dire une
véritable tragédie. Voltaire et après lui Laharpe , tout
en reconnaissant , tout en proclamant le merveilleux
talent qu'il avait fallu pour tirer d'une séparation prolongée
qu'un adieu termine , cinq actes d'un intérêt
soutenu quoiqu'un peu faible , Voltaire et Laharpe ont
dit que Bérénice n'était peut - être pas une tragédie ,
qu'elle était plutôt une élégie héroïque sous la forme
d'un drame. Cette opinion paraît d'autant plus fondée ,
qu'en effet la pièce ne s'élève guères , pour le fond des
choses et pour la diction , au-dessus de ces élégies en
forme de lettres , appelées héroïdes , dans lesquelles deux
amans séparés , ordinairement d'un haut rang l'un et
l'autre , s'adressent des plaintes touchantes sur les maux
que leur cause l'absence. L'analogie , comme on voit ,
est exacte dans tous ses points. M. Geoffroy qui a besoin
de déchirer Voltaire et intérêt à décrier Laharpe , ne
manque pas de les attaquer ici tous deux à la fois . Pour
les combattre en règle , il eût fallu remonter à l'essence
de la tragédie , en bien expliquer la nature et
F'objet , en définir les espèces différentes , faire l'application
des principes et des exemples à la pièce de Bérénice
, et en conclure qu'elle est une tragédie. Mais tout
cela demandait ou des lumières dont M. Geoffroy est
privé , ou une peine qu'il n'a pas voulu prendre. On n'imaginerait
jamais comment il s'en est tiré. « Bérénice ,
>> dit-il , ent quarante représentations sur la scène tra-
>> gique , c'est beaucoup pour une élégie héroïque. >>>
Cette raison de quarante représentations est pour lui
la raison de sans dot. C'est par-là qu'il répond à Voltaire
, à Laharpe , à Lamotte, à Lefranc de Pompignan ,
àRacine le fils , à Riccoboni , à tout le monde. Lamotte
avait dit que Bérénice , malgré l'abondance la plus délicate
de sentimens , n'a jamais pu faire qu'une impression
d'élégie. « Quarante représentations ! s'écrie
>>M. Geoffroy. Combien de tragédies voudraient pou-
>> voir produire cette impression d'élégie ! » Il est clair
que M. Geoffroy est pour ce qui produit. A son compte ,
Britannicus est bienmoins une tragédie que Bérénice ;
JUIN 1808. 517
car il n'eut que huit représentations , médiocrement
suivies. AUGER.
( La suite au numéro prochain.)
LE MARCHAND FORAIN ET SES FILS.-Quatre
vol . in- 12 . A Paris , chez Joseph Chaumerot , libr. ,
Palais du Tribunat , galerie de bois , nº 188.- 1808 .
CE Roman est du même auteur que celui d'Elisabeth
Lange , dont nous avons rendu compte dans un des
numéros précédens de ce Journal. Le talent est à peu
près le même dans cet ouvrage. On voit que l'auteur
s'est fait ( qu'on nous passe le terme , quoiqu'il soit ici
question de prose) une bonne poëtique de ce genre. II
n'entasse point événemens sur événemens , monstruosités
sur monstruosités. Il ne fonde point l'intérêt de
ses fictions sur des aventures surnaturelles , sur des
apparitions et des prestiges du diable , ni sur des crimes
et des atrocités d'hommes plus diaboliques que les démons.
Il peint la nature humaine , non pas toujours
telle qu'elle est , mais telle qu'elle devrait être. Presque
tous ses personnages sont des honnêtes gens qui ont de
la probité et de la bonhommie , ce qui les empêche
d'être pédans ; et à cet égard il ne se dément qu'à la
fin du quatrième volume. Le style a de la clarté et de
la rapidité , une simplicité touchante qui n'est pas sans
intérêt : malheureusement il n'est pas toujours correct.
Un homme encore jeune , qui est marié, et qui a
deux fils , par un revers de fortune que cause la banqueroute
non frauduleuse d'un ami à qui il a confié
des fonds considérables , se trouve réduit à exercer la
profession de marchand forain, pour subvenir à la subsistance
et à l'entretien de sa famille, Il sort de Paris
avec son bagage et ses marchandises que porte sa fidèle
Marguerite ( c'est ainsi qu'il appelle son ânesse ) , et
accompagné de son fils aîné , nommé Jules. A peine
est-il hors d'une des barrières de cette capitale , que ce
même homme , à qui tout avait mal réussi lorsqu'il
avait de la fortune , voit tout lui prospérer lorsqu'il n'a
518 MERCURE DE FRANCE ,
:
plus rien. La grâce naturelle et les réponses naïves et
piquantes de son fils Jules, lui concilient la bienvei! -
lance et l'amitié de tout le monde. Un maître de poste
même , chez lequel il entre pour se reposer , et vendre
son fil et ses aiguilles , se déclare son protecteur du
premier abord, et lui donne des recommandations il
Jui deviennent très- fructueuses. Le père de Jules rend
un service essentiel à la femme d'un ouvrier qui a l'apparence
d'un chairon , et qui est , comme lui , un
homme d'une classe distinguée , que des raisons , qui
lui sont personnelles , ont décidé à en descendre ; il
lui offre un logement chez lui ; ce qu'il accepte. Cet ami
lui procure la connaissance de la dame d'un château
voisin , qui , à la première vue , devine qu'il n'est pas
ce qu'il paraît être ; qui lui accorde sa protection , et
bientôt le rend maître d'un domaine charmant situé
dans la mouvance de sa terre. Ce n'est pas tout, son fils
Jules , qu'il dépêche avec ses marchandises et Marguerite
, pour continuer son négoce forain , prospère aussi
partout; se fait des protecteurs ; sauve du fer des assassins
, un homme riche et sa fille qui est aimable, et dont
il obtient toute la tendresse. Cet homme l'associe à sa
fortune, à ses entreprises, et finit par lui donner sa fille en
mariage. Pendant ce tems-là , tout réussit aussi au père de
Jules. Son nouveau domaine s'agrandit , s'embellit tous
les jours. Sa femme et son second fils viennent le joindre.
Enfin, cette famille monte au comble du bonheur. Nous
sommes parvenus à la fin du quatrième volume ; mais
ici tout change. Le malheur accable Jules : et ce n'est
pas cette vicissitude d'événemens que nous blamons .
L'auteur a eu l'intention de donner un but moral à son
ouvrage; il a voulu démontrer que l'excès du malheur
ne peut être que passager , et annonce un retour vers la
fortune; et qu'au contraire , l'excès de la prospérité doit
faire craindre une infortune prochaine . Mais entin , dans
les productions des arts , et tout roman en est une, il faut
qu'il y ait des nuances et des gradations ; et les événemens
ne doivent pas y avoir lieu , sans être préparés .
Or , dans celui-ci , ils se pressent, vers la fin , les uns sur
les autres , sans qu'on ait pu même les prévoir. A la
page 241 du quatrième volume, Jules, qui veut éloi
JUIN 1808. 519
gner son épouse chérie, son Emilie , de la maison de son
père qui vient d'y rendre le dernier soupir , lone un
appartement complet dans une maison, quartier de la
chaussée d'Antin , appartenant à Mme la comtesse douairière
de **. Cette femme, sans aucun motif de vengeance,
et par une méchanceté gratuite , jure la perte
de ces deux jeunes époux, et pour y parvenir , elle se
sert de l'entremise du vicomte de **. Elle feint d'être
dans la plus grande inquiétude de l'absence de cet
intrigant qu'elle prétend n'avoir pas reçu depuis
deux jours , et engage le mari d'Emilie , quoiqu'il soit
tard , à aller s'informer de ce qu'il peut être devenu.
La nuit, par des moyens assez invraisemblables , le
vicomte , qui était resté caché dans la maison , s'introduit
dans la chambre à coucher d'Emilie qui le prend
pour son mari qu'elle croit de retour. Le lecteur n'a pas
besoin d'en savoir davantage , pour connaître la nature
de l'outrage que le mari d'Emilie reçoit du vicomté;
celui-ci en tire une vengeance signalée ; il tue son ennemi
en duel ; et sa femme, désabusée de son érreur
involontaire , meurt de honte et de chagrin, Voilà
comme en trente pages environ tout l'édifice du bonheur
de Jules et de sa famille, élevé pendant quatre volumes
, se trouve renversé, Il n'y a pas assez d'art dans
cette catastrophe , qui n'est , en aucune manière , préparée;
elle ne soit pas du fond du sujet , et la scélératesse
de la comtesse et du vicomte est trop brusque et trop
dénuée de développemens , pour que l'horreur en soit
attachante , comme l'est quelquefois celle que jettent
dans l'ame les crimes qui ont de l'éclat et de la grandeur.
Ce roman, malgré son mérite , est donc défectueux , et
nenous paraît pas devoir obtenir le même degré d'estime
qu'Elisabeth Lange.
M.
...
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . On a donné , au théâtre de l'Impératrice ,
la première représentation d'une comédie intitulée : L'Étourdie
, ou la Coquette sans le savoir. Cet ouvrage , qui a été
520 MERCURE DE FRANCE ,
fort applaudi , est le coup d'essai de M. Lemaire : cejeune
homme annonce de l'esprit et des dispositions , et mérite
par conséquent d'être encouragé. C'est donc lui rendre service
que lui rappeler que le seul modèle à étudier , c'est
le grand Molière , et que la manière de Dorat a si mal réussi
à cet auteur , que personne ne doit être tenté de l'imiter.
SOCIÉTÉS SAVANTES . - Athénée de Niort.- Séancepublique du
8 Mai 1808. - 1º. Discours du Président , sur les principales découvertes
et les idées utiles qui ont été mises au jour , dans la république
des lettres , depuis la dernière séance publique .
2º. Notice sur les travaux de l'Athénée , en 1807 et 1808 , par le secrétaire-
perpétuel .
3°. Quelle est l'influence des bonnes et des mauvaises lois sur le bonheur
des peuples ? discours par M. Herbault , professeur , membre residant.
4°. Hymne aux Graces , par M. Le Prévost-d'Yrai , censeur des
études au Lycée impérial , à Paris , correspondant.
5°. Notice biographique sur feu M. le commissaire des guerres ,
Sevret , de Niort , par M. Jozeau , professeur en botanique et directeur
dujardin des plantes , membre résidant.
6º, Truduction en vers français du passage de Lucrèce ( de naturâ
rerum ) , qui commence par ces mots : Suave mari magno ; par M.
F. Mazure , membre résidant.
7°. Discours sur l'instruction relativement aux femmes , par M.
Debrun , professeur de mathématiques à la citadelle de Metz , correspondant.
8°. La Renoncule et la Violette , fable , par M. Delaroy ,juge au
tribunal civil , membre résidant.
9º. Description du coeur d'une coquette , traduite de l'italien de
Pignotti , par M. de Traversay , correspondant.
τοº. Hécube à Agamemnon , traduction en vers d'Homère , parM.
Dépierris , aîné , membre résidant .
11°. Discours sur la Botanique , considérée comme science utile et
science d'agrément , par M. Hippeau , docteur en médecine , à Chizé ,
membre non résidant.
12°. Le Demi-Deuil, par M. le Prévost-d'Yray , déjà indiqué .
13º. De l'influence physique des astres sur l'économie animale, par
M. Guillemeau , jeune , docteur en médecine , membre résidant .
14°. L'Horloge , ſable , par M. Delaroy.
15º. Le bonheur et la perfectibilité de l'espèce humaine dépendent-ils
de la culture des sciences et des arts ? Par M. Hippeau , professeur,
membre résidant.
JUIN 1808. 531
16º. Epitre en vers , imitée de la dernière Héloïse , parM. Dépierris ,
membre résidant .
17°. Rapport sur le poëme intitulé le Baiser , de M. Olivier , de
Bordeaux , correspondant , avec quelques extraits de ce poëme , par M.
Herbault , professeur , membre résidant.
18°. Ode à la gloire des armées françaises , par M. Piet-Chambelle ,
de Niort , sous-inspecteur aux revues , et intendant de la province
d'Ukraine , département de Berlin , correspondant.
19°. Médaille d'encouragement décernée à M. Mounier , de Frontenay,
instituteur d'un sourd-muet.
Programme des Prix proposés par l'Athénée de Niort , dans
sa séance publique du mois de Mai 1808 .
Hydraulique- L'Athénée de Niort propose un prix d'une médaille
d'or de 25 grammes , au meilleur mémoire sur la question suivante :
«Quels sont les moyens les plus prompts et les plus économiques de
rendre pérenne le cours du ruisseau dit le Lambon , qui se jette dans la
>> Sèvre un peu au-dessus de Niort , ou tout au moins de le faire courir
>> la plus grande partie de l'année ? »
On désire que les auteurs des mémoires , en traçant le cours du
Lambon , en indiquant les saignées illégales qui lui sont faites , citent
Ies lois qui prohibent de telles prises d'eau , et celles qui les autorisent
jusques à un certain point.
On souhaite qu'ils fassent également connaître tous les avantages
généraux et particuliers qui résulteraient , pour l'agriculture , du cours
Jibre de ce ruisseau , et les maux considérables qui sont une suite du
ralentissement et même de la suppression totale de son cours , pendant
plus de six mois chaque année.
Art de guérir L'Athénée de Niort propose un prix d'une médaille
d'or de 30 grammes , au meilleur mémoire sur la question médicale
suivante :
« Quelles sont les causes , le traitement , et sur-tout le moyen prophy-
>>lactique de P'hecthisie catarrhale ? >>>
Les sujets attaqués de cette maladie , presque toujours d'un tempérament
pituiteux ou pituiteux-sanguin , éprouvent ordinairement ( souvent
plusieurs années d'avance ) une espèce de soif continuelle; leur
pouls , sans être plus fort , est néanmoins plus vif, et les battemens n'en
sont pas toujours réglés . Le mal débute par une petite toux , sans expectoration
; par une espèce de lassitude , et beaucoup d'abattement. Cette
maladie se déclare aussi parfois à la suite d'une fièvre de long cours et
durant la convalescence : la poitrine ne devient douloureuse qu'acciden
tellement , les crachats ne sont jamais que muqueux ; ils ont cependant
quelquefois une légère teinte jaunâtre , qui provient de la bile.
Cette maladie , beaucoup plus commune que l'on ne croit à Niortet
522 MERCURE DE FRANCE ,
dans tous les pays où la température humide prédomine , est souvent
confondue , par des gens peu observateurs , avec la phthisiepulmonaire ,
dont elle diffère néanmoins essentiellement ; car l'une est en quelque
sorte une maladie locale , tandis que celle dont il s'agit ici , affecte
vraiment toutes les parties de l'économie animale.
On remarque que l'hecthisie eatarrhale se multiplie à mesure que les
maladies des systêmes lymphatiques et cutanés acquièrent une supériorité
marquée sur les autres genres d'affections maladives .
Poësie. Poëme , ode ou héroïde de cent vers au moins et de deux
cents vers au plus sur la mort d'Hyphis , fille de Jephté , juge du
peuple juif, vers l'an du monde 2822.
Prix , une médaille d'or de 25 grammes .
:
Nota. La Bible, les OEuvres de Saint-Ambroise et des Pères de l'Eglise ,
le Dictionnaire pour l'lintelligence des auteurs classiques , etc. , rédigé par
Sabathier ,de Châlons-sur-Marne , deux tragédies en vers français , l'une
par Claude Boyer et l'autre par Corneille , Jephtes seu votum , etc. , par
Buchanan , peuvent fournir des renseignemens précieux .
Eloquence.-Eloge de Duplessis -Mornay , digne et fidèle ami de
Henri IV.- Prix une médaille d'or de 40 grammes .
Eloge de Françoise d'Aubigné , marquise de Maintenon , née à Niort ,
le 28 décembre 1635. Prix , une médaille d'or de 25 grammes .
Tous ces prix seront décernés à la séance publique de l'Athénée,
dans le courant du mois de mai 1809. Les ouvrages devront être remis
au secrétaire-perpétuel avant le premier avril 1809.
Les concurrens voudront bien joindre une devise à leurs ouvrages , et
renfermer cette même devise , avec leurs noms , dans un billet cacheté.
Ces billets ne seront décachetés qu'autant que les ouvrages auront
mérité le prix ou l'accessit.
NOUVELLES POLITIQUES.
Turin , 18 Mai. -M. Carlo Castelli , chanoine de la mée
tropole et professeur émérite de physique , a cu l'honneur de
présenter derniérement à S. A. I. le vice-roi un très-beau
modèle en cuivre de son ventilateur. Cette machine , faite
pour éteindre les incendies , et dont les journaux français ont
parlé avec éloges , a été perfectionnée par son auteur ; elle a
sur toutes les autres de ce genre , le grand avantage que son
volume permet de la transporter partout où elle est nécessaire.
Mais le but principal que l'auteur s'est propose , c'est
d'élever l'eau à une hauteur considérable par des moyens
plus simples et plus efficaces que ceux en usage. S. A. I. a
accueilli M. Castelli avec la plus grande bienveillance , lui a
témoigné sa satisfaction, et l'a assuré de sa protection .
JUIN 1808. 525
Montbrison , 22 Mai.-Vingt communes du département
de la Loire ont été dévastées , le 21 de ce mois , par la grêle
laplus affreuse dont on conserve le souvenir; les bords de la
Loire ont été le principal théâtre de ses ravages ; grains ,
fruits , fourrages , tout est perdu sans ressource ; les propriétairesde
ces malheureuses contrées viennent de donner les
preuves les plus honorables de sagesse et d'humanité en retenant
dans leurs exploitations les cultivateurs désespérés qui
voulaient fuir , et qui , pour faire subsister leurs familles ,
allaient vendre leurs bestiaux et jusqu'à leurs instrumens
aratoires. Malgré ces sacrifices , les marchés du departement
sont encombres de bestiaux qu'on prévoit ne pouvoir pas
nourrir ; l'administration s'empresse de donner des consolations
et des secours. La situation de cette partie de nos contrées
est déplorable.
Levroux , 18 Mai. -LL. AA. RR. le prince des Asturies ,
l'infant don Carlos son frère, et l'infant don Antonio leur
oncle , sont arrivés aujourd'hui à midi à Valancay. Les
princes étaient précédés par M. d'Arberg , chambellan de
S. M. l'Empereur , et suivis du grand-maître de leur maison ,
de leurs gentilshommes de la chambre , de leur service
d'honneur et d'un nombre considerable d'officiers de leur
maison. Les detachemens de la garde départementale de
Blois et de Chateauroux , qui fournissent au château les
postes d'honneur , formaient la haie et battaient au champ à
leur arrivée. LL. AA. RR. ont été reçues dans la cour , à la
descente de leur voiture , par S. A. S. le prince de Bénévent ,
MM. de Tournon et d'Arberg. M. le prince de Bénévent les
a conduits dans les divers appartemens qui leur avaient été
préparés.
PARIS , le 4 Juin .-Le prince archi-chancelier a présidé ,
le 24 mai , la séance du Senat , qui avait pour objet le sénatus-
consulte pour la réunion de la Toscane. M. le conseiller-'
d'état Regnaud de Saint-Jean-d'Angely , ministre-d'état , a
exposé les motifs du sénatus-consulte , et M. le sénateur
Semonville a porté la parole au nom de la Commission du
Senat , qui était d'un avis unanime pour l'adoption. Voici la
substance des motifs développés par l'un et l'autre orateur :
«Toute la côte de la Méditerranée doit faire partie ou du territoire
français , ou du territoire du grand Empire. Les contrées qui ontdes côtes
sur l'Adriatique , ont été réunies au royaume d'Italie : toutes celles qui ,
longeant les côtes de la Méditerranée , sont contiguës à notre territoire ,
doivent être réunies à l'Empire français . Il y a moins loin de Livourne à
Toulon , à Génes , aux départemens de la Corse , que de Livourne à
524 MERCURE DE FRANCE ,
Milan. Le commerce de la Méditerranée , quelle que soit l'opposition du
tyran des mers , sera nécessairement influencé par la France. Le même
principe qui a porté à réunir Gênes à la France plutôt qu'au royaume
d'Italie, veut que Livourne soit réuni au même Empire. Le royaume de
Naples , situé à la fois sur l'Adriatique et sur la Méditerranée , forme un
royaume à part, mais soumis au même systême fédératif et à la même
politique.
>> Le port de Livourne a constamment donné des sujets de plainte à
la France. Ce port , appartenant àunpays bien administré par unprince
faible , était tombé sous l'influence de l'Angleterre , et devenu l'un des
principaux débouchés de son commerce. Plusieurs fois , sans vouloir
violer la neutralité du souverain de la Toscane , il a fallu que des divisions
françaises se portassent sur Livourne , et y confisquassent les marchandises
auglaises . Ces violations de territoire , quoique nécessaires ,
sont toujours fâcheuses . Puisque Livourne ne peut être à la fois sous
l'influence de la France et sous celle de l'Angleterre , qu'il devienne
donc français . D'ailleurs Livourne et tout le littoral de la Toscane ont
des matelots nécessaires à l'accroissement de notre marine .
» S. M., vient de décréter que la Spezzia serait un port militaire :
plusieurs vaisseaux vont y être mis en construction : les cales , les bâtimens
de l'arsenal , les fortifications de terre et de mer sont déjà disposés ,
et avant la fin de l'année , six vaisseaux à deux et trois ponts s'éleveront
sur les chantiers .
>> Il ne serait pas convenable d'avoir des établissemens si considérables
à l'extrémité de l'Empire ; il ne serait pas possible de les apppovisionner
si , aux portes de cet arsenal maritime , il existait une administration
étrangère. La Spezzia va être le second Toulon de la Méditerranée . On y
aura besoin de fers , de bois , de subsistances , d'hommes; il faut que
toute la côte d'où l'on peut tirer des denrées , des bois, des hommes
soient Français. La France et tout le Continent , qui demandent qu'on
parvienne à rétablir un équilibre sur les mers , sont également intéressés
àla prospéritédu nouveau département maritime de la Spezzia. La réunion
de la Toscane est une conséquence nécessaire de ce grand projet.
>> C'est en vain qu'on objecterait les inconvéniens d'une trop grande
étendue donnée à l'Empire ; les communications par mer diminuent les
distances ; les communications par terre , aujourd'hui qu'il n'y a plus
d'Alpes , plus d'Appennins , sont aussi faciles de Livourne à Paris , que
de Paris à Nice. La politique européenne a soumis les contrées les plus
éloignées pour y trouver des moyens de commerce et de nouveaux
élémens de marine; comment négligerions-nous des moyens et des
élémens qui sont à nos portes ? La patrie des Médicis , celle des arts
etdes sciences , doit faire immédiatement partie de l'Empire français.
>>Enfin une considération qui a déterminé spécialement l'Empereur à
laréunion de la Toscane , c'est la nécessité de coordonner le systême
dugrand Empire , et de rendre l'administration directrice de la France
JUIN 1808. 525
pour la guerre maritime , contiguë avec tous les membres de cette grande
confédération . Sans la réunion de la Toscane , on ne pourrait pas communiquer
immédiatement avec Naples ; les relations ne pourraient avoir
lieu qu'à travers des Etats régis par d'autres administrations , et il y
aurait à craindre que cet intermédiaire ne leur fit perdre de leur dignité
et de l'influence qu'il faut exercer sur ceux qui ont des côtes et des matelots
pour les diriger contre l'ennemi commun . »
Extrait des registres du Sénat- Conservateur , du 24 mai 1808.
Le Sénat-Conservateur , réuni au nombre de membres prescrit par
Particle XC de l'acte des constitutions du 22 frimaire an 8 ;
Vu le projet de sénatus-consulte organique rédigé en la forme prescrite
par l'art . LVII de l'acte des constitutions , en date du 16 thermidor
an 10;
Après avoir entendu les orateurs du Conseil-d'Etat , et le rapport de
sa commission spéciale , nommée dans la séance du 20 de ce mois ;
L'adoption ayant été délibérée au nombre de voix prescrit par l'article
LVI du sénatus-consulte organique du 16 thermidor an 10 ,
Décrète ce qui suit :
Art. Ier. Les duchés de Parme et de Plaisance sont réunis à l'Empire
français , sous le titre de département du Taro; ils feront partie intégrantedu
territoire français , à dater de la publication du présent sénatusconsulte
organique.
II . Les Etats de Toscane sont réunis à l'Empire français , sous le
titre de département de l'Arno , département de la Méditerranée et département
de l'Ombrone : ils feront partie intégrante de l'Empire
français , à dater de la publication du présent sénatus - consulte.
III . Les lois qui régissent l'Empire français , seront publiées dans les
départemens de P'Arno , de la Méditerranée et de l'Ombrone , avant le
1er janvier 1809 , époque à laquelle commencera pour ces départemens
le régime constitutionnel .
IV. Le département du Taro aura six députés au Corps-Législatif.
Ledépartement de l'Arno aura six députés au Corps - Législatif.
Le département de la Méditerranée aura trois députés au Corps-
Législatif.
Le département de l'Ombrone aura trois députés au Corps-Législatif.
Ce qui portera le nombre des membres de ce corps à trois cens quarante-
deux.
V. Les députés du département du Taro seront nommés sans délai.
Ils entieront au Corps-Législatif pour la session de 1808.
IV. Les députés des départemens de l'Arno , de la Méditerranée e
de l'Ombrone entreront au Corps- Législatif pour la session de 1809.
VII. Les députés des départemens du faro , de l'Arno , de la Méditerranée
et de l'Ombrone seront renouvelés dans l'année de la série où
sera compris le département pour lequel ils auront été nommés.
526 MERCURE DE FRANCE ,
VIII. Le département du Taro sera classé dans la seconde série.
Le département de l'Aino , dans la troisième .
Le département de la Méditerranée , dans la quatrième.
Le département de Pombtone , dans la cinquième .
IX. Il sera établi une sénatorerie dans les départemens de l'Arno , de
la Méditerranée et de Tombtone.
X. Les villes de Parme , Plaisance , Florence et Livourne seront
compuses parmi les principales villes dont les maites sont présens au
sement de l'Empereur , à son avenement.
-La grande junte d'Etat qui doit se réunir incessamment
à Bayonne , sera composee de 150 personnes prises
dans le clergé , la noblesse et la bourgeoisie.
Parmi les députés nommés jusqu'à ce jour , on remarque
les archevéques de Burgos et de Séville, les évéques de
Palencia , de Zamora , les généraux des ordres religieux de
Saint-Benoit , de Saint-Dominique, et vingt curés qui ont
été nommés par leurs évèques .
Les grands d'Espagne nonnes sont le duc de Frias, de
Médina Cæli son fils , le comte d'Orgaz, le comte de Fuentes ,
le marquis de Santa-Cruz , le comte de Feraand Nugnės,
le duc d'Ossuna , etc.
,
Les villes qui ont à nommer des députés pour la classe.
des chevaliers sont : Xeres , Ciudad-Real , Malaga , Ronda
Santéago , Oviedo , la Coruna , Sanfetipe , Gerona et Madrid .
Les députés du commerce seront nommés par les villes
de Cadix , Barcelonne , Coruna , Bilbao , Valence , Malaga ,
Seville , Alicante , Burgos , Saint Sebastien , Saint-Ander ,
la Banque de Saint-Charles , la compagnie des Philippines,
et Madid.
D'après les ordres de S. A. I. et R. et de la suprême junte
d'Etat , tous les députés devront étre rendus à Bayonne pour
le 15 juin. Ils sont engagés à prendre tous les renseignemens
possibles sur l'instruction publique , l'agriculture , le commerce,
la législation , et en un mot sur tout ce qui peut intéresser
le bonheur de leur pays .
ANNONCES .
Nouveau Cours complet d'Agriculture théorique et pratique ,
contenant , par ordre alphabétique , la grande et la petite Culture ,
Economie rurale , la médecine vétérinaire , etc. , etc.; ouvrage rédigé
sur le plan de celui de feu l'abbé Rozier , duquel on a conservé
tous les articles dont la bonté a été éprouvée par l'expérience; par les
JUIN 1808 .
527
membres de la Section d'Agriculture de l'Institut : messieurs Thouin ,
Professeur d'Agriculture au Muséum d'Histoire naturelle ; Parmentier ,
Inspecteur général du Service de Santé ; Tessier , Inspecteur des Etablissemens
ruraux appartenant au Gouvernement ; Huzard , Inspecteur
des Ecoles vétérinaires de France ; Silvestre , Chef du Bureau d'Agriculture
au Ministère de l'intérieur; Bosc , Inspecteur des Pépinières
Impériales et de celles du Gouvernement , tous membres de la Société
d'Agriculture de Paris . Chaptal , membre de la Section de chimie de
l'Institut; Lacroix , membre de la Section de Géométrie de l'Institut ;
Perthuiset Yvart , membres de la société d'Agriculture de Paris et de
plusieurs autres ; Décandolle , Professeur de Botanique , et membre de
la Société d'Agriculture ; Du Tour , Propriétaire- Cultivateur à Saint-
Domingue
Vingt- cinq ans se sont écoulés depuis la publication des premiers
volumes du Cours de Rozier. Dans cet intervalle mémorable , l'Agricultute
et les sciences dont elle emprunte les lumières , ont fait de grands
progrès . Cependant cette branche essentielle de la prospérité publique et
particulière n'offre ancun ouvrage général qui retrace dignement l'état
actuel de nos connaissances . Le choix des hommes qui concourent à
P'entreprise que nous annonçons , en présage le mérite , et doit en garantir
le succès. Leurs noms , connus dans l'Europe par de nombreux
travaux , la confiance qu'ils obtiennent du Gouverrement , de rang qu'ils
occupent dans les Sciences , confirinent cette espérance . Ils rempliront
la tâche qu'ils s'imposent, d'une manière digne de leur réputation ; et
parmi leurs titres les plus honorables on pourra compter un livre important
pour les premiers besoins de la Société.
-Cet ouvrage , orné de planches en taille-douce , formera environ douze
vol. in-8 , de 5 à 600 pages chacun , semblables à ceux du Nouveau
Dictionnaire d'Histoire naturelle , dont le même libraire est éditeur.
Il paraîtra par livraisons de treis volumes , de trois mois en trois mois.
Chaque volume broché , pris à Paris , coûtera 7 fr. aux Souscripteurs ,
et 8 fr . à ceux qui n'auront point souscrit .
L'on souscrit en envoyant son nom à Déterville , libraire , rue Hautefeuille
, nº 8. L'on ne paie point d'avance. La souscription sera fermée le
1er octobre 1808. L'on ne recevra point de lettres non affranchies .
Les Amours des principaux personnages du règne d'Auguste ,
contenant les aventures galantes de César , celles d'Ovide , de la Princesse
Julie , d'Horace , de Virgile , de Cicéron , de Mécène , du grand Agrippa ,
etde plusieurs autres personnages illustres , avec des détails sur l'exil de
laplupartde ces Romains ; par Mme de Villedien - Deux vol . in- 12.
Prix , 5 fr . , et 6 fr. 25 cent. franc de port. A Paris , chez les Editeurs ,
cloître Saint-Benoît, nº 2 ; Martinet , libraire , rue du Coq- St.-Honoré ,
nº 13 et 15.
Description de Paris et de ses Edifices , avec un précis historique
:
528 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808.
et des observations sur le caractère de leur architecture , et sur les principaux
monumens et objets d'art qu'ils renferment; par J. G. Legrand ,
architecte des monumens publics , et C. P. Landon , peintre : onvrage
enrichi de plus de cent planches ombrées et gravées en taille-douce ,
avec un plan exact de Paris et de ses embellissemens .
Ce recueil , publié en quatre parties , formera deux forts vol. in-8°.
On a donné les Eglises dans la première partie, La seconde , qui paraît
encemoment, est composée des Palais . La troisième contiendra les Edifices
publics , et la quatrième les plus belles maisons et hôtels particuliers.
Dans la seconde livraison que nous annonçons , on adonné la gravure
des quatre façades du Louvre , du Palais des Thermes de Julien , du
Palais de Justice , du Luxembourg , du Corps -Législatif , du Palais du.
Tribunat , de l'Hôtel-de-Ville , du Palais de la Légion d'Honneur , des
Sciences et Arts , etc. , etc.
Le Prix de chaque volume , composé de deux parties , est de 18 fr.
papier ordinaire ;; 22 fr. pap. ordinaire , gravures sur pap. d'Hollande
proprepour le lavis ; 36 fr. pap. vélin , épreuves avant la lettre ; et bo fr...
texte vélin , gravures enluminées .
On ajoutera un fr. par partie ou deux fr. par vol. pour les recevoir
franc de port par la poste.
A Paris , chez C. P. Landon , peintre , éditeur-propriétaire , rue de
l'Université , nº 19 , vis-à-vis la rue de Beaune.
Vies et oeuvres des peintres les plus célèbres de toutes les écoles
recueil classique contenant l'oeuvre complète des peintres du premier
rang et leurs portraits ; les principales productions des artistes de
deuxième et troisième classe ; un abrégé de la vie des peintres grecs ,
etun choix des plus belles peintures antiques , réduit et gravé au trait ,
d'après les estampes de la Bibliothèque nationale et des plus riches collections
particulières .
Chaque volume de format grand in-4°. contient , outre le texte ,
72 planches , ( les planches doubles sont comptées pour deux selon
l'usage. )
Le prix de chaque volume cartonné est de 25 fr. papier ordinaire ;
57 fr. 50 cent. papier in-4°. vélin avant la lettre , et 50 fr . in-folio vélin
satiné. On ajoute un fr. 50 cent. par volume in-4°, pour les frais de
port , et 3 liv . pour l'in-folio .
Le quatrième volume de l'oeuvre de Baphaël , septième de la collection
( les trois premiers volumes contiennent l'oeuvre complète du
Dominiquin et un choix de l'Albano ) , vient de paraître ; il contient
entr'autres l'Ecole d'Athènes , la dispute du Saint-Sacrement , la dona-i
tion de Constantin à l'Eglise romaine , le Jugement de Paris , 12 sujets
allégoriques relatifs à l'histoire de Psyché , conuus sous le nom de peinduppaallais
Chigi 01 dela Farnésine à Rome, unfaune faisantdanser
des Nymmpphheess., etc. , etc.
tures
On souscrit à Paris , chez C. P. Landon , peintre-éditeur , rue de
l'Université , nº 19 , vis-à-vis la rue de Beaune.
(N° CCCLXI. )
( SAMEDI 18 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
L'A - PROPOS .
CET infatigable vieillard ,
Qui toujours vient , qui toujours part ,
Qu'on appelle sans cesse , en craignant ses outrages ,
Qui mûrit la raison , achève la beauté ,
Etque suivent en foule , à pas précipités ,
Les heures et les jours , et les ans et les âges ;
Le Tems qui rajeunit sans cesse l'univers ,
Etde l'immensité parcourant les espaces ,
Détruit et reproduit tous les mondes divers ,
Un jour , d'un vol léger , suspendu dans les airs ,
Aperçut Aglaé , la plus jeune des Grâces .
Son cortége nombreux fut prompt à s'écarter ;
Le Dieu descendit seul vers la jeune immortelle :
Ainsi l'on voit encore , à l'aspect d'une belle ,
Les heures , les jours fuir , et le tems s'arrêter.
Il parut s'embellir par le désir de plaire ;
Et sans doute , le Dieu du tems
Sut préparer , sut choisir les instans ,
Ceux de parler , ceux de se taire ;
Enfin, il fut heureux , malgré ses cheveux blance.
Un autre Dieu, naquit de ce tendre mystère ;
Cherchez la troupe des amours ,
La plus leste , la plus gentille ,
Vous l'y rencontrerez toujours :
5
L1
530 MERCURE DE FRANCE ,
C'est un enfant de la famille .
Le don de plaire promptement ,
Les rapides succès , les succès du moment ,
Forment sur-tout son apanage ;
Il est le Dieu des courtisans ,
Et la faveur des cours est encor son ouvrage ,
Même quand elle vientpar les soins et les ans .
Ildonne de la vogue au sage ,
Quelquefois de l'esprit aux sots ,
Lebonheur aux amans , la victoire aux héros .
On ne le voit jamais revenir sur ses traces ;
Il fuit comme le tems; il plaît comme les Grâces ,
Et c'est le Dieu de l'à -propos .
Par C. C. DE RHULLIÈRE.
BOUTADE CHAGRINE .
St d'un homme éveillé l'espérance est le songe ,
Si nos plaisirs souvent ne sont rien qu'un mensonge ,
Si la félicité n'est qu'un mot enchanteur ,
Si pour un jour de joie on souffre un an de larmes ,
Traçons sur nos tombeaux , objet de tant d'alarmes ,
De feu Tristan ce vers si peu consolateur :
« Je vécus dans la peine , attendant le bonheur. »
ENIGME.
LOUIS DUBOIS .
TOUJOURS livrée à la merci des eaux
Au milieu des dangers on me fixe , on m'enchaîne:
De Neptune en courroux j'y sais braver la haine ,
J'entends gronder la mer et se briser les flots :
Le matelot m'y voit et me bénit sans cesse ;
Son salut bien souvent fut unde mes bienfaits ;
Mais l'ingrat , chaque fois redoublant de vitesse ,
Fuit loin de moi sans s'approcher jamais.
LOGOGRIPHE.
SANS ma tête je suis du genre masculin ,
Etl'on se seit de moi pour enfermer du vin .
1
JUIN 1808 . 551
Onprétend que jadis je fus d'un autre usage ,
Qu'Eole m'employa pour calmer un orage.
Si l'on me rend ma tête alors je deviens lourd ,
Etdans toutes maisons j'existe long ou court ..
La moitié de mon corps indique une vermine
Trop commune aux enfans , chez les vieillards chagrine.
Ace mot, cher lecteur , tu croiras me tenir;
Je pourrais t'échapper... Mais je veux en finir .
ParMume MELANIE MICHAUD ,de Poligny .
CHARADE.
Ca n'est point mon premier à boire
De deviner mon destin.
Mon second fut hier ( ce qu'on a peine à croire ) ,
Il est aujourd'hui pour demain .
Mon entier eut six soeurs , à ce que dit l'histoire ,
Ettoutes dignes de mémoire.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est les Ciseaux.
Celui du Logogriphe est Charme , arbre , dans lequel on trouve
Charme , beauté ; Charme , magie ; arme , Marche , Mer , Rame ,
Ame , Arche , Chum .
Celui de la Charade est De-main.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS .
(MÉLANGES. )
THÉATRE FRANÇAIS.
Artaxerce , Gastonet Bayard , Andromaque , le Festin de
Pierre, etc. ( Débuts de M¹¹ Maillard et de M. Arnaud. )
Le Théâtre français , revenu lentement de la surprise
pénible où le départ de Mlle Georges l'a jeté , annonce
enfin la résolution de réparer le plus promptement possible
cette perte imprévue. Dans le premier moment , tous les
Ll 2
552 MERCURE DE FRANCE ,
yeux se fixaient sur Mlle Duchesnois , accoutumée depuis
long-tems à partager le fardeau de l'Empire ; c'était , disaiton
, l'unique soutien de la tragédie , la dernière espérance
de Melpomène , spes altera Romæ. Il est malheureux pour
cette célèbre actrice qu'une longue et cruelle maladie l'ait empêchée
de répondre à ce cri flatteur; mais son état ne lui
permettant pas d'accourir au secours d'Artaxerce , et de tant
d'autres héros , consternés de l'infidélité de sa rivale , il a
bien fallu demander au zèle ce qu'on ne pouvait plus espérer
du talent. Mlle Bourgoing s'est donc chargée du rôle de
Mandane , d'abord avec une timidité modeste qui fait honneur
à sa raison , et qui prouve qu'elle n'est point aveuglée
par des éloges prématurés ; ensuite avec un peu plus d'assurance,
effet naturel de ses études , des leçons de son nouveau
maître , et de la bienveillance publique. Alors les
représentations d'Artaxerce ont été reprises , et jusqu'à présent
l'affluence n'a point diminué : l'ouvrage , soutenu par
son mérite réel , est encore favorisé par des circonstances
particulières , telles qu'une parodie sans succès et un libelle
sans esprit. L'auteur de celui-ci rappelle sans doute à
M. Delrieu l'esclave qui suivait le triomphateur pour lui
dire des injures , image matérielle de l'envie , enchaînée au
char de la gloire. On sait bien que ce malheureux n'avait
point de complices ; mais s'il avait eu besoin d'en trouver ,
croit-on qu'il eût osé les chercher parmi les hommes qui ,
ayant joui des mêmes honneurs , avaient le même droit à
ses outrages ? Non, sans doute; et si l'honnêteté publique
a repoussé par le mépris le pamphlet obscur publié contre
M. Delrieu , elle a aussi promptement étouffé par l'indignation
le soupçon ridicule et absurde qu'on s'efforçait
de répandre contre deux écrivains conuus par des succès
nombreux. Cette calomnie impudente et grossière était
repoussée avec une égale force par leurs caractères ; et
si M. Delrieu ne s'est pas cru obligé de la démentir luimême
, en combattant de perfides insinuations , c'est qu'il a
pensé avec raison que des noms estimés dans les lettres ne
devaient pas même ètre prononcés à l'occasion d'une si vile
et si odieuse production.
Artaxerce ne pouvant pas remplir seul la scène tragique ,
et n'ayant pas l'avantage d'y montrer l'acteur qui en est le
plus bel ornement , on a joué Gaston et Bayard et Manlius ,
pour que le public ne fût pas trop long-tems privé du talent
de Talma. Chacune de ces tragédies n'a qu'un seul rôle de
femme ; et celui de Valérie n'offre que des difficultés sans
JUIN 1808. 553
a
éclat. C'est beaucoup , même pour une actrice très-distinguée
, de pouvoir y soutenir la dignité du Cothurne , à côté
de ce profond et terrible Manlius , victime généreuse de
l'orgueil et de l'amitié , dont l'ame toute entière , se peint
dans les yeux et sur lestraits de Talma ; MileVolnais y
réussi : je n'ajouterai rien à cet éloge. Elle en a mérité davantage
dans Gaston et Bayard, où le rôle d'Euphémie ,
par la force des sentimens et des situations , s'empare plus
souvent de l'attention et des suffrages des spectateurs. Cette
jeune actrice montre constamment une intelligence peu
commune; sa diction naturellement juste devient tous les
jours plus ferme ; sa chaleur n'a rien de factice ní d'exagéré :
si la nature lui a refusé quelques avantages pour la tragédie ,
elle doit à l'étude et au travail des ressources plus variées ,
et son empressement à venir au secours du répertoire , dans
les circonstances difficiles , lui garantit à la fois la reconnaissance
de ses camarades et la bienveillance du public.
Cependant Mlle Bourgoing et Mlle Volnais , ne font encore
que glaner dans le vaste héritage de Mlle Georges ; et
c'est unenfant de seize ans qui se présente pour en recueillir
laplus riche partie : Mlle Maillard , élève de M. Monvel , a
débuté samedi dernier dans le rôle d'Hermione . Avec les
défauts de son âge , elle a déjà des qualités qui manquent
à des talens formés ( qu'on me pardonne d'appeler ainsi
ceux dont on n'ose plus rien attendre , et qui semblent irrévocablement
condamnés à la plus monotone médiocrité. )
Mlle Maillard a reçu , dans une excellente école , des leçons
qui ont rapidement développé les ressources qu'elle doit à
la nature , une intelligence assurée , une sensibilité vraie ,
qui s'annoncent par une diction sage , ferme , naturelle et
féconde en inflexions justes et variées. Le trouble , inséparable
d'un premier début , qui l'agitait vivement à son entrée
sur la scène , avait d'abordd'altéréson organe : dans lequatrième
et le cinquième acte , il a paru tel qu'il est , pur ,
étendu , flexible et sonore. Elle a d'abord étouffé les dernières
syllabes , et plus souvent encore , une frayeur involontaire
affaiblissait sa voix au point qu'il était assez difficile
de l'entendre ; mais enfin soutenue par la situation d'Hermione
, elle s'est élevée au-dessus de la sienne , et comme
pénétrée des sentimens qu'elle exprimait , elle a rendu des
passages , évidemment au-dessus de ses forces , avec une
intention si marquée et si vraie , que l'étonnement a été le
premier témoignage de la satisfaction publique. Les applaudissemens
ont bientôt éclaté dans toutes les parties de la
534 MERCURE DE FRANCE,
salle , et , suivant l'usage , elle n'a pu se dérober à l'honneur
inutile et dangereux de reparaître après la représentation.
Ce premier essai ne peut inspirer qu'une surprise honorable
pour Mlle Maillard et le plus vif intérêt pour le talent
qu'elle annonce. Je n'examinerai donc pas si ses moyens lui
permettront de soutenir, sans danger pour elle, un succès si
brillant et si précoce. Il n'est pas tems, non plus, de relever
des defauts dont une partie disparaîtra sans doute , dès qu'elle
sera plus affermie sur la scène : alors seulement il sera
permis de juger ce qui ne mérite aujourd'hui que des encou
ragemens . J'aime à croire qu'une critique juste et franche
sera plus utile à Mlle Maillard , que ces louanges complaisantes
ou vénales qui ont endormi tant d'acteurs , à demi
célèbres , sur les lauriers de leurs premiers débuts.
Damas a repris , dans cette représentation, le rôle de
Pyrrhus qu'il abandonne souvent, et qui lui convient mieux
que beaucoup d'autres , puisqu'il exige beaucoup d'intelligence,
de chaleur et de variété. Cet acteur , dont le talent
et le zèle sont , pour le Théâtre Français , la ressource la
plus féconde , pourrait , ce me semble , céder quelques roles
équivoques , dans des nouveautés éphémères , afin de paraitre
avec plus d'éclat dans ces immortels chefs-d'oeuvre qui ne
doivent jamais étre négligés . Plus il étudiera le rôle de
Pyrrhus , plus il sera convaincu que ce princejeune, violent
, impéricux , accoutumé à ne connaitre de droits que
ceux de son épée , est l'héritier , l'image vivante d'Achille ,
et qu'il doit en rappeler à chaque instant la véhémence et
Pimpétuosité.
Mlle Bourgoing , dans le rôle d'Andromaque , justifie bien
mieux l'inconstance du roi d'Epire , qu'elle n'attendrit sur
les malheurs de la veuve d'Hector. Quant au rôle d'Oreste,
je ne crois pas qu'il ait été rendu par personne et dans aucun
tems , avec untalent plus sublime que celui qu'y montre
Talma, sur-tout dans le cinquième acte. Le Kain , dit-on ,
jouait les quatre premiers d'une manière admirable ; mais
il n'a pas laissé dans la dernière scène d'Andromaque ,
comme dans la plupart de ses autres rôles , de ces traditions
qui font encore la gloire et la loi du Théâtre Français.
Talma semble avoir reçu de la nature une mission particulière
pour les rôles sombres et terribles où le désespoir
va jusqu'à l'aliénation ; et quoiqu'il soit partout un acteur
tragique fort supérieur à ceux que nous possédons , c'est
principalement dans ce genre qu'il parait s'être élevé méme
au-dessus des anciens modèles de son art.
JUIN 1808. 535
Les débuts de Mlle Maillard ne sont pas les seuls qui ,
dans ce moment , donnent de justes espérances , et qui méritent
l'attention des amateurs. Après trente ans d'une carrière
, honorée au théâtre par l'estime de la ville , et embellie
à la ville par les succès du théâtre ; après avoir formé
des élèves distingués , créé des rôles difficiles , et laissé dans
tous ceux qu'il a joués l'exemple d'une finesse ingénieuse
etd'unexcellent ton , Dazincourt vient d'etre nommé directeur
des spectacles de la Cour , conjointement avec M. Paër.
Oncraint que cette récompense , justement accordée à son
talent comme à son caractère , ne hate l'époque de sa retraite
, et l'on se prépare d'avance à remplir le vide qu'elle
laissera . Un acteur de province , nommé Arnaud , jeune
encore , quoiqu'il annonce de l'usage et de l'expérience , a
débuté successivement dans le Festin de Pierre , Crispin
rival de son Maître , et les Fourberies de Scapin , par les
rôles de Sganarelle , de Labranche et de Scapin . On s'accorde
à lui trouver un jeu naturel et franc , la connaissance
de la scène , de l'aisance , de l'à-plomb. Il me semble qu'on
Jui désire aauussssii plus devviivacité , plus demouvement,
gaîté plus communicative. Jusqu'à présent , on peut lui
appliquer ce qu'on disait autrefois d'un acteur plus estimable
qu'amusant : Comique à part , c'est un très - bon
comique. Espérons que M. Arnaud se haterade faire supprimer
l'exception dans l'éloge qu'on lui donne assez généralement.
ESMENARD .
( EXTRAITS. )
une
NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE D'UN HOMMEDE GOUT,
entiérement refondue , corrigée et augmentée , contenant
des jugemens tirés des journaux les plus
connus et des critiques les plus estimés , sur les meilleurs
ouvrages qui ont paru dans tous les genres ,
tant en France que chez l'étranger , jusqu'à ce jour ;
par A. A. BARBIER , bibliothécaire de S. M. Impériale
et Royale , et de son Conseil d'Etat ; et N. L. M.
DESESSARTS , membre de plusieurs Académies.
A Paris , chez Duminil- Lesueur , imprimeur- libraire ,
rue de la Harpe , n° 78.
Ce titre de Bibliothèque d'un homme de goût a semblé
si heureux , que trois compilations du même genre en
536 MERCURE DE FRANCE,
ont été successivement revêtues. La première parut
en 1772 , à Avignon , en deux petits volumes in- 12.
Cinq années après , l'abbé de la Porte publia la seconde ,
en quatre volumes du même format. La troisième en
aura cinq in-8° ; les trois premiers volumes viennent
d'être donnés au public.
Je ne suis point à même de comparer entre elles les
trois Bibliothèques d'un homme de goût ; ce qui est
avéré , c'est que la dernière est plus étendue que les
deux autres. On peut présumer aussi que les auteurs ,
dont l'un sur-tout est généralement reconnu pour un
esprit judicieux et un savant bibliographe , auront corrigé
les erreurs de leurs devanciers , redressé leurs faux
jugemens , suppléé leurs omissions , concilié ou fait disparaître
leurs contradictions , retranché leurs inutilités
, etc. Ils en prennent l'engagement dans leur préface
, et par quelques exemples choisis parmi les différens
genres de fautes commises par leurs prédécesseurs ,
ils donnent une idée rassurante du soin qu'ils ont pris
pour les rechercher et les réformer toutes .
Je vais faire connaître le plan de l'ouvrage. Il a deux
grandes divisions , la poësie et la prose. Chaque genre
de littérature est classé suivant le degré de son importance:
ainsi en poësie on commence par l'épopée et l'on
finit par le madrigal. Après quelques considérations
générales sur chaque genre , on fait, par ordre d'ancienneté
, l'énumération des auteurs qui s'y sont distingués
; on analyse succinctement leurs ouvrages , on en
apprécie le mérite , et l'on en indique les éditions les
plus estimées. Il faut observer toutefois que les écrivains,
divisés en poëtes et prosateurs , sont subdivisés en anciens,
étrangers et nationaux : par conséquent l'on passe en
revue , dans une section particulière de l'ouvrage , tous
les poëtes grecs et latins de tous les genres ; autant en
fait-on ensuite de tous les poëtes étrangers jusqu'aux
Chinois inclusivement; après quoi vient le tour des poëtes
français . Je ne sais s'il n'eût pas été préférable de comprendre
à la fois sous chaque genre de poëme, les poëtes
de tous les tems et de tous les lieux qui s'y sont exercés
: de cette manière , l'épopée par exemple eût formé
un seul grand chapitre , où l'on eût vu figurerHomère ,
JUIN 1808 . 537
Virgile , le Tasse , Milton , le Camoëns , Klopstock ,
Voltaire et toute la succession des poëtes épiques. Un
homme de goût qui voudrait former matériellement sa
bibliothèque ne s'aviserait surement pas de les diviser ,
et d'en former trois corps distincts que sépareraient des
poëtes dramatiques, didactiques, lyriques, satiriques , etc.
La partie des auteurs anciens et étrangers peut être
d'une véritable utilité à tous les amis des lettres , en
ce qu'elle indique soigneusement toutes les traductions
qui ont été faites de ces auteurs , en vers ou en prose ,
en entier ou par fragmens , et qu'ensuite elle en fait
connaître les meilleures éditions. Le nom de M. Barbier
répond suffisamment de l'exactitude avec laquelle en
général la partie bibliographique a été traitée. Ceux
qui connaissent plutôt les ouvrages que les éditions ,
ont besoin d'un guide sûr qui leur épargne le regret
d'avoir acheté souvent fort cher des livres incomplets
ou remplis de fautes.
Quant aux jugemens portés sur les différens ouvrages
, ils ne me paraissent pas toujours exempts d'erreur
et de prévention , soit en bien, soit en mal. En
expliquer la cause , ce sera presque justifier l'effet . Si
étendue que soit la littérature des deux auteurs de la
Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût , ils n'ont
certainement pas lu tous les ouvrages dont ils font mention.
Les auteurs anciens qui sont la base de toute bonne
éducation , et les classiques modernes qui la complètent
sont bien connus d'eux et convenablement appréciés
dans leur livre : il serait d'ailleurs difficile de mal juger
des hommes sur lesquels il n'y a plus qu'une opinion
mille fois exprimée ; on ne peut courir qu'un risque ,
c'est de la mal exprimer soi-même. Mais il en est tout
autrement des écrivains récens ou contemporains ; d'abord
le nombre en est infini , et c'est au tems seul qu'il
appartient de le réduire : jusque-là , ils ont , pour ainsi
dire , tous des droits à être lus , puisqu'ils ne sont point
encore définitivement condamnés à ne pas l'être ; et
cependant qui pourrait suffire à les lire tous ? Il y a
une classe de gens destinés par état à en épargner la
peine aux autres , peine que , dit-on , ils ne prennent
pas toujours eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, ces gens-
A
538 MERCURE DE FRANCE ,
là qui sont les journalistes ,jogent les écrivains de leurs
tems. Presque toujours divisés en deux factions opposées
, chacun d'eux a nécessairement fait un pacte au
moins tacite qui l'oblige à prôner ou à décrier les productions
nouvelles et quelquefois les anciennes , suivant
qu'elles sont dans un esprit favorable ou contraire à
son parti , seulement lorsqu'elles sont d'un homme qui
est de ce parti , ou n'en est pas, ou même n'est d'aucun:
tous les cas , on le voit , sont prévus. Cependant ces
productions sont examinées en même tems par les journaux
des deux partis , d'où résulte inévitablement deux
jugemens tout à fait contradictoires sur un même écrit.
Ici , c'est un chef-d'oeuvre de pensée et de style ; là ,
c'est un tissu d'absurdités et de platitudes : rarement
les opinions sont-elles plus rapprochées. Comment décider
entr'elles , comment les concilier, quand on ne
connaît pas l'ouvrage qui en est l'objet ? Les rédacteurs
de la Nouvelle Bibliothèque d'un homme de goût ont
dû fréquemment éprouver cet embarras : ordinairement
ils s'en sont tirés avec bonheur ; mais il leur est arrivé
quelquefois de répéter , sans le vouloir, des jugemens
dictés par la partialité. Il était impossible qu'il n'en fût
pas ainsi ; il faut leur savoir gré de ne s'y être pas laissé
prendre plus souvent. Ce qu'il fallait sur-tout éviter,
c'était de consigner deux opinions contraires sur un
livre , lorsqu'on avait sujet d'en faire deux fois mention.
MM. Barbier et Dessessarts sont tombés dans cette faute
à l'occasion de la traduction de la Jérusalem délivrée,
par Mirabeau. A l'article de ce traducteur , on lit :
<< Cette version , dans laquelle le génie du poëte italien
>> reprenait une nouvelle vie , fut le titre de sa récep-
» tion à l'Académie française ; >> et dans l'article suivant
qui a pour objet un traducteur plus moderne du
Tasse , cette même version de Mirabeau est qualifiée
de faible , prolixe , languissante , souvent infidelle ,
écrite du style d'un conte plutôt que d'un poëте : il y
est même dit que l'ame du poëte n'y respire nullement ,
ce qui est précisément l'opposé du premier jugement .
Il est évident que celui-ci a été puisé dans les journaux
du tems où parut la traduction de Mirabeau , et que
l'autre date de l'époque où la dernière fut publiée ,
JUIN 1808. 539
et où les critiques qui n'avaient plus aucun motif de
complaisance pour l'ancien traducteur , payèrent , à
ses dépens , un juste tribut d'éloges au mérite du traducteur
nouveau .
J'indiquerai aux auteurs quelques autres fautes , dont
laplupart nesont que de légères inadvertances et peuvent
être corrigées dans un errata. Pindare est appelé le
plus grand poëte qui ait encore paru dans le genre
epique ( tome lot , p. 47). Il est clair qu'il faut lyrique.
Dans l'article du Boïardo (tom. Iot, p. 211), le nom du
paladin Roger est écrit Ruger ; cela est plus conforme
à l'orthographe italienneRuggier , mais n'est nullement
conforme à l'usage. L'Art d'Aimer de Bernard , qui est
incontestablement un poëme didactique , est placé parmi
les poëmes épiques ( tom. II, p. 18 ); et dans l'énumération
des ouvrages de ce dernier genre , il n'est point
fait mention de son poëme de Phrosine et Mélidore ,
non plus que du poème de Narcisse par Malfilâtre.
LaNotice des poëtes dramatiques français est fort étendue:
elle commence à Jodelle , Garnier , etc. , et se termine
aux auteurs de nos jours dont elle comprend les
noms et les principaux ouvrages. Je regrette que parmi
nos premiers dramatiques , les auteurs n'aient point
inscrit Grevin , à qui Laharpe a consacré un assez long
article dans son Cours de littérature , et qui le méritait
par les beautés véritables dont sa tragédie de la Mort
de César est scimée. Il est parlé ( tom. II , p. 196) du
Théâtre de Campagne de Carmontel en huit vol. in-8°º .
L'ouvrage de Carmontel qui porte ce titre , n'a que
quatre volumes ; ce sont ses Proverbes dramatiques qui
en ont huit. La nouvelle édition de Champfort est désignée
comme formant deux gros volumes in-12 : c'est
in-8° qu'il fallait dire. Al'article des Quatre Saisons du
Parnasse (tom. II, p. 379), il est dit qu'on lit avec plaisir
-dans ce recueil des poësies fugitives de plusieurs auteurs
qui n'ontpas encore été nommés dans l'ouvrage ; et l'on
trouve au nombre de ces auteurs MM. Daru , Chénier
et Vigée , dont le premier a déjà été nommé comme
traducteur d'Horace , et les deux autres comme poëtes
-dramatiques. Il est facile de corriger cette faute , en
mettant dont quelques -uns n'ont pas encore été nommés
, etc.
540 MERCURE DE FRANCE,
Je le répète , ce sont-là des erreurs légères , et l'on
ne parviendraît peut-être pas sans peine à en découvrir
d'autres que celles dont je viens de faire le relevé. En
le faisant , j'ai cru donner aux auteurs une preuve de
l'attention avec laquelle j'ai lu leur livre et du désir
sincère que j'ai de contribuer à sa plus grande perfection.
Tel qu'il est , il offre un résultat précis et substantiel
de beaucoup de connaissances positives , soit en
littérature , soit en bibliographie ; et il ne sera pas consulté
sans profit par ceux qui , voulant embrasser dans
-leurs études ou simplement dans leurs lectures tel genre
de poësie ou de prose , ne connaissent point la totalité
des ouvrages que ce genre a produits chez les différens
peuples anciens et modernes. On ne saurait trop louer
Ies auteurs du ton de réserve , de bienveillance et d'honnêteté
avec lequel ils se sont exprimés sur le compte
de ceux qui cultivent aujourd'hui les lettres. Ce qu'ils
en ont dit est le plus souvent sans doute l'expression
de leur opinion personnelle , fondée sur la connaissance
même des ouvrages. Mais s'ils ont eu quelquefois besoin
de recourir pour cet objet aux journaux , ils ne se sont
adressés du moins qu'à ceux qui savent concilier les
intérêts de l'art et les ménagemens dus aux personnes
qui l'exercent. AUGER.
VOYAGE DE DÉCOUVERTES AUX TERRES Aus-
TRALES, etc.; rédigé par M. F. PERON , Naturaliste
de l'expédition. ( Voyez le N° 346 , 5 Mars. )
SECOND EXTRAIT , par L. J. MOREAU (de la Sarthe) ,
Docteur en médecine.
M. Peron et ses compagnons , avant d'arriver à la terre
de Diémen où nous les avons laissés au milieu des naturels
, avaient eu occasion pendant leur navigation de faire
plusieurs expériences et de recueillir un grand nombre
de faits qui présentent beaucoup d'intérêt. Leur traversée
des Canaries à l'Ile-de-France fut de 145 jours : retard
extraordinaire et qui ne peut être attribué qu'à l'obstination
du chef à ranger de trop près la côte d'Afrique.
JUIN 1808. 541
M. Peron fait à ce sujet d'utiles remarques sur la comparaison
des deux routes qui se présentent pour aller
doubler le cap de Bonne-Espérance , et sur les motifs qui
doivent engager à préférer celle de l'ouest , plus
longue à la vérité , mais dont le trajet se trouve abrégé
par des courans assez rapides et assez constans pour que
le navigateur instruit puisse compter d'avance sur leur
secours. N'ayant pas pris ces motifs en considération ,
le capitaine Baudin , se trouva forcé , dès le commencement
de son voyage , d'intervertir toutes les
opérations qui lui avaient été prescrites.
Ces remarques sont suivies de l'exposition de recherches
et d'expériences , dont les résultats prouvent
qu'en s'approchant de l'équateur , la force de la pesanteur
et l'intensité de la vertu magnétique diminuent,
le baromètre s'abaisse , le thermomètre s'élève, l'hygromètre
(1 ) marche à la saturation et les vents deviennent
plus faibles et plus constans .
D'autres expériences sur la température de la mer ,
ont conduit à soupçonner son refroidissement pro-,
gressif à mesure que l'on pénètre dans ses abîmes .
La phosphorescence de la mer a été aussi l'objet des
recherches de M. Peron .
Cette phosphorescence qui depuis Aristote et Pline a
été, pour les voyageurs et pour les physiciens ,, un sujet
de recherches , se montre suivant les lieux , avec une
grande variété de spectacle , dont plusieurs voyageurs
ont donné de magnifiques descriptions. <<< Ici , dit M.
Peron , la surface de l'Océan étincelle et brille dans
toute son étendue, comme une étoffe d'argent électrisée
dans l'ombre ; là , se déploient les vagues en
nappes immenses de soufre et de bithume embrâsés
; ailleurs on dirait une mer de lait, dont on n'aperçoit
pas les extrémités. >>
Ces phénomènes se présentent sur toutes les mers.
Ils sont plus remarquables entre les tropiques et dans
les mers resserrées et méditerranéennes , que sur les
vastes plaines du grand Océan. Les lecteurs se rappel
(1) C'était pour la première fois que set instrument traversait les
mers.
542 MERCURE DE FRANCE ,
leront sans doute l'enthousiasme poëtique , avec lequel
M. Bernardin de Saint-Pierre a décrit les détails de ce
phénomène : Ces étoiles brillantes qui semblent jaillir
parmilliers dufond des eaux , et dont ceux de nos feux
d'artifice ne sont qu'une bienfaible imitation. M. Pérou
s'est assuré , par ses recherches, que cette phosphorescence
, bien différente de la faible lueur que jettent, dans
quelques cas , les cadavres des plantes et des animaux
pendant leur décomposition , doit être attribuée à divers
animaux marins ; et qu'elle dépend de la vie de
ces animaux , au point de s'exalter , de s'affaiblir et
de s'éteindre avec elle.
Les observations zoologiques que M. Péron a faites
pendant cette longue traversée , n'ont pas été moins
heureuses et moins productives que les expériences
dont nous venons d'indiquer les principaux résultats.
Ces observations ont fait connaître plus de quatre- vingts
espèces nouvelles , dont plusieurs doivent former , en
se groupant , des genres et même des ordres nouveaux.
Parmi ces animaux, il faut citer plus particulièrement
un nouveau genre de poisson remarquable , et par ses
couleurs brillantes d'or et de pourpre , et par les
vésicules pustuleuses et coniques , dont ses tégumens
sont hérissés , et qui le forcent pour ainsi dire à flotter
continuellement à la surface des mers . Ces détails et
plusieurs autres non moins intéressans , concernant la
topographie de l'Ile-de-France , remplissent le premier
livre du voyage que nous analysons. Un second livre
a pour objet l'histoire de ce même voyage , depuis
l'Ile-de-France jusqu'à Timor inclusivement.
Le géographe partit de l'Ile-de-France pour se diriger
vers la Nouvelle Hollande, le 23 avril 1801. Dès.
les premiers jours de cette navigation , qui devait être
longue et pénible , on retrancha à la fois à toutes les
personnes de l'équipage , le pain, le vin et la viande
fraîche , pour y substituer le biscuit, les salaisons et
un mauvais tafia de l'Ile-de-France. Ce fut à cette première
privation qui ne tarda point à avoir les suites
les plus désastreuses , que commença la longue série
des persécutions , des contre-tems , des désagrémens
de tout genre auxquels M. Peron et ses collaborateurs
JUIN 1808. 543
ne cessèrent d'être exposés pendant le reste du voyage.
Les résultats de cette première faute d'un chef à la
fois avare, et stupide , furent tels qu'ils auraient renda
complétement inutile une des plus belles expéditions
scientifiques du dix-neuvième siècle , si la recherche
passionnée des vérités nouvelles et l'amour d'accroître
ses connaissances et sa renommée , ne donnaient pas
au besoin un courage , et des forces capables de triompher
des plus grandes résistances et de vaincre tous
les obstacles. Du 21 mai , au 25 , le géographe commença
à s'approcher de plus en plus de la côte occidentale
du continent qu'il venait explorer. Il en était
cependant encore à plus de cent lieues , et déjà les
instrumens météorologiques , principalement le baromètre
et l'hygromètre annonçaient son approche par
leurs changemens. M. Peron décrit d'une manière rapide
et animée les commencemens pénibles de cette navigation
dont l'objet spécial était de découvrir la côte
de Diémen , et toute cette longue écharpe de côtes
qui forme le sud-ouest de la Nouvelle-Hollande , les
terres de Nuitz , de Lewin , d'Endel , d'Endracht , etc.
La reconnaissance de la terre de Lewin et celle de
la terre d'Endracht , donnèrent lieu à quelques découvertes
géographiques et à des observations relatives à
l'Histoire naturelle que M. Peron fait connaître , en y
joignant le tableau plein d'intérêt des hasards et des
dangers auxquels il fut personnellement exposé sur ces
terres inconnues et inhospitalieres , pour toutes les natures
vivantes.
Son séjour à l'île Bernier , a été assez long pour
lui donner le tems de recueillir différens faits curieux
et nouveaux , concernant la minéralogie et la zoologie,
On ne trouve qu'une seule espece de quadrupèdes mammifères
dans cette île , c'est le Kanguroo à bandes qui
paraît avoir exclusivement pour patrie cette île Bernier
et celle de Dorre. Ce petit animal , d'une forme trèsagréable
, est timide , rapide dans sa fuite ; ce qui rend
sa chasse difficile. Les femelles de cette espèce , comme
toutes celles des dydelphes , ont une espèce de sac dans
lequel les petits sont renfermés pendant la durée de l'allaitement
qui est, en quelque sorte , une seconde gesta
544 MERCURE DE FRANCE,
tion. Cet asyle maternel se rouvre dans quelques circonstances
pour recevoir les petits et les dérober à un pressant
danger. Chargées de ce précieux fardeau , les mères
fuyent de toutes leurs forces , et ne l'abandonnent pas
même quand elles sont blessées. Lorsqu'elles ne peuvent
plus les porter , elles s'arrêtent , aident leurs petits à
sortir de la poche où ils étaient renfermés et ne les
quittent qu'après leur avoir indiqué une retraite : elles
continuent ensuite de fuir , et si le chasseur cesse de
les poursuivre , elles reviennent sur leurs pas , retournent
au buisson protecteur où le petit s'était renfermé ,
et l'appellent par une sorte de grognement qui leur
est propre. Si on en excepte le Kanguroo à bandes ,
tous les animaux de l'ile Bernier sont nuisibles ou
incommodes , tandis que la mer qui baigne les côtes
est d'une fécondité remarquable. Immédiatement audessus
de l'île Bernier et de quelques autres îles commence
la terre de Witt qui fut , pour M. Peron et ses
collaborateurs , un nouveau théâtre de travaux utiles ,
ainsi que d'accidens et de dangers dont la description
forme , avec plusieurs détails relatifs à la zoologie et
à la géographie , la matière du septième chapitre du
onzième livre .
Le séjour du géographe à Timor, est le sujet du chapitre
suivant :
On observe trois races différentes d'hommes dans
cette île: 1 ° . Les Indigènes , repoussés dans l'intérieur
des terres , n'ayant pour asyle que le creux des rochers ;
2°. Quelques familles chinoises qui paraissent très-anciennement
établies dans cette île ; 3°. Les Malais conquérans
de l'île et conservant encore aujourd'hui le
caractère d'indépendance , d'audace et de fierté propre
à leurs ancêtres. C'est principalement à cette race que
se rapportent les observations anthropologiques que
M. Peron a faites à Timor. Les Malais reçurent d'abord
les Français avec défiance , et il paraît même qu'ils
voyaient des hommes de cette nation pour la première
fois.
Mais à ces dispositions succédèrent bientôt des communications
faciles et une bienveillance qui ont permis
àM. Peron d'observer avec détail ces insulaires.
I1
JUIN 1808. 545
Il paraît que les Malais ont eu beaucoup à se plaindre
des Anglais , dont le nom et le souvenir suffisent pour
leur donner des accès de fureur. M. Peron ayant prié
un des hommes de cette race de lui montrer à se servir
de la sagaie , cet homme chercha aussitôt à le satisfaire ;
mais son arme , et les gestes qu'il faisait pour s'en servir ,
lui ayant rappelé la nation ennemie et les dernières circonstances
de leur guerre , il s'écria tout à coup, Oran
ingress ; oran baunou ; hommes anglais ; hommes assassins:
sa physionomie s'était animée dans ce moment;
oran djahat , disait-il, hommes méchans ; et il brandissait
sa sagaie avec violence. Devenu presque furieux ,
il prit une noix de coco , la mit au bout de sa pique
et témoigna par les gestes les moins équivoques , qu'après
avoir coupé la tête aux Anglais , ils avaient pro
mené leurs têtes au bout de leurs lances , que des danses
guerrières avaient été faites autour d'elles , et qu'après
avoir mis enpièces les cadavres de ces odieux ennemis ,
ils les avaient mangés. Un français que M. Peron trouva
à Timor, et qui était au service des Hollandais depuis
douze ans , expliqua à ses compatriotes les motifs de
cette haine nationale .
Les Anglais ayant conquis Timor, forcèrent lesMalais
, par des rapines et des violences , à se soulever ;
les conquérans retirés dans le fort de la Concorde , au
nombre de 70 ou 80 , furent vaincus , taillés en pièces
et mangés par les Malais , sur l'anthropophagie desquels
ce fait ne peut laisser aucun doute.
Les premières préventions des Malais ayant été dissipées
, les Français ne cessèrent pas un moment de
vivre dans la meilleure intelligence avec ces insulaires.
Le 28 août ils eurent la visite d'un roi de l'île de
Sabou , nommé Ama Dima ; de tous les objets que l'on
montra à ce roi et aux personnes de sa suite , le
phosphore fut ce qui l'étonna le plus.
Il offrit pour en avoir , une grande quantité de
poules , de cochons et de moutons. Ses offres , ses instances
furent si vives , si pressantes , qu'il fut impossible
de le refuser , et M. Peron donna à sa majesté un
morceau de phosphore de deux pouces , qui fut mis
aussitôt dans le sac à betel. « Nous ne tardâmes pas ,
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
dit M. Peron , à voir revenir le roi dans un état de
consternation profonde. Le phosphore s'était embrasé ,
comme je l'avais prédit , le sac à betel du roi avait
été consumé et plusieurs des courtisans les plus officieux
avaient eu les mains brûlées . Nous parvînmes difficilement
, M. Depuch et moi , à calmer l'affliction d'Amadima
en lui offrant chacun un mouchoir , en dédommagement
du sac royal dévoré par le phosphore , qui
depuis lors , reçut le nom d'Api Tarcouss (feu qui fait
peur ). Cette munificence française acheva de gagner
entièrement le roi de Sabou. Homme Peron , dit-il en
partant, tu es le bon ami d'Amadima. Demain , je veux
t'envoyer un cochon ; il n'y manqua pas , et lui-même
vint l'offrir le lendemain. On le retint à diner. Il trouva
la cuisine française très-bonne , et se conduisit avec cet
air d'aisance et de dignité , que donne l'habitude du
commandement.
Un vieillard appelé Neas , fut pour les Français un
autre ami non moins zélé qu'Amadima , et qui leur
donna comme lui l'occasion d'étudier et de connaître
les moeurs des Malais de Timor.
Ce vieillard était chef d'une famille nombreuse dont
M. Peron parle avec le plus vif intérêt. Il avait été roi ;
et tombé du trône par de grandes infortunes , il avait
supporté son malheur avec beaucoup de courage. Cornelis,
un des enfans de ce roi déchu , s'était particuliérement
attaché aux Français. Il eut d'abord la pensée de
les suivre en Europe ; mais bientôt il revint à une autre
idée ; et voyant qu'il ne faisait pas bien comprendre ses
motifs de crainte , il dit avec émotion :
<<Homme Peron , vois ce que je vais faire , et il se mit
à dresser plusieurs tas de sable de plus gros en plus
gros. Puis il ajouta avec des gestes très-expressifs : <<A
Coupang, homme Peron , tu es l'ami de Cornelis ; mais
dans les pays de France , un homme viendra qui te
dira , vends-moi cet homme rouge , et il te montrera de
l'argent gros comme cela. ( Il montrait le plus petit tas
de sable. ) Tu répondras : l'homme rouge est l'ami de
l'homme Peron. Tu feras la même réponse à ceux qui
viendront t'offrir de l'argent gros comme ces autres
monceaux de sable, et il les montrait successivement en
JUIN 1808. 547
allant des plus petits aux plus gros , et en indiquant par
des gestes que la résistance deviendrait moindre à mesure
que le volume de l'argent augmenterait ; mais
enfin , dit- il , quelqu'un te donnera de l'argent gros
comme ce dernier tas de sable. Tu diras , que l'homme
rouge soit esclave. Alors , homme Peron,je ne te verrai
plus; on me forcera à travailler péniblement , et le
pauvre Cornelis , loin de son père Neas et de son frère
Pane, mourra de chagrin et de maladie. >>>
M. Peron remarqua , parmi les Malais de Timor ,
deux individus dont les dents de devant étaient couvertes
de petites plaques d'argent assez épaisses , et tellement
adhérentes à l'émail , qu'il était impossible de les
en détacher. Il n'a eu ni le tems , ni l'occasion de connaître
le mastic employé par les Malais pour unir aussi
intimément à la dent ces plaques métalliques bien préférables
aux lames de plomb employées en Europe pour
le même usage.
Le roi Amadima , qui ne perdait pas ses amis de vue ,
leur donna un grand festin, et tout à coup, au milieu
du repas , il dit : « Homme Peron , tu es l'ami du roi
Amadima ; le roi Amadima est l'ami de l'homme Peron.
Homme Peron , le roi Amadima te donne son nom ;
veux-tu lui donner le tien ? >>>
Cette singulière proposition , dit M. Peron , me rappela
ce touchant usage de changer de nom , que Cook a
retrouvé dans la plupart des îles du grand Océan , et
qui se reproduit jusque sur les rivages humides et brumeux
de la nouvelle Zéelande. Je n'eus donc garde de
me refuser à ce témoignage affectueux de l'amitié du
prince Malais , etje m'empressai de répondresans hésiter :
T'homme Peron veut donner son nom au roi Amadima .
Cette union parut le combler de joie ; nous la cimentâmes
en buvant plusieurs coups de rhum dans le
même vase. Dès ce moment, je devins le touan Amadima
( Seigneur Amadima ). Depuis cette époque , ajoute
M. Peron , j'ai eu , à diverses reprises , l'occasion de
changer de nom ; les formalités en furent aussi simples
et quelquefois même plus simples que celles que je viens
de décrire. >> Selon le même voyageur , cette cérémonie
de changement de nom a quelqu'analogie avec une pra
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE,
tique non moins touchante que l'on retrouve à Madagascar
, et qui , sans être moins affectueuse, est plus militaire.
D'autres détails non moins intéressans sur les moeurs
des Malais de Timor, sont compris dans le chap. VIII
du deuxième livre , qui termine le récit des malheurs
sans nombre et des pertes cruelles des Français dans
cette île , et dont M. Peron présente le tableau avec cette
sensibilité et cette éloquence naturelle qu'inspire un
profond et douloureux souvenir.
Les opérations du naturaliste à la terre d'Endels et à
la terre d'Endracht font la matière du IX et du X
chapitre. La traversée de Timor au cap sud de la terre
de Diémen , forme seule le sujet du XI chapitre , et
ouvre le III livre qui comprend l'histoire du nouveau
voyage de Timor au port Jackson inclusivement.
Les amateurs de l'histoire naturelle et les lecteurs de
toutes les classes , accorderont sans doute une attention
particulière aux chapitres de ce troisième livre , relatifs
aux moeurs des sauvages du sud et du sud-est de la
terre de Diémen , à l'état présent du port Jackson , et
aux expériences faites sur la force physique des sauvages
avec le dynamomètre.
Nous avons déjà eu l'occasion , dans notre extrait
précédent , de faire connaître par quelques fragmens ,
plusieurs de ces détails qui intéressent si vivement dans
les bons voyages , et qui appartiennent à un genre d'observations
dont on ne saurait trop multiplier le nombre,
si l'on veut posséder quelque jour une histoire naturelle
et philosophique du genre humain. Parmi les faits
dont nous n'avons pas eu occasion de parler , que
M. Peron expose dans son troisième livre , nous devons
distinguer tout ce qui concerne la manière dont les
Diémois disposent de leurs morts.
Les tombeaux , les premiers et peut-être les seuls
monumens religieux de ces contrées lointaines et sauvages,
sont beaucoup plus soignés dans leur construction
que les habitations. Chaque tombeau se présente
sous la forme d'un cône grossièrement formé d'écorces
réunies par le sommet et attachées par leur extrémité
inférieure à quatre perches , qui servent à la fois de
JUIN 1808. 549
soutien et d'ornement. En pénétrant dans l'intérieur de
ce monument , M. Peron , après plusieurs recherches ,
trouva , sous une masse de gazon , un gros tas de cendres
blanches qui paraissaient avoir été réunies avec soin.En
plongeant la main dans les cendres, M. Peron en retira
une mâchoire d'homme à laquelle des lambeaux de chair
étaient encore attachés. En poussant plus loin ses recher
ches , il vit que les ossemens déposés dans ce tombeau
étaient tous réunis au fond d'un trou circulaire de 15 à
18 pouces de diamètre sur 8 à 10 pouces de profondeur.
Aubas de ce monument coulait une source d'eau vive ,
douce et limpide , avantage très-rare dans ces contrées.
M. Peron remarqua les mêmes dispositions locales dans
les autres tombeaux qu'il eut occasion d'observer ; et il
paraît persuadé que le sentiment qui fit établir ces monumens
funéraires engagea à les établir dans les lieux
les plus intéressans et les plus chers , dans les lieux où
plussouvent ramené par ses besoins , l'homme doit aussi
plus souvent éprouver le sentiment de la reconnaissance.
?
Toute la partie du voyage de M. Peron, qui concerne
leport Jackson et la ville de Sydney , présente un intérêt
d'un autre genre que celui qui nous a si vivement
attachés dans les détails précédens ; dans ceux-ci , on se
plaît à saisir les premiers développemens de la nature
humaine au milieu de l'état sauvage. Dans le tableau
des établissemens au port Jackson , à la ville de Sydneyet
dans les colonies , dont cette ville est la capitale , on admire
à la fois les prodiges de la civilisation européenne ,
transportés au milieu d'une nation sauvage , le pouvoir
des institutions sociales sur des hommes punis par
l'exil , rejetés par condamnations ignominieuses des
sociétés policées dont ils ont troublé le repos , aux extrémités
du monde et dans des contrées où leur industrie
expiatoire a déjà naturalisé les productions et les arts de
leur patrie.
Cette espèce de phénomène moral est sans doute ce
qui frappera toujours le plus l'observateur philosophe.
<<<Jamais, dit M. Peron , l'heureuse influence des institutions
sociales ne fut prouvée d'une manière plus éclatante
que sur ces rives lointaines. Là se trouvent réunis
550 MERCURE DE FRANCE ,
les brigands redoutables qui furent la terreur du gou
vernement de leur patrie. Repoussés du sein de la société
, relégués aux extrémités du globe , placés dès le
premier instant de leur exil entre la certitude du châtiment
et l'espoir d'un sort plus heureux , environnés
sans cesse par une surveillance inflexible autant qu'active
, ils ont été contraints de déposer leurs moeurs antisociales
. La plupart d'entr'eux , après avoir expié leur
crime par un dur esclavage , sont rentrés dans les rangs
des citoyens , obligés de s'intéresser eux-mêmes au maintien
de l'ordre et de lajustice , pour la conservation des
propriétés qu'ils ont acquises. Devenus époux et pères ,
ils tiennent à leur état présent par les liens les plus puissans
et les plus chers. La même révolution déterminée
par les mêmes moyens , s'est opérée chez les femmes :
insensiblement rendues à des principes de conduite plus
réguliers , elles forment aujourd'hui des mères de famille
intelligentes et laborieuses ; la plupart sont devenues
d'une fécondité remarquable. »
Toutes les ressources , tous les produits industriels ,
toutes les productions d'une utilité directe , ont été
apportés de la métropole au port Jackson et à la ville
de Sydney où l'activité des Anglais s'est portée , depuis
le moment où la découverte du port de Jackson
par le commodore Philippe , a fait abandonner les
contrées insalubres de Botany-Bay.
Un des bâtimens du grand hôpital de Sydney est
composé de pièces, qui toutes furent préparées en Europe;
elles ont été apportées sur les vaisseaux du
commodore Philippe , et on les réunit au moment de
l'arrivée de ces vaisseaux , assez promptement pour
donner aussitôt un asyle et des secours aux malades
qui étaient à bord.
On doit distinguer parmi les nombreux établissemens
de Sydney , où des marques d'opulence et de
luxe commencent à paraître , les greniers et les gardesmeubles
publics , où les productions et les marchandises
d'Europe nécessaires aux colons , se distribuent
sous la surveillance paternelle du gouvernement , et
avec un ordre et une économie admirables.
Le port Jackson est déjà connu des navigateurs , et
JUIN 1808. 551
pendant son séjour M. Peron a eu occasion d'y voir
des navires de toutes les nations avec des destinations '
différentes. Tout cet ensemble de grandes opérations,
dit-il , tous ces mouvemens de navires donnaient à
ces rivages un caractère d'importance et d'utilité que
nous ne nous attendions pas à rencontrer sur ces
bords naguère inconnus à l'Europe , et notre intérêt
redoublait avec notre admiration.
Nous ne suivrons pas plus loin notre intéressant voyageur
dans les détails qu'il donne tant sur la ville de
Sydney que sur la colonie dont elle est la capitale ,
et qu'il considère sous des rapports également importans
pour le naturaliste et l'homme d'Etat , auxquels
il fait connaître d'une manière exacte , des objets sur
lesquels on n'avait encore en Europe que des notions
insuffisantes et presque toujours fausses. Cédant saris
effort à l'influence de nos études habituelles qui nous
rappellent sans cesse à l'observation physiologique de
l'homme , nous avons peut- être donné , dans cet extrait ,
une trop grande part à ce qui concerne l'anthropologie,
dans le voyage de M. Peron , et négligé d'autres parties
du même voyage , qui avaient le même droit à notre
attention et à l'intérêt des lecteurs .
Nous réparerons cette espèce d'injustice qu'une direction
exclusive de travaux et de recherches rend peutêtre
excusable , en avouant que cette partie anthropologique
, dont nous nous sommes occupés avec prédilection
, n'est cependant qu'une petite partie de l'ouvrage
de M. Peron; que cet ouvrage contient des faits non
moins importans et aussi neufs , relativement à la physique
, à la zoologie , à la géologie , et sur-tout à la
géographie dont nous n'avons point parlé , et qui se
trouve considérablement enrichieparle nouveau Voyage
de découvertes aux terresaustrales. Nous nousproposons
de consacrer un article particulier et séparé à l'extrait
d'un Mémoire de M. Peron , qui termine le premier
volume de son ouvrage et qui contient les résultats
curieux des expériences qu'il a faites avec le dynamomètre
de Régnier, sur la force physique des peuples
sauvages de la terre de Diémen, de la Nouvelle-Hollande
, et des habitans de Timor.
552 MERCURE DE FRANCE ,
i
ESSAI sur une méthode qui a pour objet de bien régler
l'emploi du tems , à l'usage des jeunes gens de 16 à
25 ans ; par M. A. JULLIEN. A Paris , chez Firmin
Didot , imprimeur-libraire , et graveur de FImprimerie
impériale , rue de Thionville , nº 10 .
C'EST un grand mérite à un écrivain que de savoir
choisir ses sujets . Sans cela , on s'expose à faire un
emploi futile de son talent. Barbier d'Aucourt , visité
dans sa dernière maladie par les députés de l'Académie
française qui lui promettaient une longue renommée ,
leur dit : Vous me flattez trop , Messieurs. Je n'ai été
qu'un écrivain de circonstance. Le bruit de mes écrits
afini avec l'à-propos du moment , et depuis long-tems.
j'ai le chagrin de me survivre.
L'auteur de l'écrit dont nous allons rendre compte
a été plus heureux. Son ouvrage appartient à tous les
tems , àtous les pays , et il doit par sa gravité saisir
toutes les imaginations. Il fait un appel ànos plus grands
intérêts . Par son titre , il semble signaler à chacun de
nous les non-valeurs intellectuelles et morales que nous
ne soupçonnions pas dans le cours de notre vie passée ,
et il fait venir ces tristes souvenirs à l'appui des moyens
qu'il nous présente pour tirer un bon partides momens
qui nous restent.
Il a déjà paru un ouvrage sur l'emploi du tems ; mais
il a été composé dans une vue purement religieuse. On
n'y trouve que des idées de cette doctrine ascétique
qu'inspire unclimat brûlant, et qui pendant long-tems ,
enItalie et en Espagne , a paru la perfection de la religion.
Un genre de théorie si fort en opposition avec
notre nature devait nécessairement se décréditer avec
le tems , et , grâces au progrès des lumières , nous nous
sommes ressaisis du véritable esprit du christianisme ,
qui est la philosophie perfectionnée. Or l'Evangile nous
disant que c'est dans la charité que réside spécialement
la religion, une doctrine dont l'objet est de nous isoler
de nos semblables pour chercher Dieu dans une vie
purement contemplative, ne peut que blesser l'esprit de
JUIN 1808. 553
ce précepte sacré sur lequel repose toute la morale
sociale.
L'Essai sur l'emploi du tems , publié aujourd'hui par
M. Jullien , n'est qu'un extrait d'un travail plus étendu
qu'il nous promet sur l'éducation ; mais tel qu'il est ,
il nous donne une haute idée de notre espèce. On aperçoit
que l'auteur a envisagé sa matière sous les rapports
les plus vastes , et qu'il a estimé par l'analyse tout ce
que peut l'intelligence humaine.
<<<L'éducation des classes supérieures de la société ,
>>dit-il dans son avant-propos , est un objet de première
>> importance dans unEtat, et il se lie essentiellement
>> aux plus hautes conceptions d'un monarque.
>> Les hommes sont des instrumens ; si ces instrumens
>> sont perfectionnés par un excellent systême d'éduca-
>> tion , alors un roi peut les employer pour faire des
>> choses bonnes et utiles. Mais si le systême d'éducation
>> est vicieux...... , le prince le plus habile , faute d'ins-
>> trumens disponibles , ne pourra rien exécuter de beau ,
>>de grand et de durable. >>>
Riende plus vrai que cette idée , et un homme attaché
à l'administration, comme M. Jullien, devait , plus qu'un
autre , chercher dans un plan régénérateur une application
politique à un empire tel que la France. La
France a aujourd'hui une si grande étendue de territoire
, ses intérêts se trouvent mêlés avec ceux de tant
de peuples , son influence sur l'Europe a acquis un si
grand caractère , qu'on peut dire, en considérant l'ascendant
de l'Europe sur les autres parties du globe ,
que la destinée du monde entier se trouve essentiellement
liée à celle de ce vaste Empire ; et comme ce
nouvel ordre de choses n'a pu s'élever sans rompre des
habitudes , il faut aujourd'hui qu'en France la politique ,
l'administration et la science de la force publique s'accroissent
de principes et de vues , afin de naturaliser
les classes influentes du corps social avec une situation
si imposante. Il faut enfin que tout y suive l'impulsion
que le génie d'un grand homme a donnée à un grand
peuple.
L'éducation ,dans les rapports sous lesquels M. Jullien
l'aconçue , estdonc le moyen élémentaire le plus propre
554 MERCURE DE FRANCE ,
à préparer les classes supérieures à cet essor qu'exigent
les grands intérêts qu'elles sont appelées à défendre. Ce
quidiscrédite ordinairement les théories sur l'éducation ,
c'est que presque toujours les promesses en sont fastueuses
, les vues systématiques et les moyens sans application
précise. M. Jullien n'a point à craindre pour
la sienne ce genre de reproche , son but est positif et
senti même par notre instinct. Il se propose , en perfectionnant
nos facultés intellectuelles , de nous élever
à une plus grande intensité de vie. En effet le tems ne
se mesure pour l'homme social que par le sentiment ou
par la pensée. Les sensations qui nous sont communes
avec les animaux , comme l'action physique de l'amour,
ne peuvent elles- mêmes faire partiede notre existence
qu'autant que des idées morales s'y sont unies. Or les
vues de l'auteur tendent toutes à cet objet , le plus noble
de nos besoins. Il cherche à créer dans l'homme une
espèce nouvelle , et cette force que le génie poëtique
d'Homère avait donnée aux muscles de ses héros , il l'a
fait sortir de notre intelligence. Ses moyens sont en
harmonie avec ses vues, et on peut , sur un caractère
et une mesure d'esprit donnés , en estimer les résultats
avec une précision presque mathématique.
Il s'agit maintenant de suivre M. Jullien dans le développement
de ses idées.
<<<Le bonheur étant le but commun de la vie , les
>> trois élémens qui le constituent sont la santé du corps ,
» l'élévation de l'ame , et la puissance de l'esprit.>>>
L'amélioration de nos facultés physiques dépend moins
d'une théorie que le perfectionnement de nos facultés
morales et intellectuelles. Tout se réduit donc pour
cette partie de notre éducation à des préceptes généraux
« comme un exercice journalier et modéré , quel-
>> ques travaux manuels , la tempérance , la sobriété et
>> l'éloignement de toute espèce d'excès.
>> Le développement de nos facultés morales nous est
>>inspirépar cet instinct naturel et irrécusable qui réside
>> au fond de notre coeur et qui nous porte à l'amour
>> de la vertu .
>>Enfin le développement de nos facultés intellec-
>> tuelles résulte d'une application constante et régulière
» à des études bien coordonnées entre elles .
JUIN 1808. 555
1
>> Cette éducation commence sur-tout à cette époque
>> de la vie où la raison reçoit ses premiers dévelop-
» pemens , où l'ame essaye , pour ainsi dire , ses forces
>> et ses inclinations , où l'esprit acquiert de la con-
>> sistance et de la vigueur , où le jeune homme enfin
>> peut avoir la conscience de lui-même , réfléchir sur
>> sa destination, et se tracer un plan de conduite, d'après
>> des principes dont il s'est rendu compte. Cette se-
>> conde et nouvelle éducation si puissante , a dit un
>> académicien moderne (1) , parce qu'elle est libre et
>> volontaire , si précieuse et si importante , parce que
>>les impressions qu'elle laisse sont plus durables et mo-
>>difient communément pour le reste de la vie nos opi-
>> nions et nos sentimens , cette éducation peut être
>> continuée jusqu'aux dernières limites de l'existence...
<< Tant que la vie se prolonge , il dépend d'un homme
>> d'exercer sur lui l'action et l'influence de sa raison ,
>> de ses observations et de s'approprier l'exemple et
> les conseils des autres .
>> Pour porter et maintenir nos facultés morales et
>>>intellectuelles dans un état toujours croissant de force
>> et d'action, chaque individu a à sa disposition un grand
» et universel moyen ; c'est le tems , trésor inestimable
>> que la plus grande partie des hommes prodiguent à
>> des emplois frivoles ou nuisibles , tandis que par une
>> inconséquence bizarre , ils accusent la briéveté de la
>> vie , et cherchent eux-mêmes à en abréger la durée...
>> Celui qui connaît le prix du tems et qui sait en
>> employer tous les instans , double son existence ; il
>> obtient par cela seul une grande supériorité sur le
>> commun des hommes ; il acquiert une richesse réelle
>> et personnelle , indépendante de la fortune et des
» événemens . »
Ainsi , tout lumineux d'une réflexion anticipée et
obtenue par des moyens naturels , un jeune homme
présentera dans un âge qui d'ordinaire n'est qu'une saison
d'espérance , cette expérience de trois générations
avec laquelle un guerrier à cheveux blancs tempérait
l'impétuosité des chefs de la Grèce confédérée.
(1) M. Morellet dans sa réponse au discours de réception de M. Laeretelle
à l'Institut .
556 MERCURE DE FRANCE ,
<<Avant la division des jours en heures, et des heures
>> en intervalles égaux et distincts , beaucoup de mo-
>> mens étaient perdus , faute d'en pouvoir régler l'usage.
>> Le bon emploi du tems est une véritable science qui
>> a besoin d'être acquise par l'étude comme les autres
>> connaissances humaines . >>>
Après ces réflexions dont la vérité est bien propre
à désoler une grande partie des hommes, vient l'exposition
des règles proposées par l'auteur pour exprimer
du tems tout ce qui peut agrandir notre être et rehausser
la dignité de notre espèce.
<<<La première , c'est qu'avant que d'agir ou de parler,
>> on se demande à quoi cela peut être bon : Cui bono ? »
Cette précaution répond au doute méthodique de
Descartes , mais elle s'applique ici à des objets d'un
intérêt plus grave encore que des opinions philosophiques.
Une autre considération également importante vient
à l'appui de ce précepte , c'est que l'habitude de circonspection
qu'il doit donner conviendra spécialement
à un pays où les esprits , plus long-tems jeunes qu'ailleurs
, se pressent de juger sur des premiers aperçus ,
et affirment là où il n'y a lieu qu'à des conjectures .
<<<La deuxième qui se présente , si l'on peut s'expri-
>> mer ainsi , comme le contrôle des opérations de l'es-
>> prit et des mouvemens du coeur , est que l'on con-
>> sacre tous les jours quelques momens , soit avant de
>> se livrer au sommeil, soit le matin au réveil , à re-
>>passer dans son esprit ce qu'on a fait, dit , entendu,
>> observé dans la journée précédente.... On saisit cette
>> partie de la journée dont la vie sociale permet tou-
>> jours la libre disposition , pour descendre dans son
>> ame , et par cette revue sévère de son avoir , on
>> semble considérer le tems comme un fermier qu'on
>> assujettit à fournir exactement un revenu fixe par
>> jour.... Ainsi la vie entière devient une école pratique
>> où aucune leçon n'est oubliée , aucun exemple n'est
>> perdu .... >>>
>>>L'esprit ne divaguerait point dans l'examen pro-
>> posé ; il serait circonscrit dans un espace de tems très-
>> resserré , dont les souvenirs seraient encore frais et
>> neufs dans l'imagination.
JUIN 1808 . 557
>> La troisième règle ou condition est , pour chaque
► individu , de fixer le résultat de ce qu'il a vu , de
>> ce qu'il a entendu , de ce qu'il a fait , de ce qu'il a
>> pensé, dans un mémorial divisé en trois colonnes dont
>> chacune aura quelques lignes seulement destinées
>> pour chaque jour ; et après , dans un mémorial ana-
>> lytique où il raisonnera d'une manière approfondie des
>> extraits de sa conduite pendant un espace de tems
>> déterminé. » C'est là où nous verrons , comme en représentation,
l'histoire distincte de notre vie physique ,
de notre vie morale , et de notre vie intellectuelle.
Le mérite d'une idée solide est d'en faire naître d'autres.
Ici plus on réfléchit à cette vue de l'auteur , plus
on la voit s'étendre sous des rapports aussi grands qu'ils
sont variés .
Le défaut général des hommes , est de ne jamais
analyser leurs idées ni celles d'autrui. Deux causes
les éloignent de ce genre de travail : la première , c'est
la difficulté de s'y rendre propre ; ce talent est trèsrare
quoique pourtant il soit de l'espèce de ceux qu'on
peut se donner par l'application. La seconde , c'est que
les intérêts et les dissipations où nous engage la vie
sociale , ne nous permettent ni de nous en occuper ,
ni même d'y songer.
Cependant sans cette puissance d'analyse , il est impossible
que l'esprit puisse se donner un caractère , parce
que c'est elle qui nous prépare à l'art de comparer.
Or c'est à l'aide de ces deux opérations qu'onatteint
à la science des grands rapports .
L'habitude de se faire un tableau de sa situation , de
sa conduite de ses idées et de ses mouvemens , est donc
le seul moyen de mettre son esprit dans une action qui
l'exerçant à méditer , à combiner , puisse le porter au
plus haut degré de force relative. Il s'établit ainsi une
lutte de l'esprit avec lui-même. On voit dans le jeu des
diverses facultés de l'homme comme une administration
composée de divers départemens qui tous correspondent
à un point central où chaque jour , chaque partie
est jugée sur sa situation progressive , stationnaire ou
rétrograde.
L'homme est donc ici un objet de comparaison pour
558 MERCURE DE FRANCE ,
lui-même ; il est tout à la fois son principe et sonmoyen
d'émulation ; il détermine d'une manière précise pour
chaque mois , pour chaque sémestre , pour chaque année
, sa stature physique , morale et intellectuelle afin
de la rapprocher de celle qu'il aura dans le sémestre
suivant , dans chacune des années suivantes , et parti
d'un point obscur et presqu'imperceptible , il finira par
s'élever aux plus hautes dimensions.
Parva situ primo , post sese attollit in auras .
Un autre avantage inappréciable et tout particulier
qui résultera de ce moyen de perfectionnement , c'est
que l'esprit français , cet esprit si mobile, si pressé du
besoin de se répandre , ne craindra plus d'habiter avec
Jui-même. Chaque fois que des devoirs ou des convenances
l'auront porté en dehors , il se hâtera de
revenir sur lui, afin de vivre de sa pensée. C'est-là ,
c'est dans cette retraite profonde et animée qu'il acquerra
cette force de méditation qui conduit à la
connaissance des causes , et qui met les hommes de
génie si en avant de l'espèce humaine.
Mais une dernière condition accessoire et qui nous
paraît le complément de la théorie de l'auteur, « c'est
>> le choix d'un ami éclairé , sincère , assez rapproché
>>> de notre âge , pour n'être étranger ni à nos pen-
>> chans , ni même à nos passions ; assez avancé dans
>> la vie pour avoir déjà une expérience des hommes
>> et des choses, et à qui nous puissions déférer l'arbi-
>> trage de notre situation morale et intellectuelle. >>>
Si nous nous prenions seuls pour guides dans le développement
de nos facultés, l'amour propre nous apporterait
ses illusions. Nous nous applaudirions , lorsque
nous devrions nous alarmer. Un jeune homme , sans
censeur , sans contradicteur , n'est jamais en soupçon
sur ses erreurs , et il croit de la meilleure foi dumonde
què lui seul a toujours raison. Voilà pourquoi les solitaires
sont si ardens dans leurs opinions et si irascibles
dans la controverse .
L'ami à qui nous soumettrons tous les trois mois ,
tous les six mois , des mémoires raisonnés sur notre vie
active et passive , juge sans intérêt, nous révélera tout
JUIN 1808. 559
ce qui lui paraîtra susceptible d'observation. Sa franchise
nous apprendra la tolérance , sa sagacité à saisir
nos faibles et nos fautes nous inspirera la modestie ,
et les avis que son coeur nous aura donnés nous sauveront
les dures leçons qu'un public sévère ne nous
aurait pas épargnées .
Après avoir développé la théorie de sa méthode ,
M. Jullien s'occupe d'en calculer , d'en apprécier les
résultats.
« 1 ° . La santé ne se détériore point , du moins par
>> notre faute. Or , la plupart des maladies qui af-
>> fligent les hommes et leur enlèvent la libre disposition
>> d'une grande partie de leur tems , sont le produit de
>> leurs passions ou de leurs excès .
>> 2°. L'ame ne s'avilit point. Comme elle veille sur
>> elle-même , elle ne se laisse pas corrompre par la
>> contagion du mauvais exemple.
>>3°. L'esprit fortement secoué par un état de mé-
>> ditation habituelle , échappe a une inaction à laquelle
>>> il serait naturellement enclin , et dont l'effet serait
>> d'engourdir et de détériorer ses plus nobles facultés . >>>
Cette dernière considération est la plus étendue , et
elle prouve ici combien peut être grande l'influence
de l'esprit sur nos facultés morales et physiques.
En effet , du moment où on est parvenu à trouver
du charme à l'exercice de sa pensée , les passions physiques
perdent leur empire , l'esprit règne seul et sans
partage. Loin d'agir sur les sens, l'imagination ellemême
ne reçoit de lois que de l'intelligence. Notre
ame également soumise à la domination de notre esprit,,
lui réserve tous ses mouvemens , et toute occupée
à le servir de ses inspirations , car , comme on
J'a très-bien dit , les grandes pensées viennent du coeur ,
elle conserve sa pureté primitive dans le tourbillon des
vices les plus séduisans et des passions les plus entraînantes.
Ainsi , Descartes , Corneille , Newton , Locke ,
Montesquieu , Fontenelle et Buffon ont vécu calmes et
indépendans au milieu des grandes cités. Chez eux ,
l'esprit a été la sauve-garde du coeur , parce que plus
l'esprit voit , moins le coeur s'agite , et tout en éclairant
un corps social trop civilisé par les arts et le luxe , ils se
sont tenus dans leurs propres moeurs.
560 MERCURE DE FRANCE ,
:
Nous ne suivrons pas l'auteur dans le détail des autres
développemens de sa méthode. Ses méditations l'ayant
pénétré plus qu'un autre de tous les avantages qu'on
peut obtenir du tems, il nous paraît ressembler au
père de la lumière qui, permettant à son fils de conduire
son char , lui prodigue avec la sollicitude la plus tendre ,
les instructions les plus étendues. Habitué à porter ses
idées vers l'administration dont l'objet est de dispenser
la fortune publique dans une mesure qui la maintienne
ou qui l'accroisse , M. Jullien voit dans le tems la substance
matérielle , si l'on peut s'exprimer ainsi , de notre
avoir physique , moral et intellectuel , et il applique
très-heureusement à ce grand intérêt, la belle idée de
Smith , sur la division à établir entre le fonds de la
fortune publique affecté à la consommation , et le fonds
affectéà la reproduction.
<<<Le tems , dit-il , employé à se procurer les moyens
>> d'existence ou à s'acquitter d'un devoir qui tient à
>> la place qu'on occupe ou à ses relations sociales , est
>> comme un fonds destiné à la consommation immé-
>> diate. Son emploi s'applique à des choses de nécessité.
>> Il ne reproduit point.
<<Quant à la portion du tems disponible, une partie
>> est perdue par beaucoup d'hommes qui la consom-
>> ment en actions inutiles , frivoles ou préjudiciables ;
>>> l'autre est consacrée par quelques autres à s'instruire ,
>> à se perfectionner , et elle devient pour eux une sorte
>> de capital destiné à rapporter un profit pour l'ave-
>> nir.>>>
Le tems sur lequel reposent dans tous les états les
moyens d'existence de cette multitude que le sort condamne
à un travail journalier , ne peut donc contribuer
à la reproduction intellectuelle dont s'occupe ici l'auteur.
Ainsi , on voit combien est restreinte la partie de
l'espèce humaine à qui est acquise la puissance de penser.
Depuis environ quarante siècles que les sociétés ont pris
une forme à peu près régulière , la masse du peuple ,
obligée de travailler pour vivre et de vivre pour travailler
, est toujours restée stationnaire dans le cercle
des idées relatives à un besoin aussi impérieux ; sa situation
l'a sans cesse écartée de l'action de cette perfectibilité
αDEF
1
JUIN 1808 . 561
lite dont le type est dans tous les hommes. Les sciences ,
Jes lettres et les beaux- arts n'ont jeté d'éclat que pour
ceux et par ceux à qui le rang ou la fortune a permis de
donner une partie de leur tems à l'instruction , et encore
cette classe n'est-elle représentée que par quelques
hommes d'élite qui y font olygarchie. Mais aussi c'est à
eux qu'on doit cette raison perfectionnée et toujours
agissante dont le mouvement a si fort influé sur le sort
de l'espèce humaine. Ce sont eux qui amenant graduellement
en Europe la suppression des usages barbares et
l'avénement d'une morale publique acceptée par tous
les gouvernemens , y ont rétabli la totalité des hommes
dans la dignité de leur espèce.
Aux règles prescrites pour l'emploi duems , M. Jullien
en joint une autre pour l'emploi des hommes , qu'il
regarde avec raison comme un des élémens de l'art de
se conduire dans le monde , et de gouverner les autres.
Les grands , les riches , sont ceux qui peuvent le plus
tirer d'instruction des hommes , parce que , quand ils le
désirent , les hommes distingués dans tous les genres
vont au-devant d'eux , et leur offrent leurs idées , leurs
vues et leurs principes tout élaborés. Sans doute , une
instruction ainsi acquise ne reproduit pas autant qu'un
savoir exprimé par un travail opiniâtre. Mais la réunion
des diverses connaissances qu'on a obtenues par une sorte
d'intersusception , donne de l'étendue à l'esprit, et conduit
à l'art des rapprochemens.
<<<C'est par ce moyen que le prince Potemkin avait
>>>acquis une instruction extraordinaire , quoiqu'il n'eût
>> rien appris dans les livres. Il avait causé avec des
>> hommes habiles dans toutes les professions , dans
>>> toutes les sciences , dans tous les arts. On ne sut ja-
>>mais mieux s'approprier le savoir des autres , et s'en
>> faire une richesse personnelle. Il aurait étonné dans
>> ses entretiens un littérateur , un artiste , un artisan ,
>> un théologien. Son instruction n'était pas profonde ;
>> le genre de vie qu'il avait mené ne lui avait pas per-
>> mis de rien approfondir ; mais elle était fort étendue
> et variée. »
1 Mais le prince qui a le plus fait servir à son instruction
et le tems et les hommes , est sans contredit Fré-
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
déric. Par son âpreté à mettre en valeur chacun de
ses momens , on eût dit que le tems était continuellement
en compte devant lui . M. Jullien rapporte que
pour être éveillé plus tôt et plus rapidement, Frédéric
avait ordonné qu'on lui jetat un linge trempé d'eau
froide sur le visage; et pour ne point se dissiper dans
deux toilettes , il s'habillait en se levant , et c'était
en tout tems à quatre heures du matin.
Dans sa conversation avec les hommes célèbres dans
Tous les gentes, il tirait d'eux plusque de leursouvrages .
La vigueur , l'originalité et les g.âces de son esprit , son
attention à ne jamais comprimer les opinions les mettait
en essor avec lui , et ilss'étonnaient eux-mêmes des idées
qu'il leur avait fait naître.
** L'ouvrage dont nous venons de vendre compte , a été
somnis au chef du corps enseignant de l'Empire , et à
M. le directeur de l'instruction publique , et il a obtenu
leur suffrage. L'auteur doit d'autant plus compter sur
des succès , qu'il a assez médité son sujet pour en découvrir
les immenses rapports. Aussi a-t-il la sagesse de
demander une latitude de dix à douze années , afin de
corriger et de perfectionner son plan général d'éducation
d'après l'application pratique qui en aura été faite.
D'après l'impartialité avec laquelle nous avons reconnu
le mérite de l'Essai sur l'emploi du Tems ,
nous devons parler de quelques défauts que nous
avons cru y apercevoir. Peut-être trouvera-t-on qu'il
y a un peu trop de mouvement dans un ouvrage qui
est fait pour être élémentaire. On y remarque aussi
quelques expressions dont le goût n'a pas consacré
l'usage , conime les mots utiliser, bonifier. Le premier
était , il y a vingt ans , inconnu dans notre langue;
bonifier ne s'enploie point dans un sens moral. On
dit bien bonifier une terre , une branche de commerce ,
bonifier des intérêts. Les fermiers-généraux , en parlant
d'un directeur qui avait étendu l'esprit de leur fiscalité ,
disaient qu'il avait bonifié sa province. Mais on ne dit
point bonifier son esprit et son coeur.
On ne peut point dire non plus, la question qui doit
présider à l'emploi de la vie, pour dire , da question
quidoit nous regler sur l'emploi de la vie.
JUIN 1808. 563-
Notre critique est ici d'autant plus obligée que nous
avons sous les yeux des vers de M. Jullien qui annoncent
un vrai talent. Or , comme la bonne poësie doit
porter son esprit et son goût dans la prose , l'auteur du
poéme sur les mines de Mussen en Westphalie s'est ôté
tout droit à l'indulgence sur les plus petites négligences
de style. Un ami sévère , car sa théorie devait lui en
prescrire un pour juger son ouvrage , n'aurait qu'à lại
dire : Voilà des expressions qui ne sont pas de vous .
G.
:
BELSUNCE , Ou la Feste de Marseille , poëme , suivi
d'autres poësies ; par CH . MILLEVOYE , de la Société
Philoteciinique de Paris , de l'Académie de Lyon , etc.
A Paris, chez Giguet ex Michaud , imprim.- libraires ,
rue des Bons-Enfans , nº 34. -1808.
LORSQUE M. Millevoye débuta dans la carrière poëtique
,je crus pouvoir lui prédire des succès ; il ajustifié ma
prédiction . Déjà il a remporté plusieurs palmes dans les
concours académiques de Paris et des départemens ; il a
publiédeux petits volumes qui ont été accueillis des amatours,
et celui qu'il publie aujourd'hui ne sera pas , sans
doute, moins heureux que ceux qui l'ont précédé. Quelques-
unes des pièces qu'il renferme, telles que l'Independance
de l'Homme de lettres , l'Invention poëtique , le
Voyageur et l' Anniversaire , sont connues et par conséquent
jugées ; je n'en parlerai donc pas ; l'examen que
je me propose de faire n'aura pour objet que celles qui
n'avaient pas encore été imprimées.
Parmi celles-ci et en tête du volume se trouve Belsunce
, ou la Peste de Marseille . Il est étonnant , ce me
semble , que Pon ait attendu près d'un siècle pour s'emparerd'un
sujet aussi touchant. Le courage ,le dévouement
et la constance que montra M. de Belsunce , au
milien des ravages qu'exerçait le plus horrible des fléaux
dans la ville principale de son diocèse , méritaient bien
un tribut d'admiration et de reconnaissance de la part
de quelque poëte contemporain ; mais le vertueux
prélat n'eut que l'honneur d'être cité par Voltaire ,
Nn2
564 MERCURE DE FRANCE ,
dans ceux de ses Odes les plus médiocres , et par Pope,
dans son bel Essai sur l'homme . Ce qu'il n'avait point
obtenu de son vivant , il l'obtient après sa mort ; il est
le héros d'un poëme consacré à sa mémoire.
En félicitant M. Millevoye sur le choix du sujet , on
peut aussi lui donner des éloges pour la manière dont
il l'a traité : et , cependant , je crains que trop occupé
des détails , il n'ait un peu négligé l'ensemble , qu'il
n'ait pas été assez pénétré de l'idée que dans son ouvrage
la partie essentielle et dominante devait être l'intérêt;
qu'il ne fallait pas seulement attacher , qu'il fallait
sur-tout émouvoir. Le coeur se serre par momens
lorsqu'on le lit , mais l'oeil reste sec et on regrette de ne
pas sentir couler ses larmes . Quoi qu'il en soit, M. Millevoye
donne dans ce poëme de nouvelles preuves d'un talent
distingué. Ce sont en effet des vers très-bien tournés
queceux-ci. ( Ils viennent aprèsunedescriptiondes symptômes
affreux de la peste et des sages mais cruelles précautions
que l'on prit pour empêcher que personne ne
sortît et de la ville et du port de Marseille. )
Voilà donc ces remparts si fameux d'âge en âge ,
Ce sol des Troubadours , dont le ciel sans nuage
Semblait du ciel romain répéter les splendears !
Où sont , fille des mers , tes antiques grandeurs ?
*Où sont ces nautoniers de qui la foule active
Attachait le regard de l'Europe attentive ?
Emule de Sidon et rivale de Tyr ,
L'oubli silencieux s'apprête à t'engloutir ;
Tu vas joindre au tombeau Babylone et Carthage.
Un jour le voyageur égaré vers ta plage
Sur ton hâvre désert jetant un oeil surpris ,
Demandera Marseille à ses muets débris .
Ainsi Jérusalem , à Dieu long-tems si chère ,
Quand sur elle eût soufflé le vent de la colère ,
Fléchissant sous le poids de ses calamités ,
Tomba dans un moment du trône des cités ;
Et du prophète roi l'héritière divine
Emplit tout l'Orient du bruit de sa ruine.
Voyons la tirade suivante dans laquelle il est question
de M. de Belsunce .
Le prélat revêtu de sa bure grossière ,
Et le front tout souillé de cendre et de poussière ,
JUIN 1808. 565
D'un bras infatigable écarte le trépas .
L'aumône , ouvrant la main , vole devant ses pas.
Oh ! quels flots de bienfaits épanchés dans sa course !
De son or généreux il épuise la source ;
Mais l'Eternel lui garde un bien plus précieux :
Sa sainte pauvreté l'enrichit dans les cieux.
Suivi de ces mortels dont la MAIN révérée
Des courts destins de l'homme alonge la durée ,
D'un PIED muet il entre au fond des noirs réduits
Où veille la douleur dans la longueur des nuits ,
Et présente au mourant qu'un fen secret consume
Du breuvage ordonné la propice amertume.
Du mortel expirant il recueille les voeux ,
Les derniers repentirs et les derniers aveux ;
Lui montre dans la mort le retour salutaire
D'un habitant des cieux exilé sur la terre ;
Et le guide , aux clartés de son divin flambeau ,
Vers ce jour immortel qui commence au tombeau.
Cette tirade ne me paraît pas également bonne dans
toutes ses parties. M. Millevoye , en poëte et en homme
de goût , n'a pas voulu , avec raison , dans le style épique,
se servir du mot médecin , et il a eu recours à une
périphrase. Mais comment s'est-il contenté de celle qu'il
a trouvée ? Ces mortels dont la main révérée .... la main !
Passons quoique le mot fût plus convenable s'il était
question de chirurgie; mais révérée ! cette épithète est
vague , insignifiante , ne désigne nullement la profession
que veut peindre M. Millevoye : Des courts destins
de l'homme alonge la durée , ces mots n'expriment
point la sorte de service que les médecins
rendent à l'humanité. Ils soulagent la douleur , calment
la souffrance , écartent la mort et rappellent
la santé ; mais ils n'ont point un secret infaillible et
exclusif, comme l'indique le vers que je critique , pour
faire que les hommes condamnés par la nature à vivre
peu d'années , fournissent , grace à eux , une longue
carrière. D'un pied muet il entre.... Passons encore sur
le peu d'intervalle que le poëte laisse entre la main des
médecins et le pied du prélat ; mais pourquoi muet ?
M. Millevoye semble affectionner cette épithète qui se
représente plus d'une fois dans le cours de son poëme.
l'a placée heureusement , mais ce n'est pas dans cette
566 MERCURE DE FRANCE.,
circonstance . Que l'on entre d'un pied muet chez
une personne que l'on croit endormie , c'est bien ;
mais M. Millevoye rend la précaution du prélat inutile
lorsqu'il dit ,
D'un pied myet il entre an fond des noirs réduits
Où veille la douleur dans la longueur des nuits .
d'ailleurs , ne valait-il pas mieux exprimer le sentiment
qu'éprouvait M. de Belsunce en visitant les malades
que de le peindre arrivant chez eux sur la pointe du
pied ? Je crains ensuite qu'il n'ait pas rendu clairement
son idée dans ces deux vers .
Lui montre dans la mort le retour salutaire
D'un habitant des cieux exilé sur la terre .
,
etc.
il veut dire apparemment que la vie est un exil dont
la mort est le terme , et que la mort nous rend le séjour
des Cieux dont la vie nous prive. Sij'ai deviné , il faut
convenir que M. Millevoye se fait entendre difficilement
en montrant dans la mort un retour salutaire
Enfin je crains encore qu'on ne puisse le chicafter sur le
divinflambeau qu'il metdans la main de M. de Belsunce,
aux clartes duquel le mourant marche vers le jour immortel
qui commence au tombeau. Qu'est - ce que ce
divin flambeau ? Désigne- t-il la religion ?je m'en doute ;
mais si parce que l'on arme ordinairement la religion
d'un flambean , M. Millevoye a cru pouvoir prendre la
partie pour le tout , la métonymie est hardic.Et qu'estce
en outre qu'un flambeau qui guide vers un jour ?
Je pourrais compenser ces observations en citant
des morceaux du même poëme qui sont sans taches ;
mais je me hâte d'arriver à une pièce intitulée les Jalonsies
littéraires . Je serais tenté de croiré qu'après s'être
applaudi d'avoir tronvé ce sujet , M. Millevoye s'est un
peu effrayé de tout le parti qu'il en pouvait tirer : du
moins est-il vrai qu'il ne l'a qu'effleuré. Son style est
élégant , correct et très-soigné , mais il est trop uniforme
; j'y voudrais plus de mouvement ; je voudrais
que de tems en tems l'attention fût éveillée par quelque
trait de vigueur, de plaisanterie ou de malice ; c'est
P'heureuse combinaison des couleurs , le mêlange adroit
JUIN 1808.. 52
de teintes différentes , qui donne du relief et de la vie à
un tableau ; il en est de même de la poësie.
Heureux qui , dans ses vers , sait d'une voix légère
Passer du grave au doux , du plaisant au sévère.
Or , le sujet qu'a traité M. Millevoye , comportait ces
différens tons : il paraît l'avoir senti , puisqu'il a essayé
une fois , dans le cours de sa pièce , de quitter le ton et
l'allure qu'il y garde presque toujours. Je transcris le
passage :
O Racine ! & Boileau ! respectables modèles
Des rares écrivains et des amis eles !
L'un à l'autre enchaînés jusques dans l'avenir
Vos deux noms fraternels n'ont pu se désupir,
La mort seule brisa votre chine invincible .
Quand Racine trop faible hélas ! et trop sensible ,
D'un caprice royal jouet infortuné ,
Du refus d'un coup- d'oeil périt assassiné.
Avec un long effort , près de sa dernière heure ,
Il lève lentement sur l'ami qui le pleure
Ses yeux qui dans la mort vont bientot se noyer.
« Je meurs heureux , dit- il , car je meurs le premier.>>>
Ne nous arrêtons pas sur quelques mots que j'ai soulignés
, j'ai un doute plus important à soumettre à M.
Millevoye. Ne pense-t-il point que le passage de l'apostrophe
à la narration , lorsqu'il est toujours question
des deux amis , est un peu brusque : ó Racine ! o Boileau
, etc.; quand Racine , etc .; il me semble qu'il manque
là quelque chose.
M. Millevoye me trouvera peut-être sévère , minutieux
même, qu'il mele pardonne en faveur de l'estime
que je lui porte et de l'interet que je prends à sa réputation.
Au reste , je suis au bout de ma critique , et je n'ai
plus que des complimens et des éloges à lui adresser . Son
poëme d'Eginard et Emma est charmant , écrit d'un
style facile , gracieux et animé , rempli de jolis détails ,
semé de pensées ingénieuses ou aimables. Quelque talent
qu'il montre dans le genre sérieux , le genre érotique et
le genre léger sont peut- être ceux auxquels la nature
l'appelle plus particulièrement. Venons à la preuve , et
prenons sans choisir. Eginard a reçu de Charleinagne
f'ordre de partir pour l'armée. "
568 MERCURE DE FRANCE ,
De ce départ l'affligeante nouvelle
N'a point encor d'une amante fidelle
Déchiré l'ame : heureuse par l'espoir ,
Elle attendait le rendez - vous du soir .
C'était aux jours où la tranquille automne
Languissamment de pampres se couronne.
De la tempête au loin mugit sa voix.
L'aquilon siffle , et la feuille des bois
A flots bruyans dans les airs tourbillonne .
Eginard seul au vaste sein des nuits
Marche escorté de ses muets ennuis ;
Et la nature , un moment gémissante ,
Ases douleurs semble compâtissante .
Des lieux aimés s'approchant lentement ,
Sombre , il s'arrête , et regarde et soupire .
« O mon Emma ! » dit-il . Sa voix expire.
Emma lui parle , et parle vainement :
De l'aquilon le long rugissement
Couvre à grand bruit le faible et doux langage.
« Ta voix chérie expite dans l'orage ,
>> Crie Eginard ; l'ouragan sans pitié
>>>De tes accens me ravit la moitié.
Oh ! laisse-moi de ta retraite obscure
>> Franchir le seuil d'un pied respectueux .
» Comme ton coeur ma flamme est noble et pure.
» Amour sincère est toujours vertueux. »
Emma l'écoute , hésite ... la tempête
Gronde en fureur; Eginard sur sa tête
Entend rouler- les vents impétueux .
D'épais frimats la bruyère se couvre.
Emma le plaint. La porte enfin s'entr'ouvre ,
Et la pudeur se confie à l'amour .
Un seul flambean qui , de ses clartés sombres ,
Perce à demi l'obscurité du soir ,
Luit doucement. Tel un rayon d'espoir
Du noir chagrin vient éclaircir les ombres :
Faible rayon , qui pour quelques momens
Ad'Eginard suspendu les tourmens !
Qu'à ses regards son Emma paraît belle !
Ses yeux pensifs restent fixés sur elle.
Trouble enchanteur ! muets ravissemens !
Eh! quels discours auraient votre éloquence ?
JUIN 1808 . 56g
Discours sont vains ; amour parle en silence ,
Et les soupirs sont la voix des amans .
Ces vers sont très-agréables ; et , je le répète , j'ai pris
sans choisir. En total, le poëme, est plein de grâce et
d'intérêt.
Des poësies fugitives terminent le volume de M. Millevoye
; la plupart avaient orné quelques- uns de nos
recueils périodiques : je ne cite que cette petite pièce ,
qui peut donner une idée des autres .
Le Fleuve d'oubli.
Onde indiscrète , onde mal avisée ,
Qui vas roulant aux bosquets d'élysée ,
Et qui , sans choix engloutis dans tes eaux
Le souvenir et des biens et des maux ,
Retire- toi ta faveur inhumaine
Ne sera point l'objet de mon désir ;
Et je renonce à l'oubli de la peine
Qu'il faut payer par l'oubli du plaisir.
VIGÉE.
VARIÉTÉS .
SPECTACLES . - Académie impériale de musique . -
Mlle
Emilie a débuté à ce théâtre d'une manière extrêmement
brillante : elle a chanté deux fois le rôle de Julie dans
l'opéra des Prétendus : elle se présente sur la scène lyrique
avec des avantages inappréciables ; sa voix est d'une grande
étendue, pure , forte , et elle a cela de particulier , c'est que
Mlle Emilie passe subitement des tons graves aux tons les
plus élevés sans effort et sans aucun déchirement dans l'organe.
Cependant , ce serait rendre à la débutante un mauvais
service que de lui prodiguer les éloges sans restriction ;
il lui reste beaucoup à acquérir , et le travail peut seul la
délivrer de quelques imperfections qui sont plus frappantes
en elle à raison de ses belles dispositions. Mais tout fait
espérer que , si cette cantatrice se livre sérieusement à
l'étude de son art , elle deviendra un des sujets les plus distingués
que nous ayons eus depuis long-tems à ce théâtre.
570 MERCURE DE FRANCE ,
Théâtre de l'Impératrice , faubourg Saint-Germain .
L'ouverture du nouveau Théâtre de l'Impératrice dans le
local de l'ancienne Comédie française , faubourg Saint-
Germain , s'est faite sous les plus heureux auspices .
Le Vieil Amateur , prologue d'ouverture , a fait beaucoup
de plaisir : on y retrouve le talent et l'esprit si connus de
l'auteur ( M. Duval ) ; il a su composer une véritable comedie,
sur un sujet qui ne comportait presque que des
scènes a tiroir; et ce qui en double le mérite , c'est qu'elle
est en vers très-bien tournés .
Le Volage , comedie de M. Caigniez, a justifié par les
applaudissemens qu'il a reçus ensuite , les éloges que nous
avons adressés à son auteur après la première représentation.
La soirée a été terminée par des couplets d'inauguration ,
dont plusieurs s'adressaient à l'illustre protectrice de ce
nouveau théâtre. La salle , quoique très-vaste , n'a pu contunir
tous les curieux que cette représentation avait attirés .
NOUVELLES POLITIQUES .
( EXTÉRIEUR. )
COLONIES ORIENTALES . - Isle de France , le 10 Septembre
1807.- La Société d'émulation de l'Isle-de-France, mue par
l'ardent disir d'etre utile aux colonies orientales , entretient.
avec les savans de France une correspondance qui a pour
but de faire connaître plus particulièrement les peuples qui
habitent les colonies orientales , et de répandre parmi les
Français la connaissance des langues de l'Orient .
La Société compte , dans ses travaux , sur le secours des
savans de la métropole , et elle les prie de profiter de toutes
Les occasions qui se présenteront pour correspondre avec
elle.
Par une délibération particulière , elle a spécialement
nommé associé correspondant M. Langlès , conservateur
des manuscrits pour les langues orientales à la Bibliothèque
impériale.
ETATS UNIS D'AMÉRIQUE. - Washington , le 2 Mai.-
M. Albert Gallakin , secrétaire de la trésorerie , vient de
mettre sous les yeux du congrès l'état successif de la dette
publique dans les six dernières années.
JUIN 1808 . 571
Le 6 avril , il a étépassé un bill pour augmenter l'armée
de 6000 hommes , dont un régiment de cavalerie , un d'artillerie
, un de riflemen, et le reste d'infanterie. Cent mille
hommes de troupes de milice sont organisés de manièré
qu'elles soient prètes à agir au premier signal; on a méme
en vue d'armer sucessivement toute la masse du peuple ;
cinq millions de dollars ont été destinés à ces différens objets.
D'ailleurs les m sures sont déja prises pour établir ,
moyennant un droit de passe et de barrière , une communication
libre entre les diff rentes parties des Etats Unis . On
met aussi la plus grande activité à construire des chaloupes
canonniers , et à fortifier tant sur les rivières que dans l'intérieur
des terres , los postes les plus capables d'arréter les
progrès d'une invasion.
Ces précautions et la continuation de l'embargo dans tous
les ports , annoncent la forme résolution de ne point céder
aux prétentions exagrées de l'orgueil britannique . Cet embargo
contre lequel on a d'abord crié, a cependant plus
d'un avantage; d'abord il force les spéculations à se tourner
vers l'agriculture ou des entreprises de manufactures intérieures
; ensuite il nous debarrasse de cette foule de chétifs
facteurs anglais qui infostent nos ports , et qui , soudoyés par
le ministère britannique , ne cessent d'y fomenter et entretenir
le feu de la discorde.
BRÉSIL. - Rio-Janeiro , le 14 Mars . - Le nouveau ministère
brésilien est composé des membres suivans : don
Fernando de Portugal, ministre des finances ; don Juan
d'Amerida , ministre de l'intérieur ; don Rodrigo de Souza-
Cotinho , ministre de la guerre et des affaires étrangères ;
le vicomte d'Anadia , ministre de la marine ; le marquis de
Bellas , ministre de la justice .
M. d'Aranjo a donné sa démission de secrétaire d'Etat ;
mais il reste membre du conseil-privé.
A son arrivée au Brésil , le prince-régent a créé un nouvel
Ordre; le commodore Moore, le capitaine Walker et d'autres
officiers anglais en ont été décorés .
ANGLETERRE .-Londres , le 20 Mai. -- Les ministres ont
bien changé de ton avec le gouvernement des Etats-Unis.
Ils ont fait savoir à M. Pinkney qu'ils étaient disposés à
faire passer un acte du parlement , d'après lequel les Américains
seraient traités comme la nation laplus favorisée , et
qu'ils jouiraient de tous les priviléges qui , à une époque
quelconque , ont pu être accordés aux nations les plus amies
572 MERCURE DE FRANCE ,
de la Grande-Bretagne . On ajoute qu'il a aussi été question
du libre transport des denrées coloniales pour les ports
d'Europe ; mais nous n'avons pas de renseignemens positifs
à cet égard. Le droit de visiter les bâtimens marchands ,
même sous convoi , ne sera point abandonné.
DANEMARCK . - Copenhague , le 24 Mai. -L'expédition
anglaise est arrivée à Gothembourg. Le général Moore ,
commandant en chef les troupes de débarquement , est parti
sur-le-champ pour Stockholm , afin de concerter avec le roi
de Suède un plan d'opérations militaires .
- Avant-hier , la flotte anglaise , sous les ordres de
l'amiral Saumarès ; a passé le Sund et fait voile pour la Baltique
, au nombre de cinquante bâtimens de guerre. On croit
qu'elle se rend dans les parages de Cronstadt et Revel , et
que l'ennemi a dessein d'y former une attaque contre les
ports russes ; mais ils ont été mis dans un tel état de défense,
qu'il est impossible d'en approcher .
Le ministre de Russie , M. d'Alopéus , est toujours
aux arrêts à Stockholm . Le roi de Suède vient de faire imprimer
les dépêches adressées à ce ministre par sa cour , et
qu'il avait fait intercepter.
-
Le général-major prince Christian-Auguste , qui commande
dans le sud de la Norwège , vient d'être nommé
lieutenant-général. Nos rapports de la Norwège vont jusqu'au
8 mai . De petites escarmouches continuent d'avoir
lieu dans cette partie du royaume , et toujours à notre avantage.
On a fait encore 200 prisonniers suédois .
- D'Odensée ( isle de Fionie ) , le 1er . Juin . Toutes les
troupes françaises du corps d'armée de S. A. S. le prince de
Ponte-Corvo ont actuellement quitté l'isle de Fionie , et sont
repassées sur le continent. La défense de l'isle est confiée
au corps d'armée espognole , aux ordres de S. Exc . M. le
marquis de laRomana. S. A. n'a laissé dans ces parages que
deux officiers de son état-major-général. M. le lieutenantcolonel
Gauthier , qui commande l'isle de Langeland , et
M. le capitaine Coupé dans la presqu'isle d'Hindsholm.
Le régiment espagnol des Asturies vient d'être embarqué
à Nyeborg pour la Séelande ; il a traversé heureusement le
grand Belt , malgré les croisières ennemies , et est arrivé à
Korsoer , d'où il se dirige sur Copenhague.
ALLEMAGNE. - Vienne , le 25 Mai. - Notre cabinet a ,
JUIN 1808. 573
depuis quelque tems , avec la Porte des rapports très-suivis .
Il arrive fréquemment des couriers de notre internonce ,
M. de Stürmer , et l'on assure qu'il a eu avec des membres
dudivan plusieurs conférences relatives à un nouveau titre
que notre cour désire obtenir de la Porte , ainsi qu'à une
démarcation plus exacte de nos frontières . On croit que l'ar-`
chiduc Louis , qui est parti d'ici le 12 mai pour la Hongrie ,
réglera ce dernier objet. S. A. a eu de l'Empereur le titre
d'inspecteur-général des frontières , et va passer en revue
toutes nos troupes stationnées dans le Bannat , la Syrmie ,
la Croatie , etc.
- Le cordon de troupes autrichiennes , formé le long des
frontières de la Turquie , est maintenant complet ; les derniers
bataillons attendus de la Hongrie sont arrivés à leur
destination.
- BADE.- Carlsruhe , le 4 Juin . Les sectaires connus
sous le nom de séparatistes , et qu'on a tolérés jusqu'ici dans
le bailliage de Bretten , se permettant toujours des discours
contraires au gouvernement , et manquant au respect qui
est dû aux magistrats et aux ministres du culte , il leur a
été signifié que , s'ils ne changent pas de conduite , ils seront
expulsés , dans le délai d'une année , de tous les Etats du
grand-duc.
ROYAUME DE WESTPHALLE. Cassel , le 26 Mai.- Un
décret royal du 25 Avril 1808 , conforme à l'acte constitutionnel
, organise la conscription militaire. Aux termes de
ce décret , tout Westphalien se doit à la défense de la patrie
, lorsque le roi l'appelle . L'armée se forme par le moyen
de la conscription militaire et par enrólement volontaire.
Le nombre de conscrits à lever se règle d'après la connaissance
de l'incomplet de l'armée . La conscription militaire
comprend tous les sujets Westphaliens , depuis l'âge de vingt
ans accomplis jusqu'à celui de vingt-cinq ans révolus. L'action
de la conscription militaire a commencé au 1er Janvier
1808 , et tout sujet Westphalien qui , à cette époque , avait
terminé sa vingtième année , et n'est pas entré dans sa vingtsixième
, est conserit .
PORTUGAL.- Lisbonne , le 28 Mai. - D'après l'autorisation
de S. Exc. le duc d'Abrantès , la junte des trois Etats
s'est réunie ces jours passés pour rédiger , de concert avec
les députés des premiers corps du royaume , une adresse
de remercîmens à S. M. l'Empereur et Roi. Cette adresse est
574 MERCURE DE FRANCE ,
déjà signée. Ladite junte a été formée d'après celle de 1641 ,
instituée par le roi Jean IV.
ROYAUME DE NAPLES.- Naples , le 4 Juin.-Les Ang'ais,
voulant de nouveau troubler la tranquillité dont nous jouissons
en ce moment , ont débarqué dans différens points de
la Calabre une centaine de bandits ; mais le peuple , si souvent
dupe des suggestions des Anglais,et convaincu de leur
impuissance , s'est reuni en masse pour repousser leurs dignes
auxiliaires.
Deux cents bandits débarqués près de Reggio ont été
dans unmoment dispersés . Surpris de ne plus trouver comme
autrefois un asyle , les uus se sont rendus à discretion , ct
les autres ont été pris on tues . Africa ,le chef de la bande ,
a été pondu. Les Anglais avaient donné dix jours de paye
d'avance à ces brigands , en leur promettant que cette exper
dition faite , un de barquement plus considerable viendrait
les soutenir. Les dix jours n'étaient pas expirés que les brigands
n'existaient p'us .
-Un brick ang'ais ettrois canonnières ont tenté de s'emparer
de quelques bâtimens sur la côte de Melito. La garde
nationale de Melito et celle des endroits voisins ont soutenu
un combat de quatre heures ,et ont forcé l'ennemi à se
retirer à Messine .
ROYAUME D'ITALIE. - Milan , le 5 Juin. - On a découvert
à Osopo , dans le Frioul , plusieurs monnaies antiques
qui , au rapport de M. Siauve , commissaire de guerre à
Udine, et savant antiquaire , paraissent avoir appartenu à la
colonie gauloise dont parle Tite-Live , laquelle vint s'établir,
l'an 267 de Rome , près du lieu où a été ensuite bâtie la
ville d'Aquilée.
Le vice-roi d'Italie a ordonné qu'il fût fait une copie à
T'huile du grand tableau à fresque de Léonard de Vinci , qui
couvreun des murs du réfectoire du ci-devant couvent voisin
de l'église de Madona delle Grazie. Lorsqu'on aura copie
ce tableau à l'huile , il sera également exécuté en mosaïque.
Cette mesure cause d'autant plus de plaisir aux amateurs des
beaux-arts , que le célèbre original de Léonard de Vinci
commence à perdre beaucoup de son éclat , et qu'on n'en
possède que des gravures infidelles .
Des fouilles récemment faites à Rome ont fait découvrir
un corridor souterrain par lequel les Césars pouvaient
se rendre de leur palais dans l'amphitheatre Flavien. Auprès
JUIN 1808. 5-5
de ce corridor , il y avait une vingtaine de fornices , ou de
petites chambres éclairées par le haut.,
SUISSE. -Zurich ,le 4 Juin . - Le canton d'Underwald
jouira probablement bientôt des avantages d'une grande
route. Un visillard de Stanz , age de 70 ans , a entrepris à ses
frais , et en y travaillant lui-meme , de la commencer dans
ses possessions. Le gouvernement l'a approuvé et fera communiquer
ce nouveau chemin avec l'ancienne route qui
conduit à Stanz . Ii a fallu creuser en plusieurs endroits à une
profondeur considérable. Dans une de ces fouilles on a
decouvert une rangée fort symétrique de squelettes ayant
tous la face vers l'orient. L'un de ces squelettes tenait a la
main une épée antique. On suppose que ce ieu a servi de
cimetière à un hôpital dans lemoyen age.
( INTÉRIEUR ).
Bayonne, le 4 Juin . -S. M. a reçu avant-hier à son
lever , et a entretenu pendant fort long-tems la deputation
des grands d'Espagne. On compté parmi les membres qui
la composent , le prince de Castel-Franco , le duc del Parque,
le duc d'Ossuna, le marquis de Santa-Crux, le comte de
Santa-Coloma.
Hier S. Exc . M. d'Azanza , ministre des finances , a présenté
à S. M. la députation du conseil des Indes et du conseil
des finances . S. M. a parlé pendant deux heures avec les
membres de cette députation sur les changemens et améliorations
sollicités en Espagne par l'intéret du pays , et par
L'opinion de tous les gens éclairés .
Les députés à la Junte extraordinaire arrivent chaque
jour.
-PARIS , le 15 Juin .-La Classe de la langue et de la littérature
françaises de T'Institut a élu aujourd'hui M. de
Tracy , pour remplir la place vacante par la mort de M.
Cabanis . M. de Tracy , membre du Sénat , est connu par un
Traité d'Idéologie et une Grammaire.-
: -LL. EExc . les ministres de l'intérieur et des finances
'ont décidé , le 16 Mai , que l'exportation des cotons filés
serait défendue jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné.
- Les journaux italiens annoncent que M. le grand-maréchal
du palais , Duroc , est nommé duc de Frioul .
Le prince Lapukin, chambellan de S. M. l'empereur de
Russie , est passé , le 11 , par Nancy , venant à Paris .
-S. Em. monseigneur le cardinal de Belloy, membre du
576 MERCURE DE FRANCE , JUIN 1808.
Sénat-Conservateur , archevêque de Paris , grand cordon
de la Légion d'honneur , est mort , à Paris , du 9 au 10 Juin
à deux heures de la nuit .
M. de Belloy était né le 8 Octobre 1709 , à Morangle,
près Beaumont- sur-Oise , diocèse de Beauvais , terre appartenant
à sa famille. Destiné presque dès le berceau à l'église,
il était encore enfant , lorsqu'il fut pourvu par M. le Regent,
d'une pension sur un bénéfice. Après qu'il eut accompli les
études ordinaires à l'état qu'il avait embrassé , et qu'il eut
reçu l'ordre de la prétrise , il fut nommé chanoine de l'église
de Beauvais , vicaire-général et official du diocèse. Promu
en 1751 à l'évêché de Glandève , il reçut la consécration
épiscopale le 10 janvier 1752. En 1755 , il passa à l'évêché
de Marseille , et succéda a M. de Belsunce, si célèbre par
sa charité , son courage et son dévouement pendant la peste
qui désola Marseille en 1720. A la révolution , obligé de
quitter son siége , il vint chercher un asyle à Chambly , près
du lieu de sa naissance .
Quand le calme fut rétabli , le chef de l'Etat jeta les
yeux sur M. de Belloy pour occuper le siège important de
la capitale. Bientôt M. de Belloy fut revêtu de toutes les
dignités de l'Empire et de l'Eglise , et il les honora toutes.
ANNONCES .
Les Jeux de mains , poëme inédit , en trois chants, par C. C. de
Rhullière ; suivi de son discours sur les disputes , et de plusieurs pièces
du même auteur également inédites. Un vol. in-8°. de 200 pages . Prix ,
4 fr. , et4 fr. 75 cent. franc de port. A Paris , chez Desenne aîné , libr. ,
Palais -Royal , galerie vitrée , nº225 ; H. Nicolle , à la librairie stéréotype
, rue des Petits-Augustins , nº 15 ; Desenne jeune , Palais-Royal ,
galerie Virginie , et Arthus-Bertrand, libr . , rue Hautefeuille , nº 23.
N. B. On trouve chez les mêmes libraires , l'Histoire de l'anarchie
de Pologne , 4 vol . in-12. Prix , 12 fr. , et 16 fr. franc de port.
Saint- Clair des îles , ou les Exilés à l'île de Barra , roman traduit
librement de l'anglais , par Mme de Montolieu , auteur de Caroline de
Lichtfield. Quatre volumes in- 12. Prix , 9 fr. , et 12 fr . franc de port.
A Paris , chez H. Nicolle , à la librairie stéréotype , rue des Petits-
Augustins , nº 15 .
ERRATA du No. 360.
Page 511 , ligne 18 ; excellente ou détestable , lisez : excellente et
détestable.
(N° CCCLXII . ) 5
( SAMEDI 25 JUIN 1808. )
MERCURE
DE FRANCE .
POËSIE .
Icen
L'ALCHIMISTE ET SES ENFANS .
CONTE ARABE.
APPROCHEZ-Vous , mes deux petites filles ,
Julie et Bonne , à mes yeux si gentilles ;
Je sais d'hier un conte tout nouveau ;
Mettez-vous-là ; je veux tout d'une haleine
Vous le conter : si vous le trouvez beau ,
Vous me viendrez embrasser pour ma peine.
En Arabie , il était une fois
Un magicien d'un savoir admirable .
On l'appelait Mahmoun l'incomparable.
Il observait en tout le nombre trois .
Grand alchimiste et souffleur mémorable ,
Passant sa vie au milieu des fourneaux ,
Des appareils , des matras , des bocaux ,
Le grand Mahmoun fit une découverte
Dont à jamais on doit pleurer la perte .
Vous demandez déjà ce que c'était .
Vous le saurez ; il faut d'abord vous dire
Qu'un jour Mahmoun ( comme il sedégoûtait
De vivre seul ) à la belle Palmire
Qu'il crut aimer , par l'hymen fut lié ,
Puis eut un fils de sa tendre moitié .
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Bientôt ses goûts rentrèrent dans son ame.
Al'alchimie il revint tout entier ;
Et le ménage , et le fils , et la femme ,
Ne firent plus alors que l'ennuyer .
C'est un grand tort ; et pour moi je l'en blåme.
Qu'arriva-t- il ? qu'à lui-même laissé
Le très-cher fils donna , le front baissé ,
Dans mille excès , pilla les caravanes ,
Battit les gens , enleva des sultanes ,
Fut grand ivrogne et nargua Mahomet.
Son père alors , mais trop tard , eut regret.
D'avoir ainsi négligé la culture
Et les soins dus à sa progéniture.
Lorsque Mahmoun reçut de la nature
L'ordre fatal d'aller voir ses aïeux ,
Il se souvint du secret merveilleux
Dont autrefois sa profonde science
Lui découvrit l'incroyable puissance .
( Et c'est ici que je vais révéler
Ce que d'abord j'ai voulu vous céler.
Ecoutez bien ; la chose est d'importance.
Avec son fils il s'enferme un matin :
«Mon cher enfant , j'approche de ma fin ;
» Je le sens trop à ma faiblesse extrême ;
>> Oui , nous allons bientôt nous séparer.
> Vous me perdrez ; si pour un fils que j'aime
>> C'est un malheur , il peut se réparer.
» Je vous étonne ; apprenez un mystère
>> Que je vous ai dérobé jusqu'ici .
>>A mon cher fils je ne veux plus rien taire .
>> Regardez bien cette phiole-ci ;
> Elle renferme une liqueur vermeille ,
>> Trésor unique et fruit de mainte veille.
> Dans les trois jours qui suivront mon trépas ,
> Dans les trois jours , au moins , n'y manquez pas ,
» Si par vos mains dans ma bouche glacée
>> Cette liqueur goutte à goutte est versée ,
>> Entre vos bras soudain vous me verrez
»Me ranimant renaître par degrés .
» C'est mon destin qu'ici je vous confie ;
> J'attends de vous une seconde vie ;
> Je vous devrai l'existence à mon tour ,
>Et c'est mon fils qui me rendra le jour.
> Ce doux espoir en mourant me console. »
JUIN 1808. 579
Le fils touché promit ce qu'on voulut ,
Le jura même , et son père mourut
Persuadé qu'il lui tiendrait parole.
Mais par malheur ce fils mal élevé ,
Comme j'ai dit , et vaurien achevé ,
De l'élixir sitôt qu'il se vit maître ,
Prit un parti bien scandaleux , bien trafire :
«Ma foi, dit-il , jusqu'à présent j'ai cru
> Que mon vieux père avait assez vécu .
» Je vivrai moins , si j'en crois l'apparence ;
» Car mon défaut n'est pas la tempérance.
» J'use mes jours ; je les risque souvent
»Comme à plaisir , et ce n'est pas ma faute
> Si par hasard je suis encor vivant.
» Serait-ce point sottise la plus haute
>> De m'oublier ? Oui , la première loi ,
» La mieux suivie, est que l'on songe à sor: >>
Quelques remords cependant le troublèrent ;
Mais les trois jours -bien vite s'envolèrent ,
Et Mélédin ( c'est le nom du bandit )
Sur son méfait aisément s'étourdit.
De mauvais fils il devint mauvais père ,
De ses enfans ne s'embarrassa guère ;
Dont il advint que , par faute de soins ,
S'il valait peu , ses fils valurent moins.
Il arriva bientôt à la vieillesse ,
Par la débauche , avant l'âge , cassé ;
Près de mourir et songeant au passé ,
Comptant fort peu d'ailleurs sur la tendresse
De ses enfans , il voulut réussir
A s'appliquer l'effet de l'élixir.
Allons , dit-il , il faut jouer d'adresse. »
De ses trois fils il fit venir l'aîné ,
Qu'il connaissait tout pêtri d'avarice ,
Par l'intérêt bassement dominé ,
Prêt à se vendre ; et ce fut sur ce vice
Que Mélédin bâtit son artifice.
«Mon cher Azor ! ô mon très-digne fils !
>>Dit le mourant , vous êtes un brave homme ,
Sage , prudent , et sur-tout économe ;
» Je vous connais ; aussi je vous choisis
> Pour vous donner un témoignage insigne
2
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
>> De confiance et d'amour paternel ;
>> J'ose penser que vous en êtes digne . »
Alors d'un ton encor plus solennel ,
Du grand Mahmoun rappelant la mémoire
De la phiole il raconta l'histoire ,
Hors en un point qu'il eut soin d'altérer .
a Savez-vous bien ce que doit opérer
>> Cette liqueur ? Mon cher fils peut m'en croire .
» En un instant je deviendrai tout d'or ,
» Oui d'or , mon fils , et du plus pur encor ;
» Imaginez qu'en conservant sa forme
>>Mon corps entier n'est qu'un lingot énorme.
>> Vous concevez quel immense trésor
> Vous aurez là , tout seul , et sans partage ;
> Embrassez -moi ; recueillez , cher Azor ,
>> Ce grand secret , mon meilleur héritage . >>>
Le tendre fils ne se possédait pas ;
Tout en serrant son père entre ses bras
De son trésor il convoitait les charmes
Etde bon coeur l'arrosait de ses larmes .
Le père mort , Azor de supputer
Ce que pourrait, valoir en long , en large ,
Le cher défunt ; comment le transporter?
Quatre chameaux y trouveraient leur charge.
Le compte fait , il eut soin promptement
D'exécuter le rare testament .
Mais à l'instant où , pour lever ses doutes ,
Il eut au plus versé deux ou trois gouttes ,
Il s'aperçoit , quelle surprise , ô Dieu !
Que Mélédin donne un signe de vie ,
Puis du remède ayant reçu trop peu ,
Retombe ..... Azor s'épouvante , s'écrie ,
Ne songe plus dans son trouble indiscret
Ala phiole ; elle tombe , se casse.
Tout l'élixir se répand .... ô disgrâce !
On n'en a point retrouvé le secret .
Ainsi le ciel de tous trois fit justice .
Ainsi chacun fut puni par son vice.
Dans ce tableau j'ai peint en raccourci
Les traits hideux de beaucoup de familles ;
Chez nous du moins qu'il n'en soit pas ainsi ,
Omes enfans ! ô mes aimables filles !
JUIN 1808. 581
Ce pauvre père un jour vous quittera ;
En vous quittant il vous regrettera .
Mais , après lui , vous direz , je l'espère ,
En consolant votre excellente mère :
Que ne peut-on racheter à prix d'or
Un bien si grand , une tête si chère !
Que n'avons-nous à donner un trésor !
Nous l'offririons , pour ravoir notre père.
Vous le direz ; oui , je n'en doute pas ;
Lesbons parens n'ont point d'enfans ingrats .
M. ANDRIEUX , de l'Institut.
L
ENIGME.
Sous un joug rigoureux , l'homme souvent m'opprime :
Ici , je suis un Dieu ; là , je suis la victime .
LOGOGRIPHE .
Je suis par fois ennuyeuse et paisible ,
Par fois orageuse et terrible.
Ma tête à bas et je deviens
Un banquet physico-mystique
Où l'on voit assister ceux d'entre les chrétiens
Qui ne fréquentent pas l'église catholique.
CHARADE.
QUE le métier
De mon entier
Est respectable !
Quemon dernier ,
Quand mon premier
Joint au dernier
Fait son métier ,
Est pitoyable !
Sans mon dernier ,
Point de métier
Pour mon entier .
м.
$ ........
582 MERCURE DE FRANCE ,
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Numéro est Balise.
Celui du Logogriphe est Poutre , dans lequel on trouve Outre
et Pou.
Celui de la Charade est Merveille.
LITTÉRATURE . - SCIENCES ET ARTS.
( EXTRAITS. )
QUVRES DE J. RACINE , avec des Commentaires ,
par J. L. GEOFFROY. Sept vol. in-8°. A Paris , chez
Lenormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres St.-
Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
(TROISIEME ET DERNIER ARTICLE. )
Je ne pousserai pas plus loin l'examen des faux jugemens
prononcés par M. Geoffroy sur l'ensemble des
pièces de Racine et le caractère des principaux personnages
qui y figurent. Je prierai seulement le lecteur
de remarquer que jusqu'ici toutes mes observations
n'ont porté que sur le commentaire des six
premières pièces. Racine en ayant fait douze , on
en doit conclure que si j'eusse embrassé l'ouvrage
entier dans ma critique , j'eusse pu reprocher à l'auteur
une fois plus de fautes que je n'en ai relevé ,
tout en me bornant , comme je l'ai fait , à n'en relever
qu'un petit nombre de chaque espèce. Afin de
compléter la tâche que je me suis imposée , je vais
maintenant faire apercevoir quelques-unes des innombrables
erreurs de détail dans lesquelles le commentateur
est tombé; et je les exposerai à peu près dans
l'ordre où elles se sont présentées à moi.
Jocaste , dans les Frères ennemis dit ces trois vers :
Voilà de ces grands dieux la suprême justice !
Jusques aux bords du crime ils conduisent nos pas ;
Ils nous le ſont commettre , et ne l'excusent pas !
1
1
JUIN 1808. 583
<<Voilà , dit M. Geoffroy , un exemple de ces pensées
>> hardies dont Voltaire a fait l'ornement de ses pièces ,
» et dont Racine depuis s'est abstenu comme d'un dé-
>> faut. » Il n'est pas vrai que Racine , depuis la Thébaïde,
se soit abstenu de cespensées hardies , c'est-à-dire ,
de ces reproches qu'adressent aux dieux les personnages
opprimés par la fatalité. Il en a mis dans la bouche
d'Oreste , dans celle d'Achille , de Clytemnestre et
même d'Agamemnon. Il est inutile de citer ici des
vers que chacun se rappelle. M. Geoffroy les avait-il
oubliés ? Cette fureur de dénigrer Voltaire , qui si
souvent lui fait perdre le jugement , lui ferait-elle perdre
ausssi la mémoire ?
Dois-je prendre pour juge que troupe insolente ,
D'un fier usurpateur ministre violente ?
M. Geoffroy qui ne remarque pas le rapport de ces
deux vers de Polynice avec ce vers d'Athalie :
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire.
M. Geoffroy observe que « ministre qui est du genre
>> masculin , est un de ces adjectifs qui ont usurpé
>> dans notre langue la force et les fonctions du substan-
>> tif.>> Dans quelle grammaire , dans quel dictionnaire ,
dans quel auteur M. Geoffroy a-t-il vu que minister ,
ministra en latin et ministre en français aient jamais
été des adjectifs ? Dans ce vers d'Horace , par exemple :
Qualem ministrum fulminis alitem , ministrum fulminis
n'est point l'adjectif d'alitem ; il est ce que les
grammairiens nomment une apposition. C'est ainsi
qu'en français nous disons : Mercure , messager des
dieux ; Iris , messagère de Junon. Messager et messagère
ne sont certainement point- là des adjectifs .
Une des manies particulières à M. Geoffroy , est de
disserter sur les arts. Dans ses feuilletons , il fait sans
cesse la leçon aux compositeurs actuels , et leur oppose
Vinci , Leo , Galuppi , Porpora , Durante , Iomelli ,
dont vraisemblement il ne connaît pas une seule partition.
Dans son Commentaire de Racine , il parle à
tout propos de peinture et de sculpture. C'est un défaut
commun à beaucoup d'écrivains , de transporter
dans la littérature le langage des arts qu'ils ne com581
1
MERCURE DE FRANCE ,
:
prennent pas ; mais s'ils s'expriment mal , au moins
s'entendent-ils eux- mêmes. Voici un passage où M. Geofroy
paraît n'avoir pas même eu cet avantage. Il est tiré de
ses réflexions sur le beau idéal et sur le caractère d'Andromaque.
« Les Grecs , dit- il , semblent avoir réservé le beau
>> idéal pourla nature physique : dans leursstatues et dans
>>>leurs tableaux , les hommes ressemblent à des dieux :
>>dans leurs poëmes et dans leurs tragédies , les dieux
>>> mêmes ressemblent à des hommes. » Cette distinction
qui veut être fine et ingénieuse , n'est que futile
et fausse. D'abord il ne faudrait point parler des tableaux
des Grecs , comme si on les avait sous les yeux , attendu
que depuis bien des siècles ils n'existent plus.
Ensuite que veut dire ceci : dans leurs statues les
hommes ressemblent à des dieux ? Où les statuaires
grecs avaient- ils vu des dieux pour les imiter ? Où
M. Geoffroy , lui-même , en a-t-il vu pour juger de
la ressemblance ? Dans les statues grecques , les dieux
ressemblent à des hommes , voilà ce qui est réellement
et ce qu'on ne peut nier : hommes et dieux
ont tous les mêmes traits et les mêmes formes ; il
n'en pouvait pas être autrement. Si les statuaires ont
donné aux uns et aux autres , non point , comme le
dit M. Geoffroy , des traits divins et des formes surnaturelles
, mais une stature ou une beauté supérieure
à la stature et à la beauté communes de notre espèce ,
c'est que d'une part l'éloignement du point de vue
exigeait souvent que les dimensions des statues fussent
agrandies , et que de l'autre les artistes grecs ont
tendu constamment et avec succès au véritable but de
l'art , qui est l'imitation embellie de la helle nature.
Du reste , loin qu'ils aient voulu que les hommes ressemblassent
aux dieux , c'est-à-dire , à des modèles qui
n'existaient pas , ils ont eu soin au contraire d'imprimer
à leurs divinités un caractère plus élevé , plus
noble , plus majestueux , n'ayant que ce moyen de les
différencier des simples mortels. Quant aux épiques
et dramatiques grecs , ils ont donné à leurs dieux les
passions de l'humanité, par la même raison que les
statuaires leur en ont donné les formes. Ils ne pouvaient
pas les représenter autrement , et l'intérêt de
I
I
JUIN 1808. 585
leur art voulait qu'ils les représentassent ainsi ; un
dieu sans passions , dans une épopée ou sur la scène ,
n'aurait , pour ainsi dire , ni forme , ni couleur. Les
modernes eux-mêmes qui ont conçu de la divinité
des idées plus pures et plus sublimes , n'en sont pas
moins obligés de la représenter dans leurs tableaux ,
dans leurs satues et dans leurs poëmes , sous les traits
et avec les passions de l'humanité. Nos artistes peignent
Dieu le père , comme un vieillard d'une figure noble
et d'une taille imposante , de même que nos poëtes lui
prêtent l'amour , la haine , la jalousie , la colère , la
joie , le regret , en un mot , toutes les affections humaines
. Cette opposition de statues d'hommes qui ressemblent
à des dieux et de dieux de théâtre qui ressemblent
à des hommes , est donc une antithèse puérile
et chimérique , également fausse dans le principe
et dans la conséquence , et tout à fait indigne de figurer
dans un écrit didactique où toutes les propositions
doivent être d'une vérité rigoureuse. Je passe à
des erreurs d'une démonstration moins longue et plus
facile.
Pylade voulant détourner Oreste du projet d'enlever
Hermione , lui dit :
M'en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits ,
Au lieu de l'enlever , fuyez-la pour jamais .
Racine avait mis d'abord :
Au lieu de l'enlever , Seigneur , je la fuirois .
<<Correction d'autant plus nécessaire , dit M. Geoffroy ,
>> que la première manière offre une équivoque cho-
>> quante. Il semble que ce soit Pylade qui se prétende
>> lassé des trompeurs attraits d'Hermione. » Il n'y avait
pas la moindre équivoque dans la première manière .
Si Racine l'a changée , c'est qu'alors , aux yeux des
juges sévères , fuirois qu'on écrivait par un o , nerimait
pas avec attraits .
Junie , dans Britannicus , dit qu'elle
S'est fait une vertu conforme à son malheur.
<<<C'est le privilége de la poësie , dit le commen-
>> tateur , d'ennoblir les choses les plus communes .
1
:
586 MERCURE DE FRANCE,
>> Cette idée si vulgaire , faire de nécessité vertu , est
>> ici exprimée avec une élégance particulière. » Faire
de nécessité vertu n'est point une idée vulgaire ; c'est
une façon de parler proverbiale , voilà tout. L'idée en
elle -même n'a rien de commun , et Racine n'a mis
à l'exprimer que son élégance accoutumée.
En récapitulant le second acte de Britannicus ,
M. Geoffroy observe que depuis le commencement de
cet acte jusqu'à la fin , Néron est sur le théatre. « Je
<< n'en excepte pas même , dit-il, le moment où il se
>>> cache ; car c'est alors qu'il agit le plus . >> Ceci me
paraît tout à fait dénué de sens. Un personnage n'est
plus sur le théâtre , du moment qu'il n'est plus vu
des spectateurs : je crois le principe incontestable.
Ensuite c'est abuser des termes , que de dire qu'un personnage
qui n'est plus en scène , agit , parce que la
crainte d'être entendu de lui influe sur les discours
d'un autre personnage resté sur le tréâtre. L'action
d'un personnage au théâtre consiste uniquement dans
ce qu'il dit et fait lui-même sous les yeux du public.
Je m'étais presque promis de ne plus employer le
Commentaire de Laharpe , pour réfuter celui de M.
Geoffroy; et par-là , je me privais d'un immense
avantage. Mais M. Geoffroy ne me saurait pas gré de
ma modération , et d'ailleurs nos lecteurs pourraient
n'être pas aussi bien convaincus qu'ils doivent l'ètre ,
des énormes et nombreux défauts de son ouvrage.
J'appellerai donc encore de tems en tems M. de
Laharpe à mon aide. C'est lui qui va faire ici justice
du nouveau commentateur , à l'occasion d'une remarque
qui , selon moi , le peint tout entier. Britannicus adresse
à Junie ces vers charmans :
Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux ,
Refuser un empire , et pleurer à mes yeux !
Le malencontreux Luneau avait dit : « On pourrait
>> trouver trop de faiblesse dans ce sentiment et dans
>> cette expression pleurer à mes yeux . » M. Geoffroy
plus tranchant encore a dit : « Pleurer à mes yeux ,
>> hémistiche faible. » M. de Laharpe leur répond à
tous deux : « Pleurer à mesyeux ne serait que tendre
i
JUIN 1808. 587
> et non pas faible dans l'entretien de deux amans de
>> cet âge et de ce caractère , et dans leur situation ;
>> et pourtant combien l'auteur l'a relevé par cet hé-
>> mistiche qui rend le vers si beau , refuser un em-
>> pire ! N'est-ce pas peindre en un seul vers la grandeur
>> d'ame qui dédaigne un trône , et quel trône ! et la
> tendresse qui donne des larmes au péril d'un amant?
>> C'était-là ce qu'il fallait voir dans ce vers digne de
>>> Racine , et ce qui ne pouvait pas se trouver dans
>> une remarque digne du commentateur. »
M. Geoffroy , dans une de ses notes sur Bajazet ,
dit que Racine se permettait de tems en tems certaines
façons de parler familières , telles que après tout , voistu
, à dire vrai , encore un coup , etc. , « à dessein de
>> rapprocher la tragédie de la nature , et de corriger
>> par ces traits passagers de simplicité journalière , ce
> que le style tragique peut avoir habituellement de
>> guindé et d'emphatique. » L'observation est fausse de
tout point. Le simple et le familier ne corrigeraient
pas l'emphatique et le guindé ; ils en feraient ressortir
davantage le défaut , ou bien ils paraîtraient euxmêmes
descendre jusqu'à la trivialité et à la bassesse.
Ensuite on ne voit pas que dans Racine le style tragique
soit habituellement guindé et emphatique , ni
par conséquent que le poëte ait eu besoin de ce correctifdont
parle M. Geoffroy. Il faut s'être fait commentateur
de Racine pour y apercevoir de ces choses-là .
A propos de n'était que , abréviation de si ce n'était
que , M. Geoffroy dit que « dans toutes les langues mo-
>> dernes , les poëtes abrégent certains mots , et croient
>>gagner quelque chose à ces retranchemens. La langue
>> française , ajoute-t- il , naturellement leste dans sa
>> marche , y gagne plus que toute autre. On dit en vers ,
>> vois-je pas , pour ne vois-je pas , sais-jepas pour ne
» sais-je pas. » Il est bien vrai que les poëtes anglais , italiens
, etc. , abrégent certains mots; mais les poëtesfrançais
n'en abrégent aucun. Si ce n'était que et ne
vois-je pas , ne sont pas des mots , mais des tours de
phrase. On ne dit plus aujourd'hui en vers , vois-je pas
pour ne vois-je pas, à moins que ce ne soit dans le style
familier et même marotique. Enfin , si la langue fran588
MERCURE DE FRANCE,
çaise est naturellement leste dans sa marche , loin de
gagner plus qu'une autre à ces retranchemens , elle y
gagne moins. Mais , je suis de bonne composition ; quoique
, dans l'ouvrage de M. Geoffroy , l'absolu défaut de
sens ne soit pas toujours une raison de croire qu'il y a
faute de la part de l'imprimeur , je consens à mettre
sur le compte de celui-ci le mot leste qui tient ici la
place du mot lente. Pour le dire en passant , cette édi
tion dont on a vanté outre mesure l'exécution typographique
, n'est nullement exempte d'incorrection. J'en
pourrais citer vingt preuves des plus fortes.
Racine a employé, dans Bajazet , cette expression : à
me vengerfixe et déterminée. Remarque de M. Geoffroy:
<<<Onne peut pas dire fixe à se venger, maisfixe passerait
>> à la faveur de déterminée , s'il n'avait pas l'inconvénient
>> plus grave ( de omis ) former un pleonasme. » Voilà
peut-être la première fois qu'un pléonasme est regardé
comme une faute plus grave qu'une impropriété d'expression.
Il me semble qu'à tout prendre , il vaudrait
mieux dire bien deux fois une même chose , que de
la dire mal une seule fois .
M. Geoffroy en était à peu près à la moitié de son
commentaire , lorsqu'on a publié celui de Laharpe. II
ne lui a pas été difficile de remarquer combien d'erreurs
empruntées par lui à Luneau de Boisjermain ,
avaient été réfutées d'avance par ce littérateur. Dèslors
, il a pris le sage parti de n'employer les notes de
Luneau , qu'après s'être assuré que Laharpe ne les combattait
pas. Mais lui-même , pour reconnaître ce ser
vice à sa manière , a combattu les observations de
Laharpe aussi souvent qu'il a cru le pouvoir faire. Il a
pris pour champ de bataille les tragédies d'Iphigénie
et de Phèdre , toutes deux imitées d'Euripide. Laharpe
avait mis Racine fort au-dessus du poëte grec ; cela seul
était pourM. Geoffroy une raison de donner à Euripide
la supériorité. Il a commencé par affirmer que Laharpe
ignorait totalement la langue grecque ; puis il nous a
appris que lui-même se l'était rendue , par l'étude' ,
presque aussi familière que la sienne. Ces deux assertions
paraissent également exagérées l'une et l'autre ;
mais en les admettant toutes deux dans toute leur force ,
JUIN 1808. 589
on ne voit pas encore que M. Geoffroy doive en tirer
tant d'avantage. Des traductions latines et même frauçaises
reproduisent assez fidélement la conduite d'une
pièce et les pensées dont se compose le dialogue , pour
qu'un littérateur qui a médité sur l'art du théâtre ,
puisse juger du mérite dramatique de l'ouvrage. On
ne gagnerait , à une connaissance approfondie de la
langue originale , que de mieux sentir certaines finesses
de diction qui disparaissent dans la version la plus
exacte , et d'expliquer plus heureusement peut-être
ces passages en petit nombre dont l'obscurité a fait le
tourment des scholiastes. Du reste , M. de Laharpe savait
tout aussi bien que M. Geoffroy , qu'en jugeant un
auteur ancien , il faut avoir égard à la différence des
tems , des lieux , des moeurs et des usages ; et l'antiquité
ne lui était pas tellement étrangère , qu'il ignorât en
quoi consistait cette différence. M. Geoffroy , en lui
contestant le droit de juger Euripide , a donc réellement
fait preuve envers lui de cette morgue exclusive et
pédantesque dont lui-même vient d'accuser injustement
les hellénistes qui ont relevé de véritables bévues
dans l'une des deux tragédies qu'il a traduites da grec
même d'Euripide. Cependant Racine s'est fort mal
trouvé de la préférence que Laharpe lui avait accordée.
Selon M. Geoffroy , tout , dans Euripide , est simple ,
vrai , naturel et raisonnable : presque tout , dans Racine
, est faux , extravagant et romanesque. Je n'exagère
point , je n'emploie pas d'autres termes que les
siens : telle est son opinion formellement exprimée en
plus de vingt endroits de ses notes sur Iphigénie et
Phèdre ; j'en atteste ceux qui les ont lues. Cette belle
passion de M. Geoffroy pour Euripide , née d'une forte
haine pour Laharpe , l'entraîne dans des apologies tout
à fait plaisantes. Dans l'Iphigénie grecque , Agamemnon
fait un long narré de toutes les aventures de sa famille ,
à ce vieil esclave qu'il charge d'une lettre pour Clytemnestre.
M. Geoffroy qui avoue que l'histoire prendd'un
peu haut , la justitie en disant qu'Agamemnon parle à
un esclave peu instruit , et il ajoute : « Le peuple , du
>> tems d'Euripide , n'était pas initié aux anciennes fa-
>>bles : delà ces longs prologues qui précèdent les tra
590 MERCURE DE FRANCE ,
>> gédies grecques. Racine avait affaire à des spectateurs
>> qui avaient appris la mythologie au collége. » Cette
folie est du genre irréfutable ; je ne saurais comment
m'y prendre pour prouver à M. Geoffroy que les Grecs
devaient connaître au moins aussi bien que nous l'histoire
et la religion de leur pays .
On peut être curieux de voir comment M. Geoffroy
prend sa revanche avec Laharpe. Celui-ci avait remarqué
que dans ce beau vers d'Iphigénie :
Et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile .
L'expression fatiguer appartenait à Virgile , mais qu'une
mer immobile n'était qu'à Racine. <<<M. de Laharpe se
>> trompe , dit M. Geoffroy ; la mer immobile est aussi à
>> Virgile :
« Et in lento luctantur marmore tonsoe .
» Les rames luttent contre une mer immobile comme
» le marbre. » Il y a dans cette ridicule traduction une
supercherie manifeste. Marmor , qui signifie marbre ,
signifie aussi mer , et s'entend ordinairement d'une mer
tranquille ; mais l'idée de tranquillité n'y est pas tellement
attachée , que Virgile , pour l'exprimer , ne se
soit cru obligé d'ajouter l'épithète lentum. Lentum
marmor veut donc dire tout simplement mer tranquille.
Ce serait immotum mare ou marmor qui signifierait
mer immobile. Si Virgile ne l'a pas dit , Racine
ne le lui a pas emprunté , M. de Laharpe ne s'est pas
trompé , et c'est M. Geoffroy qui se trompe.
Onpeut lui pardonner d'avoir eu tort contre Laharpe;
mais avoir tort contre Luneau est un crime irrémissible
en littérature. Sur ce vers de Phèdre :
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie .
Luneau observe que l'épithète d'avare est empruntée
à Virgile , mais que l'idée du second hémistiche est
puiséedans cette expression de Sénèque : Regni tenacis
dominus. La remarque est juste , mais M. Geoffroy ne
l'a pas comprise. Il ne voit que l'épithète d'avare ; il
soutient qu'elle est traduite de l'avari de Virgile , et
nullement du tenacis de Sénèque, ce que personne ne
1
1
JUIN 1808. 591
lui conteste ; et il ne s'aperçoit pas que la découverte
de Luneau porte sur l'hémistiche ne lache point sa
proie , qui est en effet la traduction exacte et nécessaire
du mot tenax .
Puisque j'ai commencé à parler de traductions et
d'imitations du latin, je ferai tout de suite mention de
quelques contre-sens que j'ai remarqués dans la traduction
d'un fragment de la Thébaïde de Stace. Etéocle
sort de Thèbes pour aller à la rencontre de son frère.
Jocaste paraît tout à coup , et lui dit :
Quisfuror? Unde iterum regni integrata resurgit
Eumenis?
,
M. Geoffroy traduit : « Quelle fureur ! L'Eumenide
>> de cet empire se relève donc avec une rage nou-
>> velle ! » M. Geoffroy n'a pas vu qu'Eumenis regni
était là pourfuror regni ou regnandi. Il y a une espèce
demétonymie qui consiste à employer le nom des divinités
pour celui des choses auxquelles elles président.
Vulcain , chez les poëtes latins , se prend pour le feu
Bacchus pour le vin , Cérès pour le blé, etc. Ainsi les
Euménides étant en possession d'inspirer tous les genres
de fureurs , Stace donne le nom d'Euménide à la fureur
elle-même; et cette fureur est la fureur de régner ,
comme la situation l'indique , et le sens l'exige. Que
signifierait l'Euménide de cet empire ? Il n'y avait que
trois Euménides : chaque royaume avait-il la sienne ,
comme il avait son génie tutélaire ? Cela est impossible.
D'ailleurs , ce qui prouve que la fureur n'est ici personnifiée
que figurément , c'est que Stace lui donne l'épithète
d'integrata qui ne s'est jamais appliquée qu'aux
choses.
Antigone , de son côté, veut apaiser Polynice ; elle
lui rappelle ce qu'elle a souffert des siens pour l'avoir
toujours aimé.
Rogat illa suorum
Antigone devota malis , suspectaque regi ,
Et tantum tua , dure , soror.
M. Geoffroy traduit ainsi ce dernier hémistiche :<< Et
qui n'a plus , cruel, d'autre frère que toi. » L'idée du
poëte est mal rendue ; Antigone ne se plaint pas ici
592 MERCURE DE FRANCE,
de ce qu'Etéocle ne la regardant plus comme une soeur,
elle n'a plus de frère que Polynice ; mais elle rappelle
à celui-ci , pour exciter sa reconnaissance , qu'elle conserve
pour lui seul les sentimens , la tendresse d'une
soeur. Ce sont là deux choses fort différentes .
Stace , mettant les deux frères aux prises , peint d'un
seul mot l'atrocité de ce duel impie : stat consanguineum
campo scelus . Voici la traduction de M. Geoffroy:
<< On voit avec horreur sur le champ de bataille ce cou-
>> ple fratricide. >> Il s'agit bien là de couple fratricide!
c'est le fratricide lui-même , le fratricide en personne
qui paraît sur le champ de bataille , stat consangui-
пеит сатро scelus ; il est au moins inutile de dire
qu'on l'y voit avec horreur. Il y a bien peu de jugement
et de goût , ce me semble , dans cette paraphrase
molle et verbeuse d'un trait si énergique et si précis .
M. Geoffroy a su donner à ses volumes une bouffissure
que son libraire nous fait chèrement payer , en traduisant
, du grec ou du latin , tout ce qui , de près ou
de loin, pouvait avoir rapport aux pièces de Racine.
Poëmes , tragédies , comédies , histoires , il a tout mis
à contribution: son industrie en ce genre est vraiment
extraordinaire. Il nous reste d'Euripide une tragédie
d'Andromaque qui n'a de commun avec celle de Racine
que le titre. « Je ne dois pas moins m'en occuper , dit
>>>M. Geoffroy , non pour y chercher une ressemblance
>> qui n'existe pas , mais au contraire pour observer
>> l'extrême différence des deux ouvrages : c'est le plus
>> sûr moyen de comparaison entre le théâtre grec et
>> le théâtre français . >> Et M. Geoffroy part de là pour
nous traduire un énorme fragment de cette Andromaque
d'Euripide. Il est impossible que rien échappe
à sa fureur de traduire , puisqu'il trouve dans la dissemblance
même des deux ouvrages une raison pour
les rapprocher : cela pouvait le mener fort loin , et
nous devons encore le remercier de sa retenue. Au
reste , Luneau s'était borné à donner un précis de cette
même tragédie d'Euripide. M. de Laharpe a trouvé que
c'en était trop encore , et supprimant tout ce précis
comme inutile, il en a donné cette raison moins appli-
.cable à Luneau qu'à son successeur M. Geoffroy : «Nous
>>ne
JUIN 1808.
>>>ne cherchons point à multiplier ces pièces de ap
>> port qui ne servent qu'à grossir des volumes sans
>> travail et sans utilité. On ne doit pas chercher idi 5.
>> ce qu'on peut trouver dans Brumoy,dans Racine cen
>> fils , et dans beaucoup d'autres critiques. In silvan
» ne ligna feres . »
M. Geoffroy fait bien mieux que de porter du bois
dans la forêt ; il exploite la forêt , il en abat tout le
bois à son profit , il n'y laisse rien. On ne peut se faira
une idée de tout ce qu'il a pris à Racine le fils sans
autre paiement que beaucoup de chicanes et de critiques.
Cela va jusqu'à s'approprier frauduleusement
ces recherches accessoires ou même superflues qui supposent
un goût et des études particulières , et qu'il n'est
permis d'étaler dans un livre que lorsqu'il est bien avéré
qu'on les a faites soi-même. Racine le fils qui avait étudié
la langue des Anglais , a fait mention dans ses remarques
sur les tragédies de son père , de quelques imitations
qu'on en avait données sur les théâtres de Londres
; il en a même cité plusieurs passages qu'il a accompagnés
de réflexions critiques . Cela est tout à fait hors
d'oeuvre dans un commentaire sur Racine , puisqu'on
n'en peut tirer aucune observation utile sur les productions
de ce grand poëte. M. Geoffroy était donc plus
que dispensé d'en parler; mais cela devait lui fournir
quelques pages de plus , et pouvait lui donner , à peu
de frais , un petit relief d'érudition étrangère : en conséquence,
il a tout copié, passages et réflexions ; copié ,
pas tout à fait ; il a transposé , alongé , raccourci , remanié
quelques phrases ; soin superflu .
Un petit bout d'orcille échappé par malheur
Découvre la fourbe et l'erreur .
Ce petit bout d'oreille, ce sont les citations; elles sont
absolument les mêmes; pas une de plus , pas une de
moins : en sorte qu'il est évident , pour le moins clairvoyant
, que M. Geoffroy n'a point lu les tragédies anglaises
, que sans doute il ne les comprendrait pas ,
mais qu'il a voulu passer pour les avoir lues et comprises
, puisqu'il s'est donné la peine très-ridicule sans
cela de retraduire sur la traduction bien faite de Louis
Pp
591 MERCURE DE FRANCE,
Racine , un original qu'il ne connaissait pas. Un autre
plagiat que je suis obligé de signaler aussi , c'est la réfutation
des observations de Voltaire sur les différens
genres de tragédie et en particulier sur la tragédie de
Mithridate. Cette réfutation est un des morceaux de
force et d'apparat de M. Geoffroy. Quiconque voudra
s'en donner le plaisir , la trouvera en entier dans les
remarques de Louis Racine, et sera tout étonné de l'air
de découverte et du ton d'exultation que prend M.
Geoffroy , en répétant ce qu'on a dit plus de cinquante
ans avant lui.
Ces longues rapsodies , intitulées Jugemens , que
M. Geoffroy a placées à la suite de chaque pièce , sont
composées des élémens les plus disparates , les plus hétérogènes.
On y voit pêle-mêle avec des fragmens d'auteurs
grecs et latins et des diatribes contre Voltaire et
Laharpe , d'énormes lambeaux de ces plates facéties qui
ont été lancées dans le tems contre les chefs-d'oeuvre
de Racine , et de fastidieux détails sur la taille, la figure
et le jeu des acteurs et actrices qui les ont représentés
dans la nouveauté. On y voit ce qu'étaient Floridor ,
Montfleury , la Déseillets , la Champmêlé, la Dennebaut
, tous personnages avec qui l'on dirait que M.
Geoffroy a vécu , tant il est au fait de tout ce qui les
regarde. On y apprend que <<<Montfleury avait un ventre
» énorme qu'il était obligé de comprimer avec un cercle
>> de fer pour en soutenir le poids ; mais que le théâtre
>>français a le bonheur de posséder aujourd'hui deux
>>>Orestes d'une taille plus fine. >> Voilà des particularités
bien digues d'être transmises à la postérité dans
un commentaire sur Racine , et sur-tout écrites d'un
style bien assorti à la gravité d'un tel ouvrage. Les
éditeurs du commentaire de Laharpe , qui tout aussi
bien que M. Geoffroy avaient les frères Parfait à leur
disposition , ont du moins fait un choix plus sobre et
plus décent des détails anecdotiques dont ils ont cru
devoir nous instruire , et d'ailleurs ils les ont rejetés
à la fin des volumes , en sorte qu'on ne rencontre point
dans une même page Euripide et la Desoeillets , Racine
et Montfleury avec son gros ventre cerclé de fer.
M. Geoffroy , je ne saurais trop le répéter, a cru ,
JUIN 1808. 595
oncommentant Racine , écrire son feuilleton. Sa plume
toujours taillée pour ce digne ouvrage , accoutumée à
cenoble exercice , a marché du même train , a rencontré
les mêmes idées , et les a tracées avec les mêmes
expressions. Je vais rassembler quelques phrases prises
au hasard : on croira lire le feuilleton lui-même, et l'on
se convaincra que M. Geoffroy avait promis plus qu'il
ne pouvait tenir , lorsqu'il s'était engagé à ne pas mettre
dans son commentaire de Racine , cette légéreté ,
cet abandon , cette gatté, cette fleur d'urbanité et de
plaisanterie qu'il s'excuse d'avoir répandus dans ses
feuilles. « Cette politesse du courtisan (Saint-Evremond)
>>qui semble designer Racine pour successeur de Cor-
>> neille, se termine bientôt par enfaire son écolier.-
>>. De l'Alexandre à l'Andromaque , l'intervalle est im-
>> menseet presque incalculable, puisque les productions
>>du bel esprit sont incommensurables avec les oeuvres
>>> du génie.-Les scènes d'Oreste et d'Hermione sont
>> un magasin que Racine a ouvert à tous les poètes
>> qui l'ont suivi.-On s'aperçoit que Guymond de la
>> Touche, en donnant des fureurs à son Oreste , a you
>> lu faire un morceau d'appareil à prétention. - Les
>> traiteurs du tems de Racine régalaient très-bien- leurs
>>>hôtes , et ce qui est très-merveilleux , ils leur servaient
>> de bon vin.- Onpermet aux grands poëtes commeaux
>>joliesfemmes d'avoir descaprices ( c'est ce qui explique
>> pourquoi Racine fit d'abord les Plaideurs pour le
>> théâtre italien. ) - Scaramouche ( qui s'était marié
>> vieux , et était jaloux de sa femme)n'était pas un mari
>> plaisant , quoiqu'à son âge il eût fait un plaisant ma-
>> riage.-Les périodes si fréquentes dans les tragédies
>> de Racine , et si rares chez les modernes , demandent
>> une grande force d'haleine. - Achille est en droit de
>> faire àAgamemnon dejustes reproches . -La nour-
>> rice de la Phèdre d'Euripide est une femme qui , sans
>> aucune délicatesse , va rondement au fait.- Bajazet
>>> est une tragédie assez nourrie , etc. , etc. , etc. » Je ne
citerai plus qu'une phrase de l'ouvrage de M. Geoffroy;
je me garderai bien de dire qu'elle est répréhensible ,
car je ne la comprends pas. Assuérus dit à Esther : Suisjepas
votrefrère? << Frère, dit M. Geoffroy, fut long
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
>> tems employé pour exprimer une amitié pure et
>> innocente ; la débauche ensuite s'empara de ce mot
>> et en souilla la signification. >> Si M. Geoffroy veut
bien me répondre quelque jour , et qu'une réponse publique
permette l'explication que je lui demande , je le
prierai de m'apprendre quel usage la débauche fait du
mot frère , et quel sens elle lui donne. Je l'ignore entiérement
, et beaucoup d'autres , je crois , sont dans le
même cas. Si par hasard cette phrase mystérieuse couvrait
une infamie que M. Geoffroy ne pût pas me révéler
publiquement , j'aurais alors à lui demander pourquoi
il l'a consignée , sans nécessité et fort mal à propos ,
dans le commentaire d'une tragédie sainte , où elle peut
réveiller des idées odieuses dans l'esprit de ceux qui en
sauraient là-dessus autant que lui.
M. Geoffroy a beaucoup vanté le soin qu'il a pris de
rétablir le texte des lettres de Racine , et de les ranger
dans un meilleur ordre. Cet avantage qu'il fait sonner
fort haut , n'appartient pas exclusivement à son édition.
On le retrouve dans le Racine publié par M. Petitot ,
et sur-tout dans celui qu'accompagne le Commentaire
de M. de Laharpe. Les Editeurs de l'un et de l'autre ont
eu , comme M. Geoffroy , toutes les communications
nécessaires pour completer le recueil des lettres , et la
teneur des lettres elles-mêmes leur a fourni les indications
dont ils avaient besoin pour suppléer les dates que
Racine le fils avait supprimées. Au surplus , il est constant
que , pour ce dernier objet , M. Geoffroy ne s'est
pas même donné cette légère peine dont il se fait un si
grand mérite , et qu'il n'a fait autre chose que de réimprimerles
lettres telles qu'elles sont dans l'édition stéréotype
donnée par M. Petitot. Voici la preuve : dans cette
édition stéréotype , il se trouve, parmi les lettres de
Fannée 1692 , deux lettres de l'année 1694 , l'une du 28
septembre , l'autre du 3 octobre. C'était une transposition
de lettres et non une erreur de date. M. Geoffroy
n'y a vu qu'une faute d'impression , et il a cru faire
merveille en mettant 1692 , au lieu de 1694. S'il eût
fait la moindre recherche relativement aux faits contenus
dans ces deux lettres , il se fût tout de suite aperçu
que ces faits appartenaient à l'année 1694, et que par
JUIN 1808. 597
conséquent les lettres ne pouvaient pas être de 1692.
Dans la première , il est parlé de la présentation du
Dictionnaire de l'Académie , faite au roi par M. de Toureil,
et il est fait mention dans la seconde de la mort
de Richesource , professeur d'éloquence. Il sera facile
àM. Geoffroy de s'assurer que ces deux événemens ont
eu lieu en 1694. La faute n'est point dans le Racine de
Laharpe , auquel nul genre de supériorité ne devait
manquer. Les notes , en assez grand nombre , que les
Editeurs de cet ouvrage ont placées au bas desdettres ,
fournissent sur toute la correspondance de Racine de
précieux éclaircissemens que l'édition de M. Geoffroy
laisse à désirer.
J'ai relevé beaucoup de fautes dans le Commentaire
de M. Geoffroy , et je les ai prouvées quelquefois avec
un soin minutieux. J'en demande pardon à la plupart
de nos lecteurs qui étaient persuadés d'avance qu'un
bon ouvrage en ce genre ne pouvait sortir de la plume
d'un pareil écrivain. Je n'ai rien appris à ceux-ci ; mais
il fallait convaincre les autres. J'ai dû pour cela signaler
un grand nombre d'erreurs et m'attacher même à les
réfuter. On a pu voir qu'accablé de l'abondance des
objets et gèné par les bornes d'un extrait , j'ai voulu
du moins offrir un échantillon de tous les genres de
fautes , laissant au lecteur le soin de calculer tout ce
que j'étais forcé d'omettre , d'après le peu que je pouvais
montrer. Mais il est des défauts , pour ainsi dire ,
impalpables , défauts qu'on ne peut rendre sensibles par
l'analyse , et dont la continuité importune nuit plus à
un ouvrage que ne feraient des défauts plus choquans ,
mais moins répétés. De quelle manière pouvais-je démontrer
que M. Geoffroy fait sans cesse , sur les vers
les plus simples , de ces remarques d'une justesse triviale
et niaise qui feraient préférer le paradoxe et même.
l'erreur ; que , d'un autre côté , soit paresse , soit insuffisance
, il laisse passer , sans la moindre observation
les vers les plus susceptibles d'un examen approfondi ;
que lorsqu'il juge à propos de s'y arrêter , il ne fait que
débiter d'un ton capable et avec une assommante prolixité
, ce qui traîne dans tous les livres ; que , tout en
se moquantde ceux qui , pour affecter l'érudition ét la
,
598 MERCURE DE FRANCE ,
sagacité , aperçoivent des imitations marquées où il n'y
en a pas la plus légère trace, lui-même il rapproche
souvent des choses qui n'ont presque aucun rapport
d'idée , ni d'expression ; que quand son style ne péche
pas ouvertement contre les règles du langage , il est
entiérement privé d'élégance; que quand il n'est pas
de mauvais ton et de mauvais goût , il est d'une familiaritédesagréable
ou d'une gravité ennuyeuse , etc. , etc.?
Tout cela se sent dans une lecture, et ne se prouve pas
dans un extrait. Tout ce que je puis faire , c'est de le
dire , et je le dis. Si quelqu'un en doute , qu'il s'en
assure lui-même : je ne lui souhaite pas d'autre punition
pour son incrédulité.
Heureusement on y sera peu disposé , quand on
se rappellera sur quels titres se fonde la mission que
M. Geoffroy s'est arrogée. L'auteur du feuilleton , quoi
qu'il en dise , n'est ni un littérateur , ni un écrivain.
L'aveugle détracteur de Voltaire n'est point un admirateur
éclairé de Racine. Cette inexplicable fureur
contre Voltaire est l'esprit , est l'ame de tout son ouvrage,
il n'y a pas une seule page qui n'en soit empreinte
; cela dégénère en une véritable manie où l'odieux
et le ridicule se confondent. Le grand homme
qui en est l'objet , est aujourd'hui insensible à toutes
ces attaques : elles ne troublent pas plus son repos ,
qu'elles ne, dégradent son immense renommée. Aussi
M. Geoffroy s'est-il choisi encore d'autres victimes ,
des victimes vivantes , afin de trouver au moins le
salaire de ses injures , dans l'espoir de leur nuire et
de les affliger. Il a imaginé de dépouiller l'époque
actuelle de toute sa gloire dramatique , en mettant à
la fois trois de nos premiers tragiques , non point andessous
des anciens à qui les modernes le cèdent sans
honte , quoique souvent avec plus de modestie que
de raison , non point au-dessous de Corneille et de
Racine qu'ils se plaisent àreconnaitrepour leurs maîtres ,
mais au-dessous d'un moderne , d'un étranger , d'Alfieri
enfin , sans lequel M. Geoffroy déclare qu'ils n'eussent
point fait les ouvrages dont le sujetleur est commun avec
lui ; et cettephrase, chef-d'oeuvre unique de dénigrement
etd'incivisme littéraire, est consignéedans un livre qui ,
JUIN 1808. 599
àl'aide du nomde Racine, et j'ai honté de le dire, à l'aide
du renom scandaleux de son commentateur , va porter
dans toutes les parties de l'Europe le mépris de notre
théâtre et des écrivains qui le soutiennent par leurs
talens. C'est pourtant-là le langage d'un de ces gens qui
reprochent sans cesse à Voltaire d'avoir diffamé sa nation
aux yeux de toutes les autres. Si Voltaire a en
le tort de la décrier par des sarcasmes , quelquefois
trop justes , du moins il réparait sa faute en l'honorant
par des chefs-d'oeuvres . Par quels chefs-d'oeuvres
ces messieurs compenseront-ils la honte dont ils cherchent
à la couvrir ? AUGER.
- BÉLISAIRE ; par Mme DE GENLIS. Un vol. in-8° .
A Paris , chez Maradan , libraire, rue des Grands-
Augustins , nº 9.
IL est trop prouvé que dans les arts de l'esprit et de
l'imagination , les plus légères critiques ne blessent pas
moins la sensibilité du talent que l'orgueil de la médiocrité.
Les faveurs de Louis-le-Grand et les suffrages
d'un ami tel que Boileau ne parent consoler l'auteur
de Phèdre d'une injustice passagère ; il crut punir l'envie
en renonçant à la gloire , et quatorze de ses plus belles
années furent perdues pour le théâtre français. On a vu
depuis , le vieillard de Ferney , ne comptant pour rien
toutes les palmes qui couronnaient sa tête octogénaire ,
se croire obligé de repousser la critique par des satires
pleines de fiel , employer toutes les forces de l'esprit et
de la colère contre ses plus faibles adversaires , et leur -
donner par ses injures une célébrité malheureuse , à
laquelle ils n'étaient point appelés. Aujourd'hui Mme de
Genlis , accoutumée à nous offrir des exemples inimitables
, ne dédaigne pas d'imiter elle-même celui de
Voltaive ! Je la prie deme voir dans ce rapprochement
aneune personnalité ; ce n'est que sous le rapport de
l'irascibilité littéraire qu'elle est comparée à l'auteur de
laHenriade; elle n'en diffère pas moins de ce poëtephilosophe
par ses principes et par l'emploide ses talens .
Mais comme Voltaire, malgré son immense supériorité,
600 MERCURE DE FRANCE ,
payait son tribut à la faiblesse humaine , et descendait
quelquefois, dans ses pamphlets cyniques , au niveau de
ses plus obscurs ennemis , de même Mme de Genlis ,
quand elle craint d'affliger l'envie par le succès d'un
nouveau roman moral , prend soin de la consoler d'avance
par une préface polémique.
Je suis accusé dans celle de Bélisaire d'avoir critiqué
le Siége de la Rochelle avec le ton et les expressions
de la haine ; d'avoir fait de cet ouvrage un extrait nonseulement
infidèle , mais tout àfaitfaux , et de m'être
permis des personnalités très-offensantes . Mme de Genlis
daigne ensuite m'expliquer , avec un peu d'ambiguité,
ce qui fait souvent confondre , par des auteurs irrités
et par le public impartial , l'état honorable de journaliste
, avec le vil métier de libelliste. Je la remercie
sincèrement de ses instructions , qui , je crois , m'étaient
inutiles dans cette occasion , et je tâcherai d'être clair
dans ma réponse.
6
Pourprouver que mon extraitdu Siége de la Rochelle
Pest infidèle et faux , Mmede Genlis assure que j'ai répété
, d'après un autre critique , que ce Roman était
fondé sur la condamnation d'une jeune fille innocente ,
accusée d'un crime exécrable , uniquement parce qu'on
*la trouve évanouie dans la chambre de l'enfant assassiné.
-Voici ma réponse : Je n'ai pas dit un seul mot de
ce que Mme de Genlis me fait dire , et je la défie de
trouver dans mon extrait la phrase qu'elle cite et qu'elle
souligne.
J'ai dit , au contraire , « que le mariage clandestin
>>du comte de Rosemberg avec la fille d'un Electeur
>> d'Allemagne , mariage accompagné de circonstances
>> presque impossibles , étaît le véritable fondement de
>> l'ouvrage , qui , sans celte aventure incroyable , ne
>> pourrait se concevoir ni se dénouer. >> Quant à la
scène horrible de l'assassinat , j'ai dit : « Il faut en-
>> tendre Mme de Genlis la raconter elle-même. La clarté,
>> la simplicité , l'élégance continue du style , feront plus
>> aisément supporter au lecteur l'atrocité de l'action et
>> l'invraisemblance des détails qui l'accompagnent.>>>
Alors,j'ai cité littéralement plusieurs pages du roman et
tout le récit du meurtre , auquel je n'ai ajouté que les ré
JUIN 1808 . 601
flexions suivantes : « Je le demande à tout homme de
>> bonne foi : personne , dit avec raison Mme de Genlis ,
>> n'aurait pu concevoir l'idée de ce crime abominable .
>> Apeine peut-on l'expliquer en supposant toutes les fu-
>> reurs de la cupidité en démence réunies à toutes les
>>>prévoyances d'une scélératesse réfléchie , àtoute laféro-
>> cité d'un brigand inaccessible à la crainte et aux re-
>>> mords : et tout le monde s'accorde et s'obstine
>> à l'imputer à une fille de dix-sept ans , dont le
>> souffle du vice n'a point encore altéré la pureté ,
>>>modèle touchant de grâce , de pudeur , de piété
>> filiale , qui n'est connue de tout ce qui l'environne
>> que par sa bienfaisance , sa timidité , sa candeur , sa
>> vertu céleste ! Et Valmore , le plus sensible et le
>> plus religieux des hommes , transforme tout-à-coup
>> en parricide cet ange dont il est adoré ! il veut que
» Clara périsse dans les tourmens ; il ne veut vivre
» que pour voir son supplice ! Passe encore pour Val-
>> more ! C'est un père au désespoir : mais sa soeur ,
>> mais ses vassaux , mais les juges sur-tout ! qui tous
>> à l'envi , font taire le cri de la nature et de la rai-
>> son ! qui sacrifient toutes les certitudes morales à de
>> faibles apparences ; comme si celui qui fut capable
>> de combiner et d'exécuter cet horrible assassinat ,
>> avait dû nécessairement s'évanouir après l'avoir
>> commis , garder à la main le poignard ensanglanté ,
>> et attendre plus d'une heure , dans cette attitude ,
» qu'on vînt l'arrêter à côté de sa victime ! >>>
Sans doute , j'ai pu croire que l'art et le goût ne
permettaient pas de fonder l'intérêt d'un roman sur
le spectacle d'un assassinat et d'un échafaud ; qu'il était
malheureux que l'ouvrage de Mme de Genlis fût établi
sur cette conception première; et que des moyens pareils
ne devaient pas réussir chez un peuple dont la
littérature n'est point arrivée au dernier degré de la
barbarie. Mais on voit évidemment , par le passage cité ,
que , loin d'avoir dit ou répété que Clara est accusée
d'un crime exécrable , uniquement parce qu'on la trouve
évanouie dans la chambre de l'enfant assassiné , j'ai
présenté cet évanouissement et les circonstances qui
l'environnent, comme une première preuve de son
602 MERCURE DE FRANCE ,
innocence; et que sans m'arrêter aux invraisemblances
matérielles de l'action , j'ai particulièrement insisté
sur les certitudes morales que le caractère connu de
l'accusée opposait à l'erreur des juges . Ainsi , je puis
dire à Mm de Genlis , en me servant de ses propres
expressions , pour conserver , au lieu du tonde la haine ,
celui de la politesse et de la bienveillance , qu'elle a
fait un exposé grossièrement ,formellement faux , enfin
unfaux exposé de ma critique.
Cette étrange progression d'adverbes et ce bisarre
superlatif, dans le style d'un écrivain , ordinairement
si élégant et si pur , m'a beaucoup moins étonné , je
l'avoue , que le reproche de haine , et de mauvaise
foi qui m'est adressé directement dans cette malheureuse
préface. On vient de voir de quel côté se
trouve la mauvaise foi! Quant à la haine , et aux
personnalités qu'elle inspire , rien , j'ose le dire , n'est
plus éloigné de mon caractère : j'ai le bonheur de ne
pas même hair mes ennemis déclarés. J'aime dans
Mme de Genlis , un talent facile et fécond , qui rend
presque toujours sa pensée avec une expression franche
et naturelle ; je n'aime point qu'elle en abuse pour
altérer tour-à-tour la noble simplicité de l'histoire et
la gravité sévère de la religion. J'aime dans ses ouvrages
la peinture fidelle du monde où elle a vécu,
ses aperçus fins et vrais sur la société , ses réflexions
ingénieuses sur les préjugés et sur les moeurs; je n'aime
point qu'elle y joigne des tableaux d'un monde imaginaire
, des aventures sans vraisemblance , des caractères
sans vérité , ou si l'on veut , d'un affreuse
vérité , mais heureusement trop rares dans la nature
pour qu'on doive les prodiguer dans les livres : enfin ,
j'aime , je respecte , dans Mme de Genlis , la pureté de
la morale et l'exaltation de la piété; mais je n'en aime
le faste sententieux ni dans les drames , ni dans les
romans. Du reste, aucun intérêt d'affaires ou de partis ,
aucune opinion , aucune rivalité , aucun souvenir
pénible ne peut m'armer contre Mme de Genlis ; j'ai
eu Thonneur de la rencontrer , une seule fois , dans
uncercle nombreux; et je doute que dans sa société
la plus intime, on rende justice avec plus d'empres
JUIN 1808. 603
sement et de plaisir que moi , à l'étendue de ses connaissances
et à la variété de ses talens.
Parmi les personnalités très-offensantes dont elle se
plaint , elle n'en cite qu'une seule ; c'est le reproche
que je lui ai fait d'avoir critiqué amérement les ouvrages
d'une personne qui ne l'avait jamais attaquée.
Voilà ce que Mme de Genlis appelle un reproche tout
àfait étranger à la littérature : alors , dit-elle , les
discussions littéraires ne seraient plus que des libelles .
En vérité , je doute si je veille en transcrivant ces
lignes singulières ! Quoi ! Mme de Genlis aura le droit
de critiquer , de tourner en ridicule les ouvrages de
deux femmes célèbres , qui n'ont jamais attaqué les
siens , et sous peine de n'être plus qu'un libelliste ,
un journaliste honnête n'aura pas le droit de le remarquer
! Mm de Genlis , commentant au gré de sa
colère cette observation si simple, prétend que je veux
qu'on attende une attaque pour critiquer ce qui paraît
répréhensible ; que si l'on n'est jamais attaqué, il faut
toujours se taire ; mais que dès qu'on est attaqué, on
peut combatte à outrance. « Voilà , poursuit-elle
>> avec une édifiante modération , des règles de cri-
>>tique bien nobles et bien raisonnables. Il est fâcheux
» que M. Esménard , qui vient de les établir , les en-
>> freigne aussitôt en les publiant , car non-seulement
>> il critique mon ouvrage, mais il fait tous ses efforts
>> pour noircir mon caractère , et je ne l'ai jamais at-
>> taqué ! etc.
Non, madame, je n'ai jamais eu l'intention de noircir
votre caractère, en critiquant vos ouvrages; et même
lorsque j'ai remarqué cette attaque déplacée contre
deux femmes que vous étiez dignes de louer ; lorsque
j'ai glissé légérement sur ce reproche , qui n'était pas
tout-à-fait étranger à la littérature , puisque votre
critique était imprimée à la tête du livre que j'analysais
; je n'ai pas cru qu'en cédant à la séduction de
l'amour-propre , qui, peut-être à votre insçu , ne critiquait
les ouvrages de vos rivales que pour faire
l'éloge des vôtres , vous commissiez un action odieuse,
capable de noircir votre caractère. Je n'avais pas besoin
de lire votre dernière préface, pour savoir que
604 MERCURE DE FRANCE,
l'esprit le plus fin , le caractère le plus honnête ,
n'empêchent point de tomber souvent dans les piéges
que nous tend la vanité; mais j'avais besoin de l'étrange
rapprochement que vous faites , pour apprendre qu'un
écrivain, condamné à rendre compte des ouvrages nouveaux
dans un journal littéraire , s'il ose critiquer un
auteur dont il n'a point à se plaindre , manque à toutes
les convenances , aussi bien que celui ou celle qui
dans la préface d'un roman , attaque tous les romans
qui peuvent être préférés aux siens. Je croyais au contraire
, que ce qui pour le journaliste est souvent un
pénible devoir , était un procédé peu généreux chez
un écrivain à qui , Madame, tout le monde peut appliquer
ce mot fameux que vous connaissez ; quoi !
sans y étre obligé ! je ne saurais vous féliciter d'avoir
voulu joindre à l'heureux privilége de charmer vos
lecteurs par vos ouvrages , le malheureux droit de juger
ceux de vos rivaux et de vós rivales : et je crains
bien qu'après en avoir peut-être abusé dans l'épître
dédicatoire du Siége de La Rochelle , vous n'ayez eu
tort d'en user encore dans la préface de Bélisaire et
dans la notice historique dont vous avez enrichi ce
nouveau roman.
Cette notice me paraît moins destinée à faire connaître
des personnages très-connus , qu'à prouver l'excellence
des romans historiques , et à critiquer le Bélisaire
de Marmontel. Suivant Mme de Genlis , les romans
historiques , à mérite égal , doivent être toujours préférés
aux autres. <<<Eux seuls , dit-elle , ont fait la réputation
des romanciers français les plus célèbres. >> Je
croyais que Gilblas y avait contribué , et que Le Sage
valait bien Mue Scudéry , La Calprenède , Mlle de Lussan
, et tous ceux que Mme de Genlis place au premier
rang des romanciers français. Il est vrai que , se méfiant
de ses argumens , elle s'empresse de les fortifier
par des autorités , et qu'elle s'efforce de prouver que
Séthos , Anacharsis , et même Télémaque sont aussi
des romans historiques . Mme de Genlis estime particuliérement
Séthos : <<< Morale , intérêt , instruction , style
>> sage et pur , il réunit tout , dit-elle. C'est le seul bon
>> ouvrage du dernier siècle , auquel les philosophes
JUIN 1808. 605
» aient rendu pleine justice , et ce fut uniquement par
> équité et par amitié pour l'auteur , car les principes
>> en sont parfaits. On dit néanmoins que l'auteur était
>> philosophe , dans le sens attaché alors à ce mot : si
>> cela est , il faut convenir franchement qu'un philo-
>> sophe du dix-huitième siècle a fait un excellent livre
>> et parfaitement pur. » Etje ne sais pourquoije bdille
en le lisant : mais j'aime à voir Mme de Genlis applaudir
à l'équité des philosophes , sans pouvoir être soupçonnée
d'amitié pour eux , et je n'opposerai point à son admiration
si pleine , si abondante et si désintéressée pour
Séthos , le jugement de Voltaire , ni le dernier vers
d'une épigramme contre l'abbé Terrasson , beaucoup
trop cynique , pour être connue de Mme de Genlis ;
Frappez fort : il a fait Séthos.
Au reste, puisqu'elle veut absolument que cet ouvrage,
le voyage d'Anacharsis , et
de Fénélon , soient des romans historiques , elle me
permettra quelques réflexions à cet égard. Osons , pour
un moment , comparer le roman à la tragédie , puisque
l'une est souvent un roman en action , et que l'autre
devrait toujours être un drame raconté. Nous avons
deux espèces de tragédies historiques , toutes les deux
consacrées par de grands succès. La première est celle
où le poëte s'emparant d'un événement dont les circonstances
principales sont intéressantes et tragiques ,
les combine et les réunit sans blesser les règles fondamentales
du théâtre. S'il est forcé d'inventer quelques
ressorts nécessaires à la marche de l'action , ils sont tellement
en harmonie avec ceux que l'histoire fournit ,
tellement fondés sur la situation et les caractères donnés ,
que la vraisemblance ajoute encore à l'intérêt de la
vérité. Alors on croit voir sortir de la poussière des tombeaux
les tyrans et leurs victimes , les grands criminels
et les héros : le poëte rend , pour ainsi dire , l'histoire
vivante , et nous fait assister aux catastrophes des siècles
passés . L'illusion est complète , quand l'éloquence
ou la mâle simplicité du style peignent avec des couleurs
fidèles les lieux , les tems , les moeurs et les passions
que le poëte a voulu représenter. Cette espèce de
tragédie , la plus difficile de toutes , n'est pas toujours
606 MERCURE DE FRANCE,
celle qui produit les impressions les plus vives et les
plus genérales ; mais elle satisfait plus qu'aucune autre
les hommes d'un goût sévère et d'un esprit cultivé.
Cinna , les Horaces , Rome Sauvée , Brutus, appartiennent
à ce genre , dont Britannicus me parait être
le plus parfait modèle.
Une seconde espèce de tragédie historique , dont la
Littérature française s'honore , est celle où l'auteur s'attachant
particulièrement à peindre des caractères dramatiques
et des passions théâtrales , lie une action qu'il
invente à une époque mémorable et à des événemens
célèbres. Ici , l'imagination plus libre a le choix de
l'intrigue et de ses ressorts ; les combinaisons sont plus
faciles et plus fécondes ; il y a moins de ce mérite de
difficulté vaincue qui entre pour beaucoup dans le
charme de tous les beaux-arts ; mais un poëte ingénieux
, brillant et passionné , peut créer une fable intéressante
, l'environner de grands souvenirs , et produire
une émotion profonde sur la foule assemblée au
théâtre , sans déplaire au petit nombre qui juge dans le
silence du cabinet. Ainsi Voltaire a lié l'action de Zaïre
à l'époque si poëtique des Croisades ; celle d'Alzire
à la conquête du Nouveau-Monde; celle de Tancrède
au tableau des coutumes , des lois de la chevalerie , et à
P'invasion des Sarrasins en Europe. L'histoire ne lui a
rien fourni pour l'intrigue de ces drames touchans ;
mais il lui doit des peintures de moeurs et des traits de
caractère qui complètent l'illusion produite par la
magie de son talent. Observons que cette illusion est
bien moins parfaite , si le héros de la tragédie est un
personnage vraiment historique , comme dans Mahomet
et l'Orphelin de la Chine , parce qu'alors les convenances
théâtrales forcent quelquefois le poëte à démentir
le caractère connu : qu'on se rappelle l'amour
deMahomet pour Palmyre, et la délicatesse , les raffinemens
, je dirais presque la timidité du tartare Gengiskan
, devant Idamé.
Il en est des romans historiques comme de cette dernière
espèce de tragedie (1). (Encore une fois qu'on me
(1) Unhomme d'esprit disait derniérement qu'un roman historique
est une tragédie sans poësie et sans parterre.
JUIN 1808. 607
permette ce rapprochement ; il est question d'Anacharsis
et de Télémaque ). Nul doute qu'un romancier
ne puisse emprunter à l'histoire la peinture des moeurs ,
des tems et des lieux , pourvu qu'il conserve fidélement
les couleurs locales : nul doute encore qu'il n'ait le
droit de lier sa fable à des événemens connus , à de
nobles souvenirs; mais il est toujours dangereux pour
lui de choisir ses principaux personnages parmi des
hommes dont les actions et les caractères sont irrévocablement
établis et connus ; car alors la présence majestueuse
de l'histoire arrête à chaque instant l'essor de
l'imagination , ou les fictions ingénieuses de l'imagination
dénaturent la simplicité de l'histoire. L'abbé Barthelemi
pouvait inventer pour le jeune Anacharsis des
situations et des aventures fabuleuses ; le goût ne lui
demandait qu'une parfaite analogie entre ces fictions
et les faits historiques dont il rappelle le souvenir. Fénélon,
plus libre dans une carrière plus étendue , pouvait
environner un héros poëtique de tout le merveil-
Jeux de l'épopée ; ni l'un ni Pautre ne l'auraient osé
pour Bélisaire.
Mme de Genlis elle-même, malgré sa confiance dans
les droits et les ressources du roman historique , n'a
point osé prodiguerici, comme dans ses autres ouvrages ,
les événemens incroyables , les caractères monstrueux ,
et tous les petits agrémens du genre. Il y a bien par-ci
par-là , des invraisemblances un peu fortes dans la fiaison
des faits et dans la conduite des personnages ; mais
Mme de Genlis nous apprend dans sa préface qu'il y a
de la petitesse et de la pédanterie à se montrer trop
sévère à cet égard , et je me tiens pour averti. Je ne
dirai donc rien de quelques erreurs sur les lieux et
sur les climats , qu'un très-bon critique a déjà relevées
dans la Gazette de France ; je ne parlerai pas davautage
de quelques situations prises dans des livres imprimés
depuis long-tems , et peut-être dans un ouvrage
attendu avec une juste impatience par tous ceux qui
en connaissent des fragmens; il est du moins certain
que la situation frappante de Bélisaire et de Gélimer
sur les ruines de Carthage a coûté peu d'efforts à l'imagination
deMm de Genlis. Mais puisqu'elle permet qu'on
608 MERCURE DE FRANCE ,
exige des sentimens toujours vrais , et la vraisemblance
la plus exacte dans la conduite des personnages d'après
leurs caractères et leurs situations, je prendrai la liberté
de lui demander si Bélisaire , à qui elle donne
un orgueil dominateur et la soif ardente de la vengeance
, Bélisaire , à qui l'on a crevé les yeux , et qu'on
vient de laisser enchaîné sur un rocher de la Thébaïde
où ses imprécations contre la Providence se mêlent au
bruit des vents et des orages , peut , d'après son caractère
et sa situation , avant d'avoir été désarmé par la
religion et par le spectacle d'une résignation sublime
dans un malheur égal au sien , faire à son hôte un récit
de plus de quatre-vingts pages , semé d'observations
très-fines , exprimées avec une élégante précision , sans
qu'il lui échappe un seul cri de douleur on de vengeance
contre ses barbares ennemis ? C'est cependant
ce qu'il fait aux dépens de toute vraisemblance morale
et dramatique. Veut-on des preuves ? je prends au hasard
les premiers passages qui se présentent.
<<Ceux qui n'ont jamais vécu à la Cour s'en font une
>> idée très-fausse , et la calomnient par ignorance. Ils
>> croient que tous les favoris des princes sont insolens,
>> ils se trompent. A moins d'être un sot et même un
>> lâche , on a rarement de l'impertinence dans une
>> situation où l'on ne reçoit de ses égaux quedes marques
>> de déférence , et de ses inférieurs que des hommages.
>> La morgue et la hauteur ne sont guère le partage
>> que des courtisans bien traités des princes , mais sans
>> crédit , et qui , par fatuité , voudraient donner une
>>>haute idée de leur faveur. >>>
Sans avoir vécu à la Cour, je crois ces observations
très-justes ; mais je le demande à ceux qui ont interrogé
le coeur de l'homme et qui savent faire parler ses
passions , ce langage tranquille est-il celui du héros ,
dans la situation où il est placé! S'attendait-on à trouver
ici , dans la bouche de Bélisaire , les souvenirs de
Mme de Genlis ?
Je ne pousserai pas plus loin ma critique , et j'espère
que , cette fois , Mme de Genlis ne la jugera pas tout
a fait étrangère à la littérature. Je demande pardon à
mes lecteurs de leur faire attendre depuis si long-tems
l'analyse
JUIN 1808. 606
50
l'analyse du roman dont je les entretiens. L'intrig
est si simple , Mme de Genlis , intimidée peut-être
la présence de l'Histoire , a tellement économisé l'invention,
qu'il me sera facile de les satisfaire en peu de
mots. Le livre a deux cent trente-deux pages ; les
événemens de l'avant-scène en occupent cent quarante,
dont cent pour le récit des actions de Bélisaire, d'après
ce que tout le monde sait , et pour le récit de son malheur,
d'après les Mémoires particuliers de Mme de Genlis;
les quarante qui suivent sont consacrées à Gélimer , cet
illustre et malheureux roi des Vandales , que Justinien
décora du titre de patrice , et qui mourut en Galatie
sous la pourpre romaine. Mme de Genlis a fait de ce
prince arien un hermite de la Thébaïde qui recueille
Bélisaire , qui prêche comme un Chrysostome ou comme
un Augustin , et qui après avoir bien édifié son hôte ,
part avec lui pour aller le cacher non loin des ruines
de Carthage , près de l'ancien palais des monarques
Vandales , réduit en cendres par Bélisaire triomphant.
Les deux vieillards apprennent l'invasion des Bulgares
dans la Thrace , la révolte de Pharas lieutenant de
Bélisaire, et les nouveaux dangers qui menacent Justinien
et l'Empire. Ils quittent aussitôt l'Afrique pour
aller étouffer la sédition et ramener les peuples à l'obéissance.
Le traître Pharas , trompé dans les desseins
de son ambition secrète, feint de céder à l'ascendant
de la vertu ; mais sous prétexte de faire conduire Bélisaire
au château de la princesse Sophie , noble asyle
où s'est retirée la fille du héros , il le livre aux Bulgares .
Abdaliz , roi de cette nation féroce , ancien ami de
Bélisaire qui jadis lui renvoya son fils sans rançon, vient
de couper la tête à Narses , implacable ennemi de ce
grand-homme et le véritable auteur de son infortune.
Il tient dans les fers , Justin , fils adoptif de Justinien ,
héritier désigné du trône , et propose à Bélisaire de
lui brûler les yeux avec un fer rouge , pour se venger
lui-même et sur-tout pour venger le fils du roi , tombé
dans le dernier combat sous la lance de Justin. On se
doute bien que Bélisaire repousse avec horreur cette
proposition tout àfait bulgare : il fait mieux , il obtient
la liberté du prince impérial qui s'éloigne à l'instant.
610 MERCURE DE FRANCE ,
Mais le roi , qui vient apparemment d'épuiser sagéné
rosité , se ravise tout à coup , enferme son ami Bélisaire,
et veut absolument que le héros aveugle dirige par ses conseils
les opérationsde son armée : pendant que cecise passe
dans le camp des barbares , le fils du roi ressuscite dans
celui des Grecs. Rien n'est plus simple que de l'échanger
contre Bélisaire; mais toute communication est devenue
impossible entre les deux camps par les ordres sanguinaires
d'Abdaliz ; il faut voir dans l'ouvrage même le
singulier parti que prennent Justin , Tibère , et Gélimer
pour arriver auprès du roi. Enfin tout s'arrange ; la
paix est conclue et dictée par Bélisaire ; on retourne
àConstantinople pour être témoins de la mort de Justinien
, qui suivant l'usage impérial de ce tems-là , veut
expirer sur la cendre ; et Justin en montant sur le
trône , associe à l'Empire son ami Tibère , dont il épouse
la soeur ( la princesse Sophie ) en lui faisant épouser
Anastasie, la fille de Bélisaire, dont il a été lui-même
trop long-tems épris.
Il ne manque à cette analyse rapide que des détails
sur les amours de Justin , de Tibère , de Sophie et
d'Anastasie , épisodes qui n'embellissent pas beaucoup
le roman. Il est écrit , comme tout ce qui sort aujourd'hui
de la plume de l'auteur , avec une correction
facile , une simplicité souvent élégante , mais avec peu
de verve et de chaleur. Me de Genlis , toujours malheureuse
dans ses critiques , a provoqué sans le vouloir
des rapprochemens avec le Bélisaire de Marmontel.
Les deux ouvrages diffèrent autant par le but que les
auteurs se sont proposé, que par la manière dont ils
ont voulu l'atteindre; etje crois qu'il ne serait pas moins
inutile de comparer ces deux livres , que de vouloir
accorder ensemble leurs admirateurs. ESMÉNARD.
ANNIBAL FUGITIF , par L. M. P. DE LAVERNE. Deux volumes
in-12. A Paris , chez Léopold Collin, libr. , rue
Gilles-Coeur , nº 4. -1808 .
AVANT de rendre compte de cet ouvrage , qui est une
espèce de roman historique écrit en style poëtique , nous
JUIN 1808. 611
allons discuter unjugement que l'auteur prononce dans sa
Préface , et auquel il nous paraît attacher beaucoup de
prix. « Les principaux historiens (dit- il ) qui ont parlé d'An-
>> nibal , sont Polybe , Tite-Live , Cornélius-Nepos , Plu-
>> tarque et Appien. Justin , Florus , Eutrope , Zonare , en
> ont aussi fait mention ; mais ce ne sont pas des écrivains
> de l'importance des autres. Je crois ne rien hasarder , en
>> disant que le plus croyable de ces écrivains est le premier
>> cité , et le moins croyable le second. Polybe a vécu très-
>> peu de tems après Annibal. Il avait été élevé à l'école des
>> plus grands guerriers et des plus grands politiques ; sa
>> naissance l'avait appelé de bonne heure à des fonctions
>> importantes dans sa patrie ; enfin il fut l'ami du second
>> Scipion l'Africain , fils adoptif de celui qui termina glo-
>> rieusement , contre Annibal lui-même , la seconde guerre
> punique. A tous ces titres , en faveur de sa véracité , Polybe
>> joignait un esprit lumineux , unjugement exquis , une ame
>> incapable de la lácheté de mentir ou de la faiblesse de se
>> laisser entraîner par des préjugés....... Il en est tout au-
>>trement de Tite-Live. Cet écrivain éloquent , dont le style
>> est fait pour servir de modèle , et les pensées de règle pour
>> la conduite de la vie , doit être certainement considéré
> comme un grand rhéteur et un grand philosophe , mais il
» n'a point les mêmes droits à être envisagé comme un grand
>> historien. Par son rang et son état dans la société ( et si
>>l'on est jugé par le résultat , on peut ajouter par son
>> éducation ) Tite-Live était étranger aux profondes con-
» naissances de la politique et de la guerre. Il ne pouvait
>> donc pas présenter les faits relatifs à ces deux principales
>> branches de l'histoire avec des couleurs qu'il tirât de sorr
>> propre fonds ; mais il était obligé de tout emprunter des
>> autres ; et comme les sources n'étaient pas de son tems
>> aussi communes qu'aujourd'hui , Tite-Live , en ce qui
>> concerne Annibal , a tout simplement pris le parti de co--
>> pier Polybe. Mais si , comme je viens de le démontrer ,
>> Polybe avait des moyens de connaître la vérité au sujet
>> de ce grand-homme , qui n'étaient nullement à la portée
612 MERCURE DE FRANCE ,
» de Tite-Live , que doit-on penser de tout ce qui se trouve
>> dans Tite- Live de plus que dans Polybe , sur les actions ,
>> le caractère et les qualités bonnes ou mauvaises du général
>> Carthaginois ?........ Et lorsqu'on voit ensuite que ce sup-
>> plément au texte de Polybe est une injure continuelle à
» la mémoire d'un célèbre guerrier , qui fut le vainqueur et
>> l'effroi de la nation de l'écrivain, et que l'on a d'ailleurs
>> des preuves de la mauvaise critique de cet écrivain , de sa
>> partialité pour ses compatriotes , et de son amour dérai-
>> sonnable pour son pays , le doute ne devient-il pas alors
>> une certitude ; c'est-à-dire , ne regarde-t-on pas comme
>> fausses et mensongères des assertions qui sont le fruit de
>> la haine , de l'aveuglement et de l'envie ? »
Nous ne ferons pas remarquer toutes les fautes de style
dont fourmille cette longue diatribe contre Tite - Live. Ce
n'est pas de cela qu'il s'agit ; mais nous croyons devoir faire
observer au lecteur que , jusqu'ici du moins , tout en attaquant
la réputation des auteurs classiques qui ont fait le plus
d'honneur à la langue française , on avait respecté celle des
auteurs classiques grecs et latins ; les critiques mêmes qui
avaient pris le plus à tâche de dénigrer les premiers , leur
opposaient sans cesse Cicéron , Tacite , Tite-Live , etc. M. de
Laverne est , à ce que nous croyons , le seul qui , jusqu'à
ce jour , ait osé parler avec irrévérence de ces modèles éternels
du goût et du génie. Nous trouvons qu'il hasarde beaucoup
, et que le sort de son ouvrage est singulièrement
compromis par ce morceau de sa préface. Eh! pourquoi ,
au sujet d'Annibal , en croirions - nous plutôt Polybe que
Tite-Live ? Si l'amour de la patrie, préjugé sacré dont il
est très-bon qu'on ne se défasse jamais , a pu porter Tite-
Live à quelque exagération , lorsqu'il a parlé des défauts qui
ont terni le caractère du général carthaginois , Polybe , grec
de naissance , qui n'a vu dans Annibal que le vainqueur
d'une nation qui asservissait toutes les autres , et sur-tout
la sienne (car la Grèce venait de subir le joug) n'a-t-il pas pu
aussi exagérer les bonnes qualités de ce général ? Il a eu
beau être l'ami de Scipion - Emilien; les liaisons de parJUIN
1808 . 613
1
ticulier à particulier ont plus de pouvoir sur les sentimens
que sur les opinions , et les amitiés privées n'empêchent pas
les haines publiques. M. de Laverne , même lorsqu'il croit
devoir louer Tite-Live ( apparemment pour paraître de bonne
foi quand il en dit du mal ) ne daigne pas lui donner les
éloges qui lui conviennent : il l'appelle grand rhéteur et
grand philosophe. Tite-Live est très-éloquent; mais l'éloquence
n'est pas de la rhétorique : il n'est pas philosophe ,
car il est superstitieux ; et la philosophie ne s'allie, point
avec la superstition. Et où l'auteur d'Annibal fugitif prend-il
que Tite-Live était étranger aux profondes connaissances de
la politique et de l'histoire, et qu'il était obligé de tout emprunter
des autres et de copier Polybe ? On ne peut disconvenir
, il est vrai , que puisque Polybe a écrit avant Tite- Live ,
que les Romains ont été vaincus par Annibal sur les bords
du Tessin , à Trasymène, à Cannes , Tite-Live , qui est venu
deux cents ans plus tard , a bien été obligé de le dire comme
lui: et si c'est - là ce que M. de Laverne appelle copier , tous .
les historiens qui se succèdent dans la narration du mėme
fait se copient nécessairement. Polybe était presque contemporain
des événemens qu'il raconte : soit ; mais il a pu en croire
ses préjugés et ses affections ; et Tite- Live , qui a eu le désavantage
d'être moins près de ces mêmes événemens , a trouvé
dans la protection dont Auguste l'honorait , les moyens de
compulser les registres des temples , des pontifes , des Augures,
des vestales , a pu s'instruire par les entretiens du
savant Varron , et c'est bien aussi quelque chose ; ce n'était
pas trop la peine , pour exalter Polybe , d'appeler Tite-Live
mauvais critique , et de l'accuser de haine , d'aveuglement et
d'envie , sur-tout lorsque l'on n'en donne aucune preuve. Il
n'est pourtant pas difficile de pénétrer le véritable motif de
cette répugnance de M. de Laverne pour la narration des
faits qui concernent Annibal , tels que Tite-Live les raconte.
Composant un roman historique , il voulait absolument faire
un héros parfait de son Annibal.
Il fallait bien , par conséquent , contredire l'histoire ; et
comme Tite-Live rapporte quelques faits qui ne font pas
:
:
4
614 MERCURE DE FRANCE ,
trop d'honneur à Annibal , et qu'il l'accuse mème de
cruauté , il fallait bien lui préférer Polybe qui n'en parle
pas ainsi. M. de Laverne n'a pas fait réflexion qu'Homère ,
qui ne racontait que des événemens fabuleux , et qui
au reste ne fesait qu'un poëme quand il composait son
Odyssée , ne nous a pourtant point présenté son Ulysse
comme un héros parfait. Il ne le dépouille point de ses
artifices et de cette adresse qui ressemble si fort à la ruse
et à la fraude. Eh bien , Annibal est l'Ulysse de l'histoire :
il fallait le peindre vaillant ( car il l'était ) , plein d'audace
, de ressources , de génie , et n'étant jamais plus à
craindre que lorsqu'on le croyait réduit à l'extrémité ;
mais il ne fallait point nous l'offrir comme un modèle
de vertu. Il ne fallait pas sur-tout le travestir en amoureux.
Annibal amoureux ! Eh ! bon dieu ! où en sommes-nous ?
et c'est un homme qui veut apprendre à Tite-Live comment
il faut faire l'histoire qui fait soupirer Annibal aux
pieds d'une femme ! L'auteur ne devrait pas non plus
ignorer que tout roman doit avoir une exposition, un noeud
et un dénouement , et que pour être historique , il n'en est
pas moins soumis à ces règles invariables ; et cependant son .
Annibal , sans que l'on trouve dans le tissu des événemens
qui lui arrivent la moindre trace d'action ou d'intrigue
quelconque , se sauve de Carthage ; aborde à Malte ; est
jeté par une tempête sur les côtes du pays des Brutiens ,
et c'est-là qu'il retrouve une Corélie dont il avait été fort
épris , lorsqu'il y combattait les Romains , comme si les
Romains lui avaient alors laissé le tems de faire l'amour
en Céladon ; arrive en Crète , où il fait des voyages à
Gortyne et à Gnosse ; s'embarque pour Tyr ; est pris par
des pirates Lybiens ; aborde en Egypte où il recouvre sa
liberté ; retourne à Tyr , d'où il fait voile pour la Syrie ,
est bien reçu d'abord d'Antiochus qui l'admet dans son
conseil-d'état , et qui soutenant une guerre contre les Romains
, le charge de réunir les flottes de Syrie et de Phénicie
; est battu par la flotte rhodienne , et menacé par
Antiochus, que les Romains ont vaincu à Magnésie, d'être
JUIN 1808. 615
1
livré entre leurs mains; prend des habits d'esclave pour se
sauver en Pisidie , cherche à gagner la Bithynie par les
Gorges du Taurus et les vallées de Phrygie ; n'y parvient
qu'après avoir traversé la Cappadoce , la Lycaonie , et des
déserts affreux où périt son esclave , son seul compagnon
de voyage ; est assez bien accueilli par Prusias qui se
laissant d'abord conduire par lui , fait , à son instigation ,
de grands changemens dans l'administration de ses armées ,
de sa marine et de ses finances ; apprend que ce prince
se ménage un accommodement avec les Romains , et même
va recevoir dans sa capitale Flaminius leur ambassadeur ,
demande à Prusias la liberté de se retirer à Lybissa , d'où
il cherche à s'échapper ; est trahi par un de ses esclaves ;
et s'apercevant que toutes les issues du palais qu'il habite,
sont gardées , et que des satellites s'avancent pour
le prendre vivant , s'empoisonne et meurt pour ne pas
tomber au pouvoir des Romains. Tous ces voyages , dans
lesquels l'auteur ne se permet quelques développemens que
pendant le séjour de son héros , sur les côtes des Brutiens ,
en Crète , et à la cour d'Antiochus et de Prusias , n'offrent ,
comme on le voit , aucune trace d'action et d'intrigue. Cependant
les aventures de Télémaque , qui sont aussi un
roman poëtique , et l'imitable modèle de ce genre , ont de
l'action et de l'intrigue : le Séthos de Terrasson n'en est
pas dépourvu . Ramsay lui-même , le timide Ramsay , en
a mis dans les voyages de Cyrus. Pourquoi donc M. de
Laverne n'a-t-il fait qu'un long et froid itinéraire d'un
ouvrage qui pouvait être animé et intéressant ? C'est que
rien ne porte malheur comme de dire du mal des anciens
; c'est que lorsqu'on s'est une fois accoutumé à ne
pas sentir le mérite d'un Tite-Live , par exemple , qui
peint tout à grands traits et d'une manière large , et qui
ne craint jamais de s'étendre , parce qu'il ne craint
pas d'ennuyer, on oublie les proportions naturelles , et
l'on peint tout en raccourci. On imprime dans une préface
, qu'Annibal n'était point à la portée de Tite-Live , ce
qui est déjà une assez bizarre expression , et une plus
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
bizarre idée : on passe du mépris des auteurs anciens dans
les langues mortes , au mépris des bons modèles dans les
langues vivantes , et sur-tout dans la sienne propre ; car les
seconds se sont formés sur les premiers , et comme on
s'écarte également et des siens et des autres , on compose
des ouvrages défectueux qu'on croit soutenir par des hérésies
littéraires. Nous citerons pourtant un morceau où
l'auteur paraît plus animé par l'imagination poëtique qu'il
ne l'est ordinairement , et même s'y livre avec trop d'abandon.
Il peint Annibal gravissant les rochers de l'Ida dans
T'île de Crète , et quoique nous puissions douter que ce
Carthaginois eut le loisir et la volonté de se livrer à des
idées oisivement contemplatives , voici quelques-unes des
sensations que son panégyriste feint qu'il éprouve. « Il at-
>> teignit enfin par un dernier effort , le sommet du mont ,
>> formé de quelques rocs sans cesse battus des vents et
>> couverts de neiges et de glaces éternelles..... Au septen-
>> trion , s'élèvent comme des points lumineux , au-dessus
>> des flots d'une mer mollement agitée , ces fameuses Gy-
› clades , séjour de volupté et de délices , qui ont paru
>> assez belles aux Dieux mêmes , pour qu'ils s'en soient
>> partagé la propriété ........ A l'orient et au midi , les
> regards d'Annibal ne se promènent que sur une vaste mer ,
>> mais il en est dédommagé par l'aspect du pays qu'il a
>>sous ses pieds. Dans le lointain s'étendent de riches
>>et fertiles plaines qui produisent en abondance le vin ,
» l'huile , le miel et le grain nourricier........ Plus près ,
>>les croupes des montagnes dont la Crète est hérissée ,
>> servent de base à l'arbre superbe qui assure à l'homme
>>toutes les jouissances et toutes les commodités de la vie......
>>Annibal distingue les coups sourds du mineur qui ravit
» à la terre les richesses de son sein. L'écho lui rapporte
>>le bruit que fait la hache en frappant sur la coignée ;
>>il entend le mugissement des forêts , lorsque le cèdre
>> altier ou le chêne vigoureux tombent sous les efforts
» du bucheron. De ce côté , les oreilles sont frappées
>>du bêlement plaintif des troupeaux qui s'égarent dans
:
>>>les
JUIN 1808. 61
5.
> les circuits des montagnes , et des cris des bergers cen
>> et des chiens qui les rappellent ......... Les champs, les
>> bois , les vallées et les monts , la terre , l'air et les eaux ,
>> tout respire la vie dans ce tableau délicieux. >> Nous
avons cru devoir abréger cette description que l'auteur
alonge beaucoup trop . Elle prouve que M. de Laverne
pourrait beaucoup mieux faire , s'il avait un peu plus de
respect pour les grands modèles que l'antiquité nous a
transmis. Μ.
CONSULAT DE LA MER , ou Pandectes du Droit commercial
et maritime , faisant loi en Espagne , en Italie ,
à Marseille et en Angleterre , et consulté partout
ailleurs comme raison écrite ; traduit du catalan en
français , d'après l'édition originale de Barcelonne , de
l'an 1494 ; dédié à Monseigneur le prince CAMBACÉRÈS
, archi-chancelier de l'Empire ; par P. B. Βου-
CHER , professeur de Droit commercial et maritime
à l'Académie de Législation , auteur du Manuel des
Arbitres , du Parfait Econome de la ville et de la
campagne , etc. Deux forts vol. in-8° de 1500 pages ,
avec des tableaux. Prix , 15 fr. , et 20 fr. franc de
port. A Paris , chez Arthus-Bertrand , libraire , rue
Hautefeuille , nº 23.-11808.
La navigation , le commerce maritime, la police des
vaisseaux sont dans le systême des connaissances humaines
une des grandes divisions ou principales classes
de la législation et de la science des lois.
La France a eu une ordonnance de la marine de
1681 , et un commentateur accrédité ( Valin ) ; elle a
maintenant un code plus parfait. L'étude assidue de ce
code suffira pour la pratique et les affaires journalières .
Mais lorsqu'on aspirera à connaître les progrès de l'esprit
humain, les causes , les origines , à se pénétrer des
principes, à s'en rendre l'application facile et familière ,
on désirera , on recherchera un recueil qui nous révèle
la sagesse et l'expérience de tous les siècles.
Les coutumes de mer connues sous les noms de Lois
Rr
68 MERCURE DE FRANCE ,
Barcelonnaises et de Consulat sont la compilation la
plus étendue et la plus complète des institutions maritimes
et commerciales que les siècles passés nous offrent.
C'est la source la plus féconde d'instruction . La ville de
Barcelonne , puissante autrefois par le génie et le grand
caractère de ses négocians et de ses armateurs , exerça
sur toutes les villes commerçantes le plus noble empire
dont la raison puisse se glorifier. La sagesse de ses institutions
pénétra dans toutes les parties de l'Europe , les
plus puissantes cités du nord et du midi se sont éclairées
dansle code des lois barcelonnaises qui furent toujours
citées et respectées comme raison écrite.
Cette compilation , rédigée en catalan à la fin du
neuvième ou au commencement du dixième siècle , imprimée
en 1494 , semblait devoir être bientôt perdue
pour le public , on n'en connaissait plus que des éditions
défectueuses et mème informes , des traductions imparfaites
et infidelles. Les jugemens d'Oleron , les ordonnances
de Visly ne remplaçant pas ce monument respectable
, le faisaient regretter plus vivement.
M. Boucher ayant découvert un exemplaire de la
première édition , a eu le courage d'en entreprendre et
d'en exécuter latraduction. Il faut avoir pour un pareil
ouvrage la constance , la sagacité , les lumières des du
Cange , des Sainte-Palaye , des Gibelin , etc.
On ne manque ni de moyens , ni de secours pour
traduire des ouvrages grecs et latins ; mais où en trouvet-
on pour traduire un ouvrage écrit dans une langue
oubliée , composée de plusieurs idiomes , circonscrite
dans l'étendue de quelques provinces , et qui ne subsista
que pendant quelques siècles ? Combien ne serait-il pas
difficile de donner ajourd'hui un vocabulaire de la
langue des Cantabres que l'on parle encore dans la
Biscaye , les Asturies , la Navarre jusqu'à Bayonne ?
Le sujet présentait de plus grandes difficultés au traducteur.
Dans toutes les langues , la législation , la navigation
, le commerce comme les autres sciences et
arts , ont leur langage particulier que les lexicographes ,
les vocabulistes et les grammairiens ont négligé ou
ignoré.
M. Boucher a lutte contre toutes les difficultés et les
JUIN 1808. 619
asurmontées , parce qu'il a réuni à la connaissance la
plus exacte du pays et de ses habitans , une étude approfondie
des idiomes anciens et modernes , des lois et
des coutumes voisines des Pyrénées. Il présente un travail
de sept ans qui justifiera et augmentera la réputation
que tons ses onvrages lui ont acquise.
L'ouvrage est en deux tomes ; le deuxième est la traduction
du Consulat. On y voit tous les principes de la
loi naturelle , du droit des nations , toutes les inspirations
de la raison éclairée par la justice , toutes les découvertes
et les leçons de l'expérience , mis en oeuvre
pour donner et conserver la vie au commerce et à la
navigation , comme le savant accord et l'heureux mêlange
de substances disposées à s'unir ensemble donnent
et conservent la vie aux corps physiques.
Le premier tome est une introduction variée et intéressante.
L'auteur a fixé l'époque de la rédaction
du Consulat. Il a rappelé le souvenir des décisions
rhodiennes , des lois romaines , des usages , coutumes
et compilations du moyen âge , de la législation et de
l'ancien état du commerce de l'Espagne , de l'Italie ,
des Maures , des monnaies , de l'origine des lettres-dechange
, des poids et mesures , des anciennes corporations
de commerce d'arts et métiers , de la puissance
législative , des autorités accréditées , des tribunaux ,
des ministères publics. C'est une partie historique remplied'érudition
. Elle plaira , parce qu'elle est bien placée
et qu'elle est utile. On y reviendra , on la consultera
en lisant le Consulat , pour la connaissance des termes ,
des usages et des moeurs.
Cet ouvrage paraît dans des circonstances heureuses
pour des travaux si utiles et d'un aussi grand intérêt ,
et sous les plus favorables auspices : il est dédié à Monseigneur
l'archi-chancelier de l'Empire. L. M.
METHODE DE PREMIER ET DE SECOND COR'; par
H. DOMNICH , membre du Conservatoire Impérial de
Musique , adoptée pour servir à l'étude dans cet établissement.-
Prix , 24 fr . , gravée par LE Ror. -
1
Rr2
620 MERCURE DE FRANCE ,
A Paris , à l'imprimerie du Conservatoire , rue du
Faubourg-Poissonnière , nº 11 .
LES Méthodes qui sont sorties du Conservatoire de
musique et qui y sont adoptées pour servir à l'enseignement
dans cet établissement même , sont revêtues
d'une autorité qui manque , la plupart du tems , aux
livres élémentaires ou soi-disant tels . Les formes établies
dès l'origine du Conservatoire pour prononcer cette
adoption sont toujours les mêmes , et elles répondent
devant le public de la bonté des ouvrages. C'est l'un
des professeurs , membres du Conservatoire , qui les
rédige , chacun dans la partie de l'art musical où il
excelle : les inspecteurs de l'enseignement les examinent
ensuite; le nom de ces inspecteurs répond du jugement,
qu'ils en portent ; ce sont MM. Gossec , Méhul et Chérubini
; et c'est en conséquence de leur approbation que
le directeur du Conservatoire arrête que ces ouvrages
serviront à l'étude dans les classes de l'établissement.
Ces pièces , qu'on peut vraiment nommer justificatives ,
sont imprimées en tête de chaque Méthode , et les maîtres
et les élèves de chacune des parties de l'art musical
peuvent dans la France et dans l'Europe entière être
assurés qu'en suivant les directions qui ysont prescrites ,
ils donneront et recevront ces leçons mêmes des classes
du Conservatoire.
M. Domnich , auteur de cette Méthode de premier et
second Cor , a fait ses preuves comme virtuose et comme
professeur. Son ouvrage n'aurait pas besoin d'autre garantie
que sa réputation , et il doit y ajouter. Il commence
par une Notice historique , très-bien faite , sur
l'origine et les progrès de cet instrument. On suit le Cor
pardegré, depuis sa naissance , sous le nom de Waldhorn
ou corne des bois , tel que les chasseurs et les bergers
le firent entendre d'abord dans les forêts de l'Allemagne ;
on le voit déjà formé de métal et considérablement
amélioré , paraître pour la première fois vers le milieu
du XVIIe siècle dans les orchestres de la même contrée
; passer à Naples avec les compositeurs italiens
Lotti et Alexandre Scarlatti au commencement du
XVIII siècle , et figurer aussi pour la première fois à
JUIN 1808 . 621
l'opéra français en 1757 , où il fut introduit pour les
débuts de Mlle Arnould , par notre célèbre Gossec .
On le voit recevoir de nouveaux perfectionnemens
dutampon de coton inventé par Hampl, qui le substitua
à la sourdine en bois , et qui bientôt après remplaça le
tampon même par l'introduction et le mouvement de
la main dans le pavillon de l'instrument. On retrouve
ici avec plaisir le nom de M. Rodolphe qui fit le premier
aussi , peut-on ajouter , y fit entendre une qualité
de son et un style pathétique et grandiose que les plus
fameux cors , sans en excepter Punto , n'ont point surpassés
, et n'ont peut-être pas même égalés depuis.
L'instrument se perfectionne encore par l'invention
des coulisses ; elles prennent la place des rallonges que
l'on adaptait auparavant sous l'embouchure , pour pouvoir
accorder le cor avec l'orchestre dans tous les tons.
Une coulisse propre à chaque ton , ajustée au milieu
des contours du cor , achève de lui donner ces moyens
puissans et féconds qui produisent de si admirables
effets.
Punto , que nous venons de nommer , eut la gloire
de donner aux découvertes de son maître Hampl , par
une pratique plus habile des sons bouchés , toute l'extension
et tout l'éclat dont elles étaient susceptibles.
Cette notice est terminée par un juste et touchant éloge
de ce grand maître , dont les amis de l'art déplorent la
perte récente.
On trouve des observations pleines de justesse sur
certains abus qui se sont glissés dans la pratique de ce
bel instrument , et ils ont produit un genre qu'on appelle
mixte , genre facile , mais bâtard , qui a privé l'instrument
de ses sons les plus graves et les plus aigus , et a
réduit son étendue de quatre octaves à une octave et
demie . L'auteur réclame avec force contre cette invention
de la paresse; il en fait voir les fâcheuses conséquences
, et engage les jeunes gens à renoncer à ce genre
qui ne promet point de gloire et qui détruit les
ressources de l'art.
La Méthode est divisée en trois parties , et conduit
graduellement les élèves depuis les premiers élémens
jusqu'aux difficultés les plus compliquées et aux exer
622 MERCURE DE FRANCE ,
eices les plus forts. En suivant les leçons qui la composent
dans le même ordre où elles sont placées, on
parviendra à rendre au Cor son énergie, son étendue et
ses ressources , et l'on bannira ce genre mixte contre
lequel M. Domnich et le Conservatoire entier , par son
organe , s'élèvent avec tant de raison.
NOUVELLES POLITIQUES .
Paris , le 19 Juin.-Adresse de la Junte suprême de gouvernement
à S. M. l'Empereur et Roi.
SIRE , ceux que le sort a placés le plus près du gouvernement dans
des circonstances critiques , et qui s'y sont toujours montrés bons et
fidèles sujets , peuvent et doivent manifester leur opinion quand il s'agit
de la félicité de leur nation.
Convaincus que la position de l'Espagne et tous ses intérêts l'unissent
essentiellement au système politique de l'Empire que V. M. I. gouverne
avec tant de gloire , nous estimons que la plus grande preuve d'amour
que nos souverains ont donnée à la nation espagnole , est d'avoir fondé
leurs dernières déterminations sur un principe évident par lui-même , et
confirmé par une longue série d'événemens politiques ...
Qu'il n'y ait pas de Pyrénées ! tel a été le voeu constant des bons
Espagnols , parce qu'il ne peut y avoir de Pyrénées quand les intérêts
sont les mêmes , quand la confiance est réciproque , et lorsque chacune
'des deux nations obtient , au même degré , le respect de son indépendance
et de sa dignité. .....
Quel que soit le prince que V. M. nous destine , choisi dans votre
auguste famille , il nous apportera par cela seul la garantie dout nous
avons besoin : mais l'Espagne peut réclamer un privilége qu'aucun des
pays alliés de V. M. n'est dans le cas de lui disputer. Le trône des
Espagnes s'élève à une plus grande hauteur; les relations que la réciprocité
de tant d'intérêts lui donne avec la France sont d'une importanceproportionnée
à l'étendue de ses possessions . Ce trobe paraîtdonc
appeler l'aîné des augustes frères de V. M. I. C'est d'ailleurs un
heureux présage que l'ordre établi par la nation soit si bien d'accord
avec les sentimens de respect et d'admiration que les vertus de ce
prince et la sagesse de son gouvernement nous ont déjà inspirés .
Le conseil de Castille, dont la prudence a offert à ces principes tout
P'appui qu'elle devait leur donner , s'unit au voeu de la Junte suprême
de gouvernement.
Madrid, ce 13 mai 1808 .
JUIN 1808. 695
Sa Majesté a répondu aux différentes adresses qui lui ont
été envoyées par la proclamation suivante :
Espagnols , après une longue agonie , votre nation périssait. J'ai vu
vos maux ; je vais y porter remède. Votre grandeur , votre puissance
fait partie de la mienne.
Vos princes m'ont cédé tous leurs droits à la couronne des Espagnes.
Je ne veux point régner sur vos provinces , mais je veux acquérir des
Litres éternels à l'amour et à la reconnaissance de votre postérité.
Votremonarchie est vieille : ma mission est de la rajeunir. J'amélicrerai
toutes vos institutions , et je vous ferai jouir , si vous me seconder ,
des bienfaits d'une réforme , sans froissemens , sans désordres , sans
convulsions .
Espagnols , j'ai fait convoquer une assemblée générale des députations
des provinces et des villes . Je veux m'assurer par moi-même de
vos désirs et de vos besoins .
Je déposerai alors tous mes droits , et je placerai votre glorieuse
couronne sur la tête d'un autre moi-même , en vous garantissant
une constitution qui concilie la sainte et salutaire autorité du souverain
avec les libertés et les priviléges du peuple.
Espagnols , souvenez-vous de ce qu'ont été vos pères ; voyez ce que
vous êtes devenus. La faute n'en est pas à vous , mais à la mauvaise
administration qui vous a régis . Soyez pleins d'espérance et de confiance
dans les circonstances actuelles ; car je veux que vos derniers nevenx
conservent mon souvenir et disent : Il est le régénérateur de notre
patrie.
-Le roi d'Espagne est arrivé le 7, à huit heures du matin,
à Pau. Aussitôt que S. M. l'Empereur a été instruite de son
arrivée , elle est partie du château de Marrac avec six voitures
de Cour à grand attelage pour aller à sa rencontre .
S. M. I. a rencontre le roi à deux lieues de Bayonne , et l'a
ramené dans sa voiture au château de Marrac , où il est arrivé
à huit heures du soir . L'Impératrice et ses dames l'ont
reçu au bas de l'escalier . Inımediatement après , la députation
des grands de l'Espagne , présidée par le duc de l'Infantado
, a été présentée à notre monarque par M. d'Azanza ,
ministre des finances , et a prononcé un discours .
Le roi a répondu avec beaucoup de bonté qu'il sentait
combien sa tache était difficile , mais qu'il se dévouerait
tout entier au bonheur des Espagnes ; qu'il serait récompensé
, si le résultat de ses efforts était le rétablissement
de la tranquillité , de l'ordre dans les finances , la réorganisation
de l'armée et de la marine , et sur- tout si , sous
son gouvernement , l'Espagne retrouvait la libre jouissance
de ses priviléges et de ses constitutions; qu'il ne voulait
624 MERCURE DE FRANCE,
régner que par les lois , et qu'il s'honorerait plus d'être
leur chef que leur maître ; que les grands d'Espagne pouvaient
compter sur sa spéciale protection.
Junte générale. - Première séance. La junte espagnole
s'est assemblée pour la première fois le 15 juin de la présente
année 1808 , à midi , dans la ville de Bayonne et
dans le palais appelé de l'ancien Evêché , où l'on avait
préparé une salle à cet effet , sous la présidence de S. E.
Don Michel-Joseph d'Azanza , conseiller d'état et ministre
des finances ; les secrétaires de la junte étant S. E. le
chevalier d'Urquijo , conseiller honoraire d'état , et D.
Antoine Romanillos , membre du conseil des finances et
secrétaire du roi en exercice .
Après la vérification des pouvoirs des membres de la
junte, il a été donné lecture d'un ordre circulaire du
conseil de Castille pour la publication du décret de S. M. I.
et R. l'Empereur des Français , qui proclame roi des Espagnes
et des Indes son auguste frère Joseph Napoléon ,
auparavant roi de Naples et de Sicile.
La teneur de cet acte , est comme il suit :
Aujourd'hui , en plein conseil , il a été fait lecture de l'ordre royal et
du décret suivans , adressés au doyen du conseil :
Illustrissime St. , par le décret suivant remis à la Junte suprême de
gouvernement par S. A. I. le grand due de Berg , lieutenant-général du
royaume , S. M. I. l'Empereur des Français et Roi d'Italie a daigné proclamer
roi des Espagnes et des Indes son auguste frère Joseph- Napoléon ,
actuellement roi de Naples et de Sicile . Je le transmets à V. S. I. par
ordre de V. S. I. et d'après la délibération de la Junte , afin que le conseil
l'exécute , le fasse imprimer , publier et circuler immédiatement.
Le conseil verra daus cette suprême détermination de S. M. I. la
sagesse de sa prévoyance , et la preuve la plus évidente de ses bienfaisantes
intentions envers la nation espagnole .
Le proclamer son roi , c'est dire combien elle doit se promettre de ses
soins paternels , et placer sur le trône d'Espagne son auguste frère , c'est
unir pour toujours les intérêts et la gloire de la France avec les intérêts
et la gloire de l'Espagne .
S. A. I. et la Junte , qui savent si bien que parmi les qualités qui caractérisent
plus particulièrement ce souverain , se trouve l'amour de la
justice et de la bienfaisance , ajoutent encore à l'espoir des biens déjà
promis par la proclamation antérieure , celui de les voir bientôt se réaliser
avec beaucoup d'autres , que sans doute S. M. s'est réservé d'anponcer
elle-même quand elle se présentera à ses peuples et à son arrivée
dans cette capitale .
Au palais , ce 11 Juin 1808.
Signé, SÉBASTIEN DE PINUELA.
JUIN 1808.
625
M. le doyen du Conseil.
Extrait des minutes de la Secrétairerie d'Etat.
Napoléon, par la grâce de Dieu , Empereur des Français , Roi d'Italie,
Protecteur de la Confédération du Rhin , à tous ceux qui ces présentes ,
verront , salut :
La Junte d'Etat , le conseil de Castille , la ville de Madrid, etc. , etc. ,
nous ayant par des adresses fait connaître que le bien de l'Espagne voulait
que l'onmitpromptement un terme à l'interrègne , nous avons résolude
proclamer , comme nous proclamons par la présente , notre bien-aimé
frère Joseph-Napoléon , actuellement roi deNaples et de Sicile , roides
Espagnes et des Indes.
Nous garantissons au roi des Espagnes l'indépendance et l'intégrité
de ses Etats , soit d'Europe , soit d'Afrique , soit d'Asie , soit d'Amé
rique.
Enjoignons au lieutenant-général du royaume , aux ministres , et
au conseil de Castille , de faire expédier et publier la présente proclamation
dans les formes accoutumées , afin que personne n'en puisse
prétendre cause d'ignorance.
Donné en notre palais impérial de Bayonne ,le 6 juin 1808.
Signé , NAPOLÉON .
La lecture des actes ci-dessus achevée , S. Ex. M. d'Azanza,
président de la Junte , a prononcé un discours sur le bonheur
et la prospérité que promet aux Espagnols la nomination
du roi Joseph-Napoleon au trône d'Espagne .
Seconde séance de la Junte espagnole.
Bayonne , le 17 Juin 1808.
Aujourd'hui 17 Juin , à onze heures du matin , la Junte
espagnole s'est réunie dans la salle de ses séances : on a
lu le projet de discours que dans la dernière séance on avait
délibéré d'adresser au Roi , dans la cérémonie de la présentation
en corps de Junte à S. M.
La rédaction a été approuvée.
Le jour suivant , 18 Juin , la Junte s'est rassemblée dans
la salle de ses séances , et de là s'est rendue dans le palais
appelé du Gouvernement , où habite S. M. , qui a daigné
l'admettre à son audience .
S. Ex. M. don Michel-Joseph d'Azanza , président , a prononcé
, au nom de la Junte , le discours suivant , approuvé
dans la séance du 17. En voici la substance :
a Etablir les bases d'une félicité durable dans notre chère patrie , voilà
la tâche glorieuse qui nous est imposée. N'est-il pas de notre devoir de
626 MERCURE DE FRANCE,
venir d'abord devant notre roi protester du zèle sincère et de l'ardeur
infatigable avec lesquels nous nous dévouerons aux travaux qui nous
sont confiés ?
>> Nous sommes profondement affectés , Sire , des, divisions et des
troubles momentanés qui agitent quelques-unes des provinces , troubles
enfantés par l'erreur du vulgaire , qui ne réfléchit pas , et qui est digne
de commiseration quand il revient de son égarement .
>>> Nous avons fait , Sire , et nous ferons toujours tout ce qui dépendra
de nous pour ramener la tranquillité et le bon ordre.
...
etc.
S. M. a daigné répondre à ce discours en langue espagnole
, et dans les termes suivans :
« Messieurs les députés de la Junte , je partage vos opinions et vos
espérances. La volonté si clairement exprimée de S. M. l'Empereur des
Français , notre auguste frère , pour la prospérité des Espagnes , est assez
garantie par sa gloire.
Le concours de votre zèle et de vos moyens , celui de la nation entière
triompheront facilement des obstacles qu'opposent quelques intérêts
particuliers : accrédités par l'erreur , la vérité les dissipera.
» Quant ànous , nous voulons les ignorer: au-delà des Pyrénées , nous
ne voulons trouver que des coeurs espagnols .
» Les ennemis du continent cherchent à détacher les colonies de
la métropole , ils nous accuseront des troubles qu'ils fomentent ;
comme il est de notre devoir de les étouffer , nous n'épargnerons pas
lés getis de mauvaise foi qui seraient les agens on les instrumens de la
haine astucieuse de nos ennemis.
>Livrez-vous à vos travaux , n'ayez en vue que le bien de la patrie ,
et comptez sur les bénédictions du peuple et sur notre entière satisfaction
.
ANNONCES .
Bulletin de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale,
publié avec l'approbation de S. Ex. le ministre de l'intérieur. Sixième
année.-A Paris, chez Mine Huzard, imprim . -libraire , rue de l'Eperon-
Saint-Andre-des-Arcs , nº 7. -Un vol . in-4º de 164 pages , accompagné
deplanches . Prix , 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. franc de port.
Nous avons déjà fait connaître le but et la composition de cet intéressant
ouvrage en annonçant la 5º année. La Société qui le dirige ne
néglige vien pour lui donner toute l'importance dont il est susceptible ,
et pour le rendre digne de la confiance de ses membres et de celle du
public. Elle y a rassemblé avec soin les recherches qui peuvent répandre
quelques lumières nouvelles sur les arts , et les découvertes les plus utiles
qui se font en France et chez l'étranger ; et sous ce rapport le Bulletin
JUIN 1808. 627
mérite d'être rangé parmi les meilleurs ouvrages périodiques que nous
possédons.
Cette sixième année n'est composée que de six numéros , depuis
Juillet 1807 jusques et compris. Décembre suivant, parce que la Société
qui jusqu'alors avait fait coïncider l'époque de la publication de son
Journal avec celle de son assemblée générale du mois de Juillet , a jugé à
propos de suivre le style grégorien à coupencer de l'année 1808.
Quoique réduit de moitié , ce volume n'est pas moins intéressant que les
premiers. Il nous soffia , pour en faire apprécier le mérite , d'indiquer à
nos lecteurs ceux des articles qui nous ont paru digne d'une attention
particulière.
On y trouve une note précieuse de M. Bardel , sur les moyens d'éviter
le duyet des cotons filés aux Mull-Jennys; un procédé pour carboniser la
houille en gros morceaux ; un autre pour la gravure sur pierre ; la description
et la gravure de plusieurs instrumens très-ingénieux inventés
par M. Regnier , tels qu'un petit dynamomètre pour connaître et comparer
la perte de force que les fils éprouvent , tant par le blanchissage
que par les teintures , et une éprouvette hydrostatique pour connaitte
et comparer la force relative des différentes poudres de chasse et de
guerre; un Mémoire fort intéressant de M. Savoie Rollin, préfet de la
Seine- Inférieure , sur l'emploi des roues à larges jantes; et unextrait du
Mémoire de M. Guyton sur le vice de construction des cheminées ; un
rapport sur des roues à double rang de rais ,de M. Dupuis ; un autre
sur une porcelaine imitant le bronze , de M. Guillaume ; des Notices sur
la gravure en taille de relief, par M. Besnard , quia obtenu un encouragement
de la Société , et sur le platane employé comme bois de ménuiserie
, par M. Poyféré de Cère ; la description et la gravure de plusieurs
seitures de sureté anglaises , et d'une serrure à combinaisons exécutée
par M. Pons , horloger ; un rapport fort intéressant de M. Gillet-Laumont
, sur les impressions et réductions de gravures sur porcelaine , de
M. Gonord ; un autre du même , sur les tôles et cartons vernis de la
fabrique de la rue Martel ; des notes sur les plumes métalliques de M.
Bouvier ; et sur le papier mécanique de M. Désétables ; un rapport
détaillé de M. Darcet , sur les cuirs imperméables de M. Nebel Crepus ,
nouvean genre d'ind strie que la Société a provoqué , etc. , etc.
Les gravures , qui se trouvent au nombre de dix dans ce volume, se
distingnent avantageusement par une exécution très-soignée.
Nouveaux Elémens de thérapeutique et de matière médicale ,
suivis d'un nouvel Essai sur l'art de formuler , et d'un précis sur les
eaux minérales les plus usitées , par J. L. Alibert , médecin de l'hôpital
Saint-Louiset du Lycée Napoléon , membre de la Société de l'Ecole
de médecine de Paris , etc. , etc. Seconde édition , revue , corrigée et
augmentée. Deux volumes, in-8°. de près de 1600 pages . Prix , 16 fr,
50 cent. , et 21 fr. franc de port. A Paris , chez Crapart , Caille et
Ravier , libraires , rue Pavée-Saint-André-des-Arcs , nº. 17.
TABLE.
Du deuxième Trimestre de l'année 1808 .
TOME TRENTE - DEUXIÈME.
POÉSIE.
ÉLÉGIE
LÉGIE au Rossignol ; par Mme Victoire Babois . Page 1
Épitre sur la Pudeur ; par M. Louis Lemercier . 49
Fragment du troisième chant d'un poëme de Joseph ; par M. G. A. 97
Vers sur l'éducation d'Ovide ; par M. de Saintange. 100
Le Choix, dixain ; par M. Millevoye. Id.
Épitre àDamis. 145
Chanson ; par Demore. 146
Début des Fragmens de Belzunce , poëme de M. Millevoye. 193
L'Approche du Printems; par M. Ach. Surgis . 241
Cérinthe invoque Phébus pour la guérison de Sulpicie ; par Kériva-
! lant. 242
La Bouillotte , chanson; par M. de Cailly. 243
L'Avenue des Châtelets , Elégie par M. L. Dubois. 289
Fragment des Trois Règnes de la Nature , Poëme de J. Delille. 337
Le Chameau et ses Panégyristes , Conte par M. G. de M. 339
Chant des Israélites sur la mort de la Fille de Jephté. 385
Le Poëte , Ode par M. Louis Dusillet . 433
Elmonde , Elégie par M. S.-E. Géraud. 481
A l'Ombre d'un Ami; par Mme Dufresnoy. 484
529
530
L'A-propos ; par feu M. de Rhullières .
Boutade chagrine ; par Louis Dubois .
L'Alchimiste et ses Enfans .- Conte arabe ; par M. Andrieux, de
I'Institut . 577
Enigmes. 3, 55, 100, 147, 196, 243, 292, 339, 388, 437 , 485, 530, 581
Logogriphes . 4, 56, 101 , Id. , Id. , 245, Id. , 340, Id. , 438, 485, 531, Id.
Charades . 5, Id., 102, 148, 197 , Id. , 294, Id. , Id. , Id. , 486, Id. , Id.
Mots des Enigmes , des Logogriphes et des Charades . 5 , 56 , 102 , 148,
197 , 245 , 294, 341 , 388 , 438 , 486 , 531 , 582
MÉLANGES .
Essai sur Stace; par feu M. Dureau.
Observations sur l'Ouvrage de M. Schlegel; par M. Gerboux.
Réflexions impartiales sur M. Schlegel; par M. ***.
5
102
48
TABLE DES MATIÈRES .
629
Théâtre Français ( Revue ) ; par M. Esménard. 341 et531
Les Epouseurs ; par M. Sevelinges . 38g
Elvinge , anecdote du XIII siècle ; par Victorin Fabre. 486
LITTÉRATURE , SCIENCES ET ARTS. - ( EXTRAIT9 . )
Les Mille et Une Nuits , nouvelle traduction de M. Caussin Perceval. 15
Recherches historiques sur les variations de la Langue française , jusqu'au
siècle de François Iet. 24
Elma, ou le Retour à la vertu. - Ernestine , comtesse d'Awemberg.
- Le Fantôme de Nembrod-Castle.-Les Enfans des Vosges. 26
Almanach des Gourmands , VIe année . 30
Histoire de Fénélon ; par M. G.-F. Beausset. 57, 116 et 215
Correspondance littéraire adressée au Grand-Duc, depuis Empereur
deRussie. 62
Histoire des douze Césars ; par M. Maurice Lévesque. 74
Histoire d'Orphée ; par M. De Sales . 80
Aventures de Gilblas de Santillane , etc.
Plaute , ou la Comédie Latine ; par M. Lemercier.
Eloge de Pierre Corneille ; par M. Auger.
Recherches sur l'analogie de la Musique avec les Arts qui ont pour
objet l'imitation du langage ; par M. G.-A. Villoteau .
124
132
154
166
Vie et Pontificat de Léon X; par W. Roscoe. 175
Les Loisirs de Polymnie et d'Euterpe ; par M. S.-E. de Bridel. 197
L'Epicurien Français . 208
Histoire Grecque de Thucydide ; par J.-B. Gail. 212
Les Quatre Saisons du Parnasse; par M. Fayolle. 224
Voyage dans la partie septentrionale de l'Océan Pacifique ; par
Broughton . 245
Eusèbe , Héroïde ; par M. J.-L. Laya. 254
Le Printems d'un Proscrit ; par M. Michaud. 259
Du Cotonnier et de sa Culture ; par M. Ph. de Lasteyrie. 272
L'Electricité , sa cause , sa nature , etc.; par M. Limes . 177
Eloge de Pierre Corneille ; par Victorin Fabre . 295
OEuvres choisies de J.-B. Rousseau , avec des notes de M. Le Brun. 306
Lettres sur la Morée ; par A.-L. Castellan . 313
Sur le Sucre de Raisin , d'après les Mémoires de M. Proust. 318
Discours sur la Vie de la Campagne ; par Alexandre de Laborde. 347
Lettres de Tendresse et d'Amour , etc. 353
Obuvres de Jean Racine , avec les Commentaires de Laharpe. 359 , 404
et582
Le Thé est-il plus nuisible qu'utile ? par M. Cadet. 373
L'Ami de la Santé ; par Philibert Perrier . 375
Mémoire de la Vie de l'Abbé Aun llon , par DelaunayDugué.
Les Eclogues de Virgile; par M. Tissot. 439
630 TABLE DES MATIÈRES,
OFuvres de Jean Racine , avec des Comunentaires de M. Geoffroy .
Eloge de Fierre Corneille ; par René Chazet.
Les Offices de Cicéron ; par M. Gallon de la Bastide.
Le Marchand forain et ses Fils .
La Nouvelle Bibliothèque d'un Homme de Goût; par MM. Barbier et
Désessarts .
453
465et505
493
517
535
Voyage aux Terres Australes ; par M. F. Péron. 540
Essai sur P'Emploi du Tems ; par M. M.-A. Jullien. 552
Belzunce , ou la Peste de Marseille; par M. Millevoye. 563
Bélisaire ; par M de Genlis , 599
Annibal fugitif ; par L. M. P.de Laverne , 610
Cousulat de la Mer , etc .; par P. B. Boucher , 617
Méthode de premier et de second cor ; par M. H. Domnich , 619
THÉATRES.
Académie impériale de Musique. 87, 327 , 470, 509
Théâtre Français . 139, 228, 279
Théâtre de l'impératrice. 35, 140 , 187 , 326, 425, 519, 570
Théâtre du Vaudeville .
34, 141 , 280 , 472
Concerts .
34
VARIÉTÉS.
Pages 35, 88, 228, 326, 378, 473, 520
:
:
NOUVELLES POLITIQUES.
Pages 39, 90, 141, 187, 233, 281, 328, 380, 426, 473, 522, 570, 622
ANNONCES .
Pages 48, 95, 144, 191, 239, 287, 335, 384, 432, 480, 526, 576, 627
Fin de la Table des Matières du deuxième Trimestre .
Qualité de la reconnaissance optique de caractères