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Nom du fichier
1807, 04-06, t. 28, n. 298-310 (4, 11, 18, 25 avril, 2, 9, 16, 23, 30 mai, 6, 13, 20, 27 juin)
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631
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
cen
LITTÉRAIRE ET
POLITIQUE.


TOME VINGT- HUITIÈME.
:
VIRES ACQUIRIT EUNDON
A PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
1807 .
}
1907
1
(
RECAP
)
०१०५
16745
.
3.28
28
ا ھ چ پ
M
'( N°. CCXCVIII. )
( SAMEDI 4 AVRIL 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
1 . L
FRAGMENT
Du troisième chant de L'ART D'AIMER , par Barther
Note du Rédacteur. Les vers qu'on va lire sont tirés d'un poëme
inédit en quatre chants , sur l'art d'aimér , de feu M. Barthe , auteur de
la jolie comédie des Fausses Infidélités . Ce poëme , entièrement fini ,
paroîtra bientôt. Le morceau suivant est tiré du troisième chant , où l'auteur
peint les talens et les graces qui conviennent aux femmes.
¿ 10
DANS la démarche même il est un art de plaire.
Souvent sur des attraits la démarche m'éclaire :
Elle invite nos voeux . J'aimai plus d'une fois
Même avant de connoître ou les traits ou la voix.
Eh, si dans le regard l'ame vit et s'exprime ,
Elle se montre aussi dans tout ce qu'ell' anime !
A sa démarche seule , oui , je pourrois nommer
Celle qui songe à plaire , et ne sait point aimer
Et celle que dévore une flamme inconnue ,
Et l'amante timide , et la vierge ingénue
Qui s'endort chaque soir près de sa jeune soeur ,
Des baisers maternels goûte encor la douceur ;
Et celle dont hier la main tremblante et pure
Aux autels de l'hymen suspendit sa ceinture.
Mais une belle aussi peut déplaire en marchant :
529729
A 2
4
MERCURE
DE
FRANCE
,
Telle , avec un air mâle , aspire à l'air touchant£
Telle veut s'embellir d'une aimable foiblesse ,
Et sur un pied nerveux se trafne avec mollesse.
N'imitez pas Zulmé , dont les pas et les yeux
Aux vulgaires mortels annoncent ses aïeux ,
Qui paroft autour d'elle assembler leurs images ,
Et dont la marche auguste ordonne des hommages !
Sur-tout n'oubliez pas le charme des talens.
Il est des arts , il est des mensonges brillans .
La beauté même à l'oeil sait -elle toujours plaire ?
Vous croyez que le temps la détruit ou l'altère
L'habitude , voilà son plus triste ennemi.
A qui nous voit toujours on ne plaît qu'à demi.
Mais aux talens , aux arts qui peut être infidelle ?
Quelle femme avec eux n'est toujours jeune et belle ?
Fût-il un coeur féroce et froid pour la beauté ,
Il a connu l'amour si Delphire a chanté ;
Il a connu l'amour , quand Zélis ou Camille
Précipite les tons de la touche mobile ;
Quand sous ses doigts errans le clavecin frémit ,
En sons demi- plaintifs quand la harpe gémit,
Et se mêle à ces chants dont la mélancolie
Porte un trouble rêveur dans mon ame amollie.
Entends-je tes concerts , mélodieux séjour,
Bois calme qu'attendrit l'hymne éternel d'amour ,
Où de fleurs , de parfums , de myrte environnées , .101
Erroient , toujours aimant , les ombres fortunées ? ta.
Que de fois , pour jouir de ces sons ravissans ,
D'Homère et de Milton j'oubliai les accens !
Ne puis-je recueillir sur ma bouche amoureuse
De ce gosier brillant l'haleine harmonieuse ?
Talens , vous enflammez , vous captivez un coeur.
Il me séduit aussi dans sa douce langueur ,
Ce bras qui mollement s'arrondit en cadence ,
Ce pied voluptueux , suspendu par la danse !
L'oeil suit vos pas légers dans leurs brillans détours ;
L'oeil juge et de la taille et des secrets contours a
Ainsi flotte un roseau balancé sur sa tige ;
Moins rapide en fuyant , l'hirondelle voltige .
Autour de ce théâtre, où s'assemblent les arts,
Voyez un peuple avide attacher ses regards.
O Guimard , c'est à toi que son cri rend hommage !
Oui , tes bras ont une ame , et tes pieds un langage.
Quel ton ,. quel sentiment n'est par eux exprimé ?
AVRIL 1807 .
5
Ton repos même attire , et paroft animé.
Mais ce charmant Dédale , et cette adroite fuite
Appelant du desir l'inquiète poursuite ,
Ces pas craintifs , ces yeux languissamment fixés ,
Aux bras de son vainqueur ces bras entrelacés ,
Me plaisent moins encor que la danse modeste.
Jadis la Volupté , de la voûte céleste
Descendit sur la terre : et l'homme fut heureux.
Libre alors , et sans voile , elle écoutoit nos voeux.
Mais , aux premiers transports succéda l'índolence !
La Volupté soupire , et s'éloigne en silence .
Bientôt une compagne , immortelle beauté ,
Qui d'un voile attrayant couvroit la Volupté ,
A tous les yeux séduits la fit revoir plus belle :
Son nom est la Décence . Un charine est autour d'elle ;
Et les coeurs étonnés retrouvent des desirs .
La Décence aux humains ramena les plaisirs.
LE VOYAGEUR. (1)
Nequicquam deus abseidit
Prudens Oceano dissociabili
Terras.....
(Hor., lib . I, od . 3. )
GLOIRE à l'homme inspiré que la soif de connoître
Exile noblement du toit qui l'a vu naître !
Les tranquilles honneurs , les trésors , l'amitié,
A ses projets hardis tout est sacrifié.
Les travaux , les dangers : son zèle les surmonte.
L'obstacle : il le combat . Le trépas : il l'affronte .
Faut-il franchir les monts ? Faut - il dompter les flots?
Son intrépidité ne craint que le repos.
Voyez-vous ce Génois , l'oeil attaché sur l'onde ,
Reculer en espoir la limite du monde ?
En vain de rois en rois , huit ans , il court offrir
Cet univers caché qu'il saura conquérir ;
Il dévore , huit ans , les refus et l'outrage.
(1 ) Cette pièce de vers a obtenu le premier prix de poésie , distribué
par l'Académie Française , dans sa séance du 1 avril. ( Voyez , dans ce
Numéro , l'article VARIÉTÉS. )
3
MERCURE DE FRANCE ,
P
Mais l'auguste Isabelle accepte son courage;
Les mers qui l'attendoient s'ouvrent à ses vaisseaux :
Il part. Tous les périls l'assiègent sur les eaux....
Quel bruit sourd et lointain ! c'est la trombe rapide
Qui roule en tourbillon , qui monte en pyramide,
Une flamme sinistre aux mâts vient s'attacher,
O prodige ! O terreur ! L'oracle du nocher ,
La boussole est muette : et l'aiguille infidelle
S'éloigne en tournoyant du pôle qui l'appelle.
Déjà les Castillans , entourés de la mort ,
De Palos à grands cris redemandoient le port...
Seul contre tous , Colomb les soutient , les console ,
Et pour eux son génie est une autre boussole .
Reprends ton noble titre , illustre conquérant !
Améric l'usurpa , l'univers te le rend.
Plus heureux , admiré même durant sa vie ,
Cook, respecté dix ans des rois et de l'envie ,
Semble des flots du sud le monarque et le Dieu :
La gloire de son nom le protège en tout lieu.
Ses pavillons sans foudre , honorés des deux mondes ,
Voguent indépendans sur l'empire des ondes,
De l'Océan d'Atlas sortant de toutes parts ,
Des îles tout- à-coup invitent ses regards ;
Et ces filles des eaux , vierges encor naïves,
Etalent sous ses yeux leurs graces primitives,
'Aimable. Otaïti , sauvage Sibaris ,
Où la seule candeur sert de voile à Cypris
Un autre Bougainville achève ta culture;
Aux lois de l'industrie il soumet la nature ;
D'un germe libéral il dore tes guérêts ,
Et sa voix te révèle et Pomone et Cérès !
Bientôt il court chercher , sous un pôle de glace,
Un autre continent promis à son audace.
De son art incertain il hâte les progrès ;
Du temple d'Epidaure il ravit les secrets ;
Et , soumise elle-même à tant de vigilance ,
La Mort baisse sa faulx et s'éloigne en silence.
Trop heureuse Albion , quels furent tes transports
Quand le bronze tonnant l'annonça dans tes ports !
Que l'Europe , homme illustre , un moment te possède !
Qu'à tes rudes travaux le doux repos succède....
Le repos ! En est-il pour ce génie ardent ?
AVRIL 1807 : 7
-
D'un besoin curieux l'invincible ascendant ,
Lorsqu'à peine il respire échappé des naufrages ,
Rend sa vie aux dangers et sa flotte aux orages.
L'Angleterre avoit dit : « Quel mortel le premier ,
>> Entre deux Océans se frayant un sentier ,
>> Osera soulever cette barrière antique
» Qui repousse du Nord les flots de l'Atlantique ? »
Tout se tait.... Cook lui seul sent son coeur palpiter ;
Il se lève : « C'est moi qui l'oserai tenter .
» Des vaisseaux , et je pars. » L'astre du jour à peine
Blanchit le sombre azur de la profonde plaine
Que déjà le héros , debout sur les rochers ,
Accuse impatient la lenteur des nochers .
Mais il part. Il revoit ces fles solitaires
Dont sa main féconda les arides bruyères.
Ces lieux à son aspect semblent se réjouir ,
L'arbuste s'incliner , la fleur s'épanouir.
D'un avide regard il contemple en silence
Ces champs où , frêle encor , l'humble épi se balance :
Avec moins de transports un père à son retour
Sourit aux doux progrès des fils de son amour.
Dieu tutélaire :
Non , tu ne mourras point , ô Cook ,
Tes bienfaits sont vivans au coeur de l'insulaire ;
Et tandis que, s'armant de reproches vengeurs ,
L'univers poursuivra ces tyrans voyageurs ,
Ces brigands tout souillés d'une homicide gloire ,
La voix du monde entier bénira ta mémoire.
Mais un infortuné , que nos cris gémissans
A l'Océan muet ont demandé quinze ans ,
M'apparoît à travers un voile auguste et sombre....
Est-ce toi , La Peyrouse ? ou n'est- ce que ton ombre ?
Quel encens consacrer ces noms immortels !
Le premier voyageur mérita des autels.
Par les mers séparés , sur les divers rivages
*
Les peuples languissoient , nus , grossiers et sauvages.
Le Voyageur paroît.... Les flots sont aplanis ;
Par le noeud des besoins les hommes sont unis :
Le commerce bientôt , rapprochant les distances
De l'un à l'autre pôle étend ses bras immenses ,
Du fertile Yémen recueille le nectar ,
L'étincelant tribut des eaux du Malabar ,
De Chypre et de Naxos la liqueur parfumée ,
7
1
8. MERCURE DE FRANCE ,
1
Et la pourpre de Tyr et l'encens d'Idumée :
Les marbres de Paros , les tissus d'Ispahan
Sous leurs poids précieux font gémir l'Océan ;
Le rubis , que l'aurore avec amour étale ,
Quitte pour l'occident la rive orientale ;
Et le Japon , du creux de ces rochers lointains ,
De son luxe fragile enrichit nos festins.
D'opulentes cités s'élèvent et fleurissent ;
La raison s'agrandit et les moeurs se polissent :
Le désert a des lois , des vertus et des arts.
Monarques ! demandez au plus fameux des Czars.
Par quels puissans ressorts son active sagesse
A su du fier Tartare adoucir la rudesse,
Transformer en cités de fétides roseaux
Et fonder un empire où croupissoient des eaux ?
Pierre vous répondra : « Je parcourus la terre ;
» J'admirai les travaux de la riche Angleterre,
>> Ses savans ateliers , ses pompeux arsenaux ,
» Ses ports où le commerce ouvre tous ses canaux ,
» J'étudiai long- temps aux rives de la Seine
» Les arts voluptueux de la moderne Athène ;
» Sous les rochers du Nord descendu sans pâlir ,
>> Au séjour des métaux j'osai m'ensevelir ;
>> Des chantiers de Sardam ma main laborieuse

>> Saisit avec orgueil la hache industrieuse :
>> Je reparus enfin digne du des rois ,
rang
>> Et l'Empire des Czars s'étendit à ma voix. »
T
En des jours plus lointains , le flambeau des voyages ,.
Tel qu'un astre éclatant perça la nuit des âges :.
Pythagore , Solon , Thalès , Anacharsis,
Moissonnoient la sagesse aux campagnes d'Isis ;
La Grèce , s'élançant dans l'Egypte féconde,
Alloit chercher des lois pour en donner au monde,
O rives de l'Asie , ô terre des beaux -arts ,
Nous révérons encor vos souvenirs épars !
D'un oeil religieux le Voyageur admire
Ilion , Babylone , Ecbatane et Palmyre ;
Des temples , des palais , qui sembloient éternels ,
Il dispute au néant les débris solennels ;
Seul , assis au milieu des antiques décombres ,
Des siècles expirés il évoque les ombres ,
Cherche des temps fameux le vestige effacé ,
Et prête au loin l'oreille aux leçons du passé.
AVRIL 1807. 9
Rien l'observateur n'est muet sur la terre ; pour
L'univers étonné devient son tributaire.
S'élancer au hasard , tout voir sans rien juger ,
C'est parcourir le monde et non pas voyager.
L'oeil du sage lui seul voit , discerne , mesure ,
Surprend l'homme échappant aux mains de la nature,
Compare sa rudesse à nos goûts amollis ,
Et ses brutes vertus à nos vices polis ;
Des diverses humeurs distingue la nuance ,`
Et des climats divers la secrète influence ;
Oppose aux lents progrès des empires naissans
Le rapide déclin des Etats vieillissans ,
Rapproche ces tableaux sí féconds et si vastes ,
Et de la terre entière interroge les fastes.
Où courent à la fois ces doctes conquérans ?
L'un suit le char pompeux de ces astres errans ;
L'autre poursuit Hermès dans le sein de Cybèle ,
Ou rend à Triptolême un sol long-temps rebelle.
Voyez la Condamine , assidu serutateur ,
De son illustre audace étonner l'Equateur.
Anquetil conquérir , sur l'indien rivage ,
La loi de Zoroastre et les écrits du mage;
Et Jussieu , de son art ordonnant les progrès ,
Aux plantes du désert dérober leurs secrets .
Voyez-les déposer aux pieds de la science
Le généreux flambeau de leur experience ,
Epancher des trésors lentement amassés ,
Et charmer leurs rivaux fiers d'être surpassés :
Tel autrefois Platon , après ses longs voyages ,
Aux bosquets d'Acadême entretenoit les sages ,
Et tranquille , près d'eux sous le platane assis , `
Les attachoit long-temps à ses nobles récits.
ERRAT A
Dans l'Essai sur l'Astronomie
M. MILLEVOYE .
, par M. de F. inséré dans le
Numéro
du 20 mars,
il s'est glissé deux fautes d'impression
, dont la
seconde détruit absolument
le sens du vers où elle se trouve :
Page 530 , au lieu de
Que l'univers tremblant révoit par intervalle ;
Lisez :
Que l'univers tremblant revoit par intervalle .
Page 538 , vers 23 et 24 , au lieu de
Sa main ramènera l'étoile déréglée
Qui vient , finit , revient , et court échevelée ;
Lisez :
Sa main ramènera l'étoile déréglée
Qui vient, fuit, et revient , et court échevelée.
10 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
Je suis propre à beaucoup d'emplois ,
Je sers au peuple comme aux rois,
Et l'on m'attribue à Dieu même.
Je n'ai pour m'exprimer bouche , langue , ni voix ;
Je parle cependant , et l'on m'entend de même ;
De deux côtés souvent on m'emploie à la fois.
Tantôt par mon secours l'homme dans ses fureurs
A causé les plus grands malheurs ;
Tantôt , quand l'infortune accable son courage ,
Il me trouve toujours prêt à sécher ses pleurs.
J'ai bien des frères , point de soeurs ;
Et le bien et le mal sont souvent mon ouvrage.
LOGOGRIPHE.
Je suis , ivoire ou bois , par le tour façonné ;
Par le milieu de mon corps enchaîné .
Mon adjoint , de forme arrondie ,
De part en part dans le centre percé,
Par mon attache est traversé,
Le joueur, d'une main hardie,
Le met en mouvement ,
Et circulairement
Vers l'un de mes bouts le dirige :
Par la dextérité que le succès exige,
D'un côté , dans le creux en rond je le reçois ;
De l'autre côté , je l'enfile :
Le coup est moins facile;
On le manque parfois.
Si tu démontes ma charpente ,
Lecteur , un nouvel ordre à tes efforts présente
Un trait facétieux ou prétendu bon met ,
Misérable pointe du sot ;
Ce juste , d'un embrasement
Sauvé miraculeusement ,
Dont l'épouse imprudente a souffert , et pour cause,
Une étrange métamorphose ;
Ce fils , dont les vertus font la célébrité ,
Qui d'un d'un parent fameux guérit la cécité.
Neuf pieds me donnent l'existence :
Je suis un joujou de l'enfance ;
Et, pour tout dire en un mot décisif,
Un passe-temps de maint et maint oísif.
Par M. RÉVIAL ( de Narbonne. )
CHARADE.
MON premier quelquefois peut éblouir les yeux ;
Mon second d'un coeur noble est l'acte généreux ;
Mon tout , pour certain être , est un mets savoureux.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Vaisseau.
Celui du Logogriphe est Beauté, où l'on trouve ut, eau, élé , bát,
béte , but.
Celui de la Charade est Ver-tu,
AVRIL 1807 .
II
Eloge de Messire Jean- Baptiste-Charles-Marie de Beauvais,
ancien évèque de Sénez , prononcé le 1er décembre 1806 ,
dans une assemblée composée de parens et d'amis de ce
prélat , et que M. de Juigné , ancien archevêque de Paris ,
devoit honorer de sa présence ; par M. l'abbé Gallard,
éditeur des Sermons de M. l'ancien évêque de Sénez .
Note du Rédacteur. Nous n'insérons pas ordinairement , dans cette
feuille , les ouvrages imprimés ; mais celui qu'on va lire ne l'a été qu'à un
très-petit nombre d'exemplaires , tous destinés aux amis de l'auteur . Nous
avons donc cru faire une chose agréable aux lecteurs du Mercure de
France , en publiant dans ce Journal le Discours de M. l'abbé Gallard .
C'est d'ailleurs un hommage que nous nous plaisons à rendre à la mémoire
d'un évêque digne en tout de sɔn saint ministère , ainsi qu'aux vertus modestes
et aux talens distingués de son éloquent panégyriste. Dans un trèsprochain
Numéro , nous rendrons compte des Sermons de M. l'évêque
de Sénez.
TENDRES parens , fidèles amis d'un évêque non moins
illustre par sa piété que par son éloquence ; prélat vénérable
qui l'avez aimé avec une tendresse fraternelle , et qui déposiez
dans son sein les secrets de votre zèle et de votre charité , le
cours de ces années désastreuses , dont les ravages peuvent
être comparés à ceux de plusieurs siècles , n'a point affoibli
les regrets que sa perte a laissés dans vos coeurs : vous le
pleurez encore au milieu des ruines qui couvrent son tombeau ;
vous recherchez les traces de son passage sur la terre ; et ne pouvant
plus contempler la bonté , la candeur et la modestie qui
répandoient un éclat și doux sur son front et dans ses regards ,
vous désirez d'en retrouver une image semblable à celle qui
ne s'effacera jamais de votre souvenir.
» Tendres parens , fidèles amis , prélat vénérable , dont je partage la douleur , oserai-je me flatter de pouvoir en adoucir l'amertume , en vous présentant cette image tracée par une main foible et tremblante. ? Et vous , messieurs , qui n'auriez
pas connu celui que nous regrettons ( s'il en est dans cette assemblée ) , vous à qui la renommée seule inspire du respect
pour sa mémoire , puis- je espérer qu'un tableau si imparfait
vous représentera toute l'étendue de notre perte ?
» Hélas ! elle fut causée par les premiers malheurs qui
12 MERCURE DE FRANCE ,
vinrent fondre sur notre patrie ; elle fut le sinistre présage
de ceux qui devoient les suivre , et dont le récit contristera
les siècles à venir. Car , nous pouvons l'attester , il succomba
sous le poids de sa douleur , dans un temps où l'ombre de la
mort enveloppoit déjà toute la France ; dans un temps où ,
lorsque nous étions rassemblés autour de son lit , retenant à
peine nos larmes , il pouvoit nous dire : « Ne pleurez point
» sur moi ; mais pleurez sur vous-mêmes : car les jours ne
» sont pas éloignés , les jours lamentables , pendant lesquels
>> vous envierez les ténèbres et le silence du tombeau. »
>> L'Eglise perdit alors un ministre fidèle de la parole de
Dieu , qui ne retenoit point la vérité captive ; elle perdit un
orateur éloquent , dont l'art consistoit à dévoiler les attraits
de la vertu , et qui n'avoit qu'à ouvrir son coeur pour la montrer
dans toute sa beauté .
» Eh! qui sait , messieurs , si la douce persuasion qui
couloit de ses lèvres , n'eût pas calmé , ou du moins ralenti
la fureur des passions qui ont bouleversé notre patrie ? En
effet , s'il étoit un homme à qui le ciel eût accordé le pouvoir
de réunir les coeurs du père et des enfans , et de rétablir la
confiance et l'union entre les tribus d'Israël , n'étoit-ce pas
celui qui avoit su défendre la cause des peuples , sans offenser
la majesté des rois ? Mais sa voix ne put s'élever audessus
des cris de la discorde qui , après avoir divisé les
esprits , ulcéra les coeurs , répandit l'alarme du sein de la
capitale jusqu'aux extrémités de la France , et couvrit de
sang cette terre infortunée . Il pâlit à la vue des signes funestes
qui annonçoient le renversement du trône et de l'autel ;
il ne put entendre , sans frissonner , les déchiremens qui précédèrent
cette horrible catastrophe .
» Nous l'avons vu , tel que le grand-prêtre Onias nous est
représenté au moment où Héliodore entra dans le temple de
Jérusalem. « On ne pouvoit regarder son visage , dit l'historien
» sacré , sans être blessé jusqu'au coeur : car le changement de
>> son teint et de sa couleur naturelle , marquoit clairement
» la douleur in'érieure de son ame. Une certaine tristesse
» répandue sur toute sa personne , et l'horreur même dont
» tout son corps paroissoit saisi , découvroient à ceux qui le
» regardoient la plaie de son coeur (1). »
(1 ) Mach. lib. II , cap 111.
16. Jam verò qui videbat summi sacerdotis vultum , mente vulnerabatur
:facies enim et color immutatus declarabat internum animɛ
dolorem .
17. Circumfusa enim erat mæstitia quædam viro , et horror cor
poris per quem manifestus aspicientibus dolor cordis ejus efficiebatur.
AVRIL 1807 .
13
» Hélas , c'étoit une plaie mortelle ! Après l'avoir vu languir
pendant plusieurs mois , il ne nous resta que ce qui
n'étoit pas du domaine de la mort , le souvenir de ses vertus
et de son amitié : dous souvenir qui nous avez coûté tant de
larmes , nous vous conserverons jusqu'au jour qui doit nous
réunir à celui que nous aimons ! Si la plus tendre et la plus
profonde vénération peut tenir lieu de talent , nous vous
transmettrons à nos neveux , et ils diront à la vue du portrait
fidèle de notre illustre ami : Heureux tous ceux qui ont goûté
les douceurs de son amitié !
» Vous animerez ce tableau , monumens précieux de son
éloquence , discours inspirés par la piété la plus pure et la
plus douce : on croira le voir encore dans la tribune sacrée ;
on croira entendre encore cette voix si touchante , cette voix
évangélique qui pénétroit jusqu'au fond des coeurs ; vous
acheverez l'éloge que je consacre à sa gloire.

» Jean-Baptiste- Charles - Marie de Beauvais , ancien évêque
de Sénez , naquit à Cherbourg , le 13 décembre 1731 , et
fut le seul fruit du mariage de Jean- Baptiste- Charles de
Beauvais , avocat au parlement de Paris , et de Charlotte Luce ,
née à Tour- la-Ville , d'une famille honnête.
>> Sa naissance avoit été l'objet de leurs voeux les plus
ardens : son éducation leur parut le premier et le plus doux
de leur devoirs. Assez heureux pour n'être pas détournés de
ces soins si touchans par de tristes nécessités , ses parens furent
encore assez sages pour les préférer à l'accroissement d'une
fortune médiocre . Ils ne chercherent point pour leur enfant
d'autre bonheur que celui dont ilsjouissoient eux-mêmes dans
le sein de la vertu ; ils ne demandèrent au ciel pour cet enfant
chéri , que le don de la sagesse ; et le ciel, en leur accordant
cette grâce , y ajouta la gloire à laquelle ils ne pensoient pas .
» La sagesse vint au-devant de lui , dès ses plus tendres
années ; et pour s'assurer de son coeur , elle prit les traits , elle
emprunta la voix de ses bons parens. Heureux père , les leçons
que vous donnez à votre enfant se gravent dans son ame en
caractères ineffaçables. Un jour elles sortiront de sa bouche
avec tous les charmes de l'éloquence , pour éclairer les peu-
-ples , les pontifes et les rois. Heureuse mère , un jour la Renommée
ira vous chercher au fond de votre province , dans cette
humble retraite où vous achevérez , sous les yeux de Dieu ,
une vie pleine de bonnes oeuvres ; elle vous racontera les succès
éclatans de votre fils bien-aimé : votre coeur tressaillera de
joie ; mais vous serez encore moins touchée de sa gloire , que
du triomphe de la piété !
» Ce sentiment sublime qui élève l'homme au- dessus de
14 MERCURE DE FRANCE ,
lui-même , quí enchaîne toutes les passions , qui donne la vie ,
la force et la grâce à toutes les vertus , la piété fut la base de
son éducation .
>> On n'avoit pas encore avancé cet étrange paradoxe ,'
qu'il faut taire le nom de Dieu en présence des enfans , et les
éloigner de ses saints autels . Mais quelle offrande peut être
plus agréable à la divinité, que les prémices d'un coeur dont
l'innocence n'a pas encore été altérée par le souffle des passions
? Et qui veillera plus attentivement que la piété , sur un
trésor que nous portons en des vases si fragiles ?
» Les parens chrétiens dont nous parlons , amenèrent leur
enfant aux pieds de celui qui a dit : Laissez les enfans venir
vers moi. C'est à l'école de Jésus-Christ que son jeune coeur
fut formé , comme celui des François-de-Sales et des Fénélon.
Né avec la même sensibilité , il y apprit les saintes lois qui
doivent régler tous ses mouvemens ; il s'accoutuma , dès´ses
plus tendres années , à porter ce joug salutaire ; et sa nieuse
mère n'eut point de larmes à verser sur les jours de sa jeunesse.
» Avant que les discours du monde eussent frappé ses
oreilles , avant que ses yeux pussent être séduits par l'éclat de
ses vanités , elle l'introduisit dans ces assemblées où les ames
chrétiennes s'exhortent mutuellement à secourir les pauvres et
les infirmes ; elle lui ouvrit les tristes demeures de l'indigence ,
ces temples où la foi retrouve Jésus-Christ consumé par la
faim , dévoré par la soif, étendu , mourant sur un lit de
douleur. C'est ainsi qu'elle lui enseigna cette religion pure et
sans tache qui consiste à visiter la veuve et l'orphelin , et à
se préserver des désordres du siècle.
» Cependant les exercices de son enfance firent entrevoir
des talens qui méritoient d'être cultivés dans la capitale.
Ainsi en jugea son père , qui fut son premier instituteur . Mais
quelle séparation pour des parens si tendres ! Quelles alarmes
pour des parens si pieux ! Tous les trésors de l'univers ne les
auroient pas consolés de l'absence de leur fils unique ; et un
ange qui se seroit offert pour lui servir de guide comme au
jeune Tobie , un ange les eût à peine rassurés contre les
dangers d'un séjour si souvent funeste à l'innocence . Aimable
enfant , vous ne quitterez point vos parens ; mais votre père
quittera pour vous son emploi et sa maison ; votre mère quittera
pour vous , sa patrie et sa famille. Ils viendront s'établir ,
aux dépens de leur modeste fortune , dans cette ville où les
sciences et les arts ont fixé leur empire ; et confiant à des
maîtres célèbres le soin d'embellir votre esprit , ils se réserveront
la garde de votre coeur.
» Le jeune élève que l'école de Paris reçut alors dans son
AVRIL 1807.
15
sein étoit destiné à augmenter le nombre des illustres orateurs
qu'elle a produits. Après avoir fait ses humanités avec distinction
au collège d'Harcourt , il apprit les règles de l'éloquence
, d'un maître dans lequel on croyoit revoir le savant,
le sage Rollin : c'étoit le même goût de l'antiquité ; c'étoit la
même simplicité de moeurs. M. Le Beau joignoit à ses leçons ,
l'exemple de la vertu , sans laquelle l'éloquence est imparfaite.
Un orateur pervers peut séduire les esprits , et recueillir les
applaudissemens d'un siècle corrompu ; il n'est donné qu'à
un orateur vertueux de soumettre les coeurs , et de s'assurer
les suffrages de la postérité.
>> M. Le Beau n'eut pas de peine à distinguer son nouveau
disciple dans la foule de ceux que sa réputation attiroit à ses
leçons. Il reconnut en lui les qualités qui forment le goût le
plus pur , et qui annoncent les grands talens : un esprit juste
et pénétrant , une imagination féconde et brillante , une ame
noble et sensible . Il lui enseigna ces règles fondées sur la raison
et recueillies par l'expérience, qui ne peuvent être violées
impunément. Il lui découvrit les beautés des modèles antiques
qui ont échappé à la fureur des Barbares ; il lui apprit à
imiter ces tableaux fidèles de la nature , qui semblent être ,
comme elle-même , au-dessus des outrages du temps. Enfin ,
il lui montra le veritable but de l'éloquence , qui est d'assurer
le triomphe de la vérité et de la vertu sur les erreurs et les
passions. L'accord de leurs sentimens unit leurs ames pour toujours
; et trente ans après , lorsque la république des lettres
perdit cet homme si précieux , j'ai vu son illustre élève attendri
jusqu'aux larmes , communiquer sa douleur à ceux qui
ne connoissoient M. Le Beau que par sa réputation.
» Ses progrès furent rapides sous un maître si éclairé . Il
remporta sur ses concurrens , parmi lesquels on distingue
M. Thomas , les palmes que l'école de Paris commençoit à
distribuer à ses jeunes athlètes : heureux présage des succès
qu'il devoit obtenir un jour dans la carrière de l'éloquence ;
plaisir si flatteur , qu'un de nos plus célèbres généraux n'a pas
craint de le comparer à l'ivresse d'une première victoire.
Mais ce qui le toucha plus sensiblement , ce fut la présence
de son père fondant en larmes ; ce fut la joie de sa
mère , au moment où il lui offrit l'hommage de ses couronnes.
» Mais qu'est- ce que les plaisirs les plus purs de cette vie ?
Qu'est-ce que cette vie elle-même ? La mort s'avance vers
cette demeure paisible où régnent l'union et le bonheur.
Hélas , quelle sera sa victime ? Elle frappe ce père si vénérable
elle l'arrache des bras de sa tendre épouse et de son :
16 MERCURE DE FRANCE ,
fils unique ; elle remplit d'amertume un jeune coeur qui
s'ouvroit à la joie la plus innocente , et l'avertit en même
temps que la vie dont il goûte à peine les prémices , n'est
qu'une vapeur légère qui paroît un instant , et s'évanouit pour
toujours. Bientôt il perd la triste consolation de mêler ses
larmes à celles de sa mère . Cette veuve désolée tombe dans
une langueur qui la force de retourner dans sa patrie. O surcroît
de douleur, elle se sépare de son fils ! Elle a nourri son
ame des sentimens de la piété la plus pure ; elle a fait
croître dans son coeur la douce commisération ; elle a orné
son front des grâces touchantes de la modestie : quelles mains
acheveront son ouvrage 2 ... 1
» Un oncle et une tante respectables ( 1 ) prennent auprès
de ce jeune homme la place de ses parens. Il retrouve dans
leur coeur les mêmes vertus ; ily retrouve les mêmes sentimens,
si toutefois quelque sentiment peut égaler l'amour d'un père
et la tendresse d'une mère.
» Les dons qu'il avoit reçus de la nature , et les fruits que
promettoit une éducation si heureuse , étoient à l'abri de la
contagion du siècle , dans cette maison chrétienne ; mais son
oncle ne put entendre sans inquiétude les louanges que ses
talens lui attiroient de toute parts. Eh ! qui ne redouteroit
pour la vertu naissante , une tentation que la sagesse consommée
craint pour elle-même ? Instruit par l'expérience ,
il savoit que les louanges les plus pures ne sont pas exemptes
d'un poison secret capable de corrompre le principe même
de la vertu. Pour prévenir un effet si funeste , il mêla toujours
de sages avertissemens à ce bruit si flatteur et si dangereux .
Tous les succès que son neveu put obtenir , devinrent la
matière de ses plus graves leçons ; et sa voix austère se fit
entendre jusqu'au milieu des applaudissemens de la cour la
plus brillante de l'univers.
» Ce jeune homme étudioit alors la philosophie dans l'école
de Paris , suivant une méthode consacrée par l'expérience
de plusieurs siècles. Cette forme sévère ne lui fut pas agréable ;
mais l'ordre et la précision qui règnent dans ses discours , ne
nous permettent pas de douter qu'il en ait recueilli le fruit le
plus précieux.
» Son esprit naturellement juste. n'avoit pas besoin d'être
redressé par les préceptes de la dialectique ; mais elle lui
apprit un art beaucoup moins facile qu'on ne pense , et qui
ne fut jamais plus nécessaire que dans son siècle , l'art de
( 1 ) M. de Beauvais , garde des archives du clergé , et Mad . de Beauvais ,
son épouse.
démêler
AVRIL 1807 .
démêler les sophismes. Du reste , les vaines subtilites dont
elle étoit encore hérissée , ne lui inspirèrent que du dégoût.
» Les systèmes de métaphysique et les abstractions qui
leur servent de fondement , n'eurent point d'attraits pour lui
Trop jeune pour pressentir les maux effroyables que l'abus de
ces systèmes devoit accumuler bientôt sur sa patrie , il fat
assez sage pour juger que tout ce que nous pouvons rapporter
de meilleur d'un monde purement idéal , est de peu d'usage.
dans celui où nous vivons. Enfin , il ne voulut pas s'engager
dans ces routes obscures et périlleuses dont le terme s'éloigne
à mesure qu'on avance , et dans lesquelles , après avoir perdu
de vue le ciel et la terre , on n'entrevoit plus que des traces
confuses , tristes monumens des écarts de l'esprit humain.
>> Mais il médita plus profondément que son âge ne sembloit
le permettre , les vérités dont la connoissance est la plus
utile et la seule nécessaire à tous les hommes , les vérités qui
servent de base à la religion et à la morale. Son esprit se
trouva d'accord avec son coeur , qui les avoit goûtées aussitôt
qu'il en fut instruit.
» En remontant à la source de cette lumière si pure qui
avoit éclairé sa raison naissante , il s'élève jusqu'à la cause
universelle qui seule renferme dans son sein le principe de son
existence nécessaire et de ses perfections infinies ; il redescend
sur la terre , où le témoignage éclatant que l'univers ne cesse
de rendre à la puissance et à la sagesse de son auteur , est reçu
par les hordes les plus sauvages , comme par les nations les
plus civilisées : il rentre dans son ame , il y reconnoît l'image
vivante et immortelle de la divinité ; et cette auguste ressem
blance lui montre tout à-la-fois , la noblesse de son origine ,
la grandeur de sa destinée et la règle de ses devoirs .
>> Le temps étoit venu où il devoit se décider sur le choix
d'un état . Sa piété et son goût pour les lettres dirigèrent ses
regards vers cette société qui , selon l'expression de Bossuet ,
ne portoitpas en vain le nom de Jésus , et à qui Dieu avoit
donné , c'est encore Bossuet qui parle , à qui Dieu avoit
donné des docteurs , des apôtres , des évangélistes , afin de
faire éclater partout l'univers , et jusque dans les terres les
plus inconnues , la gloire de l'Evangile ( 1 ) . Elevé dans une école
, il ne connoissoit cette célèbre compagnie que par les monu
mens qui consacrent tant de noms chers à la religion et aux
lettres. Il n'avoit pas été l'objet de leurs soins admirables
dans l'éducation de la jeunesse , de leurs précautions si ingé- į
(1 ) Troisième sermon sur le Mystère de la Circoncision . Tome I , p . 549 ,
édit . in-4° . des Sermons de Bossuet . A Paris , chez Boudet . M. DCC . LXXII .
B
DE
18 MERCURE DE FRANCE ,
nieuses pour en écarter la contagion du vice , et de leurs insi
nuations si touchantes pour lui inspirer l'amour de la vertu.
Il n'avoit pu être témoin de cette vie sobre , patiente et laborieuse
qui produisoit des fruits si précieux ; de ces moeurs.
pleines de gravité , de douceur et de bienséance ; de ces entretiens
toujours aimables et toujours édifians ; et de ce zèle
qui ne se reposoit ni le jour ni la nuit. Enfin , il n'avoit pas
vu ce concours des esprits et des coeurs qui sembloit ne faire
qu'un seul homme des divers membres d'une grande société
répandue dans les deux mondes. Le desir de partager leurs
travaux ne put lui être inspiré que par la renommée , qui ne
se taisoit point sur les services de ces hommes savans et apostoliques.
>> Mais Dieu avoit sur lui d'autres desseins : il l'appelle par
la voix de son propre pasteur , de ce pasteur humble et charitable
que la piété de son troupeau et l'éloquence de son
disciple ont immortalisé . Le curé de Saint-André - des-Arcs ,
M. Léger , étoit le guide de sa jeunesse ce fut lui qui le
conduisit aux pieds des autels .
» Sa vocation autorisée par un directeur si sage , remplissoit
les vues secrètes de sa pieuse mère ; mais elle ne
s'accordoit pas avec les desseins de son oncle , qui le destinoit
à défendre au barreau les intérêts temporels du clergé , et qui
avoit fondé sur ce projet , l'espoir d'un établissement avantageux
pour l'aînée de ses filles. Les épreuves auxquelles il le
soumit , ne servirent qu'à développer son caractére , et à
montrer qu'il avoit autant de constance que de douceur.
Après avoir langui pendant quelques mois dans les bureaux
de l'agence du clergé , il prit l'habit clérical en l'absence de
son oncle ; il entra , par son ordre , au collège de Sainte-
Barbe , maison non moins connue par la sévérité de sa discipline
, que par la sagesse de ses maîtres . Sa santé s'altère
sous un régime dont la rigueur n'étoit pas proportionnée à
son foible tempérament . La tendresse de son oncle est
alarmée ; il lui permet d'entrer au séminaire de Saint-Nicolasdu-
Chardonnet.
» C'étoit une de ces pieuses retraites où loin du tumulte
des passions et du monde , les élèves du sanctuaire étudioíent
à l'ombre des autels la loi divine dont ils devoient être un
jour les interprètes. Là , ils voyoient cette loi vivante dans les
exemples des prêtres vénérables qui éprouvoient leur vocation
, et dont plusieurs ont obtenu , en ces derniers temps ,
la palme du martyre.
» L'abbé de Beauvais suivit , sous leur direction , le cours
ordinaire de théologie dans cette école à jamais célèbre , où
AVRIL 1807 . 19
une foule de noms illustres entoure le nom immortel de
Bossuet , et semble lui servir de cortége. Il reçoit avec docilité
les leçons des pieux et savans successeurs de ces grands hommes
. Sa foi devient plus éclairée sans cesser d'être aussi humble.
Il en découvre le fondement avec un saint respect : c'est
la parole de Dieu même consignée dans les monumens les
plus authentiques , ou transmise d'âge en âge par les témoins
les plus irréprochables. A la vue du tribunal auguste dont
les jugemens , dictés par l'Esprit saint , déterminent le sens de
cette divine parole , il reconnoît que Dieu ne l'a point livrée
aux vaines disputes des hommes ; il s'étonne que des chrétiens
puissent éluder ou méconnoître une autorité si clairement
énoncée dans l'Ecriture , si hautement proclamée par tous les
siècles , et dont notre ignorance même fournit la démonstration
. Jeune encore , il ne connoissoit pas les replis secrets du
coeur de l'homme , ni tout ce que l'amour de l'indépendance
peut lui suggérer.
» Loin de porter dans l'étude de la religion cet esprit contentieux
si contraire à l'esprit de l'Eglise , il ne se prêta
qu'avec peine aux exercices qui en ont l'apparence. Ce n'est
pas ici le lieu de dissserter sur cette méthode que l'Eglise a
empruntée des écoles de philosophie ; mais on peut dire , en
général , qu'un des meilleurs moyens d'assurer le triomphe de
la vérité sur l'erreur , en des temps de contradiction , c'est de
les opposer, l'une à l'autre, pour ainsi dire , corps à corps. La
vérité n'a pas besoin d'ornemens au jour du combat ; et après
avoir renversé son ennemi , elle peut , si nous en jugeons
par les écrits de Bossuet et de Fénélon , elle peut reparoître
dans tout son éclat , soit avec cette majesté qui en impose aux
esprits les plus superbes , soit avec cette douceur qui touche
les coeurs les plus insensibles ,
» L'abbé de Beauvais , épris des charmes de l'éloquence
auroit voulu que l'art de convaincre ne fût pas séparé de
l'art de persuader ; de là vint le dégoût qu'il montra dans sa
jeunesse pour la forme scolastique . Ce dégoût dont le priucipe
n'étoit pas connu , fit naître quelques inquiétudes dans
l'esprit de ses supérieurs : mais elles furent bientót dissipées ,
soit par l'examen qu'ils firent de ses écrits , soit par les discours
qu'il prononça en leur présence. Il tremble devant cet
auditoire ; mais pendant que ses jeunes confrères sont émus
par les tendres sentimens qui animent ses paroles , ces sages
vieillards admirent la noblesse de ses expressions , l'ordre de
ses pensées , et l'usage qu'il sait déjà faire du texte sacré : usage
dont il n'a pu apprendre les règles que dans la méditation de
ce texte même , et dans les explications des Pères de l'Eglise .
B
20 MERCURE DE FRANCE ,
Tels furent les premiers accens d'une voix qui devoit annonçer
bientôt les oracles du Seigneur , en présence des rois.
» Ce fut dans cette picuse retraite que l'abbé de Beauvais
trouva un ami selon son coeur , trésor plus précieux que toutes
les richesses de l'univers , présent que le ciel réserve aux ames
pures. Un jeune homme né avec un esprit pénétrant , une
sensibilité profonde , et qui avoit , je ne dirai pas l'amour, mais
la passion de la vertu , l'abbé de Malvaux s'unit à lui par des
liens que le temps et la mort elle -même n'auront pas le pouvoir
de rompre. Il mettra toute sa gloire et tout son bonheur
à seconder le zèle et les talens de son ami , soit par d'utiles
recherches , ou une critique sévère , soit par de sages conseils ,
ou des encouragemens que sa timidité lui rendoit quelquefois
nécessaires. Jamais il ne le quittera que pour obéir à la voix
impérieuse du devoir : il partagera ses veilles , ses fatigues et
ses dernières souffrances : il soutiendra ses pas chancelans
dans les ténèbres de la mort ; et emporté par sa douleur , il
le suivra de près et sans effroi à travers ces ombres si redoutables.
>> Votre coeur, prélat vénérable , ce coeur où résident la paix
de la justice et l'honneur de la piété , fut le centre de leur
sainte amitié. Vous les avez aimés l'un et l'autre avec la même
tendresse ; vous les avez honorés d'une égale confiance , depuis
le jour où l'abbé de Malvaux vous présenta son jeune
ami , jusqu'à cette époque funeste où la mort vint les enlever
dans votre palais , et redoubla les pleurs que votre absence y
'faisoit répandre. Quelle fut votre douleur , lorsque ces tristes
nouvelles vous furent annoncées , coup sur coup , dans une
terre étrangère ? Eh quoi ! n'étoit- ce pas assez pour vous
tendre pasteur , d'être séparé de votre troupeau ? Falloit-il
encore que votre coeur fût déchiré par la perte de vos deux
amis les plus anciens et les plus fidèles ?
» Mais pourquoi réveiller des souvenirs si affligeans? Et ne
devrois-je pas plutôt , Messieurs , vous entretenir des délices
de l'amitié , que de ses combats et de ses douleurs ? Ah ! vous
le savez , ce n'est qu'au sein du malheur et dans les bras même
de la mort , que l'amitié , fille de la vertu , déploie toutes ses
forces , et montre toute sa beauté. >>
Les épreuves du séminaire étant achevées , l'abbé de Beauvais
fit un voyage dans sa patrie , pendant lequel il reçut l'ordre
de prêtrise , des mains de son évêque. Quelle fut la consolation
de sa pieuse mère , lorsqu'elle le vit monter les degrés
de l'autel , semblable par sa ferveur à un ange qui s'approche
du trône de Dieu ! Quelle fut l'émotion de ce fils si sensible
lorsqu'il étendit sa main pour bénir les entrailles qui l'avoient
م ي ظ ن
AVRIL 1807.
21
porté , le sein qui l'avoit nourri , et ce coeur maternel où il
avoit puisé les plus doux et les plus nobles sentimens que le
concert de la nature et de la grace puisse inspirer ! Hélas , lorsqu'ils
se séparèrent , peu de temps après cet heureux jour , ils
ne savoient pas que les tendres adieux qu'ils se dirent mutuellement
, étoient les derniers ! Ces deux ames si pureș ne devoient
plus se retrouver que dans le ciel.
» L'abbé de Beauvais revint à Paris auprès de ce pasteur vénérable
qui avoit conduit si heureusement sa jeunesse , à travers
les périls dont l'entrée même du sanctuaire n'est pas
exempte. Le curé de St. -André-des- Arcs l'aimoit comme un
père tendre aime son fils unique . Il l'admit dans son clergé
qui n'étoit pas moins distingué par le choix de ses membres
que par la sagesse de son chef. Ce fut lui qui dirigea ses premiers
essais dans la chaire évangélique ; ce fut sous ses auspices
qu'il obtint des succès qui étonnèrent sa modestie , et encouragèrent
sa timidité naturelle.
1
» La parole de Dieu est une et immuable comme Dieu
même ; mais elle prend diverses formes : soit pour éclairer
mos esprits , soit pour toucher nos coeurs. Tantôt elle répand
le jour le plus doux , comme l'aurore qui dissipe
les ombres de la nuit; tantôt elle jette une lumière éclatante
, comme le soleil au milieu de sa course. Ici elle descend
des cieux comme la rosée qui rafraîchit une terre
brûlante ; là elle s'élève comme une mer dont les flots suspendus
sur nos têtes , menacent de nous engloutir ; elle grondecomme
la tempête qui brise les cèdres du Liban ; le pécheur
tremble jusque sur le trône , et le juste même n'est pas exempt
de frayeur. C'est ainsi que la majesté diviue daigne s'abaisser
jusqu'à nous , et donner aux hommes , soit par elle- même
soit par la bouche de ses ministres , des avertissemens proportionnés
à leurs besoins et à la disposition des esprits.
>
< »> Le dépôt sacré où cette divine parole est en même temps
si simple et si sublime , si douce et si imposante , l'Ecriture-
Sainte étoit devenue le principal objet de l'étude et des méditations
de l'abbé de Beauvais. Les homélies des Pères de l'Eglise "
éloquens et fidéles interprètes des livres saints , faisoient ses
délices.
% >> Lumières immortelles de l'Eglise gallicane , Bossuet
Bourdaloue , Fénélon , Massillon , tous les orateurs chrétiens
qui viendront après vous , doivent méditer vos discours
comme ceux des Pères les plus illustres de l'Eglise d'Orient
et de celle d'Occident.
2.
» Notre jeune orateur admiroit dans Bourdaloue ,
la majesté
de nos saints mystères , leurs rapports intimes avec la
3
22
MERCURE
DE
FRANCE
,
morale évangélique , et la pureté sans tache de cette divine.
morale également éloignée du relâchement qui élargit la
voie du vice , et du rigorisme qui rétrécit le sentier de la
vertu ; il admiroit l'empire irrésistible d'une raison éclairée
par le flambeau de la foi , et la sainte liberté d'un ministre
de celui qui juge les rois , comme leurs plus humbles sujets.
>> Il suivoit Massillon développant avec une adresse merveilleuse
, les plis et les replis du coeur humain ; mettant
à découvert et au grand jour , tous les secrets des passions , et
ornant ces tristes vérités des charmes du langage le plus pur
et le plus harmonieux. Il apprenoit de cet orateur séduisant
un art inconnu peut-être jusqu'à lui , l'art d'humilier l'amour
propre sans le blesser .
» Guidé par le grand évêque de Meaux , il pénétroit dans
les profondeurs de la sagesse et de la science de Dieu : il s'élevoit
avec lui jusque dans les cieux , d'où sa voix , semblable à
celle d'Isaïe , tonne sur les pécheurs , foudroie l'orgueil , et
pousse les grandeurs humaines jusqu'au néant. Les rois et les
peuples , saisis d'admiration et de terreur , se prosternent en
tremblant sous la main du souverain maître de l'univers.
>> Mais son coeur le ramène sans cesse vers vous , pieux et
fendre pasteur de Cambrai ( dont l'éclat plus doux , c'est
lui- même qui s'exprime en ces termes ) , dont l'éclat plus doux
nous représente , autant qu'il est donné à un mortel, la divine
douceur et l'onction céleste de l'Homme -Dieu . (1)
» La piété tendre et indulgente de l'abbé de Beauvais , l'élévation
de ses sentimens et la pureté de ses moeurs , ne laissoient
point voir de différence entre son ame et celle de
l'immortel archevêque de Cambrai : ses traits même , et un
air de noblesse , de douceur et de modestie , répandu sur toute
sa personne , sembloient le retracer aux yeux ; et lorsqu'il
paroissoit dans la tribune sacrée , son auditoire étoit ému
avant même qu'il eût parle."
"
» Je ne puis , Messieurs , vous rappeler le temps où il
exerça son ministère , sans réveiller dans vos esprits les plus
tristes souvenirs. Mais qui pourroit oublier l'époque de tous
nos malheurs , cette époque éternellement déplorable par les
combats que la religion eut à soutenir contre une raison fière
de ses progrès dans les sciences humaines ? Ce n'étoit plus ce
bruit sourd d'impiété qui se fit entendre dans les dernières
années du plus beau siècle de la monarchie c'étoit un crí
de guerre qui retentit du sein de la capitale au fond des pro-
( 1) Sermon sur la Parole de Dieu. Tome fer , page 16.
:
2
AVRIL 1807.
23
vinces , et jusque dans les contrées les plus éloignées de la
France.
Les plus beaux esprits et les savans les plus distingués furent
frappés d'aveuglement : des hommes qui sembloient être
nés pour éclairer et pour embellir leur patrie , réunirent
leurs talens et leurs efforts dans le dessein de renverser
le sanctuaire de l'innocence , l'asile de la vertu , le réfuge da
malheur et le fondement même de la société ; dans le dessein
d'arracher de nos coeurs les plus douces consolations de la vie
présente , et les plus chères espérances de celle qui est à
venir. E
#
La pompe de l'éloquence et les charmes de la poésie , l'étude
de la nature et les recherches de l'érudition , les subtilités
du raisonnement et les abstractions de la métaphysique , toutes
les ressources de l'esprit humain furent épuisées pour
détruire la religion de nos pères. A
Le nombre de ses ennemis croissoit tous les jours : on les
voyoit rangés sous différens chefs , dont le plus fameux s'élevoit
au-dessus de tous les autres par le zèle de l'impiété , autant
que par l'éminence de ses talens . Ce zèle s'étoit allumé dans
son coeur dès ses plus tendres années ; il s'accrut avec l'âge , ét
prit une nouvelle activité dans les glaces de la vieillesse . Sa
maxime fondamentale étoit qu'il n'y a rien de sérieux en
cette vie , et que le sage se moque de tout. Ses injures , ses
calomnies et ses intrigues les plus odieuses ne donnerent pas a
la religion des atteintes aussi funestes que le ridicule dont il
savoit couvrir les objets les plus sacrés et les personnages les
plus vénérables. Il lança sur la pudeur , compagne inséparable
de la piété , des traits dont elle interdit le souvenir. Ce rire
moqueur qui lui étoit naturel , se communiquoit rapidement
aux ames légères , dont le nombre est infini , et, faisant taire la
raison et le sentiment , leur inspiroit , avec le mépris des
choses saintes , le mépris de l'honneur et de la vertu. Tel fat
l'oracle du dix-huitième siècle . C'est ainsi qu'il préludoit au
renversement de cette monarchie , et qu'il mérita l'hommage
solennel que ses disciples lui ont rendu , au moment où ils
portèrent leurs mains destructives sur cet antique édifice , sans
prévoir qu'ils seroient écrasés sous ses ruines .
» Tandis que la foule des esprits frivoles ou corrompus se
jouoit avec lui autour de l'abyme creusé par sa témérité , son
rival entraînoit par ses sophismes des esprits plus graves , et
séduisoit par les prestiges de son éloquence , des ames plus sensibles
. Il possédoit l'art de donner les couleurs de la vérité aux
plus étranges paradoxes , et de peindre les passions les plus
dangereuses sous les traits même de la vertu : art funeste , dont
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
1
il trouva tous les secrets dans les illusions de son esprit et de
son coeur, et qu'il porta au plus haut degré par le vain desir
d'étonner les hommes.
» Après avoir essayé ses talens par une déclamation contre
les lettres , il tourne son éloquence contre la société ellemême
, qu'il met en opposition avec la nature ; il propose en
suite pour les concilier , un plan d'éducation heureusement
impraticable ; puis il båtit une république imaginaire qui
servira de modèle à tous les séditieux . Sonzele 's'enflamme contre
les moeurs de son temps ; et pour les corriger , il met les
leçons de la vertu dans la bouche de la volupté , et le calme de
la sagesse , dans un coeur flétri par l'athéisme .
» Le ton impérieux de ce réformateur universel n'offense
point ses disciples ; l'absurdité de ses principes et leurs conséquences
désastreuses ne les alarment pas; l'incohérence de
sa doctrine , et ses contradictions les plus évidentes , n'altèrent
point leur confiance . Ils le suivent , les uns avec une folle
sécurité , les autres , malgré les plus justes frayeurs , jusque
dans les ténèbres d'un doute qui a pour objet nos intérêts
éternels .
» Que dirai-je des honneurs qu'ils rendent à sa mémoire, et
de cette admiration qui ne se refroidit pas , soit qu'il décrive
ses égaremens avec complaisance , ou qu'il publie ses remords
avec ostentation ; soit qu'il révèle la honte de ses amis et de
ses bienfaiteurs , ou qu'il s'efforce de justifier dans sa propre
conduite l'oubli des devoirs les plus doux et les plus sacrés ?
Tel que ces divinités fabuleuses dont les désordres ne scandalisoient
pas leurs plus vertueux adorateurs , nous voyons
encore à ses pieds des hommes meilleurs que lui , et qui rougiroient
de lui ressembler.
>> Enfin , l'athéisme qui méconnoît le principe éternel de
l'ordre et la source de toute justice , l'athéisme , père de
l'anarchie , leva l'étendard au sein de la France , avec une
audace inconnue à toutes les nations. Ce fut en vain que les
sages s'efforcèrent de réveiller le gouvernement , dont la sécu
rité n'étoit pas moins étrange ni moins effrayante que les me
uaces d'un enemi si redoutable. Leurs tristes prédictions se
sont accomplies ; et pour me servir des expressions même de
Bossuet , décrivant des malheurs qui on tant de rapport avec
les nôtres , ce qu'une judicieuse prévoyance n'avoit pu .
» mettre dans l'esprit des hommes , une maîtresse plus im-
» périeuse , l'expérience , les a forcés de le croire ( 1 ) » ; la
France a été donnée en spectacle au monde entier , et tous les
(1) Oraison funèbre de la reine d'Angleterre,
AVRIL 1807 .
25
hommes ont vu à quels excès peuvent se porter ceux qui regardent
l'univers comme un jeu du hasard , et la mort comme le
dernier terme de nos craintes et de nos espérances.
» Cependant la sagesse divine faisoit encore entendre sa
voix par la bouche de ses ministres . Ces jours de ténèbres n'étoient
pas encore arrivés , où les chaires chrétiennes , après
avoir été profanées par l'erreur , devoient être réduites au
silence , où retentir des cris de la haine et des blasphèmes de
l'impiété.
» Qu'il est beau de transmettre aux hommes cette parole de
vie qui porte la lumière de la vérité dans les esprits attentifs
et la paix de la vertu dans les coeurs dociles ; cette parole qui
nous feroit goûter sur la terre , si elle n'y trouvoit aucune
résistance , les délices de l'union qui règne dans le ciel !
» L'abbé de Beauvais fut distingué , dès sa jeunesse , parmi
les orateurs sacrés dont les talens illustroient les chaires de
la capitale. On étoit attendri jusqu'aux larmes , soit qu'il félicitât
les ames innocentes au moment où la divinité daigne des
cendre pour la première fois dans leur sein , soit qu'il représentât
les rigueurs de l'indigence aux ames charitables qui se
réunissent pour les adoucir.
Déjà il étoit digne de célébrer les vertus d'un saint que
Dieu à suscité pour contrebalancer les scandales et les malheurs
de ces derniers temps , par des prodiges de zèle et de
charité , de Vincent de Paul , qui du haut des cieux , répand
tous les jours sur la France de nouveaux bienfaits , par les
mains de ses saintes filles .
» L'abbé de Beauvais en montrant tout ce que la religion
doit au zèle de Vincent, et tout ce que a patrie doit à sa charité
, se proposa de faire voir que le ministère évangélique a
pour objet le bonheur de la terre , en même temps que la
gloire du ciel . « Ministres de la religion , disoit- il , nous le
>> sommes aussi de l'humanité ; si le temps des miracles est.
» passé si nous ne pouvons plus d'une seule parole , comme ;
» les premiers apôtres de l'Evangile , guérir les langueurs
» et les infirmités , c'est à nos bienfaits à remplacer leurs mi-
>> racles. >>

» Il développe ces deux caractères que Vincent a réunis
dans un degré si éminent , et il recherche moins les ornemens
dont un sujet sitouchant est susceptible , que les grandes leçons
qu'il offre à tous les chrétiens , et sur-tout aux ministres de
I'Evangile. Après avoir découvert sous le voile de l'humilité
la plus profonde , les vertus qui devoient enfanter tant de
prodiges , il représente l'apôtre du dix-septième siècle tenant
d'une main « le flambeau de la foi , et de l'autre versant sur
les peuples los trésors de la charité. »
1
26
MERCURE DE FRANCE ,
» Notre jeune orateur décrit ces merveilles avec autant
de naturel et de simplicité , que de grâce et de noblesse. Son
style doux , égal et paisible , est animé par les sentimens les
plus tendres ; il peint son ame sans le vouloir , en même
temps que celle de son héros , uné ame dont l'action ne se
faisoit sentir que par ses bienfaits.
>> Parmi ces divers tableaux dans lesquels la charité semble
respirer encore sous les traits de Vincent , vous remarquerez
sans doute celui dont nous voyons tous les jours le modèle
vivant , celui qui la reproduit avec tant de vérité sous les traits
de ses saintes filles .
« Au premier gémissement , au premier cri qu'elles enten-
» dent , dit l'orateur , je les vois voler au secours de l'orphelin
» abandonné , de la veuve désolée , du malade accablé d'indi-
» gence et de douleurs. Les vapeurs contagieuses de la ma-
» ladie , les soupirs empoisonnés des mourans , les horreurs
» de la mort , rien ne peut effrayer , ralentir leur courage.
» La fille , l'épouse , la mère la plus tendre seroient- elles
>> plus empressées à soulager la douleur du père , de l'époux ,
» du fils le plus chéri ?
» Mais en , soulageant des maux corporels , leurs ames
» ponvoient recevoir de mortelles atteintes ..
Il étoit réservé à Vincent de former un institut , où ,
» sans d'autre clôture que la vigilance , d'autre voilé que la
» modestie , d'autres voeux que la constance , où , dans une
>> agitation et un danger continuel , on conservât , sans la
» plus légère altération , cette timide pudeur et cette tendre
» piété qui seront toujours l'attribut essentiel des vierges
» chrétiennes. »
» Ainsi s'exprimoit l'abbé de Beauvais , heureux de n'avoir
pu ajouter un dernier trait à ce tableau si fidèle , heureux
de n'avoir pas vu , avec une douleur qui eût égale son admiration
, les filles de Vincent persécutées comme le fut autrefois
leur père , et comme lui, semblables aux esprits célestes qui
exécutent les ordres du Seigneur , sans être ĕinus par les béné
dictions , ni par les malédictions des hommes.
» L'abbé de Beauvais prononça ce panégyrique , pour là
première fois , dans l'église de Notre-Dame de Versailles
avec un succès qui le fit connoître à la cour Ily fut appelé
des l'année suivante pour annoncer la parole divine.
་ ་་་
» C'étoit en ce jour où le monarque de la ' rance prosterné
aux pieds des enfans les plus pauvres de son royaume
représentoit Jésus-Christ aux pieds des apôtres cérémonie
aussi touchante pour les peuples qui révèrent la majesté des
rois , qu'elle est instructive pour les rois et les grands qui tiennent
en leurs mains la destinée des peuples.
1
AVRIL 1807. 27

» Les pensées de notre jeune orateur étoient bien éloignées
de ce délire séditieux , de cette égalité chimérique et turbulente
qui confond tous les rangs, afin d'anéantir tous les devoirs.
« A Dieu ne plaise , disoit-il , que je veuille ébranler les
» fondemens d'une subordination confirmée par le consen-
» tement unanime des nations , et consacrée par l'autorité
>> du souverain maître de l'univers . »
>> Mais cette pieuse cérémonie qui abaisse toutes les grandeurs
devant la foiblesse et l'indigence , lui parut le moment
le plus favorable pour rappeler cet maxime que l'Esprit saint
adresse à tous ceux qui gouvernent les hommes : « Soyez
>> au milieu d'eux , comme l'un d'eux , et veillez à leur
>> bonheur. >>
» Les grands ausquels il adressoit la parole , pouvoient se
laisser éblouir par l'éclat des titrés , des dignités et des
emplois réservés à leur condition ; ils pouvoient oublier au
sein des honneurs et dans les délices de l'opulence , que le
pouvoir dont ils héritoient , leur a été donné d'en haut , non
pour eux-mêmes , mais pour le bonheur des peuples soumis
à leur autorité. Il remet sous leurs yeux l'égalité primitive
de tous les hommes , fondée sur la nature et consacrée par
religion ; et il ajoute qu'elle n'étoit pas détruite dans l'ordre
des moeurs par l'éducation qu'ils avoient coutume de recevoir
, ni dans l'ordre politique par l'importance des services
qu'ils rendoient à l'Etat.
la
» Le parallèle qu'il établit entre les diverses conditions de
la société , n'est pas à l'avantage des grands , lorsqu'il compare
leurs moeurs avec celles de l'humble vulgaire ; mais ce n'est
point une satyre ; et il n'offensa point des oreilles accoutumées
au doux et perfide langage de la flatterie. Le but de ce discours
étoit de resserrer les liens par lesquels Dieu même a uni
tous les hommes , d'inspirer aux grands une estime sincère
pour ceux qui pratiquent , dans l'obscurité de leur état , des
vertus plus précieuses devant Dieu , que les exploits dont la
renommée fait tant de bruit , et d'exciter leur humanité envers
ceux qui ne recueillent souvent que la misère et le mépris ,
pour toute récompense des services les plus essentiels et les
plus pénibles.
>> Loin de vouloir abaisser ou contrister ceux qui jouissoient
alors des prérogatives de la grandeur , de ces avantages
si enviés et si dangereux , il leur proposoit de s'assurer le respect
et l'amour des peuples , par leur affabilité , par leurs bienfaits
, et d'accroître leur bonheur , en associant ceux que
y
fortune a moins favorisés. Sages avertissemens qui n'honorent
pas moins les grands dont l'ame fut assez élevée pour les
la
28 MERCURE DE FRANCE ,
recevoir , que le jeune orateur qui eut assez de courage pour
les donner.
» Le père du vertueux et infortuné Louis XVI , M. le
Dauphin, arrêta l'abbé de Beauvais au pied de la chaire , lui
demanda quel étoit son âge , et redoubla ses félicitations ,
en apprenant qu'il n'avoit pas encore trente ans. Mesdames ,
qui l'honoroient déjà de leurs bontés , le présenterent à la
reine , et cette piese princesse voulut l'entendre dès l'année
suivante , pendant la même cérémonie. Les courtisans s'accordèrent
dans leurs éloges , avec les évêques qui se trouvoient
à Versailles. Enfin ces suffrages unanimes furent couronnés
dans le même jour , par l'approbation du monarque.
» Pendant ce concert de louanges , l'abbé de Beauvais reçut
de son oncle une lettre dont nous regrettons la perte. Cet
homme grave qui l'avoit prémuni dès sa plus tendre jeunesse
contre le danger de la gloire , ne le perdit pas de vue dans une
circonstance si délicate. Nous pouvons juger de la sagesse
de sa lettre , par la réponse pleine de candeur que nous
avons entre les mains. « Je ne vous dissimulerai pas , lui
» écrit son neveu , combien j'ai été flatté du succès que j'ai
>> eu le bonheur d'avoir ; mais je puis vous assurer que de
» tous les complimens qu'on a bien voulu me faire , sans
>> en excépter celui de M. le Dauphin , il n'en est aucun qui
» m'ait fait autant de plaisir que la lettre que je viens de re-
» cevoir ..... Je rougis d'avoir été si sensible à ce premier
» succès.... Dieu seul mérite qu'on prenne pour lui tant de
» peine et d'inquiétude..... Je n'oublierai jamais vos leçons
>> sur un sujet aussi intéressant. »
"
» Les temps sont changés , et ce discours , qui pouvoit
être si utile à ceux auxquels il fut adressé , ne leur rappelleroit
maintenant que de tristes souvenirs. L'orateur qui plaidoit
avec tant de sensibilité la cause des dernières conditions ,
n'a pu soutenir les éclats de la tempête qui s'est élevée sur
les premières , et qui a changé les jours de leur gloire en des
jour de deuil et de lamentations. Ah ! s'il pouvoit sortir du
tombeau où sa douleur l'a précipité , loin d'affliger ceux qui
survivent à tant de désastres , il ne leur ad esseroit que des
paroles de consolation : j'en atteste le courage qu'il eut de les
avertir de leurs devoirs , lorsqu'ils étoient au comble des honneurs
et de la prospérité.
» Tels furent les premiers pas de l'abbé de Beauvais dans
la carrière qu'il a fournie avec tant de gloire.
>> Une langueur funeste , Messieurs , me force de suspendre
le récit de ses travaux et des succès qui les ont couronnés.
Ah! sans doute , ses discours n'ont pas besoin de mon suffrage ,
AVRIL 1807 . 29
et ma foible voix se perdra parmi celles qui renouvelleront
les applaudissemens dont ils furent couverts . Mais combien il
me seroit doux de pouvoir m'entretenir avec vous des beautés
vraies , simples et touchantes qui les distinguent , de leurs
rapports avec son caractère qu'elles représentent si fidellement.
Vous l'y reconnoîtrez , Messieurs , ce caractère plein
de noblesse et de douceur , qui a fait vos délices , et dont le
charme étoit senti par tous ceux qui avoient le bonheur de
l'approcher.
» Dans la triste nécessité où je suis d'interrompre l'histoire
d'une vie qui fut consacrée toute enti re à l'honneur de la
religion et au bien de l'humanité , la vivacité de mes regrets
ne peut être bien connue que de celui qui voit au fond des
coeurs. Elle n'est adoucie que par l'espérance d'achever un
jour ce tableau que j'ai commencé sous vos auspices , et de
vous offrir l'hommage dans le sein de cette pieuse et aimable
famille , qui fut si chère à notre illustre ami , et qui conserve
son souvenir, comme le trésor le plus précieux. »
la
Histoire de l'Anarchie de Pologne , et du Démembrement
de cette république ; par Cl . Rulhière , suivie des Anecdotes
sur la Révolution de Russie , en 1762 , par le même
auteur. Quatre vol . in-8 ° . Prix : 21 fr. ,
et 27 fr. par
poste . A Paris , chez Desenne , lib. , Palais du Tribunat,
Galerie de pierre ; H. Nicolle , lib. , rue des Petits-Augustins
, n°. 15 ; Grégoire Desenne , jeune , lib . , Palais
du Tribunat ; et chez le Normant.
III . et dern . Extrait. (Voyez les Numéros des 14 et 28 mars . )
L'HISTOIRE présente plus d'une fois le spectacle d'une
nation livrée à des dissensions intestines que des voisins politiques
fomentent dans son sein , afin de lui faire consumer
ses forces contre elle-même , et de la mettre hors d'état d'opposer
aucune résistance à leurs desseins ambitieux ; mais
avant les troubles de la Pologne , on n'avoit peut- être jamais
vu des troupes étrangères s'établir dans une république indépendante
, sous le nom d'auxiliaires et d'amis , contraindre
les citoyens à se rassembler , leur dicter insolemment les
lois et les réformes qu'ils doivent adopter ; les forcer de
s'enchaîner au joug de leurs propres mains , et donner ainsi
"
30 MERCURE DE FRANCE ,
des formes légales à la violence et à la tyrannie. Cette situation
singulière , développée par un écrivain habile , ne pouvoit
manquer de rendre l'Histoire du Démembrement de la Pologne
extrêmement attachante , parce qu'elle lui donne un caractère
particulier qui la distingue de toutes les autres révolutions
politiques.
Une autre singularité du sujet , dont l'auteur à également
tiré un grand parti , c'est l'opposition qui existoit entre les
moeurs des Russes et celles des Polonais : les uns , perfides ,
astucieux , marchant avec activité vers un but unique ,
mettant en oeuvre tous les detours et toutes les ruses de la
politique la plus raffinée ; et cependant , trompés fréquemment
dans leurs calculs , parce qu'ils ne soupçonnoient pas ce
que le patriotisme et l'amour de l'indépendance peuvent
donner de courage et de force dans les situations les plus
désespérées ; les autres , divisés entr'eux d'intérêt et de passions
, aussi imprévoyans que braves ; jamais assez soupçonneux
, quoique toujours trompés ; mais résistant encore sous
le glaive de leurs oppresseurs , et chargés de fers plutôt qu'as
servis.
Ce sont les derniers défenseurs de la liberté polonaise ; ce
sont ces grands personnages , dont les défauts même ont
quelque chose de noble , et ne présentent souvent que l'exagération
de quelque vertu , qui ont le plus élevé l'imagination
de l'historien , et lui ont inspiré ses plus beaux traits. En
peignant dans tous le patriotisme et la fermeté , il a su habilement
différencier ces traits généraux , suivant les divers caractères.
Le grand général Branicki est à la fois ferme et prudent
, courageux et modéré ; Mokranouski , plus jeune et plus
impétueux , va souvent défier le danger. L'évêque de Ĉracovie
, dans sa noble résignation , ne sait pas même si le
danger existe ; et , sans craindre ni l'exil ni la mort , il reste
immobile à la place que le devoir lui a assignée. Ces trois
personnages , si différens entr'eux , le sont encore plus de
l'évêque de Kaminieck , qui craint d'exposer inutilement sa
vie , qui même ne peut se défendre d'une violente impression
de terreur au seul bruit de l'artillerie , ou à la vue d'un
glaive nu ,
mais dont l'infatigable activité sait créer de nombreuses
ressources au moment où les plus illustres Polonais
ne savent plus que mépriser la mort citoyen vraiment
grand , qui eût sauvé la Pologne , si elle eût pu l'être ; et qui ,
en lui dévouant ses biens , son génie , son existence tout entière
, fit preuve d'un véritable héroïsme , moins brillant sans
doute que celui qui sait courir au devant de la mort , mais plus
utile , et sur- tout plus rare , puisque l'un peut n'être que le
AVRIL 1807.
31
résultat d'une exaltation momentanée dont tous les hommes
sont plus ou moins susceptibles , tandis que l'autre suppose
une persévérance dans les résolutions , et une force de caractère
dont la nature se montra toujours très- avare.
Mais si M. de Rulhière s'applique , avec une sorte de prédilection
, à peindre ces généreux citoyens , il n'est point
injuste à l'égard de ceux qui figurèrent à la tête du parti
opposé. Ainsi il représente sous les plus brillantes couleurs ,
le génie et les talens des deux Czartorinski. En effet , ces
deux premiers auteurs des malheurs de la Pologne avoient su
trouver le seul moyen qui pût la sauver de sa ruine , en l'arrachant
aux désordres de l'anarchie . Ils ne commirent qu'une faute,
mais sans excuse et sans remède ce fut d'appeler des étrangers
à l'appui de leurs desseins , et de ne pas prévoir que,
ceux-là même qui les aidoient avec tant de zèle à détruire ,
en mettroient bien plus encore à les empêcher de réédifier.
Mais ou l'auteur fait sur - tout briller sa profonde connoissance
des hommes , autant que l'esprit d'équité qui l'anime
, c'est dans la peinture de ces grands personnages , dont
la mémoire environnée jusqu'aujourd'hui de flatteries ou
de haines , n'a pas subi encore le jugement sans appel de la
postérité. Telle est cette Catherine II , qui montée sur le
trône par le meurtre de son époux , s'y rendit aussitôt l'objet
des adulations de ceux qui se disoient philosophes : femme,
profondément perverse, qui crut que l'hypocrisie lui tiendroit
lieu de vertus , qui se donnoit pour humaine , en exerçant le
plus violent despotisme , et avoit sans cesse à la bouche les
mots de modération et de justice , en se livrant sans réserve à
son naturel ambitieux et tyrannique. On sait que non contente
d'asservir la Pologne , elle voulut aussi donner des lois à
ses sujets , et que dans cette intention elle rassembla à Moscow
des députés, de toutes les parties de son vaste empire , se.
flattant de réunir à la gloire du conquérant , celle du législateur
et du philosophe. Nous transcrirons ce que dit à ce sujet
M. de Rulhière : ce morceau nous paroît très- propre à bien
faire apprécier les eloges de ceux qui étoient alors les dispensateurs
de la renommée .
« Elle avoit mandé dans Moscow les députés de toutes.
les provinces de ses vastes Etats . Les deux nations les plus
opposées de génie et de moeurs : une république tombée
dans une horrible anarchie , et un empire soumis au despo
tisme, le plus cruel , tous deux les plus étendus qu'il y eût sur
la terre , alloient s'assembler chacun dans leur capitale pour
se donner de nouvelles lois ; tous deux dirigés par le génie,
de l'impératrice Catherine II : l'un sous, son autorité , l'autre
52 MERCURE DE FRANCE ,
sous sa protection. Jamais aucun spectacle n'avoit paru plus
digne de l'attention des hommes ; jamais aucune conjonc
ture n'avoit offert à un souverain une occasion plus favorable
de mériter l'admiration et la reconnoissance du genre
humain. Pourquoi l'histoire ne pourra- t-elle transmettre à
la postérité que des regrets sur le triste usage que cette
princesse a fait d'une conjoncture si extraordinaire et si
belle ? On voyoit arriver dans Moscow les représentans dé
vingt nations , qui n'avoient aucun autre rapport entre elles
que d'être soumises au même despote ; différentes par leur .
:
"
langage ; par leurs habillemens , par leurs moeurs , par leurs
figures les uns adorateurs du Christ , les autres du Grand
Lama ; quelques-uns d'un Dieu unique ; ceux- ci du Soleil ,
ceux-là de plusieurs Dieux. Il étoit bien étonnant que l'im- ,
pératrice , dans une instruction qu'elle écrivit pour eux ,
commencât par dire que l'amour de la patrie vient de la
charité chrétienne . Ce qui étoit bien plus étonnant encore
c'étoit de convoquer une assemblée aussi solennelle avec
l'intention de conserver un pouvoir illimité , et d'y annoncer
cette volonté destructive de toutes les lois , comme le principe
d'après lequel on devoit les faire. Le premier travail
de ces députés devoit être d'étudier quelques pages du
livre immortel de l'Esprit des Lois , que l'impératrice avoit
daigné compiler de sa main , et donner sous son nom .
» L'état misérable de ces peuples se faisoit sentir dans
tout le reste de cette instruction , soit par les détails puérils
où elle se crut obligée de descendre pour ceux de ces
législateurs qui ne sauroient pas écrire , soit par l'ordre
qu'elle donnoit à ceux qui ne la comprendroient pas , de la
relire jusqu'à ce qu'ils l'entendissent ; mais sur- tout par les
étranges récompenses promises à tous ceux qui auroient
travaillé à ce grand ouvrage. Ils devoient , pendant tout le
reste de leur vie , être exempts de recevoir la question , à
moins que ce ne fût sur un ordre même de l'impératrice .
Toutes leurs démarches , dès qu'ils furent assemblés , furent
soumises à l'autorité vigilante du despote ; et quand les
députés , le sénat , les collèges auroient enfin signé les lois
nouvelles, on devoit les remettre à l'impératrice , et attendre
ses ordres . >>
M. de Rulhière ne parle qu'incidemment de Pierre Ier.;
mais dans une seule page , il donne l'idée la plus juste des
travaux politiques de ce prince , beaucoup trop vanté par
ceux qu'a éblouis son enthousiasme pour les arts des nations
civilisées :
« La plupart des nations , dit-il , ayant reçu dans leurs moeurs
des
6
t
AVRIL 1807 .
DE
33
des influences étrangères, sont perpétuellement en contradiction,
avec elles-mêmes , et n'offrent aux observateurs qu'un tableau
variable ; mais la discordance actuelle des moeurs du peuple
russe passe ce qu'il y a jamais eu de plus bizarre. Leur antique
pauvreté et le faste asiatique , les superstitions judaïques et la
licence la plus effrénée , la stupide ignorance et la manie des
arts , l'insociabilité dans une cour galante , la fierté d'un
peuple conquérant et la fourberie des esclaves ; des accadémies
chez un peuple ignorant ; des Ordres de chevalerie dans un
pays où le nom même de l'honneur est inconnu ; des arcs de
triomphe , des trophées et des monumens de bois ; l'image de
tout , et rien en réalité ; un sentiment secret de leur foiblessse
et la persuasion qu'ils ont atteint dans tous les genres la gloire
des peuples les plus fameux : voilà ce qui résulte après un
demi-siècle de ces étonnans travaux de Pierre Ier , parce qu'il
ne songea point à donner des lois , qu'il laissa subsister tous
les vices , et qu'il se pressa d'appeler tous les arts avant que
d'avoir réformé les moeurs. On croiroit voir les matériaux
d'un superbe édifice épars , dégradés et noircis par le temps
avant que d'avoir été employés , parce qu'un architecte
imprudent les avoit préparés sur de fausses mesures , et que par
cette faute , l'ouvrage à peine élevé au- dessus de ses premiers
fondemens , et abandonné sans pouvoir être fini , n'offre déjà
plus qu'un spectacle de ruines. »
« Ce qui restoit de ce règne célèbre , ce n'étoit pas un
empire policé , comme les panégyristes de Pierre ne cessoient
de le répéter ; c'étoit un peuple féroce armé de tous les arts de
la guerre. »
C'est avec le même discernement et la même équité que
l'historien apprécie le sultan Mustapha, contre lequel les plaisanteries
de Voltaire avoient élevé d'injustes préventions. Ce
malheureux prince , après vingt-sept ans de détention , porta
sur le trône des intentions droites , un esprit ferme et courageux
, un amour inaltérable pour l'ordre et pour la justice ;
et il seroit compté sans doute au nombre des plus grands
princes qui aient occupé le trône ottoman , s'il eût trouvé des
ministres capables de suppléer à son inexpérience , et de seconder
les qualités précieuses qu'une captivité si longue n'avoit
pu étouffer en lui : « Mais il étoit le seul qui , dans une cour
» dégénérée , conservoit encore quelque sentiment de la fierté
» ottomane ; et il pouvoit être comparé à une ame saine et
» vigoureuse dans un corps affoibli , dont tous les organes
» seroient altérés par des maux irrémédiables. »
9. Le roi de Prusse , l'impératrice Marie-Thérèse , l'ambassadeur
Keyserling , le feld maréchal Munick , vingt autres
C
5.
cen
34 MERCURE DE FRANCE ,
personnages célèbres qui figurent successivement dans ses
Tableaux , donnent occasion à M. de Rulhière de faire
admirer l'énergie et l'éclat de son pinceau. Toutefois , en
rendant justice à la force et à la variété de ses couleurs , on
ne peut s'empêcher de convenir qu'il abuse quelquefois de
ce rare talent pour dessiner des caractères. Les portraits
sont très-propres sans doute à faire brillerl'esprit et le style de
l'historien , mais comme c'est aussi l'un des ornemens que les
auteurs médiocres mettentle plus souvent en oeuvre , ce devroit
être une raison pour le grand écrivain de ne se livrer à ces
espèces d'épisodes , que lorque l'importance des héros les
rend en quelque sorte nécessaires. D'ailleurs , le lecteur
n'aime pas toujours que l'on prévienne son jugement : quelquefois
il voudroit avoir le temps de faire connoissance avec
un personnage , afin de s'en tracer l'image dans son esprit ,
et de la comparer à celle que l'historien lui présenteroit
ensuite : c'est une satisfaction que M. de Rulhière ne lui donne
presque jamais. Un nouvel acteur paroît-il sur la scène ,
dût-il n'y rester qu'un moment , aussitôt il consacre trois
ou quatre pages à l'étudier dans toutes les circonstances de
sa vie. Cette manière de procéder , toujours uniforme , ralentit
trop souvent la narration , sur- tout dans les deux premiers
volumes. Ajoutons que ces digressions , si soigneusement
travaillées , où un auteur s'épuise en antithèses pour
bien saisir toutes les nuances d'un caractère , ne prouvent
souvent autre chose que la finesse et les ressources de
son esprit. Un trait , un mot , une circonstance adroitement
saisie feront mieux connoître un personnage que
le portrait le plus scrupuleusement détaillé . On sait que
c'est là le mérite particulier de Plutarque , et qu'il a suffi
pour le faire placer parmi les plus grands historiens de l'antiquité
"
Les anciens sont peintres : non contens de bien raconter
un fait , il le mettent sous les yeux . Souvent ils suspendront
un moment leur récit , pour observer les sentimens
divers qui animent leurs personnages. Ils peindront à grands
traits l'agitation inquiète de tout un peuple dans l'attente
d'une grande nouvelle , ou bien sa consternation et son effroi
au récit d'une défaite. Tout vit , tout se meut dans leurs tableaux
, et c'est là qu'ils se livrent à cette imagination presque
poétique que les maîtres de l'art exigent dans un historien.
Par ce moyen , ils savent ranimer à propos l'attention du
lecteur , et le forcer à se reposer avec eux sur les événemens
Les plus importans. M. de Rulhière est un de nos écrivains
qui , sous ce rapport , comme sous plusieurs autres , se rapAVRIL
180 .
35
proche le plus de ces grands modèles . On en a déjà vu une
belle preuve dans le tableau de la ville de Varsovie : parmi
beaucoup d'autres exemples également dignes d'être cités ,
je n'indiquerai ici que l'incendie de la flotte des Turcs , et
sur-tout la description de leur armée , qui précède d'autant
mieux le récit de leurs défaites , qu'elle en expose d'avance
le principe.
Mais c'est peu d'un récit animé et pittoresque des faits
il faut encore en savoir démêler les causes. Parmi toutes
ces intrigues qui se croisent et qui se compliquent mutuellement
; parmi toutes ces passions différentes , souvent attentives
à se masquer et à tromper tous les yeux , comment
distinguer les vrais principes de tant de révolutions diverses
et imprévues? Souvent tel personnage qui prend la plus grande
part dans un événement important, a été déterminé tout- à- coup
par un hazard , par un caprice , et seroit étonné lui-même du
motif qui l'a fait agir , s'il lui venoit dans l'idée de s'en
rendre compte. Qui dévoilera tous ces mystères à l'historien
? Et faut-il s'étonner que les plus célèbres aient quelquefois
échoué dans ces recherches ? On a accusé Tacite
d'avoir mis dans la bouche des Romains un discours peu
vraisemblable , lorsqu'il leur fait dire ( 1 ) qu'Auguste avoit
choisi pour successeur un prince impérieux et cruel , afin
de faire regretter la douceur de son règne. On pourroit
peut-être faire à M. de . Rulhière quelques reproches de ce
genre. Par exemple , lorsque le roi de Prusse refuse aux
Polonais son intervention entr'eux et la czarine Voici
l'explication que donne l'historien de cette conduite. « Il
favorisoit , dit- il , les dessins de Catherine , de manière
que ces malheureux républicains cédassent sans être opprimés.
Toute sa conduite tendit évidemment à ce que les
Polonais , déshonorés de plus en plus en recevant de gré ou
de force Poniatouski pour roi , demeurassent toutefois
séparés de la Russie , et que ni la servile complaisance d'un
parti , ni l'impuissante opposition de l'autre , ne rendissent
la czarine maîtresse de la république. Il est peut- être
superflu de remarquer qu'il y a dans ces phrases un peu
obscures une contradiction , et que , si Frédéric vouloit que
les Polonais reçussent un roi de gré ou de force , il consentoit
donc qu'ils fussent opprimés. Mais d'ailleurs cette
politique si subtile et si raffinée , n'est-elle pas en contradiction
avec ce que l'historien a établi ailleurs , que ce
prince ayant connu par expérience toute l'incertitude des
·
(1 ) Annales, liv . chap . X. 2
»
Ca2
36 MERCURE DE FRANCE ,
calculs de la politique , avoit pris la résolution d'attendre
les événemens pour se déclarer ? N'étoit- il pas suffisant de
dire que conformément à ce principe de conduite , il laissoit
avec plaisir à Catherine le soin d'affoiblir les Polonais
en se réservant de profiter tôt ou tard de leur désunion?
En général , on peut accuser M. de Rulhière de vouloir
quelquefois lire trop avant dans l'ame de ses personnages ;
de trop subtiliser sur le coeur humain ; de développer labo-:
rieusement de petites intrigues qui n'ont aucun résultat.
Il est porté à accorder trop d'importance aux révélations
que lui avoient faites des ambassadeurs et des ministres : ce
qui peut devenir une source d'erreurs , parce que les hommnes
d'Etat ne voient trop souvent dans un événement
politique , que la part qu'ils y ont eue . Sans doute une historien
ne doit rien négliger pour approfondir les causes
secrètes des révolutions ; mais vouloir exposer toutes les
manoeuvres cachées , toutes les tentatives inutiles auxquelles
chaque incident a donné lieu , ce seroit s'engager dans un
labyrinthe inextricable . C'est bien assez de raconter en détail
celles qui ont eu une influence marquée sur le cours général
des événemens.
peu
C'est sans doute à cette complication de tant de fils divers ,
qu'il faut attribuer l'espèce d'obscurité qui se fait sentir dans
quelques endroits de la narration , et qui , sans nuire à l'intérêt
qu'elle inspire , en rend quelquefois la lecture un p
laborieuse . Champfort , l'ennemi personnel de Rulhière , a
dit de lui : qu'il n'envisageoit les grandes choses que sous
de petits rapports , n'aimoit que les tracasseries de la
politique , n'étoit éclairé que par des bluettes, et ne voyoit
dans l'histoire que ce qu'il avoit vu dans les petites
intrigues de la société. Cette critique est excessivement
injuste mais enfin il y a peu de satires , quelques calomnieuses
qu'elles soient , qui n'aient quelque fondement réel.
Les meilleurs mensonges sont , dit-on , ceux qui se rapprochent
de la vérité , et sans doute Champfort se seroit
bien gardé de manquer à ce principe .
Maintenant , si l'on porte les yeux sur l'ensemble de cette
grande composition , en rendant justice à l'art qui a présidé
à l'ordonnance genérale , il faudra reconnoître que les
différentes parties ne sont pas toutes dans de justes proportions.
Cette critique doit s'appliquer sur-tout au premier
volume , où le sujet principal est chargé d'un trop grand
nombre de détails épisodiques sous lesquels il disparoît plus
d'une fois. L'auteur auroit dû faire réflexion que le tableau
d'une anarchie permanente , où le corps politique reste si
AVRIL 1807 .
37
long-temps sans mouvement et sans vie , deviendroit nécessairement
un peu monotone , et il devoit marcher plus
directement au but. La guerre entre la Porte et la Russie
n'a qu'un rapport indirect avec les affaires de Pologne :
ainsi les règles de l'art exigeoient peut-être que l'auteur n'en
montrât que les résultats généraux : mais on seroit faché
qu'il eût songé à prévenir cette critique , puisqu'on y auroit
perdu les récits les plus attachans , parmi lesquels on distinguera
l'expédition du Péloponèse cette narration , enrichie
des souvenirs que réveille à chaque pas cette contrée ,
excite l'intérêt le plus entraînant dont un événement historique
soit susceptible.
Il seroit sans doute superflu d'ajouter que la plupart des
imperfections que nous venons de relever trop scrupuleusement
peut-être , ne se remarqueroient pas dans un ouvrage
médiocre d'ailleurs , M. de Rulhière les auroit peut- être fait
disparoitre , s'il eût pu mettre la dernière main à cette
histoire , dont il avoit encore deux livres entiers à écrire ,
lorsqu'une mort prématurée vint l'enlever aux lettres .
:
A la place de ces deux livres , il faut se contenter d'un
précis historique rédigé sur les notes manuscrites de l'auteur ,
lequel présente du moins l'ordre et l'enchaînement des faits
dont ils auroient offert le développement. Ce travail étoit
nécessaire , et l'on doit en savoir grẻ à l'éditeur. Mais n'a -t-il
pas un peu trop présumé de ses propres forces , en se chargeant
d'écrire ces deux livres ? S'il est toujours si difficile
de s'élever au style historique , que ne doit- on pas craindre
quand on a une pareille concurrence à soutenir ? Ne seroit- il
pas fàcheux d'aller grossir la liste de ces malheureux continuateurs
, qui , en croyant travailler à leur propre gloire ,
n'ont servi qu'à faire mieux sentir le prix des grands écrivains
auxquels ils se flattoient d'associer leur nom ? Ajoutons
que cet éditeur doit s'attendre à être jugé d'autant plus
sévèrement, qu'il a traité avec peu de ménagement un écrivain
estimable , dont nous ne prétendons pas nous constituer
le défenseur dans cette circonstance délicate , mais qui du
moins avoit , pour continuer M. de Rulhière , d'autres titres
littéraires qu'une petite notice biographique , dont le style
foible et sans couleur , n'annonce pas une plume fort
exercée. Ĉ .
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .

On lit dans le Moniteur du jeudi 2 avril , l'article suivant :
» La bataille d'Eylan est un de ces événemens qui occupent
dans l'histoire une place signalée ; elle devient par cela le
patrimoine des arts , particulièrement de la peinture , qui
peut seule rendre l'âpreté du site et du climat , et la rigueur
de la saison pendant laquelle cette mémorable bataille
a été donnée,
» Le directeur général du Musée Napoléon a eru de son
devoir de se saisir de ce sujet , et étant absent , de le proposer,
par la voie publique, aux peintres d'histoire.
» Comme toutes les batailles ont un caractère de ressemblance,
il a pensé qu'il étoit préférable de choisir le lendemain de celle
d'Eylan , et le moment où l'EMPEREUR , visitant le champ de
bataille , vient porter indistinctement des secours et des consolations
aux honorables victimes des combats.
>> Le directeur-général a donc demandé à S. M. la permission
de proposer aux artistes d'en faire chacun une esquisse qui sera
jugée par la quatrième classe de l'Institut national , On voudroit
que les esquisses fussent dans la proportion la plus rapprochante
de quatre pieds ( douze décimètres ) , et calculées
de manière à ce que les figures du premier plan soient , dans
le tableau, d'une proportion de forte nature. Le tableau sera
de même grandeur que celui de l'hôpital de Jaffa , et le prix
sera de 16,000 fr. Il sera de même exécuté en haute-lisse
par la manufacture des Gobelins. Les deux esquisses que la
classe de l'Institut jugera avoir mérité un premier et un
deuxième accessit , seront honorées chacune d'une médaille
d'or de 600 fr.
» Lesdites esquisses devront être déposées au secrétariat du
Musée Napoléon , où elles seront reçues jusqu'au 15 mai 1807
inclusivement. Ce terme est de rigueur.
»Le directeur-général joint ici une description faite sur le
champ de bataille d'Eylan , au moment où , le lendemain de
cette bataille , l'EMPEREUR a fait la revue des corps qui y
avoient combattu.
»Pour donner une idée juste des positions , le directeurgénéral
a fait déposer à la direction du Musée Napoléon un
croquis du champ de bataille. Chaque artiste qui voudra concourir
2 pourra le consulter en s'adressant au secrétaireAVRIL
1807:
général qui lui communiquera une note détaillée pour le site
et les costumes. Les groupes de figures du croquis , tels vrais
qu'ils soient , ne doivent pas gêner les artistes dans leurs compositions.
Tout ce qui est mobile dans le premier plan est
absolument à la volonté du peintre , et au choix qu'il fera des
situations énoncées dans la description ci-après. »>
» De la Grande- Armée , le 17 mars 1807 . Signé DENON.
NOTICE POUR LES CONCURRENS.
·
>>> L'EMPEREUR visite le champ de bataille de Preuss -Eylan ,
le 9 février 1807 .
>> L'armée française , victorieuse le 8 février 1807 à Preuss-
Eylan , avoit bivouaqué pendant la nuit sur le champ de cette
mémorable bataille , que l'armée russe , complétement battue ,
avoit abandonné précipitamment pendant cette même nuit.
» Le 9 , à la pointe du jour , l'avant-garde de l'armée française
poursuivoit l'ennemi sur tous les points , et trouvoit les
routes de Koenigsberg couvertes de morts , de mourans et de
blessés russes abandonnés , ainsi que canons caissons et
bagages.
"
>> Vers midi , l'EMPEREUR monta à cheval : il étoit accompagné
des princes Murat et Berthier ; des maréchaux Soult ,
Davoust , Bessières ; du grand-écuyer de Caulincourt ; de ses
aides-de-camp-généraux Mouton , Gardanne , Lebrun ; de
plusieurs autres officiers de sa maison , ainsi que d'un piquet
de chasseurs de la garde , et des princes et officiers gardes
d'honneur polonais. Il passa en revue plusieurs divisions des
corps des maréchaux Soult , Augereau et Davoust , qui se
trouvoient encore sur le champ de bataille , et parcourut
successivement toutes les positions qu'avoient occupées , la
veille , les différens corps français ou russes. La campagne
étoit entièrement couverte d'une neige épaisse sur laquelle
étoient renversés des morts , des blessés , et des débris d'armes
de toute espèce ; des traces de sang contrastoient par-tout avec
la blancheur de la neige ; les endroits où avoient eu lieu les
charges de cavalerie , se remarquoient par la quantité de
chevaux morts , mourans ou abandonnés ; des détachemens
de Français et de prisonniers russes parcouroient en tous sens
ce vaste champ de carnage , et enlevoient les blessés pour les
transporter aux ambulances de la ville. De longues lignes de
cadavres russes , de blessés , de débris d'armes et d'havresacs
abandonnés dessinoient d'une manière sanglante la place de
chaque bataillon et de chaque escadron. Les morts étoient
en tassés sur les mourans au milieu des caissons brisés ou brûlés
et des canons démontés.
40
MERCURE
DE
FRANCE
,
» L'EMPEREUR s'arrêtoit à chaque pas devant les blessés , les
faisoit questionner dans leur langue , les faisoit consoler et
secourir sous ses yeux. On pansoit devant lui ces malheureuses
victimes des combats ; les chasseurs de sa garde les transportoient
sur leurs chevaux ; les officiers de sa maison faisoient
exécuter ser ordres bienfaisans. Les malheureux Russes , au lieu
de la mort qu'ils attendoient , d'après l'absurde préjugé qu'on
leur a imprimé , trouvoient un vainqueur généreux. Etonnés ,
ils se prosternoient devant lui , ou lui tendoient leurs bras
défaillans en signe de reconnoissance . Le regard consolateur
du grand homme sembloit adoucir les horreurs de la mort , et
répandre un jour plus doux sur cette scène de carnage.
Un jeune hussard lithuanien/ auquel un boulet avoit em +
porté le genou , avoit conservé tout son courage au milieu de
ses camarades expirans. Il se soulève à la vue de l'EMPEREUR :
« César , lui dit-il , tu veux que je vive ; eh bien qu'on me
» guérisse , je te servirai fidellement comme j'ai servi
» Alexandre. »
-
er
La classe de la langue et de la littérature française de
l'institut national a tenu une séance publique le 1º avril 1807 .
Elle étoit présidée par M. Regnault ( de Saint-Jean- d'Angely. )
M. Legouvé a lu , pour M. le secrétaire perpétuel de la classe ,
M. Suard , un rapport sur le concours proposé par elle ( 1 ).
M. Charles Millevoye a obtenu le prix de poésie ; M. Marie
J. J. Victorin Fabre , le second prix ; M. Bruguiere ( de
Marseille ) , l'accessit . La classe avoit proposé pour sujet du
prix d'éloquence , qu'elle devoit décerner dans cette séance ,
le tableau littéraire de la France dans le dix-huitième siècle.
Aucun des ouvrages envoyés au concours ne lui ayant paru
digne du prix , elle propose de nouveau le même sujet pour
le concours de l'année 1808. La classe ayant un second prix
à décerner pour le même concours , propose pour sujet
' Eloge de Pierre Corneille. Ces prix seront chacun une
médaille d'or de 1500 fr. Il seront décernés dans la séance
publique du mois d'avril 1808. Le terme prescrit pour l'envoi
des ouvrages destinés au concours , est fixé au 15 janvier
1808. Ce terme est de rigueur. Le prix de poésie ne sera décerné
que dans la séance publique de 1809 ; mais la classe a cru
devoir l'annoncer d'avance , afin de donner aux concurrens plus
de temps pour s'en occuper. Le sujet est : Les embellissemens
de la capitale. Le prix sera une médaille d'or de 1500 fr. Il
sera décerné daus la séance publique du mois d'avril 1809.
(1 ) Si ce rapport est imprimé , nous le ferons connoître.
( Note du rédacteur.)
AVRIL 1807 . 41
Les pièces seront remises au secrétariat de l'institut avant le
15 janvier de la même année . Ce terme est de rigueur. Toute
personne, à l'exception des membres de l'Institut , est admise à
concourir. Aucun ouvrage, envoyé au concours, ne doit porter
nom le de l'auteur, mais seulement une sentence ou devise ; on
pourra, si l'on veut, y attacher un billet séparé et cacheté , qui
renfermera , outre la sentence ou devise , le nom et l'adresse
de l'auteur ; ce billet ne sera ouvert que dans le cas où la
pièce aura remporté le prix. Les ouvrages destinés au concours
peuvent être envoyés au secrétariat de l'Institut , en
affranchissant le paquet qui les contiendra ; le commis au
secrétariat en donnera des récépissés . On peut aussi les adresser,
francs de port , au secrétaire perpétuel de la classe de la
langue et de la littérature françaises. Les concurrens sont prévenus
que l'Institut ne rendra aucun des ouvrages qui auront
été envoyés au concours. Mais les auteurs auront la liberté
d'en faire prendre des copies , s'ils en ont besoin. La commission
administrative de l'Institut délivrera la médaille d'or au
porteur du récépissé ; et , dans le cas où il n'y auroit point
de récépissé , la médaille ne sera remise qu'à l'auteur même ,
ou au porteur de sa procuration.
Après la lecture du rapport de M. le secrétaire perpétuel ,
M. le président a appelé M. Charles Millevoye au bureau
pour y recevoir le prix décerné par la classe . M. Millevoye s'y
est présenté au milieu des plus vifs applaudissemens. Il a été
ensuite invité par M. le président à donner lecture à l'assemblée
de la pièce couronnée. (Voyez plus haut l'art. POÉSIE. )
M. de Fontanes , invité par M. le président , a ensuite donné
lecture de quelques fragmens de la pièce qui a obtenu l'accessit.
Elle est de M. Bruguiere , de Marseille : des applaudissemens
très-vifs ont accueilli ces fragmens ; ils ont sur-tout été unanimes
et réitérés lors de la lecture du fragment où le poète
décrit le naufrage de la Peyrouse , et le peint sur quelque île
déserte, pensant à sa patrie , et croyant voir son pavillon dans
chaque flot qui s'agite à sa vue.
La séance a été terminée par la lecture faite par M. François
( de Neufchâteau ) du fragment d'un Voyage en Silésie ,
par M. Bernardin de Saint- Pierre , espèce d'apologue , consacré
au développement de cette vérité , que notre manière de voir
et de juger les choses et les hommes , provient toujours de
notre éducation , de notre position dans la société , et de la
profession que nous avons embrassée.
Nous insérerons , dans le prochain Numéro du Mercure,
les pièces qui ont obtenu l'accessit et la mention honorable ;
et , en même-temps , nous examinerons les trois ouvrages
nouveaux.
42
MERCURE DE FRANCE ,
-La séance de l'Académie Française , pour la réception
de Son Eminence Monseigneur le cardinal Maury , aura lieu
du 20 au 25 avril.
- Mademoiselle Aubry , dont on a craint la mort pendant
quelques jours , est actuellement dans l'état le plus satisfaisant.
-L'Administration du Théâtre de l'Impératrice a lu et reçu
le même jour deux pièces dont le sujet et le caractère principal
sont les mêmes , quoiqu'absolument différens par le
plan et les détails. L'administration a jugé ces deux ouvrages
susceptibles d'être mis sous les yeux du public , et croit devoir
l'en prévenir , pour éviter aux deux auteurs l'accusation de
plagiat. La première de ces deux pièces a été jouée jeudi
2 avril , sous le titre de l'Avide Héritier , et l'autre sous le
titre du Coureur d'héritages. L'Avide Héritier n'a obtenu
qu'un très-foible succès. Cet ouvrage est de M. Jouy.
que
S. Exc . le ministre de l'intérieur vient d'arrêter le
quart de la recette des exercices des élèves du Conservatoire
impérial , seroit employé désormais au soulagement des
veuves et des enfans mineurs des professeurs décédés membres
de cet établissement. L'excédent appartiendra , comme par
passé, aux élèves employés dans les exercices. -
le
M. Mauduit commencera son cours de mathématiques
pour les élèves de l'école spéciale d'architecture , mercredi
8 avril. Il le continuera les mercredi et vendredi de chaque
semaine , aux Quatre -Nations , depuis 11 heures jusqu'à midi
et demi.
-Les cours de l'Ecole spéciale ( et gratuite ) des langues
orientales vivantes , établie près la Bibliothèque impériale ,
recommenceront , á dater du lundi 6 avril , dans l'ordre
suivant :
Cours de persan. M. Langlès donnera ses leçons les lundis ,
mercredis et samedis , à 3 heures après midi .
Cours d'arabe , par M. Silvestre de Sacy , les mardis
et jeudis , à une heure , et les mercredis , à 5 heures , par
D. Raphaël .
Cours de turc , par M. Jaubert , et en son absence ,
M. Sedillot , les lundis , mercredis et samedis , à 11 heures
du matin.
-M. W. Temple Francklin , petit - fils du célébre Francklin
, et qui se trouve en ce moment à Paris , a été attaqué de
la manière la plus injurieuse dans une feuille américaine ,
pays où la liberté de la presse dégénère fort souvent en licence
effrénée. Le prétexte des injures prodiguées à M. Francklin
, est que , dépositaire des manuscrits de son aïeul
AVRIL 1807.
43
et chargé par lui de donner une édition complette de ses
oeuvres, au lieu de se conformer à cette intention , il a préféré
de vendre les manuscrits au gouvernement anglais , intéressé
à ce que plusieurs ne soient pas rendus publics . L'article
qui contient cette espèce d'accusation , a été répété dans
Argus. M. Temple Francklin , justement sensible à l'attaque
grossière dirigée contre son caractère et sa délicatesse
a adressé au rédacteur de l'Argus , une lettre dans laquelle
déclare formellement qu'il est faux que son aïeul lui ai prescrit
de faire imprimer la totalité de ses ouvrages , et qu'il
s'en est rapporté à la prudence de son petit-fils à cet égard ;
qu'il est également faux qu'il ait vendu aucun manuscrit au
gouvernement anglais , que la totalité se trouve en état d'être
Imprimée , et qu'en attendant que les circonstances permettent
de faire les frais d'une entreprise aussi considérable ,
les manuscrits sont déposés avec toutes les précautions nécessaires
pour qu'il ne puisse rien être distrait, chez MM . Herrics,
Parquhar et compagnie , banquiers à Londres.
-M. Paër, célèbre compositeur de musique , et sa femme
( autrefois prima dona de l'opéra de Dresde ) , sont partis de
cette ville le 16 mars , pour se rendre à Paris.
Au Rédacteur du Mercure de France .
En annonçant dans les journaux la mort de M. Mérian ,
secrétaire de l'académie de Berlin , on ne lui a pas rendu toute
la justice qu'il méritoit ; moi qui fus son ami il y a cinquantesix
ans , je m'empresse à y suppléer.
Dès l'année 1749 , il donna , dans les Mémoires de l'académie
de Berlin , un Mémoire sur l'apperception de sa propre
existence ; et comme il étoit né en Suisse , il falloit qu'il eût
déjà travaillé d'une manière distinguée pour être reçu de
l'académie de Berlin au moment où le grand Euler, Marggraf,
Maupertuis , Formey, Pelloutier, donnoient à cette académie
de l'éclat dans tous les genres. Depuis ce temps-là , M. Mérian
n'a laissé paroître aucun volume de l'académie de Berlin ,
sans qu'il y ait eu un ou plusieurs Mémoires de lui ; et il a
été regardé constamment comme le premier métaphysicien de
l'Allemagne , quoiqu'il en soit venu beaucoup d'autres.
Le secrétaire de l'académie qui écrira son éloge , le fera
connoître beaucoup mieux ; mais je dois finir par un fait assez
remarquable , c'est qu'il étoit exercé dans les belles- lettres , au
point de me faire jouir , pour la première fois , de tout le
charme d'une scène de Racine . Il s'étonnoit que venant de
Paris , je n'en eusse jamais vue ; mais sans cela , peut -être , lui
dis-je, je ne serois pas votre confrère à 19 ans.
DELA LANDE.
44
MERCURE
DE
FRANCE
,
NOUVELLES POLITIQUES.
Varsovie , 16 mars.
L'ambassadeur de S. M. l'empereur de Perse près S. M.
l'Empereur des Français , Roi d'Italie , vient de recevoir de
Thérau la nouvelle des brillans succès obtenus par les armes
de son souverain. Le prince Abbas- Mirza , fils de l'empereur,
et renommé dans tout l'Orient par sa bravoure , lui annonce ,
sous la date du 16 décembre dernier , que le prince Méhémed-
Veli- Mirza , l'un de ses frères , qui commande dans le
Khorassan , a porté ses armes victorieuses jusqu'à l'Oxus , et
qu'il s'est emparé sur les Tartares - Usbecks , de la ville de
Merve , située à cinq journées de Boukara. Le gouverneur de
ce pays a prêté serment d'obéissance à l'empereur de Perse.
Kaboul et Candahar se sont entièrement soumis à Fethali-
Schah. Ils font aujourd'hui partie de l'Empire persan , et
plusieurs ambassades solennelles ont été envoyées à l'empereur,
pour l'assurer de la fidélité des habitans de ces pays jusqu'aux
frontières de l'Inde.
Le prince Abbas-Mirza est dans le Moghan et dans le
Carabagh , à la tête d'une armée formidable , à quatre journées
de Tifflis . Il a détaché , pour marcher en Géorgie , quarante
mille hommes de son armée ; Ahmed-Khan , qui les commande
, s'est déjà emparé de Churegel , de Penbeh , où il a
trouvé beaucoup de pièces d'artillerie . Tous les Russes qui
défendoient ces places ont été tués ou amenés prisonniers au
prince Abbas-Mirza. Il arrive tous les jours au camp persan
un grand nombre de déserteurs russes .
L'empereur de Perse , pour récompenser le brave Ahmed-
Khan , a joint à son gouvernement celui d'Erivan.
Cette suite de succès obtenus sur tous les points de l'Empire
, donne à la Perse un nouveau degré de splendeur et de
puissance. Le Khorassan n'est plus exposé aux incursions des
Tartares ; l'autorité de la Perse arrive jusqu'aux frontières des
possessions anglaises de l'Inde ; les Russes , mal affermis dans
la Géorgie , y sont attaqués de toutes parts ; l'union la plus
parfaite regne entre toutes les provinces de l'Empire , et la
Perse peut porter de nouvelles forces contre ses ennemis.
Les Russes ont fait des propositions d'accommodement ;
Fethali-Schan s'y est refusé. Il a fait cesser toute espèce de
relations commerciales , toute communication avec la Russie,
et il a répondu que tant que le GRAND -EMPEREUR , son ami
et son allié seroit en guerre avec les Russes , ceux - ci ne devoient
espérer de la Perse ni paix , ni trève. ( Moniteur. )
AVRIL 1807 .
PARIS , vendredi 3 avril.
1
er
A la charge de cavalerie de Willenberg, le prince Borghèse
, à la tête du régiment de carabiniers , a passé , lui'
troisième , sur le pont devant la ligne ennemie . Ses carabiniers
eurent à peine débouché du pont , qu'il les rangea par escadrons
, et fit une charge qui enfonça la cavalerie ennemie. Ce
prince a montré dans ce combat autant d'intelligence que de
bravoure. Le beau régiment russe de Finckinstein a été écrasé.
L'ennemi paroît manoeuvrer pour reprendre sa position derrière
la Prégel. Il meurt 200 hommes par jour dans les hôpitaux
russes.
Les ponts de Spanden , d'Elditten , sur la Passarge , sont
fortifiés par des ouvrages de campagne fraisés et palissadés.
On construit des ouvrages sur les hauteurs de Guttstadt. Ces
positions couvrent les cantonnemens des Français.
Tous les ponts sur la Vistule sont reconstruits : la débâcle a
eu lieu sur cette rivière. Toutes les têtes de pont de Prag , de
Sierock , de Moldin , de Thorn sont armées et en état de
défense. On vient de construire deux belles têtes de pont à
Marienwerder et à Marienbourg .
Le canal de Bromberg , qui joint l'Oder à la Vistule , est
navigable. Ce canal et l'Oder , dont la navigation n'est plus
interceptée par les glaces , facilitent le transport de nos
convois .
Personne ne bivouaque dans l'armée française . Les fours se
construisent , les magasins s'approvisionnent , et l'armée prend
un peu de repos. Les arsenaux de Thorn sont parfaitement
approvisionnés. Il y a dans ce moment à Osterode vingt fours
et des magasins de farine , de biscuit et d'eau - de - vie , pour
nourrir l'armée pendant un mois : il n'y avoit rien , il y a
huit jours. Tout cela s'est approvisionné avec une activité
extraordinaire.
Le froid a repris , et la terre s'est couverte de neige.
Le quartier-général de l'EMPEREUR est toujours à Osterode.
Les douze régimens provisoires, formés de la conscription
de 1806, sont en marche et arrivent à l'armée , qui , avant
quinze jours , sera plus belle et plus nombreuse qu'elle n'a
jamais été.
La droite de l'armée française est appuyée sur la Narew et
la gauche à Braunsberg , le long de l'Omulew et de la Passarge
, à quarante lieues en avant de la Vistule qui forme sa
seconde ligne.
46 MERCURE DE FRANCE ,
Un corps d'observation de 15,000 Polonais à pied et à che
val , commandé par le général Zayonchek , couvre son centre
à Neidenbourg et à Passenheim.
L'artillerie est en mouvement pour le siége de Dantzick
le maréchal Lefebvre a investi.
que
La division bavaroise a pris position sur l'extrémité de la
droite en réserve à Pultusk.
On a commencé les ouvrages pour le siége de la citadelle de
Graudentz.
er
Le général Teulié avec la division italienne , les fusiliers
de la garde et le 1 escadron des gendarmes d'ordonnance , a
remonté la Persante et a eu quelques affaires avec la garnison
de Colberg. Le 8 mars , à Zernin , les gendarmes d'ordonnance ,
commandés par M. de Montmorency , ont culbuté l'infanterie
et la cavalerie que l'ennemi leur a opposés. L'impétuosité
de leur charge a mérité des éloges , et fait fuir l'ennemi.
M. de Montmorency se loue de M. de Carion de Nisas
dont le cheval a été deux fois blessé ; de M. Dalbuquerque ,
officier- adjudant ; de M. Charrette , et en général de tous les
officiers , sous- officiers et gendarmes de son corps , qui , essayé
par ces petits combats , va bientôt être appelé à figurer dans
des affaires plus importantes et sur un plus grand théâtre.
Les voltigeurs de la division italienne ont montré dans ces
affaires beaucoup d'intrépidité..
Dix régimens qui doivent former l'armée de réserve destinée
à se porter au secours de Hambourg , du corps du maréchal
Mortier en Pomeranie , et dans les points qui pourroient
être attaqués , ont passé le Rhin , et commencent à arriver à
Magdebourg.
La bataille d'Eylan est estimée avoir coûté 5000 hommes en
tués , blessés et hommes qui ne pourront plus servir ou qui
sont soumis à une longue convalescence. L'EMPEREUR a donné
ordre au ministre de la guerre de faire un appel de 5000 conscrits
de 1,807 , pour réparer cette perte.
Le 25 janvier, il est parti des dépôts de l'armée de Naples
qui sont en Italie , 12,000 hommes pour renforcer les bataillons
de guerre de cette armée . Un autre renfort de
6000 hommes partira en avril pour la même armée . On sait
que S. M. se loue de l'activité que le vice -roi d'Italie porte à
l'organisation et à la bonne tenue de ces dépôts. Elle a ordonné
qu'on en témoignât sa satisfaction au général Charpentier ,
chef de l'état - major. Tous les régimens de cavalerie de
l'armée d'Italie ont été portés au complet de 1100 hommes.
La France aura bientôt sous les armes 90,000 hommes de
cavalerie. Les dépôts en France sont tous nombreux en
AVRIL 1807 . 47
hommes et en chevaux , et il ne manque que l'achat de
6000 chevaux pour compléter ce nombre. Le ministre de
l'administration de la guerre porte dans cet objet important
la plus grande activité.
Le général russe Michelson est comme bloqué dans
Bucharest. Il demande des secours ; mais l'armée russe qui
est sur la Prégel , en a encore plus besoin.
Le schah de Perse vient d'envoyer un de ses principaux
généraux pour complimenter l'EMPEREUR sur ses succès. Cet
officier vient d'arriver à Constantinople. Ce prince s'étant
aperçu que les Russes s'étoient affoiblis devant lui , mande
qu'il réunit ses forces pour les attaquer de ce côté.
L'EMPEREUR , instruit qu'il y avoit quelques abus dans
l'administration des corps , vient d'ordonner qu'à commencer
par l'armée d'Italie , il fût passé des revues de rigueur, pour
constater que les masses de linge et chaussure sont bien administrées
, et qu'on ne fait payer aux soldats aucun objet que la
juste valeur ; que les masses de chauffages et les autres fournitures
, tout se fait selon les lois , son intention étant que les
inspecteurs aux revues ne soient pas de simples porteurs
d'ordres , mais entrent dans tous les détails de la comptabilité ,
et que , s'il y a des coupables , il en soit fait un exemple. Les
soldats français sont les enfans de la nation ; il n'est point de
plus grand crime que de ne pas les faire jouir de tout ce que
la loi et les réglemens leur accordent. Il n'est aucuns soldats
dans le monde pour lesquels le gouvernement fasse davantage.
Les charges de la nation sont fortes , en considération du
bien-être qui en résulte pour cette partie si importante d'ellemême.
Il n'est donc point de crime qu'on doive punir plus
sévèrement que les malversations qui tendroient à faire passer
au profit d'un quartier-maître ou de tout autre administrateur,
ce que l'Etat sacrifie pour le bien-être du soldat.
Les inspecteurs aux revues doivent sentir toute l'importance
des fonctions qui leur sont attribuées , et ce que la nation
tout entière a droit d'attendre de leur zèle et de leur juste
sévérité.
L'EMPEREUR a sur-tout ordonné qu'on portât une attention
particulière aux premières mises qu'il accorde aux conscrits
à leur arrivée aux corps. Il est instruit que dans des
corps on leur fait éprouver des retenues.
L'EMPEREUR a ordonné au ministre du trésor public de
prendre des mesures pour faire cesser le brigandage de quelques
payeurs qui , au lieu de payer les ordonnances à jour
fixe , argent comptant , proposent de les payer par délégation
sur d'autres payeurs , à moins d'un escompte. Il a sur-tout
48 MERCURE DE FRANCE ,
recommandé de veiller sur le payeur en Suisse , prévenu
d'en agir de la sorte. Une ordonnance du trésor public est une
lettre de change à jour fixe . Quand le payeur ne la paie pas ,
c'est une prévention de la liquidation ; cela ne doit être susceptible
d'aucune espèce d'excuse. Le trésor est trop riche et
trop bien organisé pour que , lorsqu'il a donné un mandat sur
une caisse , il n'ait pas pris des mesures positives pour la rentrée
des fonds. Ces abus , qui se sont introduits dans des temps
de désordre , ne sont pas encore entierement réprimés. C'est
au ministère du trésor public , qui a déjà porté tant d'amélioration
dans le maniement des caisses et dans l'administration
des finances , à sévir et à faire quelques exemples. ( Moniteur. )
S. M. I. a accordé à Son Eminence Monseigneur le
cardinal Maury, le traitement annuel fixé pour tous les cardinaux
français ( trente mille francs ).
--
On assure que M. l'abbé de Boulogne , chapelain de
S. M. , est nommé à l'évêché d'Acqui ; M. de Broglio , évêque
d'Acqui , aumônier de S. M. , est nommé à l'évêché de Gand;
M. l'évêque de Gand , à l'évêché de Plaisance.
. Madame de la Peyrouse , femme du célebre navigateur
de ce nom , est morte cette nuit , après une maladie trèscourté.
.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MAR S.
DU SAM. 28 . -
Cp. olo c. J. du 22 mars 1807 , 73f 73f 20c oof coc
ooc ooc ooc oof oof Loc ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1220f ooc oooof. ooc . 00°C 000
DU LUNDI 30. - C pour 0/0 c . J. dù 22 mars 1807 , 73f 30c 35c 3oc 200
´ coc ooc ouf. ooc ooc ooc . ooc ooc oof oof. voc ooc oog ooc.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 70f 0º¢, oọc. voc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1220f 1222f. 50c poc. oo cof
DU MARDI 31. C p. 010 c. J. du 22 mars 1807 , 73 731 5c 721 900
ooc onc voc ooc coc..ooc ooo ooc. ooc ooc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof. occ obc ooc ooc ooc. oocoo
Act. de la Banque de Fr. 1221f 25e 0000f. ooccoc
er
DU MERCREDI 1 AVRIL. — Gp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 73f 72f95e
73100c ooc doc . ooc oof ooc oc . ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of ooc . ooc . ooo ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1220f orc oof cooof ooc

C
DU JEUDI 2. - Cp . oo c. J. du 22 mars 1807 : 72f goc Soc ooc ODC OOC
ONG ĐỐC oof 000 ĐẶC ĐỌC CỌC ĐỌC ĐỘC ĐỌC 0ỌC ĐỘC ĐỌC DỌC HỌC CÁC GÓC
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , oof ooc oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. ooc oooof ooc oof. oooof
Du vendredi 3. C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f 90. 50c 5 c
5cc 4c 30c 40c 30c of oof ooc ooc ooc oof oog ooc ooc ccc oof oot O,C
Idem Jouiss. du 22 sept . 1807 , cof ooc eoc. oof ooc cog
Act. de la Banque de Fr. 1212f 50c co of
( No. CCXCIX . ) DE LA
κατα
5.
cen
( SAMEDI 11 AVRIL 1807. )
MERCURE
DE
ing eff
FRANCE.
SE
Erratum. Dans le dernier Numéro du MERCURE , page 3 , vers 5 et 6,
au lieu de
tisez :
Eh , si dans le regard l'ame vit et s'exprime ,
Elle se montre aussi dans tout ce qu'elle anime ,
Eh , si dans vos regards l'ame vit et s'exprime ,
Elle se montre aussi dans vos pas qu'elle anime.
DISCOURS EN VERS
SUR LES VOYAGES,
Par M. J. J. Victorin Fabre ;
A
Pièce qui a obtenu le second prix aujugement de la Classe
de la Langue et de la Littérature françaises de l'Institu
de France.
Summa sequar fastigia rerum .
( VIRG. Eneid. lib . I. )
Les peuples , en naissant , des peuples séparés ,
Long-temps dans les forêts vieillirent ignorés :
Long-temps ces monts altiers , élancés dans la nue ,
Des stériles déserts la profonde étendue ,
Les fleuves indomptés , et l'abyme des mers ,
Cachèrent à leurs yeux le sauvage univers ;
Et l'homme , de ce globe aujourd'hui sa conquête ,
Ne connut que l'asile où reposoit sa tête .
Mais enfin, plus hardi , cherchant de nouveaux cieux ,
Il jeta sur le fleuve un pont audacieux :
Les monts , par ses travaux , en routes s'abaissèrent ;
Sur l'abyme étonné ses flottes s'élancérent ;
Sa hache ouvrit les bois à la course des chars ;
Et le commerce unit les Empires épars .
Des sciences alors les lumières fécondes ,
Traversant les déserts et franchissant les ondes ,
Du couchant à l'aurore ont éclairé ses pas ;
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
Et les arts voyageurs , de climats en climats ,
Pénétrant , par degrés, aux plus lointains rivages ,
Ont appris à fleurir chez des hordes sauvages.
Le jour de la raison vint dessiller leurs yeux ;
De la société leur main serra les noeuds :
Des faisceaux de l'Etat l'union tutélaire ,
Des droits des nations la loi dépositaire ,
Des peuples au berceau les Dieux législateurs ,
Fondèrent le pouvoir et polirent les moeurs.
Des voyages naissans tel fut l'heureux ouvrage.
Alors , le genre humain s'éclaire d'âge en âge :
L'homme, inconnu long- temps, à l'homme est révélé,
A ses yeux attentifs l'univers dévoilé .
Il cherche , voyageur , la sagesse étrangère ;
Il rend de sa raison le monde tributaire ;
Et des arts cultivés en des climats divers ,
Il assemble les fruits épars dans l'univers :
Abeille industrieuse , et qui d'une aile agile
Voltige sur la plaine odorante et fertile ,
De l'arbuste onctueux y recueille les pleurs , ( 1 )
Et dérobe son miel au calice des fleurs.
Qu'un fat , vide de sens , et rempli de lui-même ,
Ridicule avec art , frivole par système ,
De plaisirs en plaisirs dans l'univers errant ,
Promène sa folie et son faste ignorant ;
Qu'il achète à prix d'or , au gré de ses caprices ,
De nouvelles erreurs , des remords et des vices ;
De préjugés lointains qu'il revienne chargé ,
Il a couru le monde , et n'a point voyage.
Le voyageur qu'instruit une raison sévère ,
Aux climats étrangers marchant à sa lumière ,
Interroge les moeurs , les sciences , les lois ,
Et de l'expérience il consulte la voix .
Ainsi , dans sa recherche attentive et prudente ,
Il trouve sur sa route , en leçons abondante ,
Des arts et des vertus qu'il ne connoissoit pas.
Sans doute les vertus sont de tous les climats ;
Mais que de préjugés , d'erreurs héréditaires ,
Affoiblissent en nous leurs sacrés caractères !
Le climat fait l'usage , et l'usage les moeurs,
Celui qui des humains compare les erreurs ,
Apprend à les connoître, et se connoît soi- même :
Son esprit éclairé de la vertu qu'il aime ,
Développe en son coeur le germe fructueux ,
Et la saine raison fait l'homme vertueux .
Ainsi pensoient du moins ces enfans de la Grèce
Qui couroient à Memphis apprendre la sagesse ,
(i) C'est en effet d'une sorte de gomme recueillie sur des arbustes , que
l'abeille compose la cire , au rapport de quelques naturalistes .
(Note de l'Autcur. )
AVRIL 1807 .
St
Quand Neptune à la voile à peine étoit soumis ,
Que l'aviron guidé par des astres amis ,
S'instruisoit , moins timide, à quitter le rivage.
Depuis , avec plus d'art , on osa davantage.
Le pilote égaré sur des bords orageux
Ne cherche plus sa route écrite dans les cieux :
L'aimant , interrogé par la voile prudente ,
Dirige au sein des flots sa course obéissante .
Partout de l'Océan les chemins sont ouverts.
Gama qui , le premier , osa tenter ces mers
Dont le brûlant tropique embrase les rivages ,
En arrache l'empire au géant des orages : ( 1 )
Fiant sa poupe errante à leurs flots inconnus,
Il se fait une route aux bouches de l'Indu..
Mille voiles alors , à sa trace fidelles ,
Du commerce agrandi messagères nouvelles ,
Accourent de Golconde échanger les trésors.
Pour le luxe d'Europe éclatent sur ces bords
Le rubis enflammé , l'étincelante opale ;
Cet azur qui mûrit aux plaines du Bengale ; (2)
Ce duvet d'un arbuste (3) et des rayons du jour ,
La pierre colorée aux champs de Visapour.
Plus hardi ce Génois qui , dans le sein de l'onde ,
A nos yeux étonnés révèle un Nouveau - Monde ,
En vain l'orage en feux éclate sur les eaux ,
La discorde en fureur gronde dans ses vaisseaux ,
La faim suit, à pas lents , sa course solitaire ,
Tout cède ; son destin est d'agrandir la terre :
Echappée à l'orage , et franchissant les mers ,
Déjà flotte sa voile au nouvel univers ,
Que , des bords du Mexique aux flots de l'Orellane ,
Promet à ses héros l'audace castillane.
Ils accourent , portés sur des monstres fougueux ,
Retentissans de fer , étincelans de feux ;
Devant ces Dieux guerriers , sous les traits de leur foudre , (4)
Tombent les nations , et les trônes en poudre ....
Ou , plutôt , ces brigands , de carnage enivrés ,
Dans les sources de l'or tigres désaltérés ,
N'ont vu dans ces climats , que l'or n'a pu défendre ,
Qu'un monde à dépouiller et du sang à répandre.
Tout un peuple expirant sous des maîtres cruels ,
Suit au tombeau ses Dieux brisés sur leurs autels :
Ses temples sont en cendre , et ses villes brûlantes.
(1 ) L'Adamastor du Camoëns. ( Note de l'Auteur:)
( 2 ) L'indigo. (Idem. )
(3) Le coton. (Idem. )
(4) Le fer , les chevaux , les armes à feu , étoient inconnus aux peuples
du Nouveau- Monde. Ils leur parurent autant de monstres ou de prodiges ;
et les Espagno's , qui les possédoient , furent regardés comme des Dieux .
(Idem . )
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
O Colomb ! à l'aspect de leurs ombres tremblantes,
Ta sublime conquête allume tes remords ,
Et tes mânes troublés gémissent chez les morts.
Eh ! qui ne maudiroit ces pirates barbares ,
Brigands civilisés , dont les poupes avares
Portent à l'Indien , libre dans ses déserts ,
L'esclavage d'Europe et le poids de nos fers ?
Qu'ils expirent , flétris de leur gloire sanglante !
Mais honneur à celui dont la voile innocente
Sur des peuples nouveaux répandant les bienfaits ,
De leur voile homicide expia les forfaits !
Il n'alloit point chercher , sur les gouffres de l'onde ,
Le diamant trempé des pleurs du Nouveau-Monde;
Ni ravir à l'Indus ses peuples expirans ,
Dont le sang, à flots d'or , coule aux mains des tyrans.
Non , non , l'humanité sanctifioit ta course ,
Sous la zone de feu , sous les glaces de l'Ourse ,
O Cook ; dans tes vaisseaux elle erroit sur les iners ;
Les bienfaits à la main , parcouroit les déserts ,
A l'Indien sauvage apportoit l'industrie ,
A ses stériles champs les arts de ta patrie ;
Le taureau , qui traçoit , instruit par l'aiguillon,
Dans les plaines d'Yorck un fertile sillon ;
Le coursier qui naguère aux bords de la Tamise ,
Mordoit un frein doré de sa bouche soumise ;
Et cet utile fer qui n'avoit point encor
Frappé de son tranchant les chênes de Windsor.
Un jour par la charrue en sillons déchirées ,
Ces iles , si long-temps de Cérès ignorées ,
Verront en longs épis se hérisser leurs flancs ;
Nos fruits , de- là les mers , s'élever dans leurs champs
La brebis d'Albion au fuseau des bergères
Apporter en tribut ses laines étrangères ;
La faucille sans art s'essayer aux moissons ,
Et le ciseau timide effleurer les toisons .
Alors , ô Cook , alors , quand la nuit descendue
Viendra dans les sillons surprendre la charrue,
L'Indien , étonné de ses riches guérêts ,
A ses fils attendris contera tes bienfaits :
Ses fils à leurs enfans en rediront l'histoire ;
Et , la reconnoissance éternisant ta gloire ,
Tu vivras en ces lieux dans le coeur des humains ,
Comme un Dieu protecteur , dont les fécondes mains
Ont versé dans leurs champs , dans leurs humbles chaumières ,
L'abondance et les arts , inconnus à leurs pères !
Toi donc qui , sur ses pas , cours sillonner les mers ,
Veux-tu vivre à jamais chez vingt peuples divers,
Et remplir l'Océan de ta gloire adorée ?
De son humanite suis la trace honorée :
Que son image encore errante sur les eaux ,
Vole devant ta poupe , et guide tes vaisseaux.
AVRIL 1807.
53
Mais, connois les périls où ce projet t'engage ;
Non moins que ses vertus imite son courage .
Calme quand la tempête , éclatant sur les flots ,
Gravoit la mort présente au front des matelots ,
Il aa vu , sans pâlir , les trombes menaçantes
Faire gronder dans l'air leurs colonnes errantes :
Trois fois il a tenté les abymes couverts
D'un océan glacé par d'éternels hivers ;
Et trois fois des hivers , de l'abyme et des glaces,
Sa voile triomphante a trompé les menaces.
Déjà , loin de ces bords flottante dans les airs ,
Cette voile apportoit , des bouts de l'univers,
Des usages , des moeurs , des lumières nouvelles .
L'Europe le demande à ces mers infidelles .
En vain, le bras armé de nos foudres vengeurs ,
Bellone sur les eaux promène ses fureurs :
La France , des héros la patrie et l'asile,
Permet à son retour une route tranquille.
Nos pavillons guerriers , fumans de
Offriront à ses yeux les palmes de la paix ;
sang anglais,
Et leur foudre un moment grondera sans colère ( 1 ).
Aux rives d'Albion , errante , solitaire ,
Les yeux pleins d'espérance , et de larmes couverts ,
Une épouse l'appelle au bord des flots déserts :
Craintive , et dans sa main des palmes toutes prêtes ,
Elle demande au ciel d'écarter les tempêtes.
« Malheureuse ! ... tes voeux ne sont pas entendus ,
» Un vain espoir t'abuse.... et ton époux n'est plus. »
Tombé sous le couteau dans une tle sauvage ,
Vainement ses regards tournés sur le rivage ,
Cherchèrent un ami qui reçût ses adieux.
Exilé de la tombe où dorment ses aïeux ,
A peine quelques fleurs , une larme furtive ,
A console son ombre outragée et plaintive. (2) .
Mais vous qu'au sein des flots sa poupe alloit chercher ,
Peuples , qu'à ses bienfaits les mers n'ont pu cacher,
Si de l'humanité cette auguste victime ,
Loin de ces bords sanglans , et souillés par le crime ,
Sur vos bords qu'elle aimoit se plaît à revenir,
Puisse votre bonheur , croissant dans l'avenir ,
Doux fruit de ses travaux , en être le salaire ,
Et de son ombre errante apaiser la colère !
(1) Le salut en mer . ( Note de l'Auteur.)
(2) A peine..... consolé. Espèce de licence dont les exemples sont fréquens
dans Racine et dans Boileau , qui se la permettoient à l'imitation
des anciens . Cependant , si l'exactitude grammaticale parott exiger ici un
pluriel , il est aisé de mettre consolèrent , ont appaisé , ou tout autre équi
valent ; mais a consolė a paru plus doux. ( [dem. )
3.
54 MERCURE
DE FRANCE ,
LE VOYAGEUR ,
Discours en vers qui a remporté le second accessit dans le
concours de poésie de l'année 1807 , au jugement de la
· Classe de la Langue et de la Littérature françaises de
'Institut ; par M. A. Bruguiere ( de Marseille. )
Ανδρα μοι έννεπε Μοῦσα πολύτροπον , ὅς ...
Πολλῶν ἀνθρώπων ἴδεν αστεα καὶ νόον Γνω,
Ом. Об. а.
Dic mihi, Musa , virum...
Qui mores hominum multorum vidit et urbes.
HORAT. , Ars Poët,
EN ces jours où les arts , allumant leur flambeau ,
Remplissoient l'Orient de leur éclat nouveau ,
Quand l'Euphrate portoit sur sa rive étonnée
La ville de Bélus de jardins couronnée ,
Que du savant Memphis les prêtres révérés
Instruisoient Hérodote en leurs parvis sacrés ;
Et que loin de Samos le grave Pythagore
Consultoit le Brachmane aux portes de l'aurore ,
La trirême aux cent bras , ignorant l'univers ,
N'osoit franchir encor l'immensité des mers ,
Et le nocher debout , l'oeil fixé sur la rive ,
Ne présentoit aux vents qu'une voile craintive
Ainsi de l'Océan les peuples entourés ,
L'un à l'autre inconnus , demeuroient séparés ;
Et , seuls , de proche en proche écartant ses barrières ,
Quelques sages tentoient l'échange des lumières.
Enfin Colomb paroît , et , guidé par l'aimant ,
Subjugue le premier le fougueux élément ,
Et, vainqueur des efforts d'un âge plus timide ,
Renverse d'un seul coup les colonnes d'Alcide.
La rive a disparu ! Ses compagnons, muets
Ont baissé sur les mers leurs regards inquiets ;
Intrépide, il se rit de leur terreur profonde ,
Et son doigt étendu leur montre un nouveau monde.
Plus de bornes pour l'homme ; et la terre et les cieux
Dans toute leur grandeur sont livrés à ses yeux ;
Des Alpes du vieux monde à des Alpes nouvelles,
Il voit se rattacher les chaînes fraternelles ;
D'un second Océan, il envahit le sein ;
Lui-même il s'associe un autre genre humain
Dès lors le Voyageur sur un plus vaste espace
S'élance , et des dangers dédaignant la menace ,
Recherche , tout entier à l'objet qu'il poursuit ,
Si par le péril même il ne peut être instruit.
Tantôt dans les cités il observe en silence ,
Leur police , leurs lois , leur active opulence ,
Leurs arts industricus, leurs altiers monumens ;
AVRIL 1807.
55
Tantôt, en des remparts renversés par les ans ,
Sur d'antiques débris ses yeux cherchent à lire
Le souvenir d'un peuple ou le nom d'un empire.
Souvent au bout du globe , errant dans les forêts ,
De la nature libre il contemple les traits ;
Et , dans l'immensité d'un éternel ombrage ,
Il la voit étaler sa richesse sauvage.
Oh ! que si , prenant soin d'embellir ses destins ,
Les Muses de leur lyre ont honoré ses mains ,
De leur noble fureur si son ame est saisie ,
Combien ce grand spectacle et de pompe et de vie ,
Ce tout majestueux dont la variété
Sans cesse se déroule à son oeil enchanté ,
Ces merveilles sans nombre en tous lieux dispersées ,
Echauffent son génie , exaltent ses pensées !
Qu'il chante alors qu'il cède à ses heureux transports !
Les siècles en fuyant rediront ses accords ;
Et le Temps , ce vieillard qui se plott aux ruines ,
Emoussera sa faulx sur ses oeuvres divines.
Tel , ayant vu le Nil et le froid Tanaïs ,
Les champs où le Scamandre est joint au Simoïs ,
Les plaines de Phrygie et les monts de la Thrace ,
Et gravi le premier les ctmes du Parnasse ,
Homère , à la nature empruntant ses pinceaux ,
La peignit tout entière en ses vivans tableaux ;
Et , le front rayonnant d'une gloire immortelle ,
S'élève encor sublime et sans égal comme elle.
Mais c'est en vain qu'aux lieux par l'homme inhabités
La terre étalera ses plus rares beautés ,
En vain mille palais de leur splendeur antique
Y montreront encor le reste magnifique ,
Bientôt le Voyageur , plein d'un secret ennui ,
N'y cherche du regard qu'un être comme lui ,
Et du plus humble toit la rencontre imprévue ,
S'il couvre son semblable , enchantera sa vue .
L'Europe avec orgueil lui présente ses fils
Au noble frein des lois librement asservis ,
Eclairés dans la paix , généreux dans la guerre ,
Le modèle , l'envie , et l'honneur de la terre.
L'Asie en rougissant lui découvre les siens ,
De ses vastes cités indolens citoyens,
Enivrant de parfums leur oisive mollesse ,
Et sur des tapis d'or prosternant leur bassesse.
Dans des plaines de sable et sous un ciel d'airain ,
Il entend haleter le stupide Africain ,
Père , époux sans amour , et brigand sans courage
Avec un air brûlant respirant l'esclavage.
Le sombre Américain semble éviter ses yeux ;
D'un sexe foible et doux tyran silencieux,
Jamais sans ennemis , constamment en défense ,
Et cachant dans les bois sa triste indépendance.
Il suit l'humaine espèce en ses Etats divers :
Il voit l'âpre Esquimaux que nourrissent les mers ,
56 MERCURE DE FRANCE ,
Dans sa hutte enfumée , au fracas des tempêtes ,
Vantant , d'huile abreuvé , le luxe de ses fêtes ;
L'Iroquois fait au meurtre , et chasseur indompté ;
L'Arabe , au prompt coursier , vagabond redouté
Des Syrthes de Lybie aux Persiques rivages ;
Le nomade Mongoul changeant de pâturages ,
Et guidant chaque mois vers des bords différens
Sá tente pastorale et ses troupeaux errans ;
L'Indou , qui de Brama suit la loi pacifique ,
Dans les plaines du Gange agriculteur antique ;
Et le Chinois vieilli dans l'enfance des arts ,
De ses flots populeux inondant ses remparts .
S'il veut du globe même étudier l'histoire ,
Ses éloquens débris en gardent la mémoire :
Dans les humbles vallons , sur les monts orgueilleux ,
Ils lui montrent l'empreinte et des eaux et des feux ;
D'un désordre apparent naît partout l'harmonie ;
Partout il voit la mort alimenter la vie .
Mais vers quelque pays qu'il dirige ses pas ,
Il ne s'entoure point de glaives , de soldats ;
Etranger, son aspect n'apporte plus d'alarmes ;
Son cortège est la paix , les bienfaits sont ses armes :
Semblable à ces mortels, Dieux des siècles lointains ,
De qui la voix auguste instruisoit les humains ,
Sur un sol sans culture , il vient comme eux encore
Des salutaires arts faire briller l'aurore .
Ah! qu'ils soient expiés ces effroyables temps
Où des soldats sans nom , vulgaires conquérans,
Couroient chercher au loin , certains de la victoire ,
Dans des dangers obscurs des triomphes sans gloire;
A l'aspect du soleil égorgoient ses enfans
Sur les débris dorés de ses temples fumans ;
Du fier Guatimosin , défenseur du Mexique,
Illustroient par le feu la constance héroïque ;
Et , pour prix des trésors de toutes parts offerts,
Ne donnoient aux vaincus que la mort ou des fers!
Couvrons tous ces forfaits de muettes ténèbres .
Mais éternel honneur aux Voyageurs célèbres ,
De qui l'abord tranquille a si bien attesté
Les touchantes vertus , l'utile humanité :
Pierre , cherchant les arts pour son peuple sauvage ;
Penn , de la Delaware atteignant le rivage ,
Et , disciple de Locke , y portant les bienfaits
Nés de l'heureux accord des lois et de la paix ;
Howard , qui des cachots sondant le noir abyme ,
Fit luire la pitié , même aux regards du crime ;
Et ces autres encor dont le zèle pieux
Sema dans les forêts la parole des cieux;
Toi , Las Casas , l'honneur de ce saint ministère ,
O des Américains et l'apôtre et le père ,
Qui de la même voix dont tu touchois leurs coeurs ,
Tonnois au sein des cours contre leurs oppresseurs
Vous tous , sages mortels , recevez nos hommages .
AVRIL 1807 .
57
Puissent vos noms , portés sur le torrent des âges ,
Exempts d'injure , aller par un doux souvenir
Des crimes du passé consoler l'avenir !
Mais la Parque, en bornant leurs travaux et leur gloire ,
De leur sang trop de fois a rougi leur histoire :
Combien d'entre eux aussi frappés et sans secours ,
Sur des bords ignorés ont terminé leurs jours !
O Muse , de regrets et d'honneurs légitimes
Paie un nouveau tribut à ces nobles victimes :
Magellan par le fer dans Sébu moissonné ;
D'une troupe rebelle Hudson abandonné
Non loin de ce détroit que fraya son audace ,
Et périssant de faim sur une mer de glace !
1
Archipel de Sandwich ! ô rivage abhorré !
J'y vois le brave Cook d'assassins entouré;
Il tombe, et ses regards empreints de bienfaisance
A ses soldats armés défendent la vengeance.
Et toi , dont nul avis n'a révélé le sort ,
La Peyrouse , en quels lieux as-tu trouvé la mort ?
Ou peut-être, invoquant sa rigueur salutaire ,
Tu vis, et son retard prolonge ta misère.
Dès que les feux du jour percent l'obscurité ,
Tu gravis sur le roc où les vents t'ont jeté ,
Et ton oeil , s'attachant sur la liquide plaine ,
Croit voir dans chaque flot une voile lointaine .
Malheureux , tu te plains à l'approche du soir ,
Et le soleil suivant réveille ton espoir.
Non , d'un ingrat oubli n'accuse point la France :
Elle a sur l'Océan fait voler l'Espérance,
Et des îles de l'Inde au bout de l'univers
Interrogé sur toi les écueils et les mers.
Deux fois , pour te chercher , les plages antarctiques
Ont vu se déployer nos drapeaux pacifiques ;
Mais l'infidelle Echo , des bords où tu gémis,
Hélas , n'a point porté ta voix à tes amis !
Ah! par ces souvenirs notre ame est trop émục ,
Sur de plus doux objets reposons notre vue :
Il s'offre à mes pinceaux cet heureux Voyageur ,
Qui, bercé mollement par des flots sans fureur ,
Vole vers sa patrie , et plein d'impatience ,
De l'haleine des vents accuse l'inconstance .
Il a couru des bords où renaît le soleil
"
A ceux où l'occident reçoit son char vermeil ;
Et sous quelques climats qu'il ait porté sa course
De l'équateur brûlant aux champs glacés de l'Ourse,
Il a vu les humains , différens de couleurs ,
Etendus sur la neige ou couchés sur des fleurs ,
Ignorans , éclairés , esclaves , ou sans mattre ,
Aimer avec transport le lieu qui les vit naître .
Et lui , combien de fois , dans cet éloignement,
Son coeur a tressailli de ce pur sentiment ?
Toujours l'absence accroft l'amour de la patrie
Sans cesse rappelée et par elle embellie !
58- MERCURE DE FRANCE ,
Ses regards devançant sa flottante prison,
Maintenant sont plongés dans le sombre horizon ;
Déjà le nautonier , que la prudence guide ,
Sonde les profondeurs de l'abyme liquide :
Un cri s'élève , ... Terre ! et frappé par cent voix
L'écho de l'Océan le répète cent fois.
O patrie ! ô transports que ta présence inspire !
O rive où tant de voeux rappeloient le navire ,
Salut ! Le Voyageur sur la proue avancé
Bien au-delà du flot soudain s'est élancé.
Pour lui , dans ses foyers , quel doux accueil s'apprête ;
Il court , se précipite , et chaque objet l'arrête :"
Incertain , il voudroit , dans son empressement ,
Tout chercher , tout révoir en un même moment ;
Enfin , du seuil connu franchissant la barrière,
Il retrouve une épouse et peut-être une mère ;
Leur bouche , en se hâtant , commence cent discours ,
Que leurs embrassemens interrompent toujours :
Sans doute il a souffert sur des plages lointaines ,
Mais ce jour de bonheur a compensé ses peines.
Bientôt , dans la retraite occupant son repos,
Sa mémoire préside à d'utiles travaux :
Il trace avec candeur l'imposante peinture
De tout ce qu'à ses yeux révéla la nature.
Il décrit à la fois les objets et les lieux ,
Les êtres inconnus vivans sous d'autres cieux ,
Du sauvage ignorant l'activité stérile ,
De l'homme policé la constance fertile ;
Et sage observateur , peintre exact et précis ,
Il reproduit le globe en ses vastes récits .
Bien plus , sa main versant des semences fécondes
Enrichit nos guérêts des moissons des deux mondes ;
Par lui des fruits nouveaux croîtront dans nos vergers ,
Nos arts s'associeront à des arts étrangers ,
Une heureuse industrie animera nos villes,
Et, suivant à sa voix des routes plus faciles ,
Le commerce , agrandi pour les peuples divers ,
Va de sa chaîne d'or embrasser l'univers .
ENIGME.
SANS eau je bois de l'eau , triste effet du destin ;
Mais beaucoup d'eau me fait boire du vin .
LOGOGRIPHE
SOUVENT pour m'attraper tous vos pas sont perdus ;
Mais si l'on n'ôte un pied, je ne vous quitte plus .
CHARADE.
MON premier destructeur , mon second nourrissant ,
Mon tout peut ranimer l'appétit languissant .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Doigt.
:
Celui du Logogriphe est Bilboquet, où l'on trouve quolibet, Lot, Tobie.
Celui de la Charade est Char-don
AVRIL 1807 : 59
RÉFLEXIONS
Sur le GOUVERNEMENT DE POLOGNE , par Jean-
Jacques Rousseau. (1)
LA Pologne , à la veille de sa perte , cherchoit un remède à
-
ses maux. En 1771 , le comte Wielhorski demanda à J. J.
Rousseau un plan de constitution pour la Pologne ; et dans le
même temps , d'autres Polonais , et peut être le même
seigneur, s'adressèrent pour le même objet à l'abbé de Mably.
Cette demande prouvoit plus d'amour de la patrie que de
lumières politiques. On peut demander à l'homme un plan
d'administration ; mais on ne doit demander une constitution
de société qu'à la nature ; et ces Polonais faisoient comme
des malades qui prieroient un médecin de leur faire un tempérament
, au lieu de le consulter sur le régime qu'ils devroient
suivre. Ils n'avoient qu'à jeter les yeux sur l'Europe ,
et voir le peuple chez lequel il y avoit le plus de force , de
paix , de lumières , d'amabilité , où étoit le clergé le plus
instruit , la magistrature la plus grave , le militaire le plus
dévoué ; et s'ils ne vouloient pas aller chercher des modèles
au loin , ils n'avoient qu'à lire leur propre histoire , et se
rappeler le temps où ils se soutenoient à forces égales contre
leurs voisins , ou même triomphoient de leurs ennemis
malgré des vices nombreux d'administration , et même quelques
défauts de constitution , qui tenoient à l'âge de leur
société , une des dernières civilisées de l'Europe , par sa conversion
récente au christianisme. Mais les idées philosophiques
avoient germé en Pologne , et même plus qu'ailleurs ,
chez des magnats opulens , qui ne voyoient la liberté de leur
patrie que dans leur propre indépendance , et la prospérité
publique que dans leur puissance personnelle. Quoi qu'il en
soit , nos deux philosophes , érigés tout -à -coup en législa–
(1) L'article qu'on va lire , destiné primitivement au Mercure , devoit
faire suite à celui qui y fut inséré au mois de ventose de l'an X , sur le
projet de constitution de la Pologne , par Mably. Mais la publication en
ayant été empêchée , l'auteur le fit imprimer en 1802 , dans le 3º volume
de la Législation Primitive. Comme ce dernier ouvrage n'est pas trèsrépandu
, on a cru pouvoir rétablir au Mercure le morceau suivant, auquel
les circonstances présentes donnent quelqu'intérêt. L'auteur a été obligé
de répéter les premiers alinéa de l'article sur Mably , parce qu'ils servent
d'introduction commune à la discussion des deux projets .
60 MERCURE DE FRANCE ,
teurs , se regardèrent comme ces sages de l'antiquité , à qui
les peuples demandoient des institutions , et qui parcouroient
le pays , distribuant des lois sur leur passage ; et ils écrivirent ,
l'un et l'autre , sur le gouvernement qui convenoit à la Pologne
, quoique J. J. Rousseau déclarât modestement : « Que
» dans toute la vigueur de sa tête , il n'auroit pu saisir l'en-
» semble de ces grands rapports , et qu'au moment qu'il
» écrivoit , il lui restoit à peine la faculté de lier deux idées . »
Sage précaution , et que Mably auroit dû imiter. Il y a peu
de lectures , j'ose dire , plus amusantes pour un observateur ,
que celle de ces deux écrits , lorsqu'on les rapproche des évé→
nemens qui se sont passés en Europe depuis qu'ils ont paru ,
et particulièrement en Pologne. Nous croyons entrer dans
l'esprit d'un Journal destiné à répandre l'instruction , en com
parant entr'elles et avec l'état présent des choses ces deux
législations philosophiques , semblables dans les principes , dif
férentes dans les formes , selon la diversité d'esprit et de caractère
de leurs auteurs. Ce rapprochement est d'autant plus
intéressant , qu'on y retrouve la théorie de nos deux révolu
tions législatives : celle de 1789 , faite d'après les idées de
Mably; et celle de 1793 , où l'on a suivi , dans leurs dernières
conséquences , les principes de J. J. Rousseau. Ce qui rend
plus instructive la réfutation de ces deux écrits , c'est qu'ils
sont l'un et l'autre l'application des systèmes politiques de
leurs auteurs à ce gouvernement particulier : l'expérience est
la pierre de touche de toutes les théories ; et c'est ce qui fait
que celles-ci nous paroissent aujourd'hui si ridicules.
On ne peut s'empêcher d'observer que la publication de ces
deux écrits politiques, postérieure de plus trente ans à celle de
l'Esprit des Lois , annonce le peu d'autorité que cet ouvrage
célèbre avoit obtenue dans le monde philosophique. Ainsi une
révolte dans un Etat accuse la foiblesse du souverain . Si l'Esprit
des Lois renferme les notions les plus vraies , les maximes les
plus certaines de la science des gouvernemens , comment deux
écrivains tels que Rousseau et Mably ont-ils osé mettre au
jour des idées ou plutôt des rêves qui supposent une ignorance
profonde de tous les principes sur lesquels reposent le
bonheur des peuples et la stabilité des Etats ? Il faut avoir le
courage de le dire : M. de Montesquieu eût prévenu bien des
désordres , et peut-être le plus grand de tous , la révolution
de son pays , s'il eût mis dans son ouvrage moins de cet esprit
qui se fait admirer, et plus de cette raison qui se fait obéir; et
si , au lieu de chercher perpétuellement dans les caprices de
l'homme le motif de ce qui est , il eût demandé à la nature es
tracé d'une main ferme la règle de ce qui doit être.
AVRIL 1807 .
61
Nos deux législateurs commencent également par ce principe
faux et même absurde , que le chef d'une nation est nécessairement
l'ennemi de sa liberté et de ses lois. « Tout légis-
» lateur , dit Mably , doit partir de ce principe , que la puissance
exécutrice a été , est , et sera éternellement l'ennemie de
» la puissance législative : » proposition aussi raisonnable que
si l'on disoit que l'action dans l'homme , a été , est , et sera
éternellement l'ennemie de sa volonté. J. J. Rousseau s'étoit
moqué , dans le Contrat Social , de cette division de pouvoirs
introduite par M. de Montesquieu , qu'il compare sans
respect pour sa réputation , à ces charlatans du Japon , qui
mettent un enfant en pièces , et le font reparoître vivant. Il
n'avoit donc garde d'employer , au moins sans correctif, les
expressions de puissance législative et de puissance exécutrice
, dont Mably se sert ; mais il présente au fond la même
idée en d'autres termes. « C'est un grand mal , dit-il , que
n le chef d'une nation soit l'ennemi né de sa liberté , dont il
» devroit être le défenseur. » Cependant , moins outré que
Mably, il ajoute : « Que ce mal n'est pas tellement inhérent
» à cette place , qu'on ne puisse l'en détacher . » Car J. J.
Rousseau pense juste toutes les fois que son humeur ou son
imagination n'égarent pas sa raison.
2
Ce principe posé , la constitution d'un Etat, faite pour rendre
unes les volontés et les actions , pour réunir tous les hommes
dans la société , suivant cette maxime du maître universel ,
que tout royaume divisé contre lui-même sera désolé ne
pouvoit plus être que l'art d'organiser la division , et de régulariser
le désordre ; et ces philosophes ne faisoient que mettre
en pratique l'axiome favori des tyrans , divide et impera. Dèslors
Mably et Rousseau , s'ils différoient entr'eux , ne pouvoient
différer que dans Ícs moyens , plus décidés , plus expéditifs
chez le Genevois ; plus lents , plus timides chez l'ecclésiastique
, mais tout aussi efficaces.
J. J. Rousseau , qui ne voyoit dans tout ce qu'il traitoit ,
que des phrases à faire , commence par des phrases pompeuses
sa réponse au comte polonais. « En lisant l'histoire du gou-
» vernement de Pologne , dit le philosophe , on a peine à
» comprendre comment un Etat si bizarrement constitué ,
» formé d'un grand nombre de membres morts , et d'un
» petit nombre de membres désunis , dont tous les mou-
>> vemens presqu'indépendans les uns des autres , loin d'avoir
>> une fin commune , s'entre- détruisent mutuellement ; qui
» s'agite beaucoup pour ne rien faire , et qui ne peut faire
>> aucune résistance à quiconque veut l'entamer ; qui tombe
>> en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ; qui tombe
46 MERCURE
DE FRANCE
,
Un corps d'observation de 15,000 Polonais à pied et à che
val , commandé par le général Zayonchek , couvre son centre
à Neidenbourg et à Passenheim.
L'artillerie est en mouvement pour le siége de Dantzick
que le maréchal Lefebvre a investi .
La division bavaroise a pris position sur l'extrémité de la
droite en réserve à Pultusk.
On a commencé les ouvrages pour le siége de la citadelle de
Graudentz .
er
Le général Teulié avec la division italienne , les fusiliers
de la garde et le 1º escadron des gendarmes d'ordonnance , a
remonté la Persante et a eu quelques affaires avec la garnison
de Colberg. Le 8 mars , à Zernin , les gendarmes d'ordonnance ,
commandés par M. de Montmorency , ont culbuté l'infanterie
et la cavalerie que l'ennemi leur a opposés. L'impétuosité
de leur charge a mérité des éloges , et fait fuir l'ennemi.
M. de Montmorency se loue de M. de Carion de Nisas
dont le cheval a été deux fois blessé ; de M. Dalbuquerque ,
officier-adjudant ; de M. Charrette , et en général de tous les
officiers , sous-officiers et gendarmes de son corps , qui , essayé
par ces petits combats , va bientôt être appelé à figurer dans
des affaires plus importantes et sur un plus grand théâtre.
Les voltigeurs de la division italienne ont montré dans ces
affaires beaucoup d'intrépidité.
1
Dix régimens qui doivent former l'armée de réserve destinée
à se porter au secours de Hambourg , du corps du maréchal
Mortier en Poméranie , et dans les points qui pourroient
être attaqués , ont passé le Rhin , et commencent à arriver à
Magdebourg.
La bataille d'Eylan est estimée avoir coûté 5000 hommes en
tués , blessés et hommes qui ne pourront plus servir ou qui
sont soumis à une longue convalescence. L'EMPEREUR a donné
ordre au ministre de la guerre de faire un appel de 5000 conscrits
de 1807 , pour réparer cette perte.
Le 25 janvier , il est parti des dépôts de l'armée de Naples
qui sont en Italie , 12,000 hommes pour renforcer les bataillons
de guerre de cette armée. Un autre renfort de
6000 hommes partira en avril pour la même armée . On sait
que S. M. se loue de l'activité que le vice- roi d'Italie porte à
l'organisation et à la bonne tenue de ces dépôts. Elle a ordonné
qu'on en témoignât sa satisfaction au général Charpentier ,
chef de l'état - major. Tous les régimens de cavalerie de
l'armée d'Italie ont été portés au complet de 1100 hommes.
La France aura bientôt sous les armes 90,000 hommes de
cavalerie. Les dépôts en France sont tous nombreux en
AVRIL 1807 .
47
hommes et en chevaux , et il ne manque que l'achat de
6000 chevaux pour compléter ce nombre. Le ministre de
l'administration de la guerre porte dans cet objet important
la plus grande activité.
Le général russe Michelson est comme bloqué dans
Bucharest. Il demande des secours ; mais l'armée russe qui
est sur la Prégel , en a encore plus besoin.
Le schah de Perse vient d'envoyer un de ses principaux
généraux pour complimenter l'EMPEREUR sur ses succès. Cet
officier vient d'arriver à Constantinople. Ce prince s'étant
aperçu que les Russes s'étoient affoiblis devant lui , mande
qu'il réunit ses forces pour les attaquer de ce côté.
L'EMPEREUR , instruit qu'il y avoit quelques abus dans
l'administration des corps , vient d'ordonner qu'à commencer
par l'armée d'Italie , il fût passé des revues de rigueur, pour
constater que les masses de linge et chaussure sont bien administrées
, et qu'on ne fait payer aux soldats aucun objet que la
juste valeur ; que les masses de chauffages et les autres fournitures
, tout se fait selon les lois , son intention étant que les
inspecteurs aux revues ne soient pas de simples porteurs
d'ordres , mais entrent dans tous les détails de la comptabilité ,
et que , s'il y a des coupables , il en soit fait un exemple. Les
soldats français sont les enfans de la nation ; il n'est point de
plus grand crime que de ne pas les faire jouir de tout ce que
la loi et les réglemens leur accordent. Il n'est aucuns soldats
dans le monde pour lesquels le gouvernement fasse davantage.
Les charges de la nation sont fortes , en considération du
bien-être qui en résulte pour cette partie si importante d'ellemême.
Il n'est donc point de crime qu'on doive punir plus
sévèrement que les malversations qui tendroient à faire passer
au profit d'un quartier-maître ou de tout autre administrateur,
ce que l'Etat sacrifie pour le bien-être du soldat.
Les inspecteurs aux revues doivent sentir toute l'importance
des fonctions qui leur sont attribuées , et ce que la nation
tout entière a droit d'attendre de leur zèle et de leur juste
sévérité.
L'EMPEREUR a sur-tout ordonné qu'on portât une attention
particulière aux premières mises qu'il accorde aux conscrits
à leur arrivée aux corps. Il est instruit que dans des
corps on leur fait éprouver des retenues.
L'EMPEREUR a ordonné au ministre du trésor public de
prendre des mesures pour faire cesser le brigandage de quelques
payeurs qui , au lieu de payer les ordonnances à jour
fixe , argent comptant , proposent de les payer par délégation
sur d'autres payeurs , à moins d'un escompte. Il a sur-tout
48 T MERCURE DE FRANCE ,
recommandé de veiller sur le payeur en Suisse prévenu
d'en agir de la sorte. Une ordonnance du trésor public est une
lettre de change à jour fixe. Quand le payeur ne la paie pas ,
c'est une prévention de la liquidation ; cela ne doit être susceptible
d'aucune espèce d'excuse. Le trésor est trop riche et
trop bien organisé pour que , lorsqu'il a donné un mandat sur,
une caisse , il n'ait pas pris des mesures positives pour la rentrée
des fonds. Ces abus , qui se sont introduits dans des temps
de désordre , ne sont pas encore entierement réprimés. C'est
au ministère du trésor public , qui a déjà porté tant d'amélio
ration dans le maniement des caisses et dans l'administration
des finances , à sévir et à faire quelques exemples. ( Moniteur. )
-S. M. I. a accordé à Son Eminence Monseigneur le
cardinal Maury, le traitement annuel fixé pour tous les cardinaux
français ( trente mille francs ).
On assure que M. l'abbé de Boulogne , chapelain de
S. M. , est nominé à l'évêché d'Acqui ; M. de Broglio , évêque
d'Acqui , aumônier de S. M. , est nommé à l'évêché de Gand;
M. l'évêque de Gand , à l'évêché de Plaisance .
Madame de la Peyrouse , femme du célèbre navigateur
de ce nom ,
courté.
est morte cette nuit , après une maladie très-
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM. 28.. Cp. olo c. J. du 22 mars 1807 , 73f 73f 20c oof coe
ooc onc ooc oof oof Loc ooc oof ooc ooc. oor . ooc ooc oof ooc ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof . ooc ooc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1220f ooc ovoof. ooc . 000 00¢
DU LUNDI 30. - C pour 0/0 c. J. dù 22 mars 1807 , 73f 30c 35c 3oc 200
coc ooc oof. ooc ooc ooc . ooc ooc oof oof. voc ooc ooc ooc .
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of oº ¢, ooc . voc oỤC
Act. de la Banque de Fr. 1220f 1222f. 50c ooc . Qoucof
- DU MARDI 31. C p. 010 c. J. du 22 mars 1807 , 73f 731 5c 720 900
ooc onc voc ooc coc..ooc opc ooc. aoc ooc coc ooc . oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 00f. ooc one ooc ooc ooc. ooc o
Act. de la Banque de Fr. 1221f 25e 0000f. ooccoc
er
DU MERCREDI 1 AVRIL.- Gp.p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 73f 72f95e
73100c ooc doc. ooc oof ooc o c . ooc of ooc . oof.
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 7of ooc . ooc . 000 ooc ooc o°C
Act. de la Banque de Fr. 1220f oc oof cooof ooc
---
DU JEUDI 2. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f 90c Soc ooc ooc ooc
One obe oof pỌC ĐẶC 090 CỌC ĐỌC GÓC ĐỌC ĐỌC ĐẶC HỌC DỌC HỌC CÁC GÓC
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , oof ooc oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. 000 000sf ooc oof. oooof
DU VENDREdi 3. C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f g . 5oc 5 c
5cc 40c 30c 40c 30c of oof ooc ooc ooc oof oog ooc ooc ccc oof oo 0,0
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , of ooc ooc. oof ooc cos
Act . de la Banque de Fr. 12. 2f 50c cosof
(No. CCXCIX . )
LA
DE
( SAMEDI 11 AVRIL 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
DEPT
5 .
cen
Erratum. Dans le dernier Numéro du MERCURE , page 3 , vers 5 et 6,
au lieu de
tisez:
Eh , si dans le regard l'ame vit et s'exprime ,
Elle se montre aussi dans tout ce qu'elle anime ,
Eh , si dans vos regards l'ame vit et s'exprime ,
Elle se montre aussi dans vos pas qu'elle anime.
DISCOURS EN VERS
SUR LES VOYAGES ,
Par M. J. J. Victorin Fabre ;
Pièce qui a obtenu le secondprix au jugement de la Classe
de la Langue et de la Littérature françaises de l'Institu
de France.
Summa sequarfastigia rerum .
( VIRG. Eneid. lib. I. )
Les peuples , en naissant , des peuples séparés ,
Long-temps dans les forêts vieillirent ignorés :
Long-temps ces monts altiers , élancés dans la nue ,
Des stériles déserts la profonde étendue ,
Les fleuves indomptés , et l'abyme des mers ,
Cachèrent à leurs yeux le sauvage univers ;
Et l'homme , de ce globe aujourd'hui sa conquête ,
Ne connut que l'asile où reposoit sa tête.
Mais enfin , plus hardi , cherchant de nouveaux cieux ,
Il jeta sur le fleuve un pont audacieux :
Les monts, par ses travaux , en routes s'abaissèrent ;
Sur l'abyme étonné ses flottes s'élancerent ;
Sa hache ouvrit les bois à la course des chars ;
Et le commerce unit les Empires épars .
Des sciences alors les lumières fécondes ,
Traversant les déserts et franchissant les ondes,
Du couchant à l'aurore ont éclairé ses pas ;
D
SE
50 MERCURE DE FRANCE ,
Et les arts voyageurs , de climats en climats ,
Pénétrant , par degrés , aux plus lointains rivages ,
Ont appris à fleurir chez des hordes sauvages.
Le jour de la raison vint dessiller leurs yeux ;
De la société leur main serra les noeuds :
Des faisceaux de l'Etat l'union tutélaire ,
Des droits des nations la loi dépositaire ,
Des peuples au berceau les Dieux législateurs ,
Fondèrent le pouvoir et polirent les moeurs.
Des voyages naissans tel fut l'heureux ouvrage.
Alors , le genre humain s'éclaire d'âge en âge :
L'homme , inconnu long-temps , à l'homme est révélé,
A ses yeux attentifs l'univers dévoilé .
Il cherche , voyageur , la sagesse étrangère ;
Il rend de sa raison le monde tributaire ;
Et des arts cultivés en des climats divers ,
Il assemble les fruits épars dans l'univers :
Abeille industrieuse , et qui d'une aile agile
Voltige sur la plaine odorante et fertile,
De l'arbuste onctueux y recueille les pleurs, (1)
Et dérobe son miel au calice des fleurs.
Qu'un fat , vide de sens , et rempli de lui-même ,
Ridicule avec art , frivole par système ,
De plaisirs en plaisirs dans l'univers errant ,
Promène sa folie et son faste ignorant ;
Qu'il achète à prix d'or , au gré de ses caprices ,
De nouvelles erreurs , des remords et des vices ;
De préjugés lointains qu'il revienne chargé ,
Il a couru le monde , et n'a point voyage.
Le voyageur qu'instruit une raison sévère ,
Aux climats étrangers marchant à sa lumière ,
Interroge les moeurs , les sciences , les lois ,
Et de l'expérience il consulte la voix.
Ainsi , dans sa recherche attentive et prudente,
Il trouve sur sa route , en leçons abondante ,
Des arts et des vertus qu'il ne connoissoit pas.
Sans doute les vertus sont de tous les climats ;
Mais que de préjugés , d'erreurs héréditaires
Affoiblissent en nous leurs sacrés caractères !
Le climat fait l'usage , et l'usage les moeurs ,
Celui qui des humains compare les erreurs ,
Apprend à les connoître , et se connoît soi- même :
Son esprit éclairé de la vertu qu'il aime ,
Développe en son coeur le germe fructueux ,
Et la saine raison fait l'homme vertueux ..
.?
Ainsi pensoient du moins ces enfans de la Grèce
Qui couroient à Memphis apprendre la sagesse ,
(1 ) C'est en effet d'une sorte de gomme recueillie șur des arbustes , que
l'abeille compose la cire , au rapport de quelques naturalistes .
(Note de l'Autcur. )
AVRIL 1807 . 61

Quand Neptune à la voile à peine étoit soumis,
Que l'aviron guidé par des astres amis ,
S'instruisoit, moins timide , à quitter le rivage.
Depuis , avec plus d'art , on osa davantage .
Le pilote égaré sur des bords oragetix
Ne cherche plus sa route écrite dans les cieux :
L'aimant , interrogé par la voile prudente ,
Dirige au sein des flots sa course obéissante.
Partout de l'Océan les chemins sont ouverts.
Gama qui , le premier , osa tenter ces mers
Dont le brûlant tropique embrase les rivages ,
En arrache l'empire au géant des orages : (1 )
Fiant sa poupe errante à leurs flots inconnus,
Il se fait une route aux bouches de l'Indus.
Mille voiles alors , à sa trace fidelles ,
Du commerce agrandi messagères nouvelles ,
Accourent de Golconde échanger les trésors.
Pour le luxe d'Europe éclatent sur ces bords
Le rubis enflammé , l'étincelante opale ;
Cet azur qui mûrit aux plaines du Bengale ; (2)
Ce duvet d'un arbuste (3 ) et des rayons du jour ,
La pierre colorée aux champs de Visapour.
Plus hardi ce Génois qui , dans le sein de l'onde ,
A nos yeux étonnés révèle un Nouveau - Monde ,
En vain l'orage en feux éclate sur les eaux ,
La discorde en fureur gronde dans ses vaisseaux ,
La faim suit , à pas lents , sa course solitaire ,
Tout cède ; son destin est d'agrandir la terre :
Echappée à l'orage , et franchissant les mers ,
Déjà flotte sa voile au nouvel univers ,
1
Que , des bords du Mexique aux flots de l'Orellane ,
Promet à ses héros l'audace castillane .
Ils accourent, portés sur des monstres fougueux ,
Retentissans de fer , étincelans de feux ;
Devant ces Dieux guerriers , sous les traits de leur foudre , (4)
Tombent les nations , et les trônes en poudre ....
Ou , plutôt , ces brigands , de carnage enivrés ,
Dans les sources de l'or tigres désaltérés ,
N'ont vu dans ces climats , que l'or n'a pu défendre,
Qu'un monde à dépouiller et du sang à répandre.
Tout un peuple expirant sous des maîtres cruels ,
Suit au tombeau ses Dieux brisés sur leurs autels :
Ses temples sont en cendre , et ses villes brûlantes.
(1) L'Adamastor du Camoëns. ( Note de l'Auteur:)
( 2 ) L'indigo . ( Idem. )
2
(3 ) Le coton . (Idem . )
(4 ) Le fer, les chevaux , les armes à feu , étoient inconnus aux peuples
du Nouveau- Monde . Ils leur parurent autant de monstres ou de prodiges ;
et les Espagno's , qui les possédoient , furent regardés comme des Dieux .
(Idem. )
D 2
52 MERCURE DE FRANCE ,
O Colomb ! à l'aspect de leurs ombres tremblantes,
Ta sublime conquête allume tes remords ,
Et tes mânes troublés gémissent chez les morts.
Eh ! qui ne maudiroit ces pirates barbares,
Brigands civilisés , dont les poupes avares
Portent à l'Indien , libre dans ses déserts ,
L'esclavage d'Europe et le poids de nos fers ?
Qu'ils expirent, flétris de leur gloire sanglante !
Mais honneur à celui dont la voile innocente
Sur des peuples nouveaux répandant les bienfaits ,
De leur voile homicide expia les forfaits !
Il n'alloit point chercher, sur les gouffres de l'onde,
Le diamant trempé des pleurs du Nouveau-Monde ;
Ni ravir à l'Indus ses peuples expirans ,
Dont le sang, à flots d'or , coule aux mains des tyrans.
Non , non , l'humanité sanctifioit ta course ,
Sous la zone de feu , sous les glaces de l'Ourse ,
O Cook ; dans tes vaisseaux elle erroit sur les mers ;
Les bienfaits à la main , parcouroit les déserts ,
Al'Indien sauvage apportoit l'industrie ,
A ses stériles champs les arts de ta patrie ;
Le taureau , qui traçoit , instruit par l'aiguillon ,
Dans les plaines d'Yorck un fertile sillon ;
Le coursier qui naguère aux bords de la Tamise ,
Mordoit un frein doré de sa bouche soumise ;
Et cet utile fer qui n'avoit point encor
Frappé de son tranchant les chênes de Windsor.
Un jour par la charrue en sillons déchirées ,
Ces iles , si long-temps de Cérès ignorées ,
Verront en longs épis se hérisser leurs flancs;
Nos fruits , de- là les mers , s'élever dans leurs champs ,
La brebis d'Albion au fuseau des bergères
Apporter en tribut ses laines étrangères ;
La faucille sans art s'essayer aux moissons ,
Et le ciseau timide effleurer les toisons .
Alors , ô Cook , alors , quand la nuit descendue
Viendra dans les sillons surprendre la charrue,
L'Indien , étonné de ses riches guérêts ,
A ses fils attendris contera tes bienfaits :
Ses fils à leurs enfans en rediront l'histoire ;
Et , la reconnoissance éternisant ta gloire ,
Tu vivras en ces lieux dans le coeur des humains ,
Comme un Dieu protecteur, dont les fécondes mains
Ont versé dans leurs champs , dans leurs humbles chaumières ,
L'abondance et les arts , inconnus à leurs pères !
Toi donc qui , sur ses pas , cours sillonner les mers ,
Veux-tu vivre à jamais chez vingt peuples divers ,
Et remplir l'Océan de ta gloire adorée ?
De son humanite suis la trace honorée :
Que son image encore errante sur les eaux ,
Vole devant ta poupe , et guide tes vaisseaux.
AVRIL 1807 .
53
Mais , connois les périls où ce projet t'engage ;
Non moins que ses vertus imite son courage.
Calme quand la tempête , éclatant sur les flots ,
Gravoit la mort présente au front des matelots ,
Il a vu , sans pâlir , les trombes menaçantes
Faire gronder dans l'air leurs colonnes errantes :
Trois fois il a tenté les abymes couverts
D'un océan glacé par d'éternels hivers ;
Et trois fois des hivers , de l'abyme et des glaces ,
Sa voile triomphante a trompé les menaces .
Déjà , loin de ces bords flottante dans les airs ,
Cette voile apportoit , des bouts de l'univers ,
Des usages , des moeurs , des lumières nouvelles .
L'Europe le demande à ces mers infidelles .
En vain, le bras armé de nos foudres vengeurs ,
Bellone sur les eaux promène ses fureurs :
La France , des héros la patrie et l'asile ,
Permet à son retour une route tranquille .
Nos pavillons guerriers , fumans de sang anglais ,
Offriront à ses yeux les palmes de la paix ;
Et leur foudre un moment grondera sans colère (1 ).
Aux rives d'Albion , errante , solitaire ,
Les yeux pleins d'espérance , et de larmes couverts ,
Une épouse l'appelle au bord des flots déserts :
Craintive , et dans sa main des palmes toutes prêtes ,
Elle demande au ciel d'écarter les tempêtes.
« Malheureuse ! ... tes voeux ne sont pas entendus ,
>> Un vain espoir t'abuse.... et ton époux n'est plus. ››
Tombé sous le couteau dans une île sauvage ,
Vainement ses regards tournés sur le rivage ,
Cherchèrent un ami qui reçût ses adieux.
Exilé de la tombe où dorment ses aïeux ,
A peine quelques fleurs , une larme furtive,
A console son ombre outragée et plaintive. (2)
Mais vous qu'au sein des flots sa poupe alloit chercher ,
Peuples , qu'à ses bienfaits les mers n'ont pu cacher ,
Si de l'humanité cette auguste victime ,
Loin de ces bords sanglans , et souillés par le crime ,
Sur vos bords qu'elle aimoit se plaît à revenir ,
Puisse votre bonheur , croissant dans l'avenir ,
Doux fruit de ses travaux , en être le salaire ,
Et de son ombre errante apaiser la colère !
( 1 ) Le salut en mer. ( Note de l'Auteur.)
(2) A peine..... consolé . Espèce de licence dont les exemples sont fréquens
dans Racine et dans Boileau , qui se la permettoient à l'imitation
des anciens . Cependant , si l'exactitude grammaticale paroît exiger ici un
pluriel , il est aisé de mettre consolèrent , ont appaisé , ou tout autre équi❤
valent ; mais a consolė a paru plus doux . ( [dem. )
3.
54 MERCURE DE FRANCE ,
LE VOYAGEUR ,
Discours en vers qui a remporté le second accessit dans le
concours de poésie de l'année 1807 , au jugement de la
Classe de la Langue et de la Littérature françaises de
l'Institut ; par M. A. Bruguiere ( de Marseille. )
Ανδρα μοι έννεπε Μοῦσα πολύτροπον , ὅς ...
Πολλῶν ἀνθρώπων ἴδεν αστεα καὶ νόον Γνω
Ομ. Οδ. α .
Dic mihi , Musa, virum...
Qui mores hominum multorum vidit et urbes,
HORAT. , Ars Poët,
EN ces jours où les arts , allumant leur flambeau ,
Remplissoient l'Orient de leur éclat nouveau ,
Quand l'Euphrate portoit sur sa rive étonnée
La ville de Bélus de jardins couronnée ,
Que du savant Memphis les prêtres révérés
Instruisoient Hérodote en leurs parvis sacrés ;
Et que loin de Samos le grave Pythagore
Consultoit le Brachmane aux portes de l'aurore ,
La trirême aux cent bras , ignorant l'univers ,
N'osoit franchir encor l'immensité des mers ,
Et le nocher debout , l'oeil fixé sur la rive ,
Ne présentoit aux vents qu'une voile craintive.
Ainsi de l'Océan les peuples entourés ,
L'un à l'autre inconnus , demeuroient séparés ;
Et , seuls , de proche en proche écartant ses barrières,
Quelques sages tentoient l'échange des lumières.
Enfin Colomb paroît , et , guidé par l'aimant ,
Subjugue le premier le fougueux élément ,
Et, vainqueur des efforts d'un âge plus timide ,
Renverse d'un seul coup les colonnes d'Alcide .
La rive a disparu ! Ses compagnons muets
Ont baissé sur les mers leurs regards inquiets ;
Intrépide, il se rit de leur terreur profonde ,
Et son doigt étendu leur montre un nouveau monde.
Plus de bornes pour l'homme ; et la terre et les cieux
Dans toute leur grandeur sont livrés à ses yeux ;
Des Alpes du vieux monde à des Alpes nouvelles,
Il voit se rattacher les chaînes fraternelles ;
D'un second Océan, il envahit le sein ;
Lui-même il s'associe un autre genre humain :
Dès lors le Voyageur sur un plus vaste espace
S'élance , et des dangers dédaignant la menace ,
Recherche , tout entier à l'objet qu'il poursuit ,
Si par le péril même il ne peut être instruit.
Tantôt dans les cités il observe en silence ,
Leur police , leurs lois , leur active opulence ,
Leurs arts industrieux , leurs altiers monumens ;
AVRIL 1807.
55
Tantôt, en des remparts renversés par les ans ,
Sur d'antiques débris ses yeux cherchent à lire
Le souvenir d'un peuple ou le nom d'un empire.
Souvent au bout du globe , errant dans les forêts ,
De la nature libre il contemple les traits ;
Et , dans l'immensité d'un éternel ombrage ,
Il la voit étaler sa richesse sauvage.
Oh ! que si , prenant soin d'embellir ses destins ,
Les Muses de leur lyre ont honoré ses mains ,
De leur noble fureur si son ame est saisie ,
Combien ce grand spectacle et de pompe et de vie,
Ce tout majestueux dont la variété
Sans cesse se déroule à son oeil enchanté ,
Ces merveilles sans nombre en tous lieux dispersées ,
Echauffent son génie , exaltent ses pensées !
Qu'il chante alors ! qu'il cède à ses heureux transports !
Les siècles en fuyant rediront ses accords ;
Et le Temps , ce vieillard qui se plaît aux ruines ,
Emoussera sa faulx sur ses oeuvres divines.
Tel , ayant vu le Nil et le froid Tanais ,
Les champs où le Scamandre est joint au Simoïs ,
Les plaines de Phrygie et les monts de la Thrace,
Et gravi le premier les cimes du Parnasse ,
Homère , à la nature empruntant ses pinceaux ,
La peignit tout entière en ses vivans tableaux ;
Et , le front rayonnant d'une gloire immortelle ,
S'élève encor sublime et sans égal comme elle .
Mais c'est en vain qu'aux lieux par l'homme inhabitéa
La terre étalera ses plus rares beautés ,
En vain mille palais de leur splendeur antique
Y montreront encor le reste magnifique ,
Bientôt le Voyageur , plein d'un secret ennui ,
N'y cherche du regard qu'un être comme lui ,
Et du plus humble toit la rencontre imprévue ,
S'il couvre son semblable , enchantera sa vue.
L'Europe avec orgueil lui présente ses fils
Au noble frein des lois librement asservis ,
Eclairés dans la paix , généreux dans la guerre ,
Le modèle , l'envie , et l'honneur de la terre.
L'Asie en rougissant lui découvre les siens ,
De ses vastes cités indolens citoyens,
Enivrant de parfums leur oisive mollesse ,
Et sur des tapis d'or prosternant leur bassesse.
Dans des plaines de sable et sous un ciel d'airain ,
Il entend haleter le stupide Africain ,
Père , époux sans amour , et brigand sans courage,
Avec un air brûlant respirant l'esclavage.
Le sombre Américain semble éviter ses yeux ;
D'un sexe foible et doux tyran silencieux
Jamais sans ennemis , constamment en défense ,
Et cachant dans les bois sa triste indépendance .
Il suit l'humaine espèce en ses Etats divers :
Il voit l'âpre Esquimaux que nourrissent les mers ,
56 MERCURE DE FRANCE ,
Dans sa hutte enfumée , au fracas des tempêtes ,
Vantant , d'huile abreuvé , le luxe de ses fêtes ;
L'Iroquois fait au meurtre , et chasseur indompté;
L'Arabe , au prompt coursier , vagabond redouté
Des Syrthes de Lybie aux Persiques rivages ;
Le nomade Mongoul changeant de pâturages ,
Et guidant chaque mois vers des bords différens
Sa tente pastorale et ses troupeaux errans ;
L'Indou , qui de Brama suit la loi pacifique ,
Dans les plaines du Gange agriculteur antique ;
Et le Chinois vieilli dans l'enfance des arts ,
De ses flots populeux inondant ses remparts.
S'il veut du globe même étudier l'histoire ,
Ses éloquens débris en gardent la mémoire :
Dans les humbles vallons , sur les monts orgueilleux ,
Ils lui montrent l'empreinte et des eaux et des feux ;
D'un désordre apparent naît partout l'harmonie ;
Partout il voit la mort alimenter la vie.
Mais vers quelque pays qu'il dirige ses pas ,
Il ne s'entoure point de glaives , de soldats ;
Etranger, son aspect n'apporte plus d'alarmes ;
Son cortège est la paix , les bienfaits sont ses armes :
Semblable à ces mortels, Dieux des siècles lointains ,
De qui la voix auguste instruisoit les humains ,
Sur un sol sans culture , il vient comme eux encore
Des salutaires arts faire briller l'aurore ,
Ah ! qu'ils soient expiés ces effroyables temps
Où des soldats sans nom, vulgaires conquérans ,
Couroient chercher au loin , certains de la victoire ,
Dans des dangers obscurs des triomphes sans gloire ;
A l'aspect du soleil égorgoient ses enfans
Sur les débris dorés de ses temples fumans ;
Du fier Guatimosin , défenseur du Mexique ,
Illustroient par le feu la constance héroïque ;
Et , pour prix des trésors de toutes parts offerts,
Ne donnoient aux vaincus que la mort ou des fers!
Couvrons tous ces forfaits de muettes ténèbres.
Mais éternel honneur aux Voyageurs célèbres ,
De qui l'abord tranquille a si bien attesté
Les touchantes vertus , l'utile humanité :
Pierre , cherchant les arts pour son peuple sauvage;
Penn , de la Delaware atteignant le rivage ,
Et , disciple de Locke , y portant les bienfaits
Nés de l'heureux accord des lois et de la paix ;
Howard , qui des cachots sondant le noir abyme ,
Fit luire la pitié , même aux regards du crime ;
Et ces autres encor dont le zèle pieux
Sema dans les forêts la parole des cieux;
Toi , Las Casas , l'honneur de ce saint ministère ,
O des Américains et l'apôtre et le père ,
Qui de la même voix dont tu touchois leurs coeurs ,
Tonnois au sein des cours contre leurs oppresseurs
Vous tous , sages mortels , recevez nos hommages.
AVRIL 1807.
57
Puissent vos noms , portés sur le torrent des âges ,
Exempts d'injure , aller par un doux souvenir
Des crimes du passé consoler l'avenir !
Mais la Parque, en bornant leurs travaux et leur gloire ,
De leur sang trop de fois a rougi leur histoire :
Combien d'entre eux aussi frappés et sans secours,
Sur des bords ignorés ont terminé leurs jours !
O Muse , de regrets et d'honneurs légitimes
Paie un nouveau tribut à ces nobles víctimes :
Magellan par le fer dans Sébu moissonné ;
D'une troupe rebelle Hudson abandonné
Non loin de ce détroit que fraya son audace ,
Et périssant de faim sur une mer de glace !
Archipel de Sandwich ! ô rivage abhorré !
J'y vois le brave Cook d'assassins entouré ;
Il tombe , et ses regards empreints de bienfaisance
A ses soldats armés défendent la vengeance.
Et toi , dont nul avís n'a révélé le sort ,
La Peyrouse , en quels lieux as-tu trouvé la mort ?
Ou peut- être, invoquant sa rigueur salutaire ,
Tu vis, et son retard prolonge ta misère.
Dès que les feux du jour percent l'obscurité ,
Tu gravis sur le roc où les vents t'ont jeté ,
Et ton oeil , s'attachant sur la liquide plaine ,
Croit voir dans chaque flot une voile lointaine.
Malheureux , tu te plains à l'approche du soir ,
Et le soleil suivant réveille ton espoir.
Non , d'un ingrat oubli n'accuse point la France :
Elle a sur l'Océan fait voler l'Espérance ,
Et des îles de l'Inde au bout de l'univers
Interrogé sur toi les écueils et les mers.
Deux fois , pour te chercher , les plages antarctiques
Ont vu se déployer nos drapeaux pacifiques ;
Mais l'infidelle Echo , des bords où tu gémis ,
Hélas , n'a point porté ta voix à tes amis !
Ah ! par ces souvenirs notre ame est trop émue ,
Sur de plus doux objets reposons notre vue :
Il s'offre à mes pinceaux cet heureux Voyageur ,
Qui, bercé mollement par des flots sans fureur ,
Vole vers sa patrie , et plein d'impatience ,
De l'haleine des vents accuse l'inconstance.
Il a couru des bords où renaît le soleil
9
A ceux où l'occident reçoit son char vermeil ;
Et sous quelques climats qu'il ait porté sa course
De l'équateur brûlant aux champs glacés de l'Ourse ,
Il a vu les humains , différens de couleurs ,
Etendus sur la neige ou couchés sur des fleurs ,
Ignorans , éclairés , esclaves , ou sans maître ,
Aimer avec transport le lieu qui les vit naître .
Et lui , combien de fois , dans cet éloignement ,
Son coeur a tressailli de ce pur sentiment ?
Toujours l'absence accroît l'amour de la patrie
Sans cesse rappelée et par elle embellie !
#
58 MERCURE DE FRANCE ,
Ses regards devançant sa flottante prison,
Maintenant sont plongés dans le sombre horizon;
Déjà le nautonier , que la prudence guide ,
Sonde les profondeurs de l'abyme liquide :
Un cri s'élève , ... Terre ! et frappé par cent voix
L'écho de l'Océan le répète cent fois .
O patrie ! o transports que ta présence inspire !
O rive où tant de voeux rappeloient le navire ,
Salut ! Le Voyageur sur la proue avancé
Bien au-delà du flot soudain s'est élancé .
Pour lui , dans ses foyers , quel doux accueil s'apprête ;
Il court , se précipite , et chaque objet l'arrête :
Incertain , il voudroit , dans son empressement ,
Tout chercher, tout révoir en un même moment ;
Enfin , du seuil connu franchissant la barrière,
Il retrouve une épouse et peut-être une mère;
Leur bouche , en se hâtant, commence cent discours ,
Que leurs embrassemens interrompent toujours:
Sans doute il a souffert sur des plages lointaines ,
Mais ce jour de bonheur a compensé ses peines.
Bientôt , dans la retraite occupant son repos ,
Sa mémoire préside à d'utiles travaux :
Il trace avec candeur l'imposante peinture
De tout ce qu'à ses yeux révéla la nature.
Il décrit à la fois les objets et les lieux ,
Les êtres inconnus vivans sous d'autres cieux ,
Du sauvage ignorant l'activité stérile ,
De l'homme policé la constance fertile ;
Et sage observateur , peintre exact et précis ,
Il reproduit le globe en ses vastes récits .
T
Bien plus , sa main versant des semences fécondes
Enrichit nos guérêts des moissons des deux mondes ;
Par lui des fruits nouveaux croîtront dans nos vergers ,
Nos arts s'associeront à des arts étrangers ,
Une heureuse industrie animera nos villes,
Et, suivant à sa voix des routes plus faciles ,
Le commerce , agrandi pour les peuples divers,
Va de sa chaîne d'or embrasser l'univers.
ENIGME.
SANS eau je bois de l'eau , triste effet du destin;
Mais beaucoup d'eau me fait boire du vin .
LOGOGRIPHE
SOUVENT pour m'attraper tous vos pas sont perdus ;
Mais si l'on n'ôte un pied , je ne vous quitte plus .
CHARADE.
MON premier destructeur , mon second nourrissant ,
Mon tout peut ranimer l'appétit languissant.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Doigt.
Celui du Logogriphe est Bilboquet , où l'on trouve quolibet, Lot, Tobie..
Celui de la Charade est Char-don
AVRIL 1807; 59
RÉFLEXIONS
Sur le GOUVERNEMENT DE POLOGNE , par Jean-
Jacques Rousseau. (1 )
de
LA Pologne , à la veille de sa perte , cherchoit un remède à
ses maux. En 1771 , le comte Wielhorski demanda à J. J.
Rousseau un plan de constitution pour la Pologne ; et dans le
même temps , d'autres Polonais , et peut - être le même
seigneur, s'adressèrent pour le même objet à l'abbé de Mably.
Cette demande prouvoit plus d'amour de la patrie que de
lumières politiques. On peut demander à l'homme un plan
d'administration ; mais on ne doit demander une constitution
de société qu'à la nature ; et ces Polonais faisoient comme
des malades qui prieroient un médecin de leur faire un tempérament
, au lieu de le consulter sur le régime qu'ils devroient
suivre, Ils n'avoient qu'à jeter les yeux sur l'Europe ,
et voir le peuple chez lequel il y avoit le plus de force ,
paix , de lumières , d'amabilité , où étoit le clergé le plus
instruit , la magistrature la plus grave , le militaire le plus
dévoué ; et s'ils ne vouloient pas aller chercher des modèles
au loin , ils n'avoient qu'à lire leur propre histoire , et se
rappeler le temps où ils se soutenoient à forces égales contre
leurs voisins , ou même triomphoient de leurs ennemis ,
malgré des vices nombreux d'administration , et même quelques
défauts de constitution , qui tenoient à l'âge de leur
société , une des dernières civilisées de l'Europe , par sa conversion
récente au christianisme. Mais les idées philosophiques
avoient germé en Pologne , et même plus qu'ailleurs ,
chez des magnats opulens , qui ne voyoient la liberté de leur
patrie que dans leur propre indépendance , et la prospérité
publique que dans leur puissance personnelle. Quoi qu'il en
soit , nos deux philosophes , érigés tout-à-coup en législa–
( 1 ) L'article qu'on va lire , destiné primitivement au Mercure , devoit
faire suite à celui qui y fut inséré au mois de ventose de l'an X , sur le
projet de constitution de la Pologne , par Mably. Mais a publication en
ayant été empêchée , l'auteur le fit imprimer en 1802 , dans le 3º volume
de la Législation Primitive. Comme ce dernier ouvrage n'est pas trèsrépandu
, on a cru pouvoir rétablir au Mercure le morceau suivant, auquel
les circonstances présentes donnent quelqu'intérêt . L'auteur a été obligé
de répéter les premiers alinéa de l'article sur Mably , parce qu'ils servent
d'introduction commune à la discussion des deux projets .
60 MERCURE DE FRANCE ,
teurs , se regardèrent comme ces sages de l'antiquité , à qui
les peuples demandoient des institutions , et qui parcouroient
le pays , distribuant des lois sur leur passage ; et ils écrivirent ,
l'un et l'autre , sur le gouvernement qui convenoit à la Pologne
, quoique J. J. Rousseau déclarât modestement : « Que
» dans toute la vigueur de sa tête , il n'auroit pu saisir l'en-
» semble de ces grands rapports , et qu'au moment qu'il
» écrivoit , il lui restoit à peine la faculté de lier deux idées. »
Sage précaution , et que Mably auroit dû imiter. Il y a peu
de lectures , j'ose dire , plus amusantes pour un observateur ,
que celle de ces deux écrits , lorsqu'on les rapproche des évé
nemens qui se sont passés en Europe depuis qu'ils ont paru ,
et particulièrement en Pologne. Nous croyons entrer dans
l'esprit d'un Journal destiné à répandre l'instruction , en com➡
parant entr'elles et avec l'état présent des choses ces deux
législations philosophiques , semblables dans les principes , dif
férentes dans les formes , selon la diversité d'esprit et de caractère
de leurs auteurs. Ce rapprochement est d'autant plus
intéressant , qu'on y retrouve la théorie de nos deux révolu - `
tions législatives : celle de 1789 , faite d'après les idées de
Mably; et celle de 1793 , où l'on a suivi , dans leurs dernières
conséquences , les principes de J. J. Rousseau. Ce qui rend
plus instructive la réfutation de ces deux écrits , c'est qu'ils
sont l'un et l'autre l'application des systèmes politiques de
leurs auteurs à ce gouvernement particulier : l'expérience est
la pierre de touche de toutes les théories ; et c'est ce qui fait
que celles-ci nous paroissent aujourd'hui si ridicules .
On ne peut s'empêcher d'observer que la publication de ces
deux écrits politiques, postérieure de plus trente ans à celle de
l'Esprit des Lois , annonce le peu d'autorité que cet ouvrage
célèbre avoit obtenue dans le monde philosophique . Ainsi une
révolte dans un Etat accuse la foiblesse du souverain . Si l'Esprit
des Lois renferme les notions les plus vraies , les maximes les
plus certaines de la science des gouvernemens , comment deux
écrivains tels que Rousseau et Mably ont-ils osé mettre au
jour des idées ou plutôt des rêves qui supposent une ignorance
profonde de tous les principes sur lesquels reposent le
bonheur des peuples et la stabilité des Etats ? Il faut avoir le
courage de le dire : M. de Montesquieu eût prévenu bien des
désordres , et peut-être le plus grand de tous , la révolution
de son pays , s'il eût mis dans son ouvrage moins de cet esprit
qui se fait admirer, et plus de cette raison qui se fait obéir ; et
si , au lieu de chercher perpétuellement dans les caprices de
l'homme le motif de ce qui est , il eût demandé à la nature es
tracé d'une main ferme la règle de ce qui doit être .
AVRIL 1807.
61
Nos deux législateurs commencent également par ce principe
faux et même absurde , que le chef d'une nation est nécessairement
l'ennemi de sa liberté et de ses lois. « Tout légis-
» lateur , dit Mably , doit partir de ce principe , que la puissance
exécutrice a été , est , et sera éternellement l'ennemie de
» la puissance législative : » proposition aussi raisonnable que
si l'on disoit que l'action dans l'homme , a été , est , et sera
éternellement l'ennemie de sa volonté. J. J. Rousseau s'étoit
moqué , dans le Contrat Social , de cette division de pouvoirs
introduite par M. de Montesquieu , qu'il compare sans
respect pour sa réputation , à ces charlatans du Japon , qui
mettent un enfant en pièces , et le font reparoître vivant. Il
n'avoit donc garde d'employer , au moins sans correctif, les
expressions de puissance législative et de puissance exécutrice
, dont Mably se sert ; mais il présente au fond la même
idée en d'autres termes. « C'est un grand mal , dit-il , que
» le chef d'une nation soit l'ennemi né de sa liberté , dont il
» devroit être le défenseur. » Cependant , moins outré que
Mably, il ajoute : « Que ce mal n'est pas tellement inhérent
» à cette place , qu'on ne puisse l'en détacher. » Car J. J.
Rousseau pense juste toutes les fois que son humeur ou son
imagination n'égarent pas sa raison .
Ce principe posé , la constitution d'un Etat, faite pour rendre
unes les volontés et les actions , pour réunir tous les hommes
dans la société , suivant cette maxime du maître universel ,
que tout royaume divisé contre lui-même sera désolé , ne
pouvoit plus être que l'art d'organiser la division , et de régulariser
le désordre ; et ces philosophes ne faisoient que mettre
en pratique l'axiome favori des tyrans , divide et impera. Dèslors
Mably et Rousseau , s'ils différoient entr'eux , ne pouvoient
différer que dans les moyens , plus décidés , plus expéditifs
chez le Genevois ; plus lents , plus timides chez l'ecclésiastique
, mais tout aussi efficaces .
J. J. Rousseau , qui ne voyoit dans tout ce qu'il traitoit ,
que des phrases à faire , commence par des phrases pompeuses
sa réponse au comte polonais. « En lisant l'histoire du gou-
» vernement de Pologne , dit le philosophe , on a peine à
>> comprendre comment un Etat si bizarrement constitué ,
» formé d'un grand nombre de membres morts , et d'un
» petit nombre de membres désunis , dont tous les mou-
>> vemens presqu'indépendans les uns des autres , loin d'avoir
>> une fin commune , s'entre-détruisent mutuellement ; qui
» s'agite beaucoup pour ne rien faire , et qui ne peut faire
>> aucune résistance à quiconque veut l'entamer ; qui tombe
» en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ; qui tombe
62 MERCURE DE FRANCE ,
>> en paralysie à chaque effort qu'il veut faire , à chaque
>> besoin auquel il veut pourvoir , et qui , malgré tout cela
» vit et se conserve en vigueur voilà , ce me semble , un
» des plus singuliers spectacles qui puisse frapper un être per
» sant ( 1 ) . Je vois tous les Etats de l'Europe courir à leur ruine :
» monarchies , républiques , toutes ces nations magnifique-
>> ment instituées , tous ces beaux gouvernemens si sagement
» pondérés , tombés en décrépitude , menacent d'une ( 2) mort
» prochaine ; et la Pologne , cette région dépeuplée , dé-
» vastée , opprimée , ouverte à ses agresseurs , au fort de ses
» malheurs et de son anarchie , montre encore tout le feu de
» la jeunesse. Elle ose demander un gouvernement et des
» lois , comme si elle ne faisoit que de naître. Elle est dans
» les fers , et discute les moyens de se conserver libre. Elle
>> sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut
» subjuguer. Je crois voir Rome assiégée , régir tranquille-
>> ment les terres sur lesquelles son ennemi vient d'asseoir sen
» camp. Braves Polonais ! ........ corrigez , s'il se peut , les
>> abus de votre constitution ; mais ne méprisez pas celle qui
» vous a fait ce que vous êtes. >>
Ce passage brillant renferme autant de faux raisonnemens
que de mots. Jean-Jacques est un médecin , qui trouvant
son malade dans les couvulsions de l'agonie , le complimente
sur sa force , et le félicite de n'être pas encore.mort. Il prend
l'agitation brûlante de la fièvre pour le mouvement qui entretient
la vie , et trouve la vigueur de la jeunesse dans un
Etat qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ,
et en paralysie au moindre effort qu'il veut faire , à chaque
besoin auquel il veut pourvoir ; qui s'agite beaucoup pour
ne rien faire , et ne peutfaire aucune résistance à quiconque
veut l'entamer. Si c'est là de la vigueur , qu'est- ce donc
la foiblesse ? Ce n'est pas là la jeunesse d'une nation , c'est
son enfance ou sa caducité . Comment ne voit-il pas que la
Pologne ne subsiste que sous le bon plaisir de ses voisins ,
qui contenus jusqu'alors les uns par les autres , et tous par
la France , modératrice générale de l'Europe , ne se sont pas
encore arrangés pour l'envahir ? Il s'étonne que quelques
que
( 1 ) Cette phrase est incomplète , et le nominatif comment un Etat , etc.
n'a point de régime .
(2) J. J. Rousseau avoit un pressentiment de la révolution dont l'Europe
étoit menacée , beaucoup plus que la connoissance des causes qui
devoient l'amener . Il croyoit tous les gouvernemens en danger, parce
qu'ils n'étoient pas assez populaires ; et ils devoient périr , parce qu'ils
l'étoient trop ; et partout les monarchies devoient remplacer les répu
bliques.
AVRIL 1807 .
63
particuliers lui demandent une constitution ; et il prend leur
vou pour le voeu de la nation. Ce partisan de l'égalité feint
d'ignorer que tout ce patriotisme des Polonais n'est que
l'honneur peut - être l'ambition de la noblesse ; il plaint
l'Autriche , la Prusse , la Russie de leur décrépitude , à la
veille qu'elles sont de subjuguer cette nation si jeune et si
vigoureuse , et au point où cette constitution turbulente a
mis les Polonais , il les avertit de ne pas mépriser une constitution
qui les a fait ce qu'ils sont ; et il ose leur conseiller
d'en corriger les abus : comme si cette constitution n'avoit
que quelques abus qu'il fût facile de corriger ; comme si elle
n'étoit elle-même , et tout entière , le plus grand des abus et
la plus insupportable anarchie !
Le philosophe entre en matière , et commence par des réflexions
aussi sages que bien exprimées , sur la législation de
Lycurgue , de Numa , et même de Moïse. Ces législateurs
grecs et romains , dont la législation a pérí après une durée
plus ou moins longue , il les compare entr'eux et avec le législateur
des Hébreux , qui a fondé un peuple « que cinq mille
» ans , dit-il , n'ont pu détruire ni même altérer ; qui est à
» l'épreuve du temps , de la fortune et des conquérans ; et dont
les lois et les moeurs subsistent encore , et dureront autant
» que le monde. » Et ce phénomène politique ne lui inspire
aucune réflexion !
Jean-Jacques continue par des vues superficielles sur la
grande part que les anciens donnoient aux jeux publics dans
les institutions des peuples. Il veut qu'on y revienne ; sans
faire attention que les anciens étoient des peuples enfans ,
que l'on amusoit avec des jeux ; que tous ces peuples ont
péri malgré leurs jeux , et que ce n'est pas avec des jeux ,
mais avec la religion , que Moïse a formé ce peuple qui
ne périt pas. Il parle avec vérité et dignité des effets d'une
éducation nationale , et s'élève avec force contre la dissolution
des théâtres. Mais le reproche qu'il fait à la religion
chrétienne de n'être pas assez nationale , est un reproche
insensé ; parce que le christianisme est bien plus que national ;
qu'il est universel , et fait pour réunir tous les peuples sous
les mêmes lois. Cet ami de l'humanité insiste beaucoup trop ,
ainsi que Mably , pour l'honneur de la philosophie , sur la
nécessité d'exciter , d'éterniser dans le coeur des Polonais la
haine contre leurs voisins. Les peuples chrétiens se défendent
les uns contre les autres , à force d'art et de courage ; mais
réunis comme ils le sont , par cette loi générale qui dit : Tu
aimeras ton prochain comme toi- même , il est heureusement
impossible d'établir entr'eux cette opposition de reli64
MERCURE DE FRANCE ,
"
gions , de moeurs et de lois , qui existoit chez les nations idolâtres
, entre les Perses et les Grecs , par exemple , et qui produisoit
ces guerres atroces où la victoire mettoit à la disposition
du vainqueur , « liberté civile , biens , femmes , enfans ,
» temples et sépultures même , » dit Montesquieu . « Faites
» en sorte , dit Rousseau , qu'un Polonais ne puisse pas de-
>> venir un Russe , et je vous réponds que la Russie ne subju→
» guéra pas la Pologne. » C'est la une vaine déclamation .....
Si la Pologne avoit pris de ses voisins leurs lois politiques ,
celle surtout de l'hérédité du pouvoir , elle n'en auroit
jamais été subjuguée . Une nation ne doit pas en copier ser→
vilement une autre , parce qu'alors elle n'en imite que les
vices. Ainsi nous prenons l'intempérance des Anglais
plutôt que la sobriété des Espagnols ; et les autres nations
copient plutôt notre légéreté , qu'elles n'imitent notre
sociabilité. Mais tous les peuples pourroient , devroient
même avoir , avec le temps , les mêmes lois ; parce que la
société a des lois naturelles , et que la nature morale ou
sociale est une , et partout la même dans tous les temps et
dans tous les lieux. Au reste , tout ce que dit Rousseau sur
cette haine nationale , sur ces fêtes ou jeux politiques , sur ces
usages qui doivent être si propres « à une nation qu'ils ne se
» retrouvent chez aucune autre , » a été fidellement suivi par
nos législateurs de 93 ; et c'est ce qui nous a donné à cette
époque , entr'autres choses , ces fêtes de la Jeunesse , de la
Vieillesse , du Commerce , etc. etc. , et ces usages domestiques ,
et même civils qui ne se retrouvent assurément chez aucun
peuple civilisé , comme le Calendrier particulier à la France ,
qui n'avoit d'exemple que chez les Turcs. « La première
» réforme dont la Pologne a besoin , continue le philosophe ,
» est celle de son étendue. Peut-être vos voisins cherchent-
» ils à vous rendre ce service , qui seroit un grand mal pour
» les parties démembrées ; mais un grand bien pour la
>> nation. » Il faut observer que c'est le nombre des habitans
et non celui des milles carrés qui multiplie les soins du gouvernement,
sur-tout lorsque le pays est partout uni et d'un accès
facile , comme l'est généralement la Pologne , bien moins
peuplée d'ailleurs que beaucoup d'Etats de l'Europe , même
d'une moindre étendue ; et en général , moins la population
est entassée , moins il y a de passions , et plus un peuple est
aisé à gouverner.
Mais J. J. Rousseau , pour qui Genève est le lit de Procuste,
sur lequel il voudroit raccourcir tous les grands Etats , confond
ici l'Administration nécessairement plus attentive et en quelque
sorte plus domestique dans une petite contrée, avec le Gouvernement
AVRIL 1807.
65
LA
ה ו ב
!
nement toujours plus fort dans un grand Etat , où il peut dis
poser de plus puissans moyens de défense sans lesquels un
peuple ne peut conserver long-temps l'indépendance de sa
constitution et la propriété de son pouvoir. Or , en
con
dérant sous ce rapport l'Etat qu'il vouloit constituer ,
le 195E
sophe auroit dû voir que la Pologne avoit à peine de
toutes les ressources que peut fournir en hommes et choses
son vaste territoire , pour se défendre avec succès contre les
puissans voisins dont elle est entourée , et se maintenar dans
cette propriété pleine et entière de soi-même , qui ele
mier besoin d'une nation , et doit être le premier obje
de son gouvernement. A défaut de ce retranchement Volon
taire de territoire , idée la plus sotte qui soit tombée dans la
tête d'un législateur , et qui suppose une grande ignorance de
l'état politique de l'Europe , que la cession même volontaire
d'une partie de la Pologne , faite à l'un ou à l'autre de ses
voisins , auroit pu mettre en feu , Rousseau conseille.comme
très-important de « tourner la constitution vers la forme
» fédérative , pour diminuer , autant qu'il est possible , les
>> maux attachés à l'étendue de l'Etat ; » et sans doute aussi
pour accroître les facilités qu'auroient trouvées l'Autriche
ou la Russie à s'emparer d'un pays soumis au gouvernement
fédératif, c'est -à- dire au plus foible des gouvernemens, puisque
la division en fait le caractère essentiel , et y est une loi fondamentale.
Après ces préliminaires , Jean- Jacques entame la question
au fond ; et prévenu encore par les idées développées dans
le Contrat-Social , sur lesquelles il ne revint que plus tard ,
il place , comme Mably , le pouvoir législatif dans la diète
seule , et sans le concours du sénat ni du roi . Mais il voudroit
que toute la nation y concourût personnellement par ses
représentans , quoiqu'il ait dit ailleurs , avec raison , que la
volonté générale ( c'est-à -dire populaire ) ne peut pas être
représentée . C'est pour rendre la nation entière apte à exercer
ce droit de représentation , qu'il propose l'affranchissement
des serfs nolonais. Mais , il faut le dire à sa louange , il oublioit
ou il ignoroit que le seul moyen d'affranchir un peuple , est
de l'appeler à la propriété par l'inféodation . Cependant il ne
yeut pas que cette operation soit faite inconsidérément , « et
que l'on affranchisse les corps avant d'avoir affranchi les
» ames , et rendu le peuple digne de la liberté . » Utile leçon
perdue pour nos législateurs , qui , dans nos colonies , ont
affranchi des corps dont ils n'avoient pu éclairer les ames; et qui,
en France , par des lois inconsidérées sur la propriété , ont perverti
les ames en même temps qu'ils affranchissoient les corps !
E
66
MERCURE DE FRANCE ;
Le philosophe veut que chaque député à l'assemblée légism
lative puisse y parler tout à son aise ; « parce que , si de
» longues harangues font perdre un temps précieux , le silence
» d'un seul citoyen peut être une calamité publique . » Il
veut « que le corps législatif soit toujours assemblé , et fré-
» quemment renouvelé ; que rien n'y empêche la licence ,
» parce que la police est une bonne chose ; mais la liberté
» vaut encore mieux ; et qu'il faut toujours opter entre le
» repos et la liberté . » Cette dernière idée se retrouve dans
Montesquieu , et n'en est pas plus vraie. « Toutes les fois ,
» dit l'Esprit des Lois , qu'une république est tranquille
» soyez sûr que la liberté n'y est pas. » C'est-à -dire , que
Rousseau veut établir en Pologne tout ce que nous avons vu en
France : des corps législatifs toujours assemblés etfréquemment
renouvelés , où l'on parloit tout à son aise , et où les harangues
faisoient perdre un temps précieux , sur-tout à ceux qui le
payoient ; des corps d'où toute police a été bannie , et où rien
n'a empéché la licence ; mais qui , au lieu de nous donner
à choisir du repos ou de la liberté , nous ont constamment
ôté l'un et l'autre. La force exécutive, qu'il regarde avec raison
comme une fonction , et non comme un pouvoir , Rousseau
la place « dans un corps respectable , « et permanent , non
» divisé en plusieurs chambres , invention moderne qui a
» perdu l'Angleterre , et qui expose une nation au terrible
» danger de voir un centre ou foyer d'administration out
» toutes les forces particulières se réuniront toujours. » A
la phrase suivante , il contredit ce qu'il vient d'avancer , et il
ajoute : « Mais pour que l'administration soit très-forte et
marche vers son but , la force exécutive doit être dans les
» mémes mains. Mais il ne suffit pas que ces mains changent ?
» il faut qu'elles n'agissent , s'il est possible , que sous les
» yeux du législateur , et que ce soit lui qui la guide. » En
sorte qu'il rentre malgré lui dans le système de l'unité dé
pouvoir, et qu'il s'expose volontairement au terrible danger
de voir un centre ou foyer d'administration où toutes les
forces se réunissent. Car , qu'importe au peuple que le centre
d'administration soit un peu plus bas ou un plus haut , et
d'être opprimé par le corps législateur ou par le corps admi
nistrateur ? On voit ici que le philosophe s'éloigne totale→
ment de la division des pouvoirs recommandée par Montesquieu.
« Aussi , dit-il avec orgueil , j'ai trouvé le vrai secret
» pour que la force exécutive n'usurpe pas l'autorité ; et il
» est bien singulier qu'avant le Contrat-Social, où je le
» donne , personne ne s'en fût jamais avisé ! » Ce qu'il écrit
avec un point d'admiration. Or , ce secret est que le gouAVRIL
1807.
67
vernement obéisse au souverain ( 1 ) , qu'il en soit le ministre ;
c'est-à -dire , que l'administration dépend du pouvoir : secret
qui n'en est pas un dans tout pays sagement ordonné , et tout
aussi merveilleux pour régler un Etat , qu'il le seroit pour.
régler un homme , de dire qu'il faut que le corps obéisse à
l'esprit , et que l'action dépende de la volonté.
Notre constitution de 95 fut faite sur ce modèle , mais
perfectionné ; et afin que la force exécutive n'agit que sous
les yeux du législateur , et en fút continuellement guidée ,
on en fit un comité du législateur-lui-même , qui étoit alors
placé dans un corps permanent , sinon espectable , da
moins redoutable. Aussi l'administration fut très-forte et
marcha bien vers son but ; ét jamais , assurémemt , on n'a
administré avec plus de force et même de suite , et l'on n'a
mieux pris les moyens d'arriver à ses fins . En général , notre
philosophe ne redoute l'oppression que de la part de la
main qui mame l'épée , et non de la tête qui fait mouvoir
le bras. L'expérience a prouvé que si les corps revêtus
de la force exécutive oppriment quelquefois , ils oppriment
toujours quand ils sont dépositaires du pouvoir de faire les
lois , et qu'ils n'ont que des ordres à donner sans avoir
même de résistance à vaincre. Mais c'est sur- tout dans l'élection
du roi ( car la composition du sénat est assez indifférente ) ,
de cet ennemi né de la liberté , comme il l'a dit ailleurs
que le philosophe trouve la raison de cette prodigieuse
vigueur qui fait que la Pologne tombe en dissolution cinq
ou six fois chaque siècle , et en paralysie au moindre
effort qu'elle veut faire , à chaqué besoin auquel elle veut
pourvoir ; qu'elle s'agite beaucoup pour ne rien faire , et në
peut opposer aucune résistance à quiconque veut l'entamer.
La raison est curieuse : « La Pologne est libre , dit-il , parce
que chaque règne est précédé d'un intervalle où la nation
» rentre dans tous ses droits , et reprend une vigueur nouvelle.
Si quelque roi fait dans le cours de son règue quelques
pas vers la puissance arbitraire , l'élection de son successeur
» le force toujours à rétrograder ; en sorte que , malgré la
» pente habituelle vers le despotisme , il n'y avoit aucun
» progrès réel. » Rousseau a raison ; il n'y avoit en Pologne
de progrès réel que vers la foiblesse et l'anéantissement , auxquels
le pouvoir marchoit de règne en règne et à grands pas.
Il faut donc maintenir à tout prix cette précieuse institution.
« Car assurez -vous , dit-il , qu'au moment que la loi de
"
B
( 1) Rousseau , dans son langage genevois , appelle souverain , le pouvoir
de faire des lois ; et gouvernement , la fonction de ' es faire exécuter .
E 2
68 MERCURE DE FRANCE ,
» l'hérédité sera portée , la Pologne peut dire adieu à sa
» liberté. » Mably tolère , en en demandant pardon aux
Polonais , un roi héréditaire ; mais à condition qu'il n'aura
qu'une ombre d'autorité.
Rousseau étend son idée , et elle n'en paroît que plus absurde ,
lorsqu'on la rapproche des événemens qui , malgré l'élection
du pouvoir , et même par cette seule cause , ont anéanti nonseulement
la liberté de la Pologne , mais même son existence
en corps de nation . Ce seroit manquer à ses lecteurs que de .
faire l'honneur d'une réfutation sérieuse à des extravagances
que , dans moins de vingt ans , aucun homme censé , en
France , ne voudra même avoir lues. Les progrès des sciences
physiques , dont nous sommes si fiers , n'effacent pas la
honte qu'impriment de si grossières erreurs en morale et en
politique , sur le siècle qui a pu en admirer les auteurs , et.
oublier à ce point les leçons du siècle précédent et les exemples
de l'histoire . Je ne crains pas de le dire si J. J. Rousseau
et Mably n'avoient pas fait leurs preuves d'esprit de paradoxe.
et de système , on seroit tenté de croire qu'ils avoient l'un
et l'autre été payés des puissances ambitieuses , pour entretenir
les malheureux Polonais dans leurs déplorables illusions..
Et cependant , un siècle auparavant , M. Bossuet , raisonnant
sur la forme de gouvernement, la meilleure par comparaison ,
plutôt que sur sa bonté absolue dont il n'étoit pas encore temps
de s'occuper , M. Bossuet avoit dit avec une simplicité pleine
de force et de raison : « Le peuple , forcé par son besoin
>> propre à se donner un maître , ne peut rien faire de
>> mieux que d'intéresser à sa conservation celui qu'il établit
» sur sa tête. Lui mettre l'Etat entre les mains , afin qu'il le
» conserve comme son bien propre , c'est un moyen très-
» pressant de l'intéresser. Mais c'est encore l'engager au bien
public par des liens plus étroits , que de donner l'empire
» à sa famille , afin qu'il aime l'Etat comme un héritage , et
» autant qu'il aime ses enfans. C'est même un bien pour le
» peuple , que le gouvernement devienne aisé , qu'il se
» perpétue par les mêmes lois qui perpétuent le genre
» humain , et qu'il aille , pour ainsi dire , avec la nature,
Ainsi les peuples où la royauté est héréditaire , en appa-
>> rence se sont privés d'une faculté qui est celle d'élire leurs
» princes ; mais , dans le fond , c'est un bien de plus qu'ils
» se procurent. Le peuple doit regarder comme un avantage
» de trouver son souverain tout fait , et de n'avoir pas
» rencontrer, pour ainsi parler , un si grand ressort. De
» cette sorte , ce n'est pas toujours abandonnement ou
» foiblesse de se donner des maîtres puissans ; c'est souvent
à
7
AVRIL 1807 . 69
» ( aujourd'hui l'on diroit toujours ) , selon le génie des
» peuples et la constitution des Etats , plus de sagesse et de
» profondeur dans les vues. » ( 5º. Avertissement. )
Et Jean-Jacques lui -même remarque cette pente naturelle
de la société , même en Pologne , vers l'hérédité du
pouvoir. « Les Polonais , dit - il , ont toujours eu du penchant
» à transmettre la couronne du père au fils , ou au plus
» proche parent . » Aveugle de ne pas voir que ce qu'il
regarde comme un penchant des hommes , n'est que la
volonté générale de la nature qui tend à constituer la société !
« Il est étonnant , dit-il encore , il est prodigieux que la vaste
» étendue de la Pologne n'ait pas cent fois opéré la conver-
» sion du gouvernement au despotisme , abâtardi les ames
» des Polonais , et corrompu la masse de la nation. >> Comme
s'il pouvoit y avoir un despotisme plus pesant que le despotisme
de l'anarchie , et que des dietes où l'on vendoit la
royauté et des factions qui la déchiroient , ne prouvassent pas
assez d'abâtardissement et de corruption ! « Enfin , continue
>> le philosophe , la diète bien proportionnée et bien pondé-
» rée dans toutes ses parties , sera la source d'une bonne
» législation et d'un bon gouvernement. Mais il faut pour
» cela queles ordres soient respectés et suivis. » Mably va plus
loin, et dit que si une diétine intraitable s'obstinoit à rejeter
une loi , une loi émanée de cette puissance législative à laquelle
rien ne doit résister, « il vaudroit mieux ne pas s'y
» soumettre. » C'est-à-dire , que les deux philosophes établissent
une constitution pour l'Etat , et n'établissent point de
gouvernement pour forcer le peuple à obéir à la constitution.
C'est-à-dire , que cette constitution toute puissante contre le
pouvoir , sera sans force contre les sujets , lorsqu'ils voudront
détruire le pouvoir , l'Etat et sa constitution. Et ici Rousseau
est conséquent ; car il a dit ailleurs : « Si un peuple veut se
» faire du mal à lui-même , qui est- ce qui a le droit de l'en
>> empêcher ? » Mais cependant l'Etat pourra subsister , et la
constitution en garantir l'existence , si le peuple veut bien
obéir à la constitution , et suivre de lui-même les lois qu'on
lui aura données , ou plutôt qu'il aura faites lui-même . Ce
qui rappelle l'humble prière que nos législateurs de 89 firent
en finissant leur session , aux pères , aux mères , aux instituteurs
, aux nourrices , disoient les Actes des Apôtres , d'obéir
à la superbe constitution qu'ils avoient décrétée , parce qu'ils
sentoient eux - mêmes qu'ils avoient ôté au pouvoir tout moyen
réel et efficace de la maintenir contre les volontés populaires.
C'est dans la vue d'éloigner les résistances. qu'il n'ose com-
3
70
MERCURE DE FRANCE ,
battre , que Jean-Jacques veut empêcher les guerres privées
entre les seigneurs , et qu'il voudroit même supprimer le liberum
veto , si les, Polonais n'y tenoient pas tant. « Mais sur
-» les confédérations , dit-il , je ne suis pas de l'avis des savans.
>>> Non : les confédérations sont le bouclier , l'asile , le sanc-
» tuaire de la constitution; et sans elles l'Etat seroit subjugué ,
» et la liberté pour jamais anéantie. » En sorte que d'un côté
l'élection du roi , et de l'autre les insurrections populaires ,
sont le palladium de la liberté. Et cela a été écrit en France et
au XVIII® siècle ! Rousseau , pour rendre ces confédérations
plus utiles , veut à l'avance en déterminer la forme , en régler
les effets , et soumettre à des lois ces orages politiques , où les
tourbillons des passions humaines dispersent , dissipent tous
les élémens d'une société , mettent toute une nation sous les
armes , font taire les lois , et disparoître même toute forme de
gouvernement. Nous avons eu aussi nos confédérations ou nos
fédérations , où l'on voulut aussi régulariser le désordre , et
qui furent bien plus l'arme et le camp de la licence , que le
bouclier et le sanctuaire de la constitution.
༤.
Rousseau a quelquefois des vues aussi saines sur l'administration
, qu'elles sont fausses et obscures sur la constitution. Il
est bien loin de placer la force d'un Etat dans le commerce
et les banques , comme le plus grand nombre des politiques.
de son temps. Il redoute les effets désastreux de la cupidité ;
et en général , il cherche à diriger les sociétés vers des objets
-grands et élevés. C'est ce qui lui a donné des partisans enthousiastes
, qui n'ont pas réfléchi qu'un législateur n'a rien fait
pour la stabilité d'un Etat et le bonheur d'une nation , lorsqu'il
lui a donné les lois même les plus sages , s'il n'a investi ,
en même temps , le pouvoir public des moyens les plus forts
d'exécution. Il seroit même mieux de dire que la première
loi d'un Etat et la plus sage , est la force et l'indépendance du
pouvoir chargé de faire exécuter les lois. Il y a toujours dans
un Etat irop de lois , et peut-être même de lois sages ; mais il
n'y a jamais assez de moyens d'exécution . Rousseau n'en
propose que de faux et de ridicules . Ainsi , pour amortir dans
le coeur des hommes la passion de l'argent , au lieu d'appeler
à son secours la religion qui commande le détachement
des richesses , ou de créer des institutions politiques qui établissent
dans un Etat d'autres distinctions que celles de l'opulence,
et d'autre objet d'ambition que la fortune, le philosophe
imagine de distinguer les divers grades des fonctions publiques
-par des plaques de métal. Mais il veut que la valeur du métal
soit en raison inverse de la supériorité du grade : en sorte que
--la plaque d'or réponde au dernier grade , et la plaque de fer
1
;
AVRIL 1807 . 71
au grade le plus élevé. Idée petite et puérile : comme si nous
étions des animaux que la seule répétition de certains actes ,
dresse à des habitudes invariables , et que l'expérience qui
nous montre l'or comme le moyen universel de toutes les
jouissances , ne dût pas l'emporter sur l'habitude de voir
l'homme constitué en dignité , porter la plaque de fer ! Et le
philosophe ne paroît pas même se douter qu'on emploiera
l'or à acquérir le droit de porter la plaque de fer.
Que pouvoient ces vains systèmes pour le bonheur et le
salut d'une grande nation ? La dernière heure de la Pologne ,
l'heure fatale et inévitable étoit arrivée comme elle arrive ,
tôt ou tard , pour tout peuple qui demande à l'homme les
lois qu'il faut demander à la nature , et à une vaine philosophie
la morale qu'il faut demander à la religion. Le scandale
d'une nation chrétienne , d'une nation où est la lumière , qui
doit trouver dans sa constitution le principe de la stabilité,
et dans ses forces le moyen de son indépendance , et qui cepen.
dant tomboit en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ,
et enparalysie au moindre effort; ce scandale avoit assez
duré. « Il étoit dans la nature des choses , a dit ailleurs l'au-
» teur de cet article , ( 1 ) que la conversion de la Pologne se
» fit en une monarchie constituée , ou que cette malheureuse
» société achevât de se dissoudre , Car une société assez
» puissante pour avoir en elle-même le principe de sa con-
» servation , qui ne peut pas remplir la fin de toute société ,
» et conserver les êtres qui la composent , est contre les vues
» de la nature , et ne peut pas subsister. »
1
Déjà les puissances limitrophes s'apprêtoient à recueillir le
fruit d'une politique qui n'étoit depuis long-temps que l'application
des théories de nos philosophes ; et persuadées aussi
que la liberté est incompatible avec le repos , en bon voisins ,
elles entretenoient en Pologne l'agitation pour y maintenir la
liberté.
Les armées autrichiennes , russes et prussiennes , entrèrent
sur le territoire de la Pologne , et en envahirent chacune une
portion , sur d'anciennes prétentions : prétexte dérisoire , et
qui ne faisoit qu'ajouter l'insulte à la violence. La jeunesse ,
La vigueur de la Pologne ne purent opposer de résistance à la
décrépitude de leurs ennemis ; et ces confédérations fameuses ,
puissantes à troubler , furent sans force pour défendre. La
France avoit fait de vains efforts pour y créer une force
militaire. Déchue elle-même , et depuis long-temps , du trône
de l'Europe où elle remonte aujourd'hui , elle ne pouvoit
(1) Théorie du Pouvoir , liv . 4, chap , 3.
72 MERCURE
DE FRANCE ,
secourir que de ses intrigues une nation alliée que trois puissances
formidables écrasoient de leurs forces.
Cependant il faut bien se garder de croire que toutes les
chances du rétablissement de la Pologne soient épuisées ( 1 ) ,
C'est un peuple mineur que le pouvoir suprême des sociétés
a mis en tutelle jusqu'à sa majorité. La Pologne peut y parvenir,
et reprendre parmi les nations le rang que ses moyens
de prospérité lui assignent , et qui tiennent moins à l'étendue
qu'on lui laissera qu'à la constitution qu'elle recevra. Son
ancien gouvernement est fini : et c'étoit le plus grand obstacle
à en recevoir un meilleur.
DE BONAL D.
Epitre à Talma; par Nepomucène L. Lemercier, In - 8°,
Prix : 40 c. , et 5o c . par la poste. A Paris , chez Léopold
Collin , libraire , rue Git-le- Coeur.
IL y a des ouvrages d'esprit qui n'obtiendroient pas la
plus légère attention , s'ils n'avoient pour auteurs des
hommes estimables , dont le nom rappelle quelques succès
dans les lettres , et si la curiosité du lecteur ne se trouvoit
pas excitée par le talent présumé de l'écrivain . On doit
l'observer , avec quelque chagrin , comme un reste de l'esprit
du XVIIIe siècle : parmi les hommes qui se sont annoncés
dans le monde littéraire avec un certain éclat , il en est
peu qui ne soient pas demeurés au-dessous même de leur
début. Un premier effort les avoit tirés de l'obscurité ; ils
travaillent tout le reste de leurs jours à y retomber insensi
blement. On diroit qu'ils ont été jaloux de leur propre
gloire , et qu'ils ont craint de se surpasser eux-mêmes ; ou
plutôt , s'il est permis de mettre le doigt dans la plaie générale
de notre littérature , il semble qu'ils aient voulu acquérir,
par un premier succès , le droit de ne rien produire dans
la suite. A peine entrés dans la carrière , ils se reposent
comme des immortels. Ils s'endorment au bruit flatteur
d'une réputation naissante , fruit de quelques pages laborieusement
écrites en vers ou en prose. Ils oublient que
succès des jeunes gens ne sont pour le public que des espérances
, et pour eux-mêmes que des encouragemens qui les
excitent à mieux faire. L'orgueil enfante la paresse et la
(1 ) Ceci a été imprimé en 1802 , et avoit été composé en l'an X.
les
AVRIL 1807 . 73
paresse fait tristement avorter les talens les plus heureux
et les réputations les plus brillantes..
On ne peut se défendre de ces réflexions et de ces craintes ,
en lisant la nouvelle Epitre qui vient d'être adressée au premier
acteur tragique du Théâtre Français , par M. Népomucène
Lemercier. Sa tragédie d'Agamemnon , celles d'Ophis
et de Pinto , sans être des chefs-d'oeuvre , nous donnoient
cependant le droit de penser que ses ouvrages offriroient
à l'avenir quelque fonds dans le sujet , quelqu'ordre
dans les idées , et quelqu'intelligence dans le style . On va
voir comment il justifie cet heureux présage.
Il n'est sans doute aucun habitué du Théâtre Français ,
qui ne se soit aperçu que la force physique de Talma , n'est
pas en harmonie avec son ame , et qu'il souffre des efforts
continuels qu'il est obligé de faire pour émouvoir le spectateur
par le sentiment des passions qui l'oppressent encore
plus qu'elles ne l'agitent :
Ingentes animos angusto in pectore versat.
M. Lemercier a choisi , pour sujet de son Epitre , les maux
de nerfs dont il paroit que cet acteur est affligé , par la
violence de son travail ; et , prenant ensuite le mal pour la
cause du talent , et non les efforts du talent pour la cause du
mal , il le loue de sa foiblesse , et le prie en grace de ne
jamais guérir :
Ne te plains point , Talma, des langueurs que te coûte
L'amour de ta carrière et l'effort de ta route ,
Et si de ton cerveau les nerfs si déliés
Se fatiguent de chocs par trop multipliés :
I's t'ont de mille objets démêlé la finesse ,
Et ta force naquit de leur délicatesse.
Instrumens de ta gloire , il te faut les souffrir
Ces organes d'un mal qu'on n'oseroit guérir :
Doux mal à qui tu dois ton naturel flexible .
Tu serois moins profond étant né moins sensible.
On n'éprouve à la lecture de ce début que l'embarras du
choix des observations , entre une foule de critiques qui se
présentent ensemble à l'esprit , déjà révolté par le style ,
avant d'avoir pu saisir la première idée qu'il exprime ; et ,
lorsqu'avec une contention pénible , on est parvenu à deviner
, on ne sait s'il faut poursuivre une lecture fatigante ,
qui ne promet aucune compensation. On continue néanmoins
, en se rappelant le nom de l'auteur. Mais quelles
idées bizarres , quelle étrange poésie , et quelle versification
tudesque nous frappent d'étonnement ! N'est - ce pas une
scène de fantasmagorie que l'auteur a eu dessein d'exé
74 MERCURE
DE FRANCE
,
outer ? Je l'avoué , l'illusion est complète. On croit entendre
l'ombre de Chapelain , professant l'anatomie du cerveau ,
sur un amphithéâtre de dissection :
Que de plus durs tissus formassent tes ressorts ,
Qu'un esprit offusqué sous la masse du corps ,
Qu'ua plus ferme embonpoint bravant l'intempérie ,
Eussent muni tes sens d'une chair plus fleurie,
Les faits , les souvenirs , ou confus ou légers ,
N'auroient empreint chez toi que des traits passagers ;
Ta mémoire infidelle eût été moins facile ,
Ton jugement moins clair , ta face moins mobile ;
Ton maintien , se gnindant , n'eût pú ɛe transformer ;
Ta'voix , n'exprimant rien , n'eût su que déclamer.
N'attends pas qu'un ami , pour seul bien te desire
Cette pleine santé , la mère du gros rire ,
Pour qu'à l'aise tu sois , en tes contentemens ,
Riche en sensations et pauvre en sentimens.
Le Kain même , le Kain , Hercule de la scène ,
Foible contre son art , acquis par tant de peine ,
Sur le brûlant trépied du Théâtre Français ,
Da tourment de ses nerfs paya ses grands succès .
Ne croiroit- on pas qu'après la stature et la délicatesse
de son héros , l'auteur ne connoit rien de mieux que la
taille et la tournure de Sancho Pança , et qu'il n'y a dans le
monde que des hommes frêles , sujets aux maux de nerfs , ou
de gros réjouis à large face , qui peuvent à peine se remuer ?
Quelle délicatesse dans le choix du sujet de son éloge ! Quelle
profondeur dans la connoissance de ce qui convient à la
représentation théâtrale ! Louer dans un acteur justement
célèbre , le mal dont il se plaint , comme s'il n'avoit aucune
qualité indépendante de la structure de ses nerfs , et prétendre
lui faire un mérite de la foiblesse qui l'empêche de
donner à son talent tout l'essor et tout l'éclat dont il a l'idée ,
comme si la vigueur de l'organisation et la juste proportion
entre la force du corps et celle de l'ame étoient des obstacles
au développement des facultés de l'esprit ! Un tel
dessein pourroit paroître burlesque , si le sérieux que l'auteur
a mis à l'exécuter , n'avertissoit dès l'abord qu'il ne
faut pas en rire , et s'il ne montroit bien clairement qu'il
est de la meilleure foi du monde , lorsqu'il apprend à son
ami Talma que son mal n'est pas un mal , et que sa foiblesse
fait toute sa force. Au surplus , l'importance n'est pas de
savoir s'il faut ici rire ou pleurer de sa manière de voir :
avant toutes choses , il conviendroit de le comprendre , et
c'est ce qui n'est pas facile .
Les qualités de l'ame , les talens de l'esprit , dans les
homines publics , ont toujours été le juste sujet des hom
AVRIL 1807. 75
4
mages des poètes . Tout ce qui tient au beau moral est éminemment
propre à figurer dans leurs chants , parce que tout
ce qui peut ennoblir la nature humaine , appartient à la
société , et que chacun de nous se sent intérieurement flatté
de ce qui sert à la relever. Ils chantent encore avec grace
beauté physique d'un sexe charmant ; mais s'ils ne la présentent
pas comme l'image de la beauté morale qui l'anime ,
ils cessent d'être poètes , et leurs écrits perdent tout leur
charme aucun homme n'oseroit vanter uniquement la
beauté de son semblable.
:
la
Que faut-il penser de celui qui , sans donner dans cet
excès de ridicule , et dédaignant néanmoins de parler des
seules qualités qui peuvent mériter un éloge , a voulu contraindre
sa Muse à célébrer des maux de nerfs , et n'a pas
craint de faire de ces organes physiques le seul objet de
son éloge ? Quel intérêt prétend - il que nous prenions à la
disposition plus ou moins heureuse de quelques filamens ,
foibles et passifs instrumens de l'ame ? Va-t-on au théatre
pour admirer les cordes qui font mouvoir les machines ? La
foiblesse de ces cordes est- elle jamais pour le mécanicien
un sujet d'applaudissement ? Que peut-il y avoir de touchant
, de poétique dans une matière morte ou passive ,
voilée avec le plus grand soin dans le corps humain , comme
au théâtre ? N'est- il pas évident que , s'attacher à louer un
pareil objet , c'est méconnoître tout à-la-fois et la nature
humaine , et la puissance morale , et le vrai mérite ?
Une déraison aussi complète , sur un sujet de cette nature ,
doit nécessairement produire de fâcheux effets dans les idées
comme dans le style ; et , malheureusement , les premiers vers
cités sont déjà plus que suffisans pour en faire connoître tout
le désordre , sans qu'il soit nécessaire d'en faire l'analyse.
Tout le reste de la pièce est écrit dans le même goût , mais
avec une progression d'égarement qui devient de plus en
plus sensible :
Interprète admiré des écrits de Corneille ,
Il fallut que ton coeur , ton oeil et ton oreille
Cherchassent à connoître au milieu des humains
Les modèles tracés par ses savantes mains .
Comment une oreille peut- elle chercher au milieu des
humains les héros dont Corneille a tracé le caractère ?
Mais toi , pour ranimer les prestiges de l'art ,
Sur les soucis humains tu fixes ton regard.
Fixer son regard sur des soucis et sur des soucis humains
76 MERCURE DE FRANCE ;
pour ranimer des prestiges , c'est un tour de magie , auquel
il ne manque , pour réussir , qu'un cercle fait avec une
baguette que l'acteur tiendroit dans sa main.
Ces fiers ressentimens , ces transports que tu feins ,
Produisirent, Talma , les maux dont tu te plains.
Aussi de tes talens , que le public honore ,
J'ai prévu les beaux jours dès que j'en vis l'aurore.
Prévoir qu'une belle aurore sera suivie d'une belle journée
, n'est pas une chose fort extraordinaire : ce qui l'est
véritablement , c'est la liaison , par l'adverbe aussi , de ces
deux membres de phrases , qui ne se rapportent en aucune
maniêre , et qui n'ont entr'eux aucune sorte de relation.
Ta voix mâle et touchante et tes traits gracieux
Me parurent alors des dons moins précieux
Que ce sens épuré par la seule nature
Qui de nos passions réfléchit la peinture.
L'auteur ne dit pas quel est ce sens qui réfléchit la
peinture de nos passions ; on ne sait s'il veut parler des
ressentimens et des transports , qui ne sont pas des sens ,
ou s'il a dans la pensée l'oeil de l'acteur lorsqu'il est en
scène : il n'y a guère que ce sens qui puisse réfléchir quelque
chose ; mais alors un oeil épuré par la seule nature produit
une figure par trop comique.
De tes travaux , Talma , ne te rends pas victime ;
Vis pour être un miroir des vertus et du crime :
Tendre parent , souris aux naïfs entretiens ,
Recule un peu de toi les noirs cyprès des tiens.
M. Lemercier oublie que les cyprès sont des arbres , qui
ne se plantent pas ordinairement dans des entretiens ; et
qu'il est bien plus simple d'ailleurs de s'éloigner d'eux , que
de les reculer de soi.
Respire , en ton repos , les champêtres vertus .
Ce vers appartient à M. Deschalumeaux ; mais M. Deschalumeaux
chante ses vertus champêtres , et M. Lemercier
veut que Talma les respire . Cela se prend apparemment
comme du tabac .
pour
Et , la main sur le soc , rève à Cincinnatus .
Il seroit inutile d'observer que Cincinnatus n'est là que
la rime , puisqu'il ne se trouve dans aucun des rôles
de Talma; mais il faut remarquer que l'auteur , en l'invitant
au repos , veut qu'il travaille toujours , et qu'il s'occupe d'un
AVRIL 1807. 77
personnage , qui n'existe dans aucune pièce connue , et dont
faire. il n'a
que
L'enjouement est aisé chez qui , sans amertume ,
N'a , comme toi , nul fiel qu'en lui la haine allume.
Sans amertume , est encore une cheville insupportable ;
la négation qui suit explique la chose assez clairement. Chez
qui n'a nul fiel en lui , est une expression barbare , inconcevable
dans un homme qui s'est fait écouter au théâtre , et
qui a donné parfois quelques preuves de sens et de raison.
C'est la simplicité de ton aimable vie
Qui te laisse , à ton âge , un port adolescent .
Qui te laisse n'étoit pas le mot propre ; il falloit qui te
conserve. On ne sait d'abord ce que signifie ce port adolescent
, qui ressemble plus à un nouveau port de mer qu'au
maintien d'un jeune homme. On ne dit pas qu'un homme
le port jeune ou vieux , parce que la manière d'être ou
de se tenir n'a pas d'âge.
Tu sus des monumens , ou pompeux ou funèbres ,
Des habits qu'ont porté tous les siècles célèbres ,
Environner, vêtir Melpomène à nos yeux.
Vétir suffisoit ; environner est mis là pour remplir le
Ters.
Et la laine offre aux yeux de moins justes couleurs
Que tes inflexions , où sont peintes les moeurs .
Des inflexions qui offrent des couleurs , et sur lesquelles
les moeurs sont peintes , sont de fort singulières inflexions :
on peut dire poétiquement que la parole peint la pensée ,
que les modulations de la voix peignent le sentiment ; mais
on ne peut pas dire que les moeurs , ni même les passions
ou le sentiment , sont représentés par des couleurs étendues
sur des inflexions .
· · • · • •
Abonde en tes moyens , on n'est grand que par soi ,
La tristesse est commune aux héros comme à toi.
Quelque vers plus haut , M. Lemercier engageoit l'acteur
à se délasser et à se réjouir ; maintenant c'est tout le contraire
, il faut qu'il abonde en sa tristesse. Il nous apprend
en outre que cette tristesse est commune aux héros ; ce qui
n'est pas plus vrai que poli : puis encore qu'elle est commune
à Talma ; ce qui n'est pas français , puisque lorsqu'on
est seul il n'y a plus de communauté.
78 MERCURE
DE FRANCE
,
Ce vrai deuil qu'avec soi la tragédie entraîne ,
Source immense de beau, digne de Melpomène ,
Fera chérir Talma , qui sut nous l'exprimer.
On peut à la rigueur laisser passer la tragédie entraînant
le deuil après elle , quoique cela ne soit pas fort élégant ;
mais si ce deuil est en même temps une source immense ,
cela fait un fort plaisant accoutrement , et je ne sais pas
trop comment Talma fera pour l'exprimer.
Crois-moi , dans tes langueurs , mystère pour toi- même ,
Sonde encor la nature et sa force suprême ,
Qui soutient un inortel, frèle et douteux de lui ,
D'un prestige étonnant inconcevable appui.
Je ne sais si Talma se trouvera très -Alatté de cette inconcevable
hyperbole , et s'il y a dans toute cette longue Epitre
quelque chose qui puisse lui plaire . J'aime à croire qu'il sera
plus touché de l'intention que du talent d'un poète qui veut
le chanter , et qui finit par dire qu'il ne le conçoit pas. II'
est assez probable qu'un acteur qui sait si bien remuer le
coeur et l'ame de ses auditeurs , reconnoît en lui quelque
chose de plus noble que les nerfs qui le font souffrir , et qu'il
a trop de bon sens pour leur attribuer le don et l'excellence
de son talent. Nous ne pousserons pas plus loin cet examen ;
il seroit trop pénible d'avoir à rechercher les causes de
la chute précipitée , ou plutôt de la décadence prématurée
d'un homme qui avoit fait concevoir quelques espérances.
Qu'on se rappelle le terrible effet de cette tête hérissée de
serpens qui pétrifioit tous ceux qui osoient la fixer : notre
esprit a plus encore à redouter de la vue d'une certaine
doctrine qui place le principe de son intelligence dans la
matière ; celle -ci paralyse et glace tout ce qui la touche ;
elle obscurcit la raison , elle flétrit les plus beaux talens , et
ne laisse à l'homme qu'un corps sans ame , semblable à
une maison abandonnée .
G.
AVRIL 1807 . 79
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS, SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Rapport sur les concours proposés par la Classe de la
Langue et de la Littérature françaises de l'Institut , par
M. le secrétaire perpétuel de la Classe , lu dans la séance
publique du 1" avril.
LA Classe de la Langue et de la Littérature françaises a
proposé deux prix pour le concours de cette année : l'un de
poésie , dont le sujet étoit le Voyageur ; l'autre d'éloquence ,
dont le sujet étoit le Tableau littéraire de la France au
XVIII siècle.
Le sujet du prix de poésie avoit déjà été proposé au dernier
concours , avec deux autres sujets dont le choix avoit été laissé
à la discrétion des concurrens. Celui du Voyageur n'avoit pro
duit que quelques pièces dont la médiocrité ne laissoit pas
présager le succès du nouveau concours. L'événement a passé
les espérances de l'Académie. Cinquante- cinq pièces ont été
admises au concours. Le plus grand nombre , comme on devoit
s'y attendre , n'ont pas même mérité d'être lues en eniter.
Dans le reste , il s'en est trouvé qui annoncent de l'esprit et du
talent. Mais quelques détails heureux , quelques vers bien
tournés ne pouvoient compenser la foiblesse de la compo
sition , le défaut de poésie et les négligences du style . Une ou
deux de ces dernières auroient pu cependant obtenir quelque
distinction , si le mérite qu'on y trouvoit n'avoit pas été entièrement
effacé par la grande supériorité de trois ouvrage qui ont
attiré particulièrement l'attention et fixé les suffrages de l'Académie.
Tous trois ont paru réunir à un degré peu commun,
mais avec quelque inégalité , le mérite d'une composition ingénieuse
et sage , à celui de la variété , du mouvement , de l'élégance
et de la couleur dans le style,
Le premier , enregistré N° 52 , a pour épigraphe :
Nequicquam Deus abscidit
Prudens oceano dissociabili
Terras.
HORAT. Lib. 1 , Od. 3.
L'Académie lui a décerné le prix. L'auteur est M. Ch.
Millevoye , dont un Discours sur l'Amour maternel a mérité
une mention honorable dans le concours de l'année 1805 , et
80 MERCURE
DE FRANCE
,
dont l'Epitre sur l'Indépendance de l'Homme de Lettres a
été couronnée l'année dernière ( 1 ) .
La pièce qui a le plus approché de celle-là est le N° 48 ,
ayant pour épigraphe :
Sumna sequarfastigia rerum.
VIRG. Eneid. Lib. rer.
L'Académie , en adjugeant l'accessit à cet ouvrage , a
exprimé le regret de n'avoir pas un second prix à lui donner.
L'auteur est M. Victorin Fabre , qui a obtenu une nicntion
honorable au dernier concours sur l'Indépendance de l'Homme
de Lettres (2).
La troisième pièce dont le mérite a frappé l'Académie , est
le N° 35 , ayant pour épigraphe :
Dic mihi, Musa , virum……………….
Qui mores hominum multorum vidit et urbes .
HORAT. Ars poet,
On lui a adjugé un second accessit . L'auteur est M. Bruguiere
( de Marseille ) (3) .
Un circonstance de ce concours également honorable pour
la littérature , pour le gouvernement et pour l'Académie ,
mérite que nous en rendions compte ; et nous sommes persuadés
que ce détail ne sera pas entendu saus intérêt par une
assemblée nombreuse et choisie que le goût des lettres et
l'amour des talens ont pu seuls attirer et réunir dans cette
enceinte .
Un ministre , ami des lettres par son goût et ses lumières ,
et leur bienfaiteur par le noble exercice de ses fonctions , a été
instruit du jugement que l'Académie a porté sur les pièces de
poésie admises au concours. Il n'a pas voulu que le regret
qu'elle avoit exprimé fût un voeu stérile . Voici la lettre qu'il a
adressée au secrétaire de l'Académie :
« Monsieur le secrétaire perpetuel , j'ai appris que la Classe
de la Langue et de la Littérature françaises avoit eu beaucoup
à s'applaudir du concours qui a eu lieu cette année pour le
prix de poésie ; et j'ai vu par l'extrait du procès- verbal de
la séance de mercredi dernier , qu'en adjugeant le prix à la
pièce N° 52 , qu'elle a jugé être d'un mérite supérieur , elle a
exprimé le regret de n'avoir pas un second prix à adjuger à
l'auteur de la pièce N° 48 qui a obtenu le premier accessit ,
et qui lui auroit paru digne elle- même du prix , si elle n'avoit
encore été surpassée.
( t) Voyez le dernier Numéro du Mercure .
(2 ) Voyez , dans ce Numéro , l'article Poésie.
43) Voyez , dans ce Numéro , l'article Poésie.
» Je
AVRIL 1801 .
» Je me félicite , Monsieur , de pouvoir supper en ce
moment à l'insuffisance des moyens dont l'Institut national
dispose , en faisant les fonds d'un second prix des deuters
du premier , si en effet la classe juge que la pièce mérite
d'être couronnée , et que cet exemple ne peut tirer à conséquence.
Je suis assuré , en proportionnant ainsi les récompenses
aux véritables succès , de remplir les intentions de S. M. l'Eм-
PEREUR ET Roi , qui desire faire obtenir aux lettres françaises
un éclat digne de son règne . Nous devons nous réjouir dé
voir que les efforts du talent donnent lieu à multiplier les
couronnes. Je desire aussi que les talens soient à leur tour
encouragés par cette perspective. J'espère que la Classe dont
vous êtes l'organe , trouvera dans cette disposition un gage
de la juste confiance qu'inspirent les suffrages qu'elle dédécerne
.
» Recevez , Monsieur le secrétaire perpétuel , l'assurance de
mes sentimens distingués. »>> Signé , CHAMPAGNY.
Le secrétaire ayant donné communication de cette lettre à
l'Académie , elle a pris l'arrêté suivant :
« La Classe se conformera avec empressement aux intentions
du ministre de l'intérieur , en décernant le prix dont
S. Exc. veut bien faire les fonds à la pièce de vers qui a obtenu
le premier accessit , et que la Classe regrettoit de ne pouvoir
couronner.
» Elle regarde ce don non-seulement comme une récompense
méritée par l'ouvrage à qui elle est accordée , mais
encore comme un puissant encouragement pour les talens qui
se destinent à entrer dans la même carrière.
» L'Académie ne peut voir sans un vif intérêt l'attention
aussi généreuse qu'éclairée que le ministre porte sur les travaux
de la littérature ; et la confiance qu'il accorde aux jugemens
prononcés par l'Académie , en réalisant un voeu qu'elle
avoit formé , est un témoignage honorable d'estime qu'elle
reçoit avec reconnoissance.
» Le prix que le ministre de l'intérieur met l'Académie en
état de décerner à la pièce de vers N° 48 , sera proclamé dans
sa séance publique du trimestre prochain ; on y fera lecture
de la lettre du ministre , ainsi que de la délibération de la
Classe à ce sujet.
» Le secrétaire perpétuel est chargé d'adresser à S. Exc. le
ministre de l'intérieur , une copie du présent arrêté. »
Le secrétaire s'étant conformé aux intentions de l'Académie ,
le ministre lui a fait remettre une somme de mille francs qui
ont été employés à faire frapper une seconde médaille destinée
à l'auteur de la pièce qui a mérité cette distinction.
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
L'événement de ce concours donne lieu à une observation
honorable pour l'Académie , et du plus favorable augure pour
notre littérature . Pendant 150 ans , l'Académie Française avoit
distribué des prix de poésie , et nous osons affirmer que , dans
ce long espace de temps , dans les plus beaux jours même de
notre siècle de gloire littéraire , aucun des concours de l'Académie
n'a produit à la fois trois ouvrages en vers d'un talent
aussi mûr , d'un goût aussi sain , d'une poésie aussi brillante ,
d'une élégance aussi soutenue que les trois pièces que la
Classe a distinguées ; nous aimons à croire qu'après la lecture
qui va en être faite , le jugement de l'assemblée confirmera
cette réflexion .
La jeunesse des deux auteurs couronnés , dont le plus âgé
n'a pas vingt - cinq ans , est une autre circonstance qui
semble répandre un nouvel intérêt sur cette solennité. En
attachant nos couronnes sur de si jeunes fronts , la jouissance
du moment s'embellit des espérances de l'avenir , et
nous aimons à prévoir dans le triomphe que nous décernons
, ceux dont il doit être le présage. Nous devons espérer
que les deux athlètes , vainqueurs dans cette noble carrière
, loin de se laisser enivrer de leurs premiers succès ,
n'y trouveront qu'un motif puissant d'émulation , pour
s'occuper à perfectionner sans cesse leur talent , à étendre
et fortifier leur esprit par de bonnes études , et à se mettre en
état d'appliquer l'un et l'autre à des travaux plus importans.
Nous ne sommes plus dans le temps où le mérite d'un sonnet
divisoit une cour polie et un public éclairé , et suffisoit presque
pour assurer la réputation d'un poète. L'abondance des
richesses a rendu notre goût dédaigneux et sévère. Aujourd'hui
le succès d'une épître , d'un discours en vers , quelque talent
qu'il annonce , n'a qu'un éclat éphémère : on n'arrive plus à
la gloire que par des routes longues et difficiles.
Heureux encore , si, en entrant dans cette hasardeuse carrière
, l'élève des Muses n'y rencontroit d'autres obstacles que
ceux qui naissent des difficultés de l'art ; mais les passions
humaines lui en susciteront de bien plus redoutables ! La jalousie
, cette maladie si naturelle aux petites ames et aux esprits
médiocres , a de tout tems semé d'épines et de piéges la
carrière des lettres et des arts. Aujourd'hui cette passion malfaisante
a puisé dans les circonstances une nouvelle activité
en se liguant avec l'esprit de parti à qui tous les alliés sont
bons ; en favorisant des préjugés chers à l'ignorance , en servant
des ressentimens, légitimes peut- être dans leurs causes,
mais égarés dans leurs espérances , en se retranchant même
derriere des noms respeciés et des principes respectables : tels
ont les ressorts qui mettent en mouvement cette troupe obscure
,
AVRIL 1807:
83
de détracteurs des sciences , des lettres et des arts , qui , sous
l'apparence d'une conspiration purement littéraire , cache
des vues plus profondes ( 1 ) . De tels ennemis sont méprisables
sans doute ; mais il ne faut pas se le dissimuler , ils ont trouvé
beaucoup de partisans ; ils pourroient même être dangereux ,
si la raison et le goût n'avoient pour défenseurs et pour appuis
trois grandes puissances , la sagesse du Gouvernement , l'opinion
du public éclairé , et l'influence des corps littéraires.
Le vainqueur d'Austerlitz et d'Jena , qui dans ce moment
gouverne la France du fond des marais de la Pologne , ne perd
de vue , au milieu des camps , ni l'intérêt des lettres , ni les
services que peut leur rendre un corps dont il s'est honoré
d'être membre , et qui se trouve heureux aujourd'hui de l'avoir
pour protecteur. Occupé à la fois de plans de guerre et de
négociations de paix , son génie dont l'étendue embrasse tout
et dont l'activité suffit à tout , médite depuis long- tems un
grand système d'instruction publique , et cherche , en ce
moment même ( nous osons l'affirmer ) , les moyens de donner
à la littérature française plus d'éclat et d'activité , en favorisant
l'influence des bons principes , et en dirigeant l'emploi des
talens vers dés travaux utiles .
I
Le concours du prix d'éloquence n'a pas été aussi heureux
que celui de poésie , et l'Académie en a été plus affligée
qu'étonnée. En proposant pour sujet de ce prix de tracer le
Tableat littéraire de la France au 18e siècle , elle en avoit
pressenti toutes les difficultés ; elle savoit qu'un tel sujet, pour
être bien traité , demandoit de longues recherches , des connois-
Sinces variées, et une réunion de goût et de philosophie qui
sera toujours fort rare . Mais elle a pensé en même temps qu'un
des plus grands avantages des concours académiques étoit
d'exciter les écrivains qui s'y destinent , à étendre leurs connois
sances par des études approfondies , et à se former à l'art de
la composition comme à l'art d'écrire.
( 1 ) Cette phrase paroîtra sans doute fort étrange aux lecteurs . Nous
les prions cependant de considérer que , de tout temps , les méchans écrivains
ont vu dans les censeurs de leurs méchans écrits des envieux , des
détracteurs des sciences , des lettres et des arts , et sur- tout des ennemis
du prince :
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages ,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages :
Qui méprise Cotin n'estime pas con roi.
Mais , quel bon ton , quelle exquise politesse dans ces mots : En servant
des ressentimens , legitimes peut - être dans leurs causes ,
mais égarés dans leurs espérances ! Est- il possible d'expliquer avec plus
de delicatesse , avec une plus aimable candeur ces vues plus profondes
cachées sous l'apparence d'une conspiration littéraire . Le siècle de
Louis XIV est vaincu : Cotin n'étoit qu'un sot .
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,
Il faut au vrai talent des difficultés àvaincre pour apprendre
à connoître ses forces , et il n'y a guère de difficultés de ce
genre qu'il ne vienne à bout de surmonter avec de la méditation
, de la patience et du goût. Celles que présente un sujet
qui paroît d'abord trop vaste pour être resserré dans les limites
d'un discours académique , forcent à écarter les idées communes
, et à bien ordonner celles qui sont nécessaires . La propriété
de l'ordre en tout est d'agrandir l'espace .
Ces réflexions se trouvent confirmées par l'examen des ouvrages
composés sur ce sujet , et présentés aux deux derniers
concours. Dans les premiers , l'embarras des auteurs se montre
par la manière vague et superficielle dont le plan est conçu ,
par des détails étrangers au sujet , et par une grande négligence
dans l'exécution . Le second concours a offert un progrès sensible
dans les ouvrages qui y ont été envoyés , et dont plusieurs
annonçoient une composition plus sage , des vues plus appro
fondies , et une diction plus soignée .
L'Académie n'en a cependant trouvé que trois qui lui aient
paru mériter une attention particulière. L'un suppose
dans son
auteur des connoissances étendues , des vues philosophiques et
le talent d'écrire ; mais il s'est trop étendu sur les progrès des
sciences dans le XVIII° siècle , au lieu de se borner à les considérer
dans leurs rapports avec la littérature. Il a fait une dissertation
philosophique , non un discours oratoire.
Dans les deux autres pièces , le sujet est considéré en général
sous son vrai point de vue , et les détails prouvent du goût et
du talent. L'un sur-tout a beaucoup d'éclat dans le ton , des
vues très-ingénieuses , un style animé , quelquefois éloquent.
Mais il s'y trouve des omissions importantes , des jugemens
hasardés . des recherches d'expression qui ne sont pas toujours
d'un goût assez pur.
Nous devons ajouter ici deux observations qui nous paroissent
essentielles pour guider les concurrens dans leur travail
, et les préserver de deux erreurs qui peuvent nuire à leur
succès.
La plupart de ceux qui ont envoyé des ouvrages au concours
ont paru croire qu'en proposant le Tableau littéraire du
XVIII° siècle , l'Académie avoit eu pour but d'établir un
parallèle entre le XVIII et XVIIe siècle , et même d'élever
un de ces siècles au-dessus de l'autre. L'Académie n'a pas eu
une telle intention. Ces sortes de parallèles sont plus favorables
au bel esprit qu'au bon esprit , et produisent plus d'erreurs
que de vérités dans les jugemens qui en sont le résultat .
Les talens divers n'ont point de mesure commune : ceux qui se
sont exercés dans le même genre pourroient être plus aisément
comparés ; mais il est rare que la diversité des goûts , de
AVRIL 1807.
85
opinions, des études même ne fasse pencher la balance d'un
côté ou de l'autre , dans la main qui la tient.
L'Académie a desiré qu'on lui présentât une appréciation
fidelle et positive des richesses que le dernier siècle a ajoutées
au trésor littéraire de la France , sans chercher à en faire la
balance avec le fonds de richesses créé par le siècle précédent ;
elle a desiré sur-tout qu'on observât les progrès qu'a faits la
langue dans le même siècle , ce que tous les concurrens ont
trop négligé jusqu'ici . Il est important aussi de relever l'éclat
que les hommes de génie qu'il a produits , ont ajouté à la
gloire nationale , et ce qu'on doit à beaucoup de bons esprits
qui , sans atteindre aux premiers rangs de la renommée , ont
concouru à la propagation des lumières , aux progrès de la
raison et du goût.
Une seconde observation portera sur l'étendue qu'on doit
donner aux discours envoyés au concours. L'Académie doit
desirer qu'un discours qu'elle couronne puisse être lu en entier
dans une séance publique , sans fatiguer l'attention des auditeurs
: c'est aussi l'intérêt des auteurs couronnés , et une partie
de leur triomphe ; mais cela ne peut avoir lieu si la lecture de
l'ouvrage demande plus d'une heure de temps : c'est la mesure
d'attention que l'Académie croit pouvoir attendre d'une assemblée
nombreuse.
i
L'Académie propose donc , pour la troisième fois , pour
sujet du prix d'éloquence , le Tableau littéraire de la France
au XVIIIe siècle ; et comme ce prix est assigné sur le fonds
de l'an 1805 , où il a été proposé , l'Académie se trouve en
état d'assigner sur le fonds de cette année un nouveau
prix d'éloquence. Le sujet sera l'Eloge de Pierre Corneille.
L'Académie Française avoit résolu autrefois de proposer
cet éloge , lorsqu'elle fut prévenue par l'Académie
de Rouen ; deux écrivains , qui furent ensuite membres de
l'Académie Française , eurent les honneurs de ce concours.
Gaillard remporta le prix , et Bailly obtint l'accessit : leurs
ouvrages méritent d'être lus par les concurrens qui voudront
entrer dans cette noble lice , mais ne doivent pas les
décourager. Quoiqu'on ait beaucoup écrit et très - bien écrit
sur Corneille , l'éloge des grands hommes et l'analyse des productions
du génie offrent un fonds inépuisable de vues , de
sentimens et de pensées : on observe que les tragédies du créateur
de notre scène paroissent obtenir aujourd'hui plus de
faveur à la représentation , qu'elles n'en avoient obtenu depuis
long- temps , et même dans les dernières années du siècle de
Louis XIV. Il peut être intéressant d'en rechercher la cause ,
et cette circonstance même peut offrir quelque point de vue
ouveau.
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
Le prix de poésie ne devoit être proposé qu'en 1808
pour être décerné en 1809 ; l'Académie a cru devoir en annoncer
d'avance le sujet , afin de donner aux concurrens plus de
temps pour le méditer et le traiter. Le sujet sera les Embellissemens
de la Capitale. Il a paru riche et fécond. Des
canaux , des ponts , des quais , des fontaines , des arcs triomphaux
, des acquisitions inappréciables en monumens des arts ,
fruits de la conquête , l'achevement du Louvre pendant si
long-temps desiré et toujours en vain projeté ; ces objets
appellent non-seulement la palette du peintre , mais encore les
observations de l'homme de goût et les réflexions du philosophe.
Ils intéressent la salubrité de la capitale ; ils promettent
de nouvelles jouissances à ses habitans ; ils ajoutent à la
grandeur de l'Empire et à la gloire du souverain qui , ayant
conçu un si vaste plan dans des circonstances qui doubloient
la difficulté de l'exécution , aura su vaincre tous les obstacles :
ce sera acquitter en partie la dette de la capitale envers son
bienfaiteur, que de célébrer dignement le bienfait. On peut
observer que les productions de l'imagination et du goût caractérisent
l'esprit général et le degré de lumières qui existent
dans une nation , et que les grands monumens des arts
peignent plus particulièrement le génie et le caractère de
celui qui gouverne.
-
L'Institut a tenu mardi 7 avril une assemblée générale
dans laquelle on a fait lecture de la lettre que
S. Exc. le ministre
de l'intérieur a adressée au président de la classe des sciences.
physiques et mathématiques , et par laquelle le ministre annonce
que S. M. PEmpereur a résolu de faire placer dans la
salle des séances de l'Institut la statue de M. d'Alembert. Dans
la même assemblée on a élu , au scrutin , M. Charles , pour
remplir la place de bibliothécaire de l'Institut , vacante par
la mort deM. Lassus.
2
-La commission formée dans le sein de la Classe des
beaux-arts de l'Institut de France , conformément au décret
impérial du 2 décembre dernier , pour l'examen des projets.
des monumens à ériger aux armées , sur l'emplacement de
l'église de la Madeleine , a terminé samedi dernier , 28 mars
l'examen des divers plans envoyés au concours. Quatre-vingtdeux
artistes avoient présenté leurs ouvrages ; un grand
nombre ont montré le talent le plus distingué ; le zèle de
tous a mérité des éloges . L'histoire de l'art n'avoit point offert
encore d'exemple d'un concours aussi remarquable que celui- ci ,
où l'entousiasme des artistes s'est trouvé excité tout ensemble
par la grandeur du sujet , celle des souvenirs , et l'espoir de
répondre à l'appel de S. M. l'Empereur. Vingt- un projets,
ont été distingués par la commission. Les auteurs n'ont pas
AVRIL 1807 . 87
encore été nommés , n'étant désignés d'après les conditions du
prospectus, que par les devises qu'ils ont prises .
-La reprise du Comte d'Essex , tragédie de Thomas
Corneille , n'a pas été bien vivement accueillie.
-
Mademoiselle Raucourt est partie , le 9 avril , pour
Milan , où l'appellent les soins de l'administratiou du théâtre
français , qu'elle a été chargée de monter dans cette ville . Mademoiselle
Georges remplira ses rôles , pendant son absence.
-
S. M. le roi de Naples a chargé M. Larive d'organiser le
théâtre français qui est déjà établi dans sa capitale. M. Larive
part de Paris sous peu de jours , pour s'y rendre.
-La Rochelle,acteur du théât. Français , est mort le 9 avril.
- M. Perroud , destiné à remplacer M. Picard , lequel va
enfin cesser d'être comédien , a débuté cette semaine sur le
Théâtre de l'Impératrice , dans Médiocre et Rampani et
l'Auberge de Strasbourg. Il a été aussi applaudi qu'il avoit
coutume de l'être en province , et redemandé après la dernière
pièce.

Une nouvelle édition des Lettres sur la Danse , par
M. Noverre , est sous presse. L'auteur y ayant fait des changemens
et des additions considérables , elle paroîtra sous le titre
de Lettres sur les Arts imitateurs en général, et sur la Danse
en particulier, La première édition étoit devenue fort rare.
M. de Lalande , doyen des astronomes de l'Europe , professeur
d'astronomie au collège de France , membre de l'Institut
national et de la légion d'honneur , est mort le 4 avril ,
à trois heures du matin . Il étoit âgé de soixante dix - neuf ans.
-M. Georges- Louis Mouchelet , architecte et inspecteurgénéral
des bâtimens civils , est mort à Paris , le 2 avril 1807 , à
l'âge de 64 ans.
-
Les propriétaires de jumens poulinières sont prévenus
que le haras d'expérience de l'école impériale vétérinaire
d'Alfort , possède des étalons du plus beau choix pour
le service des jumens de selle et de carrosse. La monte commence
le 1er avril prochain , et se continue pendant mai et
jain suivans, le prix de la monte est de 24 fr.; le saut sera
répété deux et trois fois , si cela est jugé nécessaire. L'étalon
destiné aux jumens de selle , est un cheval espagnol très- brillant
sorti du haras d'Aranjuez; celui destiné aux jumens de carrosse,
issu de la race normande , a toutes les belles formes et les
lités du cheval Cotentiu .
qua-
-S. M. le roi de Naples persuadé que pour rendre aux
grandes choses les hommes qui en firent autrefois , il ne leur
manque que des secours et des encouragemens , et que le
peuple qui hérita d'une terre féconde en beaux-arts, doit en
4
88' MERCURE
DE FRANCE
,
avoir le génie toutes les fois que les bienfaits de la nature ne
seront pas combattus par les vices du gouvernement ; assuré
d'ailleurs qu'aucun autre pays ne renferme dans son sein des
trésors plus précieux , des monumens plus riches que celui de
Ja grande Grèce , ayant résolu de réveiller dans cette terre
classique , par tous les moyens posibles , le goût des sciences ,
des lettres et des beaux-arts ; après avoir ouï son conseil d'état ,
a décrété ce qui suit :
Art. Ier . Il sera formé une société d'hommes de lettres au
nombre de 40 , laquelle prendra le nom d'Académie royale
d'histoire et d'antiquités.
II. Les 20 premiers seront nommés par le Roi, Aussitôt
qu'il seront réunis en académie , ils préseuteront à S. M. trois
noms pour chacun de ceux qui doivent compléter le nombre
ci-dessus désigné.
III . L'académie se réuuira dans le palais dit des Etudes. Elle
aura un secrétaire perpétuel nommé par le Roi. Elle nom¬
mera un président pour trois mois.
IV. Les directeurs du Musée , des fouilles , de l'Imprimerie
Royale, seront nécessairement choisis parmi les membres de
l'académie.
V. Le ministre de la maison du Roi tiendra tous les ans à la
disposition de l'académie une somme de 8 mille ducats qui
seront distribués en jetons de présence , et 2 autres mille ducats
qui seront convertis en prix à donner aux auteurs de quatre
ouvrages , qui les mériteront au jugement de l'académie .
VI. L'académie tiendra deux grandes séances tous les ans,
On y fera le rapport et l'analyse des ouvrages qui auront mérité
les prix , lesquels seront toujours distribués en séance
blique.
pu-
VII. L'académie pourra nommer un correspondant dans
chacune des quatorze provinces du royaume.
VIII. Les académiciens seront admis à la cour.
IX. La première séance de l'académie aura lieu dans une
des salles de notre palais , où nous voulons , dit S. M. , l'assurer
nous-même de notre royale protection , et de l'intention
dans laquelle nous sommes de profiter de ses lumières et de
Coopérer au succès de ses travaux.
V. L'académie s'occupera d'un réglement pour sa discipline
intérieure , lequel sera soumis à l'approbation du rọi.
Par un autre décret , sont nommés membres de l'académie
royale d'histoire et d'antiquités , savoir : MM. P. Andres
; le chevalier Arditi , Parchevêque Capecelatio , l'abbé
Gaetano Carcani , D. Cotuguo , Fr. Carelli , l'abbé Nicolas
Giampiti , François Daniele , le conseiller d'état Delfico , le.
professeur Garginio , l'abbé D. Gigli , l'abbé Gaetano Greco
AVRIL 1807. 89.
l'évêque Lupoli , l'abbé G. Marano , le général Parisi , l'abbé
B. Pezzeti , l'évêque Rosini , le chanoine Fr. Rossi , et le
chevalier Villa Rosa .
PARIS , vendredi 10 avril.
Un de nos journaux publie aujourd'hui la lettre suivante de
Constantinople , en date du 9 mars : ´
>> La nouvelle répandue depuis quelques jours , que les
» Anglais ont repassé les Dardanelles , est confirmée ; ils sont
» sortis le 3 , après avoir essuyé un feu assez vif des batteries
» ils ont abandonné une corvette et un navire marchand
» qu'ils avoient pris aux Turcs. On travaille à force pour
» mettre les batteries des Dardanelles en état d'empêcher
» toute nouvelle tentative de la part des Anglais. Chaque
» jour on y envoie des troupes et des munitions ; mais
» le succès de cette expédition de l'amiral anglais a été
>>> tel , qu'il ne sera probablement pas tenté d'en risquer
» une seconde. » Legrand - seigneur parle avec enthousiasme
» de son admiration pour l'Empereur des Français ; il dit pu-
» bliquement que c'est sa fidélité à son alliance avec Napoléon
» qui lui a attiré la haine des Anglais ; qu'il s'en glorifie , et
» qu'avec l'aide de son illustre allié , il espère bien les en
» faire repentir. » Sa Hautesse a fait saisir tous les biens des
» Anglais , et prohiber toutes les marchandises anglaises , dans
» l'étendue de l'Empire ottoman. » Nous avons reçu hier un
>> courrier de Perse , qui nous apprend que les Russes y ont été
» battus à plusieurs reprises . » Enfin les Turcs viennent d'avoir ,
» près d'Ismaïl , un avantage assez décidé sur les Russes qui ,
» obligés de diviser leurs forces pour faire face à tant d'en-
»> nemis , se trouvent nécessairement trop foibles par-
» tout, etc. »
Samedi , 4 du courant , à deux heures après midi , en exécution
des ordres de S. M. l'EMPEREUR et ROI , S. A. S. Mgr.
le prince archichancelier de l'Empire , s'est rendu au sénat.
MM. Regnault ( de Saint-Jean d'Angely ) et Lacuée , orateurs
du conseil d'Etat , ont été introduits dans la séance.
S. A. S. a été reçue avec le cérémonial d'usage , et ayant
pris séance , a prononcé un Discours , après lequel il a été
fait lecture d'un Rapport du Ministre de la guerre à S. M.
1'EMPEREUR et Roi , et d'un Message de S. M. I. et R. au
Sénat , ainsi conçu :
SÉNATEURS ,
« Nous avons ordonné qu'un projet de sénatus- consulte ,
n ayant pour objet d'appeler dès ce moment la conscription"
» de 1808 , vous soit présenté.
go MERCURE DE FRANCE ,
» Le rapport que nous a fait notre ministre de la guerre
» vous donnera à connoître les avantages de toute espèce qui
>> résulteront de cette mesure.
»)..
>> Tout s'arme autour de nous. L'Angleterre vient d'or-
>> donner une levée extraordinaire de 200,000 hommes ;
» d'autres puissances ont recours également à des recrutemens
» considérables. Quelque formidables , quelque nombreuses
» que soient nos armées , les dispositions contenues dans ce
projet de sénatus-consulte nous paroissent , sinon néces-
» saires , du moins utiles et convenables. Il faut qu'à la vue
» de cette triple barrière de camps qui environnera notre
>> territoire , comme à l'aspect du triple rang de places fortes
>> qui garantissent nos plus importantes frontières , nos enne-
>> mis ne conçoivent l'espérance d'aucun succès , se décou-
» ragent , et soient ramenés enfin , par l'impuissance de nous
» nuire , à la justice , à la raison.
» L'empressement avec lequel nos peuples ont exécuté les
>> sénatus-consultes du 24 septembre 1805 et du 4 décembre
» 1806 , a vivement excité en nous le sentiment de la recon-
>> noissance. Tout Français se montrera également digne d'un
>> si beau nom.
» Nous avons appelé à commander et à diriger cette inté-
» ressante jeunesse , des sénateurs qui se sont distingués dans
» la carrière des armes , et nous desirons que vous recon-
>> noissiez dans cette détermination la confiance sans bornes
» que nous mettons en vous. Ces sénateurs enseigneront aux
>> jeunes conscrits , que la discipline et la patience à suppor-
» ter les fatigues et les travaux de la guerre , sont les premiers
» garans de la victoire. Ils leur apprendront à tout sacrifier
» pour la gloire du trône et le bonheur de la patrie , eux ,
» membres d'un corps qui en est le plus ferme appui.
>> Nous avons été victorieux de tous nos ennemis. En six
>> mois , nous avons passé le Mein , la Saale , l'Elbe , l'Oder , la
>> Vistule ; nous avons conquis les places les plus formidables
» de l'Europe , Magdebourg , Hameln , Spandau , Stettin ,
>> Custrin , Glogau , Breslau , Schweidnitz , Brieg ; nos soldats
» ont triomphé dans un grand nombre de combats et dans
les.
plusieurs grandes batailles rangées ; ils ont pris plus de
» 800 pièces de canon sur le champ de bataille ; ils ont dirigé
» vers la France 4000 pièces de siége , 400 drapeaux prussiens.
» ou russes , et plus de 200,000 prisonniers de guerre ;
» sables de la Prusse , les solitudes de la Pologne , les pluies de
» l'automne les frimas de l'hiver , rien n'a ralenti leur
» ardent desir de parvenir à la paix par la victoire , et de se
» voir ramener sur le territoire de la patrie par des triomphes
» Cependant nos armées d'Italie , de Dalmatie , de Naples ,
AVRIL 1807 . 91
» nos camps de Boulogne , de Bretagne , de Normandie , du
» Rhin sont restés intacts.
» Si nous demandons aujourd'hui à nos peuples de nouveaux
sacrifices pour ranger autour de nous de nouveaux
» moyens de puissance , nous n'hésitons pas à le dire , ce n'est
>> point pour en abuser en prolongeant la guerre. Notre poli-
» tique est fixe : nous avons offert la paix à l'Angleterre , avant
» qu'elle eût fait éclater la quatrieme coalition ; cette même
» paix , nous la lui offrons encore. Le principal ministre qu'elle
» employé dans ses négociations a déclaré authentiquement
» dans ses assemblées publiques que cette paix pouvoit être
» pour elle honorable et avantageuse ; il a ainsi mis en évi-
» dence la justice de notre cause. Nous sommes prêts à con-
» clure avec la Russie aux mêmes conditions que son négocia-
» teur avoit signées, et que les intrigues et l'influence de l'An-
» gleterre l'ont contrainte à repousser. Nous sommes prêts à
» rendre à ces huit millions d'habitans conquis par nos armes ,
la tranquillité , et au roi de Prusse sa capitale. Mais si tant
» de preuves de modération si souvent renouvelées ne peuvent
» rien contre les illusions que la passion suggère à l'Angle-
» terre ; si cette puissance ne peut trouver la paix que dans
» notre abaissement , il ne nous reste plus qu'à gémir sur les
» malheurs de la guerre , et à rejeter l'opprobre et le blâme
» sur cette nation qui alimente son monopole avec le sang du
» continent. Nous trouverons dans notre énergie , dans le cou-
» rage , le dévouement et la puissance de nos peuples , des
» moyens assurés pour rendre vaines les coalitions qu'ont
» cimentées l'injustice et la haine , et pour les faire tourner
» à la confusion de leurs auteurs. Français ! nous bravons tous
» les périls pour la gloire et pour le repos de nos enfans..
» Donné en notre camp impérial d'Osterode , le 10 mars
» 1807. »
Signé NAPO LEON.
S. M. a rendu , le 20 mars , le décret suivant :
Art. I. Il sera formé cinq légions de réserve de l'intérieur ,
destinées à la défense des frontières et des côtes de l'Empire.
II. Chaque légion sera composée de 6 bataillons ; chaque
bataillon de huit compagnies ; chique compagnie de 160
hommes , dont 140 soldats et 20 officiers et sous - officiers ;
savoir un capitaine , un lieutenant , un sous-lieutenant , un
sergent-major , un caporal-fourrier , quatre sergens , huit caporaux,
deux tambours , un sapeur pour les compagnies pair,
un musicien pour les compagnies impair.
III. Chaque légion sera commandée par un sénateur faisant
fonctions de chef de corps et d'inspecteur.
IV. La première légion se réunira à Lille; la seconde à
92 MERCURE
DE
FRANCE
,
Metz ; la troisième à Rennes ; la quatrième à Versailles ; la
cinquième à Grenoble.
V. L'état-major de chaque légion sera composé , 1 °. du sénateur,
général de division , chef de légion ; 2 ° . d'un major , général
de brigade ou adjudant-commandant ; 3°. de deux majors ,
qui seront attachés chacun à l'instruction et au commandement
de trois bataillons ; 4° . d'un commissaire des guerres , chargé
de l'administration de la légion , et d'un quartier- maître ;
5°. d'un porte-aigle du grade de capitaine , qui sera choisi
parmi les capitaines ou lieutenans des demi-brigades de vétéráns
; 6°. des chefs d'ouvriers , comme dans les régimens ordinaires.
Deux généraux de brigade , sans faire partie de la légion,
seront désignés pour commander chacun trois bataillons au
moment de l'entrée en campagne.
VI. Il n'y aura par légion qu'un drapeau ou aigle , et pour
chaque légion qu'un seul conseil d'administration. Ce conseil
sera composé du major-général , président ; des deux majors ;
du commissaire des guerres , secrétaire du conseil ; du quartiernaître
et du 1er capitaine de chaque bataillon . Les délibérations
seront soumises au chef de légion , qui présidera le con◄
seil quand il le jugera à propos.
VII. Chaque bataillon sera commandé par un chef de
bataillon , et aura un état- major conforme à celui des autres
bataillons de l'armée.
VIII. Les majors-généraux sont pris parmi les généraux de
brigade , ou adjudans - commandans ayant actuellement ce
grade ; les majors , parmi les majors de l'armée active , et les
chefs de bataillon , parmi les chefs des 3° et 4° bataillons qui
sont aux dépôts. Ces majors et chefs de bataillons seront remplacés
par des avancemens qui auront lieu dans la ligne.
IX. Les capitaines et lieutenans nécessaires à la formation
des cadres des compagnies seront fournis par les corps , conformément
au tableau. Les sous-lieutenans seront pris parini
les élèves de l'Ecole Militaire et de l'Ecole Polytechnique , et
parmi les vélites de la garde. Les sous-
- officiers manquans
seront choisis par le chef de légion parmi les meilleurs sujets
des compagnies et les anciens soldats avant leur congé.
er
X. Ily aura dans chaque légion une compagnie d'artillerie
de ligne , fournie par les 1 , 3 , 5º, 6º et 7° régimens d'artillerie
à pied. Cette compagnie sera complétée à 120 hommes ,
et servira huit pièces de canon.
XI. Les cinq légions de réserve de l'intérieur seront recrutées
par la conscription de 1808 .
XII. L'uniforme de ces légions sera le même que celui de
l'infanterie de ligne.
XIII. Il sera pris des mesures pour que les vestes , les
AVRIL 1807 . 93
culottes , les schakos , les fusils et les gibernes soient fournis
sans délai aux conscrits des cinq légions.
XIV. Notre ministre de l'administration de la guerre fera
un règlement qui sera soumis à notre conseil d'Etat , pour
tout ce qui seroit à statuer et ne se trouveroit pas suffisamment
détaillé par notre présent décret.
XV. Nos ministres de l'intérieur , de la guerre , de l'administration
de la guerre et du trésor public sont chargés , chacun
en ce qui le concerne , de l'exécution du présent décret , qui
sera inséré au Bulletin des lois.
Par décret du même jour , le sénateur Colaud est nommé
commandant de la première légion de réserve de l'intérieur ;
le sénateur Sainte- Suzanne , de la 2° ; le sénateur Demont , de
la 3° ; le sénateur Laboissière , de la 4° ; le sénateur Valence, de
la 5º.
-
Par décret du 26 mars , la place de Brest est déclarée en
état de siége. Le sénateur d'Aboville estnommé gouverneur de
Brest , ayant sous ses ordres toutes les troupes de terre et de
mer et les gardes nationales ; il est exclusivement chargé de la
police de la ville.
Par un autre décret du même jour , la place d'Anvers est
mise en état de siége. Le sénateur Férino est nommé gouverneur
de la ville d'Anvers , ayant sous ses ordres les troupes de
terre et de mer et les gardes nationales . Il est exclusivement
chargé de la police de la ville .
-M. le conseiller d'Etat préfet du département de la Seine,
vu les ordres donnés par M. le conseiller d'Etat directeurgénéral
des revues et de la conscription militaire , vient de
prendre un arrêté , déjà imprimé et affiché , dans les termes
suivans :
Art. I. Tous les jeunes citoyens du département de la
Seine , qui doivent former la classe de la conscription de 1808,
c'est-à-dire , ceux qui sont nés depuis et compris le 1er janvier
1788 , jusqu'au 31 décembre de la même année inclusivement
, sont sommés de se présenter , avant le 10 mai prochain
, à leurs municipalités , pour s'y faire inscrire au tableau
de la conscription.
II. Le présent arrêté sera imprimé et affiché dans toutes les
communes du département de la Seine.
Un avis qui suit cet arrêté , rappelle et développe les lois
et réglemens relatifs à la conscription.
sont
-Par décrets datés d'Osterode , les 1º et 3 mars , MM. Foucher
et Hanicque , généraux de brigade d'artillerie ,
nommés généraux de division dans la même arme ; M. le
94 MERCURE DE FRANCE ,
général de brigade Compère est nommé général de division
MM. Huart , colonel du 42 ° de ligne ; Abbé , colonel de la
23 légère ; Cardenau , calonel du 1or de ligne ; Lebrun ,
colonel du 3* d'hussards ; Pajol , colonel du 6 d'hussards
sont nommés généraux de brigade ; M. Vallin est nomme
colonel du 6º d'hussards ; M. Lacoste , major du 96 d'infanterie
, est nommé colonel du 27° d'infanterie légère .
Les mêmes décrets contiennent en outre cent vingt-six promotions
à divers autres grades militaires .
-
La commission militaire nommée par S. Exc . M. le
gouverneur de Paris , en vertu du décret de S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , en date du 21 mars 1807 , rendu
à Osterode , a condamné le nommé Charles- Samuel Vuitel ,
se qualifiant de négociant et officier dans un régiment suisse
au service de l'Angleterre , à la peine de mort , pour réparation
du crime d'espionnage.
-
Lundi 6 avril , l'assemblée des députés juifs , choisis
dans les départemens de l'Empire Français et du royaume
d'Italie , et convoquée par le décret impérial du 30 mai 1866,
a tenu sa dernière séance.
-Christophe , qui avoit succédé à Dessalines dans le commandement
des révoltés de Saint-Domingue , a été tué le
11 février ; un nommé Pichon lui succède jusqu'à nouvel
événement.
LXVII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Osterode , le 25 mars 1807 .
Le 14 mars , à 5 heures après midi , la garaison de Stralsund
, à la faveur d'un temps brumeux , déboucha avec
deux mille hommes d'infanterie , deux escadrons de cavalerie
, et six pièces de canon pour attaquer une redoute construite
par la division Dupas. Cette redoute , qui n'étoit ni
fermée , ni palissadée , ni armée de canons , étoit occupée
par une seule compagnie de voltigeurs du 58 de ligne.
L'immense supériorité de l'ennemi n'étonna point ces braves,
Cette compagnie ayant été renforcée par une compagnie de voltigeurs
du4 d'infanterie légère, commandée par le cap . Barral ,
brava les efforts de cette brigade suédoise. Quinze soldats suédois
arrivèrent sur les parapets, mais ils y trouvèrent la mort .
Toutes les tentatives que fit l'ennemi furent également inutiles.
Soixante-deux cadavres suédois ont été enterrés au pied
de la redoute. On peut supposer que plus de 120 hommes ont
eté blessés ; 50 ont été faits prisonniers. Il n'y avoit cependant
dans cette redoute que 150 hommes. Plusieurs officiers
AVRIL 1807 . 95
suédois , décorés , ont été trouvés parmi les morts. Cet acte
d'intrépidité a fixé les regards de l'EMPEREUR , qui a accordé
trois décorations de la Légion - d'Honneur aux compagnies de
voltigeurs du 58° et du 4° de légère. Le capitaine Drivet , qui
commandoit dans cette mauvaise redoute , s'est particulièrement
distingué.
Le maréchal Lefebvre a ordonné , le 20 , au général de
brigade Schramm , de passer de l'île du Nogat dans le Frisch-
Hoff, pour couper la communication de Dantzick avec la
mer. Le passage s'est effectué à trois heures du matin ; les
Prussiens ont été culbutés , et ont laissé entre nos mains
300 prisonniers.
A six heures du soir , la garnison a fait un détachement de
4000 hommes pour reprendre ce poste ; il a été repoussé avec
perte de quelques centaines de prisonniers et d'une pièce de
canon.
Le général Schramm avoit sous ses ordres le 2º bataillon
'du 2 ° régiment d'infanterie légère et plusieurs bataillons saxons
qui se sont distingués. L'EMPEREUR a accordé trois décorations
de la Légion d'Honneur aux officiers saxons , et trois aux sousofficiers
et soldats et au major qui les commandoit.
En Silésie , la garnison de Neiss a fait une sortie. Élle a
donné dans une ambuscade. Un régiment de cavalerie wurtembergeois
a pris les troupes sorties , en flanc , leur a tué
une cinquantaine d'hommes et fait 60 prisonniers.
Cet hiver a été en Pologne comme il paroît qu'il a été à
Paris , c'est-à-dire , variable . Il gèle et dégèle tour-à-tour .
Cependant nous sommes assez heureux pour n'avoir pas de
malades. Tous les rapports disent que l'armée russe en a , au
contraire , beaucoup. L'armée continue à être tranquille dans
ses cantonnemens.
Les places formant tête de pont de Sierock, Modlin , Praga ,
Marienbourg et Marienwerder , prennent tous les jours un nouvel
accroissement de forces. Les manutentions et les magasins
sont organisés , et s'approvisionnent sur tous les points de
l'armée. On a trouvé à Elbing 300,000 bouteilles de vin de
Bordeaux ; et quoiqu'il coûtât 4 fr . la bouteille , l'EMPEREUR
l'a fait distribuer à l'armée , en en faisant payer le prix aux
marchands.
L'EMPEREUR a envoyé le prince Borghèse à Varsovie avec
une mission.
Le
LXVIII . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Osterode , le 29 mars 1807.
17 mars à trois heures du matin , le général de brigade
Lefevre , aide-de- camp du prince Jérôme , se trouvant avec
trois escadrons de chevau-légers et le régiment d'infanterie
96
MERCURE DE FRANCE,
légère de Taxis , passa auprès de Glatz pour se rendre à Wúnt
chensbourg. Quinze cents hommes sortirent de la place avec
deux pièces de canon . Le lieutenant - colonel Gerard les chargea
aussitôt et les rejeta dans Glatz , après leur avoir pris cent
soldats , plusieurs officiers et leurs deux pièces de canon.
Le maréchal Masséna s'est por é de Willenberg sur Ortel·
bourg; il y a fait entrer la division de dragons Becker , et l'a
renforcée d'un détachement de Polonais à cheval . Il y avoit à
Ortelsbourg quelques Cosaques ; plusieurs charges ont eu lieu ,
et l'ennemi a perdu vingt hommes.
Le général Becker , en venant reprendre sa position à Wil→
lenberg , a été chargé par deux mille Cosaques ; on leur avoit
tendu une embuscade d'infanterie dans laquelle ils ont donné.
Ils ont perdu deux cents hommes.
Le 26 , à cinq heures du matin , la garnison de Dantzick a
fait une sortie générale , qui lui a été funeste. Elle a été
repoussée par-tout . Un colonnel , nommé Cracaw , qui avoit
fait le métier de partisan , a été pris avec quatre cents hommes
et deux pièces de canon , dans une charge du 19 de chasseurs.
La légion polonaise du Nord s'est fort bien comportée ; deux
bataillons saxons se sont distingués .
Du reste , il n'y a rien de nouveau ; les lacs sont encore
gelés ; on commence cependant à s'apercevoir de l'approche
du printemps.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'AVRIL .
DU SAM. 4.C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 72f 30c 25c 72f 000
ooc occ ooc oof oof 10c doc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc doe
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807, oof. ooc ooc ooc doc
Act. de la Banque de Fr. 121of ooc o0oof. ooc . 000C : 000
- DU LUNDI 6. C pour o/o c. J. du 22 mars 1807 , 71f 75c 70c 6oc 50c
6oc 55c 3oc. ooc ooc ooc. ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
Idem . Jouiss. du 22 sept. 1807 , oof ooc . ooc . ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1210f ocoof. ooc ooc . ooccof
DU MARDI 7. -C p . ojo c. J. du 22 mars 1807 , 71f 40f oc 60c 700
750 700 750 650 75c. 72f00c ooc. ooc ooc ooc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , oof. ooc ooc ooc 000 000. 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1210f ooc oooof. oocooc
-- DU MERCREDI 8. Cp. o/o c. J. du 22 mars 1807 , 72f25c 30c 35c 25c
15c 25c 000 ooc. ooc oof ooc.oc. ooc of ooc . oof.
Idem . Jouiss. du 22
Act. de la Banque de Fr. 1212f 5 c oof cooof ooc
-
sept . 1807 , 6gf 5oc . ooc . ooc oóc óóc ooc
DuU JEUDI 9. - Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f 72f 100 72f 72f 50
ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc ooc onc occ ooc ooc ooc ooc ooc Goc ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 69f 10c oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f., 1217f 50c 1215f. 0000f
DU VENDREDI 10 .
- C p . 0/0 c. J. du 22 mar3 1807 , 72f 2ọc 15c. 200
25c onc occ ooc ooc oof oof ooc ooc ooc oof oos ooc ooc ooc oof ooc ooC
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 69f 25c nóc. oof ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f 0000000f
(No. CCXCX . )
( SAMEDI 18 AVRIL 18
DE
LA
MERCURE
cen
DE FRANCE.
POÉSIE
SEINE
SmcQULA
LE TRIOMPHE DE LA RELIGION ,
FRÅGMENT DU 111 CHANT.
Note du Rédacteur. M. de La Harpe avoit commencé, quelques années
avant sa mort, un poëme intitulé : Le Triomphe de la Religion. La
mort ne lui a pas permis de l'achever . On ne connoît encore de ce poëme
que les portraits énergiques et brillans de Voltaire et de Rousseau , que l'auteur
lui-même fit imprimer dans ce Journal . Les vers qu'on va lire sont d'un
autre genre : ils sont tirés du troisième chant. Le poète , usant de tous les
priviléges du merveilleux chrétien , se transporte dans le Ciel ; il y voit tous
les Saints réunis autour du trône de Dieu , et peint , en retraçant leurs
divers caractères , les vertus et les bienfaits qu'on doit au Christianisme ;
DANS ce peuple d'Elus , ô Dieu , que de splendeur !
C'est là que de tes dons brille ta créature :
Tu lui rends tous les droits de sa noble nature ;
Riche de ta puissance , heureuse en ta bonté ,
Pure dans ta sagesse et dans ta vérité.
Ton oeil n'aperçoit point , au séjour de la gloire ,
Tous ces faux demi- Dieux dont la yaine mémoire ,
Ici-bas adorée , a péri dans les cieux ;
Leurs jours , pleins devant nous , sont vides à tes yeux.
Ils sont morts devant toi tous ces grands , tous ces sages,
G
74 MERCURE DE FRANCE ,
outer ? Je l'avoué , l'illusion est complète. On croit entendre
l'ombre de Chapelain , professant l'anatomie du cerveau ,
sur un amphithéâtre de dissection :
Que de plus durs tissus formas -ent tes ressorts ,
Qu'un esprit offusqué sous la masse du corps ,
Qu'un plus ferme embonpoint bravant l'intempérie ,
Eussent muni tes sens d'une chair plus fleurie,
Les faits , les souvenirs , on confus ou légers,
N'auroient empreint chez toi que des traits passagers ;
Ta mémoire infidelle eût été mo'ns facile ,
Ton jugement moins clair , ta face moins mobile ;
Ton maintien , se gniodant , n'eût pú ɛe transformer ;
Ta voix , n'exprimant rien ,
n'eût su que déclamer .
N'attends pas qu'un ami , pour seul bien te desire
Cette pleine santé , la mère du gros rire ,
Pour qu'à l'aise tu sois , en tes contentemens ,
Riche en sensations et pauvre en sentimens .
Le Kain même , le Kain , Hercule de la scène ,
Foible contre son art , acquis par tant de peine ,
Sur le brûlant trépied du Théâtre Français ,
Da tourment de ses nerfs paya ses grands succès.
Ne croiroit-on pas qu'après la stature et la délicatesse
de son héros , l'auteur ne connoit rien de mieux que la
taille et la tournure de Sancho Pança , et qu'il n'y a dans le
monde que des hommes frêles , sujets aux maux de nerfs , ou
de gros réjouis à large face , qui peuvent à peine se remuer ?
Quelle délicatesse dans le choix du sujet de son éloge ! Quelle
profondeur dans la connoissance de ce qui convient à la
représentation théâtrale ! Louer dans un acteur justement
célèbre , le mal dont il se plaint , comme s'il n'avoit aucune
qualité indépendante de la structure de ses nerfs , et prétendre
lui faire un mérite de la foiblesse qui l'empêche de
donner à son talent tout l'essor et tout l'éclat dont il a l'idée ,
comme si la vigueur de l'organisation et la juste proportion
entre la force du corps et celle de l'ame étoient des obstacles
au développement des facultés de l'esprit ! Un tel
dessein pourroit paroître burlesque , si le sérieux que l'auteur
a mis à l'exécuter , n'avertissoit dès l'abord qu'il ne
faut pas en rire , et s'il ne montroit bien clairement qu'il
est de la meilleure foi du monde , lorsqu'il apprend à son
ami Talma que son mal n'est pas un mal , et que sa foiblesse
fait toute sa force. Au surplus , l'importance n'est pas de
savoir s'il faut ici rire ou pleurer de sa manière de voir :
avant toutes choses , il conviendroit de le comprendre , et
c'est ce qui n'est pas facile.
Les qualités de l'ame , les talens de l'esprit , dans les
homines publics , ont toujours été le juste sujet des hom
AVRIL 1807 .
75
mages des poètes . Tout ce qui tient au beau moral est émineminent
propre à figurer dans leurs chants , parce que tout
ce qui peut ennoblir la nature humaine , appartient à la
société , et que chacun de nous se sent intérieurement flatté
de ce qui sert à la relever. Ils chantent encore avec grace la
beauté physique d'un sexe charmant ; mais s'ils ne la présentent
pas comme l'image de la beauté morale qui l'anime ,
ils cessent d'être poètes , et leurs écrits perdent tout leur
charme aucun homme n'oseroit vanter uniquement la
beauté de son semblable.
Que faut- il penser de celui qui , sans donner dans cet
excès de ridicule , et dédaignant néanmoins de parler des
seules qualités qui peuvent mériter un éloge , a voulu contraindre
sa Muse à célébrer des maux de nerfs , et n'a pas
craint de faire de ces organes physiques le seul objet de
son éloge ? Quel intérêt prétend - il que nous prenions à la
disposition plus ou moins heureuse de quelques filamens ,
foibles et passifs instrumens de l'ame ? Va-t-on au théâtre
pour admirer les cordes qui font mouvoir les machines ? La
foiblesse de ces cordes est-elle jamais pour le mécanicien
un sujet d'applaudissement ? Que peut-il y avoir de touchant
, de poétique dans une matière morte ou passive ,
voilée avec le plus grand soin dans le corps humain , comme
au théâtre ? N'est-il pas évident que , s'attacher à louer un
pareil objet , c'est méconnoître tout a-la-fois et la nature
humaine , et la puissance morale , et le vrai mérite ?
Une déraison aussi complète , sur un sujet de cette nature ,
doit nécessairement produire de fâcheux effets dans les idées
comme dans le style ; et , malheureusement , les premiers vers
cités sont déjà plus que suffisans pour en faire connoître tout
le désordre , sans qu'il soit nécessaire d'en faire l'analyse .
Tout le reste de la pièce est écrit dans le même goût , mais
avec une progression d'égarement qui devient de plus en
plus sensible :
Interprète admiré des écrits de Corneille ,
Il fallut que ton coeur , ton oeil et ton oreille
Cherchassent à connoître au milieu des humains
Les modèles tracés par ses savantes mains.
Comment une oreille peut- elle chercher au milieu des
humains les héros dont Corneille a tracé le caractère ?
Mais toi , pour ranimer les prestiges de l'art ,
Sur les soucis humains tu fixes ton regard.
Fixer son regard sur des soucis et sur des soucis humains
76 MERCURE DE FRANCE ;
pour ranimer des prestiges , c'est un tour de magie , auquel
il ne manque , pour réussir , qu'un cercle fait avec une
baguette que l'acteur tiendroit dans sa main.
Ces fiers ressentimens , ces transports que tu feins ,
Produisirent, Talma , les maux dont tu te plains.
Aussi de tes talens , que le public honore ,
J'ai prévu les beaux jours dès que j'en vis l'aurore.
Prévoir qu'une belle aurore sera suivie d'une belle journée
, n'est pas une chose fort extraordinaire : ce qui l'est
véritablement , c'est la liaison , par l'adverbe aussi ,
deux membres de phrases , qui ne se rapportent en aucune
maniêre , et qui n'ont entr'eux aucune sorte de relation .
Ta voix mâle et touchante et tes traits gracieux
Me parurent alors des dons moins précieux
Que ce sens épuré par la seule nature
Qui de nos passions réfléchit la peinture .
de ces
L'auteur ne dit pas quel est ce sens qui réfléchit la
peinture de nos passions ; on ne sait s'il veut parler des
ressentimens et des transports , qui ne sont pas des sens ,
ou s'il a dans la pensée l'oeil de l'acteur lorsqu'il est en
scène : il n'y a guère que ce sens qui puisse réfléchir quelque
chose ; mais alors un oeil épuré par la seule nature produit
une figure par trop comique.
De tes travaux , Talma , ne te rends
pas victime ;
Vis pour être un miroir des vertus et du crime :
Tendre parent , souris aux naïfs entretiens ,
Recule un peu de toi les noirs cyprès des tiens .
M. Lemercier oublie que les cyprès sont des arbres , qui
ne se plantent pas ordinairement dans des entretiens ; et
qu'il est bien plus simple d'ailleurs de s'éloigner d'eux , que
de les reculer de soi.
Respire , en ton repos , les champêtres vertus .
Ce vers appartient à M. Deschalumeaux ; mais M. Deschalumeaux
chante ses vertus champêtres , et M. Lemercier
veut que Talma les respire . Cela se prend apparemment
comme du tabac .
pour
Et , la main sur le soc , rève à Cincinnatus .
Il seroit inutile d'observer que Cincinnatus n'est là que
la rime , puisqu'il ne se trouve dans aucun des rôles
de Talma ; mais il faut remarquer que l'auteur , en l'invitant
au repos , veut qu'il travaille toujours , et qu'il s'occupe d'un
AVRIL 1807. 77
personnage , qui n'existe dans aucune pièce connue ,
il n'a que faire.
L'enjouement est aisé chez qui, sans amertume ,
N'a , comme toi , nul fiel qu'en lui la haine allume.
et dont
Sans amertume , est encore une cheville insupportable ;
la négation qui suit explique la chose assez clairement. Chez
qui n'a nul fiel en lui , est une expression barbare , inconcevable
dans un homme qui s'est fait écouter au théâtre ,
qui a donné parfois quelques preuves de sens et de raison.
C'est la simplicité de ton aimable vie
Qui te laisse , à ton âge , un port adolescent .
et
Qui te laisse n'étoit pas le mot propre ; il falloit qui to
conserve . On ne sait d'abord ce que signifie ce port adolescent,
qui ressemble plus à un nouveau port de mer qu'au
maintien d'un jeune homme. On ne dit pas qu'un homme
a le port jeune ou vieux , parce que la manière d'être ou
de se tenir n'a pas d'âge.
Tu sus des monumens , ou pompeux ou funèbres ,
Des habits qu'ont porté tous les siècles célèbres ,
Environner, vêtir Melpomène à nos yeux.
Vétir suffisoit ; environner est mis là pour remplir le
vers.

Et la laine offre aux yeux de moins justes couleurs
Que tes inflexions , où sont peintes les moeurs.
Des inflexions qui offrent des couleurs , et sur lesquelles
les moeurs sont peintes , sont de fort singulières inflexions :
on peut dire poétiquement que la parole peint la pensée ,
que les modulations de la voix peignent le sentiment ; mais
on ne peut pas dire que les moeurs , ni même les passions
ou le sentiment , sont représentés par des couleurs étendues
sur des inflexions .

Abonde en tes moyens , on n'est grand que par soi ,
La tristesse est commune aux héros comme à toi.
Quelque vers plus haut , M. Lemercier engageoit l'acteur
à se délasser et à se réjouir ; maintenant c'est tout le contraire
, il faut qu'il abonde en sa tristesse . Il nous apprend
en outre que cette tristesse est commune aux héros ; ce qui
n'est pas plus vrai que poli : puis encore qu'elle est commune
à Talma; ce qui n'est pas français , puisque lorsqu'on
est seul il n'y a plus de communauté.
}
78
MERCURE
DE
FRANCE
,
Ce vrai deuil qu'avec soi la tragédie entraîne ,
Source immense de beau , digne de Melpomène,
Fera chérir Talma , qui sut nous l'exprimer.
On peut à la rigueur laisser passer la tragédie entraînant
le deuil après elle , quoique cela ne soit pas fort élégant ;
mais si ce deuil est en même temps une source immense
cela fait un fort plaisant accoutrement , et je ne sais pas
trop comment Talma fera pour l'exprimer.
Crois-moi , dans tes langueurs , mystère pour toi- même ,
Sonde encor la nature et sa force suprême ,
Qui soutient un inortel, fréle et douteux de lui ,
D'un prestige étonnant inconcevable appui.
Je ne sais si Talma se trouvera très-flatté de cette incon
cevable hyperbole , et s'il y a dans toute cette longue Epitre
quelque chose qui puisse lui plaire . J'aime à croire qu'il sera
plus touché de l'intention que du talent d'un poète qui veut
le chanter , et qui finit par dire qu'il ne le conçoit pas. Il'
est assez probable qu'un acteur qui sait si bien remuer le
coeur et l'ame de ses auditeurs , reconnoît en lui quelque
chose de plus noble que les nerfs qui le font souffrir , et qu'il
a trop de bon sens pour leur attribuer le don et l'excellence
de son talent . Nous ne pousserons pas plus loin cet examen ;
il seroit trop pénible d'avoir à rechercher les causes de
la chute précipitée , ou plutôt de la décadence prématurée
d'un homme qui avoit fait concevoir quelques espérances.
Qu'on se rappelle le terrible effet de cette tête hérissée de
serpens qui pétrifioit tous ceux qui osoient la fixer : notre
esprit a plus encore à redouter de la vue d'une certaine
doctrine qui place le principe de son intelligence dans la
matière ; celle-ci paralyse et glace tout ce qui la touche ;
elle obscurcit la raison , elle flétrit les plus beaux talens , et
ne laisse à l'homme qu'un corps sans ame , semblable à
une maison abandonnée .
AVRIL 1807 . 79
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Rapport sur les concours proposés par la Classe de la
Langue et de la ' Littérature françaises de l'Institut , par
M. le secrétaire perpétuel de la Classe , lu dans la séance
publique du 1º avril.
er
LA Classe de la Langue et de la Littérature françaises a
proposé deux prix pour le concours de cette année : l'un de
poésie , dont le sujet étoit le Voyageur ; l'autre d'éloquence ,
dont le sujet étoit le Tableau littéraire de la France au
XVIII siècle.
Le sujet du prix de poésie avoit déjà été proposé au dernier
concours , avec deux autres sujets dont le choix avoit été laissé
à la discrétion des concurrens. Celui du Voyageur n'avoit pro
duit que quelques pièces dont la médiocrité ne laissoit pas
présager le succès du nouveau concours. L'événement a passé
les espérances de l'Académie. Cinquante-cinq pièces ont été
admises au concours. Le plus grand nombre , comme on devoit
s'y attendre , n'ont pas même mérité d'être lues en entfer.
Dans le reste , il s'en est trouvé qui annoncent de l'esprit et du
talent. Mais quelques détails heureux , quelques vers bien
tournés ne pouvoient compenser la foiblesse de la compo
sition , le défaut de poésie et les négligences du style. Une ou
deux de ces dernières auroient pu cependant obtenir quelque
distinction , si le mérite qu'on y trouvoit n'avoit pas été entièrement
effacé par la grande supériorité de trois ouvrage qui ont
attiré particulièrement l'attention et fixé les suffrages de l'Académie.
Tous trois ont paru réunir à un degré peu commun ,
mais avec quelque inégalité , le mérite d'une composition ingé
nieuse et sage , à celui de la variété , du mouvement , de l'élégance
et de la couleur dans le style.
Le premier , enregistré N° 52 , a pour épigraphe :
Nequicquam Deus abscidit
Prudens oceano dissociabili
Terras.
HORAT. Lib. 1 , Od. 3.
L'Académie lui a décerné le prix. L'auteur est M. Ch.
Millevoye , dont un Discours sur l'Amour maternel a mérité
une mention honorable dans le concours de l'année 1805 , et
MERCURE DE FRANCE ,
dont l'Epitre sur l'Indépendance de l'Homme de Lettres à
été couronnée l'année dernière ( 1 ) .
La pièce qui a le plus approché de celle -là est le N° 48 ,
ayant pour épigraphe :
Sumna sequarfastigia rerum.
VIRG . Eneid. Lib. rer.
L'Académie, en adjugeant l'accessit à cet ouvrage , a
exprimé le regret de n'avoir pas un second prix à lui donner.
L'auteur est M. Victorin Fabre , qui a obtenu une mention
honorable au dernier concours sur l'Indépendance de l'Homme
de Lettres (2).
La troisième pièce dont le mérite a frappé l'Académie , est
le N° 33 , ayant pour épigraphe :
Dic mihi, Musa , virum .......
Qui mores hominum multorum vidit et urbes.
HORAT. Ars poet,
ཝཾ་ཝཱ
On lui a adjugé un second accessit . L'auteur est M. Bruguiere
( de Marseille ) (3) .
Un circonstance de ce concours également honorable pour
la littérature , pour le gouvernement et pour l'Académie ,
mérite que nous en rendions compte ; et nous sommes persuadés
que ce détail ne sera pas entendu saus intérêt par une
assemblée nombreuse et choisie que le goût des lettres et
l'amour des talens ont pu seuls attirer et réunir dans cette
enceinte.
Un ministre , ami des lettres par son goût et ses lumières ,
et leur bienfaiteur par le noble exercice de ses fonctions, a été
instruit du jugement que l'Académie a porté sur les pièces de
poésie admises au concours. Il n'a pas voulu que le regret
qu'elle avoit exprimé fût un voeu stérile . Voici la lettre qu'il a
adressée au secrétaire de l'Académie :
« Monsieur le secrétaire perpetuel , j'ai appris que la Classe
de la Langue et de la Littérature françaises avoit eu beaucoup
à s'applaudir du concours qui a eu lieu cette année pour le
prix de poésie ; et j'ai vu par l'extrait du procès-verbal de
la séance de mercredi dernier , qu'en adjugeant le prix à la
pièce N° 52 , qu'elle a jugé être d'un mérite supérieur , elle a
exprimé le regret de n'avoir pas un second prix à adjuger à
l'auteur de la pièce N° 48 qui a obtenu le premier accessit ,
et qui lui auroit paru digne elle- même du prix , si elle n'avoit
encore été surpassée.
(i) Voyez le dernier Numéro du Mercure.
(2) Voyez , dans ce Numéro , l'article Poésie .
(3) Voyez , dans ce Numéro , l'article Poésie.
» Je
AVRIL 180j .
Je me félicite , Monsieur , de pouvoir supper en ce
moment à l'insuffisance des moyens dont l'Institut national
dispose , en faisant les fonds d'un second prix des deutere
du premier , si en effet la classe juge que la pièce mérite
d'être couronnée , et que cet exemple ne peut tirer à conséquence.
Je suis assuré , en proportionnant ainsi les récompenses
aux véritables succes , de remplir les intentions de S. M. l'EMPEREUR
ET ROI , qui desire faire obtenir aux lettres françaises
un éclat digne de son règne . Nous devons nous réjouir dé
voir que les efforts du talent donnent lieu à multiplier les
couronnes. Je desire aussi que les talens soient à leur tour
encouragés par cette perspective. J'espère que la Classe dont
vous êtes l'organe , trouvera dans cette disposition un gage
de la juste confiance qu'inspirent les suffrages qu'elle dédécerne
.
» Recevez , Monsieur le secrétaire perpétuel , l'assurance de
mes sentimens distingués. >> Signe , CHAMPAGNY.
Le secrétaire ayant donné communication de cette lettre å
l'Académie , elle a pris l'arrêté suivant :
« La Classe se conformera avec empressement aux intentions
du ministre de l'intérieur , en décernant le prix dont
S. Exc. veut bien faire les fonds à la pièce de vers qui a obtenu
le premier accessit , et que la Classe regrettoit de ne pouvoir
couronner .
» Elle regarde ce don non-seulement comme une récompense
méritée par l'ouvrage à qui elle est accordée , mais
encore comme un puissant encouragement pour les talens qui
se destinent à entrer dans la même carrière.
» L'Académie ne peut voir sans un vif intérêt l'attention
aussi généreuse qu'éclairée que le ministre porte sur les travaux
de la littérature ; et la confiance qu'il accorde aux jugemens
prononcés par l'Académie , en réalisant un voeu qu'elle
avoit formé , est un témoignage honorable d'estime qu'elle
reçoit avec reconnoissance..
» Le prix que le ministre de l'intérieur met l'Académie en
état de décerner à la pièce de vers N° 48 , sera proclamé dans
sa séance publique du trimestre prochain ; on y fera lecture
de la lettre du ministre , ainsi que de la délibération de la
Classe à ce sujet.
» Le secrétaire perpétuel est chargé d'adresser à S. Exc. le
ministre de l'intérieur , une copie du présent arrêté. »
Le secrétaire s'étant conformé aux intentions de l'Académie ,
le ministre lui a fait remettre une somme de mille francs qui
ont été employés à faire frapper une seconde médaille destinée
à l'auteur de la pièce qui a mérité cette distinction .
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
L'événement de ce concours donne lieu à une observation
honorable pour l'Académie , et du plus favorable augure pour
notre littérature . Pendant 150 ans , l'Académie Française avoit
distribué des prix de poésie , et nous osons affirmer que ,
dans
ce long espace de temps , dans les plus beaux jours même de
notre siècle de gloire littéraire , aucun des concours de l'Académie
n'a produit à la fois trois ouvrages en vers d'un talent
aussi mûr, d'un goût aussi sain , d'une poésie aussi brillante ,
d'une élégance aussi soutenue que les trois pièces que la
Classe a distinguées ; nous aimons à croire qu'après la lecture
qui va en être faite , le jugement de l'assemblée confirmera
cette réflexion.
La jeunesse des deux auteurs couronnés , dont le plus âgé
n'a pas vingt - cinq ans , est une autre circonstance qui
semble répandre un nouvel intérêt sur cette solennité. En
attachant nos couronnes sur de si jeunes fronts , la jouissance
du moment s'embellit des espérances de l'avenir , et
nous aimons à prévoir dans le triomphe que nous décernons
, ceux dont il doit être le présage. Nous devons espé
rer que les deux athlètes , vainqueurs dans cette noble carrière
, loin de se laisser enivrer de leurs premiers succès ,
n'y trouveront qu'un motif puissant d'émulation , pour
s'occuper à perfectionner sans cesse leur talent , à étendre
et fortifier leur esprit par de bonnes études , et à se mettre en
état d'appliquer l'un et l'autre à des travaux plus importans.
Nous ne sommes plus dans le temps où le mérite d'un sonnet
divisoit une cour polie et un public éclairé , et suffisoit presque
pour assurer la réputation d'un poète. L'abondance des
richesses a rendu notre goût dédaigneux et sévère. Aujourd'hui
le succès d'une épître , d'un discours en vers , quelque talent
qu'il annonce , n'a qu'un éclat éphémère : on n'arrive plus à
la gloire que par des routes longues et difficiles.
Heureux encore , si, en entrant dans cette hasardeuse carrière
, l'élève des Muses n'y rencontroit d'autres obstacles que
ceux qui naissent des difficultés de l'art ; mais les passions
humaines lui en susciteront de bien plus redoutables ! La jalousie
, cette maladie si naturelle aux petites ames et aux esprits
médiocres , a de tout tems semé d'épines et de piéges la
carrière des lettres et des arts. Aujourd'hui cette passion malfaisante
a puisé dans les circonstances une nouvelle activité
en se liguant avec l'esprit de parti à qui tous les alliés sont
bons ; en favorisant des préjugés chers à l'ignorance , en servant
des ressentimens, légitimes peut-être dans leurs causes,
mais égarés dans leurs espérances , en se retranchant même
derriere des noms respectés et des principes respectables : tels
ont les ressorts qui mettent en mouvement cette troupe obscure
AVRIL 1807:
83
'de détracteurs des sciences , des lettres et des arts, qui , sous
l'apparence d'une conspiration purement littéraire , cache
des vues plus profondes ( 1 ). De tels ennemis sont méprisables
sans doute ; mais il ne faut pas se le dissimuler , ils ont trouvé
beaucoup de partisans ; ils pourroient même être dangereux ,
si la raison et le goût n'avoient pour défenseurs et pour appuis
trois grandes puissances , la sagesse du Gouvernement , l'opinion
du public éclairé , et l'influence des corps littéraires.
Le vainqueur d'Austerlitz et d'Jena , qui dans ce moment
gouverne la France du fond des marais de la Pologne , ne perd
de vue , au milieu des camps , ni l'intérêt des lettres , ni les
services que peut leur rendre un corps dont il s'est honoré
d'être membre , et qui se trouve heureux aujourd'hui de l'avoir
pour protecteur. Occupé à la fois de plans de guerre et de
négociations de paix , son génie dont l'étendue embrasse tout
et dont l'activité suffit à tout , médite depuis long- tems un
grand système d'instruction publique , et cherche , en ce
moment même ( nous osons l'affirmer ) , les moyens de donner
à la littérature française plus d'éclat et d'activité , en favorisant
Pinfluence des bons principes , et en dirigeant l'emploi des
talens vers dés travaux utiles .
Le concours du prix d'éloquence n'a pas été aussi heureux
que celui de poésie , et l'Académie en a été plus affligée
qu'étonnée. En proposant pour sujet de ce prix de tracer le
Tableau littéraire de la France au 18e siècle , elle en avoit
pressenti toutes les difficultés ; elle savoit qu'un tel sujet , pour
être bien traité , demandoit de longues recherches , des connoissinces
variées , et une réunion de goût ét de philosophie qui
sera toujours fort rare . Mais elle a pensé en même temps qu'un
des plus grands avantages des concours académiques étoit
d'exciter les écrivains qui s'y destinent , à étendre leurs connois
sances par
des études approfondies , et à se former à l'art de
la composition comme à l'art d'écrire.
( 1 ) Cette phrase paroîtra sans doute fort étrange aux lecteurs . Nous
les prions cependant de considérer que , de tout temps , les méchans écrivains
ont vu dans les censeurs de leurs méchans écrits des envieux , des
détracteurs des sciences , des lettres et des arts , et sur- tout des ennemis
du prince :
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages ,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages :
Qui méprise Cotin n'estime pas son roi.
Mais , quel bon ton , quell exquise politesse dans ces mots : En servant
des ressentimens , legitimes peut - être dans leurs causes
mais égarés dans leurs espérances ! Est- il possible d'expliquer avec plus
de delicatesse , avec une plus aimable candeur ces vues plus profondes
cachées sous l'apparence d'une conspiration littéraire . Le siècle de
Louis XIV est vaincu : Cotin n'étoit qu'un sot .
F 2
84
MERCURE
DE FRANCE
,
Il faut au vrai talent des difficultés àvaincre pour apprendre
à connoître ses forces , et il n'y a guère de difficultés de ce
genre qu'il ne vienne à bout de surmonter avec de la méditation
, de la patience et du goût . Celles que présente un sujet
qui paroît d'abord trop vaste pour être resserré dans les limites
d'un discours académique , forcent à écarter les idées communes
, et à bien ordonner celles qui sont nécessaires. La propriété
de l'ordre en tout est d'agrandir l'espace.
Ces réflexions se trouvent confirmées par l'examen des ouvrages
composés sur ce sujet , et présentés aux deux derniers
concours. Dans les premiers , l'embarras des auteurs se montre
par la manière vague et superficielle dont le plan est conçu ,
par des détails étrangers au sujet , et par une grande négligence
dans l'exécution . Le second concours a offert un progrès sensible
dans les ouvrages qui y ont été envoyés , et dont plusieurs
annonçoient une composition plus sage , des vues plus approfondies
, et une diction plus soignée.
L'Académie n'en a cependant trouvé que trois qui lui aient
paru mériter une attention particulière. L'un suppose dans sen
auteur des connoissances étendues , des vues philosophiques et
le talent d'écrire ; mais il s'est trop étendu sur les progrès des
sciences dans le XVIII° siècle , au lieu de se borner à les considérer
dans leurs rapports avec la littérature. Il a fait une dissertation
philosophique , non un discours oratoire.
Dans les deux autres pièces , le sujet est considéré en général
sous son vrai point de vue , et les détails prouvent du goût et
du talent. L'un sur-tout a beaucoup d'éclat dans le ton , des
vues très-ingénieuses , un style animé , quelquefois éloquent.
Mais il s'y trouve des omissions importantes , des jugemens
hasardés . des recherches d'expression qui ne sont pas toujours
d'un goût assez pur.
Nous devons ajouter ici deux observations qui nous paroissent
essentielles pour guider les concurrens dans leur travail
, et les préserver de deux erreurs qui peuvent nuire à leur
succès.
La plupart de ceux qui ont envoyé des ouvrages au concours
ont paru croire qu'en proposant le Tableau littéraire du
XVIIIe siècle , l'Académie avoit eu pour but d'établir un
parallèle entre le XVIII et XVIIe siècle , et même d'élever
un de ces siècles au -dessus de l'autre. L'Académie n'a pas eu
une telle intention . Ces sortes de parallèles sont plus favorables
au bel esprit qu'au bon esprit , et produisent plus d'erreurs
que de vérités dans les jugemens qui en sont le résultat.
Les talens divers n'ont point de mesure commune : ceux qui se
sont exercés dans le même genre pourroient être plus aisément
comparés ; mais il est rare que la diversité des goûts , de
AVRIL 1807.
85
opinions, des études même ne fasse pencher la balance d'un
côté ou de l'autre , dans la main qui la tient.
L'Académie a desiré qu'on lui présentât une appréciation
fidelle et positive des richesses que le dernier siècle a ajoutées
au trésor littéraire de la France , sans chercher à en faire la
balance avec le fonds de richesses créé par le siècle précédent ;
elle a desiré sur- tout qu'on observât les progrès qu'a faits la
langue dans le même siècle , ce que tous les concurrens ont
trop négligé jusqu'ici. Il est important aussi de relever l'éclat
que les hommes de génie qu'il a produits , ont ajouté à la
gloire nationale , et ce qu'on doit à beaucoup de bons esprits
qui , sans atteindre aux premiers rangs de la renommée , ont
concouru à la propagation des lumières , aux progrès de la
raison et du goût.
Une seconde observation portera sur l'étendue qu'on doit
donner aux discours envoyés au concours. L'Académie doit
desirer qu'un discours qu'elle couronne puisse être lu en entier
dans une séance publique , sans fatiguer l'attention des auditeurs
: c'est aussi l'intérêt des auteurs couronnés , et une partie
de leur triomphe ; mais cela ne peut avoir lieu si la lecture de
l'ouvrage demande plus d'une heure de temps : c'est la mesure
d'attention que l'Académie croit pouvoir attendre d'une assemblée
nombreuse.
"
L'Académie propose donc , pour la troisième fois , pour
sujet du prix d'éloquence , le Tableau littéraire de la France
au XVIIIe siècle ; et comme ce prix est assigné sur le fonds
de l'an 1805 , où il a été proposé , l'Académie se trouve en
état d'assigner sur le fonds de cette année un nouveau
prix d'éloquence. Le sujet sera l'Eloge de Pierre Corneille.
L'Académie Française avoit résolu autrefois de proposer
cet éloge , lorsqu'elle fut prévenue par l'Académie
de Rouen ; deux écrivains , qui furent ensuite membres de
l'Académie Française eurent les honneurs de ce concours .
Gaillard remporta le prix , et Bailly obtint l'accessit : leurs
ouvrages méritent d'être lus par les concurrens qui voudront
entrer dans cette noble lice , mais ne doivent pas les
décourager. Quoiqu'on ait beaucoup écrit et très - bien écrit
sur Corneille , l'éloge des grands hommes et l'analyse des productions
du génie offrent un fonds inépuisable de vues , de
sentimens et de pensées : on observe que les tragédies du créateur
de notre scène paroissent obtenir aujourd'hui plus de
faveur à la représentation , qu'elles n'en avoient obtenu depuis
long-temps , et même dans les dernières années du siècle de
Louis XIV. Il peut être intéressant d'en rechercher la cause ,
et cette circonstance même peut offrir quelque point de vue
nouveau.
5
84
MERCURE
DE
FRANCE
,
Il faut au vrai talent des difficultés à vaincre pour apprendre
à connoître ses forces , et il n'y a guère de difficultés de ce
genre qu'il ne vienne à bout de surmonter avec de la méditation
, de la patience et du goût. Celles que présente un sujet
qui paroît d'abord trop vaste pour être resserré dans les limites
d'un discours académique , forcent à écarter les idées communes
, et à bien ordonner celles qui sont nécessaires . La propriété
de l'ordre en tout est d'agrandir l'espace .
Ces réflexions se trouvent confirmées par l'examen des ouvrages
composés sur ce sujet , et présentés aux deux derniers
concours . Dans les premiers , l'embarras des auteurs se montre
par la manière vague et superficielle dont le plan est conçu ,
par des détails étrangers au sujet , et par une grande négligence
dans l'exécution . Le second concours a offert un progrès sensible
dans les ouvrages qui y ont été envoyés , et dont plusieurs
annonçoient une composition plus sage , des vues plus approfondies
, et une diction plus soignée.
I
L'Académie n'en a cependant trouvé que trois qui lui aient
paru mériter une attention particulière. L'un suppose dans son
auteur des connoissances étendues , des vues philosophiques et
le talent d'écrire ; mais il s'est trop étendu sur les progrès des
sciences dans le XVIII° siècle , au lieu de se borner à les considérer
dans leurs rapports avec la littérature. Il a fait une dissertation
philosophique , non un discours oratoire .
Dans les deux autres pièces , le sujet est considéré en général
sous son vrai point de vue , et les détails prouvent du goût et
du talent. L'un sur-tout a beaucoup d'éclat dans le ton , des
vues très-ingénieuses , un style animé , quelquefois éloquent.
Mais il s'y trouve des omissions importantes , des jugemens
hasardés , des recherches d'expression qui ne sont pas toujours
d'un goût assez pur.
Nous devons ajouter ici deux observations qui nous paroissent
essentielles pour guider les concurrens dans leur travail
, et les préserver de deux erreurs qui peuvent nuire à leur
succès.
La plupart de ceux qui ont envoyé des ouvrages au concours
ont paru croire qu'en proposant le Tableau littéraire du
XVIIIe siècle , l'Académie avoit eu pour but d'établir un
parallèle entre le XVIII et XVIIe siècle , et même d'élever
un de ces siècles au- dessus de l'autre . L'Académie n'a pas eu
une telle intention. Ces sortes de parallèles sont plus favorables
au bel esprit qu'au bon esprit , et produisent plus d'erreurs
que de vérités dans les jugemens qui en sont le résultat .
Les talens divers n'ont point de mesure commune : ceux qui se
sont exercés dans le même genre pourroient être plus aisément
comparés ; mais il est rare que la diversité des goûts , de
AVRIL 1807.
85
opinions, des études même ne fasse pencher la balance d'un
côté ou de l'autre , dans la main qui la tient.
*
L'Académie a desiré qu'on lui présentât une appréciation
fidelle et positive des richesses que le dernier siècle a ajoutées
au trésor littéraire de la France , sans chercher à en faire la
balance avec le fonds de richesses créé par le siècle précédent ;
elle a desiré sur-tout qu'on observât les progrès qu'a faits la
langue dans le même siècle , ce que tous les concurrens ont
trop négligé jusqu'ici . Il est important aussi de relever l'éclat
que les hommes de génie qu'il a produits , ont ajouté à la
gloire nationale , et ce qu'on doit à beaucoup de bons esprits
qui , sans atteindre aux premiers rangs de la renommée , ont
concouru à la propagation des lumières , aux progrès de la
raison et du goût.
Une seconde observation portera sur l'étendue qu'on doit
donner aux discours envoyés au concours. L'Académie doit
desirer qu'un discours qu'elle couronne puisse être lu en entier
dans une séance publique , sans fatiguer l'attention des auditeurs
: c'est aussi l'intérêt des auteurs couronnés , et une partie
de leur triomphe ; mais cela ne peut avoir lieu si la lecture de
l'ouvrage demande plus d'une heure de temps : c'est la mesure
d'attention que l'Académie croit pouvoir attendre d'une assemblée
nombreuse.
i
L'Académie propose donc , pour la troisième fois , pour
sujet du prix d'éloquence , le Tableau littéraire de la France
au XVIII° siècle ; et comme ce prix est assigné sur le fonds
de l'an 1805 , où il a été proposé , l'Académie se trouve en
état d'assigner sur le fonds de cette année un nouveau
prix d'éloquence. Le sujet sera l'Eloge de Pierre Corneille.
L'Académie Française avoit résolu autrefois de proposer
cet éloge , lorsqu'elle fut prévenue par l'Académie
de Rouen ; deux écrivains , qui furent ensuite membres de
l'Académie Française , eurent les honneurs de ce concours.
Gaillard remporta le prix , et Bailly obtint l'accessit leurs
ouvrages méritent d'être lus par les concurrens qui voudront
entrer dans cette noble lice , mais ne doivent pas les
décourager. Quoiqu'on ait beaucoup écrit et très - bien écrit
sur Corneille , l'éloge des grands hommes et l'analyse des productions
du génie offrent un fonds inépuisable de vues , de
sentimens et de pensées : on observe que les tragédies du créateur
de notre scène paroissent obtenir aujourd'hui plus de
faveur à la représentation , qu'elles n'en avoient obtenu depuis
long-temps , et même dans les dernières années du siècle de
Louis XIV. Il peut être intéressant d'en rechercher la cause ,
et cette circonstance même peut offrir quelque point de vue
Touveau. 3
86 MERCURE DE FRANCE ,
Le prix de poésie ne devoit être proposé qu'en 1808 ,
pour être décerné en 1809 ; l'Académie a cru devoir en annoncer
d'avance le sujet , afin de donner aux concurrens plus de
temps pour le méditer et le traiter. Le sujet sera les Embellissemens
de la Capitale. Il a paru riche et fécond. Des
canaux , des ponts , des quais, des fontaines , des arcs triomphaux
, des acquisitions inappréciables en monumens des arts ,
fruits de la conquête , l'achevement du Louvre pendant si
long-temps desiré et toujours en vain projeté ; ces objets
appellent non-seulement la palette du peintre , mais encore les
observations de l'homme de goût et les réflexions du philosophe.
Ils intéressent la salubrité de la capitale ; ils promettent
de nouvelles jouissances à ses habitans ; ils ajoutent à la
grandeur de l'Empire et à la gloire du souverain qui , ayant
conçu un si vaste plan dans des circonstances qui doubloient
la difficulté de l'exécution , aura su vaincre tous les obstacles :
ce sera acquitter en partie la dette de la capitale envers son
bienfaiteur, que de célébrer dignement le bienfait. On peut
observer que les productions de l'imagination et du goût caractérisent
l'esprit général et le degré de lumières qui existent
dans une nation , et que les grands monumens des arts
peignent plus particulièrement le génie et le caractère de
celui qui gouverne.
-L'Institut a tenu mardi 7 avril une assemblée générale
dans laquelle on a fait lecture de la lettre que S. Exc. le ministre
de l'intérieur a adressée au président de la classe des sciences
physiques et mathématiques , et par laquelle le ministre annonce
que S. M. P'Empereur a résolu de faire placer dans la
salle des séances de l'Institut la statue de M. d'Alembert. Dans
la même assemblée on a élu , au scrutin , M. Charles , pour
remplir la place de bibliothécaire de l'Institut , vacante par
la mort deM. Lassus.
-La commission formée dans le sein de la Classe des
beaux-arts de l'Institut de France , conformément au décret
impérial du 2 décembre dernier , pour l'examen des projets
des monumens à ériger aux armées , sur l'emplacement de
l'église de la Madeleine , a terminé samedi dernier , 28 mars 2.
l'examen des divers plans envoyés au concours. Quatre-vingtdeux
artistes avoient présenté leurs ouvrages ; un grand
nombre ont montré le talent le plus distingué ; le zèle de
tous a mérité des éloges . L'histoire de l'art n'avoit point offert
encore d'exemple d'un concours aussi remarquable que celui- ci ,
où l'entousiasme des artistes s'est trouvé excité tout ensemble
par la grandeur du sujet , celle des souvenirs , et l'espoir de
répondre à l'appel de S. M. l'Empereur. Vingt-un projets,
ont été distingués par la commission. Les auteurs n'ont pas
AVRIL 1807 . 87
encore été nommés , n'étant désignés d'après les conditions du
prospectus, que par les devises qu'ils ont prises.
-La reprise du Comte d'Essex , tragédie de Thomas
Corneille , n'a pas été bien vivement accueillie .
Mademoiselle Raucourt est partie , le 9 avril , pour
Milan , où l'appellent les soins de l'administration du théâtre
français , qu'elle a été chargée de monter dans cette ville . Mademoiselle
Georges remplira ses rôles , pendant son absence .
-
S. M. le roi de Naples a chargé M. Larive d'organiser le
théâtre français qui est déjà établi dans sa capitale. M. Larive
part de Paris sous peu de jours,, pour s'y rendre.
-La Rochelle,acteur du théât. Français , est mort le 9 avril .
- M. Perroud , destiné à remplacer M. Picard , lequel va
enfin cesser d'être comédien , a débuté cette semaine sur le
Théâtre de l'Impératrice , dans Médiocre et Rampant et
l'Auberge de Strasbourg. Il a été aussi applaudi qu'il avoit
coutume de l'être en province , et redemandé après la dernièr
pièce.
--
Une nouvelle édition des Lettres sur la Danse , par
M. Noverre , est sous presse. L'auteur y ayant fait des changemens
et des additions considérables , elle paroîtra sous le titre
de Lettres sur les Arts imitateurs en général , et sur la Dansè
en particulier, La première édition étoit devenue fort rare.
-M. de Lalande , doyen des astronomes de l'Europe , professeur
d'astronomie au collège de France , membre de l'Institut
national et de la légion d'honneur , est mort le 4 avril
à trois heures du matin. Il étoit âgé de soixante dix- neuf ans.
M. Georges-Louis Mouchelet , architecte et inspecteurgénéral
des bâtimens civils , est mort à Paris , le 2 avril 1807 , à
l'âge de 64 ans.
-
-Les propriétaires de jumens poulinières sont prévenus
que le haras d'expérience de l'école impériale vétérinaire
d'Alfort , possède des étalons du plus beau choix pour
le service des jumens de selle et de carrosse. La monte commence
le 1er avril prochain , et se continue pendant mai et
juin suivans , le prix de la monte est de 24 fr.; le saut sera
répété deux et trois fois , si cela est jugé nécessaire . L'étalon
destiné aux jumens de selle , est un cheval espagnol très- brillant
sorti du haras d'Aranjuez; celui destiné aux jumens de carrosse,
issu de la race normande , a toutes les belles formes et les qualités
du cheval Cotentiu .
-S. M. le roi de Naples persuadé que pour rendre aux
grandes choses les hommes qui en firent autrefois , il ne leur
manque que des secours et des encouragemens , et que le
peuple qui hérita d'une terre féconde en beaux-arts, doit en
4
88' MERCURE DE FRANCE ,
avoir le génie toutes les fois que les bienfaits de la natnre ne
seront pas combattus par les vices du gouvernement ; assuré
d'ailleurs qu'aucun autre pays ne renferme dans son sein des
trésors plus précieux , des monumens plus riches que celui de
Ja grande Grèce , ayant résolu de réveiller dans cette terre
classique , par tous les moyens posibles , le goût des sciences ,
des lettres et des beaux-arts ; après avoir ouï son conseil d'état ,
a décrété ce qui suit :
Art. Ier, Il sera formé une société d'hommes de lettres au
nombre de 40 , laquelle prendra le nom d'Académie royale
d'histoire et d'antiquités .
II. Les 20 premiers seront nommés par le Roi, Aussitôt
qu'il seront réunis en académie , ils préseuteront à S. M. trois
noms pour chacun de ceux qui doivent compléter le nombre
ci-dessus désigné.
III . L'académie se réuuira dans le palais dit des Etudes. Elle
aura un secrétaire perpétuel nommé par le Roi . Elle nom¬
mera un président pour trois mois.
IV. Les directeurs du Musée , des fouilles , de l'Imprimerie
Royale, seront nécessairement choisis parmi les membres de
l'académie.
V. Le ministre de la maison du Roi tiendra tous les ans à la
disposition de l'académie une somme de 8 mille ducats qui
seront distribués enjetons de présence , et 2 autres mille ducats
qui seront convertis en prix à donner aux auteurs de quatre
ouvrages , qui les mériteront au jugement de l'académie.
VI. L'académie tiendra deux grandes séances tous les ans,
On y fera le rapport et l'analyse des ouvrages qui auront mé¬
rité les prix , lesquels seront toujours distribués en séance publique.
VII. L'académie pourra nommer un correspondant dans
chacune des quatorze provinces du royaume.
VIII. Les académiciens seront admis à la cour.
IX. La première séance de l'académie aura lieu dans une
des salles de notre palais , où nous voulons , dit S. M. , l'assurer
nous-même de notre royale protection , et de l'intention
dans laquelle nous sommes de profiter de ses lumières et de
Coopérer au succès de ses travaux.
V. L'académie s'occupera d'un réglement pour sa discipline
intérieure , lequel sera soumis à l'approbation du roi.
-
Par un autre décret , sont nommés membres de l'aca
démie royale d'histoire et d'antiquités , savoir : MM. P. Andres
; le chevalier Arditi , l'archevêque Capecelatio , l'abbé
Gaetano Carcani , D. Cotuguo , Fr. Carelli , l'abbé Nicolas
Giampiti , François Daniele , le conseiller d'état Delfico , le.
professeur Garginio , l'abbé D. Gigli , l'abbé Gaetano Greco
AVRIL 1807 . 89.
l'évêque Lupoli , l'abbé G. Marano , le général Parisi , l'abbé
B. Pezzeti , l'évêque Rosini , le chanoine Fr. Rossi , et le
chevalier Villa Rosa.
PARIS, vendredi 10 avril.
Un de nos journaux publie aujourd'hui la lettre suivante de
Constantinople , en date du 9 mars :
>
;
>> La nouvelle répandue depuis quelques jours , que les
» Anglais ont repassé les Dardanelles , est confirmée ; ils sont
» sortis le 3 , après avoir essuyé un feu assez vif des batteries
>> ils ont abandonné une corvette et un navire marchand
» qu'ils avoient pris aux Turcs. On travaille à force pour
>> mettre les batteries des Dardanelles en état d'empêcher
>> toute nouvelle tentative de la part des Anglais. Chaque
>> jour on y envoie des troupes et des munitions ; mais
» le succès de cette expédition de l'amiral anglais a été
>>>>tel , qu'il ne sera probablement pas tenté d'en risquer
>> une seconde. » Legrand -seigneur parle avec enthousiasme
» de son admiration pour l'Empereur des Français ; il dit pu-
» bliquement que c'est sa fidélité à son alliance avec Napoléon
» qui lui a attiré la haine des Anglais ; qu'il s'en glorifie , et
» qu'avec l'aide de son illustre allié , il espère bien les en
>> faire repentir. » Sa Hautesse a fait saisir tous les biens des
» Anglais , et prohiber toutes les marchandises anglaises , dans
» l'étendue de l'Empire ottoman . » Nous avons reçu hierun
>> courrier de Perse , qui nous apprend que les Russes y ont été
>> battus à plusieurs reprises. » Enfin les Turcs viennent d'avoir,
» près d'Ismaïl , un avantage assez décidé sur les Russes qui ,
» obligés de diviser leurs forces pour faire face à tant d'en-
»> nemis , se trouvent nécessairement trop foibles par➡
» tout, etc. »
Samedi , 4 du courant , à deux heures après midi , en exécution
des ordres de S. M. l'EMPEREUR et ROI , S. A. S. Mgr.
le prince archichancelier de l'Empire , s'est rendu au sénat.
MM. Regnault ( de Saint-Jean d'Angely ) et Lacuée , orateurs
du conseil d'Etat , ont été introduits dans la séance.
S. A. S. a été reçue avec le cérémonial d'usage , et ayant
pris séance , a prononcé un Discours , après lequel il a été
fait lecture d'un Rapport du Ministre de la guerre à S. M.
l'EMPEREUR et Roi , et d'un Message de S. M. I. et R.
Sénat , ainsi conçu :
SÉNATEURS ,
au
« Nous avons ordonné qu'un projet de sénatus-consulte ,
rayant pour objet d'appeler dès ce moment la conscription
» de 1808 , vous soit présenté.
go MERCURE DE FRANCE ,
» Le rapport que nous a fait notre ministre de la guerre
» vous donnera à connoître les avantages de toute espèce qui
>> résulteront de cette mesure.
>> Tout s'arme autour de nous. L'Angleterre vient d'or-
» donner une levée extraordinaire de 200,000 hommes ;
>> d'autres puissances ont recours également à des recrutemens
» considérables. Quelque formidables , quelque nombreuses
» que soient nos armées , les dispositions contenues dans ce
» projet de sénatus-consulte nous paroissent , sinon néces-
» saires , du moins utiles et convenables. Il faut qu'à la vue
» de cette triple barrière de camps qui environnera notre
>> territoire , comme à l'aspect du triple rang de places fortes
>> qui garantissent nos plus importantes frontières , nos enne-
>> mis ne conçoivent l'espérance d'aucun succès , se décou-
>> ragent , et soient ramenés enfin , par l'impuissance de nous
» nuire , à la justice , à la raison.
*
» L'empressement avec lequel nos peuples ont exécuté les
>> sénatus-consultes du 24 septembre 1805 et du 4 décembre
» 1806 , a vivement excité en nous le sentiment de la recon-
>> noissance. Tout Français se montrera également digne d'un
>> si beau nom.
» Nous avons appelé à commander et à diriger cette inté-
» ressante jeunesse , des sénateurs qui se sont distingués dans
>> la carrière des armes , et nous desirons que vous recon-
>> noissiez dans cette détermination la confiance sans bornes
>> que nous mettons en vous. Ces sénateurs enseigneront aux
>> jeunes conscrits , que la discipline et la patience à suppor-
» ter les fatigues et les travaux de la guerre , sont les premiers
» garans de la victoire . Ils leur apprendront à tout sacrifier
» pour la gloire du trône et le bonheur de la patrie , eux ,
>> membres d'un corps qui en est le plus ferme appui.
>> Nous avons été victorieux de tous nos ennemis. En six
>> mois , nous avons passé le Mein , la Saale , l'Elbe , l'Oder , la
>> Vistule ; nous avons conquis les places les plus formidables
» de l'Europe , Magdebourg , Hameln , Spandau , Stettin
>> Custrin , Glogau , Breslau , Schweidnitz , Brieg ; nos soldats
» ont triomphé dans un grand nombre de combats et dans
» plusieurs grandes batailles rangées ; ils ont pris plus de
» 800 pièces de canon sur le champ de bataille ; ils ont dirigé
» vers la France 4000 pièces de siége , 400 drapeaux prussiens
» ou russes , et plus de 200,000 prisonniers de guerre ; les
» sables de la Prusse , les solitudes de la Pologne , les pluies de
» l'automne , les frimas de l'hiver , rien n'a ralenti leur
>> ardent desir de parvenir à la paix par la victoire , et de se
>> voir ramener sur le territoire de la patrie par des triomphes
» Cependant nos armées d'Italie , de Dalmatie , de Naples ,
AVRIL 1807 . 91
» nos camps de Boulogne , de Bretagne , de Normandie , du
>> Rhin sont restés intacts.
» Si nous demandons aujourd'hui à nos peuples de nou→
veaux sacrifices pour ranger autour de nous de nouveaux
» moyens de puissance , nous n'hésitons pas à le dire , ce n'est
» point pour en abuser en prolongeant la guerre. Notre poli-
» tique est fixe : nous avons offert la paix à l'Angleterre , avant
» qu'elle eût fait éclater la quatrième coalition ; cette même
>> paix , nous la lui offrons encore. Le principal ministre qu'elle
» employé dans ses négociations a déclaré authentiquement
» dans ses assemblées publiques que cette paix pouvoit être
>> pour elle honorable et avantageuse ; il a ainsi mis en évi–
» dence la justice de notre cause. Nous sommes prêts à con-
» clure avec la Russie aux mêmes conditions que son négocia
» teur avoit signées, et que les intrigues et l'influence de l'An-
» gleterre l'ont contrainte à repousser . Nous sommes prêts à
» rendre à ces huit millions d'habitans conquis par nos armes ,
» la tranquillité , et au roi de Prusse sa capitale. Mais si tant
» de preuves de modération si souvent renouvelées ne peuvent
» rien contre les illusions que la passion suggère à l'Angle-
» terre ; si cette puissance ne peut trouver la paix que dans
» notre abaissement , il ne nous reste plus qu'à gémir sur les
» malheurs de la guerre , et à rejeter l'opprobre et le blâme
» sur cette nation qui alimente son monopole avec le sang du
» continent. Nous trouverons dans notre énergie , dans le cou-
» rage , le dévouement et la puissance de nos peuples , des
» moyens assurés pour rendre vaines les coalitions qu'out
» cimentées l'injustice et la haine , et pour les faire tourner
» à la confusion de leurs auteurs. Français ! nous bravons tous
» les périls pour la gloire et pour le repos de nos enfans..
» Donné en notre camp impérial d'Osterode , le 10 mars
» 1807. »
Signé NAPO LÉON.
S. M. a rendu , le 20 mars , le décret suivant :
Art. I. Il sera formé cinq légions de réserve de l'intérieur,
destinées à la défense des frontières et des côtes de l'Empire.
-
II. Chaque légion sera composée de 6 bataillons ; chaque
bataillon de huit compagnies ; chaque compagnie de 160
hommes , dont 140 soldats et 20 officiers et sous officiers ;
savoir un capitaine , un lieutenant , un sous-lieutenant , un
sergent-major , un caporal-fourrier , quatre sergens , huit caporaux
, deux tambours , un sapeur pour les compagnies pair,
un musicien pour les compagnies impair.
III . Chaque légion sera commandée par un sénateur faisant
fonctions de chef de corps et d'inspecteur.
IV. La première légion se réunira à Lille ; la seconde à
92 MERCURE DE FRANCE ,
Metz ; la troisième à Rennes ; la quatrième à Versailles ; la
cinquième à Grenoble .
V. L'état-major de chaque légion sera composé , 1 °. du sénateur
, général de division , chef de légion ; 2°. d'un major , géné
ral de brigade ou adjudant-commandant ; 3° . de deux majors ,
qui seront attachés chacun à l'instruction et au commandement
de trois bataillons ; 4°. d'un commissaire des guerres , chargé
de l'administration de la légion , et d'un quartier- maître ;
5°. d'un porte-aigle du grade de capitaine , qui sera choisi
parmi les capitaines ou lieutenans des demi-brigades de vété-
Táns ; 6°. des chefs d'ouvriers , comme dans les régimens ordinaires.
Deux généraux de brigade , sans faire partie de la légion,
seront désignés pour commander chacun trois bataillons au
moment de l'entrée en campagne.
VI. Il n'y aura par légion qu'un drapeau ou aigle , et pour
chaque légion qu'un seul conseil d'administration. Ce conseil
sera composé du major-général , président ; des deux majors ;
du commissaire des guerres , secrétaire du conseil ; du quartiernaître
et du 1er capitaine de chaque bataillon. Les délibérations
seront soumises au chef de légion , qui présidera le conseil
quand il le jugera à propos.
VII. Chaque bataillon sera commandé par un chef de
bataillon , et aura un état- major conforme à celui des autres
bataillons de l'armée.
VIII. Les majors-généraux sont pris parmi les généraux de
brigade , ou adjudans - commandans ayant actuellement ce
grade ; les majors , parmi les majors de l'armée active , et les
chefs de bataillon , parmi les chefs des 3° et 4° bataillons qui
sont aux dépôts. Ces majors et chefs de bataillons seront remplacés
par des avancemens qui auront lieu dans la ligne.
IX. Les capitaines et lieutenans nécessaires à la formation
des cadres des compagnies seront fournis par les corps , conformément
au tableau. Les sous-lieutenans seront pris parini
les élèves de l'Ecole Militaire et de l'Ecole Polytechnique , et
parmi les vélites de la garde. Les sous - officiers manquans
seront choisis par le chef de légion parmi les meilleurs sujets
des compagnies et les anciens soldats avant leur congé.
er
X. Il y aura dans chaque légion une compagnie d'artillerie
de ligne , fournie par les 1º , 3º, 5º, 6º et 7 régimens d'artillerie
à pied. Cette compagnie sera complétée à 120 hommes ,
et servira huit pièces de canon.
XI. Les cinq légions de réserve de l'intérieur seront recrutées
par la conscription de 1808.
XII . L'uniforme de ces légions sera le même que celui de
l'infanterie de ligne.
XIII. Il sera pris des mesures pour que les vestes , les
AVRIL 1807 . 93
culottes , les schakos , les fusils et les gibernes soient fournis
sans délai aux conscrits des cinq légions.
XIV. Notre ministre de l'administration de la guerre fera
un règlement qui sera soumis à notre conseil d'Etat , pour
tout ce qui seroit à statuer et ne se trouveroit pas suffisamment
détaillé par notre présent décret.
XV. Nos ministres de l'intérieur , de la guerre , de l'administration
de la guerre et du trésor public sont chargés , chacun
en ce qui le concerne , de l'exécution du présent décret , qui
sera inséré au Bulletin des lois.
Par décret du même jour , le sénateur Colaud est nommé
commandant de la première légion de réserve de l'intérieur ;
le sénateur Sainte- Suzanne , de la 2° ; le sénateur Demont , de
la 3° ; le sénateur Laboissière , de la 4 ; le sénateur Valence, de
la 5º.
Par décret du 26 mars , la place de Brest est déclarée en
état de siége. Le sénateur d'Aboville est nommé gouverneur de
Brest , ayant sous ses ordres toutes les troupes de terre et de
mer et les gardes nationales ; il est exclusivement chargé de la
police de la ville .
Par un autre décret du même jour , la place d'Anvers est
mise en état de siége . Le sénateur Férino est nommé gouverneur
de la ville d'Anvers , ayant sous ses ordres les troupes de
terre et de mer et les gardes nationales. Il est exclusivement
chargé de la police de la ville.
-M. le conseiller d'Etat préfet du département de la Seine,
vu les ordres donnés par M. le conseiller d'Etat directeurgénéral
des revues et de la conscription militaire , vient de
prendre un arrêté , déjà imprimé et affiché , dans les termes
suivans :
er
Art. I". Tous les jeunes citoyens du département de la
Seine , qui doivent former la classe de la conscription de 1808,
c'est-à-dire , ceux qui sont nés depuis et compris le 1º janvier
1788 , jusqu'au 31 décembre de la même année inclusivement
, sont sommés de se présenter ,
avant le 10 mai prochain
, à leurs municipalités , pour s'y faire inscrire au tableau
de la conscription.
II. Le présent arrêté sera imprimé et affiché dans toutes les
communes du département de la Seine.
Un avis qui suit cet arrêté , rappelle et développe les lois
et règlemens relatifs à la conscription.
-Par décrets datés d'Osterode , les 1º et 3 mars , MM. Foucher
et Hanicque , généraux de brigade d'artillerie , sont
nommés généraux de division dans la même arme ; M. le
94 MERCURE DE FRANCE ,
général de brigade Compère est nommé général de division
MM. Huart , colonel du 42 ° de ligne ; Abbé , colonel de la
23 légère ; Cardenau , calonel du 1or de ligne ; Lebrun ,
colonel du 3 * d'hussards ; Pajol , colonel du 6° d'hussards
sont nommés généraux de brigade ; M. Valliu est nomme
colonel du 6º d'hussards ; M. Lacoste , major du 96" d'infanterie
, est nommé colonel du 27° d'infanterie légère.
Les mêmes décrets contiennent en outre cent vingt- six promotions
à divers autres grades militaires .
-
La commission militaire nommée par S. Exc. M. le
gouverneur de Paris , en vertu du décret de S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , en date du 21 mars 1807 , rendu
à Osterode , a condamné le nommé Charles- Samuel Vuitel ,
se qualifiant de négociant et officier dans un régiment suisse
au service de l'Angleterre , à la peine de mort , pour réparation
du crime d'espionnage.
-Lundi 6 avril , l'assemblée des députés juifs , choisis
dans les départemens de l'Empire Français et du royaume
d'Italie , et convoquée par le décret impérial du 30 mai 1806,
a tenu sa dernière séance..
Christophe , qui avoit succédé à Dessalines dans le commandement
des révoltés de Saint-Domingue , a été tué le
11 février; un nommé Pichon lui succède jusqu'à nouvel
événement.
LXVII BULLETIN DE LA GRANDE -ARMÉE.
Osterode , le 25 mars 1807 .
Le 14 mars , à 5 heures après midi , la garaison de Stralsund
, à la faveur d'un temps brumeux , déboucha avec
deux mille hommes , d'infanterie , deux escadrons de cavalerie
, et six pièces de canon pour attaquer une redoute cons→
truite par la division Dupas. Cette redoute , qui n'étoit ni
fermée , ni palissadée , ni armée de canons , étoit occupée
par une seule compagnie de voltigeurs du 58 de ligne.
L'immense supériorité de l'ennemi n'étonna point ces braves,
Cette compagnie ayant été renforcée par une compagnie de voltigeurs
du4 d'infanterie légère, commandée par le cap . Barral ,
brava les efforts de cette brigade suédoise . Quinze soldats suédois
arrivèrent sur les parapets , mais ils y trouvèrent la mort.
Toutes les tentatives que fit l'ennemi furent également inutiles.
Soixante-deux cadavres suédois ont été enterrés au pied
de la redoute. On peut supposer que plus de 120 hommes ont
eté blessés ; 50 ont été faits prisonniers. Il n'y avoit cependant
dans cette redoute que 150 hommes. Plusieurs officiers
AVRIL 1807. 95
N
suédois , décorés , ont été trouvés parmi les morts. Cet acte
d'intrépidité a fixé les regards de l'EMPEREUR , qui a accordé
trois décorations de la Légion- d'Honneur aux compagnies de
voltigeurs du 58° et du 4° de légère. Le capitaine Drivet , qui
commandoit dans cette mauvaise redoute , s'est particulièrement
distingué.
Le maréchal Lefebvre a ordonné , le 20 , au général de
brigade Schramm , de passer de l'ile du Nogat dans le Frisch-
Hoff , pour couper la communication de Dantzick avec la
mer. Le passage s'est effectué à trois heures du matin ; les
Prussiens ont été culbutés , et ont laissé entre nos mains
300 prisonniers.
A six heures du soir , la garnison a fait un détachement de
4000 hommes pour reprendre ce poste ; il a été repoussé avec
perte de quelques centaines de prisonniers et d'une pièce de ›
canon.
Le général Schramm avoit sous ses ordres le 2º bataillon
'du 2 ° régiment d'infanterie légère et plusieurs bataillons saxons
qui se sont distingués . L'EMPEREUR a accordé trois décorations
de la Légion d'Honneur aux officiers saxons , et trois aux sousofficiers
et soldats et au major qui les commandoit.
En Silésie , la garnison de Neiss a fait une sortie . Élle a
donné dans une ambuscade. Un régiment de cavalerie wurtembergeois
a pris les troupes sorties , en flanc , leur a tué
une cinquantaine d'hommes et fait 60 prisonniers.
Cet hiver a été en Pologne comme il paroît qu'il a été à
Paris , c'est-à-dire , variable . Il gèle et dégèle tour -à-tour .
Cependant nous sommes assez heureux pour n'avoir pas de
malades. Tous les rapports disent que l'armée russe en a , au
contraire , beaucoup . L'armée continue à être tranquille dans
ses cantonnemens.
Les places formant tête de pont de Sierock, Modlin , Praga ,
Marienbourg et Marienwerder, prennent tous les jours un nouvel
accroissement de forces. Les manutentions et les magasins
sont organisés , et s'approvisionnent sur tous les points de
l'armée. On a trouvé à Elbing 300,000 bouteilles de vin de
Bordeaux ; et quoiqu'il coûtât 4 fr. la bouteille , l'EMPEREUR
l'a fait distribuer à l'armée , en en faisant payer le prix aux
marchands.
L'EMPEREUR a envoyé le prince Borghèse à Varsovie avec
une mission.
LXVIII . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Osterode , le 29 mars 1807.
Le 17 mars à trois heures du matin , le général de brigade
Lefevre , aide- de-camp du prince Jérôme , se trouvant avec
trois escadrons de chevau-légers et le régiment d'infanterie
96
MERCURE
DE
FRANCE
, légèrè de Taxis , passa auprès de Glatz pour se rendre à Wutt
chensbourg. Quinze cents hommes sortirent de la place avec
deux pièces de canon . Le lieutenant- colonel Gerard les chargea
aussitôt et les rejeta dans Glatz , après leur avoir pris cent
soldats , plusieurs officiers et leurs deux pièces de canon.
Le maréchal Masséna s'est por é de Willenberg sur Ortelbourg;
il y a fait entrer la division de dragons Becker , et l'a
renforcée d'un détachement de Polonais à cheval . Il y avoit à
Ortelsbourg quelques Cosaques ; plusieurs charges ont eu lieu ,
et l'ennemi a perdu vingt hommes .
Le général Becker , en venant reprendre sa position à Wil→
lenberg , a été chargé par deux mille Cosaques ; on leur avoit
tendu une embuscade d'infanterie dans laquelle ils ont donné.
Ils ont perdu deux cents hommes.
Le 26 , à cinq heures du matin , la garnison de Dantzick a
fait une sortie générale , qui lui a été funeste. Elle a été
repoussée par-tout. Un colonnel , nommé Cracaw , qui avoit
fait le métier de partisan , a été pris avec quatre cents hommes
et deux pièces de canon , dans une charge du 19 de chasseurs.
La légion polomoise du Nord s'est fort bien comportée ; deux
bataillons saxons se sont distingués .
Du reste , il n'y a rien de nouveau ; les lacs sont encore
gelés ; on commence cependant à s'apercevoir de l'approche
du printemps.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'AVRIL.
- -C P
olo c.
DU SAM. 4. J. du 22 mars 1807 , 72f 3oc 25c 72f 000
ooc occ ooc oof oof 10c doc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc doe
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , oof. ooc ooc ooc doc
Act. de la Banque de Fr. 1210f ooc o0oof. ooc . 000c oỌC
DU LUNDI 6.
-
C pour o/o c. J. du 22 mars 1807 , 71f 75c 70c 6oc 50c
6oc 55c 3oc. ooc ooc ooc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof ooc. ooc . ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 121of ocoof. ooc ooc . ooccof
DU MARDI 7. -C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 71f 4of Foc 60c 700
750 700 750 650 75c . 72f00c ooc. ooc ooc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , oof. occ ooc ooc 000 000. 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1210f00c oooof. oocooc
DU MERCREDI 8. Cp.'o/o c. J. du 22 mars 1807 , 72f25c 30c 35c 25c
15c 25c ooc ooc . ooc oofooc o c. ooc of ooc . oof..
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 6gf 5oc . ooc . ooc OOC OÓC OỌC
Act. de la Banque de Fr. 1212f 5 coof cooof ooc
DU JEUDI 9. Cp. old c. J. du 22 mars 1807 , 72f 72f 10c 72f 7af 50 -
ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc ooc ooc occ oọc ooc ooc ooc OOC GOC OOC
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 69f 10c oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. 1217f 50c 1215f. 0000f
DU VENDREDI 10. C -
p. 0/0 c. J. du 22 mar3 1807 , 72f 20c 15e . 200
25c onc occ ooc ooc oof oof ooc ooc ooc oof oos ooc ooc ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 69f 25c noc , oof ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1215f 000,0000f
(No. CCXCX. )
( SAMEDI 18 AVRIL 18
DE
LA
MERCURE
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
SEINE
CY
1
LE TRIOMPHE DE LA RELIGION ,
FRAGMENT DU 111 CHANT.
Note du Rédacteur. M. de La Harpe avoit commencé, quelques années
ayant sa mort, un poëme intitulé : Le Triomphe de la Religion . La
mort ne lui a pas permis de l'achever. On ne connoît encore de ce poëme
que les portraits énergiques et brillans de Voltaire et de Rousseau , que l'auteur
lui-même fit imprimer dans ce Journal. Les vers qu'on va lire sont d'un
autre genre : ils sont tirés du troisième chant. Le poète , usant de tous les
priviléges du merveilleux chrétien , se transporte dans le Ciel ; il y voit tous
les Saints réunis autour du trône de Dieu , et peint , en retraçant leurs
divers caractères , les vertus et les bienfaits qu'on doit au Christianisme ;
DANS ce peuple d'Elus , ô Dieu, que de splendeur !
C'est là que de tes dons brille ta créature :
Tu lui rends tous les droits de sa noble nature ;
Riche de ta puissance , heureuse en ta bonté "
Pure dans ta sagesse et dans ta vérité.
Ton oeil n'aperçoit point , au séjour de la gloire ,
Tous ces faux demi-Dieux dont la vaine mémoire ,
Ici-bas adorée , a péri dans les cieux ;
Leurs jours, pleins devant nous, sont vides à tes yeux .
Ils sont morts devant toi tous ces grands , tous ces sages ,
G
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
Qui du monde et du temps ont brigué les hommages ,
Qui leur ont demandé ces couronnes d'orgueil ,
Ces titres du néant écrits sur un cercueil.
Le ciel ne connoît pas ces triomphes frivoles ;
A la terre abusée il laisse ses idoles .
Tes martyrs , près de toi , brillent au premier rang.
Ici , l'erreur insulte à leur gloire , à leur sang :
demande grace ;
Pour d'ingrats ennemis leur sang
Des prodiges sans nombre en ont marqué la trace ,
Ont révélé leur cendre à des peuples nouveaux ;
Une vertu céleste habite leurs tombeaux.
Vous partagez l'éclat de ces faveurs divines ,
De la sainte pudeur touchantes héroïnes ,
Compagnes de l'Epoux , délices de l'Agneau ,
Vierges que son amour dota d'un nom si beau.
Vous étiez devant lui les Anges de la terre ;
Vous êtes dans les cieux sa palme la plus chère.
Il place auprès de vous ces coeurs simples et droits ,
Qu'il instruisit lui-même à méditer ses lois ,
A chérir les humains en adorant leur père ;
Qui vers lui chaque jour montés par la prière ,
Par l'aveu des besoins attirant sa bonté ,
Sur sa force appuyoient l'humaine infirmité ;
Et , cherchant du devoir les routes peu frayées ,
Ont caché dans son sein des vertus oubliées .
Combien , dans un haut rang , d'autres plus éprouvés,
Dans le faste des cours nourris et préservés ,
·
Princes , rois , au Très-Haut qui traça leur carrière,
Ont offert en tribut le bonheur de la terre !
Et Dieu daigne à jamais acquitter dans ses Saints
Tout le bien qu'en son nom ils ont fait aux humains ;
Tout ce que leur dicta ce sublime héroïsme
Qu'en vain le siècle impie a nommé fanatisme.
Des Saints fondèrent seuls , en vingt climats divers ,
Ces asiles pieux à l'indigence ouverts ,
Que n'av it point connus l'humanité païenne ,
Et qu'enrichit des rois l'opulence chrétienne ,
Seul refuge où le pauvre , objet de tous les soins ,
Ait un droit assuré , celui de ses besoins ,
Où ce seal droit prépare un lit à la souffrance ,
Le pain à la vieil esse , et le lait à l'enfance.
Ils furent Saints aussi ces hommes sans éclat ,
Aux travaux , aux périls dévoués par état ;
Qui , portés sur les mers en des pays barbares ,
AVRIL
1807 .
..99
Disputant des captifs à leurs maîtres avares ,
Pour briser leurs liens , sans cesse alloient offrif
L'or sacré que leur zèle avoit su conquérir .
La Charité guidoit ces courses magnanines ;
Et Dieu seul bien souvent en conǹut les victimes.
La Charité portoit aux plus lointains climats
Ces envoyés du Ciel , qui bravant le trépas ,
Couroient , la croix en main , de rivage en rivage,
Eclairer par la foi l'ignorance sauvage.
La Charité voulut qu'un sexe foible et doux ,
De ses sens délicats surmontant les dégoûts ,
Souvent même échappé des bras de la mollesse ,
Des pompes de la cour , des jeux de la jeunesse ,
Vint s'asseoir près du lit de l'humble pauvreté.
Servi par la grandeur , soigné par la beauté ,
Le pauvre a béni Diĝu des vertus qu'il inspire ,
Et que
seul peut payer le ciel qui les admire.
Et vous , de qui la foi veilla dans les déserts ,
Lampe toujours brillante aux yeux de l'univers,
Devant qui pâlissoit le mensonge indocile ,
Quand vos rayons si purs éclairoient un concile ,
Combien de votre voix le pouvoir respecté
De la Religion soutint I pureté !
Saints orateurs, j'entends en Europé , en Asie,
Eclater votre voix qui confond l'hérésie .
Son opprobre est gravé dans vos puissans écrits ,
Faits pour rendre au néant ces frivoles esprits ,
Qui nous ont paru grands en des jours de délire :
Ils ont fondé l'erreur , et l'erreur les admire .
Son règne est d'un moment : la vérité des Saints
Celle qui du Très- Haut expliqua les desseins ,
Est encore ici-bas d'honneurs environnée ,
Et s'éternise au sein du Dicu qui l'a donnéë.
REMERCIMENT A MA FEMME,
NON, ma Muse n'est point ingrate ;
Et quand ma fièvre et ses accès
Me laissent , dans deux jours de paix,
Revoir ton souris qui me flatte ,
Accepte mon remercîment ,
O mà compagne douce et bonne ,
Des mille soins qué constamment ,
100 MERCURE DE FRANCE ,
Et sans y penser seulement,
Ton coeur depuis six mois me donne.
Ah, que souvent il a gémi ,
Lorsque dans mon sein a frémi
Ce serpent glacé qui frissonne ,
Ce volcan fougueux qui bouillonne ,
Ce Protée , agile ennemi ,
Là , ruisseau dans l'ombre endormi,
Là , torrent qui s'enfle et qui tonne !
Que d'Esculapes généreux
Ont cherché les pas ténébreux
De ce tigre qui les étonne,
Dont aussi parfois je raisonne,
Sans y rien comprendre comme eux !
1 i
Oh, qu'il m'est doux , dans ma détresse,
Quand l'ardente fièvre me presse ,
De boire , par l'eau tempéré ,
D'un joli vin blanc , acéré ,
Que tu m'offres avec tendresse , 4 * 1 *
Que ma main verse avec vitesse
3 00s
Au fond de mon sein altéré !
Lorsque je te tiens dans mon verre,
O frais nectar ! ô jus divin !
Je me dis : « Tout bon médecin
» Prononcera , j'en suis certain ,
» Que jamais on ne désespère
» D'un malade dans sa misère
>> Tant qu'il a du goût pour le vin. »
C'est l'avis de notre Esculape ,
Du bon et sensible Voisin ,
Mon ami , l'ami du raisin ,
Que d'abord la vérité frappe ,
Et voit toujours sur son chemin;
Qui laisse faire sans injure ,
Mais en l'observant d'un oeil fin ,
Sa médecine à la nature ;
Qui, place parmi les grands noms ,
Tenta , dans le siècle où nous sommes,
D'ôter , comme la fièvre aux hommes,
La clavelée à nos moutons .
En vain les langueurs accablantes ,
En vain les fièvres dévorantes ,
Tant d'autres monstres odieux,
AVRIL 1807. ΙΟΙ
A l'air hagard , aux fronts livides ,
C: chés sous des antrés perfides , '
Voudroient échapper à ses yeux ; å
Dans leurs détours mystérieux ,
Il les poursuit d'un pa's rapide';
Et bientôt leur rage homicide
Cède à ses coups victorieux.
L'Espérance au front radieux ,
Quand c'est toi, Voisin, qui la guides ,
Nouveau jardin des Hesperidés ,
Nous promet ses fruits précieux.
Je les vois s'empresser d'éclore.
Déjà pour nous brillent encore
Les pommes d'or de la santé.
Le miroir de la véritě,
Par son éclat que tu diriges,
Chasse et l'audace et les prestiges
Du charlatanisme irrité . "
Fais- nous voir long- temps ces prodiges,
Pour le bien de l'humanité.
A toi , Voisin , le pauvre en larmes ,
Chaque mal , chaque âge a recours.
Le temps cruel , tu le désarmes :
Lorsqu'à travers leurs sombres jours ,
La vie encor , par tes secours ,
Fait aux vieillards luire des charmes ,
Nos Philémons sont sans alarmes ,
Mais leurs Baucis tremblent toujours.
Aussi , ma sensible compagne
rak
Te dit , n'osant croire ses voeux :
« Ses frissons seront-ils nombreux ?
» Ils sont déjà moins rigoureux ;
D
( Wale a
Quand la fièvre vient après eux ,
» Le sommeil du moins l'accompagne ;
>> Mars s'enfuit déjà loin de nous :
» Dites , hélas , l'espérez-vous ,
"}
Qu'après tant de craintes mortelles ,
» Le vol joyeux des hirondelles ,
» Un ciel plus clair , un temps plus doux,
» L'extrait pur des herbes nouvelles ,
» Aidant ses forces naturelles ,
£ ***
» Pourront me sauver mon époux ? »
O sexe fait pourla tendresse ,"
La douleur te vend nos enfans ,
3
103 MERCURE
DE FRANCE
,
915
Tu veilles sur nos pas naissans ;
De toi l'homme a besoin sans cesse ;
Par toi , nous vivons au berceau ;
Par toi , nous marchons au tombeau
Sans voir la route , et sans tristesse !
Du Ciel la profonde sagesse
Fit de toi notre enchantement ,
Notre trésor le plus charmant ,
Notre plus chère et douce ivresse ,
Et nos amis les plus constans ;
Le transport de notre jeunesse ,
Le calme de notre vieillesse ,
Notre bonheur dans tous les temps.
Par M. Ducis , de l'Académie Française.
ENIGME.
MÈRE de mille enfans que la terre me donne ,
Pour voir ce que je porte , il faut ouvrir mon corps ;
La nature en naissant m'a fait une couronne ,
Et dessous mon écorce a caché mes trésors .
LOGOGRIPHE
Je suis un globe frais , et du plus beau vermeil ;
Elastique au toucher , et charmant au coup-d'oeil .
En divisant les pieds qui forment mon essence ,
Je présente un métal précieux aux mortels ;
Un animal utile ; un grain qu'on ensemence ;
Une ville française ; un mal des plus cruels ;
Un habitant des cieux ; la cause des tempêtes ;
La mesure des jours des hommes et des bêtes.
3 L
CHARADE.
MODESTE et simple en sa parure ,
Philis ignore mon premier ;
Elle s'assied sur la verdure ,"
Et se mire dans mon dernier.
Quelques fleurs forment sa couronne ;
Celle qu'on porte sur le trône
Pour Philis seroit mon entier.
Par un Abonne.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Meúnjer.
Celui du Logogriphe est Lièvre , où l'on trouve lèvre.
Celui de la Charade est Ver-jus.
AVRIL 1807 :
103
OBSERVATIONS sur l'article Bélemnite du Nouveau
Dictionnaire d'Histoire Naturelle ; suivies de nouvelles
Remarques sur le système d'une prétendue
transition graduée entre les êtres et entre les
substances minérales.
J'AI annoncé , dans mes Observations sur l'article Lenticulaire
du Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle , insérées
dans le N°. 289 du Mercure , que l'article Bélemnite n'est pas
plus exact. Je dois en donner les preuves.
La bélemnite , après la Lenticulaire numismale , est le corps
marin fossile le plus intéressant à bien connoître à cause de sa
forme remarquable , qui est celle d'une pointe de flèche , dont
elle porte le nom , et de la très-grande quantité qu'on en
trouve. Sa longueur varie depuis un pouce environ jusqu'à
près d'un pied. De sa base , qui a quelquefois un pouce et
demi de diamètre , la bélemnite diminue graduellement jusqu'à
l'autre extrémité , qui se termine en pointe. Cette forme singulière
a fixé l'attention des curieux de tous les temps. Les uns
l'ont cru tombée avec le tonnerre , et l'ont appelée pierre de
tonnerre ; d'autres lui ont donné le nom de pierre de lynx ,
s'imaginant qu'elle étoit une concrétion de l'urine de cet animal
on l'a prise depuis pour une pointe d'oursin, ensuite
pour une dent de poisson ou d'une espèce de crocodile . Pline
l'a nommée doigt du mont Ida ( dactylus Ideus ) , parce qu'on
en trouve beaucoup , sans doute , sur cette haute montagne , et
que sa forme a du rapport avec celle d'un doigt ; enfin , et c'est
l'opinion de quelques naturalistes modernes , on la regarde
comme une coquille de l'espèce de l'orthocératite.
Le même motifqui m'engagea de chercher à bien connoître
l'organisation de la numismale pour remonter , s'il étoit possible
, à son origine , m'a conduit à faire les mêmes recherches
pour la bélemnite. J'ai donné le résultat de ces recherches
dans le Journal de Physique de floréal an IX , sous le titre
d'Observations sur la bélemnite. Je ne m'arrêtai qu'à la dernière
opinion : on a bientôt reconnu qu'elle n'est ni une pointe
d'oursin , ni une dent ; et j'examinai si elle pouvoit être une
coquille , caractère que je ne lui avois jamais reconnu.
La bélemnite , dont la forme est celle d'un cône fort alongé,
est solide dès sa pointe jusqu'aux deux tiers de sa longueur ;
4
104 MERCURE DE FRANCE .
l'autre tiers est creusé en entonnoir , et cette cavité contient
un corps qui la remplit exactement , composé d'une pile de
petites calottes , dont la réunion forme un cône ; et ces petites
calottes , semblables à des verres de montre , s'emboîtent les
unes dans les autres , se touchent immédiatement , ne sont point
percées , et n'ont pas de syphon. Ce corps , connu sous le nom
d'alveole , se sépare facilement de la bélemnite ; un grand
nombre ne le contiennent plus : la cavité est alors remplie par
la matière de la couche où la bélemnite est renfermée. L'alvéole
qu'on trouve aussi séparée ne participe point à la contexture
de la bélemnite , elle reçoit l'impression des matières de la
couche : elle est pierreuse , cristalline ou pyriteuse , selon l'espèce
des dissolutions qui l'ont pénétrée.
La bélemnite dont la couleur est plus ordinairement brupissante
, a quelquefois la demi-transparence de la corne ; elle
montre dans sa cassure transversale une convergence de rayons
de la circonférence au centre ; et sa coupe longitudinale , passant
par l'axe du cône , une réunion de lignes serrées qui , par
tant de la pointe et successivement le long de l'axe , l'environnent
et vont aboutir , en s'écartant , à la circonférence , formant
autour de l'axe ou point central d'où elles partent , un
angle de dix à douze degrés. Ces lignes , qui représentent ainsi
une suite de cornets alongés qui s'emboîtent les uns dans les
autres , et dont la bélemnite reçoit sa forme , montrent dans la
cassure transversale des cercles concentriques qui croisent les
rayons. Lorsque la bélemnite a subi quelques décompositions ,
ces cercles paroissent séparés à sa base en lames très-minces
et sur les côtés ils présentent des tranches comme les feuillets
d'un livre. Je ne connois qu'un seul cas où cette contexture
s'efface en partie , c'est lorsque la bélemnite est devenue siliceuse
, et ce cas est rare. Sa surface est ordinairement lisse ,
quelquefois elle est grainelée comme l'une des surfaces de l'os
de la sèche. Je possède quelques bélemnites demi-transparentes ,
trouvées par mon fils aîné dans une couche d'argile des côtes
de Kent, où les cornets qui s'emboîtent les uns dans les autres
se distinguent parfaitement à l'extérieur par une légère séparation
de la lame mince qui les forme.
La bélemnite dont il y a quelques espèces , l'une desquelles
a sur le côté une légère rainure ou gouttière , n'est le noyau
d'aucune coquille , on ne l'a jamais trouvée dans une coquille ,
ni dans aucune autre enveloppe ; elle est toujours isolée , dans
quelque espèce de couche qu'elle soit renfermée. On la trouve
dans des couches calcaires , argileuses , de craie blanche et sableuses
: on en voit quelquefois qui sont chargées à leur surface
de petites huîtres et de vermiculites ; quelquefois encore on en
AVRIL 1807 .
105
voit percées de pholades. La bélemnite , en un mot, comme la
numismale , est un fossile distinct , seul de son genre , qui ne
doit être classé, avec aucun autre fossile.. 1
La bélemnite n'étant pas une coquille , ni le noyau d'aucune
coquille , doit être rangée dans la classe des corps qui
ont été renfermés dans un animal du genre des mollusques ,
dont on a un exemple dans l'os de la sèche. L'enveloppe charnue
ou gélatineuse de cet animal s'est décomposée et détruite dans
les couches où il fut déposé , et le corps dur est resté isolé,
séparé de son enveloppe. Les bélemnites chargées à leur surface
de petits corps marins , sont celles dont l'animal avoit péri
dans la mer même , comme on trouve fréquemment sur le
bord de la mer des os de sèche isolés , amenés par les flots.
L'orthocératite ou corne droite , avec laquelle on ne cesse
de confondre la bélemnite , est une coquille ; quelques-unes
en ont retenu des traces très-apparentes , et même nacrées. Elle
est cloisonnée dès sa pointe jusques à quelque distance de sa
base ou bouche , comme la corne d'Ammon l'est depuis le
centre de sa spirale jusques à quelque distance de sa bouche ;
et ses cloisons laissent entr'elles un intervalle , comme celles
de la corue d'Ammon et du nautile chambré ; et , comme elles ,
elles sont percées d'un syphon qui communique d'une cloison
à l'autre jusqu'à son extrémité . Son test , qui n'est ni lamelleux
, ni rayonné , est sans organisation comme celui des coquilles
; il change de nature suivant les substances dont il est
pénétré dans la couche calcaire ou argileuse qui la renferme.
II y en a de plusieurs espèces comme de la corne d'Ammon ,
dont les unes ont leurs cloisons unies , et les autres découpées
en feuilles de persil . Quelques -unes ont leur pointe recourbée ,
et se nomment lituites de lituus, crosse pastorale ( 1 ) .
L'orthocératite est , en ligne droite , ce que la corne d'Ammon
est en spirale : tellement que si par la pensée , on déroule
et on étend une corne d'Ammon , on auroit une orthocératite ,
comme celle-ci paroîtroit une corne d'Ammon si , de même
par la pensée , on la rouloit en spirale . Ces observations , fondées
sur les faits , démontrent avec évidence que la bélemnite
et l'orthocératite sont deux fossiles distincts , qui n'ont rien de
commun l'un avec l'autre.
Cependant , quoique ces Observations aient paru dans le
Journal de Physique deux ans avant la publication du Nouveau
(1) La figure 15 de la planche 20 du Nouveau Dictionnaire , donnée
sous le nom de Baculite , est un fragment de l'orthocératite à cloisons
découpées en feuilles de persil. On voit , par cette figure , le grand rapport
qu'ily a entre les espèces de l'orthoceratite et celles de la corne d'Ammon.
106 MERCURE DE FRANCE ,
Dictionnaire d'Histoire Naturelle , on y lit ce qui suit à l'article
bélemnite :
« Genre de coquilles dont les caractères sont d'être multi-
» loculaires... d'avoir une seule loge apparente dans la plupart
» des espèces , les anciennes ayant été successivement effacées
» par la contignité et l'empilement des cloisons. Les coquilles
» de ce genre s'appellent aussi orthoceratites.... Quelquefois
» elles sont partagées intérieurement en un grand nombre de
» cavités par des diaphragmes parallèles , et traversées par une
» tubulure qui va jusqu'à la pointe.... On a beaucoup disserté
» sur les bélemnites ; aujourd'hui on convient généralement
» qu'elles ont eu la même organisation que les ammonites....
» Comme on ne connoît pas encore de véritables bélemnites
» marines, on ne peut que former des conjectures sur la forme
» de l'animal qui les habitoit. Il peut être assimilé cependant
» à celui des nautiles .... Leur volume varie infiniment ; on en
>> connoît depuis quelques pouces jusqu'à une demi -toise et
>> plus de longueur. »
On est vraiment étonné d'une description où rien n'est
applicable à l'objet décrit , et où il n'est rien dit de son organisation
caractéristique . Celui qui ayant ouï parler de la bélemnite
, et ne la connoissant pas , croiroit apprendre à la connoître
en lisant son article dans ce Nouveau Dictionnaire , resteroit
non-seulement aussi ignorant après l'avoir lu , mais il le seroit
plus encore , puisqu'il y recevroit des notions toutes contraires.
D'où vient cela ? Quelle peut en être la cause ? .... Elle tire
sa source de plus d'un motif.
« On a beaucoup disserté , dit l'auteur, sur les bélemnites ;
» aujourd'hui on convient généralement qu'elles ont eu la
» même organisation que les ammonites. » Qui convient de
cette organisation semblable ? Ceux , sans doute , des naturalistes
qui , entraînés par une première méprise , ne veulent plus
convenir qu'ils se sont trompés. S'il s'agissoit d'un fossile
moins répandu , la méprise seroit peu importante ; mais elle le
devient beaucoup quand l'objet de cette méprise se trouve
presque partout. « Aujourd'hui on convient généralement !... >>
C'est une de ces assertions qu'on hasarde , et qui réussissent
souvent. On croit sur parole , sans examiner soi-même , et
l'erreur se propage.
« Les bélemnites ont eu la même organisation que les
>> ammonites. » Expression singulière , mais remarquable. Si
elles avoient eu cette organisation , elles l'auroient encore : elle
y existeroit comme elle existe dans les cornes d'Ammon , dans
l'orthocératite et dans les nautiles fossiles ; mais la vérité est
que les bélemnites n'ont jamais eu cette organisation. De telles
AVRIL 1807 . 107
erreurs ont cependant lieu de surprendre : car la contexture
de la bélemnite , que j'ai décrite , est plus apparente que la
spongiosité des os , et elle est bien plus frappante , la bélemnite
montrant la contexture rayonnée dans toute sa longueur ,
en quelque endroit qu'on la rompe.
Les coraux , les madrépores et les bois fossiles , ont souvent
leur contexture effacée par la pénétration des particules spathiques
ou siliceuses ; mais les coquilles à cloisons les conservent
toujours dans l'état de fossiles : cette organisation est
trop prononcée pour disparoître. La contiguité et l'empilement
des cloisons qui , dit - on , les efface successivement , est
une supposition purement gratuite. La partie solide de la
bélemnite , qui fait les deux tiers de sa longueur , n'eut jamais
de cloisons. L'alvéole , lorsqu'elle est conservée , présente une
pile de disques qui ne doivent être appelés ni cloisons, ni diaphragmes,
parce qu'ilsse touchent et ne partagent aucun espace
vide. Cette alvéole est très-singulière , et particulière à la bélemnite.
Elle n'a dû adhérer à la cavité qui la renferme que par
des ligamens , puisqu'elle en est si souvent séparée . Les disques
qui la composent doivent avoir pu se mouvoir les uns sur les
autres : on les trouve souvent isolés, et ils ressemblent à de petites
calottes. Quelle pouvoit être la fonction de cette alvéole dans
l'animal vivant ? On la découvriroit peut-être s'il étoit connu .
J'ajouterai cette réflexion . La bélemnite a été désignée successivement
sous le nom de doigt , de fer de flèche , de pointe
d'oursin , de dent de poisson ; tous ces noms pouvoient lui
être donnés d'après sa forme. Celui même de pierre de tonnerre
n'a rien de trop extraordinaire. On trouvoit à la surface
du terrain des pierres isolées formées en pointe de flèche,
comme on représente l'extrémité de la foudre ; on en concluoit
qu'elles étoient tombées avec le tonnerre , dans un temps où
l'on ignoroit ce que c'étoit que les fössites marins . Le nom
même de pierre de lynx n'est pas sans aucun motif. La demitransparence
et la couleur de plusieurs de ces fossiles , et leur
contexture toujours rayonnée et luisante , a pu la faire nommer
ainsi , dans ces temps d'ignorance , où l'on attribuoit au lynx
des propriétés extraordinaires.
"
Mais l'orthocératite , qu'on ne trouve que très-rarement à
la surface du terrain , et très- vraisemblablement jamais entière ,
à cause de sa longueur , qui est cloisonnée presque d'un bout
à l'autre , et traversée par un canal ou syphon , pouvoit-elle
donner lieu à ces diverses assimilations ? Certainement à aucune :
ce fossile étoit d'ailleurs très- peu connu .
J'ai donné de nouvelles Observations sur la bélemnite et
l'orthocératite , qui ont paru dans le Journal de Physique de
ventose au XII ( mai 1804 ) , accompagnées d'une planche qui
108 MERCURE DE FRANCE ,
représente trois sections différentes d'une orthocératite , dessinées
d'après nature , l'une desquelles montre la bouche qui a
servi de loge à l'animal. Cette bouche est sans cloisons dans
une longueur de cinq pouces ; elle représente celle de la corne
d'Ammon et du nautile chambre. Cette orthocératite est de
l'espèce dont les cloisons sont unies sans découpures ; ces cloisons
sont percées sur le bord , et le syphon les traverse d'un
bout à l'autre. A juger de la longueur qu'auroit cette orthocératite
, d'après le peu de divergence des côtés de ce fragment
, qui a dix pouces , elle devoit être au moins de trois
pieds . Cette longueur ne doit point surprendre , car beaucoup
de cornes d'Ammon , dont la spirale seroit redressée , auroient
plus encore de longueur. J'invite les personnes qui prennent
intérêt à ces questions , qui sont importantes en histoire naturelle
, à lire ces Observations .
ге
J'ai à regretter que l'éditeur ou le rédacteur du Journal de
Physique , n'ayant point senti l'importance qu'il y avoit à
rendre dans la gravure le dessin tel que je l'ai envoyé , pour
épargner peut-être quelques frais de plus , ou par quelque
autre motif, a réduit dans la figure 1 " l'espace vide sans cloisons
au tiers de sa longueur réelle , et , par cette réduction , a
supprimé en grande partie la portion la plus essentielle de
l'objet. L'observateur exact a lieu de se plaindre de telles
inexactitudes , en même temps qu'elles nuisent à la science .
En parcourant quelques articles voisins de l'article bélemnite,
le début de l'article Baryte , ou terre pesante, a attiré mon
attention. L'auteur annonce qu'il regarde cette terre pesante
comme voisine de la métalléïté ; qu'il doit y avoir une transition
graduée des substances terreuses aux substances métalliques
: « Car, dit-il , la nature ne fait jamais de saut dans sa mar-
» che ; c'est un principe qu'on ne doit jamais perdre de vue. »
Cette hypothèse de transition graduée dans la nature , donnée
avec ce ton affirmatif comme un principe , tient au système
qui rejette toute révélation d'une création ; qui regarde la
nature entière comme produite par elle-même à l'aide d'une
vie interne de la matière , d'une sorte de gravitation vitale,
et qui fait exister une transition non interrompue par nuances
insensibles , depuis la substance la plus brute jusqu'à l'homme .
Suivant les partisans decesystème , «la nature produisit d'abord
» des ébauches informes , des étres imparfaits , qu'elle per-
» fectionne lentement , en les imprégnant d'une plus grande
» quantité de vie . Tous les animaux , ajoutent-ils encore , ne
» sont que des modifications d'un animal , d'un végétal ori-
» ginaires. ( 1) »
( ) Article Nature du Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle.
AVRIL 1807 . jög
"
A entendre ces écrivains , le livre de la nature leur est
ouvert ; ils sont initiés dans ces secrets ; ils ont pénétré jusque
dans la substance intime des êtres. Cependant , tout ce qu'ils
annoncent avec ce ton affirmatif, n'est autre chose qu'une suite
de mots , de phrases et d'assertions , dont voici le résumé : « La
» nature doit être telle qu'ils la conçoivent ; donc elle l'est . »
Ainsi , tous les animaux , tous les végétaux étant , suivant eux ,
des modifications d'un animal et d'un végétal originaires , ils
résulte de cette étrange conception que la baleine et le rat,
le chéne et le roseau , proviendroient d'un même animal , d'un
même végétal. Ces rapprochemens suffisent seuls pour montrer
tout l'égarement de tels systèmes.
Mais ces scrutateurs de la nature qui , à leur dire , l'ont suivie
dans sa marche dès son origine , ne pourroient pas faire seulement
un brin de paille , ni reproduire la moindre des substances
que l'homme détruit , dénature ou décompose.
Le chimiste , qui nous donne dans le plus grand détail la
liste des ingrédiens qui entrent dans la composition d'une
substance qu'il analyse , en nous apprenant qu'il y a tant de
silice , d'alumine , de magnesie , etc. , fait si bien la balance de
ces ingrédiens avec le poids du fragment qu'il a analysé , qu'il
n'y manque presque rien. Cependant , s'il mêloit ensemble
chacun de ces ingrédiens dans la dose qu'il a déterminée , et
qu'il fit subir à ce mélange toutes les ressources de ses fourneaux
, de ses dissolvans , de ses triturations , pour reproduíre
la substance qu'il a décomposée , il auroit , hélas, un résultat
très-différent ! Les substances impondérables qui font la liaison
et peut -être le caractère de la substance analysée , n'y sont
plus, elles sont dissipées ; le chimiste ne peut pas les rappeler ,
' elles lui sont inconnues,
1.
Cette impuissance absolue où nous sommes de rien reproduire
, qui prouve qu'on est bien éloigné de connoître le vrai
composé de chaque substance , devroit , ce semble , rendre plus
modeste , et conduire à s'humilier , dans le sentiment de son
ignorance , devant l'Auteur de la nature , devant le Créateur
de tous les êtres.
C'est d'après ce système de transitions graduées, résultat
d'une imagination qui veut tout soumettre à ses propres con-
'ceptions , qu'elles soient ou non conformes à ce que dictent les
phénomènes , qu'on a prétendu ´établir un passage de la cristallisation
à l'organisation , étayé sur plusieurs substances
minérales citées, dont on a totalement méconnu la nature.
La terre pesante , dont il est question , n'ayant rien de
métallique , est distincte des métaux, et ne fait point un passage
à la métallisation.
>
110 MERCURE DE FRANCE,
Les observateurs attentifs qui sont impartiaux dans leurs
recherches pour parvenir à connoître la vérité , ne voient nulle
part cette transition prétendue Le saut est absolu , par exemple
, entre la cristallisation et l'organisation , entre les substances
minérales et les corps organisés. Je l'ai démontré dans
mes dernières observations, en faisant l'examen des substances
minérales citées , d'après lequel j'ai prouvé , par la nature de
ces substances , qu'aucune d'elles ne se rapproche de l'organisa
tion. Toutes les plantes , tous les animaux étant chacun distinct
dans son espèce , il ne peut y avoir et il n'y a point en effet
de transition de l'un à l'autre.
En un mot , chaque substance , chaque espèce d'être est soi.
L'observation exacte l'atteste ; et cette observation est conforme
à l'histoire révélée de la création , qui nous apprend que DDiIeEuU
créa les plantes et les animaux chacun dans son espèce , et
donna à chaque espèce la faculté de se reproduire.
Le saut est absolu entre l'animal qui a le plus d'instinct ou
de connoissance , et l'homme doué par son Créateur de raison
et d'intelligence. Cette grande vérité , cette distinction éminente
est une source bien précieuse de joie et de consolation
pour l'homme instruit et religieux , comme elle l'est pour
l'homme qui , sans avoir de connoissance en histoire naturelle ,
est guidé par les mêmes sentimens.
Et si nous portons nos regards sur les globes qui brillent
dans les cieux , le saut n'est- il pas absolu entre le soleil et
les planètes , qui tirent de cet astre la lumière et la vie ? Le
saut n'est-il pas absolu entre la lumière et les ténèbres ? La
terre et toutes les planètes ne seroient - elles pas dans les ténèbres
sans la lumière de l'astre qui les éclaire ?
Cet astre , dont les merveilles surpassent notre entendement ,
comment a-t-il été formé lui-même ? D'où a- t- il reçu sa première
existence ? D'où a-t-il cette essence lumineuse , celte
splendeur qui fait briller à nos yeux les beautés ravissantes de
la nature ? Quelle combinaison sublime présente à la raison
ce grand ensemble ! Quelle combinaison sublime dans cette
liaison entre l'astre qui éclaire et qui vivifie , et tous les
êtres qui reçoivent les bienfaits de ses émanations ! Ces merveilles
ne tracent- elles pas en caractères éclatans de lumière
et d'évidence , que la même main toute-puissante qui forma le
soleil a formé tous les globes qu'il éclaire , donué l'existence à
tous les êtres qui les habitent , et pourvu à tous leurs besoins ?
Cependant l'orgueil humain ( chose étrange ! ) ne pouvant
détruire cette vérité sublime , dont l'évidence est aussi lumineuse
que le soleil lui-même , cherche à exténuer les idées
précieuses et consolantes qu'elle inspire , en affectant de repréAVRIL
1807 .
III
nul
senter notre système planétaire comme un point presque
dans l'immensité de l'univers. Mais , aux yeux de la raison , plus
ces merveilles sont multipliées , plus elles annoncent la grandeur
et la toute -puissance de l'Eire éternel qui les forma . Chacun
de ces globes étant couvert bien sûrement de ses bienfaits ,
comme la terre , ils ont tous également part , comme elle , aux
soins de sa surveillance divine. Et l'être intelligent qui l'adore ,
qui s'élève jusqu'à lui , qui desire avec ardeur de contempler
de plus près cet Être infiui en bonté comme en puissance ,
ne doit-il pas espérer de voir un jour l'accomplissement de
son desir, qui semble lui être inspiré par DIEU lui- même !
G. A. DELUC.
Genève , le 8 avril 1807 .
Sermons de Messire Jean - Baptiste - Charles - Marie de
Beauvais , évêque de Sénez . Quatre vol . in- 12. Prix : 12 fr.,
et 16 fr . par la poste. A Paris , chez Adrien Leclère ,
imprimeur de Son Eminence Monseigneur le cardinal
archevêque de Paris , quai des Augustins ; et chez le Normant
, imprimeur-libraire.
L'ÉLOQUENCE de la chaire est due au Christianisme, à qui il
étoit donné de perfectionner et d'épurer toutes les conceptions
humaines.
Si l'on veut consulter les préceptes que les plus grands
maîtres de l'antiquité ont tracés sur l'éloquence , qu'y trouvera-
t- on ? La Rhétorique d'Aristote , si estimable et si solide
sous d'autres rapports , enseigne à profiter des passions des
hommes pour soutenir le pour et le contre. Les livres de
Cicéron sur l'orateur , écrits d'une manière plus noble et plus
brillante , contiennent les mêmes principes ; et un livre entier
de l'ouvrage de Quintilien est consacré à développer la même
doctrine . Ainsi l'éloquence , chez les anciens , fut toujours considérée
comme une arme à deux tranchans , dont il étoit
possible de se servir soit pour le bien , soit pour le mal. La
belle définition que l'antiquité a donnée de l'orateur parfait ,
ne prouve rien contre cette assertion . En exigeant que l'orateur
fût un homme vertueux doué du talent de la parole ( 1 ) , elle n'a
guère demandé que des vertus apparentes ; et , comme l'ob-
( 1 ) Cette définition est de Caton. Quintilien la rapporte dans le premier
chapitre de son douzième livre.
112 MERCURE DE FRANCE ,
serve très-bien un écrivain du dix-huitième siècle ( 1 ) , « dé
» quelque austérité de moeurs que l'orateur fit profession ,
» on voit que dans son art il se détachoit de lui-même , et
» se donnoit tout à sa cause bonne ou mauvaise , juste ou
n injuste , la bien défendre et la gagner étoit sa tâche , son
devoir, son unique religion. »
7
En examinant les devoirs et les fonctions de l'orateur chrétien
, qui pourra douter que la religion n'ait épuré et perfectionné
l'éloquence , et qu'elle n'ait réalisé dans toute son étendue
la définition de l'antiquité : Vir bonus dicendi peritus ?
En effet , le ministre des autels parle au nom de Dieu : loin .
d'entrer dans les intérêts des hommes , il en ordonne le sacrifice
; loin de flatter leurs passions , il les combat . Du haut de
la chaire évangélique , il fou 'roie les vices , quelque forme
qu'ils prennent trop grand pour employer les petites ruses
de l'éloquence , il ne se sert que de mouvemens élevés ; planant
sur les événemens , les lieux et les circonstances , il préche une
doctrine fixe ; et rattachant tout au dogme et à la morale que
Dieu a donnés aux hommes , s'il s'abaisse quelquefois aux
détails de nos foiblesses , de nos préjugés , de nos illusions ,
il conserve toujours le ton majestueux et indépendant que lui
attribué son saint ministère.
La littérature est , comme on l'a très-bien observé , l'expression
des moeurs ; et l'on peut juger , sous plusieurs rapports
, les moeurs d'un siècle d'après les écrits qu'il a produits
et admirés. Les sermons des grands prédicateurs , quoiqu'ils
doivent être séparés de la littérature en général , et appréciés
d'après d'autres règles , ne sont pas moins propres à mettre
sur les voies de cette connoissance précieuse ; mais c'est sous
un autre rapport que le moraliste doit les étudier.
Dans tout ouvrage littéraire , dont l'agrément fait le principal
mérite , il est nécessaire que l'auteur sacrifie plus qu
moins aux opinions de son temps : c'est ce qui fournit ensuite
à l'observateur attentif les moyens de tirer avec certitude des
résultats moraux . Dans les sermons , au contraire , où l'orateur
doit être l'organe constant de la parole de Dieu , tout
(1 ) Cet écrivain est M. Marmontel , qu'on n'accusera certainement pas
d'avoir voulu déprimer l'éloquence des anciens en faveur de l'éloquence
chrétienne. Il ajoute ( Elémens de Littérature , page 132 , tome de ses
(Euvres ) : « Ils avoient tous pour règle , en amplifiant , d'exagérer ce qui
» leur étoit favorable , d'affoiblir et d'atténuer ce qui leur étoit opposé.
» Pour rendre ridicule l'adversaire ou sa cause , il falloit savoir employer.
» proposde petits mensonges , souvent même inventer : sive habeas vere
» quod narrare possis , quod tamen est mendaciunculis aspergendum ,
» sive fingas. » ( CICER, de Orat. )
sacrifice
AVRIL 1807.
113
DEP
sacrifice aux opinions regnantes est interdit ; et l'on ne peut
recueillir des matériaux sur la morale de chaque âge , qu'en
saisissant dans ces harangues le sens précis des instructions et
des exhortations qui ont pour but de corriger ou d'affoiblir
les vices à la mode. Il résulte de cette différence bien établie ,
que si la littérature , par la condescendance qui lui est impo
sée , sert à exprimer les moeurs , l'éloquence de la chaire est
sans cesse employée à les réprimer ; et qu'ainsi l'observateur ,
en prenant à regret dans l'une des notions qui souvent l'affligent
, puise avec satisfaction dans l'autre des leçons qui
l'éclairent , l'instruisent et élèvent son ame distinction qui
montre toute la dignité de la parole sacrée , trop pure et trop
forte pour suivre les variations continuelles des égaremens des
hommes .
Mais si , par son but , l'éloquence de la chaire a tant de
supériorité sur l'éloquence profane , quelles difficultés n'offre
t-elle pas à ceux qui veulent s'y consacrer ? Dépourvu de
tous les moyens vulgaires d'émouvoir les hommes , où l'orateur
trouvera-t-il des ressorts pour les convaincre et pour les
persuader ? « L'éloquence sacrée , dit M. Marmontel , n'a pas
» les mêmes armes que l'éloquence profane. Elle peut bien
>> employer une action variée et véhémente , pleine de cha-
>> leur , d'enthousiasme , de sensibilité , de naturel et de can-
» deur ; mais d'opposer le vice au vice , les passions aux
» passions ; d'intéresser , de faire agir en sa faveur la vanité ,
» l'orgueil, l'ambition , l'envie , ou la colère ou la vengeance ,
>> c'est ce qui n'est pas digne d'elle . Tous ses moyens doivent
» être innocens , et tous ses motifs vertueux les uns surna-
» turels dans les rapports de l'homme à Dieu ; lès autres plus
» humains , dans les rapports de l'homme à l'homme , et dans
» ses retours sur lui- même ; mais ceux-ci toujours épurés. »
On voit dans quelles étroites bornes l'éloquence de la chaire
est resserrée. Mais l'Ecriture et les Pères ouvrent le champ le
plus vaste aux travaux de l'orateur. Dans les premiers siècles
de l'Eglise , les prédicateurs se bornoient à expliquer les Livres
Saints ; ils en développoient le sens , et en appliquoient les
principes. C'est pour cela que les sermons de toute espèce ont
été appelés la parole de Dieu. Dans les siècles plus rapprochés
de nous , on a quitté cette coutume méthodique ; et l'on
a cru plus utile de traiter séparément les principaux sujets.
Mais , pour rappeler toujours l'origine de la prédication , on
a adopté les textes dont les sermons ne sont que les développemens.
Ainsi , l'Ecriture est toujours la base des travaux apostoliques
, et l'orateur a soin de joindre à son texte tous les
passages qui peuvent se rapporter au sujet : c'est donc en
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
s'identifiant , pour ainsi dire , avec les Livres Saints qu'il peut
parvenir à son but.
Il y a plusieurs écueils à éviter dans cette carrière difficile .
Quelques prédicateurs se permettent de jouer sur les mots du
texte , et de lui donner un sens différent de celui qui est généralement
adopté. C'est dénaturer l'éloquence sacrée , et ne
courir qu'après les succès d'un bel -esprit . Quelques autres se
bornent à citer des passages de l'Ecriture qui n'ont pas un
rapport assez direct avec leur sujet. C'est encore un défaut
essentiel : les textes sacrés doivent être fondus dans le discours
du prédicateur . Dans les Livres Saints , tout se tient, tout se
suit ; en ne citant que quelques passages , on s'expose à les
expliquer mal ; et si l'on veut leur donner une interprétation
ingénieuse et nouvelle , on s'éloigne absolument du genre.
:
L'imitation des Pères doit être plus générale que particulière
; il faut en connoître l'esprit plutôt que quelques opi
nions isolées car , comme l'observe très - judicieusement
Fénélon , ils ont donné souvent des sens pieux qui n'ont rien
de littéral , ni de fondé sur les mystères et les figures prophé
tiques. En les étudiant , on doit donc plutôt saisir l'ensemble
de leur doctrine que les suivre dans les détails. Alors c'est la
source la plus pure que les prédicateurs puissent consulter a
les Peres sont les vrais interprètes de l'Ecriture .
On voit par l'exposition rapide de ces principes , que
l'éloquence
académique doit être bannie de la chaire . Ce n'est pas
pour récréer les hommes qu'on les appelle ; c'est pour les con
vaincre , les toucher et les ramener à la bonne voie . « Dans
» Saint Paul , dit Saint Augustin , la sagesse n'a point cherché
la beauté des paroles ; mais la beauté des paroles est allée
au-devant de la sagesse . » Fénélon cite à ce sujet un exemple
qui mérite d'être rappelé. On demande à quelqu'un ce qu'il a
retenu d'un sermon dont il paroît très-satisfait : il répond « que
» les pensées de l'orateur dépendent du tour et de la finesse des
» expressions , et que si l'on y change quelque chose tout
» s'évanouit. » « Vous devez en conclure , dit l'interlocuteur ,
» que ce sermon n'a ni solidité ni substance , et que l'orateur ,
» a manqué son but , qui devoit être de graver ses leçons dans
» la mémoire des auditeurs . >>
La parole de Dieu doit être à la portée de tout le monde s
les tours affectés , les subtilités de pensées et de langage ne lui .
conviennent point.
Ce n'est pas qu'on prétende en bannir les véritables beautés
oratoires. Saint Augustin distingue deux choses dans l'orateur
chrétien : sapienter dicere ; ce qui veut dire que le prédica
teur ne doit jamais s'éloiguer de son sujet , et le traiter avec
AVRIL 1807.
115
ses
la sagesse que demande son ministère . Il ajoute : eloquenter dicere;
ce qui sig ifie que le prédicateur peut_orner
harangues des beautés chastes de l'éloquence. Ce Père , qui a
donné les meilleurs préceptes de la prédication , ajoute que
l'orateur doit s'emparer des trésors de l'antiquité pour rendre
l'effet de ses discours plus prompt et plus sûr : Quæ tanquam
aurum et argentum debet ab eis auferre christianus , ad usum
justum prædicandi Evangelii.
I faut dans la chaire établir le dogme en principe , et le
discuter rarement . Les bornes d'un discours , les distractions
inevitabiés de l'auditoire , doivent éloigner les controverses.
Les rues du prédicateur contre les incrédules , se bornent
donc aux faits et aux preuves morales. Bossuet et Bourdaloue ,
les plus grands théologiens de leur temps , ne se sont presque
jamais écartés de cette méthode . Nous en citerons deux
exemples tires de l'évêque de Meaux. Il établit la religion par
une preuve de fait. Après avoir parlé de la mission des Apôtres ,
de l'ignorance de ces hommes obscurs : « Voilà , ajoute-t- il ,
'ce qar fait voir la vocation des Apôtres : elle montre que
»: l'Eglise est un édifice tiré du néant , une création , l'oeuvre
» d'un main toute puissante. Voyez la structure , rien de plus
» gram ; to fomlement, c'est le néant même. »>
Dans un
autre discours , Bossuet confond les incrédules par la preuve
morale Leples frappante : « Les absurdités , dit-il , où tombent
» les incrédules en niant la religion , deviennent plus insoute-
» nables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour
» : n vouloir pas croire des mystères incompréhensibles , ils
» suivent l'une après l'autre d'incompréhensibles erreurs. >>
En évitant les discussions scholastiques , l'orateur chrétien
doit crain re de tomber dans le défaut opposé , qui consiste à
négliger la partie doctrinale , pour ne s'occuper que de la
morale de la société. Les grands objets que renferment les
mystères , ainsi que l'observe très-bien l'éditeur du livre que
nous annonçons , communiquent aux compositions de l'orateur
une vigueur et une majesté que la morale simple ne
comporte point par elle-même. Ce défaut, auquel les prédica
teurs calvinistes ont été entraînés , sur-tout dans ces derniers
Lemps , sufaroit pour les mettre bien au - dessous de nos ora
teurs sacrés , en supposant même l'égalité de génie .
Nos quatre grands sermonaires se sont conformés aux principes
que nous venons d'indiquer , Bourdaloué avec la force
irrésistible de sa dialectique , Bossuet avec la hauteur de son
génie , Fénelon avec son onction touchante , et Massillon
avec son effusion persuasive et entraînante. Il est à remarquer
que Bossuet et Fénélon sont ceux qui ont saisi le plus heureu-
T
H 2
116
MERCURE
DE FRANCE
,
Ja
sement le ton , le style et la couleur des Livres Saints. Ces
deux génies si peu semblables ont tiré de la même source ,
l'un ces grandes images qui frappent , étonnent et attèrent ,
l'autre ces images douces dont le charme entraîne plus qu'il
ne subjugue . Quelle mine féconde présente donc l'Ecriture ,
puisque deux de nos plus grands orateurs , dont les talens
étoient si différens , y ont puisé ce qu'il ont de plus sublime !
M. l'évêque de Senez marcha de très-bonne heure sur les
traces de ces hommes illustres il n'avoit pas trente ans , et
déjà il prêchoit à la cour. Plusieurs personnes l'ont blamé
d'étre entré si jeune dans cette carrière difficile : elles ont
cru qu'on ne pouvoit posséder à cet âge l'instruction nécessaire
; mais elles n'ont pas considéré que l'éloquence de la
chaire demande les qualités extérieures , et qu'on ne peut
les acquérir que dans la jeunesse. Si l'on ne commence à
prêcher qu'à l'époque où toutes les habitudes sont prises , il
sera impossible de se former à la diction et au geste , sans
lesquels les plus beaux discours perdent une grande partie de
leur effet. Nos grands orateurs n'ont pas attendu si tard pour
annoncer la parole de Dieu on sait que Bossuet sortant de
théologie prêcha plusieurs fois devant une assemblée illustre ,
et que les encouragemens qu'il reçut décidèrent sa vocation :
Fenélon s'exerça presque au même âge dans la maison des
Nouvelles Converties ; et Massillon étoit déjà connu dans sa
Congrégation , par ses talens oratoires , quand il fut appellé
à la cour.
On a fait un reproche plus grave à M. l'évêque de Senez ;
c'est de n'avoir pas assez approfondi l'Ecriture , et d'avoir
borné la plupart de ses instructions à la morale.
La lecture de ses sermons nous a fait penser que ce jugement
étoit trop sévère. Il nous a paru que M. l'évêque de Senez
possédoit toute l'instruction nécessaire , mais que souvent il
ne faisoit qu'indiquer les sources , sans y puiser tout ce qu'elles
pouvoient fournir : ce défaut méritoit d'être relevé. Mais
a-t-on bien réfléchi aux circonstances dans lesquelles se
trouvoit l'orateur ? L'irréligion triomphoit , les moeurs
étoient entièrement dépravées quel résultat auroit - il pu
attendre , s'il eût attaqué de front les erreurs de son siècle ?
N'auroit-il pas irrité ses auditeurs plus qu'il ne les auroit
ramenés? Il falloit donc , sans se plier en aucune manière aux
folies du temps , prendre une route détournée : il falloit com
mencer par rétablir les bases de la morale , pour parvenir
ensuite à rappeler à la religion d'où elle découle. Quand on
a obtenu d'un homme qu'il pratique les vertus sociales , on
n'est pas loin d'obtenir qu'il pratique les vertus chrétiennes,
AVRIL 1807. 117
Si M. l'évêque de Senez , à l'exemple de quelques- uns de
ses contemporains , n'eût prêché qu'une morale humaine , il
auroit mérité des reproches très - graves ; mais ses principes
étoient bien éloignés de cette erreur : toutes ses instructions
n'ont pour fondement que la religion ; et s'il s'étend quelquefois
sur les peintures touchantes des vertus que le monde
admire , sans les attribuer à la foi , il a soin de montrer que
leur principe sûr et inébranlable ne peut exister que dans le
Christianisme.
Le malheur des circonstances a donc empêché M. l'évêque
de Senez de porter l'éloquence de la chaire aussi loin qu'il
l'auroit pu , s'il eût vêcu dans un siècle meilleur. Il est sûr
que ses sermons sont moins substantiels , moins solides que
ceux des grands-maîtres. Mais n'ont-ils pas une utilité qui u'a
Fas été assez remarquée ? Dans ce siècle si léger , si frivole
et si peu attaché à la religion , les sermons de Bourdalone ,
de Bossuet , de Masillon peuvent être regardés comme une
nourriture trop forte : ceux de M. de Beauvais ne doivent-ils
pas être considérés comme une pré aration à une doctriné
plus élevée ? La religion , dont l'indulgente charité se prêté
aux nécessités des foibles , dédaigneroit-elle un orateur qui ,
sans abandonner la dignité de son ministère , cherche a ramener
les hommes égarés , en conformant quelquefois son langage à
leurs besoins ?
Ce caractère qu'a développé M. l'évêque de Senez a quel
ques rapport avec celui de Fénélon . On y reconnoît la mèmé
douceur , la même grace insinuante ; mais on desireroit dans
les sermons de cet orateur une solidité que l'archevêque de
Cambray sait si bien joindre aux charmes et à l'élégance de la
diction. On desireroit que ses pensées fussent plus nourries ,
que l'orateur sacrifiât moins et à l'harmonie du style.
Cette douce indulgence qui caractérise M. l'évêque dé
Senez , ne l'empêche pas de combattre avec force les nouveaux
systèmes. Quand il traite ce sujet , il trouve une énergie qui né
paroissoit pas lui être naturelle. Il a prévu , ainsi que plusieurs
hommes éclairés de son temps , les désastres qui menaçoient
la France ; et lorsque nous parlerons de l'oraison funèbre de
Louis XV, un de ses chefs- d'oeuvre , nous aurons occasion
de citer quelques-unes de ses étonnantes prédictions.
Nous nous bornerons dans ce premier extrait à donner une
idée de la manière de cet orateur. Un de ses ouvrages les plus
touchans est son sermon sur l'amour, paternel. Nous le choisissons
de préférence , parce qu'une des parties de ce discours
a quelques rapports avec un sermon de Massillon. Nous rapprocherons
quelques morceaux des deux orateurs ;
et ce
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
parallèle pourra servir à confirmer le jugement que nous
avons cru devoir porter sur les talens oratoires de Ml'évêque
de Senez .
;
On croit assez généralement que c'est Rousseau qui a ranimé
la tendresse des mères , et qui les a portées à nourrir ellesmêmes
leurs enfans. Cet unique service que la philosophie
se vante d'avoir rendu à l'humanité , peut lui être disputé
avec avantage par la religion. M. l'évêque de Senez , dans le
sermon dont nous nous occupons , a rappelé aux femmes ce
pieux devoir ; et nous ne craignons pas d'être démentis en
avançant que le prédicateur , soit par la force des raisons , soit
par la tendresse des sentimens , l'emporte souvent sur le philosophe.
Il puise dans la religion ce que l'autre cherche dans
la nature:
« Je sais , dit M. l'évêque de Senez , que dans l'état présent
» de nos moeurs , toutes les mères ne sont pas en état de remplir
ces premiers devoirs. Non , sans doute , mes frères ;
>> il faudroit que la mollesse n'eût pas énervé parmi les riches ,
» les corps ainsi que les ames ; mais si Dieu leur permet de
» suspendre les fonctions de mères , leur permet-il aussi d'en
» suspendre les sentimens et les tendres alarmes , d'oublier
» leur enfant , et de l'abandonner aveuglement à des mains
» étrangères ? Et qui pourroit penser , sans en être ému , au
» déplorable sort de ces innocentes créatures ? Faut - il que
» des prêtres soient obligés de donner à des mères des leçons
» de tendresse ? Hélas , cet âge est si touchant par sa foi-
» blesse, et si intéressant par son innocence ! Il ne peut réclamer
» lui-même ses droits : c'est à nous , protecteurs nés des foi-
» bles et des petits , à les réclamer pour lui. Nous parlons'
» au nom d'un Dieu qui prend le titre de père des orphelins ;
» et ce triste nom d'orphelin ne convient-il pas à des enfans
» ainsi abandonnés ! Ces lamentables paroles de Jérémie dc-
» voient donc convenir si littéralement à nos moeurs : La fille
» de mon peuple est cruelle comme l'oiseau qui abandonne
» ses petits dans le désert ! Les enfans ont demandé du pain ;
» il ne s'est trouvé personne pour leur en rompre : la langue
» desséchée de celui qui est encore à la mamelle , s'est atta-
» chée àson palais : adhæsit lingua tactentis ad palatum ejus
>> in siti. »
Les philosophes accusoient la religion de favoriser les voeux
forcés. Vainement leur répondoit-on que c'étoit un abus,
monstrueux que l'Eglise condamnoit. Ils ne prodiguoient pas.
moins leurs déclamations , soit dans des romans soit dans
des pièces de théâtre , soit dans des poëmes. Il faut entendre
AVRIL 1807. 119
M. l'évêque de Senez parler sur cette matière , pour se
convaincre de l'absurdité de leurs plaintes :
>>
« Mais pourrai -je passer ici sous silence l'indignation du
» ciel et de la terre , de toute la nature , contre la sacrilége
tyrannie qui , sous prétexte d'assurer à un enfant un asile
» dans la maison du Seigneur , forceroit cet enfant malheu-
>> reux à s'ensévelir malgré lui dans le cloître ? Saint asile , le
» plus aimable de tous pour les ames que la grace y appelle ,
>>- est-il sur la terre un état si heureux ? Mais est- il aussi un
>> état plus cruel pour le captif involontaire qu'on y enchaîne ?
>> En vain la religion , qui ne voulut jamais que des victimes
>> volontaires , a établi les précautions les plus sages pour
> empêcher cette odieuse violence ; en vain , avant d'admettre
» le serment sacré , nous interrogeons la victime sur la liberté
>> de son choix ; en vain nous éprouvons sa sincérité : les
>> menaces lui ont imposé une dissimulation impénétrable ;
elle prononce dans nos mains avec une sérénité apparente
de voeu fatal qu'elle maudit dans le secret de son ame . Dieu
» juste , avec quelle indignation vous puniriez un père bar-
>> bare etc. » .
»
Après avoir donné une idée du style de M. l'évêque de Senez ,
nous allons le comparer à Massillon : tous deux ont blâme la
préférence trop grande accordée aux aînés dans les familles
illustres; et tous deux ont prédit les malheurs qui pouvoient
en résulter,
Voici comment s'exprime M. l'évêque de Senez :
¿« Je sais , dit-il, les préférences que les lois accordent au pre-
» nier né , pour perpétuer les noms illustres dans le même de-
» gré d'honneur et d'opulence; mais faut-il que ses malheureux
» frères soient réduits à l'indigence ? Faut-il qu'ils soient con-
» damnés à un célibat forcé , réprouvé par la loi de Dieu ,
» par la loi de la nature , et qui éteint insensiblement les races
» les plus illustres ? Faut - il que des pères ajoutent encore à
>> des lois si partiales , une nouvelle partialité ? Vous qui
» voulez élever une tige orgueilleuse aux dépens des tristes
>> branches que vous laissez dessécher , prenez garde que
» votre ambition ne soit trompée , et que votre injustice ne
» soit punie par l'extinction de votre race et de votre nom
» et par l'ingratitude même de celui que vous aurez enrichi
» des dépouilles de ses malheureux frères. »
Massillon condamne le mêine abus dans son sermon sur la
vocation :
« Dieu , dit-il , regarde avec des yeux favorables ces familles
» heureuses , où chacun est à la place que lui-même avoit mar
quée. Le vieillard Jacob voit en mourant la grandeur fu→
1,20 MERCURE DE FRANCE ,
» ture de ses enfans , parce qu'en leur prédisant des destinées
» différentes , il ne leur prédit que le dessein de Dieu sur
» . eux, La prospérité des maisons n'est pas toujours dans la
» fortune , mais dans le caractère et dans la vertu de ceux qui
» les soutiennent. Si le Seigneur n'édifie lui- même la maison,
» en vain travaille celui qui s'efforce de l'élever. ( Ps. 126 ).
» Aussi leur décadence , leurs calamités sont comme une ma-
» lédiction que Dieu a toujours attachée au crime des voca-
» tions forcées. On sacrifie des cadets infortunés à la gran-
» deur d'un, aîné ; les débauches l'épuisent ; il meurt sans.
» postérité ; et son nom s'éteint avec lui , et avec le sacerdoce
» forcé de ses frères. Que de maisons illustres tombées dans
>> l'oubli subsisteroient encore aujourd'hui , si ces sacrifices
» de l'ambition et de la cupidité n'en avoient sapé les fon-
» demens , et enseveli leur nom et toute leur grandeur sous leur :
» ruine ! Laissez vos enfans sous la main de Dieu ; mes
» frères , il n'est pour nous de situation sûre , et pour le
» monde et pour l'éternité , que celle où il nous a placés
» lui-même. »
M. l'évêque de Senez , comme on a pu le voir , néglige un
peu d'appliquer l'Ecriture , tandis que Massillon en tire ses
raisonnemens les plus puissans. Il est à remarquer aussi , dans
la suite du sermon du prédicateur moderne , qu'il glisse légèrement
sur les consolations que la religion peut donner à
quelqu'un dont la vocation a été forcée ; Massillon , au contraire
, s'étend beaucoup sur cet objet important . Il tire de
l'Ancien Testament l'exemple le plus heureux ; et c'est un des
morceaux les plus touchans de ce grand orateur.
« Oui , mes frères , dit-il , et c'est une vérité de foi : quelle
» que puisse être la situation de la créature , son sort n'est
» jamais désespéré sur la terre : il n'est point d'état où la péni-
» tence ne soit possible ; le Seigneur n'est pas tellement
» assujetti aux lois de sa justice , qu'un excès de miséricorde ne
» puisse en tempérer la rigueur ; et quoique la loi déclarat
» coupable de mort ceux qui entroient dans la chambre
» d'Assuérus sans y être appelés , il restoit encore néanmoins
>> une ressource aux téméraires qui l'avoient violée , et le
» grand roi pouvoit encore étendre sur eux le sceptre de sa
» douceur et de sa clémence. »
Dans quelques autres passages de son sermon , M. l'évêque
de Senez applique très-bien l'Ecriture. Nous en citerons un ,
exemple par lequel nous terminerons ce premier extrait.
Après avoir recommandé aux pères de ne point contraindre «
leurs enfans en les mariant , le prédicateur s'arrête sur le sort
AVRIL 1807 .
12r
des rois , qui doivent quelquefois faire à l'intérêt de leurs
peuples le sacrifice de leurs inclinations les plus chères :
Les princes , qui jouissent de tant de prérogatives sur le
>> reste des hommes , ne peuvent dans cette circonstance con-
» sulter leurs coeurs. Comme autrefois le fils d'Abraham , il'
» faut qu'ils envoient chercher leur compagne dans des régions
» étrangères. Triste condition des enfans des rois d'être ainsi
» exposés à sacrifier leur inclination aux intérêts des nations et
» à la concorde des empires ! Heureux ceux que le Seigneur a
>> traités aussi favorablement que le jeune Isaac , et à qui il a
» donné des épouses telles que leur coeur eût pu les choisir ,
» s'ils avoient joui de la même liberté que les simples
>>> citoyens ! >>>
Dans un autre extrait , nous parlerons des Panégyriques et
des Oraisons funèbres de M. l'évêque de Senez. P.
Sur les Pièces de vers qui ont obtenu les deux prix et,
l'accessit, au jugement de la Classe de la Langue et de la
Littérature françaises de l'Institut national.
( Voyez l'avant- dernier et le dernier numéro du Mercure , dans lesquels
ont été insérées les trois pièces couronnécs. )
Le Voyageur est un de ces sujets qui , sous une apparente
fécondité , sont en effet très-ingrats , parce que les limites en
sont trop vagues et trop incertaines , et parce qu'ils réveillent
un grand nombre d'idées indépendantes entre elles , qu'il est
très-difficile de réunir et d'enchaîner de manière à en former
un tout régulier et complet. Retracer les avantages que la
politique , la morale , le commerce , les sciences et les arts ont
pu retirer des voyages , soit dans les temps anciens , soit de
nos jours , peindre les sentimens qui doivent animer le voyageur,
la réunion de talens et de vertus qu'il doit porter dans
ses pénibles travaux , payer un tribut d'éloges à ceux qui se
sont le plus illustrés dans cette utile carrière , indiquer rapidement
leurs découvertes et leurs conquêtes : voilà une partie
des objets qui devroient tous figurer plus ou moins dans un
Discours en vers sur les Voyages . On voit que les concurrens ,
obligés , d'après l'intention de l'Académie , de se renfermer
dans l'espace étroit de deux cents vers , avoient deux inconvéniens
à éviter : ils devoient craindre de rester au-dessous de
leur sujet , s'ils ne l'envisageoient point sous toutes ses faces,
ou d'être réduits à tout effleurer, et par conséquent de paroître
froids et superficiels , s'ils essayoient de le parcourir dans toute
son étendue. . .
02 6
M. Millevoye ne paroît pas s'être tenu assez en garde contre
le premier écueil. Il n'a guère vu dans les voyages que les
A
122 MERCURE DE FRANCE ,
avantages physiques qu'ils ont procurés aux hommes sous le
rapport du commerce et des arts. Il ne s'est point assez étendu
sur les observations morales qui s'offrent en foule au voyageur
philosophe il n'a point su trer parti de ce que le sujet pouvoit
offrir de pathétique et de touchant ; et il ne paroît point
avoir soupçonné que son discous pouvoit être animé de cette
heureuse sensibilité qui fait le premier charme des productions
poétiques. D'ailleurs , la marche qu'il a suivie ne semble
pas naturelle, Il commence par célébrer la découverte du
Nouveau- Monde , puis il décrit fort au long les voyages de
Cook; et ce n'est qu'après avoir employé à ces détails plus de
la moitié de son poëme , qu'il s'élève à des idées générales sur
le but et l'utilité des voyages : il chante les travaux de Pierrele
-Grand , il remonte aux philosophes de la Grèce , puis il
redescend aux savans voyageurs qui se sont illustres de nos
jours. Il est aisé de voir que ce plan est sans unité et sans liaison
, et que , par conséquent , les diverses parties dont il se
compose ne peuvent être unies entre elles que par des transitions
pénibles et forcées.
;
1
Le style de M. Millevoye n'est pas non plus à l'abri de la
critique ; mais , sous plus d'un rapport , il mérite aussi de
justes éloges. Il a en général de la correction , de la précision ,
de l'élégance ; on voudroit qu'il eût plus d'aisance et de simplicité
, et que l'auteur parlât la langue poétique , comme on
parle sa langue naturelle , sans affectation et sans efforts .
M. Millevoye a bien étudié le mécanisme de la versification
mais on remarque sur-tout dans ses vers ce qu'on appelle aujour
d'hui de lafacture , c'est-à-dire, qu'il sait opposer les mots aux
mots , et les pensées aux pensées ; terminer chaque période par
une expression plus saillante , et isoler adroitement tel vers
propre à réveiller l'attention et à provoquer l'applaudissement..
Cette méthode a son mérite sans doute , puisqu'elle réussit
mais pour peu qu'on en abuse , on court risque de s'éloigner
beaucoup de la manière franche et naturelle des grands
maîtres. Au lieu de semer fréquemment dans leurs ouvrages
des vers d'effet , ces modèles admirables ne songent qu'à
présenter leurs pensées dans le plus bel ordre , et à les revêtir
d'expressions à la fois simples et poétiques. Si quelqu'image
plus brillante et plus hardie vient se placer sous leurs ›
pinceaux , loin de chercher à en augmenter l'éclat en l'isolant
, ils s'attachent au contraire à la fondre , pour ainsi
dire , dans la couleur générale du style. Aussi ce qu'on
admire chez eux , c'est beaucoup moins quelques vers isolés ,
que la beauté soutenue du style et la perfection inimitable
de l'ensemble.

AVRIL 1807.
123
Il faut justifier ces critiqnes par quelques exemples. Voici
le début du poëme :
Gloire à l'homme inspiré que la soif de connoître
Exile noblement du toît qui l'a vu naître.
-
Cette espèce d'exorde cx abrupto commenceroit pent être
mieux une ode qu'un discours philosophique. L'épithète
d'inspiré convient-elle bien au voyageur , dont les décou→
vertes ne sont point le résultat de l'inspiration , mais le fruit
pénible de l'observation et de la patience ? Celte expression ,
exile noblement , n'est- elle pas un peu recherchée ?
Les tranquilles honneurs , les trésors , l'amitié ,
A ses projets hardis tout est sacrifié .
Les travaux , les dangers : son zèle les surmonte.
L'obstacle : il le combat . Le trépas : il l'affronte .
Ces vers ont une apparence de précision ; cependant il n'y
a point de gradation dans les idées : puisque le voyageur a
surmonté les travaux et les dangers , à plus forte raison a-t- il
combattu l'obstacle et affronté le trépas. L'idée de victoire,
exprimée dans le premier vers , ne devroit venir qu'après celle
de combat, renfermée dans le second.
Faut-il franchir les monts ? Faut-il dompter les flots ?
Son intrépidité ne craint que le repos .
Même défaut de gradation . Le poète a tout dit dans fes vers
précédens , et l'on sait bien que celui qui a défié le trépas
et surmonté les dangers , saura franchir les monis et dompter
tes flots. Le dernier vers est vague , et ne répond pas à l'interrogation
contenue dans le premier.
Ces observations paroîtront minutieuses peut-être ; mais ce
sont pourtant toutes ces nuances qui distinguent les bons
poëmes de cette multitude de vers qui , sans être dépourvus
d'un certain degré d'élégance , et sans offrir de fautes grossières
, font pourtant naître le dégoût et l'ennui.
La tirade qui suit est beaucoup meilleure : elle offre même
des vers très-heureux sur les trombes et sur la boussole ; mais
comment approuver Colomb , reculant en espoir la limite du
monde , et courant offrir, de rois en rois, l'univers caché qu'il
saura conquérir ?
Les expressions fausses ou maniérées gâtent encore les vers
suivans : " 4
Aimable Otaïti , sauvage Sibaris ,
Où la seule candeur sert de voile à Cypris ,
Un autre Bougainville achève ta culture ;
Aux lois de l'industrie il soumet la nature ; in
D'un germe liberal il dore tes guérets,
Et sa voix te révèle et Pomone et Cérès !
.?
7511 .
104
MERCURE DE FRANCE .
l'autre tiers est creusé en entonnoir , et cette cavité contient
un corps qui la remplit exactement , composé d'une pile de
petites calottes , dont la réunion forme un cône ; et ces petites
calottes , semblables à des verres de montre , s'emboîtent les
unes dans les autres , se touchent immédiatement , ne sont point
percées , et n'ont pas de syphon. Ce corps , connu sous le nom
d'alvéole , se sépare facilement de la bélemnite ; un grand
nombre ne le contiennent plus : la cavité est alors remplie par
la matière de la couche où la bélemnite est renfermée. L'alvéole
qu'on trouve aussi séparée ne participe point à la contexture
de la bélemnite , elle reçoit l'impression des matières de la
couche : elle est pierreuse , cristalline ou pyriteuse , selon l'espèce
des dissolutions qui l'ont pénétrée .
La bélemnite dont la couleur est plus ordinairement brunissante
, a quelquefois la demi-transparence de la corne ; elle
montre dans sa cassure transversale une convergence de rayons
de la circonférence au centre ; et sa coupe longitudinale , passant
par l'axe du cône , une réunion de lignes serrées qui , par.
tant de la pointe et successivement le long de l'axe , l'environnent
et vont aboutir , en s'écartant , à la circonférence , formant
autour de l'axe ou point central d'où elles partent , un
angle de dix à douze degrés. Ces lignes , qui représentent ainsi
une suite de cornets alongés qui s'emboîtent les uns dans les
autres , et dont la bélemnite reçoit sa forme , montrent dans la
cassure transversale des cercles concentriques qui croisent les
rayons. Lorsque la bélemnite a subi quelques décompositions ,
ces cercles paroissent séparés à sa base en lames très- minces
et sur les côtés ils présentent des tranches comme les feuillets
d'un livre. Je ne connois qu'un seul cas où cette contexture
s'efface en partie , c'est lorsque la bélemnite est devenue siliceuse
, et ce cas est rare. Sa surface est ordinairement lisse ,
quelquefois elle est grainelée comme l'une des surfaces de l'os
de la sèche. Je possède quelques bélemnites demi- transparentes,
trouvées par mon fils aîné dans une couche d'argile des côtes
de Kent , où les cornets qui s'emboîtent les uns dans les autres
se distinguent parfaitement à l'extérieur par une légère sépa➡
ration de la lame mince qui les forme.
La bélemnite dont il y a quelques espèces , l'une desquelles
a sur le côté une légère rainure ou gouttière , n'est le noyau
d'aucune coquille , on ne l'a jamais trouvée dans une coquille ,
ni dans aucune autre enveloppe ; elle est toujours isolée , dans
quelque espèce de couche qu'elle soit renfermée. On la trouve
dans des couches calcaires , argileuses , de craie blanche et sableuses
: on en voit quelquefois qui sont chargées à leur surface
de petites huîtres et de vermiculites ; quelquefois encore on en
AVRIL 1807 .
105
voit percées de pholades. La bélemnite , en un mot, comme la
numismale , est un fossile distinct , seul de son genre , qui ne
doit être classé , avec aucun autre fossile..
La bélemnite n'étant pas une coquille , ni le noyau d'aucune
coquille , doit être rangée dans la classe des corps qui
ont été renfermés dans un animal du genre des mollusques ,
dont on a un exemple dans l'os de la sèche. L'enveloppe charnue
ou gélatineuse de cet animal s'est décomposée et détruite dans
les couches où il fut déposé , et le corps dur est resté isolé,
séparé de son enveloppe. Les bélemnites chargées à leur surface
de petits corps marins , sont celles dont l'animal avoit péri
dans la mer même , comme on trouve fréquemment sur le
bord de la mer des os de sèche isolés , amenés par les flots.
L'orthocératite ou corne droite , avec laquelle on ne cesse
de confondre la bélemnite , est une coquille ; quelques- unes
en ont retenu des traces très-apparentes, et même nacrées. Elle
est cloisonnée dès sa pointe jusques à quelque distance de sa
base ou bouche , comme la corne d'Ammon l'est depuis le
centre de sa spirale jusques à quelque distance de sa bouche ;
et ses cloisons laissent entr'elles un intervalle , comme celles
de la corue d'Ammon et du nautile chambré ; et, comme elles ,
elles sont percées d'un syphon qui communique d'une cloison
à l'autre jusqu'à son extrémité . Son test , qui n'est ni lamelleux,
ni rayonné , est sans organisation comme celui des coquilles
; il change de nature suivant les substances dont il est
pénétré dans la couche calcaire ou argileuse qui la renferme.
Il y en a de plusieurs espèces comme de la corne d'Ammon,
dont les unes ont leurs cloisons unies , et les autres découpées
en feuilles de persil. Quelques-unes ont leur pointe recourbée ,
et se nomment lituites de lituus, crosse pastorale ( 1).
9
L'orthocératite est , en ligne droite , ce que la corne d'Ammon
est en spirale : tellement que si par la pensée , on déroule
et on étend une corne d'Ammon , on auroit une orthocératite ,
comme celle-ci paroîtroit une corne d'Ammon si , de même
par la pensée , on la rouloit en spirale . Ces observations , fondées
sur les faits , démontrent avec évidence que la bélemnite
et l'orthocératite sont deux fossiles distincts , qui n'ont rien de
commun l'un avec l'autre.
Cependant , quoique ces Observations aient paru dans le
Journal de Physique deux ans avant la publication du Nouveau
(1 ) La figure 1 de la planche 20 du Nouveau Dictionnaire , donnée
sous le nom de Baculite , est un fragment de l'orthocératite à cloisons
découpées en feuilles de persil. On voit , par cette figure , le grand rapport
qu'ily a entre les espèces de l'orthoceratite et celles de la corne d'Ammon.
106 MERCURE DE FRANCE ,
Dictionnaire d'Histoire Naturelle , on y lit ce qui suit à l'article
bélemnite :
« Genre de coquilles dont les caractères sont d'être multi-
» loculaires... d'avoir une seule loge apparente dans la plupart
» des espèces , les anciennes ayant été successivement effacées
» par la contignité et l'empilement des cloisons. Les coquilles
» de ce genre s'appellent aussi orthocératites.... Quelquefois
» elles sont partagées intérieurement en un grand nombre de
>> cavités par des diaphragmes parallèles , et traversées par une
» tubulure qui va jusqu'à la pointe.... On a beaucoup disserté
» sur les bélemnites ; aujourd'hui on convient généralement
» qu'elles ont eu la même organisation que les ammonites....
» Comme on ne connoît pas encore de véritables bélemnites
» marines, on ne peut que former des conjectures sur la forme
» de l'animal qui les habitoit. Il peut être assimilé cependant
>> à celui des nautiles .... Leur volume varie infiniment ; on en
>> connoît depuis quelques pouces jusqu'à une demi - toise et
>> plus de longueur. »
On est vraiment étonné d'une description où rien n'est
applicable à l'objet décrit , et où il n'est rien dit de son organisation
caractéristique. Celui qui ayant ouï parler de la bélemnite
, et ne la connoissant pas , croiroit apprendre à la connoître
en lisant son article dans ce Nouveau Dictionnaire , resteroit
non-seulement aussi ignorant après l'avoir lu , mais il le seroit
plus encore , puisqu'il y recevroit des notions toutes contraires.
D'où vient cela ? Quelle peut en être la cause ? .... Elle tire
sa source de plus d'un motif.
« On a beaucoup disserté , dit l'auteur, sur les bélemnites ;
» aujourd'hui on convient généralement qu'elles ont eu la
» même organisation que les ammonites. » Qui convient de
cette organisation semblable ? Ceux , sans doute , des naturalistes
qui , entraînés par une première méprise , ne veulent plus
convenir qu'ils se sont trompés. S'il s'agissoit d'un fossile
moins répandu , la méprise seroit peu importante ; mais elle le
devient beaucoup quand l'objet de cette méprise se trouve
presque partout. « Aujourd'hui on convient généralement ! ... >>
C'est une de ces assertions qu'on hasarde , et qui réussissent
souvent. On croit sur parole , sans examiner soi-même , et
l'erreur se propage.
« Les bélemnites ont eu la même organisation que les
>> ammonites. » Expression singulière , mais remarquable . Si
elles avaient eu cette organisation , elles l'auroient encore : elle
y existeroit comme elle existe dans les cornes d'Ammon , dans
l'orthocératite et dans les nautiles fossiles ; mais la vérité est
que les bélemnites n'ont jamais eu cette organ sation. De telles
AVRIL 1807 . 107
erreurs ont cependant lieu de surprendre car la contexture
de la bélemnite , que j'ai décrite , est plus apparente que la
spongiosité des os , et elle est bien plus frappante , la bélemnite
montrant la contexture rayonnée dans toute sa longueur ,
en quelque endroit qu'on la rompe.
Les coraux , les madrépores et les bois fossiles , ont souvent
leur contexture effacée par la pénétration des particules spathiques
ou siliceuses ; mais les coquilles à cloisons les conservent
toujours dans l'état de fossiles : cette organisation est
trop prononcée pour disparoître. La contiguité et l'empilement
des cloisons qui , dit - on , les efface successivement, est
une supposition purement gratuite. La partie solide de la
bélemnite , qui fait les deux tiers de sa longueur , n'eut jamais
de cloisons . L'alvéole , lorsqu'elle est conservée , présente une
pile de disques qui ne doivent être appelés ni cloisons, ni diaphragmes,
parce qu'ils se touchent et ne partagent aucun espace
vide. Cette alvéole est très -singulière , et particulière à la bélemnite.
Elle n'a dû adhérer à la cavité qui la renferme que par
des ligamens , puisqu'elle en est si souvent séparée. Les disques
qui la composent doivent avoir pu se mouvoir les uns sur les
autres : on les trouve souvent isolés , et ils ressemblent à de petites
calottes. Quelle pouvoit être la fonction de cette alvéole dans
l'animal vivant ? On la découvriroit peut-être s'il étoit connu .
J'ajouterai cette réflexion . La bélemnite a été désignée successivement
sous le nom de doigt, de fer de flèche , de pointe
d'oursin , de dent de poisson ; tous ces noms pouvoient lui
être donnés d'après sa forme. Celui même de pierre de tonnerre
n'a rien de trop extraordinaire . On trouvoit à la surface
du terrain des pierres isolées formées en pointe de flèche,
comme on représente l'extrémité de la foudre ; on en concluoit
'qu'elles étoient tombées avec le tonnerre , dans un temps où
l'on ignoroit ce que c'étoit que les fossiles marins. Le nom
même de pierre de lynx n'est pas sans aucun motif. La demitransparence
et la couleur de plusieurs de ces fossiles , et leur
contexture toujours rayonnée et luisante, a pu la faire nommer
ainsi , dans ces temps d'ignorance , où l'on attribuoit au lynx
des propriétés extraordinaires.
Mais l'orthocératite , qu'on ne trouve que très-rarement à
la surface du terrain , et très- vraisemblablement jamais entière ,
à cause de sa longueur, qui est cloisonnée presque d'un bout
à l'autre , et traversée par un canal ou syphon , pouvoit- elle
donner lieu à ces diverses assimilations ? Certainement à aucune :
´ce fossile étoit d'ailleurs très- peu connu.
J'ai donné de nouvelles Observations sur la bélemnite et
l'orthocératite , qui ont paru dans le Journal de Physique de
ventose au XII ( mai 1804 ) , accompagnées d'une planche qui
108 MERCURE DE FRANCE ,
représente trois sections différentes d'une orthocératite , dessinées
d'après nature , l'une desquelles montre la bouche qui a
servi de loge à l'animal . Cette bouche est sans cloisons dans
une longueur de cinq pouces ; elle représente celle de la corne
d'Ammon et du nautile chambré. Cette orthocératite est de
l'espèce dont les cloisons sont unies sans découpures ; ces cloisons
sont percées sur le bord , et le syphon les traverse d'un
bout à l'autre. A juger de la longueur qu'auroit cette orthocératite
, d'après le peu de divergence des côtés de ce fragment
, qui a dix pouces , elle devoit être au moins de trois
pieds . Cette longueur ne doit point surprendre , car beaucoup
de cornes d'Ammon , dont la spirale seroit redressée , auroient
plus encore de longueur. J'invite les personnes qui prennent
intérêt à ces questions , qui sont importantes en histoire naturelle
, à lire ces Observations.
re
J'ai à regretter que l'éditeur ou le rédacteur du Journal de
Physique , n'ayant point senti l'importance qu'il y avoit à
rendre dans la gravure le dessin tel que je l'ai envoyé , pour
épargner peut-être quelques frais de plus , ou par quelque
autre motif, a réduit dans la figure 1 l'espace vide sans cloisons
au tiers de sa longueur réelle , et , par cette réduction ,
supprimé en grande partie la portion la plus essentielle de
l'objet. L'observateur exact a lieu de se plaindre de telles
inexactitudes , en même temps qu'elles nuisent à la science.
a
En parcourant quelques articles voisins de l'article bélemnite,
le début de l'article Baryte, ou terrepesante , a attiré mon
attention. L'auteur annonce qu'il regarde cette terre pesante
comme voisine de la métalléïté ; qu'il doit y avoir une transition
graduée des substances terreuses aux substances métalliques
: « Car, dit-il , la nature ne fait jamais de saut dans sa mar-
» che; c'est un principe qu'on ne doit jamais perdre de vue. »
Cette hypothèse de transition graduée dans la nature , donnée
avec ce ton affirmatifcomme un principe , tient au système
qui rejette toute révélation d'une création ; qui regarde la
nature entière comme produite par elle-même à l'aide d'une
vie interne de la matière , d'une sorte de gravitation vitale
et qui fait exister une transition non interrompue par nuances
insensibles , depuis la substance la plus brute jusqu'à l'homme.
Suivant les partisans de ce système , « la nature produisit d'abord
» des ébauches informes, des étres imparfaits , qu'elle per-
>> fectionne lentement, en les imprégnant d'une plus grande
» quantité de vie. Tous les animaux , ajoutent- ils encore , ne
» sont que des modifications d'un animal , d'un végétal ori-
» ginaires. ( 1 ) »
( ) Article Nature du Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle.
AVRIL 1807 . jög
A entendre ces écrivains , le livre de la nature leur est
ouvert ; ils sont initiés dans ces secrets ; ils ont pénétré jusque
dans la substance intime des êtres. Cependant , tout ce qu'ils
annoncent avec ce ton affirmatif, n'est autre chose qu'une suite
de mots , de phrases et d'assertions , dont voici le résumé : « La
» nature doit être telle qu'ils la conçoivent ; donc elle l'est . »
Ainsi , tous les animaux , tous les végétaux étant , suivant eux ,
des modifications d'un animal et d'un végétal originaires , ils
résulte de cette étrange conception que la baleine et le rat ,
le chéne et le roseau , proviendroient d'un même animal , d'un
même végétal. Ces rapprochemens suffisent seuls pour montrer
tout l'égarement de tels systèmes .
Mais ces scrutateurs de la nature qui , à leur dire , l'ont suivie
dans sa marche dès son origine , ne pourroient pas faire seulement
un brin de paille , ni reproduire la moindre des substances
que l'homme détruit , dénature ou décompose.
Le chimiste , qui nous donne dans le plus grand détail la
liste des ingrédiens qui entrent dans la composition d'une
substance qu'il analyse , en nous apprenant qu'il y a tant de
silice , d'alumine , de magnesie , etc. , fait si bien la balance de
ces ingrédiens avec le poids du fraginent qu'il a analysé , qu'il
'n'y manque presque rien. Cependant , s'il mêloit ensemble
chacun de ces ingrédiens dans la dose qu'il a déterminée , et
qu'il fit subir à ce mélange toutes les ressources de ses four-
'neaux , de ses dissolvans , de ses triturations , pour reproduíre
la substance qu'il a décomposée , il auroit , hélas, un résultat
très-différent! Les substances impondérables qui font la liaison
et peut - être le caractère de la substance analysée , n'y sont
plus, elles sont dissipées ; le chimiste ne peut pas les rappeler ,
' elles lui sont inconnues.
Cette impuissance absolue où nous sommes de rien reproduire
, qui prouve qu'on est bien éloigné de connoître le vrai
composé de chaque substance , devroit , ce semble , rendre plus
modeste , et conduire à s'humilier , dans le sentiment de son
ignorance , devant l'Auteur de la nature , devant le Créateur
de tous les êtres.
C'est d'après ce système de transitions graduées, résultat
d'une imagination qui veut tout soumettre à ses propres con-
'ceptions , qu'elles soient ou non conformes à ce que dictent les
phénomènes , qu'on a prétendu établir un passage de la cristallisation
à l'organisation , étayé sur plusieurs substances
minérales citées , dont on a totalement méconnu la nature.
La terre pesante , dont il est question , n'ayant rien de
métallique , est distincte des métaux, et ne fait point un passage
à la métallisation.
110 MERCURE DE FRANCE ,
Les observateurs attentifs qui sont impartiaux dans leurs
recherches pour parvenir à connoître la vérité , ne voient nulle
part cette transition prétendue Le saut est absolu , par exem
ple , entre la cristallisation et l'organisation , entre les substances
minérales et les corps organisés. Je l'ai démontré dans
mes dernières observations , en faisant l'examen des substances
minérales citées , d'après lequel j'ai prouvé , par la nature de
ces substances, qu'aucune d'elles ne se rapproche de l'organisa
tion. Toutes les plantes , tous les animaux étant chacun distinct
dans son espèce , il ne peut y avoir et il n'y a point en effet
de transition de l'un à l'autre.
En un mot , chaque substance , chaque espèce d'être est soi.
L'observation exacte l'atteste ; et cette observation est conforme
à l'histoire révélée de la création , qui nous apprend que DIEU
créa les plantes et les animaux chacun dans son espèce , et
donna à chaque espèce la faculté de se reproduire.
Le saut est absolu entre l'animal qui a le plus d'instinct ou
de connoissance , et l'homme doué par son Créateur de raison
et d'intelligence. Cette grande vérité , cette distinction éminente
est une source bien précieuse de joie et de consolation
pour l'homme instruit et religieux , comme elle l'est pour
l'homme qui , sans avoir de connoissance en histoire naturelle ,
est guidé par les mêmes sentimens.
Et si nous portons nos regards sur les globes qui brillent
dans les cieux , le saut n'est-il pas absolu entre le soleil et
les planètes, qui tirent de cet astre la lumière et la vie ? Le
saut n'est-il pas absolu entre la lumière et les ténèbres ? La
terre et toutes les planètes ne seroient- elles pas dans les ténèbres
sans la lumière de l'astre qui les éclaire ?
Cet astre , dont les merveilles surpassent notre entendement ,
comment a-t-il été formé lui - même ? D'où a - t-il reçu sa première
existence ? D'où a-t-il cette essence lumineuse , cette
splendeur qui fait briller à nos yeux les beautés ravissantes de
la nature ? Quelle combinaison sublime présente à la raison
ce grand ensemble ! Quelle combinaison sublime dans cette
liaison entre l'astre qui éclaire et qui vivifie , et tous les
êtres qui reçoivent les bienfaits de ses émanations ! Ces merveilles
ne tracent- elles pas en caractères éclatans de lumière
et d'évidence , que la même main toute-puissante qui forma le
soleil a formé tous les globes qu'il éclaire , donné l'existence à
tous les êtres qui les habitent , et pourvu à tous leurs besoins ?
Cependant l'orgueil humain ( chose étrange ! ) ne pouvant
détruire cette vérité sublime , dont l'évidence est aussi lumineuse
que le soleil lui-même , cherche à exténuer les idées
précieuses et consolantes qu'elle inspire , en affectant de repréAVRIL
1807 .
III
senter notre système planétaire comme un point presque nul
dans l'immensité de l'univers. Mais , aux yeux de la raison , plus
ces merveilles sont multipliées , plus elles annoncent la grandeur
et la toute- puissance de l'Eire éternel qui les forma , Chacun
de ces globes étant couvert bien sûrement de ses bienfaits ,
comme la terre , ils ont tous également part , comme elle , aux
soins de sa surveillance divine . Et l'être intelligent qui l'adore ,
qui s'élève jusqu'à lui , qui desire avec ardeur de contempler
de plus près cet Être infiui en bonté comme en puissance ,
ne doit-il pas espérer de voir un jour l'accomplissement de
son desir, qui semble lui être inspiré par DIEU lui-même !
G. A. DELU C.
Genève , le 8 avril 1807 .
Sermons de Messire Jean - Baptiste - Charles - Marie de
Beauvais , évêque de Sénez . Quatre vol . in- 12. Prix : 12 fr. ,
et 16 fr. par la poste. A Paris , chez Adrien Leclère ,
imprimeur de Son Eminence Monseigneur le cardinal
archevêque de Paris , quai des Augustins ; et chez le Normant
, imprimeur- libraire .
L'ÉLOQUENCE de la chaire est due au Christianisme , à qui il
étoit donné de perfectionner et d'épurer toutes les conceptions
humaines .
Si l'on veut consulter les préceptes que les plus grands
maîtres de l'antiquité ont tracés sur l'éloquence , qu'y trouvera-
t - on ? La Rhétorique d'Aristote , si estimable et si solide
sous d'autres rapports , enseigne à profiter des passions des
hommes pour soutenir le pour et le contre. Les livres de
Cicéron sur l'orateur , écrits d'une manière plus noble et plus
brillante , contiennent les mêmes principes ; et un livre entier
de l'ouvrage de Quintilien est consacré à développer la même
doctrine . Ainsi l'éloquence, chez les anciens , fut toujours considérée
comme une arme à deux tranchans , dont il étoit
possible de se servir soit pour le bien , soit pour le mal. La
belle définition que l'antiquité a donnée de l'orateur parfait ,
ne prouve rien contre cette assertion . En exigeant que l'orateur
fût un homme vertueux doué du talent de la parole ( 1 ) , elle n'a
guère demandé que des vertus apparentes ; et , comme l'ob-
(1) Cette définition est de Caton . Quintilien la rapporte dans le premier
chapitre de son douzième livre.
112 MERCURE DE FRANCE ,
serve très-bien un écrivain du dix-huitième siècle ( 1 ) , « de
» quelque austérité de moeurs que l'orateur fit profession ,
» on voit que dans son art il se détachoit de lui-même , et
» se donnoit tout à sa cause bonne ou mauvaise , juste ou
injuste , la bien défendre et la gagner étoit sa tâche , son
» devoir, son unique religion. »
En examinant les devoirs et les fonctions de l'orateur chrétien
, qui pourra douter que la religion n'ait épuré et perfectionné
l'éloquence , et qu'elle n'ait réalisé dans toute son étendue
la définition de l'antiquité : Vir bonus dicendi peritus ?
En effet , le ministre des autels parle au nom de Dieu : loin .
d'entrer dans les intérêts des hommes , il en ordonne le sacrifice
; loin de flatter leurs passions , il les combat . Du haut de
la chaire évangélique , il fou ' roie les vices , quelque forme
qu'ils prennent trop grand pour employer les petites ruses
de l'éloquence , il ne se sert que de mouvemens élevés ; planant
sur les événemens , les lieux et les circonstances , il prêche une
doctrine fixe ; et rattachant tout au dogme et à la morale que
Dieu a donnés aux hommes , s'il s'abaisse quelquefois aux
détails de nos foiblesses , de nos préjugés , de nos illusions ,
il conserve toujours le ton majestueux et indépendant que lui
attribué son saint ministère.
La littérature est , comme on l'a très -bien observé , l'expression
des moeurs ; et l'on peut juger , sous plusieurs rapports
, les moeurs d'un siècle d'après les écrits qu'il a produits
et admirés. Les sermons des grands prédicateurs , quoiqu'ils
doivent être séparés de la littérature en général , et appréciés
d'après d'autres règles , ne sont pas moins propres à mettre
sur les voies de cette connoissance précieuse ; mais c'est sous
un autre rapport que le moraliste doit les étudier.
Dans tout ouvrage littéraire , dont l'agrément fait le principal
mérite , il est nécessaire que l'auteur sacrifie plus ou
moins aux opinions de son temps : c'est ce qui fournit ensuite
à l'observateur attentif les moyens de tirer avec certitude des
résultats moraux. Dans les sermons , au contraire , où l'orateur
doit être l'organe constant de la parole de Dieu , tout
(1 ) Cet écrivain est M. Marmontel , qu'on n'accusera certainement pas
d'avoir voulu déprimer l'éloquence des anciens en faveur de l'éloquence
chrétienne. Il ajoute ( Elémens de Littérature , page 132 , tome de ses
(Euvres ): « Ils avoient tous pour règle , en amplifiant , d'exagérer ce qui
» leur était favorable , d'affoiblir et d'atténuer ce qui leur étoit opposé .
» Pour rendre ridicule l'adversaire ou sa cause , il falloit savoir employer.
» propos de petits mensonges , souvent même inventer : sive habeas vere
quod narrare possis , quod tamen est mendaciunculis aspergendum ,
sive fingas. ( CICER. de Orat. )
"
sacrifice
AVRIL 1807.
3
sacrifice aux opinions regnantes est interdit ; et l'on ne peut
recueillir des matériaux sur la morale de chaque âge , qu'en
saisissant dans ces harangues le sens précis des instructions et
des exhortations qui ont pour but de corriger ou d'affoiblir
les vices à la mode. Il résulte de cette différence bien établie,i
que si la littérature , par la condescendance qui lui est impo
sée , sert à exprimer les moeurs , l'éloquence de la chaire est
sans cesse employée à les réprimer ; et qu'ainsi l'observateur ,
en prenant à regret dans l'une des notions qui souvent l'affligent
, puise avec satisfaction dans l'autre des leçons qui
l'éclairent , l'instruisent et élèvent son ame distinction qui
montre toute la dignité de la parole sacrée , trop pure et trop
forte pour suivre les variations continuelles des égaremens des
hommes.
Mais si , par son but , l'éloquence de la chaire a tant de
supériorité sur l'éloquence profane , quelles difficultés n'offre
t-elle pas à ceux qui veulent s'y consacrer ? Dépourvu de
tous les moyens vulgaires d'émouvoir les hommes, où l'orateur
trouvera-t-il des ressorts pour les convaincre et pour les
persuader ? « L'éloquence sacrée , dit M. Marmontel , n'a pas
» les mêmes armes que l'éloquence profane. Elle peut bien
>> employer une action variée et véhémente , pleine de cha
>> leur , d'enthousiasme , de sensibilité , de naturel et de can-
» deur ; mais d'opposer le vice au vice , les passions aux
» passions ; d'intéresser , de faire agir en sa faveur la vanité ;
» l'orgueil , l'ambition , l'envie , ou la colère ou la vengeance ,
>> c'est ce qui n'est pas digne d'elle. Tous ses moyens doivent
» être innocens , et tous ses motifs vertueux les uns surna-
» turels dans les rapports de l'homme à Dieu ; lès autres plus
» humains , dans les rapports de l'homme à l'homme , et dans
» ses retours sur lui- même ; mais ceux-ci toujours épurés. »
On voit dans quelles étroites bornes l'éloquence de la chaire
est resserrée. Mais l'Ecriture et les Peres ouvrent le champ le
plus vaste aux travaux de l'orateur. Dans les premiers siècles
de l'Eglise , les prédicateurs se bornoient à expliquer les Livres
Saints ; ils en développoient le sens , et en appliquoient les
principes. C'est pour cela que les sermons de toute espèce ont
été appelés la parole de Dieu. Dans les siècles plus rappro
chés de nous , on a quitté cette coutume méthodique ; et l'on
a cru plus utile de traiter séparément les principaux sujets.
Mais , pour rappeler toujours l'origine de la prédication , on
a adopté les textes dont les sermons ne sont que les développemens.
Ainsi , l'Ecriture est toujours la base des travaux apos
toliques , et l'orateur a soin de joindre à son texte tous les
passages qui peuvent se rapporter au sujet : c'est donc en
H
214 MERCURE DE FRANCE,
s'identifiant , pour ainsi dire , avec les Livres Saints qu'il pent
parvenir à son but.
4
Il y a plusieurs écueils à éviter dans cette carrière difficile ..
Quelques prédicateurs se permettent de jouer sur les mots du
texte , et de lui donner un sens différent de celui qui est généralement
adopté. C'est dénaturer l'éloquence sacrée , et ne
courir qu'après les succès d'un bel -esprit . Quelques autres se
bornent à citer des passages de l'Ecriture qui n'ont pas un
rapport assez direct avec leur sujet. C'est encore un défaut
essentiel : les textes sacrés doivent être fondus dans le discours
du prédicateur. Dans les Livres Saints , tout se tient , tout se
suit ; en ne citant que quelques passages , on s'expose à les
expliquer mal ; et si l'on veut leur donner une interprétation
ingénieuse et nouvelle , on s'éloigne absolument du genre.
:
L'imitation des Pères doit être plus générale que particulière;
il faut en connoître l'esprit plutôt que quelques opinions
isolées car , comme l'observe très - judicieusement
Fénélon , ils ont donné souvent des sens pieux qui n'ont rien
de littéral , ni de fondé sur les mystères et les figures prophé
tiques. En les étudiant , on doit donc plutôt saisir l'ensemble
de leur doctrine que les suivre dans les détails. Alors c'est la
source la plus pure que les prédicateurs puissent consulter a
les Peres sont les vrais interprètes de l'Ecriture.
On voit par l'exposition rapide de ces principes , que l'élo❤
quence académique doit être bannie de la chaire. Ce n'est pas
pour récréer les hommes qu'on les appelle ; c'est pour les convaincre
, les toucher et les ramener à la bonne voie. « Dans
» Saint Paul , dit Saint Augustin , la sagesse n'a point cherché
>> la beauté des paroles ; mais la beauté des paroles est allée
au-devant de la sagesse . » Fénélon cile à ce sujet un exemple
qui mérite d'être rappelé. On demande à quelqu'un ce qu'il a
retenu d'un sermon dont il paroît très-satisfait : il répond « que
>> les pensées de l'orateur dépendent du tour et de la finesse des
» expressions , et que si l'on y change quelque chose tout
» s'évanouit. » « Vous devez en conclure , dit l'interlocuteur ,
» que ce sermon n'a ni solidité ni substance , et que l'orateur ,
» a manqué son but , qui devoit être de graver ses leçons dans
» la mémoire des auditeurs. »
La parole de Dieu doit être à la portée de tout le monde s
les tours affectés , les subtilités de pensées et de langage ne luis
conviennent point.
Ce n'est pas qu'on prétende en bannir les véritables beautés
oratoires. Saint Augustin distingue deux choses dans l'orateur
chrétien sapienter dicere ; ce qui veut dire que le prédica
teur ne doit jamais s'éloiguer de son sujet , et le traiter avec
#
AVRIL 1807 .
115
la sagesse que demande son ministère . Il ajoute eloquenter dicere
; ce qui signifie que le prédicateur peut orner ses
harangues des beautés chastes de l'éloquence. Ce Père , qui a
donné les meilleurs préceptes de la prédication , ajoute que
l'orateur doit s'emparer des trésors de l'antiquité pour rendre
l'effet de ses discours plus prompt et plus sûr : Que tanquam,
aurum et argentum debet ab eis auferre christianus , ad usum
justum prædicandi Evangelii.
I faut dans la chaire établir le dogme en principe , et le
discuter rarement. Les bornes d'un discours , les distractions
inevitabies de l'auditoire , doivent éloigner les controverses.
Les rues du prédicateur contre les incrédules , se bornent.
donc aux faits et aux preuves morales. Bossuet et Bourdaloue ,
les plus grands théologiens de leur temps , ne se sont presque
jamais écartés de cette méthode. Nous en citerons deux
exemples tires de l'évêque de Meaux . Il établit la religion parune
preuve de fait. Après avoir parlé de la mission des Apôtres ,
de l'ignorance de ces hommes obscurs : « Voilà , ajoute-t- il ,
»' ce qar fait voir la vocation des Apôtres : elle montre que
» l'Eglise est un édifice tiré du néant , une création , l'oeuvre
» d'un main toute puissante. Voyez la structure , rien de plus
> gram ; to fomiement, c'est le néant même. » Dans un
autre discours , Bossuet confond les incrédules par la preuve
morale Leples frappante : « Les absurdités , dit-il , où tombent
» les incrédules en niant la religion , deviennent plus insoute-
» nables que les vérités dont la hauteur les étonne ; et pour
» n vouloir pas croire des mystères incompréhensibles , ils
» suivent Pune après l'autre d'incompréhensibles erreurs. >>
En évitant les discussions scholastiques , l'orateur chrétien
doit crain re de tomber dans le défaut opposé , qui consiste à
négliger la partie doctrinale , pour ne s'occuper que de la
morale de la société. Les grands objets que renferment les
mystères , ainsi que l'observe très-bien l'éditeur du livre que
nous annonçons , communiquent aux compositions de l'orateur
une vigueur et une majesté que la morale simple ne
comporte point par elle-même. Ce défaut , auquel les prédica
teurs calvinistes ont été entraînés , sur-tout dans ces derniers
Lemps , suffroit pour les mettre bien au - dessous de nos ora
teurs sacrés , en supposant même l'égalité de génie.
Nos quatre grands sermonaires se sont conformés aux principes
que nous venons d'indiquer , Bourdaloue avec la force
irrésistible de sa dialectique , Bossuet avec la hauteur de son
génie , Fénélon avec son onction touchante , et Massillon
avec son effusion persuasive et entraînante. Il est à remarquer
que Bossuet et Fénélon sont ceux qui ont saisi le plus heureu-
H 2
116
MERCURE
DE FRANCE
,
sement le ton , le style et la couleur des Livres Saints. Ces
deux génies si peu semblables ont tiré de la même source ,
l'un ces grandes images qui frappent , étonnent et attèrent
l'autre ces images douces dont le charme entraîne plus qu'il
ne subjugue . Quelle mine féconde présente donc l'Ecriture ,
puisque deux de nos plus grands orateurs , dont les talens
étoient si différens , y ont puisé ce qu'il ont de plus sublime !
M. l'évêque de Senez marcha de très-bonne heure sur les
traces de ces hommes illustres il n'avoit pas trente ans , et
déjà il prêchoit à la cour. Plusieurs personnes l'ont blamé
d'être entré si jeune dans cette carrière difficile : elles ont
cru qu'on ne pouvoit posséder à cet âge l'instruction néces
saire ; mais elles n'ont pas considéré que l'éloquence de la
chaire demande les qualités extérieures , et qu'on ne peut
les acquérir que dans la jeunesse . Si l'on ne commence à
prêcher qu'à l'époque où toutes les habitudes sont prises , il
sera impossible de se former à la diction et au geste , sans
lesquels les plus beaux discours perdent une grande partie de
leur effet. Nos grands orateurs n'ont pas attendu si tard pour
annoncer la parole de Dieu on sait que Bossuet sortant de
théologie prêcha plusieurs fois devant une assemblée illustre,
et que les encouragemens qu'il reçut décidèrent sa vocation :
Fénélon s'exerça presque au même âge dans la maison des
Nouvelles Converties ; et Massillon étoit déjà connu dans sa
Congrégation , par ses talens oratoires , quand il fut appellé
la cour.
On a fait un reproche plus grave à M. l'évêque de Senez ;
c'est de n'avoir pas assez approfondi l'Ecriture , et d'avoir
borné la plupart de ses instructions à la morale.
La lecture de ses sermons nous a fait penser que ce jugement
étoit trop sévère. Il nous a paru que M. l'évêque de Senez
possédoit toute l'instruction nécessaire , mais que souvent il
ne faisoit qu'indiquer les sources , sans y puiser tout ce qu'elles
pouvoient fournir : ce défaut méritoit d'être relevé. Mais
a-t-on bien réfléchi aux circonstances dans lesquelles se
trouvoit l'orateur ? L'irréligion triomphoit , les moeurs
étoient entièrement dépravées : quel résultat auroit - il pu
attendre , s'il eût attaqué de front les erreurs de son siècle ?
N'auroit-il pas irrité ses auditeurs plus qu'il ne les auroit
ramenés ? Il falloit donc , sans se plier en aucune manière aux
folies du temps , prendre une route détournée : il falloit com
mencer par rétablir les bases de la morale , pour parvenir
ensuite à rappeler à la religion d'où elle découle. Quand on
a obtenu d'un homme qu'il pratique les vertus sociales , on
n'est pas loin d'obtenir qu'il pratique les vertus chrétiennes,
AVRIL 1807. 117
Si M. l'évêque de Senez , à l'exemple de quelques-uns de
ses contemporains , n'eût prêché qu'une morale humaine , il
auroit mérité des reproches très - graves ; mais ses principes
étoient bien éloignés de cette erreur : toutes ses instructions
n'ont pour fondement que la religion ; et s'il s'étend quelquefois
sur les peintures touchantes des vertus que le monde
admire , sans les attribuer à la foi , il a soin de montrer que
leur principe sûr et inébranlable ne peut exister que dans le
Christianisme.
Le malheur des circonstances a donc empêché M. l'évêque
de Senez de porter l'éloquence de la chaire aussi loin qu'il
l'auroit pu , s'il eût vêcu dans un siècle meilleur. Il est sûr
que ses sermons sont moins substantiels , moins solides que
ceux des grands-maîtres. Mais n'ont-ils pas une utilité qui n'a
pas été assez remarquée ? Dans ce siècle si léger , si frivole
et si peu attaché à la religion , les sermons de Bourdalone ,
de Bossuet , de Masillon peuvent être regardés comme une
nourriture trop forte : ceux de M. de Beauvais ne doivent-ils
pas être considérés comme une pré aration à une doctrine
plus élevée ? La religion , dont l'indulgente charité se prêté
aux nécessités des foibles , dédaigneroit-elle un orateur qui ,
sans abandonner la dignité de son ministère , cherche a ramener
les hommes égarés , en conformant quelquefois son langage à
leurs besoins?
Ce caractère qu'a développé M. l'évêque de Sénez a quelques
rapport avec celui de Fénélon. On y reconnoît la mêmé
douceur , la même grace insinuante ; mais on desireroit dans
les sermons de cet orateur une solidité que l'archevêque dé
Cambray sait si bien joindre aux charmes et à l'élégance de la
diction . On desireroit que ses pensées fussent plus nourries ,
que l'orateur sacrifiât moins à l'harmonie du style. et
Cette douce in lulgence qui caractérise M. l'évêque dé
Senez , ne l'empêche pas de combattre avec force les nouveaux
systèmes. Quand il traite ce sujet , il trouve une énergie qui ne
paroissoit pas lui être naturelle . Il a prévu , ainsi que plusieurs
hommes éclairés de son temps , les désastres qui menaçoient
la France ; et lorsque nous parlerons de l'oraison funèbre de
Louis XV, un de ses chefs- d'oeuvre , nous aurons occasion
de citer quelques-unes de ses étonnantes prédictions.
Nous nous bornerons dans ce premier extrait à donner une
idée de la manière de cet orateur. Un de ses ouvrages les plus
touchans
est son sermon sur l'amour, paternel . Nous le choisissons
de préférence , parce qu'une des parties de ce discours
a quelques rapports avec un sermon de Massillon. Nous rapprocherons
quelques morceaux des deux orateurs ; et ce
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
parallèle pourra servir à confirmer le jugement que nous
avons cru devoir porter sur les talens oratoires de M l'évêque
de Senez .
On croit assez généralement que c'est Rousseau qui a ranimé
la tendresse des mères , et qui les a portées à nourrir ellesmêmes
leurs enfans. Cet unique service que la philosophie
se vante d'avoir rendu à l'humanité , peut lui être disputé
avec avantage par la religion . M. l'évêque de Senez , dans le
sermon dont nous nous occupons , a rappelé aux femmes . ce
pieux devoir ; et nous ne craignons pas d'être démentis en
avançant que le prédicateur , soit par la force des raisons , soit
par la tendresse des sentimens , l'emporte souvent sur le philosophe.
Il puise dans la religion ce que l'autre cherche dans
la nature :
>>>
« Je sais , dit M. l'évêque de Senez , que dans l'état présent
» de nos moeurs , toutes les mères ne sont pas en état de rem-
>> plir ces premiers devoirs. Non , sans doute , mes frères ;
il faudroit que la mollesse n'eût pas énervé pármi les riches ,
» les corps ainsi que les ames ; mais si Dieu leur permet de
» suspendre les fonctions de mères , leur permet-il aussi d'en
» suspendre les sentimens et les tendres alarmes d'oublier
» leur enfant , et de l'abandonner aveuglement à des mains
» étrangères ? Et qui pourroit penser , sans en être ému , au
» déplorable sort de ces innocentes créatures ? Faut - il que
» des prêtres soient obligés de donner à des mères des leçons
» de tendresse ? Hélas , cet âge est si touchant par sa foi-
» blesse , et si intéressant par son innocence ! Il ne peut réclamer
» lui-même ses droits : c'est à nous , protecteurs nés des foi-
» bles et des petits , à les réclamer pour lui. Nous parlons
>> au nom d'un Dieu qui prend le titre de père des orphelins ;
» et ce triste nom d'orphelin ne convient-il pas à des enfans
» ainsi abandonnés ! Ces lamentables paroles de Jérémie de-
>> voient donc convenir si littéralement à nos moeurs : La fille
» de mon peuple est cruelle comme l'oiseau qui abandonne
» ses petits dans le désert ! Les enfans ont demandé du pain ;
il ne
>> s'est trouvé personne pour leur en rompre : la langue
» desséchée de celui qui est encore à la mamelle , s'est atta-
» chée à son palais : adhæsit lingua tactentis ad palatum ejus
>> in siti. »
Les philosophes accusoient la religion de favoriser les voeux
forcés. Vainement leur répondoit- on que c'étoit un abus
monstrueux que l'Eglise condamnoit. Ils ne prodiguoient pas
moins leurs déclamations , soit dans des romans , soit dans
des pièces de théâtre , soit dans des poëmes. Il faut entendre
AVRIL 1807. 119
M. l'évêque de Senez parler sur cette matière , pour se
convaincre de l'absurdité de leurs plaintes :
"
« Mais pourrai-je passer ici sous silence l'indignation du
>> ciel et de la terre , de toute la nature , contre la sacrilége
» tyrannie qui , sous prétexte d'assurer à un enfant un asile
» dans la maison du Seigneur , forceroit cet enfant malheu-
>> reux à s'ensévelir malgré lui dans le cloître ? Saint asile , le
» plus aimable de tous pour les ames que la grace y appelle ,
>>- est-il sur la terre un état si heureux ? Mais est- il aussi un
» état plus cruel pour le captifinvolontaire qu'on y enchaîne ?"
>> En vain la religion , qui ne voulut jamais que des victimes'
>> volontaires , a établi les précautions les plus sages pour
>> empêcher cette odieuse violence ; en vain, avant d'admettre
» le serment sacré , nous interrogeons la victime sur la liberté
» de son choix ; en vain nous éprouvons sa sincérité : les
>> menaces lui ont imposé une dissimulation impénétrable ;
>> elle prononce dans nos mains avec une sérénité apparente
» le voeu fatal qu'elle maudit dans le secret de son ame. Dieu
» juste , avec quelle indignation vous puniriez un père bar-
>> bare etc. >>
Après avoir donné une idée du style de M. l'évêque de Senez,
nous allons le comparer à Massillon : tous deux ont blâme la
préférence trop grande accordée aux aînés dans les familles
illustres; et tous deux ont prédit les malheurs qui pouvoient
en résulter,
Voici comment s'exprime M. l'évêque de Senez :
« Je sais , dit- il , les préférences que les lois accordent au pre-
» nier né , pour perpétuer les noms illustres dans le même de-
>> gré d'honneur et d'opulence; mais faut-il queses malheureux
» frères soient réduits à l'indigence ? Faut-il qu'ils soient con-
» damnés à un célibat forcé , réprouvé par la loi de Dieu ,
» par la loi de la nature , et qui éteint insensiblement les races
» les plus illustres ? Faut - il que des pères ajoutent encore à
» des lois si partiales , une nouvelle partialité ? Vous qui
» voulez élever une tige orgueilleuse aux dépens des tristes
» branches que vous laissez dessécher , prenez garde que
» votre ambition ne soit trompée , et que votre injustice ne
» soit punie par l'extinction de votre race et de votre nom
» et par l'ingratitude même de celui que vous aurez enrichi
» des dépouilles de ses malheureux frères. »>
'Massillon condamne le même abus dans son sermon sur la
Vocation
"
«< Dieu , dit-il , regarde avec des yeux favorables ces familles
» heureuses , où chacun est à la place que lui-même avoit mar
» quée. Le vieillard Jacob voit en mourant la grandeur fu¬
1,20 MERCURE DE FRANCE ,
R
» ture de ses enfans , parce qu'en leur prédisant des destinées
» différentes , il ne leur prédit que le dessein de Dieu sur
», eux. La prospérité des maisons n'est pas toujours dans la
» fortune , mais dans le caractère et dans la vertu de ceux qui
» les soutiennent. Si le Seigneur n'édifie lui- même la maison,
» en vain travaille celui qui s'efforce de l'élever. ( Ps. 126 ).
» Aussi leur décadence , leurs calamités sont comme une ma-
» lédiction que Dieu a toujours attachée au crime des voca-
» tions forcées. On sacrifie des cadets infortunés à la gran-
» deur d'un aîné ; les débauches l'épuisent ; il meurt sans
» postérité ; et son nom s'éteint avec lui , et avec le sacerdoce
» forcé de ses frères. Que de maisons illustres tombées dans
» l'oubli subsisteroient encore aujourd'hui , si ces sacrifices
» de l'ambition et de la cupidité n'en avoient sapé les fon-
» demens , et enseveli leur nom et toute leur grandeur sous leur
» ruine ! Laissez vos enfans sous la main de Dieu ; mes
» frères , il n'est pour nous de situation sûre , et pour le
» monde et pour l'éternité , que celle où il nous a placés
» lui-même. »
M. l'évêque de Senez , comme on a pu le voir , néglige un
peu d'appliquer l'Ecriture , tandis que Massillon en tire ses
raisonnemens les plus puissans. Il est à remarquer aussi , dans
la suite du sermon du prédicateur moderne , qu'il glisse légèrement
sur les consolations que la religion peut donner à
quelqu'un dont la vocation a été forcée ; Massillon , au contraire
, s'étend beaucoup sur cet objet important. Il tire de
l'Ancien Testament l'exemple le plus heureux ; et c'est un des
morceaux les plus touchans de ce grand orateur.
« Oui , mes frères , dit- il , et c'est une vérité de foi : quelle
» que puisse être la situation de la créature , son sort n'est
» jamais désespéré sur la terre : il n'est point d'état oùla péni-
≫tence ne soit possible ; le Seigneur n'est pas tellement
» assujetti aux lois de sa justice , qu'un excès de miséricorde ne
» puisse en tempérer la rigueur ; et quoique la loi déclarat
» coupable de mort ceux qui entroient dans la chambre
» d'Assuérus sans y être appelés , il restoit encore néanmoins
>> une ressource aux téméraires qui l'avoient violée , et le
» grand roi pouvoit encore étendre sur eux le sceptre de sa
» douceur et de sa clémence. »
Dans quelques autres passages de son sermon ,
M. l'évêque
de Senez applique très-bien l'Ecriture . Nous en citerons un
exemple par lequel nous terminerons ce premier extrait. 2)
?
"
Après avoir recommandé aux pères de ne point contraindre
leurs enfans en les mariant , le prédicateur s'arrête sur le sort .
AVRIL 1807 .
121
des rois , qui doivent quelquefois faire à l'intérêt de leurs
peuples le sacrifice de leurs inclinations les plus chères :
Les princes , qui jouissent de tant de prérogatives sur le
» reste des hommes , ne peuvent dans cette circonstance con-
» sulter leurs cours. Comme autrefois le fils d'Abraham , il
» faut qu'ils envoient chercher leur compagne dans des régions
» étrangères. Triste condition des enfans des rois d'être ainsi
» exposés à sacrifier leur inclination aux intérêts des nations et
» à la concorde des empires ! Heureux ceux que le Seigneur a
» traités aussi favorablement que le jeune Isaac , et à qui il a
» donné des épouses telles que leur coeur eût pu les choisir ,
» s'ils avoient joui de la même liberté que les simples
>>> citoyens ! >>>
Dans un autre extrait , nous parlerons des Panégyriques et
des Oraisons funèbres de M. l'évêque de Sénez.
P.
Sur les Pièces de vers qui ont obtenu les deux prix et,
l'accessit , au jugement de la Classe de la Langue et de la
Littérature françaises de l'Institut national.
( Voyez l'avant-dernier et le dernier numéro du Mercure , dans lesquels
ont été insérées les trois pièces couronnées . )
Le Voyageur est un de ces sujets qui , sous une apparente
fécondité , sont en effet très-ingrats , parce que les limites en
sont trop vagues et trop incertaines, et parce qu'ils réveillent
un grand nombre d'idées indépendantes entre elles , qu'il est
très-difficile de réunir et d'enchaîner de manière à en former
un tout régulier et complet. Retracer les avantages que la
politique , la morale , le commerce , les sciences et les arts ont
pu retirer des voyages , soit dans les temps anciens , soit de
nos jours , peindre les sentimens qui doivent animer le voyageur,
la réunion de talens et de vertus qu'il doit porter dans
ses pénibles travaux , payer un tribut d'éloges à ceux qui se
sont le plus illustrés dans cette utile carrière , indiquer rapidement
leurs découvertes et leurs conquêtes : voilà une partie
des objets qui devroient tous figurer plus ou moins dans un
Discours en vers sur les Voyages. On voit que les concurrens ,
obligés , d'après l'intention de l'Académie , de se renfermer
dans l'espace étroit de deux cents vers , avoient deux inconvéniens
à éviter : ils devoient craindre de rester au -dessous de
leur sujet , s'ils ne l'envisageoient point sous toutes ses faces ,
ou d'être réduits à tout effleurer, et par conséquent de paroître
froids et superficiels , s'ils essayoient de le parcourir dans toute
son étendue... 02.9
M. Millevoye ne paroît pas s'être tenu assez en garde contre
le premier écueil. Il n'a guère vu dans les voyages que les
122 MERCURE DE FRANCE ,
avantages physiques qu'ils ont procurés aux hommes sous le
rapport du commerce et des arts. li ne s'est point assez étendu
sur les observations morales qui s'offrent en foule au voyageur
philosophe : il n'a point su trer parti de ce que le sujet pouvoit
offrir de pathétique et de touchant ; et il ne paroît point
avoir soupçonné que son discous pouvoit être animé de cette
heureuse sensibilité qui fait le premier charme des productions
poétiques. D'ailleurs , la marche qu'il a suivie ne semble
pas naturelle, Il commence par célébrer la découverte du
Nouveau- Monde , puis il décrit fort au long les voyages de
Cook; et ce n'est qu'après avoir employé à ces détails plus de
la moitié de son poëme , qu'il s'élève à des idées générales sur
le but et l'utilité des voyages : il chante les travaux de Pierrele-
Grand , il remonte aux philosophes de la Grèce , puis il
redescend aux savans voyageurs qui se sont illustres de nos
jours. Il est aisé de voir que ce plan est sans unité et sans liaison
, et que , par conséquent , les diverses parties dont il se
compose ne peuvent être unies entre elles que par
des transitions
pénibles et forcées.
Le style de M. Millevoye n'est pas non plus à l'abri de la
critique ; mais , sous plus d'un rapport , il mérite aussi de
justes éloges. Il a en général de la correction , de la précision ,
de l'élégance ; on voudroit qu'il eût plus d'aisance et de simplicité
, et que l'auteur parlat la langue poétique , comme on
parle sa langue naturelle , sans affectation et sans efforts.
M. Millevoye a bien étudié le mécanisme de la versification ;
mais on remarque sur-tout dans ses vers ce qu'on appelle aujour
d'hui de lafacture , c'est-à- dire , qu'il sait opposer les mots aux
mots , et les pensées aux pensées ; terminer chaque période par
une expression plus saillante , et isoler adroitement tel vers
propre à réveiller l'attention et à provoquer l'applaudissement.
Cette méthode a son mérite sans doute , puisqu'elle réussit
nais pour peu qu'on en abuse , on court risque de s'éloigner
beaucoup de la manière franche et naturelle des grands
maîtres. Au lieu de semer fréquemment dans leurs ouvrages
des vers
d'effet , ces modèles admirables ne songent qu'à
présenter leurs pensées dans le plus bel ordre , et à les revêtir
d'expressions à la fois simples et poétiques. Si quelqu'image
plus brillante et plus hardie vient se placer sous leurs
pinceaux , loin de chercher à en augmenter l'éclat en l'iso- :
lant , ils s'attachent au contraire à la fondre , pour ainsi
dire , dans la couleur générale du style. Aussi ce qu'on
admire chez eux , c'est beaucoup moins quelques vers isolés , t
que la beauté soutenue du style et la perfection inimitable
de l'ensemble.
44
>
AVRIL 1807.
123
Il faut justifier ces critiqnes par quelques exemples. Voici
le début du poëme :
Gloire à l'homme inspiré que la soif de connoître
Exile noblement du toît qui l'a vu naître.
Cette espèce d'exorde cx abrupto commenceroit peut - être
mieux une ode qu'un discours philosophique. L'épithète
d'inspiré convient-elle bien au voyageur , dont les découvertes
ne sont point le résultat de l'inspiration , mais le fruit
pénible de l'observation et de la patience ? Cette expression ,
exile noblement , n'est-elle pas un peu recherchée ?
Les tranquilles honneurs , les trésors , l'amitié ,
A ses projets hardis tout est sacrifié .
Les travaux , les dangers : son zèle les surmonte .
L'obstacle : il le combat. Le trépas : il l'affronte.
Ces vers ont une apparence de précision ; cependant il n'y
a point de gradation dans les idées : puisque le voyageur a
surmonté les travaux et les dangers , à plus forte raison a- t - il
combattu l'obstacle et affronté le trépas. L'idée de victoire,
exprimée dans le premier vers , ne devroit venir qu'après celle
de combat, renfermée dans le second .
Faut-il franchir les monts ? Faut-il dompter les flots ?
Son intrépidité ne craint que le repos.
Même défaut de gradation . Le poète a tout dit dans fes vers
précédens , et l'on sait bien que celui qui a défié le trépas
et surmonté les dangers , saura franchir les monis et dompter
tes flots. Le dernier vers est vague , et ne répond pas à l'interrogation
contenue dans le premier.
Ces observations paroîtront minutieuses peut- être ; mais ce
sont pourtant toutes ces nuances qui distinguent les bons
poëmes de cette multitude de vers qui , sans être dépourvus
d'un certain degré d'élégance , et sans offrir de fautes grossières
, font pourtant naître le dégoût et Pennui .
1
T
La tirade qui suit est beaucoup meilleure : elle offre même
des vers très-heureux sur les trombes et sur la boussole ; mais
comment approuver Colomb , reculant en espoir la limite du
monde , et courant offrir, de rois en rois , l'univers cache qu'il
saura conquérir ?
Les expressions fausses ou maniérées gâtent encore les vers
suivans :
Aimable Otaïti , sauvage Sibaris ,'
Où la seule candeur sert de voile à Cypris , ..
Un autre Bougainville achève ta culture ;
Aux lois de l'industrie il soumet la nature ; ??
D'un gerne liberal il dore tes guérets,
Et sa voix te révèle et Pomone et Cérès !
T.A
751 .
:
124 MERCURE DE FRANCE ,
On diroit bien que la pudeur tient lieu de voile , mais non
pas qu'elle en sert. Cette expression est bien plus vicieuse
encore , quand elle s'applique à la candeur; qui exclut toute
idée de dissimulation. Mais d'ailleurs n'est- on pas fort étonné
de rencontrer Cypris dans les isles sauvages de l'Océan Atlan→
tique ? Le cinquième vers présente une image qui manque de
justesse , le blé ne pouvant dorer les guérets lorsqu'il est
encore en germe.
On multiplieroit facilement les critiques de ce genre ; mais
il est plus agréable de rappeler les bons vers , qui demandent
grace pour toutes ces fautes. Tel est le morceau suivant, qui
me paroît bien pensé , bien écrit et parfaitement dans le sujet ;
en un mot , le meilleur de tout l'ouvrage :
Rien pour l'observateur n'est muet sur la terre';
L'univers étonné devient son tributaire .
S'élancer au hasard , tout voir sans rien juger ,
C'est parcourir le monde et non pas voyager.
L'oeil du sage lui seul voit , discerne , mesure ,
Surprend l'homme échappant aux mains de la nature ,
Compare sa rudesse à nos goûts amollis ,
Et ses brutes vertus à nos vices polis ;
Des diverses humeurs distingue la nuance ,
Et des climats divers la secrète influence ;
Oppose aux lents progrès des Empires naissans ,
Le rapide déclin des Etats vieillissans ,
Rapproche ces tableaux si féconds et si vastes ,
Et de la terre entière interroge les fastes .
Si , comme nous l'avons observé , M. Millevoie se jette
trop brusquement au milieu de son sujet , M. Victorin Fabre ,
au contraire , prend peut-être le sien d'un peu trop haut ; il
remonte aux premiers âges du monde :
Les peuples , en naissant , des peuples séparés ,
Long-temps dans les forêts vieillirent ignorés ;
Long-temps ces monts altiers , élancés dans la nuc ,
Des stériles déserts la profonde étendue ,
Les fleuves indomptés et l'abyme des mers ,
Cachèrent à leurs yeux le sauvage univers ;
Et l'homme de ce globe aujourd'hui sa conquête ,
Ne connut que l'asile où reposoit sa tête.
Le poète auroit dû faire attention que les forêts , les mona
tagnes , les déserts , les fleuves et les mers composoient tout le
sauvage univers , et que par conséquent ils ne pouvoient le
cacher aux yeux des peuples.
Mais enfin , plus hardi , cherchant de nouveaux cieux ,
Il jeta sur ce fleuve un pont audacieux .
Les monts , par ses travaux , en routes s'abaissèrent.
Il est probable que l'on commença par traverser les fleuves
AVRIL 1807 .
125
à la nage ou en bateau , avant de construire des ponts ; et
aujourd'hui même ce seroit une méthode fort longue pour
aller chercher de nouveaux cieux , que de jeter des ponts sur
chaque rivière , ou d'abaisser les monts en routes.
Sur l'abyme étonné ses flottes s'élancèrent ;
Sa hache ouvrit les bois à la course des chars ,
Et le commerce unit les Empires épars .
Des sciences alors les semences fécondes ,
Traversant les déserts et franchissant les ondes ,
Du couchant à l'aurore ont éclairé ses pas.
Ce changement de prétérit n'est fondé sur aucune autre rai➡
son que sur le besoin de faire le vers ; et il est d'autant plus
répréhensible que , dans les phrases suivantes , le poète revient
au prétérit défini :
yeux ;
Et les arts voyageurs de climats en climats ,
Pénétrant par degrés aux plus lointains rivages ,
Ont appris à fleurir chez des hordes sauvages.
Le jour de la raison vint dessiller leurs
De la société leur main serra les noeuds :
Des faisceaux de l'Etat l'union tutélaire ,
Des droits des nations la loi dépositaire ,
Des peuples auberceau les dieux législateurs
Fondèrent le pouvoir et polirent les moeurs .
Des voyages naissans tel fut l'heureux ouvrage.
Il n'est point de lecteur qui ne soit choqué de l'obscurité
et de la mauvaise construction de cette pénible période , de
cette inversion qui place cinq fois de suite le génitif avant le
nominatif, de cet amas d'expressions ambitieuses et d'idées
mal liées entr'elles : l'union tutélaire des faisceaux de l'Etat ,
la loi dépositaire des droits des nations , les Dieux legisla
teurs des peuples au berceau , etc. En général , M. Victorin
Fabre abuse trop souvent de ce jargon philosophique , qui
fait d'ailleurs presque tout le talent de plus d'un poète célèbre.
En voici encore un exemple :
Dans sa recherche attentive et prudente ,
Il ( 1 ) trouve sur sa route en leçons abondante ,
Des arts et des vertus qu'il ne connoissoit pas.
Sans doute les vertus sont de tous les climats ;
Mais que de préjugés , d'erreurs héréditaires ,
Affoiblissent en nous leurs sacrés caractères !
Le climat fait l'usage , et l'usage les moeurs.
Celui qui des humains compare les erreurs
Apprend à les connoître , et se connoît soi-même :
Son esprit éclairé de la vertu qu'il aime ,
Développe en son coeur le germe fructueux ,
Et la saine raison fait l'homme vertueux .
(1 ) Le voyageur,
"
126 MERCURE DE FRANCE ,
Non-seulement tout cela n'est ni bien lié , ni bien écrit , mais
on n'en finiroit pas si l'on vouloit examiner tout ce qui offre .
matière à discussion dans ces belles sentences Je me borne à ce
vers , qui veut avoir l'air profond : Le climat fait l'usage , et
l'usage les moeurs. L'auteur ne compte- t-il pas trop sur la
complaisance de ses lecteurs , lorsqu'il leur donne comme
axiome une opinion qui , à la supposer vraie , demanderoit
du moins une longue démonstration ?
Il y a dans cette pièce vingt autres passages qui auroient
également besoin de commentaires : tantôt ce sont des peuples
expirans , dont le sang , à flots d'or , coule aux mains des
tyrans ; ou bien des îles qui voient leurs flancs se hérisser
en longs épis , et nos fruits , delà les mers , s'élever dans leurs
champs tantôt l'homme cherche , voyageur, la sagesse
étrangère ; les arts apprennent à fleurir dans de lointains climats
; l'aviron s'instruit , moins timide , à quitter le rivage ;
la faucille , sans art , s'essaie aux moissons ; la tempête éclatant
sur les flots , grave la mort presente au front des matelots.
Mais il seroit trop pénible de relever tous les vers répréhensibles
qu'on est étonné de rencontrer dans un discours
annoncé par le secrétaire perpétuel de la classe , comme un
ouvrage d'un talent mûr , d'un goût sain, d'une poésie brillante
, d'une élégance soutenue. Hâtons-nons de dire , pour
expliquer l'indulgence de l'Académie , que parmi tout ce
fatras on trouve plusieurs vers d'une expression heureuse et
poétique. Tels sont ceux où le poète promet à Cook la reconnoissance
des Indiens :
Quand la nuit descendue
Viendra dans les sillons surprendre la charrue ,
L'Indien étonné de ses riches guérets ,
A ses fils attendris contera tes bienfaits :
Ses fils à leurs enfans en rediront l'histoire ;
Et la reconnoissance éternisant ta gloire ,
Tu vivras en ces lieux dans le coeur des humains ,
Comme un Dieu protecteur , dont les fécondes mains
Ont versé dans leurs champs , dans leurs humbles chaumières ,
L'abondance et les arts inconnus à leurs pères.
Comme M. Millevoye , M. Victorin Fabre s'est presque
borné à célébrer Christophe Colomb et Cook , et à décrire les
progrès du commerce ; comme lui il s'est attaché à peindre ,
et même en vers heureux , les diverses productions que
ces européens vont chercher aux Indes ; comme lui aussi il
a négligé presque tous les tableaux pathétiques que le sujet
offroit de lui- même à une imagination poétique. Il est assez
étonnant que le scul des trois concurrens qui ait su s'emparer
de cet avantage inappréciable , soit précisément M. Bruguière,
AVRIL 1807 . 127
qui n'a obtenu que l'accessit. Il commence par un exorde
élégant et précis sur les voyages des anciens , comparés à
ceux des modernes. Il conduit son Voyageur chez les divers
peuples répandus sur toute la surface du globe , caracté
risant rapidement , et en beaux vers , leurs habitudes et leurs
moeurs. Il passe en revue les voyageurs les plus célèbres , san's
oublie Las- asas , ni ces vertueux missionnaires dout le pieux
dévouement est si propre à inspirer la poésie. Enfin il termine
par une peinture pleine de charmes , que ses deux vainqueurs
ont complétement oubliée : c'est le retour du Voyageur
dans ses foyers.
Si cette composition est plus complète et mieux ordonnée
que celle des pièces couronnées , si toutes les parties en sont
mieux enchaînées et mieux unies , le style m'en paroît aussi
plus correct et plus naturellement poétique ; et nulle part
on n'y sent l'effort ni l'affectation .
J'ai dit qu'on trouvoit dans cette pièce toute la sensibilité
dont le sujet étoit susceptible : je ne citerai pour preuve que
les vers sur l'infortuné La Peyrouse :
Et toi , dont nul avis n'a révélé le sort ,
La Peyrouse , en quels lieux as- tu trouvé la mort
Ou peut-être , invoquant sa rigueur salutaire ,
Tu vis , et son retard prolonge ta misère:
Des que les feux du jour percent l'obscurité ,
Tu gravis sur le roc ou les vents t'ont jeté;
Et on all s'attachant sur la liquide plaine,
Croit voir dans chaque flot une voile lointaine.
Malheureux , tu te plains à l'approche du soir ,
Et le so eil suivant réveille ton espoir !
Non , d'un ingrat oubli n'accuse point la France :
Elle a sur l'Océan fait voler l'Espérance ,
Et des îles de l'Inde au bout de l'univers ,
Interrogé sur toi les écueils et les mers.
ر ظ
Deux fois pour te chercher , les plages Antarctiques ,
Ont vu se déployer nos drapeaux pacifiques ;
Mais l'infidèle écho des bords où tu gémis ,
Hélas , n'a point porté ta voix à tes amis !
Ecoutons M. Millevoye sur le même sujet :
Mais un infortuné que nos cris gémissans ,
A l'Océan muet ont demandé quinze ans ,
M'apparoît à travers un voile auguste et sombre ...
Est-ce toi La Peyrouse ? Ou n'est-ce que ton ombre?
Cette dernière idée est touchante ; mais elle devoit être
beaucoup plus développée. D'ailleurs , cet hémistiche ampoulé
, un voile auguste el sombre , dans un endroit où
les expressions ne sauroient être trop simples , suffiroit pour
128 MERCURE DE FRANCE ,
gâter des vers encore meilleurs. On voit donc que dans ce
rapprochement tout l'avantage est à M. Bruguière. On me
saura gré sans doute de rapporter ici des vers d'un autre
poète qui soutiendront mieux la comparaison. Ils sont extraits
d'un poëine intitulé : le Voyage du Poete , que l'Institut n'a
point couronné , mais que les geus de goût n'ont pas moins
distingué et apprécié :
Brave Cook , tu n'es plus ! Toi sur-tout La Peyrouse ,
Et vous , ses compagnons si long -temps attendus ,
Infortunés Français , qu'êtes-vous devenus ?
Vainement vos amis , sur ces côtes lointaines ,
Ont suivi pas à pas vos traces incertaines :
Vos noms qu'ils répétoient , d'ile en île arrêtés ,
Etoient par les échos vainement répétés ,
Ou du vaste Océan troublant l'affreux silence ,
Se perdoient dans les airs avec leur espérance .
Français infortunés ! Qu'êtes-vous devenus ?
Au sein de la tempête êtes-vous disparus?
Rejetés par la mer sur de cruels rivages ,
Avez-vous au milieu de ces peuples sauvages ,
Rencontré le trépas évité dans les flots ?
Hélas , sur les débris de vos tristes vaisseaux ,
Echappés aux fureurs de la vague irritée ,
Peut-être dans une île inculte , inhabitée ,
Vous vivez désormais sans espoir de retour !
Sur ces rochers déserts , déplorable séjour ,
Qu'environne des eaux la solitude immense
Assis sur le rivage , et pensant à la France ,
A ceux qui vous aimoient , à ce qui vous fut cher ,
Malheureux , vous pleurez en regardant la mer !
On reconnoît , dans cette dernière image , une heureuse
imitation de Virgile : Pontum aspectabant flenies.
J'en ai trop dit , pour ne pas ajouter que , suivant mes
foibles lumières , M. Bruguière méritoit incontestablement la
couronne . Il est sans doute fâcheux de se trouver en opposition
avec les juges éclairés qui ont prononcé ; mais enfin je
ne puis parler que d'après ma manière de sentir , et non d'après
celle de l'Académie . Ce qui m'enhardit un peu , c'est que mon
opinion paroît absolument conforme à celle du public, qui , à
la séance de l'Institut , accueillit assez froidement les deux
pièces couronnées , et couvrit d'applaudissemens ce qu'on lui
récita de la troisième. Qu'il me soit permis d'ajouter que je ne
dois être soupçonné ici d'aucune prévention , puisque je n'ai
l'avantage de connoître aucun des trois antagonistes.
Au reste , quelle que soit la valeur de mon opinion , on
conviendra au moins qu'il y a du courage à la maniferter si ou
vertement, si l'on se rappelle que M. Suard vient de dénoncer
comme
DE
INE
DEPT
AVRIL 180 .
comme conspirateurs ( 1 ) , tous ceux qui ont le matheund
ne pas penser comme lui : accusation assez grave poungum
mot d'apologie ne paroisse pas déplacé . Que SUG
plaigne des inconvéniens attachés aux grandes réputatio
de l'envie qui poursuit les talens , cela ne doit pas surprendre ;
mais est-il juste de vouloir faire de ses griefs particuliers une
affaire d'Etat ? Et quand il seroit vrai que quelques détracteurs
obscurs conspirassent contre certaines opinions spéculatives
, ou même , ce qui seroit bien plus condamnable , contre
les Avertissemens , Mélanges et Préfaces , en un mot , contre
tous les ouvrages du secrétaire perpétuel de l'Académie , s'ensuivroit-
il que la sûreté de l'Empire fût compromise ? Comment
M. Suard a -t-il pu se résoudre à donner ce nouvel
exemple de l'extrême intolérance de ceux qui prêchent depuis
si long-temps contre l'intolérance ? Comment n'a-t- il pas prévu
qu'on lui répondroit par ces vers de Boileau , qui lui ont déjà
été fort heureusement cités , mais que nous rappellerons encore
, parce qu'ils contiennent le secret de toutes les dénonciations
des auteurs mécontens :
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages ,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
Qui méprise Cotin , n'estime pas son roi ,
Et n'a , selon Cotin , ni Dieu , ni foi , ni loi .
Je suis loin de vouloir faire ici une comparaison inju
rieuse ; mais plus les titres littéraires de M. Suard sont imposans
, plus il est inexcusable d'avoir recours à une guerre
aussi peu loyale , qui d'ailleurs n'est point redoutable , et doit
affliger ses amis beaucoup plus que ses adversaires .
»
C.
( 1)Voyez dans le précédent Mercure , le rapport sur le dernier concours
où l'on trouve ces mots : « Aujourd'hui , cette passion malfaisante ( lá
» jalousie ) a puisé dans les circonstances une nouvelle activité , en se
liguant avec l'esprit de parti , à qui tous les alliés sont bons ; en favo-
» risant des préjugés chers à l'ignorance , en servant des ressentimens ,
» légitimes peut-être dans leurs causes , mais égarés dans leurs espérances
> en se retranchant même derrière des noms respectés et des principes
>> respectables . Tels sont les ressorts qui mettent en mouvement cette
» troupe obscure de détracteurs des sciences , des lettres et des arts ,
» qui , sous l'apparence d'une conspiration purement littéraire , cache
» des vues plus profondes, »
1
130 MERCURE DE FRANCE ,
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES-JAMES FOX. Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES -JACQUES FOX:
Suite. (Voyez les Nos . des 21 février et 21 mars . )
M. Fox a été un des plus ardens avocats de l'abolition de
la traite des Nègres , depuis le premier moment où cette
question fut agitée , en avril 191. On vit dans cette occasion
les considérations de parti céder aux sentimens d'humanités
Les deux chefs opposés , se réunirent pour solliciter l'abolition
de la traite. Dans un discours animé , où M. Fox déerivit
les souffrances des Africains esclaves , il fit de la religion
ehrétienne un éloge , qui eut plus de poids encore dans la
bouche d'un homme dont la conduite avoit fait douter qu'il
eût des principes religieux bien établis. Il somma ceux qui
l'écoutoient de se mettre complétement à la place des nègrès ,
et il leur dit : « Supposez ce qui pourroit arriver dans le
>> cours des choses humaines , quelqu'improbable que cela
» paroisse ; supposez , dis-je , que l'Angleterre fat inondée
» d'une horde aussi barbare que le sont les Anglais sur la
» côte d'Afrique ; et que ces conquérans emmenassent tine
» partie du peuple en captivité croyez-vous que
dans nos
» plus basses classes , il se trouvât des hommes dont le sen
timent fût tellement émoussé , qu'ils fussent indifférens aux
» misères de l'esclavage ? Quelle arrogance ! quelle présomp-
» tion impie n'y a-t- il pas à supposer que la Providence n'a
pas doué les hommes des autres contrées de la même ma-
» nière que ceux du pays que nous habitons ? Méditons les
» paroles de notre Sauveur , ces paroles qui font ressortir la
» beauté , la grandeur de la plus aimable de toutes les reli
» gions , ces paroles devant lesquelles l'esclavage disparut
» dans les contrées habitées par les Chrétiens. Les grands et
>>
les petits , les riches et les pauvres ; sont égaux aux yeux de
» Dieu. Le christianisme a fait ce que les enseignemens de
» la philosophie n'avoit pu faire , et cependant plusieurs des
» philosophes anciens avoient des idées justes et libérales sur
>> les droits naturels des hommes. Un Démosthènes , un
>> Cicéron , un Thucydide , un Tacite , n'ont fait aucune
>> objection contre l'esclavage. C'est à la lumière pure répan-
» due dans le coeur de l'homme , par la doctrine de notre
» Sauveur, que l'on en doit attribuer l'abolition . »
AVRIL 1807. 131
Pendant l'année 1792 , l'influence des principes de la révolution
française se répandit beaucoup en Angleterre , et
devint dangereuse pour la tranquillité publique. Les ouvrages
de Thomas Payne , et d'autres écrits incendiaires , circulèrent
avec activité . Il se forma une association dans laquelle
entrèrent plusieurs individus respectables par leur nom ,
leurs propriétés et leurs talens. Ils prirent le titre d'amis
du peuple , et s'engagèrent à faire leurs efforts pour obtenir
la réforme du Parlement. Personne n'a dû croire que les
individus qui composoient cette société , pussent avoir
d'autres vues que d'obtenir des réformes modérées ; mais
l'existence de cette association fut un prétexte pour la for
mation de beaucoup d'autres , dans les provinces , et avec des
projets très -différens. Elles établirent une correspondance
avec les révolutionnaires français...... La constitution anglaise
fut ouvertement menacée , et ne dut son salut qu'à la vigilance
et à la fermeté de l'administration . M. Burke réunit par son
éloquence les chefs de l'aristocratie des Whigs aux amis de la
couronne , soit dans le ministère , soit dans le Parlement.
M. Fox tourna en ridicule l'idée d'un danger quelconque
pour la constitution anglaise : considérant l'invasion de la
France comme le résultat de la réunion des despotes contre la
liberté , il exprima sa joie de la retraite forcée des armées de
Prusse et d'Autriche. Il blâma le ministre pour avoir réformé
des officiers qui avoient fraternisé avec les ennemis de la puissance
royale , et qui étoient membres des sociétés, des amis
du peuple. Il avoit conservé son admiration pour les principes
révolutionnaires , lors même que les effets se montroient directement
contraires à ce que sa sagesse , son patriotisme , et
sa philantropie lui auroient conseillé . Avec un esprit doué
d'une manière incomparable , M. Fox ne portoit pas toujours
son attention sur l'ensemble des choses , et sur leurs conséquences.
L'amour de la liberté , ce sentiment si naturel a 1x
coeurs généreux , lui faisoit une véritable illusion. Il aimoit la
liberté, même dans son excès et dans son abus ; et , aveuglé
par cette prévention , il ne prévoyoit nullement les maux qui
menaçoient l'humanité.
Il fit tous ses efforts pour prévenir la guerre entre la Grande-
Bretagne et la France république. Il fut, à cette occasion ,
indignement calomnié dans ses motifs , par les papiers ministériels.
Cette injustice produisit une démarche du club des
Whigs , le 20 février 1795. Ils prirent un arrêté portant ,
qu'ils croyoient de leur devoir d'assurer l'honorable Charles-
Jacques Fox que toutes les calomnies qu'on avoit fait circuler
contre lui , n'avoient eu d'autre effet que de confirmer et de
I 2
152 MERCURE DE FRANCE ,
fortifier leur attachement pour lui. Cette résolution produisit
un chisme dans le club : quarante- cinq membres crurent voir
dans ses expressions une approbation donnée aux principes de
M. Fox, qu'ils jugeoient contraires aux intérêts de la Grande-
Bretagne ; et en conséquence , ils rayèrent leurs noms de la
liste du club. Le duc de Portland , le comte Fitz -William
le comte Spencer , M. Burke et son fils , furent du nombre
des dissidens ; et ce fut pour le parti de M. Fox un échec
dont il ne put se relever.
?
Avant cet événement, tous les membres de ce club s'étoient
réunis pour un acte de générosité sans exemple envers M. Fox.
Celui-ci , après avoir fait des gains énormes au jeu , reperdit
tout-à coup toute sa fortnne. Ses amis , témoins de sa détresse
, résolurent de l'aider. Ils se réunirent à l'auberge de la
Couronne et de l'Ancre. M. Francis indiqua le but de l'assemblée.
Il fut convenu que si M. Fox , au lieu d'employer
ses prodigieux talens au service de son pays , s'étoit occupé
de faire sa fortune , et de satisfaire son ambition , il auroit
probablement acquis une opulence et des moyens propor
tionnés à sa réputation . Il est notoire qu'il n'a pas acquis cette
fortune , et tout homme qui a des sentimens libéraux doit
desirer de voir placer M. Fox dans une situation indépendante,
comme son esprit. On nomma un comité chargé de pourvoir
à l'exécution. Six jours après , ce comité convoqua l'assemblée
et fit connoître la réponse que M. Fox avoit fait lorsqu'il avoit
eu communication officielle du projet. La voici :
St. Ann's Hill , le 6 juin 1793.
Mon cher Monsieur ,
« Vous croirez aisément qu'il ne s'agit pas d'une simple
» forme de politesse quand je vous assure que je ne sais
>> comment exprimer ce que j'éprouve sur ce qui se passe ,
» et que vous avez eu la bonté de me communiquer.
» Quand on est embarrassé sur la conduite à tenir , on
» s'informe d'ordinaire de ce que les autres ont fait en cas
» semblable ; mais je n'ai pas cette ressource , car il n'y a pas
» d'exemple d'une telle marque de l'estime publique. Rece
» voir tout à-la-fois un pareil témoignage sur le désintéres-
» sement de ma vie , et une récompense si magnifique , c'est
» un bonheur qui a été réservé pour moi seul .
>> Dans ma position , il y auroit une affectation ridicule à
» ne pas reconnoître que ce que l'on fait est pour moi du
» plus grand prix. Mais ce que je puis dire avec vérité , c'est
» que de quelque manière que la fortune m'eût servi , mon
» coeur n'auroit jamais été aussi pleinement satisfait qu'il l'est
» de la démarche projetée. J'accepte avec une vive recon-
» noissance cette marque de la bonté du public ; et si j'avois
AVRIL 1807.
133
» besoin de motifs nouveaux pour persévérer dans mes prin-
» cipes et dans une conduite indépendante et honnête , je les
» trouverois ici , car c'est à ma conduite et à mes principes
» que je dois cette marque de l'approbation publique , comme
» toutes celles que j'ai reçues , etc. »
La souscription rendit un capital suffisant pour créer à
M. Fox une rente de trois mille livres sterling , et les précautions
furent prises pour le mettre dans l'impossibilité de
perdre ou de dissiper le principal.
Lorsque la majorité du Parlement vota pour la guerre avec
la France , M. Fox persista à demander que l'on envoyât un
ambassadeur à Paris . Un cri général de désapprobation s'éleva
contre lui. On l'accusa d'être capable de partager tous les
crimes de ceux avec lesquels il proposoit de négocier. Il se
crut obligé d'écrire une brochure , adressée à ses électeurs de
Westminster , pour justifier ses principes et ses opinions. C'est
le seul écrit que M. Fox ait jamais publié ; et son contenu
est remarquable par la sagacité avec laquelle les résultats de
la guerre y sont prévus.
« Ne cherchons point , dit-il , à nous bercer d'espérances
» trompeuses. Quelque possibilité qu'il y ait , quelque proba-
» bilité qu'il puisse y avoir d'une contre- révolution opérée
» en France par l'effet des discordes intestines , une force ex-
» térieure ne pouroit opérer une contre-révolution que par
» la conquête de la France. La conquête de la France !!!
» Oh ! que les croisades tant calomniées , étoient des entre-
» prises raisonnables,si on les compare à cette conquête ! Que
» les projets de ce Louis XIV , accusé d'ambition , étoient
» modérés auprès des vôtres ! Le pinceau de Michel Cer-
» vantes n'a rendu que bien foiblement les écarts d'une tête
» exaltée , si on les compare à vos desseins . »
Il combattit avec la même justesse l'opinion que l'Angleterre
ne pouvoit pas demeurer en paix avec la France , tant
que dureroit le systême des Jacobins. Il demandoit si , une
fois qu'on auroit obtenu des conditions de paix honorables ,
il ne convenoit pas mieux de pourvoir , par des précautions ,
à la sûreté de la constitution que d'avoir à soutenir une guerre
accompagnée d'une énorme consommation d'hommes et d'ar
gent , et qui ne donnoit pas plus de sûreté pour le maintien de
la constitution , que ne pouvoit faire la guerre elle- même . En
supposant que le danger fût le même en paix et en guerre , ne
falloit-il pas préférer le parti qui affranchissoit l'Angleterre
d'une épouvantable dépense ? C'est faire un bien faux rai-
» sonnement , continuoit M. Fox , que de calculer les res-
» sources des Français d'après leur commerce. Ils n'en ont
3
154 MERCURE DE FRANCE ,
» point. Ils ne comptent absolument que sur les ressources de
» leur propre territoire. La dépréciation de leurs assignats
n'a nullement altéré leurs forces. Et lorqu'un peuple est
» décidé à souffrir , l'histoire nous prouve que ses ressources
» sont inépuisables. Il y a long- temps que Xénophon nous a
» dit que le fer commande l'or. Quant les assiguats seront
» tombés , les Français auront la ressource de piller leurs voi-
» sins . On dira que le pillage est une ressource passagère ;
» mais lorsqu'une nation a abandonné ses habitudes de paix et
» d'industrie , lorsqu'elle est devenue purement guerrière ,
» elle est aussi capable de répandre par -tout la désolation . »
Les amis sincères de leur pays ont regretté que M. Fox ne
fut pas entré dans l'administration à la fin de 1794 , avec le
comte Fitz -William et le duc de Portland. Les ministres ne
surent pas saisir le moment de faire une paix avantageuse :
M. Fox y auroit probablement réussi .
*
Le 29 octobre 1795 , il y eut à Londres une émeute , dans
laquelle le carrosse du roi fut brisé par la populace . Il falloit
des lois et des mesures vigoureuses pour arrêter les effets de
cet esprit séditieux : elles furent proposées dans la chambre
basse , et donnèrent lieu à des discussions très -vives . Voici comment
M. Fox s'exprima : « Si ces lois passent par la seule
» influence du ministre , en opposition à l'avis de la grande
majorité de la nation , et que l'on me demande dans le
>> public ce qu'il y a à faire , je répondrai , que ce n'est pas
>>> une question de morale ni de devoir mais de prudence.
>> Soumettez - vous à la loi , dirai-je , aussi long-temps que
>> vous y êtes forcés. Ces lois détruiront la constitution : elles
» font partie du système d'une administration qui a ce but. »
De violens murmures interrompirent l'orateur. « Je sais ,
>> dit-il , que l'on donnera à mes opinions des interprétations
» fausses , et je les brave. Jamais les Stuarts n'ont fait de ten-
» tatives qui demandassent une oposition plus vigoureuse ; et
» les temps extraordinaires exigent des déclarations extraor-
>> dinaires. >>
4
M. Pitt répondit : « La déclaration de l'honorable membre
>> ne sauroit être prise dans un sens douteux. Je le remercie de
» l'avoir faite. Le public le verra élevant son jugement contre
» la majorité du parlement , visant à dissoudre la société , et
» persuadant à la nation qu'elle devroit avoir recours aux
» armes , si elle pouvoit le faire avec succès. Qu'il ne s'ima-
» gine pas cependant que les Anglais manqueront de courage
» pour soutenir les lois ! L'honorable membre trouvera les.
>> lois plus fortes que lui ; et s'il en étoit autrement j'espère
» que nous aurions des bras pour les soutenir. ››
« Je ne rétracterai pas une syllabe de ce que j'ai dit ,
AVRIL 1807 .
135
1
>> reprit M. Fox , 1 honorable membre a fort mal représenté
>> mon opinion. Je répète que , si des lois qui tendent à détruire
la constitution viennent à passer , contre l'avis de la
» majorité de la nation , je donnerai le conseil dont j'ai parlé.
Je donnerai mon avis par écrit , si l'on le désire . Mes expressions
peuvent être fortes ; mais les mesures fortes demandent
des expressions du même genre. »›
Après la dissolution du parlement , en 1796 , M. Fox fut
réélu pour Westminster. Les scéances du parlement recommencérent
en octobre. M. Fox donna hautement son approbation
aux mesures du ministre pour le rétablissement de la
paix , par l'envoi d'un ambassadeur à Paris . En décembre , il
fit une motion de censure contre M. Pitt , pour avoir avancé
de l'argent à l'Empereur d'Autriche et aux princes émigrés ,
sans que le parlement en eût eu connoissance. Les débats furent
longs et animés. Quelques amis du ministre se joignirent
à M. Fox , ce qui n'empêcha pas que la motion ne fût rejetée
par une grande majorité.
En mai 1797 , M. Fox fut un des trois individus qui se chargèrent
de présenter au roi une pétition de la ville de Bristol ,
signée par près de quatre mille individus, et qui demandoit
le renvoi des ministres.
Quelques jours après , il présenta une seconde pétition pour
Antrim , et en sa qualité de conseiller - privé du roi , il demanda
une audience dans le cabinet de Sa Majesté , pour
lui représenter que la Grande-Bretagne étoit dans la situation.
la plus alarmante. Le roi convaincu de l'habileté et de l'intégrité
de ses ministres , ne se laissa point ébranler.
Peu de jours après , M. Fox fit une motion tendante à
faire révoquer les lois nouvelles sur la trahison et la sédition ;
mais la chambre s'étant divisée , il n'eut que cinquante- deux
voix , contre deux cent soixante . Dans une des séances suivantes,
son ami M. Grey fit une motion pour la réforme dans
le mode de représentation du peuple dans le parlement. M. Fox
se surpassa lui-même en cette occassion . Il termina son discours
par ces mots : « Je remercie du fond de mon coeur , ceux
qui ont soutenu cette motion , car j'espère qu'elle sauvera
» notre pays. Nous en sommes à nos dernières ressources ,
» si les hommes qui nous gouvernent aujourd'hui continuent
» à mener les affaires , la nation est perdue , Si l'on imagine
» que je desire être du nombre de leurs successeurs on
» trompe : je déclare solennellement le contraire . J'entends
des gens qui me disent : « Vous ne faite que du mal ici , et ce-
» pendant , nous serions fàchés que vous vous retirasșiez . »
» Je ne sais comment satisfaire ces gens-là nous ne pouvons
et
se
122 MERCURE
DE FRANCE
,
avantages physiques qu'ils ont procurés aux hommes sous le
rapport du commerce et des arts. Il ne s'est point assez étendu
sur les observations morales qul s'offrent en foule au voyageur
philosophe : il n'a point su trer parti de ce que le sujet pouvoit
offrir de pathétique et de touchant ; et il ne paroît point
avoir soupçonné que son discous pouvoit être animé de cette
heureuse sensibilité qui fait le premier charme des productions
poétiques. D'ailleurs , la marche qu'il a suivie ne semble
pas naturelle. Il commence par célébrer la découverte du
Nouveau-Monde , puis il décrit fort au long les voyages de-
Cook ; et ce n'est qu'après avoir employé à ces détails plus de
la moitié de son poëme , qu'il s'élève à des idées générales sur
le but et l'utilité des voyages : il chante les travaux de Pierrele-
Grand , il remonte aux philosophes de la Grèce , puis il
redescend aux savans voyageurs qui se sont illustres de nos
jours. Il est aisé de voir que ce plan est sans unité et sans liaison
, et que , par conséquent , les diverses parties dont il se
compose ne peuvent être unies entre elles que par des transitions
pénibles et forcées.
Le style de M. Millevoye n'est pas non plus à l'abri de la
critique ; mais , sous plus d'un rapport , il mérite aussi de
justes éloges. Il a en général de la correction , de la précision ,
de l'élégance ; on voudroit qu'il eût plus d'aisance et de simplicité
, et que l'auteur parlat la langue poétique , comme on
parle sa langue naturelle , sans affectation et sans efforts.
M. Millevoye a bien étudié le mécanisme de la versification ;
mais on remarque sur-tout dans ses vers ce qu'on appelle aujour
d'hui de lafacture , c'est-à- dire , qu'il sait opposer les mots aux
mots , et les pensées aux pensées ; terminer chaque période par
une expression plus saillante , et isoler adroitement tel vers
propre à réveiller l'attention et à provoquer l'applaudissement.
Cette méthode a son mérite sans doute , puisqu'elle réussit
mais pour peu qu'on en abuse , on court risque de s'éloigner
beaucoup de la manière franche et naturelle des grands
maîtres. Au lieu de semer fréquemment dans leurs ouvrages
des vers d'effet , ces modèles admirables ne songent qu'à
présenter leurs pensées dans le plus bel ordre , et à les revêtir
d'expressions à la fois simples et poétiques. Si quelqu'image
plus brillante et plus hardie vient se placer sous leurs
pinceaux , loin de chercher à en augmenter l'éclat en l'isolant
, ils s'attachent au contraire à la fondre , pour ainsi
dire , dans la couleur générale du style. Aussi ce qu'on
admire chez eux , c'est beaucoup moins quelques vers isolés , t
que la beauté soutenue du style et la perfection inimitable
de l'ensemble.
M
AVRIL 1807 .
123
Il faut justifier ces critiqnes par quelques exemples. Voici
le début du poëme :
Gloire à l'homme inspiré que la soif de connoître
Exile noblement du toît qui l'a vu naître.
Celte espèce d'exorde cx abrupto commenceroit pent - être
mieux une ode qu'un discours philosophique . L'épithète
d'inspiré convient-elle bien au voyageur , dont les découvertes
ne sont point le résultat de l'inspiration , mais le fruit
pénible de l'observation et de la patience ? Cette expression ,
exile noblement, n'est-elle pas un peu recherchée ?
T
Les tranquilles honneurs , les trésors , l'amitié ,
A ses projets hardis tout est sacrifié.
Les travaux , les dangers : son zèle les surmonte.
L'obstacle : il le combat. Le trépas : il l'affronte .
Ces vers ont une apparence de précision ; cependant il n'y
a point de gradation dans les idées : puisque le voyageur a
surmonté les travaux et les dangers , à plus forte raison a -t -il
combattu l'obstacle et affronté le trepas. L'idée de victoire,
exprimée dans le premier vers , ne devroit venir qu'après celle
de combat , renfermée dans le second .
Faut- il franchir les monts ? Faut-il dompter les flots ?
Son intrépidité ne craint que le repos.
Même défaut de gradation. Le poète a tout dit dans les vers
précédens , et l'on sait bien que celui qui a défié le trépas
et surmonté les dangers , saura franchir les monts et dompter
tes flots. Le dernier vers est vague , et ne répond pas à l'interrogation
contenue dans le premier.
Ces observations paroîtront minutieuses peut-être ; mais ce
sont pourtant toutes ces nuances qui distinguent les bons
poëmes de cette multitude de vers qui , sans être dépourvus
d'un certain degré d'élégance , et sans offrir de fautes grossières
, font pourtant naître le dégoût et l'ennui.
La tirade qui suit est beaucoup meilleure : elle offre même
des vers très-heureux sur les trombes et sur la boussole ; mais
comment approuver Colomb , reculant en espoir la limite du
monde , et courant offrir, de rois en rois, l'univers caché qu'il
saura conquérir ?
Les expressions fausses ou maniérées gâtent encore les vers
suivans :
Aimable Otaïti , sauvage Sibaris ,
Où la seule candeur sert de voile at Cypris ,
Un autre Bougainville achève ta culture ;
hx 42 M
Aux lois de l'industrie il soumet la nature ; „ProMQUE
D'un germe liberal il dore tes guérets,
Et sa voix, te révèle et Pomone et Cérès !
2
124 MERCURE DE FRANCE ,
On diroit bien que la pudeur tient lieu de voile , mais non
pas qu'elle en sert. Cette expression est bien plus vicieuse
encore , quand elle s'applique à la candeur; qui exclut toute
idée de dissimulation. Mais d'ailleurs n'est-on pas fort étonné
de rencontrer Cypris dans les isles sauvages de l'Océan Atlan →
tique ? Le cinquième vers présente une image qui manque de
justesse , le blé ne pouvant dorer les guérets lorsqu'il est
encore en germe.
On multiplieroit facilement les critiques de ce genre ; mais
il est plus agréable de rappeler les bons vers , qui demandent
grace pour toutes ces fautes. Tel est le morceau suivant , qui
me paroît bien pensé , bien écrit et parfaitement dans le sujet ;
en un mot , le meilleur de tout l'ouvrage :
Si
Rien pour l'observateur n'est muet sur la terre ;
L'univers étonné devient son tributaire .
S'élancer au hasard , tout voir sans rien juger ,
C'est parcourir le monde et non pas voyager .
L'oeil du sage lui seul voit , discerne , mesure ,
Surprend l'homme échappant aux mains de la nature ,
Compare sa rude -se à nos goûts amollis ,
Et ses brutes vertus à nos vices polis ;
Des diverses humeurs distingue la nuance
Et des climats divers la secrète influence ;
Oppose aux lents progrès des Empires naissans ,
Le rapide déclin des Etats vieillissans ,
Rapproche ces tableaux si féconds et si vastes ,
Et de la terré entière interroge les fastes.
comme nous l'avons observé , M. Millevoie se jette
trop brusquement au milieu de son sujet , M. Victorin Fabre ,
au contraire , prend peut-être le sien d'un peu trop haut ; il
remonte aux premiers âges du monde :
"
Les peuples , en naissant , des peuples séparés ,
Long-temps dans les forêts vieillirent ignorés ;
Long temps ces monts altiers , élancés dans la nuc ,
Des stériles déserts la profonde étendue ,
Les fleuves indomptés et l'abyme des mers ,
Cachèrent à leurs yeux le sauvage univers ;
Et l'homme de ce globe aujourd'hui sa conquête ,
Ne connut que l'asile où reposoit sa tête.
Le poète auroit dû faire attention que les forêts , les mona
tagnes , les déserts , les fleuves et les mers composoient tout le
sauvage univers , et que par conséquent ils ne pouvoient le
cacher aux yeux des peuples ?
Mais enfin , plus hardi , cherchant de nouveaux cieux ,
Il jeta sur ce fleuve un pont audacieux .
Les monts, par ses travaux, en routes s'abaissèrent.
Il est probable que l'on commença par traverser les fleuves
AVRIL 1807 .
125
à la nage ou en bateau , avant de construire des ponts ; et
aujourd'hui même ce seroit une méthode fort longue pour
aller chercher de nouveaux cieux , que de jeter des ponts sur
chaque rivière , ou d'abaisser les monts en routes.
Sur l'abyme étonné ses flottes s'élancèrent ;
Sa hache ouvrit les bois à la course des chars ,
Et le commerce unit les Empires épars .
Des sciences alors les semences fécondes ,
Traversant les déserts et franchissant les ondes ,
Du couchant à l'aurore ont éclairé ses pas.
Ce changement de prétérit n'est fondé sur aucune autre rai➡
son que sur le besoin de faire le vers ; et il est d'autant plus
répréhensible que , dans les phrases suivantes , le poète revient
au prétérit défini
Et les arts voyageurs de climats en climats ,
Pénétrant par degrés aux plus lointains rivages ,
Ont appris à fleurir chez des hordes sauvages,
Le jour de la raison vint dessiller leurs yeux ;
De la société leur main serra les noeuds :
Desfaisceaux de l'Etat l'union tutélaire ,
Des droits des nations la loi dépositaire ,
Des peuples auberceau les dieux législateurs
Fondèrent le pouvoir et polirent les moeurs.
Des voyages naissans tel fut l'heureux ouvrage.
Il n'est point de lecteur qui ne soit choqué de l'obscurité
et de la mauvaise construction de cette pénible période , de
cette inversion qui place cinq fois de suite le génitif avant le
nominatif, de cet amas d'expressions ambitieuses et d'idées
mal liées entr'elles : l'union tutélaire des faisceaux de l'Etat,
la loi dépositaire des droits des nations , les Dieux legisla
teurs des peuples au berceau , etc. En général , M. Victorin
Fabre abuse trop souvent de ce jargon philosophique , qui
fait d'ailleurs presque tout le talent de plus d'un poète célèbre.
En voici encore un exemple :
Dans sa recherche attentive et prudente ,
( 1 ) trouve sur sa route en leçons abondante ,
Des arts et des vertus qu'il ne connoissoit pas.
Sans doute les vertus sont de tous les climats;
Mais
que de préjugés , d'erreurs héréditaires ,
Affoiblissent en nous leurs sacrés caractères !
Le climat fait l'usage , et l'usage les moeurs.
Celui qui des humains compare les erreurs ,
Apprend à les connoître , et se connoît soi- même :
Son esprit éclairé de la vertu qu'il aime ,
Développe en son coeur le germe fructueux ,
Et la saine raison fait l'homme vertueux.
(1 ) Le voyageur,
126 MERCURE DE FRANCE ,
Non-seulement tout cela n'est ni bien lié , ni bien écrit , mais
on n'en finiroit pas si l'on vouloit examiner tout ce qui offre .
matière à discussion dans ces belles sentences Je me borne à ce
vers , qui veut avoir l'air profond : Le climat fait l'usage, et
l'usage les moeurs. L'auteur ne compte-t-il pas trop sur la
complaisance de ses lecteurs , lorsqu'il leur donne comme
axiome une opinion qui , à la supposer vraie , demanderoit
du moins une longue démonstration ?
Il y a dans cette pièce vingt autres passages qui auroient
également besoin de commentaires : tantôt ce sont des peuples
expirans , dont le sang , à flots d'or , coule aux mains des
tyrans ; ou bien des îles qui voient leurs flancs se hérisser
en longs épis , et nos fruits , delà les mers , s'élever dans leurs
champs tantôt l'homme cherche , voyageur, la sagesse
étrangère ; les arts apprennent à fleurir dans de lointains climats
; l'aviron s'instruit , moins timide , à quitter le rivage ;
la faucille , sans art , s'essaie aux moissons ; la tempête éclatant
sur les flots , grave la mort presente au front des matelots.
Mais il seroit trop pénible de relever tous les vers répréhensibles
qu'on est étonné de rencontrer dans un discours
annoncé par le secrétaire perpétuel de la classe , comme un
ouvrage d'un talent múr , d'un goût sain, d'une poésie brillante,
d'une élégance soutenue. Hâtons-nons de dire , pour
expliquer l'indulgence de l'Académie , que parmi tout ce
fatras on trouve plusieurs vers d'une expression heureuse et
poétique. Tels sont ceux où le poète promet à Cook la reconnoissance
des Indiens :
· Quand la nuit descendue
Viendra dans les sillons surprendre la charrue ,
L'Indien étonné de ses riches guérets,
A ses fils attendris contera tes bienfaits :
Ses fils à leurs enfans en rediront l'histoire ;
Et la reconnoissance éternisant ta gloire,
Tu vivras en ces lieux dans le coeur des humains ,
Comme un Dieu protecteur , dont les fécondes mains
Ont versé dans leurs champs , dans leurs humbles chaumières ,
L'abondance et les arts inconnus à leurs pères .
Comme M. Millevoye , M. Victorin Fabre s'est presque
borné à célébrer Christophe Colomb et Cook , et à décrire les
progrès du commerce ; comme lui il s'est attaché à peindre ,
et même en vers heureux , les diverses productions que
ces européens vont chercher aux Indes ; comme lui aussi il
a négligé presque tous les tableaux pathétiques que le sujet
offroit de lui-même à une imagination poétique. Il est assez
étonnant que le scul des trois concurrens qui ait su s'emparer
de cet avantage inappréciable , soit précisément M. Bruguière ,
AVRIL 1807 . 127
qui n'à obtenu que l'accessit. Il commence par un exorde
élégant et précis sur les voyages des anciens , comparés à
ceux des modernes. Il conduit son Voyageur chez les divers
peuples répandus sur toute la surface du globe , caracté
risant rapidement , et en beaux vers , leurs habitudes et leurs
mous. Il passe en revue les voyageurs les plus célèbres , san's
oublie Las Casas , ni ces vertueux missionnaires dout le pieux
dévouement est si propre à inspirer la poésie. Enfin il termine
par une peinture pleine de charmes , que ses deux vainqueurs
ont complétement oubliée : c'est le retour du Voyageur
dans ses foyers.
Si cette composition est plus complète et mieux ordonnée
que celle des pièces couronnées , si toutes les parties en sont
mieux enchaînées et mieux unies , le style m'en paroît aussi
plus correct et plus naturellement poétique ; et nulle part
on n'y sent l'effort ni l'affectation .
J'ai dit qu'on trouvoit dans cette pièce toute la sensibilité
dont le sujet étoit susceptible : je ne citerai pour preuve que
les vers sur l'infortuné La Peyrouse :
Et toi , dont nul avis n'a révélé le sort ,
La Peyrouse , en quels lieux as- tu trouvé la mort ?
Ou peut-être , invoquant sa rigueur salutaire ,
Tu vis , et son retard prolonge ta misère:
Des
que les feux du jour percent l'obscurité ,
Tu gravis sur le roc ou les vents t'ont jeté ;
Et ton all s'attachant sur la liquide plaine ,
Croit voir dans chaque flot une voile lointaine.
Malheureux , tu te plains à l'approche du soir ,
Et le soleil suivant réveille ton espoir !
Non , d'un ingrat oubli n'accuse point la France :
Elle a sur l'Océan fait voler l'Espérance ,
Et des îles de l'Inde au bout de l'univers ,
Interrogé sur toi les écueils et les mers.
Deux fois pour te chercher , les plages Antarctiques ,
Ont vu se déployer nos drapeaux pacifiques ;
Mais l'infidèle écho des bords où tu gémis ,
Hélas , n'a point porté ta voix à tes amis !
Ecoutons M. Millevoye sur le même sujet :
Mais un infortuné que nos cris gémissans ,
A l'Océan muet ont demandé quinze ans ,2
M'apparoît à travers un voile auguste et sombre...
Est-ce toi La Peyrouse ? Ou n'est- ce que ton ombre ?
Cette dernière idée est touchante ; mais elle devoit être
beaucoup plus développée. D'ailleurs , cet hémistiche am
poulé , un voile auguste et sombre , dans un endroit où
les expressions ne sauroient être trop simples , suffiroit pour
128 MERCURE DE FRANCE ,
gâter des vers encore meilleurs. On voit donc que dans ce
rapprochement tout l'avantage est à M. Bruguière. On me
saura gré sans doute de rapporter ici des vers d'un autre
poète qui soutiendront mieux la comparaison. Ils sont extraits
d'un poëine intitulé : le Voyage du Poete , que l'Institut n'a
point couronné, mais que les gens de goût n'ont pas moins
distingué et apprécié :
Brave Cook , tu n'es plus ! Toi sur-tout La Peyrouse ,
Et vous , ses compagnons si long-temps attendus ,
Infortunés Français , qu'êtes-vous devenus ?
Vainement vos amis , sur ces côtes lointaines ,
Ont suivi pas à pas vos traces incertaines :
Vos noms qu'ils répétoient , d'île en île arrêtés ,
Etoient par les échos vainement répétés ,
Ou du vaste Océan troublant l'affreux silenec ,
Se perdoient dans les airs avec leur espérance.
Français infortunés ! Qu'êtes-vous devenus ?
Au sein de la tempête êtes-vous disparus?
Rejetés par la mer sur de cruels rivages ,
Avez-vous au milieu de ces peuples sauvages ,
Rencontré le trépas évité dans les flots ?
Hélas , sur les débris de vos tristes vaisseaux ,
Echappés aux fureurs de la vague irritée ,
Peut-être dans une île inculte , inhabitée ,
Vous vivez désormais sans espoir de retour !
Sur ces rochers déserts , déplorable séjour ,
Qu'environne des eaux la solitude immense
Assis sur le rivage , et pensant à la France ,
A ceux qui vous aimoient , à ce qui vous fut cher ,
Malheureux , vous pleurez en regardant la mer !
"
On reconnoît , dans cette dernière image , une heureuse
imitation de Virgile : Pontum aspectabant flenies.
J'en ai trop dit , pour ne pas ajouter que , suivant mes
foibles lumières , M. Bruguière méritoit incontestablement la
couronne. Il est sans doute fâcheux de se trouver en opposition
avec les juges éclairés qui ont prononcé ; mais enfin je
ne puis parler que d'après ma manière de sentir , et non d'après
celle de l'Académie. Ce qui m'enhardit
un peu , c'est que mon
opinion paroît absolument conforme à celle du public, qui ,
la séance de l'Institut , accueillit assez froidement les deux
pièces couronnées , et couvrit d'applaudissemens ce qu'on lui
récita de la troisième. Qu'il me soit permis d'ajouter que je ne
dois être soupçonné ici d'aucune prévention , puisque je n'ai
l'avantage de connoître aucun des trois antagonistes.
Au reste , quelle que soit la valeur de mon opinion , on
conviendra au moins qu'il y a du courage à la maniferter si ou
vertement , si l'on se rappelle que M, Suard vient de dénoncer
comme
DE
INE
DEPT
AVRIL 1807 .
comme conspirateurs ( 1 ) , tous ceux qui ont le malheur
ne pas penser comme lui : accusation assez grave pongt
mot d'apologie ne paroisse pas déplacé. Que Sued
plaigne des inconvéniens attachés aux grandes réputati
de l'envie qui poursuit les talens , cela ne doit pas surprendre ;
mais est-il juste de vouloir faire de ses griefs particuliers une
affaire d'Etat ? Et quand il seroit vrai que quelques détracteurs
obscurs conspirassent contre certaines opinions spéculatives
, ou même , ce qui seroit bien plus condamnable , contre
les Avertissemens , Mélanges et Préfaces , en un mot , contre
tous les ouvrages du secrétaire perpétuel de l'Académie , s'ensuivroit-
il que la sûreté de l'Empire fût compromise ? Comment
M. Suard a-t-il pu se résoudre à donner ce nouvel
exemple de l'extrême intolérance de ceux qui prêchent depuis
si long-temps contre l'intolérance ? Comment n'a -t- il pas prévu
qu'on lui répondroit par ces vers de Boileau , qui lui ont déjà
été fort heureusement cités , mais que nous rappellerons encore
, parce qu'ils contiennent le secret de toutes les dénonciations
des auteurs mécontens :
Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages ,
Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
Qui méprise Cotin , n'estime pas son roi ,
Et n'a , selon Cotin , ni Dieu , ni foi , ni loi .
Je suis loin de vouloir faire ici une comparaison injurieuse
; mais plus les titres littéraires de M. Suard sont imposans
, plus il est inexcusable d'avoir recours à une guerre
aussi peu loyale , qui d'ailleurs n'est point redoutable , et doit
affliger ses amis beaucoup plus que ses adversaires .
C.
( 1 )Voyez dans le précédent Mercure , le rapport sur le dernier concours
où l'on trouve ces mots : «<< Aujourd'hui , cette passion malfaisante ( lá
» jalousie ) a puisé dans les circonstances une nouvelle activité , en se
» liguant avec l'esprit de parti , à qui tous les alliés sont bons ; en favo-
» risant des préjugés chers à l'ignorance , en servant des ressentimens ,
» légitimes peut-être dans leurs causes , mais égarés dans leurs espérances ;
en se retranchant même derrière des noms respectés et des principes
» respectables. Tels sont les ressorts qui mettent en mouvement cette
» troupe obscure de détracteurs des sciences , des lettres et des arts ,
» qui , sous l'apparence d'une conspiration purement littéraire , cache
» des vues plus profondes, »
1
130 MERCURE DE FRANCE ,
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES-JAMES FOX. Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES -JACQUES FOX:
Suite. ( Voyez les N° ³ . des 21 février et 21 mars. )
M. Fox a été un des plus ardens avocats de l'abolition de
la traite des Nègres , depuis le premier moment où cette
question fut agitée , en avril 1791. On vit dans cette occasion
les considérations de parti céder aux sentimens d'humanités
Les deux chefs opposés , se réunirent pour solliciter l'abolition
de la traite. Dans un discours animé , où M. Fox déerivit
les souffrances des Africains esclaves , il fit de la religion
ehrétienne un éloge , qui eut plus de poids encore dans la
bouche d'un homme dont la conduite avoit fait douter qu'il
eût des principes religieux bien établis. Il somma ceux qui
l'écoutoient de se mettre complétement à la place des négrès ,
et il leur dit : « Supposez ce qui pourroit arriver dans le
>> cours des choses humaines , quelqu'improbable que cela
» paroisse ; supposez , dis-je , que l'Angleterre fût inondée
» d'une horde aussi barbare que le sont les Anglais sur la
» côte d'Afrique ; et que ces conquérans emmenassent une
» partie du peuple en captivité croyez-vous que dans nos
» plus basses classes , il se trouvât des hommes dont le sen
timent fût tellement émoussé , qu'ils fussent indifférens aux
» misères de l'esclavage ? Quelle arrogance ! quelle présomp-
» tion impie n'y a-t-il pas à supposer que la Providence n'a
» doué les hommes des autres contrées de la même mapas
» nière que ceux du pays que nous habitons ? Méditons les
» paroles de notre Sauveur , ces paroles qui font ressortir la
beauté , la grandeur de la plus aimable de toutes les reli
» gions , ces paroles devant lesquelles l'esclavage disparut
» dans les contrées habitées par les Chrétiens. Les grands et
» les petits , les riches et les pauvres ; sont égaux aux yeux de
» Dieu. Le christianisme a fait ce que les enseignemens de
» la philosophie n'avoit pu faire , et cependant plusieurs des
>> philosophes anciens avoient des idées justes et libérales sur
>> les droits naturels des hommes. Un Démosthènes , un
» Cicéron , un Thucydide , un Tacite , n'ont fait aucune
>> objection contre l'esclavage. C'est à la lumière pure répan-
>> due dans le coeur de l'homme , par la doctrine de notre
» Sauveur , que l'on en doit attribuer l'abolition . »
AVRIL 1807 . 131
Pendant l'année 1792 , l'influence des principes de la révo
lution française se répandit beaucoup en Angleterre , et
devint dangereuse pour la tranquillité publique. Les ouvrages
de Thomas Payne , et d'autres écrits incendiaires , circulèrent
avec activité. Il se forma une association dans laquelle
entrèrent plusieurs individus respectables par leur nom ,
leurs propriétés et leurs talens . Ils prirent le titre d'amis
du peuple , et s'engagèrent à faire leurs efforts pour obtenir
la réforme du Parlement. Personne n'a dû croire que les
individus qui composoient cette société , pussent avoir
d'autres vues que d'obtenir des réformes modérées ; mais
l'existence de cette association fut un prétexte pour la fortmation
de beaucoup d'autres , dans les provinces , et avee des
projets très -différens. Elles établirent une correspondance
avec les révolutionnaires français ...... La constitution anglaise
fut ouvertement menacée , et ne dut son salut qu'à la vigilance
et à la fermeté de l'administration . M. Burke réunit par son
éloquence les chefs de l'aristocratie des Whigs aux amis de la
couronne , soit dans le ministère , soit dans le Parlement.
:
M. Fox tourna en ridicule l'idée d'un danger quelconque
pour la constitution anglaise considérant l'invasion de la
France comme le résultat de la réunion des despotes contre la
liberté , il exprima sa joie de la retraite forcée des armées de
· Prusse et d'Autriche. Il blâma le ministre pour avoir réformé
des officiers qui avoient fraternisé avec les ennemis de la puissance
royale , et qui étoient membres des sociétés , des amis
du peuple. Il avoit conservé son admiration pour les principes
révolutionnaires , lors même que les effets se montroient directement
contraires à ce que sa sagesse , son patriotisme , et
sa philantropie lui auroient conseillé. Avec un esprit doué
d'une manière incomparable , M. Fox ne portoit pas toujours
son attention sur l'ensemble des choses , et sur leurs conséquences.
L'amour de la liberté , ce sentiment si naturel a ix
coeurs généreux , lui faisoit une véritable illusion. Il aimoit la
liberté , même dans son excès et dans son abus ; et , aveuglé
par cette prévention , il ne prévoyoit nullement les maux qui
menaçoient l'humanité.
Il fit tous ses efforts pour prévenir la guerre entre la Grande-
Bretagne et la France république. Il fut , à cette occasion ,
indignement calomnié dans ses motifs , par les papiers ministériels.
Cette injustice produisit une démarche du club des
Whigs , le 20 février 1795. Ils prirent un arrêté portant ,
qu'ils croyoient de leur devoir d'assurer l'honorable Charles-
Jacques Fox que toutes les calomnies qu'on avoit fait circuler
contre lui , n'avoient eu d'autre effet que de confirmer et de
I 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
fortifier leur attachement pour lui. Cette résolution produisit
un chisme dans le club : quarante- cinq membres crurent voir
dans ses expressions une approbation donnée aux principes de
M. Fox, qu'ils jugeoient contraires aux intérêts de la Grande-
Bretagne ; et en conséquence , ils rayèrent leurs noms de la
liste du club. Le duc de Portland , le comte Fitz-William
le comte Spencer , M. Burke et son fils , furent du nombre
des dissidens ; et ce fut pour le parti de M. Fox un échec
dont il ne put se relever.
"
Avant cet événement, tous les membres de ce club s'étoient
réunis pour un acte de générosité sans exemple envers M. Fox.
Celui-ci , après avoir fait des gains énormes au jeu , reperdit
tout-à coup toute sa fortnne. Ses amis , témoins de sa détresse
, résolurent de l'aider. Ils se réunirent à l'auberge de la
Couronne et de l'Ancre. M. Francis indiqua le but de l'assemblée.
Il fut convenu que si M. Fox , au lieu d'employer
ses prodigieux talens au service de son pays , s'étoit occupé
de faire sa fortune , et de satisfaire son ambition , il auroit
probablement acquis une opulence et des moyens propor
tionnés à sa réputation. Il est notoire qu'il n'a pas acquis cette
fortune , et tout homme qui a des sentimens libéraux doit
desirer de voir placer M. Fox dans une situation indépendante,
comme son esprit. On nomma un comité chargé de pourvoir
à l'exécution. Six jours après , ce comité convoqua l'assemblée
et fit connoître la réponse que M. Fox avoit fait lorsqu'il avoit
eu communication officielle du projet. La voici :
St. Ann's Hill , le 6 juin 1793 .
Mon cher Monsieur ,
« Vous croirez aisément qu'il ne s'agit pas d'une simple
» forme de politesse quand je vous assure que je ne sais
» comment exprimer ce que j'éprouve sur ce qui se passe ,
» et que vous avez eu la bonté de me communiquer.
» Quand on est embarrassé sur la conduite à tenir , on
» s'informe d'ordinaire de ce que les autres ont fait en cas
>> semblable ; mais je n'ai pas cette ressource , car il n'y a pas
» d'exemple d'une telle marque de l'estime publique. Rece
» voir tout à-la-fois un pareil témoignage sur le désintéres-
» sement de ma vie , et une récompense si magnifique , c'est.
» un bonheur qui a été réservé pour moi seul.
>> Dans ma position , il y auroit une affectation ridicule à
» ne pas reconnoître que ce que l'on fait est pour moi du
» plus grand prix. Mais ce que je puis dire avec vérité , c'est
>> que de quelque manière que la fortune m'eût servi , mon
» coeurn'auroit jamais été aussi pleinement satisfait qu'il l'est
» de la démarche projetée. J'accepte avec une vive recon-
» noissance cette marque de la bonté du public ; et si j'avois
AVRIL 1807.
133
» besoin de motifs nouveaux pour persévérer dans mes priu-
» cipes et dans une conduite indépendante et honnête , je les
» trouverois ici , car c'est à ma conduite et à mes principes
» que je dois cette marque de l'approbation publique , comme
» toutes celles que j'ai reçues , etc....
»
La souscription rendit un capital suffisant pour créer à
M. Fox une rente de trois mille livres sterling , et les précautions
furent prises pour le mettre dans l'impossibilité de
perdre ou de dissiper le principal .
Lorsque la majorité du Parlement vota pour la guerre avec
la France , M. Fox persista à demander que l'on envoyât un
ambassadeur à Paris . Un cri général de désapprobation s'éleva
contre lui. On l'accusa d'être capable de partager tous les
crimes de ceux avec lesquels il proposoit de négocier . Il se
crut obligé d'écrire une brochure , adressée à ses électeurs de
Westminster , pour justifier ses principes et ses opinions. C'est
le seul écrit que M. Fox ait jamais publié ; et son contenu
est remarquable par la sagacité avec laquelle les résultats de
la guerre y sont prévus.
« Ne cherchons point , dit-il , à nous bercer d'espérances
» trompeuses. Quelque possibilité qu'il y ait , quelque proba-
» bilité qu'il puisse y avoir d'une contre- révolution opérée
» en France par l'effet des discordes intestines , une force ex-
» térieure ne pouroit opérer une contre-révolution que par
» la conquête de la France. La conquête de la France !!!
» Oh ! que les croisades tant calomniées , étoient des entre-
» prises raisonnables,si on les compare à cette conquête ! Que
» les projets de ce Louis XIV , accusé d'ambition , étoient
>> modérés auprès des vôtres ! Le pinceau de Michel Cer-
» vantes n'a rendu que bien foiblement les écarts d'une tête
» exaltée , si on les compare à vos desseins . >>
Il combattit avec la même justesse l'opinion que l'Angleterre
ne pouvoit pas demeurer en paix avec la France , tant
que dureroit le systême des Jacobins . Il demandoit si , une
fois qu'on auroit obtenu des conditions de paix honorables ,
il ne convenoit pas mieux de pourvoir , par des précautions ,
à la sûreté de la constitution que d'avoir à soutenir une guerre
accompagnée d'une énorme consommation d'hommes et d'ar
gent , et qui ne donnoit pas plus de sûreté pour le maintien de
la constitution , que ne pouvoit faire la guerre elle-même . En
supposant que le danger fût le même en paix et en guerre , ne
falloit-il pas préférer le parti qui affranchissoit l'Angleterre
d'une épouvantable dépense ? « C'est faire un bien faux rai-
» sonnement , continuoit M. Fox , que de calculer les res-
» sources des Français d'après leur commerce. Ils n'en ont
3
154 MERCURE DE FRANCE ,
» point. Ils ne comptent absolument que sur les ressources de
» leur propre territoire. La dépréciation de leurs assignats
n'a nullement altéré leurs forces. Et lorqu'un peuple est
» décidé à souffrir , l'histoire nous prouve que ses ressources,
» sont inépuisables. Il y a long - temps que Xénophon nous a
» dit que le fer commande l'or. Quant les assiguats seront
» tombés , les Français auront la ressource de piller leurs voi-
*
sins. On dira que le pillage est une ressource passagère ;
>> mais lorsqu'une nation a abandonné ses habitudes de paix et
» d'industrie , lorsqu'elle est devenue purement guerrière ,
» elle est aussi capable de répandre par-tout la désolation . »
Les amis sincères de leur pays ont regretté que M. Fox ne
fût pas entré dans l'administration à la fin de 1794 , avec le
comte Fitz-William et le duc de Portland. Les ministres ne
surent pas saisir le moment de faire une paix avantageuse :
M. Fox y auroit probablement réussi.
Le 29 octobre 1795 , il y eut à Londres une émeute , dans
laquelle le carrosse du roi fut brisé par la populace. Il falloit
des lois et des mesures vigoureuses pour arrêter les effets de
cet esprit séditieux : elles furent proposées dans la chambre
basse , et donnèrent lieu à des discussions très-vives. Voici comment
M. Fox s'exprima : « Si ces lois passent par la seule
» influence du ministre , en opposition à l'avis de la grande
» majorité de la nation , et que l'on me demande dans le
» public ce qu'il y a à faire , je répondrai , que ce n'est pas
>> une question de morale ni de devoir mais de prudence .
>> Soumettez -vous à la loi , dirai- je , aussi long-temps que
» vous y êtes forcés. Ces lois détruiront la constitution : elles
» font partie du système d'une administration qui a ce but. >>
De violens murmures interrompirent l'orateur. « Je sais ,
>> dit- il , que l'on donnera à mes opinions des interprétations
» fausses , et je les brave. Jamais les Stuarts n'ont fait de ten-
>> tatives qui demandassent une oposition plus vigoureuse ; et
» les temps extraordinaires exigent des déclarations extraor-
>> dinaires. >>
M. Pitt répondit : « La déclaration de l'honorable membre.
» ne sauroit être prise dans un sens douteux. Je le remercie de
» l'avoir faite. Le public le verra élevant son jugement contre
» la majorité du parlement , visant à dissoudre la société , et
» persuadant à la nation qu'elle devroit avoir recours aux
>> armes , si elle pouvoit le faire avec succès. Qu'il ne s'ima—.
» gine pas cependant que les Anglais manqueront de courage
» pour soutenir les lois ! L'honorable membre trouvera les
>> lois plus fortes que lui ; et s'il en étoit autrement j'espère
» que nous aurions des bras pour les soutenir. »
« Je ne rétracterai pas une syllabe de ce que j'ai dit ,
AVRIL 1807 .
135
1 » reprit M. Fox , 1 honorable membre a fort mal représenté
>> mon opinion. Je répète que , si des lois qui tendent à détruire
la constitution viennent à passer , contre l'avis de la
» majorité de la nation , je donnerai le conseil dont j'ai parlé.
Je donnerai mon avis par écrit , si l'on le désire . Mes expressions
peuvent être fortes ; mais les mesures fortes demandent
» des
expressions du même genre . » .
Après la dissolution du parlement , en 1796 , M. Fox fut
réélu pour Westminster. Les scéances du parlement recommencérent
en octobre. M. Fox donna hautement son approbation
aux mesures du ministre pour le rétablissement de la
paix , par l'envoi d'un ambassadeur à Paris . En décembre , il
fit une motion de censure contre M. Pitt , pour avoir avancé
de l'argent à l'Empereur d'Autriche et aux princes émigrés ,
sans que le parlement en eût eu connoissance. Les débats furent
longs et animés. Quelques amis du ministre se joignirent
à M. Fox , ce qui n'empêcha pas que la motion ne fût rejetée
par une grande majorité.
En mai 1797 , M. Fox fut un des trois individus qui se chargèrent
de présenter au roi une pétition de la ville de Bristol ,
signée par près de quatre mille individus , et qui demandoit
le renvoi des ministres.
Quelques jours après , il présenta une seconde pétition pour
Antrim , et en sa qualité de conseiller -privé du roi , il demanda
une audience dans le cabinet de Sa Majesté , pour
lui représenter que la Grande-Bretagne étoit dans la situation
la plus alarmante. Le roi convaincu de l'habileté et de l'intégrité
de ses ministres , ne se laissa point ébranler.
Peu de jours après , M. Fox fit une motion tendante à
faire révoquer les lois nouvelles sur la trahison et la sédition ;
mais la chambre s'étant divisée , il n'eut que cinquante- deux
voix , contre deux cent soixante . Dans une des séances suivantes,
son ami M. Grey fit une motion pour la réforme dans
le mode de représentation du peuple dans le parlement . M. Fox
se surpassa lui -même en cette occassion. Il termina son discours
par ces mots : « Je remercie du fond de mon coeur , ceux
» qui ont soutenu cette motion , car j'espère qu'elle sauvera
» notre pays. Nous en sommes à nos dernières ressources , et
» si les hommes qui nous gouvernent aujourd'hui continuent
» à mener les affaires , la nation est perdue, Si l'on imagine
» que je desire être du nombre de leurs successeurs on se
trompe : je déclare solennellement le contraire . J'entends
des gens qui me disent : « Vous ne faite que du mal ici , et ce-
» pendant , nous serions fàchés que vous vous retirassiez . »
» Je ne sais comment satisfaire ces gens-là nous ne pouvons
136
MERCURE
DE FRANCE
,
» faire notre devoir , sans faire du mal , et notre inaction leur
» déplairoit. Quant à moi , je ne pense pas que je doive
» m'absenter complétement de cette chambre , et ce n'est pas
>> mon intention. Mais après avoir suivi la conduite de cette
» assemblée , après l'avoir vu donner sa confiance et son
>> appui à des ministres convaincus de fautes graves d'inca-
» pacité , et de l'intention de tromper la chambre ; après avoir
» vu celle-ci persister dans son aveuglement sur une conduite
» dont les conséquences évidentes jettent l'alarme parmi la
» nation ; après avoir vu que , ni la raison , ni le devoir , ni l'ex-
>> périence ne peuvent engager les membres de cette chambre
» à s'opposer aux mesures du gouvernement , je pense , certes ,
» qu'il m'est bien permis de consacrer désormais un peu
» plus de temps à des objets particuliers d'intérêt , et à la
» retraite que j'aime. Je pense qu'il est fort inutile que je
» continue à me donner ici beaucoup de peine. Lorsque je
» croirai que mes efforts peuvent contribuer à nous replacer
» dans la position que nous ont fait perdre l'incapacité de
» l'administration et la confiance que lui accorde le parle-
>> ment , on me verra reparoître dans cette chambre. J'ai dit :
» j'ai indiqué le remède ; et malheur à l'Angleterre si
» l'orgueil et les préjugés s'opposent encore long -temps à
» son application. >>
En conséquence de cette déclaration , M. Fox cessa de
paroître au parlement. Il recevoit tous les jours des lettres
d'injures ou de reproches , signées de ces mots : Un Electeur
de Westminster. Cela le tourmentoit beaucoup . A mesure
qu'il ouvroit ces lettres , et qu'il voyoit le mot Electeur, il
les jetoit sur le parquet , en disant : « Voilà encore du papier
» pour mon cuisinier. » Il rappeloit à cette occasion que lord
North avoit coutume de lire tout ce qu'on écrivoit contre lui ,
et récompensoit même quelquefois les satiriques spirituels ;
mais que, quant à lui-même , il ne pourroit pas agir ainsi, et
qu'il lui étoit toujours pénible de se sentir des ennemis.
Il rentra en parlement , à l'occasion des nouveaux impôts ,
et s'opposa de toutes ses forces à leur adoption. Il ne manquoit
jamais une séance du club des Whigs. A l'anniversaire de son
jour de naissance, le 24 janvier 1798 , il y eut mille huit cents.
billets distribués pour la fête ; et la foule fut si grande qu'une
partie de ceux qui avoient payé d'avance furent obligés d'aller
diner ailleurs , et qu'il y eut beaucoup de gens blessés dans la
foule. Le duc de Norfolk présida l'assemblée , et fit le discours
suivant : « Nous voici rassemblés dans un moment difficile
» pour célébrer la naissance d'un homme cher aux amis de la
>> liberté. Je vous rappellerai qu'il n'y a pas encore vingt ans
» que l'illustre Washington , secondé de deux mille hommes
AVRIL 1807: 137
» seulement , étoit occupé de la défense de son pays. L'Amé-
» rique est libre maintenant. Nous sommes aujourd'hui plus
» de deux mille rassemblés dans ce lieu : je vous laisse faire
» l'application . » Le duc porta ensuite pour toast : « A la
» Majesté du peuple , notre Souverain ! » Cette conduite
indécente dans le premier pair du royaume, lui valut un
message du roi pour le priver de ses charges de lord lieutenant
dans le comté d'York , et de commandant de la milice.
Le 3 de mai , dans un dîner du club des Whigs , M. Fox
porta pour toast : « La souveraineté du peuple de la Grande-
» Bretagne. » Il fit ensuite un discours très- violent contre la
conduite des ministres en Irlande. I les accusa d'avoir le
projet d'appliquer à l'Angleterre les mêmes mesures de
rigueur ; mais il se déclara prêt , quelque fût le gouvernement
de la Grande- Bretagne , à combattre pour la défense du pays ,
contre les ennemis du dehors. Il compara les ministres d'Angleterre
au directoire de France . Il dit que son parti étoit pris
de vivre dans la retraite , mais qu'il se trouveroit heureux
d'en sortir toutes les fois que ses services pourroient être utiles
à sa patric. Il parla ensuite du projet d'invasion en Angleterre.
Il dit qu'il n'en redoutoit nullement l'exécution , et
que si les Français avoient la témérité de l'essayer , même
avec des forces considérables , ils seroient complétement
détruits. Dès que le roi fut informé de la manière dont
M. Fox s'étoit exprimé en cette occasion , il raya son nom de
la liste des conseillers- privés.
Dans la procédure de haute trahison , qui eut lieu à la
même époque , M. Fox fut entendu comme témoin en faveur
d'Artur O'Connor. Ses ennemis insinuèrent qu'il étoit un des
complices secrets de l'accusé dans cette affaire , qui se termina
par l'exécution d'un des prévenus.
Nous allons maintenant suivre l'homme d'état dans les
scènes tranquilles de sa vie privée. Il y reprit les occupations
littéraires que les soins de la politique avoient interrompues.
Il régla sa journée d'une manière invariable. Il prit l'habitude
de se lever matin . Jusque-là toutes ses heures avoient été
tardives . M. Burke , avant leur rupture , avoit coutume de
passer chez lui en allant au Parlement ; et il le trouvoit à
trois heures après - midi , qui commençoit à déjeûner.
« Je ne suis pas étonné , disoit-il en plaisantant , que ce
>> Charles mette tant de vigueur dans les discours qu'il nous
» fait en Parlement le voilà tout frais , tandis que je suis
» déjà harrassé de fatigue pour avoir travaillé dès le matin. »
:
A l'extrémité de la hauteur de Sainte-Anne , du côté de
l'ouest , il y a un arbre placé sur un tertre. M. Fox avoit
138 MERCURE DE FRANCE ,
fait mettre un banc autour de cet arbre , d'où l'on a une
superbe vue de la Tamise . Il alloit souvent s'établir sur ce
banc , au soleil levant , pendant sa retraite.
Lorsque quelque chose dérangeoit son plan de vie journalier
, il en éprouvoit une sorte d'impatience. Il destinoit
tous les jours , une heure , avant déjeûner , à l'étude d'une
langue nouvelle , ou à se rappeler celles qu'il avoit un peu
publiées. Il avoit une singulière méthode pour apprendre
une langue. Il destinoit d'abord une semaine à étudier les
déclinaisons et la conjugaison des verbes. Il commençoit ensuite
à traduire , à l'aide d'un dictionnaire , et il apprenoit la
syntaxe à mesure que les exemples se présentoient .
que
Après son déjeûner , il lisoit ordinairement deux heures.
Si c'étoit un historien , il comparoit soigneusement le texte
avec les auteurs cités. Il avoit coutume de dire , en parlant
de Gibbon et de Hume : « Le premier aime tant les Rois ,
» et le second hait tant les prêtres qu'il ne faut pas les en
» croire lorsqu'il s'agit des uns ou des autres. » Il découvrit
que Gibbon avoit cité plusieurs ouvrages dont il n'avoit lu
les préfaces en effet cet historien cite le troisième volume
d'un livre qui n'en a que deux ; c'est la préface qui l'avoit
induit en erreur . M. Fox faisoit profession d'admirer le talent
de Gibbon pour rassembler les faits sous un même point de
vue ; mais il le trouvoit verbeux. « Il pense comme Tacite ,
» disoit - il , mais il écrit comme Curtius. » Il étoit dans
l'usage d'effacer au crayon les mots inutiles , lorsqu'il lisoit
un ouvrage : l'exemplaire sur lequel il a lu Gibbon est curieux
sous se rapport il appartient à lord Lauderdale . :
M. Fox faisoit beaucoup de cas de l'ouvrage d'Adam
Smith ; mais il le trouvoit long et empese. Il prétendoit que
l'auteur raisonnoit et concluoit , lors même que ni l'un ni
l'autre n'étoit nécessaire ; et qu'il s'engageoit dans une chaîne
d'argumens dont le résultat étoit souvent insignifiant. « Il
» y auroit beaucoup à gagner , disoit-il , si l'on supprimoit
» la moitié de l'ouvrage . »
Il ne parloit qu'avec mépris des oeuvres de Turgot. « Les
» Français n'étoient pas assez libres , disoit-il , pour entendre.
» l'économie politique et les finances . » Il s'exprimoit avec
éloge sur l'histoire d'Angleterre par Henry ; mais , en parlant
de l'histoire de George III , par Belsham , il s'écrioit :
« Comment est -il possible qu'un homme qui n'est pas
» aveugle écrive de pareilles choses ! >>
Il lisoit tous les papiers publics du matin et du soir. Le
Morning-chronicle étoit son papier favori. Nous ne pouvons
pas affirmer qu'il y ait jamais rien inséré ; mais ses amis ont
AVRIL 1807 . 139
prétendu y reconnoître souvent les tournures et les mots qu'il
employoit de préférence dans la conversation.
Lorsque le temps étoit beau , il avoit coutume de faire à
pied une promenade d'une heure avant le dîner. Le duc de
Bedford dinoit quelquefois chez lui ; mais le plus souvent , Mr.
Fox mangeoit tête à tête avec Mad. Armstead. Il vivoit avec
une grande simplicité , et dépensoit peu . Ses vins ne lui coûtoient
rien , parce qu'un marchand de vin , son admirateur passionné
, fournissoit sa cave gratis. Mr. Fox n'avoit jamais pu
lui faire accepter aucune indemnité,
Le repas qu'il aimoit le mieux étoit le thé ; et jamais il ne
le prenoit sans avoir un roman qu'il lisoit à haute voix ,
alternativement avec Mad. Armstead , et le duc de Bedford ,
lorsque celui- ci se trouvoit là. Lorsque Camilla de Mad . Darbley
(Miss Burney ) parut , on en apporta un exemplaire , au
moment où Mr. Fox étoit à dîner.. Il vouloit se mettre à le lire
immédiatement , mais Mad. Armstead , lui ôtant le volume des
mains, lui dit en riant : « Il faut être conséquent. Remettons la
>> lecture à l'heure du thé. » En effet , quand l'heure du thé
fut venue , M. Fox se mit à lire le roman avec un extrême
intérêt.
Il paroît que M. Fox écrivoit fort rarement ; et ses amis les
plus intimes affirment qu'il n'a jamais travaillé à la prétendue
histoire de la révolution , dont on le croyoit occupé . M. Fox
étoit excellent nageur , et tous les jours il se baignoit dans la
rîvière. En été il se promenoit beaucoup le soir , et ne se couchoit
que fort tard. Il paroissoit se trouver extrêmement heureux
dans cette retraite ; et certainement Mad. Armstead y
y contribuoit beaucoup . On s'accorde à dire que sa conduite
fut régulière pendant tout le temps de sa liaison avec M. Fox.
Il se rejeta dans les affaires à l'occasion des ouvertures de
paix , qui furent faites par la France au commencement de
l'an 1800. L'année suivante M. Pitt s'étant retiré du ministère
à cause de la querelle sur l'Irlande , tout le monde jeta les
yeux sur M. Fox pour le remplacer ; mais le roi ne put pas se
résoudre à le nommer , et appela M. Addington. Ce fut sous
lcs auspices de celui- ci que la paix d'Amiens fút négociée et
conclue. M. Fox considéra cette paix , non comme bonne ,
mais comme moins désastreuse que la guerre dans laquelle
l'Angleterre se trouvoit depuis long- temps engagée ...
Après avoir été réélu en 1802 pour Westminster , M. Fox
partit au commencement d'août pour aller faire un voyage
sur le continent. On prétendit qu'il alloit chercher à Paris des
matériaux pour son histoire des Stuarts. Il est douteux qu'il
ait jamais eu le projet de cet ouvrage. Avant de quitter l'Angleterre
, il prit le parti d'épouser Mad. Armstead. Lorsque
140 MERCURE DE FRANCE ,
M. et Mad. Fox arrivèrent à Calais , ils furent complimentés
par la Municipalité. Ils allèrent de là à Amsterdam , puis à
Spa . En passant ensuite à Lille , M. Fox , qui gardoit l'incognito
, fut reconnu , et ne put pas éviter de recevoir des fêtes.
Il fut reçu à Paris avec distinction , et il vit beaucoup de
monde. Sa présence dans cette capitale excita prodigieusement
la curiosité. Dans les promenades publiques et dans les
rues , on s'attroupoit pour le voir passer . Son portrait étoit
dans toutes les boutiques ; et cependant il ne voulut jamais
consentir à poser ni pour les peintres , ni pour les statuaires.
Il parla toujours avec plaisir du dernier voyage qu'il avoit
fait à Paris. « Il avoit plus appris sur le caractère des Français ,
» disoit-il , dans ce peu de temps , que dans tous les séjours
» qu'il y avoit faits. »>
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-La séance publique de l'Académie française , pour la
réception de S. E. M. le cardinal Maury , est fixée définitivement
au 6 de mai. C'est M. l'abbé Sicard qui présidera
l'Institut dans cette circonstance.
-
Le concours proposé aux élèves de l'école spéciale d'architecture
, à l'occasion des obséques de l'architecte Ledoux ,
a été jugé , il y a quelques jours , par une commission de trente
architectes. Le programme étoit un édifice consacré à l'enseignement
de l'architecture et des arts qui en font partie ,
et dans lequel seroit placé d'une manière convenable un
petit monument en l'honneur de M. Ledoux. Le premier
prix, consistant en une médaille d'or de 500 fr. , a été décerné
à M. Chantillon , élève de M. Percier ; le second prix , à
M. Alavoine , élève de M. Faivre; le troisième, à M. Lacornée,
élève de M. Bonard ; et le quatrième , à M. Couder , élève de
M. Durand. Dix- sept projets avoient été présentés au concours.
S. Exc. le ministre de l'intérieur vient d'adresser la
lettre suivante au président de la première classe de l'Institut
(l'Académie des Sciences ) :
« M. le président , S. M. l'EMPEREUR me charge de faire
connoître à la classe de l'Institut que vous avez l'honneur de
présider , sa résolution de faire placer dans la salle des
séances de l'Institut la statue de d'Alembert , celui de mathé–
maticiens français qui , dans le siècle dernier , a le plus contribué
à l'avancement de cette première des sciences . l'EMPEREUR
desire que la première classe voie dans cette déterminaAVRIL
1807. 141
tion une preuve de son estime pour elle , et de sa volonté constante
d'accorder des récompenses et de l'encouragement aux
travaux de celle compagnie , qui importent tant àlaprospérité
et au bien de sespeuples . En copiant fidellement les expressions
de la lettre que S. M. m'a fait l'honneur de m'écrire de son
camp d'Osterode , le 17 mars 1807 , je crois ne pouvoir annoncer
à la première classe , d'une manière plus agréable et plus honorable
pour elle , la résolution dont j'ai été chargé de lui donner
connoissance. Je me félicite , M. le président , de ce que S. M.
´en me rendant l'interprète de ses nobles dispositions envers la
première classe de l'Institut , m'a fourni une telle occasion de
vous renouveler l'assurance de ma considération distinguée. »
Signé CHAMPAGNY.
- On lit dans la Bibliothèque Britannique la lettre suivante
, écrite par un Anglais , sous la date de Saint-Pétersbourg ,
6 janvier 1807 :
..... J'ai eu le plaisir de diner, il y a quelques jours ,
chez
Mad. de *** , avec cette jeune Sibérienne qui a donné un si
grand exemple d'amour filial , et que Mad. Cottin a rendue
célèbre dans le touchant et simple roman d'Elisabeth. Le
père de cette héroïne avoit été condamné aux travaux en
Sibérie . Il habitoit avec sa femme et sa fille unique une misé →
rable cabane dans le gouvernement de Tobolsk. Aussitôt que
cette jeune personne fut capable de réfléchir , elle se crut destinée
à rendre la liberté à son père. Ce projet l'occupa longtemps.
A l'âge de seize ans , elle insista avec tant de fermeté et
de tendresse auprès de ses parens , que ceux- ci , qui jusqu'alors
s'étoient opposés à son dessein , trouvant dans sa persévérance
une sorte de vocation surnaturelle , cédèrent à son desir , et lui
* permirent d'essayer de parvenir jusqu'à Pétersbourg. Elle
s'achemina seule avec la valeur de quinze sous dans sa poche.
Elle traversa les déserts Tartares , en obtenant l'hospitalité partout;
et après dix mois de route , elle arriva à Moscou . Elle se
rendit dans un couvent de religieuses . Celles - ci la reçurent
avec bonté , et lui donnèrent une lettre pour la princesse
de T. , à Pétersbourg . La princesse l'accueillit très-bien , la
logea , et lui indiqua de quelle manière elle devoit s'y prendre
pour obtenir la grace de son père . Malgré ces directions ,
elle passa quatre mois entiers à solliciter inutilement une
audience de la personne à laquelle on l'avoit adressée . Enfin
on lui indiqua M. de *** , auquel elle exposa sa situation.
Il s'empressa d'en instruire S. M. l'impératrice -mère. Celle-ci
en parla à l'empereur. S. M. ordonna qu'il lui fût fait
un rapport sur cette affaire ; et au bout de quelques jours
la grace fut accordée. L'impératrice demanda à la voir .
M. de *** la lui présenta. L'Impératrice l'embrassa , la pro214
MERCURE DE FRANCE,
posa pour modèle aux jeunes personnes de l'Institut qu'elle
protège , et qu'elle avoit rassemblées à cette occasion ; enfin ,
elle lui fit une pension . L'héroïne avoit fait voeu d'entrer dans
un couvent , si elle réussissoit à libérer son père. Ses parens
sont rentrés dans ce pays- ci , et vivent auprès d'elle .
Vous pouvez comprendre , d'après ce récit , avec quel empressement
j'ai saisi l'occasion de voir cette personne extraordinaire.
Elle a tout-à-fait l'air d'une héroïne de roman.
Elle a une figure agréable, une expression de physionomie
infiniment douce , une grande modestie , pas l'ombre de timidité
, et elle cause très-facilement, Mad. Cottin l'a mariée sans
son consentement , car elle va être religieuse dans un couvent
de Moscou : elle est sur le point de prononcer ses voeux , et
d'abandonner à son père la pension qu'elle reçoit de l'Impératrice-
mère. Elle a obtenu de son abbesse une dispense
pour quelques affaires qu'elle a à Pétersbourg. Elle est venue
chez Mad. de *** en grande robe , ou plutôt en simarre
noire , coiffée d'un long bonnet pointu de velours noir , attaché
sous le menton , avec une bande de même étoffe de
deux pouces de large . La conversation a roulé sur le roman
de Mad. Cottin . Elle s'est récriée sur les inexactitudes que
l'auteur s'étoit permises. On lui a représenté qu'à tout roman
il fal oit un dénouement convenable , et qu'elle n'étoit nullement
compromise par la fiction qui la marioit . Mad. de ***
m'a présenté à elle comme un étranger très-curieux de la voir
et de l'entendre , et comme pouvant un jour dire à madame
Cottin que j'avois vu l'héroïne de som roman. Elle m'a
remercié en russe de tout ce que mon empressement avoit
d'obligeant pour elle . ་་ Je ne mérite guères cette curiosité
» a - t - elle ajouté ; je ne saurois comprendre ce qu'il
» peut y avoir de remarquable dans ma conduite . Diles ,
» je vous prie , à Mad . Cottin , si jamais vous la voyez , que
» je suis très- fâchée qu'elle m'ait mariée. Si elle m'avoit mise
» dans un couvent , elle auroit tout aussi bien terminé mon
» histoire. »
Elle est revenue plusieurs fois là-dessus . Mad de*** lui a dit
ensuite : « Mais vous êtes bien jeune pour vous renfermer
» dans un cloître ne craignez -vous point d'avoir des regrets ?
» Vous auriez aisément trouvé un bon mari. »
>>
་་ II
:
y a si peu de bons
maris
dans
le monde
! a- t-elle répondu
. Je n'ai point
d'envie
d'en
courir
la chance
. D'ail-
» leurs
, si je me mariois
, je ne pourrois
plus céder
ma pen-
» sion
à mon
père
. » En tout
, elle m'a
intéressante
.....
---
paru
extrêmement
AVRIL 1807.
NOUVELLES POLITIQUES.
Constantinople , 27 février.
Des firmans sont partis pour ordonner aux régences Barbaresques
de courir sur le pavillon anglais déclaré ennemi des
Musulmans. D'autres firmans sont partis pour faire saisir dans
toutes nos provinces , les marchandises anglaises et les négociaus
anglais.
La même mesure a été prise par le schah de Perse.
Tous les négocians , toutes les marchandises et comptoirs
anglais , dans toute l'étendue des deux Empires de Constantinople
et de Perse , sont confisqués. ( Moniteur. )
Finckenstein , 3 avril.
Nous recevons des nouvelles officielles de Constantinoples
Les affaires vont au mieux. Les Anglais ont complétement
échoué , et ont été obligés de repasser le détroit des Dardanelles.
La Porte montre une énergie qui a confondu les Anglais
et les Russes.
PARIS , vendredi 18 avril.
Moniteur.
S. M. a rendu , le 14 mars , le décret suivant :
« Le prinee Jérôme , contre-amiral ,de nos armées navales ;
» est nommé général de division de nos armées de terre . »
LXIX BULLETIN DE LA GRande-Armée.
Finckenstein , le 4 avril 1807.
Les gendarmes d'ordonnance sont arrivés à Marienwerder.
Le maréchal Bessières est parti pour aller en passer la revue .
Ils se sont très-bien comportés , et ont montré beaucoup de
bravoure dans les différentes affaires qu'ils ont eues.
Le général Teulié , qui jusqu'à présent avoit conduit lé
blocus de Colberg , a fait preuve de beaucoup d'activité et
de talent. Le général de division Loison vient de prendre le
commandement du siége de cette place . Le 19 mars , le
redoutes de Selnow ont été attaquées et emportées par le
rer régiment d'infanterie légère italienne. La garnison a fait
une sortie. La compagnie de carabiniers du 1er régiment
léger et une compagnie de dragons l'ont repoussée. Les
voltigeurs du 19 régiment de ligne se sont distingués à l'attaque
du village d'Allstadt . L'ennemi a perdu dans ces affaires trois
pièces de cation et 200 hommes faits prisonniers .
Le maréchal Lefebvre commande le siége de Dantzick. Lie
général Lariboissière a le commandement de l'artillerie. Le
corps de l'artillerie justifie dans toutes les circonstances la
réputation de supériorité qu'il a si bien acquise. Les canonniers
français méritent , à juste raison , le titre d'hommes
144 MERCURE DE FRANCE ,
d'élite. On est satisfait de la manière de servir , des bataillons
du train.
L'EMPEREUR a reçu à Finckenstein une députation de la
chambre de Marienwerder , composée de MM. le comte de
Groeben , le conseiller baron de Schleinitz et le comte de
Dohna , directeur de la chambre. Cette députation a fait à
S. M. le tableau des maux que la guerre a attirés sur les habitans
. L'EMPEREUR lui a fait connoître qu'il en étoit touché ,
qu'il les exemptoit , ainsi que la ville d'Elbing , des contribu-
*tions extraordinaires. Il a dit qu'il y avoit des malheurs inė–
vitables pour le théâtre de la guerre ; qu'il y prenoit part , et
qu'il feroit tout ce qui dépendroit de lui pour les alléger .
et
On croit que S. M. partira aujourd'hui pour faire une tournée
à Marienwerder et à Elbing.
La seconde division bavaroise est arrivée à Varsovie.
Le prince royal de Bavière est allé prendre à Pultusk le
commandement de la première division .
Le prince héréditaire de Bade est allé se mettre à la tête de
son corps de troupes à Dantzick. Le contingent de Saxe-
Weymar est arrivé sur la Warta.
Il n'a pas été tiré aux avant-postes de l'armée un coup de
fusil depuis quinze jours.
La chaleur du soleil commence à se faire sentir ; mais elle
ne parvient point à amollir la terre. Tout est encore gelé : le
printemps est tardif dans ces climats.
Des courriers de Constantinople et de Perse arrivent fréquemment
au quartier-général.
La santé de l'EMPEREUR ne cesse pas d'être excellente . On
remarque même qu'elle est meilleure qu'elle n'a jamais été . Il
y a des jours où S. M. fait 40 lieues à cheval.
On avoit cru , la semaine dernière , à Varsovie que l'EMPEREUR
y étoit arrivé à dix heures du soir ; la ville entière fut
aussitôt et spontanément illuminée .
Les places de Praga , Sierock , Modlin , Thorn et Marienbourg
commencent à être en état de défense ; celle de Marienwerder
est tracée . Toutes ces places forment des têtes de pont
sur la Vistule.
L'EMPEREUR se loue de l'activité du maréchal Kellermann à
former des régimens provisoires , dont plusieurs sont arrivés à
l'armée dans une très-bonne tenue , et ont été incorporés.
S. M. se loue également du général Clarke , gouverneur de
Berlin , qui montre autant d'activité et de zele que de talent
dans le poste important qui lui est confié.
Le prince Jérôme , commandant des troupes en Silésie , fait
preuve d'une grande activité, et montre les talens et la prudence
qui ne sont d'ordinaire que les fruits d'une longue expérience.
(No. GCCI . )
( SAMEDI 25 AVRIL 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
1
t
MA PROMENADE AU BOIS DE SATORI ,
PRÈS DE VERSAILLES.
Un jour, du bois de Satori ,
Bois des amans et des poètes ,
Bois charmant que j'ai tant chéri ,
Dont j'ai su les routes secrètes ,
Je descendois seul , m'en allant,
Le soir , ma promenade faite ,
Le front paisible , et d'un pas lent ,
Regagner mon humble retraite .
C'étoit le temps où les côteaux ,
Les forêts , les airs et les eaux ,
Les champs , les vergers de Pomone ,
Jaunissant leurs vastes tableaux ,
Se teignent des mâles pinceaux
De la grave et touchante Automne :
Temps où le coeur plus recueilli ,
Dans sa pensée enseveli ,
Aux plus doux souges s'abandonne .
Grace à l'enchantement fécond
De mes heureuses rêveries ,
Je me croyois , par leurs féeries,
Dans les Etats de Céladon ,
Au sein des fleurs et des prairies ;
Y portant gentil chapeau rond ,
Pannetière et petit jupon ,
Musette aussi . Dans le canton
On m'appeloit , c'étoit mon nom ,
Pasteur de la belle Egérie.
Je tenois mon Tibulle en main.
Tout près de moi , dans mon chemin ,
Sur le penchant de la montagne ,
S'offre un troupeau que j'accompague .
K
D
5
.
cen
146 MERCURE DE FRANCE ,
30
La
'Les moutons viennent me chercher.
Un pauvre agneau vient me lécher.
O , dis-je fannlle innocente :
» Sans nul fiel , timide , impuissantéj
» Et tai qu - les défends des loups ,
» Chien vigilant , brave , et docile ;
Et toi pasteur sensible et doux ,
» Dont l'oeil les suit , les compte tous,
Et leur cherche un vallon fertile ;
» De vous que j'aime à n'approcher !
» Bientôt , en vers faits pour toucher,
» De moi vous aurez une idylle . »
Avec eux je rentre à la ville:
Ce pasteur, c'étoit un boucher !
Par M. Ducis , de l'Académie Française.
MA CARRIÈRE POÉTIQUE ,
A MES AMIS DU DÉPARTEMENT DE *** .
J .. 1 septembre i806.
QUE les amans de la Victoire,
Célèbrent des combats les funestes hasards ;
Jamais des fiers enfans de Mars
Ma voix n'aura chanté les fureurs et la gloire :
Des lauriers teints de sang affligent mes regards.
Mais , dès l'aurore de ma vie ,
Je consacrai , par un juste retour, Im G
Mes premiers chants à mon premier amour ;
De parens adorés fi le unique et chérie,
Si de mon jeune luth ils aimoient l'harmonie,
Moi je comtois leur fête au rang des plus beaux jours....
Bonheur perdu trop tôt , et perdu pour toujours !
Au sein du paisible hermitage
Où mon enfance s'élevoit
Oh , comme mon coeur j uissoit
Des charmes de ce paysage,
Qu'omocil d'azur embellissoit
Les coteaux , les bois , la verdure ,
Les fontaines, les prés fleuris ,
Les oiseaux , les roses, les lisqui
Tout m'enchantoit.daus la mature.
Elle ania mes doux concerts :
A l'imiter j'étois fidelle ,
Et j'osai bien ôt , avec ele,
Chanter le Dieu de l'univers ,
un
En ce jour qui succède à celui de l'enfance ,
Jour qui naît plus brillant , s'écoule moins serein,
On me dit qu'un enfant aimable . malin , pew
Dont 'ignorois encor le nom et la puissance ,
Viendroit bientôt embellir mon destin.
Je rougissois , je craignos sa présence ;
Mais il parut sous les traits de l'hymen ,
Et de l'Amour je chantai l'innoe nee.
« Je veux , dit-il , que la constance ,
» De tes chansons soit le retrein. >>>
AVRIL
1807 . 147
Je répondis sans défiance :
« Un Dieu ne veut jamais en vain. »
Voyez pourtant à quoi l'hymen expose !
Un autre Amour , et lui-même en fut cause,
Vint de ma lyre exciter les accords .
Rappellerai-je ici ses doux transports ?
Ce n'est pas là ce que je me propose :
On sait si bien son empire immortel ,
Qu'il me suffit , sans en dire autre chose ,
De le nommer, c'est l'amour materuel.
Et toi , ma compagne fidelle ,
Tendre amitié , repos du coeur
Source. toujours pure et nouvelle
De confiance et de bonheur.
Pour toi seule je fus poète ;
Tu sais que mes foibles
accens
N'ont qu'à ton oreille discrète
Confié de timides chants.
Mais le seul prix qui
m'intéresse ;
Amitié , j'ai su l'obtenir ;
Mes vers, ignorés de la presse,
S'impriment dans ton souvenir.
Si toujours ma voix sut te plaire ,
Quand
j'exprimis ta douce loi ,
C'est que ma Muse solitaire
Etoit naïve comme toi.
Ah, si le sort inexorable
N'eût interdit au genre humain
Une félicité durable ,
On la trouveroit dans ton sein !
Fleur d'amitié touchante et belle,
Heureux qui pourroit te cueillir ,
Sans craindre l'épine cruelle
Qui de douleur ait tressaillir !
Mais tous les biens où l'homme aspire
Sont pour lui mêles de rigueurs ;
On peut même sous ton empire ,
Douce amitié , verser des pleurs.
Et cependant la défiance ,
Les soupçons jaloux , inquiets,
Des coeurs soumis à ta puissance
N'oseroient aktérer la paix.
Souvent ton frère , sans prudence
Au caprice est sacrifié ;
Mais si tu
craignois I
inconstance,
Tu ne serois pas l'amitié .
Qui peut done cause: la souffrance
Où mon triste coeur est livré ?
Ah ! je n'ai pas nommé l'absence,
C'est le trait qui l'a déchiré.
Omnes compagnes , mes amies !
1. Eh-quoi , déjà le doux printemps
Vous vit tro.s fois , dans nos prairies ,
Cueillir sans moi - la fleur des champs !
148
MERCURE DE FRANCE ,
Que dis-je ? Non , ces fleurs charmantes ,
Sans moi , vous les laissez flétrir ;
Trois fois, sur leurs tiges mourantes ,
Le printemps les a vu périr.
Frappé d'une langueur funeste ,
Comme elles , mon coeur en ce jour
Succombe hélas ! Mais il lui reste
Un doux espoir.... C'est le retour.
Le retour ! Ce mot plein de charmes ,
Je le redis avec transport ,
Et le souris se mêle aux larmes
Que mes yeux répandent encor.
Près de vous , mes tendres amies ,
Mon hermitage est l'univers ;
Hélas , sans vous , aux Tuileries ,
Je crois errer dans les déserts !
Mais j'aperçois venir l'Automne ,
Sur l'aile des Zéphyrs légers ,
Et déjà l'aimable Pomone
Embellit nos rians vergers.
Ah ! le ciel , dans ce temps propice ,
Veut pour jamais nous réunir;
O, mes compagnes , quel délice !
Ce long exil .... il va finir.
Oui , c'en est fait , je pars , j'arrive ,
Déjà je me vois dans vos bras ;
Je vous trouverai sur la rive ,
Qu'ombragent nos accacias .
Et puisqu'enfin de ma prière
Les Dieux ont eu quelque pitié,
Je n'achèverai ma carrière
Que dans le sein de l'amitié .
Par Madame de ***.
ENIGME.
DANS le monde je fais du bruit ;
Mon corps est porté par ma mère :
Cependant , je porte mon père ,
Quoiqu'il soit grand , et moi petit .
LOGOGRIPHE
.
DE mes sept pieds ôtez le premier , ce qui reste
Peut produire mon tout , et devenir funeste .
CHARADE.
SOUVENT sur certains dos figure mon premier ;
On n'eût pu voyager jamais sur mon dernier ,
Si l'homme industrieux n'eût construit mon entier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Grenade . Celui du Logogriphe est Orange, où l'on trouve or, áne, orge , Agen ,
rage , Ange , orage , an.
Celui de la Charade est Fard-eau
AVRIL 1807. 149
DU SENS MORAL INTÉRIEUR ,
ET DE L'ORIGINE DU BEAU.
Le premier objet en toute chose , est de chercher la vérité ,
qui peut seule donner de la stabilité aux travaux des hommes ;
et lors même qu'on se trompe , la bonne foi sert d'excuse.
Mais un second objet non moins nécessaire , c'est de savoir
plaire ; et l'on n'y parvient qu'à l'aide du beau , qu'il est si
difficile d'atteindre.
Pour cet effet , il faut recourir à la nature de l'esprit , et
connoître ce qu'il aime . Quelque peu élevé qu'il puisse être ,
sa capacité n'est point entièrement remplie par les choses de
la vie : il n'est aucune ame qui ne s'en dégoûte par instans , qui
ne se sente au- dessus des plaisirs et des biens ( 1 ) , et même qui
ne puisse dédaigner le monde. Quoiqu'on aime la louange , la
puissance et tous les autres biens , s'ils ne sont point acquis par
le mérite propre , aucun d'eux ne satisfait pleinement le coeur.
Qu'un homme soit entouré de tous les avantages du monde ,
qu'il vive à l'abri de toute crainte et de tout mal , s'il trouve
son ame dégradée à ses regards par quelque mauvaise action ,
si le murmure secret de sa conscience lui reproche sa bassesse
et son indignité , le spectacle toujours présent de sa turpitude
lui devient un supplice ; il se fuit lui-même : il ne peut
trouver aucun bonheur qui ne soit empoisonné par ce sentiment
d'avilissement. Au contraire , quand l'univers ignoreroit
un acte de vertu , l'ame se complairoit dans sa propre
satisfaction. Elle s'estime davantage lorsqu'elle agit contre
l'intérêt du corps . La mort, qui est pour tous les êtres le passage
le plus redoutable, devient quelquefois desirable à l'homme par
un sentiment d'honneur. Enfin , en perdant tout , si nous conservons
ce parfait contentement d'avoir bien agi ou bien pensé ,
nous pourrons jouir d'une félicité que la fortune même ne
sauroit nous arracher.
Cette fière raison , qui se contente tant d'elle-même , cet
orgueil généreux qui inéprise la terre , n'annoncent- ils pas
dans l'homme une essence plus noble que celle des autres
êtres ? Ce qui vient de la terre s'attache à la terre , ce qui
(1) Un Epicurien même en est convenu :
Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angit.
LUCRET.
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
la dédaigne montre une origine plus relevée . La brute suit
naturellement l'impulsion de son corps ; l'homme trouve
de la gloire à le vaincre. Le corps n'est donc pas le but de
notre vie , comme pour l'animal , puisque la plus noble jouis .
sance est celle de dominer le principe matériel , et puisqu'on
ne peut fortifier l'esprit , qui constitue sur-tout notre être ,
qu'en affoiblissant le corps.
L'homme étant la première des créatures , a des rapports
plus immédiats que les autres animaux avec la puissance créatrice
; il hérite d'un rayon de son intelligence ; il aspire à étendre
sa durée et son être dans une plus vaste sphere ; il est le noeud
qui joint le ciel à la terre ; mais cette autre affection qui
l'attache à ce monde , obscurcit en lui ce premier sentiment.
Ainsi s'établissent en nous deux voies , l'une qui abaisse en
quelque sorte l'ame vers les organes des sens , pour la répandre
sur tous les objets de nos desirs ; l'autre qui , la détachant des
sens , la rassemble au cerveau , pour la porter ensuite vers son
centre et son principe . La première voie , qui est propre aux
bêtes , ravale autant l'esprit que la seconde voie , qui est particulière
à notre espèce , relève l'intelligence. « Ces hommes ,
» diroit Platon , perpétuellement enchantés par leurs sens ,
» comme par des Sirènes , tout plongés dans les voluptés
» cruelles de l'Amour , succombant sans cesse sous le poids de
» l'intempérance , ou dépensant toute leur pensée à voir ,
» entendre , sentir les choses journalières , n'ont aucune force
d'ame , parce qu'elle s'évapore touteau - dehors. Ils ressemblent
» à ces mausolées magnifiques , qui ne contiennent au-dedans
» que des cadavres. Ils ne trouvent plus rien de réel que ce
» qui est matériel , et qu'ils peuvent saisir à pleines mains , ou
» qui se rapporte aux plaisirs du corps ; ils se sentent vides
» au- dedans d'eux -mêmes , et rien ne peut combler l'abyme de
» leur coeur, Mais lorsque , dégoûtée des charmes de la terre ,
» et semblable à un prisonnier échappé de ses fers , l'ame
> recherche son auteur , elle se replie et se ramasse sur elle-
» même ; elle ferme toutes les issues par lesquelles elle s'écou-
» loit et se dissipoit ; et s'étant fortifiée en se concentrant , elle
» se met à l'unisson de la grande ame qui fait mouvoir toute
» la nature . »
des
Nos sens extraient de toute la nature les impressions des
objets , comme d'une mine féconde ; mais notre ame , semblable
à la coupelle , sépare la pensée , comme un or pur,
matières terrestres et hétérogènes qui l'accompagnent. En effet ,
qui n'observeroit que les couleurs d'un tableau en elles -mêmes ,
ou les vibrations des sons dans un concert , ou le choix des mots
et leurs mesures dans un poëme ou un discours , ne pourroit
AVRIL 1807.
151
*
pas en être ému. Tout ce qui est matériel frappe bien les
organes : ils sentent les impressions , mais sont incapables de
les juger ; et même s'ils sont sains ou malades , bien ou mal
disposés , ils font varier tellement les goûts et les sentimens,
qu'on n'en peut pas disputer. Au contraire , l'esprit discerne
Fouvrage de l'esprit , c'est-à- dire , la disposition , les rapports
et l'ordre en quoi consistent la beauté , la force et l'expression
des couleurs , des sons ou des paroles ; enfin , c'est l'ouvrage
de l'intelligence qui pénètre jusqu'à l'intelligence : l'ame ne
peut - être touchée que par l'ame. Comme un aimant promene
dans un mélange de diverses substances , attire seulement les
particules de fer , analogues à sa nature , sans s'attacher aux
autres corps , de même l'intelligence sent elle seule la beauté
ét la vérité des choses : elle en est la mesure et le modèle ; tout
ce qui ne se rapporte point à sa forme et s'éloigne de sa nature ,
ne participe nullement du beau et du vrai . L'ame , en effet ,
en est charmée ; elle s'y unit par un penchant naturel comme à sa
propre substance ; une action , une pensée sublimes l'émeuvent ,
l'éclat de la vérité la frappe. Les productions de ces heureux
génies de l'antiquité, en agissant sur notre esprit, attestent encore
à tous les âges la nature céleste du principe qui les a créées , et
qui leur a communiqué en quelque sorte son immortalité.
༐ ་
3
Quelle que soit la diversité des hommes , selon les lieux et les
temps , il y a dans tous une règle fondamentale de vérité et de
justice. Pourquoi les enfans , les Sauvages ont- ils un sentiment
de l'injustice si vif, si présent , qu'elle les révolte encore plus
que nous , en qui la vue contiuelle du mal affoiblit cette
impression ? Quelle est , dans le coeur du juste , cette force
merveilleuse qui le soutient au milieu des périls auxquels il
s'expose pour la vérité ? D'où viennent et ce témoignage de la
conscience qui rassurent l'innocent , et ces remords qui décèlent
d'avance le coupable ? Mais , de plus , l'ame est ainsi formée,
que tous les hommes , d'un commun consentement , sans instruction,
sans convention , jugeront bien d'une pièce de théâtre ,
d'un discours ou de tout autre ouvrage , s'ils peuvent clairement
le comprendre , le sens commun étant dans tous une
sorte de moule général qui n'admet que les formes qui s'y
rapportent.
Des philosophes ont prétendu que nous ne recevions aucune
idée innée , aucun principe originel . Cependant , on observe
qu'indépendamment de l'instinct commun à tous les êtres pour
se conserver et se nourrir , nous naissons avec des propensions
marquées dans notre tempérament et une direction naturelle
d'idées vers un but plutôt que vers tout autre . L'un est belliqueux
, l'autre ami des Muses ; d'autres sont doux ou sévères ,
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
» faire notre devoir , sans faire du mal , et notre inaction leur
» déplairoit. Quant à moi , je ne pense pas que je doive
» m'absenter complétement de cette chambre , et ce n'est pas
>> mon intention. Mais après avoir suivi la conduite de cette
» assemblée , après l'avoir vu donner sa confiance et son
>> appui à des ministres convaincus de fautes graves d'inca-
» pacité, et de l'intention de tromper la chambre ; après avoir
>> vu celle-ci persister dans son aveuglement sur une conduite
» dont les conséquences évidentes jettent l'alarme parmi la
>> nation ; après avoir vu que , ni la raison , ni le devoir , ni l'ex-
» périence ne peuvent engager les membres de cette chambre
» à s'opposer aux mesures du gouvernement , je pense , certes ,
» qu'il m'est bien permis de consacrer désormais un peu
>> plus de temps à des objets particuliers d'intérêt , et à la
» retraite que j'aime. Je pense qu'il est fort inutile que je
>> continue à me donner ici beaucoup de peine. Lorsque je
» croirai que mes efforts peuvent contribuer à nous replacer
» dans la position que nous ont fait perdre l'incapacité de
» l'administration et la confiance que lui accorde le parle-
>> ment , on me verra reparoître dans cette chambre . J'ai dit :
» j'ai indiqué le remède ; et malheur à l'Angleterre si
» l'orgueil et les préjugés s'opposent encore long-temps à
» son application . »>
En conséquence de cette déclaration , M. Fox cessa de
paroître au parlement. Il recevoit tous les jours des lettres
d'injures ou de reproches , signées de ces mots : Un Electeur
de Westminster. Cela le tourmentoit beaucoup . A mesure
qu'il ouvroit ces lettres , et qu'il voyoit le mot Electeur , il
les jetoit sur le parquet , en disant : « Voilà encore du papier
» pour mon cuisinier. » Il rappeloit à cette occasion que
lord
North avoit coutume de lire tout ce qu'on écrivoit contre lui ,
et récompensoit même quelquefois les satiriques spirituels ;
mais que , quant à lui-même , il ne pourroit pas agir ainsi , et
qu'il lui étoit toujours pénible de se sentir des ennemis.
Il rentra en parlement , à l'occasion des nouveaux impôts ,
et s'opposa de toutes ses forces à leur adoption. Il ne manquoit
jamais une séance du club des Whigs. A l'anniversaire de son
jour de naissance, le 24 janvier 1798 , il y eut mille huit cents.
billets distribués pour la fête ; et la foule fut si grande qu'une
partie de ceux qui avoient payé d'avance furent obligés d'aller
dîner ailleurs , et qu'il y eut beaucoup de gens blessés dans la
foule. Le duc de Norfolk présida l'assemblée , et fit le discours
suivant : « Nous voici rassemblés dans un moment difficile ,
» pour célébrer la naissance d'un homme cher aux amis de la
» liberté. Je vous rappellerai qu'il n'y a pas encore vingt ans
» que l'illustre Washington , secondé de deux mille hommes.
1
AVRIL 1807:" 137
» seulement , étoit occupé de la défense de son pays . L'Amé-
» rique est libre maintenant. Nous sommes aujourd'hui plus
» de deux mille rassemblés dans ce lieu : je vous laisse faire
» l'application. » Le duc porta ensuite pour toast : « A la
» Majesté du peuple , notre Souverain ! » Cette conduite
indécente dans le premier pair du royaume , lui valut un
message du roi pour le priver de ses charges de lord lieutenant
dans le comté d'York , et de commandant de la milice.
Le 3 de mai , dans un dîner du club des Whigs , M. Fox
porta pour toast : « La souveraineté du peuple de la Grande-
» Bretagne. » Il fit ensuite un discours très-violent contre la
conduite des ministres en Irlande. Il les accusa d'avoir le
projet d'appliquer à l'Angleterre les mêmes mesures de
rigueur ; mais il se déclara prêt , quelque fût le gouvernement
de la Grande -Bretagne , à combattre pour la défense du pays,
contre les ennemis du dehors. Il compara les ministres d'Angleterre
au directoire de France. Il dit que son parti étoit pris
de vivre dans la retraite , mais qu'il se trouveroit heureux
d'en sortir toutes les fois que ses services pourroient être utiles
à sa patric. Il parla ensuite du projet d'invasion en Angleterre.
Il dit qu'il n'en redoutoit nullement l'exécution , et
que si les Français avoient la témérité de l'essayer , même
avec des forces considérables , ils seroient complétement
détruits. Dès que le roi fut informé de la manière dont
M. Fox s'étoit exprimé en cette occasion , il raya son nom de
la liste des conseillers- privés.
Dans la procédure de haute trahison , qui eut lieu à la
même époque , M. Fox fut entendu comme témoin en faveur
d'Artur O'Connor. Ses ennemis insinuèrent qu'il étoit un des
complices secrets de l'accusé dans cette affaire , qui se termina
par l'exécution d'un des prévenus.
Nous allons maintenant suivre l'homme d'état dans les
scènes tranquilles de sa vie privée. Il y reprit les occupations
littéraires que les soins de la politique avoient interrompues.
Il régla sa journée d'une manière invariable. Il prit l'habitude
de se lever matin . Jusque-là toutes ses heures avoient été
tardives. M. Burke , avant leur rupture , avoit coutume de
passer chez lui en allant au Parlement ; et il le trouvoit à
trois heures après - midi , qui commençoit à déjeûner.
« Je ne suis pas étonné , disoit-il en plaisantant , que ce
>> Charles mette tant de vigueur dans les discours qu'il nous
>> fait en Parlement : le voilà tout frais , tandis que je suis
» déjà harrassé de fatigue pour avoir travaillé dès le matin. »
A l'extrémité de la hauteur de Sainte-Anne , du côté de
l'ouest , il y a un arbre placé sur un tertre . M. Fox avoit
138 MERCURE DE FRANCE ,
fait mettre un banc autour de cet arbre , d'où l'on a une
superbe vue de la Tamise . Il alloit souvent s'établir sur ce
banc , au soleil levant , pendant sa retraite.
Lorsque quelque chose dérangeoit son plan de vie journalier
, il en éprouvoit une sorte d'impatience. Il destinoit
tous les jours , une heure , avant déjeûner , à l'étude d'une
langue nouvelle , ou à se rappeler celles qu'il avoit un peu
oubliées. Il avoit une singuliere méthode pour apprendre
une langue. Il destinoit d'abord une semaine à étudier les
déclinaisons et la conjugaison des ve: bes. Il commençoit ensuite
à traduire , à l'aide d'un dictionnaire , et il apprenoit la
syntaxe à mesure que les exemples se présentoient.
Après son déjeûner , il lisoit ordinairement deux heures .
Si c'étoit un historien , il comparoit soigneusement le texte
avec les auteurs cités . Il avoit coutume de dire , en parlant
de Gibbon et de Hume : « Le premier aime tant les Rois ,
» et le second hait tant les prêtres qu'il ne faut pas les en
» croire lorsqu'il s'agit des uns ou des autres . » Il découvrit
que Gibbon avoit cité plusieurs ouvrages dont il n'avoit lu que
les préfaces en effet cet historien cite le troisième volume
d'un livre qui n'en a que deux ; c'est la préface qui l'avoit
induit en erreur. M. Fox faisoit profession d'admirer le talent
de Gibbon pour rassembler les faits sous un même point de
vue ; mais il le trouvoit verbeux . « Il pense comme Tacite ,
>> disoit - il , mais il écrit comme Curtius. » Il étoit dans
l'usage d'effacer au crayon les mots inutiles , lorsqu'il lisoit
un ouvrage : l'exemplaire sur lequel il a lu Gibbon est curieux
sous se rapport il appartient à lord Lauderdale . :
M. Fox faisoit beaucoup de cas de l'ouvrage d'Adam
Smith ; mais il le trouvoit long et empesé. Il prétendoit que
l'auteur raisonnoit et concluoit , lors même que ni l'un ni
l'autre n'étoit nécessaire ; et qu'il s'engageoit dans une chaîne
d'argumens dont le résultat étoit souvent insignifiant . « Il
» y auroit beaucoup à gagner , disoit-il , si l'on supprimoit
» la moitié de l'ouvrage. »
Il ne parloit qu'avec mépris des oeuvres de Turgot. « Les
» Français n'étoient pas assez libres , disoit-il , pour entendre.
» l'économie politique et les finances. » Il s'exprimoit avec
éloge sur l'histoire d'Angleterre par Henry ; mais , en parlant
de l'histoire de George III , par Belsham , il s'écrioit :
« Comment est-il possible qu'un homme qui n'est pas
» aveugle écrive de pareilles choses ! »>
Il lisoit tous les papiers publics du matin et du soir. Le.
Morning-chronicle étoit son papier favori. Nous ne pouvons
pas affirmer qu'il y ait jamais rien inséré ; mais ses amis ont
AVRIL 1807 . 139
prétendu y reconnoître souvent les tournures et les mots qu'il
employoit de préférence dans la conversation .
Lorsque le temps étoit beau , il avoit coutume de faire à
pied une promenade d'une heure avant le dîner. Le duc de
Bedford dinoit quelquefois chez lui ; mais le plus souvent , Mr.
Fox mangeoit tête à tête avec Mad . Armstead. Il vivoit avec
une grande simplicité , et dépensoit peu . Ses vins ne lui coûtoient
rien , parce qu'un marchand de vin , son admirateur passionné,
fournissoit sa cave gratis . Mr. Fox n'avoit jamais pu
lui faire accepter aucune indemnité,
Le repas qu'il aimoit le mieux étoit le thé ; et jamais il ne
le prenoit sans avoir un roman qu'il lisoit à haute voix ,
alternativement avec Mad. Armstead , et le duc de Bedford ,
lorsque celui-ci se trouvoit là. Lorsque Camilla de Mad. Darbley
(Miss Burney ) parut, on en apporta un exemplaire , au
moment où Mr. Fox étoit à dîner. Il vouloit se mettre à le lire
immédiatement , mais Mad. Armstead , lui ôtant le volume des.
mains, lui dit en riant : « Il faut être conséquent. Remettons la
» lecture à l'heure du thé. » En effet , quand l'heure du thé
fut venue , M. Fox se mit à lire le roman avec un extrême
intérêt .
Il paroît que M. Fox écrivoit
fort rarement
; et ses amis les
plus intimes
affirment
qu'il n'a jamais travaillé
à la prétendue
histoire
de la révolution
, dont on le croyoit
occupé . M. Fox
étoit excellent
nageur , et tous les jours il se baignoit
dans la
rivière. En été il se promenoit
beaucoup
le soir , et ne se couchoit
que fort tard. Il paroissoit
se trouver
extrêmement
heureux
dans cette retraite ; et certainement
Mad . Armstead
y
y contribuoit
beaucoup
. On s'accorde
à dire que sa conduite
fut régulière
pendant
tout le temps de sa liaison avec M. Fox .
Il se rejeta dans les affaires à l'occasion des ouvertures de
paix , qui furent faites par la France au commencement de
l'an 1800. L'année suivante M. Pitt s'étant retiré du ministère
à cause de la querelle sur l'Irlande , tout le monde jeta les
yeux sur M. Fox pour le remplacer ; mais le roi ne put pas se
résoudre à le nommer , et appela M. Addington. Ce fut sous
Ics auspices de celui- ci que la paix d'Amiens fut négociée et
conclue. M. Fox considera cette paix , non comme bonne ,
mais comme moins désastreuse que la guerre dans laquelle
l'Angleterre se trouvoit depuis long-temps engagée ...
Après avoir été réélu en 1802 pour Westminster , M. Fox
partit au commencement d'août pour aller faire un voyage
sur le continent. On prétendit qu'il alloit chercher à Paris des
matériaux pour son histoire des Stuarts. Il est douteux qu'il
ait jamais eu le projet de cet ouvrage. Avant de quitter l'Angleterre
, il prit le parti d'épouser Mad. Armstead. Lorsque
140 MERCURE DE FRANCE ,
M. et Mad. Fox arrivèrent à Calais , ils furent complimentés
par la Municipalité. Ils allèrent de là à Amsterdam , puis à
Spa. En passant ensuite à Lille , M. Fox , qui gardoit l'incognito
, fut reconnu , et ne put pas éviter de recevoir des fêtes.
Il fut reçu à Paris avec distinction , et il vit beaucoup de
monde. Sa présence dans cette capitale excita prodigieusement
la curiosité. Dans les promenades publiques et dans les
rues , on s'attroupoit pour le voir passer . Son portrait étoit
dans toutes les boutiques ; et cependant il ne voulut jamais
consentir à poser ni pour les peintres , ni pour les statuaires.
Il parla toujours avec plaisir du dernier voyage qu'il avoit
fait à Paris. « Il avoit plus appris sur le caractère des Français ,
» disoit-il , dans ce peu de temps , que dans tous les séjours
» qu'il y avoit faits. »
VARIÉTÉS.
696
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-La séance publique de l'Académie française , pour la
réception de S. E. M. le cardinal Maury , est fixée définitivement
au 6 de mai. C'est M. l'abbé Sicard qui présidera
l'Institut dans cette circonstance.
-
Le concours proposé aux élèves de l'école spéciale d'architecture
, à l'occasion des obséques de l'architecte Ledoux ,
a été jugé , il y a quelques jours , par une commission de trente
architectes. Le programme étoit un édifice consacré à l'enseignement
de l'architecture et des arts qui en font partie ,
et dans lequel seroit placé d'une manière convenable un
petit monument en l'honneur de M. Ledoux. Le premier
prix , consistant en une médaille d'or de 500 fr., a été décerné
à M. Chantillon , élève de M. Percier ; le second prix , à
M. Alavoine, élève de M. Faivre ; le troisième, à M. Lacornée,
élève de M. Bonard ; et le quatrième , à M. Couder , élève de
M. Durand. Dix-sept projets avoient été présentés au concours .
S. Exc. le ministre de l'intérieur vient d'adresser la
lettre suivante au président de la première classe de l'Institut
(l'Académie des Sciences ) :
« M. le président , S. M. l'EMPEREUR me charge de faire
connoître à la classe de l'Institut que vous avez l'honneur de
présider , sa résolution de faire placer dans la salle des
séances de l'Institut la statue de d'Alembert , celui de mathématiciens
français qui , dans le siècle dernier , a le plus contribué
à l'avancement de cette première des sciences . l'Empe-
REUR desire que la première classe voie dans cette détermina-,
AVRIL 1807 . 141
tion une preuve de son estime pour elle , et de sa volonté constante
d'accorder des récompenses et de l'encouragement aux
travaux de celle compagnie , qui importent tant à laprospérité
et au biende sespeuples . En copiant fidellement les expressions
de la lettre que S. M. m'a fait l'honneur de m'écrire de son
camp d'Osterode , le 17 mars 1807 , je crois ne pouvoir annoncer
à la première classe , d'une manière plus agréable et plus honorable
pour elle , la résolution dont j'ai été chargé de lui donner
connoissance. Je me félicite , M. le président , de ce que S. M.
´en me rendant l'interprète de ses nobles dispositions envers la
première classe de l'Institut , m'a fourni une telle occasion de
vous renouveler l'assurance de ma considération distinguée. »>
Signé CHAMPAGNY.
-On lit dans la Bibliothèque Britannique la lettre suivante
, écrite par un Anglais , sous la date de Saint-Pétersbourg ,
6 janvier 1807 :
.....
ya
....J'ai eu le plaisir de dîner , il y a quelques jours , chez
Mad. de *** , avec cette jeune Sibérienne qui a donné un si
grand exemple d'amour filial , et que Mad. Cottin a rendue
célèbre dans le touchant et simple roman d'Elisabeth. Le
père de cette héroïne avoit été condamné aux travaux en
Sibérie. Il habitoit avec sa femme et sa fille unique une misérable
cabane dans le gouvernement de Tobolsk. Aussitôt que
cette jeune personne fut capable de réfléchir , elle se crut destinée
à rendre la liberté à son père . Ce projet l'occupa longtemps.
A l'âge de seize ans , elle insista avec tant de fermeté et
de tendresse auprès de ses parens , que ceux- ci , qui jusqu'alors
s'étoient opposés à son dessein , trouvant dans sa persévérance
une sorte de vocation surnaturelle , cédèrent à son desir, et lui
⚫ permirent d'essayer de parvenir jusqu'à Pétersbourg. Elle
s'achemina seule avec la valeur de quinze sous dans sa poche.
Elle traversa les déserts Tartares , en obtenant l'hospitalité partout
; et après dix mois de route , elle arriva à Moscou . Elle se
rendit dans un couvent de religieuses. Celles-ci la reçurent
avec bonté , et lui donnèrent une lettre pour la princesse
de T., à Pétersbourg . La princesse l'accueillit très -bien , la
logea , et lui indiqua de quelle manière elle devoit s'y prendre
pour obtenir la grace de son père. Malgré ces directions ,
elle passa quatre mois entiers à solliciter inutilement une
audience de la personne à laquelle on l'avoit adressée . Enfin
on lui indiqua M. de ***, auquel elle exposa sa situation .
Il s'empressa d'en instruire S. M. l'impératrice -mère. Celle-ci
en parla à l'empereur. S. M. ordonna qu'il lui fût fait
un rapport sur cette affaire ; et au bout de quelques jours ,
la grace fut accordée. L'impératrice demanda à la voir.
M. de *** la lui présenta. L'Impératrice l'embrassa , la pro214
MERCURE
DE
FRANCE
,
posa pour modèle aux jeunes personnes de l'Institut qu'elle
protège , et qu'elle avoit rassemblées à cette occasion ; enfin ,
elle lui fit une pension. L'héroïne avoit fait voeu d'entrer dans
un couvent , si elle réussissoit à libérer son père. Ses parens
sont rentrés dans ce pays- ci , et vivent auprès d'elle .
Vous pouvez comprendre , d'après ce récit , avec quel empressement
j'ai saisi l'occasion de voir cette personne extraordinaire.
Elle a tout-à-fait l'air d'une héroïne de roman.
Elle a une figure agréable, une expression de physionomie
infiniment douce , une grande modestie , pas l'ombre de timidité
, et elle cause très - facilement, Mad. Cottin l'a mariée sans
son consentement , car elle va être religieuse dans un couvent
de Moscou : elle est sur le point de prononcer ses voeux , et
d'abandonner à son père la pension qu'elle reçoit de l'Impératrice-
mère. Elle a obtenu de son abbesse une dispense
pour quelques affaires qu'elle a à Pétersbourg. Elle est venue
chez Mad. de *** en grande robe , ou plutôt en simarre
noire , coiffée d'un long bonnet pointu de velours noir , attaché
sous le menton , avec une bande de même étoffe de
deux pouces de large. La conversation a roulé sur le roman
de Mad. Cottin . Elle s'est récriée sur les inexactitudes que
l'auteur s'étoit permises. On lui a représenté qu'à tout roman
il falloit un dénouement convenable , et qu'elle n'étoit nullement
compromise par la fiction qui la marioit. Mad. de ***
m'a présenté à elle comme un étranger très- curieux de la voir
et de l'entendre , et comme pouvant un jour dire à madame
Cottin que j'avois vu l'héroïne de son roman. Elle m'a
remercié en russe de tout ce que mon empressement avoit
d'obligeant pour elle. « Je ne mérite gaères cette curiosité
» a - t - elle ajouté ; je ne saurois comprendre ce qu'il
» peut y avoir de remarquable dans ma conduite. Dites ,
» je vous prie , à Mad . Cottin , si jamais vous la voyez , que
» je suis très - fâchée qu'elle m'ait mariée. Si elle m'avoit mise
>> dans un couvent , elle auroit tout aussi bien terminé mon
» histoire. »
་ ་
Elle est revenue plusieurs fois là- dessus. Mad de*** lui a dit
ensuite : « Mais vous êtes bien jeune pour vous renfermer
» dans un cloître : ne craignez -vous point d'avoir des regrets ?
» Vous auriez aisément trouvé un bon mari . »
))
((
peu de bons maris dans y a si le monde ! a- t-elle répondu.
Je n'ai point d'envie d'en courir la chance. D'ail-
» leurs , si je me mariois , je ne pourrois plus céder ma pen-
» sion à mon père. » En tout , elle m'a paru extrêmement
intéressante.....
---
AVRIL 1807 . 143
NOUVELLES POLITIQUES.
Constantinople , 27 février.
Des firmans sont partis pour ordonner aux régences Barba →
resques de courir sur le pavillon anglais déclaré ennemi des
Musulmans. D'autres firmans sont partis pour faire saisir dans
toutes nos provinces , les marchandises anglaises et les négocians
anglais.
La même mesure a été prise par le schah de Perse.
Tous les négocians , toutes les marchandises et comptoirs
anglais , dans toute l'étendue des deux Empires de Constantinople
et de Perse , sont confisqués. ( Moniteur. )
Finckenstein , 3 avril.
Nous recevons des nouvelles officielles de Constantinoplez
Les affaires vont au mieux. Les Anglais ont complétement
échoué , et ont été obligés de repasser le détroit des Dardanelles
. La Porte montre une énergie qui a confondu les Anglais
et les Russes. Moniteur.
PARIS , vendredi 18 avril.
S. M. a rendu , le 14 mars le décret suivant :
« Le prinee Jérôme , contre- amiral de nos armées navales ,
» est nommé général de division de nos armées de terre. »
LXIX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Finckenstein , le 4 avril 1807 .
Les gendarmes d'ordonnance sont arrivés à Marienwerder,
Le maréchal Bessières est parti pour aller en passer la revue .
Ils se sont très-bien comportés , et ont montré beaucoup de
bravoure dans les différentes affaires qu'ils ont eues.
Le général Teulié , qui jusqu'à présent avoit conduit le
blocus de Colberg , a fait preuve de beaucoup d'activité et
de talent. Le général de division Loison vient de prendre le
commandement du siége de cette place . Le 19 mars , le
redoutes de Selnow ont été attaquées et emportées par le
rer régiment d'infanterie légère italienne. La garnison a fait
une sortie. La compagnie de carabiniers du 1er régiment
léger et une compagnie de dragons l'ont repoussée . Les
voltigeurs du 19" régiment de ligne se sont distingués à l'attaque
du village d'Allstadt . L'ennemi a perdu dans ces affaires trois
pièces de canon et 200 hommes faits prisonniers .
Le maréchal Lefebvre commande le siége de Dantzick. Lic
général Lariboissière a le commandement de l'artillerie. Le
corps de l'artillerie justifie dans toutes les circonstances la
réputation de supériorité qu'il a si bien acquise. Les canonniers
français méritent , à juste raison , le titre d'hommes
144 MERCURE DE FRANCE ,
d'élite . On est satisfait de la manière de servir , des bataillons
du train .
L'EMPEREUR a reçu à Finckenstein une députation de la
chambre de Marienwerder , composée de MM. le comte de
Groeben , le conseiller baron de Schleinitz et le comte de
Dohna , directeur de la chambre . Cette députation a fait à
S. M. le tableau des maux que la guerre a attirés sur les habitans
. L'EMPEREUR lui a fait connoître qu'il en étoit touché , et
qu'il les exemptoit , ainsi que la ville d'Elbing , des contribu-
* tions extraordinaires. Il a dit qu'il y avoit des malheurs inévitables
pour le théâtre de la guerre; qu'il y prenoit part , et
qu'il feroit tout ce qui dépendroit de lui pour les alléger .
On croit que S. M. partira aujourd'hui pour faire une tournée
à Marienwerder et à Elbing.
La seconde division bavaroise est arrivée à Varsovie.
Le prince royal de Bavière est allé prendre à Pultusk le
commandement de la première division.
Le prince héréditaire de Bade est allé se mettre à la tête de
son corps de troupes à Dantzick. Le contingent de Saxe-
Weymar est arrivé sur la Warta.
Il n'a pas été tiré aux avant- postes de l'armée un coup de
fusil depuis quinze jours.
La chaleur du soleil commence à se faire sentir ; mais elle
ne parvient point à amollir la terre. Tout est encore gelé : le
printemps est tardif dans ces climats.
Des courriers de Constantinople et de Perse arrivent fréquemment
au quartier-général.
La santé de l'EMPEREUR ne cesse pas d'être excellente . On
remarque même qu'elle est meilleure qu'elle n'a jamais été. Il
y a des jours où S. M. fait 40 lieues à cheval.
On avoit cru , la semaine dernière , à Varsovie que I'EMPEREUR
y étoit arrivé à dix heures du soir ; la ville entière fut
aussitôt et spontanément illuminée.
Les places de Praga , Sierock , Modlin , Thorn et Marienbourg
commencent à être en état de défense ; celle de Marienwerder
est tracée. Toutes ces places forment des têtes de pont
sur la Vistule.
L'EMPEREUR se loue de l'activité du maréchal Kellermann à
former des régimens provisoires , dont plusieurs sont arrivés à
l'armée dans une très-bonne tenue , et ont été incorporés.
S. M. se loue également du général Clarke , gouverneur de
Berlin , qui montre autant d'activité et de zèle que de talent
dans le poste important qui lui est confié.
Le prince Jérôme , commandant des troupes en Silésie , fait
preuve d'une grande activité, et montre les talens et la prudence
qui ne sont d'ordinaire que les fruits d'une longue expérience .
DEF
( No GCCI. )
( SAMEDI 25 AVRIL 1807. )
MERCURE
DE
FRANCE.
5.1
cen
POÉSIE.
1
MA PROMENADE AU BOIS DE SATORI,
PRÈS DE VERSAILLES.
UNN Un jour , du bois de Satori ,
Bois des amans et des poètes ,
Bois charmant que j'ai tant chéri ,
Dont j'ai su les routes secrètes ,
Je descendois seul , m'en allant ,
Le soir, ma promenade faite ,
Le front paisible , et d'un pas lent,
Regagner mon humble retraite.
C'étoit le temps où les côteaux ,
Les forêts , les airs et les eaux ,
Les champs , les vergers de Pomone ,
Jaunissant leurs vastes tableaux ,
Se teignent des mâles pinceaux
De la grave et touchante Automne :
Temps où le coeur plus recueilli ,
Dans sa pensée enseveli ,
Aux plus doux souges s'abandonne.
Grace à l'enchantement fécond
De mes heureuses rêveries ,
Je me croyois , par leurs féeries ,
Dans les Etats de Céladon ,
Au sein des fleurs et des prairies ;
Y portant gentil chapeau rond ,
Pannetière et petit jupon ,
Musette aussi. Dans le canton
On m'appeloit, c'étoit mon nom
Pasteur de la belle Egérie.
Je tenois mon Tibulle en main.
Tout près de moi , dans mon chemin ,
Sur le penchant de la montagne ,
S'offre un troupeau que j'accompague.
K
146
MERCURE
DE FRANCE
,
30
2
'Les moutons viennent me chercher .
Un pauvre agneau vient me lécher.
O , dis-je fannlle innocente:
» Sans nul fiel , timide , impuissante;
» Et toi qu - les défends des loups ,
» Chien vigilant , brave , et docile ;
Et toi pasteur sensible et doux ,
» Dont l'ail les suit , les compte tous,
Et leur cherche un vallon fertile ,
» De vous que j'aime à n'approcher !
» Bientôt , en vers faits pour toucher,
» De moi vous aurez une idylle. »
Avec eux je rentre à la ville:
Ce pasteur, c'étoit un boucher !
Par M. Ducis , de l'Académie Française.
MA CARRIÈRE POÉTIQUE ,
A MES AMIS DU DÉPARTEMENT DE **
QUE les amans de la Victoire ,
septembre 1806.
Célèbrent des combats les funestes hasards ;
Jamais des fiers enfans de Mars
Ma voix n'aura chanté les fureurs et la gloire :
Des lauriers teints de sang afligent mes regards.
Mais , dès l'aurore de ma vie ,
Je consacrai , par un juste retour , im G
Mes premiers chants à mon premier amour ;
De parens adorés fi le unique et chérie ,
Si de mon jeune luth ils aimoient l'harmonie,
Moi je comptois leur fête au rang des plus beaux jours....
Bonheur perdu trop tôt , et perdu pour toujours !
Au sein du paisible hermitage
Où mon enfance.s'élevoita
Oh, comme mon coeur juissoit
Des charmes de ce paysage
Qu'omcil d'azur embellissoit
Les coleaux, les bois , la verdure,
Les fontaines , les prés fleuris ,
Les oiseaux , les roses , les lisqui
Tout m'enchantoit.daus lamature.
Elle anima mes doux concerts :
Al'imiter j'étois fidelle
Et j'osai bien ôt , avec elle,
Chanter le Dieu de l'univers, -
En ce jour qui succède à celui de l'enfance ,
Jour qui nait plus brillant , s'écoule moins serein ,
On me dit qu'un enfant aimable , un peu malin ,
Dont ' ignorois encor le nom et la puissance ,
Viendroit bientôt embellir mon destin .
Je rougissois , je craignos sa présence ;
Mais il panut sous les traits de l'hymen ,
Et de l'Amour je chantai l'innoe nee.
Je veux , dit-il , que la consnice ,
» De tes chansons soit le retrein. >>>
AVRIL 1807 . 147
Je répondis sans défiance :
« Un Dieu ne veut jamais en vain. »
Voyez pourtant à quoi l'hymen expose !
Un autre Amour , et lui- même en fut cause ,
Vint de mayre exciter les accords.
Rappellerai-je ici ses doux transports ?
Ce n'est pas là ce que je me propose :
On sait si bien son empire immortel,
Qu'il me suffit , sans en dire autre chose ,
De le nommer, c'est l'amour maternel."
Et toi , ma compagae fidelle ,
Tendre amitié , repos du coeur,
Source. toujours pure et nouvelle
De confiance et de bonheur .
Pour toi seule je fus poète ;
Tu sais que mes foibles accens
N'ont qu'à ton oreille discrète.
Confié de timides chants.
Mais le seul prix qui m'intéresse ,
Amitié , j'ai su l'obtenir ;
Mes vers, ignorés de la presse ,
S'impriment dans ton souvenir.
Si toujours ma voix sut te plaire ,
Quand j'exprimis ta douce loi ,
C'est que ma Muse solitaire'
Etoit naïve comme toi.
Ah, si le sort inexorable
N'eût interdit au genre humain
Une félicité durable ,
On la trouveroit dans ton sein !
Fleur d'amitié touchante et belle ,
Heureux qui pourroit te cueillir ,
Sans craindre l'épine cruelle
Qui de douleur ait tressaillir !
Mais tous les biens où l'homme aspire
Sont pour lui mêles de rigueurs ;
On peut même sous ton empire ,
Douce amitié , verser des pleurs.
Et cependant la défiance ,
Les soupçons jaloux , inquiets ,
Des coeurs soumis à ta puissance
N'oseroient allérer la paix.
Souvent ton frère , sans prudence
Au caprice est sacrifié ;
Mais si tu craignois I inconstance ,
Tu ne serois pas l'amitié.
Qui peut donc cause la souffrance
Où mon triste coeur est livré ?
Ah ! je n'ai pas nommé l'absence,
C'est le trait qui l'a déchiré.
O mes compagnes , mes amies !
Eh quoi , déjà le doux printemps
Vous vit tro.s fois , dans nos prairies ,
Cueillir sans moi-la fleur des champs !
148 MERCURE DE FRANCE ,
Que dis-je ? Non , ces fleurs charmantes ,
Sans moi, vous les laissez flétrir ;
Trois fois, sur leurs tiges mourantes ,
Le printemps les a vu périr.
Frappé d'une langueur funeste ,
Comme elles , mon coeur en ce jour
Succombe hélas ! Mais il lui reste
Un doux espoir .... C'est le retour .
Le retour ! Ce mot plein de charmes ,
Je le redis avec transport ,
Et le souris se mêle aux larmes
Que mes yeux répandent encor .
Près de vous , mes tendres amies ,
Mon hermitage est l'univers ;
Hélas , sans vous , aux Tuileries ,
Je crois errer dans les déserts !
Mais j'aperçois venir l'Automne ,
Sur l'aile des Zéphyrs légers ,
Et déjà l'aimable Pomone
Embellit nos rians vergers.
Ah ! le ciel , dans ce temps propice ,
Veut pour jamais nous réunir ;
O, mes compagnes , quel délice !
Ce long exil.... il va finir.
Oui , c'en est fait , je pars , j'arrive ,
Déjà je me vois dans vos bras ;
Je vous trouverai sur la rive ,
Qu'ombragent nos accacias .
Et puisqu'enfin de ma prière
Les Dieux ont eu quelque pitié ,
Je n'achèverai ma carrière
Que dans le sein de l'amitié.
Par Madame de *** .
ENIGME .
DANS le monde je fais du bruit ;
Mon corps est porté par ma mère :
Cependant , je porte mon père ,
Quoiqu'il soit grand , et moi petit .
LOGOGRIPHE.
DE mes sept pieds ôtez le premier , ce qui reste
Peut produire mon tout , et devenir funeste.
CHARADE.
SOUVENT sur certains dos figure mon premier ;
On n'eût pu voyager jamais sur mon dernier ,
Si l'homme industrieux n'eût construit mon entier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Grenade.
Celui du Logogriphe est Orange , où l'on trouve or, dne , orge , Agen ,
rage , Ange , orage , an.
Celui de la Charade est Fard-eau ,
AVRIL 1807:
149
DU SENS MORAL INTÉRIEUR ,
ET DE L'ORIGINE DU BEAU .
Le premier objet en toute chose , est de chercher la vérité ,
qui peut seule donner de la stabilité aux travaux des hommes ;
ét lors même qu'on se trompe , la bonne foi sert d'excuse.
Mais un second objet non moins nécessaire , c'est de savoir
plaire ; et l'on n'y parvient qu'à l'aide du beau , qu'il est si
difficile d'atteindre.
Pour cet effet , il faut recourir à la nature de l'esprit , et
connoître ce qu'il aime. Quelque peu élevé qu'il puisse être ,
sa capacité n'est point entièrement remplie par les choses de
la vie : il n'est aucune ame qui ne s'en dégoûte par instans , qui
ne se sente au - dessus des plaisirs et des biens ( 1 ) , et même qui
ne puisse dédaigner le monde. Quoiqu'on aime la louange , la
puissance et tous les autres biens , s'ils ne sont point acquis par
le mérite propre , aucun d'eux ne satisfait pleinement le coeur.
Qu'un homme soit entouré de tous les avantages du monde ,
qu'il vive à l'abri de toute crainte et de tout mal , s'il trouve
son ame dégradée à ses regards par quelque mauvaise action ,
si le murmure secret de sa conscience lui reproche sa bassesse
et son indignité , le spectacle toujours présent de sa turpitude
lui devient un supplice ; il se fuit lui-même : il ne peut
trouver aucun bonheur qui ne soit empoisonné par ce sentiment
d'avilissement. Au contraire , quand l'univers ignoreroit
un acte de vertu , l'ame se complairoit dans sa propre
satisfaction. Elle s'estime davantage lorsqu'elle agit contre
l'intérêt du corps . La mort, qui est pour tous les êtres le passage
le plus redoutable, devient quelquefois desirable à l'homme par
un sentiment d'honneur. Enfin , en perdant tout , si nous conservons
ce parfait contentement d'avoir bien agi ou bien pensé ,
nous pourrons jouir d'une félicité que la fortune même ne
sauroit nous arracher.
Cette fière raison , qui se contente tant d'elle- même , cet
orgueil généreux qui méprise la terre , n'annoncent- ils pas
dans l'homme une essence plus noble que celle des autres
êtres ? Ce qui vient de la terre s'attache à la terre , ce qui
(1) Un Epicurien même en est convenu :
Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angit.
LUCRET.
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
Ja dédaigne montre une origine plus relevée. La brute suit
naturellement l'impulsion de son corps ; l'homme trouve
de la gloire à le vaincre. Le corps n'est donc pas le but de
notre vie , comme pour l'animal , puisque la plus noble jouis .
sance est celle de dominer le principe matériel , et puisqu'on
ne peut fortifier l'esprit , qui constitue sur- tout notre être ,
qu'en affoiblissant le corps.
L'homme étant la première des créatures , a des rapports
plus immédiats que les autres animaux avec la puissance créatrice
; il hérite d'un rayon de son intelligence ; il aspire à étendre
sa durée et son être dans une plus vaste sphère ; il est le noeud
qui joint le ciel à la terre ; mais cette autre affection qui
l'attache à ce monde , obscurcit en lui ce premier sentiment.
Ainsi s'établissent en nous deux voies , l'une qui abaisse en
quelque sorte l'ame vers les organes des sens, pour la répandre
sur tous les objets de nos desirs ; l'autre qui , la détachant des
sens , la rassemble au cerveau , pour la porter ensuite vers son
centre et son principe. La première voie , qui est propre aux
bêtes , ravale autant l'esprit que la seconde voie , qui est particulière
à notre espèce , relève l'intelligence . « Ces hommes ,
» diroit Platon , perpétuellement enchantés par leurs sens ,
» comme par des Sirènes , tout plongés dans les voluptés
» cruelles de l'Amour , succombant sans cesse sous le poids de
» l'intempérance , ou dépensant toute leur pensée à voir ,
entendre , sentir les choses journalières , n'ont aucune force
» d'ame , parce qu'elle s'évapore toute au-dehors . Ils ressemblent
» à ces mausolées magnifiques , qui ne contiennent au -dedans.
» que des cadavres. Ils ne trouvent plus rien de réel que ce
» qui est matériel , et qu'ils peuvent saisir à pleines mains , ou
» qui se rapporte aux plaisirs du corps ; ils se sentent vides
>> au-dedans d'eux-mêmes , et rien ne peut combler l'abyme de
» leur coeur, Mais lorsque , dégoûtée des charmes de la terre ,
» et semblable à un prisonnier échappé de ses fers , l'ame
recherche son auteur , elle se replie et se ramasse sur elle-
» même; elle ferme toutes les issues par lesquelles elle s'écou-
» loit et se dissipoit ; et s'étant fortifiée en se concentrant , elle
» se met à l'unisson de la grande ame qui fait mouvoir toute
» la nature . »
Nos sens extraient de toute la nature les impressions des
objets , comme d'une mine féconde ; mais notre ame , semblable
à la coupelle , sépare la pensée , comme un or pur , des
matières terrestres et hétérogènes qui l'accompagnent. En effet,
qui n'observeroit que les couleurs d'un tableau en elles-mêmes ,
ou les vibrations des sons dans un concert , ou le choix des mots
et leurs mesures dans un poëme ou un discours , ne pourroit
AVRIL 1807.
151
pas en être ému. Tout ce qui est matériel frappe bien les
organes : ils sentent les impressions , mais sont incapables de
les juger ; et même s'ils sont sains ou malades , bien ou mal
disposés , ils font varier tellement les goûts et les sentimens ,
qu'on n'en peut pas disputer. Au contraire , l'esprit discerne
Fouvrage de l'esprit , c'est- à -dire , la disposition , les rapports
et l'ordre en quoi consistent la beauté , la force et l'expression
des couleurs , des sons ou des paroles ; enfin , c'est l'ouvrage
de l'intelligence qui pénètre jusqu'à l'intelligence : l'ame ne
peut-être touchée que par l'ame. Comme un aimant promene
dans un mélange de diverses substances , attire seulement les
particules de fer , analogues à sa nature , sans s'attacher aux
autres corps , de même l'intelligence sent elle seule la beauté
ét la vérité des choses : elle en est la mesure et le modèle ; tout
ce qui ne se rapporte point à sa forme et s'éloigne de sa nature ,
ne participe nullement du beau et du vrai. L'ame , en effet ,
en est charmée ; elle's'y unit par un penchant naturel comme à sa
propre substance ; une action , une pensée sublimes l'émeuvent
l'éclat de la vérité la frappe. Les productions de ces heureux
génies de l'antiquité, en agissant sur notre esprit, attestent encore
à tous les âges la nature céleste du principe qui les a créées , et
qui leur a communiqué en quelque sorte son immortalité.
3
Quelle que soit la diversité des hommes , selon les lieux et les
temps , il y a dans tous une règle fondamentale de vérité et de
justice . Pourquoi les enfans , les Sauvages ont- ils un sentiment
de l'injustice si vif, si présent , qu'elle les révolte encore plus
que nous , en qui la vue contiuelle du mal affoiblit cette
impression ? Quelle est , dans le coeur du juste , cette force
merveilleuse qui le soutient au milieu des périls auxquels il
s'expose pour la vérité ? D'où viennent et ce témoignage de la
conscience qui rassurent l'innocent , et ces remords qui décelent
d'avance le coupable ? Mais , de plus , l'ame est ainsi formée ,
que tous les hommes , d'un commun consentement , sans instruction,
sans convention , jugeront bien d'une pièce de théâtre,
d'un discours ou de tout autre ouvrage , s'ils peuvent clairement
le comprendre , le sens commun étant dans tous une
sorte de moule général qui n'admet que les formes qui s'y
rapportent.
Des philosophes ont prétendu que nous ne recevions aucune
idée innée , aucun principe originel . Cependant , on observe
qu'indépendamment de l'instinct commun à tous les êtres pour
se conserver et se nourrir , nous naissons avec des propensions
marquées dans notre tempérament et une direction naturelle
d'idées vers un but plutôt que vers tout autre . L'un est belliqueux
, l'autre ami des Muses; d'autres sont doux ou sévères ,
152* MERCURE DE FRANCE ,
ambitieux ou craintifs par nature. Ces dispositions émanent,
comme l'instinct , d'une intelligence antérieure à toute instruction
: cette lueur primitive , en s'allumant dans nous , doit produire
la lumière de toutes nos connoissances futures . Pour peu
que nous nous écoutions dans le silence des passions, nous entendrons
cette voix obscure de la conscience qui , parmi les choses.
douteuses , nous dirige presque toujours bien. Dieu n'a pas
voulu , sans doute , livrer l'homme à la témérité de ses propres
conseils. Comme il faut avoir d'abord un poids fixe qui serve
de type pour peser tous les corps , pareillement l'ame a reçu
le poids primitif de la vérité , le modèle originaire du beau ,
avec lesquels la raison pèse et mesure toutes choses . Qu'étoit le
génie familier de Socrate , sinon ce sentiment intérieur , plus
développé dans une ame aussi réglée ? Cette étincelle divine
de l'intelligence , recherche , par la voie des sens , l'esprit
d'ordre qui anime tout l'univers. Ce sont autant de rayons de
Jumière dont elle se pénètre , dont elle augmente son foyer
intérieur , et qui viennent se joindre à notre esprit par une
analogie de nature. Au contraire , tout ce qui nous paroît sans
vérité ou sans beauté , soit dans les productions naturelles , soit
dans les ouvrages des hommes , refroidit et éteint tellement
notre esprit , que le dégoût , l'ennui et le sommeil en naissent.
Pour agir sur les autres intelligences , il faut , en quelque
manière , leur communiquer la sienne ; il faut un esprit plus
Jumineux , et des sentimens plus expansifs , pour pénétrer ,
comme une douce chaleur , dans les autres coeurs , et pour
imprégner , si l'on peut ainsi parler , nos propres ouvrages.
Que notre esprit , par un retour sur lui-même , considère
sa propre origine , il n'en trouvera point d'autre que ce Grand
Esprit dont il réfléchit l'image , et des rayons duquel il s'éclaire .
Par l'intelligence , l'homme entre en alliance avec Dicu ; par
la voie des sens , il communique avec les animaux et le monde
matériel. Notre ame est disposée par rapport à Dieu , comme
nos yeux le sont pour le soleil : cet astre nous éclaire à l'extérieur
, de même que le soleil intelligible à l'intérieur. Le droit
sens, qui guide naturellement la pensée, est une participation de
cette loi éternelle et un rayon de cette lumière divine ( 1 ) ; nos
vérités sont les émanations du principe suprême de la vérité ;
nous empruntons notre science et notre raison de cette intelligence
infinie qui gouverne l'univers ; et comme nos yeux ne
peuvent supporter la splendeur du soleil , de même notre ame
ne peut pas fixer sa vue sur cet astre de la pensée , sans
""
(1) Signatum est super nos lumen vultús tui , Domine.
PSALM
en
AVRIL 1807.
153
"
en être ébloui. Sans lui , nous serions plongés dans une sombre
ignorance de toutes les vérités , comme sans le soleil , toute la
nature tomberoit dans une profonde obscurité. Nous ne comprenons
rien que selon la mesure de la lumière qui nous a été
départie , ou que l'oeil de notre intelligence est capable de recevoir.
Il y a des vues plus ou moins étendues , et des yeux qui
supportent mieux que d'autres l'éclat du jour : de même , les
esprits des hommes reçoivent , selon leur capacité et leur portée
, cette lumière surnaturelle. Ce n'est pas sans raison qu'on
a regardé les grands génies comme mieux empreints de cet
élément intellectuel , et comme les ministres de la suprême
puissance parmi leurs semblables. C'est par elle qu'ils obtiennent
un si grand ascendant sur les esprits des autres hommes , et
qu'ils dominent leur siècle : pareils à ces planètes qui , circulant
autour du soleil , en reçoivent la chaleur , le mouvement ,
la vie , et entraînent leurs satellites dans leurs propres orbites .
Ainsi , Dieu est dans nous-mêmes , ou plutôt nous sommes dans
lui ; et plus nous rapporterons toute chose vers cette fin générale
, plus nous approcherons de la perfection , et nous participerons
de son être .
4
Lorsqu'un homme découvre ou invente quelqu'objet par
son génie , n'est-ce point à l'aide de ce flambeau intérieur , et
par une concentration des rayons de l'intelligence vers un seul
point ? Si l'ame peut recevoir , soit par l'inspiration , soit par
la méditation , le don d'intelligence , il faut que nous entrions
en rapport avec l'Être créateur. La verve du poète , cui mens
divinior, a besoin d'un échauffement , d'un enthousiasme surnaturel
, sans lequel il ne produit rien d'excellent. Le génie ne
s'acquiert point par l'étude celle- ci augmente bien l'art, la
science , la somme des connoissances , mais non pas le fonds de
l'esprit ; il émane d'une autre source. L'homme espère - t-il
s'élever au-dessus de l'homme , sans le secours d'un Etre supérieur
? Cette perfection infinie , cette omniscience de Dieu ,
dilatent les limites de la pensée , et exhaussent l'intelligence
qui le contemple. Notre ame aspire à se conformer à son
image : elle y trouve sa perfection et sa félicité ; elle y gravite
comme vers son centre en s'y rassemblant tout entière , elle
prend cette unité et cette simplicité qui lui donnent tant de
beauté, d'éclat et de force . Si nous ne recueillions pas nos pensées
dans ce foyer de la Divinité , elles demeureroient éparses ,
écartées çà et là , comme ces bluettes d'esprit qui n'ont aucun
éclat durable. En effet , les esprits légers , dissipés et superficiels
n'ont d'ordinaire que des aperçus particuliers , des idées
détachées , et quelques reflets brillans. Et même lorsque l'esprit
erre sur mille sujets , sans qu'aucun puisse l'attacher , les rayons
154 MERCURE DE FRANCE ,
de la pensée divergent en tous sens : l'ame ne peut réfléchir sur
rien ; elle sent une sécheresse intérieure , et comme un vide
insupportable : Frigidusque obstat circum præcordia sanguis.
Mais krsqu'un sujet l'intéresse , elle tourne vers lui toutes ses
forces ; tout entière à son objet , rien d'extérieur ne la distrait ;
elle le couve , elle l'échauffe , elle se sent enceinte et pressée
de produire. Une oeuvre ne peut être parfaite sans se mouler
en quelque sorte sur l'ame , où se rassemblent les facultés intellectuelles
, afin d'en composer un tout unique. Comme , dans
la conception , les forces vitales concourent vers le sein maternel
pour y disposer les élémens du nouvel être , de même
pour créer une oeuvre de génie , les puissances de l'ame
doivent toutes converger vers la fin qu'elles se proposent.
Nous voyons une longue et forte contention d'esprit en
absorber tellement les facultés , qu'elle rend distrait , rêveur,
taciturne , et fait même paroître ignorant et insensible pour
toutes les affaires de la vie . ( 1 ) Des études et des contemplations
très-sérieuses , en repliant les facultés intellectuelles sur ellesmênes
, semblent abétir , elles appauvrissent l'esprit pour enrichir
le génie; car le premier tend à s'exhaler vers la circonférence
, et le second à se recueillir vers le centre de l'ame.
L'esprit qui se concentre approche du génie , le génie qui se
dilate se dissipe en esprit. Il n'y a point de moyen plus assuré
pour fortifier son genie , que de le recueillir dans le grand Elre.
L'ame devenue extrêmement simple , semble stupide aux regards
du monde , et c'est alors qu'elle se trouve capable de
produire.
Virgile et Ovide offrent un exemple frappant de cette diversité.
Celui-ci est un bel- esprit , yif, libertin , qui étincelle partout
, qui s'avance par saillie , presque sans but , sans suite , et
qui joue sans cesse , même dans la douleur. Virgile est un
homme discret et sage , rempli d'une noble candeur , aussi
simple que touchant : il n'a point d'esprit , car il a plus que
de l'esprit ; il pense par l'ame , il ne s'évapore point ; il est
pieux aussi il excelle dans l'expression des sentimens. Mais
Ovide, qui est sensuel , s'exerce à faire des descriptions et de
brillans tableaux ; il se dilate toujours , et le premier se resserre
toujours. Le vrai génie , comme le miroir ardent , fait converger
en un point les rayons de la pensée ; en rapportant tout
une admirable simplicité , il accroît ainsi l'énergie et la
(1)- Insenuitque
Libris , et curis , slatud taciturnius exit
Plerumque , et riu populum quatit.
HORAT., Epist. L. 2, ad Jul. Flor.
AVRIL 1807:
155
splendeur de l'intelligence. Il aperçoit plus loin que les autres
esprits , par cette lumière vive , qui est quelquefois un don
spécial, une grace sur -ajoutée à la nature. Je ne fais aucun doute
qu'un homme stupide ne puisse être éclairé en fort peu de
temps , comme le furent les Apôtres , par une sorte de conversion
morale et intellectuelle. Un seul rayon du soleil brille
plus que tous les autres feux ; de même , la moindre connoissance
du premier Etre éclairera davantage notre raison , que
toutes les autres sciences. Si nous pouvions entièrement comprendre
cette cause primitive , nous saisirions le fil de tous les
effets qui en dépendent , comme en nous élevant sur une hauteur,
nous embrassons sous nos regards une plus vaste étendue.
L'esprit compose deux sortes d'ouvrages , ceux de simple.
savoir et ceux de génie. Les premiers sont formés , en quelque
sorte, par juxtà- position . L'intelligence dispose , suivant la
chaîne du raisonnement , les connoissances qu'elle puise audehors
; mais l'oeuvre du génie étant le développement d'un
germe intérieur , comme un corps vivant , elle a un centre
unique d'action , ou une idée principale qui imprime au tout
le mouvement et l'être , qui en fait , en quelque sorte , un individu
organisé , et dont chacune des pièces concourt au tout.
Dans un travail de science , les matières se succèdent et suivent
une ou plusieurs lignes droites. Le génie , au contraire , en
s'appropriant son sujet , le vivifie ; il s'y incorpore et s'en nour
rit , pour ainsi parler , par intussusception . Par exemple , un
poëme épique représente en action un fait historique que le
simple annaliste se borne à enregistrer selon l'ordre des temps ;
dans le poëme , tout conspire au but , tout est animé ; une
même ame fait mouvoir ce corps , dont les épisodes forment
les membres. Mais , dans un recueil d'annales , les faits se
suivent presque sans se toucher , rien ne s'unit et ne s'organise
; ce n'est qu'un amas de matières inanimées. Il y a une
pareille différence entre des Mémoires qui présentent des faits
épars, isolés , et un système bien ordonné dans lequel tous
coïncident ensemble. De même une série ou un groupe de
personnages ne forment pas un tableau , ni une réunion d'airs
une symphonie , ni des scènes excellentes une bonne tragédie ,
si aucun noeud ne lie ces pièces : Denique sit quodvis simplex
duntaxat et unum. Un sujet , quoique médiocre dans ses parties
, attache et frappe davantage , s'il est fortement conçu ,
qu'une pièce d'une exécution supérieure , mais d'une foible
contexture :
Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deseret hunc , nec lucidus ordo .
Rien ne peut donc être parfait que ce qui est un , corres◄
156 MERCURE DE FRANCE ,
pondant à son centre , comme un cercle ou une sphère , dans
lesquels tout est équilibré et symétrique. Les oeuvres de la
nature sont belles , parce qu'elles forment un tout complet :
Tantum seriesjuncturaque pollet. Pourquoi un esprit médiocre
exécutera-t- il avec une perfection singulière un ouvrage inspiré
par goût , tandis que les plus excellens génies avortent
lorsqu'ils agissent à contre-coeur , ou sans ce sentiment intérieur
? C'est qu'ils ne peuvent établir alors l'unité dans leurs
facultés. Ce qui vient de l'homme extérieur , et non de cette
vive source de l'ame , ou du concours d'une intelligence surnaturelle,
ne forme rien que de moriel ; on n'enfante plus
qu'avec effort , invitá Minerva. Il faut que l'esprit déborde par
la plénitude de l'ame ; il doit créer et produire de son propre
fonds.
Une oeuvre n'est belle qu'autant que ses parties , quoique
distinctes , se rapportent bien entr'elles , se prêtent mutuellement
de la force , et dépendent tellement du coeur du sujet
qui imprime au tout sa vie et sa grace , qu'elles forment un
corps parfait , subsistant de lui-même : Victurus genium debet
habere liber. L'on ne parviendra jamais à cette belle unité , si
toutes nos pensées et tous nos sentimens ne se recueillent pas
dans un seul foyer , et si notre ame ne prend point cette disposition
, en se rattachant à la Divinité , qui est son principe .'
Les animaux dont les membres sont si bien proportionnés
entr'eux , sont pleins de beauté , de force et de grace ; une
fleur régulière plaît davantage à la vue qu'une fleur irrégulière
; plus un objet est désordonné , plus il nous déplaît , et ce
qui est monstrueux fait horreur. Les sons harmoniques flattent
autant l'oreille que les dissonances la choquent. Tout ce qui
s'unit s'aime; tout ce qui se divise ou se dérègle , est ennemi
dans la nature. La vertu n'est si belle , que parce qu'elle se rapporte
à l'ordre éternel ; une action n'est bonne qu'autant qu'elle
se coordonne avec le principe de toute bonté. Enfin , le bon
goût , dans les arts et les lettres , est le sentiment de ces rapports
, sentiment qui se fortifie par la contemplation de l'harmonie
universelle , et de l'Etre parfait qui en est la source.
J. J. VIREY ( du Val -de - Grace. )
AVRIL 1807 . 157

Sermons de Messire Jean - Baptiste - Charles - Marie de
Beauvais , évêque de Senez . Quatre vol. in- 12 . Prix : 12 fr.,
et 16 fr. par la poste. A Paris , chez Adrien Leclère
imprimeur de Son Eminence Monseigneur le cardinal
archevêque de Paris , quai des Augustins ; et chez le Normant
, imprimeur- libraire .
( II . Extrait. )
Nos grands orateurs de la chaire n'ont pas obtenu le même
succès dans leurs Panégyriques que dans leurs Sermons et
leurs Oraisons funèbres ; à l'exception de quelques morceaux
qui méritent notre admiration , ce genre offre peu de chefsd'oeuvre
la raison s'en trouve dans l'obligation où est souvent
l'orateur de célébrer des Saints dont la vie est peu
connue , et dans l'obligation non moins gênante de partager
le discours en deux ou trois points. Lorsqu'on n'a point de
détails sur la vie du Saint ( 1 ) , on a recours aux digressions
et aux lieux communs ; quand on traite un sujet plus fécond ,
on n'est pas moins embarrassé pour former son plan. La
nécessité de la division des points engage ordinairement à
mettre tout l'historique dans la première partie , et toutes
les réflexions dans la seconde , ou à faire deux ou trois traités
des vertus les plus éminentes du personnage. Ces deux manières
jettent du froid dans le discours. Fénélon et l'abbé
Fleury , qui ont donné d'excellentes leçons sur l'art de la
chaire , auroient desiré qu'on ne séparât point ce qui devoit
être uni , et qu'en entremêlant les belles actions du Saint , on
les fit valoir l'une par l'autre. La division usitée des points
peut avoir son utilité dans les matières dogmatiques et morales
, parce qu'elle aide la mémoire des auditeurs ; mais il
ne paroît pas qu'elle doive être employée dans les Panégyriques.
Quant à ces discours qui ont pour objet des Saints
dont la vie n'est pas connue , on pense , avec l'abbé Fleury ,
qu'il faudroit les supprimer.
M. l'évêque de Senez est , parmi nos prédicateurs , un de
ceux dont les Panégyriques ont eu le plus de réputation . I
( 1 ) Le modèle de ce genre difficile est un Panégyrique que Fénélon a
fait d'un martyr dont il ignoroit même le nom . L'orateur , sans sortir de
son sujet , est éloquent et pathétique : en parlant des martyrs en général ,
il intéresse autant que s'il ne parloit que d'un seul .
158
MERCURE DE FRANCE ,
a eu aussi l'avantage de ne s'exercer que sur des sujets heu →
reux. Nous nous étendrons donc sur cette partie estimable de
sès ouvrages.
Un des plus beaux sujets étoit la vie de Saint François de
Sales. Quelques traits suffiront pour donner une idée de ses
vertus.
:
François de Sales ne fut pas d'abord destiné à l'Eglise il
étudia les lois , exerça l'état d'avocat à Chambéry , et fut ensuite
prévôt à Annecy. Appelé à la prêtrise par une vocation
irrésistible , i entra dins les Ordres , et se distingua dès - lors
par son zèle à ramener les calvinistes. Il employoit moins les
ressources du raisonnement que les moyens propres à toucher
le coeur. N'étant que simple prêtre , il parvint , en dix ans , à
convertir plus de soixante-dix mille personnes. Ce succès extraordinaire
le porta à l'épiscopat en 1602. Le cardinal du
Perron , un des plus grands théologiens de son temps , reconnoissoit
la supériorité de François de Sales. « Il n'est point
» d'hérétique , disoit-il , que je ne sois en état de convaincre ;
» mais c'est à l'évêque de Genève qu'il est réservé de les
>> convertir. »
Elevé sur ce siége difficile , François de Sales sentit redoubler
son zèle ; mais il ne s'écarta point des principes de douceur
qu'il avoit adoptés . Aux portes de la capitale du calvinisme
, il osoit entreprendre publiquement des conversions.
Ses adversaires irrités lui tendirent des piéges , voulurent le
faire périr ; il ne consentit jamais à se faire escorter par des
hommes armés , et refusa la vengeance que lui offroient les
lois. Un complot ayant été tramé contre lui , non - seulement
il sauva les coupables , mais il parvint ensuite à les ramener
à la foi ; et , comme l'observe M. l'évêque de Senez , après les
avoir soustraits à la justice humaine , il obtint encore leur
grace de la justice divine .
L'évêché de Genève étoit dépourvu de la plus grande
partie de ses revenus ; et François de Sales ne regrettoit son
ancienne splendeur , que parce qu'elle l'auroit mis en état de
secourir un plus grand nombre de malheureux. La preuve de
ce désintéressement se trouve dans sa conduite . Il refusa un
évêché en France , et la coadjutorerie de Paris , que Henri IV
lui offroit. L'évêque de Senez a profité avec beaucoup d'art
de ce trait de la vie de Saint François de Sales . Un trait moins
connu , c'est la manière dont il répondit aux bontés de Christine
de France , princesse de Piémont , qui le nomma son
aumônier.
Il në consentit à recevoir cette faveur qu'à deux conditions :
l'une , qu'il ne quitteroit pas son diocèse; l'autre , que, quand
AVRIL 1807 . 159
' la présence de la princesse ne l'obligeroit pas à exercer les
fonctions de cette charge , il n'en toucheroit pas les appointemens
: « Vos scrupules me paroissent trop forts , lui dit la
» princesse : si je desire que vous receviez vos appointemens ,
» quel mal pourrez-vous faire en suivant mes volontés ? »
« Madame , répondit- il , je me trouve bien d'être pauvre ; les
» richesses m'effraient ; elles ont perdu tant d'hommes jus-
» qu'alors vertueux : qui m'assure qu'elles ne me perdront
» pas ? » Christine consentit à regret à ces conditions. Elle
voulut installer sur- le- champ l'évêque de Genève dans ses
fonctions , et lui donna un diamant précieux , en lui recommandant
de le garder pour se souvenir d'elle . « Je vous le
» promets , madame , dit- il , si les pauvres n'en ont pas be-
» soin. » « En ce cas , dit la princesse , vous pourrez le mettre
» engage , et j'aurai soin de le faire retirer. » « Je craindrois ,
» madame , répondit François de Sales , que cela n'arrivât
» trop souvent , alors j'abuserois de vos bontés. »
Une telle vie fournissoit le sujet du Panégyrique le plus
religieux et le plus moral . Si l'on peut regretter quelque
chose dans ce discours , qui est un des meilleurs de M. l'évêque
de Senez , c'est que l'orateur n'ait pas développé assez la partie
historique. Le plus grand éloge d'un homme tel que Saint
François de Sales , devoit se trouver dans les faits. L'évêque
de Senez a suivi la méthode de Massillon , qui consistoit à
choisir la plus éminente vertu du Saint , et à la présenter sous
les divers aspects qu'elle pouvoit offrir . Cette méthode peut
être bonne pour les Panégyriques des Saints dont la vie est
peu connue ; mais elle est défectueuse quand il s'agit d'un
personnage sur lequel il est possible de se procurer des détails
intéressans.
A ce défaut près , le discours dont nous nous occupons
ne présente presque aucune tache , et se fait admirer par
de grandes beautés. Il est à remarquer , à l'appui de notre
observation , que les morceaux les plus brillans et les plus
solides sont ceux où l'orateur rentre dans son sujet , et
rapporte quelques traits de la vie de Saint François de Sales.
Ji)
Sa division est heureuse ; elle comprend la douceur de la
piété du Saint dans sa vie privée , et la douceur de son zèle
dans sa vie apostolique . Cependant il se présentoit une grande
difficulté. L'orateur n'avoit- il pas à craindre , en offrant
sous cet aspect la morale chrétienne , d'en relâcher les liens ?
Le monde , si porté à négliger ses devoirs religieux , ne
pouvoit - il pas interpréter faussement quelques pensées , et
s'en prévaloir pour persister dans sa mollesse ? M. l'évêque
de Senez a parfaitement surmonté cette difficulté . Des son
exorde , il la prévoit , et la résout .
160
MERCURE DE FRANCE ,
« Peut-être ceux même qui connoissent toute la douceur
» de l'Evangile me trouveront indiscret de la manifester
» tout entière. Déjà , diront - ils , déjà l'on est trop dispo é
» à diminuer l'austérité de la morale chrétienne : car tel
» est le caractère de la plupart des hommes à l'égard de
» la vertu , qu'il faut leur en demander trop pour en obte-
>> nir assez . Mes frères , ce stratagême dont vous usez dans
>> vos affaires temporelles est indigne de la franchise d'un
>> ministre de la vérité ; et si quelqu'un étoit dans ce préjugé
, qu'il sache que je parle sans la plus légère exagéra-
» tion , que je ne surfais point le Ciel et malheur à celui
» qui refusera de l'acheter à ce prix ! »>
Cette dernière image est très- familière , et n'en est que
plus touchante.
Le prédicateur , après cette précaution oratoire , rentre
dans son caractère de douceur . Nous avons dit que , sous
ce rapport , l'évêque de Senez avoit plus d'un trait de ressenblance
avec Fénélon . Voici un morceau qu'on pourroit croire
de l'archevêque de Cambrai :
« Grand Dieu , je ne viens donc pas exalter la douceur
» de vos lois aux dépens de leur sainteté ; mais je ne puis
» laisser ignorer à votre peuple quelle est votre clémencé !
» Puisse -t-elle attendrir ceux que ne peut émouvoir la terreur
» de votre justice ! Je ne vous demande point aujourd'hui
>> cette véhémence qui ébranle les coeurs . Donnez à mes
>> paroles une douceur conforme à celle de mon sujet : qu'elles
» se répandent sur mon auditoire , comme une rosée bien-
» faisante qui vient rafraîchir une campagne desséchée par
>> les ardeurs du soleil ; qu'elles raniment les esprits , qu'elles
>> relèvent les cours ! Fluat ut ros eloquium meum quasi
» imber super herbam , et quasi stille super gramina ! ».
Comme nous l'avons observé , M. l'évêque de Senez n'est
jamais plus éloquent que lorsqu'il peint les principaux traits
de la vie de Saint François de Sales. Le morceau où il parle
de l'amitié que témoignoit Henri IV à l'évêque de Genève ,
mérite surtout d'être cité :
« Je l'aime , disoit ce grand prince , avec cette naïveté
» héroïque qui caractérise ses paroles ; je l'aime , parce qu'il
» ne m'a jamais flatté . Il veut le fixer sur le siége le plus
» brillant de ses Etats , et le décorer de la pourpre romaine.
» L'évêque de Genève étoit attaché à son Eglise par des liens
» trop chers , par l'indigence et l'affliction où elle languis-
» soit , pour que ses plus grandes espérances , et ce qui
» touchoit bien plus un coeur aussi noble , pour que l'amitié
» d'un héros pût jamais le séparer de cette triste épouse.
>> Par un désintéressement si généreux , il achève de prouver
combien
AVRIL 1807.
161
» combien il mérite les honneurs qu'il refuse . Henri voit
» donc avec douleur s'échapper à ses faveurs et à son
» amitié , l'homme de son siècle qui en est le plus digne.
» Et en effet , messieurs , quel ami étoit mieux fait pour le
» plus humain des héros , que le plus doux des Apôtres ? »>
Ne remarque -t- on pas dans cette tirade des beautés inconnues
à l'éloquence des anciens ? Quels étoient alors les
liens les plus chers qui pouvoient unir les hommes ? C'étoient
le bonheur qu'ils se procuroient , l'intérêt qu'ils avoient
à vivre ensemble. Ici c'est l'indigence , c'est l'affliction . Jamais
Cicéron dans les détails où il déploie cette sensibilité qui
anime presque tous ses discours , et qui en fait le charme ,
jamais Cicéron a-t- il poussé aussi loin cette tendresse délicate
et désintéressée , dont la perfection ne peut naître que
du christianisme ?
M. l'évêque de Senez s'étend à la fin de son discours sur
un ouvrage trop peu connu de Saint François de Sales . C'est
l'Introduction à la Vie dévote. Que les philosophes ne se
pressent point de tourner en ridicule le titre de ce livre ;
qu'ils sachent auparavant que Henri IV , dont ils ont si
souvent révoqué en doute la religion , en avoit fourni le plan
au saint prélat.

« Fidèles de toutes les conditions et de tous les siècles ,
» s'écrie l'évêque de Senez , il a voulu vous laisser encore
» une règle universelle qui vous apprît à pratiquer au mi-
» lieu du tumulte et des dangers du monde , des vertus
qui avoient paru jusqu'alors réservées à la solitude .........
» Apprenez , ajoute-t-il , qu'un roi dont la mémoire vous
» est également chère et respectable ; que Henri , ce héros ,
» toujours l'ami de la vertu , s'il n'en fut pas toujours le
disciple , en avoit formé lui – même le premier projet ,
» et qu'il n'avoit point trouvé dans ses Etats d'écrivain plus
» digne , non-seulement par ses vertus , mais par ses talens ,
» d'exposer à l'univers les élémens et les délices de la vertu. »
>>
Le panégyrique de Saint Vincent de Paule présentoit un
sujet aussi heureux que celui de Saint François de Sales.
Cependant l'héroïsme et l'ardente charité de ce Saint étoient
peu connus , jusqu'au moment où M. l'abbé Maury , depuis
cardinal , fit retentir ce nom si cher aux pauvres , et li
consacra un des plus célèbres monumens de l'éloquence de
la chaire. Nous avons le regret de ne connoître ce morceau
que de réputation ( 1 ) ; mais la manière dont M. le cardinal
* (1 ) Ce morceau ne se trouve point dans le volume contenant quelques
ouvrages de M. le cardinal Maury, imprimé à Pa is en 1804 .
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
Maury a parlé de Saint Vincent de Paule , dans ses Principes
de l'Eloquence de la Chaire , ne peut que nous donner la
plus haute idée de ce discours.
Il propose le Panégyrique de ce Saint comme un des plus
beaux sujets que l'on puisse traiter. « Vincent de Paule fut ,
» dit-il , successivement esclave à Tunis , précepteur du car-
» dinal de Retz , curé de village , aumônier général des galères,
>> principal de college , chef des missions , et adjoint au mi-
» nistère de la feuille des bénéfices. Il institua en France les
» séminaires , les lazaristes , les filles de la Charité , qui se
» dévouent au soulagement des malheureux , et qui ne
>> changent presque jamais d'état , quoique leurs voeux ne les
>> lient que pour un an : il fonda des hôpitaux pour les enfans
» trouvés , pour les orphelins , pour les fous , pour les forçats
» et pour les vieillards . »
Ce passage si court montre que Saint Vincent de Paule put
étudier les hommes dans toutes les situations de la vie , et que
sa charité fut aussi active qu'éclairée. Quelle différence entre
ses travaux et ceux de nos philantropes modernes ! Les institutions
de Saint Vincent de Paule ont servécu à tous les
orages après la plus vaste destruction , elles attestent , par
leur existence , la sublimité et la force d'une religion qui
pouvoit seule les former.
Quel philantrope , avec son orgueil et son charlatanisme
peut se vanter d'avoir autant fait pour l'humanité que Saint
Vincent de Paule ? Qui entra plus profondément dans les détails
des misères humaines , détails si rebutans pour tout autre
que pour un homme religieux ? Appartient-il à l'égoïsme
moderne de se comparer au sentiment sublime et chrétien
qui porta Vincent à prendre la place d'un père de famille
condamné aux galères ( 1 ) ? Dans notre siècle , on étale de
grands sentimens , on fait des aumônes fastueeses ; mais s'il
falloit perdre un moment de plaisir , on renonceroit aussitôt à
la bienfaisance.
Dans son Panégyrique de Saint Vincent de Paule , M. l'évêque
de Senez semble plutôt faire l'apologie de ce Saint que
son éloge. Quelle étoit donc cette époque où le père des
malheureux trouvoit des détracteurs , où l'on révoquoit en
doute sa bonne foi , où l'on tournoit en ridicule ses oeuvres de
charité ?
M. l'évêque de Senez prononça , en 1761 , le Panégyrique
(1 ) Cet homme vertueux , dit M. le cardinal Maury , fut ench îné dans
la chio arme des galeriens , et s pieds estèrent enflés le reste de sa vie ,
du poids de ces fers honorables qu'il avoit portés.
[5.We
AVRIL 1807 . 163
de Saint Louis en présence de l'Académie française. Ce ser mon offroit alors les plus grandes difficultés . L'irréligion étoit si répandue , sur- tout dans ce corps célèbre , que l'orateur
chrétien trembloit , pour ainsi dire , de développer
sa doc- trine, Il avoit ordinairement
recours à des réticences et à d'autres figures , qui cachoient le vrai sens de ses paroles. M. l'évêque de Senez n'eut point cette déférence indigne d'un orateur de la chaire se distinguant de l'abbé de Boismont , qui faisoit à l'esprit du siècle des sacrifices dont nous aurons un jour occasion de parler , il ne perdit pas , en prés nce de l'Académie , l'indépendance
que lui donnoit son ministère. « Les progrès que la rais n a faits parmi nous depuis un » siècle et demi , observe-t-il , ont réformé ces abus ( de >> l'ignorance ) ; mais ne pouvoient- ils produire cette révolu » tion sans ébranler les principes les plus respectables
? Ne » pouvoient-ils corriger les défauts des anciens temps sans en » étouffer les vertus » L'orateur peint ensuite avec la plus grande vérité les moeurs de son siècle. « La superstition
, » dit-il , ne déshonore plus la religion , et l'incrédulité
en » ébranle les fondemens ; nos moeurs ne sont plus aussi fa- » rouches , et la mollesse les a énervées ; l'humanité semble
» avoir , parmi nous , fait les plus grands progrès , et notre » sensibilive , à force de s'étendre , s'est anéantie ; nous vou- » lons aimer tout le genre humain , et nous n'aimons plus >> notre patrie ; nous nous flattons de savoir mieux apprécier
>> que nos ancêtres la véritable gloire , et un lâche intérêt » personnel nous fait regarder l'héroïsme de nos pères comme
» un vain enthousiasme. >>
La péroraison de ce Panégyrique est de la plus grande
éloquence. L'orateur , après avoir peint les moeurs du dixhuitième
siècle , est animé tout -à - coup de l'esprit prophétique.
Il ouvre devant l'Académie le précipice où la mo
narchie est prête à se plonger. Il attribue sans détour à la
philosophie moderne les maux qui menacent la France : « ils
» seront , s'écrie-t il avec le prophète , le fruit de ses pensées ,
» fructum cogitationum ejus. » La date de ce discours est curieuse
à remarquer : il fut prononcé vingt-huit ans avant la
révolution.
Le Panégyrique de Saint Augustin est , sous plusieurs rapports
, un discours de circonstance . L'orateur parle en général
des droits et des devoirs des évêques , et tire ses instructions
des principes et de la conduite de Saint Augustin . On trouve
dans ce discours une définition lumineuse de la doctrine de
l'Eglise sur la Grace. Cette matière très- délicate étoit difficile
à traiter en chaire ; M. l'évêque de Senez a su réunir la
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
clarté et la précision , sans s'éloigner de la manière oratoire .
Ses Oraisons funèbres sont les ouvrages qui lui ont fait le
plus d'honneur. Sans avoir la force et la sensibilité de Bossuet ,
ni l'élégance étudiée de Fléchier , il plaît après ces deux grands
orateurs. On aime en lui une tendre effusion de coeur , qui
convient bien au genre les grands mouvemens ne lui sont
pas étrangers. En général , il approfondit plus l'Ecriture que
dans ses Sermons. Nous ne nous étendrons pas sur les Oraisons
funèbres de don Philippe , infant d'Espagne , et du maréchal
du Muy ; nous observerons seulement que , dans la première ,
l'orateur a su rendre intéressant un prince presque étranger
à la France , dans le moment où elle pleuroit la mort du
dauphin ; et que , dans la seconde , il à très- bien peint les
vertus d'un ministre qui vécut trop peu pour le bonheur du
prince dont il avoit mérité la confiance.
L'Oraison funèbre de l'évêque de Noyon est d'un genre
particulier. Ce prélat , d'abord le protecteur de l'abbé de
Beauvais , étoit devenu son ami le plus cher. A peine nommé
à l'épiscopat , il l'avoit appelé auprès de lui comme vicairė
général : leur union s'étoit encore resserrée dans cette posi
tion , qui leur donnoit ensemble des rapports continuels. Cet
évêque , de l'illustre maison de Broglie , désigné cardinal
mourut à la fleur de l'âge ; et l'abbé de Beauvais , qui n'étoit
encore que chanoine de la cathédrale de Noyon , fut charge
de prononcer son Oraison funèbre.
Dans ce discours , l'orateur déploie toute la sensibilité de
son ame. Que ceux qui pensent que la religion étouffe l'amitié
dans le coeur des hommes , lisent ce morceau , ils verront
quelle pureté et quelle délicatesse elle sait donner à ce noble
sentiment.
L'abbé de Beauvais abandonne les routes tracées par les
orateurs modernes il se reporte aux anciens temps , où l'on
avoit vu Saint Ambroise arroser de pleurs la tombe de son
frère ; Saint Grégoire de Nazianze déplorer la perte de sa
soeur , et Saint Jérôme exprimer les plaintes les plus tendres
sur la mort de son cher Népotien. Avec la même effusion de
coeur , l'abbé de Beauvais parle de son ami qui n'est plus.
Ceux qui ne croient pas à l'immortalité de l'ame ne peuvent
apaiser leur douleur qu'en oubliant celui qui leur fut cher.
Il n'en est pas ainsi du chrétien : il aime à conserver ses souvenirs
; il aime à penser que son ami jouit d'un bonheur inaltérable
; il chérit l'idée d'être un jour réuni à lui dans le sein
de la Divinité. C'est après avoir peint ces sentimens avec toute
la douceur de son éloquence , que l'orateur s'écrie : « Doux
» souvenir d'un ami qui a expiré au sein de la foi et de la
AVRIL 1807 .
165
» vertu larmes délicieuses , aimable tristesse , plus chère aux
» ames vertueuses et sensibles que toutes les joies du siècle ! »
Il paraphrase ensuite de la manière la plus touchante un
passage du livre des Rois : « Doleo super te , frater mi ,
» Jonatha : ainsi David exprimoit sa douleur à la mort d'un
>> jeune prince qu'il chérissoit comme son frère : Doleo super
» te , frater mi Jonatha , decore nimis et amabilis. O mon
>> respectable ami , ô mon aimable frère , qu'il me soit permis
» de vous donner aussi ce tendre nom : l'amitié avoit rempli
» l'intervalle qui nous séparoit ! ..... O vous dans qui j'existois
» plus que dans moi-même ; vous dont la gloire et la vertu
>> devoient faire le bonheur de ma vie ! O vous qui m'avez
» donné jusqu'à la fin des témoignages si touchans de votre
» affection ; vous que j'aimois comme David aimoit Jonathas ,
» comme une mère aime son fils unique : Sicut mater amat
» unicum filium , ita ego te diligebam ! Un éloge funèbre !
» Etoit-ce là le monument que je devois vous dédier de ma
>> reconnoissance et de ma tendresse ? Et comment ma voix
» pourra-t- elle prononcer ce déplorable discours ? Mon Dieu ,
>> vous ne condamnez point mon trouble et ma désolation sur
>> le tombeau d'un ami si cher. Jésus lui-même a frémi ,
» il s'est troublé , il a pleuré sur le tombeau de celui qu'il
» avoit aimé. »
La mort d'un prélat si jeune , destiné aux premières dignités
de l'Eglise rappeloit naturellement la touchante peinture que
fait Virgile de Marcellus enlevé à la fleur de l'âge à l'amour
des Romains. L'abbé de Beauvais avoit trop de goût pour ne
pas se servir de cette belle image : mais il s'en sert en orateur
chrétien. Il ne cite point Virgile quoiqu'il le traduise , et il
appuie cette peinture de l'instabilité des grandeurs sur un passage
de Job. Nous transcrirons ce morceau pour montrer
l'emploi que les prédicateurs peuvent faire des poètes quand
leur sujet les porte à les imiter. « O malheureux pontife ! si
» vous pouvez rompre la rigueur de votre destinée , quelle
» sera donc votre gloire ? Vous serez le salut de votre Eglise
» vous serez l'honneur de l'Eglise de France . Vains projets
» vaines idées des hommes ! quelle élévation , et quelle ruine !
» Grand Dieu , vous n'avez donc placé si haut nos espérances ,
» que pour les briser par une chute terrible : Elevasti me,
» Domine , et elisisti me valide ! »
?
L'Eloge funèbre du curé de Saint- André- des -Arcs est un
des ouvrages les plus intéressans de l'orateur. Il étoit presque
sans exemple dans l'Eglise de France qu'un évêque rendit ce
devoir à un curé ; mais ce curé avoit été le maître de l'abbé
de Beauvais , il l'avoit formé aux vertus de son état ; et son
3
C6 MERCURE DE FRANCE ,
élève n'avoit pas oublié des obligations si sacrées . Le curé de
Saint-André-des- Arcs passoit pour le modèle des pasteurs ; il
savoit se multiplier pour instruire son troupeau , pour le maintenir
dans la bonne voie , et pour soulager les pauvres. Ces
vertus , renfermées dans un cercle étroit , ne prêtoient pas aux
mouvemens oratoires ; aussi M. l'évêque de Senez prend- il un
ton conforme au sujet . Son éloquence douce entre dans les
détails les plus touchans ; et les beautés que l'on aime dans ce
discours tiennent plus a l'enchaînement des faits qu'à des mor◄
ceaux propres à être cités . Nous ne pouvons donc que recommander
la lecture de cet éloge , qui ne peut être bien apprécié
que dans son ensemble .
L'Oraison funebre de Louis XV est , comme nous l'avons
dit , le chef-d'oeuvre de M. l'évêque de Senez . Ce sujet étoit
de la plus grande difficulté. Comment peindre la corruption
de la cour dans les dernières années de ce règne ? Comment
hasarder des vérités aussi terribles devant un auditoire qui
devoit se les appliquer ? C'est là sur- tout que M. l'évêque de
Senez a routenu la dignité de l'éloquence de la chaire , et s'est
montré le digne successeur des Bourdaloue et des Bossuet.
Une circonstance singulière devoit donner encore plus d'effet
à ce discours. Quarante jours avant la mort du roi , l'orateur
avoit prêché devant lui le sermon de la Cène. Il avoit pris
pour texte ces paroles de Jonas : Encore quarante jours , et
Ninive ne sera plus. Ce texte , qui lui avoit fourni des développemens
trop vrais sur la dépravation des moeurs , devint
une prédiction qui frappa tout le monde. Elle s'accomplit.
littéralement , et au bout de ce terme , Louis XV fut porté
dans le tombeau de ses pères.
L'orateur rappe le cette circonstance dans son exorde , que
l'on peut considérer comme le morceau d'éloquence qui se
rapproche le plus du genre de Bossuet :
« Quand j'annonçois , il y a peu de temps la divine parole
» devant votre illustre aïeul , quand je lui parlois de son
» peuple , et que son coeur paroissoit si touché de la misère
» publique, hélas ! qui eût prévu le coup terrible dont il étoit
» menacé ? Déjà le glaive invisible de la mort étoit donc sus
» pendu sur cette tête anguste. Hélas ! qui eût pensé que nous
» aurions pu lui dire alors dans un sens littéral : Encore qua-
» raule jours , adhuc quadraginta dies ; encore quarante jours ,
» et vous serez porté dans le sépulcre de vos pères ; et cette
» même voix que vous entendez en ce moment , sera l'inter-
» prète du deuil de votre peuple à vos funérailles . Foibles
» mortels , humilions-nous devant le Dieu terrible qui enlève
la vie aux princes , devant le Dieu terrible pour les rois de
y la terre! »
AVRIL 1807 . 167
L'orateur peint ensuite la situation de la cour au moment
de la mort de Louis XV :
« Vous frémissez encore , messieurs , au souvenir de ces
>> affreux momens. Le roi expirant au milieu des horreurs de
>> cette maladie cruelle ; son corps frappé de la corruption
>> anticipée du tombeau , privé , dans les premiers instans ,
>> comme celui du malheureux Osias , des honneurs funèbres ,
» et emporté précipitamment , sans pompe , sans appareil , à
» travers les ombres de la nuit ; les tendres et courageuses
» princesses qui ont recueilli ses derniers soupirs , atteintes de
» la même contagion ; l'effroi qui se joint encore à la douleur ;
» la famille royale obligée de fuir la mort de palais en palais.... >>
Ces passages
semblent suffire pour donner une idée du genre
d'éloquence
qui distingue
l'oraison
funèbre de Louis XV. Il y
auroit un parallèle
très-curieux à faire entre ce discours
et
celui que l'abbé de Boismont
prononça
sur le même sujet en
présence
de l'Académie
Française
. Les bornes de ce Journal
nous forcent à renvoyer
ce parallèle à un autre article purement
littéraire
, où nous chercherons
à comparer
les talens des deux
orateurs
qui ont eu le plus de réputation
à la fin du dix- huitième
siècle.
Si M. l'évêque de Senez a été très-inférieur à nos grands
orateurs dans ses sermons , il n'a pas eu le même désavantage
dans ses panégyriques et dans ses oraisons funèbres. A l'exception
de Bossuet , pour les oraisons funèbres , et de Fénélon ,
pour les panégyriques , nous croyons qu'il peut lutter avec
les autres dans ces deux genres. Ce succès , mérité par l'orateur
moderne , rend la collection de ses discours aussi précieuse
pour Ies personnes pieuses , que pour celles qui ne cherchent
que les beautés de l'éloquence.
P.
et
De l'Impossibilité du Système astronomique de Copernic et
de Newton ; par L. S. Mercier , membre de l'Institut
national de France. Un vol. in-8° . Prix : 4 fr. 50 cent ,
6 fr. par la poste. A Paris , chez Dentu , imprimeur-libraire ,
quai des Augustins ; et chez le Normant.
Sunique oculis tenebræ per tantum lumen obortæ.
LORSQUE don Quichotte se met en campagne , ce n'est pas
pour se promener ; il lui faut des aventures. Tout ce qu'il
rencontre lui est suspect ; sa disposition guerrière ne lui permet
pas de voir les objets tels qu'ils sont les moulins lui
paroissent des géans , et les troupeaux sont , à ses yeux , des
4
168
MERCURE
DE FRANCE
,
ennemis enchantés. Il se battroit contre son ombre , s'il ne
trouvoit aucune autre occasion de signaler sa valeur . Ses intentions
sont droites , et ses motifs sont légitimes . Il veut soulager
les opprimés , secourir les veuves et les orphelins , délivrer les
belles et les chevaliers ; mais il a le malheur de ne faire que
des sottises. Toutes ses pensées sont généreuses , et toutes ses
actions sont folles. Qu'on lui donne un peu de jugement , ce
sera le plus sage et le plus vaillant des capitaines . Que
manque-t-il de plus à l'auteur du nouveau livre qui vient de
paroître , contre le système de Copernic et de Newton , pour
être un penseur raisonnable et même un agréable 'écrivain ?
Il combat des fantômes de la meilleure foi du monde , et,
pour s'exprimer , il ressuscite des mots enterrés depuis longtemps
: ce sont les armes rouillées dont il croit devoir se
servir. Le voyage de la terre autour du soleil lui cause de
continuels étourdissemens , et l'attraction de toutes les sphères
le tient dans un tremblement perpétuel ; il craint toujours que
le mouvement rapide du globe ne le fasse échapper par la
tangente , et qu'ensuite , attiré par quelque comète ambulante
, il n'aille voyager dans l'infini , pour y devenir le noyau
d'un nouveau monde , ou le satellite de quelque planète : on
pourroit s'effrayer à moins. Il s'est mis dans la tête que les
algébristes et les astronomes sont des charlatans qui voudroient
réduire en articles de foi tout ce que Newton et
Copernic ont imaginé pour expliquer le mécanisme de l'uni
vers : il se croit obligé de ramasser toutes les objections qu'il
est possible de faire contre le systèine de l'attraction et contre
celui du mouvement de la terre autour du soleil , comme s'il
y avoit réellement quelque danger à les admettre , en attendant
que de nouvelles observations viennent les fortifier ou les
détruire.
Pour réjouir son imagination aux dépens du premier système
, il perce le globe , et jette le mont Athos dans l'ouver
ture. Par les lois newtoniennes , dit- il , sa course doit s'arrêter
au centre. Il perce ensuite le mont Athos , pour introduire
une boule qui s'arrête encore, de par les mêmes lois ; puis il
suppose , au milieu de cette boule percée , un petit pois qui
devient , selon lui , le régulateur et le dépositaire de toute la
force attractive de la terre. Un seul mot pourroit détruire
tout ce badinage : il suffiroit d'observer que la force attractive
n'est pas seulement au centre du globe , mais qu'elle est
répandue dans toute la matière qui le compose.
Pour prouver que la terre ne tourne pas sur elle-même,
il laisse tomber une balle qui fait un trou perpendiculaire
dans la boue. Si la terre tournoit , dit- il , ce trou devroit
AVRIL 1807 . 16g
être oblique , puisque les points perpendiculaires que la
balle rencontre se déroberoient sans cesse à son action. C'est
comme s'il disoit qu'en faisant un entrechat au milieu du
théâtre , Vestris doit être rencontré par la toile du fond , qui
le rejetteroit dans le parterre , parce que le globe tournant
d'occident en orient , feroit un arc de cent vingt-cinq toises
au moins pendant qu'il seroit en l'air . Il imagine que le mouvement
du monde auroit lieu dans une atmosphère immobile,
ce qui ne peut être admis. Il faut nécessairement que
cette atmosphère tourne avec le globe , et que tous les objets
qu'elle renferme soient frappés de la même impulsion. Un
objet qui tombe est emporté par ce même mouvement circulaire
, tandis qu'il décrit un rayon qui va droit au centre de
la terre.
Ce petit échantillon de physique , qui est toute de l'estoc
de M. Mercier, et sa manière de raisonner , qui ressemble fort
à celle des aveugles sur les couleurs , seroient bien suffisans
dès l'abord pour arrêter le lecteur le plus courageux qui ne
chercheroit qu'à s'instruire ; mais le nom et la réputation de
l'écrivain peuvent encore exciter à voir comment , avec toutes
ses folies, ce nouvel astronome remplit son volume , de plus
de trois cents pages ; et , la curiosité remplaçant bientôt
l'amour de la science , on continue à l'écouter sans en attendre
rien autre chose que l'amusement d'une parade sur laquelle
on daigne quelquefois jeter un coup d'oeil en passant . Nous
recueillerons ici quelques- uns des principaux traits de son
ouvrage , pour montrer combien la vanité peut égarer un
homme qui ne manque ni d'un certain talent , ni d'une certaine
bonacité.
Quand on attaque un système , il faut , en bonne philosophie
, en présenter un autre qui se rapproche davantage de
la vérité. Copernic a expliqué le mouvement des astres ,
Newton a indiqué la loi fondamentale de ce mouvement ;
ni l'un ni l'autre n'a prétendu , dans son système , exclure l'action
de la Divinité ; tous les deux ont seulement cherché les
moyens dont elle se sert pour produire ce qui se manifeste à
nos yeux ; et puisque le soleil , qu'elle a placé dans le ciel ,
est lui- même un moyen pour nous faire voir la magnificence
de ses oeuvres , il sera toujours permis à l'homme d'examiner
la nature de ce moyen , et comment il agit sur nous , sans
que cet examen puisse faire soupçonner qu'on veut se passer
de la puissance du Créateur, ou seulement qu'on a l'intention
de borner les actes de sa volonté . Depuis Copernic et Newton ,
leur système a prévalu dans les écoles , non comme une réunion
de vérités incontestables , mais comme suffisant à la raison
170 MERCURE DE FRANCE ,
humaine , pour lui servir de guide dans les recherches de la
vérité. Que cette vérité , qui touche aux objets les plus élevés
de la métaphysique , puisse être trouvée par des moyens physiques
, c'est ce qui ne paroît pas probable ; mais les efforts de
l'homme pour la découvrir attesteront toujours la dignité de
son origine , la capacité de son esprit et la grandeur de ses
espérances .
Un système formé par les hommes sur des objets inconnus ,
n'étant donc qu'une pure hypothèse , il est toujours facile de
Jui trouver quelque défaut notable , et de l'attaquer sous
quelque rapport : la véritable difficulté consiste à découvrir
que qu'aperçu plus satisfaisant , quelque lumière qu'on puisse
substituer avec avantage aux soupçons anciens , plus de simplicité
dans les moyens , moins de complication dans les
effets ; en un mot , le mérite en ceci , comme en toute autre
chose , n'est pas de détruire , mais de créer. La pioche et le
marteau suffisent pour renverser les plus beaux édifices ; le
génie seul peut les élever.
M. Mercier paroît avoir senti qu'il ne lui suffisoit pas ,
en effet , de chercher à renverser le système de Copernic et
de Newton. La préface de son livre annonce d'autres vues.
Il arrête la course de la terre ; il ne lui permet qu'un léger
balancement du nord au midi , pour produire le flux et le
reflux ; il ne veut pas , dit-il , qu'elle ressemble à une grosse
toupie impitoyablement fouettée par le soleil . Il consent que
la lune capricieuse danse autour de nous , pourvu qu'elle ne
nous tette plus. Il retire au soleil innocent toute sa chaleur et
toute sa lumière ; il l'aplatit comme une feuille de fer blanc ,
et il le lance dans l'espace comme le disque du jeu de Siam.
Quant aux étoiles , il nous dira ce qu'il en pourra faire lorsqu'il
aura pu causer un moment avec Mercure , ou valser
avec Vénus , et qu'il se sera reposé sur l'anneau de Saturne.
Tel est le nouveau système qu'il avoit d'abord conçu , mais que
des réflexions ultérieures lui ont fait abandonner, ainsi qu'il le
donne à penser au commencement de son premier chapitre ,
où il dit positivement qu'il ne vient point présenter un nouveau
système astronomique , et qu'il borne sa tâche à opposer .
des doutes à de prétendues vérités , et à combattre des erreurs
consacrées par de très- savans calculs. En effet , dans tout le
cours de son ouvrage , il ne parle plus qu'avec une sorte
de circonspection de ses propres idées sur l'ordre qui régit
l'univers , et toute sa physique lui suffit à peine pour arriver
au but qu'il se propose.
Nous voyons déjà , par le début de ce premier chapitre ,
que ce n'est pas précisément l'impossibilité du système de
AVRIL 1807 . 171
Copernic et de Newton qu'il va démontrer , quoique le titre
l'annonce formellement il ne s'agit déjà plus que d'établir
des doutes , et de combattre des erreurs ; ce qui diminue beaucoup
la besogne , et met M. Mercier bien à l'aise pour ne
nous donner que ce qu'il lui plaît. Etablir des doutes sur un
sujet douteux par sa nature , et reconnu douteux par tout
le monde , c'est soutenir ce que personne ne conteste ; soupçonner
quelques erreurs dans ce même sujet , c'est tirer la
conséquence naturelle du doute ; combattre ces erreurs que
l'on ne connoît pas , c'est chercher querelle au premier venu
pour le seul plaisir de s'escrimer . Mais il faut laisser parler
M. Mercier lui-même , le lecteur verra bien mieux à qui ce
nouveau chevalier se propose de ressembler :
« Fatigué du sabbat de l'attraction , dit -il , je résolus de
» feuilleter les livres des savans qui traitent de cette sublime
» hypothèse , pour m'assurer si elle étoit fondée sur la vérité . »
L'illustre héros de la Manche avoit aussi sa bibliothèque
qui lui tournoit la cervelle : il cherchoit la véritable Dulcinée
sous les traits grossiers d'une paysanne, sans pouvoir la reconnoître
, et cependant il s'obstinoit toujours à vouloir que ce
fût elle.
M. Mercier continue : « Je ne trouvai rien qui m'en ex-
» pliquât la nature et l'essence ( de l'attraction ) ; au con-
» traire , je m'assurai que , si elle avoit lieu , elle porteroit
» le désordre et la confusion sur la terre , sur la mer , et
» depuis les premières jusqu'aux plus hautes régions du
>> ciel . >>>
Expliquer la nature et l'essence de l'attraction , qui n'est
peut - être que la volonté du souverain moteur de toutes
choses , ce seroit entrer dans la connoissance parfaite de la
vérité. Ce n'est pas au milieu des systèmes qu'il faut chercher
cette explication : M. Mercier s'assure que l'attraction porteroit
le désordre dans l'univers ; mais c'est ce qu'il falloit
démontrer.
>
Il poursuit : « Pour moi , qui ne suis pas calculateur
» j'avouerai que je me sentis d'abord révolté. Mon amour
» propre s'alarma. Quoi , me disois-je , le moindre grimaud ,
» sans autre science que celle de l'arithmétique , pourra
» devenir , en peu de temps , meilleur astronome que moi ,
» qui ai , durant plusieurs années , étudié sous un professeur
» péripatéticien , les cathégories d'Aristote , les universaux ,
>> les accidens absolus et les formes substantielles ! Non , certes ,
je n'endurerai point cette humiliation !
» Emu par un noble sentiment d'orgueil , encore plus
» vivement sollicité par l'amour de la vérité , j'étudiaï de
172 MERCURE DE FRANCE ,
» nouveau le redoutable système dans les Institutions de la
>> philosophie de Newton ; mais la plus grande connoissance
» que j'acquis de ce système , ne fit que me confirmer dans
» ma première idée touchant sa fausseté. Les réflexions me
>> vinrent en foule ; je les écrivis , et peu à peu je me suis.
» trouvé avoir fait un livre : c'est celui que je présente au
» public. J'ai cherché la vérité , et je crois l'avoir trouvée. »
Quelle est cette vérité que M. Mercier a trouvée ? Je l'ai
cherchée moi-même, dans tout son ouvrage, bien inutilement ;
c'est la seule chose qu'il ait oublié de nous donner,
« J'entends , ajoute - t-il encore , un sévère censeur qui me
» dit déjà : Vous parlez de la philosophie de Newton , et
» vous ne savez pas seulement lire ses principes mathéma-
» tiques. Qu'importe , répondrai-je , que je sois savant ou
» non , que j'aie lu ou non les principes mathématiques de
» Newton , pourvu que je fasse sentir , par la force de mes
>> raisonnemens , que le système dont il s'agit est absolument
>>> faux ? »
Voyons donc maintenant la force des raisonnemens de
M. Mercier pour prouver qu'il entend mieux que Newton
la physique et les mathématiques , quoiqu'il ne soit ni physicien
ni mathématicien. Il faut choisir parmi ses preuves
celles qui sont établies sur quelques faits positifs , et laisser
toutes celles qui ne sont que des conjectures hasardées , des
suppositions , des notions vagues , des affirmations ou des
négations sans aucune autorité : celles- ci remplissent le volume
, sans rien éclaircir ; les autres n'occupent qu'un chapitre
, et ne sont pas plus satisfaisantes. Il faut encore entendre
l'auteur lui-même au chapitre XXV, qui porte en titre a
Expériences qui démentent le pouvoir de l'attraction.
« Un rayon ( de lumière ) tombe obliquement sur une
» surface d'eau , et suit la ligne droite jusqu'à la superficie.
» Là , il se réfracte et s'en va au fond , en suivant une autre
» ligne droite qui approche plus de la perpendiculaire. Cette
» réfraction ne peut être causée , dit- on , que par la réfraction
de l'eau plus solide que l'air.
» Une balle de plomb est jetée , avec la même obliquité ,
» sur cette surface d'eau : elle suit , pendant quelque temps ,
» dans l'eau , sa première direction ; ensuite , ayant perdu ce
» mouvement oblique qu'on lui avoit imprimé, elle tombe
» au fond de l'eau en suivant la perpendiculaire.
>> Il faut avouer , dit-il , que l'attraction agit , dans ces
>> deux occasions , d'une manière bien peu uniforme. Le
>> rayon de lumière se plie et se réfracte en entrant dans l'eau ,
» prend une direction un peu moins oblique qu'il continue
AVRIL 1807 . 173
jusqu'au fond. Deux effets si différens ne sauroient procéder
» du même principe . »>
Cette expérience n'est qu'un enfantillage qui ne signifie
rien. Le même principe , agissant sur des objets aussi différens
que sont une balle de plomb et un rayon de lumière ,
doit nécessairement produire deux effets très - différens .
M. Mercier en explique lui -même la raison :
la
<«< Pourquoi , dit-il , la balle de plomb ne suit-elle pas
>> direction qu'elle avoit d'abord dans l'eau ? Pourquoi le
» rayon de lumière conserve-t-il jusqu'au fond cette direc-
» tion ? Parce que l'eau résiste à la balle qui est volumineuse ,
>> et ne résiste pas au rayon , qui est mince et passe par les
>> pores. >>
Je lui demanderai , à mon tour , pourquoi il prend la peine
de faire un chapitre qui promet des expériences contre le
pouvoir de l'attraction , lorsqu'il n'en donne qu'une , dont il
montre lui-même la parfaite nullité .
Les autres expériences qu'il propose dans un autre cha
pitre pour prouver que la terre ne tourne pas , et que Copernic
ne sait ce qu'il dit , sont de la même force :
« J'attache un plomb à un fil tout au haut d'une arcade : le
» plomb tombe à un pied de la terre ; il ne se déplace pas
» d'un cheveu ; il est toujours perpendiculairement dans le
» milieu de l'arcade . D'où vient cette parfaite immobilité , si
» la terre tourne sur elle-même ? >>
Avant de répondre , je prierai M. Mercier de nous expliquer
comment il accorde lui -même cette parfaite immobilité
avec le mouvement d'oscillation du nord au midi ,
qu'il suppose à la terre ?
« Comment définir, dit- il encore , la ligne d'aplomb ? Car,
» quand je bâtis sur la colline d'une montagne ( il veut dire
» le penchant de la montagne ) , je ne considère pas le degré
» de pente pour élever mon bâtiment , la ligne d'aplomb me
>> sert de guide.
>> Enfin , termine - t - il , en admettant la rotation de la
» terre , il faut , comme je l'ai dit , rejeter un des instrumens
>> que nous regardons d'une justesse indubitable , je veux dire
» le niveau d'eau. »
Il me paroît démontré , par toutes ces questions , plus que
naïves , que M. Mercier ne sait pas trop bien si la terre est
plate ou ronde , et que , s'il la croit ronde , il imagine que
tout ce qui n'est pas fortement attaché de l'autre côté de la
boule doit tomber dans le ciel. Je lui en fais bien mon com→→
pliment .
Tout cela ne seroit que ridicule , et digne de figurer à côté
174 MERCURE
DE FRANCE
,
des hauts faits du fameux chevalier des Lions , si , comme ce
héros , M. Mercier avoit eu le bon esprit de respecter toujours
, dans ses plus grandes extravagances , les dogmes de la
religion , et le caractère de ses ministres ; mais , malheureusement
, c'est ce qu'il n'a pas fait. Il reconnoit , il est vrai , le
premier principe de toute bonne physique ; mais sa vue ne va
pas au- delà : lorsqu'il a bien répété qu'il croit en Dieu , premier
moteur de toutes choses , sa philosophie se met à son
aise ; il cherche à s'égayer sur le culte qu'on doit lui rendre ,
et sur-tout sur les ministres de ce calie. Après avoir offert
pour preuve du mouvement du soleil l'almanach , qui dit qu'il
se lève et qu'il se couche à telle heure , i compare les algébristes
aux prêtres , et , dans la page suivante : « O princes de l'al-
» gèbre , s'écrie -t-il , que votre science m'inspire de doutes !
>> vous vous efforcez de persuader aux autres ce que vous ne
» croyez pas vous-mêmes ; vous ressemblez à l'arlequin , qui
>> donne à son chapeau toutes les formes possible , etc. Le
» règne des prestigiateurs est passé.... Ils haussent et abaissent
>> l'étendard céleste , selon que cette manoeuvre favorise leur
» fallace , et en impose à la crédulité des stupides.... Mais
' ils ne sont pas plus fatidiques que les chaudrons de
» Dodone. » Je ne saurois dire ce que les algébristes ont fait
à M. Mercier , pour le mettre de si bonne humeur, et je ne
chercherai pas à expliquer la raison pour laquelle il fait retomber
sur les ministres de la religion toutes ses jolivetés.
Je crois devoir seulement observer que messieurs les astronomes
ne me paroissent pas mériter un pareil traitement ; qu'il
n'est pas croyable qu'ils aient le dessein de faire croire à l'attraction
sous peine de la mort éternelle ; que M. Mercier se
représente le danger beaucoup plus grand qu'il n'est en effet ;
que notre prince de l'algèbre n'est pas homme à vouloir dontraindre
qui que ce soit dans sa croyance astronomique ; qu'il
a même déjà déclaré qu'il n'existe aucun moyen de vérifier si
la terre tourne , ou si c'est le soleil ; et qu'ainsi lui , M. Mercier
, peut se tranquiliser l'esprit , se rafraîchir le sang , ne
plus chercher la vérité partout où elle n'est pas , déposer sa
plume et sa néologie ; ne plus combattre , en un mot , dés
gens qui ne pensent point à lui , et nous laisser en repos.
Il seroit trop fâcheux qu'avec les meilleures intentions , il
pût se faire soupçonner de vouloir aplatir tout l'univers ,
et qu'il ne rapportât de son excursion dans les cieux que
le titre , brillant à la vérité , mais peu profitable , de chevalier
du soleil.
G.
AVRIL 1807 . 175
Lettre à M. de Chateaubriand sur deux chapitres du Génie
du Christianisme ; avec cette épigraphe , tirée du Deuteronome
: Non add- tis ad verbum quod vobis loquor , et
non auferetis in eo , etc .: c'est- à- dire , Vous n'ajouterez
rien à ce je vous dis , et vous n'en retrancherez rien.
A Genève , chez Paschoud.
La première réglé à observer pour tout homme qui entreprend
de réfuter un ouvrage , c'est celle qui est exprimée
dans cette épigraphe : il ne doit rien ajouter à ce qu'il réfute ,
ni en rien retrancher. En effet , il n'y a point de sot qui ne
fût en état de combattre un ouvrage de génie , si on lui permettoit
seulement deux choses : la première , d'en retrancher
tout ce qu'il y a de bon et d'important ; la seconde , de lui
prêter ses propres sottises. Or , cette loi est précisément la
plus difficile à garder , sur- tout pour les sots. Car , ce qu'il y
a de bon et d'important dans un livre , ils ne le voient pas ,
ils ne le sentent pas ; tout cela n'est pour eux que du superflu
qu'ils négligent. Mais ce qui n'est que de remplissage , ce qui
ne sert qu'à lier ou à éclaircir les idées principales , voilà
l'essentiel auquel ils s'arrêtent . C'est ainsi que le Génie du
Christianisme a été plusieurs fois réfuté. Mais avant d'examiner
si l'auteur de cette nouvelle critique a lui – même
observé la règle qu'il nous rappelle avec tant de bouhomie, il
est juste de dire ce qu'il est ou ce qu'il veut paroître.
La haine de la religion , et cette aversion naturelle qu'ont
les petits esprits et les froids écrivains pour tout ce qui porte
une empreinte remarquable de grandeur et d'originalité , ont
suscité de toutes parts des censeurs au Génie du Christianisme.
Cet ouvrage si original dans son style et dans son objet , parut,
au moment même de sa naissance , comme une espèce de
phénomène qui étonna tous les esprits. On ne l'attendoit pas ,
on n'avoit nulle raison de l'attendre , et l'éclat qu'il jeta fut
tel , que les gens de goût , c'est-à-dire ceux qui forent ensuite
ses plus sincères admirateurs , durent commencer par s'en
méfier. Dans tous les temps , un livre aussi briliant ď’imagination
et de ta ent , et qui porta tout-à-coup le nom de son
auteur à côté des noms les plus distingués dans la littérature
auroit excité toute l'attention de la critique : il étoit hardi
dans ses pensées , hardi dans son plan , encore plus hordi dans
ses expressions , et on pouvoit trouver dans toutes ces hardiesses
de quoi justifier toutes sortes de censures. Mais dans
176 MERCURE DE FRANCE ,
M
:
notre siècle , et à l'époque sur-tout où cet ouvrage fut publié ,
il s'agissoit de bien autre chose que de se mettre en garde
contre une certaine nouveauté de style et de tournures , il
falloit avant tout songer à détruire l'effet que le Génie du
Christianisme pouvoit produire. Relever ses défauts , les faire
sentir , ce n'étoit pas une affaire de goût , mais une affaire
de parti. De quoi s'avisoit un homme de génie ? Est - ce
la religion qu'il devoit défendre , quand les philosophes
avoient depuis cinquante ans déclaré qu'elle ne pouvoit plus
être défendue que par des sots ? Et de quel front osoit - il , en
la défendant , montrer plus de talent et d'esprit qu'euxmêmes
? Car , il faut tout dire cet ouvrage n'avoit pas seulement
le tort de déconcerter les philosophes dans leur plan
favori de montrer toujours la religion sous un aspect ridicule ,
il avoit encore celui de paroître , lorsqu'eux - mêmes ne
comptoient plus dans leurs rangs que de pesans dissertateurs
et des écrivains glacés. Il y avoit donc une double raison de
le combattre les vérites qu'il renfermoit , et les couleurs
nouvelles et illantes dont elles y paroissoient revêtues. Son
éclat , qui eût pu affecter des yeux délicats , devoit , à plus
forte raison , blesser douloureusement des yeux malades .
Aussi ne l'a-t-on pas épargné , et on peut dire que dans
l'espace de quelques années , cet ouvrage a , non pas lassé ,
mais épuisé la critique.
L'auteur de la lettre que j'annonce ne doit point être
confondu avec ces pygmées qui se sont élevés contre le Génie
du Christianisme , en haine du Christianisme. C'est un honnête
homme et un bon chrétien : il professe la méme doctrine que
M. de Châteaubriand , et il s'honore de pratiquer la religion ;
c'est lui qui le dit , et je veux le croire . Je ne serois même pas
étonné qu'à Genève ( il paroît être de Genève ) , on le crût
homme d'esprit. Mais on peut être honnête homme , et platement
raisonner ; comme on peut être un parfait chrétien ,
sans être pour cela meilleur écrivain et d'ailleurs l'esprit et
le français de Paris different quelquefois beaucoup de l'esprit
et du français de Genève ; en un mot , les titres qu'il se donne
ne semblent pas faits pour inspirer cette espèce de confiance
dont un auteur doit être jaloux. Et , comme il ne paroît pas
en avoir d'autres , je crois qu'il auroit tout aussi bien fait de
ne pas se produire au grand jour. On va en juger ; voici son
début :
« . Monsieur , dit-il , vous vous êtes proposé , comme vous
» le dites vous- même , d'appeler tous les enchantemens de
» l'imagination , tous les intérêts du coeur au secours d'une
» religion contre laquelle on les avoit armes. Tous les autres
>> genres
SEINE
AVRIL 1807.
EPT
BE
DE
and
LA
» genres d'apologie se trouvant épuisés , vous afe
» seul que l'esprit du siècle sembloit vous later !
» Quelle heureuse conception , a dit l'un de vues
» ou plutôt de vos admirateurs. Faire aimer ce
>> remplacer la crainte par l'amour... ; peut- il ex
» vrage plus utile et plus agréable ? » M. de Châtea
pourroit répondre aux premiers mots de cette lettre : monsieur
je n'ai parlé nulle part de convoquer les enchantemens de
l'imagination , et les intérêts du coeur. Si on emploie de pareilles
expressions à Genève , ce n'est pas une maison pour
me les prêter ; mais M. de hâteaubriand ne saura rien de
tout ce qu'on lui écrit de Genève , et par conséquent il n'y
répondra rien. On sait que de telles lettres ne parviennent
jamais à leur adresse.
Pour moi , je commencerai par faire observer à l'auteur
de celle-ci que le mot d'apologie , quand il s'agit de chris
tianisme , est fort déplacé dans la bouche d'un chrétien. On
permet aux philosophes d'examiner les apologistes de la
religion chrétienne , et même de les réfuter : cela ne fait de
mal à personne , car personne ne les lit. Mais un bon chrétien
ne voit dans ces prétendus apologistes que des défenseurs élos
quens dont il admire les écrits avec enthousiasme. La vérité ,
Monsieur , n'a pas besoin d'apologie ; ce sont les travers et les
foiblesses qu'on parvient quelquefois à faire excuser par des
apologies plus ou moins adroites ; on défend la religion dans
les temples , on fait l'apologie de la philosophie dans plus
d'une société littéraire ; un venge un bon ouvrage des sarcasmes
d'un faux savant , et c'est le savant qui alors aurcit
grand besoin d'une apologie : le bon ouvrage peut s'en
passer.
Je remarque ensuite une conception qui est un ouvrage ,
et un ouvrage qui est de faire aimer ce quifrappe. Et quoique
l'auteur ait l'air d'attribuer ces expressions à un critique , je
ne puis m'empêcher de l'attribuer à celui qui a dit plus haut ,
que l'esprit u siecle avoit laissé un genre , et qu'il l'avoit
laissé à M. de Châteaubriand. Toutes ces tournures ont un
air de famille ; elles doivent être du même pays. Ce qu'il y
a de bien plus singulier dans ce passage , c'est qu'on y fait de
M. de Châteaubriand l'éloge qu'on pourroit faire de l'auteur
lui-même de l'Evangile. It fait aimer ce qui frappe , il remplace
la crainte par l'amour ; et afin que personne ne puisse
s'y tromper , on termine ce passage en disant qu'il falloit
avoir.... une inspiration divine , pour former un projet aussi
vaste et aussi beau. Veut-on quelque chose de plus singulier
M
18 MERCURE DE FRANCE ,
encore ? Après avoir cité toutes ces exagérations , l'auteur
ajoute gravement : je partage bien sincéremment le sentiment
de cet estimable critique. Nous verrons bientôt comment il
le partage. Continuons :
" 6 «Quoiquejemeprésenteici,dit-il,souslescouleurs
» de la critique , ne me confondez pas , Monsieur , avec les
» censeurs de votre ouvrage . Ce n'est pas le livre que je viens
» attaquer, c'est une exception , un hors- d'oeuvre.... Blámer
» une exception , c'est rendre hommage à l'ensemble . Je n'en
>> appelle au surplus qu'à vous - même ; je ne saurois me
» donner un meilleur juge. Le juste intérêt que vous portez
» à la belle cause que vous avez plaidée avec tant d'éclat , est ,
» je pense , un argument assez puissant ; or , il est tout ent
» ma faveur. »
Cette dernière phrase est si difficile à comprendre qu'elle
pourroit tenir lieu d'énigme dans le Mercure. L'auteur veut
probablement dire queM. de Châteaubriand ayant mis plus d'intérêt
qu'un autre à défendre la religion , doit en mettre beaucoup
aussi à connoître tous les défauts de son ouvrage. Cela
doit être , et ce n'est pas un motif pour qu'il lise avec atten →
tion cette lettre. Mais il me reste encore à deviner comment
l'intérêt que M. de Châteaubriand porte à la cause de la reli→
gion, est un argument ; je voudrois ensuite savoir de quoi il est
argument ; et enfin comment cet argument se trouve être
tout en faveur de ceux qui le combattent . Fiat lux. Je n'entends
pas mieux ce principe que blamer une exception , c'est
rendre hommage à l'ensemble. Pour moi , je pense que l'auteur
de cette lettre auroit dû en excepier son exorde tout
entier , et je desire bien sincèrement qu'il regarde l'observation
que je lui en fais , comme un hommage que je rends à l'ensemble
de son ouvrage.
De quoi s'agit-il enfin , et qu'est- ce que cette exception ?
M. de Châteaubriand a , comme on sait , prouvé avec beaucoup
d'éloquence que la religion chrétienne , loin de flétrir
les coeurs et d'éteindre l'imagination , ennoblissoit et animoit
tout , les arts , les sciences , les lettres. Mais cette influence si
puissante et si heureuse que le Christianisme a eu sur les
lettres et presque sur tous les arts , ne s'est pas également fait
sentir sur l'astronomie ou les mathématiques ; et la raison en
est évidente , c'est que ces sciences n'exercent en aucune manière
, ni l'imagination , ni le coeur. Tel est à- peu- près le
résultat de deux chapitres que l'auteur du Génie du Christia
nisme a fait à propos de ces sciences. L'auteur de la Lettre a
cru y voir une exception contre l'astronomie et les mathéma
tiques. Il prétend que M. de Châteaubriand en regarde l'étude
AVRIL 1807 . 179
"
comme inutile et dangereuse , et même qu'il calomnie les
sciences. « Assez de gens , dit-il , s'égarent en quelque sorte ,
» par un zèle indiscret et peu éclairé. Laissez-leur le triste
» privilége de fronder ce qu'ils ne connoissent pas , de
» calomnier des sciences plus utiles à la société que leurs
» apologies ne peuvent l'être à la religion ..... Vos lumières
>> ne peuvent vous laisser ignorer le tort réel que peuvent faire
» à la religion ces défenseurs inconsidérés qui combattent ce
» qu'elle n'a point attaqué , qui repoussent ce qu'elle n'a
» point rejeté , qui s'arment d'une rigueur farouche qu'elle
» désavoue , et outrepassent toutes les bornes d'une mission
» que vous avez rendue , quant à vous , si aimable et si puis-
» sante . » Ainsi , c'est M. de Châteaubriand qui a , selon lui ,
calomnié les sciences , et il s'en prend à ces défenseurs inconsidérés
de la religion qui s'égarent en quelque sorte tout en
faisant beaucoup de mal : il a sur le coeur deux chapitres du
Genie du Christianisme ( c'est son expression ) , et il s'en
décharge sur ceux qui ne les ont pas faits. Mais quels sont
donc ces défenseurs inconsidérés de la religion , ces hommes
auxquels il faut laisser le triste privilége de fronder ce qu'ils
ne connoissent pas ? Je l'ignore , et il m'importe peu de le
savoir. Ce que je sais, c'est qu'ils s'arrogent là un privilége qu'il
ne faut laisser à personne , et pas plus quand il s'agit d'un bon
livre , que lorsqu'il s'agit de la religion . Voyons si l'auteur de
cette lettre connoît véritablement les deux chapitres qu'il a
sur le coeur, et s'il a pu s'arroger à lui -même le droit de les
fronder. Je vais en citer les principaux passages ; mais comme
il est bon de prendre ses précautions , je les citerai tels que
M. de Châteaubriand les a écrits , et non tels que les a lus
l'auteur de la lettre.
« On verra , dit M. de Châteaubriand , qu'en défendant la
>> religion , nous n'attaquons pas la sagesse. Nous sommes bien
>> loin de confondre la morgue sophistique avec les saines
» connoissances de l'esprit et du coeur. La vraie philosophie
>> est l'innocence de la vieillesse des peuples , lorsqu'ils ont
» cessé d'avoir des vertus par instinct , et qu'ils n'en ont plus
» que par raison. Cette seconde innocence est moins sûre que
» la première ; mais lorsqu'on y peut atteindre , elle est plus
>> sublime.
>> De quelque côté qu'on envisage le culte évangélique , on
» voit qu'il agrandit la pensée , et qu'il est propre à l'expres-
» sion des sentimens. Dans les sciences ses dogmes ne s'op-
» posent à aucune vérité naturelle , sa doctrine ne défend
» aucune étude. Chez les anciens , un philosophe rencontroit
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
» toujours quelque divinité sur sa route . Il étoit , sous peine.
» de mort ou d'exil , condamné par les prêtres d'Apollon ou
» de Jupiter à être absurde toute sa vie. Mais comme le Dieu
» des chrétiens ne s'est pas logé à l'étroit dans un soleil , il
» a laissé tous les astres en proie aux recherches des savans :
» il a jeté le monde devant eux , comme une pâture , pour leurs
>> vaines disputes , etc. »
J'ai souligné une phrase dans ce passage , et on croira peutêtre
que c'est parce qu'elle pourroit toute seule servir de
réponse aux reproches que ron fait dans cette lettre à M. de
Châteaubriand. Mais point du tout ; c'est que cette phrase est
précisément celle qui a déplu à l'auteur de cette lettre.
Qu'est-ce à dire , s'écrie-t-il ? Quel est l'homme qui croiroit
» avoir le droit de proscrire , au nom de la religion , ce que la
>> religion n'a point condamné ? » Et ailleurs il lui dit , en
parlant de cette même phrase , que c'est un anathème lancé
contre les sciences , Mais comment faut- il donc s'exprimer
pour se faire entendre à Genève ? M. de Châteaubriand dit ,
en termes exprès , que les dogmes du Christianisme ne s'opposent
à aucune vérité naturelle , et on l'accuse de proscrire
ces vérités au nom du Christianisme : ce n'est pas assez ; on
l'accuse de l'avoir fait par cette phrase même. Il me semble
que de tout cela on ne peut tirer que l'une de ces deux conclusions
: ou que l'accusateur n'a pas lu le chapitre qu'il réfute ,
ou qu'il ne sait pas lire.
Mais continuons : « Vous êtes aussi trop judicieux , dit
» l'honnête critique , pour songer à reproduire sérieusement
» les célèbres sophismes de Jean-Jacques ( M. de Château-
» briand dit expressément qu'il ne citera pas Jean Jacques ) ,
>> contre les arts et les sciences. Vous n'ignorez pas qu'il est
>> fort inutile de poser la question de savoir, si , en remontant
>> au berceau des sociétés , il n'eût pas mieux valu que les
>> sciences et les arts n'eussent jamais pris naissance parmi les
>> hommes. Comme nous ne sommes plus à l'enfance des
» sociétés , qu'il faut prendre aujourd'hui les peuples tels
» qu'ils sont; que les sciences ont fait à -peu-près chez le
» plus grand nombre les mêmes progrès , vous êtes trop
» éloigné sans doute d'inviter votre propre pays à renoncer
» à des avantages dont ses voisins et ses rivaux ne jugeroient
>> probablement pas à -propos de se débarrasser..... Malgré
» votre mépris pour les arts et les sciences..... je ne saurai
» me persuader que vous voulussiez vous ranger parmi les
» apologistes insensés de la vie sauvage , etc..... »).
:
Je prévois le reproche qu'on va me faire pourquoi rapAVRIL
1807.
181
porter , dira-t-on , de pareils passages ? Une semblable accusation
ne devoit être repoussée que par le mépris. Car enfin ,
qui pourra croire que M. de Châteaubriand , ayant entrepris
de prouver que le Génie du Christianisme est favorable aux
arts , témoigne en même temps du mépris pour les arts ?
D'ailleurs , il est évident que l'auteur de la lettre ne fait ici
autre chose que répéter dans un style plat , sec et froid ce
que M. de Châteaubriand avoit déjà dit avec beaucoup d'éloquence.
Ce reproche ne sera pas dénué de tout fondement ; mais
ceux qui me le feront ne savent pas sans doute qu'on renouvelle
tous les jours la même accusation , non pas seulement
contre l'auteur du Génie du Christianisme , mais contre tous
ceux qui défendent les mêmes principes que lui. Ils estiment
aussi les sciences , et on les accuse aussi de mépriser les sciences ;
ils honorent les savans ils ne perdent pas occasion de les
louer , et on les accuse de calomnier les savans. Quel est donc
le motif de toutes ces accusations également absurdes ? Il est
facile à trouver : c'est qu'aux yeux de ceux qui crient et qui
accusent , il n'y a de vrais savans que parmi les philosophes.
Or , les philosophes ne trouveront jamais leur éloge dans les
écrits des défenseurs de la religion ; inde iræ . Cependant ,'
puisqu'on répète tous les jours les mêmes absurdités , nous ne
pouvons pas nous dispenser de les relever , et de répéter aussi
que ce sont des absurdités. Que m'importe , par exemple ,
que l'auteur de cette lettre se dise un bon chrétien ? J'observe
la règle de l'Evangile ; je le juge par ses fruits. Il se plaint du
mépris qu'on a pour les sciences ; il dit qu'on les attaque et
qu'on les calomnie ! Fonum habet in cornu : méfions-nous
de lui. S'il étoit de bonne foi , s'il ne vouloit défendre que
la vérité , ce n'est point par là qu'il commenceroit .
Veut-on savoir enfin en quoi consistent toutes ces calomnies
qu'on nous accuse de répandre contre les sciences ? Le
voici c'est M. de Châteaubriand qui va le dire : nous ne
saurions choisir de plus éloquent interprète que lui. « Il n'est
» pas difficile , dit -il , de mettre d'accord ceux qui déclament
» contre les mathématiques , et ceux qui les préfèrent à tout .
» Cette différence d'opinion vient d'une erreur fort com-
» mune , qui est de confondre un grand avec un habile ma-
» thématicien. Il y a une géométrie matérielle qui avengle
» les yeux de l'ame . Elle se compose de lignes , de points ,
» d'A -- B ; avec du temps et de la persévérance , l'esprit
» le plus médiocre peut y faire des prodiges. Ce n'est plus
» qu'une sorte de machine géométrique , qui exécute d'elle-
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
>> même des opérations , comme la machine de Pascal . Cepen-
» dant , il faut avouer que les hommes entêtés de ces calculs ,
» ont quelquefois un mépris ridicule pour les autres sciences :
>> ils sourient de pitié , quand on leur parle de religion . A les
>> entendre , tous les préjugés de la terre tournent entre les
» deux pointes de leur compas. Ils connoissent , disent-ils ,
>> toute la nature. On aime peut-être autant l'ignorance de
» Platon , qui appeloit cette même nature , une poésie mys-
» térieuse.
les
>> Heureusement , il existe une autre géométrie , une géo-
» métrie intellectuelle . C'est celle - là qui est la première de
» toutes les sciences ; c'est celle -là qu'il falloit savoir , pour
>> entrer dans l'école du disciple de Socrate. Elle voit Dieu ,
» derrière le cercle et le triangle , et elle fait les Pascal ,
>> Leibnitz , les Descartes et les Newton. On ne peut se dis-
>> simuler que cette géométrie des grands hommes n'est pas
» commune. Pour un seul homme qui marche par les voies
» sublimes de la science , que d'autres se perdent dans ses
» inextricables sentiers ! »
"
Et ailleurs : « Les vérités mathématiques n'ont point pris.
» naissance ; elles sont éternelles comme Dieu ; elles appare ,
» tiennent plus à l'essence divine qu'à l'espèce humaine ; les
» vérités des beaux arts , au contraire , sont créées ; elles ne
» sont qu'immortelles , comme l'ame de l'homme , et par
» conséquent ce sont les vérités qui conviennent le mieux à
» notre nature ; et voila la source du danger des premières ,
» et l'utilité des secondes. Il est naturel que des hommes mé-
» diocres , ou des jeunes gens peu réfléchis , en retrouvant les
» vérités mathématiques dans tout l'univers , en les voyant
» dans le ciel avec Newton , dans la chimie avec Lavoi-
» sier , dans les minéraux avec l'abbé Haüy ; il est naturel ,
>> disons- nous , qu'ils les prennent pour le principe même des
» choses , et qu'ils ne voient rien au -delà . Cette belle simpli-
» cité de la nature , qui devroit leur faire supposer , comme
» Aristote , un premier mobile , ou , comme Platon ,
» éternel géomètre, ne sert qu'à les égarer : Dieu n'est bientôt
>> plus pour eux que les propriétés des corps ; et la chaîne
» mème des nombres leur dérobe la grande unité. »
un
Après avoir cité ce passage je pourrois m'écrier : voilà de
l'éloquence et de grandes pensées ; mais j'aime mieux dire :
voilà de la raison et des vérités. C'est même parce que cela
est aussi bien pensé que bien écrit , que cela est beau. Que
dire ensuite d'un écrivain qui sans mission , sans titre , sans
autorité , entreprend de réfuter de pareilles pages , et qui
AVRIL 1807 . 183
oppose niaisement son style sec et froid à toute la magnificence
, on diroit presque , à toute la poésie de M. de Châteaubriand.
Il est vrai que dans tout ce passage qui contient
un si bel éloge des sciences , il n'y a pas un mot qui soit à
l'avantage des faux docteurs et des demi-savans ; il est vrai
encore que des Pascal , des Newton , des Leibnitz , c'est -àdire
ceux qui sont dignes d'associer leurs noms à ceux de ces
grands hommes , sont à-peu -près les seuls qui y sont loués
sans restriction ; mais si les faux savans ont fait dans ce siècle
presque autant de mal que les vrais savans ont jamais fait de
bien , doit-on se dispenser de le dire , parce qu'en le disant
on pourra offenser la médiocrité de quelque docteur ou de
quelque académicien de Genève ?
Et quel est donc cet homme qui s'érige en défenseur des
sciences qu'on n'attaque point , et même des vérités qu'on a
mieux soutenues que lui. Est -ce un savant ? Je l'ignore ; mais
c'est un homme qui met le psalmiste et le sage ( je ne sais
qui est le sage ) au nombre des astronomes , qui y met encore
Aristote , et qui part de-là pour conclure qu'on peut être
astronome et bon chrétien, Est-ce un homme d'esprit ? Je
l'ignore aussi : mais c'est un homme qui croit avoir du génie ;
car il n'auroit pas défendu les sciences , si elles étoient pour
lui sans attraits , et il assure gravement que les sciences sont
sans attraits pour l'homme sans génie. Enfin sait- il au moins
sa langue , et l'écrit- il d'une manière qui soit supportable ?
On va en juger :
« Vous craignez , dit- il , que si on endoctrine un enfant
» dans les mathématiques ......... on court les risques de tarir
» la source des idées de cet enfaut , etc. » Ailleurs il parle
d'un phénomène qui fait l'étonnement de bien du monde , et
il se trouve à la fin que ce phénomène est l'opinion de M. de
Châteaubriand sur les paysages des montagnes. Il discute
cette opinion , et il relève avec son élégance ordinaire les
contradictions qui se trouvent là - dedans. « Et vous aussi ,
» s'écrie- t- il à ce propos , vous avez donc visité les Alpes ;
>> vous avez donc vu de près ces sublimes monumens de la
» création du monde ; et seul , au milieu de tous les voya-
» geurs qui leur ont payé le tribut de toutes les grandes sen-
» sations , vous seul n'avez rien éprouvé. » Je laisse aux
lecteurs le soin de tirer de toutes ces phrases les conséquences
qu'ils voudront ; pour moi je conclus de la dernière que sans
les Alpes ou les Pyrénées l'auteur de cette lettre ne croiroit
pas à la création du monde , et je conclus de sa lettre entière
qu'il est tout - à - la - fois un pauvre savant , un pauvre
raisonneur , et un pauyre écrivain . GUAIRARD,
184 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
M. de Châteaubriand est arrivé de Tunis à Algésiras le
30 mars. Ses amis espèrent qu'il sera de retour à Paris , avant
la fin du mois de mai.
--
La tragédie d'Hamlet , de M. Ducis , dont on annonce
la prochaine représentation , a subi quelques corrections ,
notamment dans le cinquième acte,
-
-
la
9
La nouvelle de théâtre la plus importante de la semaine
est la retraite définitive de M. Picard , qui a joué jeudi pour
de nière fois . Un nouvel opéra comique en trois actes , donné
le mème jour sur le Théâtre Feydeau , a été fort mal reçu. Il
est intitulé l'Auberge de Bagnières. L'auteur des paroles a
gardé l'anonyme , celui de la musique est M. Catel . → Mademoiselle
Crespi- Bianchi quitte le Théâtre de l'Impératrice .
Mademoiselle Laurenzetti , destinée à la remplacer , a débuté
mercredi dernier , dans le rôle de la Locandiera . Un premier
debut ne suffit pas pour porter un jugement sur cette cantatrice.
Elle a une voix très-étendue , qui suffit aux plus
grandes difficultés , et qui l'abandonne quelquefois dans les
norceaux les plus faciles. En général , elle ne paroît pas bien
dirigée ; on lui a appris le superflu avant le nécessaire. Elle
soigne trop le récitatif ordinaire , ce qui le rend plus lent et par
conséquent plus fatiguant . Française , elle prononce mal l'italien
, pas plus désagréablement cependant que les Vénitiens
et les Bergamasques de la troupe. Il est juste de dire qu'elle
étoit fort intimidée , et que malgré son extrême jeunesse elle
n'a pas été accueillie avec bienveillance.
-S. M. l'Impératrice , accompagnée de S. Exc. le ministre
de l'intérieur, a visité dimanche dernier le dépôt de sa manufacture
de cristaux du Mont- Cenis , rue de Bondy. S. M. a
daigné témoigner à M. Ladouëpe- Dufougerais , qui a obtenu
la médaille d'or à la dernière exposition , la satisfaction que
lui faisoient éprouver les progrès de cet utile établissement ,
S. M. a vu avec intérêt les formes multipliées auxquelles s'applique
la pâte du cristal ; elle a bien voulu faire l'éloge de la
pureté et du bon goût qui distinguent les productious de cette
inanufacture. M. Dufougerais à présenté à S. Exc. le ministre
AVRIL 1807 .
185
de l'intérieur , deux objets en cristal , de fabrication nouvelle :
le surveillant , destiné à indiquer la déperdition des liquides
dans les tonneaux , et la soupape à tige , employée récemment
à la manufacture de Jouy, pour laisser échapper à volonté
l'acide muriatique oxigéné , lors de l'opération du blanchiment.
- Le ministre de l'intérieur , persuadé que l'amélioration
des troupeaux dépend de ceux qui les dirigent , et sur- tout
des bergers , et désirant favoriser dans les établissemens
confiés à sa surveillance , l'instruction de cette classe
d'hommes utiles , a pris l'arrêté suivant :
Art. Ier. Tous les régisseurs des bergeries nationales sont
autorisés à y recevoir , autant que le local le permettra ,
les élèves-bergers que les propriétaires voudront y envoyer
, et aux conditions suivantes :
"
II . La personne qui placera un élève dans un établissement
paiera 35 fr. par mois , sur laquelle somme le
régisseur prélèvera 10 fr . , qui serviront à l'entretien de
l'élève , et pour lui tenir lieu de gages.
III . L'élève sera pourvu de ses habits et de son linge
de corps.
et du
IV II devra rester à l'établissement au moins un an.
V. En se présentant , il remettra au régisseur , un certificat
de moralité , signé du maire de sa commune ,
propriétaire qui fait les frais de son instruction ; sans quoi
il ne pourra être reçu.
VI. Il suivra les avis du principal berger , tant qu'il
demeurera à l'établissement , pour la conduite des animaux
aux champs , pour les soins qu'ils exigent à la bergerie ou
au parc . Il aidera à l'affourragement , au pansement des
bêtes malades , à l'alaitement et au nettoiement des bergeries.
Dans tous les temps de l'année , il obéira au régisseur ,
mais plus particulièrement lors des récoltes de grains , de
foins , de racines .
VIII. Au sortir de l'établissement , l'élève berger demandera
un certificat de bonne conduite et de capacité , au
régisseur , qui pourra le lui refuser , s'il a des motifs réels
de mécontentement.
--
Depuis quelques jours des ouvriers sont occupés à
descendre les chevaux de Venise qui décoroient la grille
des Tuileries . Ils seront attelés à un quadrige qui doit être
élevé sur l'arc de triomphe qu'on båtit sur la place du Carrousel
. Ce quadrige , le premier monument de ce genre
qu'on ait encore vu en France , sera exécuté par M. Lemot ,
l'un de nos meilleurs statuaires ,
1
186 MERCURE DE FRANCE ,
-Trois bateaux chargés de statues et autres objets d'art
venant de la Prusse et des pays conquis , sont arrivés par la
Moselle à Metz , les 11 et 12 de ce mois . Ces monumens ont
été placés sur des chars , et conduits par terre jusque près de
Saint-Dizier , où on les a embarqués sur la Marne pour les
transporter à Paris. On attendoit aussi à Metz la statue du
grand Frédéric , qui doit également être transportée à Paris.
-L'académie de Marseille a décerné le prix double qu'elle
avoit proposé pour l'éloge de Pierre Puget , à M. T. Baptiste.
Eméric-David , l'un des auteurs du texte du Musée français.
de MM. Robillard - Péronville et Laurent , déjà connu à
l'Institut à l'occasion de son Traité de l'Art statuaire , considéré
chez les anciens et chez les modernes . Elle décernera ,
dans sa séance du 23 août 1807 , un prix de 300 fr. destine
à la meilleure Instruction populaire sur l'art de faire et de
conserver les vins de Provence ; et , dans la même séance , le
prix qu'elle a proposé pour la fabrication du savon . L'académie
couronnera , dans sa séance du mois d'avril 1808 , le
meilleur éloge qui lui sera envoyé de M. de Montclar , ancien
procureur-général du parlement d'Aix. Dans la même séance ,
elle décernera un prix à la meilleure pièce de vers qu'elle
recevra sur la célèbre bataille d'Jena . Les ouvrages envoyés
au concours devront être composés au moins de 150 vers
Les mémoires sur lesquels le jugement de l'académie doit
être prononcé , dans la séance publique du mois d'août 1807 ,
ne seront reçus que jusqu'au 5 juillet : ce terme est de rigueur,
Les éloges de M de Montclar et les pièces sur la bataille de
Jena ne seront plus admissibles passé le 6 mars 1808. Chaque
prix est de la valeur de 300 fr. Tous les mémoires , éloges ,
poésies , etc. etc , doivent être envoyés , francs de port , a
M. Achard , secrétaire perpétuel de l'académie et bibliothécaire
de Marseille .
- Dimanche dernier , l'école vétérinaire impériale d'Alfort
a fait à ses élèves la distribution annuelle des prix dans l'ordre
suivant : Troisième année d'étude , cours complet , premier
prix : M. Landouzy jeune , dragon du 5º . régiment. Seconde
année d'étude , premier prix : M. J. F. Bouley , de Paris ,
Première année d'étude , premier prix : M. Evrard . Prix de
moeurs : M. Angeard ."
Le jury a nommé ensuite parmi les élèves , cinq répétiteurs
en chef : ce sont MM. Michot , Durand , Métayer , Angeard
et Devic. S. Exc. le ministre de l'intérieur leur a accordé à
chacun une gratification de 200 fr . pour les encourager
seconder avec zèle les professeurs dans les travaux de l'instruc
à
AVRIL 1807. 187
tion . Vingt-quatre élèves qui ont achevé leurs cours de trois
années , ont été déclarés par le jury , capables d'exercer l'art
vétérinaire .
-La Société des Sciences et des Arts du département de la
Haute-Marne , distribuera , dans ses séances publiques de
l'an 1808 , un prix de 300 fr. à l'auteur du meilleur Eloge
d'Edme Bouchardon , sculpteur célèbre , né à Chaumont. Les
discours doivent être adressés au secrétaire de la Société , francs
de port , avant le 1er mai de l'an 1808 .
-
M. Opie , l'un des moins mauvais peintres de l'Angleterre
, est mort à Londres , dans les premiers jours d'avril.
Les courses annuelles de chevaux , établies par décret
impérial dans le département de la Corrèze , auront lieu cette
année près de la ville de Tulle ; savoir : pour les trois prix de
1200 fr . chacun , le 29 mai prochain , et pour le prix de
de 2000 fr. , le lendemain 30. Le 1 juin suivant , jour de
la foire de Saint-Clair, il sera aussi distribué à Tulle une somme
de 4000 fr. , en primes d'encouragement , aux propriétaires
des plus beaux chevaux entiers , jumens , poulains et pouliches
amenés à cette foire. La distribution s'en fera au nom du
gouvernement , sur l'avis d'un jury chargé d'examiner les animaux
présentés au concours.
-
>
?
M. Pully, chimiste connu par plusieurs services rendus
aux arts , vient dans ses excursions aux environs de Naples ,
destinées à fixer l'analyse rigoureuse des différentes eaux
thermales déjà connues , de faire la découverte d'une nouvelle
grotte ; elle est située sur les bords du lac d'Agnano
non loin du lac d'Averne , illustré par les chants de Virgile ;
par conséquent voisine de celle du Chien , dont elle partage
plusieurs propriétés. Ce qui distingue la Grotta Pully de
la Grotta del Cane , c'est qu'on doit user, pour y entrer
de précautions inverses de celles qu'il faut prendre pour
pénétrer sans danger dans la grotte du Chien , dont les mofètes
sont mortelles à une petite élévation , et qu'il faut au
contraire s'y baisser le plus possible , pour rapprocher du
sol les organes respiratoires. Comme dans les étuves de Néron ,
qui sont aussi dans ce voisinage , et dans lesquelles le calorique
, qui tend toujours à s'elever, exerce une action bien
plus active à la région supérieure , on trouve , après plusieurs
détours , à l'extrémité de la Grotta-Pully , une source d'eau
tellement bouillante , que des oeufs y cuisent en 57 secondes.
Le thermomètre de Réaumur qui , à l'extérieur de la grotte ,
étoit à deux degrés au-dessus de zéro , monta jusqu'à 61 degrés
dans l'intérieur , en le tenant élevé. En le rapprochant
188 MERCURE DE FRANCE ,
à un pied du sol , il descendit de cinq degrés ; mais en
l'enfonçant dedans , il s'éleva jusqu'à 75 degrés : le baromètre
y descendit de quelques degrés. Il faut être déshabillé
pour y pénétrer , et le corps s'y couvre d'eau provenant
, soit de la transpiration accrue , soit de la quantité prodigieuse
d'eau en évaporation dans cette grotte , et qui se
condense sur la peau , relativement bien plus froide. Cette
grotte étoit tout -à -fait inconnue des anciens , qui n'en ont
point laissé de description ; et peut-être même s'est - elle formés
depuis , par les éruptions volcaniques si ordinaires dans
un pays qui voit à chaque siècle plusieurs de ses sites changer
de face. Ses parois sont incrustées de muriate de soude
et de sulfate d'alumine dessinans leurs anfractuosités ou pendans
en stalactites à la voûte généralement haute de dix pieds.
Cette caverne a 40 pieds de largeur à son ouverture , quelquefois
50 dans son intérieur , et 250 pieds de profondeur.
La Société d'Agriculture du département de la Seine
a tenu , le 5 de ce mois , sa séance publique annuelle .
Divers membres ont lu des rapports tant sur les travaux
de la Société , que sur les concours ouverts par elle sur la
suppression des jachères , sur la pratique de l'irrigation , et
sur le perfectionnement de la charrue.
Deux Mémoires sur la suppression des jachères ont été
couronnés ; et leurs auteurs , MM . Fera - Rouville , propriétaire-
cultivateur à Rouville , département du Loiret ,
et Rosnaye de Villers , propriétaire- cultivateur à Monterolier
, Seine-Inférieure , ont reçu chacun une somme de
1,000 francs , et une médaille d'or. Deux autres médailles
d'or ont été accordées , l'une à M. Bonneau , de Saint-
Lactenein ( département de l'Indre ) ; et l'autre à M. Gaujac
de Dagny ( Seine et Marne ) . La Société n'a décerné de
prix à aucun de ceux qui ont envoyé des Mémoires sur la
pratique de l'irrigation ; elle a seulement accordé des médailles
d'or à M. de Combes des Morelles , de Saint-Didier
( Allier ) , et à M. de Thiville , de Pré-le - Fort ( Loiret ) . Le
rapport sur le concours ouvert pour le perfectionnement de
la charrue , a été fait par M. François ( de Neufchâteau ) ,
qui a rendu compte des expériences auxquelles cnt été
soumises les charrues envoyées au concours. Il résulte de
ces expériences , que sur les charrues entre lesquelles la
Société a été appelée à prononcer , indépendamment de
celles dont elle n'a pu apprécier le mérite sur de simples
dessins , deux ont mérité de fixer son suffrage , par les
améliorations importantes qu'elles présentent. La première ,
*
7
AVRIL 1807 . 189
les
sur-tout , qui étoit exposée sous les yeux du public , et dont
l'auteur est M. Guillaume , sous- officier au corps impérial
du génie , résidant à Chaillot , rue de Longchamp , nº 9 ,
a été reconnue d'une construction beaucoup plus avanta
geuse que autres , en ce qu'elle établit la meilleure ligne
de tirage , et qu'elle exige moitié moins de force que la
charrue de Brie , pour être mise en mouvement. La Société
a décerné une somme de 3,000 francs et une médaille d'or
à M. Guillaume ; elle a de plus arrêté , 1º . que M. Guillaume
seroit invité à faire faire plusieurs charrues sur le
modèle de la sienne ;
2º. Que ces charrues seront distribuées , au nom de la
Société, à ceux de MM. les préfets des départemens qui en
ont fait la demande ;
3°. Que le prix de celles de ces charrues qui seront remboursées
, servira à en fabriquer d'autres , dont la Société
se propose de faire don à des agriculteurs qu'elle voudra
distinguer.
La seconde charrue que la Société a distinguée , sans avoir
le mérite de celle de M. Guillaume , a été reconnue supérieure
à la charrue de Brie ordinaire . La Société a décerné
à son auteur , M. Salm , professeur à l'école secondaire de
Vassy (département de la Haute-Marne ) , une médaille d'or
à titre d'encouragement ; elle lui a , en outre , accordé une
somme de 500 fr. , pour indemnité de frais et avances que
ses essais pour améliorer la charrue lui ont occasionnés
MM. Guillaume et Salm sont venus recevoir , au milieu des
applaudissemens , les médailles qui leur étoient destinées.
Après la lecture de ces différens rapports et la distribution
des prix , on a distribué les médailles d'encouragement
que la Société décerne tous les ans à des cultivateurs dont
les travaux ont fixé son attention . Neuf médailles ont été
données dans cette séance.
Au Rédacteur du Mercure de France .
Monsieur , permettez que je me serve de la voie de votre
journal pour annoncer que je propose de livrer à l'impression
, dans trois mois , un supplément à mes Siècles Littéraires
de la France , qui est devenu indispensable par les
pertes que la république des lettres a éprouvées depuis cinq à
six ans . En m'occupant de ce travail , j'ai cédé au voeu d'un
grand nombre de littérateurs qui desirent qu'on élève des
monumens à la mémoire de leurs anciens collègues . Jinvite ,
en conséquence , les gens de lettres , qui ont des renseignemens
sur la vie des écrivains morts depuis le dix- neuvième
T
190
MERCURE DE FRANCE ,
siècle , à me les adresser ; je m'empresserai d'en faire usage.
J'invite également les savans et les gens de lettres à me faire
passer la notice des ouvrages qu'ils ont publiés depuis cette
époque , afin que je complette leurs articles. Je déclare que ,
fidele au plan que j'ai suivi , je continuerai à louer toutes les
actions louables , et que je plains les gens de parti qui ne
louent qu'eux et leurs amis. Je préviens que je ne reçois que
les lettres qui sont franches de port.
J'ai l'honneur de vous saluer.
DES ESSARTS , avocat , membre de plusieurs sociétés
savantes et littéraires, rue du Théâtre- Français.
NOUVELLES POLITIQUES.
La Haye, 18 avril.
Il est arrivé ici hier soir un courrier venant de Harlem ; on
ignore le contenu des dépêches dont il étoit porteur ; mais
comme on a dirigé une partie de la garde de S. M. vers Harlem
, on croit que les Anglais ont paru en vue des côtes. Les
promenades des Anglais n'inspirent aucune appréhension ; on
a la certitude qu'ils n'ont aucune troupe à bord , et la présence
de leurs vaisseaux est plus fatigante que capable d'inspirer
de l'effroi . Le roi est parti ce matin pour Helvoetsluys ;
S. M. reviendra ce soir, et partira ensuite pour faire une tournée
sur les côtes.
Les lettres de Londres parlent de l'embarras dans lequel se
trouvent les nouveaux ministres , et de l'inquiétude où ils
sont sur les dispositions des puissances alliées . Il est certain
que le dernier ministère a donné des sujets de mécontentement
à la Russie , et l'on croit que l'empereur Alexandre ,
las d'unir ses destinées à une nation qui change de principes
politiques à chaque changement de ministres , paroît décidé
à entrer en négociations sérieuses avec la France.
PARIS , vendredi 24 avril.
Un décret impérial du 10 mars porte , que l'association
des dames charitables , connue sous le nom de Soeurs de
l'Instruction chrétienne , et qui a pour but de former les
jeunes personnes du sexe aux bonnes moeurs , aux vertus
chrétiennes et aux devoirs de leur état , est provisoirement
autorisée. Elle pourra admettre de nouvelles associées , en se
A
igr
AVRIL 1807 .
conformant aux lois de l'Empire qui prohibent les voeux
perpétuels.
Par décret du même jour , la maison des Cordeliers de
Brives , sera cédée à l'association des dames Ursulines de cette
ville , à la charge par elles de s'y réunir et de s'y consacrer à
l'éducation des pauvres filles.
a
Un décret impérial du 10 mars , permet de conférer les
ordres sacrés à cent six aspirans à l'état ecclésiastique , confor
mément à la demande qui en a été faite par leurs évêques
respectifs .
-
M. d'Osmond , évêque de Nancy , vient d'être nommé
par S. M. le roi de Hollande , commandeur du grand
Ordre royal de ee royaume.
-
que Les lettres de New- Yorck , du 15 mars , annoncent
le sénat américain a refusé sa sanction au traité de paix conclu
entre le gouvernement britannique et celui des Etats-Unis.
On écrit de Venise que le prince vice - roi d'Italie est
arrivé dans cette ville le 11 de ce mois , accompagné du
ministre de la guerre du royaume d'Italie , de M. le général
comte de Wartenberg , premier aide -de-camp du roi de
Bavière, et de plusieurs officiers de sa maison. Après un court
séjour à Venise , S. A. I. doit se rendre au camp d'Udine pour
y faire la revue des troupes.
- Le maire de la ville d'Anvers vient d'adresser aux ha
bitans la proclamation suivante :
« Habitans d'Anvers , S. M. I. et R. , dont les vues ne
tendent qu'au bien-être de ses peuples , a jugé à propos , dans
sa haute sagesse , de mettre notre ville en état de siége , et de
lui nommer pour gouverneur S. Exc. Mgr. le général de division
Férino , membre du sénat et grand - officier de la Légion
d'Honneur. Dans le choix d'un chef dont le caractère répond
à l'élévation du rang , nous devons rendre des actions de graces
à S. M. pour sa constante et paternelle sollicitude.
» Mais , habitans d'Anvers , je dois vous prévenir que si
S. Exc. Mgr. le gouverneur se propose d'adoucir , par sa
bonté , ce que l'état de siége pourroit avoir de rigoureux , il
nous a aussi manifesté la plus ferme résolution de déployer
une juste sévérité envers ceux qui , par leurs actions ou leurs
discours contreviendroient aux lois concernant la sûreté de
l'Etat et de la cité . Je vous invite donc au calme le plus
parfait , vous soumettant avec confiance aux profonds décrets
de S. M. I. et R. , et à la bienveillante prudence de son digne
représentant. »
En l'hôtel de la mairie de la ville d'Anvers , le 14 avril 1807.
J. E. WERBROUCK .
Iga
MERCURE DE FRANCE ,
LXX BULLETIN DE LA GRANDE -ARMÉE .
Fiuck ns ein , le 9 avril 1807.
Un parti de 400 Prussiens , qui s'étoient embarqués à
Koenigsberg, a débarqué dans la presqu'île , vis - à - vis de
Pilau , et s'est avancé vers le village de Carlsberg. M. Maingueraud
, aide -de- camp du maréchal Lefebvre , s'est porté
sur ce point aver quelques hommes . Il a si habilement manoeuvré
qu'il a enlevé les 400 Prussiens , parmi lesquels il y
avoit 120 hommes de cavalerie.
Plusieurs régimens russes sont entrés par mer dans la ville
de Dantzick. La garnison a fait differentes sorties , La légion
polonaise du Nord et le prince Michel Radziwill qui la commande
se sont distingués. Ils ont fait une quarantaine de prisonniers
russes. Le siége se continue avec activité . L'artillerie
de siége commence à arriver .
Il n'y a rien de nouveau sur les différens points de l'armée.
L'EMPEREUR est de retour d'une course qu'il a faite a Marienwerder
et à la tête de pont sur la Vistule. Il a passé en
revue le 12 régiment d'infanterie légère et les gendarmes
d'ordonnance.
La terre , les lacs , dont le pays est rempli , et les petites
rivières commencent à dégeler. Cependant il n'y a encore
aucune apparence de végétation.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'AVRIL.
DU SAM. 18. Cp . olo c. J. du 22 mars 1807 , 730 ie 738 738 50
10c 15c 10c oof oof 10c ooc oof ooc ooc . ooc . ooc o c oof ooc ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 75f. 7of 100 000 000
Act. de la Banque de Fr. oooof ouc oooof. ooc . oooc ooc
Du Lundi 20.— C pour o̟/o c. J. du 22 mars 1807 , 73f 73f 10c 15c 200
15c 10c. 73f 73f loc 5c. ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc .
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 0of Soc . onc . uoc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f 0000f. ooc ooc . oo oct
DU MARDI 21. C p. 0/0 c . J. du 22 mars 1807 , 72f 85c Soc 75c00c
ooc ooc ooc. ooc ooc ooc ooc. oof ooc ooc oc ooc oof oof ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof. orc ooc ooc ooc ooc . ooc oƉ0
Act. de la Banque de Fr. 1215f ooc oooof. ooc oc
DU MERCREDI 22.-.- Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f90c 73f 72f95€
gac cọc xọc 000. 000 oof ooc o C. ooc of ooc. off ( €
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of ooc . ooc . ooc voc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f ooc oooof oof ooc
DU JEUDI 23.- Cp . opo c. J. du 22 mars 1807 , 72f goc 80c 75c 8oc 85c
Soc ooe ooc noc ooc onc ooc ooc onc ooc ooc oc ooc ooc ooc coĊ OOC
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of ooc oof oof ooc one oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1215f. ooc oooof 000f , 0000f
DU VENDREDI 24. - C p . 0/0 c . J. du 22 mars 1807 ,
72f85c goc. 85c
95c gococ ooc ooc o f oof ooc ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc occ
Idem Jouiss . du 22 sept . 1807 , 70f 00c ooc . oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. oooof 000.foos oooof
DE
LA
( No. CCCII. )
( SAMEDI 2 MAI 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LES FLEURS.
DEPT
cen
Nous n'omettons rien pour que la partie de ce Journal , consacrée à la
poésie , soit , digne des autres , et satisfasse les lecteurs les plus sévères :
nous obtenons souvent de nos premiers poètes actuels qu'ils veuillent bien
contribuer à l'embellir ; et , au défaut de productions nouvelles qui répondent
à la loi que nous nous sommes in powe , nous avons quelquefois
recours à des pièces déja publiées , qui suppléent , par tous les autres
genres de mérite , à celui de la nouveauté . Nous espérons qu'on retrouvera
ici avec plaisir plusieurs morceaux composés anciennement , sur un même
sujet , par des auteurs différens , et nous nous proposons de présenter , de
temps en temps , de semblables objets de comparaison . Rien n'a plus
d'attrait pour la curiosité , ni plus d'utilité pour le goût , que ces sortes
de rapprochemens , et , pour ainsi dire , de concours , où le lecteur trouve
les jouis ances de l'imagination réunies à l'exercice du jugement , et qui
lui procurent le plaisir piquant de la préférence , ou même la peine
agréable de l'incertitude , joints au charme des beaux vers . C'est ainsi que
les Eglogues , où Thecer e et Virgile introduisent deux bergers qui se
disputent le prix de l'harmonie et du chant devant un juge auquel le
poète et le lecteur s'associent , ne sont pas celles qui captivent le mins
agréableurent notre esprit , soit que ces cha mans auteurs preclament le
triomphe de l'un des rivaux et la défaite de l'autre , soit qu'ils laissent la
victoire incertaine . Les Muses aiment ces innocens combats , amant alterna
Camoenæ ; et les maîtres de l'ar ont , de tout temps , recommandé ces
utiles comparaisons . Le sujet sur lequel ont été compos's les morceaux
qu'on va lire , est en lui-meme plein F'attrait et de grace , Il semble acquérir
un nouveau degré d'intéret , au moment où la nature qui se renouvelle
, étale tous les trésors dont il offre la peinture. Nous re déciderons
pas entre les auteurs qui l'ont traité ; et nous ne suivrons d'autre ordre ,
dans l'impression de leurs pièces , que celui des temps où les ouvrages dont
elles font partie ont été publiés . Nous dirons seulement que M. de
Fontanes a bien voulu nous communiquer les corrections qu'il a faites à
la sienne avec cette sévérité de goût , attribut ins parable d'un grand
talent .
Nous devons croire que des lecteurs francais ne verront pas sans orgueil
un des premiers poètes de l'Angleterre vaincu plus d'une fois dans cette
paisible arène , où il a cependant l'avantage d'être descendu le premier.
Quoique la connoissance de la langue anglaise soit assez généralement répan-
N.
194
MERCURE DE FRANCE ;
due , nous avons cru devoir placer le français en regard des vers anglais :
nous l'empruntons à un traducteur élégant et fidèle. Cette citation contribuerae
core à justifier les éloges que nous avons donnés à son excellente
traduction , au moment de sa publication. ( Note du Rédacteur. )
THE FLOWERS.
A length the finish'd garden to the view
Its vistas opens , and its alleys green.
Snatch'd thro' the verdant maze , the hurried eye
Distracted wanders ; now the bowery walk
Of covert close, where scarce a speck of day
Falls on the lengthen'd gloom, protracted sweeps :
Now meets the bending sky ; the river now
Dimpling along , the breezy ruffled lake ,
The forest darkening round , the glittering spire ,
Th' ethereal mountain , and the distant main .
But why so far excursive ? when at hand ,
Along these blushing borders , bright with dew ,
And in yon mingled wilderness of flowers ,
Fair-handed Spring umbosoms every grace ;
Throws out the snow- drop, and the crocus first ;
The daisy , primrose , violet da kly blue ,
And polyanthus of unnumber' dyes ; '
The yellow wall -flower , stain'd with iron brown ;
And lavish stock that scents the garden round :
From the soft wing of vernal breezes shed ,
Anemonies ; auricu'as , enrich'd
With shining meal o'er all their velvet leaves ;
And full ranunculas , of glowing red.
Then comes the tulip-race , where Beauty plays
Her idle freaks ; from family diffus'd
To family , as flies the father-dust ,
The varied colours run ; and , while they break
On the charm'd eye , th' exulting florist marks ,
With secret pride , the wonders of his hand.
No gradual bloom is wanting; from the bud ,
First-Born of Spring , to Summer's musky tribes :
Nor hyacinths , of purest virgin white ,
Low-bent , and blushing inward ; nor jonquils ,
Ofpotent fragrance ; nor Narcissus fair ,
As o'er the fabled fountain hanging stil !;
Nor broad carnations , nor gay-spotted pinks ;
Nor , shower'd from every bush , the damask rose.
Infinite numbers , delicacies , smells ,
With hues on hues expression cannot paint ,
The breath of Nature , and her endless bloom .
THOMPSON
MAI 1807.
195
LES FLEURS.
MATs enfin le jardin , dans toute la pompe de sa décoration , offre à notre
vue ses allées , ses berceaux , ses agréables pers ectives . Ra ie , pressée de
jouir , ellerre au hasard dans ce bèau Ìbyrinthe. Tautot elle se perd
sous une longue voûte de verdure qui permet à peine à un rayon du
jour de tomber sur la noir eur de son ombre ; tantôt elle aperçoit comme
au bout d'un tube une portion de la voûte azurée ; tantôt elle découvre la
rivière déroulant ses ondes paisibles le lac ridé par les Zéphyrs , la forêt
sonbr et majestueu -e , l'orgueilleuse pyramide , la montagne élevée jus
qu'aux nues , et, à ' horizon , je Vaste océan .
Mais pourquoi porter si loin nos regards , quand près de nous , sur ces
bordures étincelantes de rosée , sur ce magnifique mélange de toutes les
fleurs , la main délicate du Printemps a réuni la frafcheur , la grace et la
beauté ? La perce- neige et le safran se montrent les premiers . Paroissent
ensuite le disque étoilé de la marguerite , la tige superbe dê la mauve-rose ,
l'azur foncé de la violette , les nuances multipliées des iris , l'or et le
bronze du violier * . Au [ euple nombreux des giroflées qui chargent l'air
de leurs parfums se mêlent les anémon's , aimables filles des vents prin→
taniers , les au icules ** qui enrichissent leur velours d'une poudre
brillante , et les pleines renoncu´es à la corolle ardente ; près d'elles fleurissent
les tulipes , beautés éclatantes que leurs caprices rendent encore
plus belles . La poussière fécondante vole de famil e en famille , mêle ,
varie et rompt leurs couleurs ; le connoisseur s'extasie , et le fl uriste
admire avec une joie mêlée d'orgueil les miracles de sa main . Ici l'art
nuancé la parure de ces lieux enchantés , depuis le premier bouton du
Printemps jusqu'aux tribus odorantes de l'Eté ; là les humbles jacinthes
montrent leur blancheur virginale sur un fond incarnat , et la jnquille
répand au loin l'esprit de ses fleurs . On voit ailleurs le na cisse penché ,
comme dans la Fable , sur le miroir de l'onde ; le large oeillet carné , les
autres oeillets variant gaiement leurs taches colorées , et mille buissons
touffus couverts d'une pluie de roses , assemblage immense de tout ce
qui peut flatter les sens for nes élégantes , odeurs délicieuses , variété
infinie de couleurs que l'expression ne peut peindre ; ouvra e charmant de
la nature , et son plus bel ornement. ( Traduction de M. Fremin de
Beaumont. ) ( 1 )
* Giroflée jaune.
** Oreilles-d'Ours.
( 1 ) On trouve cette nouvelle traduction chez le Normant. Un vol . in- 8 ° .
Prix : 4 fr., et 5 fr. par la posto
NA
196 MERCURE
DE FRANCE ,
LES FLEURS .
MAIS les momens sont chers , les beautés du Printemps
Se succèdent en foule , et brillent peu d'instans ;
Jouissons , le Temps vole , et Flore nous appelle.
Le soleil , entouré d'une splendeur nouvelle ,
Poursuit sa route oblique au signe des Gémeaux.
Conduit par la Pleiade , il sort du sein des eaux ,
Sur nos champs embellis prodigue la lumière ,
Et semble avec plaisir prolonger sa carrière :
Des tapis de verdure il fait sortir les fleurs ;
Sa chaleur tempérée exalte leurs odeurs .
Déjà , sur le rempart qui défend la prairie ,
La rose est en bouton , J'aubépine est fleurie ;
La simple marguerite étale ses beautés ,
Son cercle émaillé d'or , ses rayons argentés ;
L'odorant primevère élève sur la plaine
Ses grappes d'un or pâle , et sa tige incertaine.
Heureux , cent fois heureux l'habitant des hameaux ,
Qui dort , s'éveille et chante à l'ombre des berceaux ;
Et , ravi des beautés qu'il voit dans la campagne ,
Du plaisir qu'il éprouve avertit sa compagne !
Eglé va consulter , dans le ruisseau voisin ,
Quelle fleur doit orner ou sa tête ou son sein ;
Ces trésors du Printemps semés sur la verdure
Sont pour elle un tribut qu'il doit à sa parure.
Naissez , brillantes fleurs , sur ces vastes guérêts ;
Couronnez ces vergers , égayez ces forêts ; }
Réjouissez les sens et parez la jeunesse ;
En donnant les plaisirs , promettez la richesse.
Tempère , astre du jour , le feu de tes rayons ,
Ne brûle pas ces bords que tu rendis féconds ;
Sans dissiper leurs eaux échauffe les nuages,
Et la douce ondée arrose nos rivages .
que
L'espérance , Doris , descend sur ces campagnes ,
Entre dans les vergers , vole sur ces montagnes ;
L'espérance revient au retour du Printemps
Intéresser notre ame au spectacle des champs ;
De raisins et d'épis sa tête est couronnée ;
Elle montre de loin les bienfaits de l'année ,
MAI 1807. 197
Promet à tout mortel le prix de ses travaux ,
Le plaisir au jeune homme , au vieillard le repos .
Je viens la retrouver dans ce vallon champêtre :
Elle m'y fait jouir des biens encor à naître.
En vain je la cherchois dans ces tristes jardins
Où des vases brillans surchargent cent gradins ,
Où languit , enchaîné dans sa prison de verre ,
Le stérile habitant d'une rive étrangère.
Qu'attendre , qu'espérer d'un théâtre de fleurs ?
La tulipe orgueilleuse étalant ses couleurs ,
Le narcisse courbé sur sa tige flottante ,
Et qui semble chercher son image inconstante ,
L'hyacinthe azuré qui ne vit qu'un moment ,
Des regrets d'Apollon fragile monument ,
Ne valent pas pour moi les fleurs d'un champ fertile :
Le beau ne plaît qu'un jour , si le beau n'est utile .
SAINT-LAMBERT,
LES FLEURS.
O des sens enchantés délices innocentes !
O suaves beautés sans cesse renaissantes !
Ainsi
que sur les fleurs Zéphyr se balançant ,
De leur brillant duvet teint son aile en passant ,
Ainsi de ces objets mon esprit se colore ;
La lyre sous mes doigts en devient plus sonore ;
La douce mé.odie embellit mes concerts ,
Et le charme du lieu se répand sur mes vers .
Recevez donc mon hymne , ô vous , fleurs du bocage ,
Des belles à la fois la parure et l'image !
Au milieu des cités , et jusque dans les cours,
Vous brillez même auprès des plus riches atours .
Que du feu le plus vif le diamant scintille ,
Plus de charme se mêle à votre éclat tranquille ;
L'aiguille et le pinceau viennent vous consulter :
Le chef- d'oeuvre de l'art est de vous imiter.
Vous êtes des plaisirs l'emblème et l'attribut ;
L'amitié tous les jours vous apporte en tribut .
D'une fenêtre à l'autre on nous dit , fleurs discrètes ,
Qu'aux amours musulmans vous servez d'interprètes .
Point de fêtes sans vous , sans vos brillans festons ;
Vous changez en bosquets le sein de nos maisons ,
Votre émail aux autels embellit les offrandes ,
3
198
MERCURE
DE
FRANCE
;
Et l'horreur des tombeaux se perd sous vos guirlandes.
Le plus sombre reclus commerce avec les fleurs.
Tous les aimables goûts sont au fond de nos coeurs :
Tant la nature en nous , puissante , impérieuse ,
Des tristes préjugés toujours victorieuse ,
Au milieu des langueurs d'un volontaire ennui ,
Rappelle l'homme encore au plaisir qu'il a fui !¨
Ah , que sur ton instinct ta vertu se repose ,
Homme, un Dieu t'apparoît dans ces buissons de rose ;
Ce Dieu qui de ses mains a paré ton séjour ,
Par cet attrait lui-même a cherché ton amour,
La terre étoit en vain de moissons revêtue ;
Sans les tapis de fleurs , la terre eût été nue :
Elle devoit encor, riche de toutes parts ,
En servant nos besoins , enchanter nos regards.
LEMIERRE,
LES FLEURS.
Tour naft comme au hasard en ce fertile enclos
Une source en fuyant l'abreuve de ses flots ,
Creuse un riant vivier, s'échappe ; et plus rapide ,
Embrasse un tertre vert de sa zone limpide.
Du milieu de cette fle , un berceau toujours frais
Monte , se courbe en voûte , et s'embellit sans frais
De touffes d'aubépine et de lilas sauvage ,
Qui , courant en festons , pendent sur le rivage.
Plus loin ce même enclos se transforme en verger,
Où l'art négligemment a pris soin de ranger
Les arbustes nombreux que Pomone rassemble :
Autour d'eux , je vois naître et s'élever ensemble
Et des plantes sans gloire et de brillantes fleurs;
Un amoureux zéphyr en nourrit les couleurs .
L'iris de la Tamise échappe au sein de l'herbe ,
Et brille sans orgueil au pied du lis superbe ;
Mais par l'impériale à son tour dominé ,
Devant elle , en sujet , le lis tremble incliné.
L'oeillet au large front , la pleine renoncule ;
Le bluet qui , bravant l'ardente canicule ,
Emaillera les champs de la blonde Cérès ;
Le chèvrefeuille , ami de l'ombre des forêts ;
Le sureau , le lilas , l'épaisse giroflće ,
L'églantier orgueilleux de sa fleur étoilée
MAI 1807 . 199
De ce beau labyrinthe émaillent les détours .
Ici le frais muguet se marie aux pastours ;
Là , du jasmin doré la précoce famille
Brille avec le rosier à travers la charmille.
Ne dois-je toutefois célébrer que l'essaim
Des fleurs dont cet enclos a diapré son sein ?
Prés , bocages , forêts , vallons , roches sauvages ,
Fontaines et ruisseaux sur leurs moites rivages ,
Tous les lieux visités des Zéphyrs inconstans ,
Nourrissent aujourd'hui les filles du Printemps.
ROUCHER.
LES FLEURS.
HATEZ-VOUS : vos jardins vous demandent des fleurs.
Fleurs charmantes , par vous la Nature est plus belle ;
Dans ses brillans travaux l'Art vous prend pour modèle !
Simples tributs du coeur, vos dons sont chaque jour
Offerts par l'Amitié , hasardés par l'Amour.
D'embellir la Beauté vous obtenez la gloire ;
Le Laurier vous permet de parer la Victoire ;
Plus d'un hameau vous donne en prix à la pudeur :
L'autel même où de Dieu repose la grandeur,
Se parfume au printemps de vos douces offrandes ,
Et la Religion sourit à vos guirlandes.
Mais c'est dans nos jardins qu'est votre heureux séjour.
Filles de la rosée et de l'astre du jour,
Venez donc de nos champs décorer le théâtre.
N'attendez pas pourtant qu'amateur idolâtre ,
Au lieu de vous jeter par touffes , par bouquets ,
J'aille de lits en lits , de parquets en parquets ,
De chaque fleur nouvelle attendre la naissance ,
Observer ses couleurs , épier leur nuance.
Je sais que dans Harlem plus d'un triste amateur
Au fond de ses jardins s'enferme avec sa fleur,
Pour voir sa renoncule avant l'aube s'éveille ,
D'une anémone unique adore la merveille ,
Ou d'un rival heureux enviant le secret ,
Achète au poids de l'or les taches d'un oeillet.
Laissez-lui sa manie et son amour bizarre :
Qu'il possède en jaloux et jonisse en avare .
202 MERCURE DE FRANCE ;
Le jone pliant sur ses appuis nouveaux,
Doit enchaîner leurs flexibles rameaux.
L'iris demande un abri solitaire ;
L'ombre entretient sa fraîcheur passagère.
Le tendre ceillet est foible et délicat :
Veillez sur lui ; que sa fleur élargie
Sur le carton soit en voûte arrondie ;
Coupez les jets autour de lui pressés ;
N'en laissez qu'un , la tige en est plus belle ;
Ces autres brins , dans la terre enfoncés ,
Vous donneront une tige nouvelle ,
Et quelque jour ces rejetons naissans
Remplaceront leurs pères vieillissans.
Aimables fruits des larmes de l'Aurore,
De votre nom j'embellirois mes vers.
Mais quels parfums s'exhalent dans les airs ?
Disparoissez , les roses vont éclore.
LORSQUE Vénus , sortant du sein des mers,
Sourit aux Dieux charmés de sa présence ,
Un nouveau jour éclaira l'univers ;
Dans ce moment la rose prit naissance.
D'un jeune lis elle avoit la blancheur ;
Mais aussitôt le père de la treille ,
De ce nectar dont il fut l'inventeur ,
Laissa tomber une goutte vermeille ,
Et pour toujours il changea sa couleur.
De Cythérée elle est la fleur chérie ,
Et de Paphos elle orne les bosquets.
Sa douce odeur, aux célestes banquets
Fait oublier celle de l'ambroisie ;
Son vermillon doit parer la Beauté ;
C'est le seul fard que met la Volupté;
A cette bouche où le sourire joue ,
Son coloris prête un charme divin :
De la Pudeur elle couvre la joue ,
Et de l'Aurore elle rougit la main.
M. DE PARNY , de l'Académie française.
LES FLEURS.
MULTIPLIEZ les fleurs , ornement du parterre.
Oh , si la fable encor venoit charmer la terre,
Ces fleurs reproduiroient , en s'animant pour nous,
Et la jeune beauté qui mourut sans époux ,
MAI 1807 .
103
Et le guerrier qui tombe à la fleur de son âge,
Et l'imprudent jeune homme épris de son image!
Renais dans l'hyacinthe , enfant aimé d'un Dieu ;
Narciss , à ta beauté dis un dernier adieu;
Penche- toi sur les eaux pour l'admirer encore .
D'un éclat varié que l'oeillet se décore !
Et toi qui te cachas , plus humble que tes soeurs ,
Violette , à mes pieds verse au moins tes odeurs !
Que sous l'herbe , en tous lieux , ta pourpre se noircisse ,
Et que la giroflée en montant s'épaississe !
Mariez le jasmin , le lilas , l'églantier,
Et sur- tout que la rose , embaumant ce sentier ,
Brille comme le teint de la vierge ingénue ,
Que fait rougir l'amour d'une flamme inconnue.
Ces trésors pour vous seuls ne doivent pas fleurir ;
A la jeune bergère on aime à les offrir :
Elle rend un sourire . Hélas , belle Rosière ,
D'autres amis des moeurs doteront ta chaumière ;
Mes présens ne sont point une ferme , un troupeau ,
Mais je puis d'une rose embellir ton chapeau !
O fleurs , en tous les temps égayez ma retraite ;
Et plus heureux que moi , puisse un autre poète
Peindre sous des crayons frais comme vos couleurs ,
Vos traits , vos doux instincts , vos sexes et vos moeurs !
L'Amour , dont vos parfums enflamment le délire ,
Souvent par vos bosquets étendit son empire.
O fleurs , qui tant de fois avez servi l'Amour ,
Votre sein virginal le ressent à son tour !
Oui , vous n'ignorez pas les humaines délices .
Vainement la Pudeur , au fond de vos calices ,
Cacha de vos plaisirs le charme c'andestin :
Les Zéphyrs , précurseurs du soir et du matin ,
Les Zéphyrs les ont vus ; et leur voix fortunée
Raconte aux verts bosquets votre aimable hyménée.
Cependant si mon oeil veut un jour de plus près
De vos lits amoureux surprendre les secrets ,
J'irai dans ce jardin , où calme et solitaire ,
La science à toute heure ouvre son sanctuaire.
Que de fois , introduit dans ce séjour sacré ,
J'ai cru revoir ce dieu par l'Egypte adoré ,
Ce Pan , qui du grand tout fut autrefois l'image !
Des sables de Memphis sur ce docte rivage ,
Il semble avoir porté son culte et ses autels ,
204
MERCURE DE FRANCE ,
Et ses prêtres savaus , bienfaiteurs des mortels .
Là , je vois rassemblés , sous sa garde féconde ,
Tou les germes ravis aux quatre parts du monde .
Quels riches entretiens ! Tour- à- tour entraîné
De Linné vers Bullon , de Buffon vers Linné ,
J'entendrai les savans qu'a formés leur génie :
Ils partagent entr'eux la nature infinie ,
Et dans son vaste empire ils règnent tous en paix ;
Chacun soulève un coin de ses voiles épais .
Sans ombre , ô Vérité , tu veux qu'on te contemple :
Le Sphinx n'est plus assis sur le seuil de ton temple.
Ici tous les secrets s'ouvrent à tous les yeux :
Le divin Esculape , égaré dans ces lieux ,
D'un art trop insulté m'expliquant les mystères ,
Demande à l'humble fleur quelques sucs salutaires .
La fille du Printemps de les refuse pas :
Car souvent ses bienfaits égalent ses appas .
Ainsi donc , que les fleurs , charme de votre asile ,
Ne frappent point les yeux d'un éciat inutile !
A l'entour , un essain bourdonne sourdement.
C'est là que pénétré d'un double enchantement ,
Vous lirez , au doux bruit de la uche agitée ,
Ces vers plus dous encore où gémit Aristée ;
C'est là qu'on rit parfois , Réaumur à la main ,
Des aimables erreurs du poète romain.
M. DE FONTANES , de l'Académie française.
LES FLEURS.
OH, comme chaque fleur , en ce riant dédale,
Prodigue aux sens charmés sa grace végétale !
Noble fils du Soleil , le lis majestueux
Vers l'astre paternel dont il brave les feux
Elève avec orgueil sa tête souveraine :
Il est le roi des fleurs dont la rose est la reine .
L'obscure violette , amante des gazons ,
Aux pleurs de leur rosée entremêlant ses dons ,
Semble vouloir cacher sous leurs voiles propices ,
D'un pudique parfum les discrètes délices :
Pur emblème d'un coeur qui épand en secret
Sur le malheur timide , un modeste bienfait !
Le narcisse , plus loin , isolé sur la rive' ,
S'incline , réflechit dans l'onde fugitive ;
Cette onde , cette fleur s'embellit à mes yeux ,
Par le doux souvenir du ruisseau fabuleux :
1
MAI 1807.
205
Tant les illusions des poétiques songes
Nous font encore aimer leurs antiques mensonges !
Vois l'hyacinthe ouvrir sa corolle d'azur ,
Le riche oeillet , ami d'un air tranquille et pur ,
Varier ses couleurs d'une teinte inégale ,
Le muguet arrondir l'argent de son pétale ,
Et l'épais chèvrefeuille errer en longs festons .
La rose te sourit à travers ses boutons :.
Heureux , en la voyant , du baiser qu'il espère ,
Le berger la promit au sein de sa bergère .
Fleur chère à tous les
elle par
coeurs ,
à la fois
Et le chaume du panvre , et le marbre des rois ;
Elle orne tous les ans la beauté la plus sage :
Le prix de l'innocence en est aussi l'image !
M. BOISJOLIN.
LES FLEURS.
CE sol , sans luxe vain , mais non pas sans parure ,
Au doux trésor des fruits mêle l'éclat des fleurs.
Là croît l'oeillet , si fier de ses mille couleurs ;
Là naissent au hasard le muguet , la jonquille ,
Et des roses de mai la brillante famille ;
Le riche bouton d'or , et l'odorant jasmin ;
Lelis , tout éclatant des feux purs du matin ;
Le tournesol , géant de l'empire de Flore ,
Et le tendre souci qu'un or pâle colore :
Souci simple et modeste , à la cour de Cypris
En vain sur toi la rose obtient toujours le prix ;
Ta fleur , moins célébrée , a pour moi plus de charmes .
L'Aurore te forma de ses plus douces larmes ;
Dédaignant des cités les jardins fastueux ,
Tu te plais dans les champs ; ami des malheureux ,
Tu portes dans les coeurs la douce rêverie ;
Ton éclat plaît toujours à la mélancolie ;
Et le sage Indien , pleurant sur un cercueil ,
De tes fraîches couleurs peint ses habits de deuil .
M. MICHAUD.
206
MERCURE
DE FRANCE ,
ENIGME.
Tour le monde travaille à troubler mon repos :
Sans être criminel on me met à la chatne ,
Et mes nerfs endurent la gêne ;
Mais je n'en suis pas moins dispos.
Ainsi que les vents j'ai des ailes ,
Et mes courses sont éternelles .
Je rampe sur le ventre ainsi qu'un long serpent ;
Par cent bouches de feu je vomis cent tempêtes ,
Et par mes fameuses conquêtes
Du Nord jusqu'au Midi ma gloire se répand.
LOGOGRIPHE.
AVEC raison , lecteurs , vous condamnez
Et mes détours , et mon peu de franchise :
Déplacez mes six pieds , j'agis d'une autre guise ;
Vous ne devez alors être étonnés
Si l'on fuit loin de moi : je suis si mal apprise ,
Que je saisis tout venant par le nez.
CHARADE.
Da l'opulence à la détresse,
Et du plaisir à la tristesse,
Il n'est souvent que mon premier.
La fortune change et varie :
S'attendre à sa bizarrerie ,
C'est être vraiment mon dernier.
Le bien après le mal arrive ;
De l'une à l'autre alternative
Toute la vie est mon entier.
Par un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Sabot.
Celui du Logogriphe est Terreur , où l'on trouve erreur.
Celui de la Charade est Bát-equę
MAI 1807. 207
Eloges académiques , par M. Bertrand Barére , de l'Académie
des Jeux Floraux , de celles de Montauban , de Toulouse , etc.
Un volume in-8°. Prix : 4 fr. , et 5 fr. 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Renouard , lib . , rue Saint-André-des-Arcs.
Oh ciel , que de vertus vous me faites haïr !
CORNEILLE.
L'ÉTUDE propre de l'homme est l'homme , dit Pope ;
et , par un instinct heureux , c'est aussi celle à laquelle nous
sommes le plus généralement portés, et dont nous retirons le
plus de fruit quand elle est bien faite. C'est par cette raison
que , de toutes les lectures , celles des historiens et des moralistes
sont en même temps les plus utiles et les plus attrayantes
pour un bon esprit. Mais , pour remplir ces deux
conditions, il faut que l'historien s'impose la loi d'une inviolable
fidélité dans le récit des faits , et ne se permette d'autre
art que celui qui est nécessaire pour rendre les résultats plus
sensibles , par la manière même dont les faits sont enchaînés
et présentés : c'est un voyageur chargé de parcourir les siècles
passés, et dont les relations n'inspirent de confiance qu'autant
qu'elles portent le caractère de la vraisemblance et de la
sincérité. Il en est de même du moraliste : ses réflexions , pour
être utiles , doivent être fondées sur l'observation. La sagacité ,
la profondeur , peuvent leur donner un nouveau prix , si la
justesse les accompagne ; mais , loin de servir , il égare , s'il
met ses imaginations à la place des choses ; et si , au lieu de
présenter l'analyse du coeur humain , il s'avise d'en vouloir
créer le système.
De ces deux genres de composition on a formé un genre
mixte , qui participe également aux avantages et aux inconvéniens
de l'un et de l'autro : c'est celui des Panégyriques ,
Oraisons funèbres ou Eloges. L'orateur raconte , comme l'historien,
les actions et les opinions de son héros ; et il les
208 MERCURE DE FRANCE ,
interprète et en tire , comme moraliste , des réflexions d'autant
plus utiles , si elles sont fondées sur la vérité , que ce qu'il
conseille , un autre l'a fait : afieri adposse valet consequentia.
On sent , par - la même , combien ce genre d'éloquence a
besoin d'être soutenu par le caractère de l'orateur , et que
c'est ici sur-tout qu'est nécessaire cette probité intacte , la première
qualité que les anciens exigeoient de celui qui prétendoit
au ministère de la parole. Aussi n'a-t- il jamais été cultivé
avec plus de succès , et n'a-t-il jamais jeté un plus grand
éclat parmi nous que dans ce siècle qui semble avoir été destiné
à poser dans presque tous les genres les bornes du talent
et de la gloire . Quel grand et beau spectacle que celui de
Bossuet montant en chaire pour célébrer , devant la Cour de
Louis XIV , les talens et les vertus du grand Condé , ou pour
développer aux yeux du monarque les révolutions de la fortune
d'Henriette ; que celui de Fléchier , non moins respectable
par son caractère , s'élevant au- dessus de lui-même
pour égaler ses paroles aux exploits de Turenne ! Trajan ,
dans sa gloire , ne fut pas assez heureux pour rencontrer
d'aussi éloquens panégyristes .
Mais plus ce genre d'éloquence est brillant , plus il est
voisin des écueils que n'ont pas toujours évités ceux même
qui l'ont cultivé avec le plus de succès. On a reproché aux
moralistes et aux historiens , d'assigner souvent aux actions les
plus innocentes des causes qui tendent à les noircir ; d'empoisonner
les intentions pour faire montre de sagacité ; en un
mot , de faire l'homme encore plus méchant qu'il n'est. On
fait , avec plus de justice peut- être , un reproche contraire
aux panégyristes ; il semble en effet que ceux - ci s'imposent
la loi de ne rien trouver de blâmable dans celui qu'ils ont
entrepris de louer . Il est bien vrai que les règles même de
cette composition paroissent autoriser , jusqu'à un certain
point , cette manière d'envisager le sujet , mais il ne l'est
pas moins qu'en s'y abandonnant entièrement ils manquent
le but , en inspirant par leurs réticences et leur dissimulation
, des défiances sur les qualités réelles du héros , et que
le résultat be plus important qu'on puisse se promettre de
leur
MAI 1807
209
leur lecture , la connoissance de l'homme, ne s'y trouve pluss"
Si les poètes même ont senti la nécessité de donner aux héros
qu'ils nous représentent , quelques foiblesses , apanage inévitable
de l'humanité , pour intéresser par la vraisemblance
de la fiction et éviter le reproche de peindre une nature.
purement idéale , à plus forte raison a-t-on le droit d'exiger
la même sincérité de ceux qui nous peignent des hommes
dont les actions souvent se sont pour ainsi dire passées sous
nos yeux , et qui appartiennent tout entiers à l'histoire
optimus ille est qui minimis urgetur vitiis . Souvent même la
manière dont une faute est réparée n'est qu'un nouveau
lustre pour
celui qui a eu la force de vaincré sa propre foiblesse
: Turenne et Condé n'en sont pas moins dignes de notre
admiration pour avoir payé le tribut à l'humanité . La perfection
absolue n'est point dans notre nature ; et cependant à
en croire la plupart des panégyristes , il n'est aucun des personnages
célébrés par eux , qui ne soit dans sa sphère un mo
dèle accompli. Il en est peu dont on ne puisse dire ce que
Montesquieu disoit des membres de l'Académie Française :
Dés qu'ils sont entrés dans ce Corps , la fureur du panégyrique
vient les saisir et ne les quitte plus . Exagération des
vertus , dissimulation des défauts et des vices , fureur de
porter les actions les plus différentes à un plan de conduite
dont le héros ne se départ jamais , enfin l'homme , ce sujet
ondoyant et divers, comme dit Montaigne , toujours constant ,
toujours uniforme , le perpétuel mensonge de la flatterie , et la
monotonie de la perfection , tous ces défauts se rencontrent plus
ou moins choquans dans la plupart de ces compositions.
Tous les gens , au dire de chacun , étoient de petits Saints ;
ce mensonge du temps même de Louis XIV étoit passé en proverbe
, témoin l'épigramme du chevalier de Cailly :
Je vous assure qu'il ment
2 :
Plus serré qu'un compliment ,
Et qu'une oraison funèbre .
rap-
-Cette propension à voir tout en beau est commune aux
amans et aux panégyristes , qui , semblables au chevalier de
DI
188 MERCURE DE FRANCE ,
à un pied du sol , il descendit de cinq degrés ; mais en
l'enfonçant dedans , il s'éleva jusqu'à 75 degrés : le baromètre
y descendit de quelques degrés . Il faut être déshabillé
pour y pénétrer , et le corps s'y couvre d'eau provemant
, soit de la transpiration accrue , soit de la quantité prodigieuse
d'eau en évaporation dans cette grotte , et qui se
condense sur la peau , relativement bien plus froide. Cette
grotte étoit tout-à -fait inconnue des anciens , qui n'en ont
point laissé de description ; et peut- être même s'est - elle formés
depuis , par les éruptions volcaniques si ordinaires dans
un pays qui voit à chaque siècle plusieurs de ses sites changer
de face. Ses parois sont incrustées de muriate de soude
et de sulfate d'alumine dessinans leurs anfractuosités ou pendans
en stalactites à la voûte généralement haute de dix pieds.
Cette caverne a 40 pieds de largeur à son ouverture , quelquefois
50 dans son intérieur , et 250 pieds de profondeur .
La Société d'Agriculture du département de la Seine
a tenu , le 5 de ce mois , sa séance publique annuelle .
--
Divers membres ont lu des rapports tant sur les travaux
de la Société , que sur les concours ouverts par elle sur la
suppression des jachères , sur la pratique de l'irrigation , et
sur le perfectionnement de la charrue.
Deux Mémoires sur la suppression des jachères ont été
couronnés ; et leurs auteurs , MM. Fera - Rouville , propriétaire-
cultivateur à Rouville , département du Loiret ,
et Rosnaye de Villers , propriétaire- cultivateur à Monterolier
, Seine-Inférieure , ont reçu chacun une somme de
1,000 francs , et une médaille d'or. Deux autres médailles
d'or ont été accordées , l'une à M. Bonneau , de Saint-
Lactenein ( département de l'Indre ) ; et l'autre à M. Gaujac
de Dagny ( Seine et Marne ) . La Société n'a décerné de
prix à aucun de ceux qui ont envoyé des Mémoires sur la
pratique de l'irrigation ; elle a seulement accordé des médailles
d'or à M. de Combes des Morelles , de Saint-Didier
( Allier) , et à M. de Thiville , de Pré- le - Fort ( Loiret ) . Le
rapport sur le concours ouvert pour le perfectionnement de
la charrue , a été fait par M. François ( de Neufchâteau ) ,
qui a rendu compte des expériences auxquelles cnt été
soumises les charrues envoyées au concours. Il résulte de
ces expériences , que sur les charrues entre lesquelles la
Société a été appelée à prononcer , indépendamment de
celles dont elle n'a pu apprécier le mérite sur de simples
dessins , deux ont mérite de fixer son suffrage , par les
améliorations importantes qu'elles présentent. La première ,
4
AVRIL 1807 . 189
sur-tout , qui étoit exposée sous les yeux du public , et dont
l'auteur est M. Guillaume , sous -officier au corps impérial
du génie , résidant à Chaillot , rue de Longchamp , nº 9 ,
a été reconnue d'une construction beaucoup plus avanta
geuse que les autres , en ce qu'elle établit la meilleure ligne
de tirage , et qu'elle exige moitié moins de force que la
charrue de Brie , pour être mise en mouvement. La Société
a décerné une somme de 3,000 francs et une médaille d'or
à M. Guillaume ; elle a de plus arrêté , 1º . que M. Guillaume
seroit invité à faire faire plusieurs charrues sur le
modèle de la sienne ;
2º. Que ces charrues seront distribuées , au nom de la
Société , à ceux de MM. les préfets des départemens qui en
ont fait la demande ;
3°. Que le prix de celles de ces charrues qui seront remboursées
, servira à en fabriquer d'autres , dont la Société
se propose de faire don à des agriculteurs qu'elle voudra
distinguer.
La seconde charrue que la Société a distinguée , sans avoir
le mérite de celle de M. Guillaume , a été reconnue supérieure
à la charrue de Brie ordinaire. La Société a décerné
à son auteur , M. Salm , professeur à l'école secondaire de
Vassy ( département de la Haute-Marne ) , une médaille d'or
à titre d'encouragement ; elle lui a , en outre , accordé une
somine de 500 fr. , pour indemnité de frais et avances que
ses essais pour améliorer la charrue lui ont occasionnés.
MM. Guillaume et Salm sont venus recevoir , au milieu des
applaudissemens , les médailles qui leur étoient destinées.
Après la lecture de ces différens rapports et la distribution
des prix , on a distribué les médailles d'encouragement
que la Société décerne tous les ans à des cultivateurs dont
les travaux ont fixé son attention . Neuf médailles ont été
données dans cette séance.
Au Rédacteur du Mercure de France .
Monsieur , permettez que je me serve de la voie de votre
journal pour annoncer que je propose de livrer à l'impression
, dans trois mois , un supplément à mes Siècles Litteraires
de la France , qui est devenu indispensable par les
pertes que la république des lettres a éprouvées depuis cinq à
En m'occupant de ce travail , j'ai cédé au voeu d'un
grand nombre de littérateurs qui desirent qu'on élève des
monumens à la mémoire de leurs anciens collègues. Jinvite ,
en conséquence , les gens de lettres , qui ont des renseignemens
sur la vie des écrivains morts depuis le dix- neuvième
six ans.
190 MERCURE DE FRANCE ,
siècle , à me les adresser ; je m'empresserai d'en faire usage .
J'invite également les savans et les gens de lettres à me faire
passer la notice des ouvrages qu'ils ont publiés depuis cette
époque , afin que je complette leurs articles. Je déclare que ,
fidèle au plan que j'ai suivi , je continuerai à louer toutes les
actions louables , et que je plains les gens de parti qui ne
louent qu'eux et leurs amis. Je préviens que je ne reçois que
les lettres qui sont franches de port.
J'ai l'honneur de vous saluer.
DES ESSARTS , avocat , membre de plusieurs sociétés
savantes et littéraires , rue dụ Théâtre- Français .
NOUVELLES POLITIQUES.
La Haye , 18 avril.
Il est arrivé ici hier soir un courrier venant de Harlem ; on
ignore le contenu des dépêches dont il étoit porteur ; mais
comme on a dirigé une partie de la garde de S. M. vers Harlem
, on croit que les Anglais ont paru en vue des côtes. Les
promenades des Anglais n'inspirent aucune appréhension ; on
a la certitude qu'ils n'ont aucune troupe à bord , et la présence
de leurs vaisseaux est plus fatigante que capable d'inspirer
de l'effroi . Le roi est parti ce matin pour Helvoetsluys ;
S. M. reviendra ce soir , et partira ensuite pour faire une tournée
sur les côtes.
Les lettres de Londres parlent de l'embarras dans lequel se
trouvent les nouveaux ministres , et de l'inquiétude où ils
sont sur les dispositions des puissances alliées . Il est certain
que le dernier ministère a donné des sujets de mécontente →
ment à la Russie , et l'on croit que l'empereur Alexandre ,
las d'unir ses destinées à une nation qui change de principes
politiques à chaque changement de ministres , paroît décidé
à entrer en négociations sérieuses avec la France.
PARIS , vendredi 24 avril.
Un décret impérial du 10 mars porte , que l'association
des dames charitables , connue sous le nom de Soeurs de
l'Instruction chrétienne , et qui a pour but de former les
jeunes personnes du sexe aux bonnes moeurs , aux vertus
chrétiennes et aux devoirs de leur état , est provisoirement
autorisée. Elle pourra admettre de nouvelles associées , en se
*
igf
AVRIL 1807 .
conformant aux lois de l'Empire qui prohibent les voeux
perpétuels.
Par décret du même jour , la maison des Cordeliers de
Brives , sera cédée à l'association des dames Ursulines de cette
ville , à la charge par elles de s'y réunir et de s'y consacrer à
l'éducation des pauvres filles.
-
Un décret impérial du 10 mars , permet de conférer les
ordres sacrés à cent six aspirans à l'état ecclésiastique , conformément
à la demande qui en a été faite par leurs évêques
respectifs .
-
M. d'Osmond , évêque de Nancy , vient d'être nommé
par S. M. le roi de Hollande , commandeur du grand
Ordre royal de ee royaume.
--
Les lettres de New -Yorck , du 15 mars , annoncent que
le sénat américain a refusé sa sanction au traité de paix conclu
entre le gouvernement britannique et celui des Etats-Unis.
On écrit de Venise que le prince vice - roi d'Italie est
arrivé dans cette ville le 11 de ce mois , accompagné du
ministre de la guerre du royaume d'Italie , de M. le général
comte de Wartenberg , premier aide - de-camp du roi de
Bavière, et de plusieurs officiers de sa maison. Après un court
séjour à Venise , S. A. I. doit se rendre au camp d'Udine pour
y faire la revue des troupes.
Le maire de la ville d'Anvers vient d'adresser aux ha→
bitans la proclamation suivante :
« Habitans d'Anvers , S. M. I. et R. , dont les vues ne
tendent qu'au bien- être de ses peuples , a jugé à propos , dans
sa haute sagesse , de mettre notre ville en état de siége , et de
lui nommer pour gouverneur S. Exc . Mgr. le général de division
Férino , membre du sénat et grand- officier de la Légion
d'Honneur. Dans le choix d'un chef dont le caractère répond
à l'élévation du rang , nous devons rendre des actions de graces
à S. M. pour sa constante et paternelle sollicitude.
» Mais , habitans d'Anvers , je dois vous prévenir que si
S. Exc . Mgr. le gouverneur se propose d'adoucir , par sa
bonté , ce que l'état de siége pourroit avoir de rigoureux, il
nous a aussi manifesté la plus ferme résolution de déployer
une juste sévérité envers ceux qui , par leurs actions ou leurs
discours contreviendroient aux lois concernant la sûreté de
l'Etat et de la cité . Je vous invite donc au calme le plus
parfait , vous soumettant avec confiance aux profonds décrets
de S. M. I. et R. , et à la bienveillante prudence de son digne
représentant. »
En l'hôtel de la mairie de la ville d'Anvers , le 14 avril 1807 .
J. E. WERBROUCK .
Iga
MERCURE DE FRANCE ,
LXX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÈE.
Finck ns ein , le 9 avril 1807 .
Un parti de 400 Prussiens , qui s'étoient embarqués à
Koenigsberg, a débarqué dans la presqu'île , vis - à - vis de
Pilau , et s'est avancé vers le village de Carlsberg . M. Maingueraud
, aide- de- camp du maréchal Lefebvre , s'est porté
sur ce point aver quelques hommes. Il a si habilement manoeuvré
qu'il a enlevé les 400 Prussiens , parmi lesquels il y
avoit 120 hommes de cavalerie.
Plusieurs régimens russes sont entrés par mer dans la ville
de Dantzick. La garnison a fait differentes sorties, La légion
polonaise du Nord et le prince Michel Radziwill qui la commande
se sont distingués. Ils ont fait une quarantaine de prisonniers
russes. Le siége se continue avec activité. L'artillerie
de siége commence à arriver .
Il n'y a rien de nouveau sur les différens points de l'armée.
L'EMPEREUR est de retour d'une course qu'il a faite a Marienwerder
et à la tête de pont sur la Vistule. Il a passé en
revue le 12° régiment d'infanterie légère et les gendarmes
d'ordonnance.
La terre , les lacs , dont le pays est rempli , et les petites
rivières commencent à dégeler. Cependant il n'y a encore
aucune apparence de végétation .
FONDS PUBLICS DU MOIS D'AVRIL .
DU SAM . 18. - C p . olo c . J. du 22 mars 1807 , 730 1 c 7 %£ 73f 50
10c 15c 10c oof oof 10c onc oof ooc ooc . ooc . ooco c oof ooc ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7 f. 7of 100 coc occ
Act. de la Banque de Fr. oooof ouc oooof. ooc . oooc ooc
DU LUNDI 20.- C pour o/o c. J. du 22 mars 1807 , 73f 73f 100 150 200
15c 1oc. 73f 73f 10c 5c. ooc ooc oof oof . ooc ooc ooc ooc.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 0of Soc . obc . ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f 000of. ooc ooc . oo ocf
DU MARDI 21. C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f 85c 80c 75cooc
ooc ooe ooc. ooc ooc ooc ooc . oof ooc ooc coc ooc oof oof ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , oof. oc ooc ooc ooc ooc. ooc oƉ0
Act. de la Banque de Fr. 1215f ooc oooof. oococ
DU MERCREDI 22.- - C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f90c 73f 72f 95€
goc coc ooc ooc. ooc oof ooc o c . ooc of ooc . oof.
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 7of ooc . ooc . ooc uoc ooc ovc
Act. de la Banque de Fr. 1215f ooc oooof oof ooc
DU JEUDI 23.- Cp . opo c. J. du 22 mars 1807 , 72f goc Soc 75c 8oc 85c
8oc ooc occ noc ooc onc ooc ooc onc ooc ooc orc ooc ooc ooc nec OOC
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of ooc oof oof ooc one oofooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. ooc oooof oooof , oooof
Du vendredi 24. — C p . 0/0 c . J. du 22 mar , 1807 , 72f 85c goc. 85c
95c gococ ooc ooc o f oof ooc ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc occ
Idem Jouiss . du 22 sept . 1807 , 70f ooc ooc . oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. oooof oooofoos 0000f
14
DE
JA
S
( No. CCCII. )
( SAMEDI 2 MAI 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LES FLEURS.
DEPT
Nous n'omettons rien pour que la partie de ce Journal , consacrée à la
poésie , soit , digne des autres , et satisfasse les lecteurs les plus sévères :
nous obtenons souvent de nos premiers poètes actuels qu'ils veuillent bien
contribuer à l'embellir ; et , au défaut de productions nouvelles qui répondent
à la loi que nous nous sommes in pose , nous avons quelquefois
recours à des pièces déja publiées , qui suppléent , par tous les autres
genres de mérite , à celui de la nouveauté . Nous espérons qu'on retrouvera
ici avec plaisir plusieurs morceaux composés anciennement , sur un même
sujet , par des auteurs différens , et nous nous pro sons de présenter , de
temps en temps , de semblables objets de comparaison. Rien n'a plus
d'attrait pour la curiosit , ni plus d'utilité pour le goût , que ces sortes
de rapprochemens , et , pour ainsi dire , de concours , où le lecteur trouve
les jouis ances de l'imagination réunies à l'exercice du jugement , et qui
lui procurent le plaisir piquant de la préférence , ou même la peine
agréable de l'incertitude , joints au charme des beaux vers . C'est ainsi que
les Eglogues , où Thecer e et Virgile introduisent deux bergers qui se
disputent le prix de l'harmonie et du chant devant un juge auquel le
poète et le lecteur s'associent , ne sont pas celles qui captivent le moins
agréablement notre esprit , soit que ces cha mans auteurs preclament le
triomphe de l'un des rivaux et la défaite de l'autre , soit qu'ils laissent la
victoire incertaine. Les Muses aiment ces innocens combats , anant alterna
Camoence ; et les maîtres de l'art ont , de tout temps , recommandé ces
utiles comparaisons . Le sujet sur lequel ont été compos's les morceaux
qu'on va lire , est en lui-même plein d'attrait et de grace. Il semble acquérir
un nouveau degré d'intéret , au moment où la nature qui se renouvelle
, étale tous les trésors dont il offre la peinture. Nous re déciderons
pas entre les auteurs qui l'ont traité ; et nous ne suivrons d'autre ordre ,
dans l'impression de leurs pièces , que celui des temps où les ouvrages dont
elles font partie ont été publiés. Nous dirons seulement que M. de
Fontanes a bien voulu nous communiquer les corrections qu'il a faites à
la sienne avec cette sévérité de goût , attribut ins parable d'un grand
talent.
Nous devons croire que des lecteurs francais ne verront pas sans orgueil
un des premiers poètes de l'Angleterre vaincu plus d'une fois dans cette
paisible arène, où il a cependant l'avantage d'être descendu le premier.
Quoique la connoissance de la langue anglaise soit assez généralement répan-
N.
194
MERCURE DE FRANCE ;
due , nous avons cru devoir placer le français en regard des vers anglais :
nous l'empruntons à un traducteur élégant et fidèle. Cette citation contribuerae
core à justifier les éloges que nous avons donnés à son excellente
traduction , au moment de sa publication . ( Note du Rédacteur. )
;
THE FLOWERS.
A length the finish'd garden to the view
Its vistas opens, and its alleys green.
Snatch'd thro' the verdant maze , the hurried eye
Distracted wanders ; now the bowery walk
Of covert close, where scarce a speck of day
Falls on the lengthen'd gloom , protracted sweeps :
Now meets the bending sky ; the river now
Dimpling along , the breezy ruffled lake ,
The forest darkening round , the glittering spire ,
Th' ethereal mountain , and the distant main.
But why so far excursive? when at hand ,
Along these blushing borders , bright with dew ,
And in yon mingled wilderness of flowers ,
Fair-handed Spring umbosoms every grace ;
Throws out the snow-drop , and the crocus first ;
The daisy , primrose , violet da kly blue ,
And polyanthus of unnumber' dyes ;'
The yellow wall - flower , stain'd with iron brown ;
And lavish stock that scents the garden round :
From the soft wing of vernal breezes shed ,
Anemonies ; auricu'as , enrich'd
With shining meal o'er all their velvet leaves ;
And full ranunculas, of glowing red.
Then comes the tulip-race , where Beauty plays
Her idle freaks ; from family diffus'd
To family , as flies the father-dust,
The varied colours run ; and , while they break
On the charm'd eye , th' exulting florist marks ,
With secret pride , the wonders of his hand.
No gradual bloom is wanting ; from the bud,
First-Born of Spring , to Summer's musky tribes :
Nor hyacinths , of purest virgin white ,
Low-bent , and blushing inward ; nor jonquils ,
Of potent fragrance ; nor Narcissus fair ,
As o'er the fabled fountain hanging stil !;
Nor broad carnations , nor gay-spotted pinks ;
Nor , shower'd from every bush , the damask rose.
Infinite numbers , delicacies , smells ,
With hues on hues expression cannot paint ,
The breath of Nature , and her endless bloom .
THOMPSON.
MAÌ 1807.
195
LES FLEURS.
MATs enfin le jardin , dans toute la pompe de sa décoration , offré à notre
vue ses allées , ses berceaux , ses agréables pers ectives . Ra ie , pressée de
jouir , elle erre au hasard dans ce beau labyrinthe. Tautot elle se perd
sous une longue voûte de verdure qui permet à peine à un rayon du
jour de tomber sur la noir eur de son ombre ; tantôt elle aperçoit comme
au bout d'un tube une portion de la voûte azurée ; tantôt elle découvre la
rivière déroulant ses ondes paisibles le lac ridé par les Zéphyrs , la forêt
sonbret majestueue , l'orgueilleuse pyramide , la montagne élevée jusª
qu'aux nues , et , à ' horizon , le vaste ocean .
Mais pourquoi porter si loin nos regards , quand près de nous , sur ces
bordures étincelantes de rosée , sur ce magnifique mélange de toutes les
fleurs , la main délicate du Printemps a réuni la frafcheur , la grace et lå
beauté ? La perce - neige et le safran se montrent les premiers . Paroissent
ensuite le disque étoilé de la marguerite , la tige superbe de la mauve-rose ,
l'azur foncé de la violette , les nuances multipliées des iris , l'or et le
bronze du violier * . Au euple nombreux des giroflées qui chargent l'air
de leurs parfumis se mêlent les anémon's , aimables filles des vents prin
taniers , les au icules ** qui enrichissent leur velours d'une poudre
brillante , et les pleines renoncu'es à la corolle ardente ; près d'elles fleurissent
les tulipes , beautés éclatantes que leurs caprices rendent encore
plus belles . La poussière fécondante vole de famil e en famille , mêle ,
varie et rompt leurs couleurs ; le connoisseur s'extasie , et le fl uriste
admire avec une joie mêlée d'orgueil les miracles de sa main . Ici l'art a
nuancé la parure de ces lieux enchantés , depuis le premier bonton du
Printemps jusqu'aux tribus odorantes de l'Eté ; là les humbles jacinthes
montrent leur blancheur virginale sur un fond incarnat , et la jnquille
répand au loin l'esprit de ses fleurs . On voit ailleurs le narcisse penché ,
comme dans la Fable , sur le miroir de l'onde ; le large oeillet carné , les
autres oeillets variant gaiement leurs taches colorées , et mille buissons
touffus couverts d'une pluie de roses , assemblage immense de tout ce
qui peut flatter les sens for nes élégantes , odeurs délicieuses , variété
infinie de couleurs que l'expression ne peut peindre ; ouvra e charmant de
la nature , et son plus bel ornement . ( Traduction de M. Fremin de
Beaumont. ) ( 1 )
* Giroflée jaune.
** Oreilles- d'Ours.
(1 ) On trouve cette nouvelle traduction chez le Normant. Un vol. in- 8 ° .
Prix :: 4 fr. , et 5 fr. par la posto
N 2
196 MERCURE DE FRANCE ,
LES FLEURS.
MAIS les momens sont chers , les beautés du Printemps
Se succèdent en foule , et brillent peu d'instans ;
Jouissons , le Temps vole , et Flore nous appelle .
Le soleil , entouré d'une splendeur nouvelle ,
Poursuit sa route oblique au signe des Gémeaux.
Conduit par la Pleïade , il sort du sein des eaux,
Sur nos champs embellis prodigue la lumière ,
Et semble avec plaisir prolonger sa carrière :
Des tapis de verdure il fait sortir les fleurs ;
Sa chaleur tempérée exalte leurs odeurs.
Déjà, sur le rempart qui défend la prairie ,
La rose est en bouton , l'aubépine est fleurie ;
La simple marguerite étale ses beautés ,
Son cercle émaillé d'or , ses rayons argentés ;
L'odorant primevère élève sur la plaine
Ses grappes d'un or pâle , et sa tige incertaine.
Heureux , cent fois heureux l'habitant des hameaux ,
Qui dort , s'éveille et chante à l'ombre des berceaux ;
Et , ravi des beautés qu'il voit dans la campagne ,
Du plaisir qu'il éprouve avertit sa compagne !
Eglé va consulter, dans le ruisseau voisin ,
Quelle fleur doit orner ou sa tête ou son sein ;
Ces trésors du Printemps semés sur la verdure ,
Sont pour elle un tribut qu'il doit à sa parure.
Naissez , brillantes fleurs , sur ces vastes guérêts ;
Couronnez ces vergers , égayez ces forêts ; ]
Réjouissez les sens et parez la jeunesse ;
En donnant les plaisirs , promettez la richesse.
Tempère , astre du jour , le feu de tes rayons ,
Ne brûle pas ces bords que tu rendis féconds ;
Sans dissiper leurs eaux échauffe les nuages ,
que la douce ondée arrose nos rivages . Et
L'espérance , Doris , descend sur ces campagnes ,
Entre dans les vergers , vole sur ces montagnes ;
L'espérance revient au retour du Printemps
Intéresser notre ame au spectacle des champs ;
De raisins et d'épis sa tête est couronnée ;
Elle montre de loin les bienfaits de l'année ,
MAI 1807 . 197
Promet à tout mortel le prix de ses travaux ,
Le plaisir au jeune homme , au vieillard le repos .
Je viens la retrouver dans ce vallon champêtre :
Elle m'y fait jouir des biens encor à naître.
En vain je la cherchois dans ces tristes jardins
Où des vases brillans surchargent cent gradins ,
Où languit , enchaîné dans sa prison de verre ,
Le stérile habitant d'une rive étrangère.
Qu'attendre , qu'espérer d'un théâtre de fleurs ?
La tulipe orgueilleuse étalant ses couleurs ,
Le narcisse courbé sur sa tige flottante ,
Et qui semble chercher son image inconstante ,
L'hyacinthe azuré qui ne vit qu'un moment ,
Des regrets d'Apollon fragile monument ,
Ne valent pas pour moi les fleurs d'un champ fertile :
Le beau ne plaît qu'un jour , si le beau n'est utile .
SAINT-LAMBERT,
P
LES FLEURS.
O des sens enchantés délices innocentes !
O suaves beautés sans cesse renaissantes !
Ainsi que sur les fleurs Zéphyr se balançant ,
De leur brillant duvet teint son aile en passant ,
Ainsi de ces objets mon esprit se colore ;
La lyre sous mes doigts en devient plus sonore ;
La douce mélodie embellit mes concerts ,
Et le charme du lieu se répand sur mes vers.
Recevez donc mon hymne , Ô vous , fleurs du bocage ,
Des belles à la fois la parure et l'image !
Au milieu des cités , et jusque dans les cours,
Vous brillez même auprès des plus riches atours .
Que du feu le plus vif le diamant scintille ,
Plus de charme se mêle à votre éclat tranquille ;
L'aiguille et le pinceau viennent vous consulter :
Le chef- d'oeuvre de l'art est de vous imiter.
·
Vous êtes des plaisirs l'emblême et l'attribut ;
L'amitié tous les jours vous apporte en tribut.
D'une fenêtre à l'autre on nous dit , fleurs discrètes ,
Qu'aux amours musulmans vous servez d'interprètes .
Point de fêtes sans vous , sans vos brillans festons;
Vous changez en bosquets le sein de nos maisons ,
Votre émail aux autels embellit les offrandes ,
3
198
MERCURE
DE
FRANCE
; Et l'horreur des tombeaux se perd sous vos guirlandes.
Le plus sombre reclus commerce avec les fleurs .
Tous les aimables goûts sont au fond de nos coeurs ;
Tant la nature en nous , puissante , impérieuse ,
Des tristes préjugés toujours victorieuse ,
Au milieu des langueurs d'un volontaire ennui ,
Rappelle l'homme encore au plaisir qu'il a fui !
Ah , que sur ton instinct ta vertu se repose ,
Homme, un Dieu t'apparoît dans ces buissons de rose;
Ce Dieu qui de ses mains a paré ton séjour ,
Par cet attrait lui- même a cherché ton amour,
La terre étoit en vain de moissons revêtue ;
Sans les tapis de fleurs , la terre eût été nue :
Elle devoit encor , riche de toutes parts ,
En servant nos besoins , enchanter nos regards.
LEMIERRE,
LES FLEURS.
frais
Tour naft comme au hasard en ce fertile enclos
Une source en fuyant l'abreuve de ses flots ,
Creuse un riant vivier , s'échappe ; et plus rapide ,
Embrasse un tertre vert de sa zone limpide.
Du milieu de cette ile , un berceau toujours frais
Monte , se courbe en voûte , et s'embellit sans
De touffes d'aubépine et de lilas sauvage ,
Qui , courant en festons, pendent sur le rivage.
Plus loin ce même enclos se transforme en verger,
Où l'art négligemment a pris soin de ranger
Les arbustes nombreux que Pomone rassemble
Autour d'eux , je vois naître et s'élever ensemble
Et des plantes sans gloire et de brillantes fleurs;
Un amoureux zéphyr en nourrit les couleurs .
L'iris de la Tamise échappe au sein de l'herbe ,
Et brille sans orgueil au pied du lis superbe;
Mais par l'impériale à son tour dominé ,
Devant elle , en sujet , le lis tremble incliné.
L'oeillet au large front , la pleine renoncule ;
Le bluet qui , bravant l'ardente canicule ,
Emaillera les champs de la blonde Cérès ;
Le chèvrefeuille , ami de l'ombre des forêts ;
Le sureau , le lilas , l'épaisse giroflée ,
L'églantier orgueilleux de sa fleur étoilée ,
MAI 1807. 199
De ce beau labyrinthe émaillent les détours.
Ici le frais muguet se marie aux pastours ;
Là , du jasmin doré la précoce famille
Brille avec le rosier à travers la charmille.
Ne dois-je toutefois célébrer que l'essaim
Des fleurs dont cet enclos a diapré son sein ?
Prés , bocages , forêts , vallons , roches sauvages,
Fontaines et ruisseaux sur leurs moites rivages ,
Tous les lieux visités des Zéphyrs inconstans ,
Nourrissent aujourd'hui les filles du Printemps.
ROUCHER.
LES FLEURS.
HATEZ-VOUS : vos jardins vous demandent des fleurs .
Fleurs charmantes , par vous la Nature est plus belle ;
Dans ses brillans travaux l'Art vous prend pour modèle !
Simples tributs du coeur, vos dons sont chaque jour
Offerts par l'Amitié , hasardés par l'Amour.
D'embellir la Beauté vous obtenez la gloire ;
Le Laurier vous permet de parer la Victoire ;
Plus d'un hameau vous donne en prix à la pudeur :
L'autel même où de Dieu repose la grandeur,
Se parfume au printemps de vos douces offrandes ,
Et la Religion sourit à vos guirlandes.
Mais c'est dans nos jardins qu'est votre heureux séjour.
Filles de la rosée et de l'astre du jour ,
Venez donc de nos champs décorer le théâtre.
N'attendez pas pourtant qu'amateur idolâtre ,
Au lieu de vous jeter par touffes , par bouquets ,
J'aille de lits en lits , de parquets en parquets ,
De chaque fleur nouvelle attendre la naissance ,
Observer ses couleurs , épier leur nuance.
Je sais que dans Harlem plus d'un triste amateur
Au fond de ses jardins s'enferme avec sa fleur,
Pour voir sa renoncule avant l'aube s'éveille ,
D'une anémone unique adore la merveille ,
Ou d'un rival heureux enviant le secret ,
Achète au poids de l'or les taches d'un oeillet .
Laissez-lui sa manie et son amour bizarre :
Qu'il possède en jaloux et jonisse en avare.
200 MERCURE DE FRANCE ,
Sans obéir aux lois d'un art capricieux,
Fleurs , parure des champs et délices des yeux ,
De vos riches couleurs venez peindre la terre .
Venez, mais n'allez pas dans les buis d'un parterre
Renfermer vos appas ta istement relégués :
Que vos heureux trésors soient partout prodigués .
Tantôt de es tapis émaillez la verdure ,
Tantôt de ces sentiers égayez la bordure ;
Serpentez en guirlande ; entourez ces berceaux ;
En Méandres brillans courez au bord des eaux ; -
Ou tapissez ces murs; ou dans cette corbeille
Du choix de vos parfums embarrassez l'abeille.
Que Rapin , vous suivant dans toutes les saisons ,
Dérive tous vos traits , rappelle tous vos noms :
A de si longs détails le dieu du goût s'oppose.
Mais qui peut refuser un hommage à la rose;
La rose , dont Vénus compose ses bosquets ,
Le Printemps sa guirlande , et l'Amour ses bouquets ;
Qu'Anacreon chanta ; qui formoit avec grace
Dans les jours de festins la couronne d'Horace ?
M. DELILLE , de l'Académie Française.
LES FLEURS .
PRINTEMPS chéri , doux matin de l'année ,
Console-nous de l'ennui des hivers ; ‹
Reviens , enfin , et Flore emprisonnée
Va de nouveau s'élever dans les airs ..
Qu'avec plaisir je compte tes richesses !
Que ta présence a de charmes pour moi !
Puis ent mes vers , aimables comme toi ,
En les chantant te payer tes largesses !
Déjà Zéphyr anno ce ton retour.
De ce retour modeste avant - courrière ,
Sur le gazon la tndre primevère
S'ouvré et junit dès le premier beau jour.
A ses côtés la blanche paquerette
Fleurit sous l'herbe et craint de s'élever..
Vos vs cachez , timide vio'e'te ,
Mais c'est en vin; le doigt sait vous trouver :
I vous arriche à I obscure retraite
Qui recéloit vos ap as in ona s ;
Et destinée aux boudoirs de Cythère,
MAI 1807 .
201
Vous renaissez sur un trône de verre ,
Ou vous mourez sur le sein de Vénus.
L'Inde autrefois nous donna l'anémone ,
De nos jardins ornement printanier .
Que tous les ans , au retour de l'automne ,
Un sol nouveau remplace le premier :
Et tous les ans la fleur reconnoissante
Reparoîtra plus belle et plus brillante.
Elle naquit des larmes que jadis
Sur un amant Vénus a répandues .
Larmes d'amour , vous n'êtes point perdues :
Dans cette fleur je revois Adonis .
J
Dans la jacinthe un bel enfant respire :
J'y reconnois le fils de Piérus .
Il cherche encor les regards de Phébus ;
Il craint encor le souffle de Zéphyre.
Des feux du jour évitant la chaleur ,
Ici fleurit l'infortuné Narcisse ;
Il a toujours conservé la pâleur
Que sur ses traits répandit la douleur.
Il aime l'ombre, à ses ennuis propice ;
Mais il craint l'eau , qui causa son malheur .
N'oublions pas la charmante cortule ;
Nommons' aussi l'aimable renoncule ,
Et la tulipe , honneur de nos jardíns .
Si leurs parfums répondoient à leurs charmes ,
La rose alors , prévoyant nos dédains ,
Pour son empire auroit quelques alarmes.
Voyez ici la jalouse Clytie ,
Durant la nuit se pencher tristement ,
Puis relever sa tète appesantie ,
Pour regarder son infidèle amant.
Le lis , plus noble et plus brillant encore
Lève sans crainte un front majestueux ;
Paisible roi de l'empire de Flore ,
D'un autre empire il est l'emblême heureux.
Mais quelques fleurs chérissent l'esclavage.
L'humble genêt , le jasmin plus aimé ,
Le chèvrefeuille et le pois parfumé
Cherchent toujours à couvrir un treillage.
...
202 MERCURE DE FRANCE ;
Le jonc pliant sur ses appuis nouveaux ,
Doit enchaîner leurs flexibles rameaux .
L'iris demande un abri solitaire ;
L'ombre entretient sa fraîcheur passagère.
Le tendre ceillet est foible et délicat :
Veillez sur lui ; que sa fleur élargie
Sur le carton soit en voûte arrondie ;
Coupez les jets autour de lui pressés ;
N'en laissez qu'un , la tige en est plus belle ;
Ces autres brins , dans la terre enfoncés ,
Vous donneront une tige nouvelle ,
Et quelque jour ces rejetons naissans
Remplaceront leurs pères vieillissans .
Aimables fruits des larmes de l'Aurore ,
De votre nom j'embellirois mes vers.
Mais quels parfums s'exhalent dans les airs?
Disparoissez , les roses vont éclore.
LORSQUE Vénus , sortant du sein des mers,
Sourit aux Dieux charmés de sa présence ,
Un nouveau jour éclaira l'univers ;
Dans ce moment la rose prit naissance.
D'unjeune lis elle avoit la blancheur ;
Mais aussitôt le père de la treille,
De ce nectar dont il fut l'inventeur ,
Laissa tomber une goutte vermeille ,
Et pour toujours il changea sa couleur.
De Cythérée elle est la fleur chérie ,
Et de Paphos elle orne les bosquets.
Sa douce odeur , aux célestes banquets
Fait oublier celle de l'ambroisie ;
Son vermillon doit parer la Beauté ;
C'est le seul fard que met la Volupté ;
A cette bouche où le sourire joue ,
Son coloris prête un charme divin :
De la Pudeur elle couvre la joue ,
Et de l'Aurore elle rougit la main.
M. DE PARNY , de l'Académie française.
LES FLEURS.
MULTIPLIEZ les fleurs , ornement du parterre.
Oh , si la fable encor venoit charmer la terre ,
Ces fleurs reproduiroient , en s'animant pour nous ,
Et la jeune beauté qui mourut sans époux ,
MAI 1807.
103
Et le guerrier qui tombe à la fleur de son âge,
Et l'imprudent jeune homme épris de son image !
Renais dans l'hyacinthe , enfant aimé d'un Dieu ;
Narciss , à ta beauté dis un dernier adieu ;
Penche- toi sur les eaux pour l'admirer encore.
D'un éclat varié que l'oeillet se décore !
Et toi qui te cachas , plus humble que tes soeurs ,
Violette , à mes pieds verse au moins tes odeurs !
Que sous l'herbe , en tous lieux , ta pourpre se noircisse ,
Et que la giroflée en montant s'épaississe !
Mariez le jasmin , le lilas , l'églantier,
Et sur-tout que la rose , embaumant ce sentier ,
Brille comme le teint de la vierge ingénue ,
Que fait rougir l'amour d'une flamme inconnue.
Ces trésors pour vous seuls ne doivent pas fleurir ;
A la jeune bergère on aime à les offrir :
Elle rend un sourire . Hélas , belle Rosière ,
D'autres amis des moeurs doteront ta chaumière ;
Mes présens ne sont point une ferme , un troupeau ,
Mais je puis d'une rose embellir ton chapeau !
O fleurs , en tous les temps égayez ma retraite ;
Et plus heureux que moi , puisse un autre poète
Peindre sous des crayons frais comme vos couleurs ,
Vos traits , vos doux instincts , vos sexes et vos moeurs !
L'Amour , dont vos parfums enflamment le délire ,
Souvent par vos bosquets étendit son empire.
O fleurs , qui tant de fois avez servi l'Amour ,
Votre sein virginal le ressent à son tour !
Oui , vous n'ignorez pas les humaines délices.
Vainement la Pudeur , au fond de vos calices ,
Cacha de vos plaisirs le charme clandestin :
Les Zéphyrs , précurseurs du soir et du matin,
Les Zéphyrs les ont vus ; et leur voix fortunée
Raconte aux verts bosquets votre aimable hyménée.
Cependant si mon oeil veut un jour de plus près
De vos lits amoureux surprendre les secrets ,
J'irai dans ce jardin , où calme et solitaire ,
La science à toute heure ouvre son sanctuaire.
Que de fois , introduit dans ce séjour sacré ,
J'ai cru revoir ce dieu par l'Egypte adoré ,
Ce Pan , qui du grand tout fut autrefois l'image !
Des sables de Memphis sur ce docte rivage ,
Il semble avoir porté son culte et ses autels ,
204
MERCURE DE FRANCE ,
Et ses prêtres savaus , bienfaiteurs des mortels .
Là , je vois rassemblés , sous sa garde féconde ,
Tou les germes ravis aux quatre parts du monde .
Quels riches entretiens ! Tour-à - tour entraîné
De Linné vers Bullon , de Buffon vers Linné ,
J'entendrai les savans qu'a formés leur génie :
Ils partagent entr'eux la nature infinie ,
Et dans son vaste empire ils règnent tous en paix ;
Chacun soulève un coin de ses voiles épais.
Sans ombre , ô Vérité , tu, veux qu'on te contemple :
Le Sphinx n'est plus assis sur le seuil de ton temple .
Ici tous es secrets s'ouvrent à tous les yeux :
Le divin Esculape , égaré dans ces lieux ,
D'un art trop insulté m'expliquant les mystères ,
Demande à l'humbe fleur quelques sucs salutaires .
La fille du Printemps ne les refuse pas :
Car souvent ses bienfaits égalent ses appas .
Ainsi donc , que les fleurs , charme de votre asile ,
Ne frappent point les yeux d'un éciat inutile !
A l'entour , un essaim bourdonne sourdement.
C'est là que pénétré d'un double enchantement ,
Vous lirez , au doux bruit de la uche agitée ,
Ces vers plus doux encore où gémit Aristée ;
C'est là qu'on rit parfois , Réaumur à la main ,
Des aimables erreurs du poète romain .
M. DE FONTANES , de l'Académie française.
LES FLEURS.
OH, comme chaque fleur , en ce riant dédale,
Prodigue aux sens charmés sa grace végétale !
Noble fis du Soleil , le lis majestueux
Vers l'astre paternel dont il brave les feux
Elève avec orgueil sa tête souveraine :
Il est le roi des fleurs dont la rose est la reine.
L'obscure violette , amante des gazons ,
Aux pleurs de leur rosée entremêlant ses dons ,
Semble vouloir cacher sous leurs voiles propices ,
D'un pudique parfum les discrètes délices :
Pur emblème d'un coeur qui épand en secret
Sur le malheur timide , un modeste bienfait !
Le narcisse , plus loin , isolé sur la rive',
S'incline , réflechit dans l'onde fugitive ;
Cette onde , cette fleur s'embellit à mes yeux ,
Par le doux souvenir du ruisseau fabuleux :
MAI 1807.
205
Tant les illusions des poétiques songes
Nous font encore aimer leurs antiques mensonges !
Vois l'hyacinthe ouvrir sa corolle d'azur ,
Le riche oeillet , ami d'un air tranquille et pur ,
Varier ses couleurs d'une teinte inégale ,
Le muguet arrondir l'argent de son pétale ,
Et l'épais chèvrefeuille errer en longs festons .
La rose te sourit à travers ses boutons :.
Heureux , en la voyant , du baiser qu'il espère ,
Le berger la promit au sein de sa bergère .
Fleur chère à tous les coeurs , elle par à la fois
Et le chaume du panvre , et le marbre des rois ;
Elle orne tous les ans la beauté la plus sage :
Le prix de l'innocence en est aussi l'image !
M. BOISJOLIN .
LES FLEURS.
CE sol , sans luxe vain , mais non pas sans parure ,
Au doux trésor des fruits mêle l'éclat des fleurs.
Là croît l'oeillet , si fier de ses mille couleurs;
Là naissent au hasard le muguet , la jonquille ,
Et des roses de mai la brillante famille;
Le riche bouton d'or , et l'odorant jasmin ;
Lelis , tout éclatant des feux purs du matin ;
Le tournesol , géant de l'empire de Flore ,
Et le tendre souci qu'un or pâle colore :
Souci simple et modeste , à la cour de Cypris
En vain sur toi la rose obtient toujours le prix;
Ta fleur , moins célébrée , a pour moi plus de charmes.
L'Aurore te forma de ses plus douces larmes ;
Dédaignant des cités les jardins fastueux ,
Tu te plais dans les champs ; ami des malheureux ,
Tu portes dans les coeurs la douce rêverie ;
Ton éclat plaît toujours à la mélancolie ;
Et le sage Indien , pleurant sur un cercueil ,
De tes fraîches couleurs peint ses habits de deuil .
M. MICHAUD .
206 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
Tout le monde travaille à troubler mon repos :
Sans être criminel on me met à la chaîne ,
Et mes nerfs endurent la gêne ;
Mais je n'en suis pas moins dispos.
Ainsi que les vents j'ai des ailes ,
Et mes courses sont éternelles .
Je rampe sur le ventre ainsi qu'un long serpent ;
Par cent bouches de fou je vomis cent tempêtes ,
Et par mes fameuses conquêtes
Du Nord jusqu'au Midi ma gloire se répand.
LOGOGRIPHE.
AVEC raison , lecteurs , vous condamnez
Et mes détours , et mon peu de franchise :
Déplacez mes six pieds , j'agis d'une autre guise ;
Vous ne devez Vou alors être étonnés
Si l'on fuit loin de moi : je suis si mal apprise ,
Que je saisis tout venant par le nez.
CHARADE.
Da l'opulence à la détresse ,
Et du plaisir à la tristesse,
Il n'est souvent que mon premier.
La fortune change et varie :
S'attendre à sa bizarrerie,
C'est être vraiment mon dernier.
Le bien après le mal arrive;
De l'une à l'autre alternative
Toute la vie est mon entier.
Par un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Sabot.
Celui du Logogriphe est Terreur , où l'on trouve erreur:
Celui de la Charade est Bát-eauę
MAI 1807 .
207
Eloges académiques , par M. Bertrand Barère , de l'Académie
des Jeux Floraux , de celles de Montauban , de Toulouse , etc.
Un volume in-8°. Prix : 4 fr. , et 5 fr . 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Renouard , lib. , rue Saint- André -des-Arcs.
Oh ciel , que de vertus vous me faites haïr !
CORNEILLE.
L'ETUDE propre de l'homme est l'homme , dit Pope ;
et , par un instinct heureux, c'est aussi celle à laquelle nous
sommes le plus généralement portés , et dont nous retirons le
plus de fruit quand elle est bien faite. C'est par cette raison
que , de toutes les lectures , celles des historiens et des moralistes
sont en même temps les plus utiles et les plus attrayantes
pour un bon esprit. Mais , pour remplir ces deux
conditions, il faut que l'historien s'impose la loi d'une inviolable
fidélité dans le récit des faits , et ne se permette d'autre
art que celui qui est nécessaire pour rendre les résultats plus
sensibles , par la manière même dont les faits sont enchaînés
et présentés : c'est un voyageur chargé de parcourir les siècles
passés , et dont les relations n'inspirent de confiance qu'autant
qu'elles portent le caractère de la vraisemblance et de la
sincérité. Il en est de même du moraliste : ses réflexions , pour
être utiles , doivent être fondées sur l'observation. La sagacité ,
la profondeur , peuvent leur donner un nouveau prix , si la
justesse les accompagne ; mais , loin de servir , il égare , s'il
met ses imaginations à la place des choses ; et si , au lieu de
présenter l'analyse du coeur humain , il s'avise d'en vouloir
créer le système .
De ces deux genres de composition on a formé un genre
mixte , qui participe également aux avantages et aux inconvéniens
de l'un et de l'autro : c'est celui des Panégyriques ,
Oraisons funèbres ou Eloges. L'orateur raconte , comme l'historien
, les actions et les opinions de son héros ; et il les
208 MERCURE DE FRANCE ,
interprète et en tire , comme moraliste , des réflexions d'autant
plus utiles , si elles sont fondées sur la vérité , que ce qu'il
conseille , un autre l'a fait : afieri adposse valet consequentia.
On sent , par-là même , combien ce genre d'éloquence a
besoin d'être soutenu par le caractère de l'orateur , et que
c'est ici sur-tout qu'est nécessaire cette probité intacte , la première
qualité que les anciens exigeoient de celui qui prétendoit
au ministère de la parole. Aussi n'a -t-il jamais été cultivé
avec plus de succès , et n'a-t- il jamais jeté un plus grand
éclat parmi nous que dans ce siècle qui semble avoir été destiné
à poser dans presque tous les genres les bornes du talent
et de la gloire . Quel grand et beau spectacle que celui de
Bossuet montant en chaire pour célébrer , devant la Cour de
Louis XIV , les talens et les vertus du grand Condé , ou pour
développer aux yeux du monarque les révolutions de la fortune
d'Henriette ; que celui de Fléchier , non moins respectable
par son caractère , s'élevant au -dessus de lui-même
pour égaler ses paroles aux exploits de Turenne ! Trajan ,
dans sa gloire , ne fut pas assez heureux pour rencontrer
d'aussi éloquens panégyristes .
Mais plus ce genre d'éloquence est brillant , plus il est
voisin des écueils que n'ont pas toujours évités ceux même
qui l'ont cultivé avec le plus de succès . On a reproché aux
moralistes et aux historiens , d'assigner souvent aux actions les
plus innocentes des causes qui tendent à les noircir ; d'empoisonner
les intentions pour faire montre de sagacité ; en un
mot , de faire l'homme encore plus méchant qu'il n'est. On
fait , avec plus de justice peut - être , un reproche contraire
aux panégyristes ; il semble en effet que ceux - ci s'imposent
la loi de ne rien trouver de blâmable dans celui qu'ils ont
entrepris de louer . Il est bien vrai que les règles même de
cette composition paroissent autoriser , jusqu'à un certain
point , cette manière d'envisager le sujet , mais il ne l'est
pas moins qu'en s'y abandonnant entièrement ils manquent
le but , en inspirant par leurs réticences et leur dissimulation
, des défiances sur les qualités réelles du héros , et que
le résultat le plus important qu'on puisse se promettre de
leur
MAI 18075
209
leur lecture , la connoissance de l'homme, ne s'y trouve plus
Si les poètes même ont senti la nécessité de donner aux héros
qu'ils nous représentent , quelques foiblesses , apanage inévitable
de l'humanité , pour intéresser par la vraisemblance
de la fiction et éviter le reproche de peindre une nature
purement idéale , à plus forte raison a-t-on le droit d'exiger
la même sincérité de ceux qui nous peignent des hommes
dont les actions souvent se sont pour ainsi dire passées sous
nos yeux , et qui appartiennent tout entiers à l'histoire :
optimus ille est qui minimis urgetur vitiis. Souvent même la
manière dont une faute est réparée n'est qu'un nouveau
lustre pour celui qui a eu la force de vaincré sa propre foiblesse
: Turenne et Condé n'en sont pas moins dignes de notre
admiration pour avoir payé le tribut à l'humanité . La perfection
absolue n'est point dans notre nature ; et cependant à
en croire la plupart des panégyristes , il n'est aucun des personnages
célébrés par eux , qui ne soit dans sa sphère un mo.
dèle accompli. Il en est peu dont on ne puisse dire ce que
Montesquieu disoit des membres de l'Académie Française :
Dès qu'ils sont entrés dans ce Corps , la fureur du panégyrique
vient les saisir et ne les quitte plus. Exagération des
vertus , dissimulation des défauts et des vices , fureur de
porter les actions les plus différentes à un plan de conduite
dont le héros ne se départ jamais , enfin l'homme , ce sujet
ondoyant et divers, comme dit Montaigne , toujours constant,
toujours uniforme , le perpétuel mensonge de la flatterie , et la
monotonie de la perfection , tous ces défauts se rencontrent plus
ou moins choquans dans la plupart de ces compositions.
Tous les gens , au dire de chacun , étoient de petits Saints ¿
ce mensonge du temps même de Louis XIV étoit passé en proverbe
, témoin l'épigramme du chevalier de Cailly :
Je vous assure qu'il ment
2.
Plus serré qu'un compliment ,
Et qu'une oraison funèbre .
rap-
Cette propension à voir tout en beau est commune aux
amans et aux panégyristes , qui , semblables au chevalier de
DI
210 MERCURE DE FRANCE ,
la Manche , ne conçoivent pas même l'idée d'une imperfection
dans l'objet de leur culte ; et ce qu'a dit Molière , en
peignant d'après Lucrèce cette source d'illusions , pourroit
s'appliquer en partie à nos orateurs in genere demonstrativo :
Ils comptent les défauts pour des perfections ,
Et savent y donner de favorables noms :
La pâle , est aux jasmins en blancheur comparable ;
La noire à faire peur , une brune adorable ;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est dans son port pleine de majesté ;
L'orgueilleuse a le coeur digne d'une couronne ;
La fourbe a de l'esprit , la sotte est toute bonne , etc.
Que résulte-t-il souvent de toute cette rhétorique si libéralement
prodiguée ? C'est qu'après avoir admiré l'art de
l'orateur , et ses réticences qui en font deviner plus que la
vérité même n'en auroit appris , et ses prétermissions où il entasse
si ingénument ce qu'il annonce vouloir passer sous silence
, et ses allégories sous lesquelles il espère cacher une
partie des traits qu'il ne veut présenter que de profil , on
recourt aux notes pour savoir la vérité : c'étoit bien la peine
d'écrire ! C'est le défaut inhérent à cette manière , qui a
sans doute déterminé plusieurs des écrivains qui ont eu à
traiter depuis de semblables sujets , à baisser leur lyre de plusieurs
tons , et à se borner à un exposé élégant et correct des
principaux faits et des opinions du personnage. Fontenelle
avoit déjà laissé des modèles de ce dernier genre dans ses
Eloges des Académiciens ; et depuis lui plusieurs écrivains
ont adopté cette manière , avec des succès différens , tels
que d'Alembert , Condorcet , Vic- d'Azir, et le savant et spirituel
sécretaire de la Classe des Sciences physiques de l'Institut ,
leur digne successeur . On pourroit rapporter encore à ce genre
l'excellent morceau sur Wasingthon , si telle page de cet élégant
Eloge n'avertissoit pas qu'il a des droits à une classe plus
élevée .
*
Parmi ceux qui ont conservé à l'Eloge les formes et le ton
oratoires , Thomas , malgré ses défauts , son éloquente emphase
, et les grands mots qui terminoient sa phrase , est
MAI 1807 .
211
encore le plus distingué. Il a même contribué plus que personne
, par ses succès , à mettre ce genre à la mode : car c'est
le seul mot par lequel on puisse désigner cette espèce d'épidémie
oratoire qui , de la capitale , se répandit bientôt dans
les académies de province , et nous a donné , parmi un certain
nombre d'ouvrages estimables , une foule de productions médiocres
, où le goût de la phrase domine trop souvent aux
dépens du bon sens. C'est enfin cette contagion qui nous a
attiré les Eloges de M. Barère , dont je dois rendre compte .
Mais , avant d'en donner une idée , j'ai cru devoir remonter
aux modèles , pour montrer de quelle hauteur nous sommes
tombés , et comment , de dégradation en dépravation , on en
est venu jusqu'à lui .
Ces Eloges , que l'auteur a pris la peine de rassembler luimême
pour l'instruction des générations futures , comme il
l'annonce modestement dans son épigraphe , ne sont pas maladroitement
adressés à la postérité : car il est douteux que la
génération présente s'avise d'aller chercher la des leçons de
morale. Elle y en trouveroit cependant plutôt encore que des
leçons de goût : car , quoiqu'ils aient évidemment été retouchés
en quelques endroits , ils portent pourtant l'empreinte
de la première façon ; et , comme ils étoient adressés à différentes
académies , on voit que l'auteur a ménagé , en concurrent
réservé , les opinions et les institutions qu'elles devoient
respecter. La religion catholique y est même préconisée ,
en plus d'un lieu , avec un air de conviction tout- à-fait
~ édifiant ; et , ce qui surprendra peut- être encore davantage ,
ces Eloges , qui sont au nombre de sept , commencent par
celui d'un roi ! Et qu'on ne croie pas que l'auteur , pour
donner plus de poids à ses Sermons , ait eu besoin de recourir
à l'expédient usité à Lacédémone , et qu'il les mette dans la
bouche des personnages respectables qu'il célèbre , tels que
d'Amboise , Furgolle ou Séguier ; c'est en son nom propre
qu'il énonce ces pieuses réflexions ; c'est dans des sentences
détachées à dessein qu'il les renferme , pour mettre plus en
évidence l'orthodoxie de ses anciens ou de ses nouveaux principes.
Le lecteur est d'autant plus embarrassé pour fixer son
0 2 .
212 MERCURE DE FRANCE ;
opinion sur celle de l'auteur , que celui - ci offre souvent ,
comme le Janus de la Fable , plus d'un visage , et qu'on
rencontre d'un discours à l'autre des disparates si choquantes ,
qu'on ne sait jamais quel est son dernier mot. Protée ne
subissoit pas des métamorphoses plus rapides ni plus variées ,
et ne se transformoit pas plus souvent , tantôt en tigre , tantôt
en rocher , tantôt en serpent ; je soupçonnerois même , à la
mobilité d'opinion qui règne dans les productions de M. Barère
, qu'il seroit peut- être embarrassé lui-même de dire au
justé à quelle seete il appartient : tant il lui arrive fréquemment
de n'être pas de son avis , comme dit Marivaux !
Deux de ces Eloges seulement , celui de Le Franc de Pompignan
et celui du chancelier Séguier , ont été couronnés par
l'académie de Montauban ; et , en effet , ce sont ceux où
l'auteur s'est le moins abandonné aux défauts habituels de sa
manière , qui consiste en général à cacher le vide des idées.
sous un néologisme fastueux qui annonce les plus grandes
prétentions à l'originalité , et qui n'est , au fond , que bizarre
et amphigourique. Sa marche est partout la même : il suit
pas à pas son héros , depuis le moment de sa naissance jusqu'à
celui de sa mort , et se contente d'interpréter successivement
chacune de ses actions par un commentaire où le faux des
idées est constamment noyé dans un déluge de paroles oiseuses ,
et dans un verbiage insignifiant qui se rapproche beaucoup
du galimatias. Rien ne marque mieux le degré de dépravation
du goût à cette époque , si ce n'est le Discours prononcé par
M. de Chastellux, dans l'Académie Française même , le jour
de sa réception , et qui peut passer à bon droit pour le chefd'oeuvre
du Phébus . Si M. Barère a écrit pour être entendu ,
il n'auroit pas mal fait de joindre à ses Discours un Dictionnaire
des locutions qui lui sont particulières , à l'usage de
ceux qui n'entendent que le français , et de donner le mot
d'une multitude d'énigmes qu'il est impossible de deviner
sans ce secours. Nous saurions alors comment il se peut faire
qu'un règne despotique et cruel soit cependant favorable au
gouvernement et au bonheur du peuple ; ce que c'est que
venger une couronne offoiblie ; comment il faut s'y prendre
MAI 1807.
213
pour arracher de la vie d'un homme un trait qui la déshonore
; dans quelle ville de Gascogne est usitée cette façon de
parler , s'éclairer de plus fort ; laquelle des deux académies ,
de celle des Jeux floraux ou de celle de Montauban , approuve
ces locutions : le commerce ne savoit fleurir qu'en Italie , et
la navigation préparoit des crimes et des richesses à l'Espagne
; comment la population peut être étouffée sous l'impôt,
et la philosophie si naturalisée en France ; de quelle
manière on peut cacher des impôts sous toutes les denrées ,
et les glisser sous tous les besoins ; ce que c'est enfin qu'un
sceptre qu'on ne soupçonne pas sur la mer, qu'une métropole
égoïste , et égoïste dans ses colonies , et cent autres
idiotismes plus bizarres , qui prouvent que M. Barère a un
dialecte à part , ou , puisqu'il est question de mots propres ,
un jargon à lui .
Cette manie du néologisme est devenue si commune aujourd'hui
, qu'il ne sera pas inutile de rappeler à ce propos
ce que pensoit de tous ces forgeurs de mots un écrivain qu'on.
n'accusera pas assurément de timidité , ni de manquer d'imagination
et d'idées , et de voir la mesure que prescrivoit dans
la manière de détourner les expressions de leur signification
primitive un aussi excellent esprit que Montaigne :
« Le maniement et emploite des beaux esprits , dit - il ,
» donnent prix à la langue , non pas l'innovant tant , comme
» la remplissant de plus vigoureux et divers services , l'estirant
» et ployant. Ils n'y apportent point de mots , mais ils enri-
>> chissent les leurs , appesantissent et enfoncent leur signifi-
>> cation et leur usage : luy apprennent des mouvemens inac-
>> coustumez , mais prudemment et ingénieusement. Et com-
» bien peu cela soit donné à tous , il se void par tant d'escri-
» vains françois de ce siècle. Il sont assez hardis et desdaigneux
» pour ne suivre pas la route commune , mais faute d'inven-
>> tion et de discrétion les perd . Il ne s'y voi qu'une misé-
» rable affectation d'estrangeté , des déguisements froids et
>> absurdes qui , au lieu d'eslever, abattent la matière . Pourveu
>> qu'ils se gorgiasent en la nouvelleté , il ne leur importe de
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
ils quittent l'ordi- » l'efficace . Pour saisir un nouveau mot,
» naire , souvent plus fort et plus nerveux . »
Les jugemens de M. Barère ne sont pas moins curieux que
son style , et la mesure n'est pas ce qui les caractérise . La propension
du genre à l'exagération dont j'ai déjà parlé n'est nulle
part plus sensible que dans l'Eloge de le Franc de Pompignan ,
par M. Barère , ainsi que lui de l'Académie de Montauban.
On voit qu'il le traite en compatriote avec une complaisance
qui ne lui laisse apercevoir rien de foible dans l'auteur qu'il
célèbre. La louange est tellement outrée , qu'un étranger qui
ne le connoîtroit que par cet Eloge seroit autorisé à le croire
un des plus beaux génies que la France ait produits ; et , quels
que soient ses droits incontestables à l'estime , il faut avouer
qu'il est loin cependant de mériter une pareille distinction .
Voltaire , qui a violé toutes lois des convenances en le ridiculisant
avec un acharnement que n'autorisoit pas même le droit
de la défensive , l'a mis beaucoup trop bas dans l'opinion de
ceux qui adoptent aveuglément ses décisions passionnées ; le
marquis de Mirabeau l'a comparé aux prophètes , et M. Barère
, qui semble partager l'enthousiasme du dernier , l'exalte
aussi au delà de toute mesure.
Il n'a mérité
Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité.
C'étoit un littérateur d'une érudition très-étendue , d'un
goût très-sain , qu'il avoit puisé dans les bonnes sources , et son
style en vers et en prose annonce , par son élégance , sa correction
et son naturel , qu'il s'étoit réglé sur les bons modèles , et
qu'il étoit très-digne de soutenir les principes qu'il a défendus
avec un zèle si louable. Mais son talent n'étoit pas au niveau
de son instruction ; et la froideur répandue sur la plupart de
ses compositions , ne permet pas de le placer au - dessus du
second rang. De ses nombreuses productions , deux seules , sa
Didon et sa traduction d'Eschyle ont résisté à l'épreuve du
temps ; tout le reste , à l'exception de son Ode sur la Mort de
Rousseau , et de quelques belles strophes de ses Poésies sacrées ,
est à - peu-près oublié aujourd'hui. On n'a retenu qu'un fragment
MAI 1807 .
215
de la traduction complète qu'il a faite en vers français des
Géorgiques de Virgile ; et la supériorité incomparable de celle
de M. Delille n'est pas la seule cause de l'oubli dans lequel le
reste est enseveli , puisqu'elle n'a pas empêché d'apprécier l'heureuse
imitation de l'épisode d'Aristée , par M. Le Brun. Quant à la
tragédie de Didon , quoiqu'elle soit restée au théâtre , et qu'elle
le mérité par l'intérêt du sujet , la sagesse du plan , et par un
style assez généralement élégant et correct , j'avoue cependant
qu'elle m'a toujours paru froide à la représentation , et que le
style me semble se rapprocher davantage de celui de Campistron
que de celui de Racine. On a su gré à l'auteur d'avoir
essayé de transporter sur la scène les beautés du quatrième
livre de l'Enéide , et véritablement l'entreprise ne vouloit pas
de vulgaires efforts ; mais combien cette copie , malgré son
mérite, est encore loin du tableau original ! Métastase lui- même
n'en approche pas , quoiqu'il y ait de très-heureuses conceptions
dramatiques et de brillans détails dans sa Didone abbandonata.
Il a d'ailleurs le mérite d'être le premier qui ait mis
avec succès ce sujet sur la scène. M. Barère se trompe , lorsqu'il
donne à entendre que Métastase traduisit la pièce française
: elle a été effectivement traduite en italien par un abbé
Venuti , de l'Académie de Montauban ; mais cet abbé Venuti ,
à peine connu , n'a jamais été mis au rang des génies qui ont
illustré l'Italie , et on ne peut contester à Métastase le mérite
de la priorité. M. Barère va encore beaucoup trop loin ,
qu'il met les poésies sacrées de Pompignan en parallèle avec
celles de Rousseau , et qu'il trouve même dans le premier plus
de grandeur, d'expression , de pensées , de profondeur et de
vérité, avec autant d'harmonie : Racine est le seul poète qu'on
puisse mettre dans ce genre à côté et même au- dessus du lyrique
français. Mais , plût à Dieu que M. Barère ne se fût jamais
trompé qu'en matières de goût ! Il pourroit dire avec certain
personnage d'une épigramme de Rousseau : Par charité, rendez-
moiridicule. Il suffira , pour lui rendre ce service, d'extraire
de son livre quelques -unes de ses phrases. L'orateur a de la flexi .
bilité dans l'esprit : s'il termine l'Eloge de Louis XII par cette
sorte d'axiome sentimental : les bons rois inspirent une espèce
lors216
MERCURE
DE FRANCE ,
1
d'idolatrie , il commence celui de J. J. Rousseau par une sentence
d'un sens diamétralement opposé : le premier avantage
de Rousseaufut de naître dans une république.
Bientôt l'enthousiasme s'empare de lui au point qu'il ne
parle que de feu , d'embrasement , de secousses , de flammes ,
de foudres et d'éclairs. « Quel est donc cet homme , s'écrie-t -il ,
» dont la première production met le feu dans la littérature ?
» Quel est ce génie qui , en paroissant sur l'horizon littéraire ,
» donne une secousse à l'esprit de son siècle ? Le génie de
» Rousseau s'est allumé dans l'Académie de Dijon , comme
» l'éclair s'embrase dans la nue. Le papier s'embrase sous sa
» plume. Il invente des situations capables de donner des se⇒
» cousses à l'ame ; et son crayon de feu , etc. De la vive effer→
» vescence de son ame , sortent des flammes de génie . » Voilà
déjà bien du tintamarre , comme dit M. Jourdain,
Mais ce n'est rien encore auprès de ce qui reste .
L'auteur s'échauffe au point de s'élever jusqu'à un délire com
plet. « L'honneur chimérique de contribuer au bonheur du
genre humain dicte à Rousseau , dit- il , un langage digne d'une
» aussi haute entreprise. Ce n'est point à des esclaves à en-
» tendre un pareil discours , etc. » J'avoue que je me trouve
au nombre des esclaves , car je n'entends rien à tout cela ;
seulement je soupçonne que l'auteur veut dire à peu près le
contraire de ce qu'il dit . S'il veut mettre des restrictions aux
louanges de son héros , il le fait d'une manière toute particulière.
« Rousseau n'a pas songé , dit-il , qu'il méloit sans
» cesse l'abus du raisonnement avec le sublime des pensées. »
Reste à savoir comment le sublime des pensées peut se trouver
avec l'abus du raisonnement , c'est-à-dire , avec les mauvais
raisonnemens , et comment aussi Rousseau a pu illustrer sa
patrie en déclamant contre la société. Les images de M. Barère
sont aussi naturelles que ses réflexions sont justes . « Qui mieux
» que ce génie original et fécond a suivi l'humanité dans la
» marche tortueuse qu'elle décrit ? » Enfin il nous représente
Rousseau dans sa retraite de Montmorency, assouplissant son
langage aux idées des laboureurs.
MAI 1807 .
217
fixer ses
Je termine ces fastidieuses citations en conseillant à M. Barère
, s'il veut décidément continuer à écrire , d'assouplir son
langage aux idées des hommes qui pensent et qui s'expriment
avec justesse et netteté , et de parler chrétien , au lieu de parler
religion ; ce qui n'a pas dans sa bouche tout l'efficace qu'il peut
s'en promettre. Je lui conseille aussi de commencer par
idées , et de n'être pas tour-à-tour dévot avec Pompignan ,
philosophe avec Montesquieu , révolutionnaire avec Rousseau,
et d'être assez conséquent pour ne pas changer de principes
en changeant de sujet. Ce qui résulte de cette espèce de septicisme
, c'est que chez lui rien n'est approfondi , discuté , apprécié
, et que tout , au contraire , porte l'empreinte de la
légèreté , de la frivolité et de la prétention à la pensée ,
quoiqu'il n'y ait peut - être pas une seule pensée juste à
extraire de son volume entier. Rem verba sequuntur : son
style se ressent du défaut de ses conceptions ; il est presque
toujours maniéré , faux , entortillé , amphigourique et obscur,
quand il n'est pas vague et insignifiant.
M. de La Harpe disoit d'un orateur de tribune , qui eut
aussi de grands succès quand l'éloquence de M. Barère étoit
à la mode , que , s'il avoit été son père , il l'auroit fait enfermer
après sa première phrase : je doute qu'il eût fait un meilleur
parti à celui-ci ; car il n'étoit pas , comme on sait , de la
faction des indulgens,
L***.
Coup d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux ..
La récolte des ouvrages nouveaux est toujours abondante ;
mais il y a tant de causes qui font de l'abondance une véritable
stérilité , qu'il faut attendre , pour fixer son jugement , le premier
examen de la critique. La multitude des épis qu'on
voit ondoyer sur la plaine semble promettre une riche, moisson;
mais leur maigreur et leur légèreté convainquent d'erreur
le premier coup d'oeil de l'espérance. Ce n'est pas que je partage
l'opinion de ceux qui annoncent ouvertement la décadence
des lettres. Je sais rendre justice au mérite contempo218
MERCURE DE FRANCE ,
rain : si la médiocrité règne dans quelques places usurpées , et
jette une ombre défavorable sur la littérature française , notre
siècle a de quoi se consoler dans les talens solides qui apparoissent
, formés à l'école de l'expérience et du malheur.
Parmi ces derniers , madame Pétigny-Lévesque se fait distinguer,
en nous offrant la troisième édition de ses Idylles ,
ou Contes champêtres ( 1 ) , augmentés de quelques morceaux
traduits de l'italien de Labendo et de Pindemonte. Le vif
intérêt que l'on éprouve à la lecture de ces Idylles et de ces
Contes , les avoit fait remarquer , il y a long-temps , par deux
hommes qui devoient s'y connoître. Gessner disoit de leur
auteur, qui n'avoit alors que seize ans , c'est ma petite-fille ;
et Florian , qui vouloit bien oublier tout ce qu'il avoit fait
lui-même dans ce genre , afin de pouvoir mettre à côté des
productions de cette nouvelle Muse un plus digne objet de
comparaison , lui écrivoit que le talent de Gessner en seroit
jaloux , et que son coeur les aimeroit autant que les siennes. Il
seroit difficile d'ajouter quelque chose de flatteur à ce double
témoignage ; mais il faut le compléter , et dire que madame
Pétigny-Lévesque n'est pas seulement douée d'une imagination
agréable , et d'un talent tout particulier pour colorier ses
tableaux , mais qu'il y a dans son esprit une piété tendre , qui
donne à ses ouvrages un caractère de douceur dont les jeunes
gens pourront toujours profiter . Ces deux petits volumes ne
sont pas les seuls que nous ayons de madame Pétigny- Lévesque ,
mais ils auroient suffi pour lui faire une réputation.
Celui que M. L. M. D. L**** vient d'apporter au magasin
général ne lui fera pas un nom bien relevé : c'est un
prétendu Nécrologe des Auteurs vivans (2) : titre qui promettoit
quelque chose de piquant , mais que l'auteur n'a
pas entendu lui- même , ou qu'il n'a pu justifier. Il y con-
(1 ) Deux vol. in- 18 . Prix : 3 fr . , et 4 fr. par la poste.
A Paris , chez Allais , lib . , rue du Battoir ; et chez le Normant.
(2) Un vol . in-8° . Prix : 1 fr . 80 c . , et 2 fr. 25 c . par la poste.
A Paris , chez Frechet , lib . , rue du Petit- Bourbon Saint - Sulpice ;
et chez le Normant.
ΜΑΙ 1807 .
219
fond les écrivains vivans avec les morts ; il blâme et loue
leurs ouvrages sans discernement ; il promet de la discrétion
aux auteurs qui ne se nomment pas , mais il publie que
M. Chaussard a fait les Nouveaux Anténors ; et, pour qu'on
ne s'y méprenne pas , il l'appelle Publicola-Chaussard , nom
de guerre qu'il avoit lui-même abandonné. Il le trouve rempli
de nerf et de poésie , mais quelquefois totalement inintelligible
àforce d'étre brillant. Dans un autre article , il s'élève avec
un ton comique contre le succès douteux de la tragédie de
M. Raynouard : « Si , quittant les rives du Cocyte , s'écrie - t- il ,
>> et le séjour des ombres , qu'auroit dit Corneille , qu'auroit dit
» Racine , en voyant le triomphe de ce nouveau rival de leur
» gloire ? » Je n'imagine pas trop ce qu'ils auroient dit en
voyant ce triomphe , mais je cherche à deviner ce qu'ils penseroient
d'un écrivain qui se mêle de juger tous ses contemporains
avant d'avoir appris à penser , et qui ne sait pas même
écrire le français.
Madame Guénard présente avec plus de modestie son petit
roman d'Eléonore , ou la Belle Blanchisseuse ( 1 ) . Il est vrai
que cette Eléonore n'est qu'une bonne paysanne avec laquelle
les grands airs ne conviendroient pas ; mais enfin , il faut toujours
savoir estimer le bon esprit d'un auteur qui n'attache à
ses productions que le degré d'importance qu'elles comportent.
Les aventures d'Eléonore sont fort communes , sans
doute , mais elles sont écrites dans un style qui leur convient ,
et les moeurs s'y trouvent respectées. Il y a des lecteurs de tous
les âges et de tous les états : pourquoi ne feroit-on pas des
romans pour occuper les enfans , pour amuser la classe laborieuse
, et lui faire rêver le bonheur ? Tout ouvrage dont le
fonds a quelque chose de moral , qui n'est pas mal écrit , et qui
peut délasser un moment , n'est pas un ouvrage méprisable :
Eléonore réunit ces qualités. Elle est blanchisseuse, et son amant
est le fils d'un pauvre pêcheur , me direz - vous ! Qu'importe ?
1
( 1 ) Deax vel . in - 12. Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste.
A Paris , chez madame Delobelle , lib . , Palais-Royal , galerie de bois i
et chez le Normant,
220 MERCURE DE FRANCE ,
"
D'une blanchisseuse à une bourgeoise de la rue Saint- Honoré,
la distance est encore assez grande pour qu'il se trouve dans
l'intervalle bien des lecteurs qui seront charmés de connoître
son histoire; l'important est qu'ils puissent la lire sans danger
pour les moeurs : or , cette belle fille est un modèle de constance
et de vertu ; ses aventures ne sont pas invraisemblables ;
elle épouse son amant après bien des contrariétés , et la fourberie
de ses persécuteurs se trouve punie . Que faut -il de plus
pour faire tolérer le plus simple et le plus innocent des romans ?
L'auteur de Monbars l'Exterminateur , ou le Dernier chef
des Flibustiers ( 1 ) , a bien plus de prétentions sans réunir les
mêmes agrémens. M. Picquenard a pris une peine infinie pour
rajeunir les aventures incroyables qu'il a plu au Père Labat
d'imaginer sur les flibustiers , espèce de forbans qui s'étoient
élevés dans les Antilles au commencement de la fondation de
nos colonies. Ils se disoient de fort braves gens , parce qu'ils
tuoient leurs prisonniers en leur lâchant un coup de pistolet
dans chaque oreille, ou bien en les perçant d'un certain poignard
avec lequel ils pouvoient en expédier quarante ou cinquante
en une minute. Il est certain que si c'est là de l'humanité , ils
la poussoient fort loin ; mais , s'il faut prendre pour juges de
ce qui est honnête et juste les brigands et les voleurs de grands
chemins , il se trouvera qu'eux seuls ont de la probité , et qu'il
n'y a rien de mieux à faire dans ce monde que de voler tous
ceux qui prétendent à l'honneur exclusif. C'est dans cet esprit
que les Monbars et autres assassius qui figurent dans cette histoire
, traitent tous les Européens de tigres dont les moeurs et
les lois sont intolerables , parce qu'elles gênent leur liberté ,
ou qu'elles récompensent leurs prouesses par la corde et le
gibet. C'étoit un commencement de la doctrine philosophique ,
et comme l'aurore des révolutions. M. Picquenard a cousu au
roman de cette troupe de sauvages , dont il fait autant de
héros , deux ou trois autres romans bien fades, qui se rapportent
aux moeurs du temps et du pays où il place ses personnages ,
(1 ) Trois vol . in- 12. Prix : 6 fr . , et 8 fr . par la poste .
A Faris , chez Galland, rue S. Thomas- du- Louvre ; et chez le Normant .
MAI 1807.
221
à-peu-près comme nos usages actuels se rapportent à ceux des
Patagons ; et le tout est si bien disposé dans son ouvrage , qu'on
ne sait où prendre le commencement , le milieu et la fin : il est
écrit d'ailleurs d'un style si convenable à ce bel ordre , qu'on
se croit réellement dans le Nouveau-Monde , d'où l'auteur
prétend qu'il a rapporté ce chef- d'oeuvre.
Il faut cependant convenir que cet ouvrage est une production
remplie de sagesse , en comparaison d'un nouveau roman
soi - disant traduit de l'anglais , qui vient de paroître sous le titre
du Bátard de Lovelace et de la Fille naturelle de la marquise
de Merteuil , ou les Maurs vengées ( 1 ) : titre double , qui fait
connoître adroitement que c'est un livre abominable qu'aucun
honnête homme ne peut lire , et qui ménage à l'auteur une
excuse , s'il peut en exister pour celui qui s'est mis dans la
nécessité de prendre une telle précaution . Les moeurs vengées
supposent des moeurs outragées , et les noms de bátard de
Lovelace et de la fille naturelle de la marquise de Merteuil ,
annoncent assez jusqu'à quel point elles doivent l'être ; mais
si ces personnages ne sont que des êtres imaginaires conçus par
l'auteur, le crime qui résulte du scandale ne doit- il pas retomber
entièrement sur sa tête ? et n'a- t- il pas prononcé sa condamnation
en livrant à la vengeance des lois les criminels qu'il a luimême
créés ?
Les pages de l'histoire sont souillées du récit des crimes des
hommes ; les tribunaux retentissent d'accusations capitales ; les
arrêts des cours supérieures attestent la perversité du coeur
humain ; mais partout on ne raconte le crime qu'avec les
expressions du mépris le plus flétrissant , partout on ne nomme
les coupables qu'avec horreur , partout la honte les suit , et le
supplice les attend : la postérité même ne conserve leur affreux
souvenir que pour les dévouer à l'opprobre. Qui pourroit
croire que dans ce nombre déjà trop grand de criminels odieux ,
l'auteur n'a pu trouver à son gré un héros digne de figurer
dans son roman ,
et qu'il s'est cru obligé d'enfanter un monstre
( 1) Quatre vol. in - 12 . Prix : 10 fr . , et 12 fr. 50 c par la poste.
A Paris , chez Martinet , lib . , rue du Coq ; et chez le Normant.
222 MERCURE DE FRANCE ,
nouveau , dont il publie avec faste , et même avec éloge , les
épouvantables forfaits , tirés uniquement de son imagination
en délire ?
Un M. P. Cuisin s'annonce , dans le titre , pour le traducteur
de cet ouvrage ; mais , dans l'épître , il appelle ses héros
ses enfans illégitimes ; ce qu'il écrit en grosses lettres : il y
avoue qu'un M. Del... l'a beaucoup aidé dans le travail de la
composition et de la rédaction ; d'où il est permis de penser
qu'il se donne lui -même pour le principal auteur , quoique ,
dans l'introduction , il cherche à écarter cette idée , en parlant
d'un traducteur et d'un éditeur qu'il ne nomme pas. Dans cette
pièce , il fait l'éloge du scélérat qu'il va mettre en scène ; il
demande grace pour quelques traits d'une philosophie un peu
hardie. Il feint de comprendre dans la même classe d'écrivains
et de moralistes Richardson et Laclos , deux hommes qui se
ressemblent comme le jour et la nuit , et qui vont en sens contraire
, l'un droit à l'immortalité qui l'attend , l'autre vers le
gouffre de l'oubli , où tout ce qui est déshonoré va s'engloutir.
Il s'excuse ensuite d'avoir donné à ses personnages des noms
connus qui pourront causer de fâcheuses méprises : d'où nous
conclurons encore qu'il se confond lui- même , et qu'il s'avoue
le véritable auteur de cette méprisable production. Enfin , dans
une correspondance préliminaire , il cherche à établir les circonstances
de la découverte du prétendu manuscrit anglais
par un M. de Saint- Méliand , émigré , qui s'amuse lui - même
à le traduire, et qui l'envoie en France à un M. de Bérulles ,
pour le corriger et pour le publier ; ce qui prouveroit que
M. Cuisin et M. Del... son collaborateur , ne sont que des
imposteurs , lorsqu'ils s'annoncent pour les auteurs ou pour les
traducteurs de l'ouvrage . A travers tous ces mensonges mal
tissus et toutes ces contradictions , il est bien facile d'apercevoir
la vérité. L'ouvrage n'est point une traduction ; celui qui se
donne pour le traducteur , M. Cuisin ou tout autre , en est le
véritable auteur . La prudence lui a conseillé de prendre ce
voile, pour répandre son poison avec plus de sûreté ; mais la
raison la moins clairvoyante lève son masque et le fait voir
dans toute sa turpitude.
MAI 1807 .
223
:
Cette précaution ne suffisoit
pas sans doute pour éviter tout
reproche car il n'est pas plus permis de traduire un mauvais
livre que de le composer. Après avoir rempli quatre volumes
d'obscénités dégoûtantes , d'assassinats , de rapts , d'infanticides
, d'empoisonnemens , et de tous les crimes que l'immoralité
la plus perverse a pu concevoir , il falloit terminer par
une dernière scène dans laquelle le principal personnage expiât
ses crimes sur un échafaud ; ce qui se fait si rapidement , et avec
des expressions si ménagées , qu'il semble que l'auteur répugne
lui-même à immoler à sa propre sûreté son cher illégitime ;
mais , au moyen de ce pénible sacrifice , il se croit non-seulement
à l'abri de toute inquiétude , il a encore l'audace de s'intituler
le vengeur des moeurs ; et il se présente comme un moraliste
profond et respectable qui peut être utile à l'humanité. Tel
seroit à-peu- près un misérable abandonné qui auroit mis un
atôme de contre-poison dans une coupe mortelle préparée par
ses mains perfides , et qui ne se contenteroit pas d'affirmer
effrontément qu'on peut le boire sans danger , mais qui le
présenteroit encore comme un préservatif assuré contre toute
espèce de poison.
Il ne faudroit pas parler du style dans lequel toutes ces
horreurs sont débitées , puisqu'il n'y en a point qui puisse les
faire lire , si l'inintelligible barbarie qui les distingue ne servoit
à faire reconnoître que le bátard de Lovelace est un
malheureux enfant conçu dans la fange de la révolution , et
que son père , qui le produit aujourd'hui dans le monde ,
'n'offre en même-temps à la saine morale un grain d'encens
qu'après l'avoir bien corrompu , et pour céder uniquement ,
et par calcul , à l'empire des temps et des circonstances.
G.
224 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
On a eu communication de la lettre par laquelle l'EMPEREUR
a fait connoître à S. Ex. le ministre de l'intérieur , que
son intention étoit que la statue de d'Alembert fût placée dans
la salle des séances de la première classe de l'Institut , qui a
succédé à l'Académie des Sciences. Cette lettre est ainsi
conçue :
« Monsieur de Champagny , vous ferez placer dans la salle
» des séances de l'Institut , la statue de d'Alembert , celui
» des mathématiciens français qui , dans le siècle dernier , a
» le plus contribué à l'avancement de cette première des scien
» ces. Nous desirons que vous fassiez connoître cette résolu-
» tion à la première classe de l'Institut , qui y verra une preuve
» de notre estime , et de la volonté constante où nous sommes
» d'accorder des récompenses et de l'encouragement à des
» travaux qui importent tant à la prospérité et au bien de
» nos peuples. Cette lettre n'étant à d'autre fin , nous prions
» Dien qu'il vous ait en sa sainte garde .
>> Donnéen notre camp impérial d'Osterode , le 18 mars 1807
Signé NAPOLÉON.
-S. M. l'Impératrice a honoré de sa présence le neuvième
exercice du Conservatoire impérial de musique , qui a eu lieu
dimanche 26 avril . Elle étoit accompagnée de S. Exc. le
ministre de l'intérieur et de M. le conseiller d'Etat Fourcroy ,
directeur- général de l'instruction publique. En arrivant dans
sa loge , S. M. a été accueillie par les acclamations unanimes
des professeurs et des nombreux auditeurs qui remplissoient
la salle , profondément touchés du témoignage d'intérêt que
S. M. daignoit accorder à cette école . S. M. a bien voulu
témoigner à M. Sarrette , directeur du Conservatoire , sa satis<
faction sur la brillante exécution du concert , et sur les succès
dus à ses efforts , à son zèle , et à l'enseignement des professeurs
distingués qui président à cet établissement. Pour en
donner au Conservatoire un témoignage particulier , S. M. a
daigné donner à M. Sarrette l'espérance d'attacher à son service
M. Habeneck aîné , élève , qui venoit d'exécuter d'une
manière remarquable un concerto de violen , et qui lui avoit
a
paru
MAI 1807. cen
5.
Τα
paru fixer spécialement la bienveillance du public , et l'affec
tion de ses camarades . (*)
M. Sarrette, directeur, a eu l'honneur d'offrir à S. M. l'hommage
des ouvrages élémentaires servant à l'enseignement du
Conservatoire. S. M. a daigné l'accepter. Les acclamations
réitérées de tout ce que la capitale réunit d'artistes et d'amateurs
distingués, ont témoigné, au départ de S. M. l'Impératrice ,
l'émotion de la reconnoissance qu'excitoient dans tous les
coeurs la joie de sa présence , et la bonté touchante avec
laquelle elle a daigné encourager les progrès de cette inté
( Moniteur. )
ressante école .
"
-La Société d'Agriculture du département de la Seine ,
laisse ouvert le concours pour le perfectionnement de la
charrue , et se propose , en conséquence , de décerner , à la
séance publique qu'elle tiendra après Pâques 809 , un premier
prix , qui pourra être de 6,000 fr. , à l'auteur qui aura
présenté avec la meilleure charrue le meilleur Mémoire
théorique et pratique , contenant les vues les plus saines et
les expériences les mieux raisonnées sur la composition et
l'usage de cet instrument. Elle lui tiendra compte , en outre ,
de la valeur de sa charrue.
La Société demande les charrues elles-mêmes , et non pas
de simples dessins , parce qu'elle a reconnu l'insuffisance de
ces dessins , et la nécessité absolue de soumettre les charrues
du concours à des épreuves effectives , parallèles et authentiques
, sur des sols de diverses natures. Si l'auteur d'un projet
de charrue non encore en usage obtient le prix , et desire
néanmoins que son travail lui serve à obtenir un brevet d'invention
, il est prévenu que la Société ne peut tenir secrète
une chose si utile à l'humanité ; m is elle se réserve , en cè
cas , de solliciter du Gouvernement un dédommagement
pour l'auteur , et de lui faciliter d'ailleurs , autant qu'il sera
possible , les moyens d'établir une fabrique de ses charrues ,
de manière qu'il soit pleinement récompensé du fruit de sa
découverte . Les auteurs des deux charrues et des deux Mé
moires qui , après la pièce couronnée , présenteront , au
jugement de la Société , des vues neuves , ou des expériences
importantes , obtiendront des accessit dont la valeur pourra
être de 1,500 fr . chacun. Il leur sera tenu compte aussi de la
valeur de leurs charrues. Les charrues et les Mémoires des-
(*) M. H beneck rem lit avec d stinction les fonct ons de répétiteur
au Conse vatoire . I est ctuellement cha gé , comme premier violon , de
la con uite des exercices . Deux de ses frères se sont fait remarquer cette
année , ayant reporté , l'un le premier , l'autre le s cond r ix de v olun.
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
tinés à ce concours , peuvent porter ostensiblement le nom
de leur auteur , et doivent être remis , francs de port , entre
les mains du secrétaire de la Société , avant le premier septembre
1808. Les Mémoires pourront être écrits en français ,
allemand , anglais , italien , espagnol ou latin.
-
Le sénat conservateur ayant voté , dans sa séance du 21
février 1806 , une statue à S. M. l'Empereur et Roi , MM. les
préteurs ont demandé à quatre sculpteurs dont les ouvrages
ornent déjà les salles du sénat , un modèle de cette statue .
Gelui qui a été présenté par M. Ramey , auteur des statues
de Kléber et de Scipion l'Africain , et chargé d'ailleurs par
le gouvernement de travaux importans , a obtenu la préférences.
-Les piédestaux qui supportoient les chevaux de Venise
doivent , dit-on , recevoir des trophées militaires.
---
Madame Catalani continue de faire les beaux jours de
Londres. Ses concerts sont suivis avec enthousiasme , et attirent
la plus brillante société.
-
On a mis en vente , cette semaine , un nouveau roman
de madame de Staël ; il est intitulé Corinne , ou l'Italie ( 1 ).
Nous en rendrons compte dans un prochain numéro.
-Un bâtiment portugais , parti de la côte de Guinée avec
une cargaison de sept cents esclaves , est arrivé en détresse
à la Barbade , dans les premiers jours de mars. Il avoit été
obligé de jeter à mer trois cents nègres vivans , pour sauver
les autres , et les empêcher de mourir de faim.
Plusieurs journaux ont annoncé , cette semaine , que le
pendant de la galerie du Louvre est ordonné , et que les
fouilles pour les fondations seront faites incessamment .
M. Seyffer , astronome de Munich , a eu occasion
d'observer , le 13 avril , la nouvelle planète découverte par le
docteur Olbers. Il la regarde comme un quatrième débris
de la catastrophe céleste qui a produit celles qui circulent
entre Mars et Jupiter. Cette planète , vue dans les lunettes
achromatiques , présente un éclat blanchâtre pareil à celui
de Jupiter.
MODES du 1er mai.
On passe encore des rubans pistache dans les entailles faites aux
chapeaux de paille blanche , et l'on met , au lieu de fleurs , sur le devant
de ces mêmes chapeaux , plus de verdure que jamais . Outre le
(1 ) Deux vol . in -8 . Prix : 12 fr . , et 15 fr . par la poste.
A Paris , à la Librairie Stéréotype , rue des Petits- Augustins , n. 15 ;
et chez le Normant.
ΜΑΙ 1807 . 227
bled en épis verts , on voit des pommes de pin , et sur-tout des châtaignes
vertes. Par ses cannelures à demi circulaires , un chapeau de paille
blanche de la nouvelle forme, a du rapport avec une coquille de pélerin .
Sur le devant des capotes à petit fond de taffetas et à passe bien
évasée de paille blanche , presque toutes les modistes plissent à trèsgros
plis un tulle de moyenne largeur .
Les rubans écossais , qui jusqu'ici n'avojent paru que comme par
échantillons , sont aujourd'hui d'un usage très-fréquent sur toute espèce
de paille ; on les porte à grands carreaux , alternativement unis et rayés,
ponceau et gros -vert , feuille - morte et barbeau , lilas et serin , etc. etc.
Outre les capotes plissées , en perkale bien fine , les ligères étalent
et vendent des broderies blanc sur blanc . A l'habitude de broder entre
des pointes , tient sans doute un choix de fleurs dont la configuration
présente des pointes .
Ouvrages qui se trouvent chez le Normant.
Dictionnaire des Sciences et des Arts , contenant l'étymologie ,
la définition et les diverses acceptions des termes techniques usités dans
toutes les sciences et dans tous les arts . On y a joint le Tableau historique
de l'origine et des progrès de chaque brauche des connoissances humaines ,
et une description abrégée des machines, des instrumens et des rocédés
anciens et modernes , employés dans les Arts ; par M. Lunier . Trois vol .
in-8°. Prix 24 fr. , et 28 fr. 50 cent. par la poste.
Dictionnaire de la Fable , ou Mythologie Grecque , Latine , Egyptienne
, Celtique , Persane , Syriaque , Indienne , Chinoise , Mahometane ,
Rabbinique, Slavonne , Scandinave , Africaine , Améric ine , Iconulogique
etc. Deuxième édition , revue , corrigée et considérablement augmentée
, par Fr. Noël , inspecteur - général de l'Instruction publique ,
ancien professeur de belles lettres dans l'Université de Paris . Denx vol .
in-8° , de 800 pag. chacun , imprimés en petit- texte , sur deux colonnes , et
ornés d'une figure allégorique gravée d'après le dessin de Girodet . L'exécution
typographique de cet ouvrage est magnifique . Prix : 21 fr . ,
26. fr. par Ja poste.
et
Dictionnaire historique des personnages célèbres de l'antiquité ,
princes , généraux , philosophes , poètes , artistes , etc .; des dieux , héros
de la fable ; des villes , fleuves , etc .; avec l'étymologie et la valeur de
leurs nous et surnoms ; précédé d'un Essai sur les Noms propres chez les
peuples anciens et modernes , et d'une Notice analytique des auteurs
qui ont écrit sur cette matière . Par M. Fr. Noël , inspecteur - général de
l'Instruction publique , membre de la Légion- d Honneur.- Un vol. in 8º.
en petit- texte à deux colonnes . Prix : 8 fr . , et 9 fr. 50 cent . par la poste .
OEuvres de Virgile , traduction nouvel ; par M. René Binet , proviseur
du Lyce Bonaparte , ancien recteur de l'Université de Paris ,
ancien professen de littérature et de rhetorique à l'Ecole miltaire ,
au College du Plessis - Sorbonne , à l'E ole centrale du Panthéon ; de la
Société libre des sciences , lettres et arts de Paris ; ant ur de plusieurs
antres traductions . Quatre vol . in - 12 . Prix : 10 fr. , pap. ordin. ; et pap.
fio , 14 fr. 50 c. Il en coûte 3 fr . de plus par la poste.
Euvres d'Homère , avec des remarques ; par P. J. Bitaubé , membre
de l'Institut national . Quatrième édition de l'Iliade et troisième de 10-
P 2
228 MERCURE DE FRANCE ,
dyss e . Six vel. in-8° . imprimés avec le plus grand soin et sur très-beau
papier. Prix : 30 f. , et 36 f. par la poste .
Liade est précédée de Réflexions sur Homère et sur la Traduction des
Poètes , ornée d'un beau portrait d'Homère , et du bouclier d'Achille
gravés par Saint-Aubin. L'Odyssée est pré édée d'Observations sur ce
Pcëme , et de Réflexions sur la Traduction des Poètes.
Vocabulaire pour l'intelligence de l'Histoire Romaine.
Un vol . in-8° . Prix : 5 fr . , et 7 fr. par la poste.
Cet ouvrage contient l'explication historique et étymologique des
mots et noms qui , dans l'histoire des différens peuples modernes , désignent
des titres d'honneur , des dignités , des charges , des offices , des
loix , des cérémonies , des coutumes. L'auteur ne s'est pas borné à une
simple définition , il doune l'origine de l'établissement des dignités , Les
charges , etc.; il entre dans les détails qu'il croit avec raison nécessaires
sur leurs fonctions et leurs attributions ; il expose , en peu de mots , les
causes de leur suppression et des changemens dans les loix , dans les
cérémonies et les coutumes.
L'Histoire moderne n'a peut -être pas moins besoin d'interprétation
que l'Histoire ancienne , pour celui qui veut la lire avec fruit . Combien
de mots ou de termes dont les lecteurs même les plus instruits ignorent
la véritable signification ? Combien de dignités , de charges , d'offices
dont on ignore communément les fonctions ? Combien de noms relatifs
aux loix , aux cérémonies , aux moeurs et aux coutumes des nations modernes
ne rencontre-t-on pas dans leur histoire , sans se faire une idée
juste des choses qu'ils expriment ? C'est donc un véritable service que
l'auteur de ce Vocabulaire a rendu . On trouvera dans cet ouvrage , sur
chaque objet , des notions précises et des faits intéressans . L'auteur nous
a parụ n'avoir épargné ni peines , ni soins , ni recherches pour donner ,
à son travail tout le mérite et toute l'utilité dont il étoit susceptible .
Ephémérides politiques , littéraires et religieuses , présentant pour
chacun des jours de l'année , un tableau des événemens remarquables qui
datent de ce même jour dans l'histoire de tous les siècles et de tous les
pays , jusqu'au premier janvier 1805. Deuxième édition revue , corrigée
et augmentée ; par Fr. Noël , et M. Planche , instituteur à Paris. Douze
vol. in-8°. Prix : 36 fr . , et 48 fr. par la poste.
· Cet ouvrage a été publié par souscription . Le douzième et dernier
volume est terminé par une Table alphabétique générale des Matières
Contenues dans les 12 volumes .
Abrégé de la Mythologie universelle , ou Dictionnaire de la Fable ,
adopté par la commission des ouvrages classiques , pour les Lycées et les ·
Ecoles secondaires ; par Fr. Noël. Avec cette épigraphe :
Nisi utile est , quod facimus , stulta est gloria.
PHEDR. Lib. , I. Fab.
Un vol . in- 12 de 650 pag. , petit- texte à deux colonues . Prix : 5 fr. , et
6 fr. 50 cent. par la poste
Atala- Réné, par F. A. de Chateaubriand. Douzième et dernière
édition . « J'ai passé quatre ans à revoir cet épisode ; mais aussi il est tel
» qu'il doit rester . C'est la seule Atala que je reconnoîtrai à l'avenir. »
( Préface de cette nouvelle édition , très-bien imprimée sur papier fin d'Angoulême
, ornée de six gravures , dessinées par E. B. Garnier , et gravées
par A. Saint-Aubin et P. P. Choffard. ) Un volume. in- 12 . Prix : 6 fr.
7. fr . 5o c. par la poste. Cartonné à la Bradel , prix : 7 fr . pour
Chez le Normant. 50 c.
Paris.
et
-
MAI 1807 .
229
NOUVELLES POLITIQUES.
Varsovie , 11 avril.
L'ambassadeur turc a reçu des dépêches extrêmement importantes
de Constantinople , qui ont été communiquées
immédiatement à M. le prince de Bénévent , et envoyées au
quartier-g néral de S. M. I. Comme plusieurs courriers sont
partis peu après pour le Frioul , la Dalmatie et Milan , on
croit que ces dépêches étoient relatives à la marche de l'armée
française qui se rend en Turquie.
Nous apprenons , par des rapports officiels , que le capitanpacha
a fait voile avec dix vaisseaux de guerre vers la Mer-
Noire, où les Russes n'ont que trois vaisseaux de ligne . Tous
les comptoirs anglais en Arabie , sur l'Euphrate et en Asie ,
ont été pris. Les Barbaresques ont déclaré la guerre aux
Anglais , et croisent contre leurs bâtimens.
Bude , 16 avril.
S. M. l'empereur et roi est de retour ici depuis hier.
Voici le discours que S. A. I. l'archiduc Palatin , a adressé
aux Etats ( en langue latine ) , dans la séance du 10 , où les
propositions royales furent remises à la diète :
« Nous avons senti toute l'étendue de la sollicitude paternelle
que S. M. l'empereur , notre très-gracieux souverain et
seigneur, nous a témoignée dans ses propositions royales ; elles
ont pour objet le rétablissement des forces de l'Etat , affoiblies
par de longues guerres , la solidité et la durée à donner au
corps politique (rebus patriis ) , et l'accroissement du bien- être
général……… .. Les événemens récens qui se sont passés , nous ont
appris plus que les annales les plus longues , combien les victoires
dépendent souvent du hasard , et le sort des rois et des
peuples de la volonté arbitraire du vainqueur. Il n'y a point
de paix , il n'y a point de salut , s'ils ne sont assurés par des
forces capables de résister à une attaque hostile. C'est en cela
que consiste la base fondamentale de chaque Etat ; c'est de là
qu'émane tant la sûreté extérieure que la prospérité intérieure ;
mais ces forces seules ne sont pas à beaucoup près suffisantes ,
et elles ne peuvent subsister sans forces morales , c'est- à-dire ,
sans caractère national. Nous en avons par nous-mêmes ( demi
nostra ) un exemple des plus éclatans , confirmé par une série
de plusieurs siècles.
» Le courage et les vertus de nos ancêtres fondèrent notre
liberté ; cette liberté nous dicta notre constitution ; cette cons
titution nous rendit heureux ; avec le secours de l'une et de
3
230 MERCURE DE FRANCE ,
l'autre , notre caractère national , c'est- à- dire la bravoure , la
générosité et la fermeté , ont triomphé constamment des contrariétés
et des obstacles , des pièges et de l'envie , et ont maintenu
la félicité de la nation . L'attachement à cette félicité
nationale a toujours rempli l'ame élevée de nos ancêtres ; il
les a confiamment excités à de grandes actions , à tout souffrir
pour le bonheur commun . L'intérêt général étoit tout à leurs
yeux , et leur intérêt particulier peu de chose . Leur grandeur
d'ame et leur générosité les portoient à sacrifier leurs fortunes
pour subvenir aux besoins publics. Leur valeur les faisoit
courir à l'envi sous les drapeaux , marcher à l'ennemi et le
repousser , et dans la mêlée présenter la poitrine au fer meurtrier
et recevoir des blessures honorables. Leur fermeté leur
apprenoit à souffrir la douleur , les privations et toutes les
incommodités de la vie.
» Tels furent les moyens , telles furent les vertus par lesquelles
notre heureuse patrie s'est conservée , et qui ont maintenu
l'esprit d'une nation libre , la force d'une législation *
qui réprimoit aussitôt toute atteinte et violation , ainsi que la
gloire de faire tout par soi-même pour le bien-être général ,
et conséquemment de pouvoir adapter sa félicité à l'esprit
national. Ce fut de ce te manière qu'Athènes , Lacédémone
et Rome se maintinrent dans l'état le plus florissant . Mais du
moment où l'amour du bien public vint à s'affoiblir dans les
esprits amollis ; que la cupidité , la molesse et la lâcheté
s'emparèrent des ames ; alors l'esclavage , la stupidité et la
misère succédèrent à la liberté , à la gloire et la prospérité.-
Graces soient rendues au Tout-Puissant ! les vertus des plus
grands peuples ne sont point encore éteintes en nous. Nous
aimons plus que la vie notre liberté , notre gloire et la félicité
publique. Nous faisons , nous allons au-devant de tout
ce qu'exige le bien de l'Etat . Nous obéissons à notre bon roi ;
nous l'admirons , nous l'aimons , lui dont tous les efforts
tendent à faire fleurir notre patrie , à affermir et consolider
son bien-être , etc. »
Hambourg , 22 avril.
Nous avons reçu des détails plus étendus sur la défaite des
Suédois le maréchal Mortier. Voici comment s'exprime
une lettre d'Anclam , du 18 :
par
« Le 15 avril au soir , le maréchal Mortier concentra une
partie de ses forces à Pasevalck. Les Suédois occupoient une
ligne fort étendue , ayant des têtes de colonne à Falckenwald ,
Stolzenbourg , Stadtforst , Belling et Dargiz ; c'est - à- dire ,
depuis l'Oder jusque dans le Mecklenbourg-Strelitz . Le maréchal
résolut d'attaquer leur centre , sans s'occuper des
''
MAI 1807 .
231
autres corps , convaincu
que , s'il arrivoit le premier sur la
'Peene , il causeroit la plus grande perte et jetteroit beaucoup
de confusion parmi les troupes ennemies .
A
-
» Le 16 , au point du jour , M. le maréchal Mortier fit
attaquer et enlever Belling. Les Français furent obligés de
traverser un terrain couvert de marrais. L'ennemi tenta en
vain de défendre le défilé de Lange Damen . Après un
combat très- opiniâtre , il fut chassé de position en position
jusqu'à Altcosenow , où les Français le trouvèrent. réuni à
des troupes venues d'Anclam . Il essaya alors de nouveau
d'arrêter leurs progrès ; mais , malgré le feu de son artillerie ,
la position fut enlevée de vive force , et dès-lors il se retira
en désordre sur Anclam , sans chercher à défendre les belles
positions en avant de notre ville . Il fut poursuivi dans toutes
les rues l'épée dans les reins , et forcé de passer la Peene
sans avoir le temps d'en rompre le pont. Les Suédois ont
considérablement souffert dans cette journée , et , outre les
morts et les blessés , ils ont perdu sur ce seul point 2 pièces
de canon et 600 prisonniers.
Après l'avantage remporté sur le centre de l'ennemi , le
maréchal Mortier se porta sur ses flancs . Une brigade détachée
sur Unkermunde y enleva 2 pièces de canon et 500
hommes . Une autre colonne , envoyée à Deusuein , prit
également 2 pièces canon de , et fit quelques centaines de
prisonniers. A chaque instant on amène au quartier-général
français des Suédois égarés qui , ignorant la langue du pays ,
ne savent où se retirer.
» Quoiqu'il ait fait un temps affreux pendant la journée
' du 16 , et malgré une forte pluie , accompagnée de grêle ,
les Français ont fait dix-huit lieues ce jour-là , toujours se
battant. Ils ont trouvé dans notre ville une jolie flotille , de
beaux magasins de grain et de farine , et des fours en bon
état. On croit qu'une autre flottille de huit chaloupes canonnières
et différens bâtimens de transport suédois , qui se trouvent
dans les Haffz , seront en outre forcés de se rendre faute
de vivres. >>
P. S. ( du 22 , à 10 heures du soir ) . Une lettre de
'Schwerin , datée d'hier , à onze heures du soir , porte ce
qui suit :
« Le maréchal Mortier , après avoir complétement battu
les Suédois , a conclu , avec le général Essen , gouverneur de
la Pomeranie , un armistice portant que les îles d'Usedom et
de Wollin seront cédées aux Français , et que les Suédois
n'inquiéteront , en aucune manière , les siéges de Colberg et
de Dantzick. »
232 MERCURE DE FRANCE ,
Le bruit se répand dans notre ville que les Suédois se sont
en outre , engagés à ne pas recevoir les Anglois à Stralsund ;
mais cette nouvelle mérite confirmation. }l paroit que ,
tandis que le maréchal Mortier battoit les Suédois vers Anclam
, M. le maré hal Brune s'est porté , de son côté , sur
Stralsund avec toutes les troupes qui formoient notre garnison.
On assure qu'il s'est tenu à Memel un grand conseil de
guerre , auquel l'empereur de Russie , le roi de Prusse , et
les principaux généraux de ces deux souverains ont assisté.
On croit qu'il s'agissoit d'arrêter le plan des opérations militaires
dans la campagne qui va s'ouvir.
Les lettres de la Pomeranie prussienne annoncent que le
bombardement de Dantzick a dû commencer , et que l'artillerie
de siége qu'on avoit attendue pendant quelques se
maines , étoit enfin établie devant la place. Le bombardement
de Graudentz a aussi commencé ..
Vienne , 18 avril.
Le 14 de ce mois , à 8 heures du matin , le corps de feue
S. M. l'impératrice - reine fut ouvert , et l'on en retira le coeur
et les entrailles. Le 15 , à 7 heures du matin , il fut transporté
à l'église paroissiale de la cour , et exposé publiquement sur
un lit de parade. Le 16 , à 2 heures après- midi , le coeur fut
porté solennellement à l'église des Augustins , où on le déposa.
Les entrailles furent portées de la même manière à l'église
cathédrale , et déposées dans le caveau. Le même jour , à
cinq heures du soir , les funérailles eurent lieu . La première
division du cortége se mit en marche de l'église des Augustins,
et se rendit aux Capucins dans l'ordre suivant : 1 ° . Un détachement
de cavalerie ; 2°. les pauvres des hôpitaux ; 3°. les
ordres religieux de la ville et des faubourgs ; 4°. les curés ;
5º, le magistrat de la ville ; 6º. les Etats de la Basse-Autriche ;
7°. les conseillers des départemens aulique et provinciaux ,
en habits de deuil ; 8° . les individus attachés à la cour. Les
ministres , les conseillers intimes , chambellans et autres
personnes de la cour , le recteur et les quatre doyens , de
l'université s'étoient déjà réunis dans l'église des Capucins ,
ainsi que les chevaliers de l'Ordre de la Toison-d'Or , et les
grand'croix de l'Ordre de Saint-Etienne. S. A. I. l'archiduc
Jean , remplaçant ici S. M. l'Empereur , et les autres archiducs
, s'y rendirent aussi avant l'arrivée du convoì.
A quatre heures et demie , le corps fut descendu du lit de
parade , le cercueil fermé et placé sur un char funèbre , attelé
de six chevaux , et drapé de noir. Le convoi se mit en marche
dans l'ordre suivant : 1 °. Un détachement de cavalerie ; 2º. deux
MAI 1807.
233
écuyers à cheval , en deuil ; 3 ° . trois carrosses de la cour, à deux
chevaux , pour dix valets de chambre et un fourrier de la cour ;
4°. un carrosse à six chevaux, où étoit le grand maître de la cour
de feue S. M. l'impératrice et deux chambellans ; 5º. un carrosse
à six chevaux , pour la grande - maîtresse de la cour et
deux dames du palais ; 6°. la livrée de la cour , en deuil , à
pied , la tête découverte ; 7 °. un détachement des trabans de
la garde ; 8° . le char funèbre , où reposoit le cercueil sur des
coussins ; de chaque côté , deux laquais , et près d'eux , douze
archers de la garde à pied , et cinq pages portant des flambeaux.
Derrière le char , étoit un second détachement de
trabans ; puis une compagnie de grenadiers avec tambour
drapé. Un détachement de cavalerie fermoit la marche.
Le convoi étant arrivé à la porte de l'église , le cercueil fut
descendu , et placé par les valets de chambre de feue S. M. I.
sur une estrade couverte d'une étoffe d'or, qui avoit été élevée
dans l'église : après avoir été béni pár le prince-archevêque ,
assisté de plusieurs évêques et prélats , il fut déposé dans le
caveau avec les formalités d'usage.
+
Francfort , 24 avril.
On écrit de Vienne que l'archiduc Charles a fait adopter à
S. M. l'empereur le projet d'une conscription milltaire dans
toute la monarchie autrichienne. Toute la jeunesse , sans exception
, y sera soumise comme en France , et des lois particu
lières détermineront le nombre des conscrits qui doivent être
levés annuellement.- Il est aussi décidé que l'archiduc Reinier,
frère de l'empereur , remplira les fonctions de ministre des
finances , et sera secondé par M. de Schettlusburg , conseiller
d'Etat , qui a déjà rendu des services importans dans cette
branche d'administration.
Londres, 22 avril.
Le bruit d'une prochaine dissolution du parlement , acquiert
, de jour en jour , plus de crédit. On disoit , hier , que
l'époque de cette dissolution est fixé au 1º mai.
Il n'est bruit , depuis quelque jours , dans les cercles
politiques , que d'une brouillerie qu'on dit exister entre les
premiers ministres ( le duc de Portland ) et M. Canning ,
ministre des affaires étrangères. On prétend que le noble
duc , piqué de ce qu'on le regarde comme incapable de soutenir
le poids de ses fonctions , cherche à donner un démenti
à ses détracteurs , en ajoutant à ces mêmes fonctions une
partie de celles des autres ministres. Ainsi , par exemple , il
prétend diriger seul les relations politiques de l'Angleterre
avec la Russie , sans permettre à M. Canning de s'en mêler ,
ni même d'en prendre connoissance. On dit que le ministre
234 MERCURE DE FRANCE ,
des affaires étrangères , furieux de cette prétention de la part
du duc de Portland , menace de rendre son porte-feuille ; et
on ajoute que , dans ce cas , il seroit remplacé par lord Sidmouth,
On assigne encore une autre cause au mécontentement
de M. Canning. On sait qu'il est fortement question de rappeler
lord Melville dans le cabinet. M. Canning seul s'oppose
fortement à ce projet , que lord Sidmouth favorise . Le duc
de Portland , qui n'aime pas le ministre des affaires étrangères
, n'en seconde que plus chaudement la réhabilitation de
ford Melville ; et de tout cela , il pourroit bien résulter que
M. Canning se retireroit du ministère , soit de force , soit
de gré.
Naples , 15 avril.
Il vient de s'opérer de grands changemens dans l'administration
générale de ce royaume. Un décret réunit le ministère
de la guerre à celui de la police qui n'est que temporaire ;
M. Salicetti remplira l'un et l'autre . L'administration des
postes qui étoit réunie à la police , est confiée à M. Ferri-
Pisani. L'administration de la ville de Naples, qui étoit aussi attachée
à la police , est réunie au ministère de l'intérieur. Le ministère
de la maison royale est supprimé , et ses attributions
partagées entre l'intendant général des maisons royales ,
et le ministre de l'intérieur . Le ministère du culte est confié
au commandeur Pignatelli , qui est en même temps ministre
de la marine. Le duc de Campochiaro , qui étoit ministre
de la maison royale , est nommé ambassadeur en Hollande.
Le duc de Cassano qui étoit ministre du culte , est nommé
grand-veneur. M. Dumas , qui étoit ministre de la guerre ,
est nommé grand -maréchal du palais.
PARIS, vendredi 1º mai.
Un décret impérial daté de Finkenstein , contient les dispositions
suivantes :
Art. I. Quatre-vingt mille conscrits de la conscription
de 1808 sont mis à la disposition du gouvernement.
II. Ils seront pris parmi les jeunes gens qui sont nés du
1er janvier 1788 au 1er janvier 1789.
ет
III . Ils seront , levés aux époques qui seront fixées par le
gouvernement .
IV. Ils seront employés à compléter les cadres des corps
affectés à la défense des côtes et des frontières , et à former les
nouvelles légions qui seront créées pour cet objet.
V. Les conscrits de la conscription de 1808 ne pourront
MAI 1807 .
235
er
être classés dans les cadres destinés aux armées employées
hors des frontières , qu'à dater du 1 janvier prochain.
- Un autre décret , daté du même jour , porte ce qui
suit :
Art. I. Soixante mille conscrits pris sur les quatre-vingt
mille dont la mise en activité est autorisée par le sénatusconsulte
du 7 avril , sont appelés et seront répartis entre les
départemens , conformément au tableau annexé au présent
décret.
II. Vingt mille conscrits formeront la réserve.
III. Toutes les opérations relatives à la levée ci - dessus prescrite
, seront exécutées conformément aux dispositions de
notre décret du 8 fructidor an 13 .
IV. Il sera prélevé sur le contingent de chaque département,
pour les carabiniers , les cuirassiers et l'artillerie à pied et à
cheval , un nombre d'hommes d'élite , déterminé par les .
tableaux de répartition joints au présent décret.
V. Toutes les opérations qui doivent précéder la convocation
du conseil de recrutement, seront terminées le 15 mai.
Les conseils de recrutement s'assembleront le 20 mai.
Le premier détachement de chaque département sera mis
en route le 5 juin.
VI. Les 60,000 conscrits de 1808 , appelés par notre présent
décret , seront répartis entre les légions et les différens
corps de l'armée , conformément aux tableaux qui seront
annexés au présent décrét .
"
VII. Les 20,000 hommes restant des 80,000 , dont la mise
en activité est autorisée par le sénatus- consulte du 7 avril
formeront la réserve de 1808. On continuera à observer ,
l'égard des conscrits de la réserve , les arrêtés des 18 thermidor
an 10 et 29 fructidor an 11 , et notre décret du 8 nivose
an 13. On se conformera , pour les conscrits en dépôt , à
notre décret du 8 fructidor an 13.
VIII. Si , parmi les conscrits appelés , il s'en trouve qui
appartiennent à la garde nationale mise en activité , ils seront
remplacés dans cette garde, suivant le mode prescrit par notre
décret du 8 vendémiaire an 14 .
-L'Empereur a admis parmi les corps de sa garde , le
beau régiment de gardes du grand - duc de Hesse. On dit que
plusieurs autres régimens des princes confédérés vont jouir
de cette honorable distinction.
-Dimanche dernier ont été présentés à S. M. l'Impératrice.
Reine , par M. de Cetto , envoyé extraordinaire et ministre
plénipotentiaire de S. M. le roi de Bavière , M. le comte
d'Arco , grand-maître de la cour de S. A. E. Mad. l'électrice
236 MERCURE DE FRANCE ,
douairière de Bavière ; M. de Pfeffel , conseiller intime de légation
de S. M. le roi de Bavière .
-
On croit que S. M. l'Impératrice ira fixer sous peu de
jours sa résidence au château de Saint- Cloud , qu'elle occupera
pendant toute la belle saison.
Le prince vice-roi d'Italie est revenu à Milan le 21
avril , de la tournée que S. A. I. et R. a faite dans le pays
vénitien.
-Quatorze détenus se sont évadés des prisons de la ville
d'Angers , dans la nuit du 23 au 24 de ce mois. L'un d'eux
avoit été condamné , par contumace , à la peine de mort , au
commencement de janvier dernier ; huit autres venoient d'être
condamnés à 10, 12 et 24 ans de fers ; cinq étoient accusés de
délits graves et non encore jugés. Deux de ces individus ont
été repris le lendemain. Le signalement des douze qui sont
en fuile a été envoyé sur tous les lieux qu'ils peuvent traverser.
-Le 30 mars, à 11 heures 13 minutes du matin , un trembleinent
de terre , précédé d'un mugissement sourd , s'est fait
sentir dans la partie septentrionale du Puy- de-Dôme , sur une
surface d'environ 4 myriamètres de longueur. La secousse a
été si forte en certains endroits , que dans l'espace de deux
secondes qu'elle a duré , des vases de terre et de verre ont été
cassés et des pendules arrêtées ; il en est résulté même l'écroulement
de quelques vieilles masures.
-
On a reçu d'Egypte la nouvelle que les Mamelucks ont
perdu depuis peu leur chef, ce même Elphi-Bey, connu par
son attachement à l'Angleterre , et qui , après que les Anglais
eurent évacué cette province , se rendit à Londres.
La Cour de cassation a délibéré jeudi dernier , jusqu'à
cinq heures du soir , sur la fameuse affaire Douhault. Une
multitude prodigieuse remplissoit la salle des requêtes ; chaque
parti étoit en présence , et discutoit assez chaudement ses
intérêts , lorsqu'enfin les magistrats sont revenus fixer toutes
les conjectures et toutes les opinions , en prononçant le rejet
du pourvoi par l'organe de M. le premier président Muraire.
Tous les considérans de l'arrêt étoient la réfutation des sept
moyens de cassation proposés par la réclamante.
- La fête de l'Invention de la Sainte-Croix et l'octave
solennelle de cette fête seront célébrées à Montmartre , le'
dimanche 3 mai et jours suivans. Il y aura pendant toute
l'octave, grand'messe à dix heures , sermon après l'Evangile ;
vêpres à trois heures après midi , ensuite les stations , l'adoration
de la croix et le salut , avec exposition et bénédiction
ΜΑΙ 1807 .
237
du Saint-Sacrement. Montmartre est un lieu qui mérite par
ticulièrement le respect et la visite des fidèles , comme le
théâtre du martyre des apôtres de Paris , le berceau de la foi ,
le premier endroit où la croix fut plantée en ce diocèse : lá
aussi reposent les cendres de plusieurs chrétiens de la capitale ,
distingués par leur foi et leur piété.
Depuis plusieurs jours , l'élévation du thermomètre de
M. Chevallier a été de 19 à 20 degrés. Hier , 30 avril , il s'est
élevé dans son maximum , à 20 d. 7 / 10 ° . Ainsi , nous éprou
vons , au commencement de ce printemps , les chaleurs du
solstice d'été ; et les bords de la rivière ont été couverts ces
jours derniers de baigneurs , ce qui est d'autant plus extraordinaire
que, dix jours avant , il avoit beaucoup neigé . Ce
changement brusque de température froide à une chaleur
si vive , produit dans la végétation des effets singuliers , et qui
ne peuvent échapper aux amateurs des jardins paysagistes. Les
arbres les plus hâtifs ayant été retardés par le froid , et les
arbres les plus tardifs se trouvant avancés par la grande force
du soleil , il résulte qu'on jouit à la fois d'une végétation qui
d'ordinaire ne vient que successivement ; ainsi l'orme, le chêne,
le tremble , l'accacia, montrent leurs feuilles au moment même
où les arbres à fruit entrent en fleurs : ce qui donne à la campagne
un aspect enchanteur et vraiment nouveau pour nous.
A l'âge de onze ans , Gabriel - Auguste Estivallet fut
conduit à la Force , comme prévenu de vol ; à douze , il fut
condamné à un an de prison ; à treize , envoyé à la Force par
ordre du préfet , comme prévenu de vol ; à quatorze , condamné
à quatre ans de prison par le tribunal de police correctionnelle
; à dix-huit ans , condamné à dix années de fers.
Parvenu à s'évader , la même année , du port d'Anvers , il à
été arrêté à Paris pour vol avec effraction. Jeudí , la
cour de justice criminelle , après avoir condamné cet incorrigile
fripon , âgé de dix - huit ans , à dix années de fers , lui
a de plus infligé la peine de la flétrissure à cause de la récidive.
}
Le même jour , Pierre Nothon , arrêté plusieurs fois pour
vol , soupçonné d'avoir été flétri avant la révolution et de
s'être échappé des galères , a été condamné à douze années de
fers et à six heures d'exposition , pour vol avec escalade.
LXXI BULLETIN DE LA Grande-Armée.
Finckenstein , le 19 avril 1807.
La victoire d'Eylan ayant fait échouer tous les projets que
l'ennemi avoit formés contre la Basse - Vistule , nous a mis
en mesure d'investir Dantzick et de commencer le siége de
cette place. Mais il a fallu tirer les équipages de siége des
forteresses de la Silésie et de l'Oder , en traversant une étendue
de plus de cent lieues , dans un pays où il n'y a pas de
238 MERCURE DE FRANCE ,
5.
calibre , venues de Stettin , de Custrin , de Glogau et de
Breslau , auront sous peu de jours leur approvisionnement
complet.
Le général prussien Kalkreuth commande la ville de
Dantzick. Sa garnison est composée de 14,000 Prussiens et
6000 Russes. Des inondations et des marais , plusieurs rangs
de fortifications et le fort de Wechselmund ont rendu difficile
l'investissement de la place.
Le journal ci-joint du siége de Dantzick fera connoître ses
progrès à la date du 17 de ce mois . Nos ouvrages sont parvenus
à 80 toises de la pace ; nous avons même plusieurs fois
insulté et dépalissadé les chemins couverts.
Le maréchal Lefebvre montre l'activité d'un jeune hoinme.
Il étoit parfaitement secondé par le général Savary ; mais ce
général est tombé malade d'une fièvre bilieuse , à l'abbaye
d'Oliva , qui est à peu de distance de la place. Sa maladie a été
assez grave pour donner pendant quelque temps des craintes
sur ses jours. Le général de brigade Schramm , le général d'artillerie
Lariboissière et le général du génie Kirgener ont aussi
très-bien secondé le maréchal Lefebvre . Je général de division
du génie Chasseloup vient de se rendre devant Dantzick.
Les Saxons , les Polonais , ainsi que les Badois , depuis que
le prinee héréditaire de Bade est à leur tête , rivalisent entr'eux
d'ardeur et de courage.
L'ennemi n'a tenté d'autre moyen de secourir Dantzick , que
d'y faire passer par mer quelques bataillons et quelques provisions.
En Silésie , le prince Jérôme fait suivre très -vivement le
siége de Neiss .
Depuis que le prince de Pletz a abandonné la partie , l'aidede-
camp du roi de Prusse , baron de Klest , est arrivé à Glatz
par Vienne , avec le titre de gouverneur - général de la Silésie.
Un commissaire anglais l'a accompagné , pour surveiller l'emploi
des 80,000 liv. sterl. données au roi de Prusse par l'Angleterre.
Le 13 de ce mois , cet officier est sorti de Glatz avec un corps
de 4000 hommes , et est venu attaquer , dans la position de
Frankenstein , le général de brigade Lefevre , commandant le
corps d'observation qui protège le siége de Neiss. Cette entreprise
n'a eu aucun succès : M. de Kleist a été vivement repoussé.
Le prince Jérôme a porté , le 14 , son quartier - général à
Munsterberg.
Le général Loison a pris le commandement du siége de
Colberg. Les moyens nécessaires pour ses opérations commenMAI
1807 . 239
cent à se réunir. Ils ont éprouvé quelques retards , parce
qu'ils ne devoient pas contrarier la formation des équipages
de siége de Dantzick .
Le maréchal Mortier , sous la direction duquel se trouve
le siége de Colberg , s'es porté sur cette place en laissant
en Pomeranie le général randjean avec un corps d'observation
, et l'ordre de prendre position sur la Peene.
La garnison de Stralsund ayant sur ces entrefaites reçu par
mer un renfort de quelques régimens , et ayant été informée
du mouvement fait par le maréchal Mortier avec une partie
de son corps d'armée , a débouché en forces. Le général
Grandjean , conformément à ses instructions , a passé la
Peene et a pris position à Anclam . La nombreuse flottille
des Suédois leur a donné la facilité de faire des débarquemens
sur différens points et de surprendre un poste hollandais
de 30 hommes , et un poste italien de 37 hommes. Le maréchal
Mortier , instruit de ces mouvemens , s'est porté , le 13 , sur
Stettin , et ayant réuni ses forces , a manoeuvré pour attirer
les Suédois , dont le corps ne s'élève pas à 12 mille hommes.
La Grande-Armée est , depuis deux mois , stationnaire dans
ses positions. Ce temps a été employé à renouveler et remonter
la cavalerie , à réparer l'armement , à former de grands
magasins de biscuit et d'eau- de- vie , à approvisionner le soldat
de souliers. Chaque homme , indépendamment de la
paire qu'il porte , en a deux dans le sac.
La Silésie et l'île de Nogat ont fourni aux cuirassiers , aux
dragons , à la cavalerie légère , de bonnes et nombreuses
remontes.
Dans les premiers jours de mai , un corps d'observation de
50,000 hommes , français et espagnols , sera réuni sur l'Elbe.
Tandis que la Russie a presque toutes ses troupes concentrées
en Pologne , l'Empire français n'y a qu'une partie de ses forces ;
mais telle est la différence de puissance réelle des deux Etats.
Les 500,000 Russes que les gazetiers font marcher tantôt à
droite , tantôt à gauche , n'existent que dans leurs feuilles et
dans l'imagination de quelques lecteurs qu'on abuse d'autant
plus facilement , qu'on leur montre l'immensité du territoire
russe , sans parler de l'étendue de ses pays incultes et de ses
vastes déserts.
La garde de l'empereur de Russie est , à ce qu'on dit ,
arrivée à l'armée ; elle reconnoîtra , lors des premiers événemens
, s'il est vrai , comme l'ont assuré les généraux ennemis ,
que la garde impériale ait été détruite. Cette garde est aujourd'hui
plus nombreuse qu'elle ne l'a jamais été , et presque
double de ce qu'elle étoit à Austerlitz .
240 MERCURE DE FRANCE ,
Indépendammment du pont qui a été établi sur la Narew ,
on en construit un sur pilotis entre Varsovie et Praga ; il est
déjà fort avancé. L'EMPEREUR se propose d'en faire faire trois
autres sur différens points . Ces ponts sur pilotis sont plus
solides et d'un meilleur service que les ponts de bateaus.
Quelque grands travaux qu'exigent ces entreprises sur une
rivière de 400 toises de large , l'intelligence et l'activité des
officiers qui les dirigent et l'abondance des bois , en facilitent
le succès.
M. le prince de Bénévent est toujours à Varsovie , occupé
à traiter avec les ambassadeurs de la Porte et de l'empereur
de Perse. Indépendamment des services qu'il rend à S. M. dans
son ministère , il est fréquemment chargé de commissions
importantes relativement aux différens besoins de l'armée.
Finckenstein , où S. M. s'est établie pour rapprocher son
quartier-général de ses positions , est un très-beau château ,
qui a été construit par M. de Finkenstein , gouverneur de
Frédéric II , et qui appartient maintenant à M. de Dohna
grand-maréchal de la cour de Prusse.
Le froid a repris depuis deux jours. Le printemps n'est
encore annoncé que par le dégel . Les arbustes les plus précoces
ne donnent aucun signe de végétation .
FONDS PUBLICS DU MOIS D'AVRIL.
DU SAM. 25.- C p. olo c. J. du 22 mars 1807 , 73f 10c 73f7af goe
73f ooc ooc oof oof 100 000 oof ooc ooc. ooc . 0°C ooc oof ooc ouc
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 , 70f. oof 100 00c doc
Act. de la Banque de Fr. 1215f ooc oooof. ooc. oooc ooc
DU LUNDI 27.- € pour ojo c. J. du 22 mars 1807 , 73f72fgic goc 85c
Soc 72. 85 90e ouc oc , ooc ooc oof oof, ooc ooc ooc ooc.
' Idem . Jouiss . du 22 sept . 18o7 , oof Soc . onc . cÁC GỐC
Act. de la Banque de Fr. 1213f 75c 1215f. 00c . 00 of
DU MARDI 28. C p. 0/0 c . J. du 22 mars 1807 , 72f 75c 80c 75c 70c
65c 75c opc. ooc ooc ooc ooc . oof ooc ooc ooc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss : du 22 sept . 1807 , óof. o c ooc ooc ooc ooc . oọc o
Act. de la Banque de Fr. 121 fooc oooof. oocooc
DU MERCREDI 29. - C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f800 85c 9c 85c
8oc 8 c ooc ooc . ooc oof ooco c. ooc cof ooc. oof.
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 69f Soc . ooc . ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof uoc oooof oof ooc
DU JEUDI 30.- C p. 00 c . J. du 22 mars 1807 , 72f 75c Soc 85c ooc ooc
OOC OOC onc voc onc ooc ooc ooc ooc o^ c ooc o^ c ooc ooc ooc coc OOC
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 70f 70f 15c 00f ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof. ooc oooof ooouf. 0000f
DU VENDREDI Ier mai. -C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 73 73f 200.
300 250 200 25c 30c 25c oof ooc ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc ooe
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1S07 , 7of 7of 50c . ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fra 1217f 500 0000foooof
(N°. CCCIII. )
(SAMEDI 9 MAI 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
cen
LE GÉNIE DE L'HOMME , ( 1 )
ཚ་ ་
FRAGMENT DU DEUXIÈME CHANT.
MAT
La Mort de Pline.
R
AIS quand ce noir Typhon (2) , des coups de son tonnerre ,
Pour la première fois effraya-t-il la terre ?
Ce fut (l'antique histoire ainsi l'a raconté ) ,
Quand , sous Vespasien , au monde épouvanté,
Des vieux remparts d'Hercule il offrit la ruine.
D'assez fameux débris marquent son origine .
Muse ! viens me prêter tes plus tristes couleurs :
Une grande victime a demandé tes pleurs.
Quand Pline commandoit la flotte de Mysène ,
Le bruit se répandit qu'un nouveau phénomène ,
Un rival de l'Etna menaçoit l'univers ,
Et qu'enfin le Vésuve avoit brisé ses fers.,
C'étoit l'heure où le peuple est aux fêtes publiques ;
Mais du cirque , à ces bruits , désertant les portiques ,
La foule des Romains , dans les temples sacrés ,
Court porter sa terreur et ses pas égarés .
Pline , se confiant à son grand caractère ,
Seul , veut sonder de près cet effrayant mystère ;
( 1 ) Ce poëme a été publié cette semaine . Nous en rendrons compte dans
un prochain Numéro. Un vol . in-8 °. Prix : 5 fr. , et 5 fr. 75 c. par la poste.
A Paris , à la Librairie stéréotype , rue des Petits-Augustins , nº. 15 ;
et chez le Normant.
(2) Le Vésuve.
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
Et brûlant d'épier , dans ce grand mouvement,
Du volcan en travail l'horrible enfantement ,
Il s'apprête à partir. Mais sa soeur en alarmes ,
Se jette à ses genoux , qu'elle arrose de larmes :
« O mon frère ! en courant à des dangers certains ,
>> Ne crains-tu pas , dis-moi , de tenter les destins ?
» J'ai perdu mon époux , mon frère le remplace ,
» Et ta mort , ô mon fère ! aujourd'hui nous menace ,
» Et tu veux nous quitter ? Ne m'as-tu pas promis
» De veiller , en tous temps , sur les jours de mon fils
» Si tu meurs , de ce fils que devient la jeunesse ?
>> Et quel bras désormais soutiendra sa foiblesse ?
>> O qu'en toi de son père il retrouve l'appui ;
>> Et si ce n'est pour moi , conserve- toi our lui ! »>
Elle dit Aux accens de cette soeur chérie
Pline hésite un moment , son ame est attendrie ;
Mais bientôt , dans son sein renfer :nant ses douleurs ,
Il s'arrache , pensif , à sa famille en pleurs.
Il se rend dans le port : il monte une galère ;
Et déjà ses rameurs sillonnent l'onde amère.
Mais la nuit approch it , et les ombres du soir ,
Sur les vieux Apennins commençoient à s'asseoir :
De Rhétine d'abord on cherche les rivages .
Partout s'offroient aux yeux les plus tristes présages :
Les airs sont endormis dans un morne repos ,
Et l'Océan plombé sent frissonner ses flots ;
L'Orfraie , avant- coureur des désastres célèbres ,
Trois fois , rasant la nef, poussa des cris funèbres .
Les nochers ont pâli . Pline , sans s'émouvoir ,
Tranquille , observe tout , et s'apprête à tout voir .
On avance ; et déjà se découvre à la vue ,
Au-dessus du Vésuve , une effroyable nue
Qui , telle qu'un grand pin , allonge dans les cieux
Et son tronc gicantesque , et ses bras spacieux .
Cette horrible vapeur , ce nuage de cendre ,
Sur l'Océan noirci commence à se répandre :
L'Italie , agitée en ses vieux fondemens ,
Prolonge , sous les mers , de sourds frémissemens ;
De ce bruit qui s'accroît la rive est ébranlée ,
Et l'onde d'Amphitrite est an loin refonlée.
Déjà roulent en l'air des rochers allumés ,
Qui tombent, en sifflant , sous les flots enflammés ;
Et la vague en fureur , qui s'élève en colonne ,
Autour de la galere, et mugit et bouillonne.
Pline veut aborder . Tout-à-coup à ses yeux
Le nuage s'approche , et du plus haut des cieux ,
S'abat , et couvre au loin et la plaine azurée ,
Et le cap de Mysène et l'île de Caprée :
Le monde a disparu dans une immense nuit.
Un vent affreux , s'élève , et la nef, à grand bruit ,
Dans cette obscurité , sur les flots balancée ,
Du rivage à la mer est vingt fuis repoussée .
Enfin , dans l'orient , le jour ressuscité
Ramène aux yeux de Pline une morne clarté.
Epouvantable jour plus affreux que les ombres !
MAI 1807.
243
Combien il offrira de morts et de décombres ,
Que déroboit la nuit sous son voile incertain ,
Et que vont révéler les clartés du matin !
Cependant Pline aborde , et fort de son courage,
Seul , avec un esclave , il s'él nce au rivage.
Tu dois revivre aussi pour la postérité ,
Otoi ! mortel obscur , dont la fidélité
Partaga ses périls , pour toi plus grands peut- être ,
Puisque la gloire au moins dédommageoit ton maître.
Ils marchoient en silence à travers les débris.
Mais qui pourroit redire et les pleurs et les cris ,
Et cet effroi croissant de la foule agitée ,
Qui dans les temples saints couroit épouvantée?
Les uns , humiliant aux pieds des immortels ,
De leurs tremblantes mains embras -oient leurs autels ;
Et d' utres , des Dieux même oubliant la mémoire,
Blasphemoient leur saint nom , ou refusoient d'y croire.
Partout le désespoir , l épouvante et la mort.
O Pline , quels dangers t'attendoient sur ce bord !
Mais lui : Ma chons , ami , vers les murs de Pompée ;
» Là , si notre espérance , hélas ! n'est pas trompée ,
» ( Et le veuillent les Dieux ! ) nous pourrons de plus près ,
>> De ce grand phénomène épier les secrets. »
-
Il a parlé . Soudain , r doublant de courage ,
Vers Pompéia tous deux ils cherchent un passage .
La chaumière embrasée , et les palais brûlans
A travers les débris guident leurs pas tremblans .
Sous leurs peds incerta ns le sol gronde et chancelle :
Ils marchent , en foulant une terre infidelle,
D'où l'on voit des éclairs ans relâche sortir ,
Qui s'ouvre , se referme , et veut les engloutir.
Cependant le Volcan rugit dans ses abymes.
De nouveaux tourbillons , rassemblés sur ses cimes ,
S'arrondissent en globe , et noircissant les airs ,
Font partir de leur sein d'effroyable éclairs.
Dans cette fausse nuit , la Nature alarmée
Sous ses propres fureurs semble s'être abymée.
L'Océan se déborde , et ses flots courroucés,
Par la lave en furie , au loin sont repoussés .
C'est peu du vieil Etna la foudre se rallume ;
Neptune , que Vulcain et tourmente et consume ,
Répond , du fond des mers , au bruit des deux Volcans :
Teis , du cri des combats , retentissent deux camps.
De Mysène à Sorente on ne voit que ruine :
La flamme inonde au loin et Sabie et Rhétine.
Sous le double courroux de Vulcain , de Thétis ,
Les murs de Pompéïa déjà sont engloutis ;
L'antique Herculanum n est qu'un monceau de cendre ,
Et dans la même tombe un jour les vit descendre,
Quels spectacles pour Pline ! A de si grands malheurs
La pitié du grand homme a donné quelques pleurs.
Toutefois au milieu de ces terribles scènes ,
Il poursuit les secrets de leurs grands phénomènes :
Nature ! il t'adiniroit au sein de ton horreur ,
Et tu lui paroissois belle de ta fureur.
Q 2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Peut-être ce génie , avide de connoître ,
Eût surpris, en ce jour , les desseins du Grand Être.
Mais celui dont le bras , sur ce monde arrêté,
Se cache dans la nuit de son éternité ,
t
Ne permit pas que Pline ; à la race mortelle ,
Révélat des secrets toujours voilés pour elle.
Tandis qu'à son esclave il s'apprête à dicter
Ses grands pensers , qu'à Rome il voudroit remporter,
O décrets ! ô douleur ! une nue enflammée
Le couvre tout entier d'une ardente fumée.
Il tombe , il se relève , et d'un regard mourant
Cherche encore une fois son esclave expirant.
C'en est fait, il n'est plus ; et , du monde effacées
Dans sa tombe , avec lui , s'enferment ses pensées.
Tels on voit , aux déserts de l'antique Oasis ,
Ces monumens , chargés d'emblèmes obscurcis,
Qui gardent les dépôts de la sagesse antique :
Mais ces pensers , que voile une ombre énigmatique ,
En vain vivent encore au fond de ces déserts ;
La voix de ces vieux Temps n'instruit plus l'univers.
M. DE CHÊNEDOLLÉ .
ENIGME.
Je suis en vogue en France , et n'y suis pas fort rare ;
Mais quand je suis commun on ne m'estime pas :
Je suis habile, et par un sort bizarre
Je fais souvent mon plus grand embarras.
Je suis de tout métier dans la paix , dans la guerre;
Sans moi l'on ne fait rien de bon ; 20
Je puis facilement courir, toute la terre,
Et je suis toujours en prison.
LOGOGRIPHE
Si vous trouvez un élément ; ‹
Notre première mère , et le nom d'une ville ,
Dans un légume fort utile ,
Vous m'avez deviné , lecteur, assurément.
CHARADE..
Mon premier se distingue à la chasse , à la guerre ;
Plus mon second est riche , et plus il sait nons plaire;
Et mon tout, en Turquie , annonce un sort sévère;
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Vaisseau.
Celui du Logogriphe est Feinte , où l'on trouve fiente.
Celui de la Charade est Pas-sage,
MAI 1807.
245
DES SCIENCES ,
DES LETTRES ET DES ARTS.
L Il semble que la distinction entre les sciences et les lcures
soit plus marquée de nos jours qu'elle ne l'étoit autrefois.
Aujourd'hui , l'on fait des discours sur l'accord qui doit régner
entre les sciences et les leures , et sur les motifs qui concourent
à unir ceux qui les cultivent ( 1 ), Au siècle de Louis XIV,
je crois qu'on auroit dit à- peu-près indifféremment : les sciences
furent cultivées dans la Grèce , ou les lettresfurent cultivées
dans la Grèce; et l'Académie Française , loin d'accréditer
cette distinction , ou plutôt cette opposition entre les sciences
et les lettres , dit dans son Dictionnaire , à l'article Lettres :
<«< Lettres se dit au pluriel de toute sorte de science et de
> doctrine. » Et au mot Science , elle renvoie au mot Littérature.
Il peut être utile de rechercher la cause du changement
survenu à cet égard dans l'expression , et par conséquent dans
les idées.
A parler philosophiquement , tout , dans les connoissances
humaines qui sont du ressort de l'esprit seul , est science , et
tout est lettres . La théologie et la morale , la politique et la
jurisprudence , l'histoire et la critique qui appartiennent
également à la théologie ét à la politique , sont des sciences ;
les mathématiques et leurs nombreuses parties , l'histoire naturelle
et ses différentes branches , la médecine et tout ce qui en
dépend, sont aussi des sciences : c'est- à-dire , des systèmes
de connoissances qui ont leurs principes , leurs développemens
et leur but.
Mais toutes ces sciences , les unes comme les autres, ne peuvent
(r) Discours sous ce titre par M. Genisset , professeur au Lycée de
Besançon. 1807.
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
nous être connues et mises à la portée de nos esprits que par les
lettres je veux dire par la parole verbale ou écrite , et , sous
cette dernière forme , elle prend le nom de style ; et comme
la parole écrite ou verbale n'est qu'un assemblage et une combinaison
de sons ou de signes qu'on appelle des lettres , on a ,
par une figure assez commune , donné au tout le nom de la
partie , et appelé quelquefois lettres en général , tout ce qui ,
dans les connoissances humaines, est présenté à l'esprit , et rendu
sensible par le ministère de la parole.
Ainsi la science est le fonds , et les lettres sont la forme.
L'une est la pensée , les autres sont l'expression , sans laquelle
cette pensée n'existeroit pas pour nous , pas même pour celui
qui le premier la conçoit et la développe ; et , jusque là , il ne,
paroît pas trop philosophique d'établir une opposition quelconque
entre le fond et la forme , entre la pensée et son expres
sion nécessaire.
Mais , dans les premiers temps du renouvellement des études ,
les hommes qui cultivoient leur esprit , uniquement occupés ,
du fond , négligeoient beaucoup trop la forme. La partie litté
raire de leurs productions étoit sacrifiée à la partie scienti
fique , et les langues modernes n'étoient pas même assez formées
pour qu'ils pussent écrire dans l'idiome usuel. On ne vit
donc dans leurs ouvrages que la science qui étoit utile , et non
le style , qui ne pouvoit servir de modèle . On les appela savans,
et même on jeta du ridicule sur leur science , parce qu'hérissés
de grec et de latin , ils la rendoient inabordable par l'obscurité
, les longueurs , les inutilités , le défaut de méthode de
leur style ; et il faut remarquer qu'alors le titre de savans
n'étoit donné qu'à des théologiens , des jurisconsultes , des
publicistes , des critiques , ou même des commentateurs d'ouvrages
purement littéraires.
Cependant , quelques hommes d'un esprit exercé , aiguisé
même par les passions , trouvant le champ de la science cultivé.
par leurs prédécesseurs , et voulant à tout prix faire entendre
leur science à ceux mêmes qui n'étoient pas savans , s'attachèrent
à semer de fleurs les routes arides de l'érudition. Les
langues modernes se formoient ; et, soit que les premiers ils
MAI 1807. 247
écrivissent dans une langue usuelle , soit qu'ils employassent
encore les langues exclusivement appelées savantes , ils ornèrent
ou ils armèrent leur science de tous les agrémens ou de toute la
force d'un style facile ou véhément , abondant ou concis , vif
ou élégant , toujours clair et méthodique. C'est à ce style dont
la science moderne n'avoit pas jusqu'alors offert de modèles ,
à ce style qui fait parler aux savans la langue du peuple , et
quelquefois aux sciences , même les plus graves , le langage
des passions , qui même , au besoin , appelle à son secours l'invective
et le sarcasme , qu'il faut principalement rapportér les
succès des premiers réformateurs , et la vogue des sophistes
du 18° siècle. Alors , on dut commencer à se servir indifféremment
du mot lettres pour désigner les sciences , ou du
mot sciences pour désigner les lettres , parce que la science
étoit devenue plus littéraire et plus ornée , ou la littérature
plus savante ; et que la science offroit des modèles de l'art
d'écrire , et le style , des modèles de l'art de présenter la pensée.
Le siècle de Louis XIV rapprocha encore davantage la
science des lettres. L'art d'écrire s'y perfectionna en mêmetemps
que l'art de penser ( j'emploie cette expression , quoique
je la croie fausse , uniquement pour faire mieux entendre ma
pensée) , ou plutôt l'art de bien penser se confondit avec l'art
de bien écrire , et la distinction entre les sciences et les lettres
dut être moins sensible .
Plus tard , on s'est jeté dans un excès opposé à celui des
premiers temps . Des hommes de beaucoup d'esprit ont négligé
le fond pour s'attacher uniquement à la forme , ou même ,
plus coupables , ils ont embelli un fond vicieux des formes les
plus séduisantes ; et la partie littéraire de leurs écrits a été
beaucoup plus remarquable que la partie scientifique. Alors
on a du considérer les nouvelles productions par leur côté le
plus brillant , et l'on a dit de leurs auteurs qu'ils cultivoient
les lettres. On les a appelés hommes de lettres , littérateurs ,
dénominations inconnues au siècle précédent ; et comme il y
avoit eu , dans les premiers temps , des savans sans littérature ,
dans le sens que nous attachons à cette expression , il y a eu,
dans le dernier , des littérateurs sans véritable science.
248 MERCURE
DE FRANCE
, 7
Cependant cette classe d'hommes ou de gens de lettres s'est
multipliée. La science vient lentement ; elle est difficile à
acquérir ; les fruits en sont tardifs ; et la dette que la société
contracte envers le véritable savant , n'est presque jamais
acquittée qu'à sa mémoire. Au contraire , à mesure qu'une
nation avance , et que sa langue se forme et se polit , le talent
d'écrire , et même de bien écrire , s'acquiert plus facilement ,
et s'exerce avec moins d'efforts et de travail. La science est le
fruit de la méditation. Le style est beaucoup plus un art
d'imitation , et les originaux multipliés présentent plus de
modèles. L'homme de lettres qui n'est que cela , jouit en personne
de sa réputation , et la gloire est pour lui un fonds , à
la vérité quelquefois perdu pour sa mémoire , mais dont il
retire , de son vivant , un profit assuré.
Au siècle de Louis XIV, il y avoit eu des orateurs , des
philosophes , des poètes même , qui en même temps qu'ils
étoient littérateurs , possédoient la science des objets qu'ils
traitoient. Dans le nôtre , il y a eu des hommes de lettres qui
n'ont été ni orateurs , ni poètes , ni moralistes , ni historiens ,
pas même écrivains , à qui l'on a tenu compte , non de ce qu'ils
ont fait , mais de ce qu'on a supposé qu'ils pouvoient faire ;
et le titre d'hommes de lettres a été , comme celui d'avocat
en parlement, un titre sans fonctions , une qualification honorable
qui s'acquiert sans frais , n'impose aucun devoir , et classe
un homme sans le placer.
Il y a donc eu des hommes de lettres sans exercice , et à la
suite de la littérature , comme il y avoit des abbés sans béné◄
fice , et à la suite de l'Eglise ; des officiers sans activité , et à
la suite de l'armée ; et peut -être ces surnuméraires ont - ils
produit partout les mêmes désordres,
Voilà une première cause du divorce qui s'est fait de nos
jours entre les sciences et les lettres : celle-là tient aux hommes
, mais il y en a une seconde qui vient des choses.
La philosophie qui étoit en vogue dans le dernier siècle ,
haïssoit la religion , et n'entendoit rien à la politique et à la
morale ; mais comme il faut un aliment à l'inépuisable activité
de l'esprit humain , nos philosophes s'attachèrent exclusi
1
MAI 1807. 249
to
vementaux connoissances physiques , dans lesquelles de grandes
et fécondes découvertes faites par des savans du siècle précédent
, leur en promettoient beaucoup de petites , et dont
plusieurs branches avoient été , jusqu'à eux , négligées ou
dédaignées. Ils refusèrent donc le nom de sciences à ce qu'ils
n'entendoient pas , ou ne vouloient pas entendre , pour en
décorer les connoissances qui étoient l'objet de leur prédilection
et de leurs études. Les sciences physiques furent
donc les seules sciences , et les hommes qui les cultivoient les
savans par excellence . Le naturalisme , ou plutôt le matérialisme,
qui faisoit le fonds de toutes les nouvelles doctrines ,
gagnoit quelque chose à ces dénominations ; et les gens de
lettres , satisfaits de leur partage , ne cherchoient point à troubler
les savans dans la possession exclusive de la science. Les
mathématiques et tout ce qui en dépend , prirent les rênes de
la science , sous le nom de hautes sciences , de sciences exactes,
quoiqu'elles ne soient pas , dans leur genre , plus exactes que
d'autres sciences dans le leur , et qu'elles soient sur-tout bien
moins hautes dans leur objet. L'histoire naturelle se glissa
aussi dans les études même de l'enfance . Cette science , assurément
, n'est ni haute ni exacte ; mais elle s'occupe de la
nature physique , et c'étoit là son titre de recommandation.
Les sciences s'emparèrent donc de l'enseignement , et même , à
une certaine époque , en bannirent les lettres ; et l'on a pu voir,
dans deux articles insérés récemment au Mercure, des réflexions
aussi bien pensées que bien écrites , sur la révolution qui se
fit alors dans le système d'éducation publique et particulière.
"
#
1
1
Mais toutes ces sciences , dont la matière considérée dans sa
quantité ou ses qualités , est le sujet, parlent une langue
technique étrangère à la littérature proprement dite , et em
ploient des formes de style qui lui sont inconnues. Les unes
procèdent par axiomes , par théorêmes , par corollaires ; les
autres , par nomenclatures et classifications d'espèces et de
genres. Là , le fond est tout ; la forme est à-peu-près indiffé→
rente ; et si ces compositions ont tout l'utile de la science ,
elles n'ont rien de l'agrément des lettres.
Il y a, au contraire , d'autres sciences dans lesquelles la
250 MERCURE DE FRANCE ;
forme est identifiée avec le fond ; la lettre avec l'esprit , l'expression
avec la pensée. La raison en est évidente : les sciences
physiques peuvent absolument être enseignées avec des moyens
purement physiques ; on pourroit , à toute force , démontrer
à un sourd l'astronomie avec des sphères , la géométrie avec
des figures mobiles , la physique avec des expériences ; lui
apprendre l'histoire naturelle avec des collections de végétaux
, de minéraux , d'animaux ; et Pascal et Leibnitz ont
inventé des machines avec lesquelles on exécute mécaniquement
toutes les opérations de l'arithmétique ; mais la
théologie , la morale , la politique , la jurisprudence , l'histoire
, ne peuvent être enseignées que par la parole , de quelque
manière qu'elle soit introduite dans l'esprit. Aussi ces
sciences s'expriment dans la langue de la conversation ordinaire
, et peuvent employer toutes les formes du style simple
ou élevé , tempéré ou énergique , gracieux ou véhément. Si
quelquefois , dans l'exposition des principes , on est forcé
de dépouiller le style de ses agrémens , pour mieux le faire
entendre à la raison , les applications et les développemens ,
débarrassés de la sécheresse des propositions fondamentales ,
admettent toutes les richesses de l'élocution , tous les mouvemens
de l'éloquence et de la poésie . Ainsi , les Sermons de
Bourdaloue et de Massillon , le poëme de la Religion , sont
une théologie littéraire , ou , si l'on veut , de la littérature théologique
; l'Esprit des Lois est de la littérature politique ; les
Discours sur l'Histoire Universelle , de M. Bossuet , ou sur
l'Histoire Ecclésiastique , de Fleury , les Causes de la Grandeur
et de la Décadence des Romains , sont de la littérature
historique ; les Oraisons funèbres de nos premiers orateurs , les
Caractères de La Bruyère , etc. de la littérature morale ; et les
chefs-d'oeuvre de notre scène appartiennent aussi à ce dernier
genre .
Dans ces divers ouvrages , on a donc considéré l'expression
en même temps que la pensée , ou plutôt on n'a pu considérer
la pensée que dans son expression , et le fond que dans
la forme dont il est revêtu : tandis que , dans les sciences physiques
, on considère la science , abstraction faite des expres→→
MAI 1807.
251
sions sous lesquelles elle est présentée ; et de là s'est introduite
l'habitude de considérer , dans les unes , les lettres sans la
science , et dans les autres , la science sans les lettres.
Il est vrai que , même pour les connoissances physiques , la
science et les lettres peuvent être réunies , comme dans l'Histoire
Naturelle de M. de Buffon ; mais il faut prendre garde
que ce grand écrivain n'est éloquent que lorsque , décrivant
les moeurs et les passions des animaux , il fait , pour ainsi
parler , d'une histoire toute physique une histoire morale , et
c'est ce qui donne à ses tableaux tant de noblesse et d'intérêt.
Le nom de science est donc resté à- peu-près exclusivement
aux sciences naturelles , ou plutôt matérielles : car ici revient
l'éternelle équivoque des mots nature et naturel , appliqués
uniquement aux rapports physiques des êtres ; comme si les
rapports moraux n'étoient pas aussi naturels à l'être intelligent
, autant dans sa nature , que les rapports physiques le sont
dans la nature des êtres matériels . Le nom de lettres a plutôt,
signifié des connoissances morales ; mais , comme le nom de
sciences présente à l'esprit quelque chose de plus profond et de
plus grave , et celui de leures quelque chose de plus agréable
et de plus frivole , on s'est accoutumé à ne voir de vérité ,
d'exactitude , de solidité , de science , en un mot , que dans les
sciences physiques : et cette opinion a eu sur l'enseignement
des connoissances morales une secrète et fâcheuse influence.
Lorsque nous revenons à des idées plus justes , il faut se servir
d'un langage plus exact ; et si l'on continue à employer les
mots de sciences et de lettres en les opposant l'un à l'autre , il
faut du moins , dans une discussion philosophique , avertir que
cette opposition n'existe pas réellement , et qu'on ne pourroit
la prendre à la rigueur sans risquer de perpétuer de fausses
idées sur les sciences et sur les lettres. Disons donc que toutes
les connoissances qui sont uniquement du ressort de l'esprit ,.
réduites en système d'enseignement , sont des sciences ; et
qu'elles se divisent en sciences morales et en sciences physiques
, parce que les êtres et leurs rapports , qui sont l'objet
des unes et des autres , sont tous moraux ou physiques ; parce
que l'homme , qui perçoit toutes ces connoissances , et à qui
252 MERCURE DE FRANCE ,
elles se rapportent , est lui-même esprit et corps ; et que les
unes lui enseignent les relations ou rapports qu'ont entr'eux
les êtres semblables en intelligence , et les autres , les relations
qu'ont entr'eux les êtres semblables en matérialité.
Nous trouvons une nouvelle preuve de ce que nous avons
dit des lettres, comme compagnes inséparables de toutes les
sciences , quelles qu'elles soient , dans le nom de belles lettres,
appliqué exclusivement aux lettres , lorsqu'elles sont l'expression
des sciences morales. En effet , les sciences dont l'étre
intelligent est le sujet , c'est-à - dire , ce qu'il y a de plus noble
dans l'être , sont seules susceptibles des formes les plus nobles
du style libre ou mesuré , je veux dire , oratoire ou poétique.
On dispute encore pour savoir si ces formes élevées de style
s'appliquent avec le même succès au genre de littérature purement
descriptif de la nature physique , et , quelque parti que
l'on prenne sur cette question , il est certain que tout ouvrage
d'éloquence ou de poésie , où l'être intelligent , ses pensées , ses
affections , ses actions , son pouvoir , ses devoirs n'entreroient
pour rien , au moins incidemment , quelque mérité de style
qu'il eût d'ailleurs , seroit dépourvu de mouvement et de vie.
De là vient que les anciens appeloient les belles- lettres humaniores
litteræ , parce que les belles-lettres parlent principalement
à l'homme de lui-même et de ses rapports avec les
êtres moraux ; et encore , parce que , dans les lettres qui ont
l'être moral pour objet , il entre , si j'ose le dire , plus de
l'homme que dans les autres , puisque les lettres ou sciences
purement physiques ne s'adressent qu'à l'esprit de l'homme
ou plutôt à son imagination ; au lieu que les lettres morales ,
ou les belles - lettres , parlent à la fois à sa raison et à son coeur.
Mais en même temps on retrouve dans cette expression de
belles-lettres , consacrée par l'usage , une preuve de la supériorité
reconnue des lettres morales sur les lettres physiques ,
puisqu'on n'a pu nommer les premières que par le titre même
qui marque leur prééminence. Ainsi , l'on avoue que les
sciences morales sont les premières et les plus belles de toutes
les sciences , puisqu'elles ne peuvent se produire que par le
genre de lettres le plus beau et le plus élevé. Les arts dont
MAI 1807 .
253
nous n'avons encore rien dit , sont des moyens des sciences ,
comme les sciences elles-mêmes sont des moyens de la première
de toutes les sciences , de la science par excellence , la
science de la société. Mais les arts sont des moyens moins
nobles que les sciences , parce qu'ils sont moins purement
intellectuels, et qu'ils opèrent sur la matière. C'est précisément
pour cette raison qu'un siècle qui penchoit vers le
matérialisme , a voulu les élever à l'égal des sciences , ou les
confondre même avec elles , et qu'on a lu sur le frontispice
de cette tour de Babel , élevée par l'orgueil et l'impiété a
Dictionnaire des Sciences , Arts et Métiers , où la science
de policer les hommes se trouve à côté de l'art de polir les
métaux , et la religion tout auprès du métier du relieur. Mais ….
les arts eux- mêmes se classent entr'eux comme les sciences , et
il y a des beaux-arts par la même raison qu'il y a des belleslettres.
Dans les arts appelés mécaniques , l'industrie est sans doute
la fille de la pensée ; mais , si j'ose le dire , la pensée de l'art
appartient à des sciences que l'artisan ignore , et dont il ne b
fait
que suivre les règles par imitation et par routine. Ainsi ,
le menuisier qui fait des ronds et des chevrons , ne connoît
pas et n'a pas besoin de connoître par démonstration les propriétés
du cercle et des angles. Nous ne considérons donc ,
dans ces arts , que la main de l'artisan , et l'utilité immédiate
que nous retirons de son ouvrage ;
à moins qu'un genre d'industrie
nouveau et extraordinaire ne suppose dans l'ouvrier
un véritable génie d'invention , et n'ajoute quelque chose
même à la science sur laquelle son art est fondé.
Mais dans les productions des beaux-arts , tels que la peinture
, la sculpture , l'architecture , la musique , les hommes
faits pour en apprécier les beautés considèrent , avant tout,
la partie morale , et s'arrêtent principalement sur l'expression
que l'artiste donne à l'homme, et l'action où il le représente .
Dans l'architecture , qui ne prête pas aux mêmes observations
, on admire la régularité des proportions et l'harmonie
des diverses parties d'un édifice : véritable beauté morale ,
du moins intellectuelle , dont le sentiment a son principe
ου
254 MERCURE DE FRANCE ,
dans l'amour de l'ordre naturel à l'homme intelligent. La
musique plaît aux ames sensibles , par l'expression fidèle des
affections et des passions ; et jamais , je crois , la peinture , la
sculpture , l'architecture , la musique , n'auroient été appelées
les beaux-arts , si les premières n'eussent imité que des animaux
ou des fleurs ; si l'architecture n'eût élevé ni palais ni
temples , et que la musique n'eût cherché qu'à flatter les
oreilles par des sons harmonieux , sans porter au coeur aucun
sentiment : et l'on peut dire aussi que les productions de l'éloquence
et de la poésie n'auroient pas été regardées comme
appartenant aux belles-lettres , si l'éloquence n'eût été employée
qu'à décrire la nature physique , ou que la poésie
n'eût chanté que les jouissances des sens.
Aussi le siècle des belles - lettres , en France , fut aussi le
siècle des beaux-arts . On peut même remarquer que les peintres
célèbres de ce grand siècle s'attachoient beaucoup plus
à l'expression, et que ceux du dernier âge s'attachent davantage
aux attitudes ( 1 ) , et un peu plus occupés du physique
de leurs compositions que du moral , rendent avec une vérité
minutieuse , et assez souvent négligée par les habiles maîtres
des siècles précédens , les accessoires purement matériels du
tableau , comme les vêtemens , les meubles , le ciel , le paysage ,
l'architecture , etc. Le fini en tout est un mérite sans doute ;
et si je fais cette observation , c'est uniquement pour prouver
la tendance générale qui , dans le dernier siècle , entraînoit
les beaux-arts comme les belles lettres elles - mêmes , vers
l'imitation et l'étude de la nature physique. Ainsi , l'architecture
s'entendoit à enjoliver de petites maisons , et à distribuer
de petits appartemens , beaucoup mieux qu'à élever
de grands monumens ; et la musique elle-même , entraînée
dans cette défection générale , cherchoit bien moins des expressions
vraies que des bruits savans.
On a pu remarquer jusqu'ici que nous avons compris les
( 1 ) Les idées sur la beauté ont changé de la niême manière Au siècle
de Louis XIV , on louoit dans un homme ou dans une femme la beauté dés
yeux ou d∙ la figure , siége de l'expression spirituelle , aujourd'hui , on
remarque beaucoup plus la beauté des formes.
MAI 1807 .
255

productions de l'éloquence et de la poésie sous le nom de
belles-leures; et sous le nom de beaux- arts , celles de la peinture
, de la sculpture , de l'architecture , de la musique.
Cependant on appelle indifféremment l'éloquen e et la poésie
les belles-lettres ou les beaux-arts ; et le Dictionnaire de
l'Académie accrédite cette synonymie , ou plutôt cette confusion
d'expressions , puisqu'il dit à l'article Beaux - Arts :
« Qu'on appelle ainsi la peinture , la sculpture , l'architec-
» ture , la musique , la danse , en y joignant l'éloquence et la
» poésie. » Et à l'article Belles- Lettres : « On entend par
» belles-lettres , la grammaire , l'éloquence et la poésie. »> Il
semble qu'une langue aussi exacte que la langue française , doit
mettre plus de précision dans des expressions d'un usage habituel.
L'éloquence et la poésie peuvent- elles être rangées dans
la même classe que la peinture , la sculpture et l'architecture ?
Si l'éloquence et la poésie sont les belles-lettres , comment
sont-elles encore les beaux-arts ? Et l'orateur et le poète ne
sont-ils que des artistes , comme le peintre et le musicien ?
L'élocution ou la parole est un art , il est vrai , et la versification
est encore un art. Une science peut se découvrir , mais
un art ne se devine pas , parce qu'il est plus aisé de découvrir
les lois immuables de la nature , que de deviner les conventions
variables des hommes. Pascal auroit tout seul découvert
la géométrie ; mais personne encore n'a parlé et n'a fait de vers ,
sans avoir appris les règles du langage et celles de la versification.
L'éloquence et la poésie peuvent se deviner et ne
s'apprennent pas. L'axiome ancien , on nalt poète , on devient
orateur , est vrai pour la poésie et faux pour l'éloquence. On
naît éloquent comme on naît poète , et la connoissance de l'art
de la versification ne fait pas plus un poète , que la connoissance
de l'art de parler ne fait un homme éloquent. Combien
ne voit- on pas de personnes , même dans les conditions les
plus obscures et les plus illettrées , animées par une forte passion
, s'exprimer avec éloquence , même avec poésie , tout en
blessant les règles du langage , ou en ignorant celles de la versification
? Si même le style poétique est autre chose que plus
d'élévation dans la pensée , plus d'énergie et de vivacité dans
*
256 MERCURE DE FRANCE ,
!
1
le sentiment , une expression plus hardie et plus figurée , et
qu'on le fasse consister dans les règles générales de la versification
, ou dans les règles particulières de chaque espèce de
poëme , il faut renverser l'axiome que je citois tout- à- l'heure ,
et dire : on natt orateur , on devient poète; parce qu'il y a
plus d'art ou plus de règles de convention dans la poésie ainsi
considérée , que dans l'éloquence. Les anciens , qui nous ont
laissé de si beaux modèles de l'élocution oratoire , n'avoient
pas de l'éloquence une idée parfaitement juste. Dans leurs
constitutions populaires , où rien n'étoit naturel , où tout étoit
art et convention , l'éloquence aussi étoit un art, et presque
un métier. Leurs rhéteurs , véritables artistes ou artisans d'éloquence
, enseignoient à penser par les topiques et les lieux
communs. Ils voulurent même traiter la partie des passions
par des analyses , et composèrent des traités minutieux et fri→
voles sur l'arrangement des mots et la forme des périodes.
« Il semble , dit Hugh Blair, qu'ils se fussent flattés de former
» mécaniquement des orateurs comme on forme des char-
» pentiers..... tandis que l'éloquence doit être considérée
» comme un don de la nature toujours fondé sur une grande
» sensibilité de l'esprit . » En un mot , si l'art peut faire un
homme disert , la nature , même sans art , peut faire un homme
éloquent ; et la poésie n'est que de l'éloquence qui parle en
mesuré. La poésie qui , autrefois , étoit accompagnée du chant
et même de la danse , est à l'éloquence ce que la musique est
à la voix , et la danse au mouvement. Il est donc plus naturel
de considérer dans l'éloquence et la poésie ce qu'elles doivent à
la nature , que ce qu'elles peuvent devoir à l'art , et de les dési
gner par l'essence plutôt que par l'accident. Il convient donc ,
ce semble , à la perfection , et même à la commodité du langage
, de distinguer avec plus de précision les belles-lettres des
beaux-arts , et de ne plus confondre sous une même dénomination
l'éloquence et l'architecture , la poésie et la danse : car
la danse est aussi au nombre des beaux-arts , et effectivement
la danse est une peinture animée , et elle peut , comme la
peinture , exprimer les sentimens , et sur-tout les passions.
Je reviens aux sciences et aux lettres . Sans doute si l'on
s'arrête
DI
ΜΑΙ 1807 .
5.
s'arrête au sens simple de ces deux expressions mises en oppo
sition l'une avec l'autre , on peut être tenté de donner aux
sciences le pas sur les lettres . Mais si l'on rend (aux mots leur
véritable signification , et que l'on distingue toutes nos connoissances
en sciences morales et en sciences physiques , toute
incertitude cesse , et un homme sensé ne peut pas hésiter sur
la préférence qui est due aux sciences morales. D'Alembert
disoit que celui à qui l'on donneroit à opter entre la gloire
d'un grand poète et celle d'un grand géomètre , et qui se
décideroit sur -le-champ , se montreroit par cela même peu
digue d'avoir à faire un pareil choix. J'oserois dire , au contraire
, que celui qui pourroit balancer entre le mérite d'un
grand orateur ou d'un grand poète ( dans le genre moral ) et
celui d'un grand géomètre , montreroit peu d'élévation et de
rectitude de jugement , parce que la géométrie , même dans
ses découvertes les plus heureuses , uniquement occupée de
matière et de rapports physiques , étend l'esprit sans influer
en rien sur les moeurs ; au lieu que l'éloquence et la poésie
dirigent les affections de l'homme vers un but utile , en même
temps qu'elles éclairent sa raison sur ses devoirs. Il est vrai
que d'Alembert considère uniquement la gloire que les hommes
dispensent assez souvent au gré de leurs caprices , tandis que
je considère l'utilité , seul objet que des hommes raisonnables
doivent se proposer dans leurs travaux.
42
Je ne dirai pas que cette supériorité des sciences morales
sur les connoissances physiques , étoit la base et la règle de la
distinction reçue autrefois dans nos universités entre les différens
grades , et qui plaçoit la médecine , par exemple , après
la jurisprudence, parce qu'on est accoutumé à regarder comme
'des
préjugés toutes ces idées de nos anciennes écoles. Mais je
ferai observer que le peuple , plein de sens et de raison dans
les choses morales , pourvu toutefois qu'on ne l'enivre pas dé
l'idée absurde de sa supériorité politique ; le peuple , dans ses
notions simples , et non altérées par de faux raisonnemens ou
par les illusions de la vanité , attache un grand prix aux études
purement intellectuelles ; et tout homme à qui il suppose
quelques connoissances de ce genre , est , à ses yeux , un être
1
R
258
MERCURE DE FRANCE ;
recommandable. Cette opinion , vraie au fond , l'a même égaré
dans les premiers temps de nos troubles , parce qu'il en a fait
dans la pratique une application ridicule , et qu'il s'est persuadé
que les professions les plus studieuses devoient être les
plus instruites , et que les avocats , les gens d'affaires et les
curés , étoient beaucoup plus savans en science législative que
les classes supérieures de la société. Il accorderoit difficile
ment le titre d'homme savant à celui qu'il verroit occupé à
courir après des papillons , à coller des herbes , à ramasser des
pierres; et tandis que , dans les professions savantes et lettrées ,
chacun est naturellemement porté à regarder l'objet qu'il
cultive comme le premier et le plus important de tous , le
peuple regarde les sciences physiques , les travaux champêtres ,
les arts manuels , qui ont fait éclore tant de livres , de systèmes
et de sociétés , comme les plus vils ou du moins les
derniers , par comparaison avec les études de l'homme dé
lettres ; et il ne connoît pas plus le mérite de ses propres
occupations , qu'il n'en connoissoit la douceur au temps que
Virgile s'écrioit :
Ofortunatos , nimiùm sua și bona norint
Agricolas!
On peut observer que les savans eux-mêmes , les savans en
science physique , rendent hommage à la supériorité des rapports
moraux qui distinguent l'ordre où les hommes se trouvent
placés , puisqu'ils aiment à présenter , sous les dénominations
qui expriment des relations humaines , les rapports même des
êtres dépourvus d'intelligence. M. de Buffon croyoit les bêtes
des machines ; et cependant les descriptions animées , et peutêtre
un peu trop éloquentes qu'il a faites de leurs habitudes
et de leurs instincts , ou , pour parler avec les naturalistes
modernes , de leurs moeurs et de leurs passions , tirent tout
leur mérite des intentions qu'il semble leur supposer , et dont
il fait partager à ses lecteurs l'illusion ou la vérité. On fait
'des poëmes sur les sexes des plantes et sur les affections des
végétaux ; les plantes et les coquillages sont classés par familles,
et c'est peut-être ce qui fait que nos savans traitent l'homme
comme une espèce. Je lisois , dans l'extrait de l'Eloge de
MAI 1807.
259
M. Adanson qui a établi dans le monde savant cinquantehuitfamilles
nouvelles de végétaux , que les botanistes , dans
leurs classifications , cherchent à découvrir la subordination
des caractères ; et je n'ai pu m'empêcher de desirer qu'ils
fissent part de leurs découvertes dans ce genre aux moralistes
qui cherchent depuis long -temps quelque chose de semblable
entre les hommes ; et même sans pouvoir le trouver :
Il semble qu'on humanise ( si l'on me permet cette éxpression
dans ce sens ) les êtres matériels à proportion qu'on matérialise
l'homme . Il n'est question que des sensations de
' homme et de Pintelligence des animaux. Le peuple de la
création conspire pour en détrôner le roi ; et à la tête de
cette faction de sujets rebelles , on compte des hommes dont
l'esprit et les talens promettoient à la cause de l'intelligence
de puissans défenseurs. La conjuration gagne ; et bientôt
l'univers , sans chef, ne sera plus qu'une vaste république
fondée aussi sur la liberté des appetits et l'égalité des instincts.
Nous n'avons considéré jusqu'à présent les sciences et les
lettres que relativement à l'homme qui les cultive . Il faut
sur-tout les considérer relativement à la société , qui en fait
des moyens de conservation et de perfectionnement ; et sous
te dernier rapport , la prééminence des connoissances morales
nous paroîtra encore plus assurée.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
:
R
260 MERCURE DE FRANCE ,
15
Les Ricochets, comédie en un acte et en prose, par M. Picard,
représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de
S. M. l'Impératrice , le 15 janvier 1807. Prix : 1 fr. 15 c. , et
Ifr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Martinet , lib. , rue
du Coq , n°. 15 ; et chez le Normant.
L'Avocat, comédie en trois actes et en vers , par M. Roger,
représentée pour la première fois sur le Théâtre Français ,
le 12 mars 1806. A Paris , chez Migneret , imprimeur, rue
du Sépulcre , nº. 20 ; et chez le Normant
LES inférieurs souffrent presque toujours de l'humeur de
leurs supérieurs ; et bien souvent les événemens qui décident
de notre sort tiennent aux causes les plus légères. Telles sont
les deux idées sur lesquelles est fondée la comédie des Ricochets.
Peut-être ces idées peu approfondies ne suffiroient- elles
pas pour faire la matière d'une pièce de théâtre : placées adroitement
dans un grand ouvrage , comme un épisode lié à
l'action , elles auroient produit plus d'effet ; le titre seul de
la pièce fait prévoir toutes les situations . En effet , quand on
voit une femme tourmenter un amant dont le crédit est nécessaire
à son oncle , on présume tout de suite que l'amant maltraitera
son protégé , que ce dernier grondera son valet de
chambre , et que le valet ne manquera pas de se venger sur
un malheureux jokey qui lui est soumis. Cette conception se
rapproche du genre des Pprroevsetrbrbeoss,, àdescteintéteà distraire desse
sociétés particulières . Le canevas de ces sortes d'ouvrages
est toujours très-léger ; souvent même il n'est pas écrit : il
ne sert qu'à faire briller l'esprit des acteurs , qui y joignent
tous les traits plaisans qui leur passent par la tête . Cet amusement
doit nécessairement perdre beaucoup à être placé dans
un cadre trop grand : il a fallu tout l'esprit de M. Picard pour
rendre un tel sujet propre au théâtre ; et l'on doit convenir
que ce petit ouvrage est un de ceux où il en a le plus montré.
Sa fable est ingénieuse : il a eu l'art de remplir le vide du
sujet par les caractères qui sont pleins de vérité et de comique.
Le style est vif et piquant , l'action marche avec une grande
rapidité , et les scènes qu'on prévoit le plus , sont amenées
avec un art , et tracées avec une gaieté qui les rend trèsagréables
.
M. Dorsay , homme riche et ambitieux , a dans sa maison
MAI 1807 .
261
une nièce , jeune veuve , nommée Mad . de Mircour . Cette
femme , gâtée par ses parens et son premier mari , est trèscapricieuse
elle affecte sur-tout beaucoup de sensibilité. En
moins de dix mois , elle a été joueuse , dévote et botaniste : à
présent elle est folle des animaux , et un petit carlin est
auprès d'elle dans la plus haute faveur. Sa femme de chambre ,
nommée Marie , plus jeune qu'elle, mais moins sensible ,
profite des engouemens capricieux de sa maîtresse , pour la
gouverner. Le colonel Sainville , fils d'un ministre , est amoureux
de madame de Mircour : on conçoit que M. Dorsay ne
néglige pas cette occasion de s'avancer , et que le jeune officier
ne demande pas mieux que d'obliger l'oncle de celle
qu'il aime.
Les choses sont en cet état quand la pièce commence .
Gabriel , jeune jokey , est amoureux de Marie ; mais il n'ose
espérer d'obtenir la main d'une femme de chambre , nièce de
M. de La Fleur , valet de chambre de M. Dorsay : les états sont
trop différens , et l'alliance paroîtroit disproportionnée . Cependant
le jokey est secrètement aimé de Marie ; ils se font même
des présens : Marie lui a brodé une cravate de mousseline ,
et Gabriel a donné à sa maîtresse un joli serin . Ils conviennent
tous deux que le meilleur moyen de réussir est de faire la cour
à M. La Fleur ce domestique est donc servi avec le plus
grand soin par Gabriel , à qui il ne manque pas de faire sentir
tout le poids de son autorité. Cependant , quand il apprend
son amour comme il se trouve dans un moment de bonne
humeur , il lui laisse concevoir quelques espérances.
"
Ce calme des deux amans ne dure pas long-temps. Sainville
a promis de servir Dorsay , et lui a offert de se charger
de ses papiers ; il est dans les meilleures dispositions pour
un homme qu'il regarde déjà comme son oncle . Mais il
est arrivé un grand malheur à Mad . de Mircour : elle a perdu
son carlin ; et quand le jeune officier veut lui parler de son
amour , elle lui reproche de ne pas avoir de sensibilité ; elle
se plaint de ce qu'il ne prend pas assez de part à sa douleur
, et le congédie. Sainville , très-irrité de ce caprice ,
reçoit fort mal Dorsay qui lui apporte ses papiers , et lui
enlève toute espérance. Dorsay furieux exerce son humeur
sur La Fleur, qui ne sait d'où vient cet orage ; et La Fleur
se trouvant immédiatement après avec Gabriel , pousse beaucoup
plus loin que son maître la dureté envers son inférieur
: il traite le jokey de libertin , de mauvais sujet , et le
chasse de la maison .
Gabriel , étourdi de ce coup imprévu , confie ses peines à
Marie , qui , plus expérimentée que lui , ne perd pas l'espé-
3
362
MERCURE
DE
FRANCE
,
rance . Un carlin a tout troublé , un oiseau peut tout apaiser.
Suivant cette idée lumineuse , Marie trouve le moyen de faire
naître à sa maîtresse le desir d'avoir le serin : Mad. de Mircour ,
oublie bientôt son petit chien. Rendue à sa bonne humeur
elle reçoit très-bien Sainville qui revient , malgré le congé
qui lui a été donné ; le colonel renoue avec Dorsay dont il
prend les papiers , et promet de servir les projets , Dorsay
tient la même conduite avec La Fleur qui un moment
après pardonne au jokey. Ce jeune homme, d'après la recommandation
de Mad. de Mircour , vient d'être élevé au rang
de valet de chambre de Sainville. Un avancement aussi rapide
lève toute les difficultés : Gabriel et Marie sont unis ; le bonheur
renaît dans la maison. Et voilà les grands événemens
amenés par de petites causes , ainsi que les Ricochets , par lesquels
, comme l'observe un personnage de la pièce , tout s'erchaine
et tout marche dans la vie.
Cette petite pièce est sur-tout remarquable par la vivacité
du dialogue , et par les traits piquans et naturels dont elle est
semée. M. Picard est tellement exercé dans le comique , que
ces qualités ne paroissent presque rien lui coûter : elles remplissent
d'autant mieux leur objet. Rien n'est plus agréable
dans la comédie que cette facilité naïve qui entraîne le spectateur
, sans même qu'il s'en doute. Heureux celui qui la
possède , si , se préservant de ce penchant souvent invincible
, qui fait tomber nos meilleures qualités dans les défauts
qui les avoisinent , il ne laisse pas dégénérer en négligence
cette précieuse facilité !
Nous citerons une scène de cette comédie qui nous paroît
peindre avec beaucoup de vérité un travers dont plusieurs
femmes ne sont pas exemptes.
Mad. de Mircour a fait la veille un accueil très-agréable
à Sainville , et l'a prié de lui procurer une chanson nouvelle.
Le jeune homme s'est acquitté de cette commission, et revient
en rendre compte à la dame dans l'espoir d'être bien reçu ;
mais le carlin de Mad . de Mircour est perdu ; elle est au désespoir
et son amant , qui ne peut concevoir cette grande.
douleur, est traité d'honime insensible : il représente qu'on
retrouvera ce carlin , et pense qu'elle est trop raisonnable.....
Mad. DE MIRCOUR.
Raisonnable ! Non , monsieur , je ne suis point raisonnable ,
et je n'aime point les gens raisonnables ; ils sont fraids , insensibles.
Au fait , que me voulez -vous ? Je suis fort étonnée
qu'on ne vous ait pas dit que je ne voulois voir personne .
MAI 1807..
263
SAINVILLE.
Eh , mon Dieu , comme vous me traitez , madame ! Ces
couplets que vous m'avez demandés hier.....
Mad. DE MIRCOUR.
Ces couplets ? Je n'en veux plus ; ils ne valent rien. En effet ,
je suis bien en disposition à chanter !
SAINVILLE.
Vous êtes méchante , au moins.
Mad. DE MIRCOUR.
Moi , méchante ! C'est vous plutôt qui n'avez pas la moindre
sensibilité. Je pleure , je souffre ; monsieur plaisante , rit.
SAINVILLE.
J'étois loin de m'attendre à un pareil accueil. Se peut-il
que ce soit la femme qui , hier au bal , étoit si douce si
bonne !
Mad. DE MIRCOUR.
Hier, monsieur , vous étiez aimable ; tâchez donc de l'être
aujourd'hui.
SAINVILLE
Ma foi , madame , je désespère de vous paroître tel , tant
que vous conserverez cette humeur.
Mad. DE MIRCOUR.
Fort bien , vous vous piquez , vous vous fâchez. Oh , que
voilà bien votre vivacité , votre pétulance !
SAINVILLE.
Voilà bien le caprice le mieux conditionné .....
Mad. DE MIRCOUR
Le caprice!... On a le malheur de sentir vivement , et l'en
a des caprices ! Ainsi , vous seriez malheureux avec moi ;
n'est-ce pas là ce que vous voulez me faire entendre ?
SAININVILLE
.
Allons, je ne peux pas dire un mot que vous ne l'inter➡
prêtiez de la manière la plus odieuse. Adieu , madame.
Mad PE MIRCOUR.
Adieu , monsieur.
264 MERCURE DE FRANCE ,
SAINVILLE.
Ainsi , c'est la perte de M. Azor qui nous brouille.
Mad. DE MIRCOUR.
Ce que vous dites là est affreux ; vous savez bien que je .
ne serois pas assez injuste ..... Non , c'est le manque d'égards ,
de procédés , d'indulgence.....
SAINVILLE..
Et c'est donc là le prix de l'amour le plus tendre ? etc.
Que l'on compare cette scène de dépit à celles que Molière
a faites sur le même sujet, dans quelques-unes de ses pièces ,"
el l'on pourra remarquer la différence , des moeurs des deux
époques. Autrefois , les femmes n'affectoient point.cette fausse
sensibilité que M. Picard sait si bien peindre ; elles étoient
moins sujettes à l'engouement , et l'on ne trouvoit pas dans
leur ton et dans leurs manières autant d'uniformité . Aussi les
amoureuses de Molière offrent plusieurs caractères différens
tous aussi agréables les uns que les autres. M. Picard est obligé
de se restreindre beaucoup plus : il ne présente ordinairement
dans ces sortes de rôles qu'une simplicité presque niaise , une
malice prématurée , ou une sensibilité affectée. Ce n'est point
stérilité de sa part : il se conforme aux règles de l'art , qui lui
prescrivent de peindre en général les moeurs de son siècle.
La comédie de l'Avocat diffère beaucoup des Ricochets
pour le genre si l'on y trouve une intrigue mieux conçue et
plus développée , on y trouve aussi moins de cette gaieté vive
et piquante , qui fait le mérite principal des pièces de M. Picard.
Nous n'avons pas encore parlé de cette comédie , parce
qu'elle fut jouée avant que nous nous occupassions de l'art dranatique
dans ce Journal. Nous y revenons avec plaisir , et
d'autant plus volontiers , que cet ouvrage est estimable surtout
par le style ,, mérite si rare aujourd'hui. Nous n'en ferons
point une analyse détaillée : il suffira de dire que le but de
l'auteur a été de peindre la situation vraiment singulière d'un
jeune avocat obligé de plaider contre celle qu'il aime , et
placé sans cesse entre son devoir et sa passion.
M. Roger a réussi à tracer ce tableau : il a donné à son
principal personnage l'enthousiasme d'un jeune orateur empressé
de se produire , et l'amour auquel cet âge a coutume
de tout sacrifier. L'avocat , après la lutte la plus pénible , finit
par donner la préférence à son devoir ; mais il est bientôt
récompensé de cette action noble et vertueuse , par un inciMAI
1807 .
265
dent qui rend à sa maîtresse , son état , sa fortuue , et qui lui
fournit les moyens de l'épouser.
Il étoit difficile d'introduire du comique dans ce sujet. Les
combats du jeune homme ne pouvoient faire rire que rarement.
Le seul moyen de les faire valoir , étoit de les rendre
propres à inspirer de l'intérêt . Ainsi , l'auteur a été obligé de
rejeter le comique sur les rôles secondaires : manière trèsusitée
dans le dernier siècle , mais dont jamais Molière ne
s'est servi . Elle est souvent défectueuse , en ce que , d'un côté,
le principal caractère sur lequel toute l'attention doit se fixer ,
ne remplit pas le but de la comédie , et que , d'un autre , les
rôles secondaires ne peuvent guère avoir qu'une gaieté forcée .
C'est donc moins à l'auteur qu'au sujet que l'on doit s'en
prendre si la pièce est un peu sérieuse. Dans cette pièce , il a
montré tout le parti qu'il pouvoit tirer de la délicatesse et de
l'élévation des sentimens ; dans une autre , il montrera , ainsi
que nous croyons avoir lieu de l'espérer , que son talent n'est
pas étranger au ton de la véritable comédie .
Le style est , comme nous l'avons dit , la partie la plus estimable
de son ouvrage. Nous citerons quelques morceaux qui
justifieront ce jugement.
Le jeune avocat , après avoir peint son amour pour Cécile ,
et annoncé que le devoir l'emportera sur cette passion ,
ajoute :
Malheur à l'avocat , de qui l'ame vulgaire
Ne sent pas tout le prix d'un si beau ministère !
Qu'en ce jour mon devoir soit ou non rigoureux ,
Est-il quelque vertu qui rende malheureux ?
Non , quoi qu'à ma raison ma passion oppose ,
N'écoutons que l'honneur , soyons tout à ma cause.
Il étoit difficile de finir cette tirade par une pensée comique ;
cependant l'auteur en a trouvé le moyen. Il suppose qu'en
même temps que l'avocat rédige le plaidoyer contre sa maîtresse,
il fait en secret des vers pour elle . Cette idée est heureuse
, et très- conforme au caractère du jeune avocat . Il retourne
à son travail , et continue ainsi :
Chère Cécile , au moins si tu pouvois savoir
Ce qu'il va m'en coûter pour remplir mon devoir !...
Tu ne le sauras pas , tu ne liras pas même
Ces vers.... Eh oui , ces vers .... (Car à mon trouble extrême
Le sort bizarre ajoute encore ce travers ,
Je la combats en prose , et je la chante en vers. )
Ces derniers vers ont une tournure vraiment comique.
La jeune personne dont l'avocat est amoureux a un caractere
plein de douceur et de délicatesse. Elle ne peut s'em-
.
250 MERCURE DE FRANCE ,
ނ
forme est identifiée avec le fond ; la lettre avec l'esprit , l'expression
avec la pensée. La raison en est évidente : les sciences
physiques peuvent absolument être enseignées avec des moyens
purement physiques ; on pourroit , à toute force , démontrer
à un sourd l'astronomie avec des sphères , la géométrie avec
des figures mobiles , la physique avec des expériences ; lui
apprendre l'histoire naturelle avec des collections de végétaux
, de minéraux , d'animaux ; et Pascal et Leibnitz ont
inventé des machines avec lesquelles on exécute mécaniquement
toutes les opérations de l'arithmétique ; mais la
théologie , la morale , la politique , la jurisprudence , l'histoire
, ne peuvent être enseignées que par la parole , de quelque
manière qu'elle soit introduite dans l'esprit. Aussi ces
sciences s'expriment dans la langue de la conversation ordinaire
, et peuvent employer toutes les formes du style simple
ou élevé , tempéré ou énergique , gracieux ou véhément. Si
quelquefois , dans l'exposition des principes , on est forcé
de dépouiller le style de ses agrémens , pour mieux le faire
entendre à la raison , les applications et les développemens ,
débarrassés de la sécheresse des propositions fondamentales
admettent toutes les richesses de l'élocution , tous les mouvemens
de l'éloquence et de la poésie . Ainsi , les Sermons de
Bourdaloue et de Massillon , le poëme de la Religion , sont
une théologie littéraire , ou , si l'on veut , de la littérature théologique
; l'Esprit des Lois est de la littérature politique ; les
Discours sur l'Histoire Universelle , de M. Bossuet , ou sur
l'Histoire Ecclésiastique , de Fleury , les Causes de la Grandeur
et de la Décadence des Romains , sont de la littérature
historique ; les Oraisons funèbres de nos premiers orateurs , les
Caractères de La Bruyère , etc. de la littérature morale ; et les
chefs-d'oeuvre de notre scène appartiennent aussi à ce dernier
genre.
Dans ces divers ouvrages , on a donc considéré l'expression
en même temps que la pensée , ou plutôt on n'a pu considérer
la pensée que dans son expression , et le fond que dans
la forme dont il est revêtu : tandis que , dans les sciences physiques
, on considère la science , abstraction faite des expres➡
MAI 1807 .
251
sions sous lesquelles elle est présentée ; et de là s'est introduite
l'habitude de considérer , dans les unes , les lettres sans la
science , et dans les autres , la science sans les lettres .
Il est vrai que , même pour les connoissances physiques , la
science et les lettres peuvent être réunies , comme dans l'Histoire
Naturelle de M. de Buffon ; mais il faut prendre garde
que ce grand écrivain n'est éloquent que lorsque , décrivant
les moeurs et les passions des animaux , il fait , pour ainsi
parler , d'une histoire toute physique une histoire morale , et
c'est ce qui donne à ses tableaux tant de noblesse et d'intérêt.
Le nom de science est donc resté à-peu- près exclusivement
aux sciences naturelles , ou plutôt matérielles : car ici revient
l'éternelle équivoque des mots nature et naturel , appliqués
uniquement aux rapports physiques des êtres ; comme si les
rapports moraux n'étoient pas aussi naturels à l'être intelligent
, autant dans sa nature , que les rapports physiques le sont
dans la nature des êtres matériels . Le nom de leures a plutôt,
signifié des connoissances morales ; mais , comme le nom de
sciences présente à l'esprit quelque chose de plus profond et de
plus grave , et celui de lettres quelque chose de plus agréable
et de plus frivole , on s'est accoutumé à ne voir de vérité ,
d'exactitude , de solidité , de science , en un mot , que dans les
sciences physiques : et cette opinion a eu sur l'enseignement
des connoissances morales une secrète et fâcheuse influence.
Lorsque nous revenons à des idées plus justes , il faut se servir
d'un langage plus exact ; et si l'on continue à employer les
mots de sciences et de lettres en les opposant l'un à l'autre , il
faut du moins , dans une discussion philosophique , avertir que
cette opposition n'existe pas réellement , et qu'on ne pourroit
la prendre à la rigueur sans risquer de perpétuer de fausses
idées sur les sciences et sur les lettres. Disons donc que toutes
les connoissances qui sont uniquement du ressort de l'esprit ,.
réduites en système d'enseignement , sont des sciences ; et
qu'elles se divisent en sciences morales et en sciences physiques
, parce que les êtres et leurs rapports , qui sont l'objet
des unes et des autres , sont tous moraux ou physiques ; parce
que l'homme , qui perçoit toutes ces connoissances , et à qui
152 MERCURE DE FRANCE ,
elles se rapportent , est lui-même esprit et corps ; et que les
unes lui enseignent les relations ou rapports qu'ont entr'eux
les êtres semblables en intelligence , et les autres , les relations
qu'ont entr'eux les êtres semblables en matérialité.
Nous trouvons une nouvelle preuve de ce que nous avons
dit des lettres, comme compagnes inséparables de toutes les
sciences , quelles qu'elles soient , dans le nom de belles lettres,
appliqué exclusivement aux lettres , lorsqu'elles sont l'expression
des sciences morales. En effet , les sciences dont l'étrè
intelligent est le sujet , c'est-à- dire , ce qu'il y a de plus noble
dans l'être , sont seules susceptibles des formes les plus nobles
du style libre ou mesuré , je veux dire , oratoire ou poétique.
On dispute encore pour savoir si ces formes élevées de style
s'appliquent avec le même succès au genre de littérature purement
descriptif de la nature physique , et , quelque parti que
l'on prenne sur cette question , il est certain que tout ouvrage
d'éloquence ou de poésie , où l'être intelligent , ses pensées , seş
affections , ses actions , son pouvoir , ses devoirs n'entreroient
pour rien , au moins incidemment , quelque mérite de style
qu'il eût d'ailleurs , seroit dépourvu de mouvement et de vie.
De là vient que les anciens appeloient les belles- lettres humaniores
litteræ , parce que les belles-lettres parlent principalement
à l'homme de lui-même et de ses rapports avec les
êtres moraux ; et encore , parce que , dans les lettres qui ont
l'être moral pour objet , il entre , si j'ose le dire , plus de
l'homme que dans les autres , puisque les lettres ou sciences
purement physiques ne s'adressent qu'à l'esprit de l'homme
ou plutôt à son imagination ; au lieu que les lettres morales ,
ou les belles - lettres , parlent à la fois à sa raison et à son coeur.
Mais en même temps on retrouve dans cette expression de
belles-lettres , consacrée par l'usage , une preuve de la supériorité
reconnue des lettres morales sur les lettres physiques ,
puisqu'on n'a pu nommer les premières que par le titre même
qui marque leur prééminence. Ainsi , l'on avoue que les
sciences morales sont les premières et les plus belles de toutes
les sciences, puisqu'elles ne peuvent se produire que par le
genre de lettres le plus beau et le plus élevé. Les arts dont
MAI 1807.
253
nous n'avons encore rien dit , sont des moyens des sciences,
comme les sciences elles-mêmes sont des moyens de la première
de toutes les sciences , de la science par excellence , la
science de la société . Mais les arts sont des moyens moins
nobles que les sciences , parce qu'ils sont moins purement
intellectuels, et qu'ils opèrent sur la matière. C'est précisément
pour cette raison qu'un siècle qui penchoit vers le
matérialisme , a voulu les élever à l'égal des sciences , ou les
confondre même avec elles , et qu'on a lu sur le frontispice
de cette tour de Babel , élevée par l'orgueil et l'impiété s
Dictionnaire des Sciences , Arts et Métiers , où la science
de policer les hommes se trouve à côté de l'art de polir les
métaux , et la religion tout auprès du métier du relieur. Mais
les arts eux-mêmes se classent entr'eux comme les sciences , et
il y a des beaux-arts par la même raison qu'il y a des belleslettres.
Dans les arts appelés mécaniques , l'industrie est sans doute
la fille de la pensée ; mais , si j'ose le dire , la pensée de l'art
appartient à des sciences que l'artisan ignore , et dont il nei
fait que suivre les règles par imitation et par routine. Ainsi , t
le menuisier qui fait des ronds et des chevrons , ne connoît
pas et n'a
pas besoin de connoître par démonstration les propriétés
du cercle et des angles . Nous ne considérons donc ,
dans ces arts , que la main de l'artisan , et l'utilité immédiate
que nous retirons de son ouvrage ; à moins qu'un genre d'industrie
nouveau et extraordinaire ne suppose dans l'ouvrier
un véritable génie d'invention , et n'ajoute quelque chose
même à la science sur laquelle son art est fondé.
Mais dans les productions des beaux-arts, tels que la peinture
, la sculpture , l'architecture , la musique , les hommes
faits pour en apprécier les beautés considèrent , avant tout,
la partie morale , et s'arrêtent principalement sur l'expression
que l'artiste donne à l'homme , et l'action où il le représente.
Dans l'architecture , qui ne prête pas aux mêmes observations
, on admire la régularité des proportions et l'harmonie
des diverses parties d'un édifice : véritable beauté morale , ou
du moins intellectuelle , dont le sentiment a son principe.
254
MERCURE
DE FRANCE
,
dans l'amour de l'ordre naturel à l'homme intelligent. La
musique plaît aux ames sensibles , par l'expression fidèle des
affections et des passions ; et jamais , je crois , la peinture , la
sculpture , l'architecture , la musique , n'auroient été appelées
les beaux-arts , si les premières n'eussent imité que des animaux
ou des fleurs ; si l'architecture n'eût élevé ni palais ni
temples , et que la musique n'eût cherché qu'à flatter les
oreilles par des sons harmonieux , sans porter au coeur aucun
sentiment : et l'on peut dire aussi que les productions de l'éloquence
et de la poésie n'auroient pas été regardées comme
appartenant aux belles- lettres , si l'éloquence n'eût été employée
qu'à décrire la nature physique , ou que la poésie
n'eût chanté que les jouissances des sens.
Aussi le siècle des belles - lettres , en France , fut aussi le
siècle des beaux-arts . On peut même remarquer que les peintres
célèbres de ce grand siècle s'attachoient beaucoup plus
à l'expression, et que ceux du dernier âge s'attachent davantage
aux attitudes ( 1 ) , et un peu plus occupés du physique
de leurs compositions que du moral , rendent avec une vérité
minutieuse , et assez souvent négligée par les habiles maîtres
des siècles précédens , les accessoires purement matériels du
tableau , comme les vêtemens , les meubles , le ciel , le paysage ,
l'architecture , etc. Le fini en tout est un mérite sans doute ;
et si je fais cette observation , c'est uniquement pour prouver
la tendance générale qui , dans le dernier siècle , entraînoit
les beaux-arts comme les belles lettres elles - mêmes , vers
l'imitation et l'étude de la nature physique. Ainsi , l'architecture
s'entendoit à enjoliver de petites maisons , et à distribuer
de petits appartemens , beaucoup mieux qu'à élever
de grands monumens ; et la musique elle-même , entraînée
dans cette défection générale , cherchoit bien moins des expressions
vraies que des bruits savans.
On a pu remarquer jusqu'ici que nous avons compris les
( 1 ) Les idées sur la beauté ont changé de la niême manière Au siècle
de Louis XIV , on louoit dans un homme ou dans une femme la beauté des
yeux ou de la figure , siége de l'expression spirituelle; aujourd'hui , on
remarque beaucoup plus la beauté des formes.
MAI 1807 .
255.
*
productions de l'éloquence et de la poésie sous le nom de
belles-leures ; et sous le nom de beaux- arts , celles de la peinture
, de la sculpture , de l'architecture , de la musique.
Cependant on appelle indifféremment l'éloquence et la poésie
les belles- lettres ou les beaux - arts ; et le Dictionnaire de
l'Académie accrédite cette synonymie , ou plutôt cette confusion
d'expressions , puisqu'il dit à l'article Beaux - Arts :
« Qu'on appelle ainsi la peinture , la sculpture , l'architec-
» ture , la musique , la danse , en y joignant l'éloquence et la
» poésie. » Et à l'article Belles- Lettres : « On entend par
» belles -lettres , la grammaire , l'éloquence et la poésie. » Il
semble qu'une langue aussi exacte que la langue française , doit
mettre plus de précision dans des expressions d'un usage habituel.
L'éloquence et la poésie peuvent - elles être rangées dans
la même classe que la peinture , la sculpture et l'architecture ?
Si l'éloquence et la poésie sont les belles- lettres , comment
sont-elles encore les beaux- arts ? Et l'orateur et le poète ne
sont-ils que des artistes , comme le peintre et le musicien ?
L'élocution ou la parole est un art , il est vrai , et la versification
est encore un art. Une science peut se découvrir , mais
un art ne se devine pas , parce qu'il est plus aisé de découvrir
les lois immuables de la nature , que de deviner les conventions
variables des hommes. Pascal auroit tout seul découvert
la géométrie ; mais personne encore n'a parlé et n'a fait de vers ,
sans avoir appris les règles du langage et celles de la versification.
L'éloquence et la poésie peuvent se deviner et ne
s'apprennent pas. L'axiome ancien , on naît poète , on devient
orateur , est vrai pour la poésie et faux pour l'éloquence. On
naît éloquent comme on naît poète , et la connoissance de l'art
de la versification ne fait pas plus un poète , que la connoissance
de l'art de parler ne fait un homme éloquent. Combien
ne voit-on pas de personnes , même dans les conditions les
plus obscures et les plus illettrées , animées par une forte passion
, s'exprimer avec éloquence , même avec poésie , tout en
blessant les règles du langage , ou en ignorant celles de la versification
? Si même le style poétique est autre chose que plus
d'élévation dans la pensée , plus d'énergie et de vivacité dans
256 MERCURE DE FRANCE ,
ء
le sentiment , une expression plus hardie et plus figurée , et
qu'on le fasse consister dans les règles générales de la versification
, ou dans les règles particulières de chaque espèce de
poëme , il faut renverser l'axiome que je citois tout- à-l'heure ,
et dire : on natt orateur, on devient poète; parce qu'il y a
plus d'art ou plus de règles de convention dans la poésie ainsi
considérée , que dans l'éloquence. Les anciens , qui nous ont
laissé de si beaux modèles de l'élocution oratoire , n'avoient
pas de l'éloquence une idée parfaitement juste. Dans leurs
constitutions populaires , où rien n'étoit naturel , où tout étoit
art et convention , l'éloquence aussi étoit un art , et presque
un métier. Leurs rhéteurs , véritables artistes ou artisans d'éloquencé
, enseignoient à penser par les topiques et les lieux
communs. Ils voulurent même traiter la partie des passions
par des analyses , et composèrent des traités minutieux et fri→
voles sur l'arrangement des mots et la forme des périodes.
« Il semble , dit Hugh Blair, qu'ils se fussent flattés de former
» mécaniquement des orateurs comme on forme des char-
3
pentiers..... tandis que l'éloquence doit être considérée
» comme un don de la nature toujours fondé sur une grande
» sensibilité de l'esprit. » En un mot , si l'art peut faire un
homme disert , la nature , même sans art , peut faire un homme
éloquent ; et la poésie n'est que de l'éloquence qui parle en
mesure. La poésie qui , autrefois , étoit accompagnée du chant
et même de la danse , est à l'éloquence ce que la musique est
à la voix , et la danse au mouvement. Il est donc plus naturel ·
de considérer dans l'éloquence et la poésie ce qu'elles doivent à
la nature , que ce qu'elles peuvent devoir à l'art , et de les désigner
par l'essence plutôt que par l'accident. Il convient donc ,
ce semble , à la perfection , et même à la commodité du langage
, de distinguer avec plus de précision les belles- lettres des
beaux-arts , et de ne plus confondre sous une même dénomination
l'éloquence et l'architecture , la poésie et la danse : car
la danse est aussi au nombre des beaux -arts , et effectivement
la danse est une peinture animée , et elle peut , comme la
peinture , exprimer les sentimens , et sur- tout les passions.
Je reviens aux sciences et aux lettres . Sans doute si l'on
s'arrête
τα
ΜΑΙ 1807.
5.
s'arrête au sens simple de ces deux expressions mises en oppo
sition l'une avec l'autre , on peut être tenté de donner aux
sciences le pas sur les lettres . Mais si l'on rend aux mots leur
véritable signification , et que l'on distingue toutes nos connoissances
en sciences morales et en sciences physiques ,. toute
incertitude cesse et un homme sensé ne peut pas hésiter sur
la préférence qui est due aux sciences morales. D'Alembert
disoit que celui à qui l'on donneroit à opter entre la gloire
d'un grand poète et celle d'un grand géomètre , et qui se
décideroit sur- le-champ , se montreroit par cela même peu
digue d'avoir à faire un pareil choix. J'oserois dire , au contraire
, que celui qui pourroit balancer entre le mérite d'un
grand orateur ou d'un grand poète ( dans le genre moral ) et
celui d'un grand géomètre , montreroit peu d'élévation et de
rectitude de jugement , parce que la géométrie , même dans
ses découvertes les plus heureuses , uniquement occupée de
matière et de rapports physiques , étend l'esprit sans influer
en rien sur les moeurs ; au lieu que l'éloquence et la poésie
dirigent les affections de l'homme vers un but utile , en même
temps qu'elles éclairent sa raison sur ses devoirs . Il est vrai
que d'Alembert considère uniquement la gloire que les hommes
dispensent assez souvent au gré de leurs caprices , tandis que
je considère l'utilité , seul objet que des hommes raisonnables
doivent se proposer dans leurs travaux.
Je ne dirai pas que cette supériorité des sciences morales
sur les connoissances physiques , étoit la base et la règle de la
distinction reçue autrefois dans nos universités entre les différens
grades , et qui plaçoit la médecine , par exemple , après
la jurisprudence, parce qu'on est accoutumé à regarder comme
des préjugés toutes ces idées de nos anciennes écoles. Mais je
ferai observer que le peuple , plein de sens et de raison dans
les choses morales , pourvu toutefois qu'on ne l'enivre pas de
l'idée absurde de sa supériorité politique ; le peuple , dans ses
notions simples , et non altérées par de faux raisonnemens ou
par les illusions de la vanité , attache un grand prix aux études
purement intellectuelles ; et tout homme à qui il suppose
quelques connoissances de ce genre , est , à ses yeux , un être

R
258 MERCURE DE FRANCE ;
recommandable. Cette opinion , vraie au fond , l'a même égaré
dans les premiers temps de nos troubles , parce qu'il en a fait
dans la pratique une application ridicule , et qu'il s'est persuadé
que les professions les plus studieuses devoient être les
plus instruites , et que les avocats , les gens d'affaires et les
eurés , étoient beaucoup plus savans en science législative que
les classes supérieures de la société. Il accorderoit difficile
ment le titre d'homme savant à celui qu'il verroit occupé à
courir après des papillons , à coller des herbes , à ramasser des
pierres ; et tandis que, dans les professions savantes et lettrées ,
chacun est naturellemement porté à regarder l'objet qu'il
cultive comme le premier et le plus important de tous , le
peuple regarde les sciences physiques , les travaux champêtres ,
les arts manuels , qui ont fait éclore tant de livres , de systèmes
et de sociétés , comme les plus vils ou du moins les
derniers , par comparaison avec les études de l'homme dé
lettres ; et il ne connoît pas plus le mérite de ses propres
occupations , qu'il n'en connoissoit la douceur au temps que
Virgile s'écriolt :
Ofortunatos , nimiùm sua și bona norint
Agricolas !
On peut observer que les savans eux-mêmes , les savans en
science physique , rendent hommage à la supériorité des rapports
moraux qui distinguent l'ordre où les hommes se trouvent
placés , puisqu'ils aiment à présenter , sous les dénominations
qui expriment des relations humaines , les rapports même des
êtres dépourvus d'intelligence . M. de Buffon croyoit les bêtes
des machines ; et cependant les descriptions animées , et peutêtre
un peu trop éloquentes qu'il a faites de leurs habitudes
et de leurs instincts , ou , pour parler avec les naturalistes
modernes , de leurs moeurs et de leurs passions , tirent tout
leur mérite des intentions qu'il semble leur supposer , et dont
il fait partager à ses lecteurs l'illusion ou la vérité. On fait
'des poëmes sur les sexes des plantes et sur les affections des
végétaux ; les plantes et les coquillages sont classés par familles,
et c'est peut-être ce qui fait que nos savans traitent l'homme
comme une espèce. Je lisois , dans l'extrait de l'Eloge de
MAI 1807 . 259
M. Adanson qui a établi dans le monde savant cinquantehuitfamilles
nouvelles de végétaux , que les botanistes , dans
leurs classifications , cherchent à découvrir la subordination
des caractères , et je n'ai pu m'empêcher de desirer qu'ils
fissent part de leurs découvertes dans ce genre aux moralistes
qui cherchent depuis long -temps quelque chose de semblable
entre les hommes ; et même sans pouvoir le trouver.
Il semble qu'on humanise ( si l'on me permet cette expres→
sion dans ce sens ) les êtres matériels à proportion qu'on matérialise
l'homme. Il n'est question que des sensations de
l'homme et de l'intelligence des animaux. Le peuple de la
création conspire pour en détrôner le roi ; et à la tête de
cette faction de sujets rebelles , on compte des hommes dont
l'esprit et les talens promettoient à la cause de l'intelligence
de puissans défenseurs . La conjuration gagne ; et bientôt
l'univers , sans chef, ne sera plus qu'une vaste république
fondée aussi sur la liberté des appétits et l'égalité des instincts.
Nous n'avons considéré jusqu'à présent les sciences et les
lettres que relativement à l'homme qui les cultive . Il faut
sur-tout les considérer relativement à la société , qui en fait
des moyens de conservation et de perfectionnement ; et sous
te dernier rapport , la prééminence des connoissances morales
nous paroîtra encore plus assurée.
DE BONALD.
( La suite au prochain numéro. )
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
Les Ricochets, comédie en un acte et en prose, par M. Picard,
représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de
S. M. l'Impératrice , le 15 janvier 1807. Prix : 1 fr . 15 c. , et
1.fr. 50 c. par la poste . A Paris , chez Martinet, lib. , rue
du Coq , nº. 15 ; et chez le Normant.
L'Avocat , comédie en trois actes et en vers , par M. Roger,
représentée pour la première fois sur le Théâtre Français ,
le 12 mars 1806. A Paris , chez Migneret , imprimeur , rue
du Sépulcre , n°. 20 ; et chez le Normant
LES inférieurs souffrent presque toujours de l'humeur de
leurs supérieurs ; et bien souvent les événemens qui décident
de notre sort tiennent aux causes les plus légères . Telles sont
les deux idées sur lesquelles est fondée la comédie des Ricochets.
Peut-être ces idées peu approfondies ne suffiroient- elles
pas pour faire la matière d'une pièce de théâtre : placées adroitement
dans un grand ouvrage , comme un épisode lié à
l'action , elles auroient produit plus d'effet ; le titre seul de
la pièce fait prévoir toutes les situations. En effet , quand on
voit une femme tourmenter un amant dont le crédit est nécessaire
à son oncle , on présume tout de suite que l'amant maltraitera
son protégé , que ce dernier grondera son valet de
chambre , et que le valet ne manquera pas de se venger sur
un malheureux jokey qui lui estsoumis. Cette conception se
rapproche du genre des Proverbes , destiné à distraire des
sociétés particulières . Le canevas de ces sortes d'ouvrages
est toujours très- léger ; souvent même il n'est pas écrit : il
ne sert qu'à faire briller l'esprit des acteurs , qui y joignent
tous les traits plaisans qui leur passent par la tête . Cet amusement
doit nécessairement perdre beaucoup à être placé dans
un cadre trop grand : il a fallu tout l'esprit de M. Picard pour
rendre un tel sujet propre au théâtre ; et l'on doit convenir
que ce petit ouvrage est un de ceux où il en a le plus montré.
Sa fable est ingénieuse : il a eu l'art de remplir le vide du
sujet par les caractères qui sont pleins de vérité et de comique.
Le style est vif et piquant , l'action marche avec une grande
rapidité , et les scènes qu'on prévoit le plus , sont amenées
avec un art, et tracées avec une gaieté qui les rend trèsagréables.
M. Dorsay , homme riche et ambitieux , a dans sa maison
MAI 1807.
261
une nièce , jeune veuve , nommée Mad. de Mircour . Cette
femme, gâtée par ses parens et son premier mari , est trèscapricieuse
elle affecte sur-tout beaucoup de sensibilité. En
moins de dix mois , elle a été joueuse , dévote et botaniste : à
présent elle est folle des animaux , et un petit carlin est
auprès d'elle dans la plus haute faveur. Sa femme de chambre ,
nommée Marie , plus jeune qu'elle, mais moins sensible ,
profite des engouemens capricieux de sa maîtresse , pour la
gouverner. Le colonel Sainville , fils d'un ministre , est amoureux
de madame de Mircour : on conçoit que M. Dorsay ne
néglige pas cette occasion de s'avancer , et que le jeune officier
ne demande pas mieux que d'obliger l'oncle de celle
qu'il aime.
Les choses sont en cet état quand la pièce commence .
Gabriel , jeune jokey , est amoureux de Marie ; mais il n'ose
espérer d'obtenir la main d'une femme de chambre , nièce de
M. de La Fleur , valet de chambre de M. Dorsay : les états sont
trop différens , et l'alliance paroîtroit disproportionnée. Cependant
le jokey est secrètement aimé de Marie ; ils se font même
des présens : Marie lui a brodé une cravate de mousseline ,
et Gabriel a donné à sa maîtresse un joli serin. Ils conviennent
tous deux que le meilleur moyen de réussir est de faire la cour
à M. La Fleur : ce domestique est donc servi avec le plus
grand soin par Gabriel , à qui il ne manque pas de faire sentir
tout le poids de son autorité. Cependant , quand il apprend
son amour comme il se trouve dans un moment de bonne
humeur , il lui laisse concevoir quelques espérances.
"
Ce calme des deux amans ne dure pas long -temps . Sainville
a promis de servir Dorsay , et lui a offert de se charger
de ses papiers ; il est dans les meilleures dispositions pour
un homme qu'il regarde déjà comme son oncle . Mais il
est arrivé un grand malheur à Mad . de Mircour : elle a perdu
son carlin ; et quand le jeune officier veut lui parler de son
amour , elle lui reproche de ne pas avoir de sensibilité ; elle
se plaint de ce qu'il ne prend pas assez de part à sa douleur
, et le congédie. Sainville , très-irrité de ce caprice ,
reçoit fort mal Dorsay qui lui apporte ses papiers , et lui
enlève toute espérance . Dorsay furieux exerce son humeur
sur La Fleur, qui ne sait d'où vient cet orage ; et La Fleur
se trouvant immédiatement après avec Gabriel , pousse beaucoup
plus loin que son maître la dureté envers son inférieur
: il traite le jokey de libertin , de mauvais sujet , et le
chasse de la maison.
Gabriel , étourdi de ce coup imprévu , confie ses peines à
Marie , qui , plus expérimentée que lui , ne perd pas l'espé-
3
362
MERCURE
DE FRANCE
,
2
rance. Un carlin a tout troublé , un oiseau peut tout apaiser.
Suivant cette idée lumineuse , Marie trouve le moyen de faire
naître à sa maîtresse le desir d'avoir le serin : Mad. de Mircour
oublie bientôt son petit chien. Rendue à sa bonne humeur
elle reçoit très-bien Sainville qui revient , malgré le congé
qui lui a été donné ; le colonel renoue avec Dorsay dont il
prend les papiers , et promet de servir les projets , Dorsay
tient la même conduite avec La Fleur qui un moment
après pardonne au jokey. Ce jeune homme, d'après la recommandation
de Mad. de Mircour , vient d'être élevé au rang
de valet de chambre de Sainville. Un avancement aussi rapide
lève toute les difficultés : Gabriel et Marie sont unis ; le bonheur
renaît dans la maison. Et voilà les grands événemens
amenés par de petites causes , ainsi que les Ricochets , par lesquels
, comme l'observe un personnage de la pièce , tout s'er
chaine et tout marche dans la vie.
Cette petite pièce est sur-tout remarquable par la vivacité
du dialogue , et par les traits piquans et naturels dont elle est
semée. M. Picard est tellement exercé dans le comique , que
ces qualités ne paroissent presque rien lui coûter : elles remplissent
d'autant mieux leur objet. Rien n'est plus agréable
dans la comédie que cette facilité naïve qui entraîne le spectateur
, sans même qu'il s'en doute. Heureux celui qui la
possède , si se préservant de ce penchant souvent invincible
, qui fait tomber nos meilleures qualités dans les défauts
qui les avoisinent, il ne laisse pas dégénérer en négligence
cette précieuse facilité !
2
Nous citerons une scène de cette comédie qui nous paroît
peindre avec beaucoup de vérité un travers dont plusieurs
femmes ne sont pas exemptes.
Mad. de Mircour a fait la veille un accueil très-agréable
à Sainville , et l'a prié de lui procurer une chanson nouvelle.
Le jeune homme s'est acquitté de cette commission, et revient
en rendre compte à la dame dans l'espoir d'être bien reçu ;
mais le carlin de Mad . de Mircour est perdu ; elle est au dé
sespoir; et son amant , qui ne peut concevoir cette grande
douleur, est traité d'honime insensible : il représente qu'on
retrouvera ce carlin , et pense qu'elle est trop raisonnable.....
Mad. DE MIRCOUR.
Raisonnable ! Non , monsieur, je ne suis point raisonnable ,
et je n'aime point les gens raisonnables ; ils sont fraids , insensibles.
Au fait , que me voulez -vous ? Je suis fort étonnée
qu'on ne vous ait pas dit que je ne voulois voir personne.
MAI 1807.
263
SAINVILLE.
Eh , mon Dieu , commè vous me traitez , madame ! Ces
couplets que vous m'avez demandés hier.....
Mad. DE MIRCOUR.
Ces couplets ? Je n'en veux plus ; ils ne valent rien. En effet
je suis bien en disposition à chanter !
SAINVILLE.
Vous êtes méchante , au moins.
Mad . DE MIRCOUR.
Moi , méchante ! C'est vous plutôt qui n'avez pas la moindre
sensibilité. Je pleure , je souffre ; monsieur plaisante , rit.
SAINVILLE.
J'étois loin de m'attendre à un pareil accueil. Se peut-il
que ce soit la femme qui , hier au bal , étoit si douce si
bonne !
Mad. DE MIRGOUR.
Hier, monsieur, vous étiez aimable ; tâchez donc de l'être
aujourd'hui.
SAINVILLE
Ma foi , madame , je désespère de vous paroître tel , tant
que vous conserverez cette humeur.
Mad . DE MIRCOUR .
Fort bien , vous vous piquez , vous vous fächez. Oh , que
voilà bien votre vivacité , votre pétulance !
SAINVILLE.
Voilà bien le caprice le mieux conditionné.....
Mad. DE MIRCOUR.
Le caprice!... On a le malheur de sentir vivement , et l'en
a des caprices ! Ainsi , vous seriez malheureux avec moi ;
n'est-ce pas là ce que vous voulez me faire entendre?
SAINVILLE.
Allons , je ne peux pas dire un mot que vous ne l'inter◄
prêtiez de la manière la plus odieuse. Adieu , madame,
Mad PE MIRcour.
Adieu , monsieur.
264
MERCURE
DE FRANCE ,
SAINVILLE.
Ainsi , c'est la perte de M. Azor qui nous brouille .
Mad. DE MIRCOUR.
Ce que vous dites là est affreux ; vous savez bien que je .
ne serois pas assez injusté ..... Non , c'est le manque d'égards ,
de procédés , d'indulgence.....
SAINVILLE. .
Et c'est donc là le prix de l'amour le plus tendre ? etc.
Que l'on compare cette scène de dépit à celles que Molière
a faites sur le même sujet , dans quelques-unes de ses pièces ,"
et l'on pourra remarquer la différence, des moeurs des deux
époques. Autrefois , les femmes n'affectoient point.cette fausse
sensibilite que M. Picard sait si bien peindre ; elles étoient
moins sujettes à l'engouement , et l'on ne trouvoit pas dans
leur ton et dans leurs manières autant d'uniformité . Aussi les
amoureuses de Molière offrent plusieurs caractères différens
tous aussi agréables les uns que les autres. M. Picard est obligé
de se restreindre beaucoup plus : il ne présente ordinairement
dans ces sortes de rôles qu'une simplicité presque niaise , une
malice prématurée , ou une sensibilité affectée. Ce n'est point
stérilité de sa part : il se conforme aux règles de l'art , qui lui
prescrivent de peindre en général les moeurs de son siècle.
"
La comédie de l'Avocat diffère beaucoup des Ricochets
pour le genre ,si l'on y trouve une intrigue mieux conçue et
plus développée , on y trouve aussi moins de cette gaieté vive
et piquante , qui fait le mérite principal des pièces de M. Picard.
Nous n'avons pas encore parlé de cette comédie , parce
qu'elle fut jouée avant que nous nous occupassions de l'art dranatique
dans ce Journal. Nous y revenons avec plaisir , et
d'autant plus volontiers , que cet ouvrage est estimable surtout
par le style,,, mérite si rare aujourd'hui. Nous n'en ferons
point une analyse détaillée : il suffira de dire que le but de,
l'auteur a été de peindre la situation vraiment singulière d'un
jeune avocat obligé de plaider contre celle qu'il aime , et
placé sans cesse entre son devoir et sa passion.
M. Roger a réussi à tracer ce tableau : il a donné à son
principal personnage l'enthousiasme d'un jeune orateur empressé
de se produire , et l'amour auquel cet âge a coutume
de tout sacrifier. L'avocat , après la lutte la plus pénible , finit
par donner la préférence à son devoir ; mais il est bientôt
récompensé de cette action noble et vertueuse , par un inciΜΑΙ
1807 .
265
dent qui rend à sa maîtresse , son état , sa fortuue , et qui lui
fournit les moyens de l'épouser.
Il étoit difficile d'introduire du comique dans ce sujet . Les
combats du jeune homme ne pouvoient faire rire que rarement.
Le seul moyen de les faire valoir , étoit de les rendre
propres à inspirer de l'intérêt. Ainsi , l'auteur a été obligé de
rejeter le comique sur les rôles secondaires : manière trèsusitée
dans le dernier siècle , mais dont jamais Molière ne
s'est servi . Elle est souvent défectueuse , en ce que , d'un côté,
le principal caractère sur lequel toute l'attention doit se fixer ,
ne remplit pas le but de la comédie , et que , d'un autre , les
rôles secondaires ne peuvent guère avoir qu'une gaieté forcée .
C'est donc moins à l'auteur qu'au sujet que l'on doit s'en
prendre si la pièce est un peu sérieuse. Dans cette pièce , il a
montré tout le parti qu'il pouvoit tirer de la délicatesse et de
l'élévation des sentimens ; dans une autre , il montrera , ainsi
que nous croyons avoir lieu de l'espérer , que son talent n'est
pas étranger au ton de la véritable comédie.
Le style est , comme nous l'avons dit , la partie la plus estimable
de son ouvrage . Nous citerons quelques morceaux qui
justifieront ce jugement.
Le jeune avocat , après avoir peint son amour pour Cécile ,
et annoncé que le devoir l'emportera sur cette passion
ajoute :
Malheur à l'avocat , de qui l'ame vulgaire
Ne sent pas tout le prix d'un si beau ministère !
Qu'en ce jour mon devoir soit ou non rigoureux ,
Est-il quelque vertu qui rende malheureux ?
Non , quoi qu'à ma raison ma passion oppose ,
N'écoutons que l'honneur , soyons tout à ma cause.
".
Il étoit difficile de finir cette tirade par une pensée comique ;
cependant l'auteur en a trouvé le moyen . Il suppose qu'en
même temps que l'avocat rédige le plaidoyer contre sa maîtresse,
il fait en secret des vers pour elle. Cette idée est heureuse
, et très-conforme au caractère du jeune avocat . Il retourne
à son travail , et continue ainsi :
Chère Cécile , au moins si tu pouvois savoir
Ce qu'il va m'en coûter pour remplir mon devoir ! ...
Tu ne le sauras pas , tu ne liras pas même
Ces vers.... Eh oui , ces vers.... (Car à mon trouble extrême
Le sort bizarre ajoute encore ce travers ,
Je la combats en prose , et je la chante en vers. )
Ces derniers vers ont une tournure vraiment comique.
La jeune personne dont l'avocat est amoureux a un caractere
plein de douceur et de délicatesse. Elle ne peut s'em266
MERCURE DE FRANCE,
pêcher d'estimer son amant , même quand il est prêt à plaider
contre elle. Cependant elle le craint d'autant plus , qu'elle.
connoît mieux ses talens et sa probité sévère. Ces sentimens
sont très-bien exprimés dans les vers suivans :
Ce que je crains encor bien plus que son talent ,
C'est cette probité , garant sûr et constant
Du bon droit de tous ceux dont il prend la défense ,
Et qui , pour mon procès , me fait trembler d'avance.
Suis-je assez malheureuse ! Un seul homme , à mes yeux ,
Réunit goût, esprit et talens précieux ;
Sa réputation , sa vertu sont sans tache;
Sa personne séduit , son caractère attache ;
Il n'est ni délicat , ni sincère à demi ;
Je l'aime , et le hasard en fait mon ennemi !
Ce qu'en lui j'admirois est ce qu'il me faut craindre !
Plus il est honnête homme , et plus je suis à plaindre.
person-
La meilleure scène de cette pièce est celle où le caractère
de l'avocat se déploie. Elle est puisée dans le sujet , et se trouve
par conséquent très- bien amenée. Le client de l'avocat a découvert
que le jeune homme est amoureux de Cécile . Ce
nage , d'un caractère très-ombrageux , veut retirer sa confiance
à l'avocat. Nous regrettons que les bornes de ce Journal ne nous
permettent pas de transcrire toute cette scène , dont le dialogue
est plein de vivacité et de naturel . Nous n'en citerons
qu'un fragment qui pourra donner une idée du reste
....
ARMAND.
• Voilà donc le prix de mes soins , de mon zèle,
D'un dévouement constant , d'une amitié fidelle !
De votre défenseur vous accusez la foi !
Je viens plaider pour vous , il faut plaider pour moi.
Le concours fortuit de quelques circonstances ,
Contre moi , je le sais, a mis les apparences ;
Mais de ces jeux du sort quels mortels sont exempts
Sur la foi du hasard et des événemens ,
Doit-on juger celui dont l'honorable vie
Des hommes et du sort dément la calomnie?
DUCLOS.
Mais votre amour enfin , vos aveux en font foi.
ARMAND.
Sans doute, après l'honneur , Cécile est tout pour moi.
DUCLOS
Eh bien , peut -on parler contre celle qu'on aime ?
ARMAND.
On doit , pour l'équité , parler contre soi- même.
MAI 1807.
267
DUCLOS.
Je ne vous mettrai point à cette épreuve-là:
Je vous excuse, mais un autre plaidera.
ARMAND.
Un autre! En ce moment le pouvez- vous encore ,
Sans que ce nouveau choix , monsieur ,
DUCLOS.
me déshonore ?
Si je vous satisfais , et vous crois innocent,
N'est-ce donc pas assez ? N'êtes-vous pas content ?
ARMAND .
Non , je ne le suis pas , non , je ne saurois l'être.
Qu'importe un vil salaire avec le nom de traître ?
Qu'importe que je sois innocent à vos yeux ,
Si ma honte est publique et me suit en tous lieux ?
Pensez-vous sur ce fait, aussi brusque qu'étrange ,
A la malignité pouvoir donner le change ?
Vous m'avez, pour plaider , fait venir tout exprès,
Et sans avoir plaidé je m'en retournerois !
Depuis long- temps partout on parle de l'affaire ;
Mes Mémoires pour vous courent la France entière ;
Et vous m'exposeriez à l'affront inoui
D'avoir été chassé pour vous avoir trahi !
Ah, s'il me faut subir une telle infamie ,
Que plutôt mille fois on m'arrache la vie !
On aime cette noble indignation dans un jeune homme.
Du reste , la scène , quoique d'un ton élevé , ne sort point
tout-à-fait du genre comique . La défiance de Duclos fait un
contraste plaisant avec l'enthousiasme d'Armand.
On trouve aussi dans cette pièce quelques vers destinés à
devenir proverbes, soit par la précision des expressions , soit
par la justesse des idées. Tel est ce vers sur les moeurs actuelles :
Les vices d'autrefois sont les moeurs d'aujourd'hui,
Cette pensée est imitée de Sénèque. C'est ainsi que , même
pour la comédie , on peut puiser chez les anciens des traits
heureux. Tout nous porte à croire que M. Roger en a fait une
étude particulière , et qu'à l'exemple de nos bons poètes , il
puise dans cette source féconde , trop négligée aujourd'hui . Il
vient d'ailleurs de prouver son goût pour les anciens , et les
connoissances précieuses qu'il a acquises dans leur commerce ,
par le Théâtre Classique qu'il a publié depuis peu . Nous
n'avons encore en le temps que de parcourir ce commentaire
; mais le peu que nous en avons lu nous a fait présumer
que l'ouvrage n'étoit pas seulement utile aux élèves de Lycées ,
mais qu'il pouvoit encore offrir une instruction solide aux
littérateurs et aux amateurs exercés . Nous en rendrons comple
ncessamment. P.
268 MERCURE DE FRANCE ,
Les Mille et Une Nouvelles . Cet ouvrage paroît tous les mois ,
à raison de 1 fr. 50 cent. le N°. A Paris , chez Frechet , lib. ,
rue du Petit-Lion Saint-Sulpice ; et chez le Normant.
Lettres d'Octavie , ou Essai sur l'Education des Demoiselles .
Un vol . in- 12 . Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste. A Paris ,
chez Leprieur , lib. , rue des Noyers ; et chez le Normant.
Lettres écrites de Lausanne. Deux vol. in-8 °. Prix : 2 fr. 50 c. ,
et 3 fr. 25 c. par la poste. A Paris , chez l'Huillier, lib. , rue
Saint-Jacques , près celle des Noyers ; et chez le Normant.
Traduction nouvelle et complète des Odes d'Horace . Un vol .
in- 18. Prix : 1 fr. 50 c. , et 2 fr . par la poste. A Paris , chez
Debeaussaux, lib. , quai Voltaire ; et chez le Normant.
LES Mille et Une Nuits viennent encore de faire naître
l'idée d'un ouvrage périodique , que les auteurs appellent les
Mille et Une Nouvelles , pouvant faire suite à toutes les
Bibliothèques de Romans. C'est une spéculation mercantile
qui ne se trouve soutenue par aucun esprit d'invention , par
ancun jugement dans le choix des sujets , par aucun talent
exercé dans l'art d'écrire , et qui ne peut manquer d'avoir le sort
des mille et une sottises que le besoin et l'ignorance enfantent
chaque jour. Le peuple imitateur est considérable dans la
république des lettres. Un écrivain sans goût et sans imagination
, témoin du succès constant et mérité des contes merveilleux
recueillis dans l'Orient , mais sans aucun sentiment de
ce qui en fait le charme , se flatte qu'avec un titre calqué sur
le leur , il lui sera possible de procurer à son travail une
pareille fortune , et que des événemens communs , racontés
dans un style plat , suffiront pour engager le public à l'écouter
pendant les quinze ou vingt ans qu'il doit employer à la composition
de ses Mille et Une Nouvelles : comme s'il n'y avoit
rien de mieux à faire dans ce monde que d'entendre cet
éternel bavardage , renfermé dans plus de cent volumes inutiles
! C'est une folie qu'il faudroit sans doute regarder en
pitié , si quelque modestie pouvoit la faire excuser ; mais ,
au lieu de réclamer l'indulgence du lecteur pour les premiers
essais qui viennent de paroître , on nous les offre , au contraire
, comme des modèles à proposer à la jeunesse : et cela se
fait dans une note qu'il nous suffiroit de transcrire
pour faire
MAI 1807 . 269
2.
connoître tout à-la-fois l'indécence , l'ineptie et le mauvais
style de tout l'ouvrage . Une confiance si ferme dans ses forces ,
accompagnée d'une telle foiblesse , ne mérite assurément ní
Pse
qu'il convient pitié, ni ménagemendte; seatvcoeirnt'reasntspiagser.avec la sottise orgueil-
C'est avec le même esprit d'imitation , mais dans un dessein
plus légitime , que Mad . de Renneville a publié depuis peu son
Essai sur l'Education des Demoiselles. On trouvera toujours
sur ce sujet plus d'instruction dans une page de Fénélon que
dans les gros volumes dont on nous accable tous les ans. Les
préceptes sont connus depuis long-temps ; les pères , les mères
et les institutrices trouveront facilement leurs devoirs écrits
dans les plus petits livres qui circulent entre les mains des
enfans ; il ne s'agit que de les suivre . Mad. de Renneville ne
s'en écarte pas ; mais elle les noye dans un amas d'inutilités ,
d'extraits d'histoire , de géographie , etc. etc. , qui ne servent
qu'à grossir son volume , puisque ce n'est point dans cet
ouvrage qu'on ira chercher l'instruction sur chacune de ces
sciences , et que ce n'est pas un Cours complet d'Education
que cette dame a voulu nous donner. La forme même de son
Essai , qui n'est qu'un roman , a pu déjà lui attirer quelques
justes reproches , malgré toutes les précautions qu'elle a prises
pour les éviter. L'exemple d'une demoiselle bien née , qui
se laisse séduire , n'est point du tout un préservatif contre les
piéges d'un séducteur. Toutes celles qui ont le même malheur ,
croient faire classe à part : elles se flattent qu'elles pourront
cacher leurs fautes , et qu'elles vivront heureuses avec celui
qui les trompe ; mais elles s'abusent elles-mêmes : et Mad. de
Renneville n'a pas terminé l'événement qu'elle a imaginé ,
'comme elle le devoit , pour en tirer le peu de fruit qu'il
pouvoit produire : quand on voit le bonheur succéder au
désordre , toute la morale du sujet est nulle. Qui ne sait
que les peines passées ne font qu'ajouter au sentiment du
bonheur présent ? Et , s'il est vrai qu'il puisse encore se faire
goûter après que la source en a été empoisonnée , est-ce donc
dans ces rares exceptions qu'un moraliste doit prendre ses
exemples pour leur donner toute l'efficacité desirable ? N'est- ce
point assez que les romans du jour soient remplis de toutes
ces fausses clartés ? Faut-il encore qu'elles aillent obscurcir les
livres destinés à former le coeur et l'esprit de nos enfans ?
Mad. de Renneville a peint parfaitement deux ou trois autres
modèles de jeunes personnes bien élevées , auxquelles il seroit
à souhaiter que toutes voulussent ressembler ; mais pour
sentir tout leur mérite , il faut avoir passé l'âge des premières
illusions ; et jamais un enfant n'en aura la connoissance
270
MERCURE DE FRANCE ,
intime et parfaite , puisque son état est un état de sacrifices et de
combat perpétuel , et que ce n'est qu'en soumettant sa petite
raison et en faisant violence à sa volonté qu'il peut être tel qu'od
le souhaite. Toutefois , s'il ne les prend pas pour exemple, par
l'effet d'une raison éclairée , il pourroit encore les choisir par
suite de cet esprit d'obéissance qui lui aura été inspiré par ses
maîtres , et qui est l'unique sauve - garde de son innocence ;
quoique , tout bien considéré , on ne puisse conseiller de mettre
ce livre entre les mains d'aucun enfant , parce qu'outre qu'il est
toujours dangereux de lui offrir des scènes licencieuses au
milieu d'une maison d'éducation , le goût de Mad. de Renne
ville n'est pas un guide assuré pour leur faire adopter une
opinion saine sur bien des objets avec de l'esprit et de
la grace dans le discours , on peut facilement faire un conte
une nouvelle , ou même un long roman ; mais pour parler
convenablement sur un sujet aussi sérieux que celui de l'éducation
, il faut avoir approfondi les premières vérités de la
morale , il faut en avoir fait la base de sa raison pour juger ce
qui est vraiment beau , ce qu'il faut rechercher et ce qu'on
doit fuir ; il faut s'être nourri des meilleurs et des plus sages
écrivains , afin de pouvoir les distinguer des faux philo
sophes , ou même des beaux-esprits. Je ne sais si Mad. de
Renneville a fait tout cela : on le croiroit en lisant tout ce
qu'elle a rapporté de bon dans son ouvrage ; mais on en doute
lorsqu'il lui arrive de prendre quelques réflexions dans son
propre fonds ; et cela est d'autant plus fâcheux , qu'on ne peut
lui reprocher aucune mauvaise intention, et qu'elle est de trèsbonne
foi lorsqu'elle cite Voltaire comme un oracle , et qu'ellë
décide , sans aucun examen , que les guerres faites aux Barbares,
sous les premiers rois de la troisième race , n'avoient absolument
aucun objet d'utilité pour l'Europe ; c'est -à-dire que
tous ceux qui s'en sont mêlés étoient des ambitieux on des
extravagans.
L'auteur des Lettres écrites de Lausanne , roman familier
dont nous n'avons encore que les deux premières parties ,
n'a pas encore fait connoître l'objet de son ouvrage ; mais il
a su se rendre intéressant par la peinture naïve et vraie de
Pintérieur d'un petit ménage suisse , composé d'une mère
attentive, d'une jeune fille fort douce, et de quelques soupirans
qui cherchent à plaire à la mère et à la fille. Le premier
volume est rempli par les lettres de l'aimable veuve à son
amie , mère d'une jeune personne qui vient de se marier :
elle lui rend compte de tout ce qui se passe chez elle , et luï
communique toutes les réflexions qui lui viennent à l'esprit.
C'est une excellente femme , douée d'un esprit sage , et qui
MAI 1807.
271
pense tout haut. Il faut avoir quelque patience pour lire ses
premières lettres , et sur- tout celles où elle expose ses idées
sur la noblesse héréditaire , transmissible seulement par les
femmes aux hommes qu'elles épouseroient ; mais lorsqu'on
a pu les lire et lui passer ce caprice bien excusable dans une
mère qui , pour toute fortune , n'a que quinze cents livres
de rentes et la noblesse de sa fille , on peut trouver quelque
plaisir à la connoître mieux , et à suivre sa petite histoire , qui
n'est cependant pas animée par la variété des événemens. Parmi
les adorateurs de sa fille , nommée Cécile , un jeune lord , et
son parent , qui lui sert de gouverneur , se font remarquer ,
l'un par la préférence secrète qu'il obtient sur ses rivaux ,
l'autre par un air pensif qui fait soupçonner qu'il regrette
quelque chose , et qu'il espère en même temps trouver
auprès de la mère de Cécile une douce consolation. Ses
soupirs mal étouffés , et ses regards mal dissimulés , donnent
lieu à une explication qui amène son histoire , laquelle
occupe tout le second volume. Il paroîtroit , par cette histoire ,
l'auteur a cherché à diminuer la mauvaise opinion qu'on
que
a communément des moeurs des comédiennes et des filles
entretenues , quoique celle qu'il met en scène fasse encore
exception à la règle générale , puisqu'elle a été livrée par ses
parens avant que sa raison ait pu l'éclairer sur les suites de
cet odieux marché , et qu'elle s'est tirée de l'abyme aussitôt
qu'elle a pu faire usage de sa liberté. Cette fille , appelée Caliste,
du nom du seul personnage qu'elle avoit représenté sur
le théâtre de Londres , rendue à elle - même par la mort de
son premier amant , et placée dans une sorte d'indépendance
par les bienfaits d'un oncle du jeune homme , trouve le secret
de s'attacher un honnête anglais qu'elle aime et qui lui propose
de l'épouser. Il y a bien des honnêtes femmes qui ne
manqueroient pas une pareille occasion ; mais Caliste , devenue
sage , veut obtenir le consentement du père de l'Anglais
; et celui - ci se garde bien de le donner. Les motifs de
son refus , parfaitement exposés , laissent les deux amans sans
réplique , mais en leur enlevant l'espérance , ils ne leur ôtent
pas leur amour. Il ne leur reste qu'un moyen de s'en délivrer ;
mais il faudroit perdre en même temps cette estime précieuse
qui l'embellit de tant de charmes ; et ni l'un ni l'autre
ne peut se résoudre à ce douloureux sacrifice. Dans ces momens
de combat , qui rappellent beaucoup la situation d'Atala
, Caliste devient fort intéressante , et ce qu'elle éprouve
est bien puisé dans la nature , mais dans une nature relevée ,
digne d'attirer les regards des hommes, Effrayée de sa foiblesse
, elle considère avec terreur le péril qui l'environne , et
a
272 MERCURE DE FRANCE ,
elle ne se trouve plus soutenue que par les foibles éclairs de
raison qui brillent encore dans son ame. Comme un malheureux
naufragé , qui , dans l'obscurité de la nuit se débat
contre les flots , tandis que les feux du ciel viennent par intervalle
lui dévoiler le rivage vers lequel il doit diriger ses derniers
efforts : toute sa fortune est ensevelie dans le noir abyme ;
mais pourvu qu'il puisse sauver sa vie , il s'estimera fort heureux.
Caliste perd aussi sa dépouille fragile dans ce violent
combat ; mais son ame arrive pure au séjour de la paix. On
ne sauroit dire pourquoi l'auteur la fait mourir philosophiquement
, c'est-à-dire au milieu d'un concert d'instrumens
et de voix , sans aucun secours religieux : il avoit cependant
observé fort sagement , dans le premier volume , qu'il n'y a
pas de morale sans religion . Cette espèce de contradiction
entre le discours et les faits , ne laisse pas que d'être choquante
dans un écrivain qui paroît avoir un fonds de raison assez
bien cultivé , et qui ne manque pas d'une certaine expérience
du monde ; mais il faut attendre la suite de son roman pour
s'en former une opinion définitive. Le style de l'ouvrage à
quelque chose de précis et de naïf qui fait plaisir ; il convient
assez au genre , quoiqu'il s'y rencontre des mots tels que
rembellie et incompensable , qui peuvent être français à Lausanne
, mais qui ne le sont certainement pas à Paris.
La nouvelle traduction des Odes d'Horace , par un littérateur
anonyme , est encore l'ouvrage d'un homme qui s'est
donné beaucoup de mal pour produire peu de chose. Il l'intitule
Essai , quoiqu'il ait fait tous les efforts dont il est
capable pour la rendre parfaite : c'est un petit trait de modestie
assez suspect dans un écrivain qui se produit après tant de
savans qui se sont exercés sur le même sujet. Toutefois , nous
n'en ferions pas la remarque , si le talent de ce nouveau traducteur
répondoit à l'idée qu'il a de sa supériorité ; mais
malheureusement sa foiblesse est encore plus grande que sa
vanité , et les premiers mots de son livre pourront nous en
donner la preuve. Voici comment il traduit les six premiers
vers de l'ode à Mécène :
« Mécène , rejeton du sang des rois , ô mon soutien , mon
» bonheur et ma gloire ! On voit des hommes fiers d'avoir sous
>> leur char fait soulever la poussière olympique , égaux aux
» Dieux , maîtres de l'univers , du moment que la borne ,
>> adroitement rasée par un brûlant essieu , leur a valu les
» honneurs de la palme. »
7
Horace ne dit pas : On voit des hommes fiers d'avoir fait
telle chose. Sunt ne doit pas se traduire ici par on voit ; ce
qui sembleroit indiquer une rencontre possible et fortuite ,
chose
BINE.
MAI 1807.
chose bien éloignée du dessein du poète. Le mot for st
pas même sous-entendu dans l'original ; car c'est une action
et non pas un caractère qu'il veut peindre. Mais la plus grande
faute , celle qui marque le mieux l'insuffisance du talent et le
défaut de goût , c'est d'avoir méconnu l'harmonie propre à
ce passage. Comment n'être pas frappé de cette suite de dactyles
qui peint si naturellement la rapidité du char dans les
courses olympiques , curriculo pulverem olympicum ? II
semble que le traducteur ait choisi à dessein les syllabes les
plus lourdes et les plus traînantes de la langue française : fiers
d'avoir sous leur char fait soulever la poussière. Par quelle
étrange méprise va-t-il chercher au loin le mot soulever,
qui exprime un effort pénible , lorsque le mot voler s'offroit
lui-même , comme seul propre au sujet ? Egaux aux Dieux
offre une mauvaise consonnance , et n'est point à sa place :
cette seule transposition suffiroit pour gâter tout le passage.
Du moment que la borne. Du moment n'est point dans l'esprit
du poète , ni dans le texte. Adroitement rasée appartient
entièrement au traducteur : evitata marque qu'il faut l'éviter ;
ce qui est le contraire de raser. Leur a valu les honneurs de
la palme. Comment une borne pourroit-elle faire obtenir de
pareils honneurs ? Le traducteur n'a pas senti que le tour
latin ne convenoit point au génie de notre langue ; et , d'ailleurs
, Horace en a sauvé le défaut en arrêtant l'esprit sur
l'idée de la palme , qui est le dernier trait :
Palmaque nobilis
Terrarum dominos evehit ad Deos.
Lorsqu'en un si petit espace il se rencontre un pareil
nombre de fautes , et des fautes assez graves pour changer le
sens de l'auteur , et le travestir , au lieu de le traduire , ik
faudroit avoir bien du temps à perdre pour pousser cet
examen plus avant , et ne pas se tenir pour assuré que tout le
reste est frappé de cette insupportable médiocrité.
Le regret de la perte de ce long travail ne sera pas bien
vif, lorsqu'on saura que le traducteur , ne pouvant satisfaire
le public par la qualité , n'a pas trouvé la moindre inconvenance
à l'en dédommager par la quantité ; c'est-à - dire , qu'il
a traduit , dans un style qui fait bondir le coeur , toutes les
ordures qu'Horace lui-même auroit désavouées , et qu'on
écarte avec soin des esprits qui pourroient en recevoir une
fâcheuse impression . Outre le motif assez louable qu'on lui
suppose , il a voulu , dit- il encore , ne point lui dérober la
moitié de sa gloire ; et c'est par respect pour Horace qu'il a
S
1
274 MERCURE DE FRANCE ,
1
publié les obscénités qui lui sont échappées : ce qui prouve
qu'il se connoît en délicatesse de sentimens aussi bien qu'en
délicatesse littéraires . Il est vrai qu'il déclare qu'il n'y a que
des pédans ou des sots qui pourroient le blâmer : mais ceci
ne regarde pas seulement toutes les nations modernes qui ont
des moeurs à conserver ; les Romains eux- mêmes y trouvent
aussi leur compte ; et la réputation de Quintilien en sera bien
compromise , car il déclare assez positivement qu'il n'est point
d'honnête homme qui voulût expliquer Horace en de certains
endroits : Horatium in quibusdam nolim interpretari. Il est
toujours fâcheux d'avoir à choisir un sot ; mais puisqu'il en
faut un absolument , nous laissons au lecteur le soin de se
décider entre Quintilien et M. le traducteur.
G.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'Académie Française a tenu , le 6 mai , une séance publique
, pour la réception de S. Em. Mgr. le cardinal Maury,
à la place vacante par le décès de M. Target. Le discours de
S. Em. et la réponse de M. Sieard , qui présidoit l'Académie ,
ont rempli toute cette séance , qui avoit excité le plus vif
intérêt , et attiré un concours extraordinaire d'auditeurs. Ces
deux Discours sont imprimés. Nous en rendrons compte dans
le prochain Numéro du Mercure ; mais , pour satisfaire l'impatience
des lecteurs , nous citerons aujourd'hui deux fragmens
de celui de Mgr. le cardinal Maury , l'exorde , et un des
morceaux les plus applaudis à la séance , celui où l'orateur ,
avec un art qui n'est connu que des grands maîtres , présenté
le plus extrême des contrastes , et fait succéder à l'éloge académique
de M. Target une apostrophe touchante à M. de
Malesherbes :
«<< Au moment où je terminois ma mission politique dans
» l'Assemblée Nationale , je ne pus me dissimuler qu'il étoit
>> impossible alors de servir la chose publique . Je compris
» avec douleur que je m'exposerois sans fruit , comme sans
» gloire , à des dangers inutiles , si je luttois plus long- temps
>> contre une opposition malheureusement insurmontable . Je
» plaignis donc amèrement les Français qui , entourés de
MAI 1807: 275
» décombres , et placés sur un terrain miné de toute part , se
» flattoient d'avoir encore une religion , une monarchie , et
>> même une constitution ; car on croyoit avoir tout fait ,
» parce qu'on avoit tout détruit. Un déluge de maux éloit
» prêt à fondre sur la France , et c'eût été bien vainement que
» la sagesse et la prévoyance humaine auroient tenté d'élever
» des digues pour l'en garantir désormais. Je n'avois plus de
» poste à remplir. Rome , sous la domination de laquelle
» j'étois né , m'offroit une seconde patrie . Déja l'orage gron-
» doit sur la tête de son souverain , qui m'appeloit , me récla➡
» moit , et dont il étoit de mon devoir d'aller partager lcs
» périls. L'immortel Pie VI m'y prodigua aussitôt toutes les
» dignités de mon état : objets d'ambition , d'autant moins
» desirables , qu'elles n'attiroient sur nous que la prévention
» et la haine ; qu'au lieu de promettre un refuge , elles dé-
» vouoient à la proscription : mais qu'il eût été lâche de
>> refuser à une époque où elles ne pouvoient tenter que la
» fidélité , le zèle et le courage.
>> On dut pourtant me croire heureux , Messieurs , quand
>> cette nouvelle carrière s'ouvrit devant moi en Italie , et en
>> effet si quelque chose eût pu me consoler d'une élévation
>> occasionnée par les désastres de ma patrie , ç'auroit été sans
» doute ce témoignage de l'estime et de la bienveillance d'un
>> tel bienfaiteur , dont l'éminente piété , les rares talens , la
» haute sagesse , la vieillesse auguste , et ce beau caractère de
>> religion imprimé sur toute sa personne avec une majesté si
» imposante et si sainte , recevoient encore un nouvel éclat
» de la consécration du malheur.
» Mais hélas ! de quel bonheur m'étoit-il donné de jouir ,
» en voyant ce vieillard vénérable , l'un des plus grands pon-
» tifes de nos siècles modernes , auquel je devois moi-même
» tant de dévouement et de reconnoissance , toujours immo-
>> bile dans ses principes sous le poids de l'adversité , offrir
» vainement à l'Europe étonnée , qui ne découvroit encore
» dans nos dissensions que le danger de la France , le spec-
>> tacle touchant et sublime d'une vertu dont rien ne pouvoit
»> ni ébranler la constance , ni altérer la douceur ? Quelle
» amertume , quelle douleur n'ai- je pas dû éprouver , Mes-
» sieurs , quand les restes d'une vie si pure et si tourmentée
-» ont été livrés sous mes yeux à toutes les vicissitudes d'une
» destinée si déplorable , sans autre consolation que les hom-
» mages et les regrets du peuple Français , qui accouroit de
» loin pour se prosterner sur le passage d'un captif, en implorant
ses bénédictions ? Proscrit moi-même avec lui , je ne
S2
276
MERCURE DE FRANCE ,

7
» pus l'accompagner durant sa captivité , dans ce temps de
» deuil et de larmes , où chaque jour m'apportoit des nou-
» velles plus déchirantes , et où j'étois déjà si malheureux des
>> calamités de mon pays , que je désespérois de revoir jamais.
>> Ce souvenir des tempêtes , qui n'est pas aujourd'hui
» pour moi sans douceur au milieu du port , vous dit assez
» Messieurs , de quelle surprise , de quelle joie , de quel
>> ravissement j'ai été saisi , lorsqu'après de si longues et san-
» glantes agitations , j'ai vu cette même nation française
>> revenir à ses anciennes maximes , reprendre les sentimens
» religieux , l'habitude de la subordination , les doctrines
» éprouvées , le culte des lois , les moeurs douces de ses
» pères , reconnoître les principes que nous avions professés
» dans l'assemblée nationale , et consacrer solennellement
>> cette belle et salutaire unité du pouvoir dont nous avions
» été si constamment les défenseurs.
» Alors , Messieurs , je me suis retrouvé fier d'être Fran-
» çais : j'en ai ambitionné le titre. Désenchanté de toute illu-
>> sion , ennemi de tout déguisement , je n'ai pu me défendre ,
» après quinze ans d'épreuves , de me réunir à mes concitoyens
» las du désordre , et fatigués d'une tyrannique liberté. J'ai
» pu , et aussitôt j'ai cru devoir me rallier loyalement , avec
» l'intégrité de mes principes , à un gouvernement répara-
» teur , solidement affermi , nécessaire à la France , reconnu
» des puissances de l'Europe , et qui , selon l'observation pro-
« fonde et lumineuse de M. Fontanes , n'a détrôné parmi nous
» que l'anarchie. J'ai senti le besoin de revoir quelques an-
» ciens amis échappés , par une providence spéciale , au plus
» destructeur de tous les fléaux. J'ai voulu , après tant d'an-
» goises , applaudir aussi avec eux au triomphe si tardif et si
» desirable des saines opinions politiques , participer aux ma-
» gnifiques destinées de l'Empire François , assister au réta-
>> blissement des antiques institutions qui avoient fait son
» bonheur et sa gloire , bénir aux pieds de son trône l'in-
» comparable auteur de tant de merveilles , célébrer son
>> autorité comme un immense bienfait public , m'associer
» aux voeux que forment autour de lui pour sa conservation
» si essentielle au salut de tous , la nation entière ; mais plus
» ardemment sans doute les proscrits qui , ayant conservé
>> comme moi dans l'exil un coeur toujours français , ne peu-
>> vent méconnoître que , sans lui , il n'y avoit plus pour nous
» de patrie ; enfin , j'ai desiré de pouvoir embellir mes der-
» nières années , devenues plus tranquilles , de toute la félicité
» que garantissent à la France les avantages du présent , et les
» e pérances de l'avenir . »
MAI 1807 .
277
« M. Target réunissoit heureusement des titres estimables
» que vous sûtes apprécier. On le comptoit parmi nos
» avocats du premier ordre ; et l'opinion des jurisconsultes
» lui attribuoit une étude peu commune de nos lois , de nos
» coutumes et de notre jurisprudence. On vantoit encore
>> en lui une logique exacte , une élocution abondante , une
» mémoire heureuse , une discussion facile qu'il manifestoit
» dans ses conférences avec ses collègues , dans ses plaidoyers
» toujours écrits d'avance , et qu'on eut occasion de remar-
» quer sur-tout dans une réplique très- courte qu'il eut le
» bonheur d'improviser avec succès à la Tournelle . Il
>> saisissoit aussi avec assez de sûreté et de promptitude le
» point de la difficulté et de la décission dans les affaires ; et
» cette sagacité , qui est le tact du jurisconsulte , l'a placé
» dans un rang distingué parmi les juges de la cour det
» cassation. Je me plais , Messieurs , à environner ainsi devan
>> vous sa mémoire , de tous les souvenirs qui la rendent plus
>> recommandable. Je dois ajouter qu'au moment où il vint
>> s'asseoir dans cette Académie , il jouissoit d'une telle répu-
>> tation de désintéressement et d'intégrité , que M. de
» Nivernois put lui rendre publiquement le témoignage ,
» d'avoirfait de son nom seul au palais , un préjugé de la
» justice des causes qu'on lui voyoit défendre. Enfin ,
» s'étoit attiré au plus haut degré , à l'époque de l'exil du
» parlement , la faveur de son tribunal et de son ordre ,
» par ce même silence qui depuis . . .
>> ·
il
Mais alors il ne lui mérita que des éloges , dans
» une nation qui juge sur-tout les hommes publics , par le
>> double courage de leur caractère et de leurs principes.
» Tels furent les motifs qui réunirent vos suffrages en faveur
» de M. Target. Vous crûtes , Messieurs , en l'honorant de
>> votre élection , adopter et reconquérir l'ordre entier des
» avocats ; et en effet , lorsqu'il parut pour la première fois
» dans vos rangs , il s'y présenta entouré d'une multitude de
» ses confrères , dont le nombreux cortége embellit son ins-
>> tallation . Je m'arrête avec sa renommée à ce jour de gloire ,
» qui fut le plus beau de sa vie sa carrière littéraire finit
» pour nous , au moment où sa carrière politique commence.
» Cette perte récente qui me rouvre les portes de l'Aca-
» démie avoit été précédée par la disparition presque entière
» de mes premiers collègues. Hélas ! tous les genres de mort
» que je n'ose nommer, se sont réunis pour causer parmi
3
278 MERCURE DE FRANCE .
"
» vous ce vide immense. Il sont descendus dans la tombe
>> sans savoir si cette compagnie leur survivroit à eux-mêmes ,
» et s'ils recueilleroient jamais les regrets de leurs successeurs.
>> Mais à peine a-t-elle recouvré son existence , que vous
>> avez recherché avec une pieuse sollicitude les titres de
» gloire de tous ses anciens membres , dont les ombres
>> erroient sans tombeau autour de ce sanctuaire , Vous avez
>> voulu les y faire revivre en quelque sorte avec vous , pour
>> recevoir le tribut d'éloges que vos réglemens avoient légué
» à leur mémoire. L'éloquence et l'amitié ont déjà rendu
» ces derniers honneurs à la renommée de Marmontel , de
» Séguier , du maréchal de Beauvau , de l'abbé Barthelmy;
>> et le même hommage va bientôt consacrer le nom chéri de
» Malesherbes .
» Malesherbes ! toi que ta vie et ta mort recommandent
» également à l'éloquence ! & toi , qu'il m'eût été si doux de
>> célébrer au milieu de cette assemblée où tu n'as que des
» amis , si les intérêts de ta gloire n'avoient été confiés d'a-
» vance à un autre panégyriste qui saura bien mieux la pro-
>> clamer ! Le jour où l'Académie va offrir à ta mémoire ce
» tribut solennel d'admiration et de regret , sera d'autant plus
» remarquable , qu'elle donnera pour la première fois a la
» nation française , le consolant exemple de décerner un éloge
» public à l'un des martyrs , et des plus illustres martyrs de
>> notre révolution. Eh ! qui mérite plus que toi d'ouvrir cette
>> noble carrière ? Quel sujet fut jamais plus abondant en
» mouvemens pathétiques , plus fécond en pensées profon-
» des , plus riche en immortels souvenirs , et promit plus de-
» larmes et de sanglots à son orateur ! Sur quelle tête enfin
» plus chère et plus vénérable la France pourroit-elle placer
» aujourd'hui ce dépôt sacré de respect , d'amour , de douleur ,
» et de tous les hommages pieux dus à tant de victimes , que
lui ont coûté en grandeurs , en talens et en vertus, nos fatales
» discordes ! »>
--
2
Tous ceux qui s'intéressent aux progrès de l'agriculture
ne liront pas sans plaisir et sans un vif sentiment de reconnoissance
pour le gouvernement , l'extrait suivant du discours
prononcé dans la Société d'Agriculture le 5 avril dernier , par
M. Sylvestre , sécrétaire de la Société et membre de l'Institut :
« L'année qui vient de s'écouler fera époque dans
» l'histoire de l'agriculture française . Elle a été signalée par
» plusieurs établissemens remarquables et par plusieurs belles.
» expériences. Rendons hommage au gouvernement qui a
» créé les premiers , et qui a tenté les secondes.
1
279
MAI
1807
.
» La plus belle de ces opérations est la réorganisation des
» haras. Il avoit fallu la destruction presque complète de ces
» belles races de chevaux qui faisoient une partie de la richesse
» de la France , comme il avoit fallu la destruction de nos
» forêts , pour prouver qu'ils étoient en démence ceux qui
>> crioient Voulez -vous des chevaux , détruisez vos haras.
>> Voulez-vous des forêts ? détruisez vos pépinières. Leur
>> voix , dans le temps , avoit été trop bien écoulée ; nous
» voyons avec joie qu'un système contraire régénère nos
» forêts , et qu'il va aussi régénérer nos belles races de che-
>> vaux. Dans une seule année , les trois haras qui conservoient
>> encore quelques moyens de reproduction , et qui avoient
» déjà reçu de l'accroissement les années précédentes , en ont
» obtenu de considérables ; et réunis à douze établissemens
» de ce genre , nouvellement formés , ils fournissent aux
» jumens des propriétaires , sur différens points de l'em-
» pire , plus de quatre cents étalons du plus beau choix , qui
» ont été achetés , soit dans l'intérieur de la France , soit
» dans les pays étrangers les plus renommés pour les belles
» races de chevaux.
>> Nous avons terminé , cette année , l'extraction de mou-
>> tons d'Espagne que le traité de Bâle nous avoit assurée .
» Mais six établissemens entretenus aux frais du gouverne-
>> ment , offriront sans cesse aux cultivateurs des mérinos par-
» faits , jusqu'à ce que cette amélioration de nos laines soit
>> devenue générale.
» Elle le deviendra , malgré la vente des béliers métis , dont
» un trop grand nombre de propriétaires peu délicats abu-
» sent de la crédulité des acquéreurs , et malgré les importa-
>> tions frauduleuses de moutons d'Espagne , qui ne fournissent
» guère à la France que des bêtes à laine d'une race inférieure
>> Notre collégue , M. Tessier , a établi d'une manière positive
» les inconvéniens et les conséquences de ces importations
» dans le Mémoire qu'il vient de publier à ce sujet.
>> Nous avons déjà rendu compte des premiers travaux
» exécutés dans la pépinière du Luxembourg ; mais c'est
> cette année seulement que l'école d'arbres fruitiers , qui
>> doit rendre cet établissement si utile , a été formée ; c'est
» cette année qu'un voyage a été entrepris dans l'intérieur de
» la France pour l'examiner sous les rapports de l'histoire na-
» turelle et de l'agriculture ; c'est cette année que le gouver-
>> nement , voulant procurer des matières premières à nos
» manufactures de coton , a offert pour la culture de cette
» plante exotique des récompenses propres à déterminer les
t
280 MERCURE DE FRANCE ,
>> propriétaires à se livrer à sa culture , c'est aussi cette année
» que M. Yvart a été chargé de professer l'agriculture théo
» rique et pratique dans l'école impériale vétérinaire d'Alfort.
>> M. François ( de Neufchâteau ) a coopéré avec MM.
» Yvart, Mallet et de Perthuis , au grand travail de la com-
» mission chargée d'examiner et d'essayer les diverses char-
» rues , et il a rédigé pour la société un mémoire détaillé sur
» la culture et les usages économiques du genêt à balai .
>> Vous avez à vous applaudir , Messieurs , de ce que l'exé-
» cution d'une partie des vues du gouvernement ait été encore
>> cette année confiée à des membres de votre société. C'est M.De-
», candolle , l'un de vos membres , qui a été chargé de visiter en
» cinq années l'intérieur de la France , sous le rapport de la
1
botanique et de l'agriculture. Il a visité cette année la partie
» de l'Ouest qui étoit une des moins connues des botanistes .
>> La partie rurale de son voyage a eu pour objet les usages
» économiques d'un assez grand nombre de plantes sauvages ,
» et la connoissance de plusieurs variétés des plantes alimen-
» taires , de fourages , de légumes et d'arbres à fruits , qui sont
cultivés dans ces contrées avec un succès qui peut servir à
» propager leur culture .
» M. Yvart, l'un de vos membres , qui a été chargé par le
> gouvernement de professer à l'école vétérinaire d'Alfort , le
» premier cours d'agriculture théorique et pratique qui ait
» été fait en France , vous a présenté un ouvrage d'un grand
» intérêt , et qui a servi d'iutroduction à ce cours. C'est un
» coup- d'oeil sur le sol , le climat et l'agriculture de la France ,
>> comparée avec les contrées qui l'avoisinent , et particulière-
» ment avec l'Angleterre.
>> M. Fremin vous a donné un Mémoire sur la culture com-
» parée d'une ferme avec ou sans jachères.
>> M. Cotte a donné , pour cette année , des observations
» météorologiques faites sur le même plan que celles dont
» nous avons eu occasion de faire l'éloge les années dernières ,
» et ces tableaux , ainsi continués , fourniront un recueil
précieux et nouveau pour la physique et pour l'agriculture.
» M. Cadet-de-Vaux a lu plusieurs Mémoires , résultats
» de ses expériences , notamment sur les inconvéniens de la
» taille pour les arbres à fruits , sur une nouvelle méthode de
» les conduire pour assurer leur fructification , sur une ma-
» nière économique de cultiver la vigne sans le secours des
» échalas , et sur le procédé à employer pour obtenir du café
MAI 1807.
281
» la boisson la plus salubre , la plus agréable et la plus éco-
>> nomique.
>>> La société avoit encouragé , par une médaille , les im-
» portans travaux de M. Brémontier , devenu depuis l'un de
>> ses membres , et qui avoit entrepris la plantation des dunes
>> immenses du sud-ouest de la France. Če travail a été con-
» tinué avec succès , et cette année M. Chassiron , au nom
» d'une commission , vous a fait sur ces travaux un rapport
» détaillé , duquel il résulte que la manière de les diriger est
» réellement nouvelle , que la découverte en appartient à
» M. Brémontier , et que le succès , couronnant de plus en
» plus les vues de l'inventeur , est un préjugé bien favorable
» pour les projets bien plus étendus qu'il forme encore pour
» l'assainissement et la fertilisation de ces vastes landes .
» M. Michaux avoit tracé , l'année dernière , le tableau des
» richesses végétales que l'Amérique septentrionale pouvoit
>> offrir à la restauration de nos bois. Cette année il est parti
» sous les auspices de l'administration des forêts. Aucun obs-
» tacle n'a pu rallentir son zèle. Prisonnier des Anglais , il a
>> dû sa liberté à l'estime que son caractère et ses talens ont ins-
» pirés ; et , à peine arrivé à New-Yorck , il est parti pour
» rassembler les collections qu'il avoit promises. Son pre-
>> mier envoi , qu'on peut regarder comme le plus beau qui
» soit encore parvenu d'Amérique , est remarquable par le
>> choix et par le nombre des espèces. Toutes ses graines sont
>> arrivées dans le meilleur état , et elles ont été employées sur
>> le- champ par l'ordre de M. le directeur-général des forêts.
un
» Le second volume de la nouvelle édition d'Olivier de
» Serres , qui a paru cette année , a complété sa publication ,
» et la société , en remplissant l'engagement qu'elle avoit con-
» tracté de rendre aux agriculteurs , dans toute sa pureté ,
» ouvrage essentiellement classique , et qui , après deux cents
>> ans d'existence , est encore le plus complet et le meilleur
» qui existe sur l'économie rurale , a sans doute bien mérité
» de l'agriculture.
» La société avoit ouvert un concours l'année dernière ,
» relativement à la charrue , à l abolition des jachères et à
» la pratique de l'irrigation : ces concours sur des objets si
>> importans pour l'agriculture restent ouverts. La société,
» n'ayant pas été complétement satisfaite des Mémoires en-
» voyés relativement à la plantation des mûriers et des
» oliviers , laisse toujours ce concours ouvert ; mais elle déà
titre d'encouragement , une médaille d'or à M. Du.
» vaure, propriétaire dans le département de la Drôme , et
» cerne,
282 MERCURE DE FRANCE ,
» une autre médaille d'or à M. Rattier , dans le département
» de Loir et Cher. Elle laisse aussi le concours ouvert sur la
» meilleure méthode d'élever les chèvres , sur la rédaction
» d'un almanach pour les cultivateurs. Elle rappelle qu'elle
» a promis un prix de 1,500 fr . à l'auteur du meilleur Mé-
>> moire sur les arbres cultivés dans les environs de Paris ;
» qu'elle en a promis un de 600 fr . à l'auteur du meilleur
>> registre à l'usage des agriculteurs , et l'un deux de 1,500 fr. ,
» l'autre de 1,000 fr. , aux cultivateurs qui auront planté à
» demeure le plus de pommiers. Elle offre en ce moment
» des récompenses aux auteurs des meilleures observations
» vétérinaires , et aux cultivateurs qui auront employé avec
» le plus de succès des engrais inusités dans leur culture.
» Enfin la Société propose deux sujets nouveaux , pour cha-
>> cun desquels elle décernera deux prix , l'un de 1,200 fr.,
>> l'autre de 1,000 fr . , pour les deux meilleurs ouvrages ,
» sultat d'expériences faites en France sur la cnlture du co-
» ton ; les deux autres prix , l'un de 2,000 fr. , l'autre de
» 1,000 fr. , aux deux propriétaires qui auront fabriqué en
>> France la plus grande quantité de fromage étranger. »
>>
ré-
- Depuis quelques jours , la belle fontaine des Innocens ,
ouvrage du célèbre Goujon , située au milieu de la Halle ,
n'est plus un vain simulacre , l'eau y coule abondamment.
-Lenouveau déplacementque viennent de subir les chevaux
de Venise , a donné lieu à de nouvelles recherches sur leur ori
gine , et voici ce qu'on trouve à ce sujet dans un mémoire
publié par M. Seitz de Mayence.
Ces chevaux sont originaires de l'ile de Chio , aujourd'hui
Scio , une des plus belles îles de l'Archipel de la Grèce ,
célèbre par l'industrie de ses habitans et aussi par la bonté de
ses vins. Il ne faut pas s'imaginer trouver dans ces chevaux un
chef-d'oeuvre de sculpture antique , ni le modèle de ce qu'étoit
l'art chez les anciens ; les têtes cependant méritent notre admiration
. Leurs narines entr'ouvertes , leurs bouches écumantes
respirent la vie et l'impétuosité que devoient avoir les
chevaux du soleil , On a cru reconnoître dans leur attitude et
leur forme la manière de Polyclète ou de Myrion , deux
sculpteurs qui vivoient à une époque où les habitans de Chio ,
jouissant d'une paix profonde , pouvoient aisément s'enrichir
par le commerce , et se livrer à leur goût pour les beaux- arts.
Cette époque dura depuis la 75. jusqu'à la 92.° olympiade ;
ce qui fait une période de 70 ans. En admettant cette hypothèse
, ces chevaux auroient été jetés en fonte du temps
Socrate et de Périclès ; ils auroient actuellement plus de 2500
de
MAI 1807.
283
ans , et seroient
le plus ancien
monument
de bronze
qui nous
fût resté de l'antiquité
.
Ils paroissent avoir été destinés à la dorure dès leur origine ,
quoique les beaux bronzes ne fussent pas dorés chez les Grecs,
et qu'on ait fortement blâmé l'Empereur Néron d'avoir fait
dorer la statue d'Alexandre de Lysippe : mais on doroit le
char du soleil et les chevaux qui le traînoient. Le culte du
soleil s'étoit répandu de l'ile de Rhodes dans la plupart des
iles voisines ; il est donc très-vraisemblable que ces chevaux
traînoient un char du soleil, et par conséquent furent dorés
dès le principe.
Quant aux raisons qui prouvent que ces chevaux ne peuvent
nous offrir un modèle de ce qu'étoit l'art chez les anciens , en
voici quelques-unes :
Dès le temps de Cicéron , tout ce que l'île de Rhodes et
celle de Chio renfermoient de précieux avoit déjà été transporté
à Rome pour décorer les palais des triomphateurs. Les
émissaires que Néron , long- temps après , envoya dans la
Grèce pour enlever ce qui pouvoit y rester de beaux monumens
, parcoururent les îles de Rhodes , de Samos et de Chio ,
et négligèrent encore ces chevaux . Ils ne furent pas non plus
compris dans un troisième enlèvement que fit faire Constantin
de tous les objets d'art qui pouvoient servir à décorer sa
nouvelle capitale. Ce ne fut que sous l'Empereur Théodose II,
lorsque le monde étoit déjà dépouillé de tous ses chefsd'oeuvré
, qu'on les jugea dignes enfin d'être transportés dans
l'Hyppodrome de Constantinople.
Auroient-ils resté si long-temps en place , auroient -ils
échappé à la rapacité des gouverneurs et des proconsuls
romains, aux déprédations de Néron , aux perquisitions de
Constantin , si le travail en eût parú assez précieux pour soutenir
la comparaison avec le Jupiter olympien de Phidias ,
la Vénus de Gnide de Praxitelle , l'Alexandre de Lysippe , et
tant d'autres chefs - d'oeuvre qui enrichissoient alors les deux
capitales de l'univers ?
Tous ces ouvrages ont péri en partie par la main des barbares
, et en partie par le feu . Les quatre chevaux de Chio
faillirent à subir le même sort en 1203 , lors d'un des plus
furieux incendies qu'ait éprouvés Constantinople ; voici à
quelle occasion.
Lorsqu'en 1202, les Français , sous la conduite de Beaudouin,
comte de Flandres , s'unirent avec les Vénitiens pour entreprendre
la troisième croisade , et soutenir le fils de l'empereur
Isaac contre les prétentions de son frère Alexis , ils mirent
le siége devant Constantinople , et s'en emparèrent.
284 MERCURE DE FRANCE ,
Peu après , une querelle s'étant élevée entre les Grecs et
les Croisés , les Grecs s'unirent aux Sarrasins , et les Croisés
se voyant prêts à succomber , se vengèrent de la lâcheté de
leurs ennemis , en mettant le feu à la ville . L'incendie dura
huit jours , et consuma le tiers des maisons , des églises et des
couvens de cette grande ville. Le feu pénétra jusque dans
l'Hyppodrome , mais n'arriva pas jusqu'aux chevaux du
soleil , qui échappèrent par conséquent à ce désastre.
Dans le partage qui fut fait des dépouilles échappées aux
flammes , ces mêmes chevaux échurent aux Vénitiens , et furent
envoyés à Venise avec beaucoup d'autres objets précieux par
Martin Zeno , leur général . Depuis , le Done , Pierre Ziani ,
en fit orner le portail de l'église de Saint-Marc , où ils resterent
jusqu'en 1798.
Ils furent alors transportés à Paris , et placés d'abord isolément
aux Invalides , puis sur les quatre massifs de la grille
des Tuileries. Mais ils n'étoient là que par provision , et
seulement pour essayer l'effet qu'ils devoient y produire. Ils
vont être rendus à leur première destination , et seront attelés
au quadrige qui sera placé sur la porte triomphale du Carrouzel.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 27 avril.
Cours des effets publics . ( A la bourse de ce jour ) Trois
pour ozo cons. 62 174. ( Pour mai ) 63 178. Omnium 112 ,
314.
Ce n'étoit pas sans raison que l'on regardoit la dissolution
du parlement comme une conséquence probable du changement
de ministère. Cet événement est maintenant certain . Le
chancelier de l'échiquier a adressé , hier , à un certain nombre
de membres de la chambre des communes , une circulaire
par laquelle il leur annonçoit qu'aujourd'hui , 27 avril ,
le parlement seroit prorogé , et dissous immédiatement après.
Il disoit , dans cette espèce de note , qu'il étoit bien faché que
des circonstances particulières l'eussent empêché de faire connoître
plutôt cette mesure à ceux qu'elle intéresse .
En conséquence de cet avis , un nombre très-considérable
de membres de la chambre des communes , sont partis ,
hier , précipitamment de Londres , pour aller au plus vite
dans leurs comtés respectifs , à l'effet de se faire réélire . On
ne se fait pas d'idée du mouvement et de l'agitation qui
régnoient hier dans les familles parlementaires : cela offroit
ΜΑΙ 1807 .
285
une image du déluge universel , lorsqu'il surprit tout-à-coup
les habitans de la terre ; personne n'étoit sur ses gardes ,
quoique cet événement fût prévu .
Lord Melville est parti hier matin en toute hâte , pour
l'Ecosse. Les ministres comptent sur un grand nombre de
partisans de ce côté-là .
On croit que le nouveau parlement se rassemblera dans les
derniers jours de juin : la dissolution du parlement actuel
aura lieu demain 28 .
Les fonds publics ont éprouvé cette après-midi , une hausse
d'un pour cent , sur le bruit qui s'est répandu qu'un parlementaire
vient d'arriver de France à Douvres.
Le résultat de la séance que la corporation des catholiques
a tenue le 18 de ce mois , à Dublin , est tel qu'on l'avoit
prévu. Ils sont convenus de ne pas reproduire leur pétition ,
et de ne pas entretenir le parlement de leurs réclamations
dans les circonstances présentes . Ils ont ajourné toute délibération
à ce sujet pour un temps indéfini.
PARIS, vendredi 8 mai.
"
- Une compagnie des gendarmes d'ordonnance à pied
vient de partir de Mayence pour se rendre à la Grande-
Armée.
LXXII BULLETIN DE LA Grande-Armée.
Finckenstein , le 23 avril 1807.
Les opérations du maréchal Mortier ont réussi comme on
pouvoit le desirer. Les Suédois ont eu l'imprudence de passer
la Peene , de déboucher sur Anclam et Demmin , et de se
porter sur Passewalk. Le 16, avant le jour , le maréchal
Mortier réunit ses troupes , déboucha de Passewalk sur la
route d'Anclam , culbuta les positions de Belling et de Ferdinandshoff,
fit 400 prisonniers , prit deux pièces de canon ,
entra pêle-mêle avec l'ennemi dans Anclam , et s'empara de
son pont sur la Peene.
La colonne du général suédois Cardell a été coupée. Elle
étoit à Uckermünde lorsque nous étions déjà à Anclam . Le
général en chef suédois d'Armfeld a été blessé d'un coup de
mitraille ; tous les magasins de l'ennemi ont été pris.
La colonne coupée du général Cardell a été attaqué le 17
à Uckermünde par le général de brigade Veau. Ellee a perdu
3 pièces de canon et 500 prisonniers . Le reste s'est embarqué
sur des chaloupes canonnières sur le Haff. Deux autres pièces
de canon et hommes ont été pris du côté de Demmin.
286 MERCURE DE FRANCE ,
Le baron d'Essen , qui se trouve commander l'armée suédoise
en l'absence du général Armfeld , a proposé une trève au
général Mortier , en lui faisant connoître qu'il avoit l'autorisation
spéciale du roi pour sa conclusion. La paix et même
une t ève accordée à la Suède rempliroit les plus chers desirs
de l'EMPEREUR , qui a toujours éprouvé une véritable douleur
de faire la guerre à une nation généreuse , brave , géographi
quement et historiquement amie de la France . Et dans le fait ,
le sang sué lois doit- il être versé pour la défense de l'Empire:
ottoman , ou pour sa ruine ? Doit- il être versé pour maintenir
l'équilibre des mers ou pour leur asservissement ? Qu'a
à craindre la Suède de la France ? Rien . Qu'a-t- elle à craindre
de la Russie ? Tout.
Ces raisons sont trop solides pour que , dans un cabinet aussi
éclairé et chez une nation qui à des lumières et de l'opinion ,
la guerre actuelle n'ait promptement un terme. Immédiatement
après la bataille d'Jena , l'EMPEREUR fit connoître le
desir qu'il avoit de rétablir les anciennes relations de la Suède
avec la France. Ces premières ouvertures furent faites au ministre
de Suède à Hamburg ; mais elles furent repoussées.
L'instruction de l'EMPEREUR à ses généraux a toujours été de
traiter les Suédois comme des amis avec lesquels nous sommes
brouillés , et avec lesquels la nature des choses ne tardera pas
à nous remettre en paix. Ce sont là les plus chers intérêts des
deux peuples . « S'ils nous faisoient du mal , ils le pleureroient
» un jour ; et nous , nous voudrions réparer le mal que nous
» leur aurions fait. L'intérêt de l'Etat l'emporte tôt ' ou
>> tard sur les brouilleries et sur les petites passions . »>> Ce sont
les
termes des ordres de l'EMPEREUR. C'est dans ce
propres
sentiment que l'EMPEREUR a contre-mandé les opérations du
siége de Stralsund , et en a fait revenir les mortiers et les
pièces qu'on y avoit envoyés de Stettin . Il écrivoit dans ces
termes au général Mortier : « Je regrette déjà ce qui s'est fait.
» Je suis fâché que le beau faubourg de Stralsund ait été
» brûlé. Est - ce à nous à faire du mal à la Suède ? Ceci n'est
qu'un rêve. C'est à nous à la défendre , et non à lui faire
» du mal . Faites - lui -en le moins que vous pourrez . Proposez
» au gouverneur de Stralsund un armistice , une suspension
» d'armes , afin d'alléger et de rendre moins funeste une
» guerre que je regarde comme criminelle , parce qu'elle est
>> impolitique. »
}}
La suspension d'armes a été signée le 18 , entre le maréchal
Mortier et le baron d'Essen . Ci -joint la copie de cette suspension
d'armes.
Le siége de Dantzick se continue.
MAI 1807 . 287
Le 16 avril , à huit heures du soir , un détachement de
2000 hommes , et 6 pièces de canon de la garnison de Glatz
marcha sur la droite de la position de Frankenstein ; le lendemain
17 , à la pointe du jour , une nouvelle colonne de 800
hommes sortit de Silberberg. Ces troupes réunies marchèrent
sur Frankenstein , et commencèrent l'attaque à cinq heures du
matin , pour en déloger le général Lefèvre , qui étoit là avec
son corps d'observation. Le prince Jérôme partit de Munsterberg
au premier coup de canon , et arriva à dix heures du
matin à Frankenstein. L'ennemi a été complétement battu et
poursuivi jusque sur les chemins couverts de Glatz. On lui a
fait 600 prisonniers et pris 3 pièces de canon . Parmi les prisonniers
se trouvent 1 major et 8 officiers ; 300 morts sont
restés sur le champ de bataille ; 400 hommes s'étant perdus
dans les bois , furent attaqués à onze heures du matin et
pris.
Le colonel Beckers , commandant le 6° régiment de ligne
bavarois , et le colonel Scharfenstein, des troupes de Wurtemberg
, ont fait des prodiges de valeur. Le premier , quoique
blessé à l'épaule , ne voulut point quitter le champ de bataille ;
il se portoit partout avec son bataillon , et partout faisoit des
prodiges . L'EMPEREUR a accordé à chacun de ces officiers
l'aigle de la Légion d'Honneur . Le capitaine Brockfeld ,
commandant provisoirement les chasseurs à cheval de Wurtemberg
, s'est fait remarquer. C'est lui qui a pris les pièces
de canon.
-
Le siége de Neiss avance . La ville est déjà à demi - brûlée ,
et les tranchées approchent de la place.
Les soussignés S. Exc. M. le maréchal Mortier , colonel→
général de la garde de S. M. l'Empereur des Français et Roi
d'Italie , et commandant en chef le 8 corps de la Grande-
Armée , d'une part ;
Et S. Exc . M. le baron d'Essen , général de cavalerie , com .
mandeur des Ordres du roi , commandant en chef les troupes
suédoises , de l'autre part , sont convenus de ce qui suit :
Art. I. Il y aura une suspension d'armes entre les troupes
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et celles de
S. M. le roi de Suède.
II. Les troupes suédoises remettront les îles d'Usedom et de
Wollin aux garnisons françaises , qui y seront envoyées aprèsdemain
20 avril .
III. La ligne de la Peene et de la Trebel servira de démar288
MERCURE DE FRANCE ,
cation entre les deux armées. Les Français auront un poste
au-delà de la Peene et derrière la barrière d'Anclam .
IV. Pendant la durée de l'armistice , S. Exc. M. le baron
d'Essen , commandant en chef les troupes suédoises , s'engage
à ne fournir directement ni indirectement aucun secours , de
quelque nature que ce puisse être , aux villes de Colberg et
de Dantzick , non plus qu'aux troupes d'aucune des puissances
en guerre avec la France ou avec ses alliés.
V. Aucun débarquement de troupes dont les puissances
seroient en guerre avec la France , ne pourra s'effectuer à
Stralsund , dans la Pomeranie suédoise et dans l'île de Rugen ,
pendant la durée du présent armistice. Si toutefois des troupes
débarquoient à Stralsund , d'après des ordres supérieurs que
S. Exc . M. le baron d'Essen ignore , M. d'Essen s'engage à
empêcher , de la part de ces troupes , tout acte hostile contre
les Français pendant la durée du présent armistice.
VI. Les hostilités entre les deux armées ne pourront recommencer
qu'après qu'on se sera prévenu dix jours d'avance .
VII. Les militaires appartenant à l'une et l'autre armée
qui seroient faits prisonniers après la signature du présent
armistice , seront réciproquement rendus.
Fait double à Scatlow , le 18 avril 1807 , à huit heures du
soir.
Signé ED. MORTIER et le baron D'ESSEN.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MAI.
-
DU SAM. 2. -C p. olo c . J. du 22 mars 1807 , 73f 40c 35 ¢ 4 c 50€
45c 35c 4oc 35c 45c 3oc ooc oof ooc ooc. ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , of. oof 100 00c ooc
Act . de la Banque de Fr. 1220f 1217f. 50c . 1218f 75c ooc
DU LUNDI 4. -
C pour o/o c. J. du 22 mars 1807 , 73f 3oc 250 200 25c
ooc 00. 00.ooc ooc oc. ooc ooc oof oof. voc ooc ooc ooc .
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , oof ooc . ooc. Góc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1216f 25c 0000f. ooc . oo of
DU MARDI 5. C p. ojo c. J. du 22 mars 1807 , 73f 6oc 5oc 6oc 50€
6oc ooc ooc. ooc ooc ooc occ . oof ooc ooc ooc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 70f. 5 c ooc ooc ooc ooc. ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1218f 75c 1220f. 00c0c
DU MERCREDI 6. - -C p . 0/0 c . J. du 22 mars 807 , 73f60c 50c 60c 70€ 1
60c 70c onc ooc. ooc oof ooc o c . ooc of ooc . oof.
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 7of Soc . ooc . ooc ooc Qoc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1218f 7 c 1220f oof ooc
DU VENDREDI S. «
C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 73f 70c Soc . goc
74f90c 74f 73f95c goc 9f 74f ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc ooe
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 71f oof coc . ooc oOOC OOC
Act. de la Banque de Fr. 1222f 50c oooofoooof
DE
LAT
15
( No. CCCIV. )
SAMEDI 16 MAI 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
A MADAME BALK ,
Qui m'avoit demandé que j'écrivisse , sur son souvenir , un
vers de l'un de nos plus grands poètes , qu'elle pût emporter
avec elle en retournant en Suède,
SUR votre souvenir , quand vous quittez Paris ,
Vous voulez que ma main laisse un vers mémorable ?
Or , voici le vers que j'écris :
« Rien n'est beau que le vrai , le vrai seul est aimable . »
Que ce vers est charmant , et heau de vérité !
Au sévère Boileau votre aspect l'eût dicté.
Dans ce vers fait pour vous je vous ai reconnue.
Jean La Fontaine aussi vous avoit déjà vue
Quand il peignit si bien la candeur , la bonté ,
L'art de plaire sans art , la douceur ingénue ,
« Et la grace plus belle encor que la beauté. »
Pour plaire comme lui votre recette est sûre :
Vous allez droit au coeur ; et pour les gagner tous ,
Votre secret est d'être vous."
"
Vous n'imitez jama's , vous suivez la nature .
Quel destin enchanteur que d'être votre époux !
Tous deux faut-il sitôt vous éloigner de nous ?
Mais son bonheur le veut , il vous est nécessaire.
Mes cheveux sont blanchis par les frimas du temps ,
Τ
5.
cen
290 MERCURE DE FRANCE ,
Et vous brillez des fleurs de votre heureux printemps.
Que de jours devant vous pour l'aimer et lui plaire !
Vous vous rappellerez peut-être en ces frimas
Que je traçai ces vers , hélas !
D'une main septuagénaire.
Ah ! songez quelquefois , et c'est là ma prière ,
Songez qu'en vous voyant mon coeur ne l'étoit pas.
Par M, Ducis , de l'Académie Française.
LE CÈDRE.
UN cèdre , vainqueur des temps ,
Placé par la nature aux sommet des montagnes ,
De là , régnant au loin sur de riches campagnes ,
Combattoit les autans ;
Et ses bras alongés , son immense feuillage
Défendoit de leurs coups
Les tribus d'arbrisseaux vivant sous son ombrage ;
Sa puissance déplut à ses voisins jaloux ,
Qui , dans leur aveugle délire ,
Demandèrent aux Dieux la fin de son empire.
« Jupiter , disoient- ils , quoi ! cet audacieux
» Nous dérobe ta lumière ;
» Son front envahit les cieux ,
» Ses pieds dévorent la terre !
>> Si les moindres arbrisseaux ,
» Aux arbres les plus grands en droits naissent égaux,
» Si toi seul dois régner au séjour du tonnerre ,
» Renverse son pouvoir , hâte- toi de frapper
» Ce monarque insolent qui nous force à ramper. »
O race coupable , insensée ,
Votre demande , hélas , n'est que trop exaucée !
Voyez-vous accourir ces hardis bûcherons
Vers ce tronc où le temps a gravé ses sillons ?
Leur bras nerveux se lève , et la hache indomptable
Tombe , frappe et bondit toujours plus redoutable.
Le bruit de leurs assauts retentit sur les monts ,
Et l'écho le répète aux plus profonds vallons.
Peuple ailé , vous fuyez ce toit héréditaire ;
Adieu vos amours et vos nids ;
Vous fuyez ; regrettant la branche hospitalière ;
La seule Philomèle ( hélas , elle étoit mère ! )
Demeure, et veut mourir auprès de ses petits.
MAI 1807. 201
Tandis les forêts célèbrent que leur victoire,
Fidèle à son antique gloire ,
L'arbre ne cède pas :
Son flanc noueux combat la hache étincelante ,
Et sa tête ébranlée est long- temps menaçante .
Après d'affreux combats ,
Le cèdre enfin , vaincu par sa vaste blessure ,
Tombe sous l'effort de leurs bras ,
Expire, en prolongeant un douloureux murmure.
Mais ces arbres ingrats ,
Qui , las de sa puissance ,
Sur son front vénérable appeloient le trépas ,
Mutilés , écrasés dans cette chute immense ,
Malgré leurs vains efforts ,
S'en vont , avec leur roi , peupler les sombres bords.
C, L. MOLLEVAUT.
IMITATION LIBRE D'ESCHYLE ,
Choeur de jeunes filles Thébaines , au second acte des
Sept Chefs devant Thèbes . ( 1 )
D'UN peuple d'ennemis l'inflexible vengeance
A menacé nos tours ,
Et de nos tristes coeurs a banni l'espérance .
Ainsi le vol bruyant des avides vautours
Fait tressaillir d'effroi la colombe timide ,
Pour les doux fruits de ses amours.
En ordre de combat , dans leur marche rapide ,
(1 ) « Le choeur est composé de filles Thébaines , et retiré dans l'endroit
» le plus élevé de la ville , proche d'un temple ( lieu de la scène . ) »
ACTE II . « L'hymne du choeur , divisée en strophes et antistrophes ,
>> peut passer pour une ode admirable sur les malheurs que la guerre en-
-->> traîne après soi . Elle est pleine de sentimens et de traits qui peignent
>> au naturel le sac d'une ville en proie aux ennemis. Ce ne sont qu'images
» de soldats furieux , de filles enlevées , d'enfans expirans dans le sein de
» leurs mères ; et tout cela est tellement grossi par l'épouvante et le jeu du
>> choeur , qu'on croit voir l'ennemi non plus aux portes , mais dans la ville
» même. >>
Théatre des Grecs , par le P. Brumoy , IIe partie .
T 2
292 MERCURE
DE FRANCE ,
Déjà les Argiens s'entendent de plus près ;
Déjà vole sur nous un nuage de traits.
O Dieux ! rendez le calme à notre ame alarmée ,
Et sauvez de Cadmus et la ville et l'armée.
Quel séjour pourrez -vous habiter désormais ,
Quand le deuil régnera dans nos tristes asiles ?
Trouverez-vous ailleurs nos fertiles coteaux ,
Ces ondes de Dircé, si pures , si tranquilles ,
Et dont s'enorgueillit le souverain des eaux ?
Dieux ! qu'un effroi soudain fasse expirer leur rage .
Envoyez dans leur camp et la fuite et la mort ;
Et de nos combattans rallumant le courage ,
Vengez les injures du sort.
Que nos cris , au milieu du tumulte des armes ,
De nos murs désolés s'élèvent jusqu'à vous :
Grands Dieux ! voyez couler nos larmes ;
Protégez votre peuple , et restez parmi nous .
Thèbes , ville célèbre autant qu'infortunée !
Par le tyran d'Argos en triomphe enchaînée ,
Quoi ! tu verras tes antiques remparts ,
Les temples de tes Dieux abandonnés aux flammes ;
Et des Thébains les filles et les femmes ,
Les bras chargés de fers , et les cheveux épars ,
En proie à l'infamie , et de lambeaux couvertes ,
T'adresser leurs derniers regards ?
Thèbes , tu pleureras , dans tes funestes pertes ,
Tes citoyens captifs comme de vils troupeaux ;
Et de tes campagnes désertes
Tes cris fatigueront les lugubres échos .
Et nous , de tant de maux victimes désolées ,
Nous qu'attendoit l'hymen et ses chastes plaisirs ,
Pourrons-nous partager , tristement exilées ,
D'un vainqueur frémissant les insolens desirs ?
Heureux ceux dont la mort a déjà fait sa proie !
Quand des peuples rivaux la fureur se déploie ,
Quand la guerre a donné le signal du trépas ,
Au sein d'une ville enflammée ,
Où gronde le torrent des barbares soldats ,
Règnent le sang , le meurtre et les noirs attentats .
Là , redoublant les horreurs des combats ,
S'élance en tourbillon une épaisse fumée.
Au fracas effrayant des chaînes et des fers ,
MAI 1807 . 293
Et des rugissemens que prolongent les airs ,
Là , les rangs sur les rangs s'acharnent en furie ;
Là , l'enfant , arraché du sein qui l'a nourri ,
Meurt en poussant un foible cri.
Et les Grecs de leur main déchirent leur patrie !
De leur division consommant les effets ,
L'espoir d'un vil butin les anime au carnage ;
Tous brûlent d'obtenir , dans leur aveugle rage ,
La palme du pillage ,
Et le prix des forfaits.
Là , règne des humains la haine meurtrière ;
Les grains et les fruits entassés
Sont aux pieds des chevaux foulés et dispersés ,
Comme les flots mouvans d'une vile poussière.
O filles des Thébains ! quel sera votre sort ?
Le bonheur sourioit à vos jeunes années ;
Et désormais , au fer abandonnées ,
Tout dégouttant de sang , plein d'un affreux transport ,
Un barbare vainqueur dans ses bras vous appelle ;
Et sa faveur cruelle
Destine aux voluptés la couche de la mort,
Henri TERRASSON ( de Marseille . )
LE CONSEIL D'AMI.
« EH bien ! mon cher , à votre comédie
» Avois-je tort de faire le procès ?
>> J'aurois gagé pour son peu de succès ;
» Sujet mesquin , intrigue mal ourdie. »>
« Sa longueur seule apprête à murmurer ,
>>> S'il faut en croire aux bruits que je recueille.
>> Conseillez-moi : dois- je la resserer ? »
« Oui , mon ami , …….. dans votre porte-feuille. >>
M. PONS ( de Verdun. )
1
ENIGME.
Je suis le blanc époux d'une brune maîtresse ,
Pour me l'ôter du sein il me faut déchirer ;
Quoique je l'aime fort , lorsqu'elle me caresse ,
Tout muet que je suis on m'entend murmurer.
3
294
MERCURE DE FRANCE,
1.
Sans qu'on m'ait offensé je chante des injures ,
Sans changer de couleur j'ose tout assurer ;
Je provoque au combat et cause des blessures ,
Et tout mort que je suis je fais rire et pleurer.
Je cache les secrets , quoique je les découvre ;
Je souffre également et le bien et le mal ; ·
J'ai partout de l'emploi , dans les champs , dans le Louvre ;
Je sers à la maîtresse , à l'amant , au rival .
J'apprends les bonnes moeurs , et j'enseigne le vice ;
Tout le monde est ravi de mon doux entretien :
Je sauve du trépas , j'annonce le supplice ;
J'enrichis tout d'un coup , et je n'eus jamais rien .
Je suis le confident et l'héritier des sages ,
Je conserve moi seul tous leurs trésors divers :
On lit dessus mon front tous les temps , tous les âges ;
Et l'on y voit dépeint tout ce grand univers .
LOGOGRIPHE
Je suis, ami lecteur , chéri de tout le monde ,
Plus ou moins , c'est selon , sur la machine ronde.
Aucun m'a rarement autant qu'il le voudroit :
Me reconnoissez - vous , lecteur , à ce portrait ?
Si ce n'est point assez pour me faire connoître ,
Divise tous les pieds qui composent mon être :
En moi tu trouveras un mal des plus affreux ,
Ce qui , presque toujours , rend les hommes hargneux ;
Un animal rongeur ; de douze mois l'espace ;
Le cri d'un postillon , pour qu'on lui fasse place ;
Une note en musique : à présent tu me sais ;
Car j'en ai dit par trop , c'est pourquoi je me tais .
Par un Abonné.
CHARADE.
MON premier , souvent simple , est quelquefois pompeux ;
Mon second rend les fruits plus beaux , plus savoureux ;
Mon entier se répand d'un air majestueux .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Esprit .
Celui du Logogriphe est Féve , où l'on trouve feu , Eve , Eu.
Celui de la Charade est Cor-don .
MAI 1807: 295
DES SCIENCES ,
DES LETTRES ET DES ARTS .
Suite. Voyez le dernier Numéro du Mercure.
Nous n'avons considéré jusqu'à présent les sciences et les
lettres que relativement à l'homme qui les cultive . Il faut
sur-tout les considérer relativement à la société , qui en fait
des moyens de conservation et de perfectionnement ; et , sous
ce dernier rapport , la prééminence des connoissances morales
nous paroîtra encore plus assurée .
L'homme , en effet , appartient à la société par la nécessité
de sa nature ; et la grande erreur des philosophes du dixhuitième
siècle , est de l'avoir considéré comme un être isolé
qui n'appartient qu'accidentellement à la société , ou dont
l'état naturel de société est un état prétendu primitif : état
chimérique , et qui n'est pas même l'état sauvage tel que nous
le connoissons.
L'homme doit donc être considéré dans la famille , société
domestique , société de production ; et , sous ce rapport , société
physique ; et dans le gouvernement ou l'Etat , société
publique , société de conservation , c'est-à-dire de perfectionnement
; et , sous ce rapport , société morale.
On voit déjà que les sciences et les arts physiques servent
aux besoins physiques de la famille ou de l'homme domestique
, et que les sciences morales qui sont proprement la
science du pouvoir et des devoirs , servent à la direction et
au gouvernement de la société publique , et doivent être
l'objet des études de l'homme public..
En effet, de toutes les sciences physiques , géométrie , astronomie
, métallurgie , zoologie , botanique , médecine , etc.
les unes mesurent et divisent nos héritages , ou règlent sur le
cours des saisons le temps de nos travaux.; les autres. nous
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
font connoître les plantes que nous devons cultiver , et leurs
propriétés , les animaux qui nous aident dans nos labeurs ,
et les soins qu'ils demandent ; et nous enseignent à façonner
les métaux pour nos divers usages.
La médecine guérit nos corps , les arts mécaniques nous
logent et nous vêtissent , l'agriculture nous nourrit ; et toutes
ces connoissances , absolument toutes , se rapportent plus ou
moins prochainement , à quelque besoin de l'homme physique
ou domestique.
La science de la religion , qui embrasse celle de la politique ,
éclaire l'homme sur le pouvoir de la Divinité , source première
de tout pouvoir humain ; et dans les rapports de l'homme
avec la Divinité , c'est-à-dire , dans ses devoirs , elle lui montre
le motif et la règle de ses devoirs envers lui-même et envers
ses semblables , ou de ses rapports avec eux : car
l'homme
ne peut rien sur l'homme que par Dieu , et ne doit rien à
l'homme que pour Dieu. Toute autre doctrine ne donne ni
base au pouvoir , ni motif aux devoirs : elle détruit la société ,
en ne faisant du pouvoir qu'un contrat révocable à volonté ;
elle dégrade l'homme , en ne faisant de ses devoirs qu'un
marché entre des intérêts personnels. La religion et la politique
sont donc la science des hommes publics ; et l'histoire ,
qui n'est que le récit des faits de la société religieuse ou
de la société politique , ajoutant l'exemple aux leçons , nous
fait voir dans l'indépendance du pouvoir et dans l'observation
des devoirs , la cause de la prospérité de la société ; et dans les
atteintes portées au pouvoir , dans l'infraction des devoirs , le
principe de sa décadence.
Sans doute le gouvernement doit favoriser la culture des
sciences physiques et la pratique des arts mécaniques , parce
qu'institué pour protéger l'homme et la famille , il doit seconder
de toutes ses forces les moyens de leur conservation . Il fait
même servir ces sciences à la défense extérieure de l'Etat , au
commerce , à la navigation ; il confie aux beaux- arts la mémoire
des grands hommes et le souvenir des grandes actions ;
et la religion les emploie aussi à embellir ses temples , et à
donner à son culte plus de pompe et de majesté. Mais ces
MAI 1807 . 297

sciences et ces arts n'entrent que comme moyen accessoire et
secondaire dans le but que se proposent les sciences morales ;
et s'il est utile à l'homme public d'employer ceux qui les cultivent,
loin d'en faire lui-même l'objet de ses études , il doit
en redouter le goût , comme une distraction dangereuse à des
occupations plus importantes ; et l'on a pu remarquer en
France , avant la révolution , un peu trop de penchant dans les
hommes.publics à cultiver les sciences physiques , et que l'on
peut appeler domestiques.

On ne peut s'empêcher d'observer , pour répondre à ceux
qui exaltent outre-mesure les progrès que les sciences et les
arts physiques ont faits dans le dernier siècle , que les plus
grands travaux des arts qui existent en Europe , monumens du
génie et de la puissance des Romains que le temps et la barbarie
n'ont pu détruire , datent d'une époque où les sciences
de calcul et la mécanique étoient encore dans leur enfance , et
que , même bien avant l'invention de la boussole et les progrès
de l'art nautique , et dès la plus haute antiquité , il y avoit
dans le monde un commerce fort étendu , et il s'étoit fait des
voyages maritimes de très -long cours. Sans doute l'industrie
hnmaine est puissamment aidée aujourd'hui par les méthodes
nouvelles de calcul et leur application aux arts , ainsi que par
les machines qui ont été inventées ; mais ce qui doit rabaisser
notre orgueil , est , si l'on y prend garde , qu'à mesure que le
génie devient la propriété de tous ou de la société , il est
moins une qualité de l'individu ; et sans doute aussi que plus
on découvre , moins il reste à découvrir. Dans les arts , là où il
y a beaucoup de machines pour remplacer l'homme , il y a
beaucoup d'hommes qui ne sont que des machines , et dont
toute l'industrie se borne à tourner toute la vie une manivelle ,
ou à faire mouvoir un balancier. Dans les sciences , à mesure
qu'il y aura plus de génie écrit , on trouvera moins de ces
illuminations soudaines qui distinguent les esprits originaux
et créateurs , les premiers de tous dans la hiérarchie des intelligences
humaines. Mais cette juste confiance que l'on doit aux
inventeurs dans les sciences physiques , on l'accorde malheureusement
aux innovateurs en sciences morales • et l'on voit
298 MERCURE DE FRANCE ,
des hommes qui , faute de temps , de connoissance ou de
réflexion , ne peuvent approfondir ces grandes questions , au
lieu de déférer à l'autorité suprême de la société religieuse
où se trouve la plénitude de la lumière et de l'intelligence ,
machines dans un autre genre , chercher leur religion toute
faite dans Voltaire , leur morale dans Helvétius , comme ceux
qui ne savent ou ne veulent pas calculer , cherchent des comptes
tout faits dans leur Baréme.
C'est ici le lieu d'observer une différence essentielle qui distingue
les sciences morales des sciences physiques.
Il a existé de tout temps , et aussitôt que l'homme et la
famille , une géométrie , une botanique , une zoologie , une
médecine , une astronomie , qu'on peut appeler naturelles ou
domestiques. Les fables païennes , qui ne sont que des vérités
défigurées , font les Dieux auteurs de tous les arts nécessaires
aux hommes ; et la raison toute seule est forcée de reconnoître
que celui qui a créé le genre humain a dû lui donner, au
premier instant de son existence , les moyens de se conserver.
Effectivement , ces connoissances primitives , élémentaires , si
nous les comparons aux nôtres , mais suffisantes à l'âge de
chaque société , on les retrouve et chez les peuplades en état
sauvage , et dans les familles champêtres qui , quoiqu'au sein
des sociétés civilisées , vivent dans un état purement domestique.
C'est d'après ces connoissances pratiques et traditionnelles de
sciences physiques et d'arts mécaniques , que le sauvage construit
son canot et sa cabane , dirige sa course à travers les
forêts , navigue sur les fleuves , connoît les plantes qui lui
servent de nourriture ou de remède , et les animaux qui peuvent
fournir à ses besoins ; fabrique ses armes , ses vêtemens et
ses ustensiles , et donne à tout ce qu'il fait , sinon la forme la
plus parfaite , du moins une forme régulière , je veux dire
suffisante et appropriée aux fins qu'il se propose. C'est d'après
ces mêmes connoissances , qui ont , et de bien long-temps ,
précédé nos théories et nos explications , que le paysan , loin
des savans et des cités , pratique avec confiance ce qui souvent
est, pour nous , matière à discussion et à problème ; qu'il bâtit
MAI 1807 . 299
sa chaumière , fabrique ses outils , élève ses bestiaux , cultive ses
terres , et en manufacture les produits pour ses divers usages ; et
quoique les philosophes soient portés à regarder toute cette pratique
immémoriale comme une routine , ainsi qu'ils regardent
tous les vieux principes comme des préjugés , il est aisé de remarquer
que leurs prétendues découvertes n'ont , heureusement
sans doute , rien changé à la pratique générale et constante des
premiers et des plus nécessaires des arts , dont les progrès sont
dus plutôt à l'industrie successive de ceux qui les exercent ,
qu'aux lumières de ceux qui dissertent sur leurs procédés. Ces
nouvelles méthodes d'agriculture et de bien d'autres arts , prônées
à grand bruit , éprouvées à grands frais , ne sont nulle part
usuelles , même chez leurs inventeurs. Les inventions les plus
heureuses ne sont presque jamais que l'introduction dans un
pays de ce qui étoit depuis long-temps connu et usité dans un
autre ; et souvent même les savans n'ont fait que chercher la
raison des pratiques populaires. Ainsi , l'on saignoit bien avant
de connoître la circulation du sang ; on faisoit des pompes
avant d'avoir découvert la pesanteur de l'air , et l'on dérivoit
les eaux avant de se douter seulement des lois de l'hydraulique.
Concluons donc qu'il y a eu de tout temps chez les hommes,
et dans toutes les sociétés , même les moins avancées , toutes
les connoissances physiques nécessaires à leur conservation ;
que jamais société n'a péri faute de cette connoissance ; et que
cette connoissance plus ou moins étendue , suivant l'âge des
diverses sociétés , s'est toujours développée à mesure de leurs
besoins , et plutôt par des progrès insensibles que par de
grandes et subites découvertes.
Mais il n'en est pas de même de la morale. Sans doute il y
a eu chez tous les peuples une religion et une morale naturelles
, venues aussi , comme les connoissances primitives des
arts accessoires , par une tradition immémoriale qui remonte à
l'origine du genre humain , et par conséquent à Dieu , père
des hommes , et qui en a été nécessairement le premier instituteur
; mais bien loin que cette religion et cette morale natu-
Felles aient suffi à la conservation morale des sociétés , je veux
300 MERCURE DE FRANCE ;
dire à leur perfection , comme les arts ont suffi à leur conservation
physique , les passions humaines ont partout plus ou
moins obscurci , effacé même ces principes de religion et de
morale naturelles par toutes sortes d'erreurs et d'extravagauces
, même là où les besoins des hommes ont le mieux développé
et le plus perfectionné les connoissances naturelles des
sciences et des arts ; et l'on peut dire que les hommes ont souvent
détérioré la morale , à mesure qu'ils ont perfectionné la
physique. Ce n'est que la religion révélée , et la morale qu'elle
a enseignée à l'homme , et le droit politique qu'elle a introduit
dans les gouvernemens , qui ont fait disparoître de l'état
public et légal des sociétés les grands désordres , les désordres
publics , et qu'on pourroit appeler les péchés du monde ,
parce qu'ils étoient universellement pratiqués dans les moeurs ,
et permis ou publiquement avoués par les lois : la polygamie ,
le divorce , l'usure excessive , le meurtre de l'enfant , l'esclavage
de l'homme , la prostitution religieuse , les spectacles
barbares ou licencieux , le droit atroce de guerre qui mettoit
le vaincu tout entier à la disposition du vainqueur , le culte
des fausses divinités , et le plus criminel de tous les désordres ,
l'immolation des victimes humaines.
Les sciences morales , qui sont toutes renfermées dans la
science du Christianisme , appliqué à la direction morale de
l'homme , et au gouvernement politique de la société , sont
donc nécessaires à la conservation de la société , comme la
connoissance des arts physiques est nécessaire à la subsistance
de l'homme ; mais avec cette différence , que l'enseignement
de la morale chrétienne ne pourroit cesser ou faire place à
l'enseignement d'une autre morale , sans que la société ne
retombat dans un chaos moral et politique , dont notre révolution
nous a donné l'idée et fourni l'exemple ; au
lieu que
les sciences physiques , au moins dans beaucoup de parties ,
pourroient n'être plus cultivées , sans qu'il en résultât un
désordre sensible dans la société même domestique . A la vérité,
on ne sauroit peut- être plus résoudre les difficultés d'une géo-
--métrie transcendante , mais on bâtiroit des maisons , on fileroit
la laine , on ourdiroit des étoffes . On oublieroit peut- être
MAI 1807 .
Зол
les prodiges ou les prestiges de l'électricité et du galvanisme ,
mais les bienfaisantes merveilles de l'agriculture n'en seroient
pas moins à notre usage journalier. On ne connoîtroit peutêtre
plus aussi bien les plantes de l'Amérique et les animaux
de l'Afrique , mais la culture des plantes usuelles , et l'éducation
des animaux domestiques n'en seroient pas moins pratiquées
; si l'on observoit avec moins d'attention la structure.
du corps humain , on n'en seroit pas moins habile à sonder
l'abyme de son coeur ; et en un mot , n'y eût-il plus de botanistes
de profession , de chimistes , de zoologistes , de naturalistes
, il y auroit des rois , des magistrats , des guerriers , des
prêtres , des laboureurs , des artisans , des orateurs , des poètes ,
des moralistes , des jurisconsultes , la religion , la morale , la
politique , les lois , les inceurs , l'ordre enfin , et par conséquent
toute la société : car là où est l'ordre , dit le grand
livre , « tout le reste vient comme surcroît. »>
Il semble même aujourd'hui que les grandes créations du
génie de la physique soient épuisées. Le petit esprit succède ;
et l'on cherche moins à découvrir qu'à perfectionner , ou
plutôt à raffiner sur la perfection ( 1 ) . C'est ce dont on peut se
convaincre , en lisant dans les journaux les comptes rendus à
la Société d'Encouragement , et dans le Journal de Physique
, des progrès annuels des arts et des sciences . Assurément
, ceux qui jouissent des productions des arts sans être
initiés dans leurs petits secrets , doivent être étonnés d'apprendre
qu'on propose encore des prix pour la construction
d'un métier à faire des étoffes façonnées et brochées ; pour la
fabrication des peignes des tisserands ; pour la fabrication du
fer-blanc , etc. etc. après avoir admiré depuis si long - temps
ces belles étoffes à grands ou à petits dessins, sorties de nos fabriques
, et qui servoient aux ornemens d'Eglise , aux tentures
des appartemens , aux ajustemens même des femmes ; ces belles
toiles de Flandres ou de Hollande , qui réunissent la solidité
(1 ) Voyez des réflexions sur ce sujet dans le Numéro du Mercure du
28 mars dernier , par M. Guairard , dont les articles offrent un rare'
mérite de principes , d'érudition , de raisonnement et de style .
302 MERCURE DE FRANCE ,
des tissus de fil à la finesse des mousselines des Indes ; ces
ouvrages de fer-blanc battu , qui ont le poli et les formes
élégantes des pièces d'orfèvrerie . Nous avons le bien , nous
voulons le mieux ; nous avons le mieux , nous voulons le mieux
du mieux ; nous cherchons le fin du fin , comme disent les
bonnes gens ; et nous ressemblons à cet homme aux petites
commodités , dont parle La Bruyère : « Hermippe faisoit dix
>> pas pour aller de son lit dans sa garde-robe , il n'en fait plus
>> que neuf par la manière dont il a su tourner sa chambre :
>> combien de pas épargnés dans le cours d'une vie ! Ailleurs ,
» l'on tourne la clé , l'on pousse contre où l'on tire à soi , et
>> une porte s'ouvre : quelle fatigue ! Voilà un mouvement de
» trop qu'il sait s'épargner ; et comment ? C'est un mystère
» qu'il ne révèle point. Il est à la vérité un grand maître
>> pour le ressort et la mécanique , pour celle du moins dont
» tout le monde se passe . Hermippe tire le jour de son appar-
>> tement d'ailleurs que de la fenêtre ; il a trouvé le secret de
>> monter et de descendre autrement que par l'escalier ; et il
>> cherche celui d'entrer ou de sortir plus commodément que
» par la porte. >> >>
Je ne dirai pas que cette recherche hâtée , forcée , d'une
perfection quelquefois chimérique dans les arts , a des inconvéniens
domestiques et politiques ; qu'elle favorise beaucoup
trop les progrès du luxe et l'instabilité de la mode ; et qu'au
lieu que le progrès lent , mais infaillible , des arts laissés à
eux-mêmes , donne le temps aux anciens ouvrages et aux
anciens ouvriers de s'user et de finir sans déplacement et sans
révolution , ces progrès trop pressés tendent à élever sans cesse
de nouveaux ouvriers sur la ruine et la misère des anciens.
Je ne dirai pas cela , parce que peut-être je ne serois pas
entendu ; mais je ferai remarquer que , tandis que nous ne
sommes jamais contens de la perfection des arts , nous le
sommes toujours assez de la perfection de la morale. Les
artistes disent : « Ce qui est bon , ce qui est parfait , il faut le
» perfectionner encore. » Et les législateurs disent , écrivent :
< «Lorsque les moeurs sont corrompues , il faut affoiblir
les lois. » C'est- à- dire , ce qui est mauvais , il faut le détéMAI
1807.
303
riorer ; et en même-temps que , pour la facilité du luxe et
des besoins factices , nous ajoutons sans cesse à la théorie des
arts , nous entourons la vertu de difficultés et de dangers , en
corrompant par d'imprudentes tolérances les lois qui sont
la théorie des moeurs.
La physique a fait , de son côté , ses petites découvertes.
On a aperçu enfin de l'irritabilité dans la laitue , et les conduits
par où respirent le sureau , l'hyèble et l'hortensia. La
minéralogie , plus riche de trois nouveaux métaux , le rhodium
, l'irridium et l'esmium , possède en tout vingt- neuf
métaux. Hélas , la société n'en possède que deux , et la cupidité
qu'ils allument y produit d'étranges désordres ! La chimie
a fait aussi ses petites décompositions , et soumis à de nouvelles
analyses les substances une fois analysées. L'astronomie
a découvert à la vérité , dans la lune , un point lumineux ,
qui est infailliblement un volcan , et ne peut être que cela ;
car ce n'est pas , cette fois , une souris logée entre les verres :
mais après tant d'observatoires , d'observateurs et d'observations
, elle nous apprend que les étoiles sont cinq fois plus
près de nous qu'on ne l'avoit cru jusqu'ici. Certes , si l'astronomie
est une haute science , ce n'est pas , en tout du moins ,
une science exacte ; et s'il n'y avoit pas plus de certitude
dans ses autres théories , de tous les Essais sur l'astronomie ,
le plus satisfaisant seroient les vers sublimes de M. de Fontanes.
Je rentre dans le sujet général de cette discussion , et je dis
que si les connoissances morales sont nécessaires à la direction
de la société , si les connoissances physiques sont utiles à la
subsistance de l'homme , les premières sont au- dessus des
autres , comme la société est au -dessus de l'homme , le général
au -dessus du particulier , l'intelligence au - dessus de la
matière , et les devoirs au-dessus des besoins.
Ceux qui classent les connoissances humaines dans un ordre
inverse , et donnent ainsi le pas aux sciences physiques , suivent
en cela beaucoup moins leur propre esprit que l'esprit
de leur siècle donc les philosophes les p'us vantés , rétrogradant
vers les idées matérielles de l'enfance , ne voient dans
l'homme que des organes et des sensations ; dans les relations ,
:
304 MERCURE DE FRANCE ,
que des besoins et des jouissances ; dans la société , que le
nombre ; dans l'univers enfin , que la matière ( 1 ). De là , le
vice justement reproché à l'éducation moderne , de faire des
sciences de mesure et de calcul , utiles au petit nombre , le
fonds de l'instruction pour tous : étude stérile et solitaire ,
dans laquelle l'esprit , agissant sur lui- même , se dessèche , se
consume sur des abstractions muettes pour la raison comme
pour le coeur, et devient quelquefois inhabile à concevoir les
hautes vérités et les grands sentimens de la morale.
On occupoit aussi naguère beaucoup trop les enfans de
zoologie , de botanique , d'histoire naturelle ; et soit que
les études géométriques , qui supposent plus de patience que
de génie , absorbent la faculté de penser , ou même la faussent,
en lui faisant contracter l'habitude de soumettre au compas et
au calcul ce qui doit n'être que jugé et senti ; soit que les
recherches d'histoire naturelle qui exigent plus de mémoire
que d'esprit , rétrécissent l'intelligence en l'arrêtant sur une
foule de détails minutieux , il est certain que les siècles où
ces sciences seront exclusivement cultivées , ne seront point
des siècles d'éloquence , de poésie , de religion , de morale .
Les esprits bornés en prennent occasion de contester l'utilité
des belles- lettres ou la vérité de la religion ; mais les hommes
éclairés n'y voient que l'influence dangereuse de ces cultures
ingrates , où , hors quelques-uns qui en font aux arts des
applications utiles , le grand nombre laboure sans semer , et
voit la première fleur de l'imagination , et même du sentiment
, se flétrir sur des contemplations arides , et de stériles
nomenclatures.
Il peut néanmoins être utile pour le progrès des sciences
( 1 ) Ce matérialisme passe dans l'expression littéraire . On a beaucoup
applaudi ce vers d'une tragédie nouvelle :
..... J'avois lentement amassé la vengeance. .......
Les bons auteurs du siècle de Louis XIV auroient dit médité la vengeance ,
parce que la vengeance se médite et ne s'amasse pas ; mais la figure est
toute physique , et elle plaît par de secrets rapports aux dispositions générales
du siècle .
physiques
MAI 1807:
305
-
5 .
physiques et des arts mécaniques , que ceux qui les cultivent et
qui y ont consacré tous leurs talens et leurs veilles , attachent
à leurs travaux une grande importance ; dussent-ils même mettre
leurs connoissances au -dessus de toutes les autres , et se croiré
eux-mêmes les personnages les plus utiles à l'Etat. Cette opinion
n'a rien de dangereux tant qu'elle ne sort pas du cabinet du
savant, ou de l'atelier de l'artiste : et , s'il faut des comédies ,
cette vanité des diverses professions peut fournir aux poètes.
une mine inépuisable de ridicules : Molière y a puisé des
sujets de scènes aussi plaisantes qu'elles sont philosophiques.
Mais ce ridicule devient un véritable désordre , si les gouvernemens
, qui doivent tout voir de très haut pour tout
mettre à sa place , épousant les prétentions particulières des
savans ou des artistes , perdent la juste mesure des choses ,
et donnent aux études physiques l'importance qui n'est due
qu'aux sciences morales , à ces sciences qui sont proprement
les sciences de la société , et où se trouve la règle du pouvoir
et des devoirs. Les études physiques peuvent faire la
réputation d'un savant , mais elles ne sauroient faire la gloire.
d'une nation. C'est à ses orateurs , à ses poètes , à ses moralistes
, à ses politiques , que la France doit la prééminencé
morale qu'elle avoit obtenue en Europe , et non à ses physiciens
ou à ses géomètres. Dans ce genre de connoissances ,
les autres peuples nous ont égalés , ou même surpassés ; et je
crois même que la haute estime accordée de nos jours aux
inathématiques , a été cause que nos philosophes , plus jaloux
de la gloire de la géométrie que de celle de leur pays , ont
professé une admiration exagérée pour tout ce qui nous venoit
'de la patrie de Newton .
Il faut observer encore que les chefs- d'oeuvre des grands
maîtres en sciences morales peuvent tout au plus être égalés ,
et ne sauroient être surpassés. La gloire de ces beaux génies
est si bien affermie et si universellement reconnue , que
ceux même qui aspirent à devenir leurs rivaux , commencent
par rendre hommage à la supériorité de leurs talens. Mais il
n'en est pas tout-à-fait ainsi dans les sciences physiques : le
progrès continuel èt indéfini des connoissances physiques ; des
V
306 MERCURE
DE FRANCE ,
expériences mieux faites ; des faits en plus grand nombre et
mieux observés ; des méthodes de calcul plus simples et plus
rigoureuses , sont cause que les derniers venus , quelquefois
avec moins de génie , font oublier ceux qui les ont précédés
dans la même carrière , et souvent les redressent , tout en se
servant , pour aller en avant , de leurs découvertes , et même de
leurs erreurs. Aujourd'hui , un élève de l'école polytechnique
peut savoir plus de géométrie que Newton lui-même, puisqu'il
peut savoir son Newton et ce qu'on a ajouté à la science depuis
ce grand géomètre. Qui de nous n'a pas été accoutumé , dès
son enfance , au plus profond respect pour les noms de Buffon
et de Linnée ? Et cependant on apprend aujourd'hui que
Buffon passe, aux yeux des savans , plutôt pour un grand
écrivain que pour un profond naturaliste ; et que Linnée , ou
Linnæus ( car on lui rend son nom en us depuis qu'on le dépouille
de sa science ) , a beaucoup plus travaillé ses succès
que ses ouvrages , et qu'il y a plus d'adresse et de savoir faire
dans sa réputation , que de solidité dans ses systèmes : nouvelle
preuve de la supériorité des sciences morales , complètes dès
leur origine , parce qu'elles sont nécessaires au premier âge
de la société comme au dernier , et dans lesquelles , pour cette
raison , on peut présenter la vérité sous de nouvelles formes ,
mais non découvrir de nouvelles vérités , non nova , sed novè;
au lieu que la science physique , donnée à l'homme comme
un amusement dans le lieu de son exil , doit , pour remplir
jusqu'à sa fin cette destination , offrir à son goût inépuisable
pour la nouveauté un continuel aliment. Et de là vient que
les erreurs en physique laissent le monde matériel tel qu'il
est ; et que le soleil n'éclaire pas moins l'univers , soit qu'on
le croie fixé au centre du système planétaire , ou qu'on le
croie en mouvement autour de la terre ; au lieu que les
erreurs en morale jettent le trouble dans le monde social ,
et qu'il n'est pas indifférent , par exemple , de placer le pou
voir dans le peuple , ou de le confier à un chef unique.
A
On ne peut s'empêcher d'être frappé du contraste que présente
aujourd'hui l'étude de l'histoire naturelle d'un côté ,
ce sont des détails d'une extrême ténuité, une recherche d'in
MAI 1807.
307
finiment petits qu'on n'aperçoit qu'au microscope , une dém
composition sans fin des parties les plus imperceptibles de la
matière ; il me semble même avoir vu dans les éditions complètes
de M. de Buffon , des tables anatomiques contenant
la mesure en pouces et en lignes , des plus petits organes des
plus petits animaux ; et lorsqu'on rapproche cette extrême
exactitude dans les petites choses , des erreurs du même auteur
sur la Théorie de la Terre , on ne peut s'empêcher de s'écrier :
Vanité des vanités et de voir le petit esprit , c'est-à - dire ,
l'esprit des petites choses , qui a été le trait caractéristique
du dernier siècle . C'est cependant avec toutes ces petites
choses que se font de grandes réputations , et l'on peut dire :
In tenui labor , at tenuis non gloria. Ces recherches minutieuses
étendent la science plutôt qu'elles n'agrandissent les
esprits. #fandroit peut-être considérer la nature plutôt en
poète qu'en chimiste , et la peindre au lieu de la décomposer.
Néanmoins , cette extrême petitesse de détails seroit d'un
grand prix , même aux yeux d'un homme instruit et d'un
esprit élevé , si l'on n'y cherchoit que des motifs d'admiration
pour la puissance et la sagesse du Créateur , plus merveilleuse
peut-être dans les organes du ciron que dans ceux de
l'éléphant. Mais bien loin de s'élever à ces considérations qui
ennoblissent tout , et donnent aux plus petites choses une
importance réelle , trop souvent les hommes les plus occupés
de l'étude et de la contemplation de la nature , font servir
leur science à nier l'existence de la Divinité ou à calomnier
sa sagesse ; et nous ressemblons à des enfans mal élevés , qui ,
introduits dans un cabinet de curiosités , après avoir tout
regardé , touché à tout , quelquefois tout dérangé , au lieu
de remercier le maître de sa complaisance , sortiroient sans
l'avoir salué , et finiroient même par lui dire des injures.
Mais en même temps, des esprits plus étendus ou plus systématiques
, qui sentent ce côté foible des sciences naturelles ,
essaient de leur donner plus d'importance , en généralisant
ces connoissances , toutes de particularités et de détails , et , si
j'osøis me servir de cette expression , toutes de pièces et de
morceaux ; ils classent , bon gré , mal gré , tous ces faïls dans
▼ 2
310 MERCURE DE FRANCE ,
plus de soin de l'honneur de la presse ? Et si l'autorité dės
lois ne permet pas de diffamer un citoyen dans des écrits
clandestins , ne pourroit-il pas y avoir , dans les compagnies
littéraires , une autorité , au moins de discipline , pour empêcher
qu'on ne déshonorât une nation par des écrits publics ?
Il n'y a pas un Français instruit qui ne dût être couvert de
confusion , si un Anglais sensé lui soutenoit qu'on croit en
France de pareilles absurdités , puisqu'elles sont enseignées ,
avec approbation et privilége , par des auteurs connus. Dans
le dernier siècle , nous pouvions , dans ce genre , tout hasarder
impunément. Le gouvernement n'étoit pas plus fort que
la philosophie. Notre politique inspiroit le mépris , et notre
morale l'horreur ou la pitié ; et comme nous ne pouvions
exciter l'envie , les étrangers nous faisoient grace de la censure
, ou même , plus rusés que nous , ils donnoient à notre
philosophie des éloges intéressés , que nos philosophes rendoient
avec usure à leur politique . Mais aujourd'hui nous
ne sommes plus une nation sans conséquence. Nous sommes
trop forts pour n'être pas raisonnables ; et les Français seront
à l'avenir obligés d'être des modèles , sous peine de ne passer
que pour des conquérans. Les nations étrangères , qui n'ont
pu résister à nos armes , chercheront à se dédommager sur
nos doctrines. Encore quelques systèmes insensés d'histoire
naturelle , de physiologie ; encore de l'obstination à défendre
les doctrines politiques et religieuses qui ont bouleversé
l'Europe , et nous ferons de nos propres mains , à la raison
publique en France , à cette considération qui a fait la puissauce
morale de notre patrie , plus de mal que nos ennemis
n'en ont voulu faire à sa puissance territoriale. La folie de
nos systèmes vengera les peuples vaincus de l'impuissance de
leurs armes ; et ce que le poète disoit du déréglement des
moeurs chez les Romains , on l'appliquera un jour au déréglement
de nos esprits :
• Savior armis
Stultitia incubuit , victumque ulsciscitur orbem.
DE BONAL D.
MAI 1807 .
311
Discours prononcé dans la séance publique tenue par la
Classe de la Langué et de la Littérature françaises de
l'Institut de France , le 6 mai 1807 , pour la réception de
S. Em, Mgr. le cardinal Maury, archevêque-évêque de
Montefiascone et de Córneto , premier aumônier de S. A. I.
Mgr. le prince Jérôme- Napoléon. Broch . in-4°. Prix : 3 ft.,
et 3 fr. 75 cent. par la poste. A Paris , à l'Imprimerie des
Sourds-Muets , faubourg Saint-Jacques ; et chez le Narmant.
DEUX époques seront également célèbres dans les fastes de
notre histoire et dans les annales de l'Académie Française : la
rentrée de S. Em. Mgr. le cardinal Maury dans sa patrie , mar
quera le terme d'une révolution dévastatrice , et le changement
heureux arrivé dans la politique et dans la morale ; sa réception
dans la Classe de la Langue et de la Littérature françaises
de l'Institut , sera le moment de la renaissance des bonnes
études et du bon goût. La première de ces deux époques nous
rappelle un temps bien fécond en souvenirs douloureux pour
Son coeur , mais honorables pour sa gloire : elle nous console
du passé , par l'espoir qu'elle nous offre d'un avenir dans
lequel ses talens seront employés avec plus de fruit au perfectionnement
de la raison humaine et au bonheur de son pays.
La seconde époque est déjà l'accomplissement des promesses
de la première , puisqu'elle nous représente ce courageux
défenseur de l'autel et du trône , cet éloquent soutien des principes
littéraires consacrés dans la nation française , par une
longue expérience et par de glorieux succès , siégeant au milieu
des savans de cette même nation , et donnant au feu divin de
la saine littérature , conservé dans cette illustre compagnie,
par un petit nombre de membres , toute l'activité , toute la
force et tout l'éclat de ses plus beaux jours.
Il y a long-temps , sans doute , que le nom de cet homme
étonnant par sa destinée autant que par son caractère , appartient
à l'histoire , et qu'il est placé dans le souvenir des hommes
, à côté du nom des premiers orateurs de la Grèce et de
l'ancienne Rome. Avant de quitter la France , il avait fait
tout ce que le devoir le plus rigoureux pouvoit exiger pour
la sauver du malheur qui la menaçoit ; et lorsqu'il l'eut quittée
, ses généreux , mais inutiles efforts avoient laissé , jusque
dans la classe la moins capable de lés apprécier , une impres
sion d'estime qu'aucun événement n'a pu changer ; et cela
4
314 MERCURE DE FRANCE ,
du Mercure , le rapide éloge de M. Target , dans lequel se
trouve une réticence , plus terrible qu'aucune expression que
Forateur eût pu faire entrer dans son discours. Silence auguste
, qui rententit au fond des coeurs , et dont il est trop facile
de donner l'explication !
Mais ce qui la rend encore plus cruelle pour la mémoire
de celui qui l'a méritée , c'est l'éloquente effusion de coeur qui
la suit immédiatement , et qui nous retrace une des scènes
les plus touchantes de notre malheu euse histoire : c'est
l'éloge du respectable et malheureux Malesherbes , qui n'a
pas même , en mourant , emporté la consolation d'avoir pu
rendre sa défense et sa mort utiles à son illustre client.
Le contraste est frappant , sans doute ; mais il faut savo..
plaindre celui qui a refusé l'insigne honneur d'un pareil
éloge , et qui s'est exposé à souffrir une comparaison de cette
nature: (1)
On doit reconnoître qu'il suffiroit toujours de citer notre
illustre orateur pour le louer dignement , et qu'il faudroit
offrir ici tout son discours , pour le louer autant qu'il le
mérite. La sage ordonnance de toutes les parties qui le composent
, la raison lumineuse qui en fait la base , la justesse
de toutes les idées dont il est rempli , et l'éminente clarté du
style qui les exprime , satisfont tout à la fois la raison , le
coeur et l'esprit. L'exorde , dans lequel le prélat nous a donné
l'abrégé de son histoire et de ses sentimens , fixe d'abord l'attention
, par l'attrait du sujet et par la noble simplicité de
l'élocution ; nous l'avons cité tout entier dans cet ouvrage
périodique , et ce modèle de goût et de franchise a dû faire
naître le désir de connoître ce qui le suit.
Une circonstance particulière , qui se rencontre dans la
situation de l'orateur , méritoit d'être remarquée : « En me
» réunissant au corps littéraire le plus illustre de l'Europe ,
» a dit Son Eminence , j'y parois maintenant à la suite de
» mon dernier prédécesseur , dont j'étois autrefois l'ancien
» sur votre liste. Je suis le premier dans ce moment , je serai
» le seul qu'on ait jamais vu ici à côté de son successeur
» qui est l'un de vous , Messieurs , sans que je puisse le con-
(+) Peur d'instans avant l'ouverture de la séance dans laquelle le dis
cours de S. Em. a été prononcé , les amis de M. Target avoient fast distribuer
à la foule des curieux un petit écrit dans lequel on cherchoit à
former l'opinion contre tout ce qui pourroit se rencontrer dans le discours
de S. Em. , sur le refus trop fameux que le jurisconsulte a fait de se charger
de la cause de Louis XVI. C'est une grande maladresse , puisqu'ils lat
ôtoient jusqu'à la pitié si naturelle que l'on accorde toujours à celui qui
est assez malheureux pour n'avoir pas même un défenseur.
AMAI 1807.
315
noître jamais ; et le jour où je recouvre mon rang dans
» l'Académie , que Louis XIV comptoit si justement parmi
» les plus beaux titres de gloire de la France , formera dans
vos annales une époque unique , où le même orateur aura
>> prononcé , dans la même société différemment organisée ,
» deux discours de réception solennelle , à vingt-trois années
» de distance l'un de l'autre . »
Il étoit bien naturel qu'après avoir fait cette remarque ,
l'orateur exprimât le sentiment que sa réinstallation lui faisoit
éprouver.
« Mais , dit-il , si les circonstances de ma réélection me
>> placent à vos yeux dans un point de vue absolument nou-
>> veau pour vous , cet Institut que je n'avois pas encore vu
» rassemblé , m'offre aussi à moi-même un spectacle qui ne
» l'est pas moins ; et mes regards en sont d'autant plus vive
» ment frappés , que cet appareil augmente en même temps
> et mon admiration et votre gloire. Au moment où je me
>>>joins à cette fédération littéraire , qui , en rapprochant tous
>>> ses membres , a tiré tant d'éclat de leur réunion , j'éprouve
>> la surprise et la joie d'un soldat éloigné long- temps de sa
patrie , après l'avoir fidèlement défendue , et qui , en la
» revoyant à la suite d'un bouleversement général , y retrouve
avec transport les monumens les plus chers à ses affections ,
» recomposés de leurs propres débris et environnés d'une
» splendeur nouvelle . » 29911
Après ce beau mouvement, la profession qu'exerçoit
M. Target fournit à Son Eminence Loccasion d'éclaircir un
point de l'histoire de l'Académie , sur lequel il a su répandre
l'intérêt qu'il attache à tous les sujets dont il s'occupe.
Le corps entier des avocats , auquel M. Target appartenoit
, s'étoit fermé les portes du temple des Muses françaises
, en refusant de se soumettre aux visites d'usage , rendues
exigibles depuis que le président de Lamoignon , choisi
par l'Académie , avoit lui-même refusé d'entrer dans cette
compagnie , parce que la préférence qu'elle lui avoit donnée
sur l'abbé de Chaulieu , lui avoit paru l'effet d'une surprise à
laquelle il étoit étranger ; l'origine des visites obligées , qui
sont une demande publique d'adoption , et les causes de l'éloignement
volontaire du corps des avocats , n'étoient pas bien
connues , même de plusieurs savans ; Son Eminence en a mis
au jour tous les détails que la curiosité pouvoit souhaiter.
C'est avec le même esprit d'ordre , qu'en parlant de ce
corps distingué dans l'utile carrière qu'il parcourt , îl a
présenté , avec un art qui lui est propre , une esquisse parfaite
des progrès de l'éloquence du barreau dans notre nation ;
316. MERCURE DE FRANCE,
des causes puissantes qui s'opposent à son entier développement
, et qu en même temps il a rendu un digne hommage
aux talens supérieurs qu'un travail ingrat et souvent excessif
n'ont jamais étouffés.
La route se trouvoit toute tracée pour arriver à l'éloge de
son prédécesseur , reçu dans l'Académie française comme
un simple gage de la réconciliation de cette même compagnie
avec les orateurs du palais , puisqu'il existoit alors
dans son enceinte un autre avocat ( 1 ) , que l'opinion publique ,
et en particulier celle de Son Eminence, comme elle en
fait l'aveu , plaçoient fort au-dessus de M. Target . C'étoit à
ce point de son discours que le public , retenu captif , attendoit
en silence que le prélat fût arrivé , pour jouir de la
sagacité du jugement qu'il alloit prononcer , et pour admirer
le détour adroit par lequel il éviteroit la vérité , pour ne pas
flétrir celui qu'il falloit louer. Mais que ceux qui ne voient
dans l'éloquence qu'un vain jeu de mots , arrangés avec art ,
pour surprendre des auditeurs inattentifs aux dépens de la
vérité , sont loin de concevoir ce qui constitue la puissance
de la parole ! C'étoit à Son Eminence qu'il convenoit de le
leur apprendre ; c'étoit à son esprit lumineux qu'il appartenoit
de découvrir le moyen heureux de faire entendre la
vérité sans la dire , et de commuiquer sa pensée sans le
secours des sons qui pouvoient offenser les oreilles .

L'orateur n'accuse point celui dont il doit faire l'éloge ,
mais il s'arrête subitement devant un profond souvenir ; et
ce silence , dont la cause se fait sentir à tous les esprits , les
inet à l'instant en harmonie de pensée et de sentiment
avec la pensée et le sentiment qu'il éprouve. Il ne dit pas
davantage ce que son prédécesseur auroit dû faire ; mais il
le fait connoître dans cette apostrophe qu'il ne faut pas
craindre de reproduire , et qui porte si bien la teinte
douce de sensibilité qu'inspire le sujet :
»
« Malesherbes ! toi que ta vie et ta mort recommandent
également à l'éloquence ! ô toi qu'il m'eût été si doux de
» célébrer au milieu de cette assemblée où tu n'as que des
» amis , si les intérêts de ta gloire n'avoient été confiés
» d'avance à un autre panegyriste (2) qui saura bien mieux la
» proclamer ! Le jour où l'Académie va offrir à ta mémoire
ce tribut solennel d'admiration et de regret sera d'autant
plus remarquable , qu'elle donnera pour la première fois
» à la nation française le consolant exemple de décerner
>>
>>
*
( 1) Gerbier.
(2 ) M. de Ségur.
11
MAI 1807 .
317
>>
» un éloge public à l'un des martyrs , et des plus illustres
» martyrs de notre révolution . Eh ! qui mérité plus que toi
» d'ouvrir cette noble carrière ? Quel sujet fut jamais plus
» abondant en mouvemens pathétiques , plus fécond en
pensées profondes , plus riche en immortels souvenirs ,
et promit plus de larmes et de sanglots à son orateur ! Sur
quelle tête enfin plus chère et plus vénérable la France
» pourroit -elle placer aujourd'hui ce dépôt sacré de respect,
d'amour , de douleur , et de tous les hommages pieux dus
» à tant de victimes , que lui ont coûté en grandeur , en
» talens et en vertus nos fatales discordes !
>>
>>
»
>>
Il étoit bien difficile , pour ne pas dire impossible , après
ce dernier trait , de soutenir l'intérêt et l'attention de l'auditoire
au point où ils se trouvoient élevés . Le public d'aujourd'hui
n'est pas le public de 1789 , il lui faut de fortes
secousses pour l'émouvoir ; et , s'il est encore susceptible de
goûter les plus douces émotions , il faut l'y préparer. Peutêtre
que Son Eminence auroit gagné beaucoup en séparant
de son discours l'éloge complet de l'abbé de Radonvil
liers , pour en faire le sujet particulier d'une nouvelle
séance à l'Institut ; ce même public , prévenu , n'auroit pas
manqué d'apporter à ce panégyrique toute l'attention que
réclame toujours la vérité , tout l'intérêt que le talent modeste
et la vertu cachée savent si bien inspirer lorsqu'une
bouche éloquente les révèle , et tout le recueillement nécessaire
pour saisir et apprécier toutes les beautés morales et
littéraires qui s'y trouvent répandues à pleines mains .
C'est sur- tout dans cette seconde partie de son discours ,
beaucoup plus étendue que la premiere , que l'orateur s'est
montré l'ami fidèle et zélé de nos progrès dans l'étude des
belles-lettres , et qu'il a déployé toutes les richesses d'une
imagination féconde , et toute la perspicacité d'un esprit supérieur
. Nous ne le suivrons pas dans ces détails peu susceptibles.
d'une analyse ; mais nous ne pouvons nous refuser au plaisir
de publier encore une circonstance de la vie de ce bon abbé
de Radonvilliers , dont Son Eminence vient d'établir lá réputation
: c'est un fait qui n'a pas besoin de commentaire , et
que le prélat raconte avec une naïveté charmante . L'auditoire
attentif à ce récit , il faut le dire à sa louange , a paru charmé
d'apprendre qu'un académicien dont le nom frappoit pour la
première fois ses oreilles , étoit un savant recommandable dont
les ouvrages vont être publiés , et que cet homme, jusque -là fort
obscur , distribuoit tous les ans jusqu'à quarante et cinquante
mille livres de charités aux pauvres de la paroisse S. Roch,
320 MERCURE DE FRANCE ,.
» appartenir au temps , et qui n'est ni incertain , ni incons-
» tant , ni divers comme lui . ,
>>
22
» Eh ! quel moment plus opportun pour l'observer et pour
» le dire , que celui où ce monarque prédestiné à tant de
grandeur , visiblement couvert du bouclier de la protec-
» tion divine , balance dans ses mains triomphantes le sort
» des Empires , mesure leurs forces , divise leurs intérêts ,
» leur prépare d'autres limites , et compose pour le monde
politique , à la tête de ses légions , un nouvel et durable
équilibre ; tandis que des extrémités de l'Europe où , de
» victoires en victoires , et de conquêtes en conquêtes , l'es-
» sor de ses aigles a si rapidement concentré les horreurs
» de la guerre , il tient hautes et sans relâche toutes les rênes
» de son immense gouvernement ; comme s'il étoit en
» pleine paix au milieu de sa capitale ! Non , Messieurs ,
» il ne reste plus dans l'univers qu'une seule réputation
» dominante ; et l'admiration réduite au respect et au si-
» lence , ne trouve dans les annales des siècles passés aucun
» nom qu'on puisse comparer au sien , devenu à jamais son
» plus grand éloge.
Mais que dis - je ? les merveilles dont nous sommes
témoins ne forment encore que la moitié des droits que
» notre Empereur vent s'assurer aux hommages de l'équi-
» table avenir . La gloire militaire est épuisée pour lui
» désormais par ses propres exploits . Il le sent , il le dit lui-
» même c'est assez de victoires , assez de triomphes , assez
» de prodiges . Son coeur et nos voeux l'appellent à cris re-
>> doublés dans les diverses carrières qui nous le montreront
» tout entier.
>>
**
"
» Déjà il a relevé les autels , le trône , les tribunaux , les
» ateliers des arts , les asyles de l'humanité souffrante , les
» sanctuaires des lettres et de l'éducation publique. Oh !
qu'il juge lui-mème par les immenses bienfaits de , sa
» jeunesse , de l'attente que fondent en nous tant de nou-
» veaux moyens d'autorité réunis à la vigueur de l'âge ! Je
» ne prétends pas pénétrer ici dans le sanctuaire inacces-
» sible de son génie. A Dieu ne plaise que je veuille pré-
» venir , par des voeux anticipés , l'époque ou les résultats
» de ses révolutions souveraines ! Mais s'il nous est permis
» d'arrêter un instant nos regards surtout ce qu'il a còm-
» mencé , préparé ou promis d'heureux et de grand pour
» la prospérité publique , pourquoi ne jouiroit- il pas ,
» pourquoi ne jouirions-nous pas nous-mêmes , dès aujour-
» d'hui , d'une perspective qui lui découvre tant de recon-
» noissance et d'amour ? La suprématie de son talent aspire
SEINE
MAI 1807 USHAM
à toutes les conquêtes pacifiques ; et il faut queceita set
« conde partie de son histoire , dont la France me
« présenter d'avance le tableau tracé par lui -même , so
digne de la première qui la rend si difficile.
C'est le héros de la paix que nous voulons revo en u
» le noble rival du héros de la guerre. C'est le monarque
» appelé à réaliser en France le beau idéal du gouvernem
» que nous sommes impatiens de contempler dans une labo
» rieuse tranquillité d'esprit , donnant au genre humain par
» l'action continue de sa toute - puissance , la mesure peut-
» être encore inconnue du génie sur le trône ; dotant l'avenir
» du grand héritage de la morale publique , en assurant à la
» morale religieuse , par toutes les institutions indispen-
» sables pour la perpétuité de ses ministres , cette influence.
» tutélaire sur la conscience des peuples , dont si vainement
» et avec une si désastreuse imprudence , on s'est efforcé
» de méconnoître la nécessité ; animant d'une émulation
» générale tous les genres d'agriculture , d'industrie et de
» commerce , qu'étendront et protégeront ses victoires ;
» s'occupant avec une patience réfléchie de tous les codes
» successifs et divers qu'attendent de lui le système complet
» de sa législation ; consacrant son infatigable activité aux
» superbes établissemens prêts à éclore de ses méditations
» fécondes , aux routes , aux ports , aux canaux qui vont pro-
>> portionner la facilité des communications , à l'agrandis-
>> sement du territoire ; appliquant l'ardeur de sa pensée et
» l'énergie de son caractère , à la réforme de tous les abus
» qui ont tant à redouter ses loisirs ; érigeant la direction
» et la culture de l'esprit public en domaine de la souve-
>> raineté , et en appanage de ses sollicitudes ; environnant son
» empire , non-seulement d'une nouvelle chaîne de forte-
» resses et de grands Etats confédérés , qui serviront de
» garans à la paix , comme de frontières et d'avant-garde à la
» France , mais sur tout de sa propre réputation qui en
» sera la plus forte barrière ; rendant sa capitale la plus
» magnifique cité du monde , en ne cessant de l'embellir'
"
-
par
de grands monumens ; et en y sacrifiant noblement ses
» propres créations au triomphe des arts , dont il termine et
>> perfectionne les plus beaux ouvrages ; vivant en paix avec
» tout l'univers sur la garantie de son épée ; ne se montrant
» jamais à son peuple , que pour recueillir des cris universels
» d'amour et de joie , seuls éloges dignes de lui , et qui témoi-
>> gneront partout sur son passage notre empressement à
» voir , à bénir le père de la patrie , et à ne parler à son
» coeur , qu'en poussant devant lui jusqu'au ciel les accla-
X
322 MERCURE
DE FRANCE ,
» mations unanimes de notre piété filiale ; enfin , continuant
» d'année en année , durant le cours de la plus longue vie ,
» de s'élancer par de-là les bornes connues de la vraie gloire ,
» par de-là nos espérances , s'il est possible , par de-là même
» les fictions de l'opinion publique , toujours tentée de se
» croire parvenue au plus haut degré de l'enthousiasme , et
» sans cesse étonnée des merveilles imprévues qui viennent
» encore l'exalter !
"
» Et vous orateurs , et vous poètes , et vous écrivains cé-
» lèbres , quelle tâche ce phénomène de grandeur impose
» à vos travaux ! Quel plus digne objet de vos veilles que
» de retracer à la postérité cette vie classique destinée à
» devenir la leçon éternelle des rois ! Oh ! qu'il sera doux
» qu'il sera beau pour vous d'étudier et de peindre cet
» homme prodigieux , ajoutant de jour en jour à sa gloire
» toutes les espèces de gloire , faisant de son règne pour
» les lettres et pour les arts , une cinquième époque séculaire
» de Vesprit humain , élevant sa nation dans tous les genres ,
>> au même rang où il a placé son armée ; et , pour renfermer
» tous nos voeux dans un seul , mettant la moralité et le
» bonheur du Peuple Français de niveau avec la puissance
» et la renommée du souverain qui le gouverne ! »
Nous ne tenterons pas de rien ajouter à ce beau mouvement
d'inspiration , qui termine avec tant d'éclat un discours
si noblement commencé. Le souverain qui rappelle dans ses
Etats un pareil orateur , mériteroit par cela seul un pareil
éloge ; et l'académie qui s'empresse de le recevoir au nombre
de ses membres , par cela seul encore , se montre digne de
le posséder , et d'augmenter les lumières dont elle est environnée
des rayons de sa propre gloire.
M. l'abbé Šicard , qui présidoit l'assemblée pour la classe
de la langue et de la littérature françaises , a fait , en son nom,
une réponse dignement appropriée à la circonstance , et que
le public auroit écoutée avec plus d'intérêt , si son attention
n'avoit pas été comme épuisée par tout ce qu'il venoit d'entendre.
On pourra la lire encore avec plaisir à la suite du
discours de son Eminence ; et nous pensons , par ce seul mot ,
en faire le plus bel éloge.
G
MAI 1807 .
323
Corinne, ou l'Italie ; par madame de Staël Holstein. Avec
cette épigraphe : Udrello il bel paese ch'Apennin parte
e'l mar circonda et l'Alpe . PÉTRARQUE . Deux vol. in- 8 °,
Prix : 12 fr. , et 13 fr . par la poste. A Paris , à la Librairie
Stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits-Augustins ,
n°. 15 ; et chez le Normant.,
Il n'y a point de pays qui ait donné lieu à tant d'amplifications
que l'italie . L'intérêt attaché par l'histoire à presque
tous les points de cette contrée célèbre , l'aspect de tant de
beaux monumens
, de tant de ruines plus imposantes encore ,
le spectacle d'une nature variée et fécoude , en exaltant l'imagination
de presque tous les voyageurs , leur font illusion sur
leurs talens ; ils se persuadent facilement qu'ils communiqueront
au public l'enthousiasme qu'ils ont éprouvé , et ils croi
roient lui faire un larcin , s'ils ne le mettoient dans la confidence
de leurs observations et de leurs petites aventures.
Cependant , pour écrire d'une manière curieuse et instructive
sur un pays si fécond en souvenirs , si riche en
chefs-d'oeuvre de toute espèce , il faudroit les lumières d'un
savant antiquaire et d'un habile artiste. La plupart des voyageurs
ne sont ni l'un ni l'autre , et ils prennent la plume moins
pour faire connoître l'Italie , que pour montrer leur esprit et
leur imagination : de la taut de faux jugemens , de détails
rebattus , et cependant pleins de prétentions , de lieux-communs
, d'amplifications et de phrases ; et de là aussi la prévention
élevée désormais contre tous les ouvrages qui s'appelleront
Lettres sur l'Italie , Description de l'Italie , etc.
Madame de Staël arrivant , après tant d'autres , au pied du
Capitole , a donc pu craindre de piquer médiocrement la
curiosité publique , si elle se bornoit à lui annoncer encore
un Voyage. Pour rajeunir un fonds si usé , elle a eu recours
à son imagination , et elle a lié ses observations à un roman .
Cette idée , qui paroît heureuse au premier coup d'oeil , présente
cependant de grandes difficultés dans l'exécution . Le
goût peut bien rarement approuver ces ouvrages d'un genre
équivoque , où l'on mêle la vérité aux fictions , et où l'on se
propose à la fois deux buts différens ; et peut-être suffiroit-il de
lire le double titre de celui- ci pour avancer que les descriptions
et le récit doivent se nuire mutuellement , et que
ne peut guère intéresser qu'aux dépens de l'Italie . Pour mettre
Corinne
X 2
300 MERCURE DE FRANCE ;
dire à leur perfection , comme les arts ont suffi à leur conservation
physique , les passions humaines ont partout plus ou
moins obscurci , effacé même ces principes de religion et de
morale naturelles par toutes sortes d'erreurs et d'extravagances
, même là où les besoins des hommes ont le mieux développé
et le plus perfectionné les connoissances naturelles des
sciences et des arts ; et l'on peut dire que les hommes ont souvent
détérioré la morale , à mesure qu'ils ont perfectionné la
physique. Ce n'est que la religion révélée , et la morale qu'elle
a enseignée à l'homme , et le droit politique qu'elle a introduit
dans les gouvernemens , qui ont fait disparoître de l'élat
public et légal des sociétés les grands désordres , les désordres
publics , et qu'on pourroit appeler les péchés du monde ,
parce qu'ils étoient universellement pratiqués dans les moeurs ,
et permis ou publiquement avoués par les lois : la polygamie ,
le divorce , l'usure excessive , le meurtre de l'enfant , l'esclavage
de l'homme , la prostitution religieuse , les spectacles
barbares ou licencieux , le droit atroce de guerre qui mettoit
le vaincu tout entier à la disposition du vainqueur , le culte
des fausses divinités , et le plus criminel de tous les désordres ,
l'immolation des victimes humaines.
Les sciences morales , qui sont toutes renfermées dans la
science du Christianisme , appliqué à la direction morale de
l'homme , et au gouvernement politique de la société , sont
donc nécessaires à la conservation de la société , comme la
connoissance des arts physiques est nécessaire à la subsistance
de l'homme ; mais avec cette différence , que l'enseignement
de la morale chrétienne ne pourroit cesser ou faire place à
l'enseignement d'une autre morale , sans que la société ne
retombat dans un chaos moral et politique , dont notre révolution
nous a donné l'idée et fourni l'exemple ; au lieu que
les sciences physiques , au moins dans beaucoup de parties
pourroient n'être plus cultivées , sans qu'il en résultât un
désordre sensible dans la société même domestique. A la vérité,
on ne sauroit peut - être plus résoudre les difficultés d'une géo-
--métrie transcendante , mais on bâtiroit des maisons , on fileroit
la laine , on ourdiroit des étoffes. On oublieroit peut-être
MAI 1807.
301
les prodiges ou les prestiges de l'électricité et du galvanisme ,
mais les bienfaisantes merveilles de l'agriculture n'en seroient
pas moins à notre usage journalier. On ne connoîtroit peutêtre
plus aussi bien les plantes de l'Amérique et les animaux
de l'Afrique , mais la culture des plantes usuelles , et l'éducation
des animaux domestiques n'en seroient pas moins pratiquées
; si l'on observoit avec moins d'attention la structure
du corps humain , on n'en seroit pas moins habile à sonder
l'abyme de son coeur ; et en un mot , n'y eût- il plus de botanistes
de profession , de chimistes , de zoologistes , de naturalistes
, il y auroit des rois , des magistrats , des guerriers , des
prêtres , des laboureurs , des artisans , des orateurs , des poètes ,
des moralistes , des jurisconsultes , la religion , la morale , la
politique , les lois , les moeurs , l'ordre enfin , et par conséquent
toute la société : car là où est l'ordre , dit le grand
livre , « tout le reste vient comme surcroît . »
Il semble même aujourd'hui que les grandes créations du
génie de la physique soient épuisées . Le petit esprit succède ;
et l'on cherche moins à découvrir qu'à perfectionner , out
plutôt à raffiner sur la perfection ( 1 ) . C'est ce dont on peut se
convaincre , en lisant dans les journaux les comptes rendus à
la Société d'Encouragement , et dans le Journal de Physique
, des progrès annuels des arts et des sciences. Assurément
, ceux qui jouissent des productions des arts sans être
initiés dans leurs petits secrets , doivent être étonnés d'apprendre
qu'on propose encore des prix pour la construction
d'un métier à faire des étoffes façonnées et brochées ; pour la
fabrication des peignes des tisserands ; pour la fabrication du
fer-blanc , etc. etc. après avoir admiré depuis si long - temps
ces belles étoffes à grands ou à petits dessins, sorties de nos fabriques
, et qui servoient aux ornemens d'Eglise , aux tentures
des appartemens , aux ajustemens même des femmes ; ces belles
toiles de Flandres ou de Hollande , qui réunissent la solidité
(1) Voyez des réflexions sur ce sujet dans le Numéro du Mercure du
28 mars dernier , par M. Guairard , dont les articles offrent un rate'
mérite de principes , d'érudition , de raisonnement et de style.
302 MERCURE
DE FRANCE ,
"
des tissus de fil à la finesse des mousselines des Indes ; ces
ouvrages de fer-blanc battu , qui ont le poli et les formes
élégantes des pièces d'orfèvrerie . Nous avons le bien , nous
voulons le mieux; nous avons le mieux , nous voulons le mieux
du mieux ; nous cherchons le fin du fin , comme disent les
bonnes gens ; et nous ressemblons à cet homme aux petites
commodités , dont parle La Bruyère : « Hermippe faisoit dix
» pas pour aller de son lit dans sa garde-robe , il n'en fait plus
» que neuf par la manière dont il a su tourner sa chambre :
>> combien de pas épargnés dans le cours d'une vie ! Ailleurs ,
>> l'on tourne la clé , l'on pousse contre où l'on tire à soi , et
>> une porte s'ouvre : quelle fatigue ! Voilà un mouvement de
>> trop qu'il sait s'épargner ; et comment ? C'est un mystère
» qu'il ne révèle point. Il est à la vérité un grand maître
» pour le ressort et la mécanique , pour celle du moins dont
» tout le monde se passe . Hermippe tire le jour de son appar-
» tement d'ailleurs que de la fenêtre ; il a trouvé le secret de
» monter et de descendre autrement que par l'escalier ; et il
>> cherche celui d'entrer ou de sortir plus commodément que
>> par la porte. >>
Je ne dirai pas que cette recherche hâtée , forcée , d'une
perfection quelquefois chimérique dans les arts , a des inconvéniens
domestiques et politiques ; qu'elle favorise beaucoup
trop les progrès du luxe et l'instabilité de la mode ; et qu'au
lieu que le progrès lent , mais infaillible , des arts laissés à
eux- mêmes , donne le temps aux anciens ouvrages et aux
anciens ouvriers de s'user et de finir sans déplacement et sans
révolution , ces progrès trop pressés tendent à élever sans cesse
de nouveaux ouvriers sur la ruine et la misère des anciens.
Je ne dirai pas cela , parce que peut- être je ne serois pas
entendu ; mais je ferai remarquer que , tandis que nous ne
sommes jamais contens de la perfection des arts , nous le
sommes toujours assez de la perfection de la morale. Les
artistes disent : « Ce qui est bon , ce qui est parfait , il faut le
>> perfectionner encore. » Et les législateurs disent , écrivent :
« Lorsque les moeurs sont corrompues , il faut affoiblir
les lois . » C'est- à-dire , ce qui est mauvais , il faut le déléMAI
1807.
303
riorer ; et en même-temps que , pour la facilité du luxe et
des besoins factices , nous ajoutons sans cesse à la théorie des
arts , nous entourons la vertu de difficultés et de dangers , en
corrompant par d'imprudentes tolérances les lois qui sont
la théorie des moeurs.
La physique a fait , de son côté , ses petites découvertes.
On a aperçu enfin de l'irritabilité dans la luitue , et les conduits
par où respirent le sureau , l'hyèble et l'hortensia . La
minéralogie , plus riche de trois nouveaux métaux , le rhodium
, l'irridium et l'esmium , possède en tout vingt- neuf
métaux. Hélas , la société n'en possède que deux , et la cupidité
qu'ils allument y produit d'étranges désordres ! La chimie
a fait aussi ses petites décompositions , et soumis à de nouvelles
analyses les substances une fois analysées . L'astronomie
a découvert à la vérité , dans la lune , un point lumineux ,
qui est infailliblement un volcan , et ne peut être que cela ;
car ce n'est pas , cette fois , une souris logée entre les verres :
mais après tant d'observatoires , d'observateurs et d'observations
, elle nous apprend que les étoiles sont cinq fois plus
près de nous qu'on ne l'avoit cru jusqu'ici . Certes , si l'astronomie
est une haute science , ce n'est pas , en tout du moins ,
une science exacte ; et s'il n'y avoit pas plus de certitude
dans ses autres théories , de tous les Essais sur l'astronomie ,
le plus satisfaisant seroient les vers sublimes de M. de Fontanes.
Je rentre dans le sujet général de cette discussion , et je dis
que si les connoissances morales sont nécessaires à la direction
de la société , si les connoissances physiques sont utiles à la
subsistance de l'homme , les premières sont au- dessus des
autres , comme la société est au -dessus de l'homme , le général
au -dessus du particulier , l'intelligence au-dessus de la
matière , et les devoirs au- dessus des besoins .
Ceux qui classent les connoissances humaines dans un ordre
inverse , et donnent ainsi le pas aux sciences physiques , suivent
en cela beaucoup moins leur propre esprit que l'esprit
de leur siècle donc les philosophes les p'us vantés , rétrogradant
vers les idées matérielles de l'enfance , ne voient dans
T'homme des
que organes et des sensations ; dans les relations ,
:
304
MERCURE DE FRANCE ,
le
que des besoins et des jouissances ; dans la société , que le
nombre ; dans l'univers enfin , que la matière ( 1 ). De là , le
vice justement reproché à l'éducation moderne , de faire dest
sciences de mesure et de calcul , utiles au petit nombre ,
fonds de l'instruction pour tous étude stérile et solitaire ,
dans laquelle l'esprit , agissant sur lui-même , se dessèche , se
consume sur des abstractions muettes pour la raison comme
pour le coeur, et devient quelquefois inhabile à concevoir les
hautes vérités et les grands sentimens de la morale.
On occupoit aussi naguère beaucoup trop les enfans de
zoologie , de botanique , d'histoire naturelle ; et soit que
les études géométriques , qui supposent plus de patience que
de génie , absorbent la faculté de penser , ou même la faussent,
en lui faisant contracter l'habitude de soumettre au compas et
au calcul ce qui doit n'être que jugé et senti ; soit que les
recherches d'histoire naturelle qui exigent plus de mémoire
que d'esprit , rétrécissent l'intelligence en l'arrêtant sur une
foule de détails minutieux , il est certain que les siècles où
ces sciences seront exclusivement cultivées , ne seront point
des siècles d'éloquence , de poésie , de religion , de morale .
Les esprits bornés en prennent occasion de contester l'utilité
des belles- lettres ou la vérité de la religion ; mais les hommes
éclairés n'y voient que l'influence dangereuse de ces cultures
ingrates , où , hors quelques-uns qui en font aux arts des
applications utiles , le grand nombre laboure sans semer , et
voit la première fleur de l'imagination , et même du sentiment
, se flétrir sur des contemplations arides , et de stériles
nomenclatures.
Il peut néanmoins être utile pour le progrès des sciences
( 1 ) Ce matérialisme passe dans l'expression littéraire . On a beaucoup
applaudi ce vers d'une tragédie nouvelle :
....... J'avois lentement amassé la vengeance .
Les bons auteurs du siècle de Louis XIV auroient dit médité la vengeance ,
parce que la vengeance se médite et ne s'amasse pas ; mais la figure est
toute physique , et elle plaît par de secrets rapports aux dispositions générales
du siècle.
physiques
MAI 1807 :
305
5
:
physiques et des arts mécaniques , que ceux qui les cultivent et
qui y ont consacré tous leurs talens et leurs veilles , attachent
à leurs travaux une grande importance ; dussent -ils même mettre
leurs connoissances au- dessus de toutes les autres , et se croiré
eux-mêmes les personnages les plus utiles à l'Etat . Cette opinion
n'a rien de dangereux tant qu'elle ne sort pas du cabinet du
savant, ou de l'atelier de l'artiste : et , s'il faut des comédies ,
cette vanité des diverses professions peut fournir aux poètes
une mine inépuisable de ridicules Molière y a puisé des
sujets de scènes aussi plaisantes qu'elles sont philosophiques.
Mais ce ridicule devient un véritable désordre , si les gouvernemens
, qui doivent tout voir de très - haut pour tout
mettre à sa place , épousant les prétentions particulières des
savans ou des artistes , perdent la juste mesure des choses ,
et donnent aux études physiques l'importance qui n'est duê
qu'aux sciences morales , à ces sciences qui sont proprement
les sciences de la société , et où se trouve la règle du pouvoir
et des devoirs. Les études physiques peuvent faire la
réputation d'un savant , mais elles ne sauroient faire la gloire
d'une nation . C'est à ses orateurs , à ses poètes , à ses moralistes
, à ses politiques , que la France doit la prééminence
morale qu'elle avoit obtenue en Europe , et non à ses physiciens
ou à ses géomètres . Dans ce genre de connoissances ,
les autres peuples nous ont égalés , ou même surpassés ; et je
crois même que la haute estime accordée de nos jours aux
inathématiques , a été cause que nos philosophes , plus jaloux
de la gloire de la géométrie que de celle de leur pays , ont
professé une admiration exagérée pour tout ce qui nous venoit
'de l'a patrie de Newton.
Il faut observer encore que les chefs-d'oeuvre des grands
maîtres en sciences morales peuvent tout au plus être égalés ,
et ne sauroient être surpassés. La gloire de ces beaux génies
est si bien affermie et si universellement reconnue , que
ceux même qui aspirent à devenir leurs rivaux , commencent
par rendre hommage à la supériorité de leurs talens . Mais il
n'en est pas tout-à-fait ainsi dans les sciences physiques : le
progrès continuel et indéfini des connoissances physiques ; des
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
BTC
1
૧ ,
expériences mieux faites ; des faits en plus grand nombre et
mieux observés ; des méthodes de calcul plus simples et plus
rigoureuses , sont cause que les derniers venus , quelquefois
avec moins de génie , font oublier ceux qui les ont précédés
dans la même carrière , et souvent les redressent , tout en se
servant , pour aller en avant , de leurs découvertes , et même de
leurs erreurs. Aujourd'hui , un élève de l'école polytechnique
peut savoir plus de géométrie que Newton lui-même , puisqu'il
peut savoir son Newton et ce qu'on a ajouté à la science depuis
ce grand géomètre. Qui de nous n'a pas été accoutumé , dès
son enfance , au plus profond respect pour les noms de Buffon
et de Linnée ? Et cependant on apprend aujourd'hui que
Buffon passe , aux yeux des savans , plutôt pour un grand
écrivain que pour un profond naturaliste ; et que Linnée , ou
Linnaeus ( car on lui rend son nom en us depuis qu'on le dépouille
de sa science ) , a beaucoup plus travaillé ses succès
que ses ouvrages , et qu'il y a plus d'adresse et de savoir faire
dans sa réputation , que de solidité dans ses systèmes : nouvelle
preuve de la supériorité des sciences morales , complètes dès
leur origine , parce qu'elles sont nécessaires au premier âge
de la société comme au dernier , et dans lesquelles , pour cette
raison , on peut présenter la vérité sous de nouvelles formes ,
mais non découvrir de nouvelles vérités , non nova , sed novè ;
au lieu que la science physique , donnée à l'homme comme
un amusement dans le lieu de son exil , doit , pour remplir
jusqu'à sa fin cette destination , offrir à son goût inépuisable.
pour la nouveauté un continuel aliment. Et de là vient que
les erreurs en physique laissent le monde matériel tel qu'il
est ; et que le soleil n'éclaire pas moins l'univers , soit qu'on
le croie fixé au centre du système planétaire , ou qu'on le
croie en mouvement autour de la terre ; au lieu que les
erreurs en morale jettent le trouble dans le monde social
et qu'il n'est pas indifférent , par exemple , de placer le pou
voir dans le peuple , ou de le confier à un chef unique.
5
1
On ne peut s'empêcher d'être frappé du contraste que présente
aujourd'hui l'étude de l'histoire naturelle d'un côté ,
ce sont des détails d'une extrême ténuité , une recherche d'in
MAI 1807 307
1
finiment petits qu'on n'aperçoit qu'au microscope , une dém
composition sans fin des parties les plus imperceptibles de la
matière ; il me semble même avoir vu dans les éditions complètes
de M. de Buffon , des tables anatomiques contenant
la mesure en pouces et en lignes , des plus petits organes des
plus petits animaux ; et lorsqu'on rapproche cette extrême
exactitude dans les petites choses , des erreurs du même auteur
sur la Théorie de la Terre , on ne peut s'empêcher de s'écrier :
Vanité des vanités ! et de voir le petit esprit , c'est-à - dire ,
l'esprit des petites choses , qui a été le trait caractéristique
du dernier siècle. C'est cependant avec toutes ces petites
choses que se font de grandes réputations , et l'on peut dire :
In tenui labor , at tenuis non gloria. Ces recherches minutieuses
étendent la science plutôt qu'elles n'agrandissent les
esprits. faudroit peut- être considérer la nature plutôt en
poète qu'en chimiste , et la peindre au lieu de la décomposer.
Néanmoins , cette extrême petitesse de détails seroit d'un
grand prix , même aux yeux d'un homme instruit et d'un
esprit élevé, si l'on n'y cherchoit que des motifs d'admiration
pour la puissance et la sagesse du Créateur , plus merveilleuse
peut-être dans les organes du ciron que dans ceux de
l'éléphant. Mais bien loin de s'élever à ces considérations qui
ennoblissent tout , et donnent aux plus petites choses une
importance réelle , trop souvent les hommes les plus occupés
de l'étude et de la contemplation de la nature , font servir
leur science à nier l'existence de la Divinité ou à calomnier
sa sagesse ; et nous ressemblons à des enfans mal élevés , quí ,
introduits dans un cabinet de curiosités , après avoir tout
regardé , touché à tout , quelquefois tout dérangé , au lieu
de remercier le maître de sa complaisance , sortiroient sans
l'avoir salué , et finiroient même par lui dire des injures.
Mais en même temps , des esprits plus étendus ou plus systématiques
, qui sentent ce côté foible des sciences naturelles ,
essaient de leur donner plus d'importance , en généralisant
ces connoissances , toutes de particularités et de détails , et , si
j'osois me servir de cette expression , toutes de pièces et de
morceaux :' ils classent , bon gré , mal gré , tous ces fails dans
▼ 2
308 MERCURE DE FRANCE ;
7
3
des systèmes généraux , oú de grands mots semblent présen
ter de grandes idées , et ne déguisent quelquefois que d'insignes
extravagances. Avant d'avoir examiné la grande question
de savoir si l'on peut généraliser la science des corps , et
s'il y a une autre science générale que la métaphysique , qui
n'est à proprement parler que la science morale considérée
dans sa généralité la plus absolue ; avant d'avoir fait la différence
de la collection ou de la totalité à la généralité , et
s'être demandé à eux-mêmes si les corps étendus , divisibles ,
successifs , bornés à un temps et à un lieu , peuvent être considérés
généralement ou bien collectivement ; et s'il y a un
´autre être général que l'intelligence , et d'autres rapports géné
raux que ceux qui existent dans les esprits , les savans ne nous
parlent que ddee llaa nature ,, de la chaîne des êtres , de végétal
originaire , d'animal unique , prototype de tous les végétaux
et de tous les animaux , et dont toutes les plantes et tous
les animaux ( l'homme compris ) ne sont que des modifications .
Dans ce système , récemment combattu par M. Deluc , le
savant de l'Europe le plus versé dans la connoissance de la
nature , et qui a le mieux vu la fin et le véritable objet de
toutes les sciences physiques , « tous les animaux , toutes les
plantes , ne sont que des modifications d'un animal , d'un
» végétal originaire....... Le règne animal n'est en quelque
» sorte qu'un animal unique , mais varié et composé d'une
» multitude d'individus , tous dépendans de la même ori-
» gine......... Les êtres les plus imparfaits aspirent à une
> nature plus parfaite . C'est pourquoi les espèces remontent
» sans cesse à la chaîne des corps organisés par une sorte de
» gravitation vitale...... Les animaux tendent tous à
l'homme ; les végétaux aspirent tous à l'animalité ; les mi-
» néraux cherchent à se rapprocher du végétal ...
» Si l'on considère que la terre couverte d'eau a été exposée
» aux rayons du soleil pendant une multitude de siècles , les
» substances les plus échauffées par ses rayons , et favorisées
» par l'humidité , se sont peu-à -peu figurées à l'aide de cette
>> vie interne de la matière , et elles ont donné naissance à une
» sorte d'écume ou de limon gélatineux , qui a reçu graduelMAI
1807 .
პიე
>> lement une plus grande activité par la chaleur du solei !.
» Sans doute , on vit paroître des ébauches informes , des
>> êtres imparfaits , que la main de la nature perfectionna
» lentement , en les imprégnant d'une plus grande quantité
» ´de vie. D'ailleurs , la terre , dans sa jeunesse , devoit avoir
>> plus de sève et de vigueur végétative que dans nos temps
>> actuels , que nous la voyons épuisée de producțious....
>> Notre monde est une sorte de grand polypier , dont les
>> êtres vivans sont les animalcules. Nous sommes des espèces
» de parasites , de cirons ; de même que nous voyons une
» foule de pucerons , de lichens , de mousses , et d'autres races
» qui vivent aux dépens des arbres. Nous sommes formés de
>> l'écume et de la crasse de la terre . » Je n'ai pas besoin de
faire remarquer combien ces expressions , atténuantes , une
sorte , une espèce , en quelque sorte , sans doute , etc. , sont
peu philosophiques , et annoncent dans les auteurs de méfiance
de leurs systèmes. J
Ainsi nous sommes tous primitivement formés de la crasse
de la terre , fécondée par la chaleur du soleil. Ainsi un bloc
de grès tend ou aspire à devenir un chêne ; une rose à devenir
un limaçon ; un poisson à devenir un homme ; et
l'homme.... « L'homme est précipité à jamais dans l'abyme
» du passé et de l'avenir . » Et si nous ne sommes pas d'abord
convaincus de ces nobles vérités , qui assignent au roi de
l'univers une si haute origine , lui donnent de si dignes
rivaux , proposent à ses espérances une fin si consolante , à
ses devoirs un motif si encourageant , à ses passions un frein
si efficace , c'est que « la foiblesse de nos organes et l'imper-
>> fection de nos instrumens nous empêchent d'apercevoir, ces
» lointains univers , de cet atome de boue sur lequel nous
>> rampons un instant , pour nous perdre à jamais dans l'océan
>> de la mort. >>
On s'est beaucoup occupé en France de la liberté de la
presse , et jamais on n'a pris en considération l'honneur de
la presse ; mais si les gouvernemens doivent maintenir la
liberté de la presse en faveur des auteurs , les auteurs , par
égard pour leur nation , ne devroient-ils pas prendre un peu
3
310 MERCURE DE FRANCE ,
plus de soin de l'honneur de la presse ? Et si l'autorité dés
lois ne permet pas de diffamer un citoyen dans des écrits
clandestins , ne pourroit-il pas y avoir , dans les compagnies
littéraires , une autorité , au moins de discipline , pour empêcher
qu'on ne déshonorât une nation par des écrits publics?
Il n'y a pas un Français instruit qui ne dût être couvert de
confusion , si un Anglais sensé lui soutenoit qu'on croit en
France de pareilles absurdités , puisqu'elles sont enseignées ,
avec approbation et privilége , par des auteurs connus. Dans
le dernier siècle , nous pouvions , dans ce genre , tout hasarder
impunément. Le gouvernement n'étoit pas plus fort que
la philosophie. Notre politique inspiroit le mépris , et notre
morale l'horreur ou la pitié ; et comme nous ne pouvions
exciter l'envie , les étrangers nous faisoient grace de la censure
, ou même , plus rusés que nous , ils donnoient à notre
philosophie des éloges intéressés , que nos philosophes rendoient
avec usure à leur politique . Mais aujourd'hui nous
ne sommes plus une nation sans conséquence. Nous sommes
trop forts pour n'être pas raisonnables ; et les Français seront
à l'avenir obligés d'être des modèles , sous peine de ne passer
que pour des conquérans. Les nations étrangères , qui n'ont
pu résister à nos armes , chercheront à se dédommager sur
nos doctrines. Encore quelques systèmes insensés d'histoire
naturelle , de physiologie ; encore de l'obstination à défendre
les doctrines politiques et religieuses qui ont bouleversé
l'Europe , et nous ferons de nos propres mains , à la raison
publique en France , à cette considération qui a fait la puissauce
morale de notre patrie , plus de mal que nos ennemis
n'en ont voulu faire à sa puissance territoriale. La folie de
nos systèmes vengera les peuples vaincus de l'impuissance de
leurs armes ; et ce que le poète disoit du déréglement des
moeurs chez les Romains , on l'appliquera un jour au déréglement
de nos esprits :
Savior armis
..
Stultitia incubuit , victumque ulsciscitur orbem.
DE BONA LD. →
MAI 1807 .
311
Discours prononcé dans la séance publique tenue par la
Classe de la Langué et de la Littérature françaises de
l'Institut de France , le 6 mai 1807 , pour la réception de
S. Em, Mgr. le cardinal Maury, archevêque-évêque de
Montefiascone et de Corneto , premier aumônier de S. A. I.
Mgr. le prince Jérôme- Napoléon. Broch . in-4° . Prix : 3 fr. ,
et 3 fr. 75 cent. par la poste. A Paris , à l'Imprimerie des
Sourds-Muets , faubourg Saint- Jacques ; et chez le Narmani.
2
DEUX époques seront également célèbres dans les fastes de
notre histoire et dans les annales de l'Académie Française : la
rentrée de S. Em. Mgr. le cardinal Maury dans sa patrie , mar
quera le terme d'une révolution dévastatrice , et le changement
heureux arrivé dans la politique et dans la morale ; sa réception
dans la Classe de la Langue et de la Littérature françaises
de l'Institut , sera le moment de la renaissance des bonnes
études et du bon goût. La première de ces deux époques nous
rappelle un temps bien fécond en souvenirs douloureux pour
Son coeur , mais honorables ppour sa gloire : elle nous console
du passé , par l'espoir qu'elle nous offre d'un avenir dans
lequel ses talens seront employés avec plus de fruit au perfectionnement
de la raison humaine et au bonheur de son pays.
La seconde époque est déjà l'accomplissement des promesses
de la première , puisqu'elle nous représente ce courageux
défenseur de l'autel et du trône , cet éloquent soutien des principes
littéraires consacrés dans la nation française , par une
longue expérience et par de glorieux succès , siégeant au milieu
des savans de cette même nation , et donnant au feu divin de
la saine littérature , conservé dans cette illustre compagnie ,
par un petit nombre de membres , toute l'activité , toute la
force et tout l'éclat de ses plus beaux jours.
Il y a long-temps , sans doute , que le nom de cet homme
étonnant par sa destinée autant que par son caractère , appartient
à l'histoire , et qu'il est placé dans le souvenir des hommes
, à côté du nom des premiers orateurs de la Grèce et de
l'ancienne Rome. Avant de quitter la France , il avoit fait.
tout ce que le devoir le plus rigoureux pouvoit exiger pour
la sauver du malheur qui la menaçoit ; et lorsqu'il l'eut quittée
, ses généreux , mais inutiles efforts avoient laissé , jusque
dans la classe la moins capable de lés apprécier , une impres
sion d'estime qu'aucun événement n'a pu changer ; et cela
4
312 MERCURE DE FRANCE ,
dans un temps où les réputations les plus brillantes et les plus
populaires varioient et s'évanouissoient comme les circonstances
qui les avoient fait naître. Il sembloit néanmoins exilé
pour toujours de sa patrie , bien moins à la vérité par la fureur
des partis , qui se détruisoient successivement , que par la
nouvelle dignité qu'il venoit de recevoir des mains vénérables
du chef de l'Eglise chrétienne , et qui paroissoit devoir le
retenir loin de nous , dans la paix qu'il avoit si bien méritée ,
mais dont il n'étoit pas encore certain qu'il pût jouir. Assis
şur la pourpre romaine , ses voeux pour la prospérité du
peuple français n'étoient pas douteux ; mais sa carrière politique
étoit terminée : ce qu'il avoit fait suffisoit à sa réputation
, et ce qu'il avoit voulu faire venoit de lui gagner tous
les coeurs .
Ils ne se trompoient pas dans l'hommage secret qu'ils ren-"
doient à ses intentions passées et à ses desirs présens , tous ces
coeurs fidellement informés par la raison , par la justice , ou
seulement par cet unique sentiment de l'honnête et du beau ,
qui frappe tous les esprits. Tandis qu'il ne leur restoit que la
mémoire de ses longs travaux et le regret de sa perte , le
nouveau prélat nourrissoit encore l'espérance de revoir les
lieux auxquels il avoit laissé de si profonds souvenirs , d'embrasser
quelques amis échappés au ravage de nos fatales dis-:
cordes , et peut - être d'ajouter , par de nouveaux services ,
une nouvelle palme à sa gloire , et de nouvelles obligations à
notre reconnoissance.
Ce qui n'étoit qu'une espérance , formée dans l'intérieur de
son ame par l'amour inné de son pays , plutôt que par l'austère
raison , s'est changé tout-à-coup én réalité . Un miracle s'est
opéré dans l'horizon politique ; les tempêtes se sont dissipées ;
le calme et la sérénité sont revenus sur cette France , qui n'a
besoin que d'un moment de repos pour paroître plus belle
que jamais. Les portes de l'Etat s'ouvrent à tous ses enfans ;
ils rentrent en foule sur cette terre promise ; et le prince de
l'Eglise , qui , dans leur retraite , avoit été plus d'une fois pour
eux comme un autre Moïse , plus heureux que ce législateur
des enfans de Jacob , revoit enfin , après quinze ans d'épreuve ,
cette capitale du monde civilisé , plus brillante qu'il ne l'avoit
laissée , et cette nation belliqueuse , plus grande encore et plus
forte depuis ses infortunes.
Ce retour imprévu dut sans doute étonner quelques esprits ,
qui n'ont pas encore eu le bonheur d'éprouver leur propre
vertu . Tout effort sublime les trouve froids , parce qu'ils n'ont
pas rencontré l'occasion d'en faire de semblable ; il ne leur ,
inanque , pour juger sainement les vrais motifs des grandes .
MAI 1807.
313.
actions , que d'avoir été mis à portée d'en être les auteurs : ils
sauroient alors ce que peut produire l'attachement à la patrie ,
l'amitié , la gloire acquise parmi ses compatriotes , et ce tourment
d'une ame ardente , qui sent toute sa force , et qui veut ,
comme malgré nous , produire au-dehors toutes ses facultés ,
pour un avantage public. Ils comprendroient que partout où
l'homme de bien se sent appelé par quelque grand intérêt.
l'honneur lui commande impérieusement de s'y rendre , et .
qu'il ne peut jamais étouffer sa voix.
Et quel intérêt plus légitime que , celui qui se rencontre
dans cette circonstance mémorable , peut jamais exciter un
coeur généreux à se dévouer encore pour la gloire d'une nation
qu'il aime , et chez laquelle il reste de si grandes choses à
faire , pour la replacer au rang qu'elle doit occuper dans
l'ordre moral et littéraire ? Toutes les vertus , tous les talens
ne devroient- ils pas s'empresser , à son exemple , de se réunir
au centre commun , d'où la lumière doit se répandre jusque
dans les dernières classes de la société ? Ne devroient-ils pas
former entr'eux une sainte ligue contre les corrupteurs des
moeurs et du goût , et ne laisser qu'aux esprits obscurs le triste
avantage de se faire connoître en se déshonorant ?
Quel que soit à cet égard le succès des voeux que nous for- ,
mons , le retour de Son Eminence au milieu d'un peuple dont
ila si bien défendu les véritables intérêts , ne peut être qu'un
triomphe pour le prélat , en même temps qu'un jour de
bonheur pour la nation qui l'a reçu dans son sein . Toute sa
vie politique pourroit nous servir de garant , s'il en étoit
besoin ; mais les témoignages d'estime et de bienveillance dont
il a été comblé par le plus vénérable des hommes , par l'immortel
Pie VI, comme il l'appelle lui-même , imprime à
toute sa personne un caractère sacré qui l'en dispense.
Ce que nous ne faisons qu'indiquer ici des motifs et des
intentions de Son Eminence, n'est pas une simple conjecture
tirée de la candeur de ses procédés et de sa franchise reconnue ;
c'est un fait réel qui se trouve développé dans tout le discours
qui va nous occuper dans ce moment , sans cependant qu'il s'y
rencontre un seul mot qui fasse pressentir le besoin d'aucune
déclaration , ou même d'aucune explication . Les faits parlent
assez . Lorsque dans un éloge obligé , l'orateur a le courage
d'opposer à la foiblesse déplorable de son prédécesseur , l'héroïque
dévouement d'un homme de bien , il montre suffisam -´
ment qu'il y a dans son ame un plus noble dessein que celui
de remplir un devoir d'étiquette , et qu'il ne parle pas uniquement
pour obtenir un laurier littéraire. C'est une observation
que le lecteur a déjà pu faire, en lisant dans le dernier numéro »
314 MERCURE DE FRANCE ,
du Mercure , le rapide éloge de M. Target , dans lequel se
trouve une réticence , plus terrible qu'aucune expression que
Forateur eût pu faire entrer dans son discours. Silence auguste,
qui rententit au fond des coeurs , et dont il est trop facile
de donner l'explication !

Mais ce qui la rend encore plus cruelle pour la mémoire
de celui qui l'a méritée , c'est l'éloquente effusion de coeur qui
la suit immédiatement , et qui nous retrace une des scènes
les plus touchantes de notre malheu euse histoire : c'est
l'éloge du respectable et malheureux Malesherbes , qui n'a
pas même , en mourant , emporté la consolation d'avoir pu
rendre sa défense et sa mort utiles à son illustre client.
Le contraste est frappant , sans doute ; mais il faut savo….
plaindre celui qui a refusé l'insigne honneur d'un pareil
éloge , et qui s'est exposé à souffrir une comparaison de cette
nature. (1)
On doit reconnoître qu'il suffiroit toujours de citer notre
illustre orateur pour le louer dignement , et qu'il faudroit
offrir ici tout son discours , pour le louer autant qu'il le
mérite. La sage ordonnance de toutes les parties qui le composent
, la raison lumineuse qui en fait la base , la justesse
de toutes les idées dont il est rempli , et l'éminente clarté du
style qui les exprime , satisfont tout à la fois la raison , le
coeur et l'esprit. L'exorde , dans lequel le prélat nous a donné
l'abrégé de son histoire et de ses sentimens , fixe d'abord l'attention
, par l'attrait du sujet et par la noble simplicité de
l'élocution ; nous l'avons cité tout entier dans cet ouvrage
périodique , et ce modèle de goût et de franchise a dû faire
naître le desir de connoître ce qui le suit.
Une circonstance particulière , qui se rencontre dans la
situation de l'orateur , méritoit d'être remarquée : « En me
» réunissant au corps littéraire le plus illustre de l'Europe
» a dit Son Eminence , j'y parois maintenant à la suite de
w mon dernier prédécesseur , dont j'étois autrefois l'ancien
» sur votre liste. Je suis le premier dans ce moment , je serai
» le seul qu'on ait jamais vu ici à côté de son successeur
» qui est l'un de vous , Messieurs , sans que je puisse le con-
(+) Peur d'instans avant l'ouverture de la séance dans laquelle le dis
cours de S. Em. a été prononcé , les amis de M. Farget avoient fait distribuer
à la foule des curieux un petit écrit dans lequel on cherchoit à
former l'opinion contre tout ce qui pourroit se rencontrer dans le discours
de S. Em. , sur le refus trop fameux que le jurisconsulte a fait de se charger
de la cause de Louis XVI. C'est une grande maladresse , puisqu'ils Tat
ôtoient jusqu'à la pitié si naturelle que l'on accorde toujours à celui qui¨
est assez malheureux pour n'avoir pas même un défenseur.
AMAI 1807 .
315
» noître jamais ; et le jour où je recouvre mon rang dans
» l'Académie , que Louis XIV comptoit si justement parmi
» les plus beaux titres de gloire de la France , formera dans
vos annales une époque unique , où le même orateur aura
» prononcé , dans la même société différemment organisée ,
» deux discours de réception solennelle , à vingt-trois années
» de distance l'un de l'autre . »
Il étoit bien naturel qu'après avoir fait cette remarque ,
l'orateur exprimât le sentiment que sa réinstallation lui faisoit
éprouver.
Mais , dit-il , si les circonstances de ma réélection me
>> placent à vos yeux dans un point de vue absolument nou-
» veau pour vous , cet Institut que je n'avois pas encore vu
» rassemblé , m'offre aussi à moi-même un spectacle qui ne
>> l'est pas moins ; et mes regards en sont d'autant plus vive
>> ment frappés , que cet appareil augmente en même temps
» et mon admiration et votre gloire. Au moment où je me
» joins à cette fédération littéraire , qui , en rapprochant tous
>> ses membres , a tiré tant d'éclat de leur réunion , j'éprouve
» la surprise et la joie d'un soldat éloigné long-temps de sa
patrie , après l'avoir fidèlement défendue , et qui , en la
» revoyant à la suite d'un bouleversement général , y retrouve
» avec transport les monumens les plus chers à ses affections ,
» recomposés de leurs propres débris et environnés d'une
» splendeur nouvelle. » 911
Après ce beau mouvement, la profession qu'exerçoit
M. Target fournit à Son Eminence Loccasion d'éclaircir un
point de l'histoire de l'Académie , sur lequel il a su répandre
l'intérêt qu'il attache à tous les sujets dont il s'occupe.
Le corps entier des avocats , auquel M. Target appartenoit
, s'étoit fermé les portes du temple des Muses françaises
, en refusant de se soumettre aux visites d'usage , rendues
exigibles depuis que le président de Lamoignon , choisi
par l'Académie , avoit lui-même refusé d'entrer dans cette
compagnie , parce que la préférence qu'elle lui avoit donnée
sur l'abbé de Chaulieu , lui avoit paru l'effet d'une surprise à
laquelle il étoit étranger ; l'origine des visites obligées , qui
sont une demande publique d'adoption , et les causes de l'éloignement
volontaire du corps des avocats , n'étoient pas bien
connues , même de plusieurs savans ; Son Eminence en a mis
au jour tous les détails que la curiosité pouvoit souhaiter.
. C'est avec le même esprit d'ordre , qu'en parlant de ce
corps distingué dans l'utile carrière qu'il parcourt , îl a
présenté , avec un art qui lui est propre , une esquisse parfaite
des progrès de l'éloquence du barreau dans notre nation ;
316 MERCURE DE FRANCE ,
des causes puissantes qui s'opposent à son entier développement
, et qu en même temps il a rendu un digne hommage
aux talens supérieurs qu'un travail ingrat et souvent excessif
n'ont jamais étouffés.
La route se trouvoit toute tracée pour arriver à l'éloge de
son prédécesseur , reçu dans l'Académie française comme
un simple gage de la réconciliation de cette même compagnie
avec les orateurs du palais , puisqu'il existoit alors
dans son enceinte un autre avocat ( 1 ) , que l'opinion publique
et en particulier celle de Son Eminence, comme elle en
fait l'aveu , plaçoient fort au-dessus de M. Target. C'étoit à
ce point de son discours que le public , retenu captif, attendoit
en silence que le prélat fut arrivé , pour jouir de la
sagacité du jugement qu'il alloit prononcer , et pour admirer
le détour adroit par lequel il éviteroit la vérité , pour ne pas
flétrir celui qu'il falloit louer. Mais que ceux qui ne voient
dans l'éloquence qu'un vain jeu de mots , arrangés avec art ,
pour surprendre des auditeurs inattentifs aux dépens de la
vérité , sont loin de concevoir ce qui constitue la puissance
de la parole ! C'étoit à Son Eminence qu'il convenoit de le
leur apprendre ; c'étoit à son esprit lumineux qu'il appartenoit
de découvrir le moyen heureux de faire entendre la
vérité sans la dire , et de commuiquer sa pensée sans le
secours des sons qui pouvoient offenser les oreilles .
9 L'orateur n'accuse point celui dont il doit faire l'éloge
mais il s'arrête subitement devant un profond souvenir ; et
ce silence , dont la cause se fait sentir à tous les esprits , les
net à l'instant en harmonie de pensée et de sentiment
avec la pensée et le sentiment qu'il éprouve . Il ne dit pas
davantage ce que son prédécesseur auroit dû faire ; mais il
le fait connoître dans cette apostrophe qu'il ne faut pas
craindre de reproduire , et qui porte si bien la teinte
douce de sensibilité qu'inspire le sujet :
»
ע
« Malesherbes ! toi que ta vie et ta mort recommandent
également à l'éloquence ! ô toi qu'il m'eût été si doux de
célébrer au milieu de cette assemblée où tu n'as que des
» amis , si les intérêts de ta gloire n'avoient été confiés
» d'avance à un autre panégyriste ( 2 ) qui saura bien mieux la
proclamer! Le jour où l'Académie va offrir à ta mémoire.
ce tribut solennel d'admiration et de regret sera d'autant
plus remarquable , qu'elle donnera pour la première fois
» à la nation française le consolant exemple de décerner
»
>>
>>>


(1 ) Gerbier .
(2) M. de Ségur.
MAI 1807.
317
»
» un éloge public à l'un des martyrs , et des plus illustres
» martyrs de notre révolution . El ! qui mérité plus que toi
» d'ouvrir cette noble carrière ? Quel sujet fut jamais plus
» abondant en mouvemens pathétiques , plus fécond en
pensées profondes , plus riche en immortels souvenirs ,
et promit plus de larmes et de sanglots à son orateur ! Sur
quelle tête enfin plus chère et plus vénérable la France
pourroit- elle placer aujourd'hui ce dépôt sacré de respect,
» d'amour , de douleur , et de tous les hommages pieux dus
» à tant de victimes , que lui ont coûté en grandeur ,
» talens et en vertus nos fatales discordes ! »
>>
»
en
Il étoit bien difficile , pour ne pas dire impossible , après
ce dernier trait , de soutenir l'intérêt et l'attention de l'auditoire
au point où ils se trouvoient élevés . Le public d'aujourd'hui
n'est pas le public de 1789 , il lui faut de fortes
secousses pour l'émouvoir ; et , s'il est encore susceptible de
goûter les plus douces émotions , il faut l'y préparer . Peutêtre
que Son Eminence auroit gagné beaucoup en séparant
de son discours l'éloge complet de l'abbé de Radonvil
liers , pour en faire le sujet particulier d'une nouvelle
séance à l'Institut ; ce même public , prévenu , n'auroit
manqué d'apporter à ce panegyrique toute l'attention que
réclame toujours la vérité, tout l'intérêt que le talent modeste
et la vertu cachée savent si bien inspirer lorsqu'une
bouche éloquente les révèle , et tout le recueillement nécessaire
pour saisir et apprécier toutes les beautés morales et
littéraires qui s'y trouvent répandues à pleines mains .
pas
C'est sur- tout dans cette seconde partie de son discours ,
beaucoup plus étendue que la premiere , que l'orateur s'est
montré l'ami fidèle et zélé de nos progrès dans l'étude des
belles-lettres , et qu'il a déployé toutes les richesses d'une
imagination féconde , et toute la perspicacité d'un esprit supérieur
. Nous ne le suivrons pas dans ces détails peu susceptibles .
d'une analyse ; mais nous ne pouvons nous refuser au plaisir
de publier encore une circonstance de la vie de ce bon abbé
de Radonvilliers , dont Son Eminence vient d'établir li répttation
: c'est un fait qui n'a pas besoin de commentaire , et
que le prélat raconte avec une naïveté charmante . L'auditoire
attentif à ce récit , il faut le dire à sa louange , a paru charmé
d'apprendre qu'un académicien dont le nom frappoit pour la
première fois ses oreilles , étoit un savant recommandable dont
les ouvrages vont être publiés , et que cet homme, jusque- la fort
obscur , distribuoit tous les ans jusqu'à quarante et cinquante
mille livres de charités aux pauvres de la paroisse S. Roch,
320 MERCURE DE FRANCE ;.
» appartenir au temps , et qui n'est ni incertain , ni incons-
» tant , ni divers comme lui . ,
>>
>>
» Eh ! quel moment plus opportun pour L'observer et pour
» le dire , que celui où ce monarque prédestiné à tant de
» grandeur , visiblement couvert du bouclier de la protection
divine , balance dans ses mains triomphantes le sort
» des Empires , mesure leurs forces , divise leurs intérêts ,
» leur prépare d'autres limites , et compose pour le monde
politique , à la tête de ses légions , un nouvel et durable
» équilibre ; tandis que des extrémités de l'Europe où , de
» victoires en victoires , et de conquêtes en conquêtes , l'es-
>> sor de ses aigles a si rapidement concentré les horreurs
» de la guerre , il tient hautes et sans relâche toutes les rênes
» de son immense gouvernement ; comme s'il étoit en
» pleine paix au milieu de sa capitale ! Non , Messieurs ,
» il ne reste plus dans l'univers qu'une seule réputation
>> dominante ; et l'admiration réduite au respect et au si-
» lence , ne trouve dans les annales des siècles passés aucun
» nom qu'on puisse comparer au sien , devenu à jamais son
» plus grand éloge.
Mais que dis - je ? les merveilles dont nous sommes
témoins ne forment encore que la moitié des droits que
» notre Empereur vent s'assurer aux hommages de l'équi-
» table avenir. La gloire militaire est épuisée pour lui
» désormais par ses propres exploits. Il le sent , il le dit lui-
» même c'est assez de victoires , assez de triomphes , assez
» de prodiges. Son coeur et nos voeux l'appellent à cris re-
>> doublés dans les diverses carrières qui nous le montreront
>> tout entier.
» Déjà il a relevé les autels , le trône , les tribunaux , les
» ateliers des arts , les asyles de l'humanité souffrante , les
» sanctuaires des lettres et de l'éducation publique . Oh !
» qu'il juge lui -même par les immenses bienfaits de , sa
» jeunesse , de l'attente que fondent en nous tant de nou-
» veaux moyens d'autorité réunis à la vigueur de l'âge ! Je
>> ne prétends pas pénétrer ici dans le sanctuaire inacces-
» sible de son génie. A Dieu ne plaise que je veuille pré-
» venir , par des voeux anticipés , l'époque ou les résultats
» de ses révolutions souveraines ! Mais s'il nous est permis
» d'arrêter un instant nos regards surtout ce qu'il a com
» mencé , préparé ou promis d'heureux et de grand pour
» la prospérité publique , pourquoi ne jouiroit-il pas ,
» pourquoi ne jouirions-nous pas nous-mêmes , dès aujour
» d'hui , d'une perspective qui lui découvre tant de recon-
» noissance et d'amour ? La suprématie de son talent aspire
SEINE
MAI 1807 .
DE
à toutes les conquêtes pacifiques ; et il faut queceita sest
« conde partie de son histoire , dont la Franceme
« présenter d'avance le tableau tracé par lui -même
« digne de la première qui la rend si difficile.
SOL
« C'est le héros de la paix que nous voulons revo en Hu
» le noble rival du héros de la guerre. C'est le marque
» appelé à réaliser en France le beau idéal du gouvernem
» que nous sommes impatiens de contempler dans une labo-
» rieuse tranquillité d'esprit , donnant au genre humain par
» l'action continue de sa toute - puissance , la mesure peut-
» être encore inconnue du génie sur le trône ; dotant l'avenir
» du grand héritage de la morale publique , en assurant à la
» morale religieuse , par toutes les institutions indispen-
» sables pour la perpétuité de ses ministres , cette influence:
» tutélaire sur la conscience des peuples , dont si vainement
» et avec une si désastreuse imprudence , on s'est efforcé
» de méconnoître la nécessité ; animant d'une émulation
» générale tous les genres d'agriculture , d'industrie et de
» commerce , qu'étendront et protégeront ses victoires ;
» s'occupant avec une patience réfléchie de tous les codes
>> successifs et divers qu'attendent de lui le système complet
» de sa législation ; consacrant son infatigable activité aux
» superbes établissemens prêts à éclore de ses méditations
» fécondes , aux routes , aux ports , aux canaux qui vont pro-
>> portionner la facilité des communications , à l'agrandis-
>> sement du territoire ; appliquant l'ardeur de sa pensée et
» l'énergie de son caractère , à la réforme de tous les abus
» qui ont tant à redouter ses loisirs ; érigeant la direction
» et la culture de l'esprit public en domaine de la souve-
» raineté , et en appanage de ses sollicitudes ; environnant son
>> empire , non-seulement d'une nouvelle chaîne de forte-
» resses et de grands Etats confédérés , qui serviront de
>> garans à la paix , comme de frontières et d'avant-garde à la
» France , mais sur tout de sa propre réputation qui en
» sera la plus forte barrière ; rendant sa capitale la plus
>> magnifique cité du monde , en ne cessant de l'embellir par
de grands monumens ; et en y sacrifiant noblement ses
» propres créations au triomphe des arts , dont il termine et
» perfectionne les plus beaux ouvrages ; vivant en paix avec
» tout l'univers sur la garantie de son épée ; ne se montrant
» jamais à son peuple , que pour recueillir des cris universels
» d'amour et de joie , seuls éloges dignes de lui , et qui témoi-
» gneront partout sur son passage notre empressement à
» voir , à bénir le père de la patrie , et à ne parler à son
» coeur , qu'en poussant devant lui jusqu'au ciel les accla-
"
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
» mations unanimes de notre piété filiale ; enfin , continuant
» d'année en année , durant le cours de la plus longue vie
» de s'élancer par de-là les bornes connues de la vraie gloire ,
» par de-là nos espérances , s'il est possible , par de-là même
» les fictions de l'opinion publique , toujours tentée de se
» croire parvenue au plus haut degré de l'enthousiasme , et
» sans cesse étonnée des merveilles imprévues qui viennent
» encore l'exalter !
» Et vous orateurs , et vous poètes , et vous écrivains cé-
» lèbres , quelle tâche ce phénomène de grandeur impose
» à vos travaux ! Quel plus digne objet de vos veilles que
» de retracer à la postérité cette vie classique destinée à
» devenir la leçon éternelle des rois ! Oh ! qu'il sera doux ,
» qu'il sera beau pour vous d'étudier et de peindre cet
» homme prodigieux , ajoutant de jour en jour à sa gloire
» toutes les espèces de gloire , faisant de son règne pour
» les lettres et pour les arts , une cinquième époque séculaire
» de l'esprit humain , élevant sa nation dans tous les genres ,
» au même rang où il a placé son armée ; et , pour renfermer
>> tous nos voeux dans un seul , mettant la moralité et le
» bonheur du Peuple Français de niveau avec la puissance
» et la renommée du souverain qui le gouverne ! » e !
Nous ne tenterons pas de rien ajouter à ce beau mouvement
d'inspiration , qui termine avec tant d'éclat un discours
si noblement commencé. Le souverain qui rappelle dans ses
Etats un pareil orateur , mériteroit par cela seul un pareil
éloge ; et l'académie qui s'empresse de le recevoir au nombre
de ses membres , par cela seul encore , se montre digne de
le posséder , et d'augmenter les lumières dont elle est environnée
des rayons de sa propre gloire.
M. l'abbé Sicard , qui présidoit l'assemblée pour la classe
de la langue et de la littérature françaises , a fait , en son nom,
une réponse dignement appropriée à la circonstance , et que
le public auroit écoutée avec plus d'intérêt , si son attention
n'avoit pas été comme épuisée par tout ce qu'il venoit d'entendre.
On pourra la lire encore avec plaisir à la suite du
discours de son Eminence ; et nous pensons , par ce seul mot,
en faire le plus bel éloge.
G.
MAI 1807 .
323
Corinne, ou l'Italie ; par madame de Staël Holstein. Avec
cette épigraphe : Udrello il bel paese cl'Apennin parte
e'l mar circonda et l'Alpe. PÉTRARQUE . Deux vol. in- 8 °,
Prix : 12 fr. , et 13 fr . par la poste. A Paris , à la Librairie
Stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits - Augustins ,
n°. 15 ; et chez le Normant.
Il n'y a point de pays qui ait donné lieu à tant d'amplifications
que l'italie. L'intérêt attaché par l'histoire à presque
tous les points de cette contrée célèbre , l'aspect de tant de
beaux monumens , de tant de ruines plus imposantes encore ,
le spectacle d'une nature variée et féconde , en exaltant l'imagination
de presque tous les voyageurs , leur font illusion sur
leurs talens ; ils se persuadent facilement qu'ils communiqueront
au public l'enthousiasme qu'ils ont éprouvé , et ils croiroient
lui faire un larcin , s'ils ne le mettoient dans la confilence
de leurs observations et de leurs petites aventures.
Cependant , pour écrire d'une manière curieuse et instructive
sur un pays si fécond en souvenirs , si riche en
chefs- d'oeuvre de toute espèce , il faudroit les lumières d'un
savant antiquaire et d'un habile artiste. La plupart des voyageurs
ne sont ni l'un ni l'autre , et ils prennent la plume moins
pour faire connoître l'italie , que pour montrer leur esprit et
leur imagination : de la taut de faux jugemens , de détails
rebattus , et cependant pleins de prétentions , de lieux-communs
, d'amplifications et de phrases ; et de là aussi la prévention
élevée désormais contre tous les ouvrages qui s'appelleront
Lettres sur l'Italie , Description de l'Italie , etc.
un
Madame de Staël arrivant, après tant d'autres , au pied du
Capitole , a donc pu craindre de piquer médiocrement la
curiosité publique , si elle se bornoit à lui annoncer encore
Voyage. Pour rajeunir un fonds si usé , elle a eu recours
à , son imagination , et elle a lié ses observations à un roman .
Cette idée , qui paroît heureuse au premier coup d'oeil , présente
cependant de grandes difficultés dans l'exécution . Le
goût peut bien rarement approuver ces ouvrages d'un genre
équivoque , où l'on mêle la vérité aux fictions , et où l'on se
propose à la fois deux buts différens ; et peut- être suffiroit- il de
Îire le double titre de celui-ci pour avancer que les descriptions
et le récit doivent se nuire mutuellement, et que Corinne
ne peut guère intéresser qu'aux dépens de l'Italie . Pour mettre
X 2
324
MERCURE
DE FRANCE
,
le lecteur en état de juger jusqu'à quel point madanie de Staël
a su éviter cet écueil , attacher , émouvoir et instruire tout
ensemble : je lui ferai d'abord connoître Corinne et ses infortunes
; je hasarderai ensuite quelques réflexions relativement
à ses opinens sur la littérature et les arts de l'Italie.
ཏོ
Il paroît que Mad. de Staël a eu pour but principal , dans
la composition de sa fable , de montrer aux femmes qu'elles
s'exposent à de grands dangers , quand , dominées par un vain
desir de gloire , elles veulent s'élever au- dessus des succès
doux et modestes auxquels elles doivent naturellement se
borner ; que les plus rares talens ne leur donnent point le
droit de braver l'opinion , et qu'elles ont trop à craindre de
n'obtenir la célébrité qu'aux dépens de leur considération et
de leur bonheur. Cette idée est juste et morale ; voici com
ment elle l'a développée :
Oswald ( lord Nelvil ) , atteint d'une maladie de langueur,
rétablir sa santé. Livré à une tristesse voyage en Italie pour
profonde , dégoûté de la vie , et n'attendant qu'une mort
prochaine , il voit sans intérêt les divers spectacles qui s'offrent
chaque jour à ses regards. Dans cette triste disposition
d'esprit , il arrive à Rome au moment où la belle Corinne
va monter au Capitole pour y recevoir la couronne de lautier
que l'Italie décerne aux poètes célèbres.
On sait que cette couronne , gage éclatant du vif enthousiasme
inspiré par les premiers accens de la poésie moderne ,
fut décernée la première fois à Pétrarque , et que le Tasse
alloit lui donner encore plus de lustre , quand la mort vint
le frapper quelques momens avant son triomphe. De nos
jours , à défaut de Pétrarque ou du Tasse , on a couronné des
improvisateurs , et dès-lors cette cérémonie, ainsi dégradée ,
a dû devenir plus grotesque qu'imposante. Madame de Staël
n'en juge point ainsi ; c'est très-sérieusement qu'elle repré- *
sente Corinne déguisée en sibylle , et traînée au Capitole sur
un char de triomphe construit à l'antique. Là , elle essaie
patiemment tous les vers que les poètes italiens ont composés !
à sa louange ; elle prête une oreille attentive à l'éloge en
prose et sans prétention , dans lequel le prince Castel-Forte ,
son ami , lui assure qu'elle a quelque chose de ce charme
oriental que les anciens attribuoient à Cléopatre , qu'elle est
l'image de la belle Italic , une admirable production de son
climat , un rejeton du passé , une prophétie de l'avenir. Elle
se fait ensuite apporter sa lyre , qui ressembloit beaucoup à
une harpe , mais qui étoit cependant d'une forme plus antique
, et elle improvise des vers pleins de charmes sur la
gloire et le bonheur de l'Italie : après quoi elle se met à geMAI
1807 .
325
noux devant le sénateur , et reçoit de sa main la couronne de
myrte et de laurier.
Je ne sais si tous ces détails seront du goût de bien des lecteurs
; si la manie de se donner en spectacle à toute une populace
, et la patience de s'entendre louer si long-temps en face ,
les préviendront favorablement pour Corinne ; si même sa
longue improvisation leur donnera une haute idée de son
talent.Mais lord Nelvil prend tout cela au sérieux ; il regarde ,
il écoute , il admire , et déjà il a passé de l'envie de mourir à
l'envie de plaire et d'aimer . De son côté , Corinne a remarqué
aussi ce bel anglais ; et comme elle n'est point d'un abord
difficile , dès le lendemain elle consent à le recevoir chez
elle. Quelques jours après , elle lui écrit pour lui proposer de
visiter avec elle tous les monumens de Rome. Elle devient son
Cicérone; et , pour parler comme elle , lui sert de guide dans
cette course à travers les siècles . Dès-lors de longs entretiens
se succèdent chaque jour , et chaque jour deviennent plus
familiers et plus tendres ; mais Corinne a encore en réserve de
nouveaux moyens de séduction. A sa voix , la plus belle société
de Rome se rassemble pour la voir briller à la fois comme
actrice et comme poète dans la tragédie de Roméo et Juliette ,
qu'elle a traduite de Shakespeare. Mad. de Staël insiste avec
complaisance sur tous les détails de cette représentation ; elle
exalte le bonheur dont jouissoit Corinne , en faisant hommage
de ses succès à son amant ; elle assure qu'elle ne pensoit qu'à
lui en déclamant son rôle ; que c'étoit pour lui seul que sa
voix s'attendrissoit en prononçant les vers les plus passionnés.
J'avoue que je n'en crois rien : je suis persuadé que son amour
propre l'occupoit alors beaucoup plus que son amour , et
qu'elle eût recueilli moins d'applaudissemens si elle n'eût point
oublié Oswald , pour ne penser qu'à Roméo.
C'est ainsi que cette enchanteresse conduit son amant de
prestiges en prestiges. Après lui avoir fait connoître toutes les
merveilles de Rome , elle le conduit à Naples , où de nouvelles
surprises l'attendent. Mais tous ces plaisirs ne sauroient
distraire Oswald d'une inquiétude qui le suit partout . It'
voudroit s'unir pour jamais à Corinne ; mais il ignore sa destinée
, et toutes les fois qu'il l'interroge à cet égard , elle
s'obstine à garder un silence qui l'effraie.
Enfin , après bien des délais , il faut pourtant en venir à une
explication. Oswald apprend que Corinne , née en Italie ,
appartient à une famille anglaise , qu'elle est le fruit d'un
premier mariage de lord Edgermond avec une romaine : en un
mot qu'elle est soeur de Lucile Edgermond , de celle que les
derniers Voeux du père d'Oswald lui ont destinée pour épouse ,
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
élevée en Italie ; mais appelée à l'âge de quinze ans en Angleterre
, dans une petite ville où son père s'étoit retiré , elle
s'est vue condamnée dans cette espèce d'exil à une existence
bien différente de celle qu'elle avoit connue en Italie , entourée
des monumens des arts, et jouissant chaque jour des plaisirs
et des applaudissemens d'une société choisie. Privée bientôt
d'un père qui la chérissoit , soumise à l'empire d'une bellemere
opposée en tout à son goût pour les plaisirs de l'esprit ,
elle n'a ри s'habituer à un genre de vie trop obscure pour elle.
A peine l'époque de sa majorité lui a -t- elle donné ses biens et
la liberté de disposer d'elle-même, que , fuyant l'Angleterre et
et brisant tous les liens qui l'unissoient à sa famille , elle est
venue se fixer en Italie . Là , elle jouit depuis cinq ans sous
le nom de Corinne d'une célébrité qui s'accroît chaque jour;
et pour se conformer aux voeux de lady Edgermond , elle
enveloppe sa destinée d'un profond secret , et même elle a
consentie à passer pour morte sous son nom véritable.
Cette révélation jette Oswald dans une grande perplexité.››
Malgré tout son amour, il ne peut se dissimuler qu'il y a
quelque danger à devenir l'époux d'une femme , qui , dans
les grandes occasions , sait se montrer si supérieure aux préjugés
ordinaires. Il sent que tant de génie et de falens , qui jettent
un si grand éclat dans le monde , sont trop souvent peu compatibles
avec le bonheur domestique , et il se demande plus
d'une fois, que fait-on de cela à la maison ? Mais d'ailleurs
comment se déterminera-t-il à former des liens que son père
a condamnés d'avance en lui destinant Lucile?
Malgré cette incertitude si cruelle pour tous deux , nos.
voyageurs continuent lear course ; car il faut bien que le
tour d'Italie s'achève : ils arrivent à Venise. Tout le monde
s'empresse à les fêter ; et Corinne , qui , dans sa douleur , ne
perd pas encore le soin de sa gloire , se détermine à jouer
Popéra comique pour la satisfaction des Vénitiens. Pendant
qu'elle jouit de ce nouveau triomphe , arrive le moment
redouté depuis si long- temps. Oswald apprend que son régiment
est sur le point de s'embarquer. L'honneur ne lui permet
pas de différer. Il part à l'instant même , et il ne laisse à
Corinne , pour toute consolation , que les adieux les plus
tendres , et un anneau rendu bien précieux par la promesse
dont il est le gage : tant que Corinne ne lui rendra pas cet
anneau , il se regardera comme lié à son sort , et n'engagera
sa foi à aucune femme.
De retour dans sa patrie , il apprend que le départ de son
régiment est encore différé ; et il profite de ce délai pour se
rendre chez lady Edgermont , dans l'intention de la déterminer
MAI 1807.
327
à reconnoître Corinne , et à lui restituer , avec son nom , ses
droits à la considération publique. Malheureusement , il ne
peut voir la mère sans voir aussi la fille ; et malgré les souvenirs
dont son coeur est encore plein , la beauté de Lucile
fait sur lui une vive impression . Il compare sa candeur , sa
timide réserve , son heureuse ignorance des passions , avec
l'imagination ardente et l'expérience de Corinne. Bientôt il
écrit moins souvent à Venise ; ses lettres sont froides et embarrassées.
Corinne , effrayée , se détermine à partir pour l'Angleterre.
Arrivée à Londres , une suite de circonstances fâcheuses lui
font croire Oswald beaucoup plus coupable qu'il ne l'est
encore , et l'empêchent de se découvrir à lui . Elle le voit
sortir de la comédie avec lady Edgermond sa fille , elle le
suit de loin , à une revue de son régiment ; lady Edgermond et
sa fille y paroissent bientôt, et il leur rend les soins les plus
empressés. Elle apprend qu'il a subitement quitté Londres ;
elle va le chercher en Ecosse . Près d'arriver à Edimbourg ,
elle cède au desir de s'arrêter un moment dans une terre de
son père , qui n'en étoit pas éloignée , et où elle savoit que
son tombeau étoit placé. Elle trouve le château illuminé ;
lady Edgermond y donne un bal , que lord Nelvil vient
d'ouvrir avec Lucile : ce dernier coup porte la mort dans
l'ame de Corinne ; elle renvoie l'anneau fatal, et elle repart
sur-le- champ pour l'Italie.
Oswald ne tarde pas à profiter de la liberté qui lui est
rendue ; il épouse Lucile : ce n'est que quelques jours après
son mariage qu'il lui vient dans l'idée de s'informer par quelle
voie l'anneau est revenu entre ses mains ; et c'est alors seulement
qu'il acquiert quelque soupçon , et bientôt après , la
certitude du voyage de Corinne. Cette découverte le livre à
de tardifs et inutiles remords . Mais il reçoit enfin l'ordre de
partir , et il court avec joie s'exposer à tous les périls de la
guerre.
Au bout de quatre ans , il revient dans sa patrie , couvert
de gloire , mais non moins malheureux. Sa santé affoiblie
par les fatigues , et plus encore le desir de revoir sa malheureuse
amie , le déterminent à un nouveau voyage en Italie. Il
part avec sa femme et sa fille ; il demande partout des nouvelles
de Corinne , et il la retrouve enfin à Florence , où elle
meurt consumée par le chagrin , sans avoir pu se décider à
hair l'auteur de tous ses maux .
Cette courte analyse suffira peut- être pour donner une idée
de l'intérêt qui règne dans l'histoire de Corinne , du moment
que le récit , débarrassé des dissertations et des des318
MERCURE DE FRANCE ,
à Paris , outre le quart de son revenu , qu'il abandonnoit partout
où ses propriétés se trouvoient situées.
Un esprit aussi judicieux que celui de M. l'abbé de Radon
villiers , une charité chrétienne aussi pure que celle qui l'ani
moit , méritoient sans doute d'être tirés de l'obscurité dans
laquelle il s'étoit lui-même enseveli : cependant ce ne sont
point ces précieuses qualités qui d'abord ont déterminé le
choix de l'orateur , pour en faire le sujet de son éloge : la Providence
scule l'a dirigé , en lui inspirant li pensée de rappeler
à notre mémoire le premier académicien mort dans nos
troubles civils , sans avoir été remplacé , et , par conséquent ,
sans avoir reçu d'un successeur le tribut accoutumé d'hommage
public qui lui étoit dû.
L'abbé de Radonvilliers étoit celui que cette Providence
destinoit à recevoir cet houveur par la voix d'un prélat digne
à la fois de célébrer la vertu , et capable d'élever son éloge
à la hauteur de celle qui s'offroit à sa méditation.
Cet académicien recommandable étoit mort dans un âge
fort avancé , des les premiers jours de notre révolution , avec
la prévoyance des malheurs qu'elle devoit attirer sur la
France , et en bénissant le ciel d'avoir marqué le terme de sa
longue carrière au moment où tous les liens sociaux alloient
être rompus.
C'est ici que M. le cardinal Maury, profitant habilement de
eette particularité attachée à l'histoire de l'abbé de Radonvilliers
, et , par la plus heureuse des transitions, passant tout-àcoup
de cette image funeste d'un avenir rempli de calamités, au
moment présent , qui nous offre une toute autre perspective ,
l'orateur a fait entendre le magnifique éloge du puissant auteur
de ce grand changement , et qu'il a de nouveau enlevé les
suffrages de tous ses auditeurs. Un morceau de cette importance
, quelle qu'en soit l'étendue , mérite une place dans
nos annales , et nous nous empressons de le recueillir :
»
Mais , a dit Son Eminence , si l'abbé de Radonvilliers
» a dû se féliciter de ne pas voir le bouleversement de sa
patrié , il faut le plaindre aujourd'hui , Messieurs ,
de n'a-
» voir pujouir avec nous du spectacle que présente à l'Uni-
» vers la France , fière de sentir comme de déployer pour
» la première fois toute sa force , et d'exercer la prédo-
» mination que lui donne , au milieu de l'Europe , in gou-
» vernement qui a su et voulu mettre à son rang politique
» une si grande nation.
» Français toujours dignes désormais de cette préémi-
» nence qui nous présage tant de félicité , rapprochons sans
» cesse , dans nos esprits ; le souvenir à jamais instructif des
» dix années qui ont précédé , parmi nous , le rétablisseMAI
1807.
319
» ment de la monarchie , pour les comparer à l'ordre , à la
» sécurité , à la splendeur de notre état présent. Contemplons
» la profondeur de l'abyme d'où nous sommes sortis , et dans
» lequel nous retomberions encore sans l'appui du bras tuté-
» laire qui nous en a retirés ; et nul n'osera se montrer folle
» ment ingrat envers l'auguste libérateur qui , par une
» théorie profonde de l'esprit public , a su en devancer et
» diriger l'influence ; qui a reporté de l'armée à la masse
» des citoyens le feu sacré de l'honneur , seul levain assez
» actif pour régénérer nos ames ; qui , pressentant de loin
» les intérêts , les besoins , les voeux , les affections du peu-
» ple français , et l'infaillible retour de ses habitudes , l'a
» défendu d'abord contre ses ennemis , pour nous protéger
>> plus puissamment ensuite contre nous- mêmes ; qui s'est
» allié à notre révolution pour en détruire tous les principes
» désorganisateurs , après avoir sagement transige avec ses
» inevitables conséquences ; et qui , en arrachant aux pas-
» sions les plus féroces un ascendant usurpé sur la raison ,
» a fondé son empire sur la confiance et la réunion de tous
» les partis.
» En effet , Messieurs , c'étoit uniquement du sein d'une
» armée victorieuse , que devoit s'élever au pouvoir su-
» prême un général dont le grand nom n'eût à craindre ni
» envie ni rivalité ; et il nous falloit la plus imposante de
» toutes les renommées militaires pour dompter à force de
» gloire , l'opinion la plus effrénée. Cet homme extraordinaire
a paru , et d'avance a signalé ses destins en faisant
» de la guerre un art tout nouveau dans le monde . Il ne
» mesure point l'espace , il le franchit. Ses marches sont des
» manoeuvres si variées et si savantes , qu'en arrivant au
» centre de ses armées , dont le seul point de réunion dévoile
aussitôt les combinaisons les plus sublimes , il ter-
» mine ses campagnes au moment même où il semble les
» ouvrir. Ce grand capitaine ôte ainsi les prestiges à la
» Fable , pour transporter dans son Histoire tout le mer-
» veilleux de la Mythologie. Je me trompe , Messieurs , je
» dois monter plus haut. Comment ne pas voir en effet ,
» dans une vie si remplie de journées historiques , tous les
» événemens empreints du sceau de cette Providence qui ,
» par tant de prodiges , montre à la terre le héros appelé
» du fond des Conseils éternels à devenir l'instrument de ses
» desseins et l'exécuteur de ses décrets ? C'est le cri soudain
net unanimé de l'admiration universelle , qu'il y a dans
>> l'ensemble de cette étonnante destinée , je ne sais quoi de
» plus grand que nature , quelque chose enfin qui ne peut
320 MERCURE DE FRANCE ,.
せん。
» appartenir au temps , et qui n'est ni incertain , ni incons-
» tant , ni divers comme lui. ,
>>
>>
>>3
>>
» Eh ! quel moment plus opportun pour L'observer.et pour
le dire , que celui où ce monarque prédestiné à tant de
grandeur , visiblement couvert du bouclier de la protec-
» tion divine , balance dans ses mains triomphantes le sort
» des Empires , mesure leurs forces , divise leurs intérêts ,
» leur prépare d'autres limites , et compose pour le monde
politique , à la tête de ses légions , un nouvel et durable
équilibre ; tandis que des extrémités de l'Europe où , de
» victoires en victoires , et de conquêtes en conquêtes , l'es-
>> sor de ses aigles a si rapidement concentré les horreurs
» de la guerre , il tient hautes et sans relâche toutes les rênes
» de son immense gouvernement ; comme s'il étoit en
» pleine paix au milieu de sa capitale ! Non , Messieurs ,
» il ne reste plus dans l'univers qu'une seule réputation
>> dominante ; et l'admiration réduite au respect et au si-
» lence , ne trouve dans les annales des siècles passés aucun
» nom qu'on puisse comparer au sien , devenu à jamais son
» plus grand éloge.
» Mais que dis- je ? les merveilles dont nous sommes
témoins ne forment encore que la moitié des droits que
» notre Empereur vent s'assurer aux hommages de l'équi-
» table avenir. La gloire militaire est épuisée pour lui
» désormais par ses propres exploits . Il le sent , il le dit lui-
» même c'est assez de victoires , assez de triomphes , assez
» de prodiges. Son coeur et nos voeux l'appellent à cris re-
>> doublés dans les diverses carrières qui nous le montreront
>> tout entier.
» Déjà il a relevé les autels , le trône , les tribunaux , les
» ateliers des arts , les asyles de l'humanité souffrante , les
» sanctuaires des lettres et de l'éducation publique. Oh !
» qu'il juge lui-même par les immenses bienfaits de , sa
» jeunesse , de l'attente que fondent en nous tant de nou
» veaux moyens d'autorité réunis à la vigueur de l'âge ! Je
» ne prétends pas pénétrer ici dans le sanctuaire inacces-
» sible de son génie . A Dieu ne plaise que je veuille pré-
» venir , par des voeux anticipés , l'époque ou les résultats
>> de ses révolutions souveraines ! Mais s'il nous est permis
» d'arrêter un instant nos regards surtout ce qu'il a com
» mencé , préparé ou promis d'heureux et de grand pour
» la prospérité publique , ppoouurrqquuooii ne jouiroit-il pas ,
» pourquoi ne jouirions -nous pas nous-mêmes , dès aujourd'hui
, d'une perspective qui lui découvre tant de recon-
» noissance et d'amour ? La suprématie de son talent aspire
>>
SEINE
MAI 1807.
14
DE
à toutes les conquêtes pacifiques ; et il faut quetéite set
<<< conde partie de son histoire , dont la Francefime
« présenter d'avance le tableau tracé par lui-même
« digne de la première qui la rend si difficile .
SOL
« C'est le héros de la paix que nous voulons revo en u
» le noble rival du héros de la guerre. C'est le monarque
» appelé à réaliser en France le beau idéal du gouverneme
» que nous sommes impatiens de contempler dans une labo
» rieuse tranquillité d'esprit , donnant au genre humain par
>> l'action continue de sa toute - puissance , la mesure peut-
» être encore inconnue du génie sur le trône ; dotant l'avenir
» du grand héritage de la morale publique , en assurant à la
>> morale religieuse , par toutes les institutions indispen-
» sables pour la perpétuité de ses ministres , cette influence:
>> tutélaire sur la conscience des peuples , dont si vainement
» et avec une si désastreuse imprudence , on s'est efforcé
>> de méconnoître la nécessité ; animant d'une émulation
» générale tous les genres d'agriculture , d'industrie et de
» commerce , qu'étendront et protégeront ses victoires ;
» s'occupant avec une patience réfléchie de tous les codes
>> successifs et divers qu'attendent de lui le système complet
» de sa législation ; consacrant son infatigable activité aux
» superbes établissemens prêts à éclore de ses méditations
» fécondes , aux routes , aux ports , aux canaux qui vont pro-
>> portionner la facilité des communications , à l'agrandis-
>> sement du territoire ; appliquant l'ardeur de sa pensée et
» l'énergie de son caractère , à la réforme de tous les abus
» qui ont tant à redouter ses loisirs ; érigeant la direction
» et la culture de l'esprit public en domaine de la souve-
» raineté , et en appanage de ses sollicitudes ; environnant son
» empire , non-seulement d'une nouvelle chaîne de forte-
» resses et de grands Etats confédérés , qui serviront de
» garans à la paix , comme de frontières et d'avant-garde à la
» France , mais sur tout de sa propre réputation qui en
» sera la plus forte barrière ; rendant sa capitale la plus
» magnifique cité du monde , en ne cessant de l'embellir par
-
de grands monumens ; et en y sacrifiant noblement ses
>> propres créations au triomphe des arts , dont il termine et
» perfectionne les plus beaux ouvrages ; vivant en paix avec
» tout l'univers sur la garantie de son épée ; ne se montrant
» jamais à son peuple , que pour recueillir des cris universels
» d'amour et de joie , seuls éloges dignes de lui , et qui témoi-
>> gneront partout sur son passage notre empressement à
» voir , à bénir le père de la patrie , et à ne parler à son
» coeur , qu'en poussant devant lui jusqu'au ciel les accla-
X
322 MERCURE
DE FRANCE ,
par
» mations unanimes de notre piété filiale ; enfin , continuant
» d'année en année , durant le cours de la plus longue vie
» de s'élancer de-là les bornes connues de la vraie gloire ,
» par de-là nos espérances , s'il est possible , par de-là même
» les fictions de l'opinion publique , toujours tentée de se
» croire parvenue au plus haut degré de l'enthousiasme , et
» sans cesse étonnée des merveilles imprévues qui viennent
» encore l'exalter !
2
» Et vous orateurs , et vous poètes , et vous écrivains cé-
» lèbres , quelle tâche ce phénomène de grandeur impose
» à vos travaux ! Quel plus digne objet de vos veilles que
» de retracer à la postérité cette vie classique destinée à
» devenir la leçon éternelle des rois ! Oh! qu'il sera doux ,
» qu'il sera beau pour vous d'étudier et de peindre cet
» homme prodigieux , ajoutant de jour en jour à sa gloire
» toutes les espèces de gloire , faisant de son règne pour
» les lettres et pour les arts , une cinquième époque séculaire
» de l'esprit humain , élevant sa nation dans tous les genres ,
» au même rang où il a placé son armée ; et , pour renfermer
>> tous nos voeux dans un seul , mettant la moralité et le
» bonheur du Peuple Français de niveau avec la puissance
» et la renommée du souverain qui le gouverne ! »
Nous ne tenterons pas de rien ajouter à ce beau mouvement
d'inspiration , qui termine avec tant d'éclat un discours
si noblement commencé. Le souverain qui rappelle dans ses
Etats un pareil orateur , mériteroit par cela seul un pareil
éloge ; et l'académie qui s'empresse de le recevoir au nombre
de ses membres , par cela seul encore , se montre digne de
le posséder , et d'augmenter les lumières dont elle est environnée
des rayons de sa propre gloire .
M. l'abbé Šicard , qui présidoit l'assemblée pour la classe
de la langue et de la littérature françaises , a fait , en son nom,
une réponse dignement appropriée à la circonstance , et que
le public auroit écoutée avec plus d'intérêt , si son attention
n'avoit pas été comme épuisée par tout ce qu'il venoit d'entendre.
On pourra la lire encore avec plaisir à la suite du
discours de son Eminence ; et nous pensons , par ce seul mot ,
en faire le plus bel éloge.
G.
MAI 1807 .
323
Corinne, ou l'Italie ; par madame de Staël Holstein. Avec
cette épigraphe : Udrello il bel paese cl'Apennin parte
e'l mar circonda et l'Alpe. PÉTRARQUE . Deux vol. in- 8°,
Prix : 12 fr. , et 13 fr . par la poste. A Paris , à la Librairie
Stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits-Augustins ,
n°. 15 ; et chez le Normant.
Il n'y a point de pays qui ait donné lieu à tant d'amplifications
que l'italie . L'intérêt attaché par l'histoire à presque
tous les points de cette contrée célèbre , l'aspect de tant de
beaux monumens , de tant de ruines plus imposantes encore ,
le spectacle d'une nature variée et fécoude , en exaltant l'imagination
de presque tous les voyageurs , leur font illusion sur
leurs talens ; ils se persuadent facilement qu'ils communiqueront
au public l'enthousiasme qu'ils ont éprouvé , et ils croi
roient lui faire un larcin , s'ils ne le mettoient dans la confidence
de leurs observations et de leurs petites aventures.
Cependant , pour écrire d'une maniere curieuse et instructive
sur un pays si fécond en souvenirs , si riche en
chefs-d'oeuvre de toute espèce , il faudroit les lumières d'un
savant antiquaire et d'un habile artiste. La plupart des voyageurs
ne sont ni l'un ni l'autre , et ils prennent la plume moins
pour faire connoître l'Italie , que pour montrer leur esprit et
leur imagination : de la taut de faux jugemens , de détails
rebattus , et cependant pleins de prétentions , de lieux-communs
, d'amplifications et de phrases ; et de là aussi la prévention
élevée désormais contre tous les ouvrages qui s'appelleront
Lettres sur l'Italie , Description de l'Italic , etc.
Madame de Staël arrivant , après tant d'autres , au pied du
Capitole , a donc pu craindre de piquer médiocrement la
curiosité publique , si elle se bornoit à lui annoncer encore
un Voyage. Pour rajeunir un fonds si usé , elle a eu recours
à son imagination , et elle a lié ses observations à un roman.
Cette idée, qui paroît heureuse au premier coup d'oeil , présente
cependant de grandes difficultés dans l'exécution. Le
goût peut bien rarement approuver ces ouvrages d'un genre
équivoque , où l'on mêle la vérité aux fictions , et où l'on se
propose à la fois deux buts différens ; et peut-être suffiroit-il de
Îire le double titre de celui - ci pour avancer que les descriptions
et le récit doivent se nuire mutuellement, et que
ne peut guère intéresser qu'aux dépens de l'Italie . Pour mettre
Corinne
X 2
324
MERCURE
DE FRANCE
,
le lecteur en état de juger jusqu'à quel point madanie de Staël
a su éviter cet écueil , attacher , émouvoir et instruire tout
ensemble : je lui ferai d'abord connoître Corinne et ses infortunes
; je hasarderai ensuite quelques réflexions relativement
à ses opinens sur la littérature et les arts de l'Italie.
"
Il paroît que Mad. de Staël a eu pour but principal , dans
la composition de sa fable , de montrer aux femmes qu'elles
s'exposent à de grands dangers , quand , dominées par un vain
desir de gloire , elles veulent s'élever au- dessus des succès
doux et modestes auxquels elles doivent naturellement se
borner ; que les plus rares talens ne leur donnent point let
droit de braver l'opinion , et qu'elles ont trop à craindre de
n'obtenir la célébrité qu'aux dépens de leur considération et
de leur bonheur. Cette idée est juste et morale ; Voici com
ment elle l'a développée :
Oswald ( lord Nelvil ) , atteint d'une maladie de langueur,
voyage en Italie rétablir
pour
sa santé. Livré à une tristesse
profonde , dégoûté de la vie , et n'attendant qu'une mort
prochaine , il voit sans intérêt les divers spectacles qui s'offrent
chaque jour à ses regards. Dans cette triste disposition
d'esprit , il arrive à Rome au moment où la belle Corinne
va monter au Capitole pour y recevoir la couronne de lautier
que l'Italie décerne aux poètes célèbres.
180
On sait que cette couronne , gage éclatant du vif enthousiasme
inspiré par les premiers accens de la poésie moderne ,
fut décernée la première fois à Pétrarque , et que le Tasse
alloit lui donner encore plus de lustre , quand la mort vint
le frapper quelques momens avant son triomphe. De nos
jours , à défaut de Pétrarque ou du Tasse , on a couronné des
improvisateurs , et dès-lors cette cérémonie, ainsi dégradée ,
a dû devenir plus grotesque qu'imposante. Madame de Staël
n'en juge point ainsi ; c'est très-sérieusement qu'elle représente
Corinne déguisée en sibylle , et traînée au Capitole sur
un char de triomphe construit à l'antique. Là , elle essaie
patiemment tous les vers que les poètes italiens ont composés !
à sa louange ; elle prête une oreille attentive à l'éloge en
prose et sans prétention , dans lequel le prince Castel- Forte ,
son ami , lui assure qu'elle a quelque chose de ce charme
oriental que les anciens attribuoient à Cléopatre , qu'elle est
l'image de la belle Italic , une admirable production de son
climat , un rejeton du passé , une prophétie de l'avenir. Elle
se fait ensuite apporter sa lyre , qui ressembloit beaucoup à
une harpe , mais qui étoit cependant d'une forme plus antique
, et elle improvise des vers pleins de charmes sur la
gloire et le bonheur de l'Italie : après quoi elle se met à ge- :
MAI 1807 .
325
noux devant le sénateur , et reçoit de sa main la couronne de
myrte et de laurier.
Je ne sais si tous ces détails seront du goût de bien des lecteurs
; si la manie de se donner en spectacle à toute une populace
, et la patience de s'entendre louer si long-temps en face ,
les préviendront favorablement pour Corinne ; si même sa
longue improvisation leur donnera une haute idée de son
talent. Mais lord Nelvil prend tout cela au sérieux ; il regarde ,
il écoute , il admire , et déjà il a passé de l'envie de mourir à
l'envie de plaire et d'aimer. De son côté , Corinne a remarqué
aussi ce bel anglais ; et comme elle n'est point d'un abord
difficile , dès le lendemain, elle consent à le recevoir chez
elle. Quelques jours après , elle lui écrit pour lui proposer de
visiter avec elle tous les monumens de Rome. Elle devient son
Cicérone; et , pour parler comme elle , lui sert de guide dans
cette course à travers les siècles. Dès- lors de longs entretiens
se succèdent chaque jour , et chaque jour deviennent plus
familiers et plus tendres ; mais Corinne a encore en réserve de
nouveaux moyens de séduction. A sa voix , la plus belle société
de Rome se rassemble pour la voir briller à la fois comme
actrice et comme poète dans la tragédie de Roméo et Juliette ,
qu'elle a traduite de Shakespeare. Mad . de Staël insiste avec
complaisance sur tous les détails de cette représentation ; elle
exalte le bonheur dont jouissoit Corinne , en faisant hommage
de ses succès à son amant ; elle assure qu'elle ne pensoit qu'à
lui en déclamant son rôle ; que c'étoit pour lui seul que sa
voix s'attendrissoit en prononçant les vers les plus passionnés.
J'avoue que je n'en crois rien : je suis persuadé que son amour
propre l'occupoit alors beaucoup plus que son amour , et
qu'elle eût recueilli moins d'applaudissemens si elle n'eût point
oublié Oswald , pour ne penser qu'à Roméo.
¥
C'est ainsi que cette enchanteresse conduit son amant de
prestiges en prestiges. Après lui avoir fait connoître toutes les
merveilles de Rome , elle le conduit à Naples , où de nouvelles
surprises l'attendent. Mais tous ces plaisirs ne sauroient
distraire Oswald d'une inquiétude qui le suit partout. It'
voudroit s'unir pour jamais à Corinne ; mais il ignore sa destinée
, et toutes les fois qu'il l'interroge à cet égard , elle
s'obstine à garder un silence qui l'effraie.
Enfin , après bien des délais , il faut pourtant en venir à une
explication. Oswald apprend que Corinne , née en Italie ,
appartient à une famille anglaise , qu'elle est le fruit d'un
premier mariage de lord Edgermond avec une romaine : en un
mot qu'elle est soeur de Lucile Edgermond , de celle que les
derniers voeux du père d'Oswald lui ont destinée pour épouse ,
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
enélevée
en Italie ; mais appelée à l'âge de quinze ans en Angleterre
, dans une petite ville où son père s'étoit retiré , elle
s'est vue condamnée dans cette espèce d'exil à une existence
bien différente de celle qu'elle avoit connue en Italie ,
tourée des monumens des arts, et jouissant chaque jour des plaisirs
et des applaudissemens d'une société choisie. Privée bientôt
d'un père qui la chérissoit , soumise à l'empire d'une bellemère
opposée en tout à son goût pour les plaisirs de l'esprit ,
elle n'a pu s'habituer à un genre de vie trop obscure pour elle.
A peine l'époque de sa majorité lui a-t - elle donné ses biens et
la liberté de disposer d'elle-même, que , fuyant l'Angleterre et
et brisant tous les liens qui l'unissoient à sa famille , elle est
venue se fixer en Italie . Là, elle jouit depuis cinq ans seus
le nom de Corinne d'une célébrité qui s'accroît chaque jour ;
et pour se conformer aux voeux de lady Edgermond , elle
enveloppe sa destinée d'un profond secret , et même elle a
consentie à passer pour morte sous son nom véritable.
Cette révélation jette Oswald dans une grande perplexité.
Malgré tout son amour , il ne peut se dissimuler qu'ily a
quelque danger à devenir l'époux d'une femme , qui , dans
les grandes occasions , sait se montrer si supérieure aux préjugés
ordinaires. Il sent que tant de génie et de talens , qui jettent
un si grand éclat dans le monde , sont trop souvent peu compatibles
avec le bonheur domestique , et il se demande plus
d'une fois, que fait-on de cela à la maison? Mais d'ailleurs
comment se déterminera- t-il à former des liens que son père
a condamnés d'avance en lui destinant Lucile ?
Malgré cette incertitude si cruelle pour tous deux , nos
voyageurs continuent lear course ; car il faut bien que le
tour d'Italie s'achève : ils arrivent à Venise. Tout le monde
s'empresse à les fêter ; et Corinne , qui , dans sa douleur , ne
perd pas encore le soin de sa gloire , se détermine à jouer
Popéra comique pour la satisfaction des Vénitiens. Pendant
qu'elle jouit de ce nouveau triomphe , arrive le moment
redouté depuis si long-temps. Oswald apprend que son régiment
est sur le point de s'embarquer. L'honneur ne lui permet
p's de différer. Il part à l'instant même , et il ne laisse à
Corinne , pour toute consolation , que les adieux les plus.
tendres , et un anneau rendu bien précieux par la promesse
dont il est le gage : tant que Corinne ne lui rendra pas cet
anneau , il se regardera comme lié à son sort , et n'engagera
sa foi à aucune femme.
De retour dans sa patrie , il apprend que le départ de son
régiment est encore différé ; et il profite de ce délai pour se
rendre chez lady Edgermont , dans l'intention de la déterminer
MAI 1807 .
327
à reconnoître Corinne , et à lui restituer , avec son nom , ses
droits à la considération publique. Malheureusement , il ne
peut voir la mère sans voir aussi la fille ; et malgré les souvenirs
dont son coeur est encore plein , la beauté de Lucile
fait sur lui une vive impression . Il compare sa candeur , sa
timide réserve , son heureuse ignorance des passions , avec
l'imagination ardente et l'expérience de Corinne. Bientôt il
écrit moins souvent à Venise ; ses lettres sont froides et embarrassées
. Corinne , effrayée , se détermine à partir pour l'Angleterre.
Arrivée à Londres , une suite de circonstances fâcheuses lui
font croire Oswald beaucoup plus coupable qu'il ne l'est
encore , et l'empêchent de se découvrir à lui . Elle le voit
sortir de la comédie avec lady Edgermond sa fille , elle le
suit de loin , à une revue de son régiment ; lady Edgermond et
sa fille y paroissent bientôt, et il leur rend les soins les plus
empressés. Elle apprend qu'il a subitement quitté Londres ;
elle va le chercher en Ecosse. Près d'arriver à Edimbourg ,
elle cède au desir de s'arrêter un moment dans une terre de
son père , qui n'en étoit pas éloignée , et où elle savoit que
son tombeau étoit placé. Elle trouve le château illuminé ;
lady Edgermond y donne un bal , que lord Nelvil vient
d'ouvrir avec Lucile : ce dernier coup porte la mort dans
l'ame de Corinne ; elle renvoie l'anneau fatal , et elle repart
sur-le-champ pour l'Italie.
Oswald ne tarde pas à profiter de la liberté qui lui est
rendue ; il épouse Lucile : ce n'est que quelques jours après
son mariage qu'il lui vient dans l'idée de s'informer par quelle
voie l'anneau est revenu entre ses mains ; et c'est alors seulement
qu'il acquiert quelque soupçon , et bientôt après , la
certitude du voyage de Corinne. Cette découverte le livre à
de tardifs et inutiles remords. Mais il reçoit enfin l'ordre de
partir , et il court avec joie s'exposer à tous les périls de la
guerre.
Au bout de quatre ans , il revient dans sa patrie , couvert
de gloire , mais non moins malheureux . Sa santé affoiblie
par les fatigues , et plus encore le desir de revoir sa malheureuse
amie , le déterininent à un nouveau voyage en Italie . Il
part avec sa femme et sa fille ; il demande partout des nouvelles
de Corinne , et il la retrouve enfin à Florence , où elle
meurt consumée par le chagrin , sans avoir pu se décider à
hair l'auteur de tous ses maux.
Cette courte analyse suffira peut-être pour donner une idée
de l'intérêt qui règne dans l'histoire de Corinne , du moment
que le récit , débarrassé des dissertations et des des328
MERCURE
DE FRANCE
,
criptions entassées dans le premier volume , marche à l'événe
ment avec plus de rapidité ; mais un mérite qui disparoît
nécessairement dans un extrait , c'est l'effet qui résulte dn
contraste des moeurs anglaises avec celle de l'Italie , et de la
manière dont ce contraste modifie l'expression des sentimens
et des passions. Il est vrai que la prétention de marquer constamment
cette opposition , a jeté plus d'une fois Mad. de
Staël dans l'exagération et la caricature ; mais en général on
lui doit souvent des éloges dans ce qui a rapport à la connoissance
des moeurs et à la conception des caractères , lesquels
rappellent bien la patrie des principaux personnages. Ainsi ,
elle a su montrer dans Corinne ce mélange de dévotion et
d'amour si ordinaire aux Italiennes , aussi bien que la crédulité
et le penchant à la superstition , qui s'allie souvent chez
elles à un esprit très-éclairé . Je ne dissimulerai pas que cette
héroïne est souvent fatigante par ses prétentions exagérées ,
sur-tout par la longueur de ses dissertations et de ses improvisations
poétiques : mais si on consent une fois à lui pardonner
sa manie , elle finit par inspirer un vif intérêt . Aussi fière
et aussi délicate que tendre et passionnée , elle craint toujours
que son ascendant sur Oswald ne l'entraîne plus loin qu'il ne
voudroit , et que les sermens qu'il lui prodigue ne soient dus
à l'entraînement plutôt qu'à l'amour. Cette délicatesse rend
presque vraisemblable le parti qu'elle prend d'abandonner
subitement l'Angleterre , sans se montrer à son amant , qu'un
seul mot eût ramené à ses pieds.
Oswald est un véritable anglais : dans les situations les plus
passionnées , il ne perd point de vue son pays , et à peine est-il de
retour dans son ile , qu'il oublie tout ce qu'il a laissé sur le continent.
Il est fâcheux qu'un pareil caractère ne soit pas aussi inté→
ressant qu'il est vrai. On retrouve avec plus de plaisir dans
Lucile , la modestie , la douceur et la réserve un peu froide ,
attribuée généralement aux anglaises.
Il faut aussi dire un mot d'un personnage dont je n'ai point
encore parlé, parce qu'il ne joue qu'un rôle secondaire . C'est
un comte d'Erfeuil , émigré français , qui , après avoir fait la
guerre avec beaucoup de bravoure , privé de tout espoir de
fortune , parcourt gaiement l'Europe , vantant toujours Paris ,
dépréciant tout ce qu'il voit , et ne trouvant dans les objets
les plus curieux que des sujets de plaisanteries et de bons
mots. Mad. de Staël , qui en général ne nous flatte pas , a ,
comme de raison , voulu sacrifier le comte d'Erfeuil à son
anglais. Dans cette intention , elle ne croit pas pouvoir trop
exagérer sa frivolité ; mais elle a beau faire , il est encore plus,
aimable , et même raisonne beaucoup mieux que lord Nelvil.
MAI 1807.
329
Maintenant je dois au lecteur quelques détails sur les opinions
littéraires de Corinne. On devine bien qu'elles doivent
être souvent paradoxales , et qu'une personne , si extraordinaire
dans sa conduite , doit l'être au moins autant dans ses
spéculations philosophiques ou morales. Mais Corinne est
femme d'esprit , et il est rare que lors même que ses idées.
paroissent le plus bizarres , elle n'y mêle pas quelques aperçus
pleins de vérité et de finesse. Il y en a plusieurs de cette espèce
dans ce qu'elle dit sur la littérature italienne , principalement
lorsqu'elle la considère dans ses rapports avec les moeurs et le
caractère de la nation ; ainsi tous ceux qui ont fréquenté les
italiens applaudiront à la justesse de son observation , quand
elle dit que la gaieté de ce peuple ne se montre pas dans la
moquerie et dans la peinture piquante des moeurs , mais dans
l'imagination et les exagérations poétiques: que c'est l'Arioste
et non pas Molière qui peut amuser l'Italie.
Dans cette discussion , Corinne est sur son terrain . Il faut
convenir qu'elle ne paroît pas aussi forte sur la littérature des
autres nations , et particulièrement sur la nôtre . Par exemple ,
peut - on lui entendre dire que nous ne voulons voir sur la
scène tragique autre chose que des Français , sans être tenté
de conclure qu'elle n'a apparemment lu ni les Horaces , ni
Britannicus , ni Athalie , ni tant d'autres chefs-d'oeuvre qui
ne se recommandent pas moins par la vérité historique des
caractères , que par l'intérêt de la fable et la beauté des situations?
Etoit- ce Shakespeare qu'il falloit opposer sous ce rapport
à nos grands tragiques ? Ce poète dont il faut admirer le génie ,
en regrettant qu'il n'ait pas vécu dans un siècle plus éclairé ,
a connu profondément le coeur humain et en a tracé les peintures
les plus énergiques ? Mais pourquoi auroit-il donné aux
divers peuples qu'il mettoit sur la scène les costumes qui leur
furent propres , puisqu'il écrivoit pour des spectateurs à
demi-barbares qui ne lui en auroit su aucun gré ? Il leur
plaisoit bien plus sûrement , et à moins de frais , en copiant
ce qu'il avoit sous les yeux , et en leur montrant , pour ainsi
dire , César et Coriolan sous les haillons de la populace anglaise
.
C'est bien pis quand Corinne quitte la littérature pour
raisonner sur les arts. En vain Mad . de Staël assure- t-elle que
son héroïne excelle aussi dans la peinture : si l'on en juge
d'après les théories bizarres qu'elle développe , il est bien
difficile de croire qu'elle ait quelque sentiment des beaux
arts . Il semble qu'elle n'admire les monumens les plus parfaits
de l'architecture et de la sculpture , qu'autant qu'ils
prêtent à de belles phrases sur la mélancolie , les rêveries , etc.
330 MERCURE DE FRANCE ,
Ou si elle veut montrer combien elle est sensible à la perfection
du dessin , à la noblesse de l'expression , c'est par des
exagérations très - propres à faire douter que son admiration
soit bien sentie , et pour vouloir trop prouver , elle ne prouve
rien. Ainsi a -t- elle sous les yeux l'Apollon du Belvédère ?
Elle n'admirera pas comme tout le monde la fierté de son
attitude , l'élévation de son regard , le fier dédain qu'expriment
ses lèvres , et le gonflement de ses narines ; enfin tout cet
air de divinité qui fait reconnoître le Dieu du jour , et
le montre aux yeux tel que les poètes l'ont offert à
l'imagination : peut - on concevoir , s'écriera-t- elle , qu'en
regardant cette noble figure , Néron n'ait pas senti quelques
mouvemens généreux ? On voit que Corinne a supposé une
grande puissance morale à la beauté des formes , et cette
exclamation ressemble assez à celle d'une belle dame qui ,
en voyant un jeune danseur développer les prodiges de
son art , s'écrioit qu'elle se sentoit devenir meilleure.
dans
Mais que dire du passage suivant , où l'auteur a apparemment
voulu résoudre le problême souvent proposé des causes
de la supériorité de la sculpture antique ? « La douleur ,
» notre état social , si froid et si oppressif, est ce qu'il y a de
» plus noble dans l'homme ; et de nos jours , qui n'auroit pas
» souffert , n'auroit jamais senti ni pensé. Mais il y avoit, dans
» l'antiquité , quelque chose de plus noble que la douleur ,
» c'étoit le calme héroïque , c'étoit le sentiment de sa force
» qui pouvoit se développer au milieu d'institutions franches
» et libres. Les plus belles statues des Grecs n'ont presque
» jamais indiqué que le repos. Le Laocoon et la Niobé sont
» les seules qui peignent les douleurs violentes ; mais c'est la
» vengeance du ciel 'qu'elles rappellent toutes les deux , et
» non les passions nées dans le coeur humain. L'être moral
» avoit une organisation si saine chez les anciens , l'air circu-
» loit și librement dans leurs larges poitrines , et l'ordre
» politique étoit si bien en harmonie avec les facultés , qu'il
» n'existoit presque jamais , comme de notre temps , des
» ames mal à l'aise : cet état fait découvrir beaucoup d'idées
>> fines , mais ne fournit point aux arts , et particulièrement
» à la sculpture , les simples affections , les élémens primitifs
» des sentimens qui peuvent seuls s'exprimer par le marbre
>>> éternel . »
Ce seroit , sans doute , une tâche très pénible que de
traduire tout ce qu'il y a d'obscur dans ces phrases . Si j'y
comprends quelque chose , ce que je n'oserois affirmer , c'est
cette proposition singulière que les anciens , graces à leurs
institutions politiques , avoient rarement sous les yeux , le
MAI 1807 .
331
spectacle de la douleur , qui paroît très-noble à Mad . de
Staël . Cependant leurs histoires et leurs poëmes sont plus
remplis d'événemens tragiques et de tableaux effrayans que
ceux d'aucun peuple moderne ; et l'on peut croire qu'OEdipe
aveugle et banni par ses fils , Oreste , tourmenté par les Furies ,
Hercule , dévoré par la tunique du Centaure , n'avoient pas
l'ame fort à l'aise. Il paroît aussi que la douleur n'étoit
autrefois ni plus ni moins noble qu'aujourd'hui , puisque les
peintres et les poètes ne se lassoient pas plus qu'aujourd'hui
de retracer ces terribles scènes . Il est vrai que dans la sculpture
seulement , les anciens choisissoient assez ordinairement des
attitudes de repos. Mais falloit- il établir un système inintelligible
pour rendre raison d'un fait si simple ? Et ne sait-on
pas que de nos jours encore , les statuaires qui connoissent
bien la nature de leur art , se hasardent rarement à exprimer
les douleurs violentes , parce qu'il est presqu'impossible
qu'elles n'altèrent pas cette beauté de formes où triomphe
un ciseau habile.
Graces au soin que j'ai pris de fondre , dans cet extrait ,
autant qu'il m'aété possible , les propres termes de Mad. de
Staël , il me semble qu'il me reste bien peu de choses à dire
sur son style , qui est d'ailleurs assez connu. On sait que ,
dans tous ses ouvrages , on distingue un certain nombre de
mots pour lesquels elle s'est prise d'affection , et qui reparoissent
à chaque page , tout étonnés des alliances nouvelles
qu'elle leur force de contracter. Dans un autre roman , publié
ya quelques années , l'héroïne s'écrioit douloureusement
qu'elle avoit manqué la vie. Dans celui -ci , lord Nelvil est
d'abord découragé de la vie. Mais quand il a des momens
moins sombres , it porte légèrement la vie ; et bientôt il est
si heureux , que toutes les vies lui paroiroient ternes, en
comparaison d'un instant passé auprès de Corinne. Mais il l'a
trahit bientôt , et un seul sentiment a dépouillé toute la vie
de cette inforunée . Deux pages entières que contiendroient
pas toutes les phrases de ce genre : jamais on n'a tant fait usage
de la vie.
Cette affectation est blâmée ici avec d'autant plus de raison ,
quee
différent. On trouve dans son livre beaucoup de détails qui
Mad. de Staël écrit quand elle veut dans un style tout
décèlent une plume exercée , un esprit observateur , un discernement
fin et délicat , quelquefois même une sensibilité
naturelle et vraie . Elle composeroit sans doute un bon onvrage
,, si elle pouvoit consentir à se borner à ce genre de merite
qui devroit suffire à sou ambition : mais il lui faut à
toute force de la mélancolie , de l'enthousiasme , du pathé332
MERCURE DE FRANCE ,
tique , du sublime. Elle tourmente son style pour l'élever
des beautés qu'il ne peut atteindre , et elle perd celles qu'elle
a , pour ainsi dire , sous la main. Nouvel exemple qui prouve
que, même avec une imagination brillante et ornée , on ne
produira rien de bon , si l'on ne commence par consulter
long- temps son esprit et ses forces.
C.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
S. M. I. et R. ayant fait don aux Invalides de l'épée et des
décorations du Grand- Frédéric , et ayant prescrit postérieurement
, que les drapeaux conquis dans la dernière campagne
seroient transportés dans l'église des Invalides , en attendant
que le monument qui doit être élevé à la gloire des armées ,
soit achevé ; S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire
a fixé au dimanche , 17 mai , la translation de l'épée et des
drapeaux.
La cérémonie commencera par un chant à la gloire des
armées. M. de Fontanes , président du corps législatif , prononcera
un discours .
-On a donné cette semaine la première représentation
des Rendez-vous Bourgeois , opéra en un acte. Cette bouf
fonnerie , trop forte même pour le théâtre de l'Opéra-:
Comique , n'a dû qu'à Mad. Saint - Aubin le foible succès
qu'elle a obtenu. Les paroles sont de M. Hoffmann , et la
musique de M. Nicolo. On avoit droit d'attendre mieux
de la réunion de ces deux auteurs.
On assure que les répertoires des différens théâtres , vont
être circonscrits dans des limites déterminées , et que les
genres dans lesquels ils devront s'exercer seront fixés de
manière à ce que l'un ne puisse jamais être confondu avec
l'autre .
--
La scène française va se trouver privée pendant quelque
temps de son premier acteur. Talma part d'ici à quelques
jours pour les eaux.
La publication des OEuvres de M. l'abbé de Radonvilliers
, dont le discours de S. Em. Mgr. le cardinal Maury
a donné une si haute idée , et pour lequel il a fait naître une
juste impatience , va bientôt avoir lieu ; elles seront mises en
vente dans le courant de la semaine prochaine.
MAI 1807:
333
-M. Lethiers , peintre , est nommé directeur de l'Académie
de France à Rome , en remplacement de M. Suvée , décédé.
-M. Percy , chirurgien en chef de la Grande-Armée ,
vient d'être reçu membre de l'Institut ( 1 classe ) , à la place
de feu M. Lassus. Il avoit pour concurrent M. Corvisart , premier
médecin de S. M. l'EMPEREUR .
Te
- Casa-Nova est nommé professeur de la chaire de dessin
qui vient d'être ajoutée au Lycée Bonaparte. Il ouvrira son
cours le 20 mai prochain.
La société libre de pharmacie de Paris , distribuera les
prix qu'elle a proposés au concours l'année dernière dans
une séance publique qui aura lieu le 15 mai prochain , à
midi , rue de l'Arbalête , fauxbourg Saint-Marceau , à l'école
de Pharmacie.
L'Académie des Jeux floraux de Toulouse a célébré sa
fête du 3 mai , avec la pompe et la solennité ordinaires. La
séance commença à 4 heures et demi par l'éloge de Clémence
Isaure que prononça M. Picot la Peyrouse , l'un des 40 mainteneurs.
L'assemblée étoit brillante. Les deux galeries au-dessus
du fer à cheval et tout l'intérieur du parquet étoient presqu'entièrement
occupés par les dames ; la salle étoit pleine , et une
foule immense se pressoit dans les avenues. Lorsque les cinq
commissaires nommés pour aller chercher les cinq prix déposés
, suivant l'usage , dans l'église de la Daurade , furent de
retour dans l'assemblée , et les eurent exposés aux regards du
public sur le registre vert à fermoirs d'argent , monument
précieux qui renferme la poétique des anciens Troubadours ,
rédigée en 1356 , M. Poitevin , secrétaire perpétuel , fit un
rapport sur le concours. Quarante odes , dit- il , ont été présentées
pour le premier prix ( l'Amarante d'or ) ; mais aucune
n'a rempli les conditions requises . Le second prix de poésie
( la Violette d'argent ) est également remis, parce que , parmi
50 épîtres qui ont concouru , la seule qui méritoit de l'obtenir
a été rejetée comme renfermant plusieurs traits de satyre
personnelle. Le troisième prix ( l'Eglantine d'or ) destiné à un
discours sur cette question : « Quels ont été les effets de la
» décadence des moeurs sur la littérature française ? » n'a pas
été plus heureux que les deux premiers. M. le secrétaire a
remarqué que cette question avoit été bien saisie par la plus
grande partie des concourans , qui presque tous avoient fixé
la décadence des moeurs à l'époque de la Régence ; mais que
les uns n'ont pas su se renfermer dans leur sujet ; que d'autres
ne l'ont pas traité dans toute son étendue .....
Enfin , des cinq prix proposés au concours et exposés aux
regards du public , les deux derniers seuls ont été gagnés.
Şayoir , le quatrième qui est un Souci d'argent , par M. Mil334
MERCURE
DE
FRANCE
,
levoye , le même qui vient d'obtenir le prix à l'Académie
française. Le sujet étoit une élégie intitulée : l'Anniversaire
aux mânes de mon père. Cette élégie fut lue dans l'assemblée
ét entendue avec beaucoup de plaisir. Le cinquième prix qui
est un Lys d'argent , a été remporté par M. Charmant ,
professeur de belles-lettres au Lycée de Liége . Le sujet étoit
un sonnet à la Sainte Vierge , qui a paru bien écrit . La séance
à été terminée par la lecture du programme pour l'année
prochaine. Au lieu de cinq prix , il y en aura huit ; savoir :
cinq d'usage , et les trois qui ont été remis cette année.
par
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 5 mai.
Sir F. Burdett et M. Paull se sont battus hier , au pistolet ,
suite d'une querelle politique. Ils ont tiré en même temps.
Le premier a été blessé au haut de la cuisse ; l'autre a eu la
jambe cassée au-dessous du genou .
CHAMBRE DES PAIRS. ›
Séance du 27 avril.
Une députation de la chambre des communes s'étant ,
d'après l'avis d'usage qu'elle en avoit reçu , rendue à la barre
de la chambre des pairs , le lord chancelier , parlant au nom
du roi , s'est adressé aux deux chambres , en ces termes :
« Mylords et Messieurs , S. M. a jugé convenable de profiter
du premier moment où il seroit sans inconvénient pour
la chose publique que le parlement cessât de siéger , pour
clore la session actuelle ; et en conséquence , il a plu à S. M.
de faire expédier une commission , revêtue du grand-sceau ,
à l'effet de proroger le parlement. Nous sommes chargés , en
outre , de vous faire connoître que S. M. s'est empressée de
consulter le sentiment de son peuple , sur les changemens qui
viennent d'avoir lieu , tandis qu'ils sont encoré récens dans la
mémoire de tout le monde. En recourant à cette mesure
dans les circonstances présentes , S. M. se flatte qu'elle donne
une preuve
de la persuasion intime où elle est qu'elle n'a été
mue que par des motifs pleins de droiture ; et elle offre à son
peuple la meilleure occasion de lui manifester la résolution
où il doit être de la soutenir dans l'exercice des prérogatives
de la couronne , toutes les fois qu'il juge cet exercice conforme
aux obligations sacrées que ces mêmes prérogatives
imposent , et qu'il en voit dépendre le bien de l'Etat et le salut
de la constitution. S. M. nous a aussi chargés d'exprimer la conviction
intime, où elle est , qu'après un si long règne , marqué
par une série continuelle d'indulgences envers ses sujets caMAI
1807.
335
tholiques , ils doivent être persuadés , comme toutes les autres
classes de son peuple , de son attachement aux principes
d'une tolérance juste et éclairée , et de l'extrême desir qu'elle
a de protéger également tous ses sujets , et de travailler impartialement
à leur bonheur.
S. M. nous a » Messieurs de la chambre des communes
ordonné de vous remercier en son nom , de lui avoir procuré
des subsides pour le service public . Elle a vu, avec une grande
satisfaction , que vous ayez trouvé les moyens de faire face
aux dépenses si extraordinaires , mais pourtant si indispensables
de cette année , sans avoir fait porter immédiatement
sur son peuple le fardeau des taxes additionnelles. S. M. n'a
pas observé , avec moins de plaisir , les recherches que vous
avez faites sur des objets d'économie publique. Lile se flatte
qu'un des premiers soins du nouveau parlement qu'elle se
propose de convoquer , sera de poursuivre les mêmes recherches.
» Mylords et Messieurs , S. M. nous a spécialement enjoint
de vous recommander d'employer tous les moyens qui dé--
pendent de vous pour maintenir parmi toutes les classes de
ses sujets l'esprit d'union et d'harmonie , et pour cultiver
les bonnes dispositions de son peuple. S. M. a la confiance
qu'on verra bientôt s'appaiser et se calmer les divisions , naturellement
et inévitablement excitées par la discussion malheureuse
et intempestive d'une question qui intéresse si vivement
les sentimens et l'opinion de son peuple. Elle espère'
également que le bon esprit de ses sujets et la résolution où
ils sont d'unir leurs efforts pour défendre la cause de la patrie ,'
mettront S. M. en état de terminer , d'une manière sûre et
honorable , la grande querelle où elle se trouve engagée. »
Après ce discours , le lord - chancelier a déclaré le parlement
prorogé au 13 mai. Mais on sait que ce n'étoit qu'une
affaire de forme , puisque par une proclamation royale du
29 avril, le parlement a été dissous , et qu'il en a été convoqué
un autre pour le 22 juin.
PARIS, vendredi 15 mai.
Article additionnel à l'armistice conclu le 18 avril , entre
M. le maréchal Mortier, commandant en chef le 8 corps
de la Grande-Armée , et S. Exc. le baron d'Essen , gouverneur
- général de la Poméranie suédoise , général de
cavalerie , commandeur des ordres du roi , et commandant
en chef les troupes en Allemagne.
Art. VIII . Les hostilités entre les troupes françaises et les
troupes suédoises ne pourront recommencer qu'après s'être
336 MERCURE DE FRANCE ,
prévenu un mois d'avance , au lieu de dix jours d'avance ,
comme il avoit été stipulé par l'article VI.
Fait double à Stralsund , le 29 avril 1807.
Signé le baron d'ESSEN , ED. MORTIER.
L'ambassadeur persan est arrivé le 20 avril au château de
Finckenstein. Il y a occupé le logement marqué pour le prince
héréditaire de Bade , qui est au siége de Dantzick . Le lendemain
, il a eu son audience de l'EMPEREUR. Le surlendemain ,
T'EMPEREUR lui a fait voir 20 bataillons d'infanterie de sa
garde à pied , et a fait faire différentes manoeuvres dont cet
ambassadeur ne pouvoit avoir d'idée. 1
Le 29, l'EMPEREUR
l'a fait
appeler
dans
le jardin
, et a causé
long
-temps
avec
lui sur
la littérature
de la Perse
, et sur les
antiquités
de ce pays
. C'est
un homme
fort
instruit
il a assuré
qu'il
y avoit
en Perse
des Mémoires
sur la guerre
des
Parthes
avec
les
Romains
, qui
ne sont
pas
connus
et même
une
Histoire
d'Alexandre
, qui
n'est
pas
conforme
aux
nôtres
.
L'interprète
ayant
dit à l'EMPEREUR
que
cette
histoire
étoit
à
la bibliothèque
, S. M. a ordonné
qu'on
la fit traduire
.
er
Ler mai , l'ambassadeur persan a eu l'honneur d'accom
pagner l'EMPEREUR , qquuii a fait manonvrer devant lui 30
escadrons de sa garde à cheval avec une trentaine de pièces.
d'artillerie légère . Ces manoeuvres ont paru fortement l'iuté-
resser. (Moniteur.)
On a reçu , le 8 mai , la fâcheuse nouvelle de la mort du
prince Napoléon-Charles , prince-royal de Hollande , qui a
succombé le 5 du courant , à onze heures du soir , des suites
d'une maladie aiguë.
B
Ce prince étoit dans sa 5m . année , étant né le 18 octobre
1801. JIA
Les dernières lettres de la Haye annoncent que S. M. la
reine de Hollande est dans un état sinon inquiétant , du moins :
très- douloureux depuis le mort du prince-royal . On a beaucoup
de peine à lui faire prendre quelque nourriture , et elle
éprouve fréquemment des crises violentes. Le roi , doublement
affecté , laisse voir sur son visage une grande altération.
On croyoit , le 9 , à la Haye , que la reine alloit se rendre au
château de Lacken , près de Bruxelles , où elle rencontreroit
S. M. l'Impératrice , son auguste mère , partie de Paris le 11
mai pour s'y rendre ; ou bien que si l'état de cette princesse
ne lui permettoit pas de supporter ce voyage , Î'lmpératrice
se rendroit elle -même au château de Voortburg.
FONDS PUBLICS .
Du vendredi 15. - C p . 0/0 c . J. du 22 mars 1807 , 74f Eoc 90c . Soc
oof occ oof oof ooc coc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc Coc oof ooc ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 71f 750 72f. 000 00C OOC
Act. de la Banque de Fr. 1240f 000 9000 foocof
(No. CCCV. )
( SAMEDI 23 MAI 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
DEPT
DE
5 .
cen
CHANT TRIOMPHAL
Exécuté dans l'église des Invalides , le dimanche 17 mai , à la
cérémonie de la translation de l'Epée de Frédéric-le- Grand
et des Drapeaux prussiens.
42 ( ?
CHOEUR D U PBU
O JOUR de triomphe et de fête !
&
Gloire au Héros toujours vainqueur !,
La voici la noble conquête
Du génie et de la valeur !
Gloire au Héros toujours vainqueur !
UN VIEUX GUERRIER.
Un peuple immense inonde ces portiques ;
Ses chants annoncent -ils quelques exploits nouveaux !
Ah , pourquoi placez-vous sous ces voûtes antiques ,
Une épée au milieu d'un amas de drapeaux ! ....
UN SOLDAT DE LA GRANDE - ARMÉE .
Vieux guerriers , inclinez vos têtes vénérables
Devant ce fer qu'illustrent tant d'exploits.
Le prince qu'il armoit sut punir les coupables ,
Vaincre et régner et maintenir ses droits.
UN AUTRE SOLDAT.
947
Un homme , ô Frédéric , a paru dans notre âge ,
Plus grand dans les conseils , plus grand dans les combats ;
Y
ᏞᎪ
338 MERCURE DE FRANCE ,
Lui seul il méritoit ton glaive et tes Etats ;
Le ciel lui réservoit ton brillant héritage.t
Quel prodige se montre à vos regards surpris !
Vous voyez ces drapeaux conquis par le courage ,
D'un siècle de succès ils paroissent le prix ;
De trois mois de combats leur conquête est l'ouvrage.
Ce dépôt sacré vous est dû.
Guerriers cicatrisés , vétérans de la gloire ,
Dans ce temple qu'il reste à jamais suspendu
Le plus glorieux don que nous fit la Victoire .
Ce fer, ces ornemens , en pompe rassemblés ,
Parleront à votre mémoire ;
Et ces drapeaux, comme vous mutilés ,
De vos exploits vous rediront l'histoire.
UNE FEMM E.
Ah , laissez approcher les épouses , les mères !
Dans les fêtes de Mars sont- elles étrangères ? ....
D B FEMMES.
Nous mêlons des fleurs aux lauriers ,
De douces voix aux chants guerriers :
Dans les fêtes de Mars somines - nous étrangères !……..
UNE TEMM X SEULE.
Que ce trophée exposé sous nos yeux ,
Instruise nos enfans des hants faits de leurs pêres :
Ils combattront aussi pour triompher comme eux .
+ CHCUR DE JEUNES CONSCRITS.
Pour tout Français que la gloire à de charines !
Nos jeunes coeurs s'indignent du repos :
Courons sur les pas du Héros ,
Remplir tout l'univers du seul bruit de nos armes.
Courons sur les pas du Héros.
( Ces vers sont de M. MILLEVOYE. )
LA ROSE ET L'ÉTOURNEAU ,
FABLE.
L'AIMABLE fille du printemps ,
La rose , à qui tout rend hommage,
Vit au nombre de ses amans
Un étourneau du voisinage ;
Sans regret il avoit quitté
De ses frères la troupe errante ,
Pour ranger son ame inconstante
MAI 1807.
339
Sous l'empire de la beauté.
Perché sur un buisson d'épine
Où la rose tenoit sa cour,
Il ne cessoit à sa voisine
De jurer un fidèle amour,
« Mille autres amans , lui dit -elle ,
>> Chaque jour m'en jurent autant ;
» Mais si je cessois d'être belle ,
» Aucun d'eux ne seroit constant. >>
" Ah ! dit l'oiseau , vous verriez naître
>> En moi des feux toujours nouveaux ;
» J'ose en prendre à témoin le maître
» Des roses et des étourneaux . »
Le petit Dieu , dans sa volée ,
Entendit faire ce serment ;
Il retint son souffle un moment,
Et la nature fut glacée .
La rose en perdit ses appas ;
Son éclat , sa fraîcheur passèrent;
Zéphyrs , papillons délogèrent;
L'étourneau ne délogea pas, *
« Calmez , lui dit- il , vos alarmes ;
» Si mon coeur suffit à vos voeux,
>> Il vous reste bien plus de charmes
>>
Qu'il n'en faut pour me rendre heureux. »>
Sans faire une épreuve nouvelle,
L'Amour , étonné du succès ,
A la fleur rendit ses attraits ,
Et l'oiseau seul fut aimé d'elle .
De la rose facilement
On devine la ressemblance ;
C'est moi qui suis l'oiseau constant ,
Mais je n'ai pas sa récompense.
M. DELILLE.
FRAGMENT
Du poëme inédit de L'ART D'AIMER , par M. Barile.

La Fontaine de Vaucluse.
AINSI , sous le soleil de l'heureuse Provence ,
Lieux que je ne vois plus , lieux chers à mon enfince ,
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Pétrarque sut aimer. Laure en ce beau séjour ,
Dans l'âge où le bonheur n'est jamais que l'amour ,
Triomphe des desirs qu'en son coeur il fit naftre ,
Et de ceux d'un amant plus dangereux peut-être .
Ses vers l'ont dit au moins : croyons à sa rigueur ,
L'amour qu'elle inspira fut sa seule faveur.
Oui, d'heureux souvenir son image parée
Suivoit , charmoit Pétrarque ; et cette ombre adorée
D'un magique univers entouroit son amant.
Dans le parfum des fleurs qu'avec lui mollement
Fouloit sous l'oranger le pied léger de Laure ,
C'étoit son souffle pur qu'il respiroit encore .
Près des eaux de Vaucluse elle aimoit à s'asseoir ,
Dans les eaux de Vaucluse il croyoit la revoir.
Il croyoit quitter Laure en quittant la fontaine .
Quelquefois , appuyé sur le tronc d'un vieux chêne ,
Ou d'un bois ténébreux parcourant les détours ,
Il rêvoit , triste , seul : mais plus belle toujours
Laure absente peuploit le solitaire ombrage ,
Laure en un lieu riant changeoit un lieu sauvage ;
Et la nuit ; que de fois l'oeil fixé sur les cieux ,
Tranquille , contemplant tous ces points ra lieux ,
Ces mondes étoilés dont leur voûte se dore ,
Il voulut les chanter , il ne chantoit que Laure ,
Et les vers accouroient plus prompts à la nommer !
Vingt ans il fut heureux du seul plaisir d'aimer .
O fontaine sacrée ! immortelle retraite!!
Que vient chercher de loin l'amant et le poète ,
Vaucluse ! que sans peine ils ne peuvent quitter ,
Toi , toi qu'avec transport j'ai couru visiter ,
Jeune encore à côté d'une première amante.
Quatre siècles ont fui ; mais ta source écumante ,
Mais ces nombreux canaux , dont les jets vagabonds
Roulent de roche en roche et retombent par bonds ;
Mais ces beaux cieux , ces prés dont une eau calme et pure
Va réfléchir plus loin l'éternelle verdure ,
Et tous ces monts jetés et courbés sur tes bords ,
Des antres toujours pleins d'harmonieux accords ,
Offrent au souvenir ces deux ombres fidelles ,
Et l'amoureux penser vient errer autour d'elles ;
Aux Nymphes du vallon , aux bergers d'alentour ,
Tes flots en mumur.nt parlent encor d'amour :
C'est là qu'on aime encor par un charme invincible,
Là qu'on gémit au moins de n'être plus sensible.
MAI 1807.
341
LES DEUX SOEURS.
DIEU d'amour , quel double prodige
Offrent ces deux charmantes soeurs !
Je crois voir , entre mille fleurs ,
Deux roses sur la même tige.
Que l'ensemble les rend aimables !
Rien ne sauroit les désunir.
C'est ainsi que pour s'embellir ,
Les Graces sont inséparables.
Mais quel embarras est le nôtre !
Faut-il les aimer à la fois ?
Aussitôt qu'il s'agit du choix ,
On suit l'une en regardant l'autre.
Ah ! s'il faut que le coeur s'engage
A l'objet qui charme le mieux ,
Belles, ce n'est qu'entre vous deux
Qu'il est permis d'être volage.
A M. DE LA MALLE,
Après avoir entendu un de ses Plaidoyers.
LA MALLE , en défendant les droits de la naissance,
Et les faisant valoir en sublime orateur ,
Vous nous faites connoître à quel point l'éloquence
Eclaire la justice, et confond l'imposteur.
M. D ......
ENIGME.
Nous sommes deux jumeaux de pareille grandeur ,
Employés pour servir une noire maîtresse ;
Nous sommes faits tous deux pour la servir sans cesse ;
Et pour elle Vulcain se consomme d'ardeur,
3
342
MERCURE
DE
FRANCE
,
On ternit de nos fronts la plus vive splendeur ,
Quand l'époux d'Orithye est cause qu'on nous presse ;
Plus ardent est l'été , plus ils ont de froideur.
Ainsi que le soleil nous portons à toute heure
La couleur du métal que l'avarice pleure ,
Quand avec ses trésors on enlève son coeur .
Dès que l'hiver s'enfuit , notre tâche est finie
Mais si le ciel toujours exerçoit sa rigueur ,
On nous verroit toujours en bonne compagnic .
LOGOGRIPHE.
SANS sortir de chez soi chacun và me connoître ;
N'importe , je poursuis : pour me procurer l'être,
Pour m'embellir , lecteur , et pour plaire à tes yeux ,
On vole impunément et la terre et les cieux ;
Je réunis alors l'agréable et l'utile.
Je cache quelquefois , suivant mon institut ,
Du genre humain les maux , l'exemple ou le rebut .
On juge par le mien du lustre d'une ville :
Sous un aspect , hélas ! bien différent ,
Je reçois , dans mon sein , aisé , riche , indigent .
Nécessaire , autant que commune ,
J'ai maître , et puis servir d'enseigne à sa fortune.
Là , dans un triste et malheureux écart ,
Je n'offre trop souvent qu'un amas de poussière ;
Ici , majestueuse et fière ,
Du passant curieux je fixe le regard.
Souvent on me partage : hé bien , fais- en de même ;
Pourfends mon corps en deux , tu verras d'un côté
Certain bouquet planté
Près du logis de l'objet que l'on aime ,
Et de Fantre, lecteur ,
Ce que le vent moteur
D'une utile machine ,
Avec économie , extrait de la farine .
CHARADE.
MON premier est de cuivre , et ne vaut pas deux sous ;
Mon second est ce qu'il faut faire aux fous ;
Et mon tout ne vaut rien , s'il est percé dessous .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Papier.
Celui du Logogriphe est Argent, où l'on trouve rage, age , rat , an,
gare , re.
Celui de la Charade est Char-ente (rivière . )
MAI 1807:
343
EXAMEN abrégé d'un ouvrage de physique terrestre
et de géologie , publié par le chevalier Hall.
Il a paru dans les cahiers de la Bibliothèque Britannique
des mois de septembre , octobre et novembre derniers ,
trois extraits d'une suite d'expériences faites par le chevalier
Hall , d'Edimbourg , qui montrent , suivant le titre , comment
la compression modifie les effets de la chaleur. (1 )
Ces expériences présentent quelque intérêt comme effets
curieux produits dans de petits fourneaux par une chaleur
élevée à un très-haut degré , au moyen d'une pression
artificielle qui la concentre et l'empêche de se dissiper. Mais
est-ce là ce qui se passe dans la nature ? Conclure de ces
petits effets artificiels une théorie de la terre ; en tirer des
conséquences géologiques pour expliquer les volcans , les
couches minérales , les matières qui les composent , leur
stratification , c'est circonscrire les conceptions de la nature
dans des limites aussi étroites que les petits tubes de fer , de
platine et de terre de porcelaine , dans lesquels on a comprimé
les substances calcaires soumises à ces expériences. Aussi
n'est-ce pas la nature qui parle dans les conclusions géologiques
qu'en tire l'auteur , mais sa seule imagination .
Il considère les volcans actuels « comme des restes d'an-
» ciennes conflagrations beaucoup plus vastes , en activité sous
» une pression plus ou moins considérable. »
Les volcans actuels ne sont point des restes d'anciennes
conflagrations plus yastes , mais les effets de foyers qui leur
sont particuliers , et qui n'ont jamais été plus étendus. Chaque
volcan a son foyer propre , produit par une réunion de substances
inflammables appartenantes au sol sur lequel le volcan
s'est élevé lorsqu'il s'y est joint la circonstance du voisinage
de la mer et de son influence , absolument nécessaire pour la
manifestation de tout volcan.
Les volcans ne sont point l'effet d'une pression qui ait concentré
l'action de leurs feux. Les matières inflammables sont
renfermées dans des cavités et des galeries où elles s'enflamment
comme toute autre matière inflammable , sans qu'il soit néces
saire pour cela d'une pression. Les murs et les voûtes de ces
1
(1 ) La traduction entière de cet ouvrage se trouve chez Paschoud ,
imprimeur-libraire , à Genève. 1807.
344 MERCURE DE FRANCE ,
galeries et de ces cavités soutiennent les couches latérales et
supérieures. Et l'évent qui s'ouvre bientôt à la bouche du
volcan donne l'essor aux vapeurs ignées et aqueuses , et aux
autres fluides expansibles , qui ne cessent pas de s'exhaler avec.
plus ou moins d'abondance tant que dure l'éruption . La lave
sort toujours au pied du cratère élevé par l'accumulation des
matières lancées , et les vapeurs ignées ont leur issue dans le
cratère même. Cet état de choses est quelquefois de fort longue
durée. L'éruption que j'ai vue ( en 1757 ) dura plus de six
mois. Comment cette longue succession de lave coulante et
d'exhalaisons enflammées pourroit-elle être l'effet d'une pression
, qui , d'après l'hypothèse , devroit être continuelle ?
Une preuve évidente que la chaleur des volcans n'a pas
même l'intensité de nos fourneaux de fonte , bien loin d'avoir
celle qu'a obtenu le chevalier Hall , par la pression dans ses
petits tubes de fer et de platine , ce sont les diverses substances
minérales peu ou point altérées que les laves renferment
dans leur sein..
Je sais très -bien qu'il existe une hypothèse d'après laquelle
on prétend que ces corps cristallisés , reufermés dans les laves ,
ont été formés dans la lave même et de sa substance , et c'est
celle en particulier du chevalier Hall. Mais les fails et l'observation
exacte attestent le contraire . J'en ai donné les preuves
très- détaillées dans divers Mémoires publiés dans la Bibliothèque
Britannique , le Journal de Physique , le Journal des
Mines , et dernièrement dans le n°. 279 du Mercure de France,
Y a-t - il en effet la moindre vraisemblance que des substances
si différentes entr'elles et si différentes de la lave qui les con→
tient , telles que les micas , les quartz , les feldspaths , les
schorls - pyroxenes , les leucites , les chrysolites , les amphiboles
ou hornblend , tirent leur origine de la lave même ?
L'impossibilité n'est - elle pas frappante ? Se refuser à cette
évidence , c'est se refuser à la lumière.
J'ajouterai que le cratere , dans les momens les plus forts de
l'éruption , rejette des fragmens de roches diverses dont quelques-
uns sont fort peu altérés et montrent leur contexture
naturelle. Est- ce là des effets d'une chaleur comprimée ?
Lorsque M, Dolomieu a considéré les schorls - pyroxenes
qui sont ternes , rudes et montrant à leur surface de petites
boursoufflures , comme un effet de l'action du feu volcanique
qui les a ainsi altérés , il s'est absolument trompé. La rudesse
et les petites boursoufflures de ces schorls , appartiennent à
l'enduit de lave qui leur est resté adhérent et non pas au schorl.
On n'a ces cristaux avec le poli de leurs faces et le vif de leurs
' angles ( je ne cesserai de le dire , parce que c'est un fait
MAI 1807.
345
essentiel et vrai ) , que lorsque les vapeurs acides sulfureuses
du volcan ont corrodé cet enduit , laissant intact le schorl.
La lave lui adhère si fortement , qu'elle ne peut être séparée
que par cette opération chimique. Les altérations que subissent
les schorls , ne sont point dues à l'action du feu du
volcan , mais à celle des vapeurs qui , lorsque ces cristaux
y restent long-temps exposés , les pénètrent enfin , leur donnent
quelquefois l'apparence de cristaux de soufre , et parviennent
à les réduire en brises : action à laquelle même les
schorls résistent très-souvent.
Mais ces effets n'existent que dans les scories qui ont été
altérées au point de venir d'un jaune blanc et en décomposition.
Jamais cette altération n'a lieu dans les laves ou scories
qui n'ont éprouvé que l'action des feux du volcan : c'est
pourquoi tous les schorls contenus dans les laves depuis leur
sortie du volcan et dans tout leur cours , n'ont point d'altération
, qui n'a lieu que dans le cratère même et dans les
places où sortent les vapeurs. J'ai observé fréqueminent tous
ces effets , et j'en possède un grand nombre de preuves que
j'ai recueillies sur les lieux . Ce n'est pas au Vésuve que j'ai
trouvé les schorls parvenus à l'apparence de cristaux de
soufre ; c'est dans le cratère du Monte- Rosso de l'Etna : ces
schorls sont renfermés dans une grande scorie , qui elle-même
est très-altérée.
Quand il se forme des cristaux par la voie du feu , provenant
de la substance même du minéral qui leur donne naissance
, ils en conservent l'apparence et les caractères ; on voit
évidemment qu'ils ne lui sont pas étrangers : tels sont ces
petits cristaux octaèdres qui se forment quelquefois dans le
grillage des mines de fer.
Pour fonder son opinion que
Jes corps cristallisés renfermés
dans les laves proviennent de la lave même , l'auteur de
l'article augite ( schorl - pyroxene ) du nouveau Dictionnaire
d'Histoire Naturelle , dit : « que la formation de ces cristaux
>> commence toujours par les angles et la carcasse du cristal. »
Rien n'est plus commode que ces faits créés par l'imagination
pour soutenir une opinion qui a la même source. Je laisse
apprécier cette marche aux observateurs qui aiment la vérité,
et qui cherchent à la connoître.
« La combinaison de chaleur et de pression qui résultent
» de ces circonstances , ajoute le chevalier Hall à la suite du
» passage que j'ai transcrit , nous conduit à la théorie hutton-
» niène dans toute son étendue , et nous permet d'expliquer
» d'après ses principes la formation ignée de toutes les roches
» avec des matériaux tirés des dépôts marins incohérens. »>
346 MERCURE DE FRANCE ,
L'un des résultats que le chevalier Hall a obtenu dans ses
petits tubes de compression de la chaleur , a été de réduire
en fusion une petite coquille turbinée , dont la très-petite
masse refroidie a montré dans la cassure de son sommet une
structure saline. Et c'est d'après ce résultat et celui d'une
autre épreuve sur des brises d'huîtres pilées , que l'auteur tire
la conséquence qu'on vient de lire , savoir : « la formation
» ignée de toutes les roches avec des matériaux tirés des
» dépôts marins incohérens. »>
Une conclusion si générale appliquée à d'aussi vastes étendues
, déduite de petites expériences rétrécies , faites dans des
tubes , a vraiment lieu d'étonner. Eh ! comment , dans l'imagination
de l'auteur , a-t-il rassemblé tout ce qu'il faudroit
en corps marins brisés ou non brisés pour produire toutes les
roches ? Où vivoient-ils auparavant ? Quelle mer leur avoit
donné naissance ? Malheureusement pour l'hypothèse , un
grand nombre de roches calcaires contiennent en grande
quantité des corps marins entiers et brisés ; et dans le nombre
de ces couches superposées les unes sur les autres , les unes
en renferment en abondance , d'autres fort peu , et quelquesnnes
point du tout : telles sont les couches du mont Salève.
Quelques- uns des volcans anciens qu'on observe au milieu
des terres , montrent des alternatives de couches calcaires ,
quelquefois coquillères , et de couches de matières volcaniques.
« Le sable se convertit ainsi en grès , continue l'auteur ,
>> des masses de coquilles en pierre calcaire compacte. »
On croiroit , d'après cet exposé , que l'auteur ne connoît
pas les grès . Il est si connu que cette pierre est formée par une
agrégation de sable , dont les grains , qui se distinguent parfai
teinent , sont réunis les uns aux autres par un gluten plus ordinairement
calcaire , et non point par la fusion du sable.
Il y a sans doute des montagues entières et très - élevées
de roche calcaire compacte ; on en rencontre fréquemment
dans les Alpes. Ces montagnes prouvent seulement , comme
bien d'autres phénomènes , qu'il y a du calcaire primordial ,
comme des matières vitrescibles et réfractaires. Et ces hautes
montagnes calcaires sont à découvert , n'ont rien au-dessus
d'elles qui ait pu les comprimer, et ont souvent pour voisines
des montagnes coquillères , comme elles ont aussi des
montagnes schisteuses et granitiques.
Cependant l'auteur , poursuivant les conséquences gigantesques
de son imagination , « calcule par approximation la
» pression qu'exerceroit sur sa base une montagne calcaire
» située près de Genève , et appelée Salève : il trouve qu'elle
»´équivaudroit à 8612 pieds d'eau de mer , et qu'elle seroit
MAI 1807 .
347
la
» par conséquent bien plus que suffisante pour procurer
» fusion du carbonate dans le cas où quelque circonstance
» produiroit , sous la base de cette montagne , la température
>>> requise. »
Si quelque circonstance produisoit , sous le mont Salève , la
température qu'il faudroit pour réduire en fusion ce qu'on
appelle aujourd'hui carbonate , Salève n'exerceroit aucune
pression qui augmentât la chaleur. La cause se manifesteroit ,
non dans des couches compactes , mais dans des cavités et des
galeries. Le feu qu'on suppose arriveroit de quelque part ;
car c'est le feu que l'auteur a employé comme agent unique
dans toutes ses expériences. Il resteroit alors assez de massifs
en diverses places pour soutenir les couches supérieures. Les
nombreuses , vastes et profondes cavernes que l'on rencontre
dans les montagnes , restent bien tranquillement dans cet état
de cavité , quoique surmontées très-souvent par plusieurs
centaines de toises d'épaisseur de rochers ; leurs murs et leurs
plafonds suffisent pour les soutenir , et l'on n'y fait pas attention
. La cause des grandes catastrophes qui ont produit les
affaissemens arrivés à la surface du globe , a cessé depuis
bien des siècles , et très-vraisemblablement ne se renouvellera
plus.
Si quelque feu souterrain se manifestoit sous Salève , accompagné
des circonstances nécessaires pour le dilater et le mettre
en action , et qu'il ne trouvât point d'issue pour se dissiper ,
il bouleverseroit la montagne comme le feroit une mine. Mais
à cette distance de la mer , on est à l'abri de ces effets redoutables.
Poursuivant toujours son étrange système , l'auteur gradue
les pressions dans ses petits tubes , de manière à déterminer ,
suivantlui, leminimum dans lequel le carbonate peut conserver
son acide dans les températures capables de le fondre ; et
l'ensemble de ses expériences lui a fourni , dit-il , les résultats
suivans : « Une pression de 52 atmosphères ou une profondeur
» de 1700 pieds en mer peut former une pierre à chaux dans
» une température convenable ; sous 86 atmosphères , qui
» équivalent à 3000 pieds , on obtiendra un marbre complet ;
» enfin , avec une pression de 175 atmosphères ou 5700 pieds
» de profondeur en mer , le carbonate de chaux peut être
>> mis en fusion parfaite et agir très-énergiquement sur les
» autres terres avec lesquelles il se trouve en contact. »
Eh ! si cela pouvoit être et fût jamais arrivé , que deviendroient
ou seroient devenus tous les êtres vivans qui habitent
la mer , et ceux sur-tout qui vivent sur son fond ? Depuis
que les poissons reçurent l'existence , tous ces pauvres habi348
MERCURE DE FRANCE ,
tans de la mer seroient- ils parvenus jusqu'à nous ? N'auroientils
pas été mille fois crits ?
Ceci rappelle les calculs de Buffon qui , partant de son
hypothèse bien connue , formée dans l'égarement de son imagination
, fixoit le nomb e d'années qu'il faudroit encore à
la terre ( fragment suivant lui du soleil) , pour arriver de son
incandescence primitive au froid absolu.
9
Les couches coquillères qui se sont formées dans la mer
ayant eu bien sûrement au - dessus d'elles de grandes profondeurs
d'eau , et un grand nombre de ces coquilles étant
minces et fragiles , telles que quelques espèces d'échinites
et de cornes d'Animon , qui se trouvent cependant dans ces
couches dans leur entier , et souvent dans leur état de coquilles
; ces bancs immenses de coquilles brisées , et d'autres
composés de très-petites coquilles turbinées entières , ayant
encore leur vernis naturel , comment auroient - elles pu se conserver
, si la profondeur de la mer produisoit par sa pression
les effets qu'on suppose ?
Tous les animaux qui vivent dans la mer et dans ses profondeurs
, ont en eux des fluides qui contrebalancent sa pression
extérieure , comme nous avons dans notre corps une
masse d'air qui contrebalance , par son élasticité , la pression
de l'air extérieur ; et les poissons , organisés pour l'élément
qu'ils habitent , s'y meuvent sans obstacle , comme les oiseaux
dans l'air, et comme nous-mêmes qui marchons librement
sur la surface de la terre , quoique dans la couche la plus basse
de l'atmosphère . La mer comme l'air n'exerce aucune pression
qui ne soit balancée .
Qu'arriveroit-il s'il se manifestoit une grande chaleur au
fond de la mer ? Loin d'y être retenue par la pression de l'eau ,
elle la pénétreroit et s'y éleveroit comme fluide plus léger ,
et feroit bouillir l'eau ; arrivée à la surface , elle s'évaporeroit ,
et , je le répète , tous les poissons seroient cuits . Partout où
la mer est tranquille ( et c'est sans aucune comparaison dans
sa plus grande étendue ) , tout est tranquille sur son fond.
Dans les endroits où il s'est manifesté des feux souterrains
loin d'y avoir été retenus par la pression de l'eau , ils ont
élevé des volcans , dont la bouche est parvenue fort au-dessus
de son niveau , et le plus grand nombre sont éteints et ne
brûlent plus depuis un temps immémorial ; ce qui indique
que ces feux n'ont pas été d'une fort longue durée. Telle a été
l'action des feux souterrains , telle elle l'est encore où ils se
inanifestent ; et les tremblemens de terre en sont un autre
effet , nous n'en connoissons point d'autres. Tous ceux qu'on
leur attribue d'ailleurs sont des suppositions purement gratuites.
MAI 1807 .
349
A cette occasion on rappelle des calculs , qui , partant du
phénomène des marées , assignent comme profondeur moyenne
à l'Océan quatre lieues ; et quels effets , ajoute- t -on , ne
doit pas produire par sa pression une telle profondeur ? -
L'existence des îles volcaniques éteintes et brûlantes , répandues
à toutes latitudes et longitudes , au milieu des plus vastes
iners , font de ce calcul la réfutation la plus complète : car
il faudroit alors que la plupart de ces îles eussent plus de
quatre lieues de hauteur pour s'être élevées au-dessus de l'eau .
Le Chimboraço , la plus haute montagne du globe , n'a pas
une lieue et demie , et il doit même sa grande hauteur à ce
qu'il a été un volcan.
Tels sont les résultats de ces calculs , qui n'ont de fondement
que dans l'idée qu'on se fait d'un phénomène sans faire atten- »
tion aux circonstances qui en dépendent , sans même les
connoître. Tel a été de même le calcul d'après lequel on
avoit conclu que les volcans supposés de la lune , pouvoient
lancer leurs matières avec assez d'énergie pour les faire sortir
de la sphère d'activité de cet astre , et les transporter dans celle
de la terre , sans réfléchir que la gravitation établie par le
créateur de l'univers pour conserver à chaque globe tout ce
qui lui appartient , s'oppose invinciblement à ce qu'aucune
partie s'en sépare. Mais cette réflexion , qui naît de l'harmonie
qu'on voit régner dans toutes les parties de l'Univers , vient ›
rarement à l'esprit lorsqu'on n'est pas pénétré soi-même de
cette grande vérité .
Quand on porte son attention sur les effets des marées , on
comprend très-bien qu'elles ne se font éprouver qu'à la surface
de la mer, et non point dans ses profondeurs. Les grands effets
n'ont lieu que dans des détroits , ou sur des plages enfoncées
où les eaux qui arrivent de la haute mer se refoulent et s'ac
cumulent. En pleine mer, les marées ne sont que de trois à
quatre pieds ; à l'île de Sainte-Hélène , elles n'excèdent pass
trois pieds et demi. Si le mouvement des marées se faisoit
éprouver dans les profondeurs de la mer , l'agitation seroit
générale ; les courans y existeroient comme à la surface ; et il
est bien reconnu par tous les navigateurs , que les courans
n'y atteignent point , pas même à la profondeur de vingt
brasses. Ce qui , pour le dire en passant , est la meilleures
réfutation des systèmes qui forment par les courans , au
de la mer , de nouveaux continens et de nouvelles montagnes.
L'auteur se propose cette question : « La mer a-t - elle aban-
>> donné les montagnes , ou les montagnes ont- elles été soule- `
» vées hors de la mer ? » Il adopte la dernière hypothèse , et .
cite à l'appui l'opinion de M. Playfair, qui a traité cetie ques
fond
350 MERCURE DE FRANCE ,
tion ( 1): « L'élévation du sol est d'ailleurs , dit-il , un fait
>>> notoirement arrivé dans quelques contrées volcaniques. »
Je ne connois aucun soulèvement du sol , proprement dit ,
dans les contrées volcaniques ; car il ne faut pas confondre de
tels soulèvemens avec la manifestation d'un volcan élevé par
une accumulation de matières lancées par sa bouche. Un seul
exemple que j'ai cité moi- même , à l'occasion d'un phénomène
très - singulier que présentent trois colonnes de marbre
blanc , restées debout sur leur piedestal au temple de Sérapis
à Pouzzole , près de Naples , qui , toutes trois à la même
élévation , sur une zone de 4 à 5 pieds de largeur , sont percées
de pholades , indiquent un premier enfoncement dans
Ja mer, puis un soulèvement qui a remis le sol à sa place. J'ai
donné une explication de ce phénomène , qui m'a paru la
plus vraisemblable , dans le Journal de Physique defrimaire
an 7 ; et ici même l'effet réuni de l'affaissement et du soulèvement
excède à peine cinq toises.
Je dois rappeler l'observation que j'ai souvent répétée :
que les montagnes volcaniques n'ont pas été soulevées , mais
élevées successivement par l'accumulation des matières lancées
par une ou plusieurs bouches , dès la première origine de
leurs éruptions. Le Monte-Nuovo , près de Naples , et l'ile
nouvelle dans l'Archipel , cités si fréquemment comme des
exemples de soulèvement par des auteurs qui ne les connoissent
pas , ont été élevés par la même cause et de la même
manière que tous les volcans.
Depuis long-temps , mon frère a donné une réfutation de
l'hypothèse du soulèvement des montagnes , dans la 52º de ses
Lettres sur l'histoire de la terre et de l'homme . Je transcrirai
ici quelques passages de cette réfutation , qui démontre avec
une entière évidence l'impossibilité de ce soulèvement :
« Figurons-nous un moment , dit- il , l'opération qui auroit
» soulevé les Alpes ; je ne parle point de leur poids : j'ac-
>> corde la force nécessaire pour le surmonter. Mais cette
» force leur restera - t- elle appliquée pour les tenir suspendues ?
>> Ou plutôt , les soulèvera-t- elle jamais à ce point ? Des
>> fluides élastiques se forment , s'accumulent , les ressorts se
» bandent , une pièce de la terre commence à s'ébranler ; les
» fluides abondent pour remplir l'espace que le premier
(1 ) Mon frère a fait , l'été dernier , une tournée de deux mois dans les
provinces d'Angleterre visitées par M. Playfair , d'où ce voyageur a tiré
des conclusions à l'appui de l'hypothèse du docteur Hutton . Mon frère
m'écrit qu'il a vu partout le contraire , et qu'il al oit s'occuper d'une réftation
de cette théorie , d'après l'observation des mêmes lieux qu'il a faite ,
non superficiellement , mais avec beaucoup d'attention .
MAI 1807.
351
» soulèvement a produit, et maintenir sa force ; la pièce
» se détache , mais ne glissant pas dans une coulisse faite
» exprès , les bords se brisent ; l'inégalité de la résistance.
la fait fendre en plusieurs endroits ; le fluide élastique
» s'échappe par toutes ces ouvertures , la force soulevante se
» détruit , la pesanteur demeure seule , et la pièce retombe.
>> Je ne saurois voir que cela ......
>> Examinons ensuite la forme de la pièce qui se seroit
» détachée. Si nous partons de l'effet des mines , nous verrons
» toujours , et par la théorie et par le fait , que la pièce en-
» levée est plus étroite dans le fond qu'à la surface ; le frag-
» ment soulevé retombe donc immédiatement. Si , au con-
» traire , il étoit plus large dans le bas que dans le haut ,
» il ne pourroit pas sortir ; et c'est pourtant ainsi que
» sont toutes nos montagnes. Si l'on suppose le fragment
» cylindrique , sa première fracture sera pourlant irrégulière ;
» il ne sera pas formé aussi cylindriquement qu'un piston qui.
>> se meut dans une pompe. Afin donc qu'il puisse être sou-
» levé , et que sa partie supérieure s'élève à la hauteur de nos
>> montagnes , il faudra que les engrénemens soient détruits ;
» il ne pourra donc pas s'y soutenir quand la force soule
» vante se sera dissipée. Ainsi , il n'est aucune figure de frag-
» ment de la terre , destiné à représenter nos montagnes , qui
» puisse favoriser un instant l'idée d'une pareille formation. »
Si l'on faisoit quelque attention à des ouvrages de géologie,
bien connus , faits par des auteurs qui approfondissent le sujet
qu'ils traitent, on ne reviendroit pas à une opinion dont l'impossibilité
a été rigoureusement démontrée .
L'auteur adoptant , avec raison , l'opinion que les change-,
mens considérables arrivés à la surface du globe ne sont pas .
dus à une cause qui ait agi lentement , croit à une débácle ,
et adopte l'observation citée par de Saussure , qui a cru voir
dans les excavations des couches de la face escarpée du Petit-
Salève, les érosions de courans d'eau « J'ai reconnu , ajoute
>> l'auteur , aux environs d'Edimbourg , des traces d'érosions
>> semblables , et le lord Selkirk les a retrouvées en Amé-
» rique. »
Mais ces excavations des couches de Salève ne sont pas dues à
des courans d'eau ; elles sont tout simplement l'effet d'une
décomposition en brises et en blocs de couches moins compactes
que les couches voisines : décomposition qui les a excavées.
Cet effet s'observe sur presque toutes les faces abruptes ,
des rochers calcaires ; ainsi , il n'est pas étonnant qu'on ait
cru voir ailleurs de ces prétendues érosions , en méprenant
la vraie cause de l'excavation des couches.
352 MERCURE DE FRANCE ,
Gelles de Salève ne présentent pas même la moindre trace
d'érosion ; tous les angles en sont vifs , toutes les surfaces ont
leurs rugosités ; quelques-unes même montrent des noyaux
de coquilles turbinées sans aucune trace de frottement ces
excavations ont leur toit parfaitement plat , fel que l'a toute
couche séparée de celle qui la touchoit immédiatement. La
décomposition par fractures en brises et en blocs arrive
encore ; mais ce qui est bien plus remarquable , et qui détruit
absolument l'hypothèse , c'est que l'inclinaison des couches
de cette face escarpée , et par conséquent des excavations , est
précisément dans le sens contraire à l'écoulement du courant
supposé. M. de Saussure a complétement méconnu la cause
de ces excavations , et sa méprise entraîne celle d'autres
géologues.
J'ai donné des observations détaillées sur ce même sujet
publiées dans le Journal de Physique de brumaire an 8 , auxquelles
je renvoie. Cette facilité avec laquelle on revient à des
opinions dont l'erreur a été démontrée , auroit lieu de surprendre
, si les exemples étoient moins fréquens.
M. de Saussure a fait une erreur plus grande encore , en
attribuant de même à l'érosion d'un courant d'eau le vallon de
Moneti , qui sépare le grand et le petit Salève , depuis le
quart environ de la hauteur de ces montagnes , en faisant
descendre ce courant par la vallée de l'Arve , qui venoit ,
dit-il , se jeter dans notre grand courant.
Ce vallon ne doit pas son existence à l'érosion d'un courant
d'eau , qui est impossible , mais à une fracture de la montagne ,
arrivée quand la partie qui constitue le petit Salève s'affaissa
en bascule vers son extrémité septentrionale , lors des grands
affaissemens arrivés à la surface de notre globe. Il y a même
à cette extrémité un autre petit vallon formé par une fracture
bien plus brusque ; les couches y sont culbutées jusqu'à la
position presque verticale , et les couches inférieures sont
enfoncées dans le sol . On traverse ce petit vallon pour descendre
au château d'Etrembières.
J'ai donné l'explication de l'origine de ces vallons , d'après
l'inspection des lieux et la position des couches , dans un Mémoire
que je lus à la séance de la Société de physique et
d'histoire naturelle de Genève , du 23 octobre 1800 , qui a
paru dans le Journal de Physique de germinal an 9 .
Je terminerai cet examen abrégé , par la citation des conclusions
de l'auteur , comme faisant suite à sa théorie , et qui
en sont le résumé. L'imagination seule les a dictées , sans
même avoir réfléchi si elles étoient possibles :
« Dans le cas où la chaleur seroit plus intense , dit-il , les
>> lits
MAI 1807:
353
n lits de sable s'approchant de plus près de l'état de fusion
» acquerroient assez de ténuité et de consistance outse
» laisser fléchir et contourner sans déchirement niffracture
» par l'influence des causes locales de mouvement , et pour-
» roient prendre la forme et le caractère de schiste primitif
» La pierre calcaire seroit entièrement cristallisée , et devien
>> droit marbre , ou bien entrant en fusion plus liquide , elle
» pénétreroit jusque dans les plus petites fissures , sous la
» forme de spath calcaire . Enfin , dans les cas où la tem
» pérature seroit encore plus élevée , le sable lui - même
» se fondroit en entier , et pourroit être converti par le
moins en sié-
>> refroidissement subséquent plus oue converti par le
» nite , etc. , en conservant dans quelques cas des traces de
» la stratification primitive , et en constituant le gneiss et le
» granit stratifié ; d'autres fois , en s'insinuant dans les cre-
» vasses, il farmeroit des veines de granit parfait . » ( Pag. 229
et 250 du 5 extrait. )
Si de telles idées n'avoient pas été mises au jour , extraites
traduites , et présentées avec prédilection , on auroit peine à
croire qu'elles eussent jamais été formées et publiées sérieusement
; il n'y eu a pas une qui ne soit une fiction.
Les schistes d'une composition très variée , superposés
par stratifications souvent très-minces , dont les uns sont en
partie composés de mica ; d'autres ayant dans leurs cavités ou
fissures des druses de cristal de roche , dont les prismes contiennent
fréquemment des substances diverses , telles que des
schorls verts , violets et capillaires ; des pyrites cristallisées
de la chlorite , de l'amiante ; ces prismes d'une belle transparence
qui montrent visiblement qu'ils ont été formés par
couches successives , ouvrage de l'eau , transportant comme
véhicule les molécules cristallines , ces prismes même contenant
quelquefois des gouttes d'eau ; ces cristaux de roche sou
vent associés à de grands et beaux cristaux de spath calcaire
de différentes formes ; toutes ces substances si diverses
réunies seroient l'ouvrage du feu !.
L'amiante mélangée souvent avec du spath calcaire dans
différentes roches , deux substances dont l'une est incombustible
, et l'autre calcinable ; l'une inattaquable aux acides , et
l'autre dissoute par eux , seroient dans cette réunion l'ouvrage
du feu ! .....
Les marbres et les roches calcaires qui contiennent dans
des couches immenses des accumulations de corps marins
d'une parfaite conservation ; plusieurs de ces corps , tels que
les madrépores , montrant leur tubulure capillaire et leur contexture
étoilée , jusque dans les plus petits détails , avec la plus
Z
LA
354
MERCURE DE FRANCE ,
grande netteté ; les uns pétrifiés en silex , les autres imprégnés
de spath calcaire , renfermant quelquefois dans leur
intérieur de beaux cristaux de cette substance , et ces corps
marins souvent associés à du bois et d'autres végétaux terrestres
; toutes ces substances réunies seroient l'ouvrage du
feu ! .....
Diverses roches fissiles , dont les unes sont minérales , d'autres
calcaires ou argileuses , qui contiennent les empreintes
d'une grande variété de poissons marins , ayant leurs arrêtes ,
leurs écailles , leurs dents , leurs nageoires , seroient l'ouvrage
du feu ! .....
Le spath qui remplit les fissures des roches calcaires , qui
tapisse de ses cristallisations l'intérieur de plusieurs corps marins
, substance que le feu convertit en chaux , transportée
évidemment dans ces fissures par l'eau ambiante , auroit coulé
en fusion ignée ! .......
L'argile que le feu rougit et durcit , qui existe cependant
en couches dans son état naturel de mollesse dissoluble par
l'eau , renfermant souvent des coquilles marines d'une belle
conservation , montrant encore l'orient de leur nacre , quoique
ces couches soient surmontées par une épaisseur de 5 à 600
pieds de couches calcaires , de craie blanche , telles qu'on en voit
aux côtés escarpées d'Angleterre , seroient l'ouvrage du feu ! .....
Les filons métalliques qui traversent en tout sens , ces diverse's
couches , composés de minéraux très-variés , et diversement
combinés , dont les uns se volatilisent par la chaleur , et qu'on
trouve en formes concrètes , d'autres qui entrent en fusion
par un léger degré de chaleur , et qui sont dans leur état dé
minéralisation. Tous ces filons , tous ces minéraux , toutes ces
substances si différentes les unes des autres , calcaires , vitrescibles
, métalliques , fusibles , réfractaires , combustibles ,
incombustibles , seroient l'ouvrage du feu ! .....
Certainement , il n'est pas besoin d'étendre au - delà la
liste des faits qui détruisent cette hypothèse. Sa réfutation
naît de son propre sein , elle en sort de toutes parts. Tel est
ce traité de géologie et de physique terrestre , annoncé dans
la Bibliothèque Britannique à la fin des trois extraits , comme
un ouvrage important.
Il a , il est vrai , cette espèce d'importance : c'est de montrer
à quel point on peut s'égarer , quand on n'écoute que son
imagination , que l'on s'en tient àde petites expériences rétré
cies , sans consulter la nature elle -même là où elle se montre à
découvert , et quand on veut à tout prix trouver une solution
des phénomènes terrestres , hors du récit de l'historien sacré
de la Genèse .
Heureusement qu'il existe des physiciens et des géologues ,
MAI 1807 :
355
qui , étudiant plus attentivement la nature dans ses domaines
, y trouvent des solutions conformes aux phénomènes
qu'elle présente à ses véritables observateurs.
2
Ils voient que la terre montre partout l'ouvrage de l'eau ,
dans ses couches , dans les substances qui les composent , dans
leurs cristallisations ; qu'en aucun lieu ( les volcans exceptés )
on ne reconnoît l'ouvrage du feu. Ils voient partout la vérité du
récit que fait sur la formation de la terre , l'historien sacré de
la création , qui ne parle que des eaux quifurent rassemblées
en un lieu et séparées du sec ; et que DIEU créa en abondance
chacun dans son espèce , tous les animaux se mouvant dans
les eaux , qui , à l'exception de quelques espèces de coquillages
, ont été conservés jusqu'à nous . Rien donc n'est plus
contraire à ce que nous montre partout la nature et à l'histoire
qui nous est transmise de la formation de la terre , que le système
qui fait le sujet de cet examen; Comment donc a -t-il
pu être annoncé avec tant de marques d'approbation ? ....
Genève , le 1er mai 1807:
G. A. DELUC.
Pyrrhus , ou les acides , tragédie en cinq actes , par
M. le Hoc. Représentée , pour la première , fois sur le
- Théâtre Français , par les comédiens ordinaires de S. M. l'EMPEREUR
, le vendredi 27 février 1807 ; suivie de Réflexions
critiques et littéraires sur cette pièce et sur l'art dramatique .
Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Mad. le
Couvreur ; libraire , éditeur de pièces de théâtre , galérie
et porte du Théâtre Français , n°. 1 , rue de Richelieu.

རྟ
Le trait d'histoire sur lequel est fondé cette tragédie , préšente
des situations intéressantes . Les dangers que courut
Pyrrhus , devenu depuis si célèbre par ses entreprises contre
les Romains , ont fixé l'attention des historiens ; et Plutarque
nous a laissé un récit très- curieux de ses premières années .
acide , roi des Molosses , fut chassé du trône par Néoptolème
son parent. Ses amis et ses partisans furent massacrés.
Son fils Pyrrhus encore à la mamelle , fut sauvé par Angelus
et par Androclides. Ces serviteurs fidèles eurent beaucoup de
peine à le dérober à la fureur de ses ennemis ; ils furent exposés
aux plus grands dangers jusqu'au moment où ils arrivèrent
chez Glaucias , roi des Sclavons . Cette situation est une des
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE ,
plus belles des Vies de Plutarque ; elle donne une idée de la
inanière dont les anciens exerçoient l'hospitalité.
Glaucias étoit assis auprès de sa femme. Ceux qui avoient
sauvé Pyrrhus mirent cet enfant devant lui ; Glaucias médita
quelque temps sur le parti qu'il devoit prendre. Il craignoit
Cassander , mortel ennemi d'acide. Pendant ces réflexions ,
l'enfant se traîna comme il put près du roi ; prenant un pan de la
robe du prince , il se leva sur ses pieds , et se mit de lui- même
entre les genoux de Glaucias. Le roi rit d'abord de l'ingénuité
de l'enfant , pensant ensuite quelle seroit sa lâcheté s'il livroit
une foible créature quí se jetoit entre ses bras ; et considérant
cette circonstance comme un avis des Dieux qui lui ordonnoit
de prendre soin de Pyrrhus , il le confia à sa femme. Le jeune
prince fut élevé à la cour de Glaucias , qui refusa toutes les
offres que lui fit Cassander , et qui parvint dans la suite à
rétablir son pupille sur le trône d'Epire. ( 1 )
Ces dangers de Pyrrhus , la manière dont il recouvra son
empire pouvoient fournir des situations dramatiques. Crébil'on
y trouva une tragédie qui eut dans le temps beaucoup
de succès. Frappé de la généreuse hospitalité de Glaucias , si
bien peinte par Plutarque , il fit de ce personnage un des héros
de sa pièce. On lui reprochoit que ses caractères étoient trop
noirs ; il voulut prouver qu'il étoit en état de fixer l'attention
du public par des combats de générosité et par des sentimens
nobles et héroïques , il s'essaya donc dans le genre de Corneille
; et voulant imiter ce grand poète jusque dans la complication
des incidens qui distinguent Rodogune et Héraclius ,
il concut une des plus fortes intrigues que l'on voie au
théâtre.
Glaucias a caché Pyrrhus et l'a fait passer pour un de ses fils.
Connu sous le nom d'Hélénus , le jeune prince s'est distingué
par ses exploits : Illyrus , fils véritable de Glaucias , s'est aussi
distingué ; mais il a plutôt montré les qualités d'un soldat
que celles d'un capitaine. Dans un combat contre Neoptoleme
qui a fait périr Eacide , et s'est emparé de ses Etats , Hélénus
a été blessé dangereusement , Illyrus fait prisonnier , et la
victoire s'est déclarée pour Neoptolème.
Glaucias a été obligé de demander la paix; et les conférences
(1 ) Cette situation auroit sans doute fourni à Racine des vers charmans ,
s'il eût traité le sujet de Pyrrhus : d'après le système poétique de Boileau,
il auroit cherché à rendre tous ces petits, détails . Crébillon n'a fait qu'effleurer
ce récit. C'est Glaucias qui parle :
Quand je reçus ce prince échappé de vos armes ,
Son berceau fut long-temps arrosé de mes larmes ;
Je regardai Pyrrhus comme un présent divin
Que le ciel m'ordonnoit de cacher dans mon sin.
T
MAI 1807.
357
ont lieu à Byzance chez Lysimachus , prince neutre. Néoptolème
, qui sait que Pyrrhus a été sauvé , veut qu'on le lui
livre , et menace , si l'on s'y refuse , de faire périr Illyrus .
Glaucias se trouve dans la situation la plus terrible : laissera- t- il
périr son fils ? Livrera-t-il Pyrrhus et violera-t-il toutes les
lois de l'hospitalité ? Les deux princes , quoique rivaux en
amour , sont unis par les liens de l'estime , et sont prêts
sacrifier l'un pour l'autre .
se
Hélénus arrache à Glaucias son secret ; et voyant que ce
prince laissera plutôt périr son fils que de manquer à l'hospitalité
, il prend la noble résolution de se livrer lui - même à
Neoptolème. Il fait prévenir ce dernier qu'il se charge de
tout ; et que la paix ne pouvant se conclure sans la mort de
Pyrrhus , il lui remettra ce malheureux prince.
Cette combinaison est belle et tragique : on attend avec
impatience et crainte cette scène de dévouement ; mais ce
qu'on n'attend pas , c'est que Neoptoleme , frappé de la
générosité de Pyrrhus , l'admire ; et non - seulement lui
accorde la vie , mais lui rend ses Etats. Pyrrhus consent à
oublier que Neoptolème a fait périr acide , et s'unit même
à la fille de son ennemi.
Ce dénouement que Crébillon n'a adopté que par une
espèce de gageure , et pour prouver qu'il pouvoit faire une
tragédie sans ensanglanter la scène , est répréhensible sous
plusieurs rapports. D'abord on ne peut concevoir que Pyrrhus
pardonne si facilement au meurtrier de son père. Ensuite , et
c'est le défaut le plus grand , Neoptolème , qui jusqu'alors
a été considéré comme un homme inflexible , dément tout -àcoup
son caractère ; et sa clémence inattendue est contraire
au précepte d'Horace :
Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit , et sibi constet.
M. le Hoc , dans ses Réflexions sur Pyrrhus , a donné luimême
le plan général de sa pièce. « Lorsque j'ai voulu ,
>> dit-il , faire une tragédie , je me suis arrêté à une con-
>> ception qui , sans être entièrement nouvelle , m'a paru
» très-dramatique. J'ai voulu qu'un jeune homme ardent
>> impétueux , organisé pour les passions nobles , fût placé
» entre les devoirs de la piété filiale d'un côté , et de l'autre
>> ceux de la reconnoissance et de l'amour. J'ai voulu que sa
» naissance fût inconnue , qu'il eût été élevé sous un nom
» supposé , à la cour d'une réine qui lui eût sauvé la vie ;
» que le roi , époux de cette reine , eût profité d'une révo-
» lution qu'il auroit provoquée , pour s'asseoir sur le trône à
» la place du père de mon héros dont il étoit parent ; que
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
t
>
3 2
2
» ce père cru mort depuis long-temps reparût sous un autre
» nom ; que secouru par un roi voisin il rentrat dans
ses Etats en conquérant ; qu'il mit le siége sous les murs
» de la capitale , séjour des rois ; que le jeune prince déjà
» distingue par des victoires , fût absent à cette époque ;
» que les dangers pressans , le désespoir du peuple , sa confiance
dans le guerrier qu'il chérit , déterminassent le roi
» à le rappeler , à déclarer sa naissance , à le nommer l'hé-
» ritier du trône en lui donnant sa fille unique . J'ai voulu
» que son père fût présent à cette proclamation ; que dans
» une scène amenée naturellement ce roi détrôné et conqué-
» rant se fit connoître à son fils , et qu'il en résultât une opposition
de sentimens et un combat de devoirs. »
4
M. le Hoc ajoute qu'il a ensuite cherché dans l'histoire un
trait qui pût lui fournir ces situations.
Ce système ( 1 ) d'imaginer un sujet avant d'en avoir trouvé
les principales idées dans l'histoire ou dans la tradition , n'a
pas été celui de nos grands-maîtres . Corneille et Racine
paroissent toujours avoir été inspirés par la lecture des historiens
ou des poètes qui leur ont fourni des sujets ; et leurs
tragédies semblent le fruit de cette inspiration . M. de Voltaire
n'a pas suivi la même route dans quelques -unes de ses pièces ;
mais l'on ne sauroit s'élever contre un système auquel nous
devons Zaïre et Alzire. Il y a une manière de donner beaucoup
d'éclat à ces tragédies d'invention ; et M. de Voltaire
l'a parfaitement connue . Elle consiste à placer l'action à une
époque fameuse. Alors les développemens historiques peuvent
être pleins d'intérêt et de poésie ; et ces développemens
donnent à la tragédie une pompe et une dignité qu'une pièce
d'invention ne pourroit avoir par elle -même. Zaïre est placée
à l'époque des croisades , et ces expéditions célèbres y sont
rappelées et peintes avec beaucoup de vérité ; Alzire nous
reporte au temps de la découverte et de la conquête de l'Amérique
; et si les tableaux du poète manquent quelquefois de
fidélité , ils ont du moins un coloris neuf et brillant. L'orphelin
de la Chine n'est pas moins heureusement placé . Une
grande révolution vient de changer la face d'un empire , et
les combats de la civilisation contre la barbarie , la victoire
que la première remporte sur l'autre , quoique dépourvue
de toute espèce de force , répandent beaucoup d'intérêt sur
cette production. C'est ainsi qu'un homme de talent sait tirer
(1 ) Le Père le Bossu se flattoit d'avoir donné le premier les règles de ce
système , quoiqu'il paroisse , d'après Aristote et Horace , qu'il étoit connu
des anciens . Le génovéfain vouloit qu'on n'inventât la fable qu'après avoir
choisi une moralité, et qu'on ne choisit les personnages qu'après avoir
inventé la fable;
MAI 1807 . 359
parti des accessoires pour faire valoir le sujet principal , et
qu'il trouve le moyen de donner à un roman l'importance
d'un trait historique.
M. le Hoc n'a pas été moins heureux dans le choix de l'époque
où il a placé sa tragédie ; il a peint le moment qui
suivit la mort d'Alexandre , époque fameuse qui ne se trouve
rappelée que dans une des plus médiocres tragédies de
M. de Voltaire , ( 1 ) et dans une tragédie de Decaux (2) ,
entièrement oubliée. Cette peinture peut donc avoir tout le
mérite de la nouveauté. Il a ensuite profité d'un ressort qui
avoit été absolument négligé par Crébillon . C'est l'ambition
de Pyrrhus , et le desir d'abaisser les Romains qui le tourmentoit
dès sa jeunesse. On sent que cette combinaison donne
à Pyrrhus une attitude héroïque , fixe sur lui l'attention , et
fournit à l'auteur des détails poétiques très-bien amenés,
On a fait plusieurs critiques de cette tragédie ; et M. le
Hoc , dans ses réflexions , a répondu avec beaucoup d'esprit,
au plus grand nombre de ces observations ; en examinant sa
pièce , nous rappellerons les principales critiques ainsi que
les réponses de l'auteur ; et nous chercherons à donner une
idée juste des beautés et des défauts de l'ouvrage.
Nous observerons d'abord que le style mérite beaucoup
d'éloges point d'emphase , point de déclamations , point de
faux brillans , défauts si communs aujourd'hui , Après avoir
lu cette tragédie , on se représente l'auteur comme un homme
nourri de l'étude des anciens et de nos grands-maîtres ; on ne
voit pas qu'il ait fait le moindre sacrifice au mauvais goût
du siècle , et l'on se plaît à reconnoître en lui un élève distingué
de l'ancienne école. Cet avantage est d'un grand prix
à nos yeux : il nous inspire d'autant plus d'estime que nous,
avons plus rarement la satisfaction de le trouver dans les
tragédies dont nous avons à rendre compte .
Dans la pièce de M. le Hoc , ce n'est point Neoptolème
qui a détrôné acide , c'est un autre prince de sa famille
nommé Alcétas . Au moment du tumulte , Amestris , femme
d'Alcétas , a sauvé Pyrrhus encore enfant , et l'a fait élever..
Comme dans la tragédie de Crébillon , le jeune prince a A
dès l'âge le plus tendre , donné des preuves de valeur ; et
la fille de son ennemi lui a inspiré une passion qu'elle partage..
C'est le seul rapport qui se trouve entre les deux pièces.
Amestris , dans le danger extrême qui menace son époux ,
l'a décidé à donner sa fille à Pyrrhus , qui n'est encore connu
que sous le nom d'Agenor . D'après son consentement , elle
( 1 ) Olympie.
(2 ) Lysim chus,
342 MERCURE
DE FRANCE
,
On ternit de nos fronts la plus vive splendeur ,
Quand l'époux d'Orithye est cause qu'on nous presse;
Plus ardent est l'été , plus ils ont de froideur.
Ainsi que le soleil nous portons & toute heure
La couleur du métal que l'avarice pleure ,
Quand avec ses trésors on enlève son coeur .
Dès que l'hiver s'enfuit , notre tâche est finie ;
Mais si le ciel toujours exerçoit sa rigueur ,
On nous verroit toujours en bonne compagnic .
LOGOGRIPHE
SANS sortir de chez soi chacun và me connoftre ;
N'importe , je poursuis : pour me procurer l'être,
Pour m'embellir , lecteur, et pour plaire å tes yeux ,
On vole impunément et la terre et les cieux ;
Je réunis alors l'agréable et l'utile.
Je cache quelquefois , suivant mon institut ,
Du genre humain les maux , l'exemple ou le rebut .
On juge par le mien du lustre d'une ville :
Sous un aspect , hélas ! bien différent ,
Je reçois , dans mon sein , aisé , riche , indigent .
Nécessaire , autant que commune ,
J'ai maître , et puis servir d'enseigne à sa fortune .
Là , dans un triste et malheureux écart ,
Je n'offre trop souvent qu'un ámas de poussière ;
Ici , majestueuse et fière ,
Du passant curieux je fixe le regard .
Souvent on me partage : hé bien , fais-en de même;
Pourfends mon corps en deux , tu verras d'un côté
Certain bouquet planté
Près du logis de l'objet que l'on aime ,
Et de Fantre, lecteur ,
Ce que le vent moteur
D'une utile machine,
Avec économie , extrait de la farine .
CHARADE.
MON premier est de cuivre , et ne vaut pas deux sous ;
Mon second est ce qu'il faut faire aux fous ;
Et mon tout ne vaut rien , s'il est percé dessous .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Papier.
Celui du Logogriphe est Argent , où l'on trouve rage , age, rat , aN,.
gare , re.
Celui de la Charade est Char-ente ( rivière… )
MAI 1807.
343
EXAMEN abrégé d'un ouvrage de physique terrestre
et de géologie , publié par le chevalier Hall.
I₁
La paru dans les cahiers de la Bibliothèque Britannique
des mois de septembre , octobre et novembre derniers ,
trois extraits d'une suite d'expériences faites par le chevalier
Hall , d'Edimbourg , qui montrent , suivant le titre , comment
la compression modifie les effets de la chaleur. (1)
Ces expériences présentent quelque intérêt comme effets
curieux produits dans de petits fourneaux par une chaleur
élevée à un très-haut degré , au moyen d'une pression
artificielle qui la concentre et l'empêche de se dissiper. Mais
est-ce là ce qui se passe dans la nature ? Conclure de ces
petits effets artificiels une théorie de la terre ; en tirer des
conséquences géologiques pour expliquer les volcans ,
les
couches minérales , les matières qui les composent , leur
stratification , c'est circonscrire les conceptions de la nature
dans des limites aussi étroites que les petits tubes de fer , de
platine et de terre de porcelaine , dans lesquels on a comprimé
les substances calcaires soumises à ces expériences. Aussi
n'est-ce pas la nature qui parle dans les conclusions géologiques
qu'en tire l'auteur , mais sa seule imagination.
Il considère les volcans actuels « comme des restes d'an-
» ciennes conflagrations beaucoup plas vastes, en activité sous
» une pression plus ou moins considérable. »
Les volcans actuels ne sont point des restes d'anciennes
conflagrations plus yastes , mais les effets de foyers qui leur
sont particuliers , et qui n'ont jamais été plus étendus. Chaque
volcan a son foyer propre , produit par une réunion de substances
inflammables appartenantes au sol sur lequel le volcan
s'est élevé lorsqu'il s'y est joint la circonstance du voisinage
de la mer et de son influence , absolument nécessaire pour la
manifestation de tout volcan.
Les volcans ne sont point l'effet d'une pression qui ait concentré
l'action de leurs feux . Les matières inflammables sont
renfermées dans des cavités et des galeries où elles s'enflamment
comme toute autre matière inflammable , sans qu'il soit nécessaire
pour cela d'une pression. Les murs et les voûtes de ces
( 1 ) La traduction entière de cet ouvrage se trouve chez Paschoud
imprimeur-libraire , à Genève. 1807.
344 MERCURE DE FRANCE ,
galeries et de ces cavités soutiennent les couches latérales et
supérieures. Et l'évent qui s'ouvre bientôt à la bouche du
volcan donne l'essor aux vapeurs ignées et aqueuses , et aux
autres fluides expansibles , qui ne cessent pas de s'exhaler avec
plus ou moins d'abondance tant que dure l'éruption . La lave
sort toujours au pied du cratère élevé par l'accumulation des
matières lancées , et les vapeurs ignées ont leur issue dans le
cratère même. Cet état de choses est quelquefois de fort longue
durée. L'éruption que j'ai vue ( en 1757 ) dura plus de six
mois. Comment cette longue succession de lave coulante et
d'exhalaisons enflammées pourroit-elle être l'effet d'une pression
, qui , d'après l'hypothèse , devroit être continuelle ?
*
Une preuve évidente que la chaleur des volcans n'a pas
même l'intensité de nos fourneaux de fonte , bien loin d'avoir
celle qu'a obtenu le chevalier Hall par la pression dans ses
petits tubes de fer et de platine , ce sont les diverses subs
tances minérales peu ou point altérées que les laves renferment
dans leur sein..
Je sais très -bien qu'il existe une hypothèse d'après laquelle
on prétend que ces corps cristallisés , reufermés dans les laves ,
ont été formés dans la lave même et de sa substance , et c'est
celle en particulier du chevalier Hall. Mais les faits et l'observation
exacte attestent le contraire. J'en ai donné les preuves
très-détaillées dans divers Mémoires publiés dans la Bibliothèque
Britannique , le Journal de Physique , le Journal des
Mines , et dernièrement dans le n°. 279 du Mercure de France,
Y a-t-il en effet la moindre vraisemblance que des substances
si différentes entr'elles et si différentes de la lave qui les con→
tient , telles que lleess mmiiccaass ,, lleess quartz ,, les feldspaths , les
schorls- pyroxenes , les leucites , les chrysolites , les amphiboles
ou hornblend , tirent leur. origine de la lave même ?
L'impossibilité n'est - elle pas frappante ? Se refuser à cette
évidence , c'est se refuser à la lumière.
J'ajouterai que le cratère , dans les momens les plus forts de
l'éruption , rejette des fragmens de roches diverses dont quelques-
uns sont fort peu altérés et montrent leur contexture
naturelle. Est-ce là des effets d'une chaleur comprimée ?
Lorsque M. Dolomieu a considéré les schorls - pyroxenes
qui sont ternes , rudes et montrant à leur surface de petites
boursoufflures , comme un effet de l'action du feu volcanique
qui les a ainsi altérés , il s'est absolument trompé. La rudesse
et les petites boursoufflures de ces schorls , appartiennent à
l'enduit de lave qui leur est resté adhérent et non pas au schorl.
On n'a ces cristaux avec le poli de leurs faces et le vif de leurs
angles ( je ne cesserai de le dire , parce que c'est un fait
MAI 1807 .
345
essentiel et vrai ) , que lorsque les vapeurs acides sulfureuses
du volcan ont corrodé cet enduit , laissant intact le schorl.
La lave lui adhère si fortement , qu'elle ne peut être séparée
que par cette opération chimique. Les altérations que subissent
les schorls , ne sont point dues à l'action du feu du
volcan , mais à celle des vapeurs qui , lorsque ces cristaux
y restent long-temps exposés , les pénètrent enfin , leur donnent
quelquefois l'apparence de cristaux de soufre , et parviennent
à les réduire en brises : action à laquelle même les
schorls résistent très-souvent .
Mais ces effets n'existent que dans les scories qui ont été
altérées au point de venir d'un jaune blanc et en décomposition.
Jamais cette altération n'a lieu dans les laves ou scories
qui n'ont éprouvé que l'action des feux du volcan : c'est
pourquoi tous les schorls contenus dans les laves depuis leur
sortie du volcan et dans tout leur cours , n'ont point d'altération
, qui n'a lieu que dans le cratère même et dans les
places où sortent les vapeurs. J'ai observé fréquemment tous
ces effets , et j'en possède un grand nombre de preuves que
j'ai recueillies sur les lieux. Ce n'est pas au Vésuve que j'ai
trouvé les schorls parvenus à l'apparence de cristaux de
soufre ; c'est dans le cratère du Monte- Rosso de l'Etna : ces
schorls sont renfermés dans une grande scorie , qui elle-même
est très-altérée.
Quand il se forme des cristaux par la voie du feu , provenant
de la substance même du minéral qui leur donne naissance
, ils en conservent l'apparence et les caractères ; on voit
évidemment qu'ils ne lui sont pas étrangers : tels sont ces
petits cristaux octaèdres qui se forment quelquefois dans le
grillage des mines de fer.
les
corps
Pour fonder son opinion que cristallisés renfermés
dans les laves proviennent de la lave même , l'auteur de
l'article augite ( schorl - pyroxene ) du nouveau Dictionnaire
d'Histoire Naturelle , dit : « que la formation de ces cristaux
>> commence toujours par les angles et la carcasse du cristal . »
Rien n'est plus commode que ces faits créés par l'imagination
pour soutenir une opinion qui a la même source . Je laisse
apprécier cette marche aux observateurs qui aiment la vérité ,
et qui cherchent à la connoître.
« La combinaison de chaleur et de pression qui résultent
» de ces circonstances , ajoute le chevalier Hall à la suite du
» passage que j'ai transcrit , nous conduit à la théorie hutton-
>> niène dans toute son étendue , et nous permet d'expliquer
» d'après ses principes la formation ignée de toutes les roches
» avec des matériaux tirés des dépôts marins incohérens. »>
346 MERCURE DE FRANCE,
L'un des résultats que le chevalier Hall a obtenu dans ses
petits tubes de compression de la chaleur , a été de réduire
eu fusion une petite coquille turbinée , dont la très-petite
masse refroidie a montré dans la cassure de son sommet une
structure saline. Et c'est d'après ce résultat et celui d'une
autre épreuve sur des brises d'huîtres pilées , que l'auteur tire
la conséquence qu'on vient de lire , savoir : « la formation
» ignée de toutes les roches avec des matériaux tirés des
» dépôts marins incohérens . »
Une conclusion si générale appliquée à d'aussi vastes étendues
, déduite de petites expériences rétrécies , faites dans des
tubes , a vraiment lieu d'étonner. Eh ! comment , dans l'imagination
de l'auteur , a-t-il rassemblé tout ce qu'il faudroit
en corps marins brisés ou non brisés pour produire toutes les
roches ? Où vivoient- ils auparavant ? Quelle mer leur avoit
donné naissance ? Malheureusement pour l'hypothèse , un
grand nombre de roches calcaires contiennent en grande
quantité des corps marins entiers et brisés ; et dans le nombre
de ces couches superposées les unes sur les autres , les unes
en renferment en abondance , d'autres fort peu , et quelquesnnes
point du tout : telles sont les couches du mont Saleve.
Quelques-uns des volcans anciens qu'on observe au milieu.
des terres , montrent des alternatives de couches calcaires
quelquefois coquillères , et de couches de matières volcaniques .
« Le sable se convertit ainsi en grès , continue l'auteur
» des masses de coquilles en pierre calcaire compacte. »
On croiroit , d'après cet exposé , que l'auteur ne connoît
pas les grès . Il est si connu que cette pierre est formée par une
agrégation de sable , dont les grains , qui se distinguent parfai
tement, sont réunis les uns aux autres par un gluten plus ordinairement
calcaire , et non point par la fusion du sable .
"
Il y a sans doute des montagues entières et très - élevées
de roche calcaire compacte ; on en rencontre fréquemment
dans les Alpes. Ces montagnes prouvent seulement , comme
bien d'autres phénomènes , qu'il y a du calcaire primordial ,
comme des matières vitrescibles et réfractaires. Et ces hautes
montagnes calcaires sont à découvert , n'ont rien au -dessus
d'elles qui ait pu les comprimer , et ont souvent pour voisines
des montagnes coquillères , comme elles ont aussi des
montagnes schisteuses et granitiques.
Cependant l'auteur , poursuivant les conséquences gigantesques
de son imagination , « calcule par approximation la
» pression qu'exerceroit sur sa base une montagne calcaire
» située près de Genève , et appelée Salève : il trouve qu'elle
» ´équivaudroit à 8612 pieds d'eau de mer , et qu'elle seroit
MAI 1807.
347
» par conséquent bien plus que suffisante pour procurer la
» fusion du carbonate dans le cas où quelque circonstance
» produiroit , sous la base de cette montagne , la température
>> requise. »
Si quelque circonstance produisoit , sous le mont Salève , la
température qu'il faudroit pour réduire en fusion ce qu'on
appelle aujourd'hui carbonate , Salève n'exerceroit aucune
pression qui augmentât la chaleur. La cause se manifesteroit ,
non dans des couches compactes , mais dans des cavités et des
galeries. Le feu qu'on suppose arriveroit de quelque part ;
car c'est le feu que l'auteur a employé comme agent unique
dans toutes ses expériences. Il resteroit alors assez de massifs
en diverses places pour soutenir les couches supérieures. Les
nombreuses , vastes et profondes cavernes que l'on rencontre
dans les montagnes , restent bien tranquillement dans cet état
de cavité , quoique surmontées très-souvent par plusieurs
centaines de toises d'épaisseur de rochers ; leurs murs et leurs
plafonds suffisent pour les soutenir , et l'on n'y fait pas attention.
La cause des grandes catastrophes qui ont produit les
affaissemens arrivés à la surface du globe , a cessé depuis
bien des siècles , et très-vraisemblablement ne se renouvellera
plus.
Si quelque feu souterrain se manifestoit sous Salève , accompagné
des circonstances nécessaires pour le dilater et le mettre
en action , et qu'il ne trouvât point d'issue pour se dissiper ,
il bouleverseroit la montagne comme le feroit une mine. Mais
à cette distance de la mer , on est à l'abri de ces effets redoutables.
Poursuivant toujours son étrange système , l'auteur gradue
les pressions dans ses petits tubes , de manière à déterminer ,
suivantlui, le minimum dans lequel le carbonate peut conserver
son acide dans les températures capables de le fondre et
l'ensemble de ses expériences lui a fourni , dit- il , les résultats
suivans : «Une pression de 52 atmosphères ou une profondeur
» de 1700 pieds en mer peut former une pierre à chaux dans
» une température convenable ; sous 86 atmosphères , qui
» équivalent à 3000 pieds , on obtiendra un marbre complet ;
» enfin, avec une pression de 175 atmosphères ou 5700 pieds
» de profondeur en mer , le carbonate de chaux peut être
» mis en fusion parfaite et agir très- énergiquement sur les
» autres terres avec lesquelles il se trouve en contact. »
Eh! si cela pouvoit être et fût jamais arrivé , que deviendroient
ou seroient devenus tous les êtres vivans qui habitent
la mer , et ceux sur-tout qui vivent sur son fond ? Depuis
que les poissons reçurent l'existence , tous ces pauvres habi348
MERCURE DE FRANCE ,
tans de la mer seroient- ils parvenus jusqu'à nous ? N'auroientils
pas été mille fois crits ?
Ceci rappelle les calculs de Buffon qui , partant de son
hypothèse bien connue , formée dans l'égarement de son imagination
, fixoit le nomb e d'années qu'il faudroit encore à
la terre ( fragment suivant lui du soleil) , pour arriver de son
incandescence primitive au froid absolu.
Les couches coquillères qui se sont formées dans la mer ,
ayant eu bien sûrement au-dessus d'elles de grandes profondeurs
d'eau , et un grand nombre de ces coquilles étant
minces et fragiles , telles que quelques espèces d'échinites
et de cornes d'Ammon , qui se trouvent cependant dans ces
couches dans leur entier , et souvent dans leur état de coquilles
; ces bancs immenses de coquilles brisées , et d'autres
composés de très-petites coquilles turbinées entières , ayant
encore leur vernis naturel , comment auroient-elles pu se conserver
, si la profondeur de la mer produisoit par sa pression
les effets qu'on suppose ?
Tous les animaux qui vivent dans la mer et dans ses profondeurs
, ont en eux des fluides qui contrebalancent sa pression
extérieure , comme nous avons dans notre corps une
masse d'air qui contrebalance , par son élasticité , la pression
de l'air extérieur ; et les poissons , organisés pour l'élément
qu'ils habitent , s'y meuvent sans obstacle , comme les oiseaux
dans l'air , et comme nous-mêmes qui marchons librement
sur la surface de la terre , quoique dans la couche la plus basse
de l'atmosphère. La mer comme l'air n'exerce aucune pression
qui ne soit balancée.
Qu'arriveroit-il s'il se manifestoit une grande chaleur au
fond de la mer ? Loin d'y être retenue par la pression de l'eau ,
elle la pénétreroit et s'y éleveroit comme fluide plus léger ,
et feroit bouillir l'eau ; arrivée à la surface , elle s'évaporeroit ,
et , je le répète , tous les poissons seroient cuits . Partout où
la mer est tranquille et c'est sans aucune comparaison dans
sa plus grande étendue ) , tout est tranquille sur son fond.
Dans les endroits où il s'est manifesté des feux souterrains ,
loin d'y avoir été retenus par la pression de l'eau , ils ont
élevé des volcans , dont la bouche est parvenue fort au - dessus
de son niveau , et le plus grand nombre sont éteints et ne
brûlent plus depuis un temps immémorial ; ce qui indique
que ces feux n'ont pas été d'une fort longue durée. Telle a été
l'action des feux souterrains , telle elle l'est encore où ils se
inanifestent ; et les tremblemens de terre en sont un autre
effet , nous n'en connoissons point d'autres. Tous ceux qu'on
leur attribue d'ailleurs sont des suppositions purement gratuites.
MAI 1807 .
349
A cette occasion on rappelle des calculs , qui , partant du
phénomène des marées , assignent comme profondeur moyenne
à l'Océan quatre lieues ; et quels effeis , ajoute- t-on , ne
doit pas produire par sa pression une telle profondeur ?
L'existence des îles volcaniques éteintes et brûlantes , répandues
à toutes latitudes et longitudes , au milieu des plus vastes
iners , font de ce calcul la réfutation la plus complète car
il faudroit alors que la plupart de ces iles eussent plus de
quatre lieues de hauteur pour s'être élevées au- dessus de l'eau .
Le Chimboraço , la plus haute montagne du globe , n'a pas
une lieue et demie , et il doit même sa grande hauteur à ce
qu'il a été un volcan.
Tels sont les résultats de ces calculs , qui n'ont de fondement
que dans l'idée qu'on se fait d'un phénomène sans faire atten- ›
tion aux circonstances qui en dépendent , sans même les
connoître. Tel a été de même le calcul d'après lequel on
avoit conclu que les volcans supposés de la lune , pouvoient
lancer leurs matières avec assez d'énergie pour les faire sortir
de la sphère d'activité de cet astre , et les transporter dans celle ›
de la terre , sans réfléchir que la gravitation établie par ·le
créateur de l'univers pour conserver à chaque globe tout ce
qui lui appartient , s'oppose invinciblement à ce qu'aucune
partie s'en sépare . Mais cette réflexion , qui naît de l'harmonie
qu'on voit régner dans toutes les parties de l'Univers , vient ›
rarement à l'esprit lorsqu'on n'est pas pénétré soi- même de
cette grande vérité .
Quand on porte son attention sur les effets des marées , on
comprend très-bien qu'elles ne se font éprouver qu'à la surface
de la mer, et non point dans ses profondeurs. Les grands effets
n'ont lieu que dans des détroits , ou sur des plages enfoncées
où les eaux qui arrivent de la haute mer se refoulent et s'accumulent.
En pleine mer , les marées ne sont que de trois à
quatre pieds ; à l'île de Sainte- Hélène , elles n'excedent pas
trois pieds et demi. Si le mouvement des marées se faisoit
éprouver dans les profondeurs de la mer , l'agitation seroit
générale ; les courans y existeroient comine à la surface ; et il
est bien reconnu par tous les navigateurs , que les courans
n'y atteignent point , pas même à la profondeur de vingt
brasses. Ce qui , pour le dire en passant , est la meilleure
réfutation des systèmes qui forment par les courans , au fond
de la mer , de nouveaux continens et de nouvelles montagnes.
7
L'auteur se propose cette question : « La mer a -t - elle aban-
>> donné les montagnes , ou les montagnes ont- elles été soule-
» vées hors de la mer ? » Il adopte la dernière hypothèse , et
cite à l'appui l'opinion de M. Playfair, qui a traité cetie quess.
350 MERCURE DE FRANCE ,
tion ( 1 ): « L'élévation du sol est d'ailleurs , dit- il
>> notoirement arrivé dans quelques contrées volcaniques. »
Je ne connois aucun soulèvement du sol , proprement dit ,
dans les contrées volcaniques ; car il ne faut pas confondre de
tels soulèvemens avec la manifestation d'un volcan élevé par
une accumulation de matières lancées par sa bouche. Un seul .
exemple que j'ai cité moi-même , à l'occasion d'un phénomène
très - singulier que présentent trois colonnes de marbre
blanc , restées debout sur leur piedestal au temple de Sérapis
à Pouzzole , près de Naples , qui , toutes trois à la même
élévation , sur une zone de 4 à 5 pieds de largeur , sont percées
de pholades , indiquent un premier enfoncement dans.
la mer, puis un soulèvement qui a remis le sol à sa place . J'ai
donné une explication de ce phénomène , qui m'a paru la
plus vraisemblable , dans le Journal de Physique de frimaire
an 7 ; et ici même l'effet réuni de l'affaissement et du soulèvement
excède à peine cinq toises.
Je dois rappeler l'observation que j'ai souvent répétée :
que les montagnes volcaniques n'ont pas été soulevées , mais
élevées successivement par l'accumulation des matières lancées
par une ou plusieurs bouches , dès la première origine de
leurs éruptions . Le Monte-Nuovo , près de Naples , et l'ile
nouvelle dans l'Archipel , cités si fréquemment comme des
exemples de soulèvement par des auteurs qui ne les connoissent
pas , ont été élevés par la même cause et de la même
manière que tous les volcans.
Depuis long-temps , mon frère a donné une réfutation de
l'hypothèse du soulèvement des montagnes , dans la 52º de ses
Lettres sur l'histoire de la terre et de l'homme. Je transcrirai
ici quelques passages de cette réfutation , qui démontre avec
une entière évidence l'impossibilité de ce soulèvement :
« Figurons -nous un moment , dit-il , l'opération qui auroit
» soulevé les Alpes ; je ne parle point de leur poids : j'ac-
>>> corde la force nécessaire pour le surmonter. Mais cette
» force leur restera- t- elle appliquée pour les tenir suspendues ?
>> Ou plutôt , les soulèvera-t-elle jamais à ce point ? Des
>> fluides élastiques se forment , s'accumulent , les ressorts se
» bandent , une pièce de la terre commence à s'ébranler ; les
» fluides abondent pour remplir l'espace que le premier
(1 ) Mon frère a fait , l'été dernier , une tournée de deux mois dans les
provinces d'Angleterre visitées par M. Playfair , d'où ce voyageur a tiré
des conclusions à l'appui de l'hypothèse du docteur Hutton . Mon frère
m'écrit qu'il a vu partout le contraire , et qu'il al oit s'occuper d'une réfu
tation de cette théorie , d'après l'observation des mêmes lieux qu'il a faite ,
non superficiellement , mais avec beaucoup d'attention .
MAI 1807.
351
» soulèvement a produit , et maintenir sa force ; la pièce
» se détache , mais ne glissant pas dans une coulisse faite
» exprès , les bords se brisent ; l'inégalité de la résistance
la fait fendre en plusieurs endroits ; le fluide élastique
» s'échappe par toutes ces ouvertures , la force soulevante se
» détruit , la pesanteur demeure seule , et la pièce retombe.
» Je ne saurois voir que cela ......
» Examinons ensuite la forme de la pièce qui se seroit
» détachée. Si nous partons de l'effet des mines , nous verrons
» toujours , et par la théorie et par le fait , que la pièce en-
» levée est plus étroite dans le fond qu'à la surface ; le frag-
» ment soulevé retombe donc immédiatement. Si , au con-
» traire , il étoit plus large dans le bas que dans le haut ,
» il ne pourroit pas sortir ; et c'est pourtant ainsi que
>> sont toutes nos montagnes. Si l'on suppose le fragment
» cylindrique , sa première fracture sera pourtant irrégulière ;
» il ne sera pas formé aussi cylindriquement qu'un piston qui .
» se meut dans une pompe. Afin donc qu'il puisse être sou-
» levé , et que sa partie supérieure s'élève à la hauteur de nos
» montagnes , il faudra que les engrénemens soient détruits ;
» il ne pourra donc pas s'y soutenir quand la force soule
» vante se sera dissipée. Ainsi , il n'est aucune figure de frag-
» ment de la terre , destiné à représenter nos montagnes , qui
» puisse favoriser un instant l'idée d'une pareille formation. ».
Si l'on faisoit quelque attention à des ouvrages de géologie,
bien connus , faits par des auteurs qui approfondissent le sujet
qu'ils traitent, on ne reviendroit pas à une opinion dont l'impossibilité
a été rigoureusement démontrée.
L'auteur adoptant , avec raison , l'opinion que les changemens
considérables arrivés à la surface du globe ne sont pas .
dus à une cause qui ait agi lentement , croit à une débácle ,
et adopte l'observation citée par de Saussure , qui a cru voir
dans les excavations des couches de la face escarpée du Petit-
Salève, les érosions de courans d'eau : « J'ai reconnu , ajoute
» l'auteur , aux environs d'Edimbourg , des traces d'érosions .
>> semblables , et le lørd Selkirk les a retrouvées en Amé-
>> rique. »>
Mais ces excavations des couches de Salève ne sont pas dues à
des courans d'eau ; elles sont tout simplement l'effet d'une
décomposition en brises et en blocs de couches moins compactes
que les couches voisines : décomposition qui les a excavées.
Cet effet s'observe sur presque toutes les faces abruples.
des rochers calcaires ; ainsi , il n'est pas étonnant qu'on ait
cru voir ailleurs de ces prétendues érosions , en méprenant
la vraie cause de l'excavation des couches.
352 MERCURE DE FRANCE ,
Gelles de Salève ne présentent pas même la moindre trace
d'érosion ; tous les angles en sont vifs , toutes les surfaces ont
leurs rugosités ; quelques-unes même montrent des noyaux
de coquilles turbinées sans aucune trace de frottement ces
excavations ont leur toit parfaitement plat , tel que l'a toute
couche séparée de celle qui la touchoit immédiatement . La
décomposition par fractures en brises et en blocs arrive
encore ; mais ce qui est bien plus remarquable , et qui détruit
absolument l'hypothèse , c'est que l'inclinaison des couches
de cette face escarpée , et par conséquent des excavations , est
précisément dans le sens contraire à l'écoulement du courant
supposé. M. de Saussure a complétement méconnu la cause
de ces excavations , et sa méprise entraîne celle d'autres
géologues.
J'ai donné des observations détaillées sur ce même sujet ,
publiées dans le Journal de Physique de brumaire an 8 , auxquelles
je renvoie. Cette facilité avec laquelle on revient à des
opinions dont l'erreur a été démontrée , auroit lieu de surprendre
, si les exemples étoient moins fréquens.
en M. de Saussure a fait une erreur plus grande encore ,
attribuant de même à l'érosion d'un courant d'eau le vallon de
Moneti , qui sépare le grand et le petit Salève , depuis le
quart environ de la hauteur de ces montagnes , en faisant
descendre ce courant par la vallée de l'Arve , qui venoit ,
dit-il , se jeter dans notre grand courant.
Ce vallon ne doit pas son existence à l'érosion d'un courant
d'eau , qui est impossible , mais à une fracture de la montagne ,
arrivée quand la partie qui constitue le petit Salève s'affaissa
en bascule vers son extrémité septentrionale , lors des grands
affaissemens arrivés à la surface de notre globe. Il y a même
à cette extrémité un autre petit vallon formé par une fracture
bien plus brusque ; les couches y sont culbutées jusqu'à la
position presque verticale , et les couches inférieures sont
enfoncées dans le sol . On traverse ce petit vallon pour des→
cendre au château d'Etrembières.
J'ai donné l'explication de l'origine de ces vallons , d'après
l'inspection des lieux et la position des couches , dans un Mémoire
que je lus à la séance de la Société de physique et
d'histoire naturelle de Genève , du 23 octobre 1800 , qui a
paru dans le Journal de Physique de germinal an 9.
Je terminerai cet examen abrégé , par la citation des conclusions
de l'auteur , comme faisant suite à sa théorie , et qui
en sont le résumé. L'imagination seulé les a dictées , sans
même avoir réfléchi si elles étoient possibles :
« Dans le cas où la chaleur seroit plus intense , dit-il , les
>> lits
MOKAMAI 1807:
west
353
» lits de sable s'approchant de plus près de l'état de fasion
» acquerroient assez de ténuité et de consistance pouse
laisser fléchir et contourner sans déchirement ni fracture
» par l'influence des causes locales de mouvement , et pour-
» roient prendre la forme et le caractère de schiste primitif
» La pierre calcaire seroit entièrement cristallisée , et devien
» droit marbre , ou bien entrant en fusion plus liquide, elle
» pénétreroit jusque dans les plus petites fissures , sous la
» forme de spath calcaire. Enfin , dans les cas où la tem
» pérature seroit encore plus élevée , le sable lui - même
» se fondroit en entier , et pourroit être converti par le
>> refroidissement subséquent plus ou moins en granit , sié-
» nite , etc. , en conservant dans quelques cas des traces de
» la stratification primitive , et en constituant le gneiss et le
» granit stratifié ; d'autres fois , en s'insinuant dans les cre-
» vasses , il formeroit des veines de granit parfait. » ( Pag. 229
et 250 du 3° extrait. )
Si de telles idées n'avoient pas été mises au jour , extraites
traduites , et présentées avec prédilection , on auroit peine à
croire qu'elles eussent jamais été formées et publiées sérieusement;
il n'y en a pas une qui ne soit une fiction.
Les schistes d'une composition très variée , superposés.
par stratifications souvent très-minces , dont les uns sont en
partie composés de mica ; d'autres ayant dans leurs cavités ou
fissures des druses de cristal de roche , dont les prismes contiennent
fréquemment des substances diverses , telles que des
schorls verts , violets et capillaires ; des pyrites cristallisées ,
de la chlorite , de l'amiante ; ces prismes d'une belle transparence
qui montrent visiblement qu'ils ont été formés par
couches successives , ouvrage de l'eau , transportant comme
véhicule les molécules cristallines , ces prismes même contenant
quelquefois des gouttes d'eau ; ces cristaux de roche sou
vent associés à de grands et beaux cristaux de spath calcaire
de différentes formes ; toutes ces substances si diverses
réunies seroient l'ouvrage du feu ! .....
L'amiante mélangée souvent avec du spath calcaire dans
différentes roches , deux substances dont l'une est incombustible
, et l'autre calcinable ; l'une inattaquable aux acides , et
l'autre dissoute par eux , seroient dans cette réunion l'ouvrage
du feu ! .....
Les marbres et les roches calcaires qui contiennent dans
des couches immenses des accumulations de corps marins
d'une parfaite conservation ; plusieurs de ces corps , tels que
les madrépores , montrant leur tubulure capillaire et leur contexture
étoilée , jusque dans les plus petits détails , avec la plus
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
grande netteté ; les uns pétrifiés en silex , les autres imprégnés
de spath calcaire , renfermant quelquefois dans leur
intérieur de beaux cristaux de cette substance , et ces corps
marins souvent associés à du bois et d'autres végétaux terrestres
; foutes ces substances réunies seroient l'ouvrage du
'feu ! .....
Diverses roches fissiles , dont les unes sont minérales , d'autres
calcaires ou argileuses , qui contiennent les empreintes
d'une grande variété de poissons marins , ayant leurs arrêtes ,
leurs écailles , leurs dents , leurs nageoires , seroient l'ouvrage
'du feu ! .....
Le spath qui remplit les fissures des roches calcaires , qui
tapisse de ses cristallisations l'intérieur de plusieurs corps marins
, substance que le feu convertit en chaux , transportée
évidemment dans ces fissures par l'eau ambiante , auroit coulé
en fusion ignée ! .......
L'argile que le feu rougit et durcit , qui existe cependant
en couches dans son état naturel de mollesse dissoluble par
l'eau , renfermant souvent des coquilles marines d'une belle
conservation , montrant encore l'orient de leur nacre , quoique
ces couches soient surmontées par une épaisseur de 5 à 60ọ
pieds de couches calcaires , de craie blanche , telles qu'on en voit
aux côtes escarpées d'Angleterre , seroient l'ouvrage du feu ! .....
Les filons métalliques qui traversent en tout sens ,ces diverse's
couches , composés de minéraux très-variés , et diversement
combinés , dont les uns se volatilisent par la chaleur , et qu'on
trouve en formes concrètes , d'autres qui entrent en fusion
par un léger degré de chaleur , et qui sont dans leur état de
minéralisation. Tous ces filons , tous ces minéraux , toutes ces
substances si différentes les unes des autres , calcaires , vitrescibles
, métalliques , fusibles , réfractaires , combustibles ,
incombustibles , seroient l'ouvrage du feu ! ......
Certainement , il n'est pas besoin d'étendre au - delà la
liste des faits qui détruisent cette hypothèse. Sa réfutation
naît de son propre sein , elle en sort de toutes parts.
Tel est
ce traité de géologie et de physique terrestre , annoncé dans
la Bibliothèque Britannique à la fin des trois extraits , comme
un ouvrage important.
Il a , il est vrai , cette espèce d'importance : c'est de montrer
à quel point on peut s'égarer , quand on n'écoute que son
imagination , que l'on s'en tient à de petites expériences rétré
cies , sans consulter la nature elle - même là où elle se montre à
découvert , et quand on veut à tout prix trouver une solution
des phénomènes terrestres , hors du récit de l'historien sacré
de la Genèse.
Heureusement qu'il existe des physiciens et des géologues ,
MAI 1807:
355
qui , étudiant plus attentivement la nature dans ses domaines
, y trouvent des solutions conformes aux phénomènes
qu'elle présente à ses véritables observateurs.
2
Ils voient que la terre montre partout l'ouvrage de l'eau ,
dans ses couches , dans les substances qui les composent , dans
leurs cristallisations ; qu'en aucun lieu (les volcans exceptés )
on ne reconnoît l'ouvrage du feu . Ils voient partout la vérité du
récit que fait sur la formation de la terre , l'historien sacré de
la création , qui ne parle que des eaux quifurent rassemblées
en un lieu et séparées du sec ; et que DIEU créa en abondance
chacun dans son espèce , tous les animaux se mouvant dans
les eaux , qui , à l'exception de quelques espèces de coquillages
, ont été conservés jusqu'à nous . Rien donc n'est plus
contraire à ce que nous montre partout la nature et à l'histoire
qui nous est transmise de la formation de la terre , le système
qui fait le sujet de cet examen; Comment donc a - t- il
pu être annoncé avec tant de marques d'approbation ? ……….
Genève, le 1er mai 1807 :
que
G. A. DELUC.
Pyrrhus , ou les acides , tragédie en cinq actes , par
M. le Hoc. Représentée , pour la première , fois sur le
- Théâtre Français ; par les comédiens ordinaires de S. M. l'EMPEREUR
, le vendredi 27 février 1807 ; suivie de Réflexions
critiques et littéraires sur cette pièce et sur l'art dramatique ..
Prix ::
2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez Mad. le
Couvreur , libraire , éditeur de pièces de théâtre , galerie
et porte du Théâtre Français , n°. 1 , rue de Richelieu.
11
Le trait d'histoire sur lequel est fondé cette tragédie , présente
des situations intéressantes. Les dangers que courut
Pyrrhus , devenu depuis si célèbre par ses entreprises contre
les Romains , ont fixé l'attention des historiens ; et Plutarque
nous a laissé un récit très - curieux de ses premières années.
acide , roi des Molosses , fut chassé du trône par Néoptolème
son parent. Ses amis et ses partisans furent massacrés:
Son fils Pyrrhus encore à la mamelle , fut sauvé par Angelus
et par Androclides. Ces serviteurs fidèles eurent beaucoup de
peine à le dérober à la fureur de ses ennemis ; ils furent exposés
aux plus grands dangers jusqu'au moment où ils arrivèrent
chez Glaucias , roi des Sclavons . Cette situation est une des
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE ,
.
plus belles des Vies de Plutarque ; elle donne une idée de la
inanière dont les anciens exerçoient l'hospitalité.
Glaucias étoit assis auprès de sa femme. Ceux qui avoient
sauvé Pyrrhus mirent cet enfant devant lui ; Glaucias médita
quelque temps sur le parti qu'il devoit prendre. Il craignoit
Cassander , mortel ennemi d'acide. Pendant ces réflexions ,"
l'enfant se traîna comme il put près du roi ; prenant un pan de la
robe du prince, il se leva sur ses pieds , et se mít de lui-même
entre les genoux de Glaucias. Le roi rit d'abord de l'ingénuité
de l'enfant , pensant ensuite quelle seroit sa lâcheté s'il livroit
une foible créature qui se jetoit entre ses bras ; et considérant
cette circonstance comme un avis des Dieux qui lui ordonnoit
de prendre soin de Pyrrhus , il le confia à sa femme. Le jeune
prince fut élevé à la cour de Glaucias , qui refusa toutes les
offres que lui fit Cassander, et qui parvint dans la suite à
rétablir son pupille sur le trône d'Epire. ( 1 )
Ces dangers de Pyrrhus , la manière dont il recouvra sön
empire pouvoient fournir des situations dramatiques. Crébil'on
y trouva une tragédie qui eut dans le temps beaucoup
de succès. Frappé de la généreuse hospitalité de Glaucias , si
bien peinte par Plutarque , il fit de ce personnage un des héros
de sa pièce. On lui reprochoit que ses caractères étoient trop
noirs ; il voulut prouver qu'il étoit en état de fixer l'attention
du public par des combats de générosité et par des sentimens
nobles et héroïques , il s'essaya donc dans le genre de Corneille
; et voulant imiter ce grand poète jusque dans la complication
des incidens qui distinguent Rodogune et Héraclius ,
il conçut une des plus fortes intrigues que l'on voie au
théâtre.
Glaucias a caché Pyrrhus et l'a fait passer pour un de ses fils.
Connu sous le nom d'Hélénus , le jeune prince s'est distingué
par ses exploits : Illyrus , fils véritable de Glaucias , s'est aussi
distingué ; mais il a plutôt montré les qualités d'un soldat
que celles d'un capitaine. Dans un combat contre Neoptoleme
qui a fait périr Æacide , et s'est emparé de ses Etats , Hélénus
a été blessé dangereusement , Illyrus fait prisonnier , et la
victoire s'est déclarée pour Neoptolème.
Glaucias a été obligé de demander la paix; et les conférences
(1 ) Cette situation auroit sans doute fourni à Racine des vers charmans,
s'il eût traité le sujet de Pyrrhus : d'après le système poétique de Boileau ,
il auroit cherché à rendre tous ces petits, details . Crébillon n'a fait qu'ef
fleurer ce récit . C'est Glaucias qui parle :
Quand je reçus ce prince échappé de vos armes ,
Son berceau fut long-temps arrosé de mes larmes ;
Je regardai Pyrrhus comme un présent divin
Que le ciel m'ordonnoit de cacher dans mon sein.
MAI 1807.
357
ont lieu à Byzance chez Lysimachus , prince neutre . Néoptolème
, qui sait que Pyrrhus a été sauvé , veut qu'on le lui
livre , et menace , si l'on s'y refuse , de faire périr Illyrus .
Glaucias se trouve dans la situation la plus terrible : laissera-t- il
périr son fils ? Livrera-t-il Pyrrhus et violera-t-il toutes les
lois de l'hospitalité ? Les deux princes , quoique rivaux en
sont unis par les liens de l'estime , et sont prêts à se
sacrifier l'un pour l'autre.
amour ,
Hélénus arrache à Glaucias son secret ; et voyant que ce
prince laissera plutôt périr son fils que de manquer à l'hospitalité
, il prend la noble résolution de se livrer lui - même à
Neoptolème. Il fait prévenir ce dernier qu'il se charge de
tout ; et que la paix ne pouvant se conclure sans la mort de
Pyrrhus , il lui remettra ce malheureux prince.
Cette combinaison est belle et tragique : on attend avec
impatience et crainte cette scène de dévouement ; mais ce
qu'on n'attend pas , c'est que Néoptoleme , frappé de la
générosité de Pyrrhus , l'admire ; et non- seulement lui
accorde la vie , mais lui rend ses Etats. Pyrrhus consent à
oublier que Neoptolème a fait périr acide , et s'unit même
à la fille de son ennemi.
Ce dénouement que Crébillon n'a adopté que par une
espèce de gageure , et pour prouver qu'il pouvoit faire une
tragédie sans ensanglanter la scène , est répréhensible sous
plusieurs rapports. D'abord on ne peut concevoir que Pyrrhus
pardonne si facilement au meurtrier de son père. Ensuite , et
c'est le défaut le plus grand , Neoptolème , qui jusqu'alors
a été considéré comme un homme inflexible , dément tout-àcoup
son caractère ; et sa clémence inattendue est contraire
au précepte d'Horace :
Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit , et sibi constet.
M. le Hoc , dans ses Réflexions sur Pyrrhus , a donné luimême
le plan général de sa pièce. « Lorsque j'ai voulu ,
» dit-il , faire une tragédie , je me suis arrêté à une con-
» ception qui , sans être entièrement nouvelle , m'a paru
» très-dramatique. J'ai voulu qu'un jeune homme ardent ,
>> impétueux , organisé pour les passions nobles , fût placé
» entre les devoirs de la piété filiale d'un côté , et de l'autre
» ceux de la reconnoissance et de l'amour. J'ai voulu que sa
»> naissance fût inconnue , qu'il eût été élevé sous un nom
» supposé , à la cour d'une reine qui lui eût sauvé la vie ;
» que le roi , époux de cette reine , eût profité d'une révo-
>> lution qu'il auroit provoquée , pour s'asseoir sur le trône à
» la place du père de mon héros dont il étoit parent ; que
3 .
358 MERCURE DE FRANCE ,
2
» ce père cru mort depuis long-temps reparût sous un autre
» nom ; que secouru par un roi voisin il rentrât dans
» ses Etats en conquérant ; qu'il mit le siége sous les murs
» de la capitale , séjour des rois ; que le jeune prince déjà
» distingué par des victoires fut absent à cette époque ;
» que les dangers pressans , le désespoir du peuple , sa con-
» fiance dans le guerrier qu'il chérit , déterminassent le roi
» à le rappeler , à déclarer sa naissance , à le nommer l'hé-
» ritier du trône en lui donnant sa fille unique. J'ai voulu
» que son père fût présent à cette proclamation ; que dans
» une scène amenée naturellement ce roi détrôné et conqué-
» rant se fit connoître à son fils , et qu'il en résultât une oppo-
» sition de sentimens et un combat de devoirs. »
).
M. le Hoc ajoute qu'il a ensuite cherché dans l'histoire un
trait qui pût lui fournir ces situations .
Ce système ( 1 ) d'imaginer un sujet avant d'en avoir trouvé
les principales idées dans l'histoire ou dans la tradition , n'a
pas été celui de nos grands- maîtres. Corneille et Racine
paroissent toujours avoir été inspirés par la lecture des historiens
ou des poètes qui leur ont fourni des sujets; et leurs
tragédies semblent le fruit de cette inspiration . M. de Voltaire
n'a pas suivi la même route dans quelques-unes de ses pièces ;
mais l'on ne sauroit s'élever contre un système auquel nous
devons Zaire et Alzire. Il y a une manière de donner beaucoup
d'éclat à ces tragédies d'invention ; et M. de Voltaire
l'a parfaitement connue. Elle consiste à placer l'action à une
époque fameuse. Alors les développemens historiques peuvent
être pleins d'intérêt et de poésie ; et ces développemens
donnent à la tragédie une pompe et une dignité qu'une pièce
d'invention ne pourroit avoir par elle-même. Zaïre est placéc
à l'époque des croisades , et ces expéditions célèbres y sont
rappelées et peintes avec beaucoup de vérité ; Alzire nous
reporte au temps de la découverte et de la conquête de l'Amérique
; et si les tableaux du poète manquent quelquefois de
fidélité , ils ont du moins un coloris neuf et brillant. L'orphelin
de la Chine n'est pas moins heureusement placé. Une
grande révolution vient de changer la face d'un empire , et
les combats de la civilisation contre la barbarie , la victoire
que la première remporte sur l'autre , quoique dépourvue
de toute espèce de force , répandent beaucoup d'intérêt sur
cette production. C'est ainsi qu'un homme de talent sait tirer
(1 ) Le Père le Bossu se flattoit d'avoir donné le premier les règles de ce
système , quoiqu'il paroisse , d'après Aristote et Horace , qu'il étoit connu
des anciens . Le génovéfain vouloit qu'on n'inventât la fable qu'après avoir
choisi une moralité , et qu'on ne choisit les personnages qu'après avoir
inventé la fable;
MAI 1807. 359
parti des accessoires pour faire valoir le sujet principal , et
qu'il trouve le moyen de donner à un roman l'importance
d'un trait historique.
M. le Hoc n'a pas été moins heureux dans le choix de l'époque
où il a placé sa tragédie ; il a peint le moment qui
suivit la mort d'Alexandre , époque fameuse qui ne se trouve
rappelée que dans une des plus médiocres tragédies de
M. de Voltaire , ( 1 ) et dans une tragédie de Decaux ( 2) ,
entièrement oubliée. Cette peinture peut donc avoir tout le
mérite de la nouveauté. Il a ensuite profité d'un ressort qui
avoit été absolument négligé par Crébillon . C'est l'ambition
de Pyrrhus , et le desir d'abaisser les Romains qui le tourmentoit
dès sa jeunesse. On sent que cette combinaison donne
à Pyrrhus une attitude héroïque , fixe sur lui l'attention , et
fournit à l'auteur des détails poétiques très-bien amenés,
On a fait plusieurs critiques de cette tragédie ; et M. le
Hoc , dans ses réflexions , a répondu avec beaucoup d'esprit
au plus grand nombre de ces observations ; en examinant sa
pièce , nous rappellerons les principales critiques ainsi que
les réponses de l'auteur ; et nous chercherons à donner une
idée juste des beautés et des défauts de l'ouvrage.
Nous observerons d'abord que le style mérite beaucoup
d'éloges point d'emphase , point de déclamations , point de
faux brillans , défauts si communs aujourd'hui, Après avoir
lu cette tragédie , on se représente l'auteur comme un homme
nourri de l'étude des anciens et de nos grands-maîtres ; on ne
voit pas qu'il ait fait le moindre sacrifice au mauvais goût
du siècle , et l'on se plaît à reconnoître en lui un élève distingué
de l'ancienne école. Cet avantage est d'un grand prix
à nos yeux : il nous inspire d'autant plus d'estime que nous,
avons plus rarement la satisfaction de le trouver dans les
tragédies dont nous avons à rendre compte. J
Dans la pièce de M. le Hoc , ce n'est point Néoptoleme
qui a détrôné Æacide , c'est un autre prince de sa famille ,
nommé Alcétas. Au moment du tumulte , Amestris , femme
d'Alcétas , a sauvé Pyrrhus encore enfant , et l'a fait élever..
Comme dans la tragédie de Crébillon , le jeune prince a
dès l'âge le plus tendre , donné des preuves de valeur ; et
la fille de son ennemi lui a inspiré une passion qu'elle partage..
C'est le seul rapport qui se trouve entre les deux pièces.
"
Amestris , dans le danger extrême qui menace son époux ,
l'a décidé à donner sa fille à Pyrrhus , qui n'est encore connu
que sous le nom d'Agenor . D'après son consentement , elle
( 1 ) Olympie.
(2) Lysim chus ,
4.
360 MERCURE DE FRANCE ,
anno ce à Iphişe cette heureuse nouvelle , et lui dit le nom.
du héros auquel elle va être unie.
Les critiques ont fait quelques réflexions sur l'avant- scène :
l'auteur y répond fort bien . On n'exige pas d'ailleurs au
théâtre une grande vraisemblance pour les événemens qui
précédent la pièce. Pourvu qu'ensuite le poète n'offre rien qui
choque trop ouvertement l'ordre naturel des choses , on lui
passe volontiers des préparations dont on n'a même besoin de
prendre qu'une légère idée . Une critiquè plus fondée peutêtre
, et que M. le Hoc n'a pas prévue , attaqueroit les bases
fondamentales de son ouvrage. Pourquoi Alcétas et Amestris
prennent-ils la résolution de révéler à Pyrrhus le secret de .
sa naissance ? Ne risquent-ils pas de faire naître chez lui le
desir de venger son père ? Ne s'exposent - ils pas aux plus
grands dangers ? Ils ont , il est vrai , besoin d'un héros qui
sauvé l'Etat ; mais Agenor a déjà remporté des victoires , il
est adoré des soldats . Son véritable nom ne le rendra pas plus
redoutable aux ennemis , il n'augmentera pas la confiance
de l'orinée. Ils ont des remords et veulent réparer un crime.
Ne le peuvent -ils pas sans éclairer Pyrrhus ? Qu'ont - ils
besoin de lui révéler un secret qui ne peut que le tourmenter,
et les rendre les objets de sa haine ? Cette confidence n'est
bullement nécessaire , puisqu'Amestris , qui a seule sauvé
Pyrrhus , n'a confié ce mystère qu'à son époux. On voit trop
que M. le Hoc n'a fait cette supposition que parce qu'il en
avoit besoin pour son
son troisième acte.
Le second est prévu Pyrrhus s'y montre ; et Amestris ,
exécutant le projet qu'elle a formé , instruit le jeune prince
de sa naissance .
L'auteur paroît craindre qu'on ne lui reproche que l'action
n'avance point assez , et que l'intrigue n'est pas assez fortement
nouée. « Il en résulte , dit-il , pour le spectateur qui
» connoissoit , des la première scène , tous ces secrets , une
» Tenteur d'exposition qui le fatigue. Sans doute c'est une
» condition rigoureuse de l'auditeur de se mettre précisé-
» ment à la place du personnage qu'il écoute ; mais c'est un
» devoir de l'auteur de ne placer son juge lui -même que dans
» une situation qui l'occupe et l'intéresse. »
M. le Hoc paroît ici bien sévère envers lui-même. Il est
vrai que le public actuel , trop accoutumé à des tragédies qui
ressemblent à des pantomimes , ne demande du mouveque
ment dès les premières scènes . Mais les véritables connoisseurs
ont une autre manière de juger les ouvrages dramatiques.
Quand l'exposition n'est pas achevée , ce n'est pas tomber
dans un défaut que de faire prévoir les développemens que
l'on veut donner . Ils n'en sont pas moins intéressans . Quelques
MAI 1807.
361
réflexions sur le second acte de la tragédie dont nous nous
occupons , suffiront pour le prouver.
On a beaucoup parlé de Pyrrhus dans le premier acte. Le
spectateur desire naturellement de connoître ce héros ; il ne
desire pas moins de savoir quel effet produira sur Pyrrhus le
secret important qu'on va lui révéler . Ces scènes étant bien
faites , l'intérêt va toujours en croissant ; et , quoiqu'il n'y
ait pas d'action proprement dite , la pièce marche. Après
avoir reçu la confidence d'Amestris , Pyrrhus développe son
caractère fier , profond et mélancolique. Son ami lui rappelle
les circonstances de la révolution qui a précipité du trône
Eacide, Peut-être ce prince n'est-il pas mort. Ce soupçon
est un trait de lumière pour le spectateur ; il devine tout de
suite qu'acide va reparoître , et que son retour mettra
Pyrrhus dans la situation la plus terrible. Il balancera entre
l'amour filial , la reconnoissance qu'il doit à Amestris , et
l'amour qu'il a pour sa fille. L'attention s'éveille , sur-tout
quand on annonce que Phanès , guerrier qui assiége la ville ,
va y entrer pour négocier . Ce guerrier est un personnage
mystérieux : nouvelle raison ppour augmenter la curiosité. Il
paroît donc que jusque-là , le plan de la tragédie de M. le
Hoc est irrépréhensible.
Si l'on s'est plaint que les deux premiers actes manquoient
d'action , on ne peut faire le même reproche au troisième :
il est non-seulement rempli de ,mouvement , mais il présente
de très-beaux détails .
Phanès , qu'on attendoit , est introduit devant Alcétas à
qui il déclare qu'il doit descendre du trône , et laisser à
Glaucias le choix de son successeur. Le roi répond , en rendant
Phanès témoin de la cérémonie par laquelle le peuple apprend
que le fils d'acide respire , qu'Agenor est Pyrrhus , et qu'il
va épouser Iphise . Il se retire en laissant Pyrrhus avec Phanès ,
et en disant à ce dernier qu'il charge le prince de la négociation
. Phanès ouvre alors son coeur au héros , il déclare
qu'il est acide , raconte la manière dont il s'est dérobé à la
mort , parle de ses voyages , de ses souffrances , annonce qu'un
long malheur l'a rendu implacable , et qu'il ne respire que
la vengeance. Ce récit est un morceau de poésie très -éclatant,
Le trait le plus terrible et le plus dramatique , est celui par
lequel Pyrrhus apprend qu'en défendant Alcétas , il a blessé
son père.
La critique n'a pas épargné cet acte qui nous paroît mériter
des éloges. Il y a sans doute de la hardiesse dans cette combinaison
. Mais la critique ne doit point s'élever contre la
hardiesse , quand elle ne dégénère pas en témérité. Au contraire
elle doit encourager les poètes à oser, pourvu qu'ils
362 MERCURE DE FRANCE ,
ne ss'écartent pas des règles du bon sens et de l'art . C'est dans
cette lutte continuelle qui a lien entre les idées hardies , et le
frein qui est imposé à ceux qui les conçoivent , que les beautés ,
les plus dignes d'être admirées prennent souvent leur source ,
M. le Hoc rappelle les observations qu'on lui a faites . Il
paroît qu'on lui a reproché de l'invraisemblance , et que l'on
s'est fondé sur ce qu'Eacide devoit être reconnu à la cour où
il avoit régné. L'auteur répond qu'une longue absence , une
cicatrice sur le visage , la certitude où l'on est de la mort
d'acide , doivent suffire dans la vraisemblance dramatique ,
pour que ce prince prenne la résolution hardie de reparoître
dans son palais. Mais , ajoutent les critiques , il commet une
inconséquence . Non , répond M. le Hoc , il doit tout faire
pour n'être pas obligé de prendre sa capitale d'assaut , et de
la livrer au pillage et à la destruction . Ces raisons paroissent
sans réplique. Il n'y a plus qu'à examiner si , dans les deux
actes suivans , l'auteur s'est trouvé au niveau de son sujet , et
a bien peint l'opposition de sentimens et le combat de devairs
qui lui ont fait entreprendre sa pièce.
L'auteur jusqu'alors s'est soutenu par des combinaisons
sages ; son style s'en est ressenti : maintenant , obligé de peindre
les grandes passions , il ne pourra s'empêcher d'être un peu
au - dessous de son sujet. Quelle conduite tiendra Pyrrhus ?
Obéira-t-il aux fureurs de son père ? Portera- t-il le désespoir
dans le coeur d'Iphise en punissant Alcétas ? Détrônera - t-il
Amestris à qui il doit tout ? Ces combats terribles d'un
héros aussi généreux que sensible , ont lieu dans le quatrième
acte. Deux scènes principales y sont consacrées , l'une où
acide fait tous ses efforts pour inspirer à son fils ses desirs de
vengeance , et où celui - ci lui représente que la reconnoissance
et l'amour retiennent son bras ; l'autre où Iphise , effrayée des
transports de Pyrrhus , ranime sa passion par de tendres
plaintes. Ces deux scènes sont sagement tracées ; mais elles
n'ont pas cette éloquence de sentiment qui constitue la véritable
tragédie . Le style de l'auteur a été fort dans toutes les
préparations , dans tous les développemens qui ont précédé ;
s'est affoibli quand il a fallu peindre les grands mouvemens
qui agitent le coeur , et les combats qui le déchirent. M. le
Hoc reconnoît avec franchise une partie de ces défauts.
Ceux que présentent le cinquième acte sont malheureusement
plus essentiels. Alcétas a ordonné que l'on s'assurât de
Pyrrhus , il s'est ménagé des intelligences dans le camp d'Ea
cide , et ce prince est sorti furieux pour attaquer la ville .
Alcétas , ayant appris qu'une partie de l'armée d'Æacide
s'est révolté contre lui , met Pyrrhus en liberté , lui fait rendrę
şes armes , et lui permet d'aller secourir souère . Il espère
MAI 1807 .
363
que ces deux ennemis périront dans le tumulte . Pyrrhus vole
au secours d'acide ; Alcétas sort aussi , après avoir laissé
Amestris et Iphişe plongées dans les plus vives inquiétudes.
Les deux princesses s'entretiennent longuement de leurs maux ;
enfin on vient leur annoncer qu'acide et Alcétas sont morts ;
acide a été tué , et Alcétas a trouvé la mort dans les rangs
ennemis. Pyrrhus reparoît innocent de la mort d'Alcétas , :
se présente à son épouse et à sa fille qui , malheureusement ,
ne témoignent presqu'aucun regret ; et la pièce finit froide
ment.
il
Nous avons donné des éloges au style de cet ouvrage ; et
nous devons les justifier par une citation. Nous choisirons le
récit de Phanès dont nous avons parlé :
Je ne dois qu'à moi seul ma déplorable vie ,
A l'espoir que toujours conserva ma furie ,
L'espoir de me venger , aliment des grands coeurs,
A la haine aussi cher que la gloire aux vainqueurs,
• ·
Monarque fugitif, père plus malheureux ,
Dépouillant des grandeurs l'appareil dangereux ,
A ton berceau , mon fils , je cherchois à me rendre
Pour mourir avec toi , n'ayant pu te défendre ;
Lorsque des conjurés les féroces clameurs ,
Qu'une vaine pit é confirmoit par ses pleurs ,
M'apprennent qu'à l'instant une main meurtrière
A Pyrrhus , à mon fils a ravi la lumière.
De tout l'Enfer alors évoquant le secours
Je jurai de haïr et de hair toujours ;
J'étois mort au bonheur , je vivois pour la haine.
Vers ce palais brûlant mon transport me ramène :
Certain de tous mes maux , j'en veux punir l'auteur ;
Mon oeil et mon poignard cherchent partout son coeur.
Mais ce peuple déjà qu'un autre zèle anime ,
Qui ne voit qu'un spectacle où le ciel voit un crime ,
Qui blaspheme ou bénit , perd ou venge en un jour ,
Lassoit son nouveau roi de son nouvel amour;
Il fallut exiler ma fureur inutile.
A mes derniers sujets mendiant un asile ,
Etranger au soleil , voyageur dans la nuit ,
J'abandonne mes pas au sort qui les conduit.
Je pouvois , m'unissant aux rivaux de Cassandre ,
Montrer un fils d'Achille aux soldats d'Alexandre ;
Mais ces mêmes soldats , en cent climats divers ,
Pour se le partager déchiroient l'univers.
Le courage , dès lors , me tint lieu d'espérance.
De Dodone à l'Hoemus je parcours la distance ;
Sorti de la Mésie, et traversant l'Ister ,
Je sentois le besoin d'habiter un désert.
Du Gête belliqueux la solitude aride ,
Les bords du noir Euxin, la sanglante Tauride ,
M'offrirent la nature en sa muette horreur ,
Telle que la vouloient mon destin et mon coeur.
Là , sur le roc assis , comme eux fier et sauvage ,
364
MERCURE
DE
FRANCE
,
1
Des animaux guerriers j'admirois le courage ;
Le mien s'en accroissoit . Au bruit sourd des torrens,
A ce choc éternel de tous les élémens ,
J'osois mêler ma voix ; seal , dans l'espace inimense ,
Je forçois les échos à répéter : Vengeance !
Fatigué de mes maux , de mes cris impuissans ,
Ce désespoir stérile avoit flétri mes sens .
Quand , plein d'un feu nouveau , je respirai la guerre =
J'unissois mes malheurs aux malheurs de la terre ;
Et soldat inconnu, de climats en climats ,
Pour nourrir mes fureurs , je cherchai les combats.
Bientôt , au premier rang porté par la victoire ,
Ma solitaire audace a conçu cés projets
Que le sort favorise , et qu'accomplit Phanès.
La tragédie de M. le Hoc est un ouvrage estimable. On n'y
voit aucune trace de fausse sensibilité ; les idées romanesques
en sont bannies ; et l'auteur ne s'est permis aucun de ces coups
de theatre plus dignes des Boulevards que de la scène française.
Il nous semble donc que cette pièce peut être placée au rang
des productions dramatiques que le public aime à revoir ,
quoiqu'il y remarque des imperfections qui tiennent plutôt
à un défaut de force qu'à des erreurs de goût. Au reste nous
avons eu d'autant moins de scrupule d'énoncer notre opinion
sur Pyrrhus , qu'elle est presque en tout conforme à celle de
l'auteur : dans les réflexions placées à la suite de sa pièce , il a
donné l'exemple d'une sévérité rare envers soi-même. Il seroit
à desirer que tous les poètes se jugeassent avec autant de
franchise : la critique seroit débarrassée des épines dont sa route
est semée ; elle ne craindroit point de blesser ceux dont elle
releveroit les défauts : n'ayant plus qu'à discuter avec l'auteur
les causes des imperfections dont il n'a pu se garantir , elle
prendroit le ton d'une conversation paisible et instructive.
Mais on n'a pas lieu d'espérer que l'exemple donné par M. le
Hoc se renouvelle souvent. La paix entre les auteurs et les
critiques est une chimère qui ressemble beaucoup à la paix
perpétuelle de l'abbé de Saint- Pierre.
P.
La Critique des Critiques du Salon de 1806 , Etrennés aux
Connoisseurs. Prix : 1 fr. , et 1 fr. 25 cent. par la poste .
A Paris , chez Firmin Didot, libraire , rue Dauphine ; et
chez le Normant.
Ce petit ouvrage a deux titres. Le premier fait assez voir
que c'est une satire , puisqu'on est convenu d'appeler ainsi
toute critique en vers ; le second a besoin d'être expliqué.
Etrennes aux Connoisseurs ; cela ne dit rien qui est- ce qui
MAI 1807 .
365
:
n'est pas connoisseur ? Et de quoi ne l'est-on pas ? On juge
un poëme , un tableau , un discours , une loi , un plan de
bataille tout le monde juge de tout , et également bien de
tout. Je suis donc obligé de dire que cet ouvrage paroît spécialement
dirigé contre un article du Publiciste , dans lequel
il est parlé du Salon de 1806. Je n'ai point lu cet article , et ,
quand je l'aurois lu , il ne m'appartiendroit pas d'en juger ;
mais j'ai lu ce petit poëme , et , sans chercher si le journaliste
a eu tort , je soutiens que le poète a raison : car il répond en
bons vers . Cette preuve me paroît sans réplique. Voici de quoi
il s'agit :
a
Tout le monde a pu voir au Salon le beau tableau dans
lequel M. Girodet a représenté une Scène de Déluge. Cet
ouvrage , dont le projet seul annonce une imagination brillante
et le desir de surmonter de grandes difficultés , auroit peutêtre
mérité quelqu'indulgence , quand même il auroit été
entrepris par un jeune homme qui n'auroit pas déjà donné de
grandes preuves de son talent. A tout âge il est beau de concevoir
de grandes entreprises et de s'essayer dans de grands
sujets : ce n'est qu'ainsi qu'on parvient à y réussir. Les petites
idées ne sont bonnes à rien , si ce n'est à donner l'habitude des
petites choses ; mais lorsqu'un auteur , déjà connu par de grands
et beaux ouvrages , en entreprend de plus grands encore , alors
ce n'est pas de l'indulgence , c'est de la justice qu'on lui doit ;
et la justice ne consiste pas seulement à montrer ses défauts ,
s'il en a , mais à faire aussi sentir ses beautés. Tel étoit le cas
de M. Girodet. Dans le tableau qu'il a exposé au Salon de 18064/
il ne s'agissoit de rien moins que de peindre une des plus
grandes et des plus terribles scènes de la nature . Toutes les
passions , toutes les craintes , toutes les douleurs devoient y être
représentées , avec les diverses nuances que la différence des âges
et des sexes peuvent leur donner. Ainsi ce tableau devoit joindre
à toutes les beautés poétiques de la peinture , toutes les finesses H
du dessin et du coloris ; il devoit , pour être bor , réunir tous
les mérites d'un bon tableau . Les connoisseurs ( j'entends les
véritables ) ont trouvé que M. Girodet avoit parfaitement
réussi , et que , loin d'être resté au-dessous de ses autres ouvrages
, il les avoit en quelque sorte surpassés. Le Publiciste
en a jugé autrement. Nous allons laisser le poète exposer luimême
le sujet du tableau , et la critique qui en a été faite :
Sur ce rocher sauvage ,
Où se brisent les flots , sur qui gronde forage ,
Que , de nuit , aux lueurs des livides éclairs ,
Haletant , et penché sur l'abyme des iners,
Un mortel , jeune encor , courbé sous son vieux père ,
Retarde le trépas de ses fiis , de leur mère ,
A son bras suspendus ; et qu'embrassant l'un d'eux ,
360 MERCURE DE FRANCE ,
anno ce à Iphişe cette heureuse nouvelle , et lui dit le nom.
du héros auquel elle va être unie.
Les critiques ont fait quelques réflexions sur l'avant - scène :
l'auteur y répond fort bien. On n'exige pas d'ailleurs au
théâtre une grande vraisemblance pour les événemens qui
précédent la pièce. Pourvu qu'ensuite le poète n'offre rien qui
choque trop ouvertement l'ordre naturel des choses , on lui
passe volontiers des préparations dont on n'a même besoin de
prendre qu'une légère idée. Une critique plus fondée peutêtre
, et que M. le Hoc n'a pas prévue , attaqueroit les bases
fondamentales de son ouvrage. Pourquoi Alcétas et Amestris
prennent-ils la résolution de révéler à Pyrrhus le secret de.
sa naissance ? Ne risquent-ils pas de faire naître chez lui le
desir de venger son père ? Ne s'exposent - ils pas aux plus
grands dangers ? Ils ont , il est vrai , besoin d'un héros qui
sauvé l'Etat ; mais Agenor a déjà remporté des victoires , il
est adoré des soldats . Son véritable nom ne le rendra pas plus
redoutable aux ennemis , il n'augmentera pas la confiance
de l'arinée . Ils ont des remords et veulent réparer un crime.
Ne le peuvent-ils pas sans éclairer Pyrrhus ? Qu'ont - ils
besoin de lui révéler un secret qui ne peut que le tourmenter ,
et les rendre les objets de sa haine ? Cette confidence n'est
nullement nécessaire , puisqu'Amestris , qui a seule sauvé
Pyrrhus , n'a confié ce mystère qu'à son époux. On voit trop
que M. le Hoc n'a fait cette supposition que parce qu'il en
avoit besoin pour son troisième acle.
Le second est prévu Pyrrhus s'y montre ; et Amestris ,
exécutant le projet qu'elle a formé , instruit le jeune prince
de sa naissance .
L'auteur paroît craindre qu'on ne lui reproche que l'action
n'avance point assez , et que l'intrigue n'est pas assez fortement
nouée. « Il en résulte , dit-il , pour le spectateur qui
» connoissoit , des la première scène , tous ces secrets , une
» fenteur d'exposition qui le fatigue. Sans doute c'est une
» condition rigoureuse de l'auditeur de se mettre précisé-
» ment à la place du personnage qu'il écoute ; mais c'est un
devoir de l'auteur de ne placer son juge lui -même que dans
» une situation qui l'occupe et l'intéresse. »
M. le Hoc paroît ici bien sévère envers lui-même. Il est
vrai que le public actuel , trop accoutumé à des tragédies qui
ressemblent à des pantomimes , ne demande que du mouvement
dès les premières scènes . Mais les véritables connoisseurs
ont une autre manière de juger les ouvrages dramatiques.
Quand l'exposition n'est pas achevée , ce n'est pas tomber
dans un défaut que de faire prévoir les développemens que
l'on veut donner. Ils n'en sont pas moins intéressans. Quelques
MAI 1807 .
361
réflexions sur le second acte de la tragédie dont nous nous
occupons , suffiront pour le prouver.
On a beaucoup parlé de Pyrrhus dans le premier acte. Le
spectateur desire naturellement de connoître ce héros ; il ne
desire pas moins de savoir quel effet produira sur Pyrrhus le
secret important qu'on va lui révéler . Ces scènes étant bien
faites , l'intérêt va toujours en croissant ; et , quoiqu'il n'y
ait pas d'action proprement dite , la pièce marche. Après
avoir reçu la confidence d'Amestris , Pyrrhus développe son
caractère fier , profond et mélancolique. Son ami lui rappelle
les circonstances de la révolution qui a précipité du trône
Eacide, Peut-être ce prince n'est-il pas mort. Ce soupçon
est un trait de lumière pour le spectateur ; il devine tout de
suite qu'acide va reparoître , et que son retour mettra
Pyrrhus dans la situation la plus terrible . Il balancera entre
l'amour filial , la reconnoissance qu'il doit à Amestris , et
l'amour qu'il a pour sa fille. L'attention s'éveille , sur- tout
quand on annonce que Phanès , guerrier qui assiége la ville ,
va y entrer pour négocier . Ce guerrier est un personnage
mystérieux nouvelle raison pour augmenter la curiosité. Il
paroît donc que jusque-là , le plan de la tragédie de M. le
Hoc est irrépréhensible.
Si l'on s'est plaint que les deux premiers actes manquoient
d'action , on ne peut faire le même reproche au troisième :
il est non-seulement rempli de mouvement , mais il présente
de très-beaux détails .
Phanès , qu'on attendoit , est introduit devant Alcetas à
qui il déclare qu'il doit descendre du trône , et laisser à
Glaucias le choix de son successeur. Le roi répond , en rendant
Phanes témoin de la cérémonie par laquelle le peuple apprend
que le fils d'acide respire , qu'Agenor est Pyrrhus , et qu'il
va épouser Iphise . Il se retire en laissant Pyrrhus avec Phanès,
et en disant à ce dernier qu'il charge le prince de la négociation.
Phanès ouvre alors son coeur au héros , il déclare
qu'il est acide , raconte la manière dont il s'est dérobé à la
mort , parle de ses voyages , de ses souffrances , annonce qu'un
long malheur l'a rendu implacable , et qu'il ne respire que
la vengeance. Ce récit est un morceau de poésie très -éclatant,
Le trait le plus terrible et le plus dramatique , est celui par
lequel Pyrrhus apprend qu'en défendant Alcétas , il a blessé
son père.
La critique n'a pas épargné cet acte qui nous paroît mériter
des éloges. Il y a sans doute de la hardiesse dans cette combinaison
. Mais la critique ne doit point s'élever contre la
hardiesse , quand elle ne dégénère pas en témérité . Au contraire
elle doit encourager les poètes à oser, pourvu qu'ils
362 MERCURE DE FRANCE ,
ne s'écartent pas des règles du bon sens et de l'art . C'est dans
cette lutte continuelle qui a lieu entre les idées hardies , et le
frein qui est imposé à ceux qui les conçoivent , que les beautés ,
les plus dignes d'être admirées prennent souvent leur source ,
M. le Hoc rappelle les observations qu'on lui a faites . Il
paroît qu'on lui a reproché de l'invraisemblance , et que l'on
s'est fondé sur ce qu'Eacide devoit être reconnu à la cour où
il avoit régné. L'auteur répond qu'une longue absence , une
cicatrice sur le visage , la certitude où l'on est de la mort
d'acide , doivent suffire dans la vraisemblance dramatique ,
pour que ce prince prenne la résolution hardie de reparoître.
dans son palais . Mais , ajoutent les critiques , il commet une
inconséquence . Non , répond M. le Hoc , il doit tout faire
pour n'être pas obligé de prendre sa capitale d'assaut , et de
la livrer au pillage et à la destruction . Ces raisons paroissent
sans réplique. Il n'y a plus qu'à examiner si , dans les deux
actes suivans , l'auteur s'est trouvé au niveau de son sujet , et
a bien peint l'opposition de sentimens et le combat de devairs
qui lui ont fait entreprendre sa pièce.
L'auteur jusqu'alors s'est soutenu par des combinaisons
sages ; son style s'en est ressenti : maintenant , obligé de peindre
les grandes passions , il ne pourra s'empêcher d'être un peu
au -dessous de son sujet. Quelle conduite tiendra Pyrrhus ?
Obéira- t- il aux fureurs de son père ? Portera - t-il le désespoir
dans le coeur d'Iphise en punissant Alcétas ? Détrônera-t-il
Amestris à qui il doit tout ? Ces combats terribles d'un'
héros aussi généreux que sensible , ont lieu dans le quatrième
acte. Deux scènes principales y sont consacrées , l'une où
Eacide fait tous ses efforts pour inspirer à son fils ses desirs de
vengeance , et où celui - ci lui représente que la reconnoissance
et l'amour retiennent son bras ; l'autre où Iphise , effrayée des
transports de Pyrrhus , ranime sa passion par de tendres
plaintes. Ces deux scènes sont sagement tracées ; mais elles
n'ont pas cette éloquence de sentiment qui constitue la véritable
tragédie. Le style de l'auteur a été fort dans toutes les
préparations , dans tous les développemens qui ont précédé ;
Il s'est affoibli quand il a fallu peindre les grands mouvemens
qui agitent le coeur , et les combats qui le déchirent. M. le
Hoc reconnoît avec franchise une partie de ces défauts.
Ceux que présentent le cinquième acte sont malheureusement
plus essentiels. Alcétas a ordonné que l'on s'assurât de
Pyrrhus , il s'est ménagé des intelligences dans le camp d'Ea
cide , et ce prince est sorti furieux pour attaquer la ville.
Alcétas , ayant appris qu'une partie de l'armée d'acide
s'est révolté contre lui , met Pyrrhus en liberté , lui fait rendre
ses armes , et lui permet d'aller secourir souère. Il espère
+
-
MAI 1807.
363
que ces deux ennemis périront dans le tumulte. Pyrrhus vole
au secours d'acide ; Alcétas sort aussi , après avoir laissé
Amestris et Iphişe plongées dans les plus vives inquiétudes.
Les deux princesses s'entretiennent longuement de leurs maux
enfin on vient leur annoncer qu'acide et Alcétas sont morts ;
Eacide a été tué , et Alcétas a trouvé la mort dans les rangs
ennemis. Pyrrhus reparoît ; innocent de la mort d'Alcétas ,
se présente à son épouse et à sa fille qui , malheureusement ,
ne témoignent presqu'aucun regret ; et la pièce finit froide
ment.
Nous avons donné des éloges au style de cet ouvrage ; et
nous devons les justifier par une citation . Nous choisirons le
récit de Phanès dont nous avons parlé :
Je ne dois qu'à moi seul ma déplorable vie ,
A l'espoir que toujours conserva ma furie ,
L'espoir de me venger , aliment des grands coeurs ,
A la haine aussi cher que la gloire aux vainqueurs
Monarque fugitif, père plus malheureux ,
Dépouillant des grandeurs l'appareil dangereux ,
Aton berceau , mon fils , je cherchois à me rendre ,
Pour mourir avec toi , n'ayant pu te défendre ;
Lorsque des conjurés les féroces clameurs ,
Qu'une vainepit é confirmoit par ses pleurs ,
M'apprennent qu'à l'instant une main meurtrière
A Pyrrhus , à mon fils a ravi la lumière.
De tout l'Enfer alors évoquant le secours ,
Je jurai de haïr et de hair toujours ;
J'étois mort au bonheur , je vivois pour la haine.
Vers ce palais brûlant mon transport me ramène :
Certain de tous mes maux , j'en veux punir l'auteur ;
Mon oeil et mon poignard cherchent partout son coeur,
Mais ce peuple déjà qu'un autre zèle anime ,
Qui ne voit qu'un spectacle où le ciel voit un crime ,
Qui blaspheme ou bénit , perd ou venge en un jour ,
Lassoit son nouveau roi de son nouvel amour;
Il fallut exiler ma fureur inutile.
A mes derniers sujets mendiant un asile ,
Etranger au soleil , voyageur dans la nuit,
J'abandonne mes pas au sort qui les conduit .
Je pouvois , m'unissant aux rivaux de Cassandre ,
Montrer un fils d'Achille aux soldats d'Alexandre;
Mais ces mêmes soldats , en cent climats divers ,
Pour se le partager déchiroient l'univers .
Le courage , dès lors , me tint lieu d'espérance.
De Dodone à l'Hoemus je parcours la distance ;
Sorti de la Mésie , et traversant l'Ister ,
Je sentois le besoin d'habiter un désert.
Du Gête belliqueux la solitude aride ,
Les bords du noir Euxin , la sanglante Tauride ,
M'offrirent la nature en sa muette horreur ,
Telle que la vouloient mon destin et mon coeur .
Là , sur le roc assis , comme eux ficr et sauvage,
364
MERCURE
DE FRANCE
,
De's animaux guerriers j'admirois le courage ;
Le mien s'en accroissoit. Au bruit sourd des torrens ,
A ce choc éternel de tous les élémens ,
J'osois mêler ma voix ; seal , dans l'espace inmense ,
Je forçois les échos à répéter : Vengeance !
Fatigué de mes maux , de mes cris impuissans ,
Ce désespoir stérile avoit flétri mes sens .
Quand , plein d'un feu nouveau , je respirai la guerre a
J'unissois mes malheurs aux malheurs de la terre ;
Et soldat inconnu , de climats en climats ,
Pour nourrir mes fureurs , je cherchai les combats.
Bientôt , au premier rang porté par la victoire ,
Ma solitaire audace a conçu ces projets
Que le sort favorisé , et qu'accomplit Phanès.
3
La tragédie de M. le Hoc est un ouvrage estimable. On n'y
voit aucune trace de fausse sensibilité ; les idées romanesques
en sont bannies ; et l'auteur ne s'est permis aucun de ces coups
de theâtre plus dignes des Boulevards que de la scène française.
Il nous semble donc que cette pièce peut être placée au rang
des productions dramatiques que le public aime à revoir ,
quoiqu'il y remarque des imperfections qui tiennent plutôt
à un défaut de force qu'à des erreurs de goût. Au reste nous
avons eu d'autant moins de scrupule d'énoncer notre opinion
sur Pyrrhus , qu'elle est presque en tout conforme à celle de
l'auteur : dans les réflexions placées à la suite de sa pièce , il a
donné l'exemple d'une sévérité rare envers soi-même. Il seroit
à desirer que tous les poètes se jugeassent avec autant de
franchise : la critique seroit débarrassée des épines dont sa route
est semée ; elle ne craindroit point de blesser ceux dont elle
releveroit les défauts : n'ayant plus qu'à discuter avec l'auteur
les causes des imperfections dont il n'a pu se garantir , elle
prendroit le ton d'une conversation paisible et instructive.
Mais on n'a pas lieu d'espérer que l'exemple donné par M. le
Hoc se renouvelle souvent. La paix entre les auteurs et les
critiques est une chimère qui ressemble beaucoup à la paix
perpétuelle de l'abbé de Saint- Pierre.
et
P.
La Critique dés Critiques du Salon de 1806 , Etrennés aux
Connoisseurs. Prix : 1 fr. , 1 fr. 25 cent. par la poste .
A Paris , chez Firmin Didot, libraire , rue Dauphine ; et
chez le Normant.
Ce petit ouvrage a deux titres. Le premier fait assez voir
que c'est une satire , puisqu'on est convenu d'appeler ainsi
toute critique en vers ; le second a besoin d'être expliqué.
Etrennes aux Connoisseurs ; cela ne dit rien qui est- ce qui
:
MAI
1807 .
365
n'est pas connoisseur ? Et de quoi ne l'est-on pas ? On juge
un poëme , un tableau , un discours , une loi , un plan de
bataille tout le monde juge de tout , et également bien de
tout. Je suis donc obligé de dire que cet ouvrage paroît spécialement
dirigé contre un article du Publiciste , dans lequel
il est parlé du Salon de 1806. Je n'ai point lu cet article , et,
quand je l'aurois lu , il ne
m'appartiendroit pas d'en juger ;
mais j'ai lu ce petit poëme , et , sans chercher si le journaliste
a eu tort , je soutiens que le poète a raison : car il répond en
bons vers. Cette preuve me paroît sans réplique. Voici de quoi
il s'agit :
Tout le monde a pu voir au Salon le beau tableau dans
lequel M. Girodet a représenté une Scène de Déluge. Cet
ouvrage , dont le projet seul annonce une imagination brillante
et le desir de surmonter de grandes difficultés , auroit peutêtre
mérité
quelqu'indulgence , quand même il auroit été
entrepris par un jeune homme qui n'auroit pas déjà donné de
grandes preuves de son talent. A tout àge il est beau de concevoir
de grandes entreprises et de s'essayer dans de grands
sujets : ce n'est qu'ainsi qu'on parvient à y réussir. Les petites
idées ne sont bonnes à rien , si ce n'est à donner l'habitude des
petites choses ; mais lorsqu'un auteur , déjà connu par de grands
et beaux ouvrages , en entreprend de plus grands encore , alors
ce n'est pas de l'indulgence , c'est de la justice qu'on lui doit;
et la justice ne consiste pas seulement à montrer ses défauts ,
s'il en a , mais à faire aussi sentir ses beautés. Tel étoit le cas
de M. Girodet . Dans le tableau qu'il a exposé au Salon de 1806 ,
il ne s'agissoit de rien moins que de peindre une des plus
grandes et des plus terribles scènes de la nature . Toutes les
passions , toutes les craintes , toutes les douleurs devoient y être
représentées , avec les diverses nuances que la différence des âges
et des sexes peuvent leur donner. Ainsi ce tableau devoit joindre
à toutes les beautés poétiques de la peinture , toutes les finesses H
du dessin et du coloris ; il devoit , pour être bor , réunir tous
les mérites d'un bon tableau. Les
connoisseurs ( j'entends les
véritables ) ont trouvé que M. Girodet avoit
parfaitement
réussi , et que , loin d'être resté au-dessous de ses autres ouvrages
, il les avoit en quelque sorte surpassés. Le Publiciste
en a jugé autrement. Nous allons laisser le poète exposer
même le sujet du tableau , et la critique qui en a été faite :
lui-
Sur ce rocher sauvage ,
Où se brisent les flots , sur qui gronde l'orage ,
Que , de nuit, aux lueurs des livides éclairs ,
Haletant, et penché sur l'abyme des iners ,
Un mortel , jeune encor , courbé sous son vieux père ,
Retarde le trépas de ses fiis , de leur mère ,
A son bras suspendus ; et qu'embrassant l'un d'eux ,
-366 MERCURE
DE FRANCE
,
La mère offre à l'aîné l'appui de ses cheveux.
Que le vieillard , qui craint la misère importune,
D'une mam prévoyante ait sauvé sa fortune;
Et que l'époux , tremblant sous un pénible effort ,
Rompe l'arbre fragile où s'attachoit leur sort :
Je ne vois qu'égoïsme en ce tableau barbare :
L'époux grince des dents ; l'aïeul est un avare ;
L'enfant est un vaurien qui battroit sa maman .
Et bien que, tourmenté par la vague et le vent ,
Cet homme vigoureux , au bord du précipice ,
Est un vrai saltimbanque à qui la jambe glisse.
Ah ! j'oubliois de dire , et je viens d'y songer ,
Que le plus jeune enfant , ignorant le danger,
Ne doit ni s'agiter, ni répandre une larme.
Et voilà ce tableau qui fait tant de vacarme !
Que l'auteur, si l'on veut , ne soit pas sans talens ;
Soil...je le crois ... peut-être ... un jour ... avec le temps ...
Je voudrois le louer, mais qu'un autre leflatte
Depuis l'Endymion et depuis l'Hippocrate ,
Et l'esprit d'Ossian perdu dans son brouillard.
Qu'ont produit ses pinceaux d'intéressant pour l'art ?
Peu de chose. Il nous donne enfin ce noir mélange
D'objets tous effrayans calqués sur Michel- Ange .
Mais qu'ilfasse un tableau qu'on puisse célébrer :
Ce n'estpoint son talent que je veux admirer.
On assure que tout ce qui est imprimé en caractères italiques
, est tiré mot-à-mot du Feuilleton du Publiciste. Ce
qui me le fait croire , c'est qu'on y trouvé en effet cette
phrase : « Tout cela prouve , me dira- t- on , que M. Girodet
est en état de faire de três - beaux ouvrages ; qu'il les fasse
» donc. Ce sont ses ouvrages et non ses talens que je veux
» admirer. » ( Feuilleton du Publiciste , du 4 octobre 1806. )
« Voici, ajoute l'auteur de la satire dans ses notes, une distinction
» très-subtile entre le talent et les ouvrages d'un artiste . Nous
n avions cru jusqu'à présent que les productions d'un maître ,
n quoiqu'inégales entr'elles , pouvoient cependant donner la
» inesure de son mérite ; et que lorsqu'on vouloit admirer ses
» ouvrages , on vouloit aussi , et par conséquent , admirer son
» talent. »
Le tableau dans lequel M. Gros a si bien peint la bataille
d'Aboukir , n'a pas été traité par le journaliste avec
plus d'indulgence que la Scène de Déluge ; et le poète a cru
devoir relever aussi quelques- uns des traits de sa censure .
Voici comment il le fait parler :
Messieurs , que pensez- vous de ce vastė tableau ;
Que le public paroît , malgré moi , trouver beau ?
Je ne mesure point les peintures à l'ăune ;
Dans celle -ci , je vois un grand fracas de jaune,
Et de rouge, de bleu , de violet , de vert ;
Mais ne trouvez- vous pas qu'il y manque de l'air ?
Tout ici vient à l'oeil d'une manière dure ;
MAI 1807 .
367
Je veux voir un brouillard autour de la peinture.
:
Jeunes maîtres , à vous s'adressent mes leçons.
Apprenez donc de moi comme on forme les tons.
Peignez-vous un ton rouge, il faut qu'il soit verdátre ;
Formez-vous un ton vert ? Mêlez - y du rougedtre.
L'air est un grand miroir. Chaque objet , tour-à- tour ,
Renvoie au corps voisin sa couleur et son jour.
La nature jamais à notre oeil , qu'elle éclaire ,
N'offre le viféclat d'un arc en- ciel en terre.
·
Mais voyons ce tableau de l'un à l'autre bout.
Formés en bataillons sur la mouvante arêne ,
Dis Français valeureux , que leur ardeur entraîne ,
Sous les yeux du héros qui les guide aux combats ,
Font rouler dans la poudre et coursiers et soldats.
On croit ouïr les cris que la pâle Bellone
Arrache aux combattans que le glaive moissonne .
On se croit transporté sur ce sa le brûlant
Où nos drapeaux vainqueurs ont vu fuir le croissant.
Ici , Duvivier tombe ; heureux et magnanime ,
Là , Beaumont à Guibert immole une victime .
Des milliers de turbans soudain couvrent les flots ;
Plus loin , l'Anglais frémit , et bénit ses vaisseaux .
J'admire , si l'on veut , cette scène imposante :
Que son dessin soit ferme et sa couleur brûlante ,
La touche aisée et large , et l'effet vigoureux ;
Eh ! que m'importe à moi ? L'effet blesse mes yeux.
Quoique l'astre du jour de toutes parts l'éclaire ,
Je ne voudrois y voir qu'un seul point de lumière,
Comme on dit que toujours a pratiqué Rembrant.
Je le répète encor , le ton est trop brillant;
Et , dût-on m'appeler Ostrogoth ou Vandale ,
ces divers passages ,
Son éclat me séduit moins qu'une couleur sale , etc. etc.
Je ne sais comment il se fait que , dans
je ne comprenne que ce qui est imprimé en lettres ordinaires ;
tout ce qui est en lettres italiques est entièremens au- dessus de
mon intelligence. Il est possible qu'en effet l'air soit un grand
miroir, et qu'il soit de rigueur de mettre un brouillard autour
de la peinture , et qu'un beau gazon ne soit pas bien peint , si
on n'y mêle un peu de rougeatre ; mais tout cela , c'est le
secret des artistes : c'est sans doute leur langue que vous parlez ,
quand vous vous exprimez ainsi ; seroit-il indiscret de vous
prier d'employer la nôtre , puisqu'enfin c'est à nous que vous
parlez ?
Je suis persuadé que le peintre où le poète qui parviendroit
guérir quelques gens de lettres de la manie de juger publiqucment
les tableaux , rendroit un véritable service non - seulement
aux arts et à ceux qui les cultivent , mais à notre langue ,
que cette manie a fait surcharger d'une foule d'expressions
nouvelles qui n'expriment point de nouvelles idées . Je n'en
citerai qu'un petit nombre d'exemples , et je choisis à dessein
368 MERCURE DE FRANCE ,
les mots les plus sonores ou les moins choquans que nous avons
empruntés à la peinture. Ainsi , je ne parlerai ni des masses ,
ni des clairs- obscurs , etc. etc. D'où sont venus à la langue
française ces mots de coloris , de teintes , de nuances , dont on
nous étourdit tous les jours à propos de prose et de vers ? Ces
mots étoient français , j'en conviens ; mais ils étoient du français
des peintres et des teinturiers , et on auroit pu les leur
laisser. La langue de Boileau n'étoit- elle pas suffisante pour
exprimer tous les genres de beautés qu'on trouve dans Racine ?
Il me semble que le législateur du Parnasse n'a jamais loué
son ami , ni sur la vigueur de son pinceau , ni sur l'éclat de
son coloris , ni sur son art de nuancer les passions , ni sur la
ressemblance de sa manière avec celle des anciens ; et pourtant
, jamais personne n'a mieux loué Racine que lui. Mais
depuis que les poètes n'ont plus songé qu'à composer des
tableaux et des descriptions , il n'est peut-être pas étonnant
qu'on ait créé , pour mieux parler d'eux , une langue nouvelle
, et qu'on ne les ait plus loués que comme des peintres.
On sent bien que je n'entends point parler ici des réflexions
et des jugemens qu'on lit quelquefois dans le Journal de l'Empire,
sur les ouvrages des peintres et des sculpteurs. Ce qui
distingue les articles de M. Boutard de ceux de Diderot et
de l'ancien Mercure , même de ceux qu'on lit en quelques
autres ouvrages périodiques , c'est qu'ils sont écrits par un
homme qui joint à de rares connoissances dans cette partie
un sentiment vrai des beautés de l'art ; c'est que le style
en est toujours clair , élégant et précis ; c'est que les mots
savans ne viennent s'y placer qu'autant qu'ils sont absolument
nécessaires. De plus , ces articles sont indulgens. On
n'a peut-être pas assez remarqué que dans ce Journal , où
la critique littéraire est exercée dans toute sa sévérité , celle
qui concerne les arts est ordinairement pleine de douceur , et
ne sauroit jamais affliger les artistes. La raison de cette diffé→
rence est évidente. Les poëmes , les discours , tous les ouvrages
littéraires influent sur le ton général de la société , et le ton
influe à son tour sur les moeurs. Mais quel mal peuvent faire
de mauvais tableaux , et qu'importe à la société qu'un sculpteur
ait mal groupé ses figures ? D'ailleurs on n'imprime , on
ne multiplie pas les mauvais tableaux comme les mauvais
livres : on n'en couvre pas les quais , on n'en remplit pas les
places publiques. Quand le Salon sera rempli de croûtes ,
chacune sera cependant unique en son genre ; et il n'y a pas
apparence qu'il prenne jamais envie à quelque peintre de les
copier pour les faire mieux connoître. Il n'en est pas ainsi de
certains livres plus ils sont mauvais , et plus il se trouve de
gens
PE
DE
ΜΑΙ 1807 .
369
gens qui sont empressés de les répandre et de les louer . Quon
se souvienne de ce mot d'un philosophe qui vouloir qu'un fits
des brochures pour les cuisinières , et on comprendre les
mauvais tableaux ne seront jamais aussi dangereux que les
mauvais livres.
Il n'y a pas non plus beaucoup d'inconvéniens à ce que les
gens de lettres continuent , si cela les amuse , à juger, et même
à mal juger des tableaux. Toutefois , pourroit- on leur dire ,
avec l'auteur de cette satire :
Toutefois , sans fouler les rives du Permesse ,
Sans être Juvénal , ou Perse . on Despréaux ,
On pourroit baffouer des méchans et des sots ,
Et faire à maint rieur parfois verser des I rmes .
L'artiste provoque peut , usant de se armes ,
Invoquant le génie et les pinceaux d'Hogarth ,
Riposter trait pour trait , et brocart pour brocart .
Si cette crainte ne suffit pas pour les arrêter, qu'ils se souviennent
au moins de l'histoire d'Apelle et de son cordnonier.
Je vais la laisser raconter à notre poete , et c'est par là que je
terminerai cet extrait :
L'histoire dit qu'un jour le peintre d'Alexandre
En public exposo t un chef d'oeuvre nouveau.
En silence caché , tout près de son tableau ,
Apelle écoutoit tout , desireux de s'instruire.
Les éloges pleuvoient non sons quelque satire.
Ici , le peintre a fait une grossière erreur ,
Dit lors un cordonnier , tranchant du connoisseur ;
Comment a-t-il manqué la chose principale ?
Est-ce ainsi qu'il falloit me peindre une sandale ?
Apelle alois paroît , approuve ses raisons ;
De sa faute assuré , ressaisit ses crayons ;
Docile , en un clin -d'oeil , reforme son ouvrage.
Le cordonnier tout fier, poursuit son avantage ,
Veut critiquer la jambe ainsi que le soulier.
" Alte-là , dit Apelle , à chacun son métier ;
» Borne-toi , cordonnier, à parler de chaussure. »
Censeurs, Apelle ainsi censuroit la censure .
GUAIRARD.
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES-JAMES FOX. Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES -JACQUES FOX.
Dernier Extrait. (V. les Nº des 21février, 21 mars et 18 avril. )
LE 7 mars 1804 , nous voyons M. Fox justifier au parlement
la conduite de son frère , le général Fox, en sa qualité de
commandant militaire en Irlande , et insister sur la conve-
A a
370
MERCURE DE FRANCE ,
nance d'examiner les actes du gouvernement , dans ce pays ,
pendant la dernière insurrection. Le 23 avril , il fit une motion
pour que la situation des affaires publiques fût soumise à
l'examen de la chambre . Il accusa les ministres d'incapacité ;
il demanda qu'il fût nommé un comité pour réviser les lois
et les mesures relatives à la défense du pays , et pour s'occuper
de rendre ces lois et ces mesures d'une efficacité permanente.
M. Pitt se joignit à lui ; et cette motion , mise aux voix , fut
rejetée par une majorité si foible , que le ministre , M. Addington
, sentit qu'il ne pouvoit pas tenir en place plus longtemps
: il résigna son ministère entre les mains de M. Pitt.
Beaucoup de gens crurent que l'état critique des affaires alloit
produire une coalition entre M. Pitt et M. Fox , et d'autant
mieux que celui-ci s'étoit réuni au parti de lord Grenville .
Ce dernier déclara qu'il n'accepteroit aucune place si M. Fox
n'entroit pas dans l'administration. M. Pitt dit qu'il étoit
prêt à tout ce qui paroissoit convenable pour le bien de l'Etat ;
et il parut que l'aversion personnelle du roi pour M. Fox fut
le seul obstacle à son admission dans le ministère. M. Fox
s'exprima , dit-on , à cette occasion , sur le compte de M. Pitt ,
avec une vivacité d'indignation qui ne lui étoit point ordinaire.
En rendant justice aux moyens de M. Pitt , il dit que
c'étoit le seul homme qui eût jamais complétement soumis
de si grands talens aux formalités de son office.
A la rentrée de M. Pitt dans le ministère , la guerre
commença avec l'Espagne . M. Fox attaqua vigoureusement
cette mesure , dans la séance du 12 février 1805 ; et en examinant
toute la négociation qui avoit eu lieu avec la cour de
Madrid , il affirma qu'elle portoit le caractère de la duplicité ,
Il insista sur la justice et la convenance de l'ancien usage ,
qui étoit de déclarer la guerre avant de la faire.
Dans la discussion de l'affaire de lord Melville , M. Fox
montra une véhémence et un acharnement qui rappelèrent à
beaucoup de gens que , par des actes de péculat infiniment
plus graves que ceux dont lord Melville étoit accusé , lord
Holland avoit amassé une fortune énorme. On observoit que
tous les argumens de M. Fox , en cette occasion , condamnoient
son père , et qu'une censure si rigoureuse auroit été
mieux placée dans la bouche d'un homme dont le père auroit
eu les mains pures.....
A la mort de M. Pitt , M. Fox rendit hommage , dans le
Parlement , aux vertus de ce ministre , à son patriotisme , à
son intégrité sans taches. Il l'admiroit , dit - il , comme finaneier
, mais il le condamnoit pour les guerres qu'il avoit
entreprises et conduites. Il vota enfin contre l'érection d'un
monument à sa mémoire , mais pour le paiement de ses
dettes sur le trésor public.
MAI 1807.
371
Les collègues de M. Pitt ne jugèrent point possible de se
maintenir en place avec l'approbation publique , après la
mort de leur chef. Ils conseillèrent au roi de remettre l'administration
à lord Greuville et à ses amis. Lord Grenville
persista à demander M. Fox ; et le roi consentit que ce dernier
et ses amis fussent compris dans le tableau de la nouvelle
administration. M. Fox se désigna lui - même pour les affaires
étrangères. Après une opposition de vingt -deux ans , il reprit
ainsi la place qu'il avoit quittée en 1783. Il ne fut pas plutôt
en possession des sceaux qu'il s'occupa du grand objet de sa
carrière politique : il avoit toujours répété que la guerre
éloit funeste , et il résolut , s'il étoit possible , de la finir
honorablement. Il lia une négociation , qu'il n'a point assez
vécu pour voir terminer.
Ceux qui suivent d'un oeil impartial la conduite de M. Fox
dans toute sa carrière politique , ne peuvent le trouver conséquent
avec ses principes. Il est vrai que dans un gouvernement
dont le chef est obligé d'abandonner l'administration au parti
qui a la prépondérance dans le parlement , où , par conséquent
, les efforts d'un parti tendent continuellement à déplacer
l'autre pour s'emparer de l'autorité et des émolumens
il seroit difficile , peut-être , de nommer un seul homme qui
aît agi dans le ministère et dans l'opposition , sur des principes
parfaitement uniformes. Il ne faut donc pas être surpris
si nous voyons M. Fox , ministre d'Etat , agir sur des principes
tout-à-fait opposés à ceux de M. Fox démagogue. Il avoit été .
l'ardent avocat des catholiques d'Irlande en 1805 : l'année
suivante , il trouva des prétextes pour remettre l'exécution
des engagemens qu'il avoit pris envers eux. En 1805 , il avoit
poursuivi avec acharnement le châtiment de lord Melville ,
pour le péculat dont on l'accusoit : en 1806 , il s'opposa à ce
que le marquis de Wellesley fût mis en jugement pour avoir
détourné plusieurs millions des deniers publics. Il avoit
employé tous ses moyens pour s'opposer à l'impôt sur les
revenus , lorsque M. Pitt l'avoit fait adopter. Il regardoit cet
impôt comme fondé sur l'injustice et l'oppression : il déclara
que si cette taxe étoit convertie en loi , l'Angleterre ne pouvoit
plus être le séjour des honnêtes gens. Cependant il proposa
lui-même d'élever à dix pour cent cette taxe , qui n'étoit qu'à
six ; et il dit qu'il ne falloit arrêter l'effet de cette taxe que
lorsqu'elle ameneroit le déficit des choses nécessaires à la vic .
Il n'avoit cessé de répéter qu'une rigoureuse économie étoit
indispensable dans toutes les parties de l'administration , et il
s'étoit montré extrêmement rigide sur l'emploi des deniers
publics , tant qu'il avoit siégé dans l'opposition ; mais lorsqu'il
A a 2
372 MERCURE DE FRANCE ,
fut dans le ministère , il montra des vues , et prit des mesures
directement opposées.
Quant au commerce des Nègres , M. Fox ne démentit
jamais ses principes. Dans le ministère , comme dans l'opposition
, il fit toujours les plus grands efforts pour faire réussir
l'abolition de ce trafic. Le 10 juin 1806 , il porta sur ce sujet
l'attention du parlement. Il rappela que cette question avoit
été présentée quinze ans auparavant par M. Willeberforce ,
et qu'il auroit volontiers laissé cet objet entre des mains si
habiles , s'il eût eu lieu de croire que M. Willeberforce projetât
une motion nouvelle sur ce sujet. Il termina son discours
en disant , que si l'abolition du commerce des Noirs étoit
sanctionnée , il jugeroit les trente- cinq années qu'il avoit
passées dans le parlement , très - utilement employées.
Ce fut la dernière fois qu'on entendit la voix de M. Fox au
parlement. De ce moment, sa santé déclina de jour en jour.
Il avoit lui-même le sentiment de sa fin prochaine , quoiqu'il
ne parût pas sérieusement malade. Ses amis s'étant adressés
à lui pour obtenir son appui dans une affaire importante , il
leur avoua qu'il ne se sentoit plus la force de s'en occuper.
« Ma vie , leur dit-il , a été active au- delà de mes forces , et
» j'ai presque dit de mon devoir. Si je n'ai pas agi beaucoup ,
>> j'ai du moins beaucoup parlé , et j'ai senti encore davantage.
» Ma constitution est épuisée : il faut charger de cette com-
» mission des hommes plus jeunes que moi. »
Sa foiblesse alla croissant , il ne tarda pas à être alité , et
ses jambes s'enflèrent beaucoup . Il se croyoit attaqué du
scorbut , et prenoit une grande quantité de quinquina en
décoction . Il s'étoit fait un système en médecine ; et il attribuoit
toutes les maladies à des âcretés dans le sang et à la
foiblesse de l'estomac. Il ne consultoit point les médecins , et
prenoit des médicamens dont il déterminoit lui-même les
doses. Ses remèdes favoris étoient la rhubarbe , et les décoctions
végétales. Sa dépense annuelle chez l'apothicaire étoit
très- considérable . Les remèdes qu'il fit contre le scorbut
aggravèrent probablement son mal , qui étoit une hydropisie.
Il se sentoit plus malade que ses amis ne le jugeoient. « Pitt
» est mort en janvier , dit- il un jour , et moi je pourrois bien
» partir avant le mois de juin. » Un de ses amis présent
chercha à détourner cette idée.
« Je vous assure , dit-il , que je trouve des rapports entre
» ma maladie et celle de Pitt . Mon estomac est perdu , et je
» sens que ma constitution se décompose. »
Son appétit diminua sensiblement ; ses jambes enfloient et
désenfloient tour-à-tour. Tant qu'il étoit en action , il paroissoit
bien portant ; mais dès qu'il étoit en repos , il éprouvoit
un mal de coeur continuel , que rien ne pouvoit dissiper. Il ne
MAI 1807.
373
voulut point consulter les médecins , et répétoit toujours que
son état étoit la suite des inquiétudes qu'il avoit éprouvées , et
que sa santé s'amélioreroit , dès que la cause du mal cesseroit.
Pendant tout le mois de mars , son état empira , et les
alarmes de ses amis devinrent extrêmes. Il soutenoit toujours
que c'étoit un mal accidentel et passager. Il reprit un peu de
forces au mois de mai , ce qui lui rendit l'espérance ; mais les
symptômes reparurent avec plus de gravité qu'auparavant. Un
médecin fut appelé ; et dès la fin de juin , il fut jugé fort
malade. La nature de son mal ne fut cependant bien connue
qu'en juillet. La léthargie et l'enflure augmentoient journellement.
Enfin le 29 juillet , il se fit une consultation de
médecins , et il fut convenu qu'après avoir essayé l'effet d'un
diurétique puissant , il faudroit avoir recours à la ponction ,
si le remède ne réussissoit pas . Il manqua effectivement , et
l'enflure ayant encore beaucoup augmenté , M. Fox demanda
lui-même la ponction . Cette opération fit évacuer environ
cinq pintes d'eau. La foiblesse qui succéda fit craindre immédiatement
pour sa vié . Il fut long - temps incapable d'articuler
une parole, tandis que les papiers publics le représentoient
plein de courage et de gaîté. Son état fut alarmant jusqu'au
10 août. Il parat alors reprendre des forces. Il déjeûna le
lendemain matin , et les jours suivans , avec deux de ses
intimes amis , qui causoient auprès de son lit aussi long- temps
que les médecins le permettoient.
Dans une de ces conversatious familières du matin , il fit
connoître sa conviction de sa mort prochaine. Un lord étoit
auprès de son lit , et lui racontoit que sans lui en avoir demandé
la permission , il l'avoit compris dans une partie de campagne
arrangée pour Noël.
A Noël prochain , la scène sera bien changée pour moi ,
» dit M. Fox : qu'est-ce que vous pensez , milord , conti-
» nua-t- il , de l'état de l'ame après la mort ? » Son ami confondu
de cette question soudaine , ne répondit pas. « Qu'elle
» soit immortelle , continua M. Fox , je n'en doute nulle-
» ment. L'existence de la Divinité prouve qu'il peut exister
» des esprits ; et pourquoi l'ame humaine n'existeroit-elle pas ?
» mais s'il y a une essence telle que l'ame humaine , elle peut ,
» par sa nature , exister éternellement. Quand il n'y auroit
» point eu de christianisine , j'aurois également cru à l'im-
» mortalité de l'ame. Mais comment celle- ci agit-elle sépa-
» rément du corps ? Voilà qui passe ma capacité. Quoi qu'li
» en soit , je le saurai avant Noël. » Mad. Fox , qui se trouvoit
là , lui prit la main , et se mit à pleurer. Il en parut fort
ému , et lui dit : Je suis heureux , et plein de confiance :
» je puis dire que j'ai la certitude de mon sort. »
3
374
MERCURE DE FRANCE ,
Le 15 août , les médecins informèrent lord Holland qu'il
ne seroit pas raisonnable de croire à la possibilité du rétablissement
de M. Fox. Cependant , ses parens s'obstinoient à
espérer , en se fondant sur les circonstances les plus équivoques.
Le 20 août , la léthargie revint , et l'enflure recommença . De
ce moment là , M. Fox ne voulut reprendre aucune espérance.
Il se prépara au contraire , et se résigna à son sort. Le 25 , les
médecins lui annoncèrent qu'il seroit indispensable d'avoir de
nouveau recours à la ponction. « Je ne vous demande pas si
» je guérirai , leur répondit- il. Je sens bien que ma constitu-
» tion est dissoute ; mais dites-moi combien de temps vous
» croyez que j'aie encore à vivre. » On lui cita quelques
exemples de guérison complète , dans des cas semblables .
« Jamais , répondit M. Fox , avec une constitution comme la
>> mienne , et à mon âge. Je vous demande encore de vouloir
» bien me dire combien de temps vous croyez que j'aie à
>>> vivre . >> Les médecins consultèrent ensemble , mais ne
lui répondirent pas. « Je consentirai à ce qu'on renouvelle
» la ponction , pourvu qu'auparavant on me transporte à
» St. Ann's hill ; car je desire beaucoup de mourir là . » Sa foiblesse
étoit si grande que les médecins ne jugèrent point possible
de le transporter. Dans une seconde consultation , ils
résolurent de le faire porter à Cheswick , sur la route de
St. Ann. Ils espéroient qu'après le renouvellement de la ponction
, il retrouveroit assez de force pour être transporté où il le
desiroit. Le 27 août , il fut établi à Cheswick , chez le duc de
Devonshire ; mais le mouvement l'avoit tellement affoibli ,
que les médecins jugèrent indispensable de retarder de quatre
jours l'opération. Celle - ci fut faite en deux fois , à trois jours
de distance. On essaya de nouveaux remèdes ; et pendant quelques
jours , il parut retrouver un peu de forces.
Ses amis avoient repris quelqu'espérance ; mais le 7 septembre
au soir , les médecins jugèrent , par les symptômes , qu'il
approchoit de sa fin. Ils en prévinrent lord Holland ; mais
mad, Fox n'en fut informée que le lendemain . Les symptômes
s'aggravèrent tellement qu'il fut convenu d'avertir M. Fox que
probablement il n'avoit pas plus de vingt quatre heures à
vivre , et qu'il étoit impossible que son état se prolongeât
quinze jours encore . « Que la volonté de Dieu soit faite ! dit
» M. Fox , j'ai assez vécu , et je mourrai content. » Lord
Holland entra dans ce moment . M. Fox lui présenta la main ,
que son neveu saisit en versant des larmes. « Mon cher neveu ,
» s'écria M. Fox avec attendrissement! » Mad. Fox , soutenue
par lady Holland ; et lady Foster , s'approcha alors du lit du
malade , et il y eut une scène de douleur , difficile à décrire .
Personne ne croyoit que M. Fox passât la nuit. Il resta néaumoins
dans cet état jusqu'au matin du 10. On lui annonça de
MAI 1807. 375
nouveau qu'il ne pouvoit pas passer la journée ; mais il s'opéra
le 11 un changement surprenant , et qui rendit de l'espérance
à tous ceux qui l'entouroient. Les médecins seuls n'en conçurent
aucune. Le matin du 12 , les symptômes alarmans reparurent
, et on annonça à M. Fox pour la troisième fois qu'il
n'avoit que quelques heures à vivre. Ses amis prirent de nouveau
congé de lui ; mais lorsqu'ils voulurent s'éloigner
M. Fox leur fit signe de la main de ne pas le quitter. Il manifestoit
un peu d'impatience de voir que les médecins renvoyoient
tout le monde. Il reprenoit par intervalles l'usage
de la parole. Qand lord Henry Petty s'approcha de son lit , il
lui dit : « Voilà l'ordre de la nature..... Vous avez une grande
» tâche à remplir , mais ne perdez pas courage. » Il vouloit
continuer , mais lord Henry , incapable de maîtriser son
émotion , s'éloigna du malade , à la prière des médecins.
Mad. Fox étoit immobile de douleur ; mais , tout-à-coup
elle se mit à sanglotter. M. Fox qui tenoit sa main , lui dit :
« Courage ! courage ! » et épuisé par cet effort ; il tomba
dans l'assoupissement. Vers le soir , ses amis furent admis de
nouveau auprès de son lit. Lord Holland et Mad. Fox paroissoient
l'occuper presqu'uniquement. Il leur adressa la parole
à plusieurs reprises ; puis se sentant fatigué , il réunit la main
de son neveu à celle de sa femme , et parut les bénir en silence ,
par un mouvement lent qu'il faisoit en abaissant sa main sur
les leurs.
Le 13 au matin , il fut encore plus mal . Ses amis entouroient
son lit à midi . et il fit signe à son neveu et à Mad. Fox de lui
donner la main. Il les réunit comme la veille , et répéta trois
fois le signe de bénédiction qu'il avoit déjà fait . Comme il se
trouvoit placé dans son lit d'une manière incommode , il fit
un effort inutile pour se retourner. Lord Holland et Mad. Fox
passèrent alors de l'autre côté du lit , et il leur adressa les
dernières paroles qu'il ait articulées : « Dieu vous bénisse !
» Dieu vous bénisse tous ! Je meurs content....... Je vous
» plains..... » Un assoupissement succéda . A trois heures , il
ouvrit les yeux , et regarda tous ceux qui étoient autour de
lui ; mais il arrêta sur-tout ses regards sur lord Holland et
Mad. Fox. Il ferma ensuite les yeux pour ne les plus rouvrir ,
et il expira à cinq heures quarante minutes du soir.
Ainsi mourut M, Fox , moins de huit mois après son illustre
rival. Les derniers mots de ces deux hommes extraordinaires
les caractérisent également. L'ame de M. Pitt étoit absorbée
par l'amour de sa patrie , et à son dernier soupir il lui échappa
une exclamation le sort de qui montroit sa sollicitude pour
l'Angleterre << Óma patrie , s'écria-t- il en mourant ! »
M. Fox, plus susceptible de cette tendre sympathie qui nous
4
376 MERCURE DE FRANCE ,
"
rend dignes des jouissances sociales et domestiques , s'occupe
en mourant des amis qu'il laisse. « Je meurs content , mais je
» vous plains , dit - il. »
M. Fox étoit d'une taille moyenne . Dans les dernières années
de sa vie , il avoit pris beaucoup d'embonpoint. Ses traits
étoient extrêmement prononcés ; il y avoit dans sa physionomic
un caractère de finesse et d'habileté ; et son regard ,
dans une conversation qui lui plaisoit , ou dans un débat intéressant
, étoit singulièrement animé. On se souviendra longtemps
de sa figure. On dit que Nollekin a fait plus de trente
fois son buste en marbre , et personne n'a été peint plus souvent
que lui.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 11 mai.
La ville d'Alexandrie , en Egypte , s'est rendue , le 20 mars ,
par capitulation , aux troupes commandées par le général
Fraser. La gazette de la cour a publié , hier , les pièces officielles
relatives à cet événement. La prise de cette place ne
nous a coûté que sept hommes tués et dix blessés . Elle s'est rendue
presque sans résistance. L'escadre de l'amiral Duckworth
est arrivée devant Alexandrie , deux jours après la capitulation .
PARIS, vendredi 22 mai.
-Le ci-devant duc de Luynes , sénateur , et l'un des commandans
de la Légion-d'Honneur , est mort le 20 mai , à
l'âge de 59 ans ; il ne laisse qu'un fils , âgé de 21 ans.
LXXII Bulletin de LA GRANDE -ARMÉE.
Elbing , 8 mai 1807.
"
L'ambassadeur persan a reçu son audience de congé. Il a
apporté de très-beaux présens à l'EMPEREUR de la part de son
maître , et a reçu en échange le portrait de l'EMPEREUR
enrichi de très- belles pierreries . Il retourne en Perse directement
: c'est un personnage très- considérable dans son pays ,
et un homme d'esprit et de beaucoup de sagacité : son retour
dans sa patrie étoit nécessaire. Il a été réglé qu'il y auroit
désormais une légation nombreuse de Persans à Paris , et de
Français à Téhéran .
L'EMPEREUR s'est rendu à Elbing , et a passé la revue de
18 à 20,000 hommes de cavalerie , cantonnés dans les environs
de cette ville et dans l'île du Nogat , pays qui ressemble beaucoup
à la Hollande . Le grand-duc de Berg a commandé la
manoeuvre. A aucune époque l'EMPEREUR n'avoit vu sa cavalerie
en meilleur état et mieux disposée.
MAI 1807.
377
Le journal du siége de Dantzick fera connoître qu'on s'est
logé dans le chemin couvert , que les feux de la place sont
éteints , et donnera les détails de la belle opération qu'a dirigée
le général Drouet , et qui a été exécutée par le colonel Aimé ,
le chef de bataillon Arnaud du 2 léger , et le capitaine Avy.
Cette opération a mis en notre pouvoir une île que défendoient
1000 Russes , et cinq redoutes garnies d'artillerie , et
qui est très-importante pour le siége , puisqu'elle prend de
revers la position que l'on attaque. Les Russes ont été surpris
dans leurs corps - de - garde : 400 ont été égorgés à la
baïonnette sans avoir le temps de se défendre , et 600 ont été
faits prisonniers. Cette expédition , qui a eu lieu dans la
nuit du 6 au 7 , a été faite en grande partie par les troupes
de Paris qui se sont couvertes de gloire.
Le temps devient plus doux , les chemins sont excellens ,
les bourgeons paroissent sur les arbres , l'herbe commence à
couvrir les campagnes ; mais il faut encore un mois pour que
la cavalerie puisse trouver à vivre.
L'EMPEREUR a établi à Magdebourg , sous les ordres du
maréchal Brune , un corps d'observation qui sera composé de
près de 80,000 hommes , moitié Français , et l'autre moitié
Hollandais et confédérés du Rhin ; ; les troupes hollandaises
sont au nombre de 20,000 hommes.
Les divisions françaises Molitor et Boudet , qui font aussi
partie de ce corps d'observation , arrivent le 15 mai à Magdehourg.
Ainsi on est en mesure de recevoir l'expédition anglaise
sur quelque point qu'elle se présente. Il est certain qu'elle
débarquera ; il ne l'est pas qu'elle puisse se rembarquer.
Lettre de S. M. EMPEREUR et Roi à son ministre des cultes ,
sur la mort de M. Meyneau - Pancemont , évêque de
Vannes.
Monsieur Portalis , nous avons appris avec une profonde
donleur la mort de notre bien - aimé évêque de Vannes ,
Meyneau-Pancemont . A la lecture de votre lettre , les vertus
qui distinguent ce digne prélat , les services qu'il a rendus à
notre sainte religion , à notre couronne , à nos peuples , la
situation des églises et des consciences dans le Morbihan , au
moment où il arriva à l'épiscopat ; tout ce que nous devons à
son zèle , à ses lumières , à cette charité évangélique qui
dirigeoit toutes ses actions ; tous ces souvenirs se sont présentés
à la fois à notre esprit. Nous voulons que vous fassiez placer
sa statue en marbre dans la cathédrale de Vannes : elle excitera
ses successeurs à suivre l'exemple qu'il leur a tracé ; elle fera
connoître tout le cas que nous faisons des vertus évangéliques
d'un véritable évêque , et couvrira de confusion ces faux
378 MERCURE DE FRANCE ,
"
pasteurs , qui ont vendu leur foi aux ennemis éternels de la
France et de la religion catholique , apostolique.et romaine
dont toutes les paroles appellent l'anarchie , la guerre , le
désordre et la rebellion . Enfin , elle sera pour nos peuples du
Morbihan une nouvelle preuve de l'intérêt que nous prenons
à leur bonheur. De toutes les parties de notre Empire , c'est
une de celles qui sont le plus souvent présentes à notre pensée ,
parce que c'est une de celles qui ont le plus souffert des
malheurs des temps passés. Nous regrettons de n'avoir pu
encore la visiter ; mais un de nos premiers voyages que nous
ferons à notre retour dans nos Etats , ce sera de voir par nos
propres yeux cette partie si intéressante de nos peuples. Cette
lettre n'étant pas à autre fin , nous prions Dieu qu'il vous ait
en sa sainte garde .
De notre camp impérial de Finkenstein , le 5 mai 1807 .
Signé NAPOLÉON.
Note du Rédacteur. La nature de ce Journal essentiellement
littéraire , nous oblige à restreindre beaucoup la partie
politique , qui ne peut jamais avoir un grand intérêt , venant
après les journaux quotidiens ; nous croyons cependant faire
plaisir à tous les lecteurs du Mercure de leur remettre sous
les le discours de M. de Fontanes , parce que nous le
regardons , avec tous ceux qui sont faits pour apprécier
dignement des idées aussi nobles , et un style aussi enchanteur
, comme la production littéraire la plus distinguée qui
ait paru depuis long-temps. Dans ce genre , et à aucune
époque de notre littérature , on n'a fait aussi bien.
yeux
Discours prononcé par M. de Fontanes, à l'hôtel des Invalides
, le 17 mai , jour de la translation des décorations
du grand Frédéric , et des drapeaux conquis sur les armées
prussiennes.
MONSEIGNEUR ,
Jamais une plus noble fête ne fut donnée par la victoire ,
et jamais la fortune n'offrit en même temps un plus mémorable
exemple de ses catastrophes et de ses jeux . O vanité
des jugemens humains ! ô courtes et fausses prospérités !
Toutes les voix de la renommée célébrerent 50 ans la gloire
de la monarchie prussienne . On donnoit pour modèle à
tous les Etats , et les tactiques de son armée , et les épargnes
de son trésor , et les lumières de son gouvernement. Le dixhuitième
siècle étoit fier de compter le plus illustre des rois
parmi les élèves de sa philosophie ! Vingt ans se sont écoulés
à peine , et dès le premier choc , ce gouvernement , où
l'on trouvoit plutôt une armée qu'un peuple , a laissé voir
sa foiblesse véritable . Une seule bataille a fait succomber ces
phalanges tant de fois victorieuses , qui , dans la guerre de
MAI 1807 .
379
sept ans , avoient surmonté les efforts de l'Autriche , de la
Russie et de la France conjurées . Est-ce donc là ce qu'avoient
promis ces talens éprouvés , cette longue expérience des plus
vieux généraux de l'Europe , ces camps annuels où toutes les
théories militaires étoient développées , ces revues si fameuses ,
ces manoeuvres si savantes , que d'un bout de l'Europe à l'autre
les capitaines les plus instruits venoient étudier sur les rives de la
Sprée ? Ce nouvel art de la guerre dont on alloit chercher à grand
bruit tous les secrets à Postdam , vient de céder aux combinaisons
d'un art encore plus vaste et plus hardi . Jouissons d'un si grand
triomphe , mais honorons , après les avoir conquis , ces restes
de la grandeur prussienne , où sont encore empreints tant de
souvenirs héroïques , et sur lesquels semble gémir l'ombre de
Frédéric- le - Grand.
>> Lorsqu'autrefois dans cette ville maîtresse du Monde , un
illustre Romain ( 1 ) venoit suspendre aux murs du Capitole les
dépouilles du royaume de Macédoine , il ne put se défendre
d'une profonde émotion , en songeant aux exploits d'Alexandre ,
et en contemplant les calamités répandues sur sa maison . Le
héros de la France n'a pas été moins attendri quand il est
entré dans ces palais tristes et déserts que remplissoit autrefois
de tant d'éclat le héros de la Prusse . On l'a vu saisir avec un
religieux enthousiasme cette épée dont il fait un si noble don
à ses vétérans ; mais il a défendu que les armes et les aigles
prussiennes , que tout cet amas de trophées conquis sur les
descendans d'un grand roi , traversât les lieux où sa cendre
repose , de peur d'affliger ses mânes et d'insulter son tombeau.
(2 )
» Je crois donc entrer dans la pensée du vainqueur , en
rendant hommage aux vaincus devant ces drapeaux mêmes
qu'ils n'ont pu défendre , mais qu'ils ont teints d'un sang glorieux.
Si des régions élevées qu'ils habitent , les grands hommes
que la terre a perdus s'intéressent encore aux choses humaines ,
Frédéric a pu reconnoître , jusque dans leurs derniers soupirs
, les vieux compagnons formés à son école , et morts
dignement sur les ruines de sa monarchie . Il n'a point vu
tomber sans gloire ces jeunes princes de sa maison qui ont
mordu la poussière aux champs d'Jena , ou qui, après d'illustres
faits d'armes , ont signé des capitulations et reçu des fers
honorables. Oh , comme il est juste de plaindre la valeur
malheureuse ! Oh , comme il est doux de pouvoir estimer les
ennemis qu'on a défaits ! Oui , et j'aime à le dire au milieu
de tous ces juges de la vraie gloire dont je suis environné ;
( 1) Paul Emile ( Voyez Plutarque. )
(2 ) L'EMPEREUR a défendu qu'on fit passer dans la ville de Post.am ,
licu pù est mort Frédériç , les drapeaux conquis sur les Prussiens .
380 MERCURE DE FRANCE ,
oui , le monarque prussien lui-même , aujourd'hui sans captale
et presque sans armée , a pourtant soutenu sa dignité dans
la bataille qui lui fut si funeste , et n'a manqué ni aux devoirs
d'un chef, ni à ceux d'un soldat.
» Mais ces dernières étincelles du génie de Frédéric n'avoient
point assez de force et d'activité pour ranimer une monarchie
dont la puissance artificielle manquoit peut- être de ces institutions
politiques , et de ces principes conservateurs qui maintiennent
les sociétés. Des sages , je ne peux le dissimuler , ont
fait quelques reproches à Frédéric. Ils le blâment de n'avoir
cherché les appuis de son gouvernement que dans le pouvoir
militaire. S'ils admirent en lui l'activité du grand administrateur
, les talens du grand capitaine , ils n'ont pas la même estime
pour les opinions du philosophe- roi . Ils auroient voulu qu'il
connût mieux les droits des peuples et la dignité de l'homme.
Aux écrits du philosophe de Sans- Souci , ils opposent avec
avantage ce livre où Marc-Aurèle , qui fut aussi guerrier et
philosophe , commence par rendre graces au ciel , de lui
avoir donné une mère pieuse et de bons maîtres qui lui ont
inspiré la crainte et l'amour de la Divinité. Au lieu de cette
philosohie dédaigneuse et funeste , qui livre au ridicule les
traditions les plus respectées , les sages dont je parle aiment
à voir régner cette philosophie grave et bienfaisante , qui
s'appuie sur la doctrine des âges , qui enfante les beaux sentimens
, qui donne un prix aux belles actions , et qui fit plus
d'une fois , en montant sur le trône , les délices et l'honneur
du genre humain. Ils pensent , en un mot , qu'un roi ne peut
impunément professer le mépris de ces maximes salutaires
qui garantissent l'autorité des rois .
» Je m'arrête : il me siéroit mal en ce moment d'accuser
avec trop d'amertume la mémoire d'un grand monarque dont
la postérité vient de subir tant d'infortune. Son image n'est
déjà que trop attristée du spectacle de notre gloire et de ces
pompes triomphales que nous formons des débris de son
diademe. Mais s'il ne faut pas se montrer trop sévère envers
lui , il faut être juste envers un autre grand homme qui le
surpasse ; et quand Frédéric eut l'imprudence de proclamer
dans sa cour ces flétrissantes doctrines qui détruisent tôt ou
tard l'ordre social , dois- je oublier que Napoléon a remis en
honneurs ces nobles doctrines qui réparent tous les maux de
l'athéisme et de l'anarchie ?
» Ainsi , dans cette partie de son histoire comme dans
toutes les autres , notre monarque n'a plus de rivaux ; et pour
ne point sortir de l'art de la guerre dont cette cérémonie
auguste rappelle tous les prodiges , combien tout ce qui fut
grand disparoît à côté des entreprises extraordinaires dont
nous sommes témoins ! On combattoit , on négocioit jadis
MAI 1807:
381
pendant des années pour la prise de quelques villes , et mainienant
quelques jours décident le sort des royaumes. Quel
nom militaire , quel talent politique , quelle gloire ancienne
ou moderne ne s'abaisse désormais devant celui qui , des mers
de Naples jusqu'aux bords de la Vistule , tient en repos tant
de peuples soumis ; qui , campé dans un village sarmate , y
reçoit , comme à sa cour , les ambassadeurs d'Ispahan et de
Constantinople , étonnés de se trouver ensemble ; qui réunit
dans le même intérêt les sectateurs d'Omar et d'Ali ; qui joint
d'un lien commun et l'Espagnol et le Batave , et le Bavarois
et le Saxon ; qui , pour de plus vastes desseins encore , fait
concours les mouvemens de l'Asie avec ceux de l'Europe , et
qui montre une seconde fois , comme sous l'Empire romain ,
le génie guerrier s'armant de toutes les forces de la civilisation
, s'avançant contre les Barbares , et les forçant de reculer
vers les bornes du Monde.
» Ce n'est point à moi de lever le voile qui couvre le but
de ces expéditions lointaines. Il me suffit de savoir que le
grand homme par qui elles sont dirigées , n'est pas moins
admirable dans ce qu'il cache que dans ce qu'il laisse voir
et dans ce qu'il médite que dans ce qu'il exécute. Veut- il
relever ces antiques barrières qui retenoient aux confins de
l'Univers policé toutes ces hordes barbares dont le Nord menaça
toujours le Midi ? Sa politique n'a point encore parlé ,
attendons qu'il s'explique , et remarquons sur-tout que ce
silence est le plus sûr garant de ses intentions pacifiques.
» Il a voulu , il veut encore la paix : il la demanda au
moment de vaincre , il la redemande après avoir vaincu .
Quoique tous les champs de bataille qu'il a parcourus dans
trois parties du Monde , aient été les théâtres constans de sa
gloire , il a toujours gémi des désastres de la guerre . C'est
parce qu'il en connoît tous les fléaux qu'il a soin de les porter
loin de nous. Cette grande vue de son génie militaire est
un grand bienfait . Il faut payer la guerre avec les subsides
étraugers , pour ne pas trop aggraver les charges nationales.
Il faut vivre chez l'ennemi pour ne point affamer le peuple
qu'on gouverne. La sécurité intérieure est alors le prix de ces
fatigues inouies , de ces privations sans nombre , de ces dangers
de tout genre auxquels se dévoue l'héroïsme . Comparez à
notre situation présente celle des sujets de Frédéric , quand
chassé deux fois de sa capitale , malgré ses exploits , il ne
pouvoit , même après la victoire , défendre l'industrie de ses
villes et les moissons de ses campagnes contre la férocité du
Russe et le pillage de l'Autrichien . Telle n'est point notre
destinée. Paris , l'Empire entier , reposent dans un calme profond
, sous l'autorité de cette même main qui répand la terreur
à trois cents lieues de nos frontières . Les lois du chef de Etat
382 MERCURE DE FRANCE ,
nous sont transmises avec sagesse par un représentant digne .
de les interpréter , habile dans toutes les carrières administra-..
tives , orné de toutes les vertus civiles , et qui possède pours
nous la première de toutes les qualités , celle de bien connoître
l'esprit français qu'il faut suivre quelquefois pour les
mieux conduire. La confiance du souverain ne pouvoit être
mieux placée que dans un homme d'Etat dont la parole fut
toujours fidèle , et dont l'accueil satisfait tous les cours. A ces ›
traits , qui sont faciles à reconnoître , les yeux de cette assemblée
se tournent vers vous , Monseigneur ( 1 ) , et ses éloges con →
firment le mien.
>> Mais en jouissant de l'intégrité de notre territoire , et des
bienfaits d'une administration paisible et régulière , sougeons
par quels travaux ces avantages sont achetés . Combien de
reconnoissance et d'admiration doit accompagner cette brave
armée qui , dans les solitudes de la Pologne , combattit tous
les besoins et tous les périls , et qui triompha des saisons
comme des hommes ! Quel orateur pourra louer dignement
cette garde impériale , dont chaque compagnie vaut un grand
corps d'armée , et tous ces soldats enfin dont chacun mérite
d'entrer dans cette garde invincible ! Quels honneurs décernerons-
nous à ces lieutenans du chef suprême , ces guerriers i
qui dans toute autre armée auroient le premier rang , et qui
dans celle- ci sont plus contens et plus fiers d'occuper à une
longue distance la seconde place ? Ce n'est point assez de
vaincre pour ces invincibles légions , elles veulent encore avec
une magnanimité vraiment française effacer jusqu'au souve-
´nir des défaites de leurs ancêtres . Après avoir repris dans les
arsenaux de l'Autriche l'armure de François Ier , captif à Pavie,
elles ramènent à Paris cette colonne injurieuse qui s'élevoit
dans les champs de Rosback , et font ainsi du monument de
nos revers , un nouveau monument de nos triomphes.
Quelques-uns des braves vétérans qui m'écoutent ont
peut-être vu cette fatale journée où le talent des généraux n'a
pas secondé la valeur des soldats . Hs se consoleront de leur défaite
, en attachant l'épée de leur vainqueur aux voûtes de ce
temple. Cette épée reposera sous leur garde à côté du tombeau
de Turenne ; et quelquefois , la contemplant avec une
joie mêlée de respect ,
ils se diront : «<< Si elle a vaincu les
» pères , elle fut conquise par les enfans ! » L'aspect de ce
trophée fera naître encore de plus graves réflexions sur les
causes qui élèvent les trônes ou qui précipitent leur chute. Il
redira sans cesse combien la mort ou la vie d'un seul homme
peut ôter ou mettre de poids dans la balance des destinées .
» En effet , rappelons-nous cette époque où le Monde
étonné vit paroître à côté des grandes puissances ces princes
de la maison de Brandebourg , qui n'étoient pas même inscrits
( ) S. A. S. Mgr . le prince Cambacérès , archichancelier de l'Empire.
2
MAI 1807 .
283
au premier rang des électeurs ! Reportons- nous à leur berceau ,
suivons les progrès de leur fortune , voyons leur monarchie
s'accroître et s'affermir sans relâche , et par les armes, et par les
négociations , et par la violence et par la ruse , et par ce génie
audacieux et circonspect , suivant les conjonctures , qui menace
ou qui cède à propos , et qui , toujours soumis au calcul
de l'intérêt , change avec le temps d'alliés , d'ennemis et de
desseins. Quel événement a suspendu le cours de tant de prospérités
? La Prusse avoit- elle affoibli le nombre de ses armées ?
Non , ses armées étoient complètes , et nous entendions citer
encore leur bravoure et leur discipline. Avoit- elle dissipé son
trésor ? Non , le désordre introduit dans ses finances par des
prodigalités passagères étoit réparé par une sage économie.
Elle ne manquoit ni de bras , ni de richesses ; elle possédoit
encore tout ce qui fait en apparence la force et la sûreté des
Empires , de l'or , du fer et du courage . Comment ces jours
d'abaissement et de deuil furent - ils donc amenés si vîte ?
L'homme qui créa , qui fit mouvoir , qui soutint long-temps
ce grand corps , a fini sa carrière , et tout succombé peu
peu avec la colonne qui portoit tout ; et dans le mausolée de
Frédéric s'est enfermé , pour ne plus reparoître , cet esprit à
la fois belliqueux et politique dont il animoit ses soldats , ses
généraux , ses ministres , son peuple , et le système entier d'une
immense administration. Voilà comme la mort d'un seul
homme est la perte de tous.
» Au contraire , quel autre spectacle s'offre à nos yeux ! Une
grande monarchie avoit vu tous les fléaux fondre sur elle , ei ,
n'ayant plus de roi et plus d'autels , plus de guide et plus de
sauve-garde, elle tomboit de précipices en précipices entre ses
anciennes et ses nouvelles constitutions également violées.
L'espoir étoit même perdu ; car malgré dix ans de calamités
et de crimes , la patrie étoit encore livrée aux cruelles expériences
de cet orgueil novateur qui , toujours trompé , se croit
toujours infaillible , et qui , au risque de perdre toute une
nation et lui-même , accumule les fautes et les excès de tout
genre , plutôt que de faire l'aveu d'une seule erreur.
» Cependant du fond de l'Egypte , un homme revient scul
avec sa fortune et son génie. Il débarque , et tout est changé.
Dès que son nom est à la tête des conseils et des armées , cette
monarchie couverte de ses ruines en sort plus glorieuse et plus
redoutable que jamais ; et voilà comme la vie d'un seul homme
est le salut de tous.
>> Ah ! que ce double tableau et des destins de la Prusse , et
de ceux de la France nous donne encore plus d'attachement ,
s'il est posssible , pour celui qui fait notre repos et notre gloire!
Que ce grand-homme qui nous est si nécessaire vive longtemps
pour affermir son ouvrage ! Que ses frères , également
chéris dans son sénat ou dans ses camps, au milieu de la France,
384 MERCURE
DE FRANCE ,
ou sur les trônes étrangers qu'il leur partage , que des enfans ,
que des neveux dignes de lui transmettent aux nôtres le fruit
de ses institutions et le souvenir de ses exemples ! Mais , hélas ,
quand je forme , bien moins pour lui que pour nous , ces voeux
accueillis par tous les coeurs français , un enfant royal vient
d'entrer dans la tombe ; et les regrets de son auguste famille
se mêlent à nos chants de victoire.
» Peut-être en ce moment le héros qui nous sauva , pleure
dans sa tente , à la tête de trois cent mille Français victorieux
, et de tant de princes et de rois confédérés qui marchent
sous ses enseignes. Il pleure , et ni les trophées accumulés
autour de lui, ni l'éclat de vingt sceptres qu'il tient d'un
bras si ferme , et que n'a point réunis Chalemagne luimême
, ne peuvent détourner ses pensées du cercueil de cet
enfant dont ses mains triomphantes ont aidé les premiers pas ,
et devoit cultiver un jour l'intelligence prématurée . Ah , qu'il
n'ignore pas au moins que ses malheurs domestiques ont été
sentis comme un malheur public , et qu'un si doux témoignage
de l'intérêt national lui porte quelques consolations !
Toutes nos alarmes pour l'avenir sont des hommages de plus
que nous lui rendons. Puisse sur- tout la fortune se contenter
de cette jeune victime qu'elle a frappée , et qu'en secondant
toujours les projets du plus grand des sonverains , elle ne lui
fasse plus payer sa gloire par de semblables malheurs ! »
1.
£ .
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE MAI.
DU VENDREDI 15 . CC p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 74f 4oc 5oc . 45e
400 45c soc 45c ooc coc oof cof ooc ooc cof coc ooc ooe ooc oof oo ¢ oʊe
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 7f 8 cooi ooC QOG OOG
Act. de la Banque de Fr. 123 f ooc nooufoquof
DU SAM. 9. -C p. olo c . J. du 22 mars 1807 , 74f 4pc 25c 3oc 000
coc ooc coc ooc noc ooc Que ofvoc ooc , coc . vec ooc oof ooc ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , o f . ocf 100 oc occ
Act. de la Banque de Fr. 1223f 75c . 1225f. 000of aec noc afv
DU LUNDI 1.- C pour ojo a. Jda 22 mars 1867 , 740 748 200 27c 208
2e-00. no ooc 000 oC. OOC co¿ïaní ouf. oo0 AUC OOC ooc .
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 71f 50c. oncStoc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1227foc oodof. veel oq of
DU MARDI 12. C p . 0/0 c. J. di 22 mars 1807 , 74f 30c 45c 50c 6ɔe
5 c6 70c . ooc ooc ooc ouc . nofoo onc oc ooc oof oof ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept , 1807 , 7if. 5 e goc oor ooc ooc . coc orc
Act. de la Banque de Fr. 1229f75c 1230f. 1232f 50c
с

Du mercredi 13.— C'p . ojó c. J. du 22 mars 807 , 74f60c 65c 6 ¢ 50c
6oc 55c 6oc 55c. 65c oof ooc o c . ooc of ooc . oof. ·
Idem. Jouiss . du 22 sep . 1807 , 71f 50c . ooc . ooc ooc ooc ope
Act. de la Banque de Fr. 12 of 123 c 25c ocoof oof
Du Jeudi 14.— C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 74º 6oc 5cc 4° c 50c 55€
1 foc 40c 50c coc ooc one poc oọc OOC OCC OOC OSC OOC OỌC VOC OOC OOC
dem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 7f 60c 50c oof ooc oog oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1255f, occ oooofoooof. oooof
DE
LA (No. CCCVI . )
( SAMEDI 30 MAI 1807. )
so ng ditado.
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
"
ON
On a déjà vu , dans le N° CCC du Mercure , quelques vers
d'un poëme sur LA RELIGION , que M. de La Harpe , en mourant
, a laissé imparfait. Ce nouveau fragment est tiré du
cinquième
chant. L'auteur , dans une fiction poétique , suppose
que l'Esprit - Saint se fait entendre par la bouche d'Isaïe ,
et annonce la colère de Dieu , provoquée par l'irpiété de la
France. L'Ange exterminateur
paroît devant le trône éternel ,
et ordonne au prophète de lire à haute voix dans le livre des
vengeances
, et de prophétiser
contre la France.
MALHEUR à toi , malheur , ô France ! ô race impie !
Le Tout-Puissant a dit : « L'orgueil monte toujours ;
>> De Babel , autrefois , il m'opposa les tours :
>> Ils pensoient , exhaussant des monceaux de poussière ,
>> Se placer au-dessus des flots de ma colère .
» Du moins ces insensés , dans leur frivole espoir ,
>> En voulant m'échapper, croyoient à mon pouvoir ;
» Mais l'orgueil n'y croit plus , l'orgueil est dans l'ivresse :
>> Son délire nouveau , qu'il a nommé sagesse,
» S'élevant de la terre , attente jusqu'à moi ,
» Jure de détrôner l'Eternel et sa loi ,
B b
cen
386 MERCURE DE FRANCE,
» D'en effacer le nom de toute langue humaine,
» Et l'homme a pris son Dieu pour l'objet de sa haine.
>> Croit-il m'anéantir en osant m'outrager ?
» Prophète , dis au ciel que Dieu va se venger.
» De ses plus noirs venins le séducteur antique
» Abreuva dès long-temps la secte frénétique ,
» Qui , parmi les mortels , prétend exécuter
» Ce qu'en vain , parmi nous , Satan voulut tenter.
» Pour le trône du ciel Satan me fit la guerre ;
» Les sages , aujourd'hui , me disputent la terre.
Leur superbe démence enfin devient fureur :
» Mon règne , à les en croire , est celui de l'erreur.
>> Architectes nouveaux de monstrueux systèmes ,
» Ils ont à l'ignorance enseigné les blasphèmes ; ›
» Et , condamnant mes lois , ces hardis factieux ,
» Pour asservir le monde , ont attaqué les cieux.
» Ai-je assez supporté leur coupable insolence ?
» Ne dois-je pas enfin sortir de mon silence ?
» (Dit le Seigneur. ) Prophète , il t'en souvient d'est toi,
» Toi que je pris pour juge entre Israël et moi.
:

» De plus grands attentats provoquent ma vengeance :
>> Juge ma cause encor et celle de la France.
» Juge entre l'homme et moi.... Le premier des humains
» Qui sortit du limon animé par mes mains ,
>> Prétendit égaler ma science infinie :
>> Il me désobéit , sa faute fut punie.
» J'ai réparé sa faute , et ses enfans pervers ,
» Ont d'un Dieu rédempteur affranchi l'univers !
n La nature est cachée à leurs foibles lumières ,
» Et pour eux Dieu n'est plus , s'il cache ses mystères !
» Ce qu'ils ont dû savoir , ma voix l'a révélé ;
» Mais à l'homme indocile en vain elle a parle :
» Il veut tout expliquer ; et peut-il tout comprendre ?
» Si je lui donne tout , lui dois- je tout apprendre ?
» Entouré de mes dons en un monde mortel ,
» L'homme veut m'arracher ceux du monde éternel !
» Hier il n'étoit pas ; et sa débile vue
» Veut d'un dessein intense embrasser l'étendue .
» Malheureux , devant toi s'il étoit dévoilé,
» Ton frêle entendement en seroit accablé !
}
MAI
1807.
387
» Viens donc chercher la source où la flamme éthérée
» Jaillit de ces soleils qui peuplent l'Empyrée .
» Approche au moins celui que j'ai fait pour tes yeux ,
» Toi qui , placé si loin , n'en soutiens pás leš feux.
Mortels , si curieux de mon être et du vôtre ,
» Le vôtre vous échappe , et vous jugez de l'autre !
›› Demandez au néant , dont je vous ai tirés ,
›› Comment vous êtes faits , comment vous respirez ,
›› Comment l'air vous nourrit quand il peut vous dissoudre ?
» Ingrats , à chaque instant vous tomberiez en poudre ,
» Chacun des élémens vous donneroit la mort ,
» Si la main qui les fit n'en régióit pas l'effort.
» Je les gouverne seul , seul je puts les connoître :
» J'ai réservé pour moi les mystères de l'être.
» Est-ce à l'homme à monter jusques à ma hauteur ?
» Cieux , annonceż ma haine à l'orgueil imposteur ;
» Cieux, entendez l'impie , entendez sa démence :
» Le hasard a tout fait, même l'intelligence;
» Le monde est expliqué dès qu'il n'a plús d'auteur;
» On va régénérer l'oeuvre du Créateur :
Ce qu'il a fait est mal ; ce qu'il enseigne un songe;
» La conscience un mot , la morale un mensonge,
» La nature habitude ; et la loi préjugé ,
» Et de ses vieux liens le monde est dégagé.
» Cieux , à l'impiété reprochez sa bassesse.
» L'homme s'est dégradé de sa propre noblesse ,
» Il abjure ses droits à l'immortalité ,
» Son ame, un des rayons de ma divinité.
» Je l'appelois à moi , je l'approchois de l'Ange ;
» Il descend à la brute , il s'attache à la fange ,
» Il la veut pour asile , et , lui tendant les bras ,
» Invoque le néant qui ne l'entendra pas.
» Il s'indigne à mon nom , il a iit dans sa rage :
» Montrons; en détruisant , que rien n'est son ouvrage;
» Que son culte aboli prouve que vainement
» On l'a cru dès Etats le prom er fondement.
» Plus d'avenir vengeur : que tout mørtel qui pense
» Sache que la raison est seule une puissance ;
» Le monde, instruit par nous , n'a plus besoin d'un Dieu.
Prophète, tu l'entends éclater en tout lieu
Bb 2
388 MERCURE DE FRANCE ,
>> Ce délire impuni qui blesse mon oreille ,
» ( Dit le Seigneur . ) Croit-on qu'à jamais je sommeille ?
» N'ai- je donc pas détruit Achab et Pharaon ?
» N'ai-je donc pas perdu Babylone et son nom ?
» N'égalerois- je point le supplice à l'offense ?
» La terre attend de moi l'exemple et la vengeance.
» Mon courroux va sur eux se répandre en torrent;
» Il bouillonne d'un feu sept fois plus dévorant .
» Tout ce peuple , enivré du vin de ma colère ,
» Va parler une langue aux humains étrangère ,
>> Un langage inoui , créé pour ses forfaits ,
» Et le monde verra ce qu'il ne vit jamais.
» Pourrois- je mieux punir leurs absurdes blasphèmes ,
>> Qu'en les livrant aux lois qu'ils vont se faire eux- mêmes ?
>> Ouvre les
yeux , prophète, et juge entre eux et moi. »
Isaïe , à ces mots , saisi d'un saint effroi ,
Tomba devant le trône ; et des voûtes suprêmes
Descendit à l'instant l'Ange des anathèmes ,
L'Ange exterminateur , son glaive dans la main ,
Glaive qu'ont vu briller le Nil et le Jourdain ,
Lorsqu'au deuil de Tanis une nuit consacrée
Moissonna les enfans de l'Egypte éplorée ,
Et lorsque , d'Israël impuissant ennemi ,
Assur s'enfuit d'un camp dans la mort endormi.
Cet Ange , exécuteur des justices divines,
Vole au milieu des feux , plane sur des ruines ;
Et la terre et les mers, et les airs à la fois ,
S'ébranlent à son ordre , et connoissent sa voix.
Sa voix se fit entendre à ces débris célèbres ,
Où Solyme , endormie en ses longues ténèbres ,
S'éveilla pour briser , par d'affreux tremblemens ,
Du temple condamné les derniers fondemens ,
Quand , sortis de son sein , des feux inévitables ,
Dévorant l'idolâtre et ses travaux coupables ,
Confondoient l'Apostat , indigné d'accomplir
Un oracle fameux qu'il croyoit démentir.
Ainsi l'Ange commande aux plus profonds abymes :
Des volcans entr'ouverts il enfiamme les cimes ,
Fait partir l'ouragan des bouts de l'univers ,
Soulève en tourbillons les sables des déserts.
MAI 1807 .
389
Il appelle : et du Nord les frimas homicides
Viennent glacer l'épi sur les sillons arides ;
Le Midi dévorant brûle un sòl desséché ;
La peste, monstre impur dans les marais couché ,
Dont l'Afrique embrasa l'haleine meurtrière ,
Secoue , en se levant , sa fange nourricière ,
Et dans l'air infecté fait respirer la mort.
Partout des nations l'Ange réglant le sort ,
Dispense dans le temps ces rigueurs passagères ,
Ces leçons à la fois tristes et nécessaires.
Dieu qui pour les Français veut d'autres châtimens,
N'a point pour leur ruine armé les élémens .
Non , tout doit être ici leur crime et leur ouvrage ;
L'Ange ne doit contre eux déchatner que leur rage , etc. etc.
ENIGME.
SOUVENT , par un défaut de l'art ,
De mon emploi je suis frustrée ,
Et dans la poussière ignorée ,
J'en sors par l'effet du hasard .
Vous , à qui je suis attachée ,
Vous , que je sers , sexe charmant ,
Quand je tiens la beauté cachée,
Sous le pli de quelque ornement ,
Ah , que mon sort est différent !
Nécessaire à votre parure ,
Quelquefois je règne à mon tour
-Sur ce trône que la nature
Elève au gré du tendre Amour ;
Où la pudeur et le mystère
M'imposent de sévères lois
Contre tout amant téméraire
Qui prétend usurper mes droits.
Je ne suis pas toujours ingrate ;
Mais , malgré ses pressans desirs ,
Je suis pour l'ame délicate
Le sceau sacré de ses plaisirs.
Par zn Abɔn séc
1
5
390
MERCURE
DE FRANCE
,
"
LOGOGRIPHE
D'UNE admirable république ,
Je suis l'ouvrage merveilleux ;
A former ma douce fabrique ,
Chaque membre est industrieux ;
On diroit que Flore elle-même
A , dans sa bienfaisance extrême ,
Ch isi ces zélés artisans ,
Pour mieux nous rendre ses présens.
Lecteur , je suis tout autre chose
Par un très-léger changement :
Mon horrible métamorphose
Me rend cruelle très- souvent ;
Je mords , j'arra he , je déchire ,
Tant que je puisse assez détruire ,
Hélas ! qui? mes propres égaux;
Ceux avec lesquels je suis née ;
Telle est ma triste destinée !
Mes dents sont autant de bourreaux
Qui retranchent de leur espèce,
A force de les mettre en pièce
Qui peut ne me pas concevoir?
Je suis si facile à savoir ;
Que je n'ai pas besoin de dire
Que quatre doivent me suffire :
Qui , quatre lettres font mon nom
En Languedoc j'ai du renom ;
Dans le sens anagrammatique ,
J'habite en plus d'une boutique,
CHARADE.
L'ITALIE offre mon premier ;
En Espagne on voit mon dernier ;
Et l'on aime assez mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Chenets.
Celui du Logogriphe est Maison , où l'on trouve mai, gon.
Celui de la Charade est Sou-lier,
MAI 1807.
3gr
f
Du TABLEAU LITTÉRAIRE DE LA FRANCE AU
XVIIIE SIÈCLE , proposé pour sujet de prix d'éloquence
par la seconde Classe de l'Institut.
JAMAIS l'Académie n'avoit proposé de sujet qui offrit plus
de difficultés aux concurrens , et plus d'écueils aux juges du
concours ; aux uns , des questions littéraires plus délicates à
traiter ; aux autres , une question , on peut dire politique , plus
fâcheuse à résoudre .
On en a eu la preuve à la dernière distribution des prix.
Tandis que , pour le prix de poésie , le concours ouvert sur
un sujet purement d'imagination , et où il étoit si facile de
tomber dans la déclamation et dans le vague , a présenté trois
pièces d'un mérite presqu'égal , et tel , au rapport de M. le
secrétaire perpétuel , que , depuis cent cinquante ans , aucun
concours n'avoit produit à la fois trois ouvrages d'une composition
aussi sage , d'un goût aussi pur , d'une correction
aussi parfaite , et d'une poésie aussi élevée ( 1 ) , le Tableau
littéraire de la France au XVIIIe siècle , composition en prose
qui n'exige aucun frais d'invention , et ne demande qu'un esprit
de discussion et de critique , proposé deux ans de suite , n'a
présenté aucun ouvrage digne d'être couronné , et remis au
concours pour la troisième fois , finira peut -être par être
abandonné.
Ce sujet , difficile par lui-même , n'est pas devenu plus aisé
par les conditions que le rapporteur, au nom de l'Académie ,
a imposées aux concurrens , ou par les avis qu'il leur a donnés,
Ils doivent renfermer dans les bornes précises d'une heure de
lecture un sujet vaste , et qui fourniroit la matière d'un vo¬
(1 ) On ne peut s'empêcher de remarquer qu'aucun des deux ouvrages
qui ont remporté le prix , n'a parlé des Missionnaires, dont les voyages
honorent le plus les nations chrétiennes , et qui nous ont donné les notions
les plus certaines sur les peuples éloignés . On s'extasie sur les voyageurs
qui ont porté à des peuples sauvages des arts qui ne sont un besoin que
pour les peuples qui les ont connus, et que , presque partout , on a introdu
ts les armes à la main ; et Cook lui-même, le plus humain des voyageurs ,
a été plus d'une fois forcé de répandre le sang ; et l'on ne dit rien de ces
voyageurs qui ont porté aux peuples barbares, avec la connoissance des art ,
des lois et des moeurs, et les ont enseignées au péril de leur vie et au prix
de leur propre sang . M. Bruguières ( de Marseille ) leur a consacré deus
vers.
4.
392
MERCURE DE FRANCE ,
lume. Ils doivent éviter , s'ils ne veulent pas passer pour de
beaux esprits plutôt que pour de bons esprits , toute comparaison
entre le XVIIIe siècle et le siècle qui a précédé. Mais
il est à craindre que cette dernière condition soit mal observée
, et même que la précaution qu'a prise l'Académie de jeter
d'avance sur cette comparaison le blâme du bel esprit , n'éveille
l'amour-propre des concurrens . Le démon de la vanité leur
dira comme au premier homme « Faites du bel esprit , et
» vous serez semblables aux Dieux de la littérature du dernier
siècle, et ils succomberont peut-être à la tentation de
toucher au fruit défendu.
:
Il est assez vraisemblable que , quelques années plutôt , l'Ins
titut auroit non-seulement permis , mais même indiqué une
comparaison très- naturelle au sujet , tout-à-fait dans le ton
académique , et qui eût été le morceau le plus brillant de composition.
Il est plus vraisemblable encore qu'en remontant à
une époque un peu plus ancienne , l'Institut eût vu , sans trop
de peine , adjuger la préférence à la littérature du XVIII®
siecle ; mais les temps sont changés : l'opinion publique est
nantie de cette grande cause ; et l'Institut a senti qu'il n'avoit
pas le droit de prévention sur ce tribunal respectable , juge
suprême et sans appel de toutes les décisions littéraires.
J'observerai , avant tout , qu'il n'étoit peut-être pas encore
temps de faire le tableau littéraire de la France au XVIII®
siècle.
Si l'on avoit à faire aujourd'hui le tableau littéraire de la
France au siècle de Louis XIV, les regards de l'écrivain ne se
fixeroient que sur le petit nombre de génies immortels qui
ont illustré cette époque mémorable de nos annales littéraires.
Le jugement du public , mûri par le temps , éclairé par la
réflexion , libre de toutes les considérations personnelles qui
agissent si puissamment sur les contemporains , n'attache
aujourd'hui qu'à ces grands noms la gloire de ce beau siècle
de notre littérature ; et il laisse dans l'oubli , ou du moins dans
l'ombre , la foule des écrivains médiocres qui ont reçu leur
récompense dans ce monde , et joui de leur vivant de la vogue
que le bel esprit , quand il se montre , est toujours sûr d'obtenir;
mais qui ont manqué de ces qualités qui assurent auprès
de la postérité le succès des productions littéraires , de génie
dans les ouvrages d'imagination , ou de cette raison forte et
profonde qui est le génie des ouvrages de raisonnement et de
discussion.
1, 2
Ce tableau littéraire ainsi composé , ressembleroit à un tableau
matériel dans lequel l'artiste fixe l'attention du spectateur
sur le petit nombre de personnages nécessaires à l'action , et
évite avec soin de la partager sur des personnages subalternes
et des détails sans intérêt.
MAIG807. 393
- Mais vouloir juger la littérature d'un siècle lorsque ce siècle
est à peine fini , et que le temps n'a pu faire la séparation du
bon et du médiocre ; lorsque les cendres des écrivains qui l'ont
illustré ne sont pas encore refroidies , et que plusieurs de ceux
qui appartiennent à cette époque par leur âge , leurs souvenirs
, ou la meilleure partie de leurs écrits , tous parens , amis ,
disciples , rivaux , confrères de ceux qu'il faut juger , sont au
milieu de nous , et quelques- uns même assis au nombre des
juges ; lorsque les affections ou les haînes que les doctrines
professées dans ce siècle ont excitées , sont encore dans toute
leur force ; vouloir juger ce siècle , pour ainsi dire , en sa préc'est
s'exposer à porter un jugement tout au moins
suspect de précipitation , et donner à la postérité des motifs
de le revoir , et peut- être des raisons de le réformer.
sence ,
L'Institut a dû montrer aux concurrens le but , après leur
avoir indiqué l'écueil ; et il leur a annoncé , par l'organe de
son rapporteur, qu'il desiroit qu'on lui présentât une
» appréciation fidelle et positive des richesses que le dernier
» siècle a ajoutées au trésor littéraire de la France . » Il a
desiré qu'on observât les progrès qu'a fits la langue dans le
» même siècle , et ce qu'on doit à beaucoup de bons esprits
» qui , sans atteindre aux premiers rangs de la renommée , ont
» concouru à la propagation des lumières , aux progrès de la
» raison et du goût. »
b-
Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen .
Rien de plus aisé à dire , mais rien de plus difficile à appré
cier fidèlement et positivement.
Il n'en est pas d'un trésor littéraire comme d'un trésor
matériel , où beaucoup de cuivre peut égaler la valeur d'une
pelite quantité d'or . Dans l'appréciation des richesses littéraires
, la quantité ne compense pas la qualité. Une Encyclo
pédie d'esprit médiocre , ou même de bel esprit , ne sauroit
égaler la valeur de quelques pages de génie ; et cette observation
convient d'autant mieux au sujet que nous traitons , que
vingt-cinq ans du dernier siècle , pris à volonté dans tout son
cours , ont fourni plus d'écrivains et d'écrits que le siècle
entier de Louis XIV. Il faut s'élever ici à des considérations
générales.
Lorsqu'une société est parvenue à un haut degré de civilisation
à l'aide de sa religion et de sa constitution poli
tique , les deux causes les plus puissantes de tous ses développemens,
il y a dans la nation en général , plutôt que dans tel ou
tel individu , une connoissance , un sentiment , un goût du beau
moral objet des belles- lettres ; et de même que nous ne recon-
I
394 MERCURE DE FRANCE ,
noîtrions jamais un portrait que nous verrions pour la première
fois , si nous n'avions en nous- mêmes l'image intérieure
ou intellectuelle de la personne qu'il représente ; ainsi nous
ne serions jamais sensibles aux beautés des productions littéraires
du genre moral , d'une tragédie , par exemple , ou d'un
poëme épique , si nous n'avions en nous-mêmes , et dans notre
ame , le modèle intérieur , le type intellectuel du beau que
l'écrivain met en action ou en récit. Cette faculté de posséder
en nous-mêmes les notions du beau moral, et de les reconnoître
dans tous les objets extérieurs qui en offrent l'empreinte ,
dérive de la dignité de notre origine , de l'excellence de notre
être ; elle se lie aux plus hautes vérités rationnelles , comme
j'ai essayé de le faire voir en traitant du beau moral ( 1 ) ; et en
l'approfondissant , on y trouveroit la réfutation de ces systèmes
abjects qui placent toutes nos idées dans nos sensations ,
et notre ame dans ses organes.
Les productions littéraires qui , pour la première fois , présentent
aux hommes de la conformité à ce type intérieur de
beau moral qu'ils aperçoivent en eux-mêmes , doivent donc
exciter leur admiration ; et cette admiration est à son comble
lorsqu'ils retrouvent dans quelqu'ouvrage cette conformité
entière et aussi complète qu'il est donné à l'homme de l'atteindre.
Alors le type du beau , d'intérieur qu'il étoit , devient
extérieur ; c'est - à - dire , pour parler avec la dernière précision
, que le type devient modèle , parce qu'il est réalisé ,
ou produit au dehors. Les productions de l'esprit ou même
des arts , qui réalisent ainsi le type intérieur de beau moral ou
physique, sont appelées des modèles , non pas uniquement dans
le sens oratoire et académique que cette expression reçoit
ordinairement , mais dans un sens rigoureux et métaphysique.
Lorsqu'une nation possède de tels ouvrages , des ouvrages
modèles , ils lui servent comme d'une mesure commune à
laquelle elle compare involontairement tous les ouvrages qui
paroissent dans le même genre. Alors le goût d'une nation est
formé et fixé , parce qu'il a une mesure certaine , une règle
invariable , ou qui ne pourroit varier que par une longue
succession de désordres religieux , politiques, et par conséquent
littéraires.
Si l'on objectoit que les idées du beau moral ne sont pas
les mêmes chez tous les peuples , je ferois observer qu'elles
ne sont pas différentes , mais seulement inégalement dévelop
pées ; et pour donner une règle fixe dans un sujet que l'on croit
assez communément arbitraire , on peut assurer que les idées
du beau moral seront plus développées chez un peuple à
(1 ) Voyez le Mercure du 3 janvier de cette année.
MAI 1807. 395
mesure que sa constitution religieuse et sa constitution politique
seront plus parfaites ou plus naturelles , et, reciproquement
, que la religion et le gouvernement seront plus
parfaits , là où les idées du beau moral seront plus développées
: et c'est ce qui explique la perfection de notre littérature
dans un temps , et sa dégénération dans un autre.
Faisons l'application de cette théorie , dont les racines sont
très-profondes et les conséquences très -étendues , et dont il ne
seroit pas impossible peut-être de trouver le germe dans la
philosophie du Père Malebranche , qui voyant tous les objets
dans l'ordre essentiel , qui est Dieu même, n'avoit qu'un pas
à faire pour voir l'ordre dans tous les objets.
Les auteurs des premiers et informes essais de notre poésie
dramatique , cherchèrent le beau moral dans des sujets religieux
, où il est comme dans sa source ; mais faute de génie ,
et sur- tout d'un instrument qui pût eu rendre les conceptions ,
ils manquèrent à la fois d'idées et d'expressions , et quelques
traits épars et confus de beau moral se trouvèrent comme
effacés par les idées les plus bizarres et l'expression la plus
grossière. Corneille , le premier , montra le beau moral dans
l'homme politique , et retraça , dans ses productions immortelles
, les traits principaux et les plus remarquables de ce
type dont la nation , déjà formée , attendoit le modèle. Son
génie trouva la pensée et créa l'expression. De là l'admiration ,
ou plutôt l'enthousiasme universel qu'excitèrent les premières
représentations du Cid , et qui fut porté si loin , qu'on fit de
cette pièce le modèle de tous les genres de beau , et que , pendant
long-temps , on dit en forme de proverbe : Cela estbeau
comme le Cid. Le même auteur , dans des pièces plus parfaites
; Racine , dans des tragédies d'une perfection encore
plus régulière et plus achevée , développerent davantage cette
représentation extérieure , cette réalisation du beau moral et
poétique , et lui donnèrent les derniers traits . Ces deux poètes
durent donc devenir des modèles , et la règle vivante et présente
à laquelle on compareroit désormais , malgré toutes
les défenses de comparer , toutes les productions du genre
dramatique. Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce que je dis
de l'art tragique peut s'appliquer à tous les genres de poésie
et d'éloquence....
Il n'est pas douteux que si Campistron eût paru avant
Corneille et Racine , Destouches avant Molière , Aubert avant
La Fontaine , la Henriade avant le Tasse , Sethos avant Télémaque
, Neuville avant Bourdaloue et Massillon , les contemporains
, qui auroient retrouvé dans leurs productions une
beauté morale inconnue jusqu'alors , ne les eussent accueillics
396
MERCURE DE FRANCE ,
avec une grande faveur ; mais venues plus tard , et après des .
ouvrages d'un beau moral et littéraire bien plus parfait , elles
n'ont paru que des copies foibles et décolorées des grands
-modèles .
"
Mais lorsqu'une nation possède des modèles dans le sens
rigoureux de cette expression , comme il n'est plus possible
même à la perfection d'être aussi remarquée , il n'est pas non
plus possible à la médiocrité d'être aussi mauvaise qu'elle
pouvoit l'être avant que les modèles eussent paru , parce qu'il
y a une connoissance générale , un goût universel de beau
moral que les esprits les plus ordinaires ne sauroient entiè
rement méconnoître , et auquel , malgré leur médiocrité , ils
ne peuvent échapper. Ainsi , si je ne respectois la défense
faite par l'Académie de comparer les deux siècles , je croirois
les caractériser l'un et l'autre , avec assez de justesse , en disant
que ce qui n'est que médiocre dans les productions littéraires ,
est meilleur dans le dix- huitième siècle que dans le dix-septieme
; mais que ce qui est bon est moins parfait : ce qui signifie ,
en d'autres termes , qu'il y a eu plus de bel esprit dans un
temps , et plus de génie dans un autre.
Or , et c'est à cette conclusion que nous sommes ramenés ,
jusqu'à quel point , surtout dans le système d'une perfectibilité
indéfinie , ce qui n'est que bon peut-il grossir le trésor
littéraire d'une nation qui a le meilleur ? Que peuvent ajouter
les copies aux richesses littéraires d'une nation qui possède les
modeles ? C'est ce que les concurrens auront à décider avant
de former le tableau littéraire du dix -huitième siècle , riche
plus qu'un autre en médiocrité bonne ou en bonté médiocre ,
si toutefois ces deux expressions signifient des choses différentes.
Soit attrait pour la nouveauté et prévention pour son
temps , soit indulgence excessive ' et secret retour sur euxmêmes
, soit enfin foiblesse des jugemens humains , les contemporains
sont portés à accueillir avec une extrême faveur les
productions médiocres , et souvent avec plus de faveur que
les productions même du génie ; et si une critique éclairée
veut les rappeler à la considération des modèles , ils disent
qu'on veut étouffer le talent , et crient aux conjurations littéraires
. Ils ne voient pas que la seule conjuration que la médiocrite
ait à craindre , est la conjuration du temps et de la
raison , ces invisibles , mais redoutables conspirateurs , dont
il est aussi difficile d'éventer les complots que de parer les
coups. C'est cette conjuration qui a tué Bélisaire , les Elogés
de Thomas , le genre de Marivaux , les poésies de Dorat , les
Meis de Roucher, et tant d'autres ouvrages , malgré la faveur
MAI 1807 . 397
dont ils ont joui à leur apparition. C'est cette conjuration qui
a mis à sa place Athalie comme la Veuve du Malabar , et
qui rend à Corneille , un moment méconnu , ce qu'elle ôte
insensiblement à Voltaire , si long-temps adoré. Les hommes
n'y sont pour rien , et tous leurs efforts ne peuvent pas soutenir
la médiocrité qu'étouffe le génie : car , il faut le dire , la postérité
ne se sert même du bon que dans les genres où elle n'a
pas encore le meilleur. Une fois que les modèles ont paru ,
tout ce qui , dans le moins parfait ou le médiocre , avoit été
goûté jusque-là , tombe insensiblement dans l'oubli , et n'est ,
à la longue , guère plus connu que le mauvais.
Qu'on y prenne garde : je ne veux pas dire que le siècle
dernier n'ait des titres réels à la gloire littéraire , et qu'il n'ait
rien ajouté aux richesses acquises sous le siècle précédent ; je
dis seulement qu'il n'y a pas ajouté autant qu'on pourroit le
croire ; je dis qu'il sera difficile aux concurrens de distinguer
ce qui a grossi le trésor de ce qui n'a fait que l'encombrer ,
et qu'il faudra beaucoup écarter avant de pouvoir choisir.
Sans doute , si le dix-huitième siècle a fourni beaucoup de
bonnes copies des grands modèles , il a présenté aussi des
modèles , ou des ouvrages originaux qui en approchent. Les
odes de J. B. Rousseau , le poëme de la Religion , la Henriade
, Vert - Vert ; d'autres poemes dont il sera impossible
aux concurrens de parler sans manquer au respect qu'ils
doivent aux juges et au public ; un choix de poésies dramatiques
de divers auteurs ; un grand nombre de poésies légères ;
les écrits de Montesquieu , de J. J. Rousseau , de Buffon , de
Voltaire , comme historien et comme philosophe ; le Cours
de Littérature de M. de La Harpe , inventaire précieux de
toutes nos richesses , catalogue raisonné d'une immense
bibliothèque , et qui n'en est pas le livre le moins utile :
tous ces ouvrages , et bien d'autres que je ne nomme pas ,
parce que je ne fais pas le tableau littéraire , entreront sans
doute , en tout ou en partie , dans l'appréciation fidèle et
positive de la littérature du dix - huitième siècle ; et à ne
considérer , dans la plupart de ces productions , que la partie
en quelque sorte mécanique de la littérature , je veux dire
l'art et le style , elles occuperont une place distinguée dans
le tableau ; je ne sais même si une heure de lecture pourra
suffire à une énumération aussi étendue , et si les concurrens ,
accablés par l'immensité de la matière , et gênés par la briéveté
du temps qui leur est fixé , ne seront pas forcés de réduire
leur tableau à la sécheresse d'un catalogue de librairie.
Mais en considérant la littérature du dix-huitième siècle
sous un rapport plus vaste , et tel qu'il convient de la pré398
MERCURE DE FRANCE ,
senter aux juges et au public , il faudra décider si la partie
morale de cette littérature , l'esprit général qui l'anime , le
fonds qu'elle embellit ou qu'elle déguise , les doctrines enfin
qui y sont professées , ajoutent quelque chose à nos richesses
littéraires car la vérité seule est richesse ; et des erreurs ,
même revêtues du plus brillant coloris , et relevées par tous
les agrémens de l'esprit , ne sont qu'une fastueuse indigence.
On ne dira pas sans doute que c'est s'écarter de la question
proposée , que de la considérer ainsi ; que les concurrens
doivent apprécier la littérature du dix huitième siècle , et non
en examiner la morale ; et les juges se borner à comparer le
mérite des tableaux qui leur seront soumis , sans entrer dans
la discussion des opinions qui y seront exposées car si la
littérature du dix - huitième siècle a été plus philosophique
que la littérature d'aucun autre siècle ; si elle a été éminemment
et uniquement philosophique ; philosophique dans tous
les genres , et sur toutes sortes de sujets ; dans l'épopée et dans
le drame ; dans l'histoire et dans le roman ; dans les ouvrages
de raisonnement et dans ceux d'imagination , et jusque dans la
chanson et dans l'épigramme , il est imposible aux concurrens
, comme aux juges du concours , de séparer la littérature
de la philosophie ; de parler de l'une sans rien dire de l'autre ,
et de la forme sans juger le fond ; et comme les concurrens
annonceroient peu de pr fondeur de vues s'ils réduisoient tout
le mérite littéraire du dernier siècle à un mérite de mots et
de phrases , il y auroit peu d'esprit véritablement philosophique
dans les juges , si , laissant à part les opinions des
concurrens , ils ne s'attachoient qu'aux formes extérieures de
l'art d'écrire , et ne couronnoient que des périodes mieux
arrondies , des expressions plus choisies , un style plus fleuri
et plus élégant.
J'irai même plus loin , et je ferai observer que si l'académie
eût proposé le tableau littéraire du siècle de Louis XIV,
les concurrens auroient pu ne considérer que la partie purement
oratoire ou littéraire des productions de cet âge , le
style et l'art de leurs auteurs , parce qu'il n'y a rien de particulier
dans leur doctrine , qui est la doctrine ancienne et
usuelle de toutes les nations chrétiennes , conforme à toutes
les idées et à toutes les habitudes de l'Europe , la morale de
dix-sept siècles , et non la morale du dix-septième siècle.
Mais le dix-huitième siècle a eu une doctrine à lui , une doctrine
qui lui est propre et particulière , et qu'on n'a pu même
désigner qu'en l'appelant la Philosophie du dix- huitième
siècle. C'est précisément et uniquement à cette philosophie
que la littérature de cette époque a dû le caractère qui , dans
MAI 1807%
399
tous les genres , la distingue de la littérature de l'âge précédent
, et même de celle de tous les autres temps. On peut
même soutenir que dans le dix-huitième siècle , la littérature
a moins été philosophique que la philosophie n'a été littéraire
, je veux dire , présentée à l'aide des formes du style oratoire
et poétique ; et l'union de cette philosophie et de cette
littérature est si intime , que le tableau littéraire du dernier
âge doit en être le tableau philosophique ; et qu'on ne peut
s'empêcher de considérer dans sa littérature , ce qu'elle a reçu
de la philosophie ; et dans sa philosophie , ce qu'elle doit à
la littérature .
On ne niera pas , sans doute , que la littérature du dixhuitième
siècle n'ait été toute philosophique , puisqu'aux
yeux de ses partisans, cette philosophie est son plus beau
titre , le trait le plus marqué de sa physionomie , si on peut
ainsi parler , et ce qui lui assure une supériorité incontestable
sur la littérature de tous les autres siècles .
La question de savoir si cette littérature philosophique
ou cette philosophie littéraire , considérée dans la généralité
de ses productions , a ajouté quelque chose au trésor littéraire
que le siècle précédent nous avoit laissé , et ce qu'elle
y a ajouté , est une question plus aisée à décider qu'on ne
pense. On peut toujours réduire une question de ce genre à
un fait précis ; et pour faire le tableau littéraire d'une société
à une époque déterminée , il suffit de jeter les yeux sur le
tableau politique de cette même société , pendant cette même
époque.
En effet , revenons au principe , vrai puisqu'il est fécond ,
fécond parce qu'il est vrai , que la littérature est l'expression
de la société principe dont on peut abuser , comme de
tous les principes généraux , lorsqu'on veut en faire l'appli
cation à des particularités qui ne sont assez souvent que des
exceptions ; mais principe qui reçoit une application certaine
, entière , et parfaitement juste dans la manière générale
dont nous en considérons les deux termes , la littérature
d'un côté , et la société de l'autre.
L'homme a deux expressions de ses pensées sa parole et
ses actions ; et même l'expression des pensées par les actions
est bien moins sujette à tromper que leur expression par la
parole. Ainsi la société a deux expressions de ses pensées ou
de ses principes intérieurs sa littérature , qui est sa parole ;
et son état extérieur , qui est le résultat et la réunion des
actions publiques. Mais si la parole et l'action ne sont l'une
et l'autre que l'expression d'une même chose , il y a donc un
rapport évident entre la parole et l'action ; et par conséquent,
400 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
dans la société , il y a un rapport certain entre sa littérature
et son état extérieur avec cette différence toutefois , que
l'homme , contenu par les lois , intimidé par les hommes ,
peut , par intérêt ou par crainte , parler et même agir autrement
qu'il ne pense ; au lieu que la société , qui est au-dessus
des lois , et n'attend ni ne craint rien des hommes , parle
toujours comme elle pense , et agit comme elle parle ce
qui veut dire que ses doctrines , sa littérature et son état extérieur
, ou, autrement , ce qu'on y pense , ce qu'on y dit et ce
qu'on y fait , sont dans une parfaite et nécessaire harmonic.
Et non seulement cela est ainsi , mais cela même ne peut
pas être autrement. Une société naissante , où la force physique
est plus développée que les forces de l'esprit , ne peut
être troublée que par des passions qui agissent. Mais une
société avancée , où les forces de l'esprit sont aussi développées
que les forces physiques , n'est jamais troublée que par des
passions qui dogmatisent ; et les livres gouvernen ! celle-ci ,
comme les armes toutes seules gouvernent celle - là . Je l'ai dit
ailleurs depuis l'Evangile jusqu'au Contrat Social , toutes
les sociétés européennes , à dater de l'établissement du Christianisme
, principe de toute civilisation , c'est-à - dire , de tous
les développemens des esprits , n'ont été réglées ou déréglées
que par des doctrines.
Ainsi donc le siècle de notre littérature le plus fécond en
véritables chefs- d'oeuvre , a été l'époque la plus brillante et la
mieux ordonnée de notre monarchie ; et , par la raison contraire
, le siècle des désordres politiques de la France , et des
plus grands désordres où une société soit jamais tombée , ne
sauroit avoir été l'époque la plus heureuse et la mieux réglée
de notre littérature et quoique ces deux idées soient séparées
l'une de l'autre par quelques idées intermédiaires , j'en
ai dit assez pour pouvoir conclure avec confiance que la littérature
du dix - huitième siècle a été fausse , puisque la société ,
au dix-huitième siècle , a été bouleversée , non par une force
étrangère , mais par une fermentation intérieure , produite par
l'influence des doctrines et le dérèglement des esprits. ·
Je vais même plus loin , et j'ose soutenir que , même la
partie en quelque sorte matérielle de la littérature , le style
s'est ressenti , dans ce siècle , de la dépravation des pensées ,
parce que la vérité a un langage que l'erreur , même la plus
habile , ne sauroit entièrement contrefaire ; et , sous ce rapport ,
on pourroit apercevoir la teinte des erreurs qui ont infecté le
dernier siècle , et dans le ton habituellement frivole , railleur
et méprisant de Voltaire , et dans le ton généralement orgueilleux
, exagéré , sophistique , de J. J. Rousseau , et dans le
style
1
1
MAI 180745
DE L
ins
style violent, outrageux , déclamatoire , de Raynal ; et
E
l'emphase obscure et cynique de Diderot ; et jusque darle
tour trop souvent épigrammatique et tranchant de M 5.
Montesquieu , aussi vif , aussi brillant , aussi ingénieux da
les matières de législation , que Domat est grave , sage
mesuré.
sen
Ce rapport de la littérature du dernier siècle à la révolution
sociale qui l'a terminé , est prouvé , non- seulement à priori ,
pour parler avec l'école , par un raisonnement inattaquable ;
non-seulement il le seroit encore par les faits , si nous voulions
rapprocher ici ce qui a été dit dans ce siècle , de ce qui a été
fait , mais il l'est même par les aveux des coryphées de cette
littérature ; et lorsque M. de Condorcet a dit , en parlant de
la révolution : « Voltaire a fait tout ce que nous voyons »> ';
lorsqu'à la tribune révolutionnaire , et dans mille ouvrages ,
on a attribué à l'influence toute-puissante de la philosophie
les changemens qui se sont opérés en France dans les lois ,
dans les moeurs , dans l'esprit général , dans les habitudes de
la nation , Condorcet et les autres n'ont fait qu'énoncer une
vérité certaine , une vérité évidente et même nécessaire : car
les doctrines du dix -huitième siècle une fois répandues dans
le peuple , et tolérées par le gouvernement , la révolution devenoit
inévitable plus tôt ou plus tard , et il n'étoit pas possible
qu'elle ne fût pas ce qui n'empêche pas que presque
tous les écrivains du dernier siècle n'aient été , par leurs sentimens
personnels , au plus loin de desirer une révolution ; et
l'on peut dire qu'aucun d'eux ne l'a voulue , et que tous l'ont
faite .
Voilà donc les grandes questions que les concurrens auront
à traiter , et que l'Académie aura à juger . Si les concurrens ,
éblouis par l'éclat des noms et des réputations, trompés peutêtre
par les termes du programme , qui semblent annoncer
dans les juges des dispositions tout -à - fait favorables à la litté➡
rature du dix - huitième siècle , ne distinguoient pas avec assez
de précision , ce qui , dans la foule des productions de cet âge ,
a réellement ajouté à nos richesses littéraires , ou donnoient ,
sans choix et sans mesure , à la littérature de ces derniers
temps des éloges qui retomberoient infailliblement sur les
doctrines qui ont produit de si terribles désordres , ils tendroient
un piége aux juges , corps public , autorité constituée ,
et même aujourd'hui , qu'il n'existe plus d'autre corps chargé
de surveiller l'enseignement moral et de censurer les crreurs
qui peuvent s'y glisser , dépositaire de toutes les bonnes doctrines
, gardienne de la morale publique , et qui , au moment
où le gouvernement médite un grand système d'instruction
Сс
"
404
MERCURE DE FRANCE ,
conséquent une langue fixée ne peut plus gagner. Mais elle
peut perdre un style généralement faux peut détériorèr une
langue , comme l'usage habituellement maladroit d'un instrument
juste , peut à la longue le fausser ; et c'est ce qui
arriva à la langue latine après le siècle d'Auguste.
Il faut distinguer la richesse d'une langue de son abondance
; et c'est peut-être ce qu'on n'a jamais fait . La richesse
d'une langue est dans la régularité de sa syntaxe ; l'abondance
d'une langue est dans l'étendue de son vocabulaire. La richesse
d'une langue consiste dans la parfaite correspondance des
constructions grammaticales aux opérations de l'esprit , ou
plutôt à la nature des choses ; dans la propriété des termes
ou la parfaite correspondance des mots aux idées ; dans la
clarté obligée de ses phrases ; dans l'harmonie de ses sons ; dans
l'euphonie de la prononciation ; dans la facilité qu'elle offre
à l'écrivain pour exprimer les grandes choses avec simplicité ,
les plus petites avec noblesse , les plus obscures avec lucidité ,
les moins chastes avec décence , et toutes avec concision.
?
L'abondance d'une langue consiste dans le grand nombre
de ses mots , et la faculté indéfinie d'en composer de nouveaux.
Les mots nombreux sont en quelque sorte la petite
monnaie du langage. Toutes les langues , comme tous les
esprits , ont le même fonds d'idées ; mais toutes si l'on mc
permet cette expression , ne les détaillent pas également. Le
nombre des mots est donc abondant , quelquefois luxe , jamais
richesse . J'en citerai au hasard deux exemples , l'un pris dans
les expressions d'objets physiques , l'autre , dans les expressions
morales. Siége , exprime généralement en français tout meuble
sur lequel on peut s'asseoir. Les mots , fauteuil , cabriolet, sofa,
ottomane , bergère , téte-à-tête , et mille autres , sont pour
ainsi dire , la monnaie du mot siége. Pensée , exprime généra
lement les opérations de l'esprit ; et ce mot se change en appréhension
, compréhension , perception , conception , et mille
autres , qui peut-être prouvent plutôt le luxe de l'esprit que
ses progrès ; comme les mots fauteuil , ottomane , et les autres
que j'ai cités , prouvent bien plus le luxe des arts que les
besoins réels de l'homme. On peut remarquer que la haute
poésie qui parle le langage le plus noble et le plus relevé ,
n'emploie guère que les expressions premières et générales.
Quand Auguste dit à Cinna : Prends un siége Cinna , il s'exprimeroit
d'une manière tout-à-fait ridicule , s'il lui disoit :
Cinna prends unfauteuil. L'éloquence emploie le mot pensée,
et n'a garde de se servir des mots perception , conception ,
compréhension, etc.; et je fais cette observation pour prouver
qu'il y a toujours assez de mots pour la poésie et pour l'éloMAI
1807:
405
quence. Ce sont , pour continuer ma comparaison , de grands
seigneurs qui ne manient que de l'or et n'ont jamais de
petite monnaie dans leurs poches. La plus haute poésie , les
discours les plus éloquens sur les grands objets de la société ,
sont écrits dans les deux langues les moins abondantes de
toutes les langues cultivées , l'hébraïque et la française . On
voit donc qu'une langue peut être riche sans être abondante ,
ou abondante sans être riche. J'observerai , en passant , que
la richesse d'une langue est la première cause de son universalité
; et son extrême abondance , le plus grand obstacle à sa
propagation. Les langues germaniques avec leur immense.
vocabulaire , et leur merveilleuse facilité de composer de
nouveaux mots en n'en faisant qu'un seul de deux ou trois
autres , sont des langues abondantes. Mais avec leurs constructions
embarrassées , leurs inversions pénibles , leur luxe
de genre neutre , d'articles et de substantifs tous déclinables ,
leurs verbes irréguliers , leurs prépositions séparables des
verbes qu'elles modifient , et rejetées à la fin de la période ;
avec la réduplication de leurs consonnes, la dureté de leur prononciation
, l'absence de toute harmonie , les langues germaniques
sont des langues pauvres , sur-tout pour les idées ( 1 ) morales
, et elles sont forcées de recourir à des emprunts perpétuels.
La langue française a tous les caractères de la richesse ,
et n'a pas le superflu de l'abondance . On peut généraliser
cette idée , et remarquer que les langues transpositives sont
les plus abondantes , et les langues analogues les plus riches.
Entre ces dernières , l'hébraïque et la française me paroissent
tenir le premier rang. Ce caractère d'analogie qui leur est
commun leur donne ensemble de secrets rapports. Notre
langue s'est enrichie de toutes les locutions orientales communes
dans l'Ecriture , et les plus beaux morceaux de poésie
et d'éloquence sont traduits ou imités des Livres Saints.
On ne remarque pas assez que la langue française est à la
fois la plus propre à la conversation familière , à la discussion.
philosophique , au discours oratoire et poétique ; aussi claire
dans un procès-verbal d'expert , qu'elle est exacte dans un
traité de morale , et élevée dans la tragédie ou l'oraison funèbre.
Trop souvent des écrivains sans génie lui ont reproché
de manquer de mots , parce qu'ils manquoient eux- mêmes
d'idées , et ont accusé l'instrument de la maladresse de l'ouvrier.
On peut dire en général , que les écrivains manquent
plutôt à la langue que la langue ne leur manque .
Je ne sais , pour terminer cette discussion , par une vue
(1) Leibnitz en a´fait la remarque.
3
406 MERCURE
DE FRANCE
,
générale , s'il y auroit du paradoxe à soutenir qu'une langue
pour être très-riche , ne doit pas être trop abondante ; et que
cette conversation générale , pour être parfaite , doit ressembler
à la conversation particulière d'un homme d'esprit , être
précise et concise, et renfermer le plus possible d'idées sous le
moins possible de mots.
Cela posé , si une phrase correcte au temps de Racine et
de Massillon , les deux grands maîtres de notre style en vers
et en prose , est correcte encore aujourd'hui ; si une phrase
incorrecte alors , n'est pas plus exacte de nos jours , la langue
n'a rien gagné en véritable richesse. Elle a acquis des mots ,
il est vrai ; mais d'un autre côté , elle en a perdu. Le gain
même ne compense pas les pertes : et la longue nomenclature
des mots de la langue révolutionnaire qu'on a recueillis dans
´la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie , ne nous
dédommage pas du grand nombre d'expressions de la langue
religieuse qui sont tombées en désuétude. On fait de gros
volumes sur la morale et la philosophie , sans y faire entrer
une seule fois les mots religion , christianisme , piété ,
charité , même le mot Dieu et bientôt ces expressions
augustes ne se conserveront que dans les anciens exemplaires
du Vocabulaire Français. Les mots se perdent quand
les idées s'effacent. Un peuple qui se sert d'un mot a nécessairement
présente l'idée que ce mot exprime ; lorsqu'il a l'idée
présente , il a le mot ; car s'il n'avoit pas le mot , comment
sauroit- il qu'il a l'idée ? Et s'il n'a ni le mot ni l'idée, c'est l'esprit
qui est pauvre et non la langue. Encore faut- il que l'idée soit
juste et bonne. Car , si elle est fausse et perverse , ce n'est pas
pauvreté que de ne pas la connoître , c'est plutôt richesse.
Ainsi l'on ne peut pas plus compter au nombre des acquisitions
qu'a faites notre langue les mots que la révolution lui a donnés
, que lorsqu'on dit qu'un homme a la fièvre , on n'entend
compter la fièvre au nombre de ses propriétés.
Mais si la langue une fois fixée ne doit plus varier , le style
varie continuellement ; et il est différent dans chaque siècle ,
et même dans chaque écrivain . L'instrument est le même ; la
manière de l'employer est différente. Au siècle de Louis XIV,
le style étoit grave et plus lent ; dans le dernier siècle , il est
devenu léger et rapide, Il étoit simple ; il est devenu artificieux
et composé ; il étoit franc , il est devenu fin , vague et
sophistique ; il étoit doux et modeste , il est devenu violent
et moqueur. Ces changemens , et sur - tout les derniers ,
tiennent à des causes morales qu'il faut expliquer. Les écrivains
du XVIIe siècle avoient des principes décidés , et n'avoient
point d'intentions cachées, L'expression étoit franche comme
MAI 1807.
407
l'idée , et cette franchise de style est la première qualité de
l'esprit et du caractère français. Au siècle suivant , les écrivains
même les plus célèbres ont eu sur de grands objets des
notions confuses , incertaines , et des vues secrètes et profondes
: et en même temps qu'ils ont voulu cacher les unes ,
ils n'ont su comment expliquer les autres. Trop souvent le
style est devenu une espèce de chiffre qui présentoit un sens
à l'autorité avec laquelle on ne vouloit pas se compromettre ,
et un autre sens aux disciples qu'on vouloit éclairer ; et il s'est
introduit ainsi un langage à deux faces et à double entente
qui , au moyen de tours adroits , d'expressions vagues et jamais
définies , signifie beaucoup plus ou beaucoup moins qu'il ne
paroît signifier. Si c'est là un progrès , ce progrès est réel ; et
l'art de faire entendre ce qu'on n'ose pas dire , ou de voiler ce
qu'on veut faire entendre , s'est extrêmement perfectionné.
Comme ces mêmes écrivains ont été en état de guerre contre
les institutions et contre les hommes , ils ont dû armer leur
style pour le combat : et le style est devenu quelquefois violent
, amer , et le plus souvent moqueur et insultant.
Cet art de tourner en ridicule les grandes choses ( car il n'y
a que le grand qui prête au contraste d'où nait le ridicule ) ,
cet art, sarcasme chez les uns , persiflage chez les autres , intro
duit par Luther et Calvin , plus innocemment continué par
Pascal , a été porté à sa perfection par Voltaire. La langue n'y
a rien gagné , mais la nation y a perdu. Ce style à deux tranchans
sert à l'erreur beaucoup plus qu'à la vérité , qui ne
s'occupe pas de petites choses , et traite avec sérieux et dignité
les choses importantes. Il annonce l'affoiblissement des esprits
et la dépravation des caractères ; et l'on peut remarquer que
les Livres Saints , où se trouvent toutes les vérités , même politiques
, traitent avec un extrême mépris un peuple de moqueurs
C'est que , dans la morale , il n'y a point de petites
choses; et je ne connois pas de mot plus beau que celui de
Fontenelle , qui se rendoit à lui-même le témoignage de
n'avoir jamais donné le plus petit ridicule à la plus petite
vertu.
Lorsqu'un peuple tombe dans cet excès de légèreté , le ridicule
est plus redouté même que le mal . La raison n'est plus
rien , et elle est toujours prête à céder à la plus frivole plaisanterie.
Ce peuple sans consistance et sans solidité ne peut plus
être gouverné que par l'oppression , ni ramené au sérieux que
par la terreur , qui change la dérision en violences et le rire
en larmes amères. Cette habitude de ne voir dans les objets
les plus respectables que des sujets de raillerie , non-seulement
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
fait perdre à une nation ce caractère de gravité qui sied à la
raison de l'âge mûr , annonce la supériorité et commande le
respect ; non- seulement elle lui ôte le goût des études sérieuses ,
mais elle émousse même la gaieté de l'esprit , le plus noble
amusement d'un peuple cultivé . Une génération accoutuniée
aux sarcasmes irreligieux de Voltaire , bâille aux bonnes ,
plaisanteries de Molière , comme elle s'endort aux Pensées
de Pascal ; et l'on ne sait plus comment instruire ces esprits
malades , ni comment les amuser.
DE BONAL D.
OEuvres de Jean Racine , avec les Variantes et les Imitations
⚫des auteurs grecs et latins , publiées par M. Petitot , éditeur
du Répertoire du Theatre- Français . Cinq vol . in -8° . , sansfigures
, prix : 25 fr.; idem , pap . vélin , 45 fr.; idem , pap.
fin , avec 13 figures , 40 fr.; idem , pap. vélin satiné , avec
15 figures , 60 fr. On ajoutera 7 fr . 50 cent. , pour recevoir
l'ouvrage franc de port. A Paris , à la Librairie Stéréotype ,
chez H. Nicolle et compagnie , rue des Petits - Augustins
et chez le Normant
i
amis , les compagnons inséparablerature ,
སཱ་ ཋཱདིཊྛོནྟི
ཐཱ་ , ་་་
TANDIS que la plupart des presses sont presque exclusivement
consacrées à mettre au jour des productions nouvelles ,
qui trop souvent trompent les spéculations du libraires ou',
après une vogue passagère , sont destinées à tomber dans un
éternel oubli , M. Herhan continue de réimprimer ces auteurs
immortels , l'honneur de notre littérature , les maîtres , les
de quiconque n'est point,
insensible aux jouissances délicates de l'esprit et de l'imagination.
Le procédé ingénieux dont il est l'inventeur vient
même de recevoir un nouveau degré de perfection . A l'extrême
correction des éditions stéréotypes , celle que nous annonçons
réunit un plus beau format , une netteté et une élégance de
caractères , qui en feroient presque une édition de luxe , si le
Frix en étoit plus considérable. Le travail de M. Petitot sur le
théâtre , lui donne d'ailleurs un avantage précieux sur les
éditions de Racine les plus estimées .
Voltaire a dit que le commentaire de Racine étoit tout
fait , et qu'il suffisoit d'écrire au bas de chaque page , beau
pathétique , harmonieux , sublime ; mais cette manière ingé→
nieuse d'exprimer sa juste admiration pour l'auteur d'Iphi
MAI 1807 . 409
génie , ne doit pas être prise au pied de la lettre : elle signifie
que les ouvrages où le goût le plus délicat n'auroit presque
jamais qu'à admirer , n'appellent pas les observations de la
critique autant que ceux où les défauts , trop souvent mêlés
aux beautés , pourroient séduire par un faux éclat , et altérer
le goût des jeunes écrivains ; elle ne veut pas dire que les
beautés sans nombre et l'art admirable du plus parfait de nos
poètes , ne puissent fournir au littérateur , ou même au moraliste
, une foule d'observations instructives et curieuses. On
peut même remarquer que Racine seroit plus difficile à commenter
que Corneille , et qu'il est plus aisé de faire sentir des'
beautés , et de relever des fautes également frappantes , que
d'entrer dans le secret de ce style toujours élégant et poétique ,"
mais aussi toujours simple et naturel , dont le charme se
sent beaucoup mieux qu'il ne s'analyse.

3
..Mais quelle que pût être l'utilité d'un pareil travail , il ne
pouvoit entrer dans le plan d'une édition stéréotype : destinée
à toutes les classes de lecteurs , il ne falloit pas qu'elle devînt
trop volumineuse , et son principal mérite devoit être une
parfaite correction. Aussi ne présente- t -elle d'autres notes
que les variantes et les imitations des auteurs grecs et latins ,
recueil utile et même nécessaire , et qui pourtant paroît aujourd'hui
pour la première fois exécuté d'une manière complète
et satisfaisante . Ce n'est pas que Luneau de Boisgermain
n'ait eu la prétention d'indiquer dans son Commentaire toutes
les sources où Racine a puisé. Mais peu versé dans la lecture
des anciens , et voulant cependant étaler une grande érudition ,
il cite sans choix et sans raison les poètes et les historiens. Il
voit presque des plagiats là où il y a à peine quelque rapport
éloigné dans la pensée ou dans l'expression ; et tandis qu'à
l'en croire , Racine n'auroit pas une idée qui ne lui eût été
donnée par les anciens , il passe sous silence les imitations les
plus évidentes. On croira sans peine que M. Petitot est à la
fois beaucoup plus exact et beaucoup moins prodigue de citations.
Tous les passages qu'il a recueillis sont traduits avec
autant de fidélité que d'élégance , et de manière à rendre plus
frappans leurs rapports avec le texte. Aussi excitent-ils tous
un vif intérêt : les uns , parce que Racine les a eus évidemment
en vue ; les autres , parce qu'ils donnent lieu à des compa-'
raisons intéressantes , et propres à former le goût. On aime à
voir ce grand poète entouré de tous les écrivains qu'il appe
loit à son secours , tantôt embellir leurs plus beaux traits ,
tantôt rendre féconds les germes en apparence les plus stériles ,
presque toujours sortir victorieux des luttes pénibles où il se
plaît à s'engager.
1
410 MERCURE DE FRANCE ,
La vie privée des écrivains célèbres nous inspire un intérêt
proportionné au plaisir que nous font leurs ouvrages . Nous
Toulons connoître leurs moeurs , leurs caractères , leurs vertus,
et même leurs défauts. Nous desirons , pour ainsi dire, lier un
commerce familier avec eux , et jouir de leur société comme
de leurs ouvrages. Pour satisfaire cette curiosiré , les éditeurs
ne pouvoient mieux faire que ce qu'ils ont fait , en plaçant à
Ja tête du premier volume les Mémoires de Louis Racine sur
la vie et les ouvrages de son père. En effet , la candeur et la
naïveté de la narration , donnent à ces Mémoires un intérêt
qu'on feroit bien difficilement passer dans la notice la plus
soigneusement travaillée , et ils ont sur-tout le mérite de faire
connoître parfaitement les deux grands hommes qui en sont
l'objet ; car l'histoire de Racine n'y est point séparée de celle
de l'illustre compagnon de sa vie et de ses travaux. Rien de si
attachant que le tableau de cette constante amitié , si honorable
pour tous deux , laquelle nous a valu peut -être l'inimi«
table perfection qui distingue les chefs-d'oeuvre de Racine
Quelques réflexions à ce sujet ne seront point déplacées ici ,
puisqu'elles sont le fruit de la lecture même de ces Mémoires.
Il n'est personne qui n'ait été frappé du vol d'aigle que prit
tout-à-coup Racine après sa tragédie d'Alexandre . Ce n'estpas
que cette pièce ne fût propre à donner de grandes espérances
; mais les nombreux défauts qu'elle offre dans le plan
comme dans l'exécution , la double intrigue amoureuse qui y
contraste si froidement avec la nature imposante du sujet,
enfin tout l'ensemble de l'ouvrage, n'annonçoient qu'un foible
imitateur du genre de Corneille , non le peintre éloquent des
passions , qui , par des moyens différens , sut conserver à la
poésie dramatique tout l'éclat que lui avoit donné son prédécesseur.
On voit , en un mot, que le jeune poète s'ignoroit
encore lui-même , et qu'il essayoit timidement ses forces ,
incertain de la direction qu'il devoit leur donner. Mais il avoit
choisi Despréaux pour Aristarque et pour ami ; il apprenoit
de lui à faire difficilement ses vers : n'est-il donc pas juste de
penser que les conseils de ce grand poète purent aider aux
progrès rapides qu'on admira tout-à- coup dans Andromaque ,
et que l'homme de son siècle dont le jugement eut le plus
de pénétration et de finesse , contribua puissamment à révéler
à Racine,le secret de son génie?
On retrouve encore dans Andromaque quelques traces de
cette froide galanterie , si déplacée dans les Frères Ennemis
et dans l'Alexandre. Racine , en répandant sur tout ce qu'il
écrivoit les graces enchanteresses de son style , rendoit presque
MAI 1807. 411
séduisant un défaut dont il ne s'affranchit jamais entièrement
dans ses tragédies profanes , et dans lequel son penchant particulier
, l'exemple de Corneille , sur-tout l'envie de plaire
à ses contemporains , auroient dû 'naturellement le faire tomber
plus souvent ; mais sans doute son ami , qui , grace à la
sévérité de son génie , devoit être singulièrement choqué de
ce même défaut , le rappeloit sans cesse à un ton plus måle
et plus vrai , et , en lui permettant ces sensibles peintures ,
qu'il regarde lui-même comme la route la plus súre pour
aller au coeur, lui interdisoit sévèrement cette recherche de
sentimens , et cette vaine galanterie si propre à les refroidir.
Mais si l'amitié de Boileau fut utile à la gloire de Racine ,
elle ne le fut pas moins à son bonheur ; elle lui rendit ses
succès plus doux ; elle le soutint dans ses chagrins et dans ses
disgraces. Qui jamais eut plus souvent besoin des consolations
de l'amitié , que ce caractère si tendre , si aisé à blesser , qui
ne jouit jamais de l'éloge le mieux mérité , autant qu'il
souffrit de la plus injuste critique ? On voit encore au style
plein d'amertume d'une de ses préfaces , combien il fut blessé
du froid accueil qu'on fit à Britannicus , au moment même
où le Timocrate de Thomas Corneille attiroit un si grand
concours , que les acteurs se lassèrent plutôt de le représenter,
que le public de le voir. On sait que , fatigué d'avoir à disputer
si péniblement tous ses succès , il passa dans un silence :
obstiné l'âge précieux que le génie attend ordinairement pour
se montrer dans toute sa force et dans tout son éclat. Né
doit-on pas croire qu'il se seroit découragé plutôt , et que le
théâtre compteroit plusieurs chefs - d'oeuvre de moins , si
Boileau ne l'eût rappelé sans cesse au sentiment de sa supériorité
, s'il ne l'eût consolé par son suffrage de l'injustice de
ses contemporains ? Sans doute il n'étoit point un ami valgaire
, celui qui , lorsque des hommes du premier rang se
liguoient contre le succès de Phèdre , appelant à la posté→
rité de leur vaine critique , apprit à Racine comment on
pouvoit profiter de l'envie même , et osa lui prédire que ses
illustres veilles ajouteroient à la gloire d'un siècle à jamais
fameux. L'ami des lettres sent une véritable reconnoissance
pour cette amitié courageuse , parlant ainsi le langage de
l'avenir ; et lorsqu'il voit un public prévenu méconnoître
encore le dernier chef-d'oeuvre de Racine , il aime à se rappeler
que ce grand homme , rassuré par un ami dont il devoit
apprécier les décisions , put du moins espérer dans la justice
de la postérité , et entrevoir le temps où la scène s'attendriroit
à la voix timide de l'orphelin , et aux accens prophétiques
du grand- prêtre.
412 MERCURE DE FRANCE ,
C'est ainsi que les Mémoires de Louis Racine nous peignent
cette amitié célèbre accrue par un échange continuel
de soins et de conseils , et fondée sur toutes les vertus qui
rendent les hommes dignes de goûter et d'inspirer un si pur
sentiment : la fidélité de ce récit , exempt de toute espèce
d'affectation , en est sans doute le premier mérite , et elle
nous est garantie par les lettres de ces deux grands poètes ,
lesquelles nous les représentent avec d'autant plus de vérité ,
qu'ils n'ont jamais songé à s'y peindre . C'est là qu'on voit
Despréaux porter dans ses rapports avec son ami toute la
franchise et toute la solidité de son caractère , et Racine '
toute la sensibilité du sien. C'est là qu'on apprend combien
ces deux beaux génies étoient sévères à eux-mêmes , combien
ils étoient timides quand il s'agissoit de s'exposer aux regards
d'un públic qu'ils avoient formé. On aime à les voir se consulter
réciproquement sur leurs essais , se communiquer
leurs doutes , avoir sans cesse devant les yeux l'idée de
cette perfection dont ils approchèrent d'aussi près qu'il est
donné à l'homme de le faire. On aime à voir Racine , veillant
à l'éducation de son fils aîné , descendre avec lui jusqu'aux
plus petits détails de la vie domestique , et dans sa
sollicitude paternelle le rappeler souvent dans les termes
les plus touchans et les plus simples , à cette religion dont il
savoit si bien emprunter , quand il le vouloit , les expressions
les plus magnifiques. On sourit aux dispositions naissantes du '
jeune homme , que n'effrayoient point l'âge et la gravité de'
l'auteur de l'Art Poétique , et qui souvent alloit chercher à
Auteuil un loisir plus instructif pour lui que de pénibles tra- *
vaux. Mais sur- tout on se plait à reconnoître que dans ces
lettres où la confiance de l'amitié découvre sans nuage les
sentimens de ceux qui les écrivent , il n'y a pas une ligne
dont ils aient à rougir aux yeux de la postérité : heureuse
conformité de ces deux grands hommes avec tous ceux du
siècle de Louis XIV , qui puisoient les plus rares beautés de
leurs ouvrages dans leur propre coeur , nourri de tous les
grands principes de la morale et de la religion !
)
Mais ce n'est pas seulement l'intérêt attaché au nom de
Boileau et de Racine qui rend ce Recueil si précieux .
Occupés tous deux à écrire les Annales de Louis XIV , les
renseignemens qu'ils se communiquent à ce sujet , dans ces
lettres mêmes , en font des matériaux utiles pour l'histoire :'
rependant , jusqu'ici leur transposition et le défaut de dates
arrêtoient le lecteur à chaque pas , et coupoient le fil de la
Correspondance. On doit à la sagacité et aux recherches de
M. de la Chapelle , officier d'artillerie , l'ordre chronoloMAI
1807 .
413

gique dans lequel elles paroissent aujourd'hui pour la pre- .
mière fois , et qui leur rend tout l'intérêt historique que
leur
confusion leur avoit fait perdre.
Le même soin a présidé à l'arrangement des oeuvres
diverses et au rétablissement des dates dans l'histoire de .
Port- Royal , morceaux extrêmement précieux , puisqu'ils
prouvent que Racine auroit pu exceller dans tous les genres
de littérature , et devenir peut-être le plus parfait de nos
- prosateurs , comme il est le premier de nos poètes . C.
¿

. Mémoires de Henri de Campion , contenant divers événemens
des règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Un vol. in-8°.
Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , chez
Treuttel et Wurtz , lib. , rue de Lille ; et chez le Normant.
LE desir assez naturel que tout homme éprouve de connoître
l'origine de sa famille , et d'être instruit de la conduite
que ses ancêtres ont tenue dans les diverses fortunes qu'ils ont
éprouvées , fait souvent regretter de n'avoir que peu ou point
d'éclaircissemens sur ce sujet. On les accuse d'insouciance ,
de paresse ou de négligence , pour n'avoir pas laissé le récit
de leurs actions , tandis qu'il ne faudroit peut-être s'en prendre
qu'à leur ignorance , ou bien à l'obscurité de leur état. L'orgueil
que l'on ressent de se voir tiré de la foule par quelques
qualités estimables , et l'envie que l'on a de s'élever encore
davantage , persuadent aisément qu'on est le descendant de
quelqu'illustre famille , ou du moins qu'on doit en être la
première souche. On ne veut pas mériter de sa postérité le
reproche que l'on fait à ses aïeux ; et , rempli des plus magnifiques
espérances , on recherche curieusement ce qu'ils ont été
et ce qu'ils ont fait d'honorable ; on le raconte ; on s'estime ,
bien entendu , le digne héritier de toutes leurs vertus , et l'on
se présente avec confiance comme un guide assuré pour ses
arrières - neveux. Quelqu'illusion et quelque vanité que la
véritable sagesse puisse trouver dans ces idées , il faut cependant
convenir qu'elles peuvent être ennoblies par une ferme
résolution d'ajouter quelqu'éclat à la mémoire de ceux que
l'on a pris pour exemple , et de se conduire de manière à
pouvoir honorer ceux dont on veut devenir le modèle. C'est
à elles que nous devons les Mémoires écrits par Henri de
Campion , d'une famille dont il pouvoit accroître le
nom, mais dont la postérité n'existe plus . Ce militaire , dis396
MERCURE DE FRANCE ,
avec une grande faveur ; mais venues plus tard , et après des
ouvrages d'un beau moral et littéraire bien plus parfait , elles
n'ont paru que des copies foibles et décolorées des grands
modèles.
Mais lorsqu'une nation possède des modèles dans le sens
rigoureux de cette expression , comme il n'est plus possible
même à la perfection d'être aussi remarquée , il n'est pas non
plus possible à la médiocrité d'être aussi mauvaise qu'elle
pouvoit l'être avant que les modèles eussent paru , parce qu'il
y a une connoissance générale , un goût universel de beau
moral que les esprits les plus ordinaires ne sauroient entiè→
rement méconnoître , et auquel , malgré leur médiocrité , ils
ne peuvent échapper. Ainsi , si je ne respectois la défense
faite par l'Académie de comparer les deux siècles , je croirois
les caractériser l'un et l'autre , avec assez de justesse , en disant
que ce qui n'est que médiocre dans les productions littéraires ,
est meilleur dans le dix-huitième siècle que dans le dix-septième
; mais que ce qui est bon est moins parfait : ce qui signifie ,
en d'autres termes , qu'il y a eu plus de bel esprit dans un
temps, et plus de génie dans un autre.
Or , et c'est à cette conclusion que nous sommes ramenés ,
jusqu'à quel point , sur-tout dans le systeme d'une perfectibilité
indéfinie , ce qui n'est que bon peut- il grossir le trésor
littéraire d'une nation qui a le meilleur? Que peuvent ajouter
les copies aux richesses littéraires d'une nation qui possède les
modeles ? C'est ce que les concurrens auront à décider avant
de former le tableau littéraire du dix- huitième siècle , riche
plus qu'un autre en médiocrité bonne ou en bonté médiocre ,
si toutefois ces deux expressions signifient des choses diffé
rentes .
Soit attrait pour la nouveauté et prévention pour son
temps , soit indulgence excessive ' et secret retour sur euxmêmes
, soit enfin foiblesse des jugemens humains , les contemporains
sont portés à accueillir avec une extrême faveur les
productions médiocres , et souvent avec plus de faveur que
les productions même du génie ; et si une critique éclairée
veut les rappeler à la considération des modèles , ils disent
qu'on veut étouffer le talent , et crient aux conjurations littéraires
. Ils ne voient pas que la seule conjuration que la médiocrité
ait à craindre , est la conjuration du temps et de la
raison , ces invisibles , mais redoutables conspirateurs ,
dont
il est aussi difficile d'éventer les complots que de parer les
coups. C'est cette conjuration qui a tué Bélisaire , les Elogés
de Thomas , le genre de Marivaux , les poésies de Dorat , les
Meis de Roucher, et tant d'autres ouvrages , malgré la faveur
MAI 1807 . 397
dont ils ont joui à leur apparition. C'est cette conjuration qui
a mis à sa place Athalie comme la Veuve du Malabar , et
qui rend à Corneille , un moment méconnu , ce qu'elle ôte
insensiblement à Voltaire , si long-temps adoré. Les hommes
n'y sont pour rien , et tous leurs efforts ne peuvent pas soutenir
la médiocrité qu'étouffe le génie : car , il faut le dire , la postérité
ne se sert même du bon que dans les genres où elle n'a
pas encore le meilleur . Une fois que les modèles ont paru ,
tout ce qui , dans le moins parfait ou le médiocre , avoit été
goûté jusque-là , tombe insensiblement dans l'oubli , et n'est ,
à la longue , guère plus connu que le mauvais.
Qu'on y prenne garde je ne veux pas dire que le siècle
dernier n'ait des titres réels à la gloire littéraire , et qu'il n'ait
rien ajouté aux richesses acquises sous le siècle précédent ; je
dis seulement qu'il n'y a pas ajouté autant qu'on pourroit le
croire ; je dis qu'il sera difficile aux concurrens de distinguer
ce qui a grossi le trésor de ce qui n'a fait que l'encombrer ,
et qu'il faudra beaucoup écarter avant de pouvoir choisir.
Sans doute , si le dix-huitième siècle a fourni beaucoup de
bonnes copies des grands modèles , il a présenté aussi des
modèles , ou des ouvrages originaux qui en approchent . Les
odes de J. B. Rousseau , le poëme de la Religion , la Henriade
, Vert - Vert ; d'autres poemes dont il sera impossible
aux concurrens de parler sans manquer au respect qu'ils
doivent aux juges et au public ; un choix de poésies dramatiques
de divers auteurs ; un grand nombre de poésies légères ;
les écrits de Montesquieu , de J. J. Rousseau , de Buffon , de
Voltaire , comme historien et comme philosophe ; le Cours de Littérature de M. de La Harpe , inventaire précieux de
toutes nos richesses , catalogue raisonné d'une immense
bibliothèque , et qui n'en est pas le livre le moins utile :
tous ces ouvrages , et bien d'autres que je ne nomme pas ,
parce que je ne fais pas le tableau littéraire , entreront sans
doute , en tout ou en partie , dans l'appréciation fidèle et
positive de la littérature du dix - huitième siècle ; et à ne considérer, dans la plupart de ces productions , que la partie
en quelque sorte inécanique de la littérature , je veux dire
l'art et le style , elles occuperont une place distinguée dans
le tableau ; je ne sais même si une heure de lecture pourra
suffire à une énumération aussi étendue , et si les concurrens ,
accablés par l'immensité de la matière , et gênés par la briéveté
du temps qui leur est fixé , ne seront pas forcés de réduire
leur tableau à la sécheresse d'un catalogue de librairie.
Mais en considérant la littérature du dix - huitième siècle
sous un rapport plus vaste , et tel qu'il convient de la pré398
MERCURE DE FRANCE ,
senter aux juges et au public , il faudra décider si la partie
morale de cette littérature , l'esprit général qui l'anime , le
fonds qu'elle embellit ou qu'elle déguise , les doctrines enfin
qui y sont professées , ajoutent quelque chose à nos richesses
littéraires car la vérité seule est richesse ; et des erreurs ,
même revêtues du plus brillant coloris , et relevées par tous
les agrémens de l'esprit , ne sont qu'une fastueuse indigence.
On ne dira
pas sans doute que c'est s'écarter de la question
proposée , que de la considérer ainsi que les concurrens
doivent apprécier la littérature du dix - huitième siècle , et non
en examiner la morale ; et les juges se borner à comparer le
mérite des tableaux qui leur seront soumis , sans entrer dans
la discussion des opinions qui y seront exposées car si la
littérature du dix- huitième siècle a été plus philosophique
que la littérature d'aucun autre siècle ; si elle a été éminemment
et uniquement philosophique philosophique dans tous
les genres , et sur toutes sortes de sujets ; dans l'épopée et dans
le drame ; dans l'histoire et dans le roman ; dans les ouvrages
de raisonnement et dans ceux d'imagination , et jusque dans la
chanson et dans l'épigramme , il est imposible aux concurrens
, comme aux juges du concours , de séparer la littérature
de la philosophie ; de parler de l'une sans rien dire de l'autre ,
et de la forme sans juger le fond ; et comme les concurrens
annonceroient peu de profondeur de vues s'ils réduisoient tout
le mérite littéraire du dernier siècle à un mérite de mots et
de phrases , il y auroit peu d'esprit véritablement philosophique
dans les juges , si , laissant à part les opinions des
concurrens , ils ne s'attachoient qu'aux formes extérieures de
l'art d'écrire , et ne couronnoient que des périodes mieux
arrondies , des expressions plus choisies , un style plus fleuri
et plus élégant.
J'irai même plus loin , et je ferai observer que si l'académie
eût proposé le tableau littéraire du siècle de Louis XIV,
les concurrens auroient pu ne considérer que la partie purement
oratoire ou littéraire des productions de cet âge , le
style et l'art de leurs auteurs , parce qu'il n'y a rien de particulier
dans leur doctrine , qui est la doctrine ancienne et
usuelle de toutes les nations chrétiennes , conforme à toutes
les idées et à toutes les habitudes de l'Europe , la morale de
dix-sept siècles , et non la morale du dix- septième siècle.
Mais le dix-huitième siècle a eu une doctrine à lui , une doctrine
qui lui est propre et particulière , et qu'on n'a pu même
désigner qu'en l'appelant la Philosophie du dix- huitième
siècle . C'est précisément et uniquement à cette philosophie
que la littérature de cette époque a dû le caractère qui , dans
MAI 1807.
399
tous les genres , la distingue de la littérature de l'âge précédent
, et même de celle de tous les autres temps . On peut
même soutenir que dans le dix- huitième siècle , la littérature
a moins été philosophique que la philosophie n'a été littéraire
, je veux dire , présentée à l'aide des formes du style oratoire
et poétique ; et l'union de cette philosophie et de cette
littérature est si intime , que le tableau littéraire du dernier
âge doit en être le tableau philosophique ; et qu'on ne peut
s'empêcher de considérer dans sa littérature , ce qu'elle a reçu
de la philosophie ; et dans sa philosophie , ce qu'elle doit à
la littérature .
On ne niera pas , sans doute , que la littérature du dixhuitième
siècle n'ait été toute philosophique , puisqu'aux
yeux de ses partisans , cette philosophie est son plus beau
titre , le trait le plus marqué de sa physionomie , si on peut
ainsi parler , et ce qui lui assure une supériorité incontestable
sur la littérature de tous les autres siècles.
La question de savoir si cette littérature philosophique ,
ou cette philosophie littéraire , considérée dans la généralité
de ses productions , a ajouté quelque chose au trésor litté
raire que le siècle précédent nous avoit laissé , et ce qu'elle
y a ajouté, est une question plus aisée à décider qu'on ne
pense. On peut toujours réduire une question de ce genre à
un fait précis ; et pour faire le tableau littéraire d'une société
à une époque déterminée , il suffit de jeter les yeux sur le
tableau politique de cette même société , pendant cette même
époque.
En effet , revenons au principe , vrai puisqu'il est fécond ,
fécond parce qu'il est vrai , que la littérature est l'expression
de la société principe dont on peut abuser , comme de
tous les principes généraux , lorsqu'on veut en faire l'appli
cation à des particularités qui ne sont assez souvent que des
exceptions ; mais principe qui reçoit une application certaine
, entière , et parfaitement juste dans la manière générale
dont nous en considérons les deux termes , la littérature
d'un côté , et la société de l'autre.
L'homme a deux expressions de ses pensées : sa parole et
ses actions ; et même l'expression des pensées par les actions
est bien moins sujette à tromper que leur expression par la
parole. Ainsi la société a deux expressions de ses pensées ou
de ses principes intérieurs sa littérature , qui est sa parole ;
et son état extérieur , qui est le résultat et la réunion des
actions publiques. Mais si la parole et l'action ne sont l'une
et l'autre que l'expression d'une même chose , il y a donc un
rapport évident entre la parole et l'action ; et par conséquent,
400 MERCURE DE FRANCE ,
#
dans la société , il y a un rapport certain entre sa littérature
et son état extérieur avec cette différence toutefois , que
l'homme , contenu par les lois , intimidé par les hommes ,
peut , par intérêt ou par crainte , parler et même agir autrement
qu'il ne pense ; au lieu que la société , qui est au-dessus
des lois , et n'attend ni ne craint rien des hommes , parle
toujours comme elle pense , et agit comme elle parle
qui veut dire que ses doctrines , sa littérature et son état extérieur
, ou , autrement , ce qu'on y pense , ce qu'on y dit et ce
qu'on y fait , sont dans une parfaite et nécessaire harmonie.
ce
Et non - seulement cela est ainsi , mais cela même ne peut
pas être autrement. Une société naissante , où la force physique
est plus développée que les forces de l'esprit , ne peut
être troublée que par des passions qui agissent . Mais une
société avancée , où les forces de l'esprit sont aussi développées
que les forces physiques , n'est jamais troublée que par des
passions qui dogmatisent ; et les livres gouvernent celle-ci ,
comme les armes toutes seules gouvernent celle - là . Je l'ai dit
ailleurs depuis l'Evangile jusqu'au Contrat Social , toutes
les sociétés européennes , a dater de l'établissement du Christianisme
, principe de toute civilisation , c'est-à - dire , de tous
les développemens des esprits , n'ont été réglées ou déréglées
que par des doctrines.
Ainsi donc le siècle de notre littérature le plus fécond en
véritables chefs- d'oeuvre , a été l'époque la plus brillante et la
mieux ordonnée de notre monarchie ; et , par la raison contraire
, le siècle des désordres politiques de la France , et des
plus grands désordres où une société soit jamais tombée , ne
sauroit avoir été l'époque la plus heureuse et la mieux réglée
de notre littérature et quoique ces deux idées soient séparées
l'une de l'autre par quelques idées intermédiaires , j'en
ai dit assez pour pouvoir conclure avec confiance que la littérature
du dix- huitième siècle a été fausse , puisque la société ,
au dix-huitième siècle , a été bouleversée , non par une force
étrangère , mais par une fermentation intérieure , produite par
l'influence des doctrines et le dérèglement des esprits.
Je vais même plus loin , et j'ose soutenir que , même la
partie en quelque sorte matérielle de la littérature , le style
s'est ressenti , dans ce siècle , de la dépravation des pensées ,
parce que la vérité a un langage que l'erreur , même la plus
habile , ne sauroit entièrement contrefaire ; et , sous ce rapport ,
on pourroit apercevoir la teinte des erreurs qui ont infecté le
dernier siècle , et dans le ton habituellement frivole , railleur
et méprisant de Voltaire , et dans le ton généralement orgueilleux
, exagéré , sophistique , de J. J. Rousseau , et dans le
style
1
1
1
MAI 1807
10лum
l'emphase obscure et cynique de Diderot ; et jusque dan
n
DEPT

style violent, outrageux , déclamatoire , de Raynal ; et
E
tour trop souvent épigrammatique et tranchant de
Md 5.
Montesquieu, aussi vif, aussi brillant , aussi ingénieux
dansen
les matières de législation , que Domat est grave , sage et
mesuré.
DE
Ce rapport de la littérature du dernier siècle à la révolution
sociale qui l'a terminé , est prouvé , non-seulement à priori ,
pour parler avec l'école , par un raisonnement inattaquable ;
non-seulement il le seroit encore par les faits , si nous voulions
rapprocher ici ce qui a été dit dans ce siècle , de ce qui a été
fait , mais il l'est même par les aveux des coryphées de cette
littérature ; et lorsque M. de Condorcet a dit , en parlant de
la révolution : « Voltaire a fait tout ce que nous voyons »> ';
lorsqu'à la tribune révolutionnaire , et dans mille ouvrages ,
on a attribué à l'influence toute- puissante de la philosophie
les changemens qui se sont opérés en France dans les lois ,
dans les moeurs , dans l'esprit général , dans les habitudes de
la nation , Condorcet et les autres n'ont fait qu'énoncer une
vérité certaine , une vérité évidente et même nécessaire : car
les doctrines du dix -huitième siècle une fois répandues dans
le peuple , et tolérées par le gouvernement, la révolution devenoit
inévitable plus tôt ou plus tard , et il n'étoit pas possible
qu'elle ne fût pas ce qui n'empêche pas que presque
tous les écrivains du dernier siècle n'aient été , par
leurs sentimens
personnels , au plus loin de desirer une révolution ; et
l'on peut dire qu'aucun d'eux ne l'a voulue , et que tous l'ont
faite.
Voilà donc les grandes questions que les concurrens auront
à traiter , et que l'Académie aura à juger. Si les concurrens ,
éblouis par l'éclat des noms et des réputations , trompés peutêtre
par les termes du programme , qui semblent annoncer
dans les juges des dispositions tout- à - fait favorables à la littérature
du dix-huitième siècle, ne distinguoient pas avec assez
de précision , ce qui , dans la foule des productions de cet âge ,
a réellement, ajouté à nos richesses littéraires , ou donnoient ,
sans choix et sans mesure , à la littérature de ces derniers
temps des éloges qui retomberoient infailliblement sur les
doctrines qui ont produit de si terribles désordres , ils tendroient
un piége aux juges , corps public , autorité constituée ,
et même aujourd'hui , qu'il n'existe plus d'autre corps chargé
de surveiller l'enseignement moral et de censurer les crreurs
qui peuvent s'y glisser , dépositaire de toutes les bonnes doctrines
, gardienne de la morale publique , et qui , au moment
« où le gouvernement médite un grand système d'instruction
C c
402 MERCURE DE FRANCE ,
en
» publique » , ne voudroit pas contrarier des vues aussi religieuses
et aussi politiques , par l'approbation , au moins intempestive
, de doctrines qui ne sont ni l'un ni l'autre : car ,
attendant qu'il soit décidé si l'homme de lettres peut et doit
être indépendant , il est certain qu'une compagnie ne peut
ni ne doit être indépendante , et que les opinions de chacun
peuvent ne pas être les opinions de tous , les opinions du
corps , parlant ex cathedra , et proposant des règles de foi
littéraire. Si , dans nos libertés ecclésiastiques , nous ne regardons
comme obligatoires les décisions de Rome que lorsqu'elles
ont reçu le consentement formel ou tacite du corps
universel de l'Eglise ; dans nos libertés littéraires , nous ne
croyons même l'Académie infaillible dans ses jugemens que
lorsqu'ils ont été approuvés par le public , qui ne se compose
pas uniquement du petit nombre de gens qui lisent et qui
écrivent , mais du nombre beaucoup plus considérable qu'on
ne pense , d'hommes de toutes les conditions , qui ont l'esprit
juste , le coeur droit , les opinions saines , et la conduite
vertueuse.
Il semble qu'un des concurrens au prix proposé ait trèsbien
aperçu le caractère particulier de l'instruction du dixhuitième
siècle , et ce que ce siècle a ajouté à nos richesses
fittéraires , puisque le rapporteur remarque « qu'il s'est un
» peu trop étendu sur le progrès des sciences dans le dix-
» huitième siècle. » Ce sont effectivement ces progrès dans
les sciences qui distinguent ce siècle entre tous les autres ; et
l'on peut , ce semble , le considérer tout entier de la méme
manière que le gouvernement a considéré le mérite particulier
d'un homme qui a tenu une assez grande place parmi les
écrivains de cette époque. L'Institut a voulu élever une statue
à d'Alembert. Dans cet homme célèbre , il y a trois hommes:
un littérateur sans génie , un philosophe sans connoissance de
la vérité , et un habile et savant géomètre. Le gouvernement ,
qui n'a pas voulu laisser le public dans l'incertitude de savoir
auquel de ces trois hommes s'adresse l'honneur d'un monument
public , a averti par l'organe du ministre de l'intérieur ,
qui , dit-il lui-même , copiefidèlement les expressions de la
lettre de S. M. , « que c'est au mathématicien français qui ,
» dans le dernier siècle , a le plus contribué à l'avancement
» de cette première des sciences physiques , que la statue est
» élevée. » Mais en même temps l'autorité nous a donné à
tous une grande leçon . En faisant elle-même les frais de la
statue , elle nous a appris que cet honneur véritablement
public , et même le plus public de tous les honneurs , ne
doit être décerné que par le public dont le gouvernement
MAI 180%
403
est le représentant et l'organe , ou plutôt dont il est la parole
et l'action . En effet , si les compagnies décernoient de leur
chef des statues , il seroit à craindre que bientôt tous les partis ,
toutes les cotteries , toutes les affections , toutes les admirations
n'en érigeassent à tout le monde ; et que l'usage ne s'introduisît
de voter une statue pour honorer la mémoire des morts , comme
on fait célébrer un service pour le repos de leurs ames. Alors une
slatue n'est plus un honneur , mais on est déshonoré pour n'en
avoir pas. Déjà , il en étoit ainsi pour nos rois : et Louis XIII
et Louis XV avoient chacun leur statue comme Henri IV
et Louis XIV. Mais quand l'homme ordinaire reçoit l'honneur
d'une statue , il faut pour honorer le héros bienfaiteur de la
société , et qui a consacré sa vie à sa défense ou de grands
talens à son instruction , lui élever une montagne ou couvrir
le sol de pyramides comme celles d'Egypte. Alors il n'y a plus
d'échelle de proportion pour les services et les récompenses ;
l'opinion se dérègle , les idées s'exagèrent , tout se monte à
des proportions gigantesques et démesurées ; et une nation perd
ce beau caractère de simplicité qui est la compagne inséparable
de la raison et de la véritable grandeur. Cette monnaie de l'honneur
devient alors dans la société , ce que les assignats devinrent
en France au temps de leur dépréciation , lorsque des
valeurs énormes en apparence représentoient à peine les plus
petites valeurs réelles , et qu'il falloit vingt et trente mille
franes pour payer un objet de quelques sous.
L'abus des monumens publics élevés aux particuliers , nous
est venu des Grecs , peuple enfant , enthousiaste des petites
choses et des petits mérites , toujours hors de la nature et de
la vérité , qui ne savoit qu'adorer les hommes célèbres ou les
proscrire , leur élever des statues ou leur envoyer la ciguë.
C'est à la juste appréciation de toutes choses , que veut nous
ramener un gouvernement attentif à tout ce qui peut former
ou dépraver l'opinion publique , et qui , au-dedans comme
au-dehors , sait , quand il le faut , réduire de grands desseins
à de petits résultats.
Le secrétaire de l'Académie a appelé encore l'attention des
concurrens «< sur les progrès qu'a faits la langue française dans
» le XVIII ° siècle. » Cet objet mérite une discussion particulière.
Je crois que l'on confond assez souvent la langue et le
style , c'est-à - dire l'instrument et la manière de s'en servir. Il
étoit , ce semble , convenu depuis long-temps , que la langue
française avoit été fixée par les bons écrivains du siècle de
Louis XIV. Mais rien au monde , et particulièrement une
langue , ne se fixe , que lorsqu'il a atteint sa perfection ; et par
Cc 2
390
MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE.
D'UNE admirable république ,
Je suis l'ouvrage merveilleux ;
A former ma douce fabrique ,
Chaque membre est industrieux ;
On diroit que Flore elle-même
A, dans sa bienfaisance extrême ,
Ch isi ces zélés artisans ,
2
Pour mieux nous rendre ses présens.
Lecteur , je suis tout autre chose ,
Par un très-léger changement :
Mon horrible métamorphose
Me rend cruelle très-souvent ;
Je mords , j'arra he , je déchire ,
Tant que je puisse assez détruire ,
Hélas ! qui? mes propres égaux;
Ceux avec lesquels je suis née ;
Telle est ma triste destinée !
Mes dents sont autant de bourreaux
Qui retranchent de leur espèce ,
A force de les mettre en pièce :
Qui peut ne me pas concevoir ?
Je suis si facile à savoir ;
Que je n'ai pas besoin de dire
Que quatre doivent me suffire :
Qui , quatre lettres font mon nom
En Languedoc j'ai du renom ;
Dans le sens anagrammatique ,
J'habite en plus d'une boutique,
CHARADE.
L'ITALIE offre mon premier ;
En Espagne on voit mon dernier ;
Et l'on aime assez mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Chenets.
Celui du Logogriphe est Maison, où l'on trouve mai , gon.
Celui de la Charade est Sou-lier,
MAI 1807
3gr
Du TABLEAU LITTÉRAIRE DE LA FRANCE AU
XVIIIE SIÈCLE , proposé pour sujet de prix d'éloquence
par la seconde Classe de l'Institut.
JAMAIS l'Académie n'avoit proposé de sujet qui offrit plus
de difficultés aux concurrens , et plus d'écueils aux juges du
concours ; aux uns , des questions littéraires plus délicates à
traiter; aux autres , une question , on peut dire politique , plus
fâcheuse à résoudre .
On en a eu la preuve à la dernière distribution des prix.
Tandis que , pour le prix de poésie , le concours ouvert sur
un sujet purement d'imagination , et où il étoit si facile de
tomber dans la déclamation et dans le vague , a présenté trois
pièces d'un mérite presqu'égal , et tel , au rapport de M. le
secrétaire perpétuel , que, depuis cent cinquante ans , aucun
concours n'avoit produit à la fois trois ouvrages d'une composition
aussi sage , d'un goût aussi pur , d'une correction
aussi parfaite , et d'une poésie aussi élevée ( 1 ) , le Tableau
littéraire de la France au XVIIIe siècle, composition en prose
qui n'exige aucun frais d'invention , et ne demande qu'un esprit
de discussion et de critique , proposé deux ans de suite , n'a
présenté aucun ouvrage digne d'être couronné , et remis au
concours pour la troisième fois , finira peut-être par être
abandonné.
Ce sujet , difficile par lui-même , n'est pas devenu plus aisé
par les conditions que le rapporteur , au nom de l'Académie ,
a imposées aux concurrens , ou par les avis qu'il leur a donnés,
Ils doivent renfermer dans les bornes précises d'une heure de
lecture un sujet vaste , et qui fourniroit la matière d'un vo¬
(1 ) On ne peut s'empêcher de remarquer qu'aucun des deux ouvrages
qui ont remporté le prix , n'a parlé des Missionnaires, dont les voyages
honorent le plus les nations chrétiennes , et qui nous ont donné les notions
les plus certaines sur les peuples éloignés. On s'extasie sur les voyageurs
qui ont porté à des peuples sauvages des arts qui ne sont un besoin que
pour les peuples qui les ont connus , et que , presque partout , on a introdusts
les armes à la main ; et Cook lui- même, le plus humain des voyageurs ,
a été plus d'une fois forcé de répandre le sang ; et l'on ne dit rien de ces
voyageurs qui ont porté aux peuples barbares, avec la connoissance des arts,
des lois et des moeurs , et les ont enseignées au péril de leur vie et au prix
de leur propre sang, M. Bruguières ( de Marseille ) leur a consacré deus
vers .
4.
392 MERCURE DE FRANCE ,
lume. Ils doivent éviter , s'ils ne veulent pas passer pour de
beaux esprits plutôt que pour de bons esprits , toute comparaison
entre le XVIIIe siècle et le siècle qui a précédé. Mais
il est à craindre que cette dernière condition soit mal observée,
et même que la précaution qu'a prise l'Académie de jeter
d'avance sur cette comparaison le blâme du bel esprit , n'éveille
l'amour-propre des concurrens . Le démon de la vanité leur
dira comme au premier homme : « Faites du bel esprit , et
» vous serez semblables aux Dieux de la littérature du dernier
siècle, et ils succomberont peut-être à la tentation de
toucher au fruit défendu .
Il est assez vraisemblable que , quelques années plutôt , l'Ins→
titut auroit non-seulement permis , mais même indiqué une
comparaison très - naturelle au sujet , tout-à -fait dans le ton
académique , et qui eût été le morceau le plus brillant de composition.
Il est plus vraisemblable encore qu'en remontant à
une époque un peu plus ancienne , l'Institut eût vu , sans trop
de peine , adjuger la préférence à la littérature du XVIII
siecle ; mais les temps sont changés : l'opinion publique est
nantie de cette grande cause ; et l'Institut a senti qu'il n'avoit
pas le droit de prévention sur ce tribunal respectable , juge
suprême et sans appel de toutes les décisions littéraires.
J'observerai , avant tout , qu'il n'étoit peut- être pas encore
temps de faire le tableau littéraire de la France au XVIII®
siècle.
Si l'on avoit à faire aujourd'hui le tableau littéraire de la
France au siècle de Louis XIV, les regards de l'écrivain ne se
fixeroient que sur le petit nombre de génies immortels qui
ont illustré cette époque mémorable de nos annales littéraires.
Le jugement du public , mûri par le temps , éclairé par la
réflexion , libre de toutes les considérations personnelles qui
agissent si puissamment sur les contemporains , n'attache
aujourd'hui qu'à ces grands noms la gloire de ce beau siècle
de notre littérature ; et il laisse dans l'oubli , ou du moins dans
l'ombre , la foule des écrivains médiocres qui ont reçu leur
récompense dans ce monde , et joui de leur vivant de la vogue
que le bel esprit , quand il se montre , est toujours sûr d'obtenir
; mais qui ont manqué de ces qualités qui assurent auprès
de la postérité le succès des productions littéraires , de génie
dans les ouvrages d'imagination , ou de cette raison forte et
profonde qui est le génie des ouvrages de raisonnement et de
discussion.
Ce tableau littéraire ainsi composé , ressembleroit à un tableau
matériel dans lequel l'artiste fixe l'attention du spectateur
sur le petit nombre de personnages nécessaires à l'action , et
évite avec soin de la partager sur des personnages subalternes
et des détails sans intérêt.
MAI1807.
393
Mais vouloir juger la littérature d'un siècle lorsque ce siècle
est à peine fini , et que le temps n'a pu faire la séparation du
bon et du médiocre ; lorsque les cendres des écrivains qui l'ont
illustré ne sont pas encore refroidies , et que plusieurs de ceux
qui appartiennent à cette époque par leur âge , leurs souvenirs
, ou la meilleure partie de leurs écrits , tous parens , amis, disciples , rivaus , confrères de ceux qu'il faut juger , sont au
milieu de nous ,
et quelques - uns même assis au nombre des
juges ; lorsque les affections ou les haines que les doctrines
professées dans ce siècle ont excitées , sont encore dans toute
leur force ; vouloir juger ce siècle , pour ainsi dire , en sa présence
, c'est s'exposer à porter un jugement tout au moins
suspect de précipitation , et donner à la postérité des motifs
de le revoir , et peut - être des raisons de le réformer.
L'Institut a dû montrer aux concurrens le but , après leur
avoir indiqué l'écueil ; et il leur a annoncé , par l'organe de
son rapporteur , qu'il desiroit qu'on lui présentât une
» appréciation fidelle et positive des richesses que le dernier
» siècle a ajoutées au trésor littéraire de la France . » Il a
desiré qu'on observât les progrès qu'a fits la langue dans le
» même siècle , et ce qu'on doit à beaucoup de bons esprits
» qui , sans atteindre aux premiers rangs de la renommée , ont
» concouru à la propagation des lumières , aux progrès de la
» raison et du goût. »
Chacun fut de l'avis de monsieur le doyen.
Rien de plus aisé à dire , mais rien de plus difficile à apprécier
fidèlement et positivement.
Il n'en est pas d'un trésor littéraire comme d'un trésor
matériel , où beaucoup de cuivre peut égaler la valeur d'une
pelite quantité d'or . Dans l'appréciation des richesses littéraires
, la quantité ne compense pas la qualité. Une Encyclo
pédie d'esprit médiocre , ou même de bel esprit , ne sauroit
égaler la valeur de quelques pages de génie ; et cette observation
convient d'autant mieux au sujet que nous traitons , que
vingt-cinq ans du dernier siècle , pris à volonté dans tout son
cours , ont fourni plus d'écrivains et d'écrits que le siècle
entier de Louis XIV. Il faut s'élever ici à des considérations
générales.
Lorsqu'une société est parvenue à un haut degré de civilisation
à l'aide de sa religion et de sa constitution poli
tique , les deux causes les plus puissantes de tous ses développemens
,
il y a dans la nation en général , plutôt que dans tel ou
tel individu , une connoissance , un sentiment, un goût du beau
moral objet des belles -lettres ; et de même que nous ne recon394
MERCURE DE FRANCE ,
noîtrions jamais un portrait que nous verrions pour la première
fois, si nous n'avions en nous-mêmes l'image intérieure
ou intellectuelle de la personne qu'il représente ; ainsi nous
ne serions jamais sensibles aux beautés des productions littéraires
du genre moral , d'une tragédie , par exemple , ou d'un
poëme épique , si nous n'avions en nous-mêmes , et dans notre
ame , le modèle intérieur , le type intellectuel du beau que
l'écrivain met en action ou en récit. Cette faculté de posséder
en nous-mêmes les notions du beau moral, et de les reconnoître
dans tous les objets extérieurs qui en offrent l'empreinte ,
dérive de la dignité de notre origine , de l'excellence de notre
être ; elle se lie aux plus hautes vérités rationnelles , comme
j'ai essayé de le faire voir en traitant du beau moral ( 1 ) ; et en
l'approfondissant , on y trouveroit la réfutation de ces systèmes
abjects qui placent toutes nos idées dans nos sensations,
et notre ame dans ses organes.
Les productions littéraires qui , pour la première fois , présentent
aux hommes de la conformité à ce type intérieur de
beau moral qu'ils aperçoivent en eux-mêmes , doivent donc
exciter leur admiration ; et cette admiration est à son comble
lorsqu'ils retrouvent dans quelqu'ouvrage cette conformité
entière et aussi complète qu'il est donné à l'homme de l'attéindre
. Alors le type du beau , d'intérieur qu'il étoit , devient
extérieur ; c'est - à - dire , pour parler avec la dernière précision
, que le type devient modèle , parce qu'il est réalisé ,
ou produit au dehors. Les productions de l'esprit ou même
des arts, qui réalisent ainsi le type intérieur de beau moral ou
physique, sont appelées des modèles , non pas uniquement dans
le sens oratoire et académique que cette expression reçoit
ordinairement , mais dans un sens rigoureux et métaphysique.
Lorsqu'une nation possède de tels ouvrages , des ouvrages
modèles, ils lui servent comme d'une mesure commune à
laquelle elle compare involontairement tous les ouvrages qui
paroissent dans le même genre. Alors le goût d'une nation est
formé et fixé, parce qu'il a une mesure certaine , une règle
invariable , ou qui ne pourroit varier que par une longue
succession de désordres religieux , politiques, et par conséquent
Littéraires.
Si l'on objectoit que les idées du beau moral ne sont pas
les mêmes chez tous les peuples , je ferois observer qu'elles
ne sont pas différentes , mais seulement inégalement développées
; et pour donner une règle fixe dans un sujet que l'on croit
assez communément arbitraire , on peut assurer que les idées
du beau moral seront plus développées chez un peuple à
(1 ) Voyez le Mercure du 3 janvier de cette année .
MAI 1807. 395
mesure que sa constitution religieuse et sa constitution politique
seront plus parfaites ou plus naturelles , et , reciproquement
, que la religion et le gouvernement seront plus
parfaits , là où les idées du beau moral seront plus développées
: et c'est ce qui explique la perfection de notre littérature
dans un temps , et sa dégénération dans un autre.
Faisons l'application de cette théorie , dont les racines sont
très-profondes et les conséquences très-étendues , et dont il ne
seroit pas impossible peut-être de trouver le germe dans la
philosophie du Père Malebranche , qui voyant tous les objets
dans l'ordre essentiel , qui est Dieu même , n'avoit qu'un pas
à faire pour voir l'ordre dans tous les objets.
Les auteurs des premiers et informes essais de notre poésie
dramatique , cherchèrent le beau moral dans des sujets religieux
, où il est comme dans sa source ; mais faute de génie ,
et sur- tout d'un instrument qui pût en rendre les conceptions ,
ils manquèrent à la fois d'idées et d'expressions , et quelques
traits épars et confus de beau moral se trouvèrent comme
effacés par les idées les plus bizarres et l'expression la plus
grossière. Corneille , le premier , montra le beau moral dans
l'homme politique , et retraça , dans ses productions immortelles
, les traits principaux et les plus remarquables de ce
type dont la nation , déjà formée , attendoit le modèle. Son
génie trouva la pensée et créa l'expression. De là l'admiration ,
ou plutôt l'enthousiasme universel qu'excitèrent les premières
représentations du Cid, et qui fut porté si loin , qu'on fit de
cette pièce le modèle de tous les genres de beau , et que , pendant
long-temps , on dit en forme de proverbe : Cela estbeau
comme le Cid. Le même auteur , dans des pièces plus parfaites
; Racine , dans des tragédies d'une perfection encore
plus régulière et plus achevée , développèrent davantage cette
représentation extérieure , cette réalisation du beau moral et
poétique , et lui donnèrent les derniers traits. Ces deux poètes
durent donc devenir des modèles , et la règle vivante et présente
à laquelle on compareroit désormais , malgré toutes
les défenses de comparer , toutes les productions du genre
dramatique. Je n'ai pas besoin d'ajouter que ce que je dis
de l'art tragique peut s'appliquer à tous les genres de poésie
et d'éloquence.
Il n'est pas douteux que si Campistron eût paru avant
Corneille et Racine , Destouches avant Molière , Aubert avant
La Fontaine , la Henriade avant le Tasse , Sethos avant Télémaque
, Neuville avant Bourdaloue et Massillon , les contemporains
, qui auroient retrouvé dans leurs productions une
beauté morale inconnue jusqu'alors , ne les eussent accueillics
396 MERCURE
DE FRANCE ,
avec une grande faveur ; mais venues plus tard , et après des
ouvrages d'un beau moral et littéraire bien plus parfait , elles
n'ont paru que des copies foibles et décolorées des grands
modèles . # 1
Mais lorsqu'une nation possède des modèles dans le sens
rigoureux de cette expression , comme il n'est plus possible
même à la perfection d'être aussi remarquée , il n'est pas non
plus possible à la médiocrité d'être aussi mauvaise qu'elle
pouvoit l'être avant que les modèles eussent paru , parce qu'il
y a une connoissance générale , un goût universel de beau
moral que
les esprits les plus ordinaires ne sauroient entiè
rement méconnoître , et auquel , malgré leur médiocrité , ils
ne peuvent échapper. Ainsi , si je ne respectois la défense
faite par l'Académie de comparer les deux siècles , je croirois
les caractériser l'un et l'autre , avec assez de justesse , en disant
que ce qui n'est que médiocre dans les productions littéraires ,
est meilleur dans le dix- huitième siècle que dans le dix- septième
; mais que ce qui est bon est moins parfait : ce qui signifie ,
en d'autres termes , qu'il y a eu plus de bel esprit dans un
temps , et plus de génie dans un autre.
Or , et c'est à cette conclusion que nous sommes ramenés ,
jusqu'à quel point , sur-tout dans le système d'une perfectibilité
indéfinie , ce qui n'est que bon peut- il grossir le trésor
littéraire d'une nation qui a le meilleur ? Que peuvent ajouter
les copies aux richesses littéraires d'une nation qui possède les
modèles ? C'est ce que les concurrens auront à décider avant
de former le tableau littéraire du dix- huitième siècle , riche
plus qu'un autre en médiocrité bonne ou en bonté médiocre ,
si toutefois ces deux expressions signifient des choses différentes.
Soit attrait pour la nouveauté et prévention pour son
temps , soit indulgence excessive ' et secret retour sur euxmêmes
, soit enfin foiblesse des jugemens humains , les contemporains
sont portés à accueillir avec une extrême faveur les
productions médiocres , et souvent avec plus de faveur que
les productions même du génie ; et si une critique éclairée
veut les rappeler à la considération des modèles , ils disent
qu'on veut étouffer le talent , et crient aux conjurations littéraires
. Ils ne voient pas que la seule conjuration que la médiocrite
ait à craindre , est la conjuration du temps et de la
raison , ces invisibles , mais redoutables conspirateurs , dont
il est aussi difficile d'éventer les complots que de parer les
coups. C'est cette conjuration qui a tué Bélisaire , les Elogés
de Thomas , le genre de Marivaux , les poésies de Dorat , les
Meis de Roucher, et tant d'autres ouvrages , malgré la faveur
MAI 1807 . 397
dont ils ont joui à leur apparition. C'est cette conjuration qui
a mis à sa place Athalie comme la Veuve du Malabar , et
qui rend à Corneille , un moment méconnu , ce qu'elle ôte
insensiblement à Voltaire , si long-temps adoré. Les hommes
n'y sont pour rien , et tous leurs efforts ne peuvent pas soutenir
la médiocrité qu'étouffe le génie : car , il faut le dire , la postérité
ne se sert même du bon que dans les genres où elle n'a
pas encore le meilleur . Une fois que les modèles ont paru ,
tout ce qui , dans le moins parfait ou le médiocre , avoit été
goûté jusque-là ,tombe insensiblement dans l'oubli , et n'est ,
à la longue , guère plus connu que le mauvais.
Qu'on y prenne garde : je ne veux pas dire que le siècle
dernier n'ait des titres réels à la gloire littéraire , et qu'il n'ait
rien ajouté aux richesses acquises sous le siècle précédent ; je
dis seulement qu'il n'y a pas ajouté autant qu'on pourroit le
croire ; je dis qu'il sera difficile aux concurrens de distinguer
ce qui a grossi le trésor de ce qui n'a fait que l'encombrer ,
et qu'il faudra beaucoup écarter avant de pouvoir choisir. '
Sans doute , si le dix-huitième siècle a fourni beaucoup de
bonnes copies des grands modèles , il a, présenté aussi des
modèles , ou des ouvrages originaux qui en approchent. Les
odes de J. B. Rousseau , le poëme de la Religion , la Henriade
, Vert - Vert ; d'autres poemes dont il sera impossible
aux concurrens de parler sans manquer au respect qu'ils
doivent aux juges et au public ; un choix de poésies dramatiques
de divers auteurs ; un grand nombre de poésies légères ;
les écrits de Montesquieu , de J. J. Rousseau , de Buffon , de
Voltaire , comme historien et comme philosophe ; le Cours
de Littérature de M. de La Harpe , inventaire précieux de
toutes nos richesses , catalogue raisonné d'une immense
bibliothèque , et qui n'en est pas le livre le moins utile :
tous ces ouvrages , et bien d'autres que je ne nomme pas ,
parce que je ne fais pas le tableau littéraire , entreront sans
doute , en tout ou en partie , dans l'appréciation fidèle et
positive de la littérature du dix - huitième siècle ; et à ne
considérer , dans la plupart de ces productions , que la partie
en quelque sorte mécanique de la littérature , je veux dire
l'art et le style , elles occuperont une place distinguée dans
le tableau ; je ne sais même si une heure de lecture pourra
suffire à une énumération aussi étendue , et si les concurrens ,
accablés par l'immensité de la matière , et gênés par la briéveté
du temps qui leur est fixé , ne seront pas forcés de réduire
leur tableau à la sécheresse d'un catalogue de librairie.
Mais en considérant la littérature du dix -huitième siècle
sous un rapport plus vaste , et tel qu'il convient de la pré398
MERCURE DE FRANCE ;
senter aux juges et au public , il faudra décider si la partie
morale de cette littérature , l'esprit général qui l'anime , le
fonds qu'elle embellit ou qu'elle déguise , les doctrines enfin
qui y sont professées , ajoutent quelque chose à nos richesses
littéraires car la vérité seule est richesse ; et des erreurs ,
même revêtues du plus brillant coloris , et relevées par tous
les agrémens de l'esprit , ne sont qu'une fastueuse indigence.
On ne dira pas sans doute que c'est s'écarter de la question
proposée , que de la considérer ainsi ; que les concurrens
doivent apprécier la littérature du dix - huitième siècle , et non
en examiner la morale ; et les juges se borner à comparer le
mérite des tableaux qui leur seront soumis , sans entrer dans
la discussion des opinions qui y seront exposées car si la
littérature du dix- huitième siècle a été plus philosophique
que la littérature d'aucun autre siècle ; si elle a été éminemment
et uniquement philosophique ; philosophique dans tous
les genres , et sur toutes sortes de sujets ; dans l'épopée et dans
le drame ; dans l'histoire et dans le roman ; dans les ouvrages
de raisonnement et dans ceux d'imagination , et jusque dans la
chanson et dans l'épigramme , il est imposible aux concurrens
, comme aux juges du concours , de séparer la littérature
de la philosophie ; de parler de l'une sans rien dire de l'autre ,
et de la forme sans juger le fond ; et comme les concurrens
annonceroient peu de pr fondeur de vues s'ils réduisoient tout
le mérite littéraire du dernier siècle à un mérite de mots et
de phrases , il y auroit peu d'esprit véritablement philosophique
dans les juges , si , laissant à part les opinions des
concurrens , ils ne s'attachoient qu'aux formes extérieures de
l'art d'écrire , et ne couronnoient que des périodes mieux
arrondies , des expressions plus choisies , un style plus fleuri
et plus élégant.
J'irai même plus loin , et je ferai observer que si l'académie
eût proposé le tableau littéraire du siècle de Louis XIV,
les concurrens auroient pu ne considérer que la partie purement
oratoire ou littéraire des productions de cet âge , le
style et l'art de leurs auteurs , parce qu'il n'y a rien de particulier
dans leur doctrine , qui est la doctrine ancienne et
usuelle de toutes les nations chrétiennes , conforme à toutes
les idées et à toutes les habitudes de l'Europe , la morale de
dix- sept siècles , et non la morale du dix-septième siècle.
Mais le dix-huitième siècle a eu une doctrine à lui , une doctrine
qui lui est propre et particulière , et qu'on n'a pu même
designer qu'en l'appelant la Philosophie du dix - huitième
siècle . C'est précisément et uniquement à cette philosophie
que la littérature de cette époque a dû le caractère qui , dans
MAI 1807
399
tous les genres , la distingue de la littérature de l'âge précédent
, et même de celle de tous les autres temps. On peut
même soutenir que dans le dix -huitième siècle , la littérature
a moins été philosophique que la philosophie n'a été littéraire
, je veux dire , présentée à l'aide des formes du style oratoire
et poétique ; et l'union de cette philosophie et de cette
littérature est si intime , que le tableau littéraire du dernier
âge doit en être le tableau philosophique ; et qu'on ne peut
s'empêcher de considérer dans sa littérature , ce qu'elle a reçu
de la philosophie ; et dans sa philosophie , ce qu'elle doit à
la littérature.
On ne niera pas , sans doute , que la littérature du dixhuitième
siècle n'ait été toute philosophique , puisqu'aux
yeux de ses partisans , cette philosophie est son plus beau
titre , le trait le plus marqué de sa physionomie , si on peut
ainsi parler , et ce qui lui assure une supériorité incontestable
sur la littérature de tous les autres siècles .
La question de savoir si cette littérature philosophique ,
ou cette philosophie littéraire , considérée dans la généralité
de ses productions , a ajouté quelque chose au trésor litté
raire que le siècle précédent nous avoit laissé , et ce qu'elle
y a ajouté , est une question plus aisée à décider qu'on ne
pense. On peut toujours réduire une question de ce genre à
un fait précis ; et pour faire le tableau littéraire d'une société
à une époque déterminée , il suffit de jeter les yeux sur le
tableau politique de cette même société , pendant cette même
époque.
En effet , revenons au principe , vrai puisqu'il est fécond ,
fécond parce qu'il est vrai , que la littérature est l'expression
de la société principe dont on peut abuser , comme de
tous les principes généraux , lorsqu'on veut en faire l'appli
cation à des particularités qui ne sont assez souvent que des
exceptions ; mais principe qui reçoit une application certaine
, entière , et parfaitement juste dans la manière générale
dont nous en considérons les deux termes , la littérature
d'un côté , et la société de l'autre.
L'homme a deux expressions de ses pensées : sa parole et
ses actions ; et même l'expression des pensées par les actions
est bien moins sujette à tromper que leur expression par la
parole. Ainsi la société a deux expressions de ses pensées ou
de ses principes intérieurs sa littérature , qui est sa parole ;
et son état extérieur , qui est le résultat et la réunion des
actions publiques. Mais si la parole et l'action ne sont l'une
et l'autre que l'expression d'une même chose , il y a donc un
rapport évident entre la parole et l'action ; et par conséquent ,
400 MERCURE DE FRANCE ,
1
dans la société , il y a un rapport certain entre sa littérature
et son état extérieur avec cette différence toutefois , que
l'homme , contenu par les lois , intimidé par les hommes ,
peut , par intérêt ou par crainte , parler et même agir autrement
qu'il ne pense ; au lieu que la société , qui est au- dessus
des lois , et n'attend ni ne craint rien des hommes , parle
toujours comme elle pense , et agit comme elle parle : ce
qui veut dire que ses doctrines , sa littérature et son état extérieur
, ou , autrement , ce qu'on y pense , ce qu'on y dit et ce
qu'on y fait , sont dans une parfaite et nécessaire harmonie.
Et non seulement cela est ainsi , mais cela même ne peut
pas être autrement. Une société naissante , où la force physique
est plus développée que les forces de l'esprit , ne peut
être troublée que par des passions qui agissent. Mais une
société avancée , où les forces de l'esprit sont aussi développées
que les forces physiques , n'est jamais troublée que par des
passions qui dogmatisent ; et les livres gouvernent celle-ci ,
comme les armes toutes seules gouvernent celle - là . Je l'ai dit
ailleurs depuis l'Evangile jusqu'au Contrat Social , toutes
les sociétés européennes , à dater de l'établisseinent du Christianisme
, principe de toute civilisation , c'est-à - dire , de tous
les développemens des esprits , n'ont été reglées ou déréglées
que par des doctrines.
Ainsi donc le siècle de notre littérature le plus fécond en
véritables chefs- d'oeuvre , a été l'époque la plus brillante et la
mieux ordonnée de notre monarchie ; et , par la raison contraire
, le siècle des désordres politiques de la France , et des
plus grands désordres où une société soit jamais tombée , ne
sauroit avoir été l'époque la plus heureuse et la mieux réglée
de notre littérature et quoique ces deux idées soient séparées
l'une de l'autre par quelques idées intermédiaires , j'en
ai dit assez pour pouvoir conclure avec confiance que la littérature
du dix - huitième siècle a été fausse , puisque la société ,
au dix-huitième siècle , a été bouleversée , non par une force
étrangère , mais par une fermentation intérieure , produite par
l'influence des doctrines et le dérèglement des esprits.
Je vais même plus loin , et j'ose soutenir que , même la
partie en quelque sorte matérielle de la littérature , le style
s'est ressenti , dans ce siècle , de la dépravation des pensées ,
parce que la vérité a un langage que l'erreur , même la plus
habile , ne sauroit entièrement contrefaire ; et , sous ce rapport ,
on pourroit apercevoir la teinte des erreurs qui ont infecté le
dernier siècle , et dans le ton habituellement frivole , railleur
et méprisant de Voltaire , et dans le ton généralement orgueilleux
, exagéré , sophistique , de J. J. Rousseau , et dans le
style
1
1
MAI 1809
style violent, outrageux, déclamatoire, de Raynal ; et EN
l'emphase obscure et cynique de Diderot ; et jusque dans le
tour trop souvent épigrammatique
et tranchant de
Med 5.
Montesquieu, aussi vif, aussi brillant , aussi ingénieux
den
les matières de législation , que Domat est grave , sage et
mesuré.
Ce rapport de la littérature du dernier siècle à la révolution
sociale qui l'a terminé , est prouvé , non-seulement à priori ,
pour parler avec l'école , par un raisonnement inattaquable ;
non-seulement il le seroit encore par les faits , si nous voulions
rapprocher ici ce qui a été dit dans ce siècle , de ce qui a été
fait , mais il l'est même par les aveux des coryphées de cette
littérature ; et lorsque M. de Condorcet a dit , en parlant de
la révolution : « Voltaire a fait tout ce que nous voyons » ;
lorsqu'à la tribune révolutionnaire , et dans mille ouvrages ,
on a attribué à l'influence toute-puissante de la philosophie
les changemens qui se sont opérés en France dans les lois ,
dans les moeurs , dans l'esprit général , dans les habitudes de
la nation , Condorcet et les autres n'ont fait qu'énoncer une
vérité certaine , une vérité évidente et même nécessaire : car
les doctrines du dix -huitième siècle une fois répandues dans
le peuple , et tolérées par le gouvernement , la révolution devenoit
inévitable plus tôt ou plus tard , et il n'étoit pas possible
qu'elle ne fût pas ce qui n'empêche pas que presque
tous les écrivains du dernier siècle n'aient été , par leurs sentimens
personnels , au plus loin de desirer une révolution ; et
l'on peut dire qu'aucun d'eux ne l'a voulue , et que tous l'ont
faite.
་ ་
Voilà donc les grandes questions que les concurrens auront
à traiter , et que l'Académie aura à juger. Si les concurrens ,
éblouis par l'éclat des noms et des réputations , trompés peutêtre
par les termes du programme , qui semblent annoncer
dans les juges des dispositions tout-à - fait favorables à la litté→
rature du dix-huitième siècle , ne distinguoient pas avec assez
de précision , ce qui , dans la foule des productions de cet âge ,
a réellement, ajouté à nos richesses littéraires , ou donnoient ,
sans choix et sans mesure , à la littérature de ces derniers
temps des éloges qui retomberoient infailliblement sur les
doctrines qui ont produit de si terribles désordres , ils tendroient
un piége aux juges , corps public , autorité constituée ,
et même aujourd'hui , qu'il n'existe plus d'autre corps chargé
de surveiller l'enseignement moral et de censurer les crreurs
qui peuvent s'y glisser , dépositaire de toutes les bonnes doctrines
, gardienne de la morale publique , et qui , au moment
« où le gouvernement médite un grand système d'instruction
C c
DE L
402 MERCURE
DE FRANCE ,
» publique »> , ne voudroit pas contrarier des vues aussi religieuses
et aussi politiques , par l'approbation , au moins intempestive,
de doctrines qui ne sont ni l'un ni l'autre ; car , en
attendant qu'il soit décidé si l'homme de lettres peut et doit
être indépendant , il est certain qu'une compagnie ne peut
ni ne doit être indépendante , et que les opinions de chacun
peuvent ne pas être les opinions de tous , les opinions du
corps , parlant ex cathedra , et proposant des règles de foi
littéraire. Si , dans nos libertés ecclésiastiques, nous ne regardons
comme obligatoires les décisions de Rome que lorsqu'elles
ont reçu le consentement formel ou tacite du corps
universel de l'Eglise ; dans nos libertés littéraires , nous ne
croyons même l'Académie infaillible dans ses jugemens que
lorsqu'ils ont été approuvés par le public , qui ne se compose
pas uniquement du petit nombre de gens qui lisent et qui
écrivent , mais du nombre beaucoup plus considérable qu'on
ne pense , d'hommes de toutes les conditions , qui ont l'esprit
juste , le coeur droit , les opinions saines , et la conduite
vertueuse.
Il semble qu'un des concurrens au prix proposé ait trèsbien
aperçu le caractère particulier de l'instruction du dixhuitième
siècle , et ce que ce siècle a ajouté à nos richesses
fittéraires, puisque le rapporteur remarque « qu'il s'est un
» peu trop étendu sur le progrès des sciences dans le dix-
» huitième siècle. » Ce sont effectivement ces progrès dans
les sciences qui distinguent ce siècle entre tous les autres ; et
l'on peut , ce semble , le considérer tout entier de la même
manière que le gouvernement a considéré le mérite particulier
d'un homme qui a tenu une assez grande place parmi les
écrivains de cette époque. L'Institut a voulu élever une statue
à d'Alembert. Dans cet homme célèbre , il y a trois hommes :
un littérateur sans génie , un philosophe sans connoissance de
la vérité , et un habile et savant géomètre. Le gouvernement ,
qui n'a pas voulu laisser le public dans l'incertitude de savoir
auquel de ces trois hommes s'adresse l'honneur d'un monument
public , a averti par l'organe du ministre de l'intérieur ,
qui , dit-il lui-même , copie fidèlement les expressions de la
lettre de S. M. , « que c'est au mathématicien français qui ,
» dans le dernier siècle , a le plus contribué à l'avancement
» de cette première des sciences physiques , que la statue est
» élevée. » Mais en même temps l'autorité nous a donné à
tous une grande leçon . En faisant elle-même les frais de la
statue , elle nous a appris que cet honneur véritablement
public , et même le plus public de tous les honneurs , ne
doit être décerné que par le public dont le gouvernement
MAI 189 %
403
est le représentant et l'organe , ou plutôt dont il est la parole
et l'action . En effet , si les compagnies décernoient de leur
chef des statues , il seroit à craindre que bientôt tous les partis ,
toutes les cotteries , toutes les affections , toutes les admirations
n'en érigeassent à tout le monde ; et que l'usage ne s'introduisît
de voter une statue pour honorer la mémoire des morts , comme
on fait célébrer un service pour le repos de leurs ames. Alors une
statue n'est plus un honneur , mais on est déshonoré pour n'en
avoir pas. Déjà , il en étoit ainsi pour nos rois : et Louis XIII
et Louis XV avoient chacun leur statue comme Henri IV
et Louis XIV. Mais quand l'homme ordinaire reçoit l'honneur
d'une statue , il faut pour honorer le héros bienfaiteur de la
société , et qui a consacré sa vie à sa défense ou de grands
talens à son instruction , lui élever une montagne ou couvrir
le sol de pyramides comme celles d'Egypte. Alors il n'y a plus
d'échelle de proportion pour les services et les récompenses ;
l'opinion se dérègle , les idées s'exagèrent , tout se monte à
des proportions gigantesques et démesurées ; et une nation perd
ce beau caractère de simplicité qui est la compagne inséparable
de la raison et de la véritable grandeur. Cette monnaie de l'honneur
devient alors dans la société , ce que les assignats devinrent
en France au temps de leur dépréciation , lorsque des
valeurs énormes en apparence représentoient à peine les plus
petites valeurs réelles , et qu'il falloit vingt et trente mille
franes pour payer un objet de quelques sous.
L'abus des monumens publics élevés aux particuliers , nous
est venu des Grecs , peuple enfant , enthousiaste des petites
choses et des petits mérites , toujours hors de la nature et de
la vérité , qui ne savoit qu'adorer les hommes célèbres ou les
proscrire , leur élever des statues ou leur envoyer la ciguë.
C'est à la juste appréciation de toutes choses , que veut nous
ramener un gouvernement attentif à tout ce qui peut former
ou dépraver l'opinion publique , et qui , au-dedans comme
au-dehors , sait , quand il le faut , réduire de grands desseins
à de petits résultats.
Le secrétaire de l'Académie a appelé encore l'attention des
concurrens << sur les progrès qu'a faits la langue française dans
» le XVIII° siècle. » Cet objet mérite une discussion particulière.
Je crois que l'on confond assez souvent la langue et le
style , c'est-à-dire l'instrument et la manière de s'en servir. Il
étoit , ce semble , convenu depuis long-temps , que la langue
française avoit été fixée par les bons écrivains du siècle de
Louis XIV. Mais rien au monde , et particulièrement une
langue , ne se fixe , que lorsqu'il a atteint sa perfection ; et par
PCC 2
404 MERCURE DE FRANCE ,
conséquent une langue fixée ne peut plus gagner. Mais elle
peut perdre un style généralement faux peut détériorer une
langue , comme l'usage habituellement maladroit d'un instrument
juste , peut à la longue le fausser ; et c'est ce qui
arriva à la langue latine après le siècle d'Auguste.
Il faut distinguer la richesse d'une langue de son abondance
; et c'est peut- être ce qu'on n'a jamais fait. La richesse.
d'une langue est dans la régularité de sa syntaxe ; l'abondance
d'une langue est dans l'étendue de son vocabulaire. La richesse
d'une langue consiste dans la parfaite correspondance des
constructions grammaticales aux opérations de l'esprit , ou
plutôt à la nature des choses ; dans la propriété des termes
ou la parfaite correspondance des mots aux idées ; dans la
clarté obligée de ses phrases ; dans l'harmonie de ses sonss ; dans
l'euphonie de la prononciation ; dans la facilité qu'elle offre
à l'écrivain pour exprimer les grandes choses avec simplicité ,
les plus petites avec noblesse , les plus obscures avec lucidité ,
les moins chastes avec décence , et toutes avec concision.
L'abondance d'une langue consiste dans le grand nombre
de ses mots , et la faculté indéfinie d'en composer de nouveaux.
Les mots nombreux sont en quelque sorte la petite
monnaie du langage. Toutes les langues , comme tous les
esprits , ont le même fonds d'idées , mais toutes , si l'on me
permet cette expression , ne les détaillent pas également. Le
nombre des mots est donc abondant , quelquefois luxe , jamais
richesse. J'en citerai au hasard deux exemples , l'un pris dans
les expressions d'objets physiques , l'autre , dans les expressions
morales. Siége , exprime généralement en français tout meuble
surlequel on peut s'asseoir. Les mots , fauteuil, cabriolet, sofa,
ottomane , bergère , téte-à-létc , et mille autres , sont pour
ainsi dire , la monnaie du mot siége. Pensée , exprime généralement
les opérations de l'esprit ; et ce mot se change en appréhension
, compréhension , perception , conception , et mille
autres , qui peut - être prouvent plutôt le luxe de l'esprit que
ses progrès ; comme les mots fauteuil , ottomane , et les autres
que j'ai cités , prouvent bien plus le luxe des arts que les
besoins réels de l'homme. On peut remarquer que la haute
poésie qui parle le langage le plus noble et le plus relevé ,
n'emploie guère que les expressions premières et générales .
Quand Auguste dit à Cinna : Prends un siége Cinna , il s'exprimeroit
d'une manière tout- à -fait ridicule , s'il lui disoit :
Cinna prends unfauteuil. L'éloquence emploie le mot pensée,
et n'a garde de se servir des mots perception , conception ,
compréhension, etc .; et je fais cette observation pour prouver
qu'il y a toujours assez de mots pour la poésie et pour l'éloMAI
1807.
405
quence. Ce sont , pour continuer ma comparaison , de grands
seigneurs qui ne manient que de l'or , et n'ont jamais de
petite monnaie dans leurs poches. La plus haute poésie , les
discours les plus éloquens sur les grands objets de la société ,
sont écrits dans les deux langues les moins abondantes de
toutes les langues cultivées , l'hébraïque et la française. On
voit donc qu'une langue peut être riche sans être abondante ,
ou abondante sans être riche. J'observerai , en passant , que
la richesse d'une langue est la première cause de son universalité
; et son extrême abondance , le plus grand obstacle à sa
propagation. Les langues germaniques avec leur immense.
vocabulaire , et leur merveilleuse facilité de composer de
nouveaux mots en n'en faisant qu'un seul de deux ou trois
autres , sont des langues abondantes . Mais avec leurs constructions
embarrassées , leurs inversions pénibles , leur luxe
de genre neutre , d'articles et de substantifs tous déclinables ,
leurs verbes irréguliers , leurs prépositions séparables des
verbes qu'elles modifient , et rejetées à la fin de la période ;
avec la réduplication de leurs consonnes , la dureté de leur prononciation
, l'absence de toute harmonie , les langues germaniques
sont des langues pauvres , sur- tout pour les idées ( 1 ) morales
, et elles sont forcées de recourir à des emprunts perpétuels.
La langue française a tous les caractères de la richesse ,
et n'a pas le superflu de l'abondance. On peut généraliser
cette idée , et remarquer que les langues transpositives sont
les plus abondantes , et les langues analogues les plus riches.
Entre ces dernières , l'hébraïque et la française me paroissent
tenir le premier rang. Ce caractère d'analogie qui leur est
commun leur donne ensemble de secrets rapports. Notre
langue s'est enrichie de toutes les locutions orientales communes
dans l'Ecriture , et les plus beaux morceaux de poésie
et d'éloquence sont traduits ou imités des Livres Saints .
On ne remarque pas assez que la langue française est à la
fois la plus propre à la conversation familière , à la discussion.
philosophique , au discours oratoire et poétique ; aussi claire
dans un procès- verbal d'expert , qu'elle est exacte dans un
traité de morale, et élevée dans la tragédie ou l'oraison funėbre.
Trop souvent des écrivains sans génie lui ont reproché
de manquer de mots , parce qu'ils manquoient eux-mêmes
d'idées , et ont accusé l'instrument de la maladresse de l'ouvrier.
On peut dire en général , que les écrivains manquent
plutôt à la langue que la langue ne leur manque.
Je ne sais , pour terminer cette discussion , par une vue
(1 ) Leibnitz en a fait la remarque.
3
406 MERCURE
DE FRANCE ,
générale , s'il y auroit du paradoxe à soutenir qu'une langue
pour être très-riche , ne doit pas être trop abondante ; et que
cette conversation générale , pour être parfaite , doit ressembler
à la conversation particulière d'un homme d'esprit , être
précise et concise, et renfermer le plus possible d'idées sous le
moins possible de mots.
Cela posé , si une phrase correcte au temps de Racine et
de Massillon , les deux grands maîtres de notre style en vers
et en prose , est correcte encore aujourd'hui ; si une phrase
incorrecte alors , n'est pas plus exacte de nos jours , la langue
n'a rien gagné en véritable richesse . Elle a acquis des mots ,
il est vrai ; mais d'un autre côté , elle en a perdu. Le gain
même ne compense pas les pertes : et la longue nomenclature
des mots de la langue révolutionnaire qu'on a recueillis dans
´la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie , ne nous
dédommage pas du grand nombre d'expressions de la langue
religieuse qui sont tombées en désuétude. On fait de gros
volumes sur la morale et la philosophie , sans y faire entrer
une seule fois les mots religion , christianisme , piété ,
charité , même le mot Dieu et bientôt ces expressions
augustes ne se conserveront que dans les anciens exemplaires
du Vocabulaire Français. Les mots se perdent quand
les idées s'effacent. Un peuple qui se sert d'un mot a nécessairement
présente l'idée que ce mot exprime ; lorsqu'il a l'idée
présente , il a le mot ; car s'il n'avoit pas le mot , comment
sauroit- il qu'il a l'idée ? Et s'il n'a ni le mot ni l'idée, c'est l'esprit
qui est pauvre et non la langue. Encore faut- il que l'idée soit
juste et bonne. Car , si elle est fausse et perverse , ce n'est pas
pauvreté que de ne pas la connoître , c'est plutôt richesse.
Ainsi l'on ne peut pas plus compter au nombre des acquisitions
qu'a faites notre langue les mots que la révolution lui a donnés
, que lorsqu'on dit qu'un homme a la fièvre , on n'entend
compter la fièvre au nombre de ses propriétés.
Mais si la langue une fois fixée ne doit plus varier , le style
varie continuellement ; et il est différent dans chaque siècle
et même dans chaque écrivain. L'instrument est le même ; la
manière de l'employer est différente. Au siècle de Louis XIV,
le style étoit grave et plus lent ; dans le dernier siècle , il est
devenu léger et rapide. Il étoit simple ; il est devenu artificieux
et composé ; il étoit franc , il est devenu fin , vague et
sophistique ; il étoit doux et modeste , il est devenu violent
et moqueur. Ces changemens , et sur - tout les derniers ,
tiennent à des causes morales qu'il faut expliquer. Les écrivains
du XVIIe siècle avoient des principes décidés , et n'avoient
point d'intentions cachées, L'expression étoit franche comme
MAI 1807.
407
:
l'idée , et cette franchise de style est la première qualité de
l'esprit et du caractère français. Au siècle suivant , les écrivains
même les plus célèbres ont eu sur de grands objets des
notions confuses , incertaines , et des vues secrètes et profondes
et en même temps qu'ils ont voulu cacher les unes ,
ils n'ont su comment expliquer les autres. Trop souvent le
style est devenu une espèce de chiffre qui présentoit un sens
à l'autorité avec laquelle on ne vouloit pas se compromettre ,
et un autre sens aux disciples qu'on vouloit éclairer ; et il s'est
introduit ainsi un langage à deux faces et à double entente
qui , au moyen de tours adroits , d'expressions vagues et jamais
définies , signifie beaucoup plus ou beaucoup moins qu'il ne
paroît signifier. Si c'est là un progrès , ce progrès est réel ; et
l'art de faire entendre ce qu'on n'ose pas dire , ou de voiler ce
qu'on veut faire entendre , s'est extrêmement perfectionné.
Comme ces mêmes écrivains ont été en état de guerre contre
les institutions et contre les hommes , ils ont dû armer leur
style pour le combat : et le style est devenu quelquefois violent
, amer, et le plus souvent moqueur et insultant.
Cet art de tourner en ridicule les grandes choses ( car il n'y
a que le grand qui prête au contraste d'où nait le ridicule ) ,
cet art, sarcasme chez les uns , persiflage chez les autres , intro
duit par Luther et Calvin , plus innocemment continué par
Pascal , a été porté à sa perfection par Voltaire. La langue n'y
a rien gagné , mais la nation y a perdu. Ce style à deux tranchans
sert à l'erreur beaucoup plus qu'à la vérité , qui ne
s'occupe pas de petites choses , et traite avec sérieux et dignité
les choses importantes. Il annonce l'affoiblissement des esprits
et la dépravation des caractères ; et l'on peut remarquer que
les Livres Saints , où se trouvent toutes les vérités , même poli,
tiques , traitent avec un extrême mépris un peuple de moqueurs
C'est que , dans la morale , il n'y a point de petites
choses; et je ne connois pas de mot plus beau que celui de
Fontenelle , qui se rendoit à lui-même le témoignage de
n'avoir jamais donné le plus petit ridicule à la plus potite
vertu .
Lorsqu'un peuple tombe dans cet excès de légèreté , le ridicule
est plus redouté même que le mal . La raison n'est plus
rien , et elle est toujours prête à céder à la plus frivole plaisanterie.
Ce peuple sans consistance et sans solidité ne peut plus
être gouverné que par l'oppression , ni ramené au sérieux que
par la terreur , qui change la dérision en violences et le rire
en larmes amères. Cette habitude de ne voir dans les objets
les plus respectables que des sujets de raillerie , non - seulement
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
4
fait perdre à une nation ce caractère de gravité qui sied à la
raison de l'âge mûr , annonce la supériorité et commande le
respect ; non- seulement elle lui ôte le goût des études sérieuses ,
mais elle émousse même la gaieté de l'esprit , le plus noble.
amusement d'un peuple cultivé. Une génération accoutumée
aux sarcasmes irreligieux de Voltaire , bâille aux bonnes,
plaisanteries de Molière , comme elle s'endort aux Pensées
de Pascal ; et l'on ne sait plus comment instruire ces esprits
malades , ni comment les amuser.
DE BONAL D.
**
OEuvres de Jean Racine , avec les Variantes et les Imitations
⚫des auteurs grecs et latins , publiées par M. Petitot , éditeur
du Répertoire du Théatre-Français . Cinq vol . in- 8° . , sansfigures
, prix : 25 fr.; idem , pap . vélin , 45 fr.; idem , pap.
fin, avec 13 figures , 40 fr.; idem , pap. vélin satiné , avec
15 figures , 60 fr . On ajoutera 7 fr. 50 cent. , pour recevoir
l'ouvrage franc de port. A Paris , à la Librairie Stéréotype ,
chez H. Nicolle et compagnie , rue des Petits - Augustins
et chez le Normant
C
1187
TANDIS que la plupart des presses sont presque exclusivement
consacrées à mettre au jour des productions nouvelles ,
qui trop souvent trompent les spéculations du libraires ou',
après une vogue passagère , sont destinées à tomber dans un
éternel oubli , M. Herhan continue de réimprimer ces auteurs
immortels , l'honneur de notre littérature , les maîtres , les
amis , les compagnons inséparables de quiconque n'est point,
insensible aux jouissances délicates de l'esprit et de l'imagination
. Le procédé ingénieux dont il est l'inventeur vient
même de recevoir un nouveau degré de perfection . A l'extrême
correction des éditions stéréotypes , celle que nous annonçons
réunit un plus beau format , une netteté et une élégance de
caractères , qui en feroient presque une édition de luxe , si le
prix en étoit plus considérable. Le travail de M. Petitot sur le
théâtre , lui donne d'ailleurs un avantage précieux sur les
éditions de Racine les plus estimées .
Voltaire a dit que le commentaire de Racine étoit tout
fait , et qu'il suffisoit d'écrire au bas de chaque page , beau,
pathétique , harmonieux , sublime ; mais cette manière ingé→
nieuse d'exprimer sa juste admiration pour l'auteur d'Iphi
MAI 1807. 409
"
génie , ne doit pas être prise au pied de la lettre : elle signifie
que les ouvrages où le goût le plus délicat n'auroit presque
jamais qu'à admirer , n'appellent pas les observations de la
critique autant que ceux où les défauts , trop souvent mêlés
aux beautés , pourroient séduire par un faux éclat , et altérer
le goût des jeunes écrivains ; elle ne veut pas dire que les
beautés sans nombre et l'art admirable du plus parfait de nos
poètes , ne puissent fournir au littérateur , ou même au moraliste
, une foule d'observations instructives et curieuses . On
peut même remarquer que Racine seroit plus difficile à commenter
que Corneille , et qu'il est plus aisé de faire sentir des '
beautés , et de relever des fautes également frappantes , que
d'entrer dans le secret de ce style toujours élégant et poétique ,'
mais aussi toujours simple et naturel , dont le charme se
sent beaucoup mieux qu'il ne s'analyse.
Mais quelle que pût être l'utilité d'un pareil travail , il ne
pouvoit entrer dans le plan d'une édition stéréotype : destinée
à toutes les classes de lecteurs , il ne falloit pas qu'elle devînt
trop volumineuse , et son principal mérite devoit être une
parfaite correction. Aussi ne présente- t -elle d'autres notes
que les variantes et les imitations des auteurs grecs et latins ,
recueil utile et même nécessaire , et qui pourtant paroît aujourd'hui
pour la première fois exécuté d'une manière complète
et satisfaisante. Ce n'est pas que Luneau de Boisgermain
n'ait eu la prétention d'indiquer dans son Commentaire toutes
les sources où Racine a puisé. Mais peu versé dans la lecture'
des anciens , et voulant cependant étaler une grande érudition ,
il cite sans choix et sans raison les poètes et les historiens. Il
voit presque des plagiats là où il y a à peine quelque rapport
éloigné dans la pensée ou dans l'expression ; et tandis qu'à
l'en croire , Racine n'auroit pas une idée quii ne lui eût été
donnée par les anciens , il passe sous silence les imitations les '
plus évidentes. On croira sans peine que M. Petitot est à la
fois beaucoup plus exact et beaucoup moins prodigue de citations.
Tous les passages qu'il a recueillis sont traduits avec
autant de fidélité que d'élégance , et de manière à rendre plus
frappans leurs rapports avec le texte . Aussi excitent-ils tous
un vif intérêt : les uns , parce que Racine les a eus évidemment
en vue ; les autres , parce qu'ils donnent lieu à des compa-'
raisons intéressantes , et propres à former le goût. On aime à
voir ce grand poète entouré de tous les écrivains qu'il appe
loit à son secours , tantôt embellir leurs plus beaux traits ,
tantôt rendre féconds les germes en apparence les plus stériles ,'
presque toujours sortir victorieux des luttes pénibles où il se
plaît à s'engager.
410 MERCURE DE FRANCE ,
La vie privée des écrivains célèbres nous inspire un intérêt
proportionné au plaisir que nous font leurs ouvrages. Nous
Toulons connoître leurs moeurs , leurs caractères , leurs vertus ,
et même leurs défauts. Nous desirous , pour ainsi dire , lier un
commerce familier avec eux , et jouir de leur société comme
de leurs ouvrages. Pour satisfaire cette curiosiré , les éditeurs
ne pouvoient mieux faire que ce qu'ils ont fait , en plaçant à
Ja tête du premier volume les Mémoires de Louis Racine sur
la vie et les ouvrages de son père. En effet , la candeur et la
naïveté de la narration , donnent à ces Mémoires un intérêt
qu'on feroit bien difficilement passer dans la notice la plus
soigneusement travaillée , et ils ont sur-tout le mérite de faire
connoître parfaitement les deux grands hommes qui en sont
l'objet ; car l'histoire de Racine n'y est point séparée de celle
de l'illustre compagnon de sa vie et de ses travaux. Rien de si
attachant que le tableau de cette constante amitié , si honorable
pour tous deux , laquelle nous a valu peut-être l'inimi
table perfection qui distingue les chefs- d'oeuvre de Racine
Quelques réflexions à ce sujet ne seront point déplacées ici ,
puisqu'elles sont le fruit de la lecture même de ces Mé
moires. ༡༣* བུ
Il n'est personne qui n'ait été frappé du vol d'aigle que prit
tout-à-coup Racine après sa tragédie d'Alexandre. Ce n'est
pas que cette pièce ne fût propre à donner de grandes espérances
; mais les nombreux défauts qu'elle offre dans le plan
comme dans l'exécution , la double intrigue amoureuse qui y
contraste si froidement avec la nature imposante du sujet,
enfin tout l'ensemble de l'ouvrage, n'annonçoient qu'un foible
imitateur du genre de Corneille , non le peintre éloquent des
passions , qui , par des moyens différens , sut conserver à la
poésie dramatique tout l'éclat que lui avoit donné son prédécesseur.
On voit , en un mot , que le jeune poète s'ignoroit
encore lui-même, et qu'il essayoit timidement ses forces,
incertain de la direction qu'il devoit leur donner. Mais il avoit
choisi Despréaux pour Aristarque et pour ami ; il apprenoit
de lui à faire difficilement ses vers n'est-il donc pas juste de
penser que les conseils de ce grand poète purent aider aux
progrès rapides qu'on admira tout-à -coup dans Andromaque ,
et que l'homme de son siècle dont le jugement eut le plus
de pénétration et de finesse , contribua puissamment à révéler
à Racine le secret de son génie?
On retrouve encore dans Andromaque quelques traces de
cette froide galanterie , si déplacée dans les Frères Ennemit
et dans l'Alexandre. Racine , en répandant sur tout ce qu'il
écrivoit les graces enchanteresses de son style , rendoit presque
MAI 1807. 411
séduisant un défaut dont il ne s'affranchit jamais entièrement
dans ses tragédies profanes , et dans lequel son penchant particulier
, l'exemple de Corneille , sur-tout l'envie de plaire
à ses contemporains , auroient dû ' naturellement le faire tomber
plus souvent ; mais sans doute son ami , qui , grace à la ·
sévérité de son génie , devoit être singulièrement choqué de
ce même défaut , le rappeloit sans cesse à un ton plus mâle
et plus vrai , et , en lui permettant ces sensibles peintures ,
qu'il regarde lui-même comme la route la plus súre pour
aller au coeur , lui interdisoit sévèrement cette recherche de
sentimens , et cette vaine galanterie si propre à les refroidir.
Mais si l'amitié de Boileau fut utile à la gloire de Racine , *
elle ne le fut pas moins à son bonheur ; elle lui rendit ses
succès plus doux ; elle le soutint dans ses chagrins et dans ses
disgraces. Qui jamais eut plus souvent besoin des consolations
de l'amitié , que ce caractère si tendre , si aisé à blesser , qui
ne jouit jamais de l'éloge le mieux mérité , autant qu'il
souffrit de la plus injuste critique ? On voit encore au style
plein d'amertume d'une de ses préfaces , combien il fut blessé
du froid accueil qu'on fit à Britannicus , au moment même
où le Timocrate de Thomas Corneille attiroit un si grand
concours , que les acteurs se lassèrent plutôt de le représenter,
que le public de le voir. On sait que , fatigué d'avoir à disputer
si péniblement tous ses succès , il passa dans un silence :
obstiné l'âge précieux que le génie attend ordinairement pour
se montrer dans toute sa force et dans tout son éclat. Né
doit-on pas croire qu'il se seroit découragé plutôt , et que le
théâtre compteroit plusieurs chefs - d'oeuvre de moins , si
Boileau ne l'eût rappelé sans cesse au sentiment de sa supériorité
, s'il ne l'eût consolé par son suffrage de l'injustice de
ses contemporains ? Sans doute il n'étoit point un ami valgaire
, celui qui , lorsque des hommes du premier rang se
liguoient contre le succès de Phèdre , appelant à la posté→
rité de leur vaine critique , apprit à Racine comment on
pouvoit profiter de l'envie même , et osa lui prédire que ses
illustres veilles ajouteroient à la gloire d'un siècle à jamais
fameux. L'ami des lettres sent une véritable reconnoissance
pour cette amitié courageuse , parlant ainsi le langage de
l'avenir ; et lorsqu'il voit un public prévenu méconnoître
encore le dernier chef- d'oeuvre de Racine , il aime à se rappeler
que ce grand homme , rassuré par un ami dont il devoit
apprécier les décisions , put du moins espérer dans la justice
de la postérité , et entrevoir le temps où la scène s'attendriroit
à la voix timide de l'orphelin , et aux accens prophétiques
du grand- prêtre.
412 MERCURE DE FRANCE ,
C'est ainsi que les Mémoires de Louis Racine nous peignent
cette amitié célèbre accrue par un échange continuel
de soins et de conseils , et fondée sur toutes les vertus qui
rendent les hommes dignes de goûter et d'inspirer un si pur
sentiment : la fidélité de ce récit , exempt de toute espèce
d'affectation , en est sans doute le premier mérite , et elle
nous est garantie par les lettres de ces deux grands poètes ,
lesquelles nous les représentent avec d'autant plus de vérité ,
qu'ils n'ont jamais songé à s'y peindre. C'est là qu'on voit
Despréaux porter dans ses rapports avec son ami toute la
franchiserets toute la solidité de son caractère , et Racine '
toute la sensibilité du sien. C'est là qu'on apprend combien
ces deux beaux génies étoient sévères à eux- mêmes , combien
ils étoient timides quand il s'agissoit de s'exposer aux regards
d'un públic qu'ils avoient formé. On aime les voir se consulter
réciproquement sur leurs essais , se communiquer
leurs doutes , avoir sans cesse devant les yeux l'idée de
cette perfection dont ils approchèrent d'aussi près qu'il est
donné à l'homme de le faire. On aime à voir Racine , veillant
à l'éducation de son fils aîné , descendre avec lui jusqu'aux
plus petits détails de la vie domestique , et dans sa
sollicitude paternelle le rappeler souvent dans les termes
les plús touchans et les plus simples , à cette religion dont il
savoit si bien emprunter, quand il le vouloit , les expressions
les plus magnifiques . On sourit aux dispositions naissantes du '
jeune homme , que n'effrayoient point l'âge et la gravité de
l'auteur de l'Art Poétique , et qui souvent alloit chercher à
Auteuil un loisir plus instructif pour lui que de pénibles tra- *
vaux. Mais sur-tout on se plaît à reconnoître que dans ces
lettres où la confiance de l'amitié découvre sans nuage les
sentimens de ceux qui les écrivent , il n'y a pas une ligne
dont ils aient à rougir aux yeux de la postérité : heureuse
conformité de ces deux grands hommes avec tous ceux du
siècle de Louis XIV , qui puisoient les plus rares beautés de
leurs ouvrages dans leur propre coeur , nourri de tous les
grands principes de la morale et de la religion !
Mais ce n'est pas seulement l'intérêt attaché au nom de
Boileau et de Racine qui rend ce Recueil si précieux .
Occupés tous deux à écrire les Annales de Louis XIV , les
renseignemens qu'ils se communiquent à ce sujet , dans ces
lettres mêmes , en font des matériaux utiles pour l'histoire :
cependant , jusqu'ici leur transposition et le défaut de dates
arrêtoient le lecteur à chaque pas , et coupoient le fil de la
Correspondance. On doit à la sagacité et aux recherches de
M. de la Chapelle , officier d'artillerie , l'ordre chronolo-
*
MAI 1807 .
413

gique dans lequel elles paroissent aujourd'hui la
pour première
fois , et qui leur rend tout l'intérêt historique que leur
confusion leur avoit fait perdre.
Le même soin a présidé à l'arrangement des oeuvres
diverses et au rétablissement des dates dans l'histoire de .
Port-Royal , morceaux extrêmement précieux , puisqu'ils
prouvent que Racine auroit pu exceller dans tous les
genres
de littérature , et devenir peut- être le plus parfait de nos
- prosateurs , comme il est le premier de nos poètes .
;
i
C.
Mémoires de Henri de Campion , contenant divers événemens
7
des règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Un vol . in-8° •
Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , chez
Treuttel et Wurtz , lib . , rue de Lille ; et chez le Normant.
LE desir assez naturel que tout homme éprouve de connoître
l'origine de sa famille , et d'être instruit de la conduite
que ses ancêtres ont tenue dans les diverses fortunes qu'ils ont
éprouvées , fait souvent regretter de n'avoir que peu ou point
d'éclaircissemens sur ce sujet. On les accuse d'insouciance ,
de paresse ou de négligence , pour n'avoir pas laissé le récit
de leurs actions , tandis qu'il ne faudroit peut-être s'en prendre
qu'à leur ignorance , ou bien à l'obscurité de leur état. L'orgueil
que l'on ressent de se voir tiré de la foule par quelques
qualités estimables , et l'envie que l'on a de s'élever encore
davantage , persuadent aisément qu'on est le descendant de
quelqu'illustre famille , ou du moins qu'on doit en être la
première souche. On ne veut pas mériter de sa postérité le
reproche que l'on fait à ses aïeux ; et , rempli des plus magnifiques
espérances , on recherche curieusement ce qu'ils ont été
et ce qu'ils ont fait d'honorable ; on le raconte ; on s'estime ,
bien entendu , le digne héritier de toutes leurs vertus , et l'on
se présente avec confiance comme un guide assuré pour ses
neveux. Quelqu'illusion et quelque vanité que la
véritable sagesse puisse trouver dans ces idées , il faut cependant
convenir qu'elles peuvent être ennoblies par une ferme
résolution d'ajouter quelqu'éclat à la mémoire de ceux que
l'on a pris pour exemple , et de se conduire de manière à
pouvoir honorer ceux dont on veut devenir le modèle. C'est
à elles que nous devons les Mémoires écrits par Henri de
Campion , d'une famille dont il pouvoit accroître le
nom, mais dont la postérité n'existe plus. Ce militaire , disarrières
-
414 MERCURE DE FRANCE ,
tures ,
:
tingué dans son état par sa bonne tenue dans la paix , et par
son sang froid au milieu des périls de la guerre , avoit la noble
ambition de laisser à ses enfaus un commencement d'histoire ,
qui les auroit mis dans l'obligation , s'ils avoient voulu la continuer
, de suivre constamment la voie de l'honneur qu'il leur
avoit ouverte il dit positivement que ce n'est point pour le
public qu'il écrit , mais qu'il veut laisser à ses enfans les fruits
de son expérience , et leur inspirer de l'émulation ; en sorte
que si le public ne prend pas aujourd'hui à ses petites avenle
même intérêt que ses enfans auroient dû naturellement
y prendre , ce n'est point à lui qu'il faut en imputer la
faute. Plus d'un éditeur indiscret , sous le frivole prétexte
d'avoir quelques faits publics à éclaircir , a déjà fouillé dans
les archives des familles , pour en tirer des Mémoires qui
n'étoient pas destinés à voir le jour, et qui n'ont éclairci que
l'imprudence de ceux qui les ont offerts à la curiosité publique.
Les écrits que Henri de Campion a laissés ne sont pas préci
sément dans ce cas ; et M. le général Grimoard , qui vient de
les livrer à l'impression , n'a pas à craindre qu'on les regarde
comme entièrement inutiles . Henri de Campion est un homme
d'honneur , aussi véridique qu'on peut le souhaiter ; mais sa
carrière politique au milieu des troubles qui ont terminé
le règne de Louis XIII , et qui ont commencé celui de
Louis XIV, ne l'a conduit qu'une seule fois au centre dès
intrigues , et il n'a été témoin et acteur que d'un seul fait ,
sur lequel les historiens du temps ne se sont pas accordés. Il
en donne les détails les plus précis ; et comme ils paroissent
aussi les plus certains , nous nous y arrêterons un moment
afin de faire connoître tout ce qu'il y a dans ces Mémoires
qui soit digne de l'attention du lecteur .
"
Henri de Campion, cadet sans fortune , d'une famille estimable
, mais sans crédit à la cour , avoit accepté la protection
de la maison de Vendôme , dans laquelle il occupoit une
place de gentilhomme auprès de ce fameux duc de Beaufort,
surnommé le Roi des Halles , ennemi du cardinal Mazarin ,
dont il avoit juré la perte. On sait que cet étourdi , qui s'étoit
fait aimer de la populace par ses manières naturellement
libres , hardies , et même un peu grossières , affectoit de
cacher de grandes vaes sous les dehors les plus simples et les
moins faits éveiller le
pour
soupçon , mais que sa finesse ne
l'empêcha pas d'être arrêté et conduit au château de Vincennes
, sur l'avis qui fut donné au cardinal qu'il avoit formé
le dessein de le tuer ; qu'il ne s'échappa de sa prison qu'après
cinq ans de détention , mais heureusement avant qu'on eût
découvert contre lui aucune preuve qui permît de lui faire
MAI: 180 . 415
son procès; et que ceux de sa cabale , tels que le cardinal de
Retz et Mademoiselle , qui nous ont laissé des Mémoires ,
soit par défaut d'éclaircissemens , soit par prudence , ou peutêtre
par esprit de parti , cherchent à écarter l'idée que cet
odieux complot eût existé. M. de Campion , qui se trouvoit
alors dans la confidence du duc de Beaufort , raconte la chose
sans aucun déguisement. Il représente ce jeune seigneur comme
très-animé contre le cardinal , et décidé, par les instigations
de Mad . de Montbazon et de Mad. de Chevreuse , à l'ôter
de ce monde : ce sont les expressions avec lesquelles il veut
bien voiler un lâche assassinat qu'il désapprouvoit , mais auquel
il fut contraint de prêter la main , par une fausse idée de devoir
et d'obéissance , plutôt que par aucune passion , ni par aucun
intérêt personnel. Lorsque le duc s'ouvrit à lui sur la réso
lution qu'il avoit prise , il ne manqua pas de lui représenter
l'horrible injustice et tout le danger d'un pareil dessein , qu'on
ne pouvoit alors couvrir d'aucun prétexte , ni d'aucune apparence
de raison , puisque le cardinal étoit en place depuis si
peu de temps , qu'il n'avoit pu faire encore ni bien ni mal dans
les affaires publiques : il ajouta néanmoins qu'il ne trahiroit
point sa confiance , et qu'il étoit prêt à le servir , pourvu qu'il
ne l'obligeât pas de porter la main sur le cardinal , et que, du
reste, les mesures qu'il auroit arrêtées fussent en quelque sorte
autorisées par sa présence dans l'action ; qu'au surplus, il osoit
encore le prier d'y penser plus sérieusement , avant de prendre
un parti qui lui sembloit tout-à-fait extrême et désespéré.
Après quelques incertitudes , quelques irrésolutions et quelques
nouvelles conférences , le duc de Beaufort , se laissant
toujours entraîner , comme le dit M. de Campion , par les
deux duchesses de Montbazon et de Chevreuse , qui cependant
ne paroissoient point aux assemblées secrètes , il fut résolu
qu'on prendroit le temps où le cardinal iroit par la ville ; que
Te duc , accompagné de ceux qu'il auroit choisis , feroit arrêter
le carrosse et donner le coup de la mort à son ennemi ; que
jusqu'au moment de l'exécution , il ne seroit rien révélé du
projet à tous ceux dont on n'attendoit qu'une obéissance
aveugle ; qu'on les réuniroit , armés , dans les cabarets voisins
de l'hôtel de Clèves , où logeoit le cardinal , près le Louvre ,
sous le prétexte d'être à portée de défendre Mad. de Montbazon
d'une insulte dont elle étoit menacée par Mad. la princesse
de Condé; que pendant l'action , les trois ou quatre gentilshommes
qui étoient dans le secret , se tiendroient auprès du
duc de Beaufort , pour s'opposer à ceux qui voudroient résister
, et qu'après l'affaire faite , ils sortiroient tous de Paris ,
pour se mettre en sûreté .
416 MERCURE
DE FRANCE
,
Toutes choses étant ainsi réglées , la mort du cardinal paroissoit
certaine , puisque , lorsqu'il sortoit , il n'avoit auprès de
sa personne aucun homme armé qui pût le défendre ; mais ,
dans un dessein de cette nature , il y a toujours fort loin du
projet à l'exécution ; avant de porter le coup , il faut se faire
violence à soi-même , et sacrifier son honneur. C'est là véritablement
ce qu'il y a de plus difficile pour des gens de coeur,
comme étoient quelques- uns de ceux qui se trouvoient dans
le complot , et sur-tout M. de Campion , qui fit tout manquer
, parce qu'il ne s'y prêtoit que par une complaisance
qu'il condamnoit intérieurement. Une première occasion s'offrit
bientôt de terminer cette scène sanglante . M. de Campion
voit sortir le cardinal , accompagné seulement de quelques
ecclésiastiques et de quelques pages : il n'avoit qu'un mot à
dire au duc , qui l'attendoit à l'hôtel de Vendôme avec tous
ses gens , la mort du ministre étoit infaillible ; mais au lieu de
lui faire un rapport fidèle de ce qu'il avoit vu et de ce qu'il
avoit appris sur le chemin que le cardinal alloit parcourir , il
lui dit au contraire qu'on l'avoit assuré qu'il ne devoit pas
sortir ce jour-là de chez lui : ce qui fit remettre l'exécution
et sauva la vie au prélat. Le lendemain , le duc de Beaufort
ayant appris que son ennemi devoit sortir de la ville , avec
le comte de Harcourt , pour aller faire collation à la Barre
près Pontoise , où la duchesse de Longueville et la reine
devoient se trouver , exigea que tout son monde se tînt prêt
à courir après la voiture ; et ce fut encore M. de Campion
qu'il chargea de faire toutes les dispositions nécessaires : ce
qu'il exécuta sur- le-champ , tout en pensant au moyen qu'il
emploieroit pour empêcher l'effet de cette funeste résolution.
Il n'en vit pas d'autre que de représenter au duc la nécessité
dans laquelle il alloit se trouver de tuer deux hommes au lieu
d'un seul , parce qu'il n'étoit pas présumable que le comte de
Harcourt , étant connu pour un homme brave et généreux ,
souffriroit qu'on assassinât le cardinal sous ses yeux , sans vouloir
le défendre ou le venger ; qu'il falloit se résoudre à sacrifier
cette nouvelle victime , s'il persistoit dans son dessein , et qu'il
étoit d'opinion qu'il convenoit d'attendre une occasion plus
favorable. Après avoir réfléchi sur l'énormité de cette action ,
et lorsqu'il eut compris le tort considérable qu'elle pourroit
lui
causer , le duc consentit encore à différer ; mais il se promit
bien de ne pas laisser échapper le cardinal , lorsqu'il pourroit
le joindre hors de la compagnie d'aucun personnage remarquable;
et peu de jours après , il crut qu'il alloit enfin terminer
toutes choses , parce qu'il fut averti que le ministre
alloit se rendre à Maisons , sur la route de Villeneuve - Saint-
Georges ,
MAI 1887.
417
SEIN
sup
tout LA
Georges , et que le duc d'Orléans y iroit aussi. Comme il
posoit que l'un et l'autre seroient dans une voiture séparée
commanda de nouveau ceux qui devoient le seconder ;
ce que M. de Campion put en obtenir , c'est qu'il ne seroits
rien entrepris si , contre son attente , le cardinal log
d'Orléans se trouvoient réunis dans le même carrosse. Apres
qu'il en eut reçu la promesse , tout le monde se rendit au poste
qui venoit d'être marqué : lui-même se tint à portée dede p5u
voir observer tout ce qui se passeroit. Il étoit dans les plas
vives inquiétudes sur ce qui devoit arriver , et il éprouvoit le
plus noir chagrin de ne trouver aucun moyen de sauver ch
core une fois le ministre , lorsque tout-à-coup il aperçut la
voiture du duc d'Orléans , et qu'aussitôt il reconnut , dans
l'intérieur , le cardinal qui l'accompagnoit. Il alla sur - lechamp
prévenir le duc de Beaufort , afin de lui faire observer
que Dieu n'approuvoit pas son projet , puisqu'il s'y rencontroit
tant d'obstacles. Cela le fit rêver, dit-il , et il sortit pour
aller conférer encore avec quelqu'un qu'il ne nomma point ,
mais que M. de Campion pense être les deux duchesses. Il
revint plus animé que jamais , et résolut d'attaquer le cardinal
de nuit , puisqu'il y trouvoit tant d'empêchement au milieu
du jour. On convint que ses cavaliers se tiendroient sur le
quai du Louvre , et qu'il viendroit les avertir en devançant le
cardinal , au sortir de chez le roi ; qu'on gagneroit l'officier
de garde du côté du quai , et qu'avec cette précaution le coup
ne pouvoit plus manquer. L'officier promit en effet qu'il ne
s'inquiéteroit nullement de tout le bruit qu'il pourroit entendre
; mais quand son tour arriva , au lieu d'être placé devant
le Louvre comme il l'espéroit , on lui fit occuper un tout
autre poste. Ce nouvel obstacle pensa désespérer le duc , parce
qu'il étoit à craindre que , pendant tout ce délai , ses démarches
ne fussent à la fin remarquées , ou que le cardinal ne
reçût quelqu'avertissement. La considération du danger qui
le menaçoit lui fit tenter une dernière voie qui pouvoit le
perdre , mais qui le sauva réellement , en le mettant dans l'impossibilité
de consommer un attentat dont il n'avoit pas calculé
les suites , ni même les premiers effets. La duchesse de
Chevreuse se chargea d'obtenir du duc d'Epernon qu'il commanderoit
au chef du poste sur le quai de se tenir en repos ,
quelque bruit qui survînt , et qu'il empêchât les soldats de
prendre parti pour personne. Le duc promit tout ce qu'on lui
demandoit ; mais le soir même , M. de Campion s'aperçut qu'il
étoit observé ; le cardinal ne sortit pas de son hôtel , et le bruit
courut à la cour que le duc de Beaufort avoit voulu le faire
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
assassiner. C'étoit un coup manqué , sans espérance de pouvoir
jamais le porter.
Les confidens du duc le comprirent parfaitement ; mais
lui , certain de leur discrétion , et bien assuré qu'il n'existoit
aucune trace du complot , se tint en repos , en attendant encore
un temps et des circonstances plus favorables pour exécuter
son dessein . M. de Campion lui représenta vainement
qu'il se faisoit illusion , et qu'il devoit bien plutôt songer à se
mettre à l'abri des poursuites du cardinal. Il n'en voulut rien
faire il se montra : tout seul à la cour, selon sa coutume ; mais
après quelques jours de cette perfide sécurité , dans laquelle
on le laissoit à dessein , il fut arrêté dans les appartemens de
la reine , et conduit le lendemain au donjon de Vincenness
Tous ses amis se dispersèrent , et M. de Campion lui-même
alla chercher un lieu de sûreté dans l'île de Jersey. Telle fut
la fin de celte aventure , qui porta le dernier coup au parti
que l'on appeloit les Importans , et dont le duc de Beaufort
étoit le chef.
La connoissance de ce fait peut être utile pour juger la
conduite du cardinal Mazarin dans cette circonstance. Il
pouvoit assez facilement se saisir de quelques domestiques
du duc , et , par leur moyen , obtenir toutes les preuves suffisantes
pour lui faire faire son procès. Il ne l'a point fait ; et
lorsque son prisonnier s'est échappé de ses mains , il a laissé
dans une tranquillité parfaite tous ceux qu'il pouvoit justement
soupçonner d'être ses complices.
On doit sans doute savoir quelque gré à M. de Campion
d'avoir conservé ces éclaircissemens ; mais on ne voit pas qu'il
fût bien nécessaire d'imprimer avec eux toute son histoire
particulière , à laquelle le public ne peut prendre aucun inté→
rêt. L'instruction est précieuse , il est vrai ; mais c'est toujours
la faire payer trop cher que d'obliger le lecteur d'en chercher
quelques pages dans un gros volume d'inutilités .
G.
ΜΑΙ 1807 .
419
VARIÉTÉS.

LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LA reprise d'Hamlet , tragédie de M. Ducis , a obtenu un
très-grand succès. On concevroit difficilement comment des
spectateurs accoutumés à des chefs - d'oeuvre tels qu'Iphigénie ,
Phedre, Esther et Athalie , peuvent applaudir une pièce
qui , malgré de grandes beautés de détails , n'en blesse pas
moins , dans son ensemble , toutes les règles de l'art , si le jeu
vraiment admirable de Talma n'expliquoit cette contradiction .
Les changemens faits par l'auteur dans son cinquième acte , ne
prouvent que l'impossibilité de dénouer d'une manière vraisemblable
une tragédie dont les beautés mêmes ne sont dues
qu'à des invraisemblances , et qui est entièrement fondée sur
des principes que repoussera toujours la scene française , du
moins tant qu'elle restera fidelle aux grands hommes qui l'ont
illustrée .
- Le Théâtre de l'Impératrice annonce la première représentation
d'une nouvelle comédie en un acte et en vers , intitulée
le Curieux. C'est , dit- on , le début d'un jeune homme
dans la carrière dramatique , et qui , cependant , a déja une
pièce reçue à la Comédie Française. Les comédiens italiens du
même théâtre promettent aussi , pour la semaine prochaine ,
la Griseldi. Madame Barilli fera son second début dans cette
pièce , dont la musique est de Paer , compositeur allemand .
On dit M. Picard s'est associé dans la direction du
Théâtre de l'Impératrice , M. Duval , auteur du Tyran Domestique
, de la Jeunesse de Henri V, etc. etc.
-
que
On a mis en vente , depuis quelques jours , les deux derniers
volumes de la Correspondance de M. de La Harpe ( 1 )
avec le grand duc de Russie , depuis Paul Ier. Nous en rendrons
compte incessamment. Une des dernières lettres contient
un fragment sur M. de Rhulières ; la publication récente du plus
important ouvrage de cet écrivain , l'Histoire de Pologne ( 2) ,
ajoute encore à l'intérêt de ce morceau , aussi bien pensé que
(1) Prix : 8 fr. , et 10 fr. par la poste.
A Paris, chez Migneret , lib . , et chez le Normant.
(2) Quatre vol. in- 8 ° . Prix : 21 fr. , et 27 fr . par la poste.
A Paris , chez Nicolle , lib .; et chez le Normant.
D da
1
420 MERCURE DE FRANCE ,
bien écrit. Ceux même des lecteurs du Mercure qui le connoissent
déjà , le retrouveront ici avec plaisir :
« M. de Rhulières vient de mourir ; on a cru devoir ouvrir
son corps pour connoître les causes d'une mort presque subite ,
et que rien n'annonçoit : ces causes , reconnues dans le procèsverbal
d'ouverture , sont une espèce de phénomène physique
qui doit être extrêmement rare. On lui a trouvé une poche
remplie de sang caillé , de dix pouces de long , et de trois de diamètre
, adhérente aux côtes , et qui avoit refoulé l'extrémité du
coeur vers la cavité du milieu . Les chirurgiens ont pensé que
cette poche , produite ordinairement par un anevrisme ou rupture
de vaisseaux , avoit dû être au moins vingt années à se
former et à croître jusqu'à cette excessive grandeur. Il se
plaignoit depuis quelque temps de douleurs dans le dos et
dans le côté , de palpitations de coeur , de fatigue de poitrine
, etc.; mais d'ailleurs , il avoit toutes les apparences de
la santé, et même de la force , et ne paroissoit pas à beaucoup
près son âge. Il avoit 62 ans.
» Voilà quatre places vacantes à l'Académie Française , la
sienne , celle de l'abbé de Radonvilliers , du maréchal de
Duras et de M. de Guibert : on ne songe encore à en remplacer
aucun. L'Académie , avant de se recruter , veut être
sûre de son existence, qui n'est encore que provisoirement confirmée
par l'assemblée nationale. Il y a deux opinions sur ce
sujet ; les uns veulent anéantir toutes les académies ; c'est
l'avis qui doit être ouvert dans un rapport sur l'enseignement
public, composé par M. de Mirabeau et M. de Champfort ;
les autres veulent les conserver , et pensent qu'elles peuvent
être utiles , et nullement dangereuses , en conformant leurs
statuts au nouveau gouvernement. Cet avis , qui est le mien ,
et que j'ai développé dans le Mercure , est aussi celui de
l'ancien évêque d'Autun , qui le soutiendra dans un rapport
à l'assemblée nationale sur le même objet que MM. de Mirabeau
et Champfort ont traité. J'ignore quel parti prendra
l'assemblée ; mais je pense que si c'est celui de la destruction
ce sera un acte de barbarie vandale bien gratuitement exercé
et bien indigne d'une nation éclairée. Il est tout naturel que
l'on soit jaloux d'une société littéraire ; mais il est bien sot de
la craindre dans l'ordre actuel des choses , et bien plus maladroit
de n'en pas tirer parti.
>
"
» M. de Rhulières étoit un homme d'esprit et de talent : il a
prouvé l'un et l'autre , quoique fort tard , en prose et en vers.
Il avoit suivi jusqu'à quarante ans la carrière des affaires politiques
, et avoit été employé dans les ambassades : soit que ce
genre de travail se trouvât analogue au caractère de son esprit ,
MAI 1807.
421
soit qu'il ait servi à le former et à le déterminer , il choisit
pour sujet de ses premiers écrits la politique et l'histoire. Il ·
revint de Pétersbourg à Paris avec un précis historique sur la
dernière révolution de Russie , qui excita d'autant plus de
curiosité , qu'il n'étoit pas destiné à l'impression . Je l'ai lu
plusieurs fois j'ignore jusqu'à quel point il est fidèle dans
les détails ; mais ce qui est certain , c'est que l'ouvrage est écrit
d'une manière piquante , originale , pittoresque , qui cependant
est plus dans le style de Mémoires que dans celui de
l'histoire. Il se rapproche de Tacite par la précision et le tour
de la pensée , mais non par la dignité et les grands tableaux .
Je ne connois de ses Révolutions de Pologne que des fragmens
; c'étoit un ouvrage beaucoup plus considérable ; il
devoit former trois ou quatre volumes : ce que j'en ai entendu ,
m'a paru plus fort et plus substantiel que le morceau sur la
Russie , et il m'a semblé que l'auteur avoit acquis plus de connoissances
et de maturité. On pourra bientôt en juger , car
sans doute ces deux productions ne tarderont pas à voir le
jour.
» Son livre sur la Révocation de l'Edit de Nantes , entrepris
par ordre du ministère , ne lui en a pas fait moins d'honneur.
Ce n'est point un ouvrage de commande , c'est celui d'un historien
; il y a dit des vérités importantes , puisées dans une
exacte recherche des faits ; il a répandn une lumière nouvelle
sur cette matière si souvent traitée ; il a été impartial et vrai :
nous n'avons en ce genre rien de mieux.
» Son discours de réception à l'Académie a mérité d'être distingué
, comme tout ce qui sortoit de sa plume : il est bien
pensé et bien écrit , mais sans s'élever nulle part à la grande
éloquence. Son talent ne l'y portoit ni en prose ni en vers : il
ne va nulle part au-delà de ce qui s'appelle esprit et raison ;
mais c'est toujours beaucoup d'aller jusque-là , sur-tout à
l'époque de la corruption et des excès de toute espèce.
» En poésie , il débuta par un discours en vers sur les Disputes
, qui eut un grand succès , et qui est resté dans la mé
moire de tous les connoisseurs. Il s'y montra capable d'atteindre
au grand sens , à la bonne plaisanterie et à l'élégant mécanisme
de la versification de Boileau ; mais si l'on imprime
son poëme sur les Jeux de main , dont j'ai entendu la lecture ,
on verra , je crois , qu'il étoit bien loin de la conception féconde
et de la riche imagination qui caractérise le chef- d'oeuvre du
Lutrin. Ce petit poëme de M. de Rhulières , qui
n'a que deux
chants , est plein de jolis vers ; le détail est finement saisi sur
les moeurs : il est sur -tout remarquable par le talent de peindre
poétiquement les petites choses ; mais il manque absolument
3
422
MERCURE DE FRANCE ,
de fond , de plan , d'objet , d'intérêt ( j'entends de celui que
comportoit l'ouvrage ) ; il est dépourvu d'imagination , de variétés
, d'épisodes. Il fait voir la distance qu'il y a d'une épître
à un poëme , et que le talent qui suffit à l'une , n'est pas
celui qu'il faut pour l'autre. On connoît de lui des contes et
des épigrammes on a reproché celles -ci à la malignité de
son caractère ; mais s'il aimoit trop à en faire , il les faisoit
bien. Toutes ces petites pièces, qui sûrement seront recueillies,
sont d'une égale perfection. Personne n'a été plus propre que
lui en poésie à tout ce qui ne demandoit pas une longue
haleine ; il travailloit beaucoup les petites choses , mais le
travail ne s'y fait pas sentir.
» Bon plaisant dans ses vers , il n'étoit point gai dans la
société , il y étoit même lourd et important. L'un de ses défauts
venoit de ce qu'il ne pouvoit rien être sans travail ; l'autre ,
de ce qu'il auroit voulu être dans le monde plus qu'un homme
de lettres petitesse fort au-dessous d'un homme qui avoit
autant d'esprit que lui. Il avoit commencé à travailler sur la
révolution actuelle je doute que la perte de ce travail soit
fort à regretter. »
M. Noël , inspecteur de l'instruction publique , a
publié cette semaine les OEuvres diverses de M. l'abbé de Radonvilliers
( 1 ) , l'un des quarante de l'Académie Française. Nous
rendrons compte incessamment des différens ouvrages
de ce
Recueil. Il est précédé du Discours prononcé par S. Em.
Mgr. le cardinal Maury , le jour de sa réception dans la
Classe de la langue et de la littérature françaises de l'Institut
impéria!.
-On élève dans le jardin du Luxembourg des piédestaux
pour recevoir de nouvelles statues ; elles orneront les boulingrins
du côté des Chartreux.
-On a exposé dans une salle du Musée Napoléon ,les portraits.
des empereurs de Turquie et de Perse , adressés par ces deux
souverains à S. M. l'Empereur et Roi , au quartier- général
de la Grande- Armée .
On vient de publier à Bruxelles une tragédie en cinq actes,
intitulée : Robespierre. C'est l'ouvrage d'un Belge .
-Le 25 du mois dernier , S. M. le roi de Naples a fait
en personne , et dans son cabinet , l'ouverture de la séance de
l'Académie d'Histoire et d'Antiquités , fondée par le décret
(1 ) Trois vol. in - 8 ° . Prix : 12 fr. , et 16 fr . par la poste.
A Paris , chez Ange Clo , directeur de l'imprimerie des Sourds -Muets ,
rue du faubourg Saint-Jacques n° , 256 ; et chez le Normant..
MAI 1807 . 423
du 17 mars. Après avoir reçu le serment individuel des
membres , S. M. a prononcé un discours rempli d'expressions
d'intérêt pour les travaux des savans rassemblés par
ses soins. M. Francesco Daniele a pris la parole , en qualité
de secrétaire perpétuel de l'Académie : il a retracé les temps
glorieux où Naples étoit le berceau des sciences et des arts.
Le roi , après avoir levé la séance , s'est entretenu en parti↳
culier avec quelque membres .
-S. M. le roi d'Espagne , par son ordonnance du 17 décem
bre dernier , ayant préposé un comité à la direction et à la
réforme des théâtres , il a été rédigé en conséquence un règlement
général , dont une des dispositions porte qu'il sera établi
des récompenses honorables , pour encourager les littérateurs
espagnols à la composition de nouveaux ouvrages dramatiques ,
et à la réforme des anciennes pièces . La ville de Madrid , dont
les magistrats forment le comité susdit , a fait publier les articles
suivans du règlement approuvé par S. M.:
1°. Toute tragédie ou comédie nouvelle vaudra à son auteur,
sa vie durant , huit pour cent du produit total des représentations
données dans toute l'étendue du royaume ;
7
2º. Les drames ou comédies seront payées à leurs auteurs sur
le pied de cinq pour cent ;
"
3. Les pièces traduites , trois pour cent de leur produit
total , sur les divers théâtres de la capitale et des provinces ,
mais seulement pendant dix ans ;
4°. Les opéra , oratorio , etc. , rapporteront huit pour cent
durant la vie des auteurs ; mais de manière que le musicien
ait cinq pour cent , et le poète trois ;
5. Tout traducteur qui présente son ouvrage doit y joindre
l'original ;
6. Le caissier des théâtres tiendra un état particulier des
portions de recettes revenant aux auteurs ;
7. Les pièces , de quelque genre qu'elles soient , seront
adressées au comité ( junta ) de direction , revêtues de l'approbation
du vicaire ecclésiastique de Madrid , puis soumises à
l'examen d'un censeur,qui proposera de les admettre ou de les
rejeter , selon leur mérite littéraire ;
8°. L'impression des pièces de théâtres appartient exclusivement
aux auteurs , qui prendront à cet égard tous les arrangemens
qu'ils jugeront convenables .
-
La Société libre de Pharmacie de Paris , dont l'objet
est spécialement la perfection de cet art important à l'humanité
, a tenu , le 15 de mai 1807 , une séance publique ,
présidée par M. Parmentier , membre de l'Institut ,
Légion d'Honneur , etc. , qui a eu lieu dans l'ordre suivant :
422
MERCURE DE FRANCE ,
de fond , de plan , d'objet , d'intérêt ( j'entends de celui que
comportoit l'ouvrage ) ; il est dépourvu d'imagination , de variétés
, d'épisodes. Il fait voir la distance qu'il y a d'une épître
à un poëme , et que le talent qui suffit à l'une , n'est pas
celui qu'il faut pour l'autre. On connoît de lui des contes et
des épigrammes : on a reproché celles -ci à la malignité de
son caractère ; mais s'il aimoit trop à en faire , il les faisoit
bien. Toutes ces petites pièces, qui sûrement seront recueillies,
sont d'une égale perfection . Personne n'a été plus propre que
lui en poésie à tout ce qui ne demandoit pas une longue
haleine ; il travailloit beaucoup les petites choses , mais le
travail ne s'y fait pas sentir.
» Bon plaisant dans ses vers , il n'étoit point gai dans la
société; il y étoit même lourd et important. L'un de ses défauts.
venoit de ce qu'il ne pouvoit rien être sans travail ; l'autre ,
de ce qu'il auroit voulu être dans le monde plus qu'un homme
de lettres petitesse fort au-dessous d'un homme qui avoit
autant d'esprit que lui. Il avoit commencé à travailler sur la
révolution actuelle je doute que la perte de ce travail soit
fort à regretter. »
:
-M. Noël , inspecteur de l'instruction publique , a
publié cette semaine les OEuvres diverses de M. l'abbé de Radonvilliers
( 1 ) , l'un des quarante de l'Académie Française. Nous
rendrons compte incessamment des différens ouvrages de ce
Recueil. Il est précédé du Discours prononcé par S. Em .
Mgr. le cardinal Maury , le jour de sa réception dans la
Classe de la langue et de la littérature françaises de l'Institut
impéria!.
On élève dans le jardin du Luxembourg des piédestaux
pour recevoir de nouvelles statues ; elles orneront les boulingrins
du côté des Chartreux.
-On a exposé dans une salle du Musée Napoléon , les portraits.
des empereurs de Turquie et de Perse , adressés par ces deux
souverains à S. M. l'Empereur et Roi , au quartier- général
de la Grande-Armée.
On vient de publier à Bruxelles une tragédie en cinq actes,
intitulée Robespierre. C'est l'ouvrage d'un Belge.
:
-Le 25 du mois dernier , S. M. le roi de Naples a fait
en personne , et dans son cabinet , l'ouverture de la séance de
l'Académie d'Histoire et d'Antiquités , fondée par le décret
(1 ) Trois vol. in - 8 ° . Prix : 12 fr. , et 16 fr . par la poste.
A Paris , chez Ange Clo , directeur de l'imprimerie des Sourds -Muets ,
rue du faubourg Saint-Jacques nº , 256 ; et chez le Normant..
MAI 1807 .
423
du 17 mars. Après avoir reçu le serment individuel des
membres , S. M. a prononcé un discours rempli d'expressions
d'intérêt pour les travaux des savans rassemblés par
ses soins . M. Francesco Daniele a pris la parole , en qualité
de secrétaire perpétuel de l'Académie : il a retracé les temps
glorieux où Naples étoit le berceau des sciences et des arts.
Le roi , après avoir levé la séance , s'est entretenu en parti↳
culier avec quelque membres .
-
-S. M. le roi d'Espagne , par son ordonnance du 17 décembre
dernier , ayant préposé un comité à la direction et à la
réforme des théâtres , il a été rédigé en conséquence un règlement
général , dont une des dispositions porte qu'il sera établi
des récompenses honorables , pour encourager les littérateurs
espagnols à la composition de nouveaux ouvrages dramatiques ,
et à la réforme des anciennes pièces . La ville de Madrid , dont
les magistrats forment le comité susdit , a fait publier les articles
suivans du règlement approuvé par S. M.:
1°.Toute tragédie ou comédie nouvelle vaudra à son auteur,
sa vie durant , huit pour cent du produit total des représenetations
données dans toute l'étendue du royaume ;
2º. Les drames ou comédies seront payées à leurs auteurs sur
le pied de cinq pour cent ;
3°. Les pièces traduites , trois pour cent de leur produit
total , sur les divers théâtres de la capitale et des provinces ,
mais seulement pendant dix ans ;
4°. Les opéra , oratorio , etc. , rapporteront huit pour cent
durant la vie des auteurs ; mais de manière que le musicien
ait cinq pour cent , et le poète trois ;
5°. Tout traducteur qui présente son ouvrage doit y joindre
l'original ;
6°. Le caissier des théâtres tiendra un état particulier des
portions de recettes revenant aux auteurs ;
7. Les pièces , de quelque genre qu'elles soient , seront
adressées au comité ( junta ) de direction , revêtues de l'approbation
du vicaire ecclésiastique de Madrid , puis soumises à
l'examen d'un censeur,qui proposera de les admettre ou de les
rejeter , selon leur mérite littéraire ;
8°. L'impression des pièces de théâtres appartient exclusive-
´ment aux auteurs , qui prendront à cet égard tous les arrangemens
qu'ils jugeront convenables.
La Société libre de Pharmacie de Paris , dont l'objet
est spécialement la perfection de cet art important à l'humanité
, a tenu , le 15 de mai 1807 , une séance publique ,
présidée par M. Parmentier , membre de l'Institut , de la
Légion d'Honneur , etc. , qui a eu lieu dans l'ordre suivant :
424
MERCURE DE FRANCE ,
1º. Compte des travaux de la Société pendant l'an 6 , par M.
Delunel , secrétaire. 2° . Lecture historique sur les thériaques
de Nicandre , par M. C. L. Cadet , pharmacien. 3° . Notice sur
M. Pia , par M, Delunet. 4. Discours prononcé par M. Parmentier
, sur les devoirs du pharmacien. 5. M. Boullai ,
pharmacien , a lu un mémoire sur l'éther, 6%. Le secrétaire a
fait lecture d'un programme des questions qui ont été soumises
au concours , d'après le rapport de la commission .
M. Cluzel neveu a obtenu le premier prix , qui est une
médaille d'or de 200 fr.
M. Barruel , préparateur de chimie à l'Ecole de Médecine
de Paris , le second prix , qui est une médaille d'or
de la valeur de 100 fr.
La société a de plus accordé une mention honorable à
M. Drapier , pharmacien et professeur de chimie à Lille.
---
Un enfant extraordinaire a été présenté le 4 mai à la
société de médecine de Bordeaux , où il a été examiné attentivement.
Cet enfant est du genre masculin , âgé de 5 ans , né
dans le ci-devant Dauphiné , près de Valence , et désigné sous
le nom de Chacrelas Européen , M. de Buffon nomme ainsi les
hommes tigrés ou tachetés d'une autre couleur que la couleur
naturelle ; cet enfant est de deux couleurs , et produit par des
parens blancs ; il est noir jusqu'à la ceinture , ainsi qu'aux
bras , jusqu'au col , et le reste de son corps est blanc et parsemé
de taches noires de différentes grandeurs , et toutes couvertes
de poils fort longs et très - épais ; il porte une barbe .
grise et des favoris comme un homme de cinquante à soixante
ans ; sa figure est très-belle et blanche , ses traits sont fort
réguliers , enfin sa physionomie est heureuse , presque toujours
riante son oeil vif, le son de voix fort doux ; et il
répond fort bien pour son âge à de petites questions.

- Depuis que M. Lalande , neveu , a fait part à l'Institut
de la découverte d'une nouvelle planette aperçue , le 29 mars
1807 , par M. Olbers , de Bremen , qui l'a nommée Vesta, les
astronomes de Paris n'ont pas manqué une occasion d'observer
ce nouvel astre qui paroît dans les lunettes comme une
étoile de 6 grandeur. Dès le 27 avril , M. Burckhardt avoit
donné à la classe des sciences une première ébauche de la
théorie de cette planète. La valeur de l'excentricité paroissoft
encore incertaine. M. Burckhardt l'estimoit de o , 16 , c'està-
dire , plus forte que celle de Mars , mais moindre que celle
de Mercure ; la distance moyenne lui paroissoit 2 , 6, environ,
c'est-à-dire un peu moindre que celle des planètes Cérès ,
Pallas et Junon ; la longitude du périhélie vers 248° ; la
position du noeud vers 101 ° , mais plus incertaine , parce que
MAI 1807
425.
la planète est dans ses plus grandes latitudes. L'inclinaison
doit différer très- peu 7° ; ce qui est à-peu-près l'inclina son.
de Mercuré. Suivant de nouvelles recherches lues à la séance
du 18 mai , l'excentricité doit être 0,093221 comme celle de
Mars , la distance moyenne 2,36 , la révolution de trois années
trois mois et demi ; le périhélie en 250° 20 ' ; le noeud en
103 ° 19' 40", l'inclinaison 70 7' 30" , et l'anomalie moyenne
10° 6° 48' , le 14 avril à 01 , 94069 temps moyen à Paris . Ces
élémens suffiront soit pour satisfaire la première curiosité , soit
pour retrouver la planète si le mauvais temps occasionnoit une
longue interruption dans les observations. M. Burckhardt attendra
pour les perfectionner , que la planète ait parcouru un plus
grand arc de son orbite. Pour estimer l'influence des perturbations
de Jupiter , M. Burckhardt a calculé les quatre plus
considérables ; elles vont à 2' 1/2 chacune ; leur somme
ne varie encore que de de secondes
peu l'intervalle des pour
observations . Il y aura une inégalité plus considérable dépendant
des carrés des excentricités ; mais elle est à longue
période , elle varie peu , et l'on peut la négliger pour le
présent.
NOUVELLES POLITIQUES.
Riga , 22 avri'.
La débâcle de la rivière s'est faite le 15 de ce mois, et nous
a menacés d'un danger que nous n'avions pas couru depuis
1744. Ce danger n'a cessé que depuis hier. Quelques digues
ont été percées , et beaucoup de ponts ont été rompus ; la violence
des glaçons a même endommagé le rempart auprès de la
citadelle ; plusieurs des maisons qui environnent les chantiers
, et entr'autres seize magasins de chanvre , ont été
emportés ou renversés ; une grande quantité de sel a fondu
dans les caves , et l'on voit flotter sur la rivière de grandes
piles de mâts , en sorte que les dommages sont très- considérables.
De cinq bâtimens anglais qui étoient en vue avant
la débâcle , trois ont été coupés de part en part par les glaces ,
et jetés sur la côte .
PARIS, vendredi 29 mai.
S. M. la reine de Hollande est partie de Malmaison le
, 24 mai , pour les eaux de Bagnères , avec une suite peu
nombreuse. M. le chambellan de Villeneuve est du nombre
des personnes qui ont l'honneur d'accompagner S. M.
426 MERCURE DE FRANCE ,
-Le prince Napoléon-Louis , prince royal de Hollande ,
est arrivé , le 21 de ce mois , à Anvers , accompagné de sa
gouvernante et de son premier écuyer.
--Le navire l'Orient , capitaine Jules- César Preve , ayant 23
hommes d'équipage , a été abordé , le 14 de ce mois , à la
hauteur d'Antibes , par 4 péniches équipées d'environ 100
hommes de la frégate anglaise de Spartan. L'attaque a eu lieu
à 10 heures du soir : le capitaine Preve ayant laissé approcher
l'ennemi jusque sous ses haubans , fit feu sur lui avec son
brave équipage , à bout portant , au moment où il voulut
*
monter à bord.
Presque tous les hommes qui se présentèrent les premiers
furent culbutés par sa décharge. Ceux qui parvinrent à bord
y ont été tous sabrés , dans la chaleur du combat , un seul
matelot excepté : seize Anglais , dont un officier , ont été
trouvés morts sur le pont. Le reste a été noyé et les péniches
coulées . Aucun homme du navire Lorient n'a péri dans cette
affaire , qui fait beaucoup d'honneur au capitaine Preve et à
son équipage.
*
(Moniteur. )
:
Le 17 de ce mois , à six heures du soir , au moment d'un
calme presque absolu , le sloop le Neptune , de Rouen , et
le chasse - marée la Jeanne , de Quimper , étant au large en
face de la côte du Croisic , ont été surpris par une péniche
anglaise , détachée d'un cutter que la brume avoit empêché
d'apercevoir et de signaler. Le fort de Barrière tira plusieurs
coups de canon , mais sans succès , les bâtimens se trouvant
hors de portée. Dans cette extrémité , les équipages , dépourvus
d'armes , n'ont eu d'autre ressource que de se jeter dans
leurs canols , pour se sauver à terre. Aux premiers coups de
canon , les habitans étoient accourus en foule sur la côte la
marée étant basse en ce moment , et toutes les embarcations
échouées dans le port , on ne pouvoit aller au secours des
deux prises que les Anglais emmenoient à la remorque. A
peine un des petits canots fut-il arrivé à terre , qu'il fut rempli
de braves empressés d'aller arracher à l'ennemi la proie
qu'il enlevoit. A l'arrivée du second canot , les militaires de
Ja garde départementale , les préposés des douanes et les habitans
se sont disputé la gloire de s'y embarquer il a été armé
dans un instant , .et a suivi le premier. Mais celui-ci avoit suffi
pour mettre l'ennemi en fuite ; et , sans avoir éprouvé aucune
perte , les bâtimens ont été repris et ramenés dans le port.
:
M. le général Junot , gouverneur de Paris , est arrivé ,
le 20 de ce mois , de Cherbourg à Granville. Après avoir
examiné l'état de défense de ce poit , il est reparti le même
MAI 1807.
427
jour pour continuer l'inspection des côtes. Il a du se rendre
de Granville à Villedieu .
--
Le prince Pie , âgé de 18 ans , fi's du duc Guillaume
Bavière ( prince palatin et beau- frère du roi ) , vient d'épouser
mademoiselle d'Aremberg , âgée d'environ 15 ans , niece du
sénateur de ce nom. Les jeunes époux ont reçu , le 26 mai , la
bénédiction nuptiale à Bruxelles. Ils se disposoient à partir
pour la Bavière.

LXXIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Finkenstein , le 16 mai 1807.
er
Le prince Jérôme ayant reconnu que trois ouvrages avancés)
de Neiss , qui étoient le long de la Biélau , gênoient les opérations
du siége , a ordonné au général Vandamme de les culever.
Ce général , à la tête des troupes wurtembergeoises , a
emporté ces ouvrages dans la nuit du 30 au 1 mai , a passé
au fil de l'épée les troupes ennemies qui les défendoient , a
fait 120 prisonniers et pris 9 pièces de canon. Les capitaines
de génie Dupouthon et Prost, le premier officier d'ordonnance
de l'EMPEREUR , ont marché à la tête des colonnes , et
ont fait preuve de grande bravoure. Les lieutenans Hohendorff,
Bawer et Mulher se sont particulièrement distingués.
Le 2 mai , le lieutenant- général Camrer a pris le commandement
de la division wurtembergeoise.
Depuis l'arrivée de l'empereur Alexandre à l'armée , il paroît
qu'un grand conseil de guerre a été tenu à Bartenstin , auquel
ont assisté le roi de Prusse et le grand-duc Constantin , que les
dangers que couroit Dantzick ont été l'objet des délibérations
de ce conseil ; que l'on a reconnu que Dantzick ne pouvoit
être sauvé que de deux manières ; la première en attaquant
l'armée française , en passant la Passarge , en courant la chance
d'une bataille générale dont l'issue , si l'on avoit du succès ,
seroit d'obliger l'armée française à découvrir Dantzick ; l'autre
en secourant la place par mer la première opération paroît
n'avoir pas été jugée praticable , sans s'exposer à une ruine et
à une défaite totale ; et ont s'est arrêté au plan de secourir
Danizick par mer.
En conséquence , le lieutenant-général Kaminski , fils du
feld-maréchal , avec deux divisions russes , formant douze
régimens , et plusieurs régimens prussiens , ont été embarqués
à Pillau. Le 12 , 66 bâtimens de transports , escortés par trois
frégates , ont débarqué les troupes à l'embouchure de la Vistule
, au port de Dantzick , sous la protection du fort de
Weischelmunde.
L'EMPEREUR donna sur -le-champ l'ordre au maréchal
428 MERCURE DE FRANCE ,
Lannes , commandant le corps de réserve de la Grande-
Armée , de se porter de Marienbourg où étoit son quartiergénéral
, avec la division du général Oudinot , pour renforcer
l'armée du maréchal Lefebvre. Il arriva en une marche dans
le même temps que l'armée ennemie débarquoit. Le 13 et le
14 , l'ennemi fit des préparatifs d'attaque : il étoit séparé de
la ville par un espace de moins d'une lieue , mais occupé par
les troupes françaises. Le 15 , il déboucha du fort sur trois
colonnes ; il projettoit de pénétrer par la droite de la Vistule .
Le général de brigade Schramm qui étoit aux avant - postes ,
avec le 2 régiment d'infanterie légère , et un bataillon de
Saxons et de Polonais , reçut les premiers feux de l'ennemi ,
et le contint à portée de canon de Weischelmunde .
Le maréchal Lefebvre s'étoit porté au pont situé au bas de
Ja Vistule , et avoit fait passer le 12° d'infantere légère et des
Saxons , pour soutenir le général Schramm. Le général Gardanne
, chargé de la défense de la droite de la Vistule , y
avoit également . appuyé le reste de ses forces. L'ennemi se
trouvoit supérieur , et le combat se soutenoit avec une égale
opiniâtreté. Le maréchal Lannes , avec la réserve d'Oudinot ,
étoit placé sur la gauche de la Vistule , par où il paroissoit la
veille que l'ennemi devoit déboucher ; mais voyant les mouvemens
de l'ennemi démasqués , le maréchal Lannes passa la
Vistule avec quatre bataillons de la réserve d'Oudinot. Toute
la ligne et la réserve de l'ennemi furent mises en déroute et
poursuivies jusqu'aux palissades ; et à 9 heures du matin , l'ennemi
étoit bloqué dans le fort de Weischelmunde. Le champ
de bataille étoit couvert de meris. Notre perte se monte à
25 h. tués et 200 blessés . Celle de l'ennemi est de goo h. tués ,
1500 blessés et 200 prisonniers. Le soir , on distinguoit un
grand nombre de blessés qu'on embarquoit sur les bâtimens
qui , successivement , ont pris le large pour retourner à Koenigsberg.
Pendant cette action , la place n'a fait ancune sortie ,
et s'est contentée de soutenir les Russes par une vive canonnade.
Du haut de ses remparts délabres et à demi démolis
l'ennemi a été témoin de toute l'affaire. Il a été consterné de
voir s'évanouir l'espérance qu'il avoit d'être secouru. Le géné
ral Oudinot a tué de sa propre main trois Russes. Plusieurs de
ses officiers d'état - major ont été blessés . Le 12 et le 2º régiment
d'infanterie légère se sont distingués. Les détails de ce
combat n'étoient pas encore arrivés à l'état- major.
Le journal du siége de Dantzick fera connoitre que les travaux
se poursuivent avec une égale activité , que le chemin
Couvert est couronné , et que l'on s'occupe des préparatifs
du passage du fossé.
MAI 1807.
429
Des que l'ennemi sut que son expédition maritime étoit
arrivée devant Dantzick , ses troupes légères observèrent et
inquiétèrent toute la ligne depuis la position qu'occupe le
maréchal Soult le long de la Passarge , devant la division du
général Morand sur l'Alle. Elles furent reçues à bout portant
par les voltigeurs , perdirent un bon nombre d'hommes, et
se retirèrent plus vîte qu'elles n'étoient venues .
Les Russes se présentèrent aussi à Malga , devant le général
Zayonchek , commandant le corps d'observation polonais , et
enlevèrent un poste de Polonais. Le général de brigade Fischer
marcha à eux , les culbuta , leur tua une soixantaine d'hommes,
un colonel et deux capitaines . Ils se présentèrent également
devant le cinquième corps , insultèrent les avant- postes du
général Gazan à Willemberg. Ce général les poursuivit pen
dant plusieurs lieues. Ils attaquèrent plus sérieusement la tête
du pont de l'Omulew de Drenzewo. Le général de brigade
Girard marcha à eux avec le 88° . et les culbuta dans la Narew.
Le général de division Suchet arriva , poussa les Russes l'épée
dans les reins, les culbuta dans Ostrolenka, leur tua une soixantaine
d'hommes , et leur prit 50 chevaux. Le capitaine du 64 ,
Laurin , qui commandoit une grand'garde , cerné de tous
côtés par les cosaques , fit la meilleure contenance , et mérita
d'être distingué. Le maréchal Massena , qui étoit monté à
cheval avec une brigade de troupes bavaroises , eut lieu d'être
satisfait du zèle et de la bonne contenance de ces troupes.
Le même jour 13 , l'ennemi attaqua le général Lemarrois à
l'embouchure du Bug. Ce général avoit passé cette rivière le
10 avec une brigade bavaroise et un régiment polonais , avoit
fait construire en trois jours des ouvrages de têtes de pont , et
s'étoit porté sur Wiskowo , dans l'intention de brûler les
radeaux auxquels l'ennemi faisoit travailler depuis six semaines.
Son expédition a parfaitement réussi , tout a été brûlé , et
dans un moment ce ridicule ouvrage de six semaines fut
anéanti . ! 96
Le 13 , à 9 heures du matin , 6000 Russes , arrivés de
Nur , attaquèrent le général Lemarrois dans son camp retranché.
Ils furent reçus par la fusillade et la mitraille : 3co Russes
restèrent sur le champ de bataille ; et quand le général Le
marrois vit l'ennemi qui étoit arrivé sur les bords du fosse ,
repoussé , il fit une sortie , et le poursuivit l'épée dans les
reins . Le colonel du 4° de ligne bavarois , brave militaire ,
été tué. Il est généralement regretté. Les Bavarois ont perdu
20 hommes , et ont eu une soixantaine de blessés.
a
Toute l'armée est campée par divisions en bataillons carrés
dans des positions saines.
430 MERCURE DE FRANCE ,
Ces événemens d'avant- postes n'ont occasionné aucun mouvement
dans l'armée . Tout est tranquille au quartier-général .
Cette altaque générale de nos avant- postes , dans la journée
du 13 , paroit avoir eu pour but d'occuper l'armée française ,
pour l'empêcher de renforcer l'armée qui assiége Dantzick.
Cette espérance de secourir Dantzick par une expédition maritime
, paroîtra fort´extraordinaire à tout militaire sensé , et
qui connoîtra le terrain et la position qu'occupe l'armée
francaise.
Les feuilles commencent à pousser . La saison est comme
au mois d'avril en France.
LXXV BULLETIN DE LA GRANDE -ARMÉE.
Finkenstein , le 18 mai 1807 .
Voici de nouveaux détails sur la journée du 15 : Le maréchal
Lefebvre fait une mention particulière du général
Schramm , auquel il attribue en grande partie le succès du
combat de Weischelmunde.
Le 15 , depuis deux heures du matin , le général Schramm
étoit en bataille , couvert par deux redoutes construites visà-
vis le fort de Weischelmunde . Il avoit les Polonais à sa
gauche , les Saxons au centre , le 2º régiment d'infanterie
légère à sa droite , et le régiment de Paris en réserve. Le
lieutenant - général russe Kaminski déboucha du fort à la
pointe du jour , et après deux heures de combat , l'arrivée du
12 d'infanterie légère que le maréchal Lefebvre expédia de
la rive gauche , et un bataillon saxon , décidèrent l'affaire .
De la brigade Oudinot , un seul bataillon put donner. Notre
perte a été peu considérable. Un colonel polonais , M. Paris ,
à été tué . La perte de l'ennemi est plus forte qu'on ne pensoit
. On a enterré plus de 900 cadavres russes . On ne peut
pas évaluer la perte de l'ennemi à moins de 2500 hommes .
Aussi ne bouge- t-il plus , et paroit- il très -circonspect derrière
l'enceinte da ses fortifications . Le nombre de bateaux
chargés de blessés , qui ont mis à la voile , est de quatorze.
Ci-joint les décrets des récompenses que S. M. a accordées
à ceux qui se sont distingués , et dont le maréchal Lefebvre
a fait une mention spéciale .
Dans la journée du 14 , une division de 5000 hommes
Prussiens et Russes , mais en majorité Prussiens , partie de
Koenigsberg , débarqua à Pillau , longea la langue de terre
dite le Nehrung , et arriva à Kallberg , devant nos premiers
postes de cavalerie légère qui se replièrent jusqu'à
Furtenswerder.
L'ennemi s'avança jusqu'à l'extrémité du Frisch- Haff. On
MAI 1807
431.
s'attendoit à le voir pénétrer par la sur Dantzick. Un pont
jeté sur la Vistule à Furtenswerder , facilitoit le passage à
l'infanterie cantonnée dans l'ile du Nogat , pour filer sur les
derrières de l'ennemi . Mais les Prussiens furent mieux
avisés , et n'osèrent pas s'aventurer, L'EMPEREUR donna
ordre au général Beaumont , aide- de-camp du grand- duc de
Berg , de les attaquer. Le 16 , a deux heures du matin , ce
général déboucha avec le général de brigade Albert , à la
tête de deux bataillons de grenadiers de la réserve , le 3 ' et
le 11 régimens de chasseurs et une brigade de dragons . It
rencontra l'ennemi entre Passenwerder et Stège , à la petite
pointe du jour , l'attaqua , le culbuta et le poursuivit l'épée
dans les reins , pendant onze lieues , lui prit 1100 hommes ,
lui en tua un grand nombre , et lui enleva quatre pièces de
canon . Le général Albert s'est parfaitement comporté . Les
majors Chemineau et Salmon se sont distingués. Le 3 et
le 11 régimens de chasseurs ont donné avec la plus grande
intrépidité. Nous avons eu un capitaine du 3* régiment de
chasseurs et cinq ou six hommes tués et huit ou dix blessés .
Deux bricks ennemis , qui naviguoient sur le Haff , sont
venus nous harceler. Un obus qui a éclaté sur le pont de
l'un d'eux , les a fait virer de bord. Ainsi , depuis le 12 ,
sur les différens points , l'ennemi a fait des pertes notables.
L'EMPEREUR a fait manoeuvrer , dans la journée du 17 , les
fusiliers de la garde qui sont campés près du château de
Finkenstein , dans d'aussi belles baraques qu'à Boulogne.
Dans la journée des 18 et 19 , toute la garde va également
camper au même endroit . En Silésie , le prince Jérôme est
campé avec son corps d'observation à Frankenstein , protégeant
le siége de Neiss.
Le 12 , ce prince apprit qu'une colonne de 3000 hommes
était sortie de Glatz pour surprendre Breslau. Ilit partir
le général Lefebvre avec le 1 régiment de ligne bavarois ,
excellent régiment , 100 chevaux et un détachement de 500
Saxons. Le général Lefebvre atteignit la queue de l'ennmi
le 14 , à 4 heures du matin , au village de Cauth ; il l'attaqua
aussitôt , enleva le village à la baionnette , et fit 150 prisonniers
. Cent chevau-légers du roi de Baviere taillerent en
pièce la cavalerie ennemie , forte de 500 hommes , et la dispersèrent.
Cependant l'ennemi , se plaça en bataille et fit
résistance. Les 300 Saxons lacherent pied ; conduite extraordinaire
qui doit être le résultat de quelque malveillance ;
car les troupes saxonnes , depuis qu'elle sont réunies aux
troupes françaises , se sont toujours bravement comportées.
Cette défection inattendue mit le 1er . régiment de ligne
432 MERCURE DE FRANCE;
}
bavarois dans une situation critique. Il perdit 150 hommes:
qui furent faits prisonniers , et dut battre en retraite , qu'il
fit cependant en ordre. L'ennemi reprit le village de Cauth .
A onze heures du matin , le général Dumuy , qui étoit
sorti de Breslau à la tête d'un millier de Français , dragons ,
chasseurs et hussards à pied , qui avoient été envoyés en
Silésie pour être montés , et dont une partie l'étoit déjà ,
attaqua l'ennemi en queue. 150 husards à pied enlevèrent le
village de Cauth à la baïonnette, firent 100 prisonniers , et
reprirent tous les Bavarois qui avoient été faits prisonniers.
L'ennemi pour rentrer avec plus de facilité dans Glatz ,
s'étoit séparé en deux colonnes. Le général Lefebvre, qui étoit
parti de Schweidnitz le 15 , tomba sur une de ces colonnes
lui tua 100 hommes, et lui fit 400 prisonniers, parmi lesquels
30 officiers . Un régiment de lanciers polonais , arrivé la veille
à Frankenstein , et dont le prince Jérôme avoit envoyé un
détachement au général Lefebvre , s'est distingué.
La seconde colonne de l'ennemi avoit cherché à gagner
Glatz par Silberberg ; le lieutenant- colonel Ducoudrais ,
aide-de -camp du prince , la rencontra et la mit en déroute.
Ainsi cette colonne de 3 à 4,000 hommes , qui étoit sortie de
Glatz , ne put y rentrer. Elle a été toute entière prise , tuée ou
éparpillée .
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MAI.
-
+
DU SAM. 23. C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 74f 6oc.756 8oc 756
Soc 700 000 ooc eoc ooc ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f. ouf 100 000 ooc
Act. de la Banque de Fr. 1237f 50c . 000 f. 0000f ooc 000.
DU LUNDI 25. - C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 74f 8oc goc gic 80s
Joc 95c 75f ooc ooc oc. ooc ooc oof oof. 000 000 000 000.
Idem. Juiss. du 22 sept . 1807 , oof ooc . ooc . coc ooc
Aut. de anque de Fr. 1242f 50c oooof. ooc. oo of
i
26.
JX
DU MANY C p. ojo c . J. du 22 mars 1807 , 74f Soc 85c 75c85e
8oc one ooc. ooc oọc ooc ooc . oof ooc ooc coc ooc onf oof ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept. 1807 , 72 / 2f 25c oc ooc . ooc occ
Act. de la Banque de Fr. 1246f 25c c
DU MERCREDI 27. — C p . 0/0 c. J. du
900of ou
mars 8 , 74f 80e 70c Suc goc
85c 75f one occ . ooc oofooc o c . ooc of ooc . oc..
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 72f 230. 00c . ooc oos ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof ooooc oce ocoof oof
DU JEUDI 28.- Cp . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 ; 75 15c 20c 15c 10c 15¢
200 OOC OUC OOC OÚC OOC OOC OEC OOC OỤC OOC oɛc ooc ooc ooc ooc OOC
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 , 72f 50c ooc oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. oocof. occ oooof oooof. oooof
DU VENDREDI 29. -C p . 0/0 c. J. du 22 rs , 207 , 75f75f 100. 75f
75f 5c 75f ooc ooc coc oof oof ooc ooc oof coc ooc ooc ooc oof ooc Ove
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof ooc oof. one coc coc
Act . de la Banque de Fr. 12 of ooc odoufoodof
(No. CCCVII. )
( SAMEDI 6 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
(
INE.
14
ELÉGIE
A MADAME DE P ****
Au sujet de l'Ode à M. de Buffon .
O vous , dont la douleur augmente encor les charmes ,
Vous voulez que mes vers , complices de vos larmes ,
Réveillent par leur chant , aux plaintes consacré,
Les blessures d'un coeur déjà trop déchiré !,
Apollon obéit quand les Graces demandent :
Vous avez leurs attraits , vos prières commandent.
Sans cesse offrant vos pleurs à des mânes trop chers ,
Vous croyez , dites- vous , les rendres moins amers ,
Les épuiser peut-être.... Erreur d'une ame tendre !
Ah, l'Amour se nourrit des pleurs qu'il fait répandre !
Le Temps , et non des pleurs versés sur un tombeau ,
Peut , seul, du chaste Amour refroidir le flambeau ;
Le Temps peut affoiblir , par de lentes atteintes ,
Ces feux dont vous brûlez pour des cen tres éteintes ;
Le Temps.... Mais vous craignez son utile secours ;
Votre coeur veut aimer , et soupirer toujour .
Heureux cent fois l'objet d'une douleur si tendre !
Vous soupirez son nom ; vous pleurèz sur sa cendre ;
E e
434
MERCURE DE FRANCE ,
Il revit dans vos pleurs ! Ah , son sort est si doux,
Que , même dans la tombe , il fera des jaloux !
Le jour , l'ombre , les bois , Philomèle éplorée ,
Tout rappelle à vos sens son image adorée ,
Tout le rend à vos yeux………. et rien à votre coeur !
Il seroit sans plaisir , s'il étoit sans douleur .
Ces vers , où de Buffon
j'ai peint
la tendre
épouse
Arrachant
ce qu'elle
aime à la Parque
jalouse
,
Et du fatal
ciseau
désarmant
le courroux
Par ce cri de l'amour
qui sauva
son époux
,
Ces vers vous ont émue
! Et votre
ame plaintive
,
D'un
sein baigné
de pleurs
tout-à-coup fugitive
,
S'efforça
de voler
jusques
aux sombres
bords ,
Et de rejoindre
enfin
votre
époux
chez les morts.
Ah , lui- même , tremblant aux pieds du noir monarque ,
S'empressa d'arrêter l'impitoyable Parque !
« Ne meurs point , cria- t- il d'une touchante voix :
>> Je croirois expirer une seconde fois ! »>
D'un époux adoré tel est l'ordre suprême.
Hélas , ce n'est qu'en vous qu'il respire , qu'il s'aime !
Calmez donc de vos sens l'ardente émotion ;
Chérissez de vos feux la douce illusion :
Nos biens sont des erreurs que le sommeil prolonge
Et le plus tendre amour n'est qu'un aimable songe.
Qu'un songe vous transporte aux rives du Léthé :
Sous de rians berceaux , près d'un myrthe arrêté ,
Voyez-y votre époux soupirer sa tendresse ,
De ses cruels ennuis flatteuse enchanteresse :
Aux bords du Léthé même , il trace avec des fleurs
Votre nom.... qu'il achève en l'arrosant de pleurs !
L'Amour , de vos regrets lui présente l'hommage ;
Votre époux se console à cette douce image .
Ainsi le Dieu charmant , dont vous êtes l'appui ,
Vous permet de gémir , mais en vivant pour lui.
Oui , conservez des jours que vous devez aux Graces ;
Consolez vos douleurs en plaignant mes disgraces :
La tombe a renfermé votre plus doux trésor ;
Moi , je pleure une amante , hélas , qui vit encor !
Du moins, en embrassant la tombe la plus chère ,
Votre douleur vous plaît ; et la mienne est amère !
Je vois toujours Fanni , d'une perfide main ,
JUIN 1807 . 435
Plonger , en souriant , un poignard dans mon sein.
Et j'atteste les Dieux , et l'Amour , et vous - même ,
Que de voir au cercueil descendre ce qu'on aime ,
Est, pour un tendre coeur , cent fois moins douloureux
Que de se voir trahir par l'objet de ses feux !
Par M. LE BRUN , de l'Académie Française .
EXORDE
D'UN ESSAI EN VERS SUR L'HISTOIRE .
UN Grec ingénieux , qui , dans ses Dialogues , ( 1 )
Entremêle souvent de piquans apologues ,
Rapporte que Caron , ce nocher des Enfers ,
Que la Fable a cent fois célébré dans ses vers ,
Quittant du noir séjour l'obscurité profonde ,
Voulût voir la lumière , et visiter le monde.
Là, rencontrant le Dieu qui , conducteur des morts ,
Des champs de la clarté voyage aux sombres bords ,
Il rend grace au hasard qui tous deux les rassemble;
Et, par cette amitié qui les unit ensemble ,
Lui demande son aide en ce nouveau pays,
Où tout surprend ses yeux par le jour éblouis.
Tout est facile aux Dieux : le Dieu du caducée ,
D'une pile de monts par degrés enlassée ,
A la voûte des cieux égalant la hauteur ,
Place sur le sommet le nouveau voyageur.
C'est de là qu'à ses yeux il découvre la terre,
Théâtre que souvent ensanglante la guerre ,
Les Etats, les cités , les peuples et les rois ,
Les travaux des humains , et leurs moeurs et leurs lois.
Instruit par ce tableau , Caron , malgré son âge,
Ne se repentit pas d'un pénible voyage ,
Ni d'avoir , curieux de tant d'objets nouveaux ,
Délaissé pour un temps sa barque et ses travaux.
De ce récit menteur la fiction savante
Est pour nous de l'histoire une image vivante.
Comme dans une optique embrassant l'univers ,
Elle offre à nos regards les empires divers ,
Leurs guerres , leurs traités , remonte à leur naissance ,
Les suit dans leurs progrès et dans leur décadence ;
(1 ) Lucien.
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Peint des hommes fameux les visages , les traits ,
ཟླ སྙ ' ,: ༣A ( ༈ ཉེ Et le fond de leurs coeurs , et leurs conseils secrets ;
Et , passant d'acte en acte à la scène dernière ,
Expose du passé la pièce tout entière .
M. DESAINTANGE .
ENIGME.
A DEVINER je dois être facile,
Car , dans l'exacte vérité,
Je fus toujours , aux champs , comme à la ville ,
De la plus grande utilité.
C'est par dehors , je t'en préviens , lecteur ,
Qu'il faut me voir , si le noir te fait peur.
Un mot encore : en certaine saison
Je suis presque toujours d'un très- fréquent usage ;
Aussi voit - on chacun m'accorder l'avantage
D'occuper une place au moins dans sa maison .
LOGOGRIPHE
NEUF lettres , cher lecteur , composent ma structure ;
J'ai de l'art, ma façon ; l'être , de la nature :
Mes trois premières sont une préposition ,
Que présente aisément un peu de réflexion ;
Mes six dernières sont ce que souvent on passe :
Pauvres , commne opulens , parcourent mon espace.
A mon tout donne-t- on quelques mots de valeur ?
Je suis une richesse , et constate un seigneur.
CHARADE.
LE hardi nautonnier jamais ne s'épouvante
A l'aspect du danger qu'il voit dans mon entier
S'il va voguer au loin sur la vague écumante ,
Ce n'est que dans l'espoir d'acquérir mon premier.
La coquette avec soin déguise mon dernier.
Par un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Epingle.
Ce ui du Logogriphe est Miel , où l'on trouve lime.
Celui de la Charade est Pó-Tage.
1
JUIN 1807: 437
Le Paradis Perdu , de Milton , traduction nouvelle ; par
Jacques - Barthelemy Salgues , ancien professeur d'éloquence.
Un gros vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 7 par la poste .
A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gît-le-Coeur ,
et chez le Normant.
n° 4 ;
Si cette traduction avoit été seulement médiocre , je me
serois fait un plaisir de lui donner tous les éloges que l'impartialité
la plus indulgente m'auroit permis de lui accorder. Je
ne dois rien à son auteur ; j'ai , au contraire , à me plaindre
de lui et c'est pour cela même que je voudrois qu'il eût à se
louer de moi . Je lui rendrois justice avec plus de satisfaction
qu'à tout autre , par la seule raison qu'il a manqué de justice à
mon égard. C'est enfin parce que , dans son Courrier des Spectacles
, il s'est montré fort impoli envers moi , que je saisirois
avec empressement l'occasion de me montrer généreux envers
lui.
J'attendrai donc que cette occasion se présente. Pour cette
fois , l'ouvrage qu'il publie est tellement mauvais , c'est- à -dire ,
tellement chargé de mots déplacés , d'expressions impropres ,
de constructions lourdes , de phrases incorrectes , de contresens
, en un mot de bévues de toute espèce , que je ne puis
le louer. Voilà ce que je vais prouver ; et d'une manière si évidente
, que les lecteurs , M. Salgues seul excepté , seront pleinement
convaincus que la vérité seule a pu me faire parler
ainsi . Je commence par examiner la préface :
« Gette traduction , dit M. Salgues , est le fruit de quelques
» mois de loisir que me procurèrent les partisans de la liberté ,
» dans un temps où , pour me la faire aimer davantage , ils
jugèrent à propos de me priver de la mienne..... J'en tra-
» duisis une partie , et l'oubliai ensuite. Une nouvelle pros-
» cription me rendit de nouveaux loisirs , et je revins au
» Paradis Perdu. »
>>
Que cet auteur est heureux ! C'est dans les temps de proscription
qu'il a du loisir, et qu'il travaille à des ouvrages de
son choix. Aussi ces temps déplorables , qui pesèrent sur la
France comme un siècle entier de calamités , ne lui ont point
laissé de souvenirs pénibles. Il en parle sans indignation , et , s'il
le pouvoit , il en parleroit avec esprit. Les partisans de la
liberté , pour la lui faire aimer davantage , jugèrent à propos
de le priver de la sienne . Ce n'est pas dans un article fait à la
3
432 MERCURE DE FRANCE ;
bavarois dans une situation critique . Il perdit 150 hommes
qui furent faits prisonniers , et dut battre en retraite , qu'il
fit cependant en ordre. L'ennemi reprit le village de Cauth .
A onze heures du matin , le général Dumuy , qui étoit
sorti de Breslau à la tête d'un millier de Français , dragons ,
chasseurs et hussards à pied , qui avoient été envoyés en
Silésie pour être montés , et dont une partie l'étoit déjà
attaqua l'ennemi en queue. 150 husards à pied enlevèrent le
village de Cauth à la baïonnette , firent 100 prisonniers , et
reprirent tous les Bavarois qui avoient été faits prisonniers.
L'ennemi pour rentrer avec plus de facilité dans Glatz ,
s'étoit séparé en deux colonnes. Le général Lefebvre , qui étoit
parti de Schweidnitz le 15 , tomba sur une de ces colonnes ,
lui tua 100 hommes, et lui fit 400 prisonniers, parmi lesquels
30 officiers . Un régiment de lanciers polonais , arrivé la veille
à Frankenstein , et dont le prince Jérôme avoit envoyé un
détachement au général Lefebvre , s'est distingué.
La seconde colonne de l'ennemi avoit cherché à gagner
Glatz par Silberberg ; le lieutenant-colonel Ducoudrais ,
aide-de-camp du prince , la rencontra et la mit en déroute .
Ainsi cette colonne de 3 à 4,000 hommes , qui étoit sortie de
Glatz , ne put y rentrer. Elle a été toute entière prise , tuée ou
éparpillée.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MAI.
DU SAM. 23. - C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 74f 6oc.756 8oc 756
Soc 70c ooc ooc eoc ooc ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooC
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 , 72f. ouf 100 0oC ooc
Act. de la Banque de Fr. 1237f 50c . 000uf. 000of oec ooc.
DU LUNDI 25. - C pour 0/0 c. J. du 23 mars 1807 , 74f 80c goc 95c 802
Joc 95c 75f ooc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
Idem. Juiss. du 22 sept . 1807 , oof ooc . onc . noc ooc
Aut. de anque de Fr. 1242f 5oc oooof. ooc . oo of er
DU MAN 26. C p. o;o c. J. du 22 mars 1807 , 74f Soc 85c 75c85e
Soc one ooc. ooc ooc ooc ooc . oof ooc ooc coc ooc onf oof ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept. 1807 , 722f 25c or
Act. de la Banque de Fr. 1246f 25c c 00pof ou
DU MERCREDI 27.--Cp. 0/0 c. J. du 4.
J
nc ooc. OOC OCC
mars 18 , 74f 800 70c Svc goc
85c 7 f ooc occ . ooc oof ooc o c . ooc of ooc . ou..
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 72f 250. 000. 00c ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof ooooc occ ocoof oof
-
DU JEUDI 28. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 : 75 15c 20c 15c 10c 15€
20C 00C OỤC VOC OÚC OOC OOC OEC OỤC O° C 0oc oɛe doc ooc ooc ooc OOC
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , 72f 50c ooc oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. oocof. occ ouoof ovo f. oooof
DU VENDREDI 29. -C p . 0/0 c . J. du 22 rs207 , 75f 75f 10c , 75f
75f 5c 75f ooc ooc coc oof oof ooc ooc oof coc ooc ooc ooc oof ooc Ove
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , oof ooc oof. one coc coc
Act. de la Banque de Fr. 12 of one ocouſeouaf
DE
,
(No. CCCVII. )
( SAMEDI 6 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
0
ELÉGIE
A MADAME DE P ***
Au sujet de l'Ode à M. de Buffon.
1
vous , dont la douleur augmente encor les charmes ,
Vous voulez que mes vers , complices de vos larmes ,
Réveillent par leur chant , aux plaintes consacré,
Les blessures d'un coeur déjà trop déchiré !
Apollon obéit quand les Graces demandent :
Vous avez leurs attraits , vos prières commandent.
Sans cesse offrant vos pleurs à des mânes trop chers
Vous croyez , dites-vous , les rendres moins amers ,
Les épuiser peut-être .... Erreur d'une ame tendre!
Ah, l'Amour se nourrit des pleurs qu'il fait répandre !
Le Temps , et non des pleurs versés sur un tombeau ,
Peut , seul , du chaste Amour refroidir le flambeau ;
Le Temps peut affoiblir , par de lentes atteintes ,
Ces feux dont vous brûlez pour des cen tres éteintes;
Le Temps.... Mais vous craignez son utile secours;
Votre coeur veut aimer, et soupirer toujour .
Heureux cent fois l'objet d'une douleur si tendre !
Vous soupirez son nom ; vous pleurez sur sa cendre ;
E e
434
MERCURE DE FRANCE ,
Il revit dans vos pleurs ! Ah , son sort est si doux,
Que , même dans la tombe , il fera des jaloux !
Le jour , l'ombre , les bois , Philomèle éplorée ,
Tout rappelle à vos sens son image adorée ,
Tout le rend à vos yeux.... et rien à votre coeur !
Il seroit sans plaisir , s'il étoît sans douleur .
Ces vers , où de Buffon
j'ai peint
la tendre
épouse
Arrachant
ce qu'el'e
aime à la Parque
jalouse
,
Et du fatal ciseau
désarmant
le courroux
Par ce cri de l'amour
qui sauva
son époux
,
Ces vers vous ont émue
! Et votre
ame plaintive
,
D'un
sein baigné
de pleurs
tout-à-coup fugitive
,
S'efforça
de voler
jusques
aux sombres
bords
,
Et de rejoindre
enfin
votre
époux
chez les morts.
Ah , lui-même , tremblant aux pieds du noir monarque,
S'empressa d'arrêter l'impitoyable Parque !
" Ne meurs point , cria-t - il d'une touchante voix :
>> Je croirois expirer une seconde fois ! »
D'un époux adoré tel est l'ordre suprême .
Hélas , ce n'est qu'en vous qu'il respire , qu'il s'aime !
Calmez donc de vos sens l'ardente émotion ;
Chérissez de vos feux la douce illusion :
Nos biens sont des erreurs que le sommeil prolonge
Et le plus tendre amour n'est qu'un aimable songe.
Qu'un songe vous transporte aux rives du Léthé :
Sous de rians berceaux , près d'un myrthe arrêté ,
Voyez- y votre époux soupirer sa tendresse ,
De ses cruels ennuis flatteuse enchanteresse :
Aux bords du Léthé même , il trace avec des fleurs
Votre nom.... qu'il achève en l'arrosant de pleurs !
L'Amour , de vos regrets lui présente l'hommage ;
Votre époux se console à cette douce image .
Ainsi le Dieu charmant , dont vous êtes l'appui ,
Vous permet de gémir , mais en vivant pour lui.
Oui , conservez des jours que vous devez aux Graces ;
Consolez vos douleurs en plaignant mes disgraces :
La tombe a renfermé votre plus doux trésor ;
Moi , je pleure une amante , hélas , qui vit encor !
Du moins, en embrassant la tombe la plus chère ,
Votre douleur vous plaît ; et la mienne est amère !
Je vois toujours Fanni , d'une perfide main ,
JUIN 1807 . 435
Plonger , en souriant , un poignard dans mon sein.
Et j'atteste les Dieux , et l'Amour , et vous- même ,
Que de voir au cercueil descendre ce qu'on aime ,
Est , pour un tendre coeur , cent fois moins douloureux
Que de se voir trahir par l'objet de ses feux !
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
EXORDE
D'UN ESSAI EN VERS SUR L'HISTOIRE.
UN Grec ingénieux , qui , dans ses Dialogues , ( 1)
Entremêle souvent de piquans apologues ,
Rapporte que Caron, ce nocher des Enfers ,
Que la Fable a cent fois célébré dans ses vers,
Quittant du noir séjour l'obscurité profonde ,
Voulût voir la lumière , et visiter le monde.
Là, rencontrant le Dieu qui , conducteur des morts ,
Des champs de la clarté voyage aux sombres bords ,
Il rend grace au hasard qui tous deux les rassemble ;
Et, par cette amitié qui les unit ensemble ,
Lui demande son aide en ce nouveau pays,
Où tout surprend ses yeux par le jour éblouis.
Tout est facile aux Dieux : le Dieu du caducée ,
D'une pile de monts par degrés enlassée ,
A la voûte des cieux égalant la hauteur ,
Place sur le sommet le nouveau voyageur .
C'est de là qu'à ses yeux il découvre la terre,
Théâtre que souvent ensanglante la guerre ,
Les Etats , les cités , les peuples et les rois ,
Les travaux des humains , et leurs moeurs et leurs lois .
Instruit par ce tableau , Caron , malgré son âge,
Ne se repentit pas d'un pénible voyage ,
Ni d'avoir, curieux de tant d'objets nouveaux ,
Délaissé pour un temps sa barque et ses travaux.
De ce récit menteur la fiction savante
Est pour nous de l'histoire une image vivante.
Comme dans une optique embrassant l'univers ,
Elle offre à nos regards les empires divers ,
Leurs guerres , leurs traités, remonte à leur na'ssance,
Les suit dans leurs progrès et dans leur décadence ;
(1 ) Lucien.
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ;
Peint des hommes fameux les visages , les traits ,
Et le fond de leurs coeurs , et leurs conseils secrets ;
Et , passant d'acte en acte à la scène dernière ,
Expose du passé la pièce tout entière.
M. DESAINTANGE.
ENIGME.
A DEVINER je dois être facile ,
Car , dans l'exacte vérité ,
Je fus toujours , aux champs , comme à la ville ,
De la plus grande utilité.
C'est par dehors , je t'en préviens , lecteur ,
Qu'il faut me voir , si le noir te fait peur.
Un mot encore en certaine saison
Je suis presque toujours d'un très-fréquent usage ;
Aussi voit-on chacun m'accorder l'avantage
D'occuper une place au moins dans sa maison .
LOGOGRIPHE
NEUF lettres , cher lecteur , composent ma structure ;
J'ai de l'art, ma façon ; l'être , de la nature :
Mes trois premières sont une préposition ,
Que présente aisément un peu de réflexion ;
Mes six dernières sont ce que souvent on passe :
Pauvres , comme opulens , parcourent mon espace.
A mon tout donne- t-on quelques mots de valeur ?
Je suis une richesse , et constate un seigneur. <
CHARADE.
Le hardi nautonnier jamais ne s'épouvante
A l'aspect du danger qu'il voit dans mon entier ;
S'il va voguer au loin sur la vague écumante ,
Ce n'est que dans l'espoir d'acquérir mon premier ,
La coquette avec soin déguise mon dernier.
Par un Abonné.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Epingle.
Ce ui du Logogriphe est Miel , où l'on trouve lime .
Celui de la Charade est Pó-Tage.
JUIN 1807: 437
Le Paradis Perdu , de Milton , traduction nouvelle ; par
Jacques - Barthelemy Salgues , ancien professeur d'éloquence.
Un gros vol . in-8° . Prix : 5 fr. , et 7 par la poste .
A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gît- le- Coeur ,
n° 4 ; et chez le Normant.
Si cette traduction avoit été seulement médiocre , je me
serois fait un plaisir de lui donner tous les éloges que l'impartialité
la plus indulgente m'auroit permis de lui accorder. Je
ne dois rien à son auteur ; j'ai , au contraire , à me plaindre
de lui et c'est pour cela même que je voudrois qu'il eût à se
louer de moi. Je lui rendrois justice avec plus de satisfaction
qu'à tout autre , par la seule raison qu'il a manqué de justice à
mon égard. C'est enfin parce que , dans son Courrier des Spectacles
, il s'est montré fort impoli envers moi , que je saisirois
avec empressement l'occasion de me montrer généreux envers
lui.
J'attendrai donc que cette occasion se présente. Pour cette
fois , l'ouvrage qu'il public est tellement mauvais , c'est - à- dire ,
tellement chargé de mots déplacés , d'expressions impropres ,
de constructions lourdes , de phrases incorrectes , de contreun
mot de bévues de toute espèce , que je ne puis
le louer. Voilà ce que je vais prouver ; et d'une manière si évidente
, que les lecteurs , M. Salgues seul excepté , seront pleinement
convaincus que la vérité seule a pu me faire parler
ainsi . Je commence par examiner la préface :
sens , en
« Gette traduction , dit M. Salgues , est le fruit de quelques
» mois de loisir que me procurèrent les partisans de la liberté ,
» dans un temps où , pour me la faire aimer davantage , ils
jugèrent à propos de me priver de la mienne ..... J'en tra-
» duisis une partie , et l'oubliai ensuite . Une nouvelle pros-
» cription me rendit de nouveaux loisirs , et je revins au
» Paradis Perdu. »
>>
Que cet auteur est heureux ! C'est dans les temps de proscription
qu'il a du loisir , et qu'il travaille à des ouvrages de
son choix . Aussi ces temps déplorables , qui pesèrent sur la
France comme un siècle entier de calamités, ne lui ont point
laissé de souvenirs pénibles. Il en parle sans indignation , et , s'il
le pouvoit , il en parleroit avec esprit. Les partisans de la
liberté , pour la lui faire aimer davantage , jugèrent à propos
de le priver de la sienne . Ce n'est pas dans un article fait à la
3
438
MERCURE DE FRANCE ,
hâte pour son Courrier des Spectacles , qu'il laisse échapper
cette plaisanterie , c'est dans un ouvrage grave , et à propos
d'un poëne sérieux s'il en fut jamais. Certes , ce n'est pas sur
ce ton que M. Anquetil parloit de ces mêmes temps , dans
la préfice de son Histoire Universelle ; M. Anquetil , dont
il vénère tant la mémoire , qu'il la défend contre ceux
qui ne Pattaquent pas . Dieu nous préserve des loisirs de
M. Salgues ! Mais s'il en retrouvoit par malheur encore , plutôt
que de composer de nouveaux livres , qu'il relise cette préface.
Je me garderai bien de lui en citer aucun passage ; je craindrois
d'être accusé , et par lui -même ( car il ne censure pas seulement
; lorsqu'il s'en mêle , il accuse ) , je craindrois , dis-je ,
d'être accusé de ne chercher qu'à rappeler des souvenirs désastreux
. Mais qu'il la relise : il y apprendra à s'exprimer , sinon
avec goût et avec correction , du moins avec quelque respect
pour les convenances .
Cet ouvrage est donc le fruit de quelques mois de loisir.
Mais comment un journaliste , un critique de profession ose-t-il
avouer qu'il a voulu faire , en quelques mois , une traduction
...de
de Milton ? M. Salgues ne sait-il pas , n'a-t-il jamais eu l'occasion
de dire qu'on ne peut
faire en si peu de temps un bon
ouvrage de quelqu'étendue ? Qu'un jeune homme essaie de le
faire , et qu'il s'en vante , cela se conçoit : il a pour excuse son
inexpérience , et le mauvais succès de son livre lui servira
bientôt de leçon. Mais qu'un homme d'un âge mûr , et qui ,
à force de chutes , devroit avoir appris à se conduire , en fasse
autant et le dise , cela ne se conçoit pas. Quand un tel homme
a l'étourderie ( ce mot ne plaît pas à M. Salgues , mais c'est le
mot propre ) , quand il a , dis-je , l'étourderie de tenter de
pareilles entreprises , il ne devroit pas avoir celle de l'avouer .
Et puisque M. Salgues , autrefois professeur d'éloquence ,
maintenant professeur de théâtres , et toujours se mêlant de
littérature , s'avise quelquefois de donner des leçons aux jeunes
auteurs , il ne devroit pas leur donner de si mauvais exemples.
Ensuite , comment se fait-il que cet ouvrage , fruit de
quelques, mois de loisir, dans un temps de proscription ,
ait été continué lorsqu'une nouvelle proscription procura ά
M. Salgues denouveaux loisirs ? Dans la langue de cet auteur,
ce qui est fait n'est donc pas terminé.
Il nous apprend , dans la suite de sa préface , que cette traduction
, qu'il a faile dans un temps et reprise dans un autre ,
fut enfin par lui achevée , je ne sais quand , pour plaire à
M. Legouvé , qui vouloit en lire quelques morceaux dans
son cours depoésie latine, qu'il continue avec tant de succès
au College de France. Il a même la modestie d'ajouter qu'il
JUIN 1807 . 439
lui offrit son manuscrit pour ce qu'il valoit. Et je conclus
de là qu'il le lui donna pour rien , si tant est que ce ne soit
quelque chose que de plaire à M. Legouvé.
pas
Ce que je viens de citer est le début de la préface , et c'est
ce qu'on y trouve de plus raisonnable. Ab uno disce omnes.
Je l'ai rapporté , pour prouver que si je ne songeois qu'à relever
des absurdités , je n'aurois pas besoin de choisir les pages. Mais
il faut se borner ; et d'ailleurs , même en relevant des absurdités
, il faut se proposer quelqu'objet utile. Je vais donc choisir
dans cette préface ; et , pour être plus court , je ne m'arrêterai
qu'aux bévues qui concernent , ou des principes de goût qu'il
ne convient pas d'abandonner aux mauvais critiques , ou des
objets plus importans qu'il ne faut pas laisser insulter par les
mauvais auteurs. Ainsi , tant qu'il ne s'agira que de lui ,
je laisserai M. Salgues déraisonner à son aise ; mais lorsqu'il
s'agira des principes du goût , je les soutiendrai ; et lorsqu'il
fera des notes impies , alors , c'est alors sur-tout que je me
croirai en droit et obligé de crier : Fænum habet in cornu ;
c'est un pauvre écrivain.
J'oublierai donc qu'après avoir parlé de la traduction de
M. Dupré de Saint - Maur , qui , élégante et correcte , lui
paroissoit trop peu fidelle , et de celle de Racine , qui trèsfidelle
, lui sembloit trop peu élégante , M. Salgues insinue
modestement que la sienne sera tout à- la-fois élégante et
fidelle; c'est-à -dire , en d'autres termes , qu'elle sera le chefd'oeuvre
des traductions. Je ne dirai même rien d'un passage
assez curieux , où M. Salgues déclare qu'il n'eut jamais un
grand amour pour la célébrité littéraire , quoique je dusse
peut-être l'avertir , en passant , que cet amour , grand ou
petit , ne lui convient pas , et qu'il feroit mieux de n'en avoir
d'aucune sorte.
Mais je ne puis m'empêcher de développer quelques- uns
de ses principes sur l'art de traduire. Pour s'excuser d'avoir
fait une nouvelle traduction de Milton , après celle qu'en a
donnée le premier de nos poètes vivans , il nous avertit d'abord
que sa prose n'a rien de commun avec les vers de M. Delille .
Et cela est si vrai , qu'il est ridicule de nous en avoir avertis. Ce
qui est plus ridicule , c'est d'avoir sérieusement entrepris de le
prouver ; et ce qui l'est bien plus encore , c'est la manière
dont il le prouve : « Ce qui me rassure , dit-il , c'est que les
» traductions en prose et les traductions en vers sont préci-
» sément d'un genre très- différent . ( Précisément est de trop ,
» et il n'y a pas de précision à avoir ajouté ce mot. ) Le poète ,
» continue-t-il , plus libre , plus riche , a pour objet prin-
» cipal de plaire; il imite plus qu'il ne traduit. Le prosateur,
4
1440 MERCURE
DE FRANCE
,
*
f
t
» plus humble , plus asservi , a pour objet principal d'ins
» truire. Le pote.... n'obeit qu'à l'esprit qui vivifie ; lẹ
» prosateur est esclave de la lettre qui tue. »
Il se oit difficile de réunir en si peu de lignes un plus grand
nombre d'expressions discordantes et de faux principes Le
prosateur est plus humble que le poète , qui est plus riche. Le
premier est plus asservi que le second , qui est plus libre ! Si
cela veut dire que l'esclave est plus esclave que l'homme libre ,
cela est aussi trop clair ; et si cela veut dire autre chose , ce
1 n'est que du galimatias. Mais où nous conduiront tous ces
; mots , si étonnés d'être ensemble ? Quel est le but de ces absurdités
? Le voici : leur but est de prouver cette autre absurdité
, non moins grande , que le poète a pour objet principal
de plaire, et que le prosateur qui traduit un poète , n'a pour
objet que d'instruire . Belle conclusion , et digne de l'exorde !
Que M. Salgues parle pour lui , et qu'il n'applique qu'à lui
ses raisonnemens. Pour nous , nous croirons toujours que lorsqu'il
s'agit de traduire un ouvrage dont l'objet est de plaire ,
il faut plaire aussi , ou ne pas s'en mêler.
Mais le prosateur est esclave de la lettre qui tue , et le poète
n'obéit qu'à l'esprit qui vivifie ! Que cela est froid ! et que
les paroles de l'Evangile sont ici employées mal à propos !
Ensuite , que cela est faux ! Laissons , pour cette fois , M. Salgues
profaner à son gré un passage de l'Ecriture ; et contentonsnous
de prouver que si les mots qu'il emploie ont ici un sens ,
ce ne peut être qu'un sens entièrement faux.
Si j'en crois ces mots , il est impossible de faire en prose une
traduction qui vive , c'est-à- dire , qui se fasse lire : car son
auteur est esclave de la lettre qui tue. Mais cela est trop évidemment
faux ; et tout absurde qu'est M. Salgues , on ne peut
supposer qu'il l'ait voulu dire. Qu'est- ce donc , selon lui , que
la lettre ? Si ce sont les pensées de l'autenr , telles que celui- ci
les expose , c'est- à - dire , avec les expressions simples ou brillantes
dont il les a revêtues , il est certain qu'un traducteur
doit non-seulement rendre ces pensées , et autant qu'il peut
ces expressions , mais que même il doit , autant qu'il peut ,
leur conserver le même ordre que l'auteur a jugé à propos de
leur donner. Et , dans ce sens , la lettre doit tuer un traducteur
tel que M. Salgues ; mais ce n'est point parce qu'il lui obéit
trop servilement , c'est , au contraire , parce qu'il s'est donné
beaucoup trop de libertés avec elle . Et , dans ce même sens ,
pourquoi un poète seroit-il plus libre que ce qu'il appelle
un prosateur? Comment se feroit- il que celui qui s'est annoncé
pour traduire , pût ensuite se contenter d'imiter ? Cela seroit
absurde. Donc , dans ce sens , les mots de M. Salgues ne présentent
encore qu'un sens faux ,
JUIN 1807. 4401
Rétablissons les vrais principes . Une traduction ne doit
jamais être littérale ; car si elle l'étoit , elle ne seroit plus une
traduction : c'est - à- dire , qu'elle ne pourroit rendre les principales
beautés d'un grand écrivain , celles qui tiennent à son
style , et elle lui prêteroit infailliblement des défauts qu'il n'a
pas . Mais , sans être littéral , on peut être fidèle , c'est -à -dire ,
exprimer avec exactitude les pensées de l'original , et même se
rapprocher , jusqu'à un certain point , de son style. Et voilà ce
qu'on exige de tout auteur qui fait une traduction , tant de
celui qui la fait en vers que de celui qui la fait en prose : il n'y
a que cela qui donne du prix à leur ouvrage. Comme la fidé
lité est le premier devoir de l'un et de l'autre , elle est aussi
leur premier mérite. Leur traduction doit être un portrait
celui- ci le fait au crayon , celui -là emploie toutes les couleurs
de la nature ; mais l'un et l'autre doivent copier la figure et
la physionomie de leur modèle. Il ne suffit pas qu'un portrait
soit bien peint ou bien dessiné ; ce qu'on exige avant tout ,
c'est qu'il ressemble.
Il est cependant quelques occasions où l'on permet aux
poètes , non pas de s'écarter de leur modèle , mais de l'oublier
un instant. Il peut se faire que dans un anteur tel qu'Homère
ou Milton , il se rencontre des détails tellement ignobles ( au
moins selon notre goût moderne ) , qu'il soit absolument impossible
de les traduire en beaux vers. Que faire en des occasions
pareilles ? Permettra- t- on aux poètes de faire de mauvais
vers ? Horace et le goût le leur défendent : Mediocribus esse
poetis non homines ..... concessere. On leur permet alors de
négliger ces détails , et c'est encore Horace qui le leur conseille
: Et que desperat tractata nitescere posse relinquit.
Mais cette liberté que l'on accorde aux traducteurs en vers ,
est , comme on voit , bien limitée , et ils ne peuvent en jouir
que bien rarement. Ces occasions exceptées , ils sont plus gênés
dans leur marche , et bien plus asservis que les traducteurs en
prose. Car ils sont , comme ceux -ci , les esclaves de l'original
et des règles de leur langue , et de plus , ils le sont encore de
la rime et de la mesure du vers. Ajoutons que les poètes , tout
chargés qu'ils sont d'entraves , doivent se rapprocher encore
plus près de leur modèle par le choix des termes , par l'éclat
des images , par l'harmonie du style.
Si ces principes sont vrais , et je crois qu'ils le sont , ceux
de M. Salgues ne le sont pas. Faut-il maintenant lui citer
des exemples ? Je lui prouverai bientôt que la traduction
de M. Delille , toute brillante qu'elle est , est plus fidelie ,
et , s'il est permis d'employer cette expression , plus littérale
que la sienne . J'en demande pardon aux lecteurs , mais je me
442
MERCURE DE FRANCE;
7
: ا
trouve réduit à démontrer cette vérité , pour l'instruction
des jeunes poètes , que les absurdités de M. Salgues pourroient
induire en erreur. Il est bon d'opposer à de mauvaises
leçons de grands exemples. Du reste , je sens très- bien qu'en
toute autre occasion , il ne faudroit pas rapprocher deux noms
aussi disparates que ceux de M. Delille et de M. Salgues , ni
comparer des choses aussi différentes que de beaux vers et de
la mauvaise prose. Mais auparavant continuons d'examiner
celte préface.
....
On a vu comment M. Salgues établit ses absurdités , voici
comment il réfute celles des autres . « Les principes , dit-il ,
» de l'art de traduire...... sont encore variables pour beaucoup
» de personnes. Les unes exigent une fidélité rigoureuse et
>> presque servile : elles prétendent que l'on doit retrouver
» dans la copie la physionomie distincte et nationale de
» l'original , qu'il n'est permis d'en altérer aucun trait , et
» qu'il vaut mieux encore manquer aux règles de la langue
» qu'à la fidélité de l'expression . Ce système a souvent égaré
>> beaucoup de traducteurs estimables... Je n'ai pas cru
» devoir l'adopter. » Que veut - il faire entendre ? Il y a
deux principes dans ce système. Quel est celui qu'il n'adopte
pas ? Si c'est celui qui dit qu'il faut conserver dans la copie
la physionomie de l'original , il a tort : c'est le devoir de
tout traducteur. Et si c'est celui qui permet , en certains cas ,
de violer les règles de la langue , il a tort encore de le réfuter
aussi foiblement. Ce n'est point par son autorité seule , c'est par
celle de Boileau , c'est par ces vers fameux qu'il faudroit sans
cesse répéter à tous ceux qui font des livres ou des traductions
:
Sans la langue , en un mot , l'auteur le plus divin ,
Est toujours , quoiqu'il fasse , un méchant écrivain .
c'est par cet arrêt terrible qu'il falloit terrasser les
qui ont pu avancer un principe aussi faux.
personnes
M. Salgues n'adopte pas ce système ; car , ajoute - t - il ( la
preuve est curieuse ) , si on est tenu de respecter la physiono
mie d'un étranger , il me semble qu'on n'est pas obligé à
dénaturer la sienne propre. Il lui semble ! M. Salgues n'est
pas bien sûr qu'un traducteur doive respecter la langue dans
laquelle il écrit : c'est une opinion qu'il avance et qu'il abandonne
au jugement de ceux qui le liront. Quelle critique ,
que celle de cet auteur ! Qu'il soutienne une erreur , qu'il
défende une vérité , il a toujours tort ; et il fait si bien , qu'en
appuyant une vérité , il est toujours plus ridicule que lorsqu'il
avance une erreur.
JUIN 1807. 443
Quant à moi, me semble , après avoir lu sa traduction ,
que M. Salgues auroit dû respecter un peu plus la physiono
mie de Milton , quand il auroit dû pour cela dénaturer la
sienne propre, parce qu'il me semble qu'il n'y auroit rien
perdu. Ce qu'il me semble encore , c'est que M. Salgues a
quelque intérêt de ménager l'erreur qu'il veut avoir l'air de
combattre. Il la réfute par son autorité ; mais il l'appuie par
ses exemples ; et heureusement ses exemples ne sont pas plus
imposans que son autorité.
J'ai parlé de ses prétentions , j'ai exposé quelques- uns de
ses principes , je vais donner une idée de sa méthode . On a vu
qu'il veut être tout à la fois élégant et fidèle ; voici ce qu'il
a fait , pour arriver à ce but. Pour être élégant , ( c'est lui qui
le dit ) il a conservé des images fortes et hardies qu'il sembloit
difficile de concilier avec le goût délicat de notre
langue. Mais pour être fidèle , il a relevé par le choix des
mots et le nombre de la phrase les passages les plus negligés
dans l'original ; il a cherché à rendre supportable les
images basses et les idées puériles qu'on a justement reprochées
à Milton , etc. Ainsi Milton se trouve habillé , pretintaillé
, fardé à la manière de M. Salgues , et ( ce qui est
difficile à concilier ) c'est toujours le Milton anglais.
:
Venons maintenant aux exemples de sa manière de traduire
c'est lui qui va les choisir . Parmi les images basses
et les idées puériles qu'il croit avoir ennoblies , il cite avec
complaisance dans sa préface la metamorphose des esprits
infernaux en pygmées , et celle de Satan en crapaud et en
cormoran ! « J'ai cru , dit- il , que , dans ce cas , je pouvois ,
>> sans manquer à la fidélité , avoir recours aux périphrases et à
>> tous les ménagemens de la langue . » Ce cas , c'est-à- dire ,
ces trois cas sont donc ceux où M. Salgues croit avoir le mieux
réussi ; et puisqu'il les donne comme une preuve du talent
avec lequel il sait employer les ménagemens de la langue , je
puis , sans qu'il ait aucun motif de se plaindre , les donner
moi-même comme une preuve de son peu de goût. J'ai trouvé
que , dans sa traduction , les démons au lieu de se métamorphoser
en nains ( c'est la véritable expression du poète ) se
réduisent aux plus humbles proportions , et que Satan au lieu
de se changer successivement en crapaud et en cormoran , s'y
change en un reptile odieux et en un corbeau des mers .
C'est dommage en vérité qu'un crapaud ne soit pas un
reptile et qu'un corbeau des mers , soit un peu moins noble
qu'un cormoran.
Il me semble aussi que M. Delille , sans employer aucun
ménagement de la langue , a rendu d'une manière assez
442 MERCURE
DE FRANCE
;
-9
trouve réduit à démontrer cette vérité , pour l'instruction
des jeunes poètes , que les absurdités de M. Salgues pourroient
induire en erreur. Il est bon d'opposer à de mauvaises
leçons de grands exemples. Du reste , je sens très- bien qu'en
toute autre occasion , il ne faudroit pas rapprocher deux noms
aussi disparates que ceux de M. Delille et de M. Salgues , ni
comparer des choses aussi différentes que de beaux vers et de
la mauvaise prose. Mais auparavant continuons d'examiner
celte préface.
On a vu comment M. Salgues établit ses absurdités , voici
comment il réfute celles des autres. « Les principes , dit-il ,
» de l'art de traduire...... sont encore variables pour beaucoup
» de personnes. Les unes exigent une fidélité rigoureuse et
>> presque servile : elles prétendent que l'on doit retrouver
» dans la copie la physionomie distincte et nationale de
» l'original , qu'il n'est permis d'en altérer aucun trait , et
» qu'il vaut mieux encore manquer aux règles de la langue
» qu'à la fidélité de l'expression. Ce système a souvent égaré
>> beaucoup de traducteurs estimables ..... Je n'ai pas cru
» devoir l'adopter. » Que veut - il faire entendre ? Il y a
deux principes dans ce système. Quel est celui qu'il n'adopte
pas?? Si c'est celui qui dit qu'il faut conserver dans la copie
la physionomie de l'original , il a tort : c'est le devoir de
tout traducteur. Et si c'est celui qui permet , en certains cas ,
de violer les règles de la langue , il a tort encore de le réfuter
aussi foiblement . Ce n'est point par son autorité seule , c'est par
celle de Boileau , c'est par ces vers fameux qu'il faudroit sans
cesse répéter à tous ceux qui font des livres ou des traductions
:
Sans la langue , en un mot , l'auteur le plus divin ,
Est toujours , quoiqu'il fasse , un méchant écrivain .
c'est par cet arrêt terrible qu'il falloit terrasser les personnes
qui ont pu avancer un principe aussi faux.
M. Salgues n'adopte pas ce système ; car , ajoute-t - il ( la
preuve est curieuse ) , si on est tenu de respecter la physiono
mie d'un étranger, il me semble qu'on n'est pas obligé à
dénaturer la sienne propre. Il lui semble ! M. Salgues n'est
pas bien sûr qu'un traducteur doive respecter la langue dans
laquelle il écrit : c'est une opinion qu'il avance et qu'il abandonne
au jugement de ceux qui le liront . Quelle critique ,
que celle de cet auteur ! Qu'il soutienne une erreur , qu'il
défende une vérité , il a toujours tort ; et il fait si bien , qu'en
appuyant une vérité , il est toujours plus ridicule que lorsqu'il
avance une erreur.
JUIN 1807. 443
Quant à moi, me semble , après avoir la sa traduction ,
que M. Salgues auroit dû respecter un peu plus la physiono
mie de Milton , quand il auroit dû pour cela dénaturer la
sienne propre , parce qu'il me semble qu'il n'y auroit rien
perdu. Ce qu'il me semble encore , c'est que M. Salgues a
quelque intérêt de ménager l'erreur qu'il veut avoir l'air de
combattre. Il la réfute par son autorité ; mais il l'appuie par
ses exemples ; et heureusement ses exemples ne sont pas plus
imposans que son autorité .
J'ai parlé de ses prétentions , j'ai exposé quelques- uns de
ses principes , je vais donner une idée de sa méthode . On a vu
qu'il veut être tout à la fois élégant et fidèle ; voici ce qu'il
a fait , pour arriver à ce but. Pour être élégant , ( c'est lui qui
le dit ) il a conservé des images fortes et hardies qu'il sembloit
difficile de concilier avec le goût délicat de notre
langue. Mais pour être fidèle , il a relevé par le choix des
mots et le nombre de la phrase les passages les plus négligés
dans l'original ; il a cherché à rendre supportable les
images basses et les idées puériles qu'on a justement reprochées
à Milton , etc. Ainsi Milton se trouve habillé , pretintaillé
, fardé à la manière de M. Salgues , et ( ce qui est
difficile à concilier ) c'est toujours le Milton anglais.
:
Venons maintenant aux exemples de sa manière de traduire
c'est lui qui va les choisir. Parmi les images basses
et les idées puériles qu'il croit avoir ennoblies , il cite avec
complaisance dans sa préface la métamorphose des esprits
infernaux en pygmées , et celle de Satan en crapaud et en
cormoran ! « J'ai cru , dit- il , que , dans ce cas , je pouvois ,
» sans manquer à la fidélité , avoir recours aux périphrases et à
» tous les ménagemens de la langue. » Ce cas , c'est-à -dire ,
ces trois cas sont donc ceux où M. Salgues croit avoir le mieux
réussi ; et puisqu'il les donne comme une preuve du talent
avec lequel il sait employer les ménagemens de la langue , je
puis , sans qu'il ait aucun motif de se plaindre , les donner
moi-même comme une preuve de son peu de goût . J'ai trouvé
que , dans sa traduction , les démons au lieu de se métamorphoser
en nains ( c'est la véritable expression du poète ) se
réduisent auxplus humbles proportions , et que Satan au lieu
de se changer successivement en crapaud et en cormoran , s'y
change en un reptile odieux et en un corbeau des mers.
C'est dommage en vérité qu'un crapaud ne soit pas un
reptile et qu'un corbeau des mers , soit un peu moins noble
qu'un cormoran.
Il me semble aussi que M. Delille, sans employer aucun
ménagement de la langue , a rendu d'une manière assez
444 MERCURE DE FRANCE ,
noble la métamorphose des démons en nains. Tout-à -coup ,
dit-il :
Tout-à-coup , o prodige ! on donne le signal :
Et ce peuple géant de l'empire infernal ,
Que leur taille égaloit aux enfans de la terre ,
Pareils à d'humbles nains en un point se resserre .
Ces vers sont très-beaux , quoiqu'ils soient fidèles ; et il
me semble que M. Salgues , tout prosateur esclave qu'il est ,
auroit pu imiter en cette occassion la liberté que le poète a
prise de traduire fidèlement.
Mais un des morceaux que M. Salgues croit avoir le plus
noblement traduit est dans le cinquième chant ; c'est celui
dans lequel , après avoir dit qu'Adam et Eve invitèrent l'ange
Raphaël à partager avec eux les fruits , dont ils faisoient leur
repas , Milton ajoute : ils s'entretinrent quelque temps ,
sans craindre que le diner se refroidit :
A while discourse they hold ;
No fear lest dinner cool.
Ce dernier hémistiche est en effet difficile , pour ne pas dire
impossible à rendre d'une manière noble , et M. Delille a jugé
à propos de l'omettre. Mais M. Salgues , qui ( comme cela
arrive presque toujours ) a d'autant plus de confiance en son
talent qu'il devroit en avoir peu , s'est flatté de surmonter la
difficulté , et voici comment il a traduit : « Après quelques
» doux entretiens dont leur repas frugal n'avoit point à
» craindre les délais , etc. Je crois , ajoute - t - il dans sa pré-
» face , avoir rendu ce passage avec exactitude , et il me
» semble qu'il ne présente rien de choquant . » M. Salgues se
trompe : ces doux entretiens entre Adam et Eve d'un côté ,
et l'ange Raphaël de l'autre , sont d'un genre choquant , par
la raison même qu'ils veulent être d'un genre gracieux : entre
de pareils interlocuteurs il ne doit y avoir ni de petites conversations
, ni de doux propos. Quant au repas qui ne craint
pas les délais de ces entretiens , il n'est pas choquant non
plus , il n'est que trop apprêté. Je me souviens à cette occasion
que Mad. Necker , qui avoit aussi un goût fort délicat ,
sans l'avoir plus pur , vouloit bannir de la langue française le
mot de ch...gne, par lequel nous désignons ce qui fait la
pâture ordinaire des corbeaux de terre , et qu'elle proposoit
de le remplacer par celui de viandes délaissées. La périphrase
de M. Salgues a un air de famille avec celle-ci , et si elle étoit
française , je dirois qu'elle lui ressemble tout- à-fait ; mais on
JUIN 1807. 445
n'a jamais dit , même à Genève , qu'un diner ne craint pas
les délais des entretiens . On pourroit mettre ensemble les
viandes délaissées de Mad. Necker , et le corbeau , le crapaud
de M. Salgues ; et tout cela , dût- on y ajouter
Quelques- uns de ces dons , attributs de l'aisance , ( 1 )
ne formeroit qu'un méchant repas.
}
Il résulte des exemples que je viens de citer , que M. Salgues ,
lorsqu'il a voulu rendre certaines expressions de Milton supportables
, a prêté à ce poète , non pas du goût , mais son
goût , et qu'il n'a fait autre chose que réduire à ses humbles
proportions , à ses petites manières , à ses petits ménagemens ,
la stature gigantesque , les beautés fières , le ton quelquefois
rude et sauvage de son original . Ce qui en résulte encore , c'est
que Milton n'a rien gagné en changeant sa physionomie contre
celle de son traducteur.
Il seroit singulier qu'après avoir été si malheureux dans les
petites choses , M. Salgues eût mieux réussi dans les changemens
plus considérables qu'il s'est permis de faire au Paradis
Perdu, et qu'il eût véritablement fait quelque chose de mieux
que les autres traducteurs. C'est ce que je vais examiner , et ,
selon mon usage , je lui laisse le soin d'exposer ce qu'il a fait
de grand et de rare :
« Il me reste , dit-il , à expliquer maintenant pourquoi
» cette traduction offre treize chants , quand l'original n'en
» a que douze , pourquoi elle n'offre presque aucune note ,
» quand les autres en offrent tant ? » Voilà les questions ,
voici les réponses. Je les abrégerai , mais sans les changer , et ,
autant que je pourrai , j'en conserverai les expressions. La
première au moins paroîtra fort extraordinaire . #
t
Milton avoit d'abord partagé son poëme en onze chants.
Mais comme on lui fit observer que ceux de l'Iliade , de l'Odyssée
et de l'Enéide étoient en nombre pair , il divisa le
onzième en deux , afin de donner une preuve de son respect
pour l'antiquité. Millon fit bien ; mais ....... il pouvoit faire
mieux c'étoit de diviser encore son second chant en deux ,
et par conséquent de revenir au nombre impair en en faisant
treize . C'est ce mieux qu'a exécuté M. Salgues . Mais
pourquoi est- il mieux que les chants d'un poëme soient en
nombre impair? C'est que..... Numero Deus impare gaudet.
S'attendoit-on à cette réponse ?
:
(1) La poule au pot de M. Legouvé . Tragédie de la Mort d'Henri IV.
1
446 MERCURE DE FRANCE ,
1
Quelles pauvretés ! quelles niaiseries ! Et on les trouve
dans la préface d'un ouvrage tel que le Paradis perdu ! Et
l'auteur de cette préface s'érige en juge des autres auteurs ! Et
aussi mauvais critique que méchant écrivain , il se fait
encore le juge des autres critiques ! Cela ne se conçoit pas. Tout
accoutumé que je suis au style et aux raisonnemens de M. Salgues
, je suis si étonné moi- même d'avoir rencontré dans sa
préface une pareille absurdité , que je craius , en la rapportant
, de n'être pas cru . J'avertis donc qu'on la trouvera
page 16.
Pourquoi enfin M. Salgues n'a - t -il point fait de notes , ni cité,
comme les autres traducteurs, des passages de l'Ecriture ? Cest
lui encore qui fait cette question ; mais cette fois , ce sera moi
qui répondrai. Ma réponse est , qu'il a fait des notes , et que
s'il n'a pas cité l'Ecriture , il a voulu faire croire qu'il la citoit.
Prouvons encore cette absurdité : ce ne sera qu'une de plus.
»
Il y a plusieurs notes dans son poëme il y en a aux pages .
10 , 12 , 14 , 15 , 29 , etc. etc. Mais je n'en citerai qu'une
seule , qui se trouve au cinquième chant , et même je n'en
citerai que le commencement. La voici : « Le démon Asmodée
faisoit sa cour à Sara , et , dans sa jalousie , tuoit tous
» les maris qu'on lui donnoit , etc. » On voit d'abord pourquoi
j'ai rapporté cette phrase ; c'est qu'elle a tous les défauts,
qu'une mauvaise phrase peut avoir. Elle est de mauvais ton :
on ne dit point faire sa cour , à moins qu'on me la fasse à un
prince. Elle est impie , puisque son but est de tourner en ridicule
un passage de l'Ecriture. Elle contient une fausseté , etc.
Mais M. Salgues ne fait rien à demi . Après avoir ainsi falsifié
l'Ecriture : il cite les chapitres ( Tob. ch. VII et VIII ) ; il
sait que peu de gens auront le courage de vérifier sa citation ,
et que les jeunes gens sur- tout , plutôt que de lire les chapitres
VII et VIII du livre de Tobie , aimeront mieux en croire ce
qu'il en dit. Telle fut toujours la méthode de Voltaire , et
telle est encore celle de ses disciples . Devroit- on trouver parmi
eux des hommes comme M. Salgues ?
Il n'y a rien de pareil dans Tobie , ni même dans Milton. Le
démon Asmodée tuoit tous les maris de Sara : voilà ce que dit
l'Ecriture. Il les tuoit , parce qu'elle devoit , selon la loi ,
épouser Tobie , qui étoit son plus proche parent : voilà ce
qu'ajoutent les commentateurs. Milton dit , il est vrai , que
ce démon étoit enamour'd. Mais est- ce dans les poètes qu'un
homme comine M. Salgues devroit étudier l'Ecriture ? Et si
le mot de Milton , tout excusable qu'il peut paroître dans un
poëme d'ailleurs rempli de fictions , est néanmoins déplacé ,
que dire de la phrase de M. Salgues ? Lui convenoit- il dé
JUIN 1807 . 447
multiplier et commenter ce mot par une note , après l'avoir
déjà étrangement multiplié et commenté dans sa traduction.
Car enfin voici comment il a traduit ce mot , ce seul mot
enamour'd : « Moins satisfait fut l'amoureux Asmodée, quand
>> épris des charmes d'une jeune Israélite , etc. » Douze mots
contre un seul , sans compter les articles !
Que M. Salgues fasse des traductions ridicules , j'y consens
quoique j'eusse peut - être de bonnes raisons pour desirer qu'il
se montrât sous des dehors respectables. Mais qu'il fasse des
notes scandaleuses ; mais que non content de singer Scarron ,
il veuille aussi singer Voltaire , je ne puis qu'en gémir. Je dois
pourtant le dire aussi : cet auteur ne passe point pour partager
les erreurs modernes ; et Voltaire seul excepté , je ne crois pas
qu'il lui soit jamais arrivé de soutenir , même dans son journal
( 1 ) , ceux qui les ont propagées. Jusqu'a présent il ne les a
imités que dans leurs calomnies . Mais s'il n'est ni impie , ni
sciemment faussaire , il est du moins bien étrangement étourdi.
Il me reste encore une erreur à relever dans sa préface. « J'ai
» su trop tard , dit-il , que M. de Châteaubriand avoit en
portefeuille une traduction de Milton . J'aurois laissé à la
» plume originale et brillante de ce célèbre écrivain la gloire
» de rendre à Milton des honneurs dignes de lui. Je trouve
» deux morceaux de cette traduction dans un ouvrage que
» vient de publier M. Léopold Collin. Je crois que mes lec-
>> teurs me sauront gré de les leur faire connoître. »
M. Salgues se trompe : et , je suis fâché de le dire , il se
trompe lourdement et d'une manière qui fera tort non -seulement
à son jugement , mais à la méthode qu'il suit lorsqu'il
veut juger d'un ouvrage. Que M. de Châteaubriand ait traduit
deux morceaux de Milton , est- ce une raison pour conclure
qu'il a traduit Milton tout entier ? Cette conséquence seroit
fausse ; et si M. Salgues l'a tirée , il faut lui conseiller d'apprendre
un peu de logique. Mais qu'il se rassure : M. de Châteaubriand
seroit plutôt fait pour égaler Milton que pour le
traduire , et il ne pense pas plus à l'un qu'à l'autre. Les deux
(1 ) Cela étoit vrai , quand je l'écrivois ; cela ne l'est plus. M. Salgues
vient de donner une nouvelle forme à son journal , en le réunissant au
Courrier Français , ci- devant Citoyen Français , ci - devant Journal des
Hommes Libres, etc .; et il a promis de prendre un nouvel esprit. Il a déclaré,
dans un long préambule imprimé cette occasion , qu'il alloit prendre la
défense de la philosophie et des philosophes. Dans ce préambule , qui
commence par ces mots , Platon disoil , etc. , et dans lequel il est parlé de
Zoroastre et de la retigion du feu , M. Salgues annonce qu'il va consacrer
son travail au plaisir du public.
448 MERCURE DE FRANCE ,
>
morceaux qu'on cite de lui , se trouvent dans le Génie du
Christianisme, où M. Lévizac , et non pas M, Léopold Collin ,
les a pris , et où M, Salgues auroit pu les voir comme un
autre. Est -ce qu'il ne connoit pas cet ouvrage ? Il seroit singulier
qu'un journaliste , un critique , qui sans doute en a
rendu compte dans le temps , se trouvât maintenant convaincu
par ses propres paroles , de ne l'avoir pas même lu.
Ainsi , comme ces morceaux sont connus , le nouveau traducteur
s'est donné une peine inutile pour les faire connoitre.
D'ailleurs , quand ils ne seroient connus que par le Cours de
Littérature imprimé chez M. Collin , ils le seroient toujours
mieux que par une méchante préface . M. Salgues ne se montre
jamais ni assez instruit , ni assez modeste.
J'ai dit en commençant que cet auteur ne pouvoit écrire une
page sans la charger de phrases incorrectes , mal construites ,
et toutes formées de mots déplacés , il faut donc citer des
exemples de ces sortes de phrases ; en voici quelques- uns :
muus ,
"
A propos d'un mauvais poëme italien dans lequel il prétend
que Milton a pris plusieurs idées , il dit que le poète anglais a
fertilisé son génie de ce fumier d'Ennius . Un autre auroit dit
que ce poëme fertilisa le génie du poète anglais , et cela même
eut été assez mal dit. Mais que Milton ait fertilise son propre
génie , qu'il l'aitfertilisé d'un fumier , et d'un fumier d'Ence
sont des tournures qui n'appartiennent qu'a M. Sal
gues : il a un art particulier de renfermer presque toujours
deux ou trois bevues en une seule phrase, Ailleurs , il prétend
que Satan évoque les démons pour conspirer avec...... vous
croyez qu'il va dire avec eur ; point du tout,; c'est, avec lui.
En ce cas , il falloit dire pour qu'ils conspirent. En un autre
endroit , il se félicite d'avoir ose peindre après Milton , l'Es
prit Saint couvant les germes du monde ; et il ajoute l'idée
et le mot paroissent également choquans , sans faire attention
qu'on les trouve dans la langue meme..... Et que l'on
dit couvert des projets , des complots , l'orage couve , etc. Je
veux me donner au muins une fois la peine de compter les
fautes. 1 °. L'idée et le mot paroissent choquans , sans faire
attention ! etc. Ce n est point apparemment l'idée et le mot
qui font attention ; il falloit donc dire : et on ne fait pas attention.
2. On les trouve dans la langue. Mais qu'y trouve-t- on ?
Sont- ce les idées ? Sont- ce les mots ? La phrase dit que ce sont
les unes et les autres . M. Salgues est donc le premier à trouver
des idées dans une langue , où à s'étonner d'y rencontrer des
mots. 3°. Enfin , je ne crois pas qu'on dise l'orage couve . Voilà
donc trois fautes dans une seule phrase. Je passe à l'épître dédi
catoire.
M. Salgues
JUIN 1807: 449
M. Salgues à dédié son ouvrage à M. Legouvé , qu'il appelle
non honorable ami. Que veut dire ici le mot d'honorable ? S'il
avoit quelque rapport à l'honneur , je n'aurois rien à dire
mais en Angleterre , c'est le titre qu'on donne à ceux qui
n'ont point de titres , et en France on n'étoit pas en usage de
l'employer. Il s'est introduit chez nous avec les motions , les
amendemens , la question préalable , et tant d'autres mois qui
ne rappellent aucun souvenir agréable ; il seroit temps de le
renvoyer dans son ile avec toute son honorable famille . Lors
que Voltaire dédia Zaïre à M. Falkener , il l'appela en commençant
mon cher ami ; cependant il étoit plein alors de toutes
les idées anglaises ; et c'en étoit une sans doute que celle de
dédier un ouvrage à un simple particulier. Puisque M. Salgues
a suivi l'exemple de Voltaire dans ce qu'il a peut-être d'inconvenant
, il auroit dû le suivre en tout. D'ailleurs , pense-t-il
que M. Legouvé soit bien flatté de ce titre qui n'en est pas un ?
Je me bornerai à citer les premières phrases de cette épître :
*
Puisque vous n'avez pas trouvé cette traduction indigne
» de paroître en public , souffrez qu'elle s'y montre du moins
» accompagnée de votre nom. » Du moins est ici entièrement
superflu. A moins que M. Salgues n'ait eu d'abord
la pensée de publier cette traduction sous le nom de M. Legouvé
, et que celui-ci n'ait pas eu le courage d'y consentir ;
c'est le seul cas où du moins auroit eu un sens raisonnable.
Si tous les poètes sont frères , ajoute-t-il , vous êtes plus qu'un
» autre de la famille de Milton . » Quel est le sens de cette
phrase ? Est-ce que tous les poètes sont frères ? En ce cas , il y
aura bien des enfans déshérités dans cette famille. Et pourquoi
M. Legouvé est - it plus qu'un autre de la famille de Milton ?
Cela veut-il dire , plus qu'un autre qui ne seroit pas poète ?
Le compliment seroit plaisant . Si le sens étoit que M. Legouvé
est plus poète qu'un autre , alors cela seroit très - flatteur
pour lui , mais aussi cela le seroit trop. Enfin , si M. Salgues
avoit voulu faire quelque allusion au drame d'Abel , alors son
compliment seroit plus flatteur encore ; mais je doute fort
que Milton, s'il vivoit , voulût reconnoître cette branche de
sa famille...
# Je n'ai voulu que donner une idée de cette épître dédicatoire.
On voit qu'elle est digne de la préface. Je vais prouver
que la traduction est digne de l'epître.
Et ici encore , je puis , sans choisir ni les pages , ni les lignes ,
m'arrêter au début. Seul , il me suffira pour prouver que si
M. Salgues entend les mots de la langue anglaise , il n'entend
pas Milton.
« Fille auguste du ciel , qui , sur les sommets mystérieux
F f
450 MERCURE DE FRANCE ,
» de l'Oreb ou du Sinaï , inspiras le berger législateur, lors-
» qu'il apprit à la nation choisie , comment le ciel et la terre
» sortirent avec les siècles , des abymes du chaos ; Muse ,
» chante la désobéissance de l'homme , et les fruits de l'arbre
» fatal , sur lequel il osa porter une main téméraire.
>> Dis-nous les funestes effets de son crime , qui introduisit
» la mort et tous les maux sur la terre , et nous ravit les
>> champs fortunés de l'Eden , jusqu'au jour où calmant le
» courroux du ciel , un homme d'une nature plus élevée ,
» vint nous rendre à notre première dignité , et nous rappeler
» au séjour du bonheur.
» Ou si les collines de Sion te plaisent davantage , si tu
» préfères les bords du Siloë , dont les ondes arrosent le séjour
» honoré par les oracles de l'éternel , c'est encore de ces lieux
» sacrés que j'invoque ton appui .
» Protège l'audace de mes chants. D'une aile ambitieuse
» j'aspire à m'élever au- dessus des monts Aoniens , à consacrer
sur ma lyre des événemens que ni la prose ,
ni les vers
» n'ont encore célébrés .
» Et toi , qui chéris moins la pompe des temples qu'un
» coeur pur et simple , toi pour qui la nature n'a point de
» secrets , esprit divin , remplis-moi de ta lumière. Quand
l'abyme enfanta l'univers , tu étois présent . Semblable à
» la tendre colombe , tu t'assis sur le vaste chaos ; et déployant
» tes ailes puissantes , tu couvas les germes du monde, et les
>> rendis féconds , etc. »
»
Avant d'examiner cette informe traduction , il ne sera pas
inutile de faire remarquer les principales beautés du véritable
début de Milton. On en sentira mieux combien M. Salgues
est loin de les avoir exprimées. On verra non-seulement qu'il
n'en donne pas une idée suffisante , mais qu'il n'en a eu
lui- même aucune idée.
Ce début est l'un des plus admirables que l'on connoisse.
Homère et Virgile ont annoncé leurs sujets dès le premier
vers de leurs poëmes. Dans l'Iliade , les premiers mots sont la
colère ; dans l'Odyssée et l'Enéide , Ulysse , Enée sont déjà assez
bien caractérisés par les premières expressions du poète , pour
que tout homme instruit ne puisse s'empêcher de les reconnoître.
On n'a pas assez remarqué combien Voltaire s'est à cet
égard éloigné de la manière des anciens : Je chante ce heros
qui regna sur la France , ne dit absolument rien. Il y a tant
de héros qui ont régné sur la France ! Il faut aller jusqu'au
second vers pour commencer às'apercevoir qu'il s'agit de Henri
IV ; encore seroit-on en droit d'en douter. Milton seul a parfaitement
imité Homère dans le plus beau de ses débuts , celui
JUIN 1807.
SEINE
de l'Iliade ; et , si je ne craignois d'offenser les admirateur A
d'ailleurs si respectables , de l'antiquité , je dirois qu'il est
allé plus loin qu'Homère lui- même. Ses premiers mots sont
la désobéissance de l'homme , et le fruit de cet arbre défendu
, etc. Voilà le poète , voilà l'homme qui ne perd pas son
temps à chercher des mots et à disposer des phrases : il est plein
de son objet ; il ne voit que lui ; et du premier bond lat
teint.
Les poètes épiques anciens et modernes ont plus ou moins
approché de cette perfection ; mais tous se sont imposé la loi
d'annoncer leur sujet , si ce n'est dès les premiers mots , au
moins des les premières lignes de leurs poëmes. Ainsi on peut
dire que tous les poètes , et par conséquent aussi tous leurs traducteurs
doivent se soumettre à cette loi constante et invariable ;
qu'il ne leur est jamais permis de l'enfreindre , encore moins de
ignorer . Que dire donc d'un traducteur tel que M. Salgues ,
qui place à la septième ou huitième ligne de son ouvrage ces
même mots que Milton a mis à la première du sien ? Que dire
de lui , si ce n'est qu'il ignore sans doute la règle , et qu'il a
méconnu une des plus grandes beautés de ce début de Milton ?
Mais ce n'est pas tout. L'usage de tous les poètes épiques
est encore , après avoir annoncé leur sujet , de s'adresser à une
divinité qu'ils prient de les inspirer ; et c'est ce qu'on appelle
l'invocation. Cette partie de leur début est et doit être constamment
la seconde. Il est vrai que Milton a uni son exposition
et son invocation dans une même phrase ; mais il en a tellement
disposé les mots , qu'il annonce véritablement son sujet avant
d'invoquer la Muse : « Sur la désobéissance de l'homme , dit-il ,
» et sur le fruit de cet arbre défendu , etc. , chante , céleste
» Muse ; toi qui inspiras sur le sommet solitaire d'Horeb ou
» de Sinaï , ce berger , etc. » M. Salgues a encore brouillé tout
cela ; contre l'usage constant de tous les poètes , il a fait commencer
Milton par l'invocation .
Et ce n'est pas tout encore. Milton invoque la Muse celeste.
Mais quelle est cette Muse ? C'est la phrase suivante qui le'
détermine. Cette Muse est celle qui inspira Moïse sur le
mont Sinaï. Il est si vrai que dans ce cas , comme dans tous
les cas pareils , c'est la phrase incidente qui détermine le
sens du mot placé avant elle , cela est si vrai , que si on
transposoit ces deux parties de la phrase , le sens seroit
entièrement changé car alors ce seroit le mot qui déter
mineroit le sens de la phrase incidente. Ainsi , lorsque Milton
dit : Muse céleste , toi qui inspiras sur le mont Sinaï ce
berger , etc. on ne peut pas se tromper au sens qu'il attache
à ce mot Muse : c'est celle qui inspira Moïse , c'est la divi
Ff2-
452 MERCURE DE FRANCE ,
nité elle-même. Il n'en seroit pas de même , s'il avoit dit :
Toi qui inspiras sur le mont Sinai le berger , etc. Muse celeşte
, chante , etc.: car alors on pourroit penser que Milton ,
par une fiction poétique , a supposé que Moïse reçut l'inspiration
d'une Muse , et qu'il s'adresse lui-même à cette Muse
qui seroit celle d'Homère , de Virgile et de toute l'antiquité.
On pourroit , dis-je , le penser ; mais il me semble qu'il n'y
auroit plus de doute , si on retranchoit le mot de céleste , ou
si on l'éloignoit tellement de celui de Muse , qu'il ne pût s'y
appliquer que par un effort de la mémoire. C'est encore ce
qu'a fait M. Salgues : il a commencé par l'invocation , et continué
par l'exposition : céleste est le premier mot de la phrase
Muse en est le dernier , etc. Il a tout brouillé . On diroit qu'il
a pris à tâche de faire le contraire de tout ce qu'a fait Milton.
"
Que de fautes j'ai déjà fait observer dans ce peu de lignes
et combien j'en pourrois faire remarquer encore ! Excusons
M. Salgues d'avoir supplié la Muse de chanter la desobeissance
, au lieu de dire , comme Milton , sur la désobéissance :
c'est une faute commune à tous les traducteurs de ce poète .
Mais que veut-il dire par ces sommets mystérieux de l'Horeb
ou du Sinaï? Est- ce qu'il y a des montagnes mystérieuses ?
Cette épithète n'a ici point de sens : M. Salgues n'est peutêtre
pas le premier à l'avoir employée en pareille occasion ;
mais ce n'est pas une raison pour l'excuser de l'avoir placée
dans un poëme tel que le Paradis Perdu . C'est de la pretintaille
moderne , aussi éloignée du goût. de Milton que le ciel
l'est de la terre. Milton n'a pas non plus appelé Moïse le
berger législateur : les grands mots sont proscrits du commencement
d'un poëme épique : c'est encore une règle constante
et invariable. La phrase qui suit est mal construite : le
premier sens que présentent ces mots : Lorsque le ciel et la
terre sortirent avec les siècles des abymes du chaos , c'est que
les siècles sortirent comme la terre et le ciel des abymes.
Or , ce sens n'est pas celui de Milton , et je ne crois pas
que ce soit non plus celui de M. Salgues. Au commencement
, in the beginning , in principio : voilà tout ce qu'a dit
Milton ; et probablement c'est aussi ce que vouloit dire le
traducteur : il n'a eu que le tort de ne savoir pas s'énoncer.
Du reste , il n'y a dans Milton ni siècles , ni abymes ; tout
cela n'est que dans la traduction.
M. Salgues aime beaucoup à multiplier les mots : si Milton
dit , l'arbre défendu , M. Salgues lui fait dire : l'arbre fatal
sur lequel il osa porter une main téméraire ; ce qui est plus
long , et n'est pas aussi clair. Si l'un s'adresse à la Muse céleste,
l'autre s'adresse à la Muse fille auguste du Ciel ; et comme
JUIN 1807. 453
*
7 cette Muse n'est autre chose que la divinité elle-même , le tra
ducteur se trouve avoir invoqué la divinité fille de la divinite.
Continuons. Le poète anglais annonce la désobéissance de
l'homme et au même instant il fait voir la mort et tous les
maux qui à sa suite se précipitent sur la terre ; au même instant
encore il montre dans le lointain le Redempteur dont l'espérance
le console . Tous ces traits , tous ces grands événemens
sont présentés en quatre vers qui sont les premiers du poëme.
Jamais il ne fut de début plus majestueux : c'est l'histoire du
monde. En effet , lorsqu'à la fin des siècles , tous les événemens
qui remplissent maintenant nos annales auront perdu
leur importance , l'histoire entière se réduira à ces quatre
vers de Milton. Je dois les citer ici , afin que ceux qui connoissent
la langue anglaise puissent les comparer à la traduction
que M. Salgues en a faite :
On man's first disobedience , and the fruit
Of that forbidden tree , whole mortal taste
Brought death into the world , and all our woe ,
With loss of Eden , till one greater Man
Restore us , etc.
Il est aisé de s'apercevoir que M. le traducteur ne s'est pas
-même douté des intentions du poète . Toutes ces idées de désobéissance
, de malheurs , de consolation , dont la réunion
forme ici un ensemble 'si majestueux , sont séparées dans son
ouvrage , et ont chacune leur cadre particulier. Il faut même
arriver au second paragraphe pour savoir que la mort fut la
suite du péché , et qu'un jour le Messie triomphera de la
mort.
Si je n'avois pas annoncé que cette traduction est chargée
de phrases incorrectes ou mal construites , je dédaignerois de
faire observer les fautes de ce genre. Ce qui seroit remarquable
en tout autre auteur , cesse de l'être dans M. Salgues.
S'il respectoit plus son original , on seroit peut- être étonné
qu'il respectât si peu notre langue. Mais qu'est- ce que les
solécismes dans un homme qui fait des bévues pareilles à celles
que j'ai déjà relevées ? Cependant , puisque j'ai annoncé qu'il
en fait , il faut que je le prouve lorsque l'occasion s'en présente.
Le poète invoque la Muse qui réside sur la montagne
de Sion , aux bords de la fontaine de Siloë. Et M. Salgues ,
pour invoquer cette Muse , se place lui-même sur cette montagne
et sur ces bords : C'est , dit-il , de ces lieux sacrés que
je t'invoque. Plus bas , il annonce qu'il va consacrer sur la
lyre des événemens que , ni la prose , ni les vers , n'ont encore
célébrés. Et je crois qu'avant lui on n'avoit jamais consacré,
ni en prose , ni en vers , des événemens sur une lyre.
3
454 MERCURE DE FRANCE ,
Voici maintenant des bévues d'une autre espèce. On a vu
que Milton , après avoir invoqué la Muse céleste , lui donne
tout-à-coup son véritable nom. Il s'écrie :
And chiefly thou , ô Spirit , that dost prefer
Before all temples th' upright heart and pure ,
Instruct me , for thou knowst.
C'est-à-dire , en traduisant littéralement : Et toi , sur-tout,
ó Esprit qui préfères à tous les temples un coeur droit et pur,
instruis-moi , car tu sais tout. Cette simplicité n'a pas convenu
à M. Salgues. Et d'abord , il a mis de la pompe dans
les temples . Il a voulu qu'un coeur pur fût de toute nécessité
un coeur simple. Il a remplacé instruis - moi par remplismoi
de ta lumière. Lorsqu'il a employé cette dernière expression
, M. Salgues s'est moins souvenu de Milton , que d'une
prière qu'on chante à la messe , et qui est de la composition
du bon roi Robert ' : Veni Sancte Spiritus , et emitte coelitus
lucis tuæ radium. En toute autre occasion , je dirois qu'il n'y
a pas de mal à cela ; mais , lorsqu'on traduit un poète , l'essentiel
est de se souvenir de ce qu'il a dit.
Mais la plus grande bévue de M. Salgues est dans la manière
dont il a traduit les trois mots de Milton : For thou
knows't , toi pour qui la Nature n'a point de secrets. Comment
M. Salgues a-t-il pu se résoudre à personnifier la nature
à côté de l'Esprit-Saint ? Cette seule phrase donne la mesure
de la légèreté ou de l'incapacité de celui qui l'a faite. Je
dis de l'une ou de l'autre car si , d'un côté , je suis persuadé
que
l'auteur de cette traduction s'est par elle seule móntré
incapable de traduire tout autre poëme ; si je suis parfaitement
convaincu qu'après avoir ainsi traduit le début de
Milton , il ne verra jamais dans le plus beau de tous les chefsd'oeuvre
que des mots à rendre , et à placer comme il pourra ;
en un mot , si d'un côté je suis sûr qu'il ne fera jamais que
des versions d'écoliers ; de l'autre , je suis persuadé aussi que
M. Salgues lui-même auroit fait une version moins mauvaise
s'il n'avoit voulu terminer en quelques mois , ce qu'un homme
de talent ne feroit qu'en plusieurs années , et s'il n'avoit travaillé
en courant , en se jouant , uniquement dans l'objet de
remplir des pages qu'un libraire pût acheter ; enfin , comme
écrivent et comme travaillent presque tous les auteurs
d'aujourd'hui . Je suis véritablement étonné de rencontrer
tant de fautes dans un auteur qu'on ne peut point accuser
de n'avoir pas l'habitude d'écrire . Son début seul fourmille
de bévues ; il en sort de toutes les lignes et de tous les mots ,
et je ne sais plus comment faire pour m'en débarrasser. Cependant
, puisque j'en ai commencé l'examen , il faut que je
JUIN 1807.
455
c'est
tu
l'achève. Quand l'abyme enfanta l'Univers , tu étois présent
. Ainsi ce n'est point Dieu qui a créé l'Univers ,
l'abyme , et l'Esprit- Saint assista à l'enfantement . Milton est
plus chrétien : il dit simplement , dans les commencemens ,
étois présent. Il ne dit pas non plus : Semblable à la tendre colombe
, tu couvas les germes du monde. Il se contente de dire :
dove-like , comme une colombe , ou peut-être sous la figure
d'une colombe; car je ne serois pas étonné que Milton eût voulu
faire quelqu'allusion mystique à la figure sous laquelle on
représente ordinairement l'Esprit- Saint. Mais M. Salgues , en
voulant ajouter à tout , gâte tout. Il ne s'est pas aperçu sans
doute que la tendre colombe forme ici avec ses ailes puissantes
, un tableau discordant. Enfin , puisque l'abyme avoit
déjà enfanté l'Univers , qu'étoit- il besoin de couver encore
les
germes du monde ? Est-ce que le monde est ici autre
chose que l'Univers ? Ou bien l'abyme n'avoit - il encore
enfanté que les germes du Monde et de l'Univers ? On chercheroit
vainement à mettre M. Salgues d'accord avec luimême
et avec Milton. Ces mots , quand l'abyme enfanta
l'Univers sont de son invention ; et comme il les a trouvés
ronflans , il n'a point voulu les sacrifier. Mais ils sont en
contradiction avec le reste de la phrase....! Eh ! que lui
importe? ce n'est pas la première fois que cela lui est arrivé.
Enfin , voilà la première page achevée , c'est-à- dire que
j'en ai relevé les plus notables défauts. Si j'en faisois autant
pour les suivantes , cet article deviendroit d'une interminable
longueur. Je vais parcourir le reste de l'ouvrage le plus
rapidement qu'il me sera possible .
GUAIRARD .
( La suite au Numéro prochain. )
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
·
Observations sur l'Histoire de France , de MM. Velly
Villaret et Garnier ; par M. Gaillard, de la Classe d'Hise
toire et de Littérature ancienne de l'Institut . Quatre vol.
in- 12 . Prix : 12 fr. , et 16 fr. par la poste. A Paris , chez
Xhrouet, imprimeur , rue des Moineaux , n°. 16 ; Déterville,
libraire , rue Haute-Feuille , n° . 16 ; Petit , libraire , palais
du Tribunat , galerie de bois , côté du jardin ; et chez le
Normant , rue des Prêtres S. Germain-l'Auxerrois , n°. 17 .
M. GAILLARD , dans cet ouvrage , s'est proposé de corriger
la grande histoire de MM. Velly , Villaret et Garnier.
Quoiqu'il ne la regarde pas comme un chef- d'oeuvre , il
pense qu'elle est la plus fidelle et la plus complète : jusque-là ,
selon lui , on n'avoit écrit que l'histoire des rois ; les trois
historiens ont enfin écrit celle de la nation .
Nous avouons que nous n'entendons pas cette distinction
si souvent répétée par M. de Voltaire , et qui lui fit entreprendre
son Essai sur les Moeurs . Qu'est- ce en effet que
T'histoire des peuples ? Peut- elle être détachée de l'histoire
de ceux qui les gouvernent ? Le destin d'un Etat monarchique
étant confié aux princes , n'est-ce pas sur eux que les regards
de l'historien doivent se fixer ? Ne doit- il pas chercher dans
leurs vertus , dans leurs talens , dans leurs passions , dans
⚫ leurs fautes , les causes des révolutions ? En vain objectera-t-on
que les moeurs des peuples changent indépendamment des
volontés des princes . Cette objection peut être facilementdétruite
par le souvenir des règnes qui ont le plus marqué
dans l'Histoire . En effet , tous les grands princes ont donné
le ton à leur siècle . Charlemagne , Saint-Louis , Charles V,
François I , Henri IV , Louis XIV, parurent à des époques
bien différentes. Tous , en montant sur le trône , eurent des
divisions à calmer , des opinions dangereuses à étouffer ,
des moeurs perverses à réprimer , et tous réussirent dans leur
entreprise . Les princes , au contraire, qui laissèrent flotter les
rênes de l'empire , ne purent obtenir cet ascendant sur leurs
sujets ils furent entraînés par le torrent populaire , et leur
règne fut un combat presque continuel . If résulte de ce
résumé , dont la vérité ne peut être révoquée en doute , que
dans un Etat monarchique le sort des peuples dépend du
caractère des princes ; qu'ainsi leur histoire ne peut être
séparée , et que M. de Voltaire s'est trompé dans le système
qu'il a prétendu établir,
JUIN 1807 .
457
M. Velly, quand il commença sa grande entreprise , étoit
Join de vouloir se borner à n'écrire que l'histoire de la
nation. Son ouvrage prouve au contraire qu'il s'est attaché à
rappeler toutes les particularités qui pouvoient donner une
idée du caractère des différens princes qui ont régné sur la
France. La seule différence qu'on remarque entre lui et ses
prédécesseurs , c'est qu'il s'est étendu plus qu'eux sur les
moeurs , et sur les variations introduites , soit dans les
modes , soit dans les usages. Ce plan n'étoit point du tout
nouveau. L'auteur cherchoit à se rapprocher des bons historiens
anciens , qui , comme on le sait , n'ont rien négligé
pour placer dans leurs narrations ces sortes de détails souvent
plus intéressans que des faits.
Les trois historiens que M. Gaillard a voulu corriger ont
un caractère très - différent : il critique amèrement les deux
premiers , et montre beaucoup d'indulgence pour le dernier.
Nous exposerons ces jugemens un peu passionnés , en nous
efforçant de les rectifier.
Le grand malheur de l'abbé Velly fut de n'avoir pas eu
le temps de bien méditer son sujet. Il se chargea de l'Histoire
de France comme d'une entreprise purement lucrative ;
et l'obligation où il se trouva de tenir les engagemens pris
avec son libraire , le fit travailler trop rapidement. On
remarque en effet dans la partie qu'il a composée , tous les
défauts de la précipitation. Les faits ne sont pas suffisamment
éclaircis ; les événemens ne sont point placés dans un
ordre agréable et lumineux ; les transitions paroissent souvent
forcées , et les jugemens dégénèrent quelquefois en
déclamations , parce que l'auteur n'a pas eu le temps de
bien peser toutes les raisons sur lesquelles il devoit les
fonder. Ces défauts n'empêchent pas que cet ouvrage
n'attache ; et quelques règnes , entr'autres celui de Saint-
Louis , paroissent assez bien peints .
M. Villaret est celui sur lequel M. Gaillard épuise toute
sa sévérité . Il l'accuse de ne point savoir l'histoire , et de
l'apprendre à mesure qu'il la compose . Ce reproche ne
paroit pas fondė . M. Villaret a un ton plus ferme que
- l'abbé Velly ; il juge mieux les hommes et les événemens :
cela prouve qu'avant de mettre la main à l'oeuvre , il avoit
fait une étude approfondie de l'Histoire de France. Du
reste , la partie qu'il a composée , quoique plus intéressante
que celle de l'abbé Velly , présente trop souvent les mêmes
défauts d'incohérence , qui tiennent à la précipitation du
travail .
M. Garnier , comme nous l'avons observé , est traité avec
458 MERCURE DE FRANCE ;
beaucoup plus d'indulgence par M. Gaillard . Cependant on
lui a justement reproché un style lent , prolixe , et trop peu
noble. Ayant à sa disposition un nombre infini de matériaux
, il a trop cherché à n'en négliger aucun , et à les
mettre tous à profit. C'est pourquoi il ne se fait aucun scrupule
de prodiguer les citations , et d'insérer les actes publics
dont il suffisoit souvent de donner un extrait abrégé. Avec
une étude plus approfondie , il est probable que M. Garnier
seroit parvenu
à être moins long. Il y a dans l'histoire une
multitude de particularités que la raison et le goût doivent
rejeter ; et M. de Voltaire a très-bien observé que tout ce qui
a étéfait ne mérite pas d'être écrit:
Cette facilité à tout admettre a porté M. Garnier à multiplier
les volumes , de manière à faire perdre l'espoir que
cette grande histoire soit jamais finie. « Ĉe trentième et der-
>> nier volume , observe M. Gaillard (car c'est ici que l'auteur
» en est resté) , ce trentième volume donnera plus que jamais
» lieu , ainsi que les précédens , de demander combien l'ou-
» vrage entier contiendra de volumes , et combien chaque
>> volume contiendra d'années ? Le précédent n'en contenoit
» pas deux , celui - ci n'en contient pas plus de deux. Nous
» ne sommes encore , au bout de deux volumes , qu'au com-
» mencement du règne de Charles IX. Et de l'année 1564 au
» 1 septembre 1715, époque de la mort de Louis XIV, il y a
» cent cinquante et un ans : à deux années par volume ( et
» l'abondance toujours croissante des matières ne permettra
» guère plus de brièveté ) , il nous revient encore soixante-
» quinze ou soixante- seize volumes , qui , joints aux trente
» précédens , font cent cinq ou cent six . C'est beaucoup, etc. »>
er
Dans l'impossibilité d'embrasser une multitude d'observations
souvent très - minutieuses , nous nous arrêterons
à quelques questions importantes qu'il nous paroît que
M. Gaillard n'a pas résolue avec cette justesse que son goût
et sa vaste instruction pouvoient faire espérer.
M. Gaillard cherche pourquoi notre histoire n'a pas trouvé
des écrivains aussi éloquens que celles de l'antiquité. Il attri
bue cette infériorité à l'esprit de discussion et de critique
qui s'est emparé de nos historiens , et qui leur a fait perdre
cette rapidité et cette chaleur que l'on admire dans les
anciens. Cette observation sans doute est fondée : et l'on
peut remarquer que Mariana qui a écrit l'Histoire d'Espagne ,
Guichardin à qui nous devons le récit intéressant des expéditions
des Français en Italie , Daniel dont la grande
Histoire n'est point assez estimée , en écartant cette érudition
conjecturale et pointilleuse , sont les écrivains qui se rapprochent
le plus de Tite- Live.
JUIN 1807 . 459
Mais M. Gaillard , tout en blåmant la sécheresse des
savans qui , suivant ses expressions , se sont emparés de
l'histoire , prescrit une méthode qui doit nécessairement
faire tomber dans le même défaut. Il veut que l'historien
soit impassible ; il desire qu'on ne puisse deviner ni quelle
est sa religion , ni quelle est sa patrie ; il appelle factum
d'avocats les historiens où l'auteur montre de l'attachement
pour son pays. D'après ces principes, presque tous les chefsd'oeuvre
de l'antiquité seroient des factum d'avocats. Les
historiens grecs et latins ont constamment sacrifié les peuples
qu'ils appelloient Barbares , au desir de faire briller leurs
- compatriotes . En les lisant , il suffit d'avoir du bon sens
‹ pour remarquer que les Perses et les Carthaginois sont jugés
avec trop de sévérité . Mais on ne sauroit se dissimuler que
cet esprit qui les anime donne de l'unité et de l'ensemble à
leurs réflexions , favorise l'éloquence de leurs discours , prête
du coloris à leurs tableaux , et répand sur leur narration un
attrait qu'elle n'auroit pas si elle étoit froidement impartiale.
L'historien ne doit donc pas être impassible , comme le veut
M. Gaillard : il faut qu'on sache quelle est sa religion , quel
est son pays ; il faut qu'on connoisse les principes d'après
lesquels il jugera les hommes et les événemens . S'il n'est
guidé que par une doctrine vague , s'il prend pour base les
principes d'une morale indépendante de toute espèce de
religion et de gouvernement , non-seulement il jugera mal
les hommes et les événemens , parce que son impartialité
dégénérera en indifférence, mais il sera ennuyeux ,parce qu'il
n'aura en son pouvoir aucun des ressorts qui peuvent émouvoir
et attacher. On voit que cette impassibilité est une perfection
chimérique .
M. Gaillard , d'après ce système , met David Hume au
premier rang des historiens : « Son apathie sublime , dit-il ,
» préférable peut- être à la chaleur des anciens , est toujours
» celle de la justice et de la vérité . » Voilà sans doute des
mots bien étonnés de se trouver ensemble. Jamais on ne s'étoit
avisé de dire que l'apathie pouvoit être sublime. D'ailleurs
qu'est-ce que l'apathie de la justice et de la vérité ? La
justice et la vérité , pour être utiles , doivent être actives.
Si dans les grandes questions , un historien est apathique , il
ne persuadera pas , il n'entraînera pas ; et son livre sera
dépourvu de toute espèce de résultat moral .
M. Hume avoit trop d'esprit pour ne pas sentir qu'une impassibilité
entière , ou une aputhie sublime , comme le dit
M. Gaillard, ne pouvoit qu'ennuyer ses lecteurs , et empêcher
son ouvrage de réussir, Il n'a que l'apparence de cette impas458
MERCURE DE FRANCE ;
beaucoup plus d'indulgence par M. Gaillard. Cependant on
lui a justement reproché un style lent , prolixe , et trop peu
noble. Ayant à sa disposition un nombre infini de matériaux
, il a trop cherché à n'en négliger aucun , et à les
mettre tous à profit. C'est pourquoi il ne se fait aucun scrupule
de prodiguer les citations , et d'insérer les actes publics
dont il suffisoit souvent de donner un extrait abrégé. Avec
une étude plus approfondie , il est probable que M. Garnier
seroit parvenu à être moins long. Il y a dans l'histoire une
multitude de particularités que la raison et le goût doivent
rejeter ; et M. de Voltaire a très-bien observé que tout ce qui
a étéfait ne mérite pas d'être écrit:
Cette facilité à tout admettre a porté M. Garnier à multiplier
les volumes , de manière à faire perdre l'espoir que
cette grande histoire soit jamais finie . « Ĉe trentième et der-
>> nier volume , observe M. Gaillard (car c'est ici que l'auteur
>> en est resté) , ce trentième volume donnera plus que jamais
» lieu , ainsi que les précédens , de demander combien l'ou-
» vrage entier contiendra de volumes , et combien chaque
» volume contiendra d'années ? Le précédent n'en contenoit
>> pas deux , celui - ci n'en contient pas plus de deux . Nous
» ne sommes encore , au bout de deux volumes , qu'au com-
» mencement du règne de Charles IX. Et de l'année 1564 au
» 1 septembre 1715, époque de la mort de Louis XIV, ily a
» cent cinquante et un ans : à deux années par volume ( et
» l'abondance toujours croissante des matières ne permettra
» guère plus de brièveté ) , il nous revient encore soixante-
» quinze ou soixante - seize volumes , qui , joints aux trente
» précédens, font cent cinq ou cent six . C'estbeaucoup, etc. »
Dans l'impossibilité d'embrasser une multitude d'observations
souvent très minutieuses , nous nous arrêterons
à quelques questions importantes qu'il nous paroît que
M. Gaillard n'a pas résolue avec cette justesse que son goût
et sa vaste instruction pouvoient faire espérer.
-
M. Gaillard cherche pourquoi notre histoire n'a pas trouvé
des écrivains aussi éloquens que celles de l'antiquité. Il attribue
cette infériorité à l'esprit de discussion et de critique
qui s'est emparé de nos historiens , et qui leur a fait perdre
cette rapidité et cette chaleur que l'on admire dans les
anciens. Cette observation sans doute est fondée et l'on
peut reinarquer que Mariana qui a écrit l'Histoire d'Espagne ,
Guichardin à qui nous devons le récit intéressant des expéditions
des Français en Italie , Daniel dont la grande
Histoire n'est point assez estimée , en écartant cette érudition
conjecturale et pointilleuse , sont les écrivains qui se rapprochent
le plus de Tite- Live.
JUIN 1807 . 459
W
Mais M. Gaillard , tout en blåmant la sécheresse des
savans qui , suivant ses expressions , se sont emparés de
l'histoire , prescrit une méthode qui doit nécessairement
faire tomber dans le même défaut. Il veut que l'historien
soit impassible ; il desire qu'on ne puisse deviner ni quelle
est sa religion , ni quelle est sa patrie ; il appelle factum
d'avocats les historiens où l'auteur montre de l'attachement
pour son pays. D'après ces principes , presque tous les chefsd'oeuvre
de l'antiquité seroient des factum d'avocats. Les
historiens grecs et latins ont constamment sacrifié les peuples
qu'ils appelloient Barbares , au desir de faire briller leurs
- compatriotes . En les lisant , il suffit d'avoir du bon sens
pour remarquer que les Perses et les Carthaginois sont jugés
avec trop de sévérité . Mais on ne sauroit se dissimuler que
cet esprit qui les anime donne de l'unité et de l'ensemble à
leurs réflexions , favorise l'éloquence de leurs discours , prête
du coloris à leurs tableaux , et répand sur leur narration un
attrait qu'elle n'auroit pas si elle étoit froidement impartiale.
L'historien ne doit donc pas être impassible , comme le veut
M. Gaillard : il faut qu'on sache quelle est sa religion , quel
est son pays ; il faut qu'on connoisse les principes d'après
lesquels il jugera les hommes et les événemens . S'il n'est
guidé que par une doctrine vague , s'il prend pour base les
principes d'une morale indépendante de toute espèce de
religion et de gouvernement , non-seulement il jugera mal
les hommes et les événemens , parce que son impartialité
dégénérera en indifférence , mais il sera ennuyeux ,parce qu'il
n'aura en son pouvoir aucun des ressorts qui peuvent émouvoir
et attacher. On voit que cette impassibilité est une perfection
chimérique .
M. Gaillard , d'après ce système , met David Hume au
premier rang des historiens : « Son apathie sublime , dit- il ,
» préférable peut-être à la chaleur des anciens , est toujours
» celle de la justice et de la vérité. » Voilà sans doute des
mots bien étonnés de se trouver ensemble . Jamais on ne s'étoit
avisé de dire que l'apathie pouvoit être sublime. D'ailleurs
qu'est-ce que l'apathie de la justice et de la vérité ? La
justice et la vérité , pour être utiles , doivent être actives.
Si dans les grandes questions , un historien est apathique , il
ne persuadera pas , il n'entraînera pas ; et son livre sera
dépourvu de toute espèce de résultat moral .
M. Hume avoit trop d'esprit pour ne pas sentir qu'une impassibilité
entière , ou une apathie sublime , comme le dit
M. Gaillard , ne pouvoit qu'ennuyer ses lecteurs , et empêcher
son ouvrage de réussir, Il n'a que l'apparence de cette impas460
MERCURE
DE FRANCE ,
}
"

sibilité : on démèle facilement que l'auteur tient à un parti
dont il professe les principes , en les voilant avec beaucoup
d'adresse. Mais sa prétendue impartialité l'entraîne dans un
inconvénient très- grave. Lorsque les Anglais sont divisés en
deux partis , il expose les raisons pour et contre , sans donner
ouvertement son opinion . Il en résulte que les lecteurs , suivant
leurs goûts ou leurs passions , adoptent tel ou tel parti ;
qu'ils n'ont aucun guide pour leur indiquer où sont la justice
et la vérité ; et qu'après tant de controverses , ils sont , ou
dans une incertitude qui ne leur est d'aucune utilité , ou
dans une opinion fausse , s'ils ont fait un mauvais choix.
>>
>>
M. Gaillard blâme l'abbé Velly d'avoir attribué à la Providence
quelques événemens , tels que la punition des fils
de Louis le Débonnaire , qui furent malheureux par leurs
enfans : « Ces sortes d'assertions pieuses , dit-il , qu'on fait
» toujours contre sa conscience , sans y prendre garde , ne
laissent
pas que d'avoir leur danger ; car , pour un exemple
» que vous pourrez par hasard alléguer en faveur de cette
moralité , on vous en citera mille de contraires . » On voit
que M. Gaillard veut ôter à l'histoire presque toute l'utilité
de ses leçons . Sans doute , et c'est une des plus grandes
preuves d'une seconde vie , les hommes très - souvent ne sont
point punis sur la terre de leurs crimes ; mais ceux qui ont
été coupables sont- ils heureux ? Mènent- ils une vie tranquille
, dans la certitude même de l'impunité ? Si la Providence
les fait prospérer en apparence , ne place-t- elle pas
dans leurs coeurs la punition anticipée de leurs excès ?
»
>>
»
Le seul exemple que rappelle M. Gaillard pour appuyer
son opinion , n'est pas heureux : « Louis XI , dit- il , est le
plus mauvais fils dont notre histoire fasse mention , du
» moins parmi les rois , et il ne fut guère meilleur père .
» Eh bien , par lequel de ses enfans fut- il puni ? Est-ce par
Charles VIII , fils soumis et repectueux , qui ne se plaignit
jamais de l'éducation sauvage qu'il avoit reçue au
» milieu des forêts , loin de la cour , et loin des yeux d'un
» père? Est-ce par la pieuse Jeanne de France , première
» femme de Louis XII , digne de faire le bonheur de ce
prince , si elle avoit eu de quoi lui plaire , et qui , répu-
>> diée par lui , passa le reste de ses jours au fond d'un
» cloître , dans la pratique des vertus ? Est- ce par la dame
» de Beaujeu , qui mérita et qui obtint toute la confiance
» de son père , au point qu'il lui donna , sur la personne
du roi son frère , une autorité que les reines - inères ont
eues seules sur la personne des rois leurs fils ? Laissez donc
» à ceux dont le métier est de parler sans réfléchir , cette
>>
"
>>
JUIN 1807 . 461
» connoissance si profonde de l'ordre de la Providence ,.
>> et cette certitude pieuse que l'homme coupable trouve
» son châtiment dans sa faute.
.
>>
D'après cette tirade , on croiroit que Louis XI a été le plus
heureux des hommes et des rois . M. Gaillard paroit avoir
oublié ce que disent Commines et les contemporains , de sa
retraite au château du Plessis- les -Tours . Louis XI n'osoit en
sortir. Jamais , suivant son historien , un homme n'avoit
imposé à son plus grand ennemi une captivité plus rigoureuse
que celle à laquelle ce prince s'étoit lui -même condamné.
Tous ceux qui franchissoient les barrières du château
étoient fouillés ; des chausses - trapes étoient répandues dans
les environs ; on tiroit sur tous ceux qui osoient approcher
de la résidence royale ; les maisons voisines étoient converties
en prisons , et le roi entendoit souvent les cris de ceux
à qui on donnoit la torture , etc. Louis XI , dans cette situation
, étoit- il heureux ? Ses terreurs , ses défiances , ne prenoient-
elles pas leur source dans la certitude d'être hai ?
Malgré tout ce que dit M. Gaillard , il trouvoit donc son
châtiment dans sa faute.
M. Gaillard , après s'être élevé contre l'ordre chronologique
adopté par MM. Velly, Villaret et Garnier , indique
comme la meilleure méthode , celle de décomposer l'histoire ,
et de traiter chaque objet à part : « Concluons , ajoute- t- il ,
» que le lecteur s'instruiroit avec plus d'agrément et d'uti
» lité dans une histoire où , comme dans le Siècle de
» Louis XIV et dans quelques ouvrages du même genre
» tous les faits d'un ordre différent seroient traités à part ,
» et où les événemens d'un même ordre , conduits sans
interruption depuis leur origine jusqu'à leur terme , for-
» meroient un tissu entier que l'esprit pût embrasser tout à-
» la- fois. La chronologie seroit satisfaite : car cette méthode
» redoubleroit en quelque sorte l'obligation de marquer
» exactement l'époque de toutes les portions de faits réunis ,
» comme on marquoit dans l'ordre chronologique l'époque
» de toutes les portions de faits dispersés . »
»
Le Siècle de Louis XIV est , avec raison , considéré
comme un ouvrage agréable ; mais les admirateurs les plus
outrés de M. de Voltaire n'ont jamais placé ce livre au
nombre des chefs -d'oeuvre historiques. C'est aux anciens
qu'il faut remonter pour trouver ces productions parfaites
qui servent à établir les règles . Or , jamais les anciens n'ont
connu cette méthode analytique qui sépare ce qui doit être
uni , et qui transforme l'histoire d'un peuple , d'un règne
ou d'une époque célèbre , en une collection de Traités sur la
462 MERCURE DE FRANCE ,
Théologie , le Gouvernement , la Législation , l'Adminis
tration , la Guerre , le Commerce , les Sciences et les Arts.
Sans doute il est beaucoup plus aisé de traiter à part toutes
ces matières ; mais , outre que cette méthode rend l'étude
confuse et difficile , puisqu'elle force le lecteur à faire continuellement
des rapprochemens , et l'engage dans un labyrinthe
d'où il a peine à se tirer , elle fait encore disparoitre
entièrement l'art de la narration , qui consiste , comme on
le sait , à fondre ensemble toutes les matières , de façon à
en former un ensemble régulier , à les lier par des transitions
heureuses , et à fixer dans la mémoire du lecteur les
'faits qu'on veut y graver , soit par la manière dont on les
présente , soit par l'agrément qu'on sait mettre dans les récits.
Toutes ces qualités se trouvent dans les Xenophon , les
Thucydide , les Tite-Live et les Salluste . Peut- on , sans s'aveugler
, dire qu'elles existent dans les historiens modernes
qui ont suivi la méthode indiquée par M. Gaillard ?
Quoique le ton de cet auteur soit en général grave et
sérieux , ainsi que le genre de son ouvrage l'exigeoit , cepen--
dant on remarque dans ses observations quelques morceaux
qui rappellent les sociétés dans lesquelles il a vécu . On sait
que l'exemple de M. de Voltaire avoit introduit la mode de
plaisanter sur les objets les moins gais. Quand M. Gaillard
veut prendre ce ton , ce qui par bonheur lui arrive rarement,
il n'y réussit pas . On peut en juger par ce passage où il parle
d'un certain Doucin qui fut brûlé sous Philippe-le- Bel , pour
avoir prêché la communauté des femmes : « Je ne sais , dit
» M. Gaillard , si je vais dire une hérésie ; mais j'aimerois
>> mieux avoir vécu comme Doucin avec Marguerite de
» Trente , qui passoit pour sorcière , que de les avoir dé-
>> membrés , coupés en pièces et brûlés , quoique je sente
» qu'il y a beaucoup plus de dévotion dans cettte dernière
>> action. » On voit la grace que M. Gaillard savoit donner à
ses plaisanteries : mais il pouvoit être tranquille : ni sa gaieté ,
ni ses hérésies n'étoient dangereuses.
Les observations de M. Gaillard annoncent beaucoup d'instruction
, sur- tout dans la partie moderne de l'Histoire de
France , c'est - à - dire , celle qui commence à Philippe de
Valois. Cependant il se trompe quelquefois dans les circonstances
des particularités qu'il rapporte. Après avoir
fait des réflexions extrêmementjustes sur les dernières années
du règne de François Ier , qui sut réparer en peu de temps
les maux que de longues guerres avoient fait éprouver à la
France , il ajoute : « François Ier , à la vérité , n'avoit pas com-
» mencé ainsi : il avoit été jeune , il avoit aimé les plaisirs ,
JUIN 1807.
463
» la dépense et la dissipation , autant que la gloire ; mais le
» malheur l'avoit corrigé ; il n'avoit pas lu en vain dans
» l'église des Chartreux , après la bataille de Pavie , cette
» inscription si adaptée à sa situation : Bonum mihi , etc. »
Cette anecdote est altérée : voici ce qui arriva :
François I" , après la bataille de Pavie , fut conduit dans
l'église de la Chartreuse de cette ville. Les religieux , à ce
moment , chantoient l'office . Après avoir dit le verset 70
du Pseaume 118 , ils firent la pause ordinaire. Le roi alors
récita par coeur et à haute voix le verset suivant , très-applicable
à sa situation : Bonum mihi quia humiliasti me , ut
discam justificationes tuas. ( Mémoires de M. de Thou ,
livre 1 , page 71. )
Malgré les erreurs que nous avons cru devoir relever dans
les observations de M. Gaillard , nous reconnoissons que
son livre est utile à ceux qui veulent lire avec fruit l'Histoire
de MM . Velly , Villaret et Garnier. Souvent les deux
premiers ne sont pas assez clairs. M. Gaillard ne néglige
rien pour redresser leurs fautes , et pour répandre la lumière
sur leurs passages obscurs . Il eût été à desirer que
l'auteur se fût borné à ce travail , qu'il étoit très en état de
faire avec succès. On voit à regret qu'il a trop voulu faire
le rôle d'académicien : il prodigue les observations grammaticales
les plus minutieuses ; et souvent il élève des doutes
sur quelques constructions sans les résoudre. Ce commentaire
étoit très -inutile pour un livre qui n'est nullement
classique , et dont le style ne pourra jamais faire loi.
P.
464
MERCURE DE FRANCE ,
Mes Ecarts , ou le Fou qui vend de la sagesse. Trois vol.
in- 12. Prix : 6 fr. , et 7 fr . 50 c . par la poste, Cheż
Buisson , libraire , rue Git-le- Coeur.
Ambrosio , ou l'Espagnol. Deux vol. in-12. Prix : 3 fr..
et 4 fr. par la poste . Chez Guillaume , libraire , rue de
· la Harpe.
L'Amour et le Crime , ou quelques Journées Anglaises .
Deux vol . in - 12. Prix : 3 fr. 60 c. , et 4 fr. 50 c. par la
poste. Chez Caillot , libraire , rue du Hurepoix .
*
Le Nouvel Emile , ou les Révéries d'un Homme sensible .
Un vol. in- 12. Prix : 1 fr. 50 c. , et 2 fr. par la poste.
Chez Frechet , libraire , rue du Petit-Bourbon- Saint-
Sulpice.
Les Amours de Henri IV , etc. Trois vol. in- 18. Prix :
4 fr . , et 5 fr. 50 c . par la poste. Chez L. Collin , libraire
rue Git-le -Coeur.
( Nota. Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le
Normant. )
Il y a peu d'hommes du monde aujourd'hui , dont l'his
toire ne puisse fournir la matière d'un long roman : avec
une certaine dose de vanité , chacun d'eux croit aisément
que ses aventures sont dignes d'intéresser toute la nation ;
et si quelques-uns ont été malheureux par leur faute , le
mauvais esprit qui les a toujours mal dirigés , ne manque
pas de leur inspirer l'envie de publier leurs folies , et de
leur donner en même temps la ferme assurance qu'elles
seront admirées comme autant de merveilles. Le philosophe
Rousseau n'étoit qu'un faux prophète , lorsqu'il a écrit
que personne ne l'imiteroit dans la publication de ses turpitudes.
Les trois quarts de nos romans du jour ne sont pas
autre chose que des confessions mal déguisées ; et Dieu sait
quelles confessions , et dans quel style elles sont faites ! Je
ne voudrois cependant pas affirmer qu'il y a deux mots de
pure vérité dans le roman de M. Coffin -Rony , ancien
avocat au parlement de Paris , ni que c'est sa propre histoire
qu'il a voulu nous donner , puisqu'il n'y a rien de
moins pur et de moins propre que tout ce que contient cette
pitoyable production , publiée sous le titre de mes Ecarts ,
ou le Fou qui vend de la sagesse . On connoît maintenant
la valeur de ces doubles titres , et personne n'ignore que ce
n'est point à cette enseigne qu'il faut aller chercher des
règles
JUIN 1807.
465
DEPI
règles de conduite . La sagesse qu'on y vend empoisonne
l'innocence , et fait rougir la vertu : c'est la sagesse philoso
phique qui brave la décence , qui lève tous les voiles , ni
commet tous les crimes , qui les prône dans de longs et
dégoûtans volumes , et qui finit par échapper à la censure
publique , par consacrer trois ou quatre lignes aux regrets
stériles , et aux remords stupides dans une ame abandonnée ,
qui n'a ni foi ni loi . Cependant cette même sagesse , suivant
l'auteur du roman , est la chose du monde la plus admirable
, puisque c'est celle du vrai philosophe , dont il
nous fait un portrait fort ressemblant.
« Le magistrat , dit - il , rend la justice ; le philosophe
» apprend au magistrat ce que c'est que le juste et l'injuste .
» Le militaire défend la patrie ; le philosophe apprend au
» militaire ce que c'est qu'une patrie. Le ministre des autels
>> recommande au peuple l'amour et le respect pour les
» dieux ; le philosophe lui apprend ce que c'est que les
dieux. Le souverain commande à tous ; le philosophe se
» place entre lui et les droits de l'homme , et lui indique
» les limites de son pouvoir. »
Ainsi , selon ce profond écrivain , les magistrats sont des
ignorans , qui ne savent s'il fait jour en plein midi , qu'au
moment où il plait à M. le philosophe de le leur dire . Les
militaires sont des sots qui se battent pour une patrie qu'ils
ne connoissent que lorsque M. le philosophe a daigné leur
apprendre ce que c'est qu'une patrie . Les ministres des
sautels sont des brutes qui parlent de Dieu sans savoir ce
qu'ils disent , à moins que M. le philosophe ne veuille bien
leur enseigner ce que c'est que les dieux que lui seul connoit.
Il se place hardiment entre les souverains et les droits
de l'homme, auxquels nous avons de si grandes obligations ,
comme chacun sait : il fait le docteur , il indique aux maitres
du monde les limites de leur pouvoir , comme s'ils ne les
connoissoient pas. Il a l'air d'ignorer , lui qui sait tout ,
que le premier besoin , comme le premier intérêt des souverains
, est de rendre les peuples heureux . Il jette malicieusement
du doute sur leurs intentions ; ét cependant encore
ces mêmes souverains , qui commandent à tous , ne commandent
pas à M. le philosophe de se taire , ou d'aller proanener
sa robe dans les allées de Charenton . Il seroit difficile
de dire si c'est à M. Coffin- Rony que nous devons cette
belle doctrine. Les philosophes sont aussi rusés qu'ils sont
instruits ils mettent en tête de leurs livres : Manuscrit
publié par un tel , se réservant d'avouer ou de rejeter leur
propre ouvrage , selon le succès qu'il obtiendra...
G g
466 MERCURE
DE FRANCE
,
Ambrosio , ou l'Espagnol , par M. Foucques , est
encore une sorte de révélation d'événemens vraisemblables ,
mêlés à des aventures qui n'arrivent que dans les romans ;
mais il ne faut pas confondre l'esprit dans lequel cet
ouvrage a été fait avec celui du Fou qui vend de la sagesse.
M. Foucques a voulu seulement occuper ses lecteurs pendant
quelques momens , sans morgue philosophique , et sans
vouloir dogmatiser en le leur offrant . Nous ne pouvons
néanmoins en recommander la lecture , puisqu'il n'est pas
exempt de ces tableaux beaucoup trop libres , qui mettent
les sens en querelle avec l'esprit , et que d'ailleurs le foible
caractère des personnages , et le style négligé dans lequel
ils sont peints , n'ont rien qui puisse attacher vivement.
L'auteur , pour s'excuser , prévient qu'il n'a mis que six
semaines à composer le tout ; mais le temps ne fait rien à
l'affaire , et le lecteur ne s'en embarrasse nullement. Ce
n'est tout au plus qu'une raison pour espérer qu'avec plus
de loisir et plus de soins , M. Foucques pourra quelque jour
nous donner un nouvel ouvrage plus digne de son talent et
de sa manière de penser.
L'Amour et le Crime , de M. Grétry neveu , meriteroit
peut- être un examen plus étendu , parce que l'auteur
annonce beaucoup plus de prétentions , et que son ouvrage
paroit être le dernier effort de son imagination et de sa
science dans l'art d'écrire ; mais il faudroit raconter le
rève pénible d'un fièvreux qui est dans le délire , et cela
n'est ni assez sérieux pour intéresser , ni assez plaisant pour
faire rire . Un amant libertin qui , dès le début , enlève sa
maitresse ; une rivale furieuse qui veut se venger ; un château
rempli de brigands ; un souterrain pour s'y introduire
par- dessous des fossés remplis d'eau ; un combat , des chaines
et des traces de sang ; la mort de la rivale et le bonheur des
amans déshonorés : tel est en trois mots le fonds de ce
roman , dont le style a le mérite de convenir à ce fatras
- d'événemens communs à tous les mauvais faiseurs de romans ,
qui se copient et se pillent tous sans aucune pitié. M. Grėtry
neveu , qui craint la critique , parce qu'il a le sentiment de
sa foiblesse , a voulu , dans une sorte de préface , grotesquement
rimée , prévenir le public contre ce qu'on pourroit
dire de son ouvrage , n'imaginant pas qu'il soit possible qu'on
en fasse l'éloge . Il a eu raison dans sa supposition ; mais il
a eu tort de se venger lui même , et d'avance , d'un mal qu'il
n'avoit pas encore reçu. Celui qui s'emporte outre mesure
laisse toujours ses auditeurs froids , et celui qui se met en
colère sans aucun sujet , se donne un très - grand ridicule .
JUIN 1807 . 467
Il ne falloit pas supposer que la critique diroit tant de mal
d'un ouvrage ignoré , qui n'a que le malheur d'être ennuyeux!
C'est une maladresse dont l'auteur du Nouvel Emile
mais il met tant de bonhomie à
n'a pas été
exempt ;
répéter
toutes
les miaiseries
sentimentales
que J. J. Rousseau
a débitées
sur l'éducation
; il paroît
si persuadé
qu'il
n'y a rien de plus beau qu'une
instruction
philosophique
et de si bonne
foi dans
toutes
ses absurdes
suppositions
qu'il faudroit
plutôt
le plaindre
que le blâmer
, lorsqu'il
paroit
n'avoir
pas le plus léger
soupçon
de la condition
de l'homme
, et de ce qui convient
à sa nature
.
Depuis que le sophiste genevois a dit que tout dégénère
entre les mains de l'homme , proposition bien extravagante
à la tête d'un Traité d'éducation , tous ses fidèles échos ort
répété que l'homme nait essentiellement bon , et qu'il faut
laisser faire la nature . Tous les Traités d'éducation philosophique
ont été faits sur ce principe , dont nous avons
vu les belles conséquences. La vérité contraire ayant été rejetée
, tout le monde s'est jugé très-bon , et les enfans son.t
devenus des êtres parfaits . Une certaine sensibilité physique ,
toujours prête à s'émouvoir à leur aspect , a étouffé le sens
moral qui pouvoit en modérer les élans ; cette tendresse
aveugle , qui n'est que l'instinct de la brute et l'égoïsme de
l'animal , a été transformée en vertu , et dès - lors elle n'a
plus connu d'autres bornes que son entière satisfaction .
L'auteur du Nouvel Emile trouve qu'il est si doux d'embrasser
ses chers enfans , qu'il n'a pas la force de se refuser
un plaisir si naturel , qui lui semble toujours innocent. Il lui
paroit si charmant de penser qu'ils sont exempts de tous
vices , qu'il n'imagine pas seulement qu'il soit possible qu'ils
en aient jamais aucun. Il se complait tellement à les croire
des génies , avant même qu'ils sachent distinguer les lettres
de l'alphabet , qu'il se garde bien de corriger une idée qui
flatte si agréablement son orgueil . Il les admire dans une
oisive et molle sécurité ; il ne veut rien gêner , rien brusquer,
rien commander ; l'important , selon lui , est de se faire
bien aimer , bien chérir et bien caresser , non comme un
père , mais comme un véritable ami , comme un égal ,
d'abandonner le reste à la bonne et sage nature . Telle est sa
manière de voir , et tel est son plan d'éducation , qui ne
manque pas de plaire à ses élèves , et qui , bien entendu ,
réussit au- delà de ses espérances . On voit qu'il étoit bien
inutile de se mettre en frais pour remplir un volume de
toutes ces belles choses ; qu'il lui auroit suffi de faire une
table des chapitres , et d'indiquer les pages où elles se trouvent
et
G g 2
468 MERCURE
DE FRANCE
,
dans Rousseau . Le titre de Rêveries d'un Homme sensible,7
qu'il donne encore à son livre , prouve au surplus qu'il a rêvé
précisément ce qu'il avoit lu la veille du jour où il l'a composé.
coeurs
2
Lorsqu'un écrivain rempli de vanité , ne peut ni rêver de
plan d'éducation , ni nous faire la confidence de ses aventures
, parce qu'il n'a pas d'aventures à raconter , il lui reste
encore la ressource de barbouiller l'histoire scandaleuse de
quelque homme célèbre , dont le nom promet d'exciter la
curiosité des lecteurs . C'est le parti qu'a voulu prendre
l'auteur des Amours de Henri IV : ouvrage qui réunit
sans choix et sans goût , les articles les plus disparates.
L'éloge de ce bon roi , par M. de La Harpe , se trouve au
Commencement , et lui sert comme d'introduction ou de
discours préliminaire. On peut y remarquer que ce critique ,
judicieux lorsque l'esprit philosophique ne l'animoit pas ,
ne dit qu'un mot de la Henriade , et que ce mot suffit
pour donner de ce poëme une idée très -juste : « Le nom
» de Henri IV , dit- il , est dans toutes les bouches ; il nous
>> a rendu plus précieux un monument que lui a consacré
» le génie. » On ne peut en moins de mots , et avec plus
de politesse , faire une critique plus convenable d'un ouvrage
fait pour accroitre la gloire d'un héros cher à tous les
puisqu'il faut conclure de cette expression que le poëme
s'est trouvé tellement au- dessous de son sujet , qu'il a besoin
lui - même du doux souvenir attaché au nom de Henri
pour obtenir un surcroît d'estime qu'on ne lui auroit point
accordé sans cela . C'est comme s'il disoit que ce n'est pas
le poëme qui soutient la réputation du héros , mais que
c'est le nom du héros qui conserve le souvenir du poëme :
ce qui est d'une vérité rigoureuse , sans que cela soit offensant
pour l'auteur ,,
parce que s'il est toujours facile à un
talent estimable de relever un nom médiocre , il faut un
esprit sublime pour composer un ouvrage digne d'aller de
pair avec la renommée d'un grand homme. Après cet éloge ,
dans lequel les foiblesses de Henri IV sont voilées avec
décence , l'auteur fait le récit de toutes les aventures galantes
de l'amant de la belle Gabrielle et de la marquise de Verneuil
. Le style de cette narration , constamment embarrassé ,
diffus et plat , ne paroit pas même appartenir au temps
actuel , tant il est chargé de tournures pénibles , de transitions
forcées , et d'expressions qui ne sont point en usage.
Mais cette histoire est sur-tout remarquable par le peu de
jugement de son auteur , qui recueille sans discernement tout
ce qu'il a pu découvrir dans les vieilles chroniques ou dans
JUIN 1807 . 469
Jes traditions qui circulent parmi les conteurs d'historiettes.
Il ne se doute pas seulement qu'il transforme en
véritable Georges Dandin le même homme , qui , dans
1 éloge précédent, est représenté comme un excellent prince ,
rempli de sens et de raison , sujet à quelques écarts , à la
vérité , mais connoissant parfaitement tous les devoirs
d'un roi , d'un ministre , d'un capitaine , et les remplissant
avec exactitude , malgré les fréquentes distractions
auxquelles il étoit exposé. Son divorce avec Marguerite
de Valois donne occasion au narrateur de s'arrêter avec
complaisance sur les amours de cette princesse , et de la
représenter comme une malheureuse abandonnée à tous les
caprices de ses folles passions , et d'intelligence avec son
mari pour attirer ou retenir dans ses intérêts , par un
odieux manège , tous ceux dont il croyoit pouvoir obtenir
quelque service avantageux . Mais ce qui doit , par dessus
tout , enlever à cet écrivain toute espèce de confiance , c'est
la crédulité ridicule dont il fait parade , pour s'autoriser
à publier la plus misérable pièce historique qu'il soit possible
d'imaginer ; c'est un méprisable libelle , fabriqué par quelque
main ennemie , sous le titre de Manifeste de Henri IV,
sur son divorce d'avec Catherine de Valois ( l'auteur a
voulu dire Marguerite de Valois : maladroite supposi
tion , dans laquelle le monarque révéleroit lui -même sa
propre honte , dans les termes les plus grossiers , et s'avoueroit
complice de la plus vile prostitution . Une pareille
pièce ne mérite assurément pas le plus léger examen ; mais
comme le soin qu'on prend de la reproduire aujourd'hui
pourroit faire penser qu'il y a quelque intention secrète
d'abaisser le caractère d'un de nos princes les plus chers à
la nation , il est bon d'observer qu'il ne faut en attribuer
la publication qu'au desir d'enfler des volumes , et que c'est
uniquement pour obtenir cet heureux résultat , qu'à la suite
de la relation des amours plus libertins que galans , et plus
tristes que folâtres et légers , l'auteur ou l'éditeur a encore
ajouté tous les billets doux déjà connus de Henri IV , tous les
bons mots et toutes les anecdotes qui lui sont attribuées ; qu'il
a fait imprimer le Récit de la naissance de Louis XIII ,
écrit par la sage -femme de Marie de Médicis : pièce intéressante
, parce qu'elle est vraie , et qu'elle montre le monarque
dans le sein de son ménage , éprouvant tous les
sentimens qui remuent le coeur de l'homme , au moment
où son existence s'accroit de celle d'un fils chéri ; qu'enfin ,
pour achever le contraste , il a terminé par un Journal de
la violation des tombeaux de Saint-Denis : espèce de
3
470 MERCURE DE FRANCE ,
nomenclature fort sèche des princes et princesses dont les
cendres ont été troublées à cette époque désastreuse , et
parmi lesquels le nom de Turenne a été oublié . Ainsi ,
dans le même volume , on trouve tout à-la- fois l'éloge raisonnable
et la censure ridicule du même personnage , des
couplets innocens et des bons mots ; la naissance d'un
enfant desiré de toute la France , et le renversement de son
tombeau. Tous les esprits et tous les goûts pourront se satisfaire
le style correct se trouve à côté du trivial , le vrai se
rencontre à côté du faux , souvent l'un et l'autre sont confondus
; la joie et la tristesse se suivent : c'est un jeu continuel
d'oppositions auxquelles on ne s'attend pas ; c'est un
pari gagné de prouver par écrit que les extrêmes se touchent .
G.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
M. DE CHATEAUBRIAND est arrivé à Paris , mardi 2 juin ,
après avoir parcouru les contrées les plus célèbres dans l'histoire
du genre humain. On imagine facilement quels trésors
un voyageur tel que lui a dû rapporter d'Athènes , de Sparte ,
de Constantinople , des champs où fut Troie , de Jérusalem ,
d'Alexandrie , du Caire , de Memphis , de Carthage , de Grenade
, etc. etc. Nous sommes autorisés à annoncer aux lecteurs
du Mercure qu'ils jouiront les premiers des fruits d'un
voyage si noblement entrepris , et si heureusement achevé.
Le règlement des théâtres vient d'être publié par ordre
de S. Exc. le ministre de l'intérieur ; il contient les dispositions.
suivantes :
Théatres de Paris . I. Sont considérés comme grands
theatres , et jouiront des prérogatives attachées à ce titre par
décret du 8 juin 1806 :
1º. Le Théatre- Français ( Théâtre de S. M. l'EMPEREUR . )
Ce théâtre est spécialement consacré à la Tragédie et à la
Comédie. Son répertoire est composé : 1 ° . de toutes les pièces
( tragédies , comédies et drames ) jouées sur l'ancien Théâtre
de l'Hôtel de Bourgogne , sur celui que dirigeoit Molière ,
et sur le théâtre qui s'est formé de la réunion de ces deux établissemens
, et qui a existé sous diverses dénominations jus*
471
JUIN 1807 .
qu'à ce jour ; 2 ° . des comédies jouées sur les divers théâtres
dits Italiens, jusqu'à l'établissement de l'Opéra- Comique . Le
Théâtre de l'Impératrice sera considéré comme une annexe
du Théâtre -Français , pour la comédie seulement. Son répertoire
contient : 1 °. les comédies et drames spécialement composés
pour ce théâtre ; 2 ° . les comédies jouées sur les théâtres
dits Italiens , jusqu'à l'établissement de l'Opéra-Comique :
ces dernières pourront être représentées par le Théâtre de
l'Impératrice , concurremment avec le Théâtre - Français .
2°. Le Théatre de l'Opéra ( Académie impériale de Musique.
) Ce théâtre est spécialement consacré au chant et à la
danse son répertoire est composé de tous les ouvrages , tant
opéras que ballets , qui ont paru depuis son établissement ,
en 1646. 1 °. Il peut seul représenter les pièces qui sont entièrement
en musique , et les ballets du genre noble et gracieux :
tels sont tous ceux dont les sujets ont été puisés dans la mythologie
ou dans l'histoire , et dont les principaux personnages
sont des dieux , des rois ou des héros ; 2° . il pourra aussi donner
( mais non exclusivement à tout autre théâtre ) des ballets représentant
des scènes champêtres ou des actions ordinaires de la vie.
3°. Le Théâtre de l'Opéra- Comique. ( Théâtre de S. M.
l'EMPEREUR. ) Ce théâtre est spécialement destiné à la représentation
de toute espèce de comédies ou drames mêlés de
couplets , d'ariettes et de morceaux d'ensemble. Son répertoire
est composé de toutes les pièces jouées sur le théâtre
de l'Opéra-Comique , avant et après sa réunion à la Comédie
Italienne , pourvu que le dialogue de ces pièces soit coupé
par du chant. L'Opéra- Buffa doit être considéré comme
une annexe de l'Opéra-Comique. Il ne peut représenter que
des pièces écrites en italien .
II. Aucun des airs , romances et morceaux de musique qui
auront été exécutés sur les théâtres de l'Opéra et de l'Opéra-
Comique , ne pourra , sans l'autorisation des auteurs ou propriétaires
, être transporté sur un autre théâtre de la capitale ,
même avec des modifications dans les accompagnemens , que
cinq ans après la première représentation de l'ouvrage dont ces
morceaux font partie.
III. Seront considérés comme théâtres secondaires :
2º. Le Théâtre du Vaudeville. Son répertoire ne doit contenir
que de petites pièces mêlées de couplets sur des airs
connus , ou des parodies.
3°. Le Théâtre des Variétés , boulevard Mortmartre. Son
répertoire est composé de petites pièces dans le genre grivois ,
poissard ou villageois , quelquefois mêlées de couplets également
sur des airs connus .
468 MERCURE DE FRANCE ,
dans Rousseau. Le titre de Rêveries d'un Homme sensible ,
qu'il donne encore à son livre , prouve au surplus qu'il a rêvé
précisément ce qu'il avoit lu la veille du jour où il l'a composé.
?
Lorsqu'un écrivain rempli de vanité , ne peut ni rêver de
plan d'éducation , ni nous faire la confidence de ses aventures
, parce qu'il n'a pas d'aventures à raconter ,
il lui reste
encore la ressource de barbouiller l'histoire scandaleuse de
quelque homme célèbre , dont le nom promet d'exciter la
Curiosité des lecteurs. C'est le parti qu'a voulu prendre
l'auteur des Amours de Henri IV : ouvrage qui réunit
sans choix et sans goût , les articles les plus disparates.
L'éloge de ce bon roi , par M. de La Harpe , se trouve au
commencement , et lui sert comme d'introduction ou de
discours préliminaire. On peut y remarquer que ce critique ,
judicieux lorsque l'esprit philosophique ne l'animoit pas ,
ne dit qu'un mot de la Henriade , et que ce mot suffit
pour donner de ce poëme une idée très-juste : « Le nom
» de Henri IV , dit-il , est dans toutes les bouches ; il nous
» a rendu plus précieux un monument que lui a consacré
» le génie. » On ne peut en moins de mots , et avec plus
de politesse , faire une critique plus convenable d'un ouvrage
fait pour accroitre la gloire d'un héros cher à tous les coeurs ,
puisqu'il faut conclure de cette expression que le poëme
s'est trouvé tellement au-dessous de son sujet , qu'il a besoin
lui - même du doux souvenir attaché au nom de Henri
pour obtenir un surcroît d'estime qu'on ne lui auroit point
accordé sans cela. C'est comme s'il disoit que ce n'est pas
le poëme qui soutient la réputation du héros , mais que
c'est le nom du héros qui conserve le souvenir du poëme :
ce qui est d'une vérité rigoureuse , sans que cela soit offensant
pour l'auteur , parce que s'il est toujours facile à un
talent estimable de relever un nom médiocre , il faut un
esprit sublime pour composer un ouvrage digne d'aller de
pair avec la renommée d'un grand homme. Après cet éloge ,
dans lequel les foiblesses de Henri IV sont voilées avec
décence , l'auteur fait le récit de toutes les aventures galantes
de l'amant de la belle Gabrielle et de la marquise de Verneuil
. Le style de cette narration , constamment embarrassé ,
diffus et plat , ne paroit pas même appartenir au temps
actuel , tant il est chargé de tournures pénibles , de transitions
forcées , et d'expressions qui ne sont point en usage.
Mais cette histoire est sur- tout remarquable par le peu de
jugement de son auteur , qui recueille sans discernement tout
ce qu'il a pu découvrir dans les vieilles chroniques ou dans
JUIN 1807. 469
Les traditions qui circulent parmi les conteurs d'historiettes
. Il ne se doute pas seulement qu'il transforme en
véritable Georges Dandin le même homme , qui , dans
1 éloge précédent, est représenté comme un excellent prince ,
rempli de sens et de raison , sujet à quelques écarts , à la
vérité , mais connoissant parfaitement tous les devoirs
d'un roi , d'un ministre , d'un capitaine , et les remplissant
avec exactitude , malgré les fréquentes distractions
auxquelles il étoit exposé. Son divorce avec Marguerite
de Valois donne occasion au narrateur de s'arrêter avec
complaisance sur les amours de cette princesse , et de la
représenter comme une malheureuse abandonnée à tous les
caprices de ses folles passions , et d'intelligence avec son
mari pour attirer ou retenir dans ses intérêts , par un
odieux manège , tous ceux dont il croyoit pouvoir obtenir
quelque service avantageux . Mais ce qui doit , par dessus
tout , enlever à cet écrivain toute espèce de confiance , c'est
la crédulité ridicule dont il fait parade , pour s'autoriser
à publier la plus misérable pièce historique qu'il soit possible
d'imaginer ; c'est un méprisable libelle , fabriqué par quelque
main ennemie , sous le titre de Manifeste de Henri IV,
sur son divorce d'avec Catherine de Valois ( l'auteur a
voulu dire Marguerite de Valois : maladroite supposi
tion , dans laquelle le monarque révéleroit lui - même sa
propre honte , dans les termes les plus grossiers , et s'avoueroit
complice de la plus vile prostitution. Une pareille
pièce ne mérite assurément pas le plus léger examen ; mais
comme le soin qu'on prend de la reproduire aujourd'hui
pourroit faire penser qu'il y a quelque intention secrète
d'abaisser le caractère d'un de nos princes les plus chers à
la nation , il est bon d'observer qu'il ne faut en attribuer
la publication qu'au desir d'enfler des volumes , et que c'est
uniquement pour obtenir cet heureux résultat , qu'à la suite
de la relation des amours plus libertins que galans , et plus
tristes que folâtres et légers , l'auteur ou l'éditeur a encore
ajouté tous les billets doux déjà connus de Henri IV , tous les
bons mots et toutes les anecdotes qui lui sont attribuées ; qu'il
a fait imprimer le Récit de la naissance de Louis XIII,
écrit par la sage- femme de Marie de Médicis : pièce intéressante
, parce qu'elle est vraie , et qu'elle montre le monarque
dans le sein de son ménage , éprouvant tous les
sentimens qui remuent le coeur de l'homme , au moment
où son existence s'accroit de celle d'un fils chéri ; qu'enfin ,
pour achever le contraste , il a terminé par un Journal de
la violation des tombeaux de Saint-Denis : espèce de
3
470 MERCURE DE FRANCE ,
et
nomenclature fort sèche des princes et princesses dont les
cendres ont été troublées à cette époque désastreuse ,
parmi lesquels le nom de Turenne a été oublié . - Ainsi
dans le même volume , on trouve tout à -la - fois l'éloge raisonnable
et la censure ridicule du même personnage , des
couplets innocens et des bons mots ; la naissance d'un
enfant desiré de toute la France , et le renversement de son
tombeau. Tous les esprits et tous les goûts pourront se satisfaire
le style correct se trouve à côté du trivial , le vrai se
rencontre à côté du faux , souvent l'un et l'autre sont confondus
; la joie et la tristesse se suivent : c'est un jeu continuel
d'oppositions auxquelles on ne s'attend pas ; c'est un
pari gagné de prouver par écrit que les extrêmes se touchent.
G.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
M. DE CHATEAUBRIAND est arrivé à Paris , mardi 2 juin ,
après avoir parcouru les contrées les plus célèbres dans l'histoire
du genre humain. On imagine facilement quels trésors
un voyageur tel que lui a dû rapporter d'Athènes , de Sparte ,
de Constantinople , des champs où fut Troie , de Jérusalem ,
d'Alexandrie , du Ćaire , de Memphis , de Carthage , de Grenade
, etc. etc. Nous sommes autorisés à annoncer aux lecteurs
du Mercure qu'ils jouiront les premiers des fruits d'un
voyage si noblement entrepris , et si heureusement achevé.
Le règlement des théâtres vient d'être publié par ordre
de S. Exc. le ministre de l'intérieur ; il contient les dispositions.
suivantes :
Théatres de Paris. I. Sont considérés comme grands
theatres , et jouiront des prérogatives attachées à ce titre par
décret du 8 juin 1806 :
1°. Le Théatre- Français ( Théâtre de S. M. l'EMPEREUR . )
Ce théâtre est spécialement consacré à la Tragédie et à la
Comédie. Son répertoire est composé : 1 ° . de toutes les pièces
( tragédies , comédies et drames ) jouées sur l'ancien Théâtre
de l'Hôtel de Bourgogne , sur celui que dirigeoit Moliere ,
et sur le théâtre qui s'est formé de la réunion de ces deux établissemens
, et qui a existé sous diverses dénominations jusJUIN
1807. 471
qu'à ce jour ; 2° . des comédies jouées sur les divers théâtres
dits Italiens, jusqu'à l'établissement de l'Opéra- Comique . Le
Théâtre de l'Impératrice sera considéré comme une annexe
du Théâtre - Français , pour la comédie seulement . Son répertoire
contient : 1 °. les comédies et drames spécialement composés
pour ce théâtre ; 2 ° , les comédies jouées sur les théâtres
dits Italiens , jusqu'à l'établissement de l'Opéra-Comique :
ces dernières pourront être représentées par le Théâtre de
l'Impératrice , concurremment avec le Théâtre-Français.
2°. Le Théatre de l'Opéra ( Académie impériale de Musique.
) Ce théâtre est spécialement consacré au chant et à la
danse son répertoire est composé de tous les ouvrages , tant
opéras que ballets , qui ont paru depuis son établissement ,
en 1646. 19. Il peut seul représenter les picces qui sont entièrement
en musique , et les ballets du genre noble et gracieux :
tels sont tous ceux dont les sujets ont été puisés dans la mythologie
ou dans l'histoire , et dont les principaux personnages
sont des dieux , des rois ou des héros ; 2°. il pourra aussi donner
( mais non exclusivement à tout autre théâtre ) des ballets représentant
des scènes champêtres ou des actions ordinaires de la vie .
3°. Le Théâtre de l'Opéra- Comique. ( Théâtre de S. M.
l'EMPEREUR. ) Ce théâtre est spécialement destiné à la représentation
de toute espèce de comédies ou drames mêlés de
couplets , d'ariettes et de morceaux d'ensemble. Son répertoire
est composé de toutes les pièces jouées sur le théâtre
de l'Opéra-Comique , avant et après sa réunion à la Comédie
Italienne , pourvu que le dialogue de ces pièces soit coupé
par du chant. L'Opéra-Buffa doit être considéré comme
une annexe de l'Opéra-Comique. Il ne peut représenter que
des pièces écrites en italien .
II. Aucun des airs , romances et morceaux de musique qui
auront été exécutés sur les théâtres de l'Opéra et de l'Opéra-
Comique , ne pourra , sans l'autorisation des auteurs ou propriétaires
, être transporté sur un autre théâtre de la capitale ,
même avec des modifications dans les accompagnemens , que
cinq ans après la première représentation de l'ouvrage dont ces
morceaux font partie.
III. Seront considérés comme théâtres secondaires :
2°. Le Théâtre du Vaudeville. Son répertoire ne doit contenir
que de petites pieces melées de couplets sur des airs
connus , ou des parodies.
3°. Le Théâtre des Variétés , boulevard Mortmartre. Son
répertoire est composé de petites pièces dans le genre grivois ,
poissard ou villageois , quelquefois mêlées de couplets également
sur des airs connus.
472
MERCURE DE FRANCE ;
3º. Le Théâtre de la Porte Saint - Martin. Il est spécia
lement destiné au genre appelé mélodrame , aux pièces à grand
spectacle. Mais dans les pièces du répertoire de ce théâtre ,
comme dans toutes les pièces des théâtres secondaires , on ne
pourra employer , pour les morceaux de chant , que des airs
connus. On ne pourra donner sur ce théâtre des ballets dans
le genre historique et noble , ce genre , tel qu'il est indiqué
plus haut , étant exclusivement réservé au grand Opéra,
4°. Le Théâtre dit de la Gaieté. Il est spécialement destiné
aux pantomimes de tout genre , mais sans ballets ; aux arlequinades
et autres farces , dans le goût de celles données autrefois
par Nicolet sur ce théâtre.
5°. Le Théâtre des Variétés-Etrangères. Le répertoire de
ce théâtre ne pourra être composé que de pièces traduites des
théâtres étrangers.
IV. Les autres théâtres actuellement existans à Paris , et autorisés
par la police antérieurement au décret du 8 juin 1806,
seront considérés comme annexes ou doubles des théâtres secondaires
: chacun des directeurs de ces établissemens est tenu
de choisir parmi les genres qui appartiennent aux théâtres secondaires
, le genre qui paroîtra convenir à son théâtre. Ils
pourront jouer, ainsi que les théâtres secondaires , quelques
pièces des répertoires des grands théâtres , mais seulement avec
l'autorisation des administrations de ces spectacles , et après
qu'une rétribution due aux grand théâtres aura été réglée de
gré à gré, conformément à l'article IV du décret du 8 juin ,
et autorisée par le ministre de l'intérieur.
V. Aucun des théâtres de Paris ne pourra jouer des pièces
qui sortiroient du genre qui lui a été assigné . Mais lorsqu'une
pièce aura été refusée à l'un des trois grands théâtres , elle
pourra être jouée sur l'un ou l'autre des théâtres de Paris ,
pourvu toutefois que la pièce se rapproche du genre assigné
à ce théâtre.
VI. Lorsque les directeurs et entrepreneurs de spectacles
voudront s'assurer que les pièces qu'ils ont reçues ne sortent
point du genre de celles qu'ils sont autorisés à représenter ,
et éviter l'interdiction inattendue d'une pièce dont la mise en
scène auroit pu leur occasionner des frais , ils pourront déposer
un exemplaire de ces pièces dans les bureaux du minis
tère de l'intérieur. Lorsqu'une pièce ne paroîtra pas être du
genre qui convient au théâtre qui l'aura reçue , les entrepre
neurs ou directeurs de ce théâtre en seront prévenus par le
ministre. L'examen des pièces dans les bureaux du ministère
de l'intérieur , et l'approbation donnée à leur représentation ,
ne dispenseront nullement les directeurs de recourir au minisJUIN
1807. 473
tère de la police , où les pièces doivent être examinées sous
d'autres rapports.
VII. Pour que les théâtres n'aient pas à souffrir de cette
détermination et distribution de le ministre leur pergenres
,
met de conserver en entier leurs anciens répertoires , quand
même il s'y trouveroit quelques pièces qui ne fussent pas du
genre qui leur est assigné ; mais ces anciens répertoires devront
rester rigoureusement tels qu'ils ont été déposés dans les
bureaux du ministre de l'intérieur , et arrêtés par le ministre.
Par cet article toutefois il n'est nullement contrevenu à l'article
IV du décret du 8 juin , qui ne permet à aucun théâtre
de Paris de jouer les pièces des grands théâtres , sans leur payer
une rétribution .
La suite de ce règlement est relative aux répertoires des
théâtres dans les départemens , et aux troupes de comédiens
ambulantes. Les villes qui ont un ou plusieurs théâtres permanens
, sont au nombre de 20 , savoir : Paris , 19 ; Lyon , Bordeaux
, Marseille , Nantes et Turin , 2 ; Rouen , Bruxelles ,
Brest , Toulouse , Montpellier , Nice , Gênes , Alexandrie ,
Gand , Anvers , Lille , Dunkerque , Metz et Strasbourg , 1 .
Les autres villes qui ne peuvent entretenir de spectacle que
pendant une partie de l'année , et qui sont désignées dans le
tableau annexé au règlement , y sont classées de manière à
former 25 arrondissemens. Ces villes sont au nombre de 256 ,
parmi lesquelles il n'en est désigné aucune du Piémont et de la
Ligurie. Aucun entrepreneur de spectacles ne pourra envoyer
de troupes ambulantes dans un arrondissement, 1 ° . s'il n'y a été
formellement autorisé par le ministre de l'intérieur , devant
lequel il devra faire preuve des moyens qu'il peut avoir de
remplir ses engagemens ; 2° . s'il n'est en outre muni de l'approbation
du ministre de la police générale .
Le dernier article du titre III , consacré aux troupes de
comédiens ambulantes , porte :
« Les autorisations pour les troupes ambulantes seront
délivrées aux entrepreneurs des spectacles dans le courant de
l'année 1807, La nouvelle organisation des spectacles en cette
partie devra être en pleine activité au renouvellement de
l'année théâtrale ( en avril 1808 ), En attendant , les préfets
sont autorisés à suivre , à l'égard des troupes ambulantes , les
dispositions qui ont été en vigueur jusqu'à ce jour , s'ils n'y
ont déjà dérogé. »
Voici les dispositions générales par lesquelles est terminé
l'arrêté :
« Les spectacles n'étant point au nombre des jeux publics
auxquels assistent les fonctionnaires en leur qualité , mais des
474
MERCURE DE FRANCE ,
amusemens préparés et dirigés par des particuliers qui ont
spéculé sur le bénéfice qu'ils doivent en retirer , personne n'a
le droit de jouir gratuitement d'un amusement que l'entrepreneur
vend à tout le monde. Les autorités n'exigeront donc
d'entrées gratuites des entrepreneurs , que pour le nombre
d'individus jugé indispensable pour le maintien de l'ordre et
de la sûreté publique.
>> Il est fait défense aux entrepreneurs , directeurs ou régisseurs
de spectacles et concerts , d'engager aucun élève des
écoles de chant ou de déclamation du Conservatoire impérial ,
sans l'autorisation spéciale du ministre de l'intérieur.
» L'autorité chargée de la police des spectacles , prononcera
provisoirement sur toutes contestations , soit entre les
directeurs et les acteurs , soit entre les directeurs et les auteurs
ou leurs agens , qui tendroient à interrompre le cours ordinaire
des représentations ; et la décision provisoire pourra être
exécutée , nonobstant le recours vers l'autorité à laquelle il
appartiendra de juger le fond de la contestation . >>
Les nouveautés deviennent rares sur les grands théâtres .
Le Théâtre de l'Impératrice a donné cette semaine la première
représentation du Curieux , comédie en un acte et en
vers. Cette petite pièce , qui est le début d'un jeune homme ,
a obtenu du succès. Les comédiens italiens du même théâtre
ont repris la Griselda. Nous doutons que cet opéra du célèbre
Paër ait le succès qu'on s'en étoit promis . Madame Barilli feroit
beaucoup mieux de s'adresser au célèbre Paësiello , et de reprendre
la Frascatana.
-
-
-
Le Jardin des Plantes vient encore de s'agrandir de plusieurs
portions de terrains vers les chantiers de la rue de Seine.
On forme sur ces terrains nouveaux diverses enceintes en treillages
de bois à la manière suisse . On y construit aussi quelques
édifices en pierres destinés à servir de serres. - La ménagerie
a fait plusieurs pertes depuis quelque temps , entr'autres celle
du lion , dont on voit la dépouille très-bien conservée au
cabinet d'histoire naturelle. On a donné , comme on sait ,
à l'une des lionnes qui restent à la ménagerie , un chien braque
avec lequel elle sympathise parfaitement , et dont les jeux et
les caresses amusent son ennui : un essai semblable vient d'être
fait à l'égard d'un des aigles de la grande volière. Cet aigle
étoit malade d'ennui , et ne mangeoit plus. On imagina de lui
livrer une jeune et tendre volatille qui, en lui offrant un simulacre
de chasse , lui procurât un moment de plaisir , et sur- tout
un repas agréable . Un joli petit coq anglais lui fut livré . On
s'attendoit à voir l'aigle fondre sur cette foible proie et la
dévorer ; mais , au grand étonnement de tout le monde , le roi
JUIN 1807. 475
des oiseaux s'approcha du petit coq , le regarda attentivement ▾
entr'ouvrit son aile comme pour le protéger , se promena avec
lui dans sa cage spacieuse , et parut le conserver pour en faire
sa société. Depuis ce temps , l'aigle a recouvré l'appétit. Ces
épreuves , dit-on , et plusieurs autres qui ont également réussi ,
donnent lieu de croire qu'une longue captivité et le besoin de
société peuvent adoucir le naturel des animaux les plus voraces.
-M. Richerand , chirurgien de l'Hôpital Saint- Louis et
de la garde de Paris , est nommé professeur de l'Ecole de
Médecine pour la pathologie externe , en remplacement de
feu M. Lassus .
M. Larrey, chirurgien en chef de la garde impériale et
de l'Hospice du Gros - Caillou , est nommé chirurgien consultant
de S. M. l'EMPEREUR et Roi , à la place du même M. Lassus.
-Le sujet pour le prix de 1806 , proposé par l'Académie
du Gard , étoit la question suivante, qui devoit être particulièrement
traitée dans ses rapports avec les localités du département
du Gard :
« Dans quels cas les défrichemens sont-ils utiles ?
» Dans quels cas sont -ils nuisibles ?
Le prix a été remporté par un mémoire ayant pour devise :
Ofortunatos nimium sua si bora novin , Agricolas !
VIRG.
L'auteur ne s'est pas fait connoître ; un billet joint à son
ouvrage , contenoit , au lieu de son nom , une invitation à
l'Académie de disposer de la médaille pour le prochain
concours.
Afin de remplir le voeu de l'anonyme , l'Académie a délibéré
d'ouvrir , en même temps que le concours annuel , un
concours extraordinaire sur la question suivante :
« Déterminer le principe fondamental de l'intérêt de l'argent
, les causes accidentelles de ses variations , et ses rapports
avec la morale. »
L'Académie propose de plus , pour sujet du prix ordinaire ,
le récit , en style épique , de la mort de Henri IV. Ce morceau
devra être de cent à deux cents vers.
Chaque prix consistera en une médaille d'or de la valeur
de 300 fr. Ils seront décernés dans la séance publique de 1807.
Les ouvrages couronnés seront lus dans la même séance.
Le concours sera fermé le 1 ° . décembre 1807. Ce terme
est de rigueur.
-L'Académie Royale des Beaux - Arts de Milan a proposé ,
dans sa séance du 12 avril dernier , les prix suivans pour le
concours de 1808 :
ARCHITECTURE . Sujet.- Un palais royal pour une ville des
476 MERCURE
DE FRANCE ,
tinée à recevoir une cour distinguée , et à loger plusieurs têtes
couronnées.
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 60 sequins ,
qu'on pourra porter jusqu'à 100 , si l'ouvrage mérite cette
distinction .
PEINTURE . Sujet. -Théodote , gouverneur d'Alexandrie ,
présente à César , arrivant en cette ville , la tête de Pompée ,
qu'il avoit conservée pour s'en faire un titre de recommandation
auprès du vainqueur . César accueille un tel présent par
l'indignation et les larmes.
--
-
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 120 sequins.
SCULPTURE. Sujet. Céphale ayant lancé à la chasse un
trait sur une bête fauve , blesse à mort sa femme Procris.
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 40 sequins.
GRAVURE. Sujet. On pourra graver en cuivre tout oùvrage
d'un bon auteur , qui n'auroit pas encore été convena–
blement gravé jusqu'à ce jour.
-
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 30 sequins. --
Dessin de figURE. Sujet. Enée , conduit par la Sibylle
de Cumes aux sombres demeures de Pluton , rencontre , en
parcourant les plages douloureuses , l'ombre inconsolable de
Didon qui , par lui involontairement abandonnée , pour lui
s'étoit donné la mort. Il s'efforce de persuader à cette ombre
qu'il n'est point coupable. Didon inflexible , fixe ses regards
vers la terre , et porte ses pas vers Sichée , son premier époux.
Prix . Une médaille d'or de la valeur de 30 sequins.
DESSIN D'ORNEMENT. Sujet. Un magnifique lit nuptial
pour un souverain .
-
-
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 20 sequins.
Les artistes étrangers sont admis au concours aussi bien
que
ceux du royaume d'Italie : les ouvrages doivent être remis
aux archives de l'académie avant la fin d'avril 1808. Les autres
détails et les conditions du concours sont consignés dans le
programme.
-La Société de Médecine de Bruxelles propose pour sujet
du prix , consistant en une médaille d'or de la valeur de
200 fr. , portant l'effigie de l'Empereur Napoléon , les questions
suivantes :
1 °. Quels sont les effets que produisent les orages sur l'homme
et sur les animaux ?
2º. De quelle manière ces effets ont-ils lieu ?
3. Quels sont les moyens de s'en garantir et de remédier
aux désordres qu'ils occasionnent ?
Les mémoires pourront être écrits en latin , en français ou
en hollandais.
JUIN 1807. 477
La société de médecine décernera aussi une médaille en or
de 100 fr . , à l'auteur du meilleur mémoire sur les maladies
régnantes dans ledépartement de la Dyle , Bruxelles excepté ,
parce que tous les membres de la société s'occupent à observer
celles qui y règnent.
-
M. Jefferson , président des Etats-Unis , possède plusieurs
bustes faits par des Indiens ; la forme humaine s'étend
jusqu'au milieu du corps , ils sont à peu près de grandeur
naturelle. Les traits sont bien marqués et caractérisent ceux
qui sont propres aux hommes rouges ; il y en a un entre
autres , représentant un vieux sauvage où les rides de la face
et le regard sont très - expressifs. Ces bustes ont été trouvés en
creusant dans un lieu appelé Palmyre , sur la rivière Tenmessée.
On ignore encore de quelle matière ils sont composés ;
quelques- uns pensent qu'ils sont formés d'une pierre solide
taillée et sculptée au ciseau , tandis d'autres croient que
c'est une composition moulée ou façonnée , et cuite . La substance
est extrêmement dure. On ne sait s'ils représentoient des
idoles pour le culte des naturels ou des personnes distinguées.
C'est un sujet de recherches , de savoir quels furent les prédécesseurs
de la race actuelles des Indiens qui purent ainsi exécuter
une assez bonne ressemblance de la tête humaine ,
la face , du cou et des épaules.
que
de
-On a découvert dans la bibliothèque royale de Munich
un monument de l'imprimerie naissante que l'on croit plus
ancien que tous ceux que l'on connoissoit C'est une Sommation
à tous les Etats de la chrétienté de se mettre en campagne
contre les Turcs , écrite en vers allemands , à la fin de l'année
1454. Ce petit ouvrage ne contient que neuf pages in-4° , imprimées
avec des caractères mobiles de bois. C'est aux bibliographes
à décider de l'authenticité de la date et par conséquent
du prix de ce petit imprimé.
-La seconde société Teylérienne de Harlem a proposé la
question suivante : « Quelle est la cause de ce que notre école
de peinture , dans les temps de sa plus grande splendeur , et
même encore actuellement , a produit si peu de maîtres dans
le genre historique , tandis qu'elle a excellé constamment dans
tout ce qui a rapport à l'imitation simple de la nature et dans
les scènes de la vie domestique ? Quels sont les moyens de
former de bons peintres d'histoire dans ce pays ? » - Le prix
consiste dans une somme de quatre cents florins ; et les mémoires
, écrits en latin , français , anglais ou allemand , doivent
être adressés à la maison de la fondation de Teyler , à
Harlem, avant le 1er. Avril 1808 .
- Il paroît que le goût des vers blancs prend faveur parmi
480 MERCURE DE FRANCE ,
dans l'attaque du 16 sur Pultusk , qu'il y en avoit , il y a six
semaines , dans la construction de ce grand nombre de radeaux
auxquels l'ennemi faisoit travailler sur le Bug. Le résultat a
été que ces radeaux , qui avoient coûté six semaines de travail ,
ont été brûlés en deux heures , quand on l'a voulu , et que ces
attaques successives contre des ouvrages bien retranchés et
soutenus de bonnes batteries , leur ont valu des pertes considérables
sans espoir de profit.
Il paroîtroit que ces opérations ont pour but d'attirer l'attention
de l'armée française sur sa droite ; mais les positions de
l'armée française sont raisonnées sur toutes les bases et dans
toutes les hypothèses , défensives comme offensives.
Pendant ce temps , l'intéressant siége de Dantzick continue
à marcher. L'ennemi éprouvera un notable dommage en perdant
cette place importante et les 20,000 hommes qui y sont
renfermés. Une mine a joué sur le blockhausen et l'a fait sauter.
On a débouché sur le chemin couvert par quatre amorces,
et on exécute la descente du fossé.
L'EMPEREUR a passé aujourd'hui l'inspection du 5º régiment
provisoire . Les huit premiers ont subi leur incorporation
. On se loue beaucoup , dans ces régimens , des nouveaux
conscrits génois , qui montrent de la bonne volonté et de
l'ardeur.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 30. - C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 10c 5c 10€
75c 16c oot o´c ooc ooc ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f. 6oc 50c 6oc oof
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc . onof. oooof ooc ooc
DU LUNDI 1 juin.- C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75f 20c 15c 20€
25c ooc oof ooc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc .
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f 6 c. ooc . coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1250f ooc oogof. ooc . 00 of
DU MARDI 2. C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 20c 15c25€
ooc ooc ooc. ooc ooc ooc oỤC . oof ooc ooc coc ooc oof oof ooc
'Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 72f. 6oc oof ooc ooc ooc . soc occ
Act. de la Banque de Fr. 1250f 1248f 1246f. 25c oooof ooc
DU MERCREDI 3. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 20c 25c 200
25c oof ooc ooc . ooc oofooc o: c. ooc cof ooc . oof.
'Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 72f 6oc . ooc . ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 125of 1248f 75c ocoof oof
― DU JEUDI 4.
ĐỌC ĐỌC 0 C GÓC ĐỌC ĐỘC DỐC DỌC OC O C 0ỌC OẶC CỌC ĐỘC CỐC LỌC 000
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 72f 70c 00c oof ooc ooc oof ooc
Cp . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75 3oc 56c 4oc 45c 40e
Act. de la Banque de Fr. 1250f. oue oovof ooouf. 0000f
DU VENDREdi 5. C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc. Soc
90c 76f75f 90c Soc goc 7of oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooC OVE
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 73f 25c 72f. gcc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1251f 258 0000f0000f
( No. CCCVIII. )
( SAMEDI 13 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
L'ANNIVERSAIRE ,
Elégie qui a remporté le prix à l'Académie des Jeux Floraux
de Toulouse. ( 1 )
Dix ans sont écoulés . Je revois la journée
Où l'ame de mon père aux cieux est retournée.
Jour au deuil consacré ! jour triste ! jour fatal !
Du lugubre cyprès pour toi ceignant ma tête ,
Je veux te saluer d'un hymne filial ,
Je veux que dans mon coeur la douleur ait sa fête.
L'heure sonne : j'écoute . O souvenir cruel !
Quand cette heure sonna , je n'avois plus de père :
Il s'étoit endormi du sommeil éternel ,
Et je baignois de pleurs les genoux de ma mère.
Je répétois souvent : « Il n'est donc plus d'espoir !
» Je ne pourrai donc plus l'entendre ni le voir ! »
Mais du fatal airain , lorsque la voix sacrée
Annonça qu'un mortel avoit quitté le jour ,
Chaque son retentit dans mon ame navrée .
Tout venoit m'avertir du départ sans retour ;
Tout ce qui m'entouroit me racontoit ma perte .
(1) Voyez le Numéro du 16 mai , dans lequel nous avons rendu compte
de la dernière séance publique de l'Académie des Jeux Floraux.
Hh
DI
5
. cena
482 MERCURE DE FRANCE ,
Quand la nuit dans les airs jeta son crêpe noir ,
-Mon père , à ses côtés , ne me fit plus asseoir ;
Et j'attendis en vain , à sa place déserte ,
Une tendre caresse et le baiser du soir.
L'obscurité muette augmenta ma souffrance :
Long-temps j'appelai le repos ;
Et Morphée , ami de l'enfance ,
Pour la première fois m'envia ses pavots.
Enfin , il abaissa ma paupière lasséc ;
Mais l'essaim des songes heureux
Ne caressa plus ma pensée :
1
J'expiai mon sommeil par des rêves affreux .
Mon père ! oh ! que de fois ton ombre auguste et chère ,
M'apparut dans le sein des nuits !
J'allois traînant mes longs ennuis ;
Triste , je gémissois , même auprès de ma mère.
Le Temps sur son aile légère
N'a point emporté mes douleurs :
Ta tombe après dix ans me demande des pleurs.
Ce fils joyeux qui vole au-devant de son père ,
Porte dans tous mes sens un trouble involontaire ;
Je dis en soupirant : « J'avois un père aussi !
» Quand il me revoyoit , il m'embrassoit ainsi. »
Qu'ils étoient beaux ces jours où , non loin de la ville ,
Nous allions , prolongeant des entretiens chéris ,
Aux paisibles hameaux demander un asile !
Là , reposant sur moi tes regards attendris ,
Tu confiois d'avance à ma raison débile
Ces longs projets de ton amour ,
Que peut-être ton coeur eût accomplis un jour !
Ta voix, encourageant ma muse adolescente ,
Lui permit de prétendre à des lauriers lointains....
Hélas ! quels que soient mes destins ,
Tu ne souriras point à ma gloire naissante ;
Je t'ai perdu ta tombe elle -même est absente.
Mais ma bouche le jure à tes mânes chéris :
Quand la mélancolique automne
De sa parure monotone
Couvrira les champs défleuris ,
Loin de la riante Lutèce ,
J'irai promener ma tristesse
Aux lieux où dorment tes débris.
Le monument paisible où ta cendre repose
Ne sera point chargé d'éloges fastueux :
JUIN 1807 .
483
Le nom du mortel vertueux
Suffit à son apothéose .
O mon père ! ton fils , d'une motleste fleur
Ornera ta tombe sacrée ,
Et sur la pierre révérée
Redira ce chant de douleur.
M. MILLEVOYE .
ÉPITRE INÉDITE
De feu CHABANON , de l'Académie Française , à M. DE
CHAMPFORT , sur la Tragédie lyrique.
O CHAMPFORT , tu le sais , chez nos Français légers ,
Où la mode préside à des goûts passagers ,
Des repas du matin la récente manie ,
Est des gens du bon ton adoptée et suivie.
J'approuvai quelques temps ces rendez- vous sensés,
Donnés par des amis , à se voir empressés ;
Mais quoi , sans se connoître aujourd'hui l'on s'invite :
On se cherche plutôt , pour s'ennuyer plus vite.
La mode a tout gâté , la mode corrompt tout :
Ce qui se fait par air toujours se fait sans goût.
Toute mode d'éclat est bientôt abusive .
Ainsi , quand la Bertin , dans sa tête inventive ,
A, pour un front royal que pare la beauté ,
Conçu de quelqu'atour l'heureuse nouveauté ,
Trente singes titrés , que leur miroir accuse ,
Dont l'informe figure à tout art se refuse ,
Au magasin du goût vont tout subitement
Se fournir , à crédit , du moderne agrément .
Mais ce qui sied placé près d'une forme heureuse ,
Enlaidit la laideur , et la rend plus affreuse.
Le matin , chez Raynal ; quelques hommes de poids ,
S'assemblèrent gaiement pour médire des rois :
Ils se sentoient heureux en gouvernant le Monde.
De nos oisifs errans la troupe vagabonde ,
Sur les pas l'un de l'autre à`la file introduits ,
Troublèrent le repos de ces sages réduits.
La foule s'y grossit , la foule est indiscrète :
Ce qui fut un plaisir devient une étiquette ;
Et doué de bon sens , ou d'esprit dépourvu ,
On voulut une fois dire au moins je l'ai vu.
Hb 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
Le froid Hilarion , bel -esprit des plus minces,
Y vint approfondir les intérêts des princes.
Eglé , pour assister à ce docte conseil ,
Dérobe à ses attraits deux heures de sommeil ,
Et, l'esprit tourmenté de galantes intrigues ,
Vient en philosophant reposer ses fatigues.
D'idiots étrangers , à la fête appelés ,
Se virent nez - à-nez tristement accolés .
Nul d'eux ne s'entendoit ; et leur confus ramage
De l'antique Babel nous retraça l'image :
Et voilà les plaisirs de nos gens du bel air !
O ce n'est point ainsi que Philon sut hier
Convier ses amis à ce repas d'usage !
Son déjeûner pour nous fut le repas du sage ;
Bon sens , instruction en ont rempli le cours.
« Hé bien ! la Tragédie expire de nos jours ,
» Dit-il ; pour adoucir un ennemi barbare ,
» Auguste , du Lémol va passer au bécarre .
» L'Italie avant nous enfanta ce dessein :
» Là , Titus en musique absout un assassin ;
» Mais laissons l'Italie , et ses castrats en jupe.
>> A mettre en chant Pascal qu'un esprit faux s'occupe.
» Choqués de ce progrès , platement insensé ,
» Direz-vous que partout le chant est déplacé ?
» Mes amis , c'est ainsi qu'Orgon vouloit conclure.
» Tout art , je le conçois , a sa juste mesures
» Dans son propre district il faut le renfermer :
» Tout ce qui parle au coeur le chant peut l'exprimer.
» Je ne veux pas qu'Anguste , en fredons Italiques' ,
>> Compare au sort des cours le sort des républiques
>> Le raisonnement nuit au langage du coeur.
» Mais si de sons touchans , symboles de douceur ,
» Il revêt le pardon qu'accorde sa clémence ,
» Qui doute qu'aussitôt le plaisir ne commence .
>> J'ai lu de nos censeurs les accusations.
» Le développement des grandes passions ,
» Des sentimens filés les nuances subtiles
» Sont de l'art dramatique un des points difficiles ;
» Mais ces rares beautés , qui nous les interdit ?
» Moins le plan est chargé , mieux on l'approfondit .
>> Des veines du sujet , vu sous le microscope ,
» Découvrez savamment la plus fine enveloppe .
» Quinault ne l'a point fait . Eh ! faites mieux
Ce qu'il n'a pu savoir, on le sait aujourd'hui.
que
lui :
1
JUIN 1807 . 485
» L'art timide et naissant , dont Quinault fut esclave ,
» N'enchaîne plus vos pas dans une dure entrave ;
>> Cet art rampoit alors , il plane maintenant :
>> Imitez son essor . Quoi ! la Muse du chant ,
>> Pour l'ode , associée aux accens de la lyre ,
» Consacre les fureurs d'un sublime délire ;
>> Et l'on veut que le chant , dégradant les héros ,
» Les réduise au théâtre à de froids madrigaux !
» Chassons ce préjugé , né de notre ignorance.
>> On dit que d'Apollon célébrant la naissance ,
» Les Arts firent un jour à ce Dieu , leur appui ,
» Hommage des talens qu'ils ont reçus de lui .
>> Tous s'enorgueillissoient de leur noble partage .
» Melpomène au concours eut pourtant l'avantage :
» Calliope en conçut quelque secret dépit ;
>> ( Car les Dieux sont jaloux , Homère nous l'a dit ;
» Et tout Dieu bel- esprit , faisant métier d'écrire ,
» Né plus près de l'envie , en ressent mieux l'empire. )
>> Calliope en ces mots exhaloit ses doulours :
« D'un style harmonieux les brillantes couleurs
>> Des objets que je peins parent en vain l'image .
>> Tout ce qui parle aux yeux frappe encor davantage .
>> Oui , les moindres héros sur la scène agissans ,
>> Pour émouvoir le coeur , ont des droits plus puissans
Que le récit pompeux des plus hautes merveilles , >>
>> Dont ma double trompette étonne les oreilles .
» Melpomène aux honneurs a la première part ;
>> Mais ce triomphe n'est que celui de son art .
» O que ne puis - je aussi , que ne puis- je comme elle ! . . . »
<< Tu le peux , dit le chef de la troupe immortelle ;
>> Oui , descends sur la scène , et charmes- y les yeux :
» Je t'ai soumis la terre , et l'enfer , et les cieux .
>> L'univers tout entier est ton vaste domaine :
>> Reproduis l'univers sur la lyrique scène ;
» Fais parler , fais agir les Dieux et les héros. ››
» Dès que le Dieu du Pinde eut prononcé ces mots ,
» Le viei Homère , assis sur son antique trône ,
>> Vit d'un laurier nouveau refleurir sa couronne :
» Aux tragiques honneurs il étoit appelé .
» Comme un fleuve profond , par les torrens enflé ,
» Sans rien perdre à nos yeux de sa beauté suprême ,
» Produit un autre fleuve aussi grand que lui - même ;
» Comme du tronc noueux d'un chêne qui vie llit ,
» Une tige superbe en longs rameaux jaillit ,
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
» Ainsi dans l'épopée ( ô brillante origine )
» Le tragique opéra prend sa source divine ;
» Du vrai , de fictions mélange merveilleux ,
» C'est l'épopée en scène , et transmise à nos yeux .
Lyriques écrivains , par un abus coupable ,
» N'excédez pas les droits de ce poëme aimable ;
>> De magiques effets répétés trop souvent ,
>>
›› Ne nous offriroient plus qu'un optique mouvant.
>> Combinez les tableaux que votre plan rassemble ;
>> Des noeuds dé l'intérêt unissez-les ensemble .
» Sur un événement attachez votre esprit ;
» Quand l'intérêt s'éteint , le chant se refroidit .
» La fête , à l'intérêt toujours doit être unie :
» Enée , aux champs heureux où régna Lavinie ,
» A-t-il à disputer contre un rival jaloux ,
» La beauté dont les Dieux l'ont désigné l'époux ,
>> Avant que par le fer cet hymen se décide ,
>> Vous pouvez d'Amathonte , ou du temple de Gnide ,
>> Conduire vers Lemnos la riante Cypris :
>> Qu'elle vienne y chercher des armes pour son fils.
›› De l'antre , à son aspect , les ombres s'éclaircissent ;
>> Où Vénus a souri tous les lieux s'embellissent.
>> Sous ces rocs enfumés luit l'éclat des beaux jours ,
>> Et le Cyclope danse au milieu des Amours,
» Avec plus d'art encor naissent ces jeux sublimes,
» Où les Scythes dansans conduisent les victimes
>> Que proscrit de Thoas la farouche terreur .
>> Leur joie est effroyable , et fait frémir d'horreur :
» Leurs pieds , en bondissant, frappent un sol barbare ;
>> Leurs sauvages accens sont les chants du Ténare ;
» Au milieu de leur fête , au milieu de leurs cris ,
>> Gémissent deux héros , l'un sur l'autre attendris .
>> C'est dans des jeux pareils que l'intérêt domine ;
» L'action , en dansant , vers le but s'achemine .
» Des oppositions le contraste piquant ,
» Prescrit par Polymnie , et nécessaire au chant ,
» Est la première loi de tout drame lyrique.
>> O vous qui rabaissez , par un mépris cynique ,
>> Un genre où , selon vous , l'esprit a peu de part,
>> Méditez ce précepte , et louez plus notre art !
» D'un sujet ténébreux , où règne la tristesse ,
» Faire éclore soudain les ris et l'allégresse ,
>> Et du sein des plaisirs ramener la douleur ,
» En gardant l'unité varier la couleur :
JUIN 1807.
487
» De ces traits nuancés les teintes différentes
» Ne peuvent s'assortir que sous des mains savantes . >>
Ainsi parloit Philon : des cors et des hautbois ,
L'accent mélodieux , la séduisante voix ,
Vint d'un lointain profond tout-à- coup nous surprendre;
D'un charme inattendu nul ne put se défendre .
Philon , par ses discours , avoit ému nos coeurs ;
Nos sens étoient ouverts à des sons enchanteurs :
Muets d'étonnement, nos bras , mus en cadence ,
Attestoient le plaisir de notre ame en silence.
Philon reprit ainsi : « Dans Athène autrefois ,
» Défendant de Phryné l'innocence et les droits ,
» Hypéride jouit d'une victoire aisée.
>> Au tribunal auguste il cita l'accusée.
» Des sages y siégeoient : la beauté comparut ;
» L'Aréopage en corps pour l'absoudre conclut.
» C'est de même , à - peu-près , que mon sage artifice
>> Emeut votre intérêt , arme votre justice ,
» Pour un art séduisant accusé devant vous :
» Lui-même il a parlé ; sans doute il est absous. »
Oui , Champfort , il le fut . Philon et ses préceptes ,
( Que peut-être du Pinde avoueront les adeptes ) ,
Ont fait naître en mon coeur le dessein bienveillant
D'aider ceux qui d'Orphée embrassent le talent .
Ce projet qui me rit , ma Muse le diffère !
Avant qu'à mon signal on ouvre la barrière ,
Mes coursiers , hors d'haleine , ont besoin de repos :
Comme eux , reposons- nous pour des efforts nouveaux,
ENIGME.
DES couleurs de l'iris quelquefois revêtue ,
Je plonge au fond des eaux , ou plane dans la nue.
Par moi l'esprit s'annonce , et parle à tous les yeux.
J'orne le Dieu charmant qui préside à Cythère ,
L'oiseau fier et hardi qui porte le tonnerre ,
L'Africain , l'Indoustan , le messager des cieux.
Fléau du malfaiteur , fléau de l'innocence ,
Je fais le bien , le mal également ;
Et je puis consoler l'amant
Dans les disgraces de l'absence .
Par moi , plus d'un gueux s'enrichit ,
Plus d'un plaisant se divertit ,
Plus d'une belle s'erlaidit , ' '
490 MERCURE DE FRANCE ,
poète , par un art très - habile , paroissant dans cet Essai ne
devoir qu'à l'inspiration de sa Muse , la révélation de l'histoire
et des secrets de la science : mérite très-remarquable , et qui
doit être le caractère prédominant de ces sortes de poëmes.
Sur les traces de ces hommes supérieurs , M. Chênedollé ,
jeune encore , se présente bien honorablement. Si le sujet de
son ouvrage reproduit plusieurs des objets déjà embellis par le
talent des écrivains que je viens de rapprocher , il me semble
que l'auteur se l'est rendu propre par l'heureuse idée de ne
peindre les merveilles de la nature qu'en suivant le Génie de
l'Homme , dans l'étude progressive qu'il en a faite , et dans
les découvertes qui en ont été le fruit.
Ce genre de poésie paroît bien austère à un grand nombre
de lecteurs , sur -tout en France , où la poésie dramatique a
toujours eu la préférence : avantage , au surplus , bien justifié
par tant de beaux ouvrages , et tant de moyens de succès.
Pour moins s'étonner de voir un homme de talent s'appliquer
par choix à un genre peu en faveur parmi nous , il faut
se souvenir qu'il y a eu au dix -huitième siècle deux époques
de la poésie , bien distinctes : observation que j'emprunte ici
de M. Ducis , dans son discours de réception à l'Académie
française ; l'une où le grand dépôt de la poésie française , tel
que le siècle de Louis XIV l'avoit en quelque sorte remis
à Voltaire , a été pendant cinquante ans conservé par ce grand
poète presque seul ; l'autre où l'étude des sciences naturelles ,
l'application de l'éloquence à des connoissances nouvelles ,
l'introduction dans notre littérature des richesses d'une littérature
étrangère , ont tourné les talens de la génération contemporaine
vers cette poésie pittoresque et descriptive , dont
l'emploi est encore aujourd'hui un sujet de discussion contentieuse
entre les poètes et les critiques , faute peut-être d'un
examen assez approfondi pour les mettre d'accord. C'est à
l'influence de cette seconde époque de la poésie au dix- huitième
siècle , qu'est dû le goût de plusieurs poètes de notre
temps pour un genre qui offre à leur talent des moyens et des
beautés d'un nouvel ordre .
La saine critique ne doit point augmenter la défaveur de
ce genre par des préventions contre les nouveaux ouvrages qui
peuvent y appartenir. Elle peut , sans danger pour les talens ,
se montrer sévère à l'égard des succès de vogue ; mais elle doît
chercher à contribuer à ce succès d'estime qui paroît le seul
auquel doivent prétendre les poëmes philosophiques. C'est
sur- tout à ce sujet qu'il faut répéter ce qu'a dit Addisson :
« Un vrai critique s'arrête plutôt sur les beautés que sur les
» défauts : il songe à découvrir le mérite caché de l'écrivain . »
JUIN 1807. 491
Le poëme da Génie de l'Homme est divisé en quatre
chants : 1. l'Astronomie ou les Cieux , 2º. la Terre et les
Montagnes , 3 ° . l'Homme , 4°. la Société ; objets que le poète
expose distinctement dans les vers suivans :
L'homme appelle mes vers : je chante son génie.
Je le peindrai d'abord sur les pas d'Uranie,
Et. par elle éclairé , poursuivant dans les cieux
Des orbes enflammés le cours mystérieux ;
Puis , du globe observant les changemens antiques ,
On le verra des monts dessiner les portiques ;
Enfin , de sa pensée épier les trésors ,
Et du corps social dévoiler les ressorts .
Ce début du poëme est une explication satisfaisante du
titre , qui , je ne veux pas le dissimuler , en avoit quelque
besoin. C'est donc le génie de l'homme dans l'étude de la
nature , dans celle de l'homme lui -même et de l'art social ,
que le poète veut chanter . Ceux qui se rappellent que Bacon ,
dans son ouvrage on the Advancement of Learning , réduit
les sciences à trois , la poésie , l'histoire , la philosophie , ne
seront point étonnés qu'un poète semble aujourd'hui les réduire
à celles qui sont l'objet , sagement circonscrit , de son poëme.
C'est la nature que l'auteur invoque ; mais il a soin d'indiquer
l'idée qu'il attache à ce mot par le premier vers de
son invocation :
O puissante nature ! ô fille du grand Être !
Il chante alors l'astronomie , devançant les autres sciences ,
née chez les bergers Chaldéens , et défigurée par les erreurs et
les fables chez les Egyptiens et chez les Grecs. Ici se montre
le génie de l'homme dans les services rendus à cette science
par Eratosthènes et Pythéas , dans le système de Ptolémée ,
dans celui de Copernic , dans les découvertes de Képler , dans
les vues de Descartes , dans le véritable système du monde
d'après Newton , dans les découvertes de Galilée , dans celles
d'Herschel , etc .; dans la détermination de la figure de la
terre , par Maupertuis et la Condamine .
On voit déjà , par ces objets du premier chant , combien le
fond des choses exigeoit de jugement , de réflexion et d'acquis.
Quelques citations feront voir aussi ce que l'auteur y a mis de
talent poétique. Il ne faut pas oublier ce qu'a fort bien dit
Fontenelle , et ce qu'il a souvent si bien fait lui - même :
ce qui ne doit être embelli que jusqu'à une certaine mesure
précise , est ce qui coûte le plus à embellir.
Voici un morceau sur la lune , considérée par le poète
comme satellite de la terre :
O Phébé , dévoilant ton char silencieux ,
474 MERCURE
DE FRANCE
,
amusemens préparés et dirigés par des particuliers qui ont
spéculé sur le bénéfice qu'ils doivent en retirer , personne n'a
le droit de jouir gratuitement d'un amusement que l'entrepreneur
vend à tout le monde. Les autorités n'exigeront donc
d'entrées gratuites des entrepreneurs , que pour le nombre
d'individus jugé indispensable pour le maintien de l'ordre et
de la sûreté publique.
» Il est fait défense aux entrepreneurs , directeurs ou régisseurs
de spectacles et concerts , d'engager aucun élève des
écoles de chant ou de déclamation du Conservatoire impérial ,
sans l'autorisation spéciale du ministre de l'intérieur .
» L'autorité chargée de la police des spectacles , prononcera
provisoirement sur toutes contestations , soit entre les
directeurs et les acteurs , soit entre les directeurs et les auteurs
ou leurs agens , qui tendroient à interrompre le cours ordinaire
des représentations ; et la décision provisoire pourra être
exécutée , nonobstant le recours vers l'autorité à laquelle il
appartiendra de juger le fond de la contestation. >>

Les nouveautés deviennent rares sur les grands théâtres.
Le Théâtre de l'Impératrice a donné cette semaine la première
représentation du Curieux , comédie en un acte et en
vers. Cette petite pièce , qui est le début d'un jeune homme
a obtenu du succès. Les comédiens italiens du même théâtre
ont repris la Griselda. Nous doutons que cet opéra dù célèbre
Paer ait le succès qu'on s'en étoit promis . Madame Barilli feroit
beaucoup mieux de s'adresser au célèbre Paësiello , et de reprendre
la Frascatana.
-
Le Jardin des Plantes vient encore de s'agrandir de plusieurs
portions de terrains vers les chantiers de la rue de Seine .
On forme sur ces terrains nouveaux diverses enceintes en treillages
de bois à la manière suisse. On y construit aussi quelques
édifices en pierres destinés à servir de serres. - La ménagerie
a fait plusieurs pertes depuis quelque temps , entr'autres celle
du lion , dont on voit la dépouille très - bien conservée au
cabinet d'histoire naturelle. On a donné , comme on sait ,
à l'une des lionnes qui restent à la ménagerie , un chien braque
avec lequel elle sympathise parfaitement , et dont les jeux et
les caresses amusent son ennui : un essai semblable vient d'être
fait à l'égard d'un des aigles de la grande volière. Cet aigle
étoit malade d'ennui , et ne mangeoit plus. On imagina de lui
livrer une jeune et tendre volatille qui, en lui offrant un simulacre
de chasse , lui procurât un moment de plaisir , et sur- tout
un repas agréable. Un joli petit coq anglais lui fut livré. On
s'attendoit à voir l'aigle fondre sur cette foible proie et la
dévorer ; mais , au grand étonnement de tout le monde , le roi
JUIN 1807 . 475
des oiseaux s'approcha du petit coq , le regarda attentivement
entr'ouvrit son aile comme pour le protéger , se promena avec
lui dans sa cage spacieuse , et parut le conserver pour en faire
sa société. Depuis ce temps , l'aigle a recouvré l'appétit . Ces
épreuves , dit- on , et plusieurs autres qui ont également réussi ,
donnent lieu de croire qu'une longue captivité et le besoin de
société peuvent adoucir le naturel des animaux les plus voraces.
M. Richerand , chirurgien de l'Hôpital Saint- Louis et
de la garde de Paris , est nommé professeur de l'Ecole de
Médecine pour la pathologie externe , en remplacement de
feu M. Lassus .
-
-
— M. Larrey, chirurgien en chef de la garde impériale et
de l'Hospice du Gros-Caillou , est nommé chirurgien consultant
de S. M. l'EMPEREUR et Roi , à la place du même M. Lassus.
Le sujet pour le prix de 1806 , proposé par l'Académie
du Gard , étoit la question suivante , qui devoit être particulièrement
traitée dans ses rapports avec les localités du département
du Gard :
« Dans quels cas les défrichemens sont- ils utiles ?
>> Dans quels cas sont-ils nuisibles ? »
Le prix a été remporté par un mémoire ayant pour
Ofortunatos nimium sua si bora novin , Agricolas !
VIRG .
devise :
L'auteur ne s'est pas fait connoître ; un billet joint à son
ouvrage , contenoit , au lieu de son nom , une invitation à
l'Académie de disposer de la médaille pour le prochain
concours.
Afin de remplir le voeu de l'anonyme , l'Académie a délibéré
d'ouvrir , en même temps que le concours annuel , un
concours extraordinaire sur la question suivante :
« Déterminer le principe fondamental de l'intérêt de l'argent
, les causes accidentelles de ses variations , et ses rapports
avec la morale. »
L'Académie propose de plus , pour sujet du prix ordinaire ,
le récit , en style épique , de la mort de Henri IV . Ce morceau
devra être de cent à deux cents vers.
Chaque prix consistera en une médaille d'or de la valeur
de 300 fr. Ils seront décernés dans la séance publique de 1807.
Les ouvrages couronnés seront lus dans la même séance .
Le concours sera fermé le 1º . décembre 1807. Ce terme
est de rigueur.
-L'Académie Royale des Beaux - Arts de Milan a proposé ,
dans sa séance du 12 avril dernier , les prix suivans pour le
concours de 1808 :
ARCHITECTURE. Sujet.- Un palais royal pour une ville des
476
MERCURE DE FRANCE,
tinée à recevoir une cour distinguée , et à loger plusieurs têtes
couronnées.
- Prix. Une médaille d'or de la valeur de 60 sequins ,
qu'on pourra porter jusqu'à 100 , si l'ouvrage mérite cette
distinction .
-
PEINTURE. Sujet. Théodote , gouverneur d'Alexandrie ,
présente à César , arrivant en cette ville , la tête de Pompée ,
qu'il avoit conservée pour s'en faire un titre de recommandation
auprès du vainqueur. César accueille un tel présent par
l'indignation et les larmes.

――
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 120 sequins.
SCULPTURE . Sujet. Céphale ayant lancé à la chasse un
trait sur une bête fauve , blesse à mort sa femme Procris.
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 40 sequins .
GRAVURE . Sujet.
-
- On pourra graver en cuivre tout oùvrage
d'un bon auteur , qui n'auroit pas encore été convenablement
gravé jusqu'à ce jour.
-
Prix. - Une médaille d'or de la valeur de 3o sequins.
Dessin de figurRE. Sujet. conduit Enée , conduit par la Sibylle
de Cumes aux sombres demeures de Pluton , rencontre , en
parcourant les plages douloureuses , l'ombre inconsolable de
Didon qui , par lui involontairement abandonnée , pour lui
s'étoit donné la mort. Il s'efforce de persuader à cette ombre
qu'il n'est point coupable. Didon inflexible , fixe ses regards
vers la terre , et porte ses pas vers Sichée , son premier époux .
Prix . Une médaille d'or de la valeur de 30 sequins.
DESSIN D'ORNEMENT. Sujet. Un magnifique lit nuptial
pour un souverain.
-
--
-
Prix. Une médaille d'or de la valeur de 20 sequins.
Les artistes étrangers sont admis au concours aussi bien
que ceux du royaume d'Italie : les ouvrages doivent être remis
aux archives de l'académie avant la fin d'avril 1808. Les autres
détails et les conditions du concours sont consignés dans le
programme.
-La Société de Médecine de Bruxelles propose pour sujet
du prix , consistant en une médaille d'or de la valeur de
200 fr. , portant l'effigie de l'Empereur Napoléon , les questions
suivantes :
1°.Quels sont les effets que produisent les orages sur l'homme
et sur les animaux ?
2º. De quelle manière ces effets ont- ils lieu ?
3°. Quels sont les moyens de s'en garantir et de remédier
aux désordres qu'ils occasionnent ?
Les mémoires pourront être écrits en latin , en français ou
en hollandais.
JUIN 1807. 477
La société de médecine décernera aussi une médaille en or
de 100 fr. , à l'auteur du meilleur mémoire sur les maladies
régnantes dans ledépartement de la Dyle , Bruxelles excepté ,
parce que tous les membres de la société s'occupent à observer
celles qui y règnent.
-
M. Jefferson , président des Etats-Unis , possède plusieurs
bustes faits par des Indiens ; la forme humaine s'étend
jusqu'au milieu du corps , ils sont à peu près de grandeur
naturelle. Les traits sont bien marqués et caractérisent ceux
qui sont propres aux hommes rouges ; il y en a un entre
autres , représentant un vieux sauvage où les rides de la face
et le regard sont très - expressifs. Ces bustes ont été trouvés en
creusant dans un lieu appelé Palmyre , sur la rivière Tenmessée.
On ignore encore de quelle matière ils sont composés ;
quelques-uns pensent qu'ils sont formés d'une pierre solide
taillée et sculptée au ciseau , tandis que d'autres croient que
c'est une composition moulée ou façonnée , et cuite . La substance
est extrêmement dure. On ne sait s'ils représentoient des
idoles pour le culte des naturels ou des personnes distinguées.
C'est un sujet de recherches , de savoir quels furent les prédécesseurs
de la race actuelles des Indiens qui purent ainsi exé→
cuter une assez bonne ressemblance de la tête humaine , de
la face , du cou et des épaules.
-On a découvert dans la bibliothèque royale de Munich
un monument de l'imprimerie naissante que l'on croit plus
ancien que tous ceux que l'on connoissoit C'est une Sommation
à tous les Etats de la chrétienté de se mettre en campagne
contre les Turcs , écrite en vers allemands , à la fin de l'année
1454. Ce petit ouvrage ne contient que neuf pages in-4° , imprimées
avec des caractères mobiles de bois. C'est aux bibliographes
à décider de l'authenticité de la date et par conséquent
du prix de ce petit imprimé.
-La seconde société Teylérienne de Harlem a proposé la
question suivante : « Quelle est la cause de ce que notre école
de peinture , dans les temps de sa plus grande splendeur , et
même encore actuellement , a produit si peu de maîtres dans
le genre historique , tandis qu'elle a excellé constamment dans
tout ce qui a rapport à l'imitation simple de la nature et dans
les scènes de la vie domestique ? Quels sont les moyens de
former de bons peintres d'histoire dans ce pays ? » - Le prix
consiste dans une somme de quatre cents florins ; et les mémoires
, écrits en latin , français , anglais ou allemand , doivent
être adressés à la maison de la fondation de Teyler, à
Harlem , avant le 1er. Avril 1808 .
Il paroît que le goût des vers blancs prend faveur parmi
478 MERCURE
DE FRANCE
,
les Anglais. Un nouveau poëme épique de Saül , par Sotheby,
est versifié de cette manière , ainsi qu'une nouvelle traduction
de l'Enfer du Dante.
Deux vieillards , MM . Cumberland et Burgess , travaillent ,
dit- on , de concert à un poëme épique . Un autre écrivain
anglais , M. Northmore, promet une épopée en dix livres ,
dont le héros est Washington , et le sujet la Liberté reconquise
c'est prendre son sujet bien près de soi. Sir
John Sainclair a enfin publié son Ossian en langue gallique
, avec une traduction latine littérale et une savante dissertation.
L'ouvrage entier forme trois volumes , et produira
sans doute une nouvelle controverse sur l'authenticité des
poëmes d'Ossian.
PARIS , vendredi 5 juin.
Dantzick a capitulé le 24 mai : les troupes françaises sontentrées
dans la place le 26 au matin .
Aujourd'hui à midi , on a fait tirer le canon pour annoncer
au public cet heureux événement.
Le bulletin officiel donnera les détails de la prise .
(Moniteur. )
Le général Rapp est nommé gouverneur de Dantzick.
- M. Darjuzon , grand chambellan de Hollande , vient
d'arriver à Paris. Ce voyage fait présumer que S. M. le roi
de Hollande se propose de rester absent de sa résidence ordinaire
pendant quelque temps.
-Un décret impérial du 11 mai , porte que le préfet du
département du Mont-Tonnerre mettra à la disposition de la
coinmune de Deux- Ponts le ci-devant château ducal , terrain
et dépendances. Sur l'emplacement dudit château sera élevée
une église paroissiale pour le culte catholique, et les matériaux
ou leur prix seront employés à cette construction.
-
Un autre décret du même jour , approuve définitivement
l'association des Dames Charitables , connues dans la
ville de Bergerac ( Dordogne ) , sous le nom de Soeurs de la
Miséricorde , et qui se consacrent au soulagement des pauvres
malades , particulièrement en portant à domicile des secours ,
des médicamens et des consolations de tout genre.
-
— Le 26 mai , vers 6 heures du matin , le tonnerre est
tombé sur un moulin situé en la commune de Olle , près de
Cambrai. Vingt-cinq personnes qui se trouvoient dans ce
moulin , où elles avoient cherché un abri contre la pluie , out
été renversées , et quelques unes blessées. Le même jour, le
JUIN 1807 .
479
tonnerre est tombé sur une grange située au hameau de Camois ,
arrondissement d'Avesnes ; personne n'a été blessé , mais la
grange et les écuries ont été réduites en cendres .
-
On écrit de Grenoble qu'il est déjà arrivé dans cette ville
un grand nombre d'officiers de divers corps , pour être employés
dans la cinquième légion de réserve qui est sur le point de
s'organiser. Les subsistances et effets nécessaires à cette légion
s'emmagasinent avec activité .
LXXVI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Finkenstein , le 20 mai 1807.
Une belle corvette anglaise, doublée en cuivre , de 24 canons,
montée par 120 Anglais , et chargée de poudre et de boulets ,
s'est présentée pour entrer dans la ville de Dantzick. Arrivée
à la hauteur de nos ouvrages , elle a été assaillie par une vive
fusillade des deux rives , et obligée d'amener. Un piquet dn
régiment de Paris a sauté le premier à bord. Un aide - decamp
du général Kalkreuth , qui revenoit du quartier- général
russe , plusieurs officiers anglais ont été pris à bord. Cette
corvette s'appelle le Sans-Peur. Indépendamment de 120
Anglais , il y avoit 60 Russes sur ce bâtiment .
La perte de l'ennemi au combat de Weischelmunde , du
15 , a été plus forte qu'on ne l'avoit d'abord pensé , une
colonne russe qui avoit longé la mer , ayant été passée au
fil de la baïonnette . Compte fait , on a enterré 1300 cadavres
russes .
Per
Le 6 , une division de 7000 Russes , commandée par le
général Turkow , s'est portée de Brok sur le Bug , sur Pultusk,
pour s'opposer à de nouveaux travaux qui avoient été ordonnés
pour rendre plus respectable la tête de pont . Ces ouvrages
étoient défendus par six bataillons bavarois , commandés
le prince royal de Bavière . L'ennemi a tenté quatre attaques.
Dans toutes , il a été culbuté par les Bavarois , et mitraillé par
les batteries des différens ouvrages. Le maréchal Masse na
évalue la perte de l'ennemi à 300 morts et au double de
blessés. Ce qui rend l'affaire plus belle , c'est que les Bavarois
étoient moins de 4000 hommes.
Le prince Royal se loue particulièrement du baron de
Wreden , officier-général au service de Bavière , d'un mérite
distingué. La perte des Bavarois a été de 15 hommes tués et
de 150 blessés .
Il y a autant de déraison dans l'attaque faite contre les
ouvrages du général Lemarrois , dans la journée du 13 , et
480 MERCURE DE FRANCE ,
dans l'attaque du 16 sar Pultusk , qu'il y en avoit , il y a six
semaines , dans la construction de ce grand nombre de radeaux
auxquels l'ennemi faisoit travailler sur le Bug. Le résultat a
été que ces radeaux , qui avoient coûté six semaines de travail ,
ont été brûlés en deux heures , quand on l'a voulu , et que ces
attaques successives contre des ouvrages bien retranchés et
soutenus de bonnes batteries , leur ont valu des pertes considérables
sans espoir de profit.
Il paroîtroit que ces opérations ont pour but d'attirer l'attention
de l'armée française sur sa droite ; mais les positions de
l'armée française sont raisonnées sur toutes les bases et dans
toutes les hypothèses , défensives comme offensives .
Pendant ce temps , l'intéressant siége de Dantzick continue
à marcher. L'ennemi éprouvera un notable dommage en perdant
cette place importante et les 20,000 hommes qui y sont
renfermés. Une mine a joué sur le blockhausen et l'a fait sauter.
On a débouché sur le chemin couvert par quatre amorces,
et on exécute la descente du fossé.
L'EMPEREUR a passé aujourd'hui l'inspection du 5º régiment
provisoire . Les huit premiers ont subi leur incorporation.
On se loue beaucoup , dans ces régimens , des nouveaux
conscrits génois , qui montrent de la bonne volonté et de
l'ardeur.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 30. - C p . olo c . J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 10c 5c 10€
75c 100 000 o c ooc ooc ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f. 6oc 50c 6oc oof
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc . onof. oooof ooc ooc
DU LUNDI 1 juin.— C pour 0/0 c . J. du 22 mars 1807 , 75f 20c 15 ¢ 20€
25c ooc oof ooc ooc oc. ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f 6 c. onc . coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1250f ooc oosof. ooc . oo of
---
DU MARDI 2. C p. 0/0 c . J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 20c 15c25€
ooc ooc ooc. ooc ooc ooc ouc. oof ooc ooc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 , 72f. 6oc oof ooc ooc ooc . ooc occ
Act. de la Banque de Fr. 1250f 1248f 1246f. 25c oooof ooc
-
DU MERCREDI 3. — Cp . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75f 15c 20c 25c 20C
25c oof ooc ooc . ooc oof ooc o c . ooc cof ooc . oof.
'Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 72f 60c . ooc . ooc ooc ooc oɔc
Act. de la Banque de Fr. 125of 1248f 75c ocoof oof
DU JEUDI 4 . --
Cp . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 75f30c 5oc 4oc 45c 40e
ĐỌC ĐỌC 0 C CỌC ĐỌC 0ỌC ĐỌC ĐỌC ĐỘC OẶC GỌC ĐỘC QỌC ĐỘC CÓC CÓC ĐỌC
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 72f 70c 00c oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1250f. oue oooof 000 f . 0000f
DU VENDREdi 5 . -
C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc . Soc
90c 76f75f 90c Soc goc 76f oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooC QUE
Idem. Jouiss. du 22 sept. 1807 , 73f 25c 72f. gec ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1251f 258 0000f0000f
(No. CCCVIII . )
cen
( SAMEDI 13 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
L'ANNIVERSAIRE ,
Elégie qui a remporté le prix à l'Académie des Jeux Floraux
de Toulouse. ( 1)
Dix ans sont écoulés . Je revois la journée
Où l'ame de mon père aux cieux est retournée .
Jour au deuil consacré ! jour triste ! jour fatal !
Du lugubre cyprès pour toi ceignant ma tête ,
Je veux te saluer d'un hymne filial ,
Je veux que dans mon eoeur la douleur ait sa fête.
L'heure sonne : j'écoute. O souvenir cruel !
Quand cette heure sonna , je n'avois plus de père :
Il s'étoit endormi du sommeil éternel ,
Et je baignois de pleurs les genoux de ma mère.
Je répétois souvent : « Il n'est douc plus d'espoir !
» Je ne pourrai donc plus l'entendre ni le voir ! »
Mais du fatal airain , lorsque la voix sacrée
Annonça qu'un mortel avoit quitté le jour ,
Chaque son retentit dans mon ame navrée .
Tout venoit m'avertir du départ sans retour ;
Tout ce qui m'entouroit me racontoit ma perte.
( 1 ) Voyez le Numéro du 16 mai , dans lequel nous avons rendu compte
de la dernière séance publique de l'Académie des Jeux Floraux ,
Hh
DI
482 MERCURE
DE FRANCE
,
Quand la nuit dans les airs jeta son crêpe noir ,
Mon père , à ses côtés , ne me fit plus asseoir ;
Et j'attendis en vain , à sa place déserte ,
Une tendre caresse et le baiser du soir.
L'obscurité muette augmenta ma souffrance :
Long-temps j'appelai le repos ;
Et Morphée , ami de l'enfance ,
Pour la première fois m'envia ses pavots.
Enfin , il abaissa ma paupière lassée ;
Mais l'essaim des songes heureux
Ne caressa plus ma pensée :
J'expiai mon sommeil par des rêves affreux .
Mon père ! oh ! que de fois ton ombre auguste et chère ,
M'apparut dans le sein des nuits !
J'allois traînant mes longs ennuis ;
Triste , je gémissois , même auprès de ma mère.
Le Temps sur son aile légère
N'a point emporté mes douleurs :
Ta tombe après dix ans me demande des pleurs .
Ce fils joyeux qui vole au-devant de son père ,
Porte dans tous mes sens un trouble involontaire ;
Je dis en soupirant : « J'avois un père aussi !
» Quand il me revoyoit , il m'embrassoit ainsi . »
Qu'ils étoient beaux ces jours où , non loin de la ville ,
Nous allions , prolongeant des entretiens chéris ,
Aux paisibles hameaux demander un asile !
Là , reposant sur moi tes regards attendris ,
Tu confiois d'avance à ma raison débile
Ces longs projets de ton amour ,
Que peut-être ton coeur eût accomplis un jour !
Ta voix , encourageant ma muse adolescente ,
Lui permit de prétendre à des lauriers lointains....
Hélas ! quels que soient mes destins ,
Tu ne souriras point à ma gloire naissante ;
Je t'ai perdu ta tombe elle-même est absente.
Mais ma bouche le jure à tes mânes chéris :
Quand la mélancolique automne
De sa parure monotone
Couvrira les champs défleuris ,
Loin de la riante Lutèce ,
J'irai promener ma tristesse
Aux lieux où dorment tes débris .
Le monument paisible où ta cendre repose
Ne sera point chargé d'éloges fastueux :
JUIN 1807 . 483
Le nom du mortel vertueux
Suffit à son apothéose.
O mon père ! ton fils , d'une motleste fleur
Ornera ta tombe sacrée ,
Et sur la pierre révérée
Redira ce chant de douleur.
M.
MILLEVOYE.
ÉPITRE INÉDITE
De feu CHABANON , de l'Académie Française , à M. DE
CHAMPFORT , sur la Tragédie lyrique.
O CHAMPFORT , tu le sais , chez nos Français légers ,
Où la mode préside à des goûts passagers ,
Des repas du matin la récente manie ,
Est des gens du bon ton adoptée et suivie.
J'approuvai quelques temps ces rendez- vous sensés,
Donnés par des amis , à se voir empressés ,
Mais quoi , sans se connoître aujourd'hui l'on s'invite :
On se cherche plutôt , pour s'ennuyer plus vite.
La mode a tout gâté , la mode corrompt tout :
Ce qui se fait par air toujours se fait sans goût.
Toute mode d'éclat est bientôt abusive .
Ainsi , quand la Be : tin , dans sa tête inventive ,
A , pour un front royal que pare la beauté ,
Conçu de quelqu'atour l'heureuse nouveauté,
Trente singes titrés , que leur miroir accuse ,
Dont l'informe figure à tout art se refuse ,
Au magasin du goût vont tout subitement
Se fournir , à crédit , du moderne agrément.
Mais ce qui sied placé près d'une forme heureuse ,
Enlaidit la laideur , et la rend plus affreuse.
Le matin , chez Raynat ; quelques hommes de poids ,
S'assemblèrent gaiement pour médire des rois :
Ils se sentoient heureux en gouvernant le Monde .
De nos oisifs errans la troupe vagabonde ,
Sur les pas l'un de l'autre à'la file introduits,
Troublèrent le repos de ces sages réduits.
La foule s'y grossit , la foule est indiscrète :
Ce qui fut un plaisir devient une étiquette ;
Et doué de bon sens , ou d'esprit dépourvu ,
On voulut une fois dire au moins je l'ai vu.
Hb 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
Le froid Hilarion , bel -esprit des plus minces ,
Y vint approfondir les intérêts des princes.
Eglé , pour assister à ce docte conseil ,
Dérobe à ses attraits deux heures de sommeil ,
Et , l'esprit tourmenté de galantes intrigues ,
Vient en philosophant reposer ses fatigues.
D'idiots étrangers , à la fête appelés ,
Se virent nez - à-nez tristement accolés .
Nul d'eux ne s'entendoit ; et leur confus ramage
De l'antique Babel nous retraça l'image :
Et voilà les plaisirs de nos gens du bel air !
O ce n'est point ainsi que Philon sut hier
Convier ses amis à ce repas d'usage !
Son déjeûner pour nous fut le repas du sage ;
Bon sens , instruction en ont rempli le cours.
« Hé bien ! la Tragédie expire de nos jours ,
» Dit-il ; pour adoucir un ennemi barbare ,
» Auguste , du Lémol va passer au bécarre .
>> L'Italie avant nous enfanta ce dessein :
» Là , Titus en musique absout un assassin ;
» Mais laissons l'Italie , et ses castrats en jupe.
>> A mettre en chant Pascal qu'un esprit faux s'occupe.
» Choqués de ce progrès , platement insensé ,
>> Direz-vous que partout le chant est déplacé ?
>> Mes amis , c'est ainsi qu'Orgon vouloit conclure .
» Tout art , je le conçois , a sa juste mesure ;
>> Dans son propre district il faut le renfermer :
» Tout ce qui parle au coeur le chant peut l'exprimer .
» Je ne veux pas qu'Anguste , en fredons Italiques ',
>> Compare au sort des cours le sort des républiques
» Le raisonnement nuit au langage du coeur.
» Mais si de sons touchans , symboles de douceur ,
» Il revêt le pardon qu'accorde sa clémence ,
» Qui doute qu'aussitôt le plaisir ne commence .
>> J'ai lu de nos censeurs les accusations.
» Le développement des grandes passions ,
» Des sentimens filés les nuances subtiles
» Sont de l'art dramatique un des points difficiles ;
>> Mais ces rares beautés , qui nous les interdit ? `
» Moins le plan est chargé , mieux on l'approfondit .
» Des veines du sujet , vu sous le microscope ,
» Découvrez savamment la plus fine enveloppe.
» Quinault ne l'a point fait . - Eh ! faites mieux que lui •
Ce qu'il n'a pu savoir , on le sait aujourd'hui .
JUIN 1807 . 485
/
» L'art timide et naissant , dont Quinault fut esclave ,
» N'enchaîne plus vos pas dans une dure entrave ;
» Cet art rampoit alors , il plane maintenant :
>> Imitez son essor. Quoi ! la Muse du chant ,
>> Pour l'ode , associée aux accens de la lyre ,
» Consacre les fureurs d'un sublime délire ;
>> Et l'on veut que le chant , dégradant les héros ,
>> Les réduise au théâtre à de froids madrigaux !
>> Chassons ce préjugé , né de notre ignorance .
>> On dit que d'Apollon célébrant la naissance ,
» Les Arts firent un jour à ce Dieu , leur appui ,
» Hommage des talens qu'ils ont reçus de lui .
>> Tous s'enorgueillissoient de leur noble partage .
» Melpomène au concours eut pourtant l'avantage :
>> Calliope en conçut quelque secret dépit ;
>> ( Car les Dieux sont jaloux , Homère nous l'a dit ;
» Et tout Dien bel- esprit , faisant métier d'écrire ,
» Né plus près de l'envie , en ressent mieux l'empire . ) ,
>> Calliope en ces mots exhaloit ses doulours :
« D'un style harmonieux les brillantes couleurs
» Des objets que je peins parent en vain l'image .
>>> Tout ce qui parle aux yeux frappe encor davantage .
>> Oui , les moindres héros sur la scène agissans ,
›› Pour émouvoir le coeur , ont des droits plus puissans
» Que le récit pompeux des plus hautes merveilles ,
» Dont ma double trompette étonne les oreilles .
» Melpomène aux honneurs a la première part ;
>> Mais ce triomphe n'est que celui de son art .
» O que ne puis -je aussi , que ne puis- je comme elle ! ... »
« Tu le peux , dit le chef de la troupe immortelle ;
>> Oui , descends sur la scène , et charmes-y les yeux :
» Je t'ai soumis la terre , et l'enfer , et les cieux .
>> L'univers tout entier est ton vaste domaine :
>> Reproduis l'univers sur la lyrique scène ;
» Fais parler , fais agir les Dieux et les héros. >>
» Dès que le Dieu du Pinde eut prononcé
ces mots , » Le viei Homère
, assis sur son antique trône ,
>> Vit d'unlaurier nouveau
refleurir
sa couronne
: » Aux tragiques
honneurs
il étoit appelé.
» Comme un fleuve profond , par les torrens enflé ,
» Sans rien perdre à nos yeux de sa beauté suprême ,
» Produit un autre fleuve aussi grand que lui - même ;
» Comme du tronc noueux d'un chêne qui vie llit ,
» Une tige superbe en longs rameaux jaillit ,
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
" Ainsi dans l'épopée ( ô brillante origine )
» Le tragique opéra prend sa source divine ;
>> Du vrai , de fictions mélange merveilleux ,
>> C'est l'épopée en scène , et transmise à nos yeux.
Lyriques écrivains , par un abus coupable ,
» N'excédez pas les droits de ce poëme aimable ;
» De magiques effets répétés trop souvent ,
>>
» Ne nous offriroient plus qu'un optique mouvant.
» Combinez les tableaux que votre plan rassemble ;
» Des noeuds de l'intérêt unissez-les ensemble.
» Sur un événement attachez votre esprit ;
» Quand l'intérêt s'éteint , le chant se refroidit .
» La fête , à l'intérêt toujours doit être unie :
» Enée , aux champs heureux où régna Lavinie ,
» A-t-il à disputer contre un rival jaloux ,
>> La beauté dont les Dieux l'ont désigné l'époux ,
» Avant que par le fer cet hymen se décide ,
» Vous pouvez d'Amathonte , ou du temple de Gnide ,
>> Conduire vers Lemnos la riante Cypris :
>> Qu'elle vienne y chercher des armes pour son fils.
>> De l'antre , à son aspect , les ombres s'éclaircissent ;
» Où Vénus a souri tous les lieux s'embellissent .
>> Sous ces rocs enfumés luit l'éclat des beaux jours ,
» Et le Cyclope danse au milieu des Amours,
» Avec plus d'art encor naissent ces jeux sublimes ,
>> Où les Scythes dansans conduisent les victimes
>> Que proscrit de Thoas, la farouche terreur .
» Leur joie est effroyable , et fait frémir d'horreur :
» Leurs pieds , en bondissant, frappent un sol barbare ;.
>> Leurs sauvages accens sont les chants du Ténare ;
» Au milieu de leur fête , au milieu de leurs cris ,
» Gémissent deux héros , l'un sur l'autre attendris.
>> C'est dans des jeux pareils que l'intérêt domine ;
» L'action , en dansant , vers le but s'achemine.
>> Des oppositions le contraste piquant ,
>> Prescrit par Polymnie , et nécessaire au chant ,
» Est la première loi de tout drame lyrique.
>> O vous qui rabaissez , par un mépris cynique ,
>> Un genre où , selon vous , l'esprit a peu de part,
>> Méditez ce précepte , et louez plus notre art !
» D'un sujet ténébreux , où règne la tristesse ,
>> Faire éclore soudain les ris et l'allégresse ,
>> Et du sein des plaisirs ramener la douleur ,
» En gardant l'unité varier la couleur :
4:
JUIN 1807.
487
» De ces traits nuancés les teintes différentes
» Ne peuvent s'assortir que sous des mains savantes . »
Ainsi parloit Philon : des cors et des hautbois ,
L'accent mélodieux , la séduisante voix ,
Vint d'un lointain profond tout -à - coup nous surprendre ;
D'un charme inattendu nul ne put se défendre.
Philon, par ses discours , avoit ému nos coeurs ;
Nos sens étoient ouverts à des sons enchanteurs :
Muets d'étonnement , nos bras , mus en cadence ,
Attestoient le plaisir de notre ame en silence.
Philon reprit ainsi : « Dans Athène autrefois ,
» Défendant de Phryné l'innocence et les droits ,
» Hypéride jouit d'une victoire aisée .
» Au tribunal auguste il cita l'accusée .
» Des sages y siégeoient : la beauté comparut ;
» L'Aréopage en corps pour l'absoudre conclut.
» C'est de même , à - peu-près , que mon sage artifice
>> Emeut votre intérêt , arme votre justice ,
» Pour un art séduisant accusé devant vous :
» Lui-même il a parlé ; sans doute il est absous. »
Oui , Champfort , il le fut . Philon et ses préceptes ,
(Que peut-être du Pinde avoueront les adeptes ) ,
Ont fait naître en mon coeur le dessein bienveillant
D'aider ceux qui d'Orphée embrassent le talent .
Ce projet qui me rit , ma Muse le diffère !
Avant qu'à mon signal on ouvre la barrière ,
Mes coursiers , hors d'haleine , ont besoin de repos :
Comme eux , reposons- nous pour des efforts nouveaux .
ENIGME.
DES couleurs de l'iris quelquefois revêtue,
Je plonge au fond des eaux , ou plane dans la nue.
Par moi l'esprit s'annonce , et parle à tous les yeux.
J'orne le Dieu charmant qui préside à Cythère ,
L'oiseau fier et hardi qui porte le tonnerre ,
L'Africain , l'Indoustan , le messager des cieux.
Fléau du malfaiteur , fléau de l'innocence ,
Je fais le bien , le mal également ;
Et je puis consoler l'amant
Dans les disgraces de l'absence .
Par moi , plus d'un gueux s'enrichit ,
Plus d'un plaisant se divertit ,
Plus d'une belle s'enlaidit , ' '
488 MERCURE DE FRANCE ,
Plus d'un marchand perd son crédit.
Point d'acte important dans la vie ,
Point de solide engagement ,
Point de traité , point de serment
Que je ne ratifie .
Arbitre des destins du Monde ,
J'unis d'un trait les peuples et les rois ;
Je sers à publier les lois ,
Et sur moi leur vigueur se fonde.
Quelque juste que soit pourtant cette peinture ,
Être fluet , chétif, et de mince encolure ,
Jouet des zéphyrs et du vént ,……
Vrai symbole de l'inconstance ,
Je n'ai par moi nulle excellence ,
Et ne suis qu'un foible instrument.
LOGOGRIPHE.
Quoique je sois , lecteur , un être inanimé,
De plaire et d'amuser j'ai pourtant l'avantage ;
D'un doux ravissement un sens par moi charmé
Porte au coeur la gaiété , l'amour et le courage.
Je porte en tête un bec , et ne suis point oiseau ;
L'on voit à mes côtés de clefs pendre un trousseau.
J'offre , dans mes dix pieds , deux tons de la musique ;
Un fleuve; une saison ; l'un des quatre élémens ;
Ce qui de la natnre embellit les présens ;
Une arme ; un quadrupède utile et domestique ;
Une perle ; un plaideur ; un mont bitumineux ;
D'un vol le synonyme, et la boisson des Dieux.
Par un Abonné.
CHARADE.
L'HIVER on aime mon premier ;
L'été l'on cherche mon dernier ;
Un quadrupède carnassier
Le jour habite mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Cheminée.
Celui du Logogriphe est Parchemin , où l'on trouve par, chemin.
Celui de la Charade est Or- age.
JUIN 1807 . 489
Le Génie de l'Homme , poëme ; par Charles Chénedollé,
Avec cette épigraphe :
Me verò primum dulces ante omnia Musa ,
Quarum sacra fero in genti perculsus amore ,
Accip ant ; colique vias , et sidera monstre nt,
Defectus solis varios , lunæque labores ;
Unde tremor terris , quá vi aria al a tumescant ,
Objicibus ruptis , rursùsque in se psa re idant.
VIRG. Georg. liv. 11 .
11.
Un vol in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr . 50 c . par la poste . A Paris ,
à la librairie stéréotype , chez H. Nicolle , rue des Petits-
Augustins , n° 15 ; et chez le Normant.
PLUSIEURS fragmens de ce poëme , insérés depuis quelques
années dans les Recueils pério iques , avoient attiré l'attention
des connoisseurs. La publication de tout l'ouvrage doit accroître
l'intérêt qu'avoit déjà inspiré le talent poétique de l'auteur.
Il est remarquable que , dans diverses parties de la littérature
, d'heureuses espérances commencent à nous consoler de
nos pertes, et de nouveaux noms s'offrent dignement à la
renommée ; c'est encore une preuve que les époques guerrières
ne sont point défavorables aux arts de l'imagination :
on sait que vers le temps de la guerre du Péloponèse , la Grèce
vit éclore une foule de génies dans tous les genres,
Le genre du poëme philosophique offre peu de modèles
dans les poésies anciennes et modernes . Hésiode , Lucrèce , et ,
après eux , Manilius , parmi les anciens ; Pope , Voltaire et
Louis Racine , parmi les modernes , sont en ce genre les seuls
poètes dont les rhéteurs et les critiques nous rappellent ordinairement
les ouvrages.
De nos jours , le beau poëme de l'Imagination est venu en
augmenter le nombre , et même en a perfectionné le carac
tère par plus d'intérêt et plus de variété . Depuis bien long-temps
on est dans l'attente d'un poëme sur la Nature , d'un de nos
meilleurs poètes lyriques , M. Le Brun ; le mérite des fragmens
que l'on en connoît , justifie une impatience qu'il devroit satisfaire.
Tout récemment , on a pu voir dans ce Journal ( 1 ) le parti
qu'un grand talent peut tirer de ce genre , dans un poëme moins
étendu , l'Essai sur l'Astronomie, de M. de Fontanes , reproduit
avec les plus heureuses additions , et que je rappelle ici ,
parce qu'il est, plus particulièrement que d'autres , un modele
de la manière dont la poésie doit s'allier avec la philosophie , le
(1 ) Voyez le Numéro du 21 mars 1807 .
490 MERCURE DE FRANCE ,
poète , par un art très-habile , paroissant dans cet Essai ne
devoir qu'à l'inspiration de sa Muse , la révélation de l'histoire
et des secrets de la science : mérite très-remarquable , et qui
doit être le caractère prédominant de ces sortes de poëmes.
Sur les traces de ces hommes supérieurs , M. Chênedollé ,
jeune encore , se présente bien honorablement. Si le sujet de
son ouvrage reproduit plusieurs des objets déjà embellis par le
talent des écrivains que je viens de rapprocher , il me semble
que l'auteur se l'est rendu propre par l'heureuse idée de ne
peindre les merveilles de la nature qu'en suivant le Génie de
l'Homme , dans l'étude progressive qu'il en a faite , et dans
les découvertes qui en ont été le fruit.
tel
Ce genre de poésie paroît bien austère à un grand nombre
de lecteurs , sur- tout en France , où la poésie dramatique a
toujours eu la préférence avantage , au surplus , bien justifié
par tant de beaux ouvrages , et tant de moyens de succès.
Pour moins s'étonner de voir un homme de talent s'appliquer
par choix à un genre peu en faveur parmi nous , il faut
se souvenir qu'il y a eu au dix - huitième siècle deux époques
de la poésie , bien distinctes : observation que j'emprunte ici
de M. Ducis , dans son discours de réception à l'Académie
française ; l'une où le grand dépôt de la poésie française ,
que le siècle de Louis XIV l'avoit en quelque sorte remis
à Voltaire , a été pendant cinquante ans conservé par ce grand
poète presque seul ; l'autre où l'étude des sciences naturelles ,
l'application de l'éloquence à des connoissances nouvelles ,
l'introduction dans notre littérature des richesses d'une littérature
étrangère , ont tourné les talens de la génération contemporaine
vers cette poésie pittoresque et descriptive , dont
l'emploi est encore aujourd'hui un sujet de discussion contentieuse
entre les poètes et les critiques , faute peut-être d'un
examen assez approfondi pour les mettre d'accord. C'est à
l'influence de cette seconde époque de la poésie au dix - huitième
siècle , qu'est dû le goût de plusieurs poètes de notre
temps pour un genre qui offre à leur talent des moyens et des
beautés d'un nouvel ordre .
La saine critique ne doit point augmenter la défaveur de
ce genre par des préventions contre les nouveaux ouvrages qui
peuvent y appartenir. Elle peut , sans danger pour les talens ,
se montrer sévère à l'égard des succès de vogue ; mais elle doit
chercher à contribuer à ce succès d'estime qui paroît le seul
auquel doivent prétendre les poëmes philosophiques. C'est
sur- tout à ce sujet qu'il faut répéter ce qu'a dit Addisson :
« Un vrai critique s'arrête plutôt sur les beautés que sur les
» défauts : il songe à découvrir le mérite caché de l'écrivain . »
JUIN 1807 . 491
:
Le poëme du Génie de l'Homme est divisé en quatre
chants 1. l'Astronomie ou les Cieux , 2 ° . la Terre et les
Montagnes , 3 ° . l'Homme , 4°. la Société ; objets que le poète
expose distinctement dans les vers suivans :
L'homme appelle mes vers : je chante son génie.
Je le peindrai d'abord sur les pas d'Uanie ,
Et , par elle éclairé , poursuivant dans les cieux
Des orbes enflammés le cours mystérieux ;
Puis , du globe observant les changemens antiques ,
On le verra des monts dessiner les portiques ;
Enfin, de sa pensée épier les trésors ,
Et du corps social dévoiler les ressorts .
Ce début du poëme est une explication satisfaisante du
titre , qui , je ne veux pas le dissimuler , en avoit quelque
besoin. C'est donc le génie de l'homme dans l'étude de la
nature , dans celle de l'homme lui - même et de l'art social ,
que le poète veut chanter. Ceux qui se rappellent que Bacon ,
dans son ouvrage on the Advancement of Learning , réduit
les sciences à trois , la poésie , l'histoire , la philosophie , ne
seront point étonnés qu'un poète semble aujourd'hui les réduire
à celles qui sont l'objet , sagement circonscrit , de son poëme.
C'est la nature que l'auteur invoque ; mais il a soin d'indiquer
l'idée qu'il attache à ce mot par le premier vers de
son invocation :
O puissante nature ! ô fille du grand Être !
Il chante alors l'astronomie , devançant les autres sciences ,
née chez les bergers Chaldéens , et défigurée par les erreurs et
les fables chez les Egyptiens et chez les Grecs. Ici se montre
le génie de l'homme dans les services rendus à cette science
par Eratosthènes et Pythéas , dans le système de Ptolémée ,
dans celui de Copernic , dans les découvertes de Képler , dans
les vues de Descartes , dans le véritable système du monde
d'après Newton , dans les découvertes de Galilée , dans celles
d'Herschel , etc.; dans la détermination de la figure de la
terre , par Maupertuis et la Condamine.
On voit déjà , par ces objets du premier chant , combien le
fond des choses exigeoit de jugement , de réflexion et d'acquis.
Quelques citations feront voir aussi ce que l'auteur y a mis de
talent poétique. Il ne faut pas oublier ce qu'a fort bien dit
Fontenelle , et ce qu'il a souvent si bien fait lui - même :
ce qui ne doit être embelli que jusqu'à une certaine mesure
précise , est ce qui coûte le plus à embellir .
Voici un morceau sur la lune , considérée par le poète
comme satellite de la terre :
O Phébé , dévoilant ton char silencieux ,
492 .
MERCURE DE FRANCE ,
f.
Vers les monts opposés lève -toi dans les cieux ;
Sur le dôme étoilé , que ton éclat décore ,
Le soir , fais luire aux yeux une plus douce aurore;
Et remplaçant le jour , qui par degrés s'enfuit ,
Prends de tes doigts d'argent le sceptre de la nuit :
De tes tendres clartés caresse la nature ,
Rends leur émail au champs , aux arbres leur verdure .
A travers la forêt que ton pâle flambeau
Se glisse , et du feuillage éclairant le rideau ,
Al'ame , en se pensers doucement recueillie ,
Révèle le sccr t de la mélancolie !
Quel demi jour charmant ! quel calme ! quels effets !
Poursuis , reine des nuits , le cours de tes bienfaits ;
Protège de les feux , et rends à son amante
Le jeune homme égaré sur la vague écumante ;
Au voyageur , perdu dans de lointains climats ,
Prete un rayon ami qui dirige ses pas :
Tandis que le sommeil , les songes , le silence ,
Doux et paisible essaim qui dans l'air se balance ,
Planent près de ton char , et composent ta cour .
Ces vers , sur un sujet un peu usé , ont été choisis pour faire
voir aux lecteurs une qualité qui distingue le talent de l'auteur
, et qui consiste dans l'expression de ce qu'il paroît avoir
observé et senti lui-même : on y reconnoîtra déjà un homme
né pour parler la langue du poète.
En voici d'autres , où M. Chênedollé exprime , avec une
grande énergie et une élégante précision , des détails très-difficiles
à rendre :
Oui , quand je m'armerois des ailes de l'aurore ,
Pour compter les soleils dont le ciel se décore ;
Quand , de l'immensité sondant les profondeurs
Ma pensée uniroit les nombres aux grandeurs ;
Dans ces gouffres sacrés égarant mon audace ,
Quand j'userois le temps à mesurer l'espace ,
Je verrois s'écouler les siècles réunis ;
Et pressé , sans espoir , entre deux infinis ,
Je me serois toujours écarté de moi- mê ve ,
Sans jamais m'approcher de ce vaste problème .
Le poète passe au second chant ; et les vers suivans en
feront assez connoître la marche :
Soyez à votre tour le sujet de mes chants ,
Terre , dont le be ceau se cache dans les âges ;
Vous , abymes des mers qu'assiégent les orages ;
Volcans , vous qui sous l'onde allumez vos foyers ;
Et vous , monts sourcilleux , vieux trônes des glaciers.
Dans ce chant , l'auteur introduit un vieillard retiré de la
cour , et qui , sur le sommet de la Dôle , en présence des Alpes ,
Tui explique les deux systèmes de Buffon et de Saussure , sur la
formation des montagnes; ensuite , après un tableau du Vésuve ,
il fiuit par l'épisode sur la mort de Pline , inséré dans un des
JUIN 1807. 493
derniers numéros de ce Journal . Le discours du vieillard , qui
a pour objet les deux systèmes du feu et de l'eau , n'a qu'environ
cent vers ; et la conclusion sur l'origine de la terre , ce
grand objet de la géologie , est assez expliqué dans ces vers ,
qui justifient le peu d'étendue donné à ce discours :
C'est le secret de Dieu , Dieu se l'est réservé.
Ah ! sur ces grands secrets loin d'épuiser tes veilles ,
Chante plutôt des monts la poupe et les merveilles .
Le poète n'y manque pas , en effet ; aussi le reste de ce
chant , l'épisode de Pline excepté , est - il une galerie de trèsbeaux
tableaux poétiques , parmi lesquels on distinguera surtout
une vue générale du globe , les paysages des Alpes , le
Saint- Gothard , le Mont-Blanc , la peinture des Glaciers et
celle du Léman. Je citerai la vue générale du globe comme
un très-bel exemple du parti qu'un vrai talent poétique peut
tirer des détails géographiques :
L'Océan , des replis de son voile azuré ,
L'entoure , et se prolonge en goifes séparé .
De frimas éternels deux immenses coupoles
Le pressent vers le nord , et terminent les pôles.
Sous les eaux , dans les airs , je découvre en tous lieux ,
Ces monts , liens du globe , et colonnes des cieux.
Là, les Alpes au loin , de leur cime hardie
Forment une barrière à la France agrandie ;
Gênes rampe à leurs pieds que la mer vient laver.
Là , le vieux Apennin vit Rome s'élever ;
Atlas regarde au loin les débris de Carthage.
Ici , de Sésostris j'aperçois l'héritage ;
Le Nil , aux sept canaux , dont l'urne est dans le ciel ,
Court des monts de Sennar aux tentes d'Ismaël .
Dirai-je le Liban , où de saints solitaires
Content au voyageur nos antiques mystères ?
Le Taurus où l'Euphrate a caché ses berceaux ,
D'Alexandre jadis vit flotter les drapeaux ;
De l'Afrique brûlante à l'Asie éloignée ,
Il couvre de son front Amphytrite étonnée ;
Des peuples de l'Indus protège le séjour ,
Et presse de ses bras les mers où naît le jour.
Ce mont, d'où l'Amazone épand son urne immens" ,
Des bords du Panama jusqu'au Chili s'avance ,
Et voit des mers du Sud les heureux habitans
User dans les plaisirs un éternel printemps.
Telle est du monde entier la vaste architecture .
Si de pareils vers ne devoient pas décider ceux qui aiment
la poésie à lire l'ouvrage même , et si , d'ailleurs , il ne me restoit
pas à faire connoître d'autres beautés dans les deux derniers
chants , je me plairois à rapporter ici quelques - uns des
morceaux que j'ai déjà indiqués. Cependant , je citerai les
vers suivans comme une preuve que le talent du poète réussit
494
MERCURE DE FRANCE ,
également bien dans les peintures douces , et dans l'art des
contrastes :
L'homme seul , et perdu sur ces hauteurs immenses ,
Sans ombrage , sans bruit , sans herbes , sans semences ,
Redemande bientôt les êtres animés .
Ciel ! quel riant tableau pour mes regards charmés ,
Quand je revis enfin de la rouge bruyère
Sortir , du sein des rocs , la tige prisonnière !
Arbres , balancez - vous sur mon front rafraîchi ;
Génisses , mugissez sur le coteau blanchi .
Vieux pasteur du Chalêt , viens , sous le toit champêtre ,
Me verser un lait pur dans la coupe de hêtre :
Revenez sous mes yeux , ondoyantes moissons ;
Mêlez votre or mobile à l'argent des glaçons .
Que la fraise_verweille , et de neige entourée ,
Livrant ses doux parfums à ma bouche altérée
Rougisse de ses fruits le manteau des hivers ,
Et croisse encor pour moi sous ces pins toujours verts !
Qu'il me soit permis de ne point quitter ce chant sans
donner un exemple de l'habilete avec laquelle M. Chênedollé
a exprimé quelques détails géologiques ; il a été question des
dépôts à la suite desquels les continens se découvrirent , selon
le système de Saussure et de Pallas :
Dans l'ardoise azurée alors l'humble fougère
Laissa de son feuillage une empreinte légère ;
Le gypse , vieux témoin des grands événemens ,
Des peuples expirés garda les ossemens ;
Et le monde animé , pour former nos collines ,
Aux ruines des monts vint mêler ses ruines .
L'homme lui-même est , comme on l'a vu , l'objet du troisième
chant. Après un coup d'oeil sur l'immensité et la variété
des êtres , à la tête desquels l'homme a été placé , le poète
décrit les trois facultés dont l'homme intellectuel se compose ,
l'imagination , le jugement , et la mémoire . Il fait sentir le
vaste intervalle qui sépare l'homme et les animaux ; ce qui lui
donne lieu de répondre à quelques objections des matérialistes
, et le conduit naturellement aux rapports de l'homme
avec Dieu , aux preuves de l'existence de ce souverain Être , et
à la nécessité de la religion . Ensuite il justifie Dieu de l'existence
du mal moral , et il tire de ce mal même les preuves de
l'immortalité de l'ame ; d'où il arrive à l'examen de l'homme
moral , et du bonheur auquel nous pouvons prétendre : il ne
le voit possible que dans une vie obscure , dans l'amitié et dans
la vertu. Il en résulte l'obligation de mettre un frein à nos desirs ;
mais les passions ne s'y opposent que trop , et livrent ainsi au
malheur la vertu et le talent , les deux plus beaux attributs de
l'homme. Le poète finit par en donner un exemple touchant ,
JUIN 1807. 495
dans un épisode plein d'une mélancolie parfaitement assortie.
avec le caractère triste et grave de tout ce chant.
C'est cet épisode bien inventé , bien narré , bien conçu dans
l'ensemble et dans les détails , où la sensibilité et la poésie
donnent de l'intérêt et de l'éclat au style , que j'aimerois à citer
ici ; mais les bornes d'un article ne le permettent pas. Je
regrette aussi d'être obligé d'omettre un excellent morceau
sur l'Imagination . On me saura gré de rapporter un passage
qui , en offrant de même une preuve du talent de l'auteur ,
peut donner , de plus , une idée de ses sentimens :
Heureux , encore heureux qui rencontre un ami !
Sans cet autre soi-même on ne vit qu'à demi.
Amitié ! noeud sacré , pur hymen de deux ames ,
Rempli toujours mon coeur de tes célestes flammes !
L'homme seroit trop seul sans tes charmes divins .
Ta présence ennoblit , épure nos destins ;
Et le mortel épris de tes chastes délices ,
Se dévoue avec joie aux plus grands sacrifices .
Mais trop heureux aussi , mille fois trop heureux ,
Qui , d'un pudique hymen ayant serré les noeuds ,
Voit ses jeunes enfans , troupe aimable et légère ,
Disputer sous ses yeux les baisers d'une mère ,
Et dans ces rejetons , qui croissent près de lui ,
Déjà pour sa vieillesse espère un doux appui !
Semblable à la colombe , et blanche et fortunée ,
Qui vers le rameau d'or devoit guider Enée ,
La femme , en unissant l'amour et la pudeur ,
D'un pas mystérieux conduit l'homme au bonheur.
C'est dans le quatrième chant que se montre le mieux le sujet
du poëme tel que l'auteur l'a conçu , c'est-à-dire le génie de
l'homme, et que se manifeste aussi avec le plus d'originalité
peut-être le talent du poète lui-même. La société , comme
on l'a vu déjà , est l'objet de ce chant , dont l'analyse et
quelques citations confirmeront , j'espère , la double opinion
que je viens d'exprimer :
Nature ! l'homme seul a produit ces grands corps
Dont son art entretient les sublimes accords.
Tous les détails rentrent constamment sous le point de vue
qu'offrent ces deux vers. Le poète décrit l'état des premiers
hommes ; la politique les tire de l'état sauvage , la société commence
avec l'agriculture , et l'une et l'autre nécessitent les lois.
Le poète alors décrit et juge les différentes formes de gouvernement.
Il présente les deux grands mobiles du corps social dans
l'or et le travail ; il peint les merveilles dues au génie des hommes
en société , il en fait dériver le luxe et ses avantages ; mais il en
rapproche les abus et les dangers ; et l'histoire offre à la poésie
d'effrayans exemples dans la chute des empires : ce qui amène
496
MERCURE DE FRANCE ,
uu grand tableau de l'invasion des Barbares , et de la ruine des
arts Mais le génie de l'homme , dans Charlemagne , recompose
l'état social . Plus tard , il fait renaître les lettres avec les
Médicis ; il les perfectioune avec Louis XIV. Il semble ensuite
abandonner la France ; il la régénère enfin avec un grand
homme.
On voit par ce plan que ce chant diffère du chant de la
politique dans le poëme de l'Imagination , avec lequel tout
rapport d'objet auroit été si dangereux . Tout ici est plus sévère
, et peut-être plus rebelle à la poésie. Il faut apprécier
maintenant le talent avec lequel le poète a su vaincre les
difficultés.
Veut-on voir comme il embellit de clarté , de précision et
d'élégance des idées que la prose sembloit se réserver ? Qu'on
lise cette définition des lois :
Les lois ! morale écrite , à tous les yeux visible ,
Ame sans passions , et raison inflexible ,
Qui réprimant chacun pour le bonheur de tous ,
Protègent sans amour , puaissent sans courroux .
Peut-on peindre la chute des grands empires avec des mouvemens
, une harmonie , des souvenirs , des images et des couleurs
locales plus habilement appropriés au sujet que dans les
beaux vers qui suivent ?
Il faut ici des temps interroger l'oracle ,
Et du monde changeant étaler le sp ctacle.
Entendez -vous le bruit de ces puissans Etats ,
S'écroulant l'un sur l'autre avec un long fracas?
C'est Sidon qui périt , c est N nive qui tombe :
Tous les Dieux de Bélus descendent dans la tombe .
Nil ! quels sont s débris ur tes bords dévastés ?
C'est Thèbe aux cent palais , l'aïeule des cités.
Cherchons dans le désert les lieux où fut Palmyre ,
Restes majestueux qu'avec effro j'admire .
O temple du sole: 1 ! ô palais éclatans !
Voilà de vos grandeurs ce qu'ont laissé les ans !
Quelques marbres, rompus , des colonnes brisées ,
Des descendans d'Omar aujourd'hui méprisées ;
Et les pompeux débris de ces vieux chapiteaux ,
Où vient la caravane attacher ses chameaux ;
Où , lorsqu'un ciel d'airain s'allume sur sa tête,
L'Arabe voyageur nonchalamment s'arrête ,
Et , las des feux du jour , s'endort quelques instans
Sur les restes d'un Dieu mutilé par le temps.
L'auteur ne néglige pas de répandre les couleurs de la
poésie sur les details qu'amène l'examen de la richesse des
nations ; témoins ces vers :
Le luxe , fils brillant de la société ,
Commande ; et tout-à- coup, par l'audace monté,
Le
DE LA
SPINE
JUIN 1807.
Le vaisseau fend les mers en déployant ses ailes . "
Des plus lointains climats , à nous servir fidelles ,
Il rapporte à la fois et la perle des mers ,
Et l'hermine conquise au séjour des hivers ,
Et du mol Orient la résine embaumée ,
Et du grain de Moka la liqueur enflammée ,
Qui fume dans l'albâtre orné d'or et de fleurs ,
Dont l'art du Japonais a pétri les couleurs .
B
5.
cen
C'est le plus souvent par une image heureuse et frappante que
le poète exprime les idées les moins poétiques de son sujet.
Voyez ces vers :
On vit la politique , errante , échevelée ,
Refuser sa balance à l'Europe ébranlée .
Et ceux- ci encore :
Déjà l'expérience , à la voix éternelle ,
A repris les Etats sous sa noble tutelle .
S'il loue un grand homme , c'est sans adulation , et en fondant
la louange sur les grandes idées du bien public :
O France , ce mortel vient de l'être envoyé !
Son bras , qu'arma sans doute une égide divine ,
A fait sortir l'Etat de sa vaste ruine :
Par lui des factions le long règne est banni ;
Par le fer des combats l'empire rajeuni ,
Prend un nouvel éclat sous ses formes nouvelles ,
Et le Génie au loin le couvre de ses ailes.
Enfin , si l'on veut un heureux exemple d'une comparaison
aussi ingénieuse , aussi poétique qu'elle est neuve , genre de
beauté devenu fort rare , il me semble qu'on le trouvera
dans les vers par lesquels je vais terminer les citations , et où
l'auteur fait allusion à cette régénération de la France qu'il
vient de peindre dans les vers précédens :
Tel , des vents du Midi long-temps heureux rival ,
Le sapin , que renverse un combat inégal ,
Tombe , roule et languit obscurément sur l'herbe ;
Mais bientôt sur les mers il flotte en mât superbe :.
D'un lin , tissu par l'art , empruntant le secours ,
Il contraint les Autans à diriger son cours ;
Et le même ennemi qui fit tomber sa tête
A son vol triomphant fait servir la tempête.
Les lecteurs sont maintenant à portée de juger que les idées
de l'auteur sont en général en proportion avec l'étendue de
són sujet. On sent dans les détails que le talent du poète s'est
formé à l'école des modèles. Quelquefois il emprunte des
Grecs des pensées et des images , à l'imitation des maîtres :
Ah ! cette triste vie est le rêve d'une ombre.
C'est un vers de Pindare : « La vie n'est que le rêve d'une
I i
498
MERCURE DE FRANCE ,
» ombre. » Pyth. , 8 , v. 186. Image qui , d'un trait , comme
on l'a dit , peint tout le néant de l'homme. Il a pris de même
à Platon cette belle pensée sur Dieu :
Le soleil est ton ombre.
M. Chênedollé , qui paroit bien connoître les anciens , aime
aussi à tirer parti de l'étude des modernes :
Vassal du ciel , pontife et roi de la nature.
Ce beau vers sur l'homme a été inspiré par ce passage de
Buffon : « Vassal du ciel , roi de la terre , il l'ennoblit, la
>> peuple et l'enrichit. » C'est encore Buffon qui , dans son
admirable description de la nature sauvage , a fourni au
quatrième chant du Génie de l'Homme le beau passage où
la politique , au moment de fonder la société , appelle l'homme
et lui dit :
·
Porte au fond de ces bois un utile ravage ;
Anime cette cau morte en la faisant couler.
Ces emprunts de la poésie , quand le poète est digné qu'on
les lui permette , sont un digne éloge d'une belle prose. A ce
titre , M. de Châteaubriand méritoit un souvenir du poète ;
aussi ces vers :
La terre et l'Empirée échangeoient leurs annales ;
Le berger Chaldéen , de ses mains pastorales ,
Gravant sur un rocher les archives des cieux ,
Déjà les transmettoit aux peuples curieux ,
sont-ils l'heureuse imitation de ce passage du Génie du
Christianisme , première partie , liv. 4, chap. 5 : « Le pâtre
» gravoit sur un rocher ses immortelles découvertes ......
» Il échangeoit d'annales avec le firmament. »
Maintenant que la critiqué a rempli ici un devoir trop
souvent négligé , celui de s'arrêter avec plaisir sur le mérite
d'un ouvrage , il lui en reste un autre qu'on observe ordinairement
beaucoup mieux : c'est de relever les défauts. Heureusement
ce nouveau poëme , quoiqu'il ne soit point sans
taches , ne peut guère donner lieu à des censures nuisibles à son succès.
Il en est une qui , je crois , doit s'appliquer plus particulièrement
au second chant , dans lequel , comme on l'a déjà vu ,
le sujet est peu traité , et fait place à une suite de tableaux
très-poétiques , il est vrai , mais plus propres à ces poëmes
que l'on a appelés descriptifs , qu'au genre du poëme philosophique.
Sur environ huit cents vers , le véritable objet de
ce chant n'en a obtenu qu'à peu près cent , et encore l'idée
JUIN 1807. 499
qui y prédomine est-elle contraire à l'objet même : elle est
exprimée dans ce vers :
Ces monts veulent un hymne , et non pas un système.
Il me semble
que , si la géologie
est une science
trop peu
avancée
pour
y trouver
déjà l'empreinte
du génie
de
l'homme
, il étoit naturel
de la chercher
dans l'étude
des trois
règnes
de la nature , et qu'il eût été heureux
et facile de
faire entrer dans cet autre cadre , et sous ce nouveau
point de
vue, les plus belles peintures
répandues
dans ce chant. Il est
possible
aussi de desirer
dans le premier
chant , qui est d'un ton
très-sévère , un peu plus de cette variété
qui distingue
l'Essai
sur l'Astronomie
, dont , au surplus
, M. Chênedollé
dans ses
notes reconnoît
si bien tout le mérite. Un épisode
me paroît
manquer
à ce chant. La mythologie
ne pourroit
- elle pas le
fournir
?
Enfin , s'il faut descendre à quelques observations d'une
critique vulgaire , et trop facile pour être prolongée , je
prierai M. Chênedollé de remarquer et de corriger quelques
légères fautes , telles que celles-ci :
Parfois il veut encor , sur son ame blessée ,
Appliquer des neuf Soeurs la douce panacée.
Cette figure n'est pas de bon goût , défaut presque étranger
au talent de l'auteur .
Il croît , avec la vie enfin acclimaté , etc.
.
Il y a ici une double faute. La grammaire ne permet point
acclimater avec ; et le rapport des idées et de l'expression
ne permet pas acclimater avec la vie.
Le terrible censeur de notre humanité.
L'auteur a employé plus d'une fois cette locution , pour dire
la nature humaine , ou simplement l'humanité. L'adjectif
possessif nôtre , change ici le sens de ce mot.
Qui vendent au matin leur hamac , sans prévoir
Qu'ils le regretteront pour leur sommeil du soir.
Il est inutile de faire sentir que la suspension à la fin du premier
vers est défectueuse.
De ce globe d'abord dessinons la structure.
Venez ; suivez mon vol aux champs de l'Helvétie .
Le premier de ces vers rappelle trop ce vers de la traduction
des Géorgiques :
De la charrue enfin dessinons la structure .
I i2
500 MERCURE
DE FRANCE
,
L'autre vers , dans le mouvement et dans l'expression , ressemble
trop à celui - ci des Jardins :
**
Venez ; suivez mon vol au pays des prestiges.
Pour résumer cet examen , il me semble que ce poëme , dont le
sujet nécessitoit une méditation forte et beaucoup de lumières ,
dont le plan , malgré quelques défectuosités , est conçu avec un
jugement très-réfléchi , dont la poésie a souvent de l'éclat et
quelquefois de l'originalité , dont la versification est de la
bonne école , dont le style a de la fermeté , de l'élégance , et en
général de la pureté , et où sur- tout le poète peint ce qu'il a
senti , qualité devenue rare , doit en placer l'auteur dans
un rang bien distingué parmi ceux qui sont aujourd'hui lą
nouvelle espérance de notre littérature .
9 . Quant au sujet du poëme , je sais que bien des lecteurs
sont tentés de dire comme Montaigne : « Que ne plaît-il un
» jour à nature nous ouvrir son sein ! ô Dieu , quels abus ,
» quels mécomptes nous trouverions en notre pauvre science ! »
Mais ce seroit le cas de répondre avec Plutarque : « Là il n'y
» a point de poésie où il n'y a point de menterie. »>
Enfin , pour ce qui est de l'application de la poésie à cette
haute philosophie , ceux qui n'en reconnoissent point assez
l'utilité et l'intérêt , doivent se rappeler ces beaux vers de
Boileau , bien propres à justifier ce genre.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut , à l'aide des vers , aux mortels annoncée ,
Et partout , des esprits , ses préceptes vainqueurs ,
Introduits par l'oreille , entrèrent dans les coeurs .
Pour tant d'heureux bienfaits les Muses révérées ,
Furent d'un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art , attirant le culte des mortels ,
A sa gloire , en cent lieux , vit dresser des autels .
B***.
*
Le Paradis Perdu , de Milton , traduction nouvelle ; par
Jacques - Barthelemy Salgues , ancien professeur d'éloquence.
Un gros vol. in-8° . Prix : 5 fr. , et 7 par la poste.
A Paris , chez Léopold Collin , libraire , rue Gît-le- Coeur ,
n° 4.
( II* Extrait. ) Voyez le dernier Numéro du Mercure.
DANS la première page de cette traduction , j'ai déjà fait
observer beaucoup de fautes , et je n'ai pourtant relevé que
le plus petit nombre de celles que j'y ai moi-même remarquées.
Maintenant je vais m'imposer la loi de réduire
JUIN 1807 .
501
encore plus mes observations. Dans le champ ingrat que je
laboure , je ne puis recueillir que de l'ivraie ; c'est une moisson
si inutile à faire que je puis sans inconvénient en laisser
perdre une partie. Quel peut être mon objet ? de faire connoître
l'ouvrage ? On le connoît à présent ceux qui en ont
parcouru le commencement ne seront pas tentés de lire le
reste. Le seul but que je puisse avoir dans ce nouvel extrait ,
c'est de prouver que j'ai rempli ma tâche tout entière , et
qu'avant de juger cette prétendue traduction de Milton , je
me suis véritablement donné la peine de l'examiner . Pour cela ,
je n'ai qu'à citer quelques-unes des inconvenances qui m'ont le
plus frappé à mesure que je la lisois ; c'est ce que je vais faire.
Milton commence son récit par un tableau terrible . Le
silence règne dans les Enfers : les Démons sont encore étourdis
de leur chute Satan lui-même est étendu sur le lac de feu ,
où il est resté comme anéanti .
Him the almighty power
Hurl'd headlong flaming from the ethereal sky ,
Vith hideous ruin ad combustion , down
To bottomless perdition , there to dwell
In adamantin chains and penal fire :
Who durst defy th' omnipotent to arms.
Voici comment M. Salgues a traduit ce passage :
« L'éternel qu'il avoit osé défier , le saisissant sur les som-
>> mets de la voûte éthérée , et l'enveloppant des tourbillons
» de la foudre , le lança avec un bruit épouvantable dans un
» abyme immense de misère et de perdition , et l'envoya , la
» tête pendante , expier dans une mer de feu , et sous le poids
» de cent chaînes de diamans , son insolente témérité. »
L'éternel saisissant Satan , forme un tablean absurde dont
M. Salgues a lui seul fourni les couleurs. Il le saisit ! comme
si un acte de sa volonté ne suffisoit pas pour précipiter le
téméraire dans les abymes. La tête pendante n'est qu'une
image burlesque. Expier est un mot impropre l'expiation
d'une faute en fait espérer le pardon ; et ici la peine doit être
éternelle.
Dans cette phrase , le traducteur n'a pas manqué d'observer
la loi qu'il semble s'être faite de placer toujours au début ce
qui devroit être à la fin , et réciproquement. Milton commence
par présenter Satan tombant dans les abymes , et il
finit par ce trait terrible lui qui avoit osé défier le Tout -Puissant
aux combats. C'est ainsi que le poète latin , après avoir
peint Thésée , puni dans les Enfers , par la divinité que ce
héros étoit venu y braver , lui fait pousser ce cri épouvantable
: Discite justitiam moniti et non temnere divos. Et je t
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
ne doute pas que Milton , en terminant par ce trait son tableau
de la chute de Satan , n'ait eu pour objet d'imiter ce vers de
Virgile. M. Salgues n'a rien vu de tout cela : il a divisé ce
même trait en deux parties , l'une qu'il a placée au commence.
ment , l'éternel qu'il avoit osé défier ; l'autre qu'il a mise à la
fin , son insolente témérité. C'étoit le plus sûr moyen d'en détruire
tout l'effet.
De pareilles phrases , lorsqu'on ne les compare point à l'original
, paroissent au premier coup d'oeil supportables. Mais
quand on les en rapproche , on s'aperçoit bientôt que celui
qui les a faites , non-seulement ne comprend pas Milton , mais
que même il n'a aucune idée de ce qui constitue la véritable
poésie. En veut-on une du même genre ? Je n'irai pas la
chercher loin je la trouve à la suite de celle que je viens de
citer.
« Durant neuf fois le temps qui mesure aux foibles mor-
» tels l'intervalle des jours et des nuits , il roula dans ces
>> gouffres brûlans , avec ses horribles compagnons , vaincu ,
>> privé de sentiment , anéanti , quoique immortel. » Avec les
mots de cette phrase , il étoit aisé de former un tableau terrible :
tous les élémens en étoient rassemblés ; il ne falloit que les
mieux disposer. Il falloit présenter Satan vaincu , et comme
anéanti par sa défaite , et ensuite le peindre porté sur les
flammes. Le repos de l'anéantissement d'abord , puis le mouvement
que lui impriment les flammes ondoyantes ; et ce
mouvement auroit été un dernier coup de pinceau qui auroit
rendu l'anéantissement plus sensible. C'est ce qu'a fait Milton ,
et ce que M. Delille a parfaitement bien senti . Voici comment
le poète français a rendu ce tableau :
Jeté du haut des airs en ces cachots funèbres ,
Durant neuffois le temps où règnent les ténèbres,
Durant neuffois le temps qui mesure le jour ,
Dans la profonde horreur de son nouveau séjour ,
Au milieu de sa noire et hideuse phalange ,
Resta muet d'effroi l'audacieux Archange.
Malheureux , il rouloit dans ce gouffre éternel.
Cette traduction est exacte ; et si ce n'est pas ce qui la rend
belle , c'est du moins ce qui la rend plus belle encore. Les
derniers vers sur-tout sont la traduction fidelle de celui de
Milton.
Lay vainquish'd , rolling in the fiery gulph .
Mais de pareilles beautés ne sont pas à la portée de
M. Salgues. Il croit que pour traduire un ouvrage , il suffit
d'en traduire tous les mots : il ne se doute pas qu'il y ait un
art , ou pour mieux dire un talent de mettre chaque mot ,
:.
503 JUIN 1807.
comme chaque idée à sa place : il ne sait peut-être pas que
Boileau a cru faire un grand éloge de Malherbe , lorsqu'il a
dit que ce poète ,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir .
Je reviens aux expressions impropres et peu convenables . Et
j'en rencontre tout-à-coup un si grand nombre que je renonce
les citer toutes. En voici quelques exemples :
Si le prince des Démons se soulève enfin , comme dit
M. Delille ,
Et dans l'abyme immense
Jette un coup d'oeil sinistre , où sont peints la vengeance ,
L'orgueil , le désespoir , etc.
M. Salgues lui fait promener ses yeux. Jamais promenade
ne fut plus déplacée. Il est vrai que Satan promène ses yeux
consternés ; mais consternés ne vaut pas sinistres : il me semble
que l'expression de M. Delille est ici la seule qui puisse rendre
le mot anglais baleful.
Plus loin je trouve , dans un discours de Béelzébuth , que
Satan « est le guide invincible de ces bataillons célestes , qui
» ont osé ,sous ses enseignes , affronter sans effroi les allarmes
» de la guerre. » Affronter sans effroi les allarmes , est du galimatias
qu'on diroit fait à dessein , pour faire rire les lecteurs.
Car, si je ne me trompe , affronter quelque chose , c'est n'en
avoir pas peur: effroi et allarme sont aussi à-peu-près synonymes
de peur; d'où il suit que les expressions de M. Salgues
répondent à celles- ci : n'avoir pas peur sans peur de la peur.
M. Salgues parle de ses périphrases ! C'est de ses métaphores
qu'il devoit parler. Jamais auteur n'en fit de plus extraor
dinaires que les siennes. Selon lui , Sa'an a des sourcils indomp
tables , et dessous ces sourcils un oeil exercé aux combats , et,
comme s'il craignoit de n'avoir pas assez dit , il lui fait darder
cet oeil . Milton en parlant du palais que les Démons construisent
, pour y tenir leur conseil , dit que ce palais s'élève
de la terre , comme une exhalaison ; et il y a déjà dans cette
comparaison une hyperbole un peu forte. Mais M. Salgues ,
qui souffle sur -tout , et dont le souffle ne manque jamais ou
de faire évanouir les beautés , ou de les renfler au point de
les rendre méconnoissables , a trouvé quelque foiblesse dans
cette comparaison , et il l'a mise en métaphore. C'est-à - dire
que , selon lui , ce palais chargé de pilastres , et de colonnes,
et d'architraves , et defrises , et de portes d'airain , ..... s'exhale
de la terre , et ce qui est plus fort , il s'en exhale comme une
vapeur légère.
Cela me fait souvenir d'une expression non moins bour-
4
504 MERCURE
DE FRANCE ,
soufflée qu'il a prêtée à Milton , et dont je n'ai point parlé.
Ce poète dit qu'au moment où Satan s'est levé de dessus le
lac enflammé , la place qu'il y occupoit se présente comme
une vallée horrible :
Dans toute sa hauteur Satan se lève , avance ,
Et laisse dans l'abyme une vallée immense .
Voilà le véritable sens de la phrase de Milton ; c'est encore
le traducteur esclave qui l'a bien rendu . Voici maintenant la
traduction qu'en donne M. Salgues. «< Tout- à - coup , il dresse
» sur les flots son énorme stature ; les flammes épouvantées
» reculent autour de lui , et roulant en longs tourbillons leurs
» pyramides , laissent entre elles et lui un horrible intervalle. »
Il y a un contre-sens dans cette traduction ; mais ce n'est pas
de cela qu'il s'agit . Je ne veux que faire remarquer cette
expression de flammes épouvantées , laquelle n'a le mérite ,
ni d'être juste , ni d'être nouvelle , ni même de paroître énergique
dans un sujet si terrible , et qu'un traducteur qui veut
rendre son original supportable , n'auroit pas dû lui prêter .
Croiroit - on qu'après cela monsieur Salgues s'excuse en quelque
sorte dans sa préface , d'avoir laissé subsister les ténèbres visibles
de Milton ?
Je pourrois maintenant rassembler une foule de barbarismes
, de solécismes , de phrases dissonantes ou mal construites
, etc.; mais cela me meneroit trop loin , et je me
bornerai à ne citer de tous ces genres de fautes qu'un seul
exemple.
Après que les Démons se sont réunis en diverses troupes ,
<«< leurs phalanges , dit - on , s'ébranlent et marchent au son
des flûtes et des instrumens » ( comme si les flûtes n'étoient
pas aussi des instrumens ) ; et il ajoute : le mode dorique règle
leurs pas. Dorique est pour le moins un mot impropre. On dit
l'ordre dorique , c'est un ordre de l'architecture ; mais on doit
dire , quand il s'agit de musique , le mode dorien.
Les phrases dissonantes m'appellent de tous les côtés. Citerai-
je celle où le traducteur dit en parlant d'un pilote : que
croyant reconnoître une île , il enfonce son ancre , etc. , ou bien
celle dans laquelle il fait dire à Satan , quandj'ai pu de ce bras
ébranler son empire ? Cette dernière phrase est un vers
mais on voit bien que ce n'est pas un vers de M. Delille.
Elle prouve que M. Salgues fait des vers comme le Bourgeois
Gentilhomme faisoit de la prose sans le savoir ; et si ce n'étoit
qu'un bras qui ébranle , annonce une oreille
délicate ,
je lui conseillerois , puisque la prose lui réussit mal , d'essayer
de la poésie.
peu
1
JUIN 1807 .
:505
Parmi les phrases mal construites , je m'attache à la suivante ,
qui forme un contre-sens . Je la tire du discours que , selon lui ,
Sitan adresse aux Démons. « Le combat , lui fait - il dire , que
>> vous avez livré n'est pas sans gloire pour vous , quoique
» l'issue en ait été funeste. Hélas ! le triste lieu où nous déli-
>> bérons , et cet horrible changement trop cruel à contempler
>> ne le prouve que trop. » Le véritable sens de cette phrase
est celui- ci : « Le triste lieu où nous délibérons et l'horrible
>> changement que nous avons subi , prouvent que le combat
» n'a pas été sans gloire pour nous. » Mais on sent bien que
ce n'est pas celui de Milton . Si on veut donc savoir ce que dit
Satan , c'est dans l'original qu'il faut le chercher , ou dans ces
vers de M. Delille :
Cherubins , Séraphins , vous tous dont le grand coeur
Combattit sans succès , mais non pas sans honneur ,
Ce combat fut affreux , hélas ! tout nous l'atteste ,
Nos revers , nos débris , et ce achot funeste.
On a pu observer qu'il y a trop de trop dans la phrase de
M. Salgues ; mais pour moi , je me contente de faire remarquer
qu'elle a trop le tort de dire le contraire de celle de
Milton.
Avant d'abandonner le premier chant , je crois devoir faire
une observation qui me semble avoir échappé à tous les traducteurs
du Paradis Perdu . Ce poëme renferme beaucoup de
vers qui sont évidemment imités des anciens ; et j'en ai cité un
dont il m'a paru que l'auteur avoit pris l'idée dans Virgile. Il
y en a un autre dans lequel je pense qu'on n'a pas assez senti
l'intention qu'il a eue d'imiter Homère. C'est celui où il peint
le bouclier de Satan :
His pond'rous shield
Ethereal temper , massy , large and round .
Ce vers, où les épithètes sont accumulées , et qui en devient aussi
pesant que le bouclier même , a été probablement fait à l'imitation
de celui dans lequel Homère peint la lance de Minerve .
Βριθυ , μεγά, στίβαρον , το δαμνεσι στιχας ανδρον .
Il est peut être fâcheux que M. Delille , en le traduisant , se
soit trop abandonné au talent qu'il a de faire des vers toujours
coulans et harmonieux. Il en est résulté que son vers ne peint
pas si bien que celui de Milton , ce massif et large bouclier.
Pour M. Salgues , comme il lui est aussi naturel de faire des
phrases lourdes qu'il l'est à M. Delille de produire de beaux
vers , il n'a pas mal réussi dans cette occasion : « Satan rejette
» dit-il , derrière lui son pesant bouclier , armure vaste et
» large , dont l'acier a été trempé dans les cieux. » Mais il y a
506 MERCURE DE FRANCE ;
toujours un peu de caricature dans tout ce que fait cet auteur.
Et par exemple l'armure large , fait ici une dissonance qui
ne rend pas la phrase plus imitative. On pourroit encore lui
reprocher d'avoir traduit en huit mots ces deux mots de
Milton : ethereal temper , d'une trempe céleste.
Passons au second chant. Pour prouver qu'il renferme des
fautes aussi remarquables et aussi nombreuses que le premier,
je n'aurai que l'embarras de choisir .
Veut-on des expressións extraordinaires , des ces expres →
sions qui n'appartiennent qu'à M. Salgues ? Dans ce chant le
Démon change ces sourcils indomptables en des sourcils qui
se crispent. Une expression vaut bien l'autre ; on voit que
l'auteur est toujours égal à lui - même.
Pour terminer l'examen de ce chant , comme j'ai terminé
celui du premier , je ferai encore remarquer un contre-sens.
Lorsque Satan a déclaré aux Démons la résolution qu'il a prise
d'aller lui-même à la découverte de la terre , le courage avec
lequel il s'expose aux dangers de cette entreprise , excite une
admiration universelle. « Car ajoute Milton , » les Démons
» conservent encore quelque sentiment de la vertu , afin que
» les hommes dépravés ne puissent pas s'enorgueillir de ces
» actions spécieuses auxquelles l'ambition seule ou le desir de
» la gloire les portent. >>
For neither do the spirits damn'd
Lose all their virtue ; lest bad men should boast
Their specious deeds on earth , vhich glory excites
Or close ambition , etc.
Voici comment M. Salgues a exprimé cette idée : « Ainsi
» toute idée de vertu n'est point éteinte dans le coeur des
» démons ; et leur conduite est la leçon de ces hommes pré-
» somptueux qui s'enorgueillissent sur la terre de quelques
» actions d'éclat , fruit de la vaine gloire et de l'ambition. »
On sent combien cela est long , et on le sent d'autant plus que
cela ne présente aucun sens . Si la conduite des démons est une
leçon , cette leçon n'est bonne que pour M. Salgues ; car il n'y
a que lui qui puisse l'entendre.
A mesure que j'avance , je sens toujours plus la nécessité
d'être court ; je ne m'arrêterai donc point au troisième chant ,
et je me contenterai de prouver que j'y releverois , si je voulois
, autant de contre-sens et d'inconvenances qu'en un autre.
Je ne vais pas chercher ma preuve bien loin ; je la trouve au
commencement même de ce chant ; l'une de ses premières
phrases est un contre-sens.
Milton dit que les portes de l'Enfer sont trois fois triples ;
JUIN 1807 . 507
c'est son expression . C'est-à-dire que , selon la traduction de
M. Delille ,
Par trois battans d'airain , trois d'un fer indomptable ,
Trois du roc le plus dur , invincibles remparts ,
Qu'un feu toujours brûlant enceint de toutes parts ,
Dieu lui-même forma ces portes éternelles.
Il est clair que tout cela ne fait réellement qu'une seule
porte. Mais M. Salgues , qui ajoute à tout , veut que Satan
rencontre « neuf rangs de portes qui s'opposent à son pas-
» sage ; trois sont de fer , trois d'airain , trois d'un roc de dia-
>> mant impénétrable , doublées d'un cercle defeu. De chaque
» côté de ces portes est assis un spectre formidable , etc. »
Cette dernière circonstance auroit dû éclairer M. Salgues sur
son erreur. Car s'il y a neufrangs de portes , il faut donc dixhuit
spectres pour les garder : or , Milton n'en compte que
deux. Je n'ai pas besoin de faire observer quc c'est aussi le
traducteur qui a imaginé de doubler ces portes d'un cercle ,
que Milton s'est contenté de les entourer de feu , et qu'enfin
la traduction de M. Delile est ici , comme toujours , la plus
fidelle des deux.
Si l'ouvrage de M. Salgues annonçoit quelque espèce de
mérite ou de talent , son quatrième chant , qui est le troisième
du poëme anglais , seroit un de ceux auxquels je m'arrêterois
le plus. C'est là que se trouve cette fameuse invocation à la
lumière , l'un des plus beaux morceaux de poésie que les modernes
aient à opposer aux anciens. C'est donc là qu'un traducteur
peut montrer s'il a le talent d'exprimer , sans les
affoiblir , les grandes beautés d'un poète. Mais aussi , c'est dans
ce même chant que se trouvent les discours que Milton fait
tenir au Père Eternel et à son Fils ; ces discours si fastidieux
par leur longueur , et si peu convenables à ceux qui sont
supposés les prononcer ! L'auteur du Paradis Perdu s'est
souvent imposé des tâches bien difficiles ; mais celle de faire
parler le vrai Dieu , et de le faire parler longuement , et d'une
manière qui ne fût point entièrement choquante , étoit une
tâche impossible à remplir. Les longs discours , quand même
ils seroient beaux , ne conviennent qu'à des divinités qui ont
les passions , les pensées , les vertus , les défauts des hommes.
Si Jupiter et Vénus sont quelquefois éloqucns dans Homère et
Virgile , c'est qu'ils éprouvent de la colère , des regrets , des
desirs , tout ce qui agite l'ame , la bouleverse , et la force , en
quelque sorte , de communiquer autour d'elle le mouvement
qui l'entraîne. Le Dieu des Chrétiens est impassible : il ne
parle donc pas dans le ciel ; je ne sais même si on peut dire
qu'il agit : il veut , et il est obéi. Mais s'il parloit , son élo508
MERCURE DE FRANCE ,
quence ne seroit pas la nôtre ; elle nous écraseroit , elle ne
nous charmeroit pas . C'est donc en traduisant ces discours
que M. Salgues auroit pu nous donner quelques preuves du
talent qu'il croit avoir de rendre supportables les détails , les
réflexions , les longueurs qui se rencontrent trop souvent dans
le Paradis Perdu ; en un mot , pour employer les expressions
de M. Salgues , ce qu'on ajustement reproché à Milton . Mais
son talent , ou pour mieux dire , son art n'est que celui d'accumuler
des fautes , et je puis réduire à trois mots tout ce que
j'ai à dire de cette partie de sa traduction . Tout ce qui étoit
beau dans ce chant , il l'a rendu commun ; tout ce qui étoit
commun , il l'a fait ennuyeux ; tout ce qui étoit long et
ennuyeux est devenu , en passant par sa filière , infini et
insupportable.
Ce n'est pas sans raison qu'en parlant des fautes qu'il accumule
, j'ai dit qu'il a l'art d'en faire. Il y met du soin : il
cherche les occasions d'en commettre ; et les occasions ne
doivent pas lui manquer , c'est encore lui qui les fait naître .
En voici la preuve , que je tire de la traduction de ce chant :
le poète veut peindre l'action que le soleil exerce sur toute la
nature , et il dit que cet astre, par ses rayons magnétiques ,
met en mouvement tous les globes qui l'environnent : By his
magnetic beam. Ces quatre mots n'étoient pas difficiles à traduire
il semble qu'on ne pouvoit pas faire de fautes. Mais
M. Salgues , selon son usage , a voulu mettre du sien , et ,
comme toujours , il y a mis une étourderie . Il a changé les
rayons magnétiques en des rayons électriques : au moyen de
quoi Milton se trouve avoir parlé de l'electricité plus de cinquante
ans avant qu'on l'eût découverte . Passons au cinquième
chant , qui n'est en effet que le quatrième du Paradis
Perdu.
:
C'est dans ce chant que le poète a versé toutes ses richesses ,
et qu'il a déployé toutes les ressources de son génie . C'est là
qu'on trouve à côté du tableau le plus terrible , le tableau
le plus gracieux ; et à la suite des pensées les plus énergiques ,
les images les plus douces , les descriptions les plus séduisantes.
L'eloquence moderne a -t - elle rien produit de plus
beau que l'apostrophe de Satan au soleil ? Et nos poètes descriptifs
ont- ils jamais imaginé rien de plus admirable que
la description du Paradis terrestre , et sur-tout que les portraits
d'Adam et Eve , ces portraits si beaux , si simples , si
touchans , que tous nos poètes se sont empressés de traduire ,
et qui seuls suffiroient peut-être à la gloire de M. - Delille ,
puisqu'il est celui dont la copie approche le plus de la vérité ?
C'est aussi dans ce chant que se prépare le grand événement
JUIN 1807 . 509
qui fait le sujet de tout le poëme. C'est la sur -tout la pen-,
sée , la grande pensée qui occupe Milton ; tout le reste n'est
qu'accessoire à ce chant : les descriptions brillantes , les portraits
gracieux , les images douces échappent au talent du
poète ; ce qu'il veut peindre , c'est la ruse infernale du Démon
, c'est la chute de l'homme , c'est le grand événement
qui va se passer. Le ciel , la terre , l'enfer sont attentifs ; et,
au milieu du silence universel , il faut tout-à-coup entendre.
une voix terrible :
O for that warning voice , which he wo saw
The Apocalyps heard cry in heav'n aloud :
Woe to the inhabitants on earth , etc.
Citons la traduction de M. Delille :
O qui fera tonner ces redoutables mots
Qu'entendit dans les cieux l'inspiré de Pathmos ,
Čes accens qui , pareils à la foudre qui gronde ,
Répétèrent : Malheur aux habitans du monde !
Ce début est admirable. Croira- t-on que M. Salgues a
trouvé le moyen de le rendre ridicule ? Voici comment il
le traduit : « Où es - tu , voix ? etc ..... » Il n'est pas nécessaire
d'aller plus loin : ces premiers mots suffisent pour en juger.
Que voulez -vous attendre d'un homme qui , dans un sujet si
grand et si terrible , commence par interroger une voix , et
par lui demander où elle est.
Il est donc clair que M. Salgues n'a pas eu le talent de
rendre ce qui est noble et imposant dans ce chant de Milton.
Mais a- t-il mieux rendu ce qui est gracieux et touchant ?
On se doute bien que non ; et je vais mettre mes lecteurs en
état d'en juger encore . J'ai cité le portrait d'Adam et Eve ,
comme ayant excité l'émulation de tous nos poètes qui se sont
à l'envi efforcés de l'imiter . M. Salgues a voulu en donner
aussi la copie , et il n'en a fait que la caricature. Je me bornerai
pour le moment à citer quelques-unes de ses expressions.
Si M. Delille dit :
Dans les yeux de l'époux la majesté respire.
M. Salgues , pour varier , dit qu'Adam avoit un oeil sublime.
Si le poète ajoute :
La chevelure d'Eve , assemblée au hasard ,
Couvroit sa belle taille , et de ses tresses blondes
Aux folâtres zéphyrs abandonnoit les ondes .
M. Salgues, qui trouve sans doute ces tresses trop communes ,
veut que les cheveux d'Eve..... se partagent sur sa tête en
510 MERCURE DE FRANCE ,
grappes élégantes ; et pour mieux faire encore , il groupe
ces grappes sur ses épaules.
Je ne pousserai pas plus loin ces observations . Si M. Salgues
trouve qu'elles sont trop sévères , il n'a qu'à le dire et à
le prouver. Mais dans ce cas , qu'il s'y prenne de manière à
ne pas m'obliger de faire un nouvel article sur son ouvrage.
Mes notes sont prêtes , et je le prie de bien observer que je ne
suis encore arrivé qu'à son cinquième chant .
GUAIRARD.
P. S. Mon nom se trouve plusieurs fois répété dans un
article qui a été inséré au Journal des Spectacles . Comme cet
article est , d'un bout à l'autre , écrit dans le langage des halles ,
je n'y ai rien compris , et je me crois dispensé d'y répondre,
J'ai seulement entrevu que M. Salgues , au lieu de combattre
ce que j'ai dit de sa traduction , s'amuse à réfuter un autre
article qu'il m'attribue ( et que je n'ai point fait ), sur l'ouvrage
intitulé les Amours d'Henri IV. M. Salgues n'est pas adroit.
Quand il seroit vrai ( ce qui ne l'est pas ) que j'aurois jugé et
mal jugé les Amours d'Henri IV, qu'est- ce que cela feroit à
sa traduction ?
OEuvres diverses de M. l'abbé de Radonvilliers , de l'Académie
française , etc. etc. etc.; précédées du Discours de
réception de S. E. M. le cardinal Maury, publiées par
M. Noël , inspecteur - général des études , membre de la
Légion-d'Honneur. Trois vol. in- 8°. , brochés. Prix : 12 fr.,
et 15 fr. par la poste. A Paris , chez Ange Clo , à l'imprimerie
des Sourds et Muets , faub. S. Jacques ; et chez le Normant.
JAMAIS la France n'a compté tant d'hommes de lettres ;
c'est un titre devenu si commun aujourd'hui , qu'on le prend
sans conséquence , souvent au sortir du college , quelquefois
même , et il y en a des exemples , sans avoir fait les premières
études. Mais jamais aussi les littérateurs vraiment instruits
n'ont été plus rares. On a pu s'en convaincre dans la dernière
séance qui a eu lieu à l'Institut pour la réception de S. E. M. le
cardinal Maury. Jamais assemblée publiqué n'avoit du réunir ,
et par l'importance de l'événement , et par l'attrait de la
curiosité , un nombre aussi considérable d'hommes éclairés , et
versés au moins dans l'histoire de la littérature moderne ; et
cependant on assure qu'au moment où le récipiendaire ren-.
doit un hommage si éloquent et si mérité aux lumières et
aux vertus de son prédécesseur , un grand nombre d'audi-
1eurs se sont demandé : Qu'étoit- ce que cet abbé de RadonJUIN
1807.
511-
villiers ? Seroit-il possible qu'un espace de quinze ans , quoique
rempli d'événemens d'une toute autre importance , nous
eût rendus tellement étrangers à tous les souvenirs , que dans
une assemblée composée de gens de lettres et d'amateurs ,
on fût obligé de ressusciter , pour ainsi dire , la mémoire
d'un membre de l'Académie française , d'un savant chargé
d'une des plus nobles fonctions de l'Etat , d'un écrivain
auteur d'un ouvrage estimé , publié depuis plus de trente
ans ? J'avouerai bien que cet ouvrage n'étoit pas de nature
à jeter un grand éclat , sur-tout dans le temps où il a paru.
La décadence , à cette époque , étoit assez avancée pour qu'on
ne réveillât plus guère le goût blasé du public qu'à l'aide de
productions frivoles et licencieuses , comme les moeurs , ou
de déclamations emphatiques sur les matières politiques et
religieuses. Autre temps , autre erreur : nous sommes rassasiés
avec quelque raison , des systèmes politiques ; et il
seroit difficile de se faire lire aujourd'hui en traitant ces
matières , à moins d'écrire comme Montesquieu , ou M. de
Bonald ; mais on est encore bien venu à pousser jusqu'à la
puérilité les observations sur les dernières ramifications des
sciences physiques ; et il y a vingt ramasseurs d'herbes et de
cailloux , autant de prosecteurs d'amphithéâtres , et de préparateurs
de laboratoires de chimie plus connus que le véritable
savan: dont nous annonçons les OEuvres. Cette observation
qui aura dû frapper , à son retour en France , un esprit
aussi juste et aussi étendu que M. le cardinal Maury , n'aura
pas peu contribué , sans doute , à lui faire sentir la nécessité
d'entrer, à l'occasion d'un littérateur presqu'oublié , dans des
développemens , qu'à une autre époque il eût sans doute
beaucoup abrégés. D'ailleurs , si le livre déjà connu de la Manière
d'apprendre les Langues suffisoit pour prouver que
l'abbé de Radonvilliers étoit digne de tenir son rang parmi
l'élite des gens de lettres ses contemporains , plus d'un ouvrage
estimable , qui n'existoit encore que pour les dépositaires
de ses manuscrits , devoit confirmer l'opinion avantageuse
de ses talens ; et son panégyriste étoit comptable envers
l'Académie de la révélation de tous les titres que cet ancien
membre avoit à l'estime de son corps. M. le cardinal Maury
ne s'est pas contenté de payer à sa mémoire ce tribut d'éloges ,
qui étoit pour le récipiendaire une sorte d'obligation : il n'a
rien épargné pour mettre le public à même de prononcer sur
sa légitimité et la réunion des OEuvres diverses de l'abbé de
Radonvilliers , publiées par un homme de lettres qui occupe
dignement une des premières places de l'instruction publique,
justificra , nous n'en doutons pas , tout ce qu'a dû promettre
un suffrage d'un si grand poids.
512 MERCURE
DE FRANCE ,
Cette collection est un vrai présent fait aux humanistes ,
tous ceux qui font quelque cas de l'instruction solide et des
idées justes et saines exprimées avec clarté , simplicité et
élégance. Elle offre même, par le mélange des fragmens qui y
sont réunis , une lecture aussi variée qu'instructive . Nous sui->
vrons , pour le faire connoître , l'ordre observé par l'éditeur .
dans la distribution des ouvrages qui la composent.
Le premier volume, outre le discours de M. le cardinal
qui sert comme d'introduction à tout l'ouvrage , renferme le
livre devenu très-rare de la Manière d'apprendre les Langues,
le premier titre de gloire de l'auteur , et des notices très-détaillées
et très-curieuses sur les ouvrages qui ont des rapports
de ressemblance avec celui de l'abbé de Radonvilliers , et sûr .
les méthodes d'enseignement suivies dans les célèbres écoles de
Bordeaux et de Toulouse , au commencement du XVIe siècle ;
le second contient différens opuscules , tels que des fables , des
contes de fées , et autres fictions , composées à l'imitation de
celles de Fénélon , pour l'instruction des enfans de France ;
des lettres sur la religion , des discours académiques , et une
traduction en prose des trois premiers livres de l'Enéide ; le
troisième est rempli tout entier par une traduction complète
de Cornelius Nepos , la seule bonne que nous ayons enfin dans
notre langue de cet écrivain célèbre , par l'élégante urbanité
de son style. La Manière d'apprendre les Langues n'étoit pas
un ouvrage. tout-à-fait neuf pour le fond des idées , et je ne
sais si , dans une pareille matière , ce n'est pas déjà l'indice
d'un très-bon esprit dans l'auteur , que d'avoir su se garantir
de la manie de l'innovation , au moment même où il confirmoit
par de nouveaux développemens un système remis depuis
peu à la mode , par le succès de la nouvelle méthode de
M. du Marsais . On se convaincra en effet , en lisant son livre ,
qu'il a plutôt rectifié qu'appuyé les idées de ce grammairien ,
et qu'il n'adopte sa méthode qu'avec toutes les modifications et
les restrictions qui peuvent en faire tolérer l'usage. Il s'en faut
de beaucoup que la version interlinéaire renouvelée des Grecs
ou plutôt de quelques hellénistes du seizième siècle , suffise ,
comme l'ont prétendu quelques enthousiastes , pour procurer
l'intelligence complète des langues , et sur-tout des langues
mortes. Il est étonnant même qu'un aussi bon esprit que du.
Marsais n'ait pas senti les inconvéniens qu'elle offroit , sur- tout
pour les écoles publiques , en s'y bornant exclusivement
comme il le conseille. Le principe sur lequel il fonde son
système , que la connoissance d'une langue consiste uniquement
dans la science des mots , est d'une fausseté qui a dû
frapper un humaniste aussi éclairé que l'abbé de Radony illiers
JUIN 1807.
513
élevé à l'école du goût , et nourri des beautés des anciens
ce père Porée qui a donné à la littérature de si brillans éves
Aussi a-t-il eu soin de mêler sagement les observations ur le
style aux remarques de pure grammaire , et cette seule consi
dération me semble devoir mettre son livre fort au-dess da
petit traité de Dumarsais , capable par sa sécheresse rebe
d'étouffer le germe du goût dans les esprits les plus heur
ment disposés. Quiconque est un peu versé dans ces mație
ne croira jamais que l'intelligence des langues soit une opération
purement machinale , comme l'ont assuré quelques - uns
des partisans de ce système , et sur-tout l'un de ses plus infatigables
propagateurs qui croyoit aussi l'avoir inventé , Luneau
de Boisgermain , le même qui a barbouillé de ses commentaires
une édition de Racine. Il avoit une confiance aveugle
dans l'efficacité merveilleuse de cette méthode : il prétendoit
qu'il n'étoit pas même nécessaire de chercher à comprendre
en lisant ; qu'on pouvoit parcourir de cette manière le tiers
d'un volume , et qu'on n'arrivoit point à la fin sans comprendre
le texte , même indépendamment de la version : au
reste , les beautés de la composition et du style lui étoient
tellement indifférentes , qu'il se vantoit d'avoir traduit le
Paradis Perdu pour remédier à des insomnies dont il étoit
tourmenté .
On voit bien que l'abbé de Radonvilliers ne pouvoit avoir
rien de commun avec un pareil artisan : et sa longue expérience
dans l instruction publique lui avoit trop appris à con-
Hoître la marche naturelle de l'esprit , pour qu'il ne sentit pas la
nécessité de mêler quelqu'agrément à la sécheresse didactique.
On s'en convaincra encore davantage en lisant les trois discours
qu'il prononça à l'Acadéinie Française dans des circonstances
qui leur donnent , indépendamment du mérite de l'exécution ,
un grand intérêt de curiosité. Il avoit à apprécier dans le premier
le talent de Marivaux , à qui il succédoit , devant une
assemblée dépositaire et conservatrice des principes du goût ,
et se trouvoit , quoique panégyriste obligé , dans la nécessité
de mettre de sages restrictions à l'opinion exagérée qu'une
nation voisine s'étoit faite du mérite de cet écrivain plus
maniéré qu'original . Il mit dans cet éloge autant de réserve
qu'il déploya de franchise et d'abandon dans les louanges
qu'il donna à M. Delille , à qui le mérite supérieur de sa traduction
des Géorgiques venoit d'ouvrir les portes de l'Académie.
DE LA
Mais un chef- d'oeuvre d'adresse oratoire , c'est la manière
dont il se tira de l'éloge de Voltaire , lorsqu'en qualite de
directeur , il répondit au discours de M. Ducis , qui venoit
prendre sa place. On sent combien la position étoi , délicate
Kk
514
MERCURE
DE FRANCE
,
pour un homme de son état , et dont les opinions'religieuses
étoient connues de l'Académie et du public même : placé ,
pour ainsi dire , entre sa conscience et les convenances , qu'on
mettoit alors au rang des devoirs , il satisfit également à ce
qu'il devoit à l'une et aux autres , et peut-être même dut - il
à ces entraves autant qu'à son caractère , la mesure , la justesse
et la gravité qu'il mit dans l'hommage qu'il rendit aux
talens et aux lumières du grand écrivain , tout en blâmant
l'abus qu'il en avoit fait trop souvent pour sa gloire. Jamais
peut- être Voltaire n'a été mieux apprécié. La plupart des
autres écrivains n'en ont parlé que dans le délire de l'enthousiasme
, ou avec la fureur du dénigrement. L'abbé de Radonvilliers
seul , semble l'avoir jugé avec cette impartialité qui
inspire la confiance . Un passage suffira pour faire connoître
l'idée qu'il s'étoit faite de son talent :
« Lorsque la nature ( dit-il ) , destine un poète à l'immor-
>> talité , parmi les belles qualités dont elle se plait à l'enrichir ,
elle en choisit une qu'elle semble préparer avec plus de
>> soin, et qu'elle répand dans son ame d'une main plus libérale.
» Ainsi , elle doua Homère du génie de l'invention : personne
» ne l'égala jamais pour l'abondance et la variété des idées.
» Ainsi , elle doua Virgile d'un jugement exquis : personne
» ne sut jamais comme lui dire toujours ce qu'il convient ,
>> et ne rien dire de plus. Rappelez-vous tous les poètes qui
» jouissent de l'immortalité ; il n'en est aucun que vous ne
>> reconnoissiez sur- le-champ à cette qualité dominante qui
>> fait son caractère distinctif , et pour ainsi dire sa physio-
>> nomie. Pour ne point sortir de notre nation , vante- t- on
» dans un poète la vigueur de l'ame , les sentimens sublimes ?
>> c'est Corneille la sensibilité du coeur , le style tendre et
» harmonieux ? c'est Racine la molle facilité , la négli–
gence aimable ? c'est La Fontaine : la raison parée des orne-
>> mens de la poésie ? c'est Despréaux : la verve , l'enthou -
>> siasme ? c'est Rousseau : les crayons noirs , les peintures
>> effrayantes ? c'est Crébillon : le coloris qui donne aux,
» pensées , aux sentimens , aux images un éclat éblouissant ?
» c'est Voltaire : il a traité en vers toutes sortes de sujets.
>> Vous admirez dans les uns des pensées nobles et élevées ,
» dans les autres des pensées fines et délicates ; tantôt le feu
» du génie , tantôt la chaleur du sentiment ; enfin , toutes les
>> beautés qui font aimer les bons vers. C'est par- là qu'il est
>> poète ; mais partout , et quel que soit son sujet , vous ad-
>> mirez la couleur brillante dans laquelle il trempe son
» pinceau : c'est par-là qu'il est Voltaire. Cette magie d'un
» style pur , clair , étincelant , est le don propre qu'il a reçu
>>
JUIN 1807 .
515
» de la nature , le trait qui le caractérise , l'augure de son
>> immortalité . »
Si l'on fait attention au tour , aux expressions dont l'orateur
se sert , on sentira que le morceau est d'autant plus adroit , que
sous les formes de l'éloge il renferme une critique très-fine
des brillants défauts du poète .
On ne lira pas les fragmens de Lettres sur la Religion , sans
regretter que l'abbé de Radonvilliers n'ait point achevé l'ouvrage
qu'elles semblent annoncer , que le reste ait échappé
aux recherches de l'éditeur . C'est là sur- tout qu'il me semble
avoir trés-heureusement imité la manière , le ton doux et
insinuant de Fénélon , et cette élégante simplicité qui met à
la portée du commun des esprits les questions les plus élevées
de la métaphysique. Il est moins heureux dans les fictions qu'il
a composées , aussi à l'imitation de ce grand homme , pour
l'éducation des princes . Elles ont le défaut de ressembler à tout
ce qu'on connoît dans ce genre ; quelques - unes même sont
d'une pauvreté d'invention qui auroit dû peut- être les faire
exclure da . Recueil ; telles que celle où il fait sortir une carpe
du canal pour lui rendre compte des progrès de son élève , et
les gazettes supposées où il consigne ce qu'il a pu faire de
bieu ou de mal . Mais ou retrouvera avec plaisir l'excellent
humaniste , l'écrivain élégant , dans les traductions qui remplissent
la moitié du second volume et le troisième. On distinguera
sur-tout dans le second livre de l'Enéide la rapidité
noble et nombreuse du style avec lequel il a rendu la description
du sac de Troie. Cette nouvelle tentative pour faire
passer dans notre langue les beautés du plus parfait de tous
les poètes , offrira un objet de comparaison de plus à ceux
qui aiment à étudier ce grand modèle , non -seulement dans
l'original , mais encore dans les copies qu'en ont faites les
meilleurs maîtres.
De Virgile à Cornelius Nepos il y a loin ; on se
tromperoit cependant si l'on croyoit que la traduction
de ce dernier fût beaucoup plus aisée que celle du poète. Il
faut que le mérite du style soit porté à un point de perfection
très-éminent chez lui , puisque , malgré le peu d'instruction
qu'on peut retirer de sa lecture , il a mérité cependant les
suffrages des juges les plus distingués de son temps , et est resté
après tant de siècles au rang des classiques. C'est un auteur
d'autant plus difficile à rendre , que son mérite principal
consiste dans cette simplicité élégante que les Romains appeloient
urbanité : mot qui répondoit à peu- près dans leur
langue à l'atticisine des Grecs. Il est , comme Phèdre et La
Fontaine , le livre de l'enfance et celui de l'âge mûr ; on y
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
revient par cet attrait qui ramène aux beautés naïves ; et pour
tout dire en un mot , c'est de tous les historiens latins celui
dont le style se rapproche le plus du style inimitable des
commentaires de César. Sa vie d'Atticus sur-tout , est un
morceau vraiment achevé. On avoit déjà essayé de la traduire,
mais sans succès. La traduction qu'on en offre aujourd'hui ,
aussi fidelle qu'élégante eût été seule capable de faire un titre
littéraire à M. l'abbé de Radonvilliers ; mais sa gloire lui
suffit, et il faut rendre à chacun ce qui lui appartient : M. Noël ,
éditeur des OEuvres , est en très- grande partie , si non en totalité
, l'auteur de cette traduction , qui n'est pas un des
moindres ornemens de la collection . Cet homme de lettres ,
avantageusement connu depuis long- temps et par des succès
à l'Académie française , et par différens ouvrages où l'érudition
des recherches est encore relevée par l'élégance et la
correction du style , ne s'est pas borné à semer de notes instructives
les OEuvres que nous annonçons , et à remplir les
lacunes qui pouvoient se trouver dans les manuscrits; il y a joint,
par un trait de modestie assez rare , un ouvrage qui pouvoit se
passer , pour réussir, du voisinage de ceux de l'abbé de Radonvilliers
, mais qui donne aux trois volumes un nouveau prix ,
en complétant cette suite de travaux estimables.
L***.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
ON lit dans un de nos journaux l'article suivant :
« On dit que Sa Majesté , malgré les hauts intérêts qui
occupent sa pensée , a daigné accorder une attention particulière
au rapport de la commission de l'Institut , relatif au
monument à élever sur l'ancien emplacement de la Madelaine.
Un des traits qui caractérisent ce prince étonnant , c'est que ,
dans un choix difficile pour combiner la valeur des projets
avec le dispositif de son décret , il a adopté l'avis le plus juste ,
et a saisi de lui- même la conception la plus brillante.
» Le décret offroit effectivement deux conditions qui ont
dû embarrasser autant les concurrens que les joges. On exigeoit
1°. que l'on employât ce qui existe de l'ancien édifice ; 2° . que
la dépense n'excédât pas trois millions. Une difficulté insoluble
attachée à la première de ces clauses , étoit le vice
JUIN 1807. 517
inhérent au dessin de l'église projetée pour être transformée
en un monument qui devoit avoir un style et un caractère
différent de celui qui convient à un temple chrétien ( 1 ) . La
difficulté attachée à la deuxième condition étoit que le devis
de l'édifice de la Madelaine s'élevoit à une somme presque
quadruple de celle qui étoit allouée pour la construction
nouvelle.
>> M. Beaumont avoit toutefois vaincu au moins une de ces
difficultés. Il s'étoit conformé , aussi exactement que cela pouvoit
être , aux indications du programine. Ce travail annonce
un talent utile , et que Sa Majesté a apprécié en accordant à
cet artiste estimable une forte indemnité.
>> M. Vignon avoit quitté la route tracée par le programme.
Son projet d'un temple à jour est une belle conception , en ce
qu'elle s'adapte heureusement au sujet , et retrace le faire des
anciens , sur-tout dans les monumens allégoriques. Mais la
commission , subordonnée aux formes légales , devoit nécessairement
exclure ce projet , et donner , ainsi qu'elle l'a fait
à celui de M. Beaumont une préférence , méritée d'ailleurs par
d'autres motifs.
» Sa Majesté a abrogé , dit-on , les clauses qui gênoient
l'imagination des coucurrens en rétrécissant une idée qui fut
primitivement la sienne. Elle a adopté le projet de M. Vignon .
On dit que ce jeune artiste étoit destiné d'abord à la carrière
du barreau , et qu'entraîné par un goût d'inspiration , il avoit
embrassé depuis peu celle des arts. Il est remarquable que les
plus beaux des monumens de la capitale , le Louvre , et le
Temple de l'Honneur auront été conçus par des auteurs qui
n'étoient pas consacrés primitivement à l'art dans lequel ils ont
donné des productions dignes de la postérité. (2) .
-Thomassin , le plus ancien acteur du Théâtre de l'Opéra-
Comique , est mort , il y a quelques jours , à Paris , dans un
age fort avancé , et dans un état d'indigence absolue.
Madame Catalani n'a pas encore renouvelé son engagement
avec les directeurs de l'Opéra de Londres. Elle deman-
(1) Il convient d'observer aussi qu'un temple surmonté d'un dôme eût
amené des comparaisons désavantageuses avec les églises de Saint - Pierre ,
de Sainte-Geneviève , etc.
( 2 ) Il reste une incertitude , ou un souhait de plus à former. Quelles
serout les dimensions de la place destinée à entourer ce monument ? car il
n'est po at de monument sans une place dont l'étendue égale la hauteur
de l'édifice. La enerté du sol fait apercev ir ce défaut dans un grand
nombre des mon mens de Paris . L'organe visuel ne peut pas apprécier les
proportions , et jouir , sans être fatigué , de l'aspect d'un objet quelconque,
si l'oeil fait avec l'horizon un angle qui excède la huitième partie du cercle,
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
doit d'abord 5000 livres sterling. Les directeurs ont hésité
quelque temps à souscrire une condition aussi onéreuse. Cependant
ils ont fini par consentir. Alors madame Catalani a dit
vouloir 5000 guinées , et non pas 5000 livres sterling . Nouvelle
hésitation , nouveau consentement , et aussitôt nouvelles prétentions.
Madame Catalani , après avoir pris les ordres de son
mari , a exigé cent guinées pour chaque semaine écoulée en
pourparlers , et a menacé d'en exiger 200 pour chacune de
celles qu'on laisseroit passer encore sans conclure avec elle ,
ce qui , dit-on , porteroit déjà les honoraires de cette chanteuse
à 600 guinées , sans compter un bénéfice ! On ne doute
pas que les directeurs ne finissent par accepter les conditions.
D'après le calcul du célèbre astronome , M. Seyffer , la
nouvelle planète découverte par M. le docteur Olbers , à
Brême , est éloignée du soleil de 49 1/2 millions de milles
( 84 1/4 millions de lieues ) , et elle finit sa période en 1321
jours 1/2 . Ce calcul se trouve confirmé par les observations
d'autres astronomes.
NOUVELLES POLITIQUES .
New-Yorck, 29 mars.
Les nègres et les mulâtres sont en guerre ouverte . Depuis
que les mulâtres ont tué Dessalines , ils ont voulu changer la
nature du gouvernement de Saint - Domingue ; ils ont voulu
passer à la république , singeant la constitution américaine
c'est-à -dire , lui donnant pour chef un président électif, tous
les ans , comme ici : ils avoient nommé Christophe président ,
en résidence au Port - au - Prince. Christophe se méfiant sans
doute de l'intention des mulâtres , qui auroient voulu l'avoir
loin du Cap et s'en défaire , a marché contre eux, et a attaqué
le Port -au-Prince ; mais n'ayant pu parvenir à s'en rendre
maître , il s'est retiré au Cap avec son armée , et y a établi
une constitution républicaine à sa manière , ne différant que
très- peu de celle des mulâtres , et de -là il a lancé une proclamation
contre ceux-ci , et ils ont répondu par une autre dont
je vous envoie copie ; ci- joint quelques fragmens de leur
constitution. Quant à la proclamation de Christophe , on la
lit dans les gazettes anglaises ; elle ne roule absolument que
sur l'imputation qu'il fait aux mulâtres d'avoir été cause du
massacre des blancs ; il dit que les crimes de Dessalines
doivent être imputés à eux seuls . D'ailleurs , on voit , par
JUIN 1807 .
519
la proclamation des mulâtres , sur quoi roule celle de Christophe
, puisqu'elle en est la réponse.
LIBERTÉ . ÉGALITÉ.
RÉPUBLIQUE D'HAYT I.
Acte du Sénat .
Le sénat ayant pris connoissance d'une proclamation du
général Christophe , en date du 14 janvier , dans laquelle
il cherche à égarer l'opinion des étrangers , et détruire la
confiance qui est due au gouvernement ;
Considérant que le général Christophe a fuit incendier la
plaine du Cul- de - Sac ; qu'il a attaqué, le 1er de ce mois , à
force ouverte , la ville du Port- au- Prince , où réside le sénat ,
et sous les remparts de laquelle il a fait ruisseler le sang d'une
infinité de malheureux qu'il avoit égarés , et que loin de
renoncer à ses projets destructeurs , il persiste de plus en plus
dans la révolte en méconnoissant l'autorité nationale ;
9 .
Considérant que tous les écrits de ce général , remplis des
plus grossiers mensonges et des plus infâmes calomnies , ne
tendent qu'à désunir les citoyens et à les armer les uns contre
les autres , annoncent clairement son intention de sacrifier une
partie de la population de la république , afin de pouvoir
plus aisément régner sur l'autre ;
Considérant qu'il a voulu avilir la nation en cherchant à
rejeler sur elle ses propres crimes et ceux de Dessalines ;
Considérant que le délai prescrit par la constitution ( article
CVIII , titre VII ) pour l'acceptation des fonctions de
président étant expiré , ce motif étoit déjà suffisant pour prononcer
sa destitution ;
Considérant enfin que d'après la déclaration de plusieurs
étrangers , le général Christophe , au lieu de profiter de la
clémence du sénat , a proposé au géneral Ferrand , commandant
pour la France à Santo - Domingo , de se joindre à lui
pour réduire les départemens de l'ouest et du sud de cette
ile , et y rétablir par conséquent le despotisme et l'esclavage
;
Arrête ce qui suit :
Art . Ir. Henri Christophe , ci- devant général en chef, est
'destitué de toutes fonctions civiles et militaires .
II. Tous généraux , officiers et militaires de tous grades ,
tous fonctionnaires publics , et généralement tous les citoyens
sont dégagés de l'obéissance qu'ils lui devoient .
III. La personne de Henri Christophe est mise hors de la
loi , et le sénat invite tous les citoyens à courir sus .
IV. Amnistie est accordée à tous ceux qui se rangeront sous
")
520 MERCURE DE FRANCE ,
les bannières de la république , et qui contribueront à rétablie
la liberté.
Les généraux , officiers et fonctionnaires publics conserveront
leurs grades .
Au Port-au-Prince , le 27 janvier 1807 , an 4 de l'indépendance.
Le secrétaire ( vu la vacance de la présidence ) ordonne que
l'acte du sénat ci -dessus , soit publié et exécuté , et qu'il soit
revêtu du sceau de la république. Signe B. BLANCHET .
Extrait de la constitution.
Le président est élu pour quatre ans et peut être toujours
réélu ; il a 24 mille dollars d'appointemens. Le sénat est composé
de vingt-quatre membres élus pour trois , six et neuf ans;
tous les trois ans un tiers sortira , il sera remplacé par le même
nombre. L'appointement de chaque sénateur est de 4 dollars par
jour.
Art. XXVII de la constitution . Aucun blanc , quelle que
soit sa nation , ne pourra mettre le pied sur le territoire de la
république à titre de maître ou propriétaire.
Art. XXVIII. Sont reconnus haïtiens les blancs qui font
partie de l'armée , ceux qui exercent des fonctions publiques ,
et ceux qui sont admis dans la république à la publication de
la présente constitution.
Baltimore , 21 avril.
Le Daily Advertiser annonce qu'à la suite d'une séance
tenue au Port-au-Prince le 10 mars , le général Pétion a été
nommé président de la république d'Haïti .
PARIS , vendredi 12 juin.
Hicr , à trois heures après-midi , en exécution des ordres
de S. M. l'EMPEREUR et ROI , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire ; s'est rendu au Sénat. S. A. S. a été
reçue avec le cérémonial ordinaire , et ayant pris séance , a dit :
Messieurs ,
Je vous apporte un message de S. M. l'EMPEREUR et Ror ,
et des lettres-patentes données le 28 mai dernier au camp
impérial de Finckenstein . Ces lettres confèrent le titre héréditaire
de duc de Dantzick , à M. le maréchal Lefebvre
préteur du Sénat. Le message ajoute encore à cette haute
distinction , par l'exposition noble et touchante des motifs qui
l'ont déterminée. La carrière militaire de M. le maréchal
>
JUIN 1807.
521
Lefebvre , depuis long-temps illustrée , sera à jamais mémorable
par le siége de Dantzick , et par le brillant succès qui
l'a terminé. S. M. ne pouvoit récompenser d'une manière plus
digne d'elle , d'anciens et de nombreux services , en même
temps qu'elle prépare de justes sujets d'émulation à ceux qui
doivent un jour succéder à la dignité que M. le maréchal
Lefebvre vient de recevoir.
Il a ensuite été fait lecture des pièces suivantes :
Message de S. M. l'EMPEREUR et Ror.
SÉNATEURS,
« Par nos décrets du 30 mars de l'année 1806 , nous avons
>> institué des duchés pour récompenser les grands services
» civils et militaires , qui nous ont été ou qui nous seront
» rendus , et pour donner de nouveaux appuis à notre trône ,
» et environner notre couronne d'un nouvel éclat.
» C'est à nous à songer à assurer l'état et la fortune des
>> familles qui se dévouent entièrement à notre service , et
» qui sacrifient constamment leurs intérêts aux nôtres. Les
honneurs permanens , la fortune légitime , honorable et
>> glorieuse que nous voulons donner à ceux qui nous rendent
» des services éminens , soit dans la carrière civile , soit dans
» la carrière militaire , contrasteront avec la fortuue illégi-
» time , cachée , honteuse de ceux qui , dans l'exercice de leurs
>> fonctions , ne chercheroient que leur intérêt , au lieu d'avoir
>> en vue celui de nos peuples et le bien de notre service. Sans
» doute , la conscience d'avoir fait son devoir , et les biens
attachés à notre estime , suffisent pour retenir un bon Fran-
» çais dans la ligne de l'honneur ; mais l'ordre de notre société
>> est ainsi constitué , qu'à des distinctions apparentes , à une
» grande fortune sont attachés une considération et un éclat
>> dont nous voulons que soient environnés ceux de nos sujets ,
» grands par leurs talens , par leurs services et par leur carac-
» tère , ce premier don de l'homme.
» Celui qui nous a le plus secondé dans cette première
» journée de notre règne , et qui , après avoir rendu des ser-
>> vices dans toutes les circonstances de sa carrière militaire ,
» vient d'attacher son nom à un siége mémorable où il a
» déployé des talens et un brillant courage , nous a paru
» mériter une éclatante distinction. Nous avons aussi voulu
>> consacrer une époque si honorable pour nos armes , et par
» les lettres- patentes dont nous chargeons notre cousin l'archi-
>> chancelier de vous donner communication , nous avons créé
> notre cousin le maréchal et sénateur Lefebvre , duc de
» Dantzick. Que ce titre porté par ses descendans leur retrace
» les vertus de leur père , et qu'eux- mêmes ils s'en recon-
» noissent indignes , s'ils préféroient jamais un lâche repos
"
522 MERCURE DE FRANCE ,
» et l'oisiveté de la grande ville aux périls et à la noble pous-
» sière des camps , si jamais leurs premiers sentimens cessoient
» d'être pour la patrie et pour nous. Qu'aucun d'eux ne
>> termine sa carrière sans avoir versé son sang pour la gloire
>> et l'honneur de notre belle France ; que dans le nom qu'ils
>> portent ils ne voient jamais un privilège , mais des devoirs
>> envers nos peuples et envers nous. A ces conditions , notre
» protection et celle de nos successeurs les distinguera dans
» tous les temps.
» Sénateurs , nous éprouvons un sentiment de satisfaction
» en pensant que les premières lettres - patentes qui , en con-
» séquence de notre sénatus- consulte du 14 août 1806 , doivent
>> être inscrites sur vos registres , consacrent les services de
>> votre préteur.
» Donné en notre camp impérial de Finckenstein , le
>> 28 mai 1807. » Signé , NAPOLEON.
Lettres-patentes de S. M. l'EMPEREUR et ROI.
NAPOLEON , PAR LA GRACE DE DIEU ET LES CONSTITUTIONS
DE LA RÉPUBLIQUE , EMPEREUR DES FRANÇAIS , à tous
présens et à venir , salut :
la
Voulant donner à notre cousin le maréchal et sénateur
Lefebvre , un témoignage de notre bienveillance , pour l'attachement
et la fidélité qu'il nous a toujours montrés , et
reconnoître les services éminens qu'il nous a rendus le premier
jour de notre règne , qu'il n'a cessé de nous rendre depuis ,
et auxquels il vient d'ajouter encore un nouvel éclat par
prise de la ville de Dantzick ; desirant de plus , consacrer par
un titre spécial le souvenir de cette circonstance mémorable
et glorieuse , nons avons résolu de lui conférer , et nous lui
conférons , par les présentes , le titre de Duc de Dantzick ,
avec une dotation en domaines situés dans l'intérieur de nos
Etats . Nous entendons que ledit duché de Dantzick soit
possédé par notre cousin le maréchal et sénateur Lefebvre et
transmis héréditairement à ses enfans mâles , légitimes et
naturels , par ordre de primogéniture , pour en jouir en
toute propriété , aux charges et conditions , et avec les droits ,
titres , honneurs et prérogatives attachés aux duchés par les
constitutions de l'Empire ; nous réservant , si sa descendance
masculine , légitime et naturelle venant à s'éteindre , ce que
Dieu ne veuille , de transmettre ledit duché à notre choix
et ainsi qu'il sera jugé convenable par nous ou nos successeurs
pour le bien de nos peuples et l'intérêt de notre couronne.
Nous ordonnons que les présentes lettres - patentes soient
communiquées au Sénat pour être transcrites sur ses registres.
Ordonnons pareillement qu'aussitôt que la dotation défiJUIN
1807. 523
nitive du duché de Dantzick aura été revêtue de notre approbation
, l'état détaillé des biens , dont elle se trouvera composée
, soit , en exécution des ordres donnés à cet effet par
notre ministre de la justice , inscrit au greffe de la cour
d'appel dans le ressort de laquelle l'habitation principale du
duché sera située , et que la même inscription ait lieu au bureau
des hypothèques des arrondissemens respectifs , afin que la
condition desdits biens résultant des dispositions du sénatusconsulte
du 14 août 1806 , soit généralement reconnue , et que
personne ne puisse en prétendre cause d'ignorance.
Donné en notre camp impérial de Finckenstein , le 28 mai
1807. Signé NAPOLEON.
Après la lecture de ces pièces , le Sénat a pris l'arrêté
suivant :
Le Sénat-Conservateur , après avoir entendu la lecture d'un
message de S. M. l'EMPEREUR et Roi , daté du camp impérial
de Finckenstein , le 28 mai 1807 , et de lettres-patentes sous
la même date , par lesquelles S. M. a conféré à M. le maréchal
sénateur Lefebvre , préteur du Sénat , le titre héréditaire de
Duc de Dantzick , avec une dotation en domaines situés dans
l'intérieur de la France , lesdits message et lettres - patentes
apportés aujourd'hui au Sénat par S. A S. le prince archichancelier
de l'Empire ; délibérant sur les communications
qui viennent de lui être faites à cet égard par le prince archichancelier
, arrête :
1°. Que le message de S. M. et les lettres- patentes jointes
audit message , seront transcrits sur les registres du Sénat , et
déposés dans ses archives ; 2 ° . Que le président ordinaire du
Sénat, est chargé d'adresser à S. M. , l'expression des sentimens
d'amour et de respect dont le sénat est pénétré pour son auguste
personne , celle de la reconnoissance que lui inspire la
faveur signalée dont S. M. vient d'honorer M. le maréchal sénateur
Lefebvre ; 3 ° . Que M. le président est pareillement
chargé d'écrire à M. le maréchal sénateur Lefebvre , pour le
féliciter , au nom du sénat, sur le témoignage éclatant qu'il
vient de recevoir des bontés de S. M. 4° . Que les pièces communiquées
au sénat par le prince archichancelier de l'Empire ,
le discours de S. A. S. et le procès -verbal de la séance de ce
jour , seront imprimés.
-On écrit de Constantinople que S. Ex . M. le général
Sébastiani a eu le malheur de perdre son épouse, qui est
morte des suites de son premier accouchement. Mad. Sébastiani
étoit fille de M. de Coigny , ancien colonel-général des dragons
: elle n'étoit mariée que depuis un an .
524 MERCURE
DE FRANCE
,
-S. A. Em. M. le cardinal Fesch , grand - aumônier de
France , est arrivé avant-hier à Paris. On assure que c'est pour
les obsèques du prince Royal de Hollande , qui sera porté à
Saint-Denis prochainement.
LXXVII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Finkenstein, le 29 mai 1807.
Dantzick a capitulé . Cette belle place est en notre pouvoir.
Huit cents pièces d'artillerie , des magasins de toute espèce ,
plus de 500,000 quintaux de grains , des caves considérables ,
de grands approvisionnemens de draps et d'épiceries , des ressources
de toute espèce pour l'armée , et enfin une place forte
du premier ordre appuyant notre gauche , comme Thorn
appuie notre centre , et Prag notre droite ; ce sont les avan→
tages obtenus pendant l'hiver, et qui ont signalé les loisirs de
la Grande -Armée ; c'est le premier , le plus beau fruit de la
victoire d'Eylau . La rigueur de la saison , la neige qui a souvent
couvert nos tranchées , la gelée qui y a ajouté de nouvelles
difficultés , n'ont pas été des obstacles pour nos travaux. Le
général Lefebvre a tout bravé. Il a animé d'un même esprit
Tes Saxons , les Polonais , les Badois , et les a fait marcher à
son but. Les difficultés que l'artillerie a eu à vaincre étoient
considérables. Cent bouches à feu , 5 à 600 milliers de poudre ,
une immense quantité de boulets ont été tirés de Stetin et des
places de la Silésie. Il a fallu vaincre bien des difficultés de
transports , mais la Vistule a offert un moyen facile et prompt.
Les marins de la garde ont fait passer les bateaux sous le fort
de Graudentz avec leur habileté et leur résolution ordinaires.
Le général Chasseloup , le général Kirgener , le colonel Lacoste
, et en général tous les officiers du génie , ont servi de
la manière la plus distinguée. Les sapeurs ont montré une
rare intrépidité. Tout le corps d'artillerie commandé par le
général Lariboissière , a soutenu sa réputation . Le 2 régiment
d'infanterie légère , le 12 et les troupes de Paris , le
général Schramm et le général Puthod se sont fait remarquer,
Un journal détaillé de ce siége sera rédigé avec soin. Il consacrera
un grand nombre de faits de bravoure dignes d'être
offerts comme exemples et faits pour exciter l'enthousiasme
et l'admiration.
+
Le 17 , la mine fit sauter un blockhausen de la place d'armes
du chemin couvert. Le 19 , la descente et le passage du fossé
furent exécutés à sept heures du soir. Le 21 , le maréchal
Lefebvre ayant tout préparé pour l'assaut , on y montoit
lorsque le colonel Lacoste , qui avoit été envoyé le matin dans
la place pour affaires de service , fit connoître que le général
Kalkreuth demandoit à capituler aux mêmes conditions qu'il
JUIN
1807.
525
avoit autrefois accordées à la garnison de Mayence. On y consentit.
Le Hakelsberg auroit été enlevé d'assaut sans une grande
perte , mais le corps de place étoit encore entier ; un large
fossé rempli d'eau courante offroit assez de difficultés pour
que les assiégés prolongeassent leur défense pendant une quinzaine
de jours. Dans cette situation , il a paru convenable de
leur accorder une capitulation honorable.
1
Le 27 , la garnison a défilé , le général Kalkreuth à sa tête.
Cette forte garnison , qui d'abord étoit de 16,000 hommes
est réduite à gooo , et sur ce nombre 4000 ont déserté. H y a
même des officiers parmi les déserteurs. « Nous ne voulons
» pas , disent-ils , aller en Sibérie . » Plusieurs milliers de chevaux
d'artillerie nous ont été remis , mais ils sont en fort mauvais
état. On dresse en ce moment les inventaires des magasins.
Le général Rapp est nommé gouverneur de Dantzick .
Le lieutenant-général russe Kamenski , après avoir été
battu le 15 , s'étoit acculé sous les fortifications de Weischelmunde
; il y est demeuré sans oser rien entreprendre , et il a
été spectateur de la reddition de la place . Lorsqu'il a vu
que l'on établissoit des batteries à boulets rouges pour brûler,
ses vaisseaux , il est monté à bord et s'est retiré. Il est retourné
à Pillau.
Le fort de Weischelmunde tenoit encore. Le maréchal,
Lefebvre l'a fait sommer le 26 ; et pendant que l'on régloit la
capitulation , la garnison est sortie du fort et s'est rendue. Le
commandant abandonné s'est sauvé par mer ; ainsi nous sommes
maîtres de la ville et du port de Dantzick . Ces événemens sont
d'un heureux présage pour la campagne. L'empereur de Russie.
et le roi de Prusse étoient à Heiligenbeel . Ils ont pu conjecturer
de la reddition de la place par la cessation du feu. Le
canon s'entendoit jusque-là.
L'EMPEREUR , pour témoigner sa satisfaction à l'armée,
assiégeante , a accordé une gratification à chaque soldat .
Le siége de Graudentz commence sous le commandement
du général Victor. Le général Lazowski commande le génie ,
et le général Danthouard , l'artillerie. Graudentz est fort par
sa grande quantité de mines.
La cavalerie de l'armée est belle. Les divisions de cavalerie
légère , deux divisions de cuirassiers et une de dragons ont cié
passées en revue à Elbing , le 26 , par le grand- duc de Berg.
Le même jour, S. M. s'est rendue à Bischoffverder et à Straslburg
où elle a passé en revue la division de cuirassiers
d'Hautpoult et la division de dragons du général Grouchy."
Elle a été satisfaite de leur tenue et du bon état des chevaux.
L'ambassadeur de la Porte , Şeid-Mohammed-Emen-Vahid
528 MERCURE DE FRANCE ,
XVII. Il sera envoyé pour servir de garant à l'exécution de
la capitulation , aux quartiers -généraux respectifs , un officier
supérieur.
S. Exc. M. le gouverneur a désigné M. le major de
Lestocq ;
S. Exc. M. le maréchal Lefebvre a nommé M. l'adjudantcommandant
Guichard.
XVIII. La présente capitulation recevra son exécution si
à l'époque du 26 à midi , la garnison n'a pas été secourue. Il
est entendu que d'ici à cette époque , la garnison de Dantzick
ne pourra faire aucune attaque contre les assiégeans , en supposant
le cas où ceux- ci se battroient au -dehors.
Fait à Dantzick , le 20 mai 1807.
Signé le général de cavalerie , comte DE KALKREUTH ,
gouverneur. V. ROUQUETTE.
COLLAMBEGER , commandant.
P. SCHERBATOW , général- major.
Le général de division DROUET.
Approuvé par nous ,
Maréchal d'Empire , commandant en chef le 10 ' corpsy
Signé LEFEBVRE.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 6. C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f 95c goc Soc
goc oof ooc ooc ooc oof ooc oof ooc ooe . ooc. ooc ooc oof ooc ooC
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807, oof. ooc oof ooc oof
Act . de la Banque de Fr. 1252f 50c. 0000f. ooof oºC оoc
DU LUNDI 8. C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 76f 10c 76f 75f
9c75f 95c goc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof ooc . odc . coc oọc
Act. de la Banque de Fr. 12 6f 25c 1257f 50c . 0onof
-
-
DU MARDI 9. C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 7bf20c 25c 15€
2 c 200 25c. 15c.20c ooc ouc . oof ooc ooc noc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 , 73f. 5oc oof ooc ooc ooc. ooc Doc
Act. de la Banque de Fr. 1262f 50c 1261f 25c 0000f. oooof
DU MERCREDI 10. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 20c 15c 20c 150
ooc oof one orc . ooc oof ooc o c. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 73f 5oc. 55c . ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 126if 25c 000of ocoof oof
DU JEUDI II.- Cp. oo c. J. du 22 mars 1807 , 761 15c 20c 15c 200 006
OOC OOC OPC OOC OỤC ooc ooc ooc ooc osc ooC OCC OOC 00 € ooe ooc OOC
Idem . Jouiss. du 22 sept. 1807 , 73f 55c ooc oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1262f. 50€ 0000f0000f. 000of
DU VENDREDI 12 . --
C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc . 76f
ooc cof oof ooc ooc ooc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc oce
Jaden . Jouiss . du 22 sept . 18o7 , 75 £ 5ue oof, góc ao ¢ coe
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooofoooof
(No. CCCIX. )
5 .
DE
( SAMEDI 22 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
SÉDUCTION D'EVE PAR SATAN.
PARADIS PERDU , LIVRE IX .
Quoique ce nouveau concours soit moins nombreux que le précédent ,
nous avons pensé qu'on le verroit avec le même plaisir . Il offre la traduction
d'un des plus beaux morceaux de Milton . M. Delille s'est presque
toujours élevé aux beautés sublimes de l'original . M. Legouvé et M. Parceval
- Grandmaison peuvent disputer avec honneur la seconde place ,
lorsque la première est occupée par un poète tel que le traducteur de
Virgile et de Milton . Nous ne parlons pas du fils du grand Racine , parce
qu'il ne paroît qu'un instant dans l'arène. Le texte du poète anglais eût
occupé trop de place. ( Note du Rédacteur. )
Dans les plis sinueux de son corps emprunté ,
Vers la jeune beauté doucement il s'avance.
Ce n'est point ce serpent qui , rampant en silence ,
Traîne , humblement couché , ses cercles tortueux .
Sur sa queue arrondie en plis majestueux ,
L'un sur l'autre posés , et croissant par étage ,
Son front impérieux domine le bocage ;
Une crête de pourpre en releve l'orgueil.
La flamme de l'éclair étincelle en son oeil.
Son cou brille émaillé d'émeraudes , d'opales.
Sur ses anneaux , roulés en brillantes spirales ,
La moitié de son corps s'élève dans les airs;
Rassemblée à l'entour en cent replis divers ,
L'autre rase la terre ; et l'orgueilleux reptile
Marche en pompe , exhaussé sur son trône mobile.
Il s'essaie , il prélude , et glissant de côté
S'avance obliquement vers la jeune beauté,
Epiant le moment , l'occasion propice :
Ainsi d'un courtisan le prudent artifice,
C
i
530
MERCURE DE FRANCE ,
Craignant à des refus d'exposer son orgueil ,
Se prépare avec art un obligeant accueil.
Vers l'épouse d'Adam , par une marche habile ,
S'avance en louvoyant l'insidieux reptile :
Tel , semblant fuir le port qu'il brûle d'approcher ,
Manoeuvre lentement l'industrieux nocher ;
Tel , des vents inconstans il consulte l'haleine ,
Régle sur eux les plis de sa voile incertaine ,
Trompe leur violence , au lieu de l'affronter ,
Et lui cède avec art , afin de la dompter.
Ainsi l'adroit serpent en cent formes se jõue ,
Etale ses replis , les roule , les dénoue ,
Et , par ses tours changeans et ses folâtres jeux ,
D'Eve occupée ailleurs veut attirer les yeux :
Retirée à l'écart , et toute à son ouvrage ,
Eve d'un bruit léger sent frémir le feuillage ,
Ce bruit l'étonne peu : souvent les animaux
Venoient en se jouant égayer ses travaux.
Enfin il s'encourage , et , sans qu'Eve l'appelle ,
Il approche , il se montre , et , l'oeil fixé sur elle ,
Il feint de l'admirer , d'un air respectueux
Incline quelquefois son front majestueux ;
Et tantôt à ses pieds courbant sa tête altière ,
De ses pas adorés il baise la poussière.
Alors plus attentive à ses jeux amusans "
Eve arrête sur lui des regards complaisans.
Le perfide triomphe , et , tressaillant de joie , ·
D'un air plus familier joue autour de sa proie
Et soit que du serpent qui le tient enfermé
Son adresse empruntât l'organe acoutumé ,
Soit qu'il anime l'air et lui souffle un langage ,
Le traître à sa victime en ces mots rend hommage :
<< O toi que Dieu lui-même a voulu couronner , ( 1 )
>> Reine de ces beaux lieux , ne va point t'étonner !
( 1 ) Ce même discours a été traduit de la manière suivante par Louis
Racine :
« Vous qui senle sur nous méritez de régner ,
>> Vous qui seule en ces lieux devez tout étonner ,
» Ne vous étonnez pas , souveraine du monde ,
» Vous que de vos sujets l'humilité profonde
» N'adore qu'en tremblant , ne vous étonnez pas
» Si jusques à vos pieds j'ose avancer mes pas ;
» Et ne m'alarmez point par un regard sévère.
» Pourroient -ils s'allumer du feu de la colère
» Ces yeux pleins de douceur et de sérénité ,
Qui des cieux les plus purs surpassent la beauté ? *
JUIN 1807.
531
» Et quel étonnement est fait pour une belle
» Qui voit le ciel lui-même étonné devant elle ?
» Non , ne sois pas surprise , et ne t'irrite pas ,
» Si , brûlant d'admirer , d'honorer tes appas ,
Malgré ton air auguste et ta forme imposante ,
» Moi seul des animaux devant toi me présente ;
» Et , par excès d'amour devenant indiscret ,
» Viole pour te voir ton asile secret .
»
» O d'un auteur divín incomparable ouvrage ,
» Mon oeil , sans se lasser , voit dans toi son image ;
» Plus j'observe tes traits , plus tu sais me charmer :
» Tout vit pour te connoître , et tout sent pour t'aimer !
» Mais de quel triste empire on te fit souveraine !
» Il faut d'autres sujets pour une telle reine ,
» Des yeux , de ta beauté dignes admirateurs ,
» Et d'un si noble objet moins vils adorateurs .
>> Tous ces nombreux sujets que t'a soumis ton maître
» Sont faits pour te servir , et non pour te connoître.
» L'homme seul , animé par un céleste feu ,
» A droit d'apprécier le chef- d'oeuvre de Dieu.
» Mais à tant de vertus l'homme peut- il suffire ?
» Il te faut un plus vaste , un plus brillant empire .
»
Oui , le palais des cieux doit être ton séjour ,
» Les astres ta couronne , et les Anges ta cour. »
» Tout m'imprime déjà le respect et la crainte ,
» L'auguste majesté sur votre front empreinte ,
>> Et cette solitude où j'ose vous troubler .
» Je n'approche de vous que pour vous contempler ;
» Et lorsqu'à ce dessein votre beauté m'anime ,
» Si je suis criminel , vos charmes font mon crime.
» Nous adorons en vous le Dieu qui nous a faits.
» Sa plus brillante image éclate dans vos traits.
» Vous devez comme lui recevoir nos hommages ;
» L'Eternel vous soumet la terre et ses ouvrages ;
» Obéir à vos lois est leur plus grand honneur;
Contempler vos appas est leur plus grand bonheur.
» Non , non , vous ne pouvez être trop admirée.
Cependant à regret je vous vois entourée
»
>>
» D'animaux , troupe aveugle , et digne de mépris.
» D'un objet tout divin connoissoient- ils le prix ?
» L'homme , je l'avouerai , dans ce lieu solitaire ,
» L'homme qui le connoît semble fait pour vous plaire .
» Mais ne devez -vous donc charmer qu'un spectateur ?
» Tant d'attrails n'auront- ils qu'un seul adorateur ?
» Reine digne en effet de commander aux Anges ,
» Quand les verrai- je tous , célébrant les louanges ,
» De l'objet qui nous charme , et qui doit les ravir ,
» Se disputer entre eux l'honneur de vous servir ? »
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
"Ainsi le tentateur , caressant et timide ,
Par l'attrait décevant d'un éloge perfide , ·
Préludoit avec art , et , par un ton flatteur ,
Se frayoit doucement le chemin de son coeur.
Au son de cette voix , à l'homme seul donnée ,
Fixant sur lui les yeux , Eve reste étonnée :
« Quoi , la brute , dit- elle , articule des sons !
» Elle a notre langage , elle a nos passions , ˇ
» Comme nous les exprime. O surprise ! Veillé-je ?
» L'homme seul , ce me semble obtint ce privilége?
» Et le destin n'accorde à nos humbles sujets
» Qu'un murmure confus et des sons imparfaits.
» Depuis quand donna-t- il à leur race muette
» Ce langage , dé l'ame éloquent interprète ?
» Celui-ci , cependant , en son geste , en son air ,
» Montre je ne sais quoi de plus grand , de plus fier;
>> Un céleste rayon dans ses yeux étincelle . »
Après un long silence : « O serpent , reprit- elle ,
» Réponds-moi : je savois que la faveur des cieux
» Te fit des animaux le plus ingénieux ;
» Mais je ne savois pas que sa loi souveraine
» Aux formes d'une brute unît la voix humaine.
Pourquoi donc en ces lieux ne trouvé-je qu'en tot
» Ce langage flatteur et si nouveau pour moi ? »
Le perfide répond : « O beauté sans seconde ,
» L'amour , l'étonnement et la reine du monde !
» Commander est ton sort , t'obéir mon devoir.
» Mon destin est changé. Long-temps tu m'as pu voir,
» Vers la terre comme eux courbé par la nature ,
» Avec les animaux partager leur pâture ;
» Et leurs grossiers repas , et leurs grossiers amours,
» Dans cet état abject occupoient tous mes jours;
» L'instinct me parloit seul , et jamais ma pensée
» Vers des objets plus hauts ne s'étoit élancée.
» Mais un jour qu'au hasard j’errois dans ces beaux lieux ,
» Un bel arbre soudain s'en vint frapper mes yeux ;
» A ses rameaux féconds pend un fruit que colore
» Un or pur où se joint la pourpre de l'aurore ;
» Son doux parfum encór surpassoit son éclat ;
» Le serpolet fleuri flatte moins l'odorat ;
» Une moins douce odeur parfume le laitage
>>
Que rapporte le soir , d'un riche pâturage ,
» La chèvre ou la brebis qui sevra ses agneaux ,
»
Quand sous tes belles mains il coule en longs ruisseaux :
!

JUIN 1807:
533
» Rien ne me retient plus , je cours , vole où m'invitent
» Et la faim et la soif que ces beaux fruits irritent;
» Je me glisse , m'élance autour du tronc mousseux.
» Et je vois de plus près ce fruit délicieux.
» Toi , ton époux lui-même auriez peine à l'atteindre :
» A sa vue une soif que rien ne peut éteindre :
» Saisit les animaux , dont l'appétit fougueux,
» Ne pouvant le cueillir , le dévore des yeux .
» Me voilà donc sur l'arbre , entouré des richesses
» Qu'à mes yeux enflammés prodiguoient ses largesses :
» Les cueillir, les goûter n'est pour moi qu'un moment.
» O Dieu , quelle saveur et quel ravissement !
» Oui , le long des ruisseaux , dans les gras pâturages ,
» Les gazons les plus frais , les plus riches herbages ,
» Semblent moins odorans et moins délicieux.
» Enfin , rassasié de ces fruits précieux ,
» Tout- à-coup je me sens une vigueur nouvelle.
»
Que dis-je ? un avant-goût de la vie éternelle ,
» Plus pur que l'ambroisie , et plus doux que le miel ,
» De la terre à l'instant m'a porté dans le ciel ;
» Et quoique ce beau fruit m'ait laissé la figure :
» Qu'en me donnant le jour me donna la nature ,
» Je parlai comme vous ; plein d'un céleste feu ,
» Je sentis l'animal se transformer en dieu ;
» Devant moi l'ignorance abaissant sa barrière
» Ouvrit à ma pensée une vaste carrière ;
» La terre fut sans voile , et le ciel sans rideau;
» Je reconnus le bon , je distinguai le beau.
» Bel objet , l'un et l'autre en toi seul se rassemble ,
» Aux célestes beautés ton visage ressemble ;
» Grace à ce fruit puissant mon oeil est dessillé ;
» A mes regards enfin tes vertus ont brillé ;
» C'est lui qui m'enhardit , trop indiscret peut-être ,
» A te voir de plus près : trop heureux de connoître
» Celle à qui tant d'attraits et de titres divers
» Ont mérité l'empire et soumis l'univers ! »
Sous les traits de l'amour ainsi parloit la haine.
« O serpent , lui répond Eve encore incertaine ,
» Plus tu vantes ici ce fruit nouveau pour moi ,
» Dont les sucs n'ont encor divinisé que toi ,
» Et plus je dois douter ! Mais , réponds-moi , sa tige
>> Croît-elle loin de nous ? Où trouver ce prodige?
» En arbres si divers ces lieux sont abondans!
» Mon oeil voit tant de fruits à leurs branches pendans !
1
:
3
534
MERCURE
DE FRANCE
,
» La terre en est prodigue ; et quelque jour , peut-être ,
>> D'heureux cultivateurs une race doit naître ,
>> Qui de ses plants nombreux de leurs fruits surchargés
> Dépouilleront enfin les rameaux soulagés. »
»
L'astucieux serpent que ce prélude enchante
Lui répond : «< O ma reine , ô beauté ravissante ,
» Cet arbre n'est pas loin : près de ces licux chéris ,
» Par -delà ces bosquets et ces myrtes fleuris ,
» Dans ces lieux arrosés d'une fraîche fontaine ,
» Un court et doux chemin t'y mènera sans peine ;
>> Et , si ta volonté ne s'y refuse pas ,
» Moi-même avec plaisir je conduirai tes pas ! »>
<< Eh bien , dit - elle , allons ! » L'auteur de sa ruine,
Presque sûr du succès , aussitôt s'achemine ,
Glisse rapidement , rampe moins qu'il ne court ,
Et même en serpentant rend le chemin plus court :
L'espoir brille en ses yeux , il relève la tête ;
D'un rouge plus ardent il enflamme sa crête.
Telle , enfant des marais , une humide vapeur
S'embrase dans la nuit ; de son phare trompeur
Le voyageur séduit voit la lumière sinistre ,
Des esprits malfaisans pernicieux ministre ;
Malheureux , à travers la vaste obscurité,
Il marche , il erre , il suit l'infidelle clarté ,
Et , de l'astre perfide ignorante victime ,
Tombe englouti dans l'onde , ou plongé dans l'abyme,
Ainsi briloit Satan , tel vers l'arbre fatal ,
Auteur de notre perte et la source du mal ,
Il conduit la jeune Eve , etc.
M. J. DELILLE , de l'Académie Française.
M EME SUJET.
Au milieu de l'Eden un bois touffu s'élève.
Dans ces lieux enchanteurs , le fier Satan vers Eve
Porte ses pas , caché sous les traits du serpent .
Il ne se traînoit pas sur la terre en rampant ,
Comme on voit s'y glisser cette race ennemie :
Il s'avance , élevé sur sa croupe affermie ,
Dont les divers anneaux , l'un sur l'autre placés ,
En dédales vivans montoient entrelacés .
Son cou noble , sa tête avec grace flottante ,
Et des feux du rubis sa prunelle éclatante ,
Et sa robe , où jouoit le reflet vif et pur
De mille écailles d'or , d'émeraude et d'azur ,
Embellissoient ce corps élégant et superbe ,
Pont les derniers replis se dérouloient sur l'herbe
JUIN 1807,
535
Il approche en prenant des détours sinueux .
Tel, sur l'azur des mers , près des bords tortueux
D'un long cap où le vent tourne et change sans cesse ,
Le vaisseau , qu'un nocher dirige avec adresse , De ce souffle incertain suit tous les mouvemens ,
Et tour-à-tour présente ou son front ou ses flancs :
Tel le serpent , près d'Eve , en courtisan habile ,
Varie à chaque instant sa démarche mobile ;
Et, de divers replis dessinant le contour,
Pour en être aperçu , forme cent lacs d'amour .
D'un ouvrage riant toute entière occupée ,
De ces brillans reflets Eve n'est point frappée ;
Les animaux jouoient si souvent sur ses pas,
Que ses regards vers eux ne se détournoient pas.
Alors l'adroit serpent , sans que son oeil l'appelle,
Comme pour l'admirer , se place devant elle.
Il y semble ravi de son auguste aspect;
Mille fois il incline , en signe de respect ,
Et le panache errant d'une tête pompeuse ,
Et d'un col émaillé la souplesse onduleuse ,
D'un oeil étincelant dévore ses appas ,
Et baise avec transport la trace de ses pas .
Ces efforts obstinés et ce muet hommage
D'Eve qui les observe ont suspendu l'ouvrage ;
Enfin , sur le serpent son regard est fixé.
Il l'aborde en feignant un air embarrassé ,
Et par ces mots flatteurs captive son oreille :
<< Reine de l'univers , rare et seule merveille
» Dont nos bosquets divius doivent être orgueilleux ,
Que ce discours pour vous n'ait rien de merveilleux.
>> Sur-tout en vous cherchant si j'ai pu vous déplaire ,
»
» Daignez à mes regards cacher votre colère :
» Ce sentiment cruel n'est point fait pour vos yeux
» Aussi doux que l'azur dont se parent les cieux.
» Ah , rassurez plutôt un sujet qu'intimide
» L'auguste majesté qui sur ce front réside !
» Sans doute , j'aurois dû fuir ce lieu retiré
>> Dont votre aspect divin fait un temple sacré ;
» Mais j'ai voulu vous voir pensive et solitaire :
» A ce brûlant desir je n'ai pu me soustraire ;
» Et si c'est un forfait que de vous supplier ,
» Accusez vos attraits qui font tout oublier.
» Oui , vous êtes de Dieu la plus brillante image :
» C'est en vous que la terre aime à lui rendre hommage.
» Tout ce qui vit , d'amour , d'ivresse transporté ,
>> Adore cette noble et céleste beauté ,
» Que sa puissante main , en prodiges féconde ,
» Fit , comme le soleil , pour enchanter le monde ;
» Mais ce charmant ouvrage , où se plut son auteur ,
» Méritoit comme lui plus d'un admirateur.
» Je gémis de vous voir dans l'Eden prisonnière
» Parmi les animaux , troupe aveugle et grossière ,
» Qui ne sauroit sentir , dans son instinct borné ,
» Tout le prix des attraits dont ce front est orné.
» Seul des êtres vivans attirés sur vos traces ,
» L'homme peut dignement apprécier vos graces; » Mais quand vous rassemblez des trésors si nombreux,
50g MERCURE DE FRANCE ,
L'autre vers , dans le mouvement et dans l'expression , ressemble
trop à celui- ci des Jardins :
Venez ; suivez mon vol au pays des prestiges.
Pour résumer cet examen , il me semble que ce poëme , dont le
sujet nécessitoit une méditation forte et beaucoup de lumières ,
dont le plan , malgré quelques défectuosités , est conçu avec un
jugement très- réfléchi , dont la poésie a souvent de l'éclat et
quelquefois de l'originalité , dont la versification est de la
bonne école , dont le style a de la fermeté , de l'élégance , et en
général de la pureté , et où sur-tout le poète peint ce qu'il a
senti , qualité devenue rare , doit en placer l'auteur dans
un rang bien distingué parmi ceux qui sont aujourd'hui lą
nouvelle espérance de notre littérature.
Quant au sujet du poëme , je sais que bien des lecteurs
sont tentés de dire comme Montaigne : « Que ne plaît- il un
» jour à nature nous ouvrir son sein ! ô Dieu , quels abus ,
» quels mécomptes nous trouverions en notre pauvre science !
Mais ce seroit le cas de répondre avec Plutarque : « Là il n'y
» a point de poésie où il n'y a point de menterie. »>
Enfin , pour ce qui est de l'application de la poésie à cette
haute philosophie , ceux qui n'en reconnoissent point assez
l'utilité et l'intérêt , doivent se rappeler ces beaux vers de
Boileau , bien propres à justifier ce genre.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut , à l'aide des vers , aux mortels annoncée ,
Et partout , des esprits , ses préceptes vainqueurs ,
Introduits par l'oreille , entrèrent dans les coeurs.
Pour tant d'heureux bienfaits les Muses révérées ,
Furent d'un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art , attirant le culte des mortels ,
A sa gloire , en cent lieux , vit dresser des autels .
B ***
Le Paradis Perdu , de Milton , traduction nouvelle ; par
Jacques - Barthelemy Salgues , ancien professeur d'éloquence.
Un gros vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 7 par la poste.
A Paris , chez Leopold Collin , libraire , rue Gît-le-Coeur ,
n° 4.
(II Extrait. ) Voyez le dernier Numéro du Mercure.
DANS la première page de cette traduction , j'ai déjà fait
observer beaucoup de fautes , et je n'ai pourtant relevé que
le plus petit nombre de celles que j'y ai moi-même remarquées.
Maintenant je vais m'imposer la loi de réduire
JUIN 1807 .
501
encore plus mes observations. Dans le champ ingrat que je
laboure , je ne puis recueillir que de l'ivraie ; c'est une moisson
si inutile à faire que je puis sans inconvénient en laisser
perdre une partie. Quel peut être mon objet ? de faire connoître
l'ouvrage ? On le connoît à présent ceux qui en ont
parcouru le commencement ne seront pas tentés de lire le
reste. Le seul bat que je puisse avoir dans ce nouvel extrait ,
c'est de prouver que j'ai rempli ma tâche tout entière , et
qu'avant de juger cette prétendue traduction de Milton , je
me suis véritablement donné la peine de l'examiner . Pour cela ,
je n'ai qu'à citer quelques-unes des inconvenances qui m'ont le
plus frappé à mesure que je la lisois : c'est ce que je vais faire.
Milton commence son récit par un tableau terrible. Le
silence règne dans les Enfers : les Démons sont encore étourdis
de leur chute : Satan lui - même est étendu sur le lac de feu ,
où il est resté comme anéanti .
Him the almighty power
Hurl'd headlong flaming from the ethereal sky ,
Vith hideous ruin ad combustion , down
To bottomless perdition , there to dwell
In adamantin chains and penal fire :
Who durst defy th' omnipotent to arms.
Voici comment M. Salgues a traduit ce passage :
« L'éternel qu'il avoit osé défier , le saisissant sur les som-
» mets de la voûte éthérée , et l'enveloppant des tourbillons
» de la foudre , le lança avec un bruit épouvantable dans un
>> abyme immense de misère et de perdition , et l'envoya , la
» tête pendante , expier dans une mer de feu , et sous le poids
» de cent chaînes de diamans , son insolente témérité. »
L'éternel saisissant Satan , forme un tablean absurde dont
M. Salgues a lui seul fourni les couleurs. Il le saisit ! comme
si un acte de sa volonté ne suffisoit pas pour précipiter le
téméraire dans les abymes. La tête pendante n'est qu'une
image burlesque. Expier est un mot impropre : l'expiation
d'une faute en fait espérer le pardon ; et ici la peine doit être
éternelle .
Dans cette phrase , le traducteur n'a pas manqué d'observer
la loi qu'il semble s'être faite de placer toujours au début ce
qui devroit être à la fin , et réciproquement. Milton commence
par présenter Satan tombant dans les abymes , et il
finit par ce trait terrible : lui qui avoit osé défier le Tout- Puissant
aux combats . C'est ainsi que le poète latin , après avoir
peint Thésée , puni dans les Enfers , par la divinité que ce
héros étoit venu y braver , lui fait pousser ce cri épouvantable
: Discite justitiam moniti et non temnere divos . Et je
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
:
ne doute pas que Milton , en terminant par ce trait son tableau
de la chute de Satan , n'ait eu pour objet d'imiter ce vers de
Virgile. M. Salgues n'a rien vu de tout cela il a divisé ce
même trait en deux parties , l'une qu'il a placée au commencement
, l'éternel qu'il avoit osé défier; l'autre qu'il a mise à la
fin , son insolente témérité. C'étoit le plus sûr moyen d'en détruire
tout l'effet.
De pareilles phrases , lorsqu'on ne les compare point à l'original
, paroissent au premier coup d'oeil supportables. Mais
quand on les en rapproche , on s'aperçoit bientôt que celui
qui les a faites , non-seulement ne comprend pas Milton , mais
que même il n'a aucune idée de ce qui constitue la véritable
poésie. En veut-on une du même genre ? Je n'irai pas la
chercher loin je la trouve à la suite de celle que je viens de
citer.
« Durant neuf fois le temps qui mesure aux foibles mor-
» tels l'intervalle des jours et des nuits , il roula dans ces
» gouffres brûlans , avec ses horribles compagnons , vaincu ,
>> privé de sentiment , anéanti , quoique immortel. » Avec les
mots de cette phrase , il étoit aisé de former un tableau terrible :
tous les élémens en étoient rassemblés ; il ne falloit que les
mieux disposer. Il falloit présenter Satan vaincu , et comme
anéanti par sa défaite , et ensuite le peindre porté sur les
flammes. Le repos de l'anéantissement d'abord , puis le mouvement
que lui impriment les flammes ondoyantes ; et ce
mouvement auroit été un dernier coup de pinceau qui auroit
rendu l'anéantissement plus sensible . C'est ce qu'a fait Milton ,
et ce que M. Delille a parfaitement bien senti . Voici comment
le poète français a rendu ce tableau :
Jeté du haut des airs en ces cachots funèbres ,
Durant neuffois le temps où règnent les ténèbres ,
Durant neuffois le temps qui mesure le jour ,
Dans la profonde horreur de son nouveau séjour ,
Au milieu de sa noire et hideuse phalange ,
Resta inuet d'effroi l'audacieux Archange.
Malheureux, il rouloit dans ce gouffre éternel.
Cette traduction est exacte ; et si ce n'est pas ce qui la rend
belle , c'est du moins ce qui la rend plus belle encore. Les
derniers vers sur-tout sont la traduction fidelle de celui de
Milton.
Lay vainquish'd , rolling in the fiery gulph .
Mais de pareilles beautés ne sont pas à la portée de
M. Salgues. I croit que pour traduire un ouvrage , il suffit
d'en traduire tous les mots : il ne se doute pas qu'il y ait un
art , ou pour mieux dire un talent de mettre chaque mot ,
JUIN 1807.
503
comme chaque idée à sa place : il ne sait peut-être pas que
Boileau a cru faire un grand éloge de Malherbe , lorsqu'il a
dit que ce poète ,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Je reviens aux expressions impropres et peu convenables. Et
j'en rencontre tout-à-coup un si grand nombre que je renonce
à les citer toutes. En voici quelques exemples :
Si le prince des Démons se soulève enfin , comme dit
M. Delille ,
Et dans l'abyme immense
Jette un coup d'oeil sinistre , où sont peints la vengeance ,
L'orgueil , le désespoir , etc.
M. Salgues lui fait promener ses yeux. Jamais promenade
ne fut plus déplacée. Il est vrai que Satan promène ses yeux
consternes; mais consternés ne vaut pas sinistres : il me semble
que l'expression de M. Delille est ici la seule qui puisse rendre
le mot anglais baleful.
Plus loin je trouve , dans un discours de Béelzébuth , que
Satan « est le guide invincible de ces bataillons célestes , qui
» ont osé , sous ses enseignes , affronter sans effroi les allarmes
» de la guerre. » Affronter sans effroi les allarmes , est du galimatias
qu'on diroit fait à dessein , pour faire rire les lecteurs.
Car , si je ne me trompe , affronter quelque chose , c'est n'en
avoir pas peur : effroi et allarme sont aussi à -peu-près synonymes
de peur; d'où il suit que les expressions de M. Salgues
répondent à celles-ci : n'avoir pas peur sans peur de la peur.
M. Salgues parle de ses périphrases ! C'est de ses métaphores
qu'il devoit parler. Jamais auteur n'en fit de plus extraor
dinaires que les siennes. Selon lui , Sa'an a des sourcils indomp.
tables , et dessous ces sourcils un oeil exercé aux combats , et,
comme s'il craignoit de n'avoir pas assez dit , il lui fait darder
cet oeil . Milton en parlant du palais que les Démons construisent
, pour y tenir leur conseil , dit que ce palais s'élève
de la terre , comme une exhalaison ; et il y a déjà dans cette
comparaison une hyperbole un peu forte . Mais M. Salgues ,
qui souffle sur-tout , et dont le souffle ne manque jamais ou
de faire évanouir les beautés , ou de les renfler au point de
les rendre méconnoissables , a trouvé quelque foiblesse dans
cette comparaison , et il l'a mise en métaphore. C'est-à -dire
que , selon lui , ce palais chargé de pilastres , et de colonnes,
et d'architraves , et de frises , et de portes d'airain , ..... s'exhale
de la terre , et ce qui est plus fort , il s'en exhale comme une
vapeur légère.
Cela me fait souvenir d'une expression non moins bour-
4
504 MERCURE DE FRANCE ,
soufflée qu'il a prétée à Milton , et dont je n'ai point parlé.
Ce poète dit qu'au moment où Satan s'est levé de dessus le
lac enflammé , la place qu'il y occupoit se présente comme
une vallée horrible :
Dans toute sa hauteur Satan se lève , avance ,
Et laisse dans l'abyme une vallée immense.
Voilà le véritable sens de la phrase de Milton ; c'est encore
-le traducteur esclave qui l'a bien rendu. Voici maintenant la
traduction qu'en donne M. Salgues. « Tout -à -coup , il dresse
>> sur les flots son énorme stature ; les flammes épouvantées
» reculent autour de lui , et roulant en longs tourbillons leurs
» pyramides , laissent entre elles et lui un horrible intervalle. »
Il y a un contre-sens dans cette traduction ; mais ce n'est pas
de cela qu'il s'agit. Je ne veux que faire remarquer cette
expression de flammes épouvantées , laquelle n'a le mérite ,
ni d'être juste , ni d'être nouvelle , ni même de paroître énergique
dans un sujet si terrible , et qu'un traducteur qui veut
rendre son original supportable , n'auroit pas dû lui prêter .
Croiroit- on qu'après cela monsieur Salgues s'excuse en quelque
sorte dans sa préface , d'avoir laissé subsister les ténèbres visibles
de Milton?
Je pourrois maintenant rassembler une foule de barbarismes
, de solécismes , de phrases dissonantes ou mal construites
, etc.; mais cela me meneroit trop loin , et je me
bornerai à ne citer de tous ces genres de fautes qu'un seul
exemple.
Après que
les Démons se sont réunis en diverses troupes ,
« leurs phalanges , dit- on , s'ébranlent et marchent au son
des flûtes et des instrumens » ( comme si les flûtes n'étoient
pas aussi des instrumens ) ; et il ajoute : le mode dorique règle
leurs pas. Dorique est pour le moins un mot impropre . On dit
l'ordre dorique , c'est un ordre de l'architecture
; mais on doit
dire , quand il s'agit de musique , le mode dorien .
"F
Les phrases dissonantes m'appellent de tous les côtés . Citerai-
je celle où le traducteur dit en parlant d'un pilote : que
croyant reconnoître une île , il enfonce son ancre , etc. , ou bien
celle dans laquelle il fait dire à Satan , quandj'ai pu de ce bras
ébranler son empire ? Cette dernière phrase est un vers
mais on voit bien que ce n'est pas un vers de M. Delille .
Elle prouve que M. Salgues fait des vers comme le Bourgeois
Gentilhomme faisoit de la prose sans le savoir ; et si ce n'étoit
qu'un bras qui ébranle , annonce une oreille peu délicate ,
je lui conseillerois , puisque la prose lui réussit mal, d'essayer
de la poésie.
JUIN 1807.
: 505
..
Parmi les phrases mal construites , je m'attache à la suivante ,
qui forme un contre-sens. Je la tire du discours que , selon lui ,
Satan adresse aux Démons. « Le combat , lui fait - il dire , que
>> vous avez livré n'est pas sans gloire pour vous , quoique
>> l'issue en ait été funeste. Hélas ! le triste lieu où nous déli-
- >> bérons , et cet horrible changement trop cruel à contempler
>> ne le prouve que trop. » Le véritable sens de cette phrase
est celui-ci : « Le triste lieu où nous délibérons et l'horrible
>> changement que nous avons subi , prouvent que le combat
» n'a pas été sans gloire pour nous. » Mais on sent bien que
ce n'est pas celui de Milton. Si on veut donc savoir ce que dit
Satan , c'est dans l'original qu'il faut le chercher , ou dans ces
vers de M. Delille :
Cherubins , Séraphins , vous tous dont le grand coeur
Combattit sans succès , mais non pas sans honneur ,
Ce combat fut affreux , hélas ! tout nous l'atteste ,
Nos revers , nos débris , et ce ( achot funeste .
On a pu observer qu'il y a trop de trop dans la phrase de
M. Salgues ; mais pour moi , je me contente de faire remarquer
qu'elle a trop le tort de dire le contraire de celle de
Milton.
Avant d'abandonner le premier chant , je crois devoir faire
une observation qui me semble avoir échappé à tous les traducteurs
du Paradis Perdu . Ce poëme renferme beaucoup de
vers qui sont évidemment imités des anciens ; et j'en ai cité un
dont il m'a paru que l'auteur avoit pris l'idée dans Virgile. Il
y en a un autre dans lequel je pense qu'on n'a pas assez senti
l'intention qu'il a eue d'imiter Homère. C'est celui où il peint
le bouclier de Satan :
His pond'rous shield
Ethereal temper , massy , large and round .
Ce vers, où les épithètes sont accumulées, et qui en devient aussi
pesant que le bouclier même , a été probablement fait à l'imitation
de celui dans lequel Homère peint la lance de Minerve .
Βριθυ , μεγα, στίβαρον , το δάμνεσι στιχας ανδρον.
Il est peut être fâcheux que M. Delille , en le traduisant , se
soit trop abandonné au talent qu'il a de faire des vers toujours
coulans et harmonieux. Il en est résulté que son vers ne peint
pas si bien que celui de Milton , ce massif et large bouclier.
Pour M. Salgues , comme il lui est aussi naturel de faire des
phrases lourdes qu'il l'est à M. Delille de produire de beaux
vers , il n'a pas mal réussi dans cette occasion : « Satan rejette
» dit-il , derrière lui son pesant bouclier , armure vaste et
large , dont l'acier a été trempé dans les cieux. » Mais il y a
506 MERCURE DE FRANCE ;
toujours un peu de caricature dans tout ce que fait cet auteur.
Et par exemple l'armure large , fait ici une dissonance qui
ne rend pas la phrase plus imitative. On pourroit encore lui
reprocher d'avoir traduit en huit mots ces deux mots de
Milton : ethereal temper , d'une trempe céleste.
Passons au second chant. Pour prouver qu'il renferme des
fautes aussi remarquables et aussi nombreuses que le premier,
je n'aurai que l'embarras de choisir.
+
Veut - on des expressións extraordinaires , des ces expressions
qui n'appartiennent qu'à M. Salgues ? Dans ce chant le
Démon change ces sourcils indomptables en des sourcils qui
se crispent. Une expression vaut bien l'autre ; on voit que
l'auteur est toujours égal à lui -même.
Pour terminer l'examen de ce chant , comme j'ai terminé
celui du premier , je ferai encore remarquer un contre-sens.
Lorsque Satan a déclaré aux Démons la résolution qu'il a prise
d'aller lui-même à la découverte de la terre , le courage avec
lequel il s'expose aux dangers de cette entreprise , excite une
admiration universelle. « Car ajoute Milton , » les Démons
» conservent encore quelque sentiment de la vertu , afin que
» les hommes dépravés ne puissent pas s'enorgueillir de ces
» actions spécieuses auxquelles l'ambition seule ou le desir de
» la gloire les portent. »
For neither do the spirits damn'd
Lose all their virtue ; lest bad men should boast
Their specious deeds on earth , vhich glory excites
Or close ambition , etc.
Voici comment M. Salgues a exprimé cette idée : « Ainsi
» toute idée de vertu n'est point éteinte dans le coeur des
» démons ; et leur conduite est la leçon de ces hommes pré-
>> somptueux qui s'enorgueillissent sur la terre de quelques
» actions d'éclat , fruit de la vaine gloire et de l'ambition .
On sent combien cela est long , et on le sent d'autant plus que
cela ne présente aucun sens. Si la conduite des démons est une
Leçon , cette leçon n'est bonne que pour M. Salgues ; car il n'y
a que lui qui puisse l'entendre.
A mesure que j'avance , je sens toujours plus la nécessité
d'être court; je ne m'arrêterai donc point au troisième chant ,
et je me contenterai de prouver que j'y releverois , si je voulois
, autant de contre-sens et d'inconvenances qu'en un autre.
Je ne vais pas chercher ma preuve bien loin ; je la trouve au
commencement même de ce chant ; l'une de ses premières
phrases est un contre-sens .
*
Milton dit que les portes de l'Enfer sont trois fois triples ;
JUIN 1807. 507
c'est son expression . C'est -à - dire que , selon la traduction de
M. Delille ,
Par trois battans d'airain , trois d'un fer indomptable ,
Trois du roc le plus dur , invincibles remparts ,
Qu'un feu toujours brûlant enceint de toutes parts ,
Dieu lui- même forma ces portes éternelles.
Il est clair que tout cela ne fait réellement qu'une seule
porte. Mais M. Salgues , qui ajoute à tout , veut que Satan
rencontre « neuf rangs de portes qui s'opposent à son pas-
» sage ; trois sont de fer , trois d'airain , trois d'un roc de dia-
» mant impénétrable , doublées d'un cercle defeu. De chaque
» côté de ces portes est assis un spectre formidable , etc. »
Cette dernière circonstance auroit dû éclairer M. Salgues sur
son erreur. Car s'il y a neufrangs de portes , il faut donc dixhuit
spectres pour les garder : or , Milton n'en compte que
deux. Je n'ai pas besoin de faire observer que c'est aussi le
traducteur qui a imaginé de doubler ces portes d'un cercle ,
que Milton s'est contenté de les entourer de feu , et qu'enfin
la traduction de M. Delile est ici , comme toujours , la plus
fidelle des deux.
Si l'ouvrage de M. Salgues annonçoit quelque espèce de
mérite ou de talent , son quatrième chant , qui est le troisième
du poëme anglais , seroit un de ceux auxquels je m'arrêterois
le plus. C'est là que se trouve cette fameuse invocation à la
lumière , l'un des plus beaux morceaux de poésie que les modernes
aient à opposer aux anciens. C'est donc là qu'un traducteur
peut montrer s'il a le talent d'exprimer , sans les
affoiblir, les grandes beautés d'un poète. Mais aussi , c'est dans
ce même chant que se trouvent les discours que Milton fait
tenir au Père Eternel et à son Fils ; ces discours si fastidieux
par leur longueur , et si peu convenables à ceux qui sont
supposés les prononcer ! L'auteur du Paradis Perdu s'est
souvent imposé des tâches bien difficiles ; mais celle de faire.
parler le vrai Dieu , et de le faire parler longuement , et d'une
manière qui ne fût point entièrement choquante , étoit une
tâche impossible à remplir. Les longs discours , quand même
ils seroient beaux , ne conviennent qu'à des divinités qui ont
les passions , les pensées , les vertus , les défauts des hommes.
Si Jupiter et Vénus sont quelquefois éloquens dans Homère et
Virgile , c'est qu'ils éprouvent de la colère , des regrets ,
desirs , tout ce qui agite l'ame , la bouleverse , et la force , en
quelque sorte , de communiquer autour d'elle le mouvement
qui l'entraîne. Le Dieu des Chrétiens est impassible : il ne
parle donc pas dans le ciel ; je ne sais même si on peut dire
qu'il agit : il veut, et il est obéi. Mais s'il parloit , son élodes
508 MERCURE DE FRANCE ,
quence ne seroit pas la nôtre ; elle nous écraseroit , elle ne
nous charmeroit pas. C'est donc en traduisant ces discours
que M. Salgues auroit pu nous donner quelques preuves du
talent qu'il croit avoir de rendre supportables les détails , les
réflexions , les longueurs qui se rencontrent trop souvent dans
le Paradis Perdu ; en un mot , pour employer les expressions
de M. Salgues , ce qu'on ajustement reproché à Milton . Mais
son talent , ou pour mieux dire , son art n'est que celui d'accumuler
des fautes , et je puis réduire à trois mots tout ce que
j'ai à dire de cette partie de sa traduction . Tout ce qui étoit
beau dans ce chant , il l'a rendu commun ; tout ce qui étoit
commun , il l'a fait ennuyeux ; tout ce qui étoit long et
ennuyeux est devenu , en passant par sa filière , infini et
insupportable.
Ce n'est pas sans raison qu'en parlant des fautes qu'il accumule
, j'ai dit qu'il a l'art d'en faire. Il y met du soin : il
cherche les occasions d'en commettre ; et les occasions ne
doivent pas lui manquer , c'est encore lui qui les fait naître.
En voici la preuve , que je tire de la traduction de ce chant :
le poète veut peindre l'action que le soleil exerce sur toute la
nature , et il dit que cet astre, par ses rayons magnétiques ,
met en mouvement tous les globes qui l'environnent : By his
magnetic beam. Ces quatre mots n'étoient pas difficiles à traduire
il semble qu'on ne pouvoit pas faire de fautes. Mais
M. Salgues , selon son usage , a voulu mettre du sien ,
comme toujours , il y a mis une étourderie. Il a changé les
rayons magnétiques en des rayons électriques : au moyen de
quoi Milton se trouve avoir parlé de l'electricité plus de cinquante
ans avant qu'on l'eût découverte. Passons au cinquième
chant , qui n'est en effet que le quatrième du Paradis
Perdu.
: et ,
C'est dans ce chant que le poète a versé toutes ses richesses ,
et qu'il a déployé toutes les ressources de son génie . C'est là
qu'on trouve à côté du tableau le plus terrible , le tableau
le plus gracieux ; et à la suite des pensées les plus énergiques ,
les images les plus douces , les descriptions les plus séduisantes.
L'eloquence moderne a - t - elle rien produit de plus
beau que l'apostrophe de Satan au soleil ? Et nos poètes descriptifs
ont- ils jamais imaginé rien de plus admirable que
la description du Paradis terrestre , et sur- tout que les portraits
d'Adam et Eve , ces portraits si beaux , si simples , si
touchans , que tous nos poètes se sont empressés de traduire ,
et qui seuls suffiroient peut-être à la gloire de M.- Delille ,
puisqu'il est celui dont la copie approche le plus de la vérité ?
C'est aussi dans ce chant que se prépare le grand événement
JUIN 1807. 50g
qui fait le sujet de tout le poëme. C'est la sur-tout la pen-,
sée , la grande pensée qui occupe Milton ; tout le reste n est
qu'accessoire à ce chant : les descriptions brillantes , les portraits
gracieux , les images douces échappent au talent du
poète ; ce qu'il veut peindre , c'est la ruse infernale du Déc'est
la chute de l'homme , c'est le grand événement
qui va se passer. Le ciel , la terre , l'enfer sont attentifs ; et,
au milieu du silence universel , il faut tout-à-coup entendre.
une voix terrible :
O for that warning voice , which he wo saw
The Apocalyps heard cry in heav'n aloud :
Woe to the inhabitants on earth , etc.
Citons la traduction de M. Delille :
O qui fera tonner ces redoutables mots
Quu'entendit dans les cieux l'inspiré de Pathmos ,
Ces accens qui , pareils à la foudre qui gronde ,
Répétèrent : Malheur aux habitans du monde !
Ce début est admirable. Croira- t- on que M. Salgues a
trouvé le moyen de le rendre ridicule ? Voici comment il
le traduit : « Öù es- tu , voix ? etc ..... » Il n'est pas nécessaire
d'aller plus loin : ces premiers mots suffisent pour en juger.
Que voulez -vous attendre d'un homme qui , dans un sujet si
grand et si terrible , commence par interroger une voix , et
lui demander où elle est.
par E
Il est donc clair que M. Salgues n'a pas eu le talent de
rendre ce qui est noble et imposant dans ce chant de Milton.
Mais a- t-il mieux rendu ce qui est gracieux et touchant ?
On se doute bien que non ; et je vais mettre mes lecteurs en
état d'en juger encore. J'ai cité le portrait d'Adam et Eve ,
comme ayant excité l'émulation de tous nos poètes qui se sont
à l'envi efforcés de l'imiter. M. Salgues a voulu en donner
aussi la copie , et il n'en a fait que la caricature. Je me bornerai
pour le moment à citer quelques-unes de ses expressions.
Si M. Delille dit :
Dans les yeux de l'époux la majesté respire.
M. Salgues , pour varier , dit qu'Adam avoit un oeil sublime.
Si le poète ajoute :
La chevelure d'Eve , assemblée au hasard ,
Couvroit sa belle taille , et de ses tresses blondes
Aux folâtres zéphyrs abandonnoit les ondes.
M. Salgues , qui trouve sans doute ces tresses trop communes
veut que les cheveux d'Eve ..... se partagent sur sa tête en
510 MERCURE DE FRANCE ,
grappes élégantes ; et pour mieux faire encore , il groupe
ces grappes sur ses épaules.
Je ne pousserai pas plus loin ces observations . Si M. Salgues
trouve qu'elles sont trop sévères , il n'a qu'à le dire et à
le prouver. Mais dans ce cas , qu'il s'y prenne de manière à
ne pas m'obliger de faire un nouvel article sur son ouvrage.
Mes notes sont prêtes , et je le prie de bien observer que je ne
suís encore arrivé qu'à son cinquième chant.
GUAIRARD.
P. S. Mon nom se trouve plusieurs fois répété dans un
article qui a été inséré au Journal des Spectacles. Comme cet
article est , d'un bout à l'autre , écrit dans le langage des halles ,
je n'y ai rien compris , et je me crois dispensé d'y répondre,
J'ai seulement entrevu que M. Salgues , au lieu de combattre
ce que j'ai dit de sa traduction , s'amuse à réfuter un autre
article qu'il m'attribue ( et que je n'ai point fait ) , sur l'ouvrage
intitulé les Amours d'Henri IV. M. Salgues n'est pas adroit.
Quand il seroit vrai ( ce qui ne l'est pas ) que j'aurois jugé et
mal jugé les Amours d'Henri IV, qu'est-ce que cela feroit à
sa traduction ?
OEuvres diverses de M. l'abbé de Radonvilliers , de l'Académie
française , etc. etc. etc.; précédées du Discours de
réception de S. E. M. le cardinal Maury , publiées par
M. Noël , inspecteur- général des études , membre de la
Légion d'Honneur. Trois vol. in- 8° . , brochés. Prix : 12 fr. ,
et 15 fr. par la poste. A Paris , chez Ange Clo , à l'imprimerie
des Sourds et Muets , faub . S. Jacques ; et chez le Normant.
JAMAIS la France n'a compté tant d'hommes de lettres ;
c'est un titre devenu si commun aujourd'hui , qu'on le prend
sans conséquence , souvent au sortir du collége , quelquefois
même , et il y en a des exemples , sans avoir fait les premières
études. Mais jamais aussi les littérateurs vraiment instruits
n'ont été plus rares. On a pu s'en convaincre dans la dernière
séance qui a eu lieu à l'Institut pour la réception de S. E. M. le
cardinal Maury. Jamais assemblée publiquè n'avoit dû réunir ,
et par l'importance de l'événement , et par l'attrait de la
curiosité , un nombre aussi considérable d'hommes éclairés , et
versés au moins dans l'histoire de la littérature moderne ; et
cependant on assure qu'au moment où le récipiendaire rendoit
un hommage si éloquent et si mérité aux lumières et
aux vertus de son prédécesseur , un grand nombre d'audi-
1eurs se sont demandé : Qu'étoit- ce que cet abbé de RadonJUIN
1807.
511-
villiers ? Seroit-il possible qu'un espace de quinze ans , quoique
rempli d'événemens d'une toute autre importance , nous
eût rendus tellement étrangers à tous les souvenirs , que dans
une assemblée composée de gens de lettres et d'amateurs ,
on fût obligé de ressusciter , pour ainsi dire , la mémoire
d'un membre de l'Académie française , d'un savant chargé
d'une des plus nobles fonctions de l'Etat , d'un écrivain
auteur d'un ouvrage estimé , publié depuis plus de trente
ans ? J'avouerai bien que cet ouvrage n'étoit pas de nature
à jeter un grand éclat , sur-tout dans le temps où il a paru.
La décadence , à cette époque , étoit assez avancée pour qu'on
ne réveillât plus guère le goût blasé du public qu'à l'aide de
productions frivoles et licencieuses , comme les moeurs , ou
de déclamations emphatiques sur les matières politiques et
religieuses. Autre temps , autre erreur : nous sommes rassasiés
avec quelque raison , des systèmes politiques ; et il
seroit difficile de se faire lire aujourd'hui en traitant ces
matières , à moins d'écrire comme Montesquieu , ou M. de
Bonald; mais on est encore bien venu à pousser jusqu'à la
puérilité les observations sur les dernières ramifications des
sciences physiques ; et il y a vingt ramasseurs d'herbes et de
cailloux , autant de prosecteurs d'amphithéâtres , et de préparateurs
de laboratoires de chimie plus connus que le véritable
savan: dont nous annonçons les OEuvres. Cette observation
qui aura dû frapper , à son retour en France , un esprit
aussi juste et aussi étendu que M. le cardinal Maury , n'aura
pas peu contribué , sans doute , à lui faire sentir la nécessité
d'entrer, à l'occasion d'un littérateur presqu'oublié , dans des
développemens , qu'à une autre époque il eût sans doute
beaucoup abrégés. D'ailleurs , si le livre déjà connu de la Manière
d'apprendre les Langues suffisoit pour prouver que
l'abbé de Radonvilliers étoit digne de tenir son rang parmi
l'élite des gens de lettres ses contemporains , plus d'un ouvrage
estimable , qui n'existoit encore que pour les dépositaires
de ses manuscrits , devoit confirmer l'opinion avantageuse
de ses talens ; et son panégyriste étoit comptable envers
l'Académie de la révélation de tous les titres que cet ancien
membre avoit à l'estime de son corps. M. le cardinal Maury
ne s'est pas contenté de payer à sa mémoire ce tribut d'éloges ,
qui étoit pour le récipiendaire une sorte d'obligation : il n'a
rien épargné pour mettre le public à même de prononcer sur
sa légitimité et la réunion des OEuvres diverses de l'abbé de
Radonvilliers , publiées par un homme de lettres qui occupe
dignement une des premières places de l'instruction publique,
justificra , nous n'en doutons pas , tout ce qu'a dduû promettre
un suffrage d'un si grand poids.
512 MERCURE DE FRANCE ,
Cette collection est un vrai présent fait aux humanistes , à
tous ceux qui font quelque cas de l'instruction solide et des
idées justes et saines exprimées avec clarté , simplicité et
élégance . Elle offre même, par le mélange des fragmens qui y
sont réunis , une lecture aussi variée qu'instructive . Nous suivrons
, pour le faire connoître , l'ordre observé par l'éditeur ,
dans la distribution des ouvrages qui la composent,
Le premier volume , outre le discours de M. le cardinal ,
qui sert comme d'introduction à tout l'ouvrage , renferme le
livre devenu très-rare de la Manière d'apprendre les Langues ,
le premier titre de gloire de l'auteur , et des notices très-détaillées
et très-curieuses sur les ouvrages qui ont des rapports
de ressemblance avec celui de l'abbé de Radonvilliers , et sür
les méthodes d'enseignement suivies dans les célèbres écoles de
Bordeaux et de Toulouse , au commencement du XVIe siècle ;
le second contient différens opuscules , tels que des fables , des
contes de fées , et autres fictions , composées à l'imitation de
celles de Fénélon , pour l'instruction des enfans de France ;
des lettres sur la religion , des discours académiques , et une
traduction en prose des trois premiers livres de l'Enéide ; le
troisième est rempli tout entier par une traduction complète .
de Cornelius Nepos , la seule bonne que nous ayons enfin dans
notre langue de cet écrivain célèbre , par l'élégante urbanité
de son style. La Manière d'apprendre les Langues n'étoit pas
un ouvrage tout- à-fait neuf pour le fond des idées , et je nes
sais si , dans une pareille matière , ce n'est pas déjà l'indice
d'un très-bon esprit dans l'auteur , que d'avoir su se garantir
de la manie de l'innovation , au moment même où il confirmoit
par de nouveaux développemens un système remis depuis
peu à la mode , par le succès de la nouvelle méthode de
M. du Marsais. On se convaincra en effet , en lisant son livre ,
qu'il a plutôt rectifié qu'appuyé les idées de ce grammairien ,
et qu'il n'adopte sa méthode qu'avec toutes les modifications et
les restrictions qui peuvent en faire tolérer l'usage. Il s'en faut
de beaucoup que la version interlinéaire renouvelée des Grecs:
ou plutôt de quelques hellénistes du seizième siècle , suffise ,
comme l'ont prétendu quelques enthousiastes , pour procurer
l'intelligence complète des langues , et sur-tout des langues
mortes. Il est étonnant même qu'un aussi bon esprit que du.
Marsais n'ait pas senti les inconvéniens qu'elle offroit, sur- tout
pour les écoles publiques , en s'y bornant exclusivement .
comme il le conseille. Le principe sur lequel il fonde son
système , que la connoissance d'une langue consiste uniquement
dans la science des mots , est d'une fausseté qui a dû
frapper un humaniste aussi éclairé que l'abbé de Radony illiers .
JUIN 1807 .
513
élevé à l'école du goût , et nourri des beautés des anciens
ce père Porée qui a donné à la littérature de si brillans éves.
Aussi a -t-il eu soin de mêler sagement les observations ur le
style aux remarques de pure grammaire , et cette seule consi
dération me semble devoir mettre son livre fort au-dessus du
petit traité de Dumarsais , capable par sa sécheresse rebie
d'étouffer le germe du goût dans les esprits les plus heur
ment disposés. Quiconque est un peu versé dans ces maties
ne croira jamais que l'intelligence des langues soit une opération
purement machinale , comme l'ont assuré quelques - uns
des partisans de ce système , et sur- tout l'un de ses plus infatigables
propagateurs qui croyoit aussi l'avoir inventé , Luneau
de Boisgermain , le même qui a barbouillé de ses commentaires
une édition de Racine. Il avoit une confiance aveugle
dans l'efficacité merveilleuse de cette méthode : il prétendoit
qu'il n'étoit pas même nécessaire de chercher à comprendre
en lisant ; qu'on pouvoit parcourir de cette manière le tiers
d'un volume , et qu'on n'arrivoit point à la fin sans comprendre
le texte , même indépendamment de la version : au
reste , les beautés de la composition et du style lui étoient
tellement indifférentes , qu'il se vantoit d'avoir traduit le
Paradis Perdu pour remédier à des insomnies dont il étoit
tourmenté .
On voit bien que l'abbé de Radonvilliers ne pouvoit avoir
rien de commun avec un pareil artisan : et sa longue expérience
dans l instruction publique lui avoit trop appris à con-
Hoître la marche naturelle de l'esprit , pour qu'il ne sentit pas la
nécessité de mêler quelqu'agrément à la sécheresse didactique.
On s'en convaincra encore davantage en lisant les trois discours
qu'il prononça à l'Académie Française dans des circonstances
qui leur donnent , indépendamment du mérite de l'exécution ?
un grand intérêt de curiosité. Il avoit à apprécier dans le premier
le talent de Marivaux , à qui il succédoit , devant une
assemblée dépositaire et conservatrice des principes du goût ,
et se trouvoit , quoique panégyriste obligé, dans la nécessité
de mettre de sages restrictions à l'opinion exagérée qu'une
nation voisine s'étoit faite du mérite de cet écrivain plus
maniéré qu'original. Il mit dans cet éloge autant de réserve
qu'il déploya de franchise et d'abandon dans les louanges
qu'il donna à M. Delille , à qui le mérite supérieur de sa traduction
des Géorgiques venoit d'ouvrir les portes de l'Académie.
Mais un chef- d'oeuvre d'adresse oratoire , c'est la manière
dont il se tira de l'éloge de Voltaire , lorsqu'en qualite de
directeur , il répondit au discours de M. Ducis , qui venoit
prendre sa place. On sent combien la position étoi, délicate
Kk
DE
514
MERCURE
DE
FRANCE
,
pour un homme de son état , et dont les opinions religieuses
étoient connues de l'Académie et du public même : placé ,
pour ainsi dire , entre sa conscience et les convenances , qu'on
mettoit alors au rang des devoirs , il satisfit également à ce
qu'il devoit à l'une et aux autres , et peut-être même dut - il
à ces entraves autant qu'à son caractère, la mesure , la justesse
et la gravité qu'il mit dans l'hommage qu'il rendit aux
talens et aux lumières du grand écrivain , tout en blâmant
l'abus qu'il en avoit fait trop souvent pour sa gloire . Jamais
peut- être Voltaire n'a été mieux apprécié . La plupart des
autres écrivains n'en ont parlé que dans le délire de l'enthousiasme
, ou avec la fureur du dénigrement. L'abbé de Radonvilliers
seul , semble l'avoir jugé avec cette impartialité qui
inspire la confiance. Un passage suffira pour faire connoître
l'idée qu'il s'étoit faite de son talent :
Lorsque la nature ( dit- il ) , destine un poète à l'immor-
>> talité , parmi les belles qualités dont elle se plait à l'enrichir ,
elle en choisit une qu'elle semble préparer avec plus de
» soin, et qu'elle répand dans son ame d'une main plus libérale.
» Ainsi , elle doua Homère du génie de l'invention : personne
» ne l'égala jamais pour l'abondance et la variété des idées.
» Ainsi , elle doua Virgile d'un jugement exquis : personne
» ne sut jamais comme lui dire toujours ce qu'il convient ,
» et ne rien dire de plus. Rappelez-vous tous les poètes qui
» jouissent de l'immortalité ; il n'en est aucun que vous ne
» reconnoissiez sur- le-champ à cette qualité dominante qui
>> fait son caractère distinctif , et pour ainsi dire sa physio-
>> nomie. Pour ne point sortir de notre nation , vante - t-on
» dans un poète la vigueur de l'ame , les sentimens sublimes?
» c'est Corneille : la sensibilité du coeur , le style tendre et
» harmonieux ? c'est Racine : la molle facilité , la négli-.
gence aimable ? c'est La Fontaine : la raison parée des orne-
» mens de la poésie ? c'est Despréaux : la verve , l'enthou-
» siasme ? c'est Rousseau les crayons noirs , les peintures
>> effrayantes ? c'est Crébillon : le coloris qui donne aux
>> pensées , aux sentimens , aux images un éclat éblouissant ?
» c'est Voltaire : il a traité en vers toutes sortes de sujets.
>> Vous admirez dans les uns des pensées nobles et élevées ,
» dans les autres des pensées fines et délicates ; tantôt le feu
» du génie , tantôt la chaleur du sentiment ; enfin , toutes les
» beautés qui font aimer les bons vers . C'est par-là qu'il est
» poète ; mais partout , et quel que soit son sujet , vous ad-
>> mirez la couleur brillante dans laquelle il trempe son
» pinceau : c'est par-là qu'il est Voltaire. Cette magie d'un
style pur , clair , étincelant , est le don propre qu'il a reçu
»
JUIN 1807.
515
» de la nature , le trait qui le caractérise , l'augure de son
>> immortalité . »>
Si l'on fait attention au tour , aux expressions dont l'orateur
se sert , on sentira que le morceau est d'autant plus adroit , que
sous les formes de l'éloge il renferme une critique très-fine
des brillants défauts du poète .
On ne lira pas les fragmens de Lettres sur la Religion , sans
regretter que l'abbé de Radonvilliers n'ait point achevé l'ouvrage
qu'elles semblent annoncer , que le reste ait échappé
aux recherches de l'éditeur . C'est là sur-tout qu'il me semble
avoir trés-heureusement imité la manière , le ton doux et
insinuant de Fénélon , et cette élégante simplicité qui met à
la portée du commun des esprits les questions les plus élevées
de la métaphysique. Il est moins heureux dans les fictions qu'il
a composées , aussi à l'imitation de ce grand homme , pour
l'éducation des princes . Elles ont le défaut de ressembler à tout
ce qu'on connoît dans ce genre ; quelques -uues même sont
d'une pauvreté d'invention qui auroit dû peut- être les faire
exclure du Recueil ; telles que celle où il fait sortir une carpe
du canal pour lui rendre compte des progrès de son élève , et
les gazettes supposées où il consigne ce qu'il a pu faire de
bien ou de mal . Mais ou retrouvera avec plaisir l'excellent
humaniste , l'écrivain élégant , dans les traductions qui remplissent
la moitié du second volume et le troisième. On distinguera
sur-tout dans le second livre de l'Enéide la rapidité
noble et nombreuse du style avec lequel il a rendu la description
du sac de Troie. Cette nouvelle tentative pour faire
passer dans notre langue les beautés du plus parfait de tous.
les poètes , offrira un objet de comparaison de plus à ceux
qui aiment à étudier ce grand modèle , non- seulement dans
l'original , mais encore dans les copies qu'en ont faites les
meilleurs maîtres.
De Virgile à Cornelius Nepos il y a loin ; on se
tromperoit cependant si l'on croyoit que la traduction
de ce dernier fût beaucoup plus aisée que celle du poète. Il
faut que le mérite du style soit porté à un point de perfection
très-éminent chez lui , puisque , malgré le peu d'instruction
qu'on peut retirer de sa lecture , il a mérité cependant les
suffrages des juges les plus distingués de son temps , et est resté
après tant de siècles au rang des classiques. C'est un auteur
d'autant plus difficile à rendre , que son mérite principal
consiste dans cette simplicité élégante que les Romains appeloient
urbanité : mot qui répondoit à peu - près dans leur
langue à l'atticisine des Grecs. Il est , comme Phèdre et La
Fontaine , le livre de l'enfance et celui de l'âge mûr ; on y
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
revient par cet attrait qui ramène aux beautés naïves ; et pour
tout dire en un mot , c'est de tous les historiens latins celai
dont le style se rapproche le plus du style inimitable des
commentaires de César. Sa vie d'Atticus sur- tout , est un
morceau vraiment achevé. On avoit déjà essayé de la traduire,
mais sans succès. La traduction qu'on en offre aujourd'hui ,
aussi fidelle qu'élégante eût été seule capable de faire un titre
littéraire à M. l'abbé de Radonvilliers ; mais sa gloire lui
suffit , et il faut rendre à chacun ce qui lui appartient : M. Noël ,
éditeur des OEuvres , est en très-grande partie , si non en totalité
, l'auteur de cette traduction , qui n'est pas un des
moindres ornemens de la collection. Cet homme de lettres ,
avantageusement connu depuis long- temps et par des succès
à l'Académie française , et par différens ouvrages où l'érudition
des recherches est encore relevée par l'élégance et la
correction du style , ne s'est pas borné à semer de notes instructives
les OEuvres que nous annonçons , et à remplir les
lacunes qui pouvoient se trouver dans les manuscrits; ily a joint,
par un trait de modestie assez rare , un ouvrage qui pouvoit se
passer , pour réussir, du voisinage de ceux de l'abbé de Radonvilliers
, mais qui donne aux trois volumes un nouveau prix ,
en complétant cette suite de travaux estimables.
L***.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
ON lit dans un de nos journaux l'article suivant :
« On dit que Sa Majesté , malgré les hauts intérêts qui
occupent sa pensée , a daigné accorder une attention particulière
au rapport de la commission de l'Institut , relatif au
monument à élever sur l'ancien emplacement de la Madelaine.
Un des traits qui caractérisent ce prince étonnant , c'est que ,
dans un choix difficile pour combiner la valeur des projets
avec le dispositif de son décret , il a adopté l'avis le plus juste ,
et a saisi de lui-même la conception la plus brillante.
» Le décret offroit effectivement deux conditions qui ont
dû embarrasser autant les concurrens que les juges . On exigeoit
1°. que l'on employât ce qui existe de l'ancien édifice ; 2° . que
la dépense n'excédât pas trois millions. Une difficulté insoluble
attachée à la première de ces clauses , étoit le vice
JUIN 1807 . 517
inhérent au dessin de l'église projetée pour être transformée
en un monument qui devoit avoir un style et un caractère
différent de celui qui convient à un temple chrétien ( 1 ) . La
difficulté attachée à la deuxième condition étoit que le devis
de l'édifice de la Madelaine s'élevoit à une somme presque
quadruple de celle qui étoit allouée pour la construction
nouvelle.
>> M. Beaumont avoit toutefois vaincu au moins une de ces
difficultés. Il s'étoit conformé , aussi exactement que cela pouvoit
être , aux indications du programine.
Ce travail annonce
un talent utile , et que Sa Majesté a apprécié en accordant à
cet artiste estimable une forte indemnité.
>> M. Vignon avoit quitté la route tracée par le programme.
Son projet d'un temple à jour est une belle conception , en ce
qu'elle s'adapte heureusement au sujet, et retrace le faire des
anciens , sur-tout dans les monumens allégoriques. Mais la
commission , subordonnée aux formes légales , devoit nécessairement
exclure ce projet , et donner , ainsi qu'elle l'a fait
à celui de M. Beaumont une préférence , méritée d'ailleurs par
d'autres motifs .
» Sa Majesté a abrogé , dit-on , les clauses qui gênoient
l'imagination des coucurrens en rétrécissant une idée qui fut
primitivement la sienne. Elle a adopté le projet de M. Vignon .
On dit que ce jeune artiste étoit destiné d'abord à la carrière
du barreau , et qu'entraîné par un goût d'inspiration , il avoit
embrassé depuis peu celle des arts. Il est remarquable que les
plus beaux des monumens de la capitale , le Louvre , et le
Temple de l'Honneur auront été conçus par des auteurs qui
n'étoient pas consacrés primitivement à l'art dans lequel ils ont
donné des productions dignes de la postérité. (2) .»
-Thomassin , le plus ancien acteur du Théâtre de l'Opéra-
Comique , est mort , il y a quelques jours , à Paris , dans un
age fort avancé , et dans un état d'indigence absolue .
Madame Catalani n'a pas encore renouvelé son engage¬
ment avec les directeurs de l'Opéra de Londres . Elle deman-
(1) Il convient d'observer aussi qu'un temple surmonté d'un dôme eût
amené des comparaisons désavantageuses avec les églises de Saint - Pierre ,
de Sainte-Geneviève , etc.
( 2 ) Il reste une incertitude , ou un souhait de plus à former. Quelles
serout les dimensions de la place destinée à entourer ce monument ? car il
n'est po nt de monument sans une place dont l'étendue égale la hauteur
de l'édifice . La enerté du sol fait apercev ir ce défaut dans un grand
nombre des mon mens de Paris. L'organe visuel ne peut pas apprécier les
proportions , et jouir , sans être fatigué , de l'aspect d'un objet quelconque,
si l'oeil fait avec l'horizon un angle qui excède la huitième partie du cercle ,
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
doit d'abord 5000 livres sterling. Les directeurs ont hésité
quelque temps à souscrire une condition aussi onéreuse. Cependant
ils ont fini par consentir. Alors madame Catalani a dit
vouloir 5000 guinées , et non pas 5000 livres sterling . Nouvelle
hésitation , nouveau consentement , et aussitôt nouvelles prétentions.
Madame Catalani , après avoir pris les ordres de son
mari , a exigé cent guinées pour chaque semaine écoulée en
pourparlers , et a menacé d'en exiger 200 pour chacune de
celles qu'on laisseroit passer encore sans conclure avec elle ,
ce qui , dit-on , porteroit déjà les honoraires de cette chanteuse
à 6000 guinées , sans compter un bénéfice ! On ne doute
pas que les directeurs ne finissent par accepter les conditions.
J - D'après le calcul du célèbre astronome , M. Seyffer , la
nouvelle planète découverte par M. le docteur Olbers , à
Brême , est éloignée du soleil de 49 1/2 millions de milles
( 84 1/4 millions de lieues ) , et elle finit sa période en 1321
jours 1/2 . Ce calcul se trouve confirmé par les observations
d'autres astronomes.
NOUVELLES POLITIQUES.
New-Yorck, 29 mars.
Les nègres et les mulâtres sont en guerre ouverte. Depuis
que les mulâtres ont tué Dessalines , ils ont voulu changer la
nature du gouvernement de Saint - Domingue ; ils ont voulu
passer à la république , singeant la constitution américaine
c'est-à - dire , lui donnant pour chef un président électif , tous
les ans , comme ici : ils avoient nommé Christophe président ,
en résidence au Port -au - Prince . Christophe se méfiant sans
doute de l'intention des mulâtres , qui auroient voulu l'avoir
loin du Cap et s'en défaire , a marché contre eux, et a attaqué
le Port -au - Prince ; mais n'ayant pu parvenir à s'en rendre
maître , il s'est retiré au Cap avec son armée , et y a établi
une constitution républicaine à sa manière , ne différant que
très-peu de celle des mulâtres , et de-là il a lancé une procĺamation
contre ceux- ci , et ils ont répondu par une autre dont
je vous envoie copie ; ci -joint quelques fragmens de leur
constitution. Quant à la proclamation de Christophe , on la
lit dans les gazettes anglaises ; elle ne roule absolument que
sur l'imputation qu'il fait aux mulâtres d'avoir été cause du
massacre des blancs ; il dit que les crimes de Dessalines
doivent être imputés à eux seuls. D'ailleurs , on voit , par
JUIN 1807. 519
la proclamation des mulâtres , sur quoi roule celle de Christophe
, puisqu'elle en est la réponse.
LIBERTÉ . ÉGALITE.
RÉPUBLIQUE D'HAY T I.
Acte du Sénat.
Le sénat ayant pris connoissance d'une proclamation du
général Christophe , en date du 14 janvier ,
dans laquelle
il cherche à égarer l'opinion des étrangers , et détruire la
confiance qui est due au gouvernement
;
er Considérant que le général Christophe a fait incendier la
plaine du Cul- de - Sac ; qu'il a attaqué , le 1 de ce mois , à
force ouverte , la ville du Port- au -Prince , où réside le sénat ,
et sous les remparts de laquelle il a fait ruisseler le sang d'une
infinité de malheureux qu'il avoit égarés , et que loin de
renoncer à ses projets destructeurs , il persiste de plus en plus
dans la révolte , en méconnoissant l'autorité nationale ;
Considérant que tous les écrits de ce général , remplis des
plus grossiers mensonges et des plus infàmes calomnies , ne
tendent qu'à désunir les citoyens et à les armer les uns contre
les autres , annoncent clairement son intention de sacrifier une
partie de la population de la république , afin de pouvoir
plus aisément régner sur l'autre ;
Considérant qu'il a voulu avilir la nation en cherchant à
rejeler sur elle ses propres crimes et ceux de Dessalines ;
Considérant que le délai prescrit par la constitution ( article
CVIII , titre VII ) pour l'acceptation des fonctions de
président étant expiré , ce motif étoit déjà suffisant pour prononcer
sa destitution ;
Considérant enfin que d'après la déclaration de plusieurs
étrangers , le général Christophe , au lieu de profiter de la
clémence du sénat , a proposé au géneral Ferrand , commandant
pour la France à Santo - Domingo , de se joindre à lui
pour réduire les départemens de l'ouest et du sud de cette
ile , et y rétablir par conséquent le despotisme et l'escla-
: vage ;
Arrête ce qui suit :
Art. Ir . Henri Christophe , ci -devant général en chef , est
'destitué de toutes fonctions civiles et militaires .
II. Tous généraux , officiers et militaires de tous grades ,
tous fonctionnaires publics , et généralement tous les citoyens
sont dégagés de l'obéissance qu'ils lui devoient.
III. La personne de Henri Christophe est mise hors de la
loi , et le sénat invite tous les citoyens à courir sus.
IV. Amnistie est accordée à tous ceux qui se rangeront sous
")
4
514 MERCURE DE FRANCE ,
pour un homme de son état , et dont les opinions religieuses
étoient connues de l'Académie et du public même : placé ,
pour ainsi dire , entre sa conscience et les convenances , qu'on
mettoit alors au rang des devoirs , il satisfit également à ce
qu'il devoit à l'une et aux autres , et peut-être même dut- il
à ces entraves autant qu'à son caractère , la mesure , la justesse
et la gravité qu'il mit dans l'hommage qu'il rendit aux
talens et aux lumières du grand écrivain , tout en blâmant
l'abus qu'il en avoit fait trop souvent pour sa gloire. Jamais
peut- être Voltaire n'a été mieux apprécié. La plupart des
autres écrivains n'en ont parlé que dans le délire de l'enthousiasme
, ou avec la fureur du dénigrement. L'abbé de Radonvilliers
seul , semble l'avoir jugé avec cette impartialité qui
inspire la confiance . Un passage suffira pour faire connoître
l'idée qu'il s'étoit faite de son talent :
Lorsque la nature ( dit -il ) , destine un poète à l'immor-
>> talité , parmi les belles qualités dont elle se plait à l'enrichir ,
elle en choisit une qu'elle semble préparer avec plus de
» soin, et qu'elle répand dans son ame d'une main plus libérale.
» Ainsi , elle doua Homère du génie de l'invention : personne
» ne l'égala jamais pour l'abondance et la variété des idées.
» Ainsi , elle doua Virgile d'un jugement exquis : personne
» ne sut jamais comme lui dire toujours ce qu'il convient ,
» et ne rien dire de plus. Rappelez-vous tous les poètes qui
» jouissent de l'immortalité ; il n'en est aucun que vous ne
» reconnoissiez sur - le-champ à cette qualité dominante qui
>> fait son caractère distinctif , et pour ainsi dire sa physio-
>> nomie. Pour ne point sortir de notre nation , vante- t- on
» dans un poète la vigueur de l'ame , les sentimens sublimes ?
» c'est Corneille : la sensibilité du coeur , le style tendre et
>> harmonieux ? c'est Racine : la molle facilité , la négligence
aimable ? c'est La Fontaine : la raison parée des orne-
» mens de la poésie ? c'est Despréaux : la verve , l'enthou -
>> siasme ? c'est Rousseau : les crayons noirs , les peintures
>> effrayantes ? c'est Crébillon le coloris qui donne aux
» pensées , aux sentimens , aux images un éclat éblouissant ?
» c'est Voltaire : il a traité en vers toutes sortes de sujets.
>> Vous admirez dans les uns des pensées nobles et élevées ,
» dans les autres des pensées fines et délicates ; tantôt le feu
» du génie , tantôt la chaleur du sentiment ; enfin , toutes les
>> beautés qui font aimer les bons vers . C'est par-là qu'il est
» poète ; mais partout , et quel que soit son sujet , vous ad-
>> mirez la couleur brillante dans laquelle il trempe son
» pinceau : c'est par-là qu'il est Voltaire. Cette magie d'un
» style pur , clair , étincelant , est le don propre qu'il a reçu
JUIN 1807.
515
» de la nature , le trait qui le caractérise , l'augure de son
>> immortalité . »
Si l'on fait attention au tour , aux expressions dont l'orateur
se sert , on sentira que le morceau est d'autant plus adroit , que
sous les formes de l'éloge il renferme une critique très -fine
des brillants défauts du poète.
On ne lira pas les fragmens de Lettres sur la Religion , sans
regretter que l'abbé de Radonvilliers n'ait point achevé l'ouvrage
qu'elles semblent annoncer , que le reste ait échappé
aux recherches de l'éditeur . C'est là sur- tout qu'il me semble
avoir trés- heureusement imité la manière , le ton doux et
insinuant de Fénélon , et cette élégante simplicité qui met à
la portée du commun des esprits les questions les plus élevées
de la métaphysique. Il est moins heureux dans les fictions qu'il
a composées , aussi à l'imitation de ce grand homme , pour
l'éducation des princes . Elles ont le défaut de ressembler à tout
ce qu'on connoît dans ce genre ; quelques-unes même sont
d'une pauvreté d'invention qui auroit dû peut- être les faire
exclure du Recueil ; telles que celle où il fait sortir une carpe
du canal pour lui rendre compte des progrès de son élève , et
les gazettes supposées où il consigne ce qu'il a pu faire de
bien ou de mal. Mais on retrouvera avec plaisir l'excellent
humaniste , l'écrivain élégant , dans les traductions qui remplissent
la moitié du second volume et le troisième. On distinguera
sur-tout dans le second livre de l'Enéide la rapidité
noble et nombreuse du style avec lequel il a rendu la description
du sac de Troie. Cette nouvelle tentative pour faire
passer dans notre langue les beautés du plus parfait de tous
les poètes , offrira un objet de comparaison de plus à ceux
qui aiment à étudier ce grand modèle , non-seulement dans
l'original , mais encore dans les copies qu'en ont faites les
meilleurs maîtres.
De Virgile à Cornelius Nepos il y a loin ; on se
tromperoit cependant si l'on croyoit que la traduction
de ce dernier fût beaucoup plus aisée que celle du poète. Il
faut que le mérite du style soit porte à un point de perfection
très- éminent chez lui , puisque , malgré le peu d'instruction"
qu'on peut retirer de sa lecture , il a mérité cependant les
suffrages des juges les plus distingués de son temps , et est resté
après tant de siècles au rang des classiques. C'est un auteur
d'antant plus difficile à rendre , que son mérite principal
consiste dans cette simplicité élégante que les Romains appeloient
urbanité : mot qui répondoit à peu - près dans leur
langue à l'atticisine des Grecs. Il est , comme Phèdre et La
Fontaine , le livre de l'enfance et celui de l'âge mûr ; on y
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
revient par cet attrait qui ramène aux beautés naïves ; et pour
tout dire en un mot , c'est de tous les historiens latins celai
dont le style se rapproche le plus du style inimitable des
commentaires de César . Sa vie d'Atticus sur- tout , est un
morceau vraiment achevé. On avoit déjà essayé de la traduire,
mais sans succès. La traduction qu'on en offre aujourd'hui ,
aussi fidelle qu'élégante eût été seule capable de faire un titre
littéraire à M. l'abbé de Radonvilliers ; mais sa gloire lui
suffit , et il faut rendre à chacun ce qui lui appartient : M. Noël,
éditeur des OEuvres , est en très-grande partie , si non en totalité
, l'auteur de cette traduction , qui n'est pas un des
moindres ornemens de la collection. Cet homme de lettres ,
avantageusement connu depuis long- temps et par des succès
à l'Académie française , et par différens ouvrages où l'érudition
des recherches est encore relevée par l'élégance et la
correction du style , ne s'est pas borné semer de notes instructives
les OEuvres que nous annonçons , et à remplir les
lacunes qui pouvoient se trouver dans les manuscrits; ily ajoint,
par un trait de modestie assez rare, un ouvrage qui pouvoit se
passer , pour réussir, du voisinage de ceux de l'abbé de Radonvilliers
, mais qui donne aux trois volumes un nouveau prix ,
en complétant cette suite de travaux estimables.
L***.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS, SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
ON lit dans un de nos journaux l'article suivant :
« On dit que Sa Majesté , malgré les hauts intérêts qui
occupent sa pensée , a daigné accorder une attention particulière
au rapport de la commission de l'Institut , relatif au
monument à élever sur l'ancien emplacement de la Madelaine.
Un des traits qui caractérisent ce prince étonnant, c'est que ,
dans un choix difficile pour combiner la valeur des projets
avec le dispositif de son décret , il a adopté l'avis le plus juste ,
et a saisi de lui - même la conception la plus brillante.
» Le décret offroit effectivement deux conditions qui ont
dû embarrasser autant les concurrens que les joges. On exigeoit
1°. que l'on employât ce qui existe de l'ancien édifice ; 2° . que.
la dépense n'excédât pas trois millions. Une difficulté insoluble
attachée à la première de ces clauses , étoit le vice
JUIN 1807. 517
inhérent au dessin de l'église projetée pour être transformée
en un monument qui devoit avoir un style et un caractère
différent de celui qui convient à un temple chrétien ( 1 ) . La
difficulté attachée à la deuxième condition étoit que le devis
de l'édifice de la Madelaine s'élevoit à une somme presque
quadruple de celle qui étoit allouée pour la construction
nouvelle .
>> M. Beaumont avoit toutefois vaincu au moins une de ces
difficultés . Il s'étoit conformé , aussi exactement que cela pouvoit
être , aux indications du programine. Ce travail annonce
un talent utile , et que Sa Majesté a apprécié en accordant à
cet artiste estimable une forte indemnité.
>> M. Vignon avoit quitté la route tracée par le programme.
Son projet d'untemple à jour est une belle conception , en ce
qu'elle s'adapte heureusement au sujet , et retrace le faire des
anciens , sur-tout dans les monumens allégoriques. Mais la
commission , subordonnée aux formes légales , devoit nécessairement
exclure ce projet , et donner , ainsi qu'elle l'a fait ,
à celui de M. Beaumont une préférence , méritée d'ailleurs par
d'autres motifs.
» Sa Majesté a abrogé , dit-on , les clauses qui gênoient
l'imagination des coucurrens en rétrécissant une idée qui fut
primitivement la sienne. Elle a adopté le projet de M. Vignon .
On dit que ce jeune artiste étoit destiné d'abord à la carrière.
du barreau , et qu'entraîné par un goût d'inspiration , il avoit
embrassé depuis peu celle des arts. Il est remarquable que les
plus beaux des monumens de la capitale , le Louvre , et le
Temple de l'Honneur auront été conçus par des auteurs qui
n'étoient pas consacrés primitivement à l'art dans lequel ils ont
donné des productions dignes de la postérité. (2). »
-Thomassin , le plus ancien acteur du Théâtre de l'Opéra-
Comique , est mort , il y a quelques jours , à Paris , dans un
age fort avancé , et dans un état d'indigence absolue .
-
Madame Catalani n'a pas encore renouvelé son engagement
avec les directeurs de l'Opéra de Londres. Elle deman-
( 1) Il convient d'observer aussi qu'un temple surmonté d'un dôme eût
amené des comparaisons désavantageuses avec les églises de Saint - Pierre ,
de Sainte-Geneviève , etc.
( 2 ) Il reste une incertitude , ou un souhait de plus à former. Quelles
serout les dimensions de la place destinée à entourer ce monument ? car il
n'est po nt de monument sans une plice dont l'étendue égale la hauteur
de l'édifice. La enerté du sol fait apercev ir ce défaut dans un grand
nombre des won mens de Paris . L'organe visuel ne peut pas apprécier les
proportions , et jouir , sans être fatigué , de l'aspect d'un objet quelconque,
si l'oeil fait avec l'horizon un angle qui excède la huitième partie du cerule ,
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
doit d'abord 5000 livres sterling. Les directeurs ont hésité
quelque temps à souscrire une condition aussi onéreuse . Cependant
ils ont fini par consentir. Alors madame Catalani a dit
vouloir 5000 guinées , et non pas 5000 livres sterling. Nouvelle
hésitation , nouveau consentement , et aussitôt nouvelles prétentions.
Madame Catalani , après avoir pris les ordres de son
mari , a exigé cent guinées pour chaque semaine écoulée en
pourparlers , et a menacé d'en exiger 200 pour chacune de
celles qu'on laisseroit passer encore sans conclure avec elle ,
ce qui , dit- on , porteroit déjà les honoraires de cette chanteuse
à 600 guinées , sans compter un bénéfice ! On ne doute
pas que les directeurs ne finissent par accepter les conditions.
D'après le calcul du célèbre astronome , M. Seyffer , la
nouvelle planète découverte par M. le docteur Olbers , à
Brême , est éloignée du soleil de 49 1/2 millions de milles
( 84 1/4 millions de lieues ) , et elle finit sa période en 1321
jours 1/2 . Ce calcul se trouve confirmé par les observations
d'autres astronomes.
NOUVELLES POLITIQUES .
New-Yorck , 29 mars.
Les nègres et les mulâtres sont en guerre ouverte. Depuis
que les mulâtres ont tué Dessalines , ils ont voulu changer la
nature du gouvernement de Saint - Domingue ; ils ont voulu
passer à la république , singeant la constitution américaine ,
c'est-à- dire , lui donnant pour chef un président électif , tous
les ans , comme ici : ils avoient nommé Christophe président ,
en résidence au Port-au-Prince. Christophe se méfiant sans
doute de l'intention des mulâtres , qui auroient voulu l'avoir
loin du Cap et s'en défaire , a marché contre eux , et a attaqué
le Port -au -Prince ; mais n'ayant pu parvenir à s'en rendre
maître , il s'est retiré au Cap avec son arinée , et y a établi
une constitution républicaine à sa manière , ne différant que
très-peu de celle des mulâtres , et de-là il a lancé une proclamation
contre ceux- ci , et ils ont répondu par une autre dont
je vous envoie copie ; ci - joint quelques fragmens de leur
constitution . Quant à la proclamation de Christophe , on la
lit dans les gazettes anglaises ; elle ne roule absolument que
sur l'imputation qu'il fait aux mulâtres d'avoir été cause du
massacre des blancs ; il dit que les crimes de Dessalines
doivent être imputés à eux seuls. D'ailleurs , on voit , par
JUIN 1807.
519
la proclamation des mulâtres , sur quoi roule celle de Christophe
, puisqu'elle en est la réponse.
LIBERTÉ . ÉGALITÉ.
RÉPUBLIQUE D'HAYTI
Acte du Sénat.
Le sénat ayant pris connoissance d'une proclamation du
général Christophe , en date du 14 janvier , dans laquelle
il cherche à égarer l'opinion des étrangers , et détruire la
confiance qui est due au gouvernement ;
er
Considérant que le général Christophe a fuit incendier la
plaine du Cul- de - Sac ; qu'il a attaqué , le 1 de ce mois , à
force ouverte , la ville du Port- au- Prince , où réside le sénat ,
et sous les remparts de laquelle il a fait ruisseler le sang d'une
infinité de malheureux qu'il avoit égarés , et que loin de
renoncer à ses projets destructeurs , il persiste de plus en plus
dans la révolte , en méconnoissant ?. l'autorité nationale ;
Considérant que tous les écrits de ce général , remplis des
plus grossiers mensonges et des plus infâmes calomnies , ne
tendent qu'à désunir les citoyens et à les armer les uns contre
les autres , annoncent clairement son intention de sacrifier une
partie de la population de la république , afin de pouvoir
plus aisément régner sur l'autre ;
Considérant qu'il a voulu avilir la nation en cherchant à
rejeler sur elle ses propres crimes et ceux de Dessalines ;
Considérant que le délai prescrit par la constitution ( article
CVIII , titre VII ) pour l'acceptation des fonctions de
président étant expiré , ce motif étoit déjà suffisant pour prononcer
sa destitution ;
Considérant enfin que d'après la déclaration de plusieurs
étrangers , le général Christophe , au lieu de profiter de la
clémence du sénat , a proposé au géneral Ferrand , commandant
pour la France à Santo - Domingo , de se joindre à lui
pour réduire les départemens de l'ouest et du sud de cette
ile , et y rétablir par conséquent le despotisme et l'esclavage
;
Arrête ce qui suit :
Art. I. Henri Christophe , ci- devant général en chef , est
destitué de toutes fonctions civiles et militaires .
II. Tous généraux , officiers et militaires de tous grades ,
tous fonctionnaires publics , et généralement tous les citoyens
sont dégagés de l'obéissance qu'ils lui devoient .
III. La personne de Henri Christophe est mise hors de la
loi , et le sénat invite tous les citoyens à courir sus .
IV. Amnistie est accordée à tous ceux qui se rangeront sous
)
520 MERCURE DE FRANCE ,
les bannières de la république , et qui contribueront à rétabliø
la liberté.
Les généraux , officiers et fonctionnaires publics conserveront
leurs grades.
Au Port-au-Prince , le 27 janvier 1807 , an 4 de l'indépendance
.
Le secrétaire ( vu la vacance de la présidence ) ordonne que
l'acte du sénat ci -dessus , soit publié et exécuté , et qu'il soit
revêtu du sceau de la république. Signe B. BLANCHET.
Extrait de la constitution.
Le président est élu pour quatre ans et peut être toujours
réélu ; il a 24 mille dollars d'appointemens. Le sénat est composé
de vingt-quatre membres élus pour trois , six et neuf ans ;
tous les trois ans un tiers sortira , il sera remplacé par le même
nombre. L'appointement de chaque sénateur est de 4 dollars
jour.
par
Art. XXVII de la constitution. Aucun blanc , quelle que
soit sa nation , ne pourra mettre le pied sur le territoire de la
république à titre de maître ou propriétaire.
Art. XXVIII. Sont reconnus haïtiens les blancs qui font
partie de l'armée , ceux qui exercent des fonctions publiques ,
et ceux qui sont admis dans la république à la publication de
la présente constitution.
Baltimore , 21 avril.
Le Daily Advertiser annonce qu'à la suite d'une séance
tenue au Port-au-Prince le 10 mars , le général Pétion a été
nommé président de la république d'Haïti .
PARIS , vendredi 12 juin.
-Hicr , à trois heures après-midi , en exécution des ordres
de S. M. l'EMPEREUR et ROI , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire ; s'est rendu au Sénat. S. A. S. a été
reçue avec le cérémonial ordinaire , et ayant pris séance , a dit :
Messieurs ,
Je vous apporte un message de S. M. I'EMPEREUR et Roi ,
et des lettres - patentes données le 28 mai dernier au camp
impérial de Finckenstein. Ces lettres confèrent le titre héréditaire
de duc de Dantzick , à M. le maréchal Lefebvre
préteur du Sénat. Le message ajoute encore à cette haute
distinction , par l'exposition noble et touchante des motifs qui
l'ont déterminée. La carrière militaire de M. le maréchal
JUIN 1807.
521
Lefebvre , depuis long-temps illustrée , sera à jamais mémorable
par le siége de Dantzick , et par le brillant succès qui
l'a terminé. S. M. ne pouvoit récompenser d'une manière plus
digne d'elle , d'anciens et de nombreux services , en même
temps qu'elle prépare de justes sujets d'émulation à ceux qui
doivent un jour succéder à la dignité que M , le maréchal
Lefebvre vient de recevoir.
Il a ensuite été fait lecture des pièces suivantes :
Message de S. M. l'EMPEREUR et Ror.
SENNATEURS ,
« Par nos décrets du 30 mars de l'année 1806 , nous avons
>> institué des duchés pour récompenser les grands services
» civils et militaires , qui nous ont été ou qui nous seront
» rendus , et pour donner de nouveaux appuis à notre trône ,
» et environner notre couronne d'un nouvel éclat.
» C'est à nous à songer à assurer l'état et la fortune des
» familles qui se dévouent entièrement à notre service , et
» qui sacrifient constamment leurs intérêts aux nôtres. Les
» honneurs permanens , la fortune légitime , honorable et
» glorieuse que nous voulons donner à ceux qui nous rendent
» des services éminens , soit dans la carrière civile , soit dans
» la carrière militaire , contrasteront avec la fortuue illégi-
» time , cachée , honteuse de ceux qui , dans l'exercice de leurs
>> fonctions , ne chercheroient que leur intérêt , au lieu d'avoir
>> en vue celui de nos peuples et le bien de notre service . Sans
» doute , la conscience d'avoir fait son devoir , et les biens
à une
attachés à notre estime , suffisent pour retenir un bon Fran-
» çais dans la ligne de l'honneur ; mais l'ordre de notre société
>> est ainsi constitué , qu'à des distinctions apparentes ,
» grande fortune sont attachés une considération et un éclat
» dont nous voulons que soient environnés ceux de nos sujets ,
» grands par leurs talens , par leurs services et par leur carac-
» tère , ce premier don de l'homme.
>> Celui qui nous a le plus secondé dans cette première
» journée de notre règne , et qui , après avoir rendu des ser-
» vices dans toutes les circonstances de sa carrière militaire ,
» vient d'attacher son nom à un siége mémorable où il a
» déployé des talens et un brillant courage , nous a paru
» mériter une éclatante distinction . Nous avons aussi voulu
» consacrer une époque si honorable pour nos armes , et par
» les lettres- patentes dont nous chargeons notre cousin l'archi-
» chancelier de vous donner communication , nous avons créé
notre cousin le maréchal et sénateur Lefebvre , duc de
» Dantzick. Que ce titre porté par ses descendans leur retrace
» les vertus de leur père , et qu'eux-mêmes ils s'en recon-
» noissent indignes , s'ils préféroient jamais un lâche repos
522 MERCURE DE FRANCE ,
» et l'oisiveté de la grande ville aux périls et à la noble pous-
» sière des camps , si jamais leurs premiers sentimens cessoient
» d'être pour la patrie et pour nous. Qu'aucun d'eux ne
>> termine sa carrière sans avoir versé son sang pour la gloire
» et l'honneur de notre belle France ; que dans le nom qu'ils
>> portent ils ne voient jamais un privilège , mais des devoirs
>> envers nos peuples et envers nous. A ces conditions , notre
» protection et celle de nos successeurs les distinguera dans
>> tous les temps.
>> Sénateurs , nous éprouvons un sentiment de satisfaction
>> en pensant que les premières lettres - patentes qui , en con-
» séquence de notre sénatus-consulte du 14 août 1806 , doivent
>> être inscrites sur vos registres , consacrent les services de
» votre préteur.
» Donné en notre camp impérial de Finckenstein , le
» 28 mai 1807. » Signé , NAPOLEON.
Lettres-patentes de S. M. l'EMPEREUR et ROI.
NAPOLEON , PAR LA GRACE DE DIEU ET LES CONSTİ-
TUTIONS DE LA RÉPUBLIQUE , EMPEREUR DES FRANÇAIS , à tous
présens et à venir , salut :
Voulant donner à notre cousin le maréchal et sénateur
Lefebvre , un témoignage de notre bienveillance , pour l'attachement
et la fidélité qu'il nous a toujours montrés , et
reconnoître les services éminens qu'il nous a rendus le premier
jour de notre règne , qu'il n'a cessé de nous rendre depuis
et auxquels il vient d'ajouter encore un nouvel éclat par la
prise de la ville de Dantzick ; desirant de plus , consacrer par
un titre spécial le souvenir de cette circonstance mémorable
et glorieuse , nons avons résolu de lui conférer , et nous lui
conférons , par les présentes , le titre de Duc de Dantzick ,
avec une dotation en domaines situés dans l'intérieur de nos
Etats. Nous entendons que ledit duché de Dantzick soit
possédé par notre cousin le maréchal et sénateur Lefebvre et
transmis héréditairement à ses enfans mâles , légitimes et
naturels , par ordre de primogéniture , pour en jouir en
toute propriété , aux charges et conditions , et avec les droits ,
titres , honneurs et prérogatives attachés aux duchés par les
constitutions de l'Empire ; nous réservant , si sa descendance
masculine , légitime et naturelle venant à s'éteindre , ce que
Dieu ne veuille , de transmettre ledit duché à notre choix
et ainsi qu'il sera jugé convenable par nous ou nos successeurs
pour le bien de nos peuples et l'intérêt de notre couronne.
Nous ordonnons que les présentes lettres - patentes soient
communiquées au Sénat pour être transcrites sur ses registres.
Ordonnons pareillement qu'aussitôt que la dotation défiJUIN
1807 .
523
nitive du duché de Dantzick aura été revêtue de notre approbation
, l'état détaillé des biens , dont elle se trouvera composée
, soit , en exécution des ordres donnés à cet effet par
notre ministre de la justice , inscrit au greffe de la cour
d'appel dans le ressort de laquelle l'habitation principale du
duché sera située, et que la même inscription ait lieu au bureau
des hypothèques des arrondissemens respectifs , afin que la
condition desdits biens résultant des dispositions du sénatusconsulte
du 14 août 1806 , soit généralement reconnue , et que
personne ne puisse en prétendre cause d'ignorance.
Donné en notre camp impérial de Finckenstein , le 28 mai
1807. Signé NAPOLEON.
Après la lecture de ces pièces , le Sénat a pris l'arrêté
suivant :
Le Sénat-Conservateur , après avoir entendu la lecture d'un
message de S. M. l'EMPEREUR et Roi , daté du camp impérial
de Finckenstein , le 28 mai 1807 , et de lettres-patentes sous
la même date , par lesquelles S. M. a conféré à M. le maréchal
sénateur Lefebvre , préteur du Sénat , le titre héréditaire de
Duc de Dantzick , avec une dotation en domaines situés dans
l'intérieur de la France , lesdits message et lettres - patentes
apportés aujourd'hui au Sénat par S. A S. le prince archichancelier
de l'Empire ; délibérant sur les communications
qui viennent de lui être faites à cet égard par le prince archichancelier
, arrête :
1°. Que le message de S. M. et les lettres-patentes jointes
audit message , seront transcrits sur les registres du Sénat , et
déposés dans ses archives ; 2 ° . Que le président ordinaire du
Sénat, est chargé d'adresser à S. M. , l'expression des sentimens
d'amour et de respect dont le sénat est pénétré pour son auguste
personne , celle de la reconnoissance que lui inspire la
faveur signalée dont S. M. vient d'honorer M. le maréchal sénateur
Lefebvre ; 3 ° . Que M. le président est pareillement
chargé d'écrire à M, le maréchal sénateur Lefebvre , pour le
féliciter , au nom du sénat , sur le témoignage éclatant qu'il
vient de recevoir des bontés de S. M. 4° . Que les pièces communiquées
au sénat par le prince archichancelier de l'Empire ,
le discours de S. A. S. et le procès-verbal de la séance de ce
jour , seront imprimés.
-On écrit de Constantinople que S. Ex . M. le général
Sébastiani a eu le malheur de perdre son épouse, qui est
morte des suites de son premier accouchement. Mad . Sébastiani
étoit fille de M. de Coigny, ancien colonel-général des dragons
: elle n'étoit mariée que depuis un an.
524 MERCURE DE FRANCE ,
-S. A. Em. M. le cardinal Fesch , grand -aumônier de
France , est arrivé avant-hier à Paris. On assure que c'est pour
les obsèques du prince Royal de Hollande , qui sera porté à
Saint-Denis prochainement.

LXXVII BULLETIN DE LA GRANDE-Armée.
Finkenstein, le 29 mai 1807.
Dantzick a capitulé. Cette belle place est en notre pouvoir.
Huit cents pièces d'artillerie , des magasins de toute espèce ,
plus de 500,000 quintaux de grains , des caves considérables ,
de grands approvisionnemens de draps et d'épiceries , des ressources
de toute espèce pour l'armée , et enfin une place forte
du premier ordre appuyant notre gauche , comme Thorn
appuie notre centre , et Prag notre droite ; ce sont les avan→
tages obtenus pendant l'hiver, et qui ont signalé les loisirs de
la Grande-Armée ; c'est le premier , le plus beau fruit de la
victoire d'Eylau. La rigueur de la saison , la neige qui a souvent
couvert nos tranchées , la gelée qui y a ajouté de nouvelles
difficultés , n'ont pas été des obstacles pour nos travaux. Le
général Lefebvre a tout bravé. Il a animé d'un même esprit
les Saxons , les Polonais , les Badois , et les a fait marcher à
son but. Les difficultés que l'artillerie a eu à vaincre étoient
considérables. Cent bouches à feu , 5 à 600 milliers de poudre ,
une immense quantité de boulets ont été tirés de Stetin et des
places de la Silésie. Il a fallu vaincre bien des difficultés de
transports , mais la Vistule a offert un moyen facile et prompt.
Les marins de la garde ont fait passer les bateaux sous le fort
de Graudentz avec leur habileté et leur résolution ordinaires.
Le général Chasseloup , le général Kirgener , le colonel Lacoste
, et en général tous les officiers du génie , ont servi de
la manière la plus distinguée. Les sapeurs ont montré une
rare intrépidité. Tout le corps d'artillerie commandé par le
général Lariboissière , a soutenu sa réputation. Le 2 régiment
d'infanterie légère , le 12 et les troupes de Paris , le
général Schramm et le général Puthod se sont fait remarquer,
Un journal détaillé de ce siége sera rédigé avec soin. Il consacrera
un grand nombre de faits de bravoure dignes d'être
offerts comme exemples et faits pour exciter l'enthousiasme
et l'admiration.
Le 17 , la mine fit sauter un blockhausen de la place d'armes
du chemin couvert. Le 19 , la descente et le passage du fossé
furent exécutés à sept heures du soir. Le 21 , le maréchal
Lefebvre ayant tout préparé pour l'assaut , on y montoit ,
lorsque le colonel Lacoste , qui avoit été envoyé le matin dans
la place pour affaires de service , fit connoître que le général
Kalkreuth demandoit à capituler aux mêmes conditions qu'il
JUIN
1807.
525
avoit autrefois accordées à la garnison de Mayence. On y consentit.
Le Hakelsberg auroit été enlevé d'assaut sans une grande
perte , mais le corps de place étoit encore entier ; un large
fossé rempli d'eau courante offroit assez de difficultés pour
que les assiégés prolongeassent leur défense pendant une quinzaine
de jours. Dans cette situation , il a paru convenable de
leur accorder une capitulation honorable.
"
Le 27 , la garnison a défilé , le général Kalkreuth à sa tête.
Cette forte garnison , qui d'abord étoit de 16,000 hommes
est réduite à 9000 , et sur ce nombre 4000 ont déserté . H y a
même des officiers parmi les déserteurs. « Nous ne voulons
» pas , disent-ils , aller en Sibérie . » Plusieurs milliers de chevaux
d'artillerie nous ont été remis , mais ils sont en fort mauvais
état. On dresse en ce moment les inventaires des magasins.
Le général Rapp est nommé gouverneur de Dantzick.
Le lieutenant- général russe Kamenski , après avoir été
battu le 15 , s'étoit acculé sous les fortifications de Weischelmunde
; il y est demeuré sans oser rien entreprendre , et il a
été spectateur de la reddition de la place . Lorsqu'il a vu
que l'on établissoit des batteries à boulets rouges pour brûler,
ses vaisseaux , il est monté à bord et s'est retiré. Il est retourné
à Pillau.
4
Le fort de Weischelmunde tenoit encore. Le maréchal,
Lefebvre l'a fait sommer le 26 ; et pendant que l'on régloit la
capitulation , la garnison est sortie du fort et s'est rendue. Le
commandant abandonné s'est sauvé par mer ; ainsi nous sommes
maîtres de la ville et du port de Dantzick. Ces événemens sont
d'un heureux présage pour la campagne. L'empereur de Russie.
et le roi de Prusse étoient à Heiligenbeel. Ils ont pu conjecturer
de la reddition de la place par la cessation du feu. Le
canon s'entendoit jusque-là.
L'EMPEREUR , pour témoigner sa satisfaction à l'armée
assiégeante , a accordé une gratification à chaque soldat.
Le siége de Graudentz commence sous le commandement
du général Victor. Le général Lazowski commande le génie ,
et le général Danthouard , l'artillerie. Graudentz est fort par
sa grande quantité de mines .
La cavalerie de l'armée est belle . Les divisions de cavalerie
légère , deux divisions de cuirassiers et une de dragons ont cré
passées en revue à Elbing , le 26 , par le grand- duc de Berg.
Le même jour, S. M. s'est rendue à Bischoffverder et à Straslburg
où elle a passé en revue la division de cuirassiers
d'Hautpoult et la division de dragons du général Grouchy."
Elle a été satisfaite de leur tenue et du bon état des chevaux.
L'ambassadeur de la Porte , Şeid-Mohammed-Emen-Vahid
526 MERCURE DE FRANCE ,
a été présenté le 28 , à deux heures après midi , par M. le prince
de Bénévent , à l'EMPEREUR , auquel il a remis ses lettres de
créance. Il est resté une heure dans le cabinet de S. M. Il est
logé au château , et occupe l'appartement du grand- duc de
Berg , absent pour la revue . On assure que l'EMPEREUR lui a
dit que lui et l'empereur Sélim étoient désormais inséparables
comme la main droite et la main gauche. Toutes les bonnes
nouvelles des succès d'Ismaïl et de Valachie venoient d'arriver.
Les Russes ont été obligés de lever le siége d'Ismaïl et d'évacuer
la Valachie .
Capitulation de Dantzick.
Après une longue résistance , cinquante et un jours de
tranchée ouverte , les circonstances majeures ayant nécessité
de traiter de la reddition de la place de Dantzick aux troupes
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et à celles de
ses alliés , il a été convenu entre S. Ex . M. le général de cavalerie
comte de Kalkreuth , chevalier de l'Ordre de l'Aigle-
Noire et de l'Ordre de Saint- André ; et M. le général de division
Drouet , commandant de la Légion - d'Honneur et grandcroix
de l'Ordre Royal de Baviere , chef de l'état-majorgénéral
du 10 corps de la Grande - Armée , muni de pouvoirs
de S. Ex. M. le maréchal d'Empire Lefebvre , commandant
en chef ledit corps , de la capitulation suivante :
Art. I. La garnison sortira le 27 du courant , à neuf heures
du matin , avec arines et bagages , drapeaux déployés , tambour
battant , mèche allumée , deux picces du calibre de 6
d'artillerie légère , avec leurs caissons , et attelées de six chevaux
chaque.
II. L'excédant des chevaux d'artillerie sera remis au pouvoir
de l'armée française..
III. Les armes de tonte espèce qui excéderont le complet
des sous-officiers et soldats sortans , seront remis aux officiers
d'artillerie qui seront désignés.
IV. La garnison sera conduite aux avant- postes de l'armée
de S. M. le roi de Prusse à Pillau , en passant par le Nehrong ,
et en cinq jours de marche : les lieux d'étape seront fixés .
V. La garnison s'engage à ne pas servir contre l'armée française
ni ses alliés pendant une année , à compter de la date de
la capitulation . M. le général comte de Kalkreuth , S. A. le
prince de Scherbatow et MM. les officiers s'engagent , sur
leur parole d'honneur , d'observer et faire observer le présent
article.
VI: Le 26 , à midi , le Hakelsberg , les portes d'Oliva ,
Jacobi et Neugarten , seront cédés aux troupes de S. M. l'Empereur
des Français et Roi d'italic , et à celles de ses alliés.
JUIN 1807 . 527
VII. Les officiers , sous - officiers et soldats maintenant prisonniers
de guerre à Dantzick , soit qu'ils fassent partie des
troupes de S. M. l'EMPEREUR ou de celles de ses alliés , seront
rendus sans échange.
VIII. Pour éviter tout désordre , les troupes de S. M. l'Eм-
PEREUR et celles de ses alliés n'entreront dans Dantzick qu'après
le départ de celles prussiennes et russes. Il sera néanmoins
établi des gardes aux postes , et un piquet sur la place.
IX . Comme les moyens de transport sont insuffisans pour
emmener tous les bagages , il sera accordé un bateau qui se
rendra directement à Pillau. Le chargement se fera sous la
surveillance d'un officier français nommé à cet effet .
X. Il sera nommé de part et d'autre des officiers du génie
et d'artillerie , pour remettre et prendre possession des objets
relatifs à chaque arme , sans oublier les cartes et plans , etc.
XI. Les magasins , les caisses , et généralement tout ce qui
appartient au roi , seront remis à l'administration française ;
il sera nommé un commissaire chargé d'en faire la remise à la
personne munie des pouvoirs de S. Exc. M. le maréchal
Lefebvre.
XII. Les officiers prussiens qui étoient prisonniers sur
parole , et qui se sont rendus dans leurs familles habitant
Dantzick , avant le blocus de la place , pourront y rester en
attendant de nouveaux ordres de S. A. S. le prince de Neuchâtel
, major- général ; néanmoins , pour jouir de cet avantage
, ils seront tenus de produire un certificat de M. le gouverneur
, qui atteste qu'ils n'ont pris aucune part dans la
défense de la place .
1
XIII. Toutes les femmes de MM . les officiers et autres
ou personnes civiles , seront libres de sortir de la ville ; iĺ
leur sera délivré des passeports.
XIV. Les blessés et malades seront laissés sous la bienveillance
de S. Exc. M. le maréchal Lefebvre ; des officiers et
des chirurgiens resteront tant pour les soigner , que pour
veiller au bon ordre et pourvoir à leurs besoins. Aussitôt leur
rétablissement , ils seront renvoyés aux avant-postes de l'armée
prussienne , et jouiront des avantages de la capitulation.
XV. Un contrôle exact de MM . les officiers , sous-officiers
et soldats , par régiment , sera remis à S. Exc. M. le maréchal
Lefebvre. On comprendra sur un contrôle particulier les militaires
restant aux hôpitaux.
XVI. S. Exc . M. le maréchal Lefebvre assure les habitans
de Dantzick qu'il emploiera tous les moyens pour faire respecter
les personnes et les propriétés , et que le plus grand ordre
régnera dans la garnison.
528 MERCURE DE FRANCE ,
XVII. Il sera envoyé pour servir de garant à l'exécution de
la capitulation , aux quartiers- généraux respectifs , un officier
supérieur.
S. Exc. M. le gouverneur a désigné M. le major de
Lestocq ;
S. Exc. M. le maréchal Lefebvre a nommé M. l'adjudantcommandant
Guichard.
XVIII. La présente capitulation recevra son exécution si ,
à l'époque du 26 à midi , la garnison n'a pas été secourue. Il
est entendu que d'ici à cette époque , la garnison de Dantzick
ne pourra faire aucune attaque contre les assiégeans , en supposant
le cas où ceux- ci se battroient au-dehors.
Fait à Dantzick , le 20 mai 1807 .
Signé le général de cavalerie , comte DE KALKREUTH ,
gouverneur. V. ROUQUETTE.
COLLAMBEGER , commandant .
P. SCHERBATOW , général-major.
Le général de division DROUET.
Approuvé par nous ,
Maréchal d'Empire , commandant en chef le 10 ' corpsy
Signé LEFEBVRE.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 6. -C p. olo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f 95c goc Soc
goc oof ooc ooc ooc oof ooc oof ooc ooe. ooc . ooc ooc oof ooc ooe
Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , oof. ooc oof ooc oof
-
Act. de la Banque de Fr. 1252f 50c . 0000f. oooof ooc ooc
DU LUNDI 8. C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76£ 76£ 100 76f 75€
9c75f 95c goc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc .
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , oof ooc. ooc . coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 12 6f 25c 1257f 50c . 00 of
DU MARDI 9. -
C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 76f 20c 25c 15 €
2 c 20c 25c. 15c.20c ooc ouc. oof ooc ooc ooc ooc oof oof ooc
'Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , 73f. hoc oof ooc ooc ooc. ooc Doc
Act. de la Banque de Fr. 1262f50c 1261f 25c 0000f . onʊof
-
Du mercredi 10. — Cp . 0/0 c . J. du 22 mars 1807, 76f 20c 15c 20c 150
ooc oof one orc. ooc oof ooc o c. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 73f 5oc . 55c . ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 126₁f 25c 000of ocoof oof
DU JEUDI II.- Cp . oo C.
J. du 22 mars 1807 , 76f 15c 20c 15c 200 006
OOC OOC OPC OOC OOC ooc ooc OOC OGC OSC OOC OCC ooc ooe oo€ ooc 00€
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 , 73f 55c ooc oof ooc ooc oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1262f. 50c oooofoooof. 000of
DU VENDREDI 12.- C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc. 7 &f
ooc cof oof ooc ooc ooc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc ove
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 73f 5vc oof. gọc oog ooe
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooofoooof 1
Ir.
(No. CCCIX . ) 5.
DE
( SAMEDI 20 JUIN 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE
SÉDUCTION D'EVE PAR SATAN.
PARADIS PERDU , LIVRE IX.
Quoique ce nouveau concours soit moins nombreux que le précédent ,
nous avons pensé qu'on le verroit avec le même plaisir . Il offre la traduction
d'un des plus beaux morceaux de Milton . M. Delille s'est presque
toujours élevé aux beautés sublimes de l'original. M. Legouvé et M. Parceval
- Grandmaison peuvent disputer avec honneur la seconde place ,
lorsque la première est occupée par un poète tel que le traducteur de
Virgile et de Milton . Nous ne parlons pas du fils du grand Racine , parce
qu'il ne paroît qu'un instant dans l'arène. Le texte du poète anglais eût
occupé trop de place . ( Note du Rédacteur. )
Dans les plis sinueux de son corps emprunté ,
Vers la jeune beauté doucement il s'avance.
Ce n'est point ce serpent qui , rampant en silence ,
Traîne , humblement couché , ses cercles tortueux.
Sur sa queue arrondie en plis majestueux ,
L'un sur l'autre posés , et croissant par étage ,
Son front impérieux domine le bocage ;
Une crête de pourpre en releve l'orgueil .
La flamme de l'éclair étincelle en son oeil.
Son cou brille émaillé d'émeraudes , d'opales.
Sur ses anneaux , roulés en brillantes spirales ,
La moitié de son corps s'élève dans les airs ;
Bassemblée à l'entour en cent replis divers ,
L'autre rase la terre ; et l'orgueilleux reptile
Marche en pompe , exhaussé sur son trône mobile.
Il s'essaie , il prélude , et glissant de côté
S'avance obliquement vers la jeune beauté ,
Epiant le moment , l'occasion propice :
Ainsi d'un courtisan le prudent artifice ,
530 MERCURE DE FRANCE ,
Craignant à des refus d'exposer son orgueil ,
Se prépare avec art un obligeant accueil .
Vers l'épouse d'Adam , par une marche habile ,
S'avance en louvoyant l'insidieux reptile :
Tel , semblant fuir le port qu'il brûle d'approcher ,
Manoeuvre lentement l'industrieux nocher ;
Tel , des vents inconstans il consulte l'haleine ,
Régle sur eux les plis de sa voile incertaine ,
Trompe leur violence , au lieu de l'affronter ,
Et lui cède avec art , afin de la dompter.
Ainsi l'adroit serpent en cent formes se jõue ,
Etale ses replis , les roule , les dénoue ,
Et, par ses tours changeans et ses folâtres jeux ,
D'Eve occupée ailleurs veut attirer les yeux :
Retirée à l'écart , et toute à son ouvrage ,
Eve d'un bruit léger sent frémir le feuillage ,
Ce bruit l'étonne peu : souvent les animaux
Venoient en se jouant égayer ses travaux.
Enfin il s'encourage , et , sans qu'Eve l'appelle ,
Il approche , il se montre , et , l'oeil fixé sur elle ,
Il feint de l'admirer , d'un air respectueux
Incline quelquefois son front majestueux ;
Et tantôt à ses pieds courbant sa tête altière ,
De ses pas adorés il baise la poussière.
Alors plus attentive à ses jeux amusans ,
Eve arrête sur lui des regards complaisans.
Le perfide triomphe , et , tressaillant de joie , ·
D'un air plus familier joue autour de sa proie
Et soit que du serpent qui le tient enfermé
Son adresse empruntât l'organe acoutumé ,
Soit qu'il anime l'air et lui souffle un langage ,
Le traître à sa victime en ces mots rend hommage :
« O toi que Dieu lui-même a voulu couronner , ( 1)
>> Reine de ces beaux lieux , ne va point t'étonner !
(1 ) Ce même discours a été traduit de la manière suivante par Louis
Racine :
"
« Vous qui seule sur nous méritez de régner ,
Vous
>> Vous qui seule en ces lieux devez tout étonner ,
» Ne vous étonnez pas , souveraine du monde ,
que de vos sujets l'humilité profonde
» N'adore qu'en tremblant , ne vous étonnez pas
» Si jusques à vos pieds j'ose avancer mes pas ;
» Et ne m'alarmez point par un regard sévère .
» Pourroient-ils s'allumer du feu de la colère
» Ces yeux pleins de douceur et de sérénité ,
» Qui des cieux les plus purs surpassent la beauté ?
JUIN 1807.
531
» Et quel étonnement est fait pour une belle
» Qui voit le ciel lui- même étonné devant elle ?
» Nou , ne sois pas surprise , et ne t'irrite pas ,
» Si , brûlant d'admirer , d'honorer tes appas ,
» Malgré ton air auguste et ta forme imposante ,
» Moi seul des animaux devant toi me présente ;
» Et , par excès d'amour devenant indiscret ,
» Viole pour te voir ton asile secret . 4+
» O d'un auteur divin incomparable ouvrage ,
» Mon oeil , sans se lasser , voit dans toi son image ;
» Plus j'observe tes traits , plus tu sais me charmer :
» Tout vit pour te connoître , et tout sent pour t'aimer !
» Mais de quel triste empire on te fit souveraine !
» Il faut d'autres sujets pour une telle reine ,
» Des yeux , de ta beauté dignes admirateurs ,
» Et d'un si noble objet moins vils adorateurs.
>> Tous ces nombreux sujets que t'a soumis ton maître
» Sont faits pour te servir , et non pour te connoître .
» L'homme seul , animé par un céleste feu ,
» A droit d'apprécier le chef-d'oeuvre de Dieu .
» Mais à tant de vertus l'homme peut-il suffire ?
» Il te faut un plus vaste , un plus brillant empire.
» Oui , le palais des cieux doit être ton séjour ,
» Les astres ta couronne , et les Anges ta cour. »
» Tout m'imprime déjà le respect et la crainte ,
» L'auguste majesté sur votre front empreinte ,
>> Et cette solitude où j'ose vous troubler .
» Je n'approche de vous que pour vous contempler ;
» Et lorsqu'à ce dessein votre beauté m'anime ,
» Si je suis criminel , vos charmes font mon crime.
>> Nous adorons en vous le Dieu qui nous a faits.
» Sa plus brillante image éclate dans vos traits.
» Vous devez comme lui recevoir nos hommages ;
» L'Eternel vous soumet la terre et ses ouvrages ;
» Obéir à vos lois est leur plus grand honneur;
» Contempler vos appas est leur plus grand bonheur.
» Non , non , vous ne pouvez être trop admirée .
Cependant à regret >> je vous vois entourée
» D'animaux , troupe aveugle , et digne de mépris.
» D'un objet tout divin connoissoient -ils le prix ?
» L'homme , je l'avouerai , dans ce lieu solitaire ,
» L'homme qui le connoît semble fait pour vous plaire .
>> Mais ne devez -vous donc charmer qu'un spectateur ?
» Tant d'attraits n'auront-ils qu'un seul adorateur ?
» Reine digne en effet de commander aux Anges ,
» Quand les verrai -je tous , célébrant les louanges ,
» De l'objet qui nous charme , et qui doit les ravir ,
» Se disputer entre eux l'honneur de vous servir ? »
{
LI 2
532 MERCURE DE FRANCE ,
~ Ainsi le tentateur , caressant et timide ,
Par l'attrait décevant d'un éloge perfide ,
Préludoit avec art , et , par un ton flatteur ,
Se frayoit doucement le chemin de son coeur.
Au son de cette voix , à l'homme seul donnée ,
Fixant sur lui les yeux , Eve reste étonnée :
« Quoi , la brute , dit-elle , articule des sons !
» Elle a notre langage , elle a nos passions ,
» Comme nous les exprime. O surprise ! Veillé-je?
» L'homme seul , ce me semble obtint ce privilége ?
» Et le destin n'accorde à nos humbles sujets
» Qu'un murmure confus et des sons imparfaits.
» Depuis quand donna-t-il à leur race muette
» Ce langage , dé l'ame éloquent interprète ?
» Celui- ci , cependant , en son geste , en son air ,
» Montre je ne sais quoi de plus grand , de plus fier;
>> Un céleste rayon dans ses yeux étincelle. »
Après un long silence : « O serpent , reprit-elle,
»
* ,
Réponds-moi : je savois que la faveur des cieux
» Te fit des animaux le plus ingénieux ;
» Mais je ne savois pas que sa loi souveraine
» Aux formes d'une brute unit la voix humaine.
» Pourquoi donc en ces lieux ne trouvé-je qu'en tol
» Ce langage flatteur et si nouveau pour moi ?»
Le perfide répond : « O beauté sans seconde ,
» L'amour , l'étonnement et la reine du monde !
» Commander est ton sort , t'obéir mon devoir.
» Mon destin est changé. Long-temps tu m'as pu voir,
» Vers la terre comme eux courbé par la nature,
» Avec les animaux partager leur pâture ;
» Et leurs grossiers repas , et leurs grossiers amours ,
» Dans cet état abject occupoient tous mes jours;
» L'instinct me parloit seul , et jamais ma pensée
» Vers des objets plus hauts ne s'étoit élancée.
» Mais un jour qu'au hasard j'errois dans ces beaux lieux ,
» Un bel arbre soudain s'en vint frapper mes yeux ;
» A ses rameaux féconds pend un fruit que colore
» Un or pur où se joint la pourpre de l'aurore ;
» Son doux parfum encor surpassoit son éclat ;
» Le serpolet fleuri flatte moins l'odorat ;
» Une moins douce odeur parfume le laitage
» Que rapporte le soir , d'un riche pâturage ,
» La chèvre ou la brebis qui sevra ses agneaux ,
» Quand sous tes belles mains il coule en longs ruisseaux :
{
!
JUIN 1807 :
533
» Rien ne me retient plus , je cours , vole où m'invitent
» Et la faim et la soif que ces beaux fruits irritent;
» Je me glisse , m'élance autour du tronc mousseux.
» Et je vois de plus près ce fruit délicieux.
» Toi , ton époux lui-même auriez peine à l'atteindre :
» A sa vue une soif que rien ne peut éteindre
» Saisit les animaux , dont l'appétit fougueux ,
» Ne pouvant le cueillir , le dévore des yeux .
» Me voilà donc sur l'arbre , entouré des richesses
» Qu'à mes yeux enflammés prodiguoient ses largesses :
» Les cueillir , les goûter n'est pour moi qu'un moment.
» O Dieu , quelle saveur et quel ravissement !
» Oui , le long des ruisseaux , dans les gras pâturages ,
» Les
gazons les plus frais , les plus riches herbages ,
» Semblent moins odorans et moins délicieux.
» Enfin , rassasié de ces fruits précieux ,
» Tout-à-coup je me sens une vigueur nouvelle.
» Que dis-je ? un avant-goût de la vie éternelle ,
» Plus pur qué l'ambroisie, et plus doux que le miel ,
» De la terre à l'instant m'a porté dans le ciel ;
» Et quoique ce beau fruit m'ait laissé la figure:
» Qu'en me donnant le jour me donna la nature,
» Je parlai comme vous ; plein d'un céleste feu ,
» Je sentis l'animal se transformer en dieu ;
» Devant moi l'ignorance abaissant sa barrière
» Ouvrit à ma pensée une vaste carrière ;
>> La terre fut sans voile, et le ciel sans rideau;
» Je reconnus le bon , je distinguai le beau.
» Bel objet , l'un et l'autre en toi seul se rassemble ,
» Aux célestes beautés ton visage ressemble ;
» Grace à ce fruit puissant mon oeil est dessillé ;
» A mes regards enfin tes vertus ont brillé ;
» C'est lui qui m'enhardit , trop indiscret peut-être ,
» A te voir de plus près : trop heureux de connoître
» Celle à qui tant d'attraits et de titres divers
» Ont mérité l'empire et soumis l'univers ! »
Sous les traits de l'amour ainsi parloit la haine.
« O serpent , lui répond Eve encore incertaine
» Plus tu vantes ici ce fruit nouveau pour moi ,
» Dont les sucs n'ont encor divinisé que toi ,
» Et plus je dois douter ! Mais , réponds-moi , sa tige
>> Croît-elle loin de nous? Où trouver ce prodige ?
» En arbres si divers ces lieux sont abondans !
» Mon oeil voit tant de fruits à leurs branches pendans !
1
3
534
MERCURE
DE FRANCE ,
» La terre en est prodigue ; et quelque jour , peut-être,
» D'heureux cultivateurs une race doit naître ,
» Qui de ses plants nombreux de leurs fruits surchargés
» Dépouilleront enfin les rameaux soulagés . »
L'astucieux serpent que ce prélude enchante´´
Lui répond : « < O ma reine , ô beauté ravissante ,
» Cet arbre n'est pas loin : près de ces licux chéris ,
» Par -delà ces bosquets et ces myrtes fleuris ,
» Dans ces lieux arrosés d'une fraîche fontaine ,
» Un court et doux chemin t'y mènera sans peine ;
» Et , si ta volonté ne s'y refuse pas ,
» Moi-même avec plaisir je conduirai tes pas ! »
«< Eh bien , dit-elle , allons ! » L'auteur de sa ruine ,
Presque sûr du succès , aussitôt s'achemine ,
Glisse rapidement , rampe moins qu'il ne court ,
Et même en serpentant rend le chemin plus court :
L'espoir brille en ses yeux , il relève la tête ;
D'un rouge plus ardent il enflamme sa crête.
Telle , enfant des marais , une humide vapeur
S'embrase dans la nuit ; de son phare trompeur
Le voyageur séduit voit la lumière sinistre ,
Des esprits malfaisans pernicieux ministre ;
Malheureux , à travers la vaste obscurité ,
Il marche , il erre , il suit l'infidelle clarté ,
Et , de l'astre perfide ignorante victime ,
Tombe englouti dans l'onde , ou plongé dans l'abyme,
Ainsi briloit Satan , tel vers l'arbre fatal ,
Auteur de notre perte et la source du mal ,
Il conduit la jeune Eve , etc.
M. J. DELILLE , de l'Académie Française.
MÊME SUJET,
Au milieu de l'Eden un bois touffu s'élève .
Dans ces lieux enchanteurs , le fier Satan vers Eve
Porte ses pas , caché sous les traits du serpent .
Il ne se traînoit pas sur la terre en rampant ,
Comme on voit s'y glisser cette race ennemie :
Il s'avance , élevé sur sa croupe affermie ,
Dont les divers anneaux , l'un sur l'autre placés, En dédales vivans montoient entrelacés,
Son cou noble , sa tête avec grace flottante ,
Et des feux du rubis sa prunelle éclatante ,
Et sa robe, où jouoit le reflet vif et pur
De mille écailles d'or , d'émeraude et d'azur,
Embellissoient
ce corps élégant et superbe,
Pont les derniers replis se dérouloient sur l'herbe.
JUIN 1807.
535
I approche en prenant des détours sinueux.
Tel, sur l'azur des mers , près des bords tortueux
D'un long cap où le vent tourne et change sans cesse ,
Le vaisseau, qu'un nocher dirige avec adresse ,
De ce souffle incertain suit tous les mouvemens ,
Et tour-à-tour présente ou son front ou ses flancs :
Tel le serpent , près d'Eve , en courtisan habile ,
Varie à chaque instant sa démarche mobile ;
Et , de divers replis dessinant le contour,
Pour en être aperçu , forme cent lacs d'amour.
D'un ouvrage riant toute entière occupée ,
De ces brillans reflets Eve n'est point frappée ;
Les animaux jouoient si souvent sur ses pas ,
Que ses regards vers eux ne se détournoient pas.
Alors l'adroit serpent , sans que son oeil l'appelle ,
Comme pour l'admirer , se place devant elle.
Il y semble ravi de son auguste aspect ;
Mille fois il incline , en signe de respect ,
Et le panache errant d'une tête pompeuse ,
Et d'un col émaillé la souplesse onduleuse ,
D'un oeil étincelant dévore ses appas ,
Et baise avec transport la trace de ses pas .
Ces efforts obstinés et ce muet hommage
D'Eve qui les observe ont suspendu l'ouvrage ;
Enfin , sur le serpent son regard est fixé.
Il l'aborde en feignant un air embarrassé ,
Et par ces mots flatteurs captive son oreille :
<< Reine de l'univers , rare et seule merveille
» Dont nos bosquets divius doivent être orgueilleux ,
Que ce discours pour vous n'ait rien de merveilleux . »
>> Sur -tout en vous cherchant si j'ai pu vous déplaire ,
» Daignez à mes regards cacher votre colère :
» Ce sentiment cruel n'est point fait pour vos yeux
» Aussi doux que l'azur dont se parent les cieux.
» Ah , rassurez plutôt un sujet qu'intimide
» L'auguste majesté qui sur ce front réside !
» Sans doute , j'aurois dû fuir ce lieu retiré
» Dont votre aspect divin fait un temple sacré ;
» Mais j'ai voulu vous voir pensive et solitaire :
» A ce brûlant desir je n'ai pu me soustraire ;
» Et si c'est un forfait que de vous supplier ,
» Accusez vos attraits qui font tout oublier .
» Oui , vous êtes de Dieu la plus brillante image :
» C'est en vous que la terre aime à lui rendre hommage.
» Tout ce qui vit , d'amour , d'ivresse transporté,
» Adore cette noble et céleste beauté ,
» Que sa puissante main , en prodiges féconde ,
>> Fit , comme le soleil , pour enchanter le monde ;
» Mais ce charmant ouvrage , où se plut son auteur ,
» Méritoit comme lui plus d'un admirateur.
» Je gémis de vous voir dans l'Eden prisonnière
>> Parmi les animaux , troupe aveugle et grossière ,
>> Qui ne sauroit sentir , dans son instinct borné ,
» Tout le prix des attraits dont ce front est orné.
» Seul des êtres vivans attirés sur vos traces ,
» L'homme peut dignement apprécier vos graces;
» Mais quand vous rassemblez des trésors si nombreux ,
536 MERCURE DE
FRANCE ,
» Un seul être , un seul juge est-il assez pour eux ?
» Déesse , condamnée à trop peu de louanges ,
» Vous méritiez pour suite et les Dieux et les Anges :
» Ce sont eux qui devroient , embrassant vos genoux ,
Partager leur encens entre leur maître et vous . »>
Il se tait. Son adroite et douce flatterie
»
D'Eve qu'il fait rougir séduit l'ame attendrie ;
Des discours du serpent elle se sent troubler.
Surprise en même temps de l'entendre parler :
« O prodige ! Est-il vrai ? Comme moi tu t'exprime
» Ta voix même s'élève à des pensers sublimes
rimes !
>> Comment possèdés- tu ce présent qu'en ce lieu
» L'homme , seul avec l'Ange , avoit reçu de Dieu ?
>> D'un miracle si grand conte-moi le mystère :
>> Dis
par quel intérêt plus soigneux de me plaire ,
>> Tu me rends aujourd'hui cet hommage empressé
>> Que l'animal encor ne n'a point adressé ? »
Le fourbe , redoublant son astuce profonde :
« Belle Eve , reprend-il , premier charme du monde ,
Lorsque vous commandez , il m'est doux d'obéir .
Quand Dieu de la clarté me permit de jouir ,
»
»
>> J'étois en tout semblable à la brute , nourrie
>> De l'herbe que vos pieds foulent dans la prairie.
» J'avois , par l'instinct seul éclairé chaque jour ,
» Et l'esprit sans pensée, et le coeur sans amour.
» Mais un matin , sorti d'un berceau balsamique,
» Je vis dans le lointain un arbre magnifique ,
Chargé d'immenses fruits que la » que
l'or
>> De leurs riches couleurs '
embellissoient encor ; pourpre et
» J'y cours avec surprise : une haleine embaumée,
» S'exhalant de ces fruits dont ma vue est charmée,
>> Porte à mon odorat des esprits plus flatteurs
» Que le parfum, du lait et le souffle des fleurs ;
» Et cette douce odeur , ces formes séduisantes .
» Irritent de ma faim les ardeurs plus pressantes.
» Je n'y résiste plus ; de mon corps tortueux
» J'embrasse au même instant l'arbre majestueux :
>>
Franchissant ses rameaux , qui jusqu'au ciel s'élancent,
» Je monte vers la branche où ses fruits se balancent ;
>> Sur sa cime élevée à la fin
parvenu,
» Je cueille un de ces dons. O transport inconnu !
» Non , le doux suc des prés , le cristal, des fontaines,
» N'ont jamais fait couler dans mes brûlantes veines
» Une joie , un bonheur qu'on puisse comparer
» A ces plaisirs nouveaux qui vinrent m'enivrer !
>> Je voudrois peindre en vain leur charme inconcevable :
» Mais ce n'est rien encor. De cet arbre admirable
» A peine je quittois le céleste aliment ,
>>
Que je sens dans mon ame un soudain changement.
» L'ombre qui la voiloit de sa vapeur grossière ,
Disparoît la raison y lance sa lumière ;
» La naissante pensée est prompte à s'y former ;
» Sur mes lèvres les mots accourent
l'exprimer ;
» Et , gardant mes seuls traits, j'entre avec assurance
>> Sous les mêmes dehors , dans une autre existence.
Depuis ce temps heureux , mon ame avec ardeur... ¡1
>>
JUIN 1807 .
537
» A des oeuvres de Dieu mesuré la grandeur.
» J'ai vu , j'ai comparé sur la terre , sur l'onde,
» Dans le pur firmament , voûte immense du monde ,
>> Tout ce que d'admirable ils peuvent étaler :
» Cet univers n'a rien qui vous puisse égaler !
» De vos dons éclatans l'assemblage suprême
» Fait de vous la plus belle , en fait la beauté même !
» Voilà ce qui m'amène ; et dussent vous lasser
» Les tributs que mon coeur aime à vous adresser ,
» Permettez que dans vous j'observe , admire , adore
» Celle dont tout se pare et que rien ne décore ,
» Celle enfin qui , baissant ou relevant les yeux ,
» Offre aux miens enivrés le chef-d'oeuvre des cieux. »
Ces mots , où le mensonge avec art se déguise ,
D'Eve trop attentive augmentent la surprise.
Curieuse , elle dit : « En flattant ma beauté,
» Tu me défends de croire à cet arbre vanté.
» Je doute que les fraits qui forment sa parure
» Aient toute la vertu dont ta bouche m'assure ;
» Mais où s'élève-t-il dans ce vaste jardin ?»
« Il n'est pas loin d'ici , lui répond-il soudain .
» On le voit dans la plaine épancher son feuillage ,
» Sur les bords d'une source, au milieu d'un bocage,
» Où l'oranger , le baume et le tilleul en flear
» Disputent de parfum , d'ombrage , de couleur ;
» Et de myrtes touffus une allée odorante
» De cet arbre divin est la route charmante :
» Mais sans guide vos yeux ne le trouveroient pas . »
« Tu peux seul m'en servir : eh bien , conduis mes pas ,
» Dit-elle ! » Le serpent aussitôt la devance.
En rapides anneaux il se roulé , il s'élance ;
Sa cruelle alégresse éclate en la guidant :
Sa crête en est plus vive , et son oeil plus ardent.
Tel , sous des cieux obscurs , que sa rongeur colore ,
En errant dans les airs , s'enflamme un météore ;
Phénomène que l'ombre et la terre ont produit
Par un esprit malin ce feu toujours conduit
A l'oeil du voyageur dans la nuit ténébreuse
Fait briller en flottant une lueur trompetise ,
Un éclat , qui bientôt l'égare en un sentier
Où quelqu'abyine ouvert l'engloutit tout entier.
M. LEGOUVÉ , de l'Académie Française.
MÊME SUJET.
QUELQUE temps des humains cet ennemi pervers
Flotte indecis en proie à ses pensers divers ;
Enfin il se décide , et pour s'approcher d'Eve ,
Sur sa croupe en glissant il s'avance , il s'élève ,
Il courbe ses anneaux en cercles redoublés ,
Qui forment l'un sur l'autre , agilement roulés,,
De plis entrelacés un vivant labyrinthe.
La flamme du plaisir en son oeil est empreinte.;
L'or enrichit sa crête et son cou verdoyant,
Qui se dresse et fait luire un émail ondoyant ;
538 MERCURE DE FRANCE ;
Et sa croupe arrondie en spirale superbe
Le promène avec pompe et se roule sur l'herbe.
Il vient , et suit d'abord un oblique sentier.
Ainsi le courtisan qui d'un monarque altier
Cherche à rendre le coeur à ses voeux exorable ,
S'efforce de choisir un moment favorable ;
Ou tel au sein des mers un nocher prévoyant
Pour entrer dans le port s'approche en louvoyant ,
Evite les rochers dont le choc l'épouvante ,
Et varie avec art sa manoeuvre savante :
Ainsi l'adroit reptile en se glissant toujours ,
Varie à chaque instant sa marche et ses détours .
Mais enfin devant Eve il se montre , il s'arrête ;
Jusqu'à ses pieds alors humiliant sa tête ,
Il semble avec amour contempler ses appas ,
Et baise avidement la trace de ses pas.
Eve le voit , s'étonne et suspend son ouvrage ;
Il saisit cet instant et lui tient ce langage:
« Ne soyez point surprise , ô reine de ces lieux ,
» Si j'ose m'approcher pour contempler vos yeux ,
» Ces yeux éblouissans dont le suprême empire
» Etonne le ciel même et tout ce qui respire !
Ah , ne les armez pas » d'un farouche dédain ,
» Leur azur est celui d'un ciel pur et serein !
» Vos charmes sont si doux , vos traits ont tant de graces,
» Comment ne pas vous suivre et voler sur vos traces !
» Laissez-moi ressentir votre aimable pouvoir ,
» Et me rassasier du bonheur de vous voir .
» Quels charmes enivrans votre beauté rassemble !
» Son éclat me ravit ; et cependant je tremble
» De vous être importun lorsque vous m'enchantez .
» Toutefois , ce plaisir dont vous me transportez
» Ne peut être goûté par des brutes sauvages
Indignes d'élever jusqu'à vous leurs hommages ;
» L'homme seul peut sentir un charme si flatteur :
» Faut-il que tant d'appas n'aient qu'un admirateur !
» Celle qui devroit voir la foule des Archanges
» Environner son trône et chanter ses louanges ,
» Doit-elle se borner au terrestre séjour ?
» Ah , c'est aux Séraphins à former votre cour ! »
Le perfide en ces mots cherche à tromper la femme
Dont cet adroit discours a déjà touché l'ame.
Elle reste immobile en son étonnement ;
Bientôt elle s'écrie avec ravissement :
Qu'entends-je ? Quoi , la brute éloquente et sensée ,
» La brute ainsi que l'homme exprime sa pensée !
» J'ai cru que l'Eternel avare de ses dons
>>
N'avoit permis qu'à nous d'articuler des sons ;
Explique-moi comment jusqu'à ce jour muette
» De tes pensers divers ta langue est l'interprète ;
Comment enfin pour moi tu ressens plus d'amour
Que tous les habitans qu'enferme ce séjour ?
»
>>
» Parle de ton récit mon oreille est avide. »
« Reine de ces beaux lieux , dit le flatteur perfide ,
» Il faut vous obéir ; je le puis , je le dois :
» Vos moindres volontés sont un ordre pour moi.
» Comme les animaux cherchant leur nourriture
JUIN 1807
539
» Je bornois autrefois mes soins à la pâture,
» Et privé des clartés que donne la raison
» Je trouvois le bonheur sur un lit de gazon ,
» Content d'y posséder une brute compagne;
>>
Lorsqu'un jour, au hasard errant dans la campagne ,
» Je vis un arbre au loin chargé de fruits dorés ,
» Et d'un éclat vermeil richement colorés ;
» J'en approche , et je sens un baume qui m'enchante:
» De la chevre jamais la mamelle abondante ,
» Qu'attendent les chevreaux sous les rustiques toits ,
» D'un lait plus odorant n'a parfumé vos doigts .
Cependant de ces fruits la vue enchanteresse »
» Aiguillonnant la faim qui m'agite et me presse ,
» Je m'élance , et de l'arbre où j'attache mes noeuds ,
» J'enveloppe le tronc dans mes replis nombreux.
» Je dévore ses fruits : tout-à-coup , ô merveille !
>> Ma langue se délie , et mon instinct s'éveille.
J'articule des mots , je sens que ma raison
» S'étend , s'élève , embrasse un immense horizon ;
» Je parcours l'univers en mes pensers sublimes ;
» J'en atteins les hauteurs , j'en sonde les abymes ;
» De la terre et du ciel j'admire le tableau ;
» Je m'empare du bon , je m'enivre du beau ;
» Mais ces perfections dans leur doux assemblage ,
» Je ne les vois qu'en vous , intéressante image
» Des plus aimables traits de la divinité ;
» Rien n'approche de vous en éclat , en beauté ;
» Vous êtes des vertus le plus parfait exemple :
» Voilà ce qui m'attire et qu'en vous je contemple.
» Pardon , si d'un regard un peu trop curieux
>> Osant vous admirer , j'importune vos yeux ,
» Et si je viens troubler dans son charmant domaine
» Celle que l'univers reconnoît pour sa reine. »
Eve à l'instant s'écrie : « O serpent , quel est-il
» Ce fruit qui t'a rendu si savant si subtil?
» Est-il loin de ce lieu? » Le serpent plein de joie ,
L'interrompant alors : « La plus facile voie
» Vous conduira , dit-il , vers ce fruit éclatant .
» Ordonnez , j'obéis , et vous guide à l'instant . >>
Eve y consent : soudain il - marche devant elle ;
Il se dresse , il bondit , il court , il étincelle ,
Par ses brillans replis son corps éblouit l'oeil ;
Il s'élance enflammé d'espérance et d'orgueil.
Ainsi lorsque nourris de vapeurs sulfureuses
Qu'épaississent des nuits les ombres ténébreuses ,
Des feux au fond d'un bois qui les tient renfermés
Par un choc imprévu soudain sont allumés ;
Le voyageur perdu dans ces routes perfides
Cherche à suivre de loin leurs clartés homicides ,
Et s'enfoncant toujours en leur dédale obscur
Finit par s'engloutir en un marais impur.
Tel tressaillant d'espoir et rayonnant de crime ,
Satan dans les bosquets conduisoit sa victime :
M. PARCEVAL GRANDMAISON.
540 MERCURE
DE FRANCE
,
ENIGME.
LOIN de moi le grand jour , je le fuis constamment ;
L'obscurité me platt, elle est mon élément .
Tantôt , je ne suis que gɔzée ;
Tantôt, d'un voile épais je suis environnée.
Quelquefois , en suivant , une fausse lueur,
On pense m'attraper , on tombe dans l'erreur.
Si pour ne découvrir on a trop de constance ,
On s'expose souvent à perdre patience.
Vous qui voulez savoir mon nom ,
Lecteur, plaignez ma destinée :
Hélas ! ce n'est pas sans raison
Que je me tiens cachée ;
Découverte , bientôt je suis abandonnée .
Par un Abonné.
LOGOGRIPHE
Je suis un être vagabond ,
Sans pieds , sans mains , tantôt plat , tantôt rond ;
Presqu'en naissant on me baptise ,
J'entends dans le monde chrétien ;
Car si je suis Barbaresque , Indien:
Mais j'en dis trop.... Et crainte de surprise
Voici de mon nom l'analyse :
Je suis un Saint , le patron du barreau ;
Une espèce de soliveau ;
La face d'un dé, d'une carte ;
Ce qu'un juge ou prélat met sur une pancarte ;
Un temps borné qui s'écoule bientôt ;
Un grand , moyen , ou petit pot ;
Une machine d'Archimède;
Un élément ; un jeune quadrupède ;
Un grand pays ; une conjonction;
Une note ; un conseil; une confession;
Le premier mot de plus d'une prière.
Lecteur, j'ai fourni ma carrière ,
Commence ta dissection .
CHARADE.
AIDÉ de mon premier ,
On peut , dans mon entier ,
Traverser mon dernier.
Mots de l'ENIGME , du LocoGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Plume.
Celui du Logogriphe est Clarinette , où l'on trouve re , la, Nil , été ,
air, art, lance , áne , nacre , client , Etna, larcin , nectar.
Celui de la Charade est Lit -eau.
JUIN 1807.
541
Théatre Classique , ou Esther, Athalie , Polyeucte et le
Misanthrope commentés ; ouvrage adopté par la Commis
sion des livres classiques pour l'enseignement des Lycées et
des Ecoles secondaires ; publié par F. Roger, membre de
la Commission. Uu vol . in-8°. Prix : 4 fr. 50 c. , et 6 fr. par
la poste. A Paris , chez Migneret , imprimeur-libraire , rue
du Sépulcre , n°. 20 ; et chez le Normant.
LORSQU'ON établit les écoles centrales , où toutes les sciences
étoient confondues , où n'existoit aucune gradation d'études , et
dans lesquelles les jeunes gens ne prenoient qu'une notion légère
et souvent fausse des diverses connoissances , les novateurs qui
avoient donné l'idée de ces institutions singulières , déclamèrent
beaucoup contre les anciens colléges. Ils prétendoient que tout
le temps des élèves étoit consumé , et pour ainsi dire perdu
dans l'étude aride des langues anciennes , et que la langue française
y étoit entièrement négligée. Selon eux , l'enseignement
qu'ony recevoit ne pouvoit être d'aucune utilité dans le monde .
De quel usage , en effet , devoit être la connoissance des chefsd'oeuvre
de l'antiquité à une génération que l'on vouloit élever
dans les principes nouveaux? L'habitude du bavardage de tribune
constituoit l'éloquence ; les tragédies , les brochures et les
journaux révolutionnaires formoient toute la littérature ; et
l'on n'avoit pas besoin d'étudier l'histoire dans ses sources
puisqu'on étoit décidé à ne suivre aucune de ses leçons. Mais
un gouvernement réparateur , en rétablissant la société sur ses
anciennes bases , a senti la nécessité de donner à l'éducation
publique une direction conforme à ses vues. Les chaires de nos
écoles , long- temps muettes , ont recommencé à retentir des
vers d'Homère et de Virgile , des harangues de Démosthènes
et de Cicéron ; l'étude des lois romaines est redevenue néces
saire dans la carrière du barreau ; les langues d'Hippocrate et
de Celse n'ont plus paru inutiles pour les différentes parties de
l'art de guérir ; et la religion étant rétablie , il a été impossible
de se dissimuler encore l'utilité d'une langue qui est
celle de l'Eglise.
qui
Les déclamateurs , qui prétendent que la langue française
étoit entièrement négligée dans les anciens colléges , manquoient
de bonne foi , ou ignoroient ce qui s'y passoit. L'Université
de Paris , ce modèle dont tous les colléges de France se
rapprochoient plus ou moins , loin de négliger la langue frans
çaise , en faisoient une partie essentielle de la rhétorique. On
répondra peut-être que c'étoit une méthode nouvellement
4
542 MERCURE DE FRANCE,
établie , et que l'Université avoit été , pour ainsi dire , forcée
de céder à l'ascendant du dix-huitième siècle. Cette objection
tombera d'elle- même si l'on veut examiner les faits. Avant
que la langue française eût produit des chefs-d'oeuvre , il eût
été sans doute absurde d'en faire un objet spécial d'études :
aussi , jusqu'à ce moment , l'Université se borna-t - elle à l'enseignement
des langues anciennes , seules employées dans les
sciences et dans les lettres ; mais lorsque , sous le règne de
Louis XIV, notre littérature fut parvenue à son plus haut
degré de gloire , lorsqu'elle présenta un grand nombre d'ouvrages
réputés classiques , l'Université s'empressa d'accueillir
cette nouvelle brauche d'instruction . Il suffit de lire le Traité
des Etudes de Rollin pour se convaincre de la vérité de ces
faits , et pour ne plus douter que la littérature française fut
introduite dans les anciens colleges long-temps avant les premières
tentatives du philosophisme pour changer l'éducation
publique.
l'es-
Rollin même paroît avoir eu la première idée du Recueil
que nous annonçons : il désigne expressément Esther et Athalie
comme des ouvrages qui doivent être mis entre les mains des
rhétoriciens , et dans lesquels ils trouveront , dit-il , des modèles
parfaits d'éloquence. Il indique ensuite , en peu de mots ,
pèce de commentaire dont ces chefs- d'oeuvre sont susceptibles
, pour que les jeunes gens puissent y démêler toutes les
délicatesses de la langue , et y trouver des règles de moeurs
plus utiles encore que l'instruction littéraire qu'ils doivent en
tirer:« Il me suffit ici d'avertir , dit-il , que dans la lecture que
>> l'on fera des livres français , on ne se contentera pas d'ex-
» miner les règles du langage , que l'on ne perdra pourtant
jamais de vue. On aura soin de remarquer la propriété , la
» justesse , la force , la délicatesse des expressions et des tours.
» On sera encore plus attentif à la solidité et à la vérité des
» pensées et des choses. On fera observer la suite et l'éco-
» nomie des différentes preuves et parties du discours. Mais
» l'on préférera à tout le reste ce qui est capable de former le
» coeur , ce qui peut inspirer des sentimens de générosité , de
» désintéressement , de mépris pour les richesses , d'amour
>> pour le bien public , d'aversion pour l'injustice et pour la
>> mauvaise foi ; en un mot , tout ce qui fait l'honnête homme ,
>> et plus encore le vrai Chrétien. »
Dire que M. Roger a suivi la route tracée par Rollin , c'est
faire assez l'éloge de son travail. Avant d'entrer dans des détails ,
on nous permettra encore quelques réflexions .
L'Université de Paris , en admettant la littérature française
au nombre des objets d'étude de la réthorique , eut la sage préJUIN
1807.
543
caution de ne pas lui donner trop de place. C'eût été un plus
grand abus que de la rejeter tout-à-fait. Cette littérature a
tant d'attraits , son étude présente si peu de difficultés , en
comparaison de celle de la littérature ancienne , qu'il seroit à
craindre qu'elle ne dégoûtât les jeunes gens des auteurs grecs
et latins. Il faut , suivant Rollin , s'en servir principalement
pour établir des parallèles entre les ouvrages anciens et les
ouvrages français. Ces rapprochemens sont très-faciles quand
on emploie les bons écrivains du siècle de Louis XIV, puisque
ces hommes célèbres ont puisé dans les chefs - d'oeuvre de l'antiquité
un grand nombre de beautés qu'ils ont su s'approprier.
De cette manière , la littérature ancienne et la littérature
moderne se prêtent un mutuel appui : loin que l'une puisse
nuire à l'autre , elle ne fait que lui donner plus de charmes
et d'intérêt . M. Roger , fidèle à ce systéme , a rappelé exactement
toutes les sources où les auteurs qu'il commente ont
puisé leurs combinaisons et leurs beautés. Il a encore rempli ,
sous ce rapport , un des voeux formés par Rollin.
Avant que l'éducation fût rentrée dans la route qu'elle
n'auroit jamais dû quitter , quelques instituteurs avoient porté
très-loin l'abus de la littérature française . Ils en faisoient
l'étude principale de leurs élèves ; et ne se contentant point
de les occuper sans cesse de tragédies et de comédies , ils leur
donnoient encore des compositions en vers français. Nous
avons assisté quelquefois à des exercices , où nous avons vu
les jeunes auteurs de quelques rapsodies poétiques enlever
tous les applaudissemens des spectateurs bénévoles , déclamer
comme des comédiens , s'enivrer de louanges , et se croire
destinés à remplacer nos grands poètes. Comment ne voyoiton
pas le danger d'exciter ainsi la vanité de cette jeunesse déjà
trop disposée à s'y livrer ? Comment ne craignoit - on pas de
faire manquer à ces élèves leur véritable vocation , de leur
inspirer la manie des vers , presque toujours si dangereuse , et
de leur préparer tous les dégoûts et tous les chagrins des prétentions
trompées ? Racine , qui fut père aussi tendre que
grand poète , ne vouloit pas que son fils , même après avoir
achevé ses études , se livrât trop à la littérature française : « Je
» vous exhorte , lui écrivoit-il , à ne pas donner toute votre
>> attention aux poètes français ; songez qu'ils ne doivent
» servir qu'à votre récréation et non à votre véritable
» étude. Ainsi , je souhaiterois que vous prissiez quelquefois
» plaisir à m'entretenir d'Homère , de Quintilien , et des
>> autres auteurs de cette nature. >>
9
Pour revenir à M. Roger , il est le premier qui ait fait entrer
une comédie de Molière dans un livre classique ; mais le choix
544 MERCURE DE FRANCE ,
de cette pièce ne sauroit donner aucune inquiétude. Le Misanthrope
est l'ouvrage dramatique le plus décent que nous
ayons ; et ce qui le distingue éminemment des autres pièces
de noire théâtre , c'est que l'amour n'y est considéré que
comme un ridicule. Les personnes scrupuleuses ne sauroient
donc trouver mauvais que M. Roger l'ait insérée dans son
Recueil ; elles doivent se rappeler d'ailleurs que MM. de Port-
Royal , qu'on n'accusera certainement pas , de relâchement ,
firent une traduction de plusieurs pièces de Térence à l'usage
de leurs écoles.
On s'étonnera peut- être que M. Roger n'ait pas suivi l'ordre
chronologique , et qu'il ait placé Polyeucte après Esther et
Athalie. Il ne dit point les raisons qui l'ont décidé à intervertir
cet ordre qui se présentoit naturellement. Nous croyons
les deviner. Rollin , dans l'article du Traité des Etudes , relatif
à la littérature française , recommande d'offrir d'abord aux
jeunes gens des ouvrages irréprochables pour le style ; il
permet ensuite de leur en faire lire d'autres où l'on trouve
des défauts capables de les séduire , comme sont certaines
pensées brillantes qui frappent d'abord par leur éclat.
M. Roger , conformément à ces excellens principes , a commencé
par présenter à ses jeunes lecteurs toute la perfection
du style de Racine ; et dans l'espoir que leur goût aura pu
se former par l'étude approfondie d'Esther et d'Athalie ,
leur donne ensuite Polyeucte , tragédie qui peut lutter avec
ces chefs -d'oeuvre pour la force des conceptious et l'élévation
des pensées , mais dont le sublime n'est pas aussi soutenu , ni
la diction aussi pure. Il a voulu que les élèves pussent se faire
une idée juste de la perfection du style noble , pour se rendre
dignes d'admirer les beautés de Corneille , et sans les confondre
avec quelques défauts dans lesquels le goût de son temps l'a
entraîné,
il
Une autre raison a peut-être aussi déterminé M. Roger à
adopter cet ordre. N'ayant choisi que des tragédies religieuses ,
il a voulu que la peinture poétique de toute la magnificence
des livres de l'ancienne loi précédât celle de l'héroïsme qui
distingua les martyrs de la loi nouvelle. Il a voulu que les
élèves , après s'être attendris sur le caractère enchanteur
d'Esther , sur la simplicité sublime de Joas , après avoir élevé
leur ame par les sentimens divins qui animent le grand- prêtre ,
pussent réunir leur admiration et leur attendrissement sur le
dévouement de Polyeucte et sur le caractère vertueux de
Pauline . Ce but estimable fait autant d'honneur aux principes
de M. Roger qu'à son goût.
Ce que l'on doit le plus louer dans les Notices et dans le
Commentaire
JUIN 1807 .

Commentaire de M. Roger , c'est une grande précision
à beaucoup de justesse . L'auteur n'a pas oublié qu'il s'adres
soit à des jeunes gens : il n'a rien négligé pour leur donner des
leçons faciles à retenir. On peut s'en convaincre par la défini
tion qu'il donne du talent de Racine : « Né avec l'imagination
» la plus vive , le sentiment le plus exquis de l'harmonie , le
» tact le plus délicat des convenances , il étoit difficile que
» Racine ne devînt pas un poète parfait ; et il le fut. Si Cor-
» neille lui est supérieur dans le sublime des idées et des carac
» tères , il est au-dessus de Corneille dans le sublime des pas-
» sions et des images. Son style a cette facilité qui cache le
» talent , mais qui le prouve. » Cette dernière idée est parfaitement
exprimée ; elle donne , en peu de mots , une idée complète
du talent de Racine . « Son style , continue M. Roger , a
» cette variété , cette élégance , cette propriété , et , si l'on
» peut s'exprimer ainsi , ce bonheur d'expression dont on ne
» trouve d'exemple que dans Virgile. La flexibilité de son
» talent le rendoit propre à tous les genres de poésie et de
» littérature. Plus heureux en cela que Voltaire même , il n'a
» rien laissé à desirer dans tous ceux qu'il a entrepris . » Ce
dernier jugement déplaira probablement aux admirateurs
outrés de M. de Voltaire ; mis tous les gens de goût l'ont
depuis long- temps confirmé . En effet , Racine n'a- t- il pas
obtenu la couronne lyriqué par ses choeurs d'Athalie et
d'Esther? Ne s'est -il pas mis à côté de nos bons auteurs comiques
par les Plaideurs ? Ses épigrammes ne l'emportentelles
pas sur celles de Rousseau , pour la délicatesse et pour
l'esprit ? Son Eloge de Corneille n'est-il pas supérieur à tous
les discours académiques ? Ses Lettres à l'auteur des Hérésies
imaginaires ne peuvent- elles pas être comparées aux Provin
ciales ; et la partie de l'Histoire de Port-Royal qui lui appartient
, n'a- t-elle pas été considérée comme un modèle de style
historique?
M. Roger s'élève avec beaucoup de force et de raison contre
ces prétendus philosophes qui ont jugé Athalie d'après leurs
systèmes , et qui , sans considérer les époques , ont prétenda
assujétir le chef- d'oeuvre de notre théâtre à leurs idées fausses
et rétrécies . Ce sont ces sophistes qui ont blâmé le caractère de
Joad. M. Roger leur répond à l'occasion de ces vers que dit
le grand- prêtre , après qu'Athalie est sortie du temple :
Et nous , dont cette femme impie et meurtrière
A souillé les regards et troublé la prière ,
Rentrons; et qu'un sang pur , par nos mains épanché ,
Lave jusques au marbre où ses pas ont touché !
Voici la note de M. Roger : « D'après leur loi , les Juifs con-
M m
546 MERCURE DE FRANCE ,
» tractoient une souillure en approchant d'un criminel.
>> Cette expression magnifique , et les deux vers qui suivent ,
» ont été blâmés par quelques critiques superficiels , comme
» n'étant que l'exagération d'un fanatique. Ces messieurs
» veulent apparemment que Joad parle en philosophe mo-
» derne. Il faut croire que Racine a trouvé plus convenabi
» de le faire parler en grand- prêtre , en successeur d'Aaron ,
>> en Juif enfin , c'est - à-dire , en homme persuadé de la
» vérité et de la sublimité exclusives de sa religion . La puri-
>> fication du temple , ordonnée ici
Joad
par , n'est pas seu-
>> lement conforme au Lévitique , aux lois les plus en vigueur,
» chez les Juifs : elle avoit aussi lieu chez presque tous les
» peuples de l'antiquité . Ulysse , après avoir vaincu les pour-
» suivans de Pénélope , lave et purifie avec grand soin le
» marbre du palais . »
M. Roger , par ce rapprochement , montre qu'il a étudié
avec fruit le Traité de l'abbé Fleury sur les moeurs des Israélites.
Cet écrivain aussi distingué par son bon esprit que par
sa vaste érudition , avoit cherché à indiquer les rapports des
usages des Juifs avec ceux des autres peuples de l'antiquité.
Les parallèles ingénieux qu'il établit dans l'excellent ouvrage,
auquel cette idée a donné lieu , font tomber d'elles-mêmes
toutes les déclamations des philosophes contre les livres saints :
ils prouvent que ces usages qu'on a voulu décrier , avoient,
pour la plupart des ressemblances avec les usages des nations
orientales , si bien peints par Homère et Hérodote. Après cet
examen , il est évident que le ridicule dont les sophistes ont
voulu couvrir les moeurs antiques , retombe sur eux , puisque
leurs diatribes ne peuvent montrer que leur ignorance ou leur
mauvaise foi.
On connoît les déclamations qui ont été faites contre le
rôle de Philinte de la comédie du Misanthrope. M. Roger
porte un excellent jugement sur ce personnage :
"(
Quelques écrivains , d'une autorité respectable d'ail-
» leurs , ont reproché à Molière d'avoir rendu dans cet
» ouvrage la vertu ridicule , en faisant rire aux dépens du
>> vertueux Alceste. La vertu ne peut- elle donc pas avoir
» ses excès ? Ces excès n'ont-ils pas leurs dangers et leurs
>> ridicules ? Et ces ridicules ne sont-ils pas soumis , comme
» les autres , à l'empire du poète comique ? Tenere ex sapien-
» tiâ modum..... Ne quid nimis ; garder une juste mesure dans
» la sagesse même et dans la vertu ; être attentif sur soi ,
» indulgent pour autrui ; ne point se mêler de corriger le
» monde ; prendre tout doucement les hommes comme ils
» sont ; accoutumer son ame, à souffrir ce qu'ils font : c'est
JUIN 1807 547
>> la philosophie de tous les sages anciens et modernes. Ensei-
» gner cette philosophie , démontrer les dangers et les travers
» d'une morale contraire , et rendre la leçon comique sans
» jeter du ridicule sur la vertu , c'est ce qu'a fait Molière ,
» c'est ce qu'ont approuve enfin les plus sévères moralistes ,
» et ce qu'admireront à jamais les hommes éclairés de tous
>>> les pays et de tous les âges. »
On voit que M. Roger accorde une autorité respectable à
J. J. Rousseau et à Fabre- d'Eglantine , qui seuls ont soutenu
publiquement l'opinion qu'il combat . Mais on ne sauroit lui
reprocher un pareil ménagement qu'il a cru devoir au talent
de Rousseau : quelques pages plus loin , il l'appelle le plus
éloquent des sophistes. Quant à Fabre- d'Eglantine , plusieurs
personnes très - sensées ont , pendant les orages de la révolution
, applaudi beaucoup sa comédie , et n'ont vu qu'avec
froideur le Misanthrope. Cette singularité s'explique facilement
avec un peu de réflexion. La pièce de Molière n'a pas
été faite pour des temps de troubles : elle a été destinée à
l'amusement et à l'instruction d'une société paisible . Représentée
dans des momens de désordre et de malheurs , elle a
dû perdre quelque chose de son elfet . Ce n'étoit point au
milieu des calamités d'une révolution telle qu'a eté la nôtre ,
qu'on pouvoit se décider à prendre tout doucement les
hommes comme ils étoient , et accoutumer son ame à souffrir
ce qu'ils faisoient.
Le Commentaire de M. Roger sur Polyeucte , ne s'éloigne
jamais du tou d'une critique respectueuse. Quoiqu'il ait profité
de quelques - unes des observations de M. de Voltaire , i
n'a jamais imité l'emportement et la légèreté qu'on peut lui
reprocher plus d'une fois. Il réfute même très- bien plusieurs
critiques peu fondées de l'auteur de Zaïre. Nous n'en citerons
qu'un exemple. Il s'agit d'une des stances du monologue de
Polyeucte au quatrièine acte :
Toute votre félicité ,
Sujette à l'instabilité ,
En moins de rien tombe par terre ;
Et comme elle a l'éclat du verre ,
Elle en a la fragilité .
Voici la note de M. de Voltaire : « C'est là , dit-il , un de
» ces concetti , un de ces faux brillans qui étoient tant à la
» mode. Ce n'est pas l'éclat qui fait la fragilité : les diamans ,
» qui éclatent bien davantage , sont très-solides. On remar-
» qua , dès les premières représentations de Polyeucte , que
>> ces trois vers étoient pris entièrement de la trente-deuxième
» strophe d'une ode de l'évêque Godeau , a Louis XIII :
Mais leur gloire tombe par terre ;
M m 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
Et comme elle a l'élat du verre ,
Elle en a la fragilité .
» Cette ode étoit oubliée , comme le sont toutes les odes aux
» rois , sur-tout quand elles sont trop longues ; mais on la
» déterra pour accuser Corneille de ce petit plagiat. Sa
» mémoire pouvoit l'avoir trompé ces trois ver's purent se
» présenter à lui dans la foule de ses autres enfans : il eût été
» mieux de ne les pas employer ; il étoit assez riche de son
» propre fonds , etc. »
La note de M. Roger est plus courte et plus judicieuse ;
sans nommer M. de Voltaire , il lui répond très-bien : « On a
» remarqué , dit- il , que ces trois vers étoient pris d'une ode
» de Godeau adressée à Louis XIII. Il eût été plus naturel et
» plus juste de croire que tous deux avoient imité ou plutôt
» traduit ce vers de Publius Syrus : >>>
Fortuna vitrea est ; tum , cum splendet , frangitur.
M. Roger ayant travaillé pour le théâtre , et ayant prouvé
par des succès ses connoissances dans cet art , auroit pu s'étendre
dans son Commentaire sur les combinaisons dramatiques des
trois poètes dont il a choisi les ouvrages pour former son
Recueil ; mais il a eu la sage modestie de renoncer à ce travail ,
qui lui auroit été facile , et qui sans doute lui auroit fait
honneur. Il a pensé , comme Rollin , que ses remarques devoient
se borner aux règles du langage , et à l'examen des
secrets employés par nos grands maîtres pour présenter leurs
idées sous le point de vue le plus favorable , pour assortir
leurs images , et pour peindre avec vérité les sentimens et les
passions.Ces remarques, jointes aux citations des morceaux que
les trois poètes out empruntés ou imités des anciens , forment
un Commentaire qui convient très-bien aux jeunes gens. Nonseulement
il peut les perfectionner dans la science de leur
langue , mais il peut contribuer à leur former le jugement et
le goût par des rapprochemens pleins d'intérêt.
P.
JUIN 1807.
549
Géographie Physique de la mer Noire , de l'intérieur de
l'Afrique et dela Méditerranée ; par A. Dureau de Lamalle
fils. Accompagnée de deux cartes dressées par J. N. Buache ,
membre de l'Institut de France et du Bureau des Longitudes
représentant , l'une les changemens arrivés aux mers
intérieures , l'autre l'intérieur de l'Afrique , et les routes
qu'ont suivies dans leurs expéditions les conquérans Grecs.
et Romains. Un vol . in -8°. Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 c . par
la poste. A Paris , chez Dentu , libraire , rue du Pont de
Lody , n°. 3 ; et chez le Normant.
LES sciences naturelles n'excitent jamais un intérêt plus
général que lorsqu'elles nous entretiennent des premiers âges
du monde , et de ces grandes révolutions physiques dont le
souvenir subsiste encore dans les traditions de presque tous
les peuples. Si l'histoire des nations anciennes est si attachante
pour nous par son 'antiquité même , si nous ne nous
Lassons point d'étudier les monumens en ruines qui nous retracent
leur génie et leur puissance , le même esprit de curiosité
doit nous arrêter aussi devant ces grands monumens de la
nature où se conserve l'empreinte des catastrophes terribles
qui ont bouleversé le globe , et du passage de tant de siècles
qui , par une action lente , mais non interrompue , ont successivement
modifié sa surface. Notre imagination se plaît à faire
sortir du sein des eaux ces vastes terres , que des commotions
subites y ont jadis englouties . Elle rend aux mers les champs.
féconds que le limon des fleuves a lentement formés sur leurs
rivages : elle revêt de fleurs et de verdure les rochers stériles
que le temps a dépouillés des terres végétales qui les couvroient.
Mais plus ces études ont d'attraits pour elle , plus elle est
sujette à s'y égarer , et à se perdre dans de vains systèmes , qui
expliquent tout , il est vrai , mais par des théories aussi contraires
aux principes de la saine physique qu'aux traditions
historiques les plus respectées . Ce seroit donc faire un éloge.
assez rare d'un ouvrage consacré à des recherches géologiques ,
que de dire que l'auteur , toujours circonspect dans ses raisonnemens
, appuie toutes ses assertions sur des faits , et qu'il
ne marche qu'au double flambeau de la géographie et de l'historre.
C'est le mérite de l'ouvrage que nous annonçons , dans
lequel on remarquera principalement une connoissance des
anciens , et une discussion exacte et consciencieuse qui devien
pent chaque jour plus rares.
3
550 MERCURE DE FRANCE ,
"
?
Dans l'esquisse rapide que je me propose d'en tracer ici ,
je ne puis guère m'arrêter qu'à ce qu'il ffre de plus important
: c'est la dissertation que l'auteur intitule Géographie
Physique de la mer Noire , mais qui en est plutôt l'histoire
, puisqu'au lieu de décrire minutieusement cette mer
il a pour but principal de retracer les grands changemens
qu'elle a éprouves , selon lui , dans sa configuration et son
étendue. Au reste , le fond de ses idées n'est point nouveau :
on le retrouve dans les Epoques de la Nature , dans cet
ouvrage singulier où Buffon a inutilement prodigué tant de
génie , d'éloquence , de logique , et même d'observations
neuves et vraies , pour lier dans toutes ses parties un système
nécessairement vicieux , puisqu'il repose tout entier sur une
supposition gratuite et destituée de toute vraisemblance. Ce
grand naturaliste y avance qu'au temps qu'il désigne comme
la sixième époque , le Pont - Euxin , la mer Caspienne c
le lac Aral, qui n'avoient formé jusqu'alors qu'un seul
grand réservoir , rompirent tout - à - coup les barrières que
leur opposoient les roches cyanées , et , s'ouvrant un passage
jusqu'à la Méditerranée , laissèrent à sec une partie des terres
qu'elles avoient long-temps couvertes. C'est à cette idée qui ,
dans les Epoques de la Nature , n'est qu'une hypothèse
assez vraisemblable , que M. Dureau s'est proposé de donner
l'autorité d'un fait historique. Avant d'entrer dans l'analyse de
ses preuves , qu'il soit perinis de remarquer qu'il n'appartient
qu'aux savans également versés dans les sciences naturelles et
dans l'antiquité , de prononcer sur le degré de confiance dû
aux autorités dont l'auteur s'appuie , et que , me bornant à
exposer une théorie qui paroît bien combinée dans ses diverses
parties , je ne prétends ici prononcer en rien sur les faits qui
lui servent de base.
En étudiant l'antique configuration des mers intérieures de
l'Asie , M. Dureau apprend d'abord d'Hérodote et de plusieurs
autres historiens que , de leur temps , la mer d'Ãzof
étoit beaucoup plus étendue qu'elle ne l'est de nos jours. Il
suit , l'histoire à la main , la retraite successive de cette mer ,
depuis cette époque reculée jusqu'au siècle des Antonins , où
elle avoit déjà diminué de moitié. Il voit cette retraite figurée
sur les cartes géographiques , en comparant celles de Ptolémée
d'abord aux plus anciennes des modernes ; puis à celles données
récemment par Pallas , où cette mer est représentée beaucoup
plus petite que sur toutes les autres.
La mer Noire lui présente des changemens non moins
remarquables. Du temps d'Homère , on la regardoit comme
la plus grande des mers intérieures , et comme un second
JUIN 1807 .
551
Océan. Les mesures données par Hérodote , et comparées à
celles qu'on trouve dans d'autres historiens , font conjecturer
qu'elle a successivement perdu beaucoup en longueur . Elles
prouvent que , dans sa largeur , elle a diminué de trente lieues
depuis Xercès jusqu'à nous.
Quant a la mer Caspienne , toutes les descriptions que les
anciens nous en ont laissées , toutes les figures que leurs cartes
lui donnent , la représentent sous une forme très-différente
de celle qu'on lui voit aujourd'hui. Ces descriptions sont
même , à raison de leurs différentes époques , très- peu cohérentes
entr'elles ; et de là plusieurs géographes modernes n'ont
pas craint de conciure que cette partie de l'Asie avoit été abso-
Jument inconnue aux anciens. Mais , après avoir prouvé par
des faits bien constatés qu'ils avoient eu toute sorte de moyens
de l'observer , après avoir étudié soigneusement la description
qu'en fait Hérodote , laquelle porte tous les caractères de
l'exactitude , M. Dureau n'hésite pas à tirer de ces différences
une conclusion bien moins présomptueuse et bien plus juste,
en les attribuant aux changemens que cette mer a subis. 4
Ces changemens sont considérables , puisqu'il paroît que ,
dans l'antiquité , l'Aral n'existoit point comme un lac séparé.
En effet , les auteurs qui décrivent le plus soigneusement la mer
Caspienne ne disent rien de ce lac , ou n'en parlent que comme
d'un golfe prolongé fort avant du côté de l'Orient . Il y a
même dans Strabon un passage plus positif, lequel nous
apprend que le Jaxarte , qui se jette aujourd'hui dans le lac
Aral , avoit alors son embouchure dans la mer Caspienne :
preuve certaine que cette mer et ce lac ne formoient alors
qu'un seul et même bassin .
La diminution successive de la mer Noire, de la merCaspienne
ét de l'Aral une fois bien constatée , l'auteur , par une analogie
très - simple , est amené à conclure qu'il dut y avoir une
époque où ces trois mers étoient réunies en une seule. Cette
analogie devient presque une démonstration aux yeux du lecteur
, quand il la voit fortifiée par des inductions tirées de la
nature même du terrain . En effet , d'après les récits de tous les
voyageurs modernes , les trois bassins ne sont séparés que par
des plaines salées , offrant encore dans les débris de plantes
marines qu'elles contiennent , des traces évidentes du long
séjour des eaux. Ils renferment tous trois des eaux également
salées , et nourrissent une multitude de poissons absolument
semblables , auxquels ils seroit difficile de ne pas reconnoître
une commune origine.
Après avoir exposé son système sur la configuration primitive
de la mer Noire , M. Dureau passe à la discussion
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
des causes qui l'ont successivement resserrée dans les limites
qu'elle occupe aujourd'hui. La plus ancienne , et le principe
de toutes les autres , se rapporte à la grande catastrophe
qui ébranla et ouvrit la vaste étendue de terres élevées
entre cette mer de la Méditerranée. Il suffit de se représenter
la situation relative de ces deux bassins , pour être porté à
croire que leur communication n'a pas toujours existé. Le
grand nombre de fleuves que la mer Noire reçoit de l'Europe
et de l'Asie , la rapidité avec laquelle elle se précipite
à travers le Bosphore , la forme même de ce détroit , resserré
entre des rocs escarpés ; tout porte à croire que les eaux de
cette mer , long-temps emprisonnées de toutes parts , parvinrent
enfin à franchir les terres qui les resserroient , et à s'ouvrir
un passage vers la Propontide . C'est l'opinion de plusieurs
voyageurs , en particulier celle de Tournefort ; et
M. Dureau , en invoquant le témoignage de cet babile naturaliste
, auroit pu remarquer qu'il mérite une confiance particulière
par la candeur et la naïveté de ses récits , et sur-tout
par un éloignement de tout esprit de système , que n'ont pas
toujours montré des voyageurs plus modernes. Il est vrai
qu'en cherchant à deviner par l'inspection des lieux toutes
les circonstances de cette irruption , Tournefort n'a point
remarqué que les roches cyanées , situées à l'entrée du
détroit , portent tous les caractères d'un volcan éteint ; mais
cette particularité , loin d'ôter quelque probabilité à son
opinion , fournit au contraire un nouveau moyen d'expliquer
la rupture du Bosphore. C'est cette explication qu'adopte
M. Dureau , en se fondant sur un grand nombre de faits
géologiques et historiques qui la rendent très -vraisemblable.
Après une discussion approfondie , il rapporte ce grand événement
à l'époque du déluge de Deucalion. C'est alors que
deux élémens terribles unissant leurs ravages , une éruption
volcanique renversa tout-à-coup l'antique barrière qui retenoit
le Pont-Euxin dans ses limites. Alors ses eaux , si
long - temps captives , se précipitent dans la Propontide ,
renversent tous les obstacles jusqu'à la Méditerranée , réunies
à cette vaste mer , submergent les côtes de l'Asie-
Mineure , de la Thrace et de la Grèce , et portent leurs
ravages jusque dans l'Egypte et dans la Libye. De là ces
traditions , ces souvenirs ineffaçables , ces fables et ces exagérations
poétiques , qui peignent şi bien l'effroi et la consternation
de tous les peuples , témoins de cette épouvan
table catastrophe. M. Dureau s'efforce de suivre dans leurs
principales circonstances , le progrès rapide , et le décroissement
successif de l'inondation . Des peuplades entières sont
JUIN 1807:
553
englouties ; d'autres plus heureuses se retirent sur le sommet
des montagnes. Les plaines basses de la Grèce ont disparu sous
les flots ; une mer nouvelle couvre toute la Béotie , et sépare
ainsi l'Attique de la Phocide , jusqu'au moment où la trop
grande abondance des eaux accumulées dans l'Euxin s'étant
enfin épuisée , l'équilibre se rétablit dans la Méditerranée , les
terres submergées reparoissent , les fleuves rentrent dans leur ,
lit ; et l'on voit sortir de la mer Fgée , cette multitude d'îles
dont elle est semée. De nouvelles sociétés se forment et
s'unissent ; de nouvelles villes sont fondées ; mais le souvenir
de cette grande calamité remplissant les hommes d'effroi , ils
habitent long - temps le penchant des collines avant d'oser se
confier aux plaines et aux rivages de la mer.
Il seroit trop long de suivre l'auteur dans tous les détails
d'une discussion , où il n'avance aucune hypothèse , sans lui,
donner pour base quelques faits de géologie ou d'histoire . Je
me bornerai à transcrire ici le résumé par lequel il la termine .
C'est le meilleur moyen de faire connoître la marche et le but
des raisonnemens dont elle se compose :
« Je crois avoir établi , dit-il ,
» 1 °. Que depuis Hérodote jusqu'à nous , la mer d'Azof
» a diminué des cinq sixièmes ;
» 2°. Que la mer Caspienne , depuis cette époque , s'est
>> retirée au nord de plus d'un degré et demi , et que son
» étendue en largeur a diminué de plus d'un tiers ;
» 3°. Que la mer Noire a subi aussi des changemens con-
» sidérables dans sa partie septentrionale , depuis les bouches
» du Danube jusqu'à celle du Phase ; et que pour toutes ces
» parties , il est impossible de retrouver les lieux décrits .
» par les anciens , si on se les représente tels qu'ils sont
» figurés sur les cartes modernes ;
» 4°. Que douze à treize siècles avant Hérodote , la mer
» Caspienne , le lac Aral , la mer d'Azof et la mer Noire,
» étoient réunies , et formoient une mer intérieure pres-
» qu'égale en étendue à la Méditerranée , mais alors sans
>> communication avec elle ;
de
>> 5°. Qu'une foule de témoignages historiques , dont plu-
>> sieurs remontent jusqu'à des auteurs presque contemporains ,
» fixent la formation du canal du Bosphore , ou l'irruption .
» de la mer Noire dans la Méditerranée , quinze cent vingt-
>> neuf ans avant l'ère chrétienne , au siècle de Cadmus ,
» Dardanus , de Cécrops et de Deucalion ; que les plus
» exactes et les plus anciennes chronologies placent à la
» même époque ce grand événement , appelé le déluge de
Deucalion ; et que les géologues les plus habiles confirment
554 MERCURE
DE FRANCE
,
>> par l'examen des lieux , les faits attestés par l'antiquité
>> d'une manière si unanime ;
» 6° . Que par les effets de cette effusion de l'Euxin , une
» partie de l'île Samothrace , celles de Rhodes et de Délos ,
» fut quelque temps couverte par les eaux de la mer.
» 7 ° . Enfin , que c'est à la même époque que des secousses
» de tremblement de terre séparèrent l'Ossa de l'Olympe
» ouvrirent la vallée de Tempé , et en permettant au Pénée
» de se décharger dans la mer , mirent à sec les plaines de la
» Thessalie , qui n'étoient auparavant qu'un grand lac sans
>>> issue. »>
C'est avec autant d'érudition , autant de soin et d'exactitude
dans ses recherches , que l'auteur éclaircit les passages
des anciens sur le détroit de Messine , et qu'il cherche à
deviner l'époque de l'ouverture du détroit de Gibraltar :
époque qu'il avoue ne pouvoir fixer exactement , mais qui lui
paroît antérieure à celle de l'irruption de l'Euxin dans la
Méditerranée . Cette opinion est contraire à celle de M. de
Buffon , qui regarde comme le plus ancien déluge celui
qu'occasionna la rupture du Bosphore. Mais , comme on l'a
déjà observé , ce grand naturaliste ne présente que des hypothèses
qui ne sont justifiées par aucune preuve directe ; au
lieu que M. Dureau ne perd jamais de vue les traditions et
les monumens historiques : il paroît donc , dans ce cas- ci ,
devoir inspirer plus de confiance que l'illustre auteur des
Epoques de la Nature.
On peut voir par cet exposé que les recherches sur la Méditerranée
et la mer Noire ont entr'elles plus d'un rapport ,
s'éclairent mutuellement , et seroient très- bien désignées sous
le titre commun d'Histoire des mers intérieures de l'ancien
continent. Mais on n'aperçoit aucune connexion entre cet objet
et la géographie de l'intérieur de l'Afrique : il semble donc que
ce dernier travail devroit faire la matière d'une dissertation séparée
du corps de l'ouvrage. J'en dirai autant d'une apologie
de la géographie d'Homère , qui contient tout ce qu'il faut pour
former un Mémoire intéressant , mais qui n'a aucun rapport
ni à la géographie de l'Afrique , ni à celle de la mer Noire et
de la Méditerranée. L'auteur auroit dû faire attention que
chaque chose gagne beaucoup à être mise à sa vraie place , et
que l'unité d'objet , qui est toujours un mérite , est particulièrement
nécessaire dans un ouvrage où l'on se propose d'établir
un corps de raisonnemens et de doctrine , et où le lecteur
veut être conduit directement au but qu'on lui a montré.
En général , on pourra reprocher à M. Dureau de manquer
trop souvent de méthode , soit dans l'ordonnance, soit dans
JUIN 1807.
555
les détails de son livre . Ses raisonnemens sont justes et solides ;
mais il ne les présente pas toujours dans cet ordre simple et
lumineux qui en fait saisir tout l'ensemble , et qui rend la lecture
aussi agréable qu'instructive. Maisaprès l'avoir averti d'un
défaut contre lequel il ne sauroit trop se tenir en garde ,
après l'avoir engagé à soigner son style , à faire ses phrases
moins longues , à éviter les constructions pénibles et embar
rassées , et l'obscurité qui en est la suite , on ne peut refuser de
justes éloges à un ouvrage qui suppose de profondes études , et
que les savans géographes de l'Institut ont jugé ( 1 ) très- intéressant
par les recherches qu'il contient , sur des faits trop
mal connus ou trop mal interprétés , et par les preuves
qu'il présente des grands changemens qu'ont éprouvés nos
mers intérieures. C.
Quelques Mémoires sur différens Sujets , la plupart d'Histoire
naturelle , ou de Physique générale et particulière.
Un vol . in-8° . Prix : 5 fr. , et 6 fr. par la poste. A Paris ,
chez Delance , lib. , rue des Mathurins ; et F. Didot, lib. ,
rue de Thionville .
Et ait : ( Deus) faciamus hominem ad imaginem
et similitudinem nostram , et præsit piscibus maris ,
et volatilibus cæli , et bestiis , univers æque terræ ,
omnique reptili quod movetur in terrá.
GEN. , I. 26.
LE Dieu des philosophies , qui veulent bien admettre un
Etre- Supreme , n'est pas le Dieu de la Genèse , créateur du
ciel et de la terre , rémunérateur des vertus , et vengeur des
crimes. C'est un Dieu sans aucune puissance , immobile , n'ayant
jamais rien créé , ne pouvant rien détruire , ne s'inquiétant et
ne se mêlant de rien , passif dans le temps et dans l'éternité ,
' nul dans tout l'univers , un être de raison absurde , une conception
ridicule ; en un mot , l'oeuvre de l'orgueil et de la
folie. Le Dieu de la Genèse a dit : Faisons l'homme à notre
image et ressemblance ; et l'homme , vaincu par ses passions ,
a dit : Nions le Dieu de la Genèse , annonçons un Dieu qui
nous ressemble , et qui soit soumis à tous nos caprices ; la foule
des sols applaudira , les richesses et les honneurs nous arriveront.
Sacrifions un avenir que nous ne voyons pas bien clairement
, au présent dans lequel nous somines. Jouissons d'abord :
( 1 ) Rapport de M. Olivier à la première classe de l'Institut , qui l'a
approuvé , et en a adopté les conclusions.
556 MERCURE DE FRANCE ,
le reste ira comme il pourra. Si nous pouvons faire croire
que la matière est éternelle , et qu'elle a produit tous les êtres
sans le secours de la puissance divine , on pensera bientôt que
Dieu n'est qu'un être inutile et qu'une chimère. Toutes les
nations reconnoissent un seul Dieu maître de toutes choses :
n'attaquons pas de front cette croyance , troublons seulement
les idées reçues. Un Dieu qui ne fait et qui ne peut rien , n'est
pas un Dieu bien redoutable , nous pouvons admettre un tel
Dieu. Ce sera , si l'on veut , le nom que nous donnerons à
l'ordre aveugle et fortuit des choses existantes : ce prétendu
Dieu ne sera qu'une manière d'être invincible de toute la
matière palpable , qu'un vrai néant : voilà le Dieu qu'il nous
faut. Le Dieu des nations a donné à l'homme la terre et la
toute-puissance sur tous les animaux qui l'habitent. Obscurcissons
l'origine de cette puissance : affirmons que la supériorité
de l'homme n'existe que dans ses organes ; plaçons une
ame égale à la sienne dans le corps d'un ciron ; disons même
s'il le faut , qu'il y a un Dieu dans une huître , et qu'il ne lui¸
nanque que des organes pour agir , penser et parler comme
un philosophe ; faisons mieux encore ; soutenons qu'entre la
pierre brute et l'homme , il n'y a d'autre différence que celle
opérée par les changemens successifs que la matière éprouve
en passant de l'état minéral au végétal , et du végétal à l'animal ;
que c'est là tout le secret du mouvement de la matière , et le
cercle perpétuel dans lequel nous la voyons exercer ses facultés.
Mettons-nous sans façon au rang des chiens ; proclamons la
parfaite égalité et la douce confraternité des pourceaux et des
hommes avec les araignées et les crapauds.
Telles sont les pensées qui se reproduisent encore aujourd'hui
, pour la millième fois , dans les Mémoires que M. Dupont
de Nemours vient de publier , et particulièrement dans celui
sur l'instinct des animaux , prodige de folies curieuses , par
lesquelles l'auteur prétend prouver qu'il n'est qu'un animal
comme son chat , sa vache ou son cheval , et dans lesquelles
il ravale la condition de l'homme à celle des champignons
ou des escargots. Comme il peut être de quelqu'intérêt d'examiner
cette double proposition , j'avois entrepris la lecture du
Mémoire dans l'espérance qu'il m'offriroit quelques aperçus
vrais et nouveaux sur l'histoire naturelle ; mais , dès les quatre
premiers mots de l'épigraphe , il m'a été bien facile d'entrevoir
que je n'y trouverois rien de sérieux , si ce n'est l'incroyable
démence de l'auteur , et qu'il n'aborderoit seulement pas la
question . En effet , pour procéder avec quelque méthode dans
une matière de cette nature , il falloit d'abord donner une, définition
exacte de l'instinct. L'auteur dit que c'est une raison
JUIN 1807. 557
rapide, etc.; mais qu'on lui demande ce que c'est qu'une raison
rapide , il tombera dans le cercle vicieux ; il répondrà
que c'est un instinct , ou bien il multipliera les mots pour
définir la raison , dont il n'a pas une idée nette. Il parle des
idées innées dans l'homme , et il en combat l'existence avec
un axiome philosophique , qui n'admet dans l'entendement
que ce qui peut arriver par les sens. Or, ni lui , ni tous les
philosophes passés , présens et futurs , n'ont jamais pu dire et
ne diront jamais par quel sens l'idée du juste et de l'injuste est
entrée dans l'entendement humain , etc. etc. etc. Il n'explique
pas ce que c'est que les idées innées , et il les confond avec
l'instinct des animaux nouvelle preuve , dès les premières
lignes de l'ouvrage , qu'il ne connoît pas plus les idées innées,
ou même acquises, que la raison et que l'instinct. Il déraisonné
ensuite bien à son aise dans tout le reste de l'ouvrage , écrivant
toujours le nom de Dieu en très- grosses lettres , mais ne parlant
des théologiens qu'avec le plus profond mépris , et bafouant
la religion chrétienne toutes les fois que l'occasion se
présente . J étois découragé , l'ennui venoit me saisir , le livre
me tomboit des mains , lorsque je pris le parti de le poser sur
une touffe d'herbe où je m'étois assis au milieu d'un bois . Je
me levai pour me réveiller , et je me mis à marcher , en réflé
chissant sur l'inconcevable abus que les hommes font si souvent
de la raison , qui leur a été accordée pour apprendre à se connoître
et pour se conduire dans ce monde . Comment est - il
possible , me disois-je,qu'un homme qui s'est fait un nom honorable
dans nos troubles civils , qui peut avoir observé les causes
de tous nos malheurs , les méconnoisse encore à ce point , et les
renouvelle dans un écrit public ? Comment l'Institut de France,
ce corps célèbre qui prétend à tous les genres de gloire , at-
il pu se prêter à entendre la lecture d'un pareil radotage
pendant trois séances entières , et le syllabaire des corbeaux ,
et le tack tack des araignées , et la chanson ridicule du rossignol
, qui ne s'en doute guère , et les beaux et longs discours
des fourmis , etc. etc.: espèce de farce faite pour amuser des
enfans , plutôt qu'une réunion de savans , beaucoup trop sérieux
pour un pareil sujet ? ( 1 ) Je marchois toujours , et je me
disois encore il faut que ce M. Dupont , s'il n'est ni un
singe ni un chat , soit cependant, comme il le prétend , un bien
plaisant animal , pour s'être permis tout ce badinage au milieu
d'une si grave compagnie . Il faut au moins qu'il descende en
(1 ) C'est ce que Lactance disoit de Pythagore : Videlicet senex vanus
sicut o iosæ aniculæ solent fabulas tanquam infantibus credutės
finxil, etc. Divin . Institut . , lib . 3, c. 18.
558 MERCURE DE FRANCE ,
ligne directe de quelque guépe , ou de quelque malin bourdon ,
qu'il transforme si joliment en Sour Grise et en Frère de la
Charité. D'une guêpe à un hanneton , la différence est peu de
chose après avoir été bourdon , il sera devenu hanneton .
Vendu par un pâtre à quelque fils de grand seigueur des environs
de Nemours , il aura été croqué par un dindon de la
basse-cour. Son ame et son corps auront été renfermés sous
une coquille d'oeuf, et , peu de temps après , le dindonneau ,
devenu grand comme père et mère , aura été mis à la broche
dans le salon de quelqu'honnête bourgeois de la ville : le reste
se devine ; et c'est ce qui fait que nous possédons un acadé¬
micien qui nous révèle tous les secrets de la nature. Le philo❤
sophe de Samos se souvenoit d'avoir été au siége de Troie
dans un autre corps que le sien ; Empedocle avoit conservé la
mémoire de son origine , qui remontoit à un arbrisseau. Les
guépes se souviennent d'avoir été embryon dans leurs alvéoles,
et même d'y avoir mange un certain nombre de petits vers
d'une certaine espèce ; il ne seroit pas étonnant que M. Dupont
se souvînt aussi d'avoir été terre , caillou , moisissare ,
mousse , polype , sangsue et guêpe avant d'être un hanneton.
Les idées vont loin quand rien ne les gêne , et qu'on se promène
au fond d'un bois silencieux . Je les laissois aller au gré
de l'imagination capricieuse. Je m'arrêtai devant un charmant
paysage qui s'offroit devant moi : je m'assis de nouveau ; mes
yeux se fermèrent , et le sujet qui m'occupoit continuant d'agiter
mon esprit , il me sembla que je retournois dans l'endroit où
j'avois laissé le volume de M. Dupont , pour le reprendre et
me retirer J'allois d'un pas assez délibéré , lorsque je fus toutà-
coup arrêté par un tumulte considérable , qui ine fit prendre
quelques précautions. J'avois un bon fusil que j'armai ; mon
fidele Hector étoit à mes côtés , je l'avertis de se modérer. Ce
que j'entendois ressembloit aux cris confus d'une multitude
d'animaux qui paroissoient prêts à se battre ; des corbeaux et
des grenouilles , qui croassoient de plus de vingt manières
différentes , cra , gress , créo , gross, croué, grouoss, etc. etc.;
des chiens qui aboyoient dans toutes les langues , des loups
qui hurloient sur tous les tons , des taureaus qui beugloient ,
des serpens qui siffloient ; des oiseaux de toutes les espèces ,
qui faisoient un tapage affreux . Je crus que c'étoit une assemblée
générale de tous les animaux , et je ne me trompois pas :
car , m'étant approché sans avoir été découvert , je vis tous
ceux de la création réunis , par députation , dans l'enceinte
même où j'avois laissé le volume. Mais quelle ne fut pas ma
surprise , lorsque je vis ce même volume entre les mains d'un
singe , et que j'eus remarqué sur sa tête un perroquet fort
JUIN 1807 . 559
Instruit qui lisoit l'ouvrage à haute et très-intelligible voix !
Le brouhaha que j'avois entendu , étoit l'applaudissement de
toute l'assemblée à chaque période qu'il débitoit. Je fus
curieux de savoir ce que tout cela deviendroit ; je me tapis
avec Hector , au milieu d'un épais buisson , d'où je pouvois
tout voir et tout entendre ; et la lecture de l'ouvrage étant au
moment d'être terminée , je n'eus pas le temps de m'ennuyer
beaucoup. Lorsque l'assemblée entendit prononcer qu'il y a
un Dieu et peut-être plusieurs Dieux dans le polype , je
crus que je deviendrois sourd , tant il s'éleva de cris , de sifflemens
, de trépignemens , de hennissemens , de bourdonnemens ,
de glapissemens , de transports d'admiration sans mesure , et
qui paroissoient devoir être sans fin. Le tintamarre s'apaisa
cependant , mais il reprit encore plus de force lorsque l'orateur
emplumé prononça d'une voix assez rauque : Il y en a un
très-r spectable dans l'éléphant . Tous les animaux se leverent.
spontanément, t saluèrent cette puissante bête en signe d'admiration.
Le perroquet continua : « Il y en a un sublime dans
>> Confucius , dans Socrate , dans Marc-Aurèle , dans Locke ,
» dans Leibnitz , dans Newton , dans Haller même , et dans
» Bonnet. » Le plus profond silence s'étoit rétabli à mesure
que l'oiseau philosophe prononçoit tous ces noms ; tous les
animaux s'entre-regardoient avec un air d'étonnement ; et lorsque
l'assemblée eut entendu les noms de Quesnay et de Turgot ,
qui termincient la phrase , j'entendis très -distinctement un ane
qui demandoit à son voisin le butor s'il connoissoit ces animaux-
là ; celui- ci fit la même question à sa commère la buse ,
qui la transmit à l'oie , laquelle la fit passer ,
de bec en bec et
de bouche en bouche , jusqu'aux rangs les plus reculés de
l'assemblée , en sorte que la réponse ne put jamais revenir jusqu'à
moi. Il régnoit alors , au milieu de cette foule , une certaine
confusion de gestes , de discours et d'allures , qui suit
toujours la contrainte dans laquelle on s'est tenu pendant une
longue lecture , et qui précède ordinairement les grandes
délibérations. Au milieu de ce tumulte , j'entendois souvent
répéter le nom de Dupont, l'ami Dupont , notre cher Dupont ,
mon ami Dupont , notre bon ami Dupont , et plusieurs autres
expressions de tendresse , qui marquoient un vif desir de
s'épancher et un besoin de se communiquer . Après ces premières
marques d'amour et de respect , je vis le singe s'élancer
sur le dos de l'éléphant , et , par ses gestes et ses cris , demander
un moment d'attention . Rien n'étonne dans les songes ; les choses
les plus bizarres paroissent très-ordinaires et fort communes.
Ce singe se met à parler, sans me causer la moindre surprise ;
il demande s'il n'y auroit pas quelqu'un dans l'assemblée qui
560 MERCURE DE FRANCE ,
connoîtroit l'auteur de ce fameux ouvrage don't on venoit det
donner lecture , et qui devoit produire un si grand et si
heureux changement parmi les animaux. « Je le connois
» beaucoup , répond un chien qui se trouvoit tout près de
» V'éléphant : c'est mon ami ; nous avons fait connoissance
» dans le jardin du Luxembourg à Paris , ainsi que vous l'avez
» vu dans son livre ; c'est moi qui lui ai fait l'honneur de dîner
» quelquefois avec lui . De quoi s'agit- il ? Il s'agit , répond le
» singe , d'aller le trouver et de l'amener ici , pour y recevoir
» nos félicitations . » « Je le voux bien : mais s'il est dans une
» assemblée publique ? » « S'il y est , tu te faufileras ; avec un
>> peu d'adresse tu pourras t'y introduire ; si tu ne le peux ,
» tu l'attendras à la porte ; dépêche-toi . »
Tandis que le chien alloit chercher l'auteur du livre ,
l'assemblée délibéroit sur la manière dont elle le recevroit
; et il s'éleva quelque discussion sur la question de
savoir comment on l'appelleroit , lorsqu'un des moins bêtes
de la troupe proposa de lui donner le titre de Monsieur et
cher Confrère , ce qui fut adopté sur- le- champ. On examina
ensuite s'il ne conviendroit pas de le prier de prendre sous sa
protection la défense des animaux , et de proposer aux
hommes quelque décret qui reconnoîtroit enfin l'égalité des
droits et des devoirs réciproques entre toutes les races qui
couvrent le globe ; mais , à ce seul mot , le lion , qui n'avoit
encore rien dit , fit une si terrible grimace , que les plus prudens
convinrent qu'il falloit s'en rapporter à la bonne volonté
de leur bon ami Dupont , et qu'on ne lui parleroit pas de
cet objet trop délicat pour le temps présent . Cette conduite
parut plaire au monarque : il ordonna que pour l'amuser ,
on fit venir devant lui tous les animaux dont il est parlé
dans le volume du philosophe , pour vérifier par lui-même
s'il avoit dit la vérité. Il ne lui fut pas difficile de reconnoître
que c'est un bien mauvais traducteur , et qu'il avoit pris des
sons et des cris involontaires et irréfléchis pour des phrases
académiques ; que les araignées solitaires n'ont jamais appris
à filer ; que les poulets courent , parce qu'ils ont des pattes ;
que les oiseaux volent , parce qu'ils ont des ailes , et que les
poissons nagent , parce qu'ils ont des nageoires . Le rossignol
vint à son tour, et fit entendre son brillant rainage. « C'est
» donc là , dit le roi des animaux , ce que l'ami Dupont
» prend pour une suite de paroles articulées , et ce qu'il tra-
» duit par des dors , dors , dors , ma douce amie , tandis
» que tu fais tous tes efforts pour réveiller ta compagne ? »
« Hélas ! oui , Sire , répondit l'oiseau , et j'en suis moi-
» même dans une grande confusion ; c'est un contre- sens qu'il
» faut
JUIN 1807.
5610
DEI
>> faut lui pardonner : il n'a pas de mauvaises intentions pour
> nous autres bêtes ; et je suis bien assuré que désormais il
>> ne voudra plus rien manger de tout ce qui respire : il se
>> nourrira de raves et de salade ; et pour se rapprocher de
» nous , il n'y a rien qu'il ne soit disposé à faire. Si vous le
» permettez , Sire , je vous chanterai une nouvelle chanson
» que j'ai faite à sa louange , et que vous traduirez bien
» facilement dans sa langue. » Le lion ayant fait un petit mouvement
d'approbation , le rossignol se mit à chanter :
Vive , vive le bon garçon ,
Bon garçon , bon garçon ,
Qui traduit ma chanson ,
Si vive et si gentille ,
Et qui met , sans façon ,
Dans la même famille ,
L'homme et le hérisson !
(Petit silence. }
Cet aimable garçon
Ne mange point d'anguille ,
De veau, ni de pinçon :
Il déjeûne de son ,
Dine d'une morille ,
Et soupe de cresson.
( Autre silence.)
Pour être à l'unisson
Du polype à coquille ,
De l'huître ou du poisson ,
Il convoite la fille
De quelque limaçon.
Vive à jamais ce bon garçon .
A peine le rossignol eut-il chanté , que je vis tous les animaux
tourner la tête vers un même point de vue hors de l'enceinte
, et que je reconnus leur confrère qui s'avançoit en
saluant les fourmis , les pies , les corneilles , les chauvessouris
, les hiboux , les scarabées , tous les oiseaux et tous les
insectes qui voloient et qui couroient à sa rencontre. Ils formèrent
bientôt un nuage épais autour de sa tête ; et tous ensemble
se pressant pour le voir et pour l'embrasser , ils le
couvrirent entièrement , et l'empêchèrent de marcher. Les
quadrupedes s'avancèrent alors pour le dégager ; et les ours ,
renouvelant la scène de l'amateur des jardins , frappoient et
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ,
mordoient à droite et à gauche , sans se douter que leurs
grands ongles effleuroient souvent le visage de leur cher ami ,
qui crioit et se débattoit tant qu'il pouvoit. Le grave élé
phant remarquant le zèle dangereux de tous ces animaux , les
soulevoit avec sa trompe , et les jetoit pêle - mêle , les ours
sur les tigres , les loups sur les chiens et les chats ; et , sous
ses énormes pieds , il écrasoit les reptiles par milliers. De
si violens témoignages d'affection dégénérérent bientôt en un
combat des plus sanglans : tous les animaux amoncelés se pres
soient , se poussoient , crioient , se culbutoient , se déchiroient;
c'étoit un vacarme épouvantable ; enfin, le lion voulant mettre
un terme à cet effroyable désordre , s'avançoit , les griffes et la
gueule ouvertes pour avaler le malheureux auteur de cette
boucherie , le doux avocat des bêtes. Le péril étoit imminent ,
tout mon sang se révolta ; je me levai sur - le - champ , et , sans
examiner à quoi je m'exposois moi- même , je lançai deux
coups de foudre sur cette bête féroce , au moment même où
elle s'avançoit sur sa victime. A l'instant , toutes ces images
fantastiques se brouillèrent , l'explosion retentit dans tous
mes sens , et me réveilla . J'allai reprendre le volume où je
l'avois laissé je le retrouvai à la même place ; mais je ne
sais quel animal l'avoit sali . Je l'abandonnai aux bêtes qui
voudront en faire leur pâture .
G.
L'Amour Crucifié , traduction d'Ausone , imprimée avec le
texte ; par M. Moreau de la Rochette. Broch . in- 8 °. Prix
60 cent. A Paris , chez le Normant.
CETTE traduction d'un des moindres poëmes d'Ausone , qui
n'a fait que de petites choses , et qui lui -même n'étoit pas un
grand poète , devroit par la seule petitesse de son volume
échapper à la critique. D'ailleurs , comme l'original n'est pas
beau , il seroit difficile que la copie fût admirable , et méritât
beaucoup d'éloges. Je me serois donc dispensé d'en parler , si
elle n'étoit l'ouvrage d'un jeune homme qui annonce autant de
bonne volonté que de talent , et qui est digne qu'on lui paie ,
soit en conseils , soit en louanges , le tribut d'estime qu'on
doit à ses efforts et à ses heureuses dispositions. Je vais essayer
de faire connoître son ouvrage.
L'auteur se plaint , dans une petite préface qui précède sa
traduction , de ce qu'Ausone n'est point assez connu. Il avoue
cependant que le style de ce poète est dur , inégal et ténébreux
; sa latinité peu correcte , etc. Mais que veut- il donc
JUIN 1807 .
563
que l'on fasse ? Il y a cent poètes modernes ; tels que Lemierre,
Roucher , etc. ( je ne cite que les morts ) qu'on ne lit plus , et
qui peut-être valoient bien Ausone. Faudra- t-il que nous
lisions celui-ci , par la seule raison qu'au lieu d'écrire en
français barbare , il a écrit en latin barbare , et qu'il est venu
quelques siècles plutôt que ceux- là ? « Mais , ajout monsieur
Moreau , il est brillant , facile , plein de fu , et cela de-
» vroit suffire pour le faire lire. » Le traducteur se trompe
encore : Horace l'a dit depuis long -temps , et , en matière de
goût , Horace a toujours raison :
ג כ
Non satis est pulchra esse poemaa , dulcia sunto..

Il ne suffit pas de faire de beaux poëmes , il faut les faire
intéressans . Il n'y a que cela qui les fa se lire , et qui puisse
procurer à leurs aute . rs une réputation durable . C'est l'erreur
de presque tous les poètes de ce siècle , de croire que es
vers brillans , faciles , harmonieux , et pour tout dire en un
mot , de beaux vers suffisent pou composer un beau poë.ne.
Que M. Moreau de la Rochette , puisqu'il est juae , et qu'il
est encore à temps de choisir sa route , se garde bien de
croire à cette erreur . Je conviens qu'il y a de grands exemples
pour elle , mais il y a de grandes autorités contre ; et , quand
on est jeune et qu'on veut réussir , il y a deux grands principes
qu'il ne faut jamais perdre de vue se méfier toujours
des exemples , et toujours se confier en l'autorité.
Je voudrois donc que M. Moreau , au lieu de commencer
par traduire un poëme assez médiocre d'un des plus petits
poètes anciens ; un poëme qui n'est , comme ceux de notre
siècle , qu'une collection de jolis vers , eût tenté de traduire
quelque beau morceau de Virgile et d'Homêre , ou si le
genre de son talent l'entraine vers les tableaux uniquement
gracieux , qu'il eût essayé d'imiter quelque livre d'Ovide ,
quelque ode d'Horace et d'Anacreon. Ce n'est pas qu' nsuite
je lui eusse conseillé de faire imprimer ses premiers essais ;
c'est qu'il me semble qu'à son âge , il convient non- seulement
de prouver ses forces , mais toutes ses forces , et que pour
cela , il faut oser affronter des rivaux redoutables . Ces sortes
de combats , tant qu'on les livre dans l'ombre , ne sont jamais
dangereux , et ils sont toujours utiles. Qu'importe que l'on
soit vaincu , si on ne l'est qu'en présence de ses amis qu'on a
rendu seuls témoins du combat , et qui , tout en plaignant la
triste défaite qu'on a éprouvée , ne laissent pas d'applaudir
aux nobles efforts qu'on a faits pour la retarder. C'est en
lisant les grands auteurs qu'un jeune homme se forme le got,
et qu'il apprend à les juger eux-mêmes ; c'est en luttant contre
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
eux , en s'efforçant de les imiter , qu'il se forme le style , et
qu'il apprendra peut-être à les surpasser. Mais que peut-on
gagner en traduisant Ausone ? Quelle gloire peut- il y avoir
à le bien traduire , quand il n'y en auroit pas même à le surpasser
?
>>
Pour juger Ausone , il me suffiroit de lire la lettre qu'il
écrivit à son fils , à propos de ce petit poëme : « Avez - voús
jamais vu , lui dit- il , à Tréves , dans la salle d'Eole , cette
» peinture à fesque ? .... Des amantes courroucées y cruci-
» fient Cupidon . Ce ne sont point de ces femmes de notre
» siècle dont les erreurs sont volontaires , mais des héroïnes
» qui se disculpent en fustigeant le Dieu auteur de leurs
לכ
>> faules ....
» Le su et du tableau et son exécution excitèrent mon
» admiration . De l'étonnement , je passai à la sottise de
versifier. L'ouvrage ne me plait que par son titre. »
Je remarque d'abord qu'Ausone , quoiqu'il fût homme
d'esprit , donnoit pourtant dans l'erreur , qu'on pourroit
appeler celle des bonnes gens , de croire que certains défauts
de son siècle n'avoient appartenu qu'au sien ; mais ce n'est
point cela qui me donneroit mauvaise idée de lui. Ce que
je lui reproche , c'est d'abord d'avoir cru que le sujet d'un
joli tableau pouvoit devenir celui d'un joli poëme. Il n'y a
ici qu'un tableau à faire , parce qu'il n'y a qu'un seul instant
à peindre ; c'est celui où les amantes courroucées s'emparent
du jeune Cupidon , et le lient à un arbre. Ce qui suit dans
le poëme est peu agréable à lire ; ce qui précède est fastidieux
. Que sert de dire les noms de toutes ces héroïnes ,
dont on suppose que le courroux s'exerça d'une manière
aussi peu convenable sur le jeune Dieu ? C'est peut - être une
belle occasion de raconter en deux vers l'histoire de Sémėlė ,
de Didon , d'Héro , de Procris , de Sapho , etc. etc. Mais
cette longue suite de noms pouvoit s'enfiter sans beaucoup
de talent , et même avec moins d'esprit que n'en avoit
Ausone ; et , si j'osois employer cette expression , je dirois
que cette longue suite d'amantes n'est pas trop agréable à
voir passer.
Ensuite , que veut dire cette phrase : l'ouvrage ne me
plaît que par son titre ? S'il disoit vrai , il ne devoit donc
en publier que le titre ce qui revient à mon idée , qu'il
auroit dû se contenter de louer le tableau , et de le recommander
à la curiosité de son fils . Quant à moi , loin
l'ouvrage me plaise par son titre , c'est par-là qu'il me déplairoit
sur-tout ; et je crois de plus que , sans être trop
religieux , on pourroit en être blessé il suffit pour cela
que
JUIN 1807 .
565
d'être un peu délicat sur les convenances et d'aimer qu'on
les observe jusque dans le titre d'un petit ouvrage. Il me
semble que ce mot de crucifié nous rappelle par lui-même
des idées si graves et si solennelles ; qu'on doit être désagréablement
affecté en le voyant servir d'annonce à un
ouvrage badin. On ne sait de quelle religion étoit Ausone :
le titre de son poëme , et le petit plaisir qu'il témoigne de
- l'avoir trouvé , me feroient croire qu'il n'étoit pas chrétien .
Il est juste maintenant de faire connoitre l'heureuse facilité
avec laquelle M. Moreau de la Rochette a rendu les
divers détails de ce poëme ; et pour cela , je n'ai qu'à citer
son début. Le voici :
Il est aux bords du Styx un bois de myrtes sombres ,
Où d'il'ustres beautés , inconsolables ombres ,
Promènent le tourment d'un éternel amour .
Un douteux crépuscule , astre de ce séjour ,
Guide leurs pas errans dans la forêt profonde ,
Dans des prés de pavots , sur les rives d'une onde
Immobile , assoupie , et parmi les roseaux
Qui courcnnent d'un lac les taciturnes eaux ,
On voit que ces vers sont coulans et faciles . Ceux qui
peignent l'arrivée de l'Amour au milieu de ces illustres
beautés , annoncent peut- être encore plus de talent pour la
poésie :
L'air frémit agité :
A travers le bronill rd et la vapeur obscure
Qui ternit l'or brillant de sa légère armure ,
Le feu de son flambeau , l'éclat de son carquois ,
Toutes l'ont reconnu . D'une commune voix,
Accusé , condamné par un commun suffrage ,
Il est saisi. Grands Dieux ! quel effort de courage !
Un enfant égaré , sans projets ennemis ,
Sur des bords qu'à son arc le ciel n'a point soumis !
On l'entoure tremblant et respirant à peine ,
A son conseil vengeur la cohorte le traîne ;
En vain il prie ; on court vers un myrte odieux , etc.
Il y auroit peut-être quelques imperfections à relever dans
ces vers ; mais il suffit de les lire pour s'en apercevoir : et
d'ailleurs , ce sont de véritables imperfections , c'est- à-dire ,
de ces petits défauts qui échappent , et qui n'annoncent
aucun vice de goût , aucune mauvaise disposition dans celui
qui les laisse échapper. Je n'en dirois pas autant de quelques
3
566 MERCURE DE FRANCE ,
réflexions , de quelques traits de sentiment que le traducteur
a prêtés au poète . Comme le sentiment a été la maladie du
siècle , et que nous n'en sommes pas tout- à - fait guėris , je
dois avertir M. Moreau de prendre garde à lui , de suivre un
meilleur régime ; c'est-à- dire , de ne jamais prèter , sur-tout
hors de propos , de pareilles réflexions et de pareils traits
aux anciens qu'il traduira , parce que , s'il est naturellement
porté à imaginer ou à copier des traits de sentimens déplacés
, les modernes ne lui offriront en ce genre que trop
de modèles . Et , par exemple , lorsqu'Ausone dit :
Fulmineos Semele decepta puerpera partus
Deflet, el ambustas lacerans per inania cunas
Ventilat ignavum simulatifulminis ignem.
M. Moreau n'auroit peut-être qu'imparfaitement traduit ces
en disant :
Là , des flammes divines
vers ,
Sémélé voit l'éclat , et vent , dans son erreur ,
Des foudres qu'elle rêve écarter la terreur .
Mais il a très-mal fait d'ajouter :
Seule , elle eût pardonné son trépas au tonnerre ;
Mais elle meurt deux fois : hélas , elle étoit mère !
parce qu'il n'y a ni d'hélas , ni de double mort, ni rien de
tout cela dans l'original .
Au reste , je pense que ces vers même pourront rencontrer
beaucoup d'approbateurs , et donner une idée favorable ,
sinon de l'exactitude avec laquelle M. Moreau traduit toujours
, au moins du talent qu'il montre dans son ouvrage ,
et même dans les passages que d'ailleurs il doit être permis
de censurer . Je m'arrête là , parce que je crois avoir rempli
la tâche que je m'étois imposée celle de rendre justice à
un jeune poète dont le début annonce d'heureuses dispositions
, et de l'éclairer en même temps sur les défauts qu'il
doit chercher à éviter.
:
GUAIRARD,
JUIN 1807.
567
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
LA Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
vient de prononcer sur les Mémoires envoyés au concours pour
le prix qu'elle avoit proposé , et dont le sujet étoit :
Examiner quelle fut l'administration de l'Egypte depuis
la conquête de ce pays par Auguste , jusqu'à la prise d'Alexan
>> drie par les Arabes ; rendre compte des changemens qu'é→
» prouva pendant cet intervalle de temps la condition des
» Egyptiens ; faire voir quelle fut celle des étrangers domiciliés
» en Egypte , et particulièrement celle des Juifs. »
Une commission a fait son rapport sur le concours , et a
déclaré qu'elle étoit d'avis qu'on adjugeât le prix , comme un
moyen d'encourager les études solides , au Mémoire , n° .
portant pour devise :
Si in tanta scriptorum turbâ , mea in obscuro sit , notabilitate
ac magnitudine eorum meo qui monitui officient, me
consolor.
( TITE-LIVE , lib. i . )
Et que le Mémoire , nº. 2 , ayant pour devise ce passage du
discours de Bossuet sur l'Hstoire universelle : Une des choses
qu'on imprimoit le plus fortement dans l'esprit des Egyptiens,
étoit l'estime et l'amour de leur patrie , leur a paru
mériter que la Classe en fit mention dans son jugement , en
annonçant qu'il a été distingué parmi les Mémoires qui ont
concouru .
On a reconnu à l'ouverture du billet cacheté , joint au
Mémoire couronné , M. le Prévôt d'iray , censeur des études
du Lycée Impérial.
M. Prévôt d'Iray avoit également obtenu le prix au concours
précédent , par son Mémoire sur la Chronographie de
Georges Syncelle.
- Le 14 juin on a donné , sur le Théâtre Français , la première
représentation des Projets d'Enlèvement. Cette petite
comédie , en un acte et en vers , n'a pas été écoutée jusqu'à la
fin. L'auteur, qui a gardé l'anonyme , n'a point appelé de cette
sentence sévère , mais juste. Sa pièce n'a point eu une seconde
représentation.Mlle Louason Sainte-Albe a débuté , mercredi
dernier , dans le rôle d'Andromaque. Elle a été accueillie
568 MERCURE DE FRANCE ,
avec bienveillance , sans obtenir cependant une faveur qu'on
accorde souvent à des efforts moins heureux : on ne l'a point
redemandée après la pièce. Aujourd'hui samedi , elle continuera
ses débuts par le rôle d'Aménaïde. On sent qu'il ne seroit
pas juste de prononcer sur le talent d'une actrice , avant qu'elle
ait joué plusieurs fois , et plusieurs rôles.
w
Nous avons déjà fait connoître dans cette feuille le choix
que S. M. l'EMPEREUR a fait de M. Lethière pour la place de
directeur de l'Académie de France à Rome. Cet artiste , que
plusieurs productions distinguées ont mis au rang de nos
meilleurs peintres d'histoire , a reçu , il y a quelques jours ,
des anciens pensionnaires de l'école de Rome , et des jeunes,
artistes qui aspirent à le devenir , une marque du plaisir que
leur fait sa nomination , dans un dîner où s'est trouvé M. Ménageot,
qui a occupé cette place avant et pendant les premières
années de la révolution , et dont la noble conduite dans ces
temps difficiles , doit à jamais servir d'exemple à ses successeurs.
Les travaux du Louvre avancent d'une manière remarquable.
La façade du midi , depuis le jardin de l'Infante jusqu'à
la rue des Poulies , qui étoit le plus dégradée , est entiè
rement réparée à l'extérieur , ornée de sculptures et couronnée
de balustres. La porte d'entrée , du côté du levant , est entièrement
reconstruite. Tout le péristyle est remis à neuf. Le
public qui , naguère passoit avec indifférence , sans prendre.
garde aux ornemens noircis par le temps , s'arrête maintenant,
et admire , pour la première fois , de vieux groupes et d'autres
chefs - d'oeuvre que le ciseau rajeunit. Les travaux dans
l'intérieur ont aussi commencé . On abat dans les salles du rezde-
chaussée , d'anciens murs , pour y faire de nouvelles distributions.
La façade cintrée est couverte d'ardoises , qui
regarde le couchant , vers la place du Musée , n'a pas encore.
éprouvé de changement. Elle doit être , comme les autres ,
convertie en une galerie bordée de balustres, Déjà les deux
pavillons qui la terminent sont supprimés , et présentent une
plate-forme carrée , et revêtue d'un parapet en balcon.
Tandis que ces travaux se poursuivent avec une grande activité
, on en exécute d'autres à l'entour du Louvre , pour en
dégager les approches. La démolition des maisons de la rue de
Beauvais , qui s'effectue en ce moment , élargit d'un côté la
place du Musée , et de l'autre découvre la façade du palais ,
au nord-ouest , et formant un alignement d'une grande
étendue , prolonge la perspective jusqu'à la pointe du jardin
d'Angevilliers , dont l'enceinte est réduite au niveau de l'ancienne
maison de l'Oratoire..
-
L
On voit dans la salle des exercices du Conservatoire imJUIN
1807 . 569
périal de musique , des piano-forté d'une nouvelle forme
et d'une nouvelle facture , dont on vante beaucoup le mécanisme
et les avantages. Ces instrumens sont en ce moment
soumis à l'examen du comité de l'enseignement du Conser
vatoire , dont nous ferons connoître le rapport , aussitôt qu'il
aura été publié .
— Un bloc énorme de pierre , dont on évalue le poids à
33,000 , a été traîné dernièrement du port S. -Nicolas à la place
de l'ancien Châtelet , pour y servir de base à la colonne monumentale
qu'on élève sur cette place.
-Les Romains, qui bâtirent des villes jusqu'auprès des sources
de la Garonne , connurent les eaux de Bagnères- de- Luchon ,
et en firent le plus grand usage , puisqu'ils y laissèrent des
monumens non équivoques de leurs vertus salutaires. Mais le
temps et les Sarrasins avoient tout détruit auprès de ces eaux ,
et elles sortoient à peine de dessous les ruines de leurs anciens
hâtimens , lorsque le célèbre d'Etigni les connut . Frappé des
phénomènes étonnans qui annoncent leur minéralité , et portant
une attention particulière sur tout ce qui intéresse
l'humanité souffrante , il conçut le dessein de réparer les
injures du temps et de faire oublier la barbarie des Sarrasins ;
il rendit cette ville accessible par les grandes routes qu'il fit
pratiquer sur la pente des montagnes les plus escarpées , fit
planter cette belle allée qui sépare les bains de la ville , et
alloit jeter les fondemens d'un bâtiment digne de son objet ,
lorsqu'une mort prématurée le frappa au milieu des travaux
dont la mémoire ne se perdra jamais.
Les intendans qui lui succédèrent , suivant plus ou moins
l'impulsion de leur illustre prédécesseur , concurent tous le
projet de donner à cet établissement le lustre qui lui convenoit
; et en 1785 , M. de la Chapelle commença un bâtiment
, qui se trouvoit à la moitié de son élévation à l'époque
de la révolation. f
Le premier préfet de la Haute-Garonne , M.Richard , trouvant
des vices dans l'emplacement de cet édifice , le fit abandonner
, et en fit commencer un autre plus près des sources ;
M. Desmoussaux , prefet actuel , le fait continuer avec les
même zèle , et les habitans de Bagnères ne cesseront jamais
de bénir l'administration de ces deux magistrats.
Ce bâtiment touche pour ainsi dire à sa perfection ; déjà
les deux tiers reçoivent les eaux dans des cabinets aussi propres
que commodes ; les baignoires ne présentent plus des lambeaux
de bois presqne pourris ; elles sont toutes de marbre bien
poli , et d'une seule pièce. Les autres parties de cette belle
construction , telles que les différentes salles publiques , la
570 MERCURE DE FRANCE ,
cour , les corridors et les terrasses , charment à la fois la vue
et présentent tous les agrémens de la commodité .
La construction de ce bâtiment n'est pas la seule , ni la principalé
faveur que ces eaux ont obtenue du gouvernement,
En 1766 , au moment où la princesse de Brionne en faisoit
usage , il chargea M. Richard , inspecteur - général des hôpitaux
militaires , et M. Bayeu , chimiste célèbre , d'en faire
l'analyse et ce travail fait époque dans les fastes de la
chimie.
Ces eaux , éminemment sulfureuses , produisent des cures
merveilleuses dans le rhuinatisme aigu et chronique, et notamment
dans celui-ci , lors même qu'il a fixé son siége dans la
poitrine , et qu'il forme une espèce de phthisie pulmonaire ;
leur usage est toujours suivi d'un égal succès dans les dartres ,
les gales invétérées ou répercutées , ainsi que dans les autres
maladies de la peau , même dans une espèce de lepre endémique
, dans quelques îles espagnoles ; elles produisent des
effets étonnans dans les paralysies , sur- tout lorsqu'elles prennent
leur source dans un défaut d'énergie du système nerveux ; elles
ne sont pas moins efficaces dans les maladies du système lymphatique
et glanduleux ; elles détruisent entièrement les obstructions
des viscères du bas- ventre , et , au grand étonnement
des témoins oculaires , elles dissipèrent , l'an dernier , une hydropisie
abdominale , qui avoit résisté à beaucoup d'autres remèdes
; elles sont encore très - utiles dans le traitement des affections
écrouelleuses , scorbutiques , hémorroïdales et hyppocondriaques
; elles produisent tous les ans des cures surprenantes
dans les maladies non inflammatoires de la poitrine , des reins
et de la vessie ; dans la plupart des maladies de femmes . Ou ne
finiroit pas si on vouloit faire l'énumération des maladies du
ressort de la chirurgie , dans lesquelles ces eaux ont opéré des
guérisons inattendues. On n'a ici d'autre but que de faire connoître
au public , que ce qu'il y avoit encore de désagréable
aux bains de Bagnères- de-Luchon l'an dernier , a entièrement
disparu , et se trouve remplacé par tout ce qu'on peut desirer
de comnrode et de propre.
NOUVELLES POLITIQUES.
Naples , 3 juin.
Six mille Napolitains, commandés par le général Philipstadt
, ont débarqué à Reggio; ils s'annonçoient comme les
restaurateurs et les conquérans du royaume de Naples . S. M.
ordonna au général Regnier de ne mettre aucun obstacle à
JUIN 1807. 571
leur établissement dans le pays , et de se retirer à leur approche ,
afin de leur donner quelque confiance. Conformément à ces
ordres , notre avant-garde évacua Seminara , Rossano et
Mileto. Le général Philipstadt , ne se doutant pas du piége
qui lui est tendu , s'avance avec son corps d'armée , et menace
Monte-Leone ; mais S. M. ne voulant pas abandonner à
la fureur et à la vengeance de ces nouveaux conquérans une
ville aussi fidelle et aussi dévouée , donna l'ordre au général
Regnier , qui avoit été renforcé par une partie de troupes
qui sont dans la Calabre , d'attaquer et de culbuter l'ennemi.
Le combat eut lieu , le 28 mai , auprès de Mileto , et tout le
corps commandé par le général Philipstadt , fut ou tué ou
fait prisonnier ; à peine quelques hommes de cavalerie purentils
regagner Reggio . On assure que le général en chef commandant
cette expédition, est au nombre des prisonniers. Tous
les peuples de la Calabre ont tenu une conduite digne des plus
grands éloges. Les citoyens de toutes les classes sont accourus
pour combattre l'ennemi commun , qui venoit proclamer
le brigandage et le massacre des propriétaires.
(Giornale Italiano . )
Rome, 2 juin.
Voici un extrait des cérémonies qui ont eu lieu le jour
de la Trinité , pour la canonisation des cinq bienheureux :
François Caracciolo , fondateur des Clercs-Réguliers mineurs;
Benoît de S. Fradelo , laïc-profes des Mineurs de l'Observance
réformés de Saint- François ; Angel Merici , du tiers ordre
de Saint- François , fondatrice des Danes de Sainte-Ursule ,
dite les Ursulines ; Colette Boilet , réformatrice de l'ordre de
Sainte- Claire ; et Jacinthe Marescotti , noble romaine , religieuse-
professe du tiers- ordre de Saint- François.
Le Souverain pontife ayant été reçu à la porte de la basilique
par le chapitre du Vatican , arriva à l'autel où le Saint-
Sacrement étoit exposé , et se replaçant ensuite sur son fauteuil
, il fut porté sur le grand théâtre dressé pour cette auguste
cérémonie. Là , monté sur le trône magnifique qui lui
avoit été préparé , il reçut les hommages des cardinaux , des
archevêques , des évêques , des abbes mîtrés et des pénitenciers.
Ensuite S. Em. le cardinal Caracciolo , procureur de la
canonisation , accompagné d'un maître des cérémonies et de
l'avocat consistorial Stanislas Angelotti , s'avança vers le trône
pontifical , et fléchissant le genou , ledit avocat fit , au nom
de S. Em. , la première instance pour la canonisation des
cinq bienheureux. Il lui fut répondu , au nom de S. S. , par
Mgr. Devoti , archevêque de Carthage et secrétaire des brefs
572 MERCURE DE FRANCE ,
des princes , que l'intention du S. P. étoit qu'on implorât les
lumières divines par l'intercession des saints . Alors le chef de
l'Eglise et toute l'assemblée s'étant mis à genoux , les litanies
des saints furent chantées par les chantres pontificaux .
La seconde instance fut faite ensuite par l'avocat consistorial
, et M. l'archevêque de Carthage répondit , au nom de
S. S. , que , par de nouvelles prières , il falloit , dans cette
importante affaire , implorer les lumières du ciel . Et soudain
le S. Pere , déposant la mître et se mettant à genoux. S. Em.
le cardinal premier diacre dit à haute voix Orate. Quelque
temps après , S. Em. le cardinal second diacre dit : Levate.
Alors le S. Père entonna l'hymne Veni Creator , qui fat
chanté en musique ; et lorsqu'il fut terminé , S. S. chanta
l'oraison du Saint-Esprit.
'Le souverain pontife s'étant de nouveau assis , S. Em. le
cardinal Caracciolo , et l'avocat Stanislas Angelotti firent la
troisième instance pour la canonisation , en ces termes : Instanter,
instantius , instantissimè . M. l'archevêque de Carthage
répondit : « S. S. juge que c'est une chose agréable à Dieu ,
» que les cinq bienheureux soient mis au nombre des Saints . »
Alors tous les cardinaux et toute l'assemblée étant debout ,
le souverain pontife , assis sur son trône , prononça la sentence
de la canonisation des BB. François Caracciolo , Benoît
de Saint- Fradelo , Angele Merici , Colette Boilet , et Jacinthe
Marescotti.
Au nom de S. Em. le cardinal procureur Caracciolo , l'avocat
Angelotti reçut cette sentence , rendit graces à sa Béatitude
, et la supplia d'expédier des balles apostoliques.
S. S. répondit : Decernimus. Le cardinal procureur baisa la
main et les genoux du S. Père ; l'avocat consistorial debout se
tourna vers les protonotaires apostoliques , les pria de dresser
l'acte de canonisation , et le plus ancien lui répondit : Conficiemus.
L'avocat appela ensuite pour témoins par ces mots ,
vobis testibus , les cameriers secrets placés autour du trône.
Alors le souverain pontife entonna le Te Deum ; soudain
se firent entendre les trompettes du maître du sacré palais ; les
trompettes du peuple romain , les cloches de la basilique
les décharges des boîtes et de l'artillerie du château Saint-
Ange. Alors , au signal donné par les cloches du Capitole
celles de toutes les églises de Rome firent retentir les airs pendant
une heure entière , et toute la cité fut émue d'une sainte ,
rapide et commune allégresse .
Après la fin du Te Deum , S. Em . le cardinal diacre chanta
le verset : Orate pro nobis sancti Francisce , Benedicte ?
Angela , Coleta et Hyacintha ; et les chantres répondirent :
JUIN 1807 . 573
*
Ut digni efficiamur , etc. Ensuite le S. P. récita l'oraison
particulière des nouveaux saints . Le cardinal diacre chanta le
Confueor , en ajoutant , après les noms des SS . apôtres
Pierre et Paul , ceux des nouveaux saints . Enfin , le souverain
pontife chanta les prières accoutumées de la bénédiction ,
en y comprenant les noms des nouveaux saints , et bénit l'immense
multitude présente à cette solennité.
L'acte de la canonisation étant ainsi terminé , et les cierges
que portoient allumés LL . EEm. , ainsi que les prélats , le
clergé séculier et régulier , èt tous ceux qu'on avoit convoqués
à cette fête solennelle , ayant été éteints , le souverain pontife
fut conduit à un trône moins élevé , où , après avoir été revêtu
de ses habits pontificaux , il chanta une messe solennelle avec
le cérémonial usité. Après l'évangile , chanté en grec et en
latin , le S. P. prononça une savaute et touchante homélie.
Après le Confiteor, dit par S. Em . le cardinal -diacre , S. Em.
le cardinal - évêque assistant demanda et publia l'indulgence
plénière de sept années et de sept quarantaines , pour ceux
qui ont assisté à la canonisation , et pour ceux qui ont visité
les tombeaux des nouveaux saints. Alors le S. P. donna solennellement
la bénédiction pontificale . Après l'offertoire , il
s'assit et reçut sur ses genoux les offrandes faites pour chaque
saint , de cierges , de pains , de vin , de deux colombes , de
deux tourterelles et de plusieurs autres espèces d'oiseaux ,
emblêmes mystiques , dont le sens est expliqué dans un livre
des rits de la canonisation .
Eu présentant les offrandes , LL. EE. ont baisé les mains
et les genoux , et leur suite les pieds de S. S.; ils sont tous
retournés successivement aux places qui leur étoient assignées ,
à l'exception du cardinal Carracciolo , qui , comme procureur
de la canonisation , est resté auprès du trône jusqu'à ce que
toutes les offrandes aient été terminées.
S. S. ayant lavé ses mains , a continué la messe solennelle ,
et a donné à la fin Ja bénédiction accoutumée . Déposant ensuite
le pallium , elle est remontée sur son fauteuil , et a été
portée dans la chapelle de la Piété , où elle a déposé ses habits
pontificaux , assistée de S. Em. le cardinal archiprêtre de la
basilique du Vatican , et de deux chanoines du chapitre.
Ainsi s'est terminée cette majestueuse cérémonie , à la satisfaction
générale de tous les habitans de Rome , et de
l'immense concours des étrangers que cette auguste solennité
avait attirés dans la capitale du monde chréne
Venise , 3 juin.
e .
Le 2 mai , une escadre russe , composée de 2 vaisseaux de 74 ,
d'une corvette et d'une polacre de 20 canons , se présenta sur
574 MERCURE DE FRANCE ,
les côtes de Salonique , et jeta l'ancre à trois lieues de la ville .
Après être restée stationnaire pendant quelques jours , sans
doute pour se donner le temps de mûrir ses grands projets ,
le contre-amiral Greick se décida à envoyer au commandant
tirc , à Salonique , un parlementaire avec une dépêche écrite
en grec , dont voici la traduction :
« Le commandant de la ville livrera sur-le- champ au
» contre-amiral russe , le consul et tous les Français qui se
>> trouvent à Salonique , avec leurs propriétés et celles de
>> leurs correspondans , si mieux il n'aime payer 200,000 se-
» quins de Venise. En cas de refus , l'escadre russe s'avancera
» pour incendier la ville. »
->
A cette sommation étoit joint un billet du contre-amiral
Greick , dans lequel il avoit pris soin d'accumuler les nouvelles
les plus absurdes. Suivant lui , l'Empereur Napoléon
avoit été complétement battu , et poursuivi jusqu'à Berlin ;
une armée russe s'avançoit sur Constantinople , et s'étoit déjà
emparée de Sofia , d'Andrinople ; et dans un pareil état de
choses , on ne pouvoit sans folie songer à opposer aucune
résistance . Le commandant turc répondit , sans daigner faire
attention à toutes les absurdités contenues dans le billet da
contre-amiral , qu'il ne livreroit ni les Français ses alliés , ni
les deux cent mille sequins , et que si les Russes s'avançoient ,
il sauroit bien les accueillir à coups de canon.
Le parlementaire se retira en faisant les menaces les plus
violentes ; les batteries furent sur-le-champ mises en état de
défense on attendoit à chaque instant l'arrivée de l'escadre
russe ; et c'est avec le plus grand étonnement , qu'après vingtquatre
heures , on l'a vue lever l'ancre , et s'éloigner à pleines
voiles.
Hambourg, 9 juin.
Les lettres de la Grande-Armée française donnent les détails
suivans sur la position que doit occuper l'armée d'observation
commandée par M. le maréchal Brune. Les troupes hollandaises
, placées jusqu'ici sur l'Elbe et dans le Mecklenbourg ,
et commandées par M. le général Dumnonceau , formeront la
pointe la plus avancée de l'aile gauche , dont le quartiergénéral
sera à Coeverden ; l'aile droite , composée de Francais,
est appuyée à l'Oder et au Frisch-Haff ; les troupes espagnoles
occuperont le pays d'Hanovre , et y seront rendues vers
le 15 juin. On forme en outre à Magdebourg une réserve
particulière , dont les contingens allemands feront partić.
Cette armée a en front les côtes de la Poméranie , les embouchures
de la Trave , de l'Elbe , du Weser et de l'Ems , et peut
se porter en très-peu de temps sur les différens points où son
secours seroit jugé nécessaire.
JUIN 1807 . 575
Les dernières lettres reçues de Lubeck portent qu'il est
faux que les vaisseaux danois aient reçu ordre de quitter surle-
champ ce port , ainsi que le bruit en avoit couru . Le patron
de navire Brallenberg , qui a mis à la voile de Pillau , le 31
mai , a passé devant les frégates suédoises sans être arrêté .
On mande de Tanger, en date du 6 avril , que le dey d'Alger
a déclaré la guerre au bey de Tunis. Les mêmes nouvelles
portent qu'un ambassadeur tunisien , destiné à visiter les cours
de Madrid et de Lisbonne , est arrivé à Gibraltar.
--
PARIS, vendredi 19 juin.
D'après les ordres de S. M. l'EMPEREUR et Roi , la cour
a pris le deuil le 15 juin , à l'occasion de la mort de
S. M. l'impératrice d'Autriche. Ce deuil durera vingt et un
jours premier temps , onze jours ; second temps , dix jours.
Le premier temps en noir ; le second temps en noir et blanc.
Deux conscrits de 1808 , de la Loire- Inférieure , ont fait
arrêter un habitant de la campagne qui les excitoit à la désertion
; cet individu est en jugement. Ce département se distingue
par la bonne volonté de ses conscrits. A peine comptet-
il quelques réfractaires ; on remarque sur-tout l'arrondissement
de Paimboeuf , qui n'en compte pas un seul depuis
l'an 13 ; une situation si satisfaisante est due au bon esprit
qu'entretient dans cette partie du département M. le souspréfet
, dont on ne sauroit trop louer le zèle et l'activité.
Les réfractaires continuent de se présenter volontairement
dans le département de Sambre et Meuse ; on a vu dernièrement
que ceux du canton d'Oirsbeck étoient venus , au nombre
de 55 , solliciter le pardon de leur faute ; ce nombre s'élève
aujourd'hui à 80. Les réfractaires du canton de Saint-Trond ,
jaloux d'imiter un si bel exemple , ont également demandé à
rejoindre leurs drapeaux ; 39 ont déjà obtenu cette faveur.
(Moniteur. )
-On mande de la Rochelle , en date du 10 de ce mois , que
six vaisseaux et une frégate ennemis croisent et mouillent
presque tous les soirs à l'entrée du perthuis d'Antioche ; quelquefois
un vaisseau y entre ; quatre vaisseaux sont constamment
mouillés à l'entrée du perthuis Breton. Une corvette
et un cutter se détachent parfois pour communiquer avec ceux
qui bloquent Antioche .
- M. Debosque , capitaine de louveterie de la quatorzième
conservation forestière , a rendu à S. A. S. Mgr. le prince de
Neuchâtel , ministre de la guerre , premier maréchal de l'Em576
MERCURE DE FRANCE ,
er
pire et grand-veneur de France , le compte des bêtes fauves
tuées dans cette conservation , depuis le 1ª maí 1806 , jusqu ': u
1er du même mois 1807. Il en résulte que dans le département
de l'Aude où réside le capitaine , il a été tué 3 ours , 111 loups,
51 renards et 11 blaireaux; que dans le département del'Hérault,
il a été tué 39 loups ; que dans celui de l'Aveyron , il a été tué
71 loups ; et dans le département des Pyrénées- Orientales ,
17 loups , 5 renards et 1 blaireau. Total des bêtes fauves tuées
dans la quatorzième conservation : 3 ours , 238 loups , 56
renards et 12 blaireaux ; en tout 289.
Une lettre de M. le procureur impérial du tribunal
d'Angers enjoint à tous les maires de son ressort de relater
dans tous les actes civils dans lesquels figurent d'une manière
quelconque les membres de la Légion-d'Honneur , leur qualité
de légionnaire , attendu que ce titre est à la fois un témoignage
précieux de la bienveillance de S. M. , et une preuve
des services rendus à l'Etat.
- On mande de Strasbourg que M. le sénateur général
Sainte-Suzanne a perdu sa femme , qui est morte en couches
dans la 29° année de son âge.
+
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 13. -C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc Soc got
ooc oof ooc ooc ooc oof ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Item. Joniss , du 22 sept . 1807 , 73f. 50c oof ooc oof
Act. de la Banque de Fr. 1260f noc . ocouf. oooof ooc ooc
-
DU LUNDI 15. -C pour 0/0c. J. du 22 mars 1807 , 76f 76f 100 15c 200
35c 25c ooc ooc ooc oc. ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
'Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f 50c. 6oc . 0ỌC ODC
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooof ooc . o00of
- DU MARDI 6. C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 50c 6c 50c6or
50c one ooc. ooc moc ooc ovc . oof oor ooc coc ooc oof oof ooc
Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f. 90c 74f ooc ooc ooc. ooc oce
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c cooof ooc oooof. 000of
DU MERCREDI 17 .
-
Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 50c 40c 50€ 60€
ooc oof ooc onc . ooc oof ooc o c . ooc of ooc. ouf.
'Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 74f 73f. 9oc . 74f ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c 127of ocoof oof
DU JEUDI 18.- C p . ojo c . J. du 22 mars 1807 , 76f65c 6oc 65c 70c 00€
OOC OOC ooc coc ooc ooc ooc ooc ooc ose ooc o‹ c ooc ooc ooc coc ooc
Idem, Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73Fgoc ooc oof ooc oọc oofooc
Act . de la Banque de Fr. 1276f. coe ouoof ooouf. 000of
DU VENDREDI 19. -C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 6oc 5oc . 6oc
55c 6oc oof ooc ooc ooc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ODC ouǝ
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f 9c 74f. god ooc voc
Act. de la Banque de Fr. 1268f 750 0000f0000f
89
DE
( No. CCCX. )
( SAMEDI 27 JUIN 1807. )
1 : ཉིན་ ཅན་པ་སྡུག་པ :
MERCURE
།།
ft.
DENT
DE FRANCE.
POÉSIE.
"
kb "
LA
SEINE
10
ÉPISODE DE CAMILLE ,
Fragment du troisième volume de l'ENÉIDE , traduite par
6.70 1 M. de Gaston. (1)
En liv. X1 , vers 532.
DANS le ciel , cependant , la fille de Latone ,
› Près de la jeune Opis, aux plaintes s'abandonne :
« O vierge , tu connois les secrets de mon coeur ;
» Camille , dès long- temps , mérita ma faveur !
» Elle vole aux combats ; ma tendresse alarmée ,
» De mon arc, de mes traits l'avoit en vain armée :
Apprends , Nymphe chérie , apprends que mon secours
» De Camille au berceau sut conserver les jours..
» Son père , Métabus , qui sur Priverne antique ,
>> Long- temps appesantit un sce, tre tyrannique,
>> Par les Volsques er fin chassé de ses Etats ,
» Exilé , fugitif, emporta dans ses bras
» Ce rejeton naissant de sa triste famille .
Du nom de son épouse il appela sa fille :
4 ,

1.A
(1 ) Les deux premiers volumes de cette traduction , adoptée pour les
lycées , se trouvent chez le Norm nt . Prix des deux voluines : 7 fr. 20 c.,
et le double ea papier vélia. Le dernier volume paroîtra dans l'année.
12
580 MERCURE DE FRANCE,

.
Et de ce grand théâtre assidus spectateurs ;
Nous pourrions négliger le drame et les acteurs ;
Ces scènes où Clio consacre à la mémoire
Des siècles écoulés et la honte et la gloire ;
Et , citant les témoins , juge sans intérêt ,
Aux cr mes aux vertus prononce leur arrêt !
L'homme , agrandi par elle , a franchi les limites
Qu'aux temps ainsi qu'aux lieux la nature a prescrites.
Tout pays est le sien : il vit dans le passé.
C'est pour lui qu'autrefois les sages ont pensé :
Il leur parle , il entend leur doctrine profonde ,
Témoin de tous les temps , et citoyen du Monde.
1602 1. M. DESAINTANGE .
ENIGME. ;
t
Je suis un être inanimé ;
D'un être vivant je suis père...
Je n
puis me passer de mère ;
Sans père souvent je suis né."
* ; LOGOGRIPHE
༢ ་ ་་་
I

LECTEUR , de mes neuf pieds j'use avec avantage ;
En se vant les humains je reçois leur hommage;
Ils doivent la plupart leu fortune à mes soins.
Aussi , pour prévenir leurs différens besoins,
Je fréquente la cour ainsi que les provinces :
On me voit en tous lieux , et sur-tout chez les princes.
Les sots qui vont sans moi perdent souvent leur temps;
Avec les gens d'esprit j'exerce mes talens :
D'une chose qui plait j'emprunte la figure,
Et c'est pour réussir la rout la plus sûre.
En me décomposant , fu trouveras en moi
Un vase très commun que chacun a chez soi ;
L'habit des animaux ; ce qu'on sait sur la vue;
Une arme très antique, à présent inconnue ;
Ce que tout chirurgien applique à bien des maux
Un meuble destiné pour prendre du repos.
Et , quoique je paroisse un être assez bizarre , "
Je suis un beau vernis dont l'homme adroit se pare.
CHARADE.
T
SOUVENT en main l'on a mis mon dernier ,
Pour se disputer mon entier ,
1
Qui ne valoit pasmon premier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Enigme.
Celui du Logogriphe est Vaisseau , où l'on trouve Ives , ais , as ,
visa, vie, vase , vis , eau , veau , Asie , si ( conjonction ) , si ( note de
musique , avis , aveu , ave.
Celui de la Charade est Pont- Oise.
JUIN 1807 O
581
1102
DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE EN EUROPE .
Des systèmes analogues ont régné dans le dix - huitième
siècle sur l'ordre général et sur l'ordre particulier des choses :
Dans l'univers , l'harmonie a résulté de l'opposition réciproque
des êtres et des élémens ;
Dans le monde politique , de l'équilibre politique des Etats ;
Dans chaque gouvernement, de la balance des différens
pouvoirs ;
Dans l'homme lui-même , du choc de passions contraires.
La sublime vertu , la sagesse éclairée , dit Helvétius , sont le
>> fruit des passions. »
que
C'est-à -dire , que les mêmes philosophes n'ont vu partout
de grands combats , et ont voulu constituer l'homme ,
l'Etat , le monde politique , l'univers entier , par des équilibres
de forces opposées ; au lieu que la nature établit partout de
grands pouvoirs , et constitue l'homme , l'Etat , le monde politique
, l'univers , par une direction unique de forces communes:
L'homme , en subordonnant ses passions au pouvoir
de sa raison ;
L'Etat , en subordonnant tous les hommes au pouvoir d'un
homme ;
Le monde politique , en subordonnant tous les peuples au
pouvoir d'un peuple ; l'univers , enfin , en subordonnant tous
les êtres au pouvoir d'un être , le premier et le seul nécessaire
des êtres analogie parfaite , rapports semblables dans des
systèmes différens , d'où naissent l'ordre dans chaque partie
du système général , et l'harmonie entre toutes les parties.
:
Balance , équilibre , lutte entre des forces opposées , où le
repos est un accident , et la guerre un état : petites images
dont on a voulu faire de grandes idées.
La balance des pouvoirs , idée fausse , puisqu'elle suppose
plusieurs pouvoirs dans un même Etat , et qui n'est au fond
que l'insurrection des fonctions contre le pouvoir dont elles
émanent , soutenue par Montesquieu , combattue par Jean-
Jacques Rousseau , a été mise , par l'expérience de la révolution
, au rang des plus funestes chimères qui aient égaré les
esprits et trouble les Etats.
On entend , je pense , par équilibre politique , cet état dans
lequel un peuple , ou plusieurs peuples alliés , balancés par
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
un autre peuple ou par une autre confédération de peuples ;
avec parité de moyens et de ressources , seroient en repos par
cette égalité de forces qui se détruiroient mutuellement : idée
transportée de la dynamique dans la politique , et tout- à-fait
digne d'un siècle conséquent dans ses erreurs , et qui a voulu
faire la société machine , comme il a fait l'homme machine.
En effet , il est aisé de remarquer que , dans ce système , on
ne tient compte que des forces physiques , et que l'on ne
prend en aucune considération la force morale du caractère , da
génie et des connoissances , la plus puissante de toutes les forces
dans la société civilisée , et le mobile de toutes les autres :
force toujours plus grande à mesure que la société est plus
avancée , et qui seroit au plus haut degré d'intensité dans une
societé parvenue au plus haut point de civilisation . Je sup→
pose même qu'il fût possible de mettre en parfait équilibre
entre deux Etats ou deux confédérations d'Etats la population
et les finances , il faudroit encore que la constitution , qui
donne les moyens les plus prompts et les plus efficaces de
lever l'argent et de disposer des hommes , fût parfaitement
semblable de part et d'autre ; il faudroit que la situation du
territoire , qui offre des moyens plus ou moins heureux d'employer
les hommes et l'argent , fût des deux côtés également
favorable à l'attaque et à la défense : ce qui n'existe nulle part ,
et ne peut exister. Et enfin quand tout , absolument tout , popa-
Jation , finances , constitutions , circonstances , nature même
des lieux , seroit exactement égal entre les deux parties qu'on
"veut mettre en équilibre , il suffiroit toujours , d'un côté ou
d'autre , d'un homme de plus ou d'un homme de moins pour
rompre cet équilibre si parfait , puisqu'il suffit d'un homme
de plus ou de moins pour rétablir l'égalité même entre de
grandes inégalités de population , de finance , de constitution
, etc.
Sans doute le nombre des combattans seul décidoit autrefois
entre les Huns et les Alains , comme il décide encore entre les
diverses peuplades des sauvages de l'Amérique ; mais est- ce
par le nombre de leurs soldats ou par la supériorité de leur
ginie qu'Alexandre a vaincu les Perses , qu'Annibal s'est soutenu
en Italie , Sertorius en Espagne , ou que César a triomphé
de Pompée ? Ximenès et Richelieu n'ont-ils pas gouverné
l'Espagne et la France , et abaissé , dans l'une et dans l'autre ,
des grands inquiets et factieux , plutôt par l'ascendant de leur
caractère que par les moyens de force dont ils pouvoient disposer
? Gustave et Frédéric , souverains de petits Etats , ont- ils
Jutté avec tant de succès contre la maison d'Autriche à force
de puissance ou à force de génie ? N'est-ce pas par l'habileté de
ses généraux et de ses ministres , plus encore que par la force
JUIN 1807
583 .
de ses armées , que Louis XIV a bravé l'Europe conjurée
contre lui ? Et , pour en donner un exemple plus rapproché
de nous , et le plus éclatant dont l'histoire des sociétés fasse
mention , est-ce par ses forces physiques ou par l'impulsion
morale qu'elle a reçue de la révolution et par la direction
que donne à tous ses moyens la force de tête et de caractère
de l'homme qui la gouverne , que la France , au moment présent,
domine l'Europe et dicte des lois au continent ? Or , cette
force morale ne peut entrer dans aucun système prévu d'équi
libre , parce qu'elle ne peut être l'objet d'aucun calcul . On
diroit même que la Providence , qui n'a pas fait du monde
moral un vain amusement pour l'homme , comme du monde
matériel , a refusé à notre curiosité l'intéressant spectacle des
grands hommes opposés les uns aux autres , avec des forces
égales de génie et de caractère , puisqu'elle les fait naître
presque toujours à longs intervalles les uns des autres , tantôt
chez un peuple , tantôt chez un autre , et bien moins pour
maintenir des équilibres , que pour rétablir ou conserver le
pouvoir ; et lorsque plusieurs hommes de même force se rencontrent
en même temps chez le même peuple , l'équilibre
qu'ils cherchent entr'eux trouble l'Etat. « On se plaint quel-
» quefois , dit Hénault , de la disette des grands hommes. Il
» n'y a pas de plus grand malheur pour des Etats que ce
» concours de personnages puissans qui prétendant tous à
» l'autorité , commencent par la diviser , et finissent par
» l'anéantir. >>
L'équilibre n'entre donc pas dans le système naturel du
gouvernement des sociétés ; et l'on peut même avancer que
tant que des peuples voisins , ou même des partis différens
sont en guerre les uns contre les autres , ils cherchent à se
mettre en équilibre ; et que , tant qu'ils cherchent l'équilibre ,
ils sont en guerre : cercle vicieux dont ils ne peuvent sortir
qu'en recourant à l'unité de pouvoir.
C'est là l'histoire de tous les peuples , et la cause de tous
leurs débats.
Que présente l'histoire des premiers empires de l'Asie ,
Assyriens , Babyloniens , Macédoniens , Perses , Mèdes , etc. etc.:
des peuples qui croissent , qui s'élèvent , et , sous la conduite
d'un chef audacieux , qui aspirent à l'égalité avec leurs
maîtres ou leurs voisins , bientôt à la domination ; qui parvenus
à l'empire , sont attaqués et renversés à leur tour , et , dans
cette vaine poursuite d'équilibre , tombent les uns sur les
autres , dit M. Bossuet , avec un fracas effroyable.
L'histoire de la Grèce n'est que l'histoire de l'éternelle rivalité
de Sparte et d'Athènes , troublées au dedans par la balance
.I 4
584 MERCURE DE FRANCE ,
des pouvoirs , cherchant au dehors l'équilibre entr'elles , se.
détruisant l'une l'autre , et bouleversant leur pays , de peur,
disoit Cimon , ( 1 ) de laisser la Grèce boiteuse , ou de rester
l'une ou l'autre sans contre-poids : car on voit que l'idée
d'équilibre avoit commencé chez les Grecs comme toutes les
idées fausses et subtiles en morale et en politique.
Les Romains , aveugles instrumens de plus hauts desseins ,
rudes précepteurs , accoutumèrent les premiers l'Univers à
l'unité de domination ; mais tant que la puissance resta indécise
et en équilibre , le sang coula dans les trois parties du
Monde , comme il coula dans Rome tant que le pouvoir fut
en balance entre les factions.
Dans cet équilibre de peuples , la balance pencha toujours
du côté où Rome mit sa pesante épée ; mais quand toute résistance
fut vaincue , quand tous les partis furent détruits , et
qu'il n'y eut plus ni balance de pouvoir au dedans , ni au
dehors équilibre de force , le Monde respira . Auguste , devenu
l'homme nécessaire , postquam omnem potestatem ad unum
conferri pacis interfuit , dit Tacite , Auguste ferma le temple
de Janus , et il régna sur Rome comme Rome sur l'Univers.
2.
Les Barbares arrivèrent à leur tour des confins du Monde
où Rome et sa domination n'avoit jamais pénétré : ils accouroient
pour partager une puissance que Rome ne pouvoit
plus retenir , depuis que le pouvoir étoit en équilibre entre
plusieurs Césars, comme il l'avoit été une fois entre trente tyrans.
Dans cet équilibre du peuple ancien et du peuple nouveau ,
ou des Barbares de l'ignorance et des Barbares de la corruption
, Rome succomba ; le peuple-roi fut détrôné : et alors
commença pour l'Univers un long interrègne et l'anarchie des
armes , plus tumultueuse sans doute , mais moins honteuse et
moins atroce que l'anarchie des lois. Bientôt la puissance fut
en équilibre entre tous ces conquérans qui se poussoient et se.
remplaçoient les uns les autres ; et cette longue oscillation qui
marqua le passage des temps du paganisme à ceux de la chrétienté
, et qui remplit toujours l'intervalle d'un système à un
autre , fut l'époque des plus effroyables calamités .
Je ne parlerai pas de l'empire d'Orient. La religion et
l'empire avoient été transportés en Grèce , où le petit esprit
et la fureur des partis s'étoient conservés comme dans leur
pays natal. La religion n'y fut guère qu'un sujet de controverse
, et le pouvoir qu'un objet de rivalité. La balance pencha
tantôt pour un parti , tantôt pour un autre ; et dans ce vain
( ) Voyez l'Histoire Ancienne de Rollin.
JUIN 1807.
585
équilibre , qui jamais ne se fixa, la religion fut livrée au
schisme, et l'empire au glaive et à l'oppression . " тр
Struebat jam fortuna in diversa parte terrarum initia
causasque imperii : c'est ainsi qu'un païen annonce une des
grandes révolutions de l'empire romain ; et un chrétien doit
dire que
la Providence qui veille à la conservation du Monde ,
élevoit , dans le secret de ses desseins , un nouveau maître pour
un nouvel Univers .
Un rejeton , tiré des forêts de la Germanie , vint dans la
Gaule chrétienne , s'enter sur le vieux tronc de la domination
romaine ; et c'est avec raison que notre Corneille a dit , dans
Attila, parlant de ce temps :
Un grand destin commence , un grand destin s'achève :
C'est l'Empire qui cheoit , et la France s élève .
Les Francs portant avec eux , comme dit Montesquieu , la
monarchie et la liberté , embellirent la vigueur d'une monarchie
barbare par la politesse et l'urbanité romaine , et tempérèrent,
par la sagesse et la douceur du christianisme , une
liberté encore sauvage,
La France , appelée à recueillir l'héritage de Rome , et à
exercer sur le monde chrétien , par l'ascendant de ses lumières
et de sa civilisation , l'influence que cette reine des nations
avoit obtenue par la force des armes sur le monde païen ; la
France s'étoit à peine élevée sur l'horizon de l'Europe , à
peine elle étoit sortie de l'état d'enfance où la retint , sous la
première race de ses maîtres , l'équilibre de pouvoir entre tons
ces rois , fils , frères ou neveux les uns des autres , et qui récem
ment échappés aux idées domestiques d'une société naissante ,
partageoient le trône comme une succession de famille , et
déjà elle promettoit à l'Europe un vengeur et un appui , et
se montroit digne d'être la fille aînée de cette grande famille
en repoussant des hordes innombrables de Barbares , qui ,
après avoir forcé , du côté de l'Espagne , la barrière de la
chrétienté , venoient troubler cette colonie naissante dans les
premiers travaux de son établissement.
Dès-lors la France , avançant vers son système naturel de
politique et de religion , sembloit attendre celui qui devoit l'y
fixer ; et lorsque Charlemagne parut , déjà assez forte pour
porter un grand homme et seconder ses vues , elle monta sur
le trône de l'Europe , d'où elle ne devoit descendre que pour
son malheur et celui du Monde. Charlemagne , si toute comparaison
avec des païens n'est pas indigne de ce héros de la
chrétienté , Charlemagne fut l'Auguste et l'Empereur de
l'Europe , dont son aïeul avoit été le César et le dictateur.
586 MERCURE DE FRANCE ,
Dès ce moment la France , jusque-là la seule puissance de
la chrétienté latine , en devint la première par sa force , son
attachement à la Foi , ses lumières , ses lois , ses moeurs , ses
écoles , sa chevalerie , ses prélats , la dignité de ses rois :
« autant élevés au- dessus des autres rois , dit un écrivain da
» moyen âge , que les rois sont élevés au - dessus des autres
» hommes. » Aussi dans la grande conscription des nations
chrétiennes commandées pour aller en Asie prévenir , dans ses
desseins , cette puissance redoutable qui menaçoit d'envahir
l'Europe , la France se montra digne d'être , sous ses rois ,
l'épée de la chrétienté dont elle avoit été le bouclier sous un
maire du palais , et elle eut la première et la plus grande part
à ces mémorables entreprises. Revenue en Europe , si elle ne
fut pas toujours heureuse , elle fut toujours respectée : elle
perdit des provinces , et ne déchut jamais de la considération.
Des vassaux plus puissans que ses rois , des rois étrangers devenus
ses vassaux , battirent ses armées et s'humilièrent devant
son sceptre. Ils firent équilibre à la puissance de ses monarques
( et ce furent les temps de nos plus grands malheurs et de nos
plus grands désordres ) ; jamais ils ne balancèrent leur dignité ;
et la France fut toujours l'oracle des peuples , et quelquefois
l'arbitre des rois : car il faut observer que l'empire du monde
politique , qui avoit été , dans les temps du paganisme , la domination
des armes , devoit , dans les temps chrétiens , être ,
avant tout , l'influence de la raison et l'exemple des vertus.
Au quinzième siècle , la scène change , et la puissance passe
à la maison d'Autriche , mieux placée que la France pour
défendre la chrétienté contre les Turcs qui s'avançoient de la
Grèce vers les frontières orientales de l'Europe : car , il faut le
dire , la conservation et les progrès de la chrétienté , et de la
civilisation qui marche à sa suite, sont le pivot sur lequel
roule le système général de la politique des temps modernes.
La France et même l'Autriche , méconnurent ce grand et
premier objet des révolutions humaines. François Iˇ , jaloux
d'une puissance qu'il n'auroit pu exercer avec le même avantage
, essaya en vain de la partager ; et Charles - Quint , à qui
elle n'avoit pas été donnée pour troubler l'Europe , ne put sur
aucun point entamer la France dont il tenoit le roi dans les
fers. Les divers Etats de l'Europe furent entraînés de l'un ou
de l'autre côté de la balance dans l'équilibre que cherchoient
entr'elles ces deux grandes puissances ; et l'Angleterre sur-tout,
qui paroît avoir conçu la première tout le parti qu'elle pouvoit
tirer du système d'équilibre continental , passa fréquemment
d'un côté à l'autre , suivant les caprices du roi qui ne permettoient
aucune suite, et la politique de la nation. Tandis que l'AuJUIN
1807.. 587
triche défendoit par ses armes le territoire de la chrétienté
contre les Infidèles , la France, avec ses magistrats et ses universités
, en défendoit les maximes contre les novateurs ; et ses
docteurs parurent avec autant d'éclat dans les conciles , que
jadis ses guerriers avoient paru aux Croisades .
Enfin , après une oscillation assez longue , temps de troubles
et de désordres , l'Autriche affoiblie par des partages de famille
, rentra dans les voies de sa politique naturelle ; et la
France , devenue plus forte par l'abaissement des factions et
par le triomphe de la religion et de la monarchie , ressaisit
Sous Louis XIV le sceptre de l'Europe , et y exerça la domination
de ses armes , de sa littérature, de ses lois , de ses moeurs,
peut-être un peu trop du faste de son monarque et des plai
sirs de sa cour.
L'Europe se ligua en vain pour faire équilibre à la puissance
de Louis XIV , et ne put pas même la balancer. Malgré
P'Europe entière , il s'empara de la Flandre , de la Franche-
Comté , de l'Alsace , envahit la Hollande , fit trembler l'Allemagne
; exigea des satisfactions de l'Espagne et des réparations
de la cour de Rome ; fit craindre ou respecter la chrétienté
des peuples les plus barbares ; et même sur la fin de
son règne , lorsque la France affoiblie par la vieillesse du
monarque , peut-être par ses fautes ou par ses malheurs per
sonnels , ses armées battues , ses finances épuisées , ses peuples
accablés de tous les fléaux , même de ceux de la nature , résistoit
à peine à une ligue formidable , dirigée par le génie d'Eugene
et de Marleborough, Louis XIV affermissoit sur le trône
d'Espagne un rejeton de sa race, et la France se montroit véritablement
la reine de l'Europe , puisqu'elle lui donnoit des
rois.
Ce fut le plus grand honneur que la France pût recevoir;
mais ce fut aussi le dernier. Après la mort de Louis , elle ne
fit que décheoir , sinon encore de la puissance , du moins de
la considération. Mais , avant de retracer cette époque douloureuse
de l'histoire de notre temps , il convient de s'arrêter un
moment sur le traité célèbre qui signala les commencemens
du siècle de Louis XIV, ou plutôt de son règne : traité où les
publicistes ont cru trouver quelque fondement au système de
f'équilibre politique de l'Europe.
La réformation de Luther , l'événement religieux de l'histoire
moderne le plus important en politique , avoit divisé les
esprits en Allemagne ; et Gustave , le héros du lutheranisme ,
aidé des princes sectateurs des nouvelles opinions , avoit fait
trembler la maison d'Autriche . Mais Gustave n'étoit plus , et
l'Autriche, forte de sa vaste domination et du système inva568
MERCURE DE FRANCE ,
avec bienveillance , sans obtenir cependant une faveur qu'on
accorde souvent à des efforts moins heureux : on ne l'a point
redemandée après la pièce. Aujourd'hui samedi , elle continuera
ses débuts par le rôle d'Aménaïde. On sent qu'il ne seroit
pas juste de prononcer sur le talent d'une actrice , avant qu'elle
ait joué plusieurs fois , et plusieurs rôles.
-
Nous avons déjà fait connoître dans cette feuille le choix
que S. M. l'EMPEREUR a fait de M. Lethière pour la place de
directeur de l'Académie de France à Rome . Cet artiste , que
plusieurs productions distinguées ont mis au rang de nos
meilleurs peintres d'histoire , a reçu , il y a quelques jours ,
des anciens pensionnaires de l'école de Rome , et des jeunes.
artistes qui aspirent à le devenir , une marque du plaisir que
leur fait sa nomination , dans un dîner où s'est trouvé M. Ménageot
, qui a occupé cette place avant et pendant les premières
années de la révolution , et dont la noble conduite dans ces
temps difficiles , doit à jamais servir d'exemple à ses successeurs.
Les travaux du Louvre avancent d'une manière remarquable.
La façade du midi , depuis le jardin de l'Infante jusqu'à
la rue des Poulies , qui étoit le plus dégradée , est entièrement
réparée à l'extérieur , ornée de sculptures et couronnée
de balustres. La porte d'entrée , du côté du levant , est entièrement
reconstruite. Tout le péristyle est remis à neuf. Le
public qui , naguère passoit avec indifférence , sans prendre.
garde aux ornemens noircis par le temps , s'arrête maintenant,
et admire , pour la première fois , de vieux groupes et d'autres
chefs - d'oeuvre que le ciseau rajeunit. Les travaux dans
l'intérieur ont aussi commencé. On abat dans les salles du rezde-
chaussée , d'anciens murs , pour y faire de nouvelles distributions.
La façade cintrée est couverte d'ardoises , qui
regarde le couchant , vers la place du Musée , n'a pas encore.
éprouvé de changement. Elle doit être , comme les autres ,
convertie en une galerie bordée de balustres, Déjà les deux
pavillons qui la terminent sont supprimés , et présentent une
plate-forme carrée , et revêtue d'un parapet en balcon.
Tandis que ces travaux se poursuivent avec une grande activité
, on en exécute d'autres à l'entour du Louvre , pour en
dégager les approches. La démolition des maisons de la rue de
Beauvais , qui s'effectue en ce moment , élargit d'un côté la
place du Musée , et de l'autre découvre la façade du palais ,
au nord-ouest , et formant un alignement d'une grande
étendue , prolonge la perspective jusqu'à la pointe du jardin
d'Angevilliers , dont l'enceinte est réduite au niveau de l'ancienne
maison de l'Oratoire..
- On voit dans la salle des exercices du Conservatoire imJUIN
1807 . 569
périal de musique , des piano -forté d'une nouvelle forme
et d'une nouvelle facture , dont on vante beaucoup le mé¬
canisme et les avantages. Ces instrumens sont en ce moment
soumis à l'examen du comité de l'enseignement du Conser
vatoire , dont nous ferons connoître le rapport , aussitôt qu'il
aura été publié .
-
— Un bloc énorme de pierre , dont on évalue le poids à
33,000 , a été traîné dernièrement du port S. -Nicolas à la place
de l'ancien Châtelet , pour y servir de base à la colonne mo◄
numentale qu'on élève sur cette place.
---
-Les Romains, qui bâtirent des villes jusqu'auprès des sources
de la Garonne , connurent les eaux de Bagnères- de- Luchon
et en firent le plus grand usage , puisqu'ils y laissèrent des
monumens non équivoques de leurs vertus salutaires . Mais le
temps et les Sarrasins avoient tout détruit auprès de ces eaux ,
et elles sortoient à peine de dessous les ruines de leurs anciens
bâtimens , lorsque le célèbre d'Etigni les connut. Frappé des
phénomènes étonnans qui annoncent leur minéralité , et portant
une attention particulière sur tout ce qui intéresse
l'humanité souffrante , il conçut le dessein de réparer les
injures du temps et de faire oublier la barbarie des Sarrasins ;
il rendit cette ville accessible par les grandes routes qu'il fit
pratiquer sur la pente des montagnes les plus escarpées , fit
planter cette belle allée qui sépare les bains de la ville , et
alloit jeter les fondemens d'un bâtiment digne de son objet ,
lorsqu'une mort prématurée le frappa au milieu des travaux
dont la mémoire ne se perdra jamais.
Les intendans qui lui succédèrent , suivant plus ou moins
l'impulsion de leur illustre prédécesseur , concurent tous le
projet de donner à cet établissement le lustre qui lui convenoit
; et en 1785 , M. de la Chapelle commença un bâtiment
, qui se trouvoit à la moitié de son élévation à l'époque
de la révolation . f
Le premier préfet de la Haute-Garonne , M.Richard , trou
vant des vices dans l'emplacement de cet édifice , le fit abandonner
, et en fit commencer un autre plus près des sources ;
M. Desmoussaux , prefet actuel , le fait continuer avec les
même zèle , et les habitans de Bagnères ne cesseront jamais
de bénir l'administration de ces deux magistrats.
Ce bâtiment touche pour ainsi dire à sa perfection ; déjà
les deux tiers reçoivent les eaux dans des cabinets aussi propres
que commodes ; les baignoires ne présentent plus des lambeaux
de bois presque pourris ; elles sont toutes de marbre bien
poli , et d'une seule pièce. Les autres parties de cette belle
Construction , telles que les différentes salles publiques , la
570 MERCURE
DE FRANCE
,
cour , les corridors et les terrasses , charment à la fois la vue
et présentent tous les agrémens de la commodité .
La construction de ce bâtiment n'est pas la seule , ni la princípalé
faveur que ces eaux ont obtenue du gouvernement,
En 1766 , au moment où la princesse de Brionne en faisoit
usage , il chargea M. Richard , inspecteur - général des hôpitaux
militaires , et M. Bayeu , chimiste célèbre , d'en faire
l'analyse ; et ce travail fait époque dans les fastes de la
chimie.
Ces eaux , éminemment sulfureuses , produisent des cures
merveilleuses dans le rhumatisme aigu et chronique, et notamment
dans celui- ci , lors même qu'il a fixé son siége dans la
poitrine , et qu'il forme une espèce de phthisie pulmonaire ;
leur usage est toujours suivi d'un égal succès dans les dartres ,
les gales invétérées ou répercutées , ainsi que dans les autres
maladies de la peau , même dans une espèce de lèpre endémique
, dans quelques îles espagnoles ; elles produisent des
effets étonnans dans les paralysies , sur-tout lorsqu'elles prennent
leur source dans un défaut d'énergie du système nerveux ; elles
ne sont pas moins efficaces dans les maladies du système lymphatique
et glanduleux ; elles détruisent entièrement les obstructions
des viscères du bas - ventre , et , au grand étonnement
des témoins oculaires , elles dissipèrent , l'an dernier , une hydropisie
abdominale , qui avoit résisté à beaucoup d'autres remèdes
; elles sont encore très- utiles dans le traitement des affections
écrouelleuses , scorbutiques , hémorroïdales et hyppocondriaques
; elles produisent tous les ans des cures surprenantes
dans les maladies non inflammatoires de la poitrine , des reins
ct de la vessie ; dans la plupart des maladies de femmes . On ne
finiroit pas si on vouloit faire l'énumération des maladies du
ressort de la chirurgie , dans lesquelles ces eaux ont opéré des
guérisons inattendues. On n'a ici d'autre but que de faire connoître
au public , que ce qu'il y avoit encore de désagréable
aux bains de Bagnères- de- Luchon l'an dernier , a entièrement
disparu , et se trouve remplacé par tout ce qu'on peut desirer
de commode et de propre.
NOUVELLES POLITIQUES.
Naples , 3 juin.
Six mille Napolitains , commandés par le général Philipstadt
, ont débarqué à Reggio; ils s'annonçoient comme les
restaurateurs et les conquérans du royaume de Naples. S. M.
ordonna au général Regnier de ne mettre aucun obstacle à
JUIN 1807 . 571
leur établissement dans le pays , et de se retirer à leur approche ,
afin de leur donner quelque confiance. Conformément à ces
ordres , notre avant - garde évacua Seminara , Rossano et
Mileto. Le général Philipstadt , ne se doutant pas du piége
qui lui est tendu , s'avance avec son corps d'armée , et menace
Monte-Leone ; mais S. M. ne voulant pas abandonner à
la fureur et à la vengeance de ces nouveaux conquérans une
ville aussi fidelle et aussi dévouée , donna l'ordre au général
Regnier , qui avoit été renforcé par une partie de troupes
qui sont dans la Calabre , d'attaquer et de culbuter l'ennemi.
Le combat eut lieu , le 28 mai , auprès de Mileto , et tout le
corps commandé par le général Philipstadt , fut ou tué ou
fait prisonnier ; à peine quelques hommes de cavalerie purentils
regagner Reggio. On assure que le général en chef commandant
cette expédition, est au nombre des prisonniers . Tous
les peuples de la Calabre ont tenu une conduite digne des plus
grands éloges. Les citoyens de toutes les classes sont accourus
pour combattre l'ennemi commun , qui venoit proclamer
le brigandage et le massacre des propriétaires .
(Giornale Italiano . )
Rome , 2 juin.
Voici un extrait des cérémonies qui ont eu lieu le jour
de la Trinité , pour la canonisation des cinq bienheureux :
François Caracciolo , fondateur des Clercs -Réguliers mineurs,
Benoît de S. Fradelo , laïc-profes des Mineurs de l'Observance
réformés de Saint- François ; Angel Merici , du tiers ordre
de Saint-François , fondatrice des Danses de Sainte-Ursule ,
dite les Ursulines ; Colette Boilet , réformatrice de l'ordre de
Sainte- Claire ; et Jacinthe Marescotti , noble romaine , religieuse-
professe du tiers - ordre de Saint- François.
Le Souverain pontife ayant été reçu à la porte de la basilique
par le chapitre du Vatican , arriva à l'autel où le Saint-
Sacrement étoit exposé , et se replaçant ensuite sur son fauteuil
, il fut porté sur le grand théâtre dressé pour cette auguste
cérémonie. Là , monté sur le trône magnifique qui lui
avoit été préparé , il reçut les hommages des cardinaux , des
archevêques , des évêques , des abbes mîtrés et des pénitenciers.
Ensuite S. Em. le cardinal Caracciolo , procureur de la
canonisation , accompagné d'un maître des cérémonies et de
l'avocat consistorial Stanislas Angelotti , s'avança vers le trône
pontifical , et fléchissant le genou , ledit avocat fit , au nom
de S. Em. , la première instance pour la canonisation des
cinq bienheureux. Il lui fut répondu , au nom de S. S. , par
Mgr. Devoti , archevêque de Carthage et secrétaire des brefs
572
MERCURE
DE
FRANCE
,
des princes , que l'intention du S. P. étoit qu'on implorât les
lumières divines par l'intercession des saints . Alors le chef de
l'Eglise et toute l'assemblée s'étant mis à genoux , les litanies
des saints furent chantées par les chantres pontificaux.
La seconde instance fut faite ensuite par l'avocat consistorial
, et M. l'archevêque de Carthage répondit , au nom de
S. S. , que , par de nouvelles prières , il falloit , dans cette
importante affaire , implorer les lumières du ciel . Et soudain
le S. Pere , déposant la mître et se mettant à genoux. S. Em .
le cardinal premier diacre dit à haute voix : Orate. Quelque
temps après , S. Em. le cardinal second diacre dit : Levate.
Alors le S. Père entonna l'hymne Veni Creator , qui fut
chanté en musique ; et lorsqu'il fut terminé , S. S. chanta
l'oraison du Saint- Esprit.
"
Le souverain pontife s'étant de nouveau assis , S. Em. le
cardinal Caracciolo , et l'avocat Stanislas Angelotti firent la
troisième instance pour la canonisation , en ces termes : Instanter,
instantius , instantissimè . M. l'archevêque de Carthage
répondit : « S. S. juge que c'est une chose agréable à Dieu
» que les cinq bienheureux soient mis au nombre des Saints. »
Alors tous les cardinaux et toute l'assemblée étant debout ,
le souverain pontife , assis sur son trône , prononça la sentence
de la canonisation des BB. François Caracciolo , Benoît
de Saint- Fradelo , Angele Merici , Colette Boilet , et Jacinthe
Marescotti.
Au nom de S. Em. le cardinal procureur Caracciolo , l'avocat
Angelotti reçut cette sentence , rendit graces à sa Béatitude
, et la supplia d'expédier des balles apostoliques.
S. S. répondit : Decernimus. Le cardinal procureur baisa la
main et les genoux du S. Père ; l'avocat consistorial debout se
tourna vers les protonotaires apostoliques , les pria de dresser
l'acte de canonisation , et le plus ancien lui répondit : Conficiemus.
L'avocat appela ensuite pour témoins par ces mots ,
vobis testibus , les cameriers secrets placés autour du trône.
Alors le souverain pontife entonna le Te Deum ; soudain
se firent entendre les trompettes du maître du sacré palais ; les
trompettes du peuple romain , les cloches de la basilique ,
les décharges des boîtes et de l'artillerie du château Saint-
Ange. Alors , au signal donné par les cloches du Capitole ,
celles de toutes les églises de Rome firent retentir les airs pendant
une heure entière , et toute la cité fut émue d'une sainte ,
rapide et commune allégresse .
Après la fin du Te Deum , S. Em . le cardinal diacre chanta
le verset : Orate pro nobis , sancti Francisce , Benedicte
Angela , Coleta et Hyacintha ; et les chantres répondirent
JUIN 1807. 573
8
Ut digni efficiamur , etc. Ensuite le S. P. récita l'oraison
particulière des nouveaux saints . Le cardinal diacre chanta le
Confueor , en ajoutant , après les noms des SS. apôtres
Pierre et Paul , ceux des nouveaux saints . Enfin , le souverain
pontife chanta les prières accoutumées de la bénédiction ,
en y comprenant les noms des nouveaux saints , et bénit l'immense
multitude présente à cette solennité .
L'acte de la canonisation étant ainsi terminé , et les cierges
que portoient allumés LL. EEm . , ainsi que les prélats , le
clergé séculier et régulier , et tous ceux qu'on avoit convoqués
à cette fête solennelle , ayant été éteints , le souverain pontife
fut conduit à un trône moins élevé , où , après avoir été revêtu
de ses habits pontificaux , il chanta une messe solennelle avec
le cérémonial usité. Après l'évangile , chanté en grec et en
latin , le S. P. prononça une savaute et touchante homélie.
Après le Confiteor, dit par S. Em . le cardinal - diacre , S. Em.
le cardinal- évêque assistant demanda et publia l'indulgence
plénière de sept années et de sept quarantaines , pour ceux
qui ont assisté à la canonisation , et pour ceux qui ont visité
les tombeaux des nouveaux saints. Alors le S. P. donna solennellement
la bénédiction pontificale. Après l'offertoire , il
s'assit et reçut sur ses genoux les offrandes faites pour chaque
saint , de cierges , de pains , de vin , de deux colombes ,
de
deux tourterelles et de plusieurs autres espèces d'oiseaux ,
emblêmes mystiques , dont le sens est expliqué dans un livre
des rits de la canonisation .
En présentant les offrandes , LL. EE. ont baisé les mains
et les genoux , et leur suite les pieds de S. S.; ils sont tous
retournés successivement aux places qui leur étoient assignées ,
à l'exception du cardinal Carracciolo , qui , comme procureur
de la canonisation , est resté auprès du trône jusqu'a ce que
toutes les offrandes aient été terminées.
S. S. ayant lavé ses mains , a continué la messe solennelle ,
et a donné à la fin Ja bénédiction accoutumée. Déposant ensuite
le pallium , elle est remontée sur son fauteuil , et a été
portée dans la chapelle de la Piété , où elle a déposé ses habits
pontificaux , assistée de S. Em. le cardinal archiprêtre de la
basilique du Vatican , et de deux chanoines du chapitre.
Ainsi s'est terminée cette majestueuse cérémonie , à la satisfaction
générale de tous les habitans de Rome et de
l'immense concours des étrangers que cette auguste solennité
avait attirés dans la capitale du monde chréne .
Venise , 3 juin.
Le 2 mai , une escadre russe, composée de 2 vaisseaux de 74 ,
d'une corvette et d'une polacre de 20 canons , se présenta sur
574
MERCURE DE FRANCE ,
les côtes de Salonique , et jeta l'ancre à trois lieues de la ville .
Après être restée stationnaire pendant quelques jours , sans
doute pour se donner le temps de mûrir ses grands projets ,
le contre-amiral Greick se décida à envoyer au commandant
tirc , à Salonique , un parlementaire avec une dépêche écrite
en grec , dont voici la traduction :
« Le commandant de la ville livrera sur-le-champ au
» contre-amiral russe , le consul et tous les Français qui se
>> trouvent à Salonique , avec leurs propriétés et celles de
» leurs correspondans , si mieux il n'aime payer 200,000 se-
» quins de Venise. En cas de refus , l'escadre russe s ’
» pour incendier la ville . »
s'avancera
A cette sommation étoit joint un billet du contre-amiral
Greick , dans lequel il avoit pris soin d'accumuler les nouvelles
les plus absurdes. Suivant lui , l'Empereur Napoléon
avoit été complétement battu , et poursuivi jusqu'à Berlin ;
une armée russe s'avançoit sur Constantinople , et s'étoit déjà
emparée de Sofia , d'Andrinople ; et dans un pareil état de
choses , on ne pouvoit sans folie songer à opposer aucune
résistance. Le commandant turc répondit , sans daigner faire
attention à toutes les absurdités contenues dans le billet da
contre-amiral , qu'il ne livreroit ni les Français ses alliés , ni
les deux cent mille sequins , et que si les Russes s'avançoient ,
il sauroit bien les accueillir à coups de canon.
Le parlementaire se retira en faisant les menaces les plus
violentes ; les batteries furent sur-le-champ mises en état de
défense on attendoit à chaque instant l'arrivée de l'escadre
russe ; et c'est avec le plus grand étonnement , qu'après vingtquatre
heures , on l'a vue lever l'ancre , et s'éloigner à pleines
voiles.
Hambourg, 9 juin.
Les lettres de la Grande- Armée française donnent les détails
suivans sur la position que doit occuper l'armée d'observation
commandée par M. le maréchal Brune. Les troupes hollandaises
, placées jusqu'ici sur l'Elbe et dans le Mecklenbourg ,
et commandées par M. le général Dumonceau , formeront la
pointe la plus avancée de l'aile gauche , dont le quartiergénéral
sera à Coeverden ; l'aile droite , composée de Français,
est appuyée à l'Oder et au Frisch -Haff ; les troupes espagnoles
occuperont le pays d'Hanovre , et y seront rendues vers
le 15 juin . On forme en outre à Magdebourg une réserve
particulière , dont les contingens allemands feront partic.
Cette armée a en front les côtes de la Poméranie , les embouchurcs
de la Trave , de l'Elbe , du Weser et de l'Ems , et peut
se porter en très-peu de temps sur les différens points où son
secours seroit jugé nécessaire .
JUIN 1807. 575
Les dernières lettres reçues de Lubeck portent qu'il est
faux que les vaisseaux danois aient reçu ordre de quitter surle-
champ ce port , ainsi que le bruit en avoit couru . Le patron
de navire Brallenberg , qui a mis à la voile de Pillau , le 31
mai , a passé devant les frégates suédoises sans être arrêté .
On mande de Tanger, en date du 6 avril , que le dey d'Alger
a déclaré la guerre au bey de Tunis. Les mêmes nouvelles
portent qu'un ambassadeur tunisien , destiné à visiter les cours
de Madrid et de Lisbonne , est arrivé à Gibraltar .
----
PARIS, vendredi 19 juin.
D'après les ordres de S. M. l'EMPEREUR et Ror , la cour
a pris le deuil le 13 juin , à l'occasion de la mort de
S. M. l'impératrice d'Autriche. Ce deuil durera vingt et un
jours premier temps , onze jours ; second temps , dix jours .
Le premier temps en noir ; le second temps en noir et blanc.
- Deux conscrits de 1808 , de la Loire - Inférieure , ont fait
arrêter un habitant de la campagne qui les excitoit à la désertion
; cet individu est en jugement. Ce département se distingue
par la bonne volonté de ses conscrits. A peine comptet-
il quelques réfractaires ; on remarque sur- tout l'arrondissement
de Paimboeuf , qui n'en compte pas un seul depuis
l'an 13 ; une situation si satisfaisante est due au bon esprit
qu'entretient dans cette partie du département M. le souspréfet
, dont on ne sauroit trop louer le zèle et l'activité.
Les réfractaires continuent de se présenter volontairement
dans le département de Sambre et Meuse ; on a vu dernièrement
que ceux du canton d'Oirsbeck étoient venus , au nombre
de 55 , solliciter le pardon de leur faute ; ce nombre s'élève
aujourd'hui à 80. Les réfractaires du canton de Saint-Trond ,
jaloux d'imiter un si bel exemple , ont également demandé à
rejoindre leurs drapeaux ; 3g ont déjà obtenu cette faveur.
(Moniteur. )
On mande de la Rochelle , en date du io de ce mois , que
six vaisseaux et une frégate ennemis croisent et mouillent
presque tous les soirs à l'entrée du perthuis d'Antioche ; quelquefois
un vaisseau y entre ; quatre vaisseaux sont constamment
mouillés à l'entrée du perthuis Breton. Une corvette
et un cutter se détachent parfois pour communiquer avec ceux
qui bloquent Antioche.
M. Debosque , capitaine de louveterie de la quatorzième
conservation forestière , a rendu à S. A. S. Mgr. le prince de
Neuchâtel, ministre de la guerre , premier maréchal de l'Em576
MERCURE DE FRANCE ,
er
pire et grand-veneur de France , le compte des bêtes fauves
tuées dans cette conservation , depuis le 1 mai 1806 , jusqu ' : u
rer du mêine mois 1807. Il en résulte que dans le département
de l'Aude où réside le capitaine , il a été tué 3 ours , 111 loups,
51 renards et 11 blaireaux; que dans le département del'Hérault,
il a été tué 39 loups ; que dans celui de l'Aveyron , il a été tué
71 loups ; et dans le département des Pyrénées- Orientales ,
17 loups , 5 renards et 1 blaireau . Total des bêtes fauves tuées
dans la quatorzième conservation : 3 ours , 238 loups , 56
renards et 12 blaireaux ; en tout 289.
-Une lettre de M. le procureur impérial du tribunal
d'Angers enjoint à tous les maires de son ressort de relater
dans tous les actes civils dans lesquels figurent d'une manière
quelconque les membres de la Légion-d'Honneur, leur qualité
de légionnaire , attendu que ce titre est à la fois un témoignage
précieux de la bienveillance de S. M. , et une preuve
des services rendus à l'Etat.
-
On mande de Strasbourg que M. le sénateur général
Sainte-Suzanne a perdu sa femme , qui est morte en couches
dans la 29° année de son âge.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
7.
DU SAM. 13. = C p. olo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc Soc got
ooc oof ooc ooc ooc oof ooc oof ooc ooc . ooc . ooc ooc oof ooc ooc
Idem . Joniss , du 22 sept . 1807 , 73f. 5oc oof ooc oof
Act. de la Banque de Fr. 1200f ooc. ooouf. oooof ooc ooc
--
DU LUNDI 15. C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 76f 100 15c 200
35c 25c ooc ooc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
'Idem . Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f 50c . 6oc . ooc OOC
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooof ooc . oovof
- DU MARDI 6. C p. ojo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 50c 6ɔc 5oc 60%
50c one ooc. ooc moc ooc ooc . oof oor ooc coc ooc oof oof ooc
'Idem . Jouiss. du 22 sept. 1807 , 73f. 90c 74f ooc ooc ooc. ooc oce
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c cooof ooc oooof. 000of
DU MERCREDI 17. -·C p . 0/0 c. J. du 22 mars 1807, 76f 5oc 4oc 5oe Coc
ooc oof ooc ooc . ooc oofooc o c . ooc of ooc . ouf.
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 74f 73f. 9oc. 74f ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c 127of ocoof oof
DU JEUDI 18.- C p. ojo c. J. du 22 mars 1807 , 76f65c 60c 65c 70c 00€
ooc ooc osc ooc ooc ooc ooc ooc ooc oe ooc or cooc ooc ooc coc ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73Fgoc ooc oof ooc oọc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1276f. coc ouoof oooof. 0000f
DU VENDREDI 19. -C p . 0/0 c. J. du . 22 mars 1807 , 76f 6oc 5oc . 6oc
55c 6oc oof ooc ooc ooc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ooc Quǝ
Idem: Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f 9c 74f. 900 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1268f 750 0000f0000f
431:
89
(No. CCCX. )
( SAMEDI 27 JUIN 1807. )
MERCURE
"...
p
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPT
DE
ÉPISODE DE CAMILLE ,
7. A
D
Fragment du troisième volume de l'ENÉIDE , traduite par
6 .
M. de Gaston . (1)
EN. , liv. XI, vers 532.
10
DANS le ciel, cependant , la fille de Latone ,
Près de la jeune Opis , aux plaintes s s s'abandonne
« O vierge , tu connois les secrets de mon coeur ;
» Camille , dès long- temps , mérita ma faveur !
» Elle vole aux combats ; ma tendresse alarmée ,
>> De mon arc , de mes traits l'avoit en vain armée :
» Apprends , Nymphe chérie , apprends que mon secours
» De Camille au berceau sut conserver les jours..
» Son père , Métabus , qui sur Priverne antique ,
» Long- temps appesantit un sce , tre tyrannique ,
» Par les Volsques er fin chassé de ses Etats,
» Exilé , fugitif, emporta dans s s ses bras
» Ce rejeton naissant de sa triste famille.
Du nom de son épouse il appela sa fille :
4
fr. 20 C.1
(1 ) Les deux premiers volumes de cette traduction , adoptée pour les
lycées , se trouvent chez le Norm nt . Prix des deux volumes : 7
et le double en papier vélia. Le dernier volume paroîtra dans l'année.
O o
11 Q ja
1
L
SEINE
578 MERCURE DE FRANCE ,
>> Avec elle , des monts il gravit les sommets ;
» Avec elle , il franchit les vallons , les forêts ;
>> Et partout menacé d'une juste vengeance
» En embrassant Camille il reprit l'espérance .
» Mais l'Amazène grande , et les torrens pressés
» Dans son lit trop étroit par l'orage amassés ,
» A flots impétueux roulent sur le rivage.
» Où fuir ! il oseroit les franchir à la nage ;
» Mais peut-il , chère enfant , te perdre sans retour ?
>> Doux fardeau ! c'est pour toi que tremble son amour.
» Entre divers moyens il flotte , il délibère ;
» Enfin , dans le tissu d'une écorce légère
» Il enferme sa fille, et, par un triple noeud ,
» L'attache au bois pesant et durci par le feu ,
» Où s'enfonce le fer d'un javelot immense.
» Alors, d'un bras nerveux dans l'air il la balance ,
» Et, suppliant , il crie : « O déesse des bois ,
» Ma fille prend tes dards pour la première fois ;
» De ses persécutenrs elle fait la colère :
T
» Je la voue à ton culte ! Un trop malheureux père
» Ose te confier ce dépôt précieux , et 32
» Qui vole , avec ce trait, sous la garde des Dieux. »
» Il a dit : sur les eaux la flèche paternelle
» Siffle , et vers l'autre bord l'enfant fuit avec elle.
» Les Volsques approchoient : Métabus dans les flots
» S'élance, et sans péril insulte à leurs complots;
» Puis , arrachant le trait de la rive fleurie ,
» De Camille à Diane il consacre la vie.
>> Il ne rechercha point , au sein d'une cité,
» L'asile qu'au malheur doit l'hospitalité ,
» La pitié des humains , à son orgueil sauvage ,
» Loin d'offrir un bienfait , ne sembloit qu'un outrage.
» Sur un rocher désert , sous le toit des pasteurs ,
» Solitaire , il cacha sa file et ses malheurs.
>> Sa main , d'une cavale au joug long -temps rebelle ,
» Sur sa lèvre altérée exprimoit la mamelle.
» A peine elle pouvoit de ses pieds délicats
» S'appuyer sur l'arène où s'imprimoient ses pas.,
» Déjà le dard brilloit dans sa main jeune encore ,
» Son épaule ployoit sous le carquois sonore.
» Jamais dans ses cheveux , ou sur son chaste sein,
» L'or à ses longs anneaux ne suspendit le lin:
» La dépouille d'un tigre est sa seule parure ,
» Et ses cheveux épars flottent sur son armure.
#4
JUIN 1807.
5,9
» Elle court , et sa flèche abat dans le vallon
» Le cygne au col de neige , et l'oiseau du Strymon ;
» Sur sa tête, à grand bruit , la fronde tournoyante
» Atteint , près de son nid , la palombe fuyante .
» Chez les princes Toscans plus d'une mère , en vain,
» Voulut au sort d'un fils attacher son destin ;
» Sa pudeur fut rebelle à tout amour profane :
>> Camille ne chérit que la loi de Diane.
» Ah ! quelle est ma douleur en voyant son espoir
» Périr dans un danger qu'il n'a point dû prévoir ! ( 1 )
» Combien j'eusse voulu , dans ma cour immortelle ,
» Attacher à mes pas cette vierge fidelle !
» Mais , puisqu'il faut céder à ses tristes destins ,
» Vole , ma chère Opis , vole au câmp des Latins
» Où du ciel ennemi va tomber la colère ;
» Hâte-toi : prends ce trait , punis le téméraire
» Dont la main sacrilege aura versé son sang.
» Soit Troyen, soit Latin , qu'il meure ; dans son flane
» Plonge ce dard sacré qui doit venger Diane.
» Et moi , pour prévenir un triomphe profane ,
>> Dans un sombre nuage invisible à leurs yeux ,
» Dérobant aux affronts des vainqueurs furieux ,
» Et sa chaste dépouille et ses armes trop chères ,
» J'irai les déposer au tombeau de ses pères. »
Opis , d'un vol bruyant et plus prompt que l'éclair ;” --
Dans un noir tourbillon fend les plaines de l'air .
1. «
UTILITÉ DE L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE
ECOLE de la vie, et lumière des arts ,
Quel spectacle est pour nous plus digne des regards ?
Eh quoi ! l'esprit de l'homme , avide de connoître ,
Va scruter dans les cieux les secrets du Grand Être;
De tant d'astres sans nombre examine les lois ,
Leur route , leur distance , et leur masse et leur poids ;
Apprend à détourner les flèches du tonnerre ,
Porte un oeil curieux dans les flancs de la terre z
Sur la hauteur des monts , et dans le fond des mers ,
Soumet à son calcul la pesanteur des airs :
Enfin , de la nature , en merveille féconde ,
Observe les ressorts , mécanisme du Monde ;
( 1 ) Aruns doit la tuer par derrière.
0 0 2
580 MERCURE DE FRANCE ,

Et de ce grand théâtre assidus spectateurs ,
Nous pourrions négliger le drame et les acteurs ;
Ces scènes où Clio consacre à la mémoire
Des siècles écoulés et la houte et la gloire ;
Et , citant les témoins , juge sans intérêt ,
Aux cr mes aux vertus prononce leur arrêt !
L'homme , agrandi par elle , a franchi les limites
Qu'aux temps ainsi qu'aux lieux la nature a prescrites.
Tout pays est le sien : il vit dans le passé.
C'est pour lui qu'autrefois les sages ont pensé :
Il leur parle , il entend leur doctrine profonde ,
· Témoin de tous les temps , et citoyen du Monde.
M. DESAINTANGE.
ENIGME.
1 Je suis un être inanimé;
D'un être vivant je suis père.
Je n puis me passer de mère ;
Sans père souvent je suis né.'
LOGOGRIPHE
ཏྭཱ ནར ། ན 6སྙི་ ཟླ
LECTEUR , de mes neuf pieds j'use avec avantage ;
En servant les humains je reçois leur hommage ;
Ils doivent la plupart leu fortune à mes soins ,
Aussi, pour prévenir leurs différens besoins ,
Je fréquente la cour ainsi que les provinces :
On me voit en tous lieux , et sur-tout chez les princes.
Les sots qui vont sans moi perdent souvent leur temps;
Avec les gens d'esprit j'exerce mes talens :
D'une chose qui plait j'empru te la figure ,
Et c'est pour réussir la route la plus sûre.
En me décomposant , fu trouveras en moi
Un vase très commun que chacun a chez soi;
L'habit des animaux ; ce qu'on sait sur la vue;
Une arme très antique , à présent inconnue ;
Ce que tout chirurgien applique à bien des maux
Un meuble destiné pour prendre du repos .
Et , quoique je paroisse un être assez bizarre , "
Je suis un beau vernis dont l'homme adroit se pare.
CHARADE.
SOUVENT en main l'on a mis mon dernier ,
Pour se disputer mon entier,
Qui ne valoit pas mon premier .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Enigme.
Celui du Logogriphe est Vaisseau , où l'on trouve Ives , aïs , as ,
visa , vie, vase , vis , eau, veau , Asie , si ( conjonction) , si ( note de
musique , avis , aveu , ave .
Celui de la Charade est Pont- Oise .
JUIN 1807 ?
581
DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE EN EUROPE.
Des systèmes analogues ont régné dans le dix - huitième
siècle sur l'ordre général et sur l'ordre particulier des choses :
Dans l'univers , l'harmonie a résulté de l'opposition réciproque
des êtres et des élémens ;
Dans le monde politique , de l'équilibre politique des Etats ;
Dans chaque gouvernement, de la balance des différens
pouvoirs ;
Dans l'homme lui -même , du choc de passions contraires.
« La sublime vertu , la sagesse éclairée , dit Helvétius , sont le
>> fruit des passions. »
que
C'est-à-dire , que les mêmes philosophes n'ont vu partout
de grands combats , et ont voulu constituer l'homme ,
l'Etat , le monde politique , l'univers entier , par des équilibres
de forces opposées ; au lieu que la nature établit partout de
grands pouvoirs , et constitue l'homme , l'Etat , le monde politique
, l'univers , par une direction unique de forces communes:
L'homme , en subordonnant ses passions au pouvoir
de sa raison ;
L'Etat, en subordonnant tous les hommes au pouvoir d'un
homme ;
Le monde politique , en subordonnant tous les peuples au
pouvoir d'un peuple ; l'univers , enfin , en subordonnant tous
les êtres au pouvoir d'un être , le premier et le seul nécessaire
des êtres : analogie parfaite , rapports semblables dans des
systèmes différens , d'où naissent l'ordre dans chaque partie
du système général , et l'harmonie entré toutes les parties.
Balance , équilibre , lutte entre des forces opposées , où le
repos est un accident , et la guerre un état : petites images
dont on a voulu faire de grandes idées.
La balance des pouvoirs , idée fausse , puisqu'elle suppose
plusieurs pouvoirs dans un même Etat , et qui n'est au fond
que l'insurrection des fonctions contre le pouvoir dont elles
émanent, soutenue par Montesquieu , combattue par Jean-
Jacques Rousseau, à été mise , par l'expérience de la révolution
, au rang des plus funestes chimères qui aient égaré les
esprits et trouble les Etats.
a
On entend , je pense , par équilibre politique , cet état dans
lequel un peuple , ou plusieurs peuples alliés , balancés par
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
un autre peuple ou par une autre confédération de peuples ;
avec parité de moyens et de ressources , seroient en repos par
cette égalité de forces qui se détruiroient mutuellement : idée
transportée de la dynamique dans la politique , et tout-à-fait
digne d'un siècle conséquent dans ses erreurs , et qui a voulu
faire la société machine , comme il a fait l'homme machine.
En effet , il est aisé de remarquer que , dans ce système , on
ne tient compte que des forces physiques , et que l'on ne
prend en aucune considération la force morale du caractère ,
da
génie et des connoissances , la plus puissante de toutes les forces
dans la société civilisée , et le mobile de toutes les autres :
force toujours plus grande à mesure que la société est plus
avancée , et qui seroit au plus haut degré d'intensité dans une
au plus point de civilisation . Je supsociété
parvenue
possible de mettre en parfait équilibre
pose même
entre deux Etats ou deux confédérations d'Etats la population
et les finances , il faudroit encore que la constitution , qui
donne les moyens les plus prompts et les plus efficaces de
lever l'argent et de disposer des hommes , fût parfaitement
semblable de part et d'autre ; il faudroit que la situation du
territoire, qui offre des moyens plus ou moins heureux d'employer
les hommes et l'argent , fût des deux côtés également
favorable à l'attaque et à la défense : ce qui n'existe nulle part ,
et ne peut exister. Et enfin quand tout , absolument tout , popalation
, finances , constitutions , circonstances , nature même
des lieux , seroit exactement égal entre les deux parties qu'on
¨veut mettre en équilibre , il suffiroit toujours , d'un côté ou
d'autre , d'un homme de plus ou d'un homme de moins pour
rompre cet équilibre si parfait , puisqu'il suffit d'un homme
de plus ou de moins pour rétablir l'égalité même entre de
grandes inégalités de population , de finance , de constitu→
tion , etc.
Sans doute le nombre des combattans seul décidoit autrefois
entre les Huns et les Alains , comme il décide encore entre les
diverses peuplades des sauvages de l'Amérique ; mais est- ce
par le nombre de leurs soldats ou par la supériorité de leur
ganie qu'Alexandre a vaincu les Perses , qu'Annibal s'est soùtenu
en Italie , Sertorius en Espagne , ou que César a triomphé
de Pompée ? Ximenès et Richelieu n'ont- ils pas gouverné
l'Espagne et la France , et abaissé , dans l'une et dans l'autre ,
des grands inquiets et factieux , plutôt par l'ascendant de leur
caractère que par les moyens de force dont ils pouvoient disposer
? Gustave et Frédéric , souverains de petits Etats , ont- ils
Jutté avec tant de succès contre la maison d'Autriche à force
de puissance ou à force de génie ? N'est-ce pas par l'habileté de
ses généraux et de ses ministres , plus encore que par la force
JUIN 1807
583.
de ses armées , que Louis XIV a bravé l'Europe conjurée
contre lui ? Et , pour en donner un exemple plus rapproché
de nous , et le plus éclatant dont l'histoire des sociétés fasse
mention , est-ce par ses forces physiques ou par l'impulsion
morale qu'elle a reçue de la révolution et par la direction
que donne à tous ses moyens la force de tête et de caractère
de l'homme qui la gouverne , que la France , au moment présent,
domine l'Europe et dicte des lois au continent ? Or , cette
force morale ne peut entrer dans aucun système prévu d'équi
libre , parce qu'elle ne peut être l'objet d'aucun calcul . On
diroit même que la Providence , qui n'a pas fait du monde
moral un vain amusement pour l'homme, comme du monde
matériel , a refusé à notre curiosité l'intéressant spectacle des
grands hommes opposés les uns aux autres , avec des forces
égales de génie et de caractère , puisqu'elle les fait naître
presque toujours à longs intervalles les uns des autres , tantôt
chez un peuple , tantôt chez un autre , et bien moins pour
maintenir des équilibres , que pour rétablir ou conserver le
pouvoir; et lorsque plusieurs hommes de même force se rencontrent
en même temps chez le même peuple , l'équilibre
qu'ils cherchent entr'eux trouble l'Etat. « On se plaint quel-
» quefois , dit Hénault , de la disette des grands hommes. Il
» n'y a pas de plus grand malheur pour des Etats que ce
» concours de personnages puissans qui prétendant tous à
» l'autorité , commencent par la diviser , et finissent par
» l'anéantir. »
L'équilibre n'entre donc pas dans le système naturel du
-gouvernement des sociétés ; et l'on peut même avancer que
tant que des peuples voisins , ou même des partis différens
sont en guerre les uns contre les autres , ils cherchent à se
mettre en équilibre ; et que , tant qu'ils cherchent l'équilibre ,
ils sont en guerre : cercle vicieux dont ils ne peuvent sortir
qu'en recourant à l'unité de pouvoir .
C'est là l'histoire de tous les peuples , et la cause de tous
leurs débats.
Que présente l'histoire des premiers empires de l'Asie ,
Assyriens , Babyloniens , Macédoniens , Perses , Mèdes , etc. etc .:
des peuples qui croissent , qui s'élèvent , et , sous la conduite
d'un chef audacieux , qui aspirent à l'égalité avec leurs
maîtres ou leurs voisins , bientôt à la domination ; qui parvenus
à l'empire , sont attaqués et renversés à leur tour , et , dans
cette vaine poursuite d'équilibre , tombent les uns sur les
autres , dit M. Bossuet , avec un fracas effroyable.
L'histoire de la Grèce n'est que l'histoire de l'éternelle rivalité
de Sparte et d'Athènes , troublées au dedans par la balance
I 4
562 MERCURE DE FRANCE ,
mordoient à droite et à gauche , sans se douter que leurs
grands ongles effleuroient souvent le visage de leur cher ami,
qui crioit et se débattoit tant qu'il pouvoit. Le grave éléphant
remarquant le zèle dangereux de tous ces animaux , les
soulevoit avec sa trompe , et les jetoit pêle -mêle , les ours
sur les tigres , les loups sur les chiens et les chats ; et , sous
ses énormes pieds , il écrasoit les reptiles par milliers . De
si violens témoignages d'affection dégénérèrent bientôt en un
combat des plus sanglans : tous les animaux amoncelés se pressoient,
se poussoient , crioient , se culbutoient , se déchiroient;
c'étoit un vacarme épouvantable ; enfin, le lion voulant mettre
un terme à cet effroyable désordre , s'avançoit , les griffes et la
gueule ouvertes pour avaler le malheureux auteur de cette
boucherie , le doux avocat des bêtes . Le péril étoit imminent ,
tout mon sang se révolta ; je me levai sur- le-champ , et , sans
examiner à quoi je m'exposois moi-même , je lançai deux
coups de foudre sur cette bête féroce , au moment même où
elle s'avançoit sur sa victime. A l'instant , toutes ces images
fantastiques se brouillèrent , l'explosion retentit dans tous
mes sens , et me réveilla . J'allai reprendre le volume où je
l'avois laissé je le retrouvai à la même place ; mais je ne
sais quel animal l'avoit sali . Je l'abandonnai aux bêtes qui
voudront en faire leur pâture. G.
L'Amour Crucifié , traduction d'Ausone , imprimée avec le
texte ; par M. Moreau de la Rochette. Broch . in-8° . Prix
60 cent. A Paris , chez le Normant. ·
CETTE traduction d'un des moindres poëmes d'Ausone , qui
n'a fait que de petites choses , et qui lui-même n'étoit pas un
grand poète , devroit par la seule petitesse de son volume
échapper à la critique. D'ailleurs , comme l'original n'est pas
beau , il seroit difficile que la copie fût admirable , et méritât
beaucoup d'éloges . Je me serois donc dispensé d'en parler , si
elle n'étoit l'ouvrage d'un jeune homme qui annonce autant de
bonne volonté que de, talent , et qui est digne qu'on lui paie ,
soit en conseils , soit en louanges , le tribut d'estime qu'on
doit à ses efforts et à ses heureuses dispositions . Je vais essayer
de faire connoître son ouvrage.
L'auteur se plaint , dans une petite préface qui précède sa
traduction , de ce qu'Ausone n'est point assez connu. Il avoue
cependant que le style de ce poète est dur, inégal et ténébreux;
sa latinite peu correcte , etc. Mais que veut- il donc
JUIN 1807 .
563
que l'on fasse? Il y a cent poètes modernes ; tels que Lemierre,
Roucher , etc. ( je ne cite que les morts ) qu'on ne iit plus , et
qui peut- être valoient bien Ausone. Faudra- t- il que nous
lisions celui- ci , par la seule raison qu'au lieu d'écrire en
français barbare , il a écrit en latin barbare , et qu'il est venu
quelques siècles plutôt que ceux-là ? « Mais , ajoute monsieur
» Moreau , il est brillant , facile , plein de fu , et cela de-
» vroit suffire pour le faire lire. » Le traducteur se trompe
encore : Horace l'a dit depuis long-temps , et , en matière de
goût , Horace a toujours raison :
Non satis est pulchra esse poemala , dulcia sunto.
Il ne suffit pas de faire de beaux poëmes , il faut les faire
intéressans . Il n'y a que cela qui les fasse lire , et qui puisse
procurer à leurs aute rs une réputation durable . C'est l'erreur
de presque tous les poètes de ce siècle , de croire que des
vers brillans , faciles , harmonieux , et pour tout dire en un
mot , de beaux vers suffisent pour composer un beau poëme.
Que M. Moreau de la Rochette , puisqu'il est jeuae , et qu'il
est encore à temps de choisir sa route , se garde bien de
croire à cette erreur . Je conviens qu'il y a de grands exemples
pour elle , mais il y a de grandes autorités contre ; et , quand
on est jeune et qu'on veut réussir , il y a deux grands principes
qu'il ne faut jamais perdre de vue se méfier toujours
des exemples , et toujours se confier en l'autorité.
Je voudrois donc que M. Moreau , au lieu de commencer
par traduire un poëme assez médiocre d'un des plus petits
poètes anciens ; un poëme qui n'est , comme ceux de notre
siècle , qu'une collection de jolis vers , eût tenté de traduire
quelque beau morceau de Virgile et d'Homêre , ou si le
genre de son talent l'entraine vers les tableaux uniquement
gracieux , qu'il eût essayé d'imiter quelque livre d'Ovide ,
quelque ode d'Horace et d'Anacreon. Ce n'est pas qu' nsuite
je lui eusse conseillé de faire imprimer ses premiers essais ;
c'est qu'il me semble qu'à son âge , il convient non - seulement
de prouver ses forces , mais toutes ses forces , et que pour
cela , il faut oser affronter des rivaux edoutables . Ces sortes
de combats , tant qu'on les livre dans l'ombre , ne sont jamais
dangereux , et ils sont toujours utiles. Qu'importe que l'on
soit vaincu , si on ne l'est qu'en présence de ses amis qu'on a
rendu seuls témoins du combat , et qui , tout en plaignant la
triste défaite qu'on a éprouvée , ne laissent pas d'applaudir
aux nobles efforts qu'on a faits pour la retarder. C'est en
lisant les grands auteurs qu'un jeune homme se forme le got,
et qu'il apprend à les juger eux-mêmes ; c'est en luttant contre

1
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
eux , en s'efforçant de les imiter , qu'il se forme le style , et
qu'il apprendra peut-être à les surpasser. Mais que peut-on
gagner en traduisant Ausone ? Quelle gloire peut- il y avoir
à le bien traduire , quand il n'y en auroit pas même à le surpasser
?
»
Pour juger Ausone , il me suffiroit de lire la lettre qu'il
écrivit à son fils , à propos de ce petit poëme : « Avez-voús
jamais vu , lui dit- il , à Trèves , dans la salle d'Eole , cette
» peinture à fesque ? .... Des amantes courroucées y crucifient
Cupidon . Ce ne sont point de ces femmes de notre
» siècle dont les erreurs sont volontaires , mais des héroïnes
qui se disculpent en fustigeant le Diet auteur de leurs
>> faules....
>>
» Le su et du tableau et son exécution excitèrent mon
» admiration . De l'étonnement , je passai à la sottise de
versifier. L'ouvrage ne me plaît que par son titre .
ici
>>
Je remarque d'abord qu'Ausone , quoiqu'il fût homme
d'esprit , donnoit pourtant dans l'erreur , qu'on pourroit
appeler celle des bonnes geris , de croire que certains défauts
de son siècle n'avoient appartenu qu'au sien ; mais ce n'est
point cela qui me donneroit mauvaise idée de lui . Ce que
je lui reproche , c'est d'abord d'avoir cru que le sujet d'un
joli tableau pouvoit devenir celui d'un joli poëme. Il n'y a
qu'un tableau à faire , parce qu'il n'y a qu'un seul instant
à peindre ; c'est celui où les amantes courroucées s'emparent
du jeune Cupidon , et le lient à un arbre. Ce qui suit dans
le poëme est peu agréable à lire ; ce qui précède est fastidieux
. Que sert de dire les noms de toutes ces héroïnes ,
dont on suppose que le courroux s'exerça d'une manière
aussi peu convenable sur le jeune Dieu ? C'est peut- être une
belle occasion de raconter en deux vers l'histoire de Sémėlė ,
de Didon , d'Héro , de Procris , de Sapho , etc. etc. Mais
cette longue suite de noms pouvoit s'enfiter sans beaucoup
de talent , et même avec moins d'esprit que n'en avoit
Ausone ; et , si j'osois employer cette expression , je dirois
que cette longue suite d'amantes n'est pas trop agréable à
voir passer.
Ensuite , que veut dire cette phrase : l'ouvrage ne me
plait que par son titre ? S'il disoit vrai , il ne devoit donc
en publier que le titre ce qui revient à mon idée , qu'il
auroit dû se contenter de louer le tableau , et de le recommander
à la curiosité de son fils . Quant à moi , loin que
l'ouvrage me plaise par son titre , c'est par-là qu'il me déplairoit
sur-tout ; et je crois de plus que , sans être trop
religieux , on pourroit en être blessé il suffit pour cela
:
JUIN 1807 .
565
d'être un peu délicat sur les convenances , et d'aimer qu'on
les observe jusque dans le titre d'un petit ouvrage. Il me
semble que ce mot de crucifié nous rappelle par lui -même
des idées si graves et si solennelles ; qu'on doit être désagréablement
affecté en le voyant servir d'annonce à un
ouvrage badin. On ne sait de quelle religion étoit Ausone :
le titre de son poëme , et le petit plaisir qu'il témoigne de
l'avoir trouvé , me feroient croire qu'il n'étoit pas chrétien .
Il est juste maintenant de faire connoitre l'heureuse facilité
avec laquelle M. Moreau de la Rochette a rendu les
divers détails de ce poëme ; et pour cela , je n'ai qu'à citer
son début. Le voici :
Il est aux bords du Styx un bois de myrtes sombres ,
Où d'il'ustres beautés , inconsolables ombres ,
Promènent le tourment d'un éternel amour.
Un douteux crépuscule , astre de ce séjour ,
Guide leurs pas errans dans la forêt profonde ,
Dans des prés de pavots , sur les rives d'une onde
Immobile , assoupíe , et parmi les roseaux
Qui couronnent d'un lac les taciturnes eaux ,
On voit que ces vers sont coulans et faciles . Ceux qui
peignent l'arrivée de l'Amour au milieu de ces illustres
beautés , annoncent peut- être encore plus de talent pour la
poésie :
L'air frémit agité :
A travers le bronill rd et la vapeur obscure
Qui ternit l'or brillant de sa légère armure ,
Le feu de son flambeau , l'éclat de son carquois ,
Toutes l'ont reconnu. D'une commune voix ,
Accusé, condamné par un commun suffrage ,
Il est saisi . Grands Dieux ! quel effort de courage !
Un enfant égaré , sans projets ennemis ,
Sur des bords qu'à son arc le ciel n'a point soumis !
On l'entoure tremblant et respirant à peine ,
A son conseil vengeur la cohorte le traîne ;
En vain il prie ; on court vers un myrte odieux , etc.
Il y auroit peut-être quelques imperfections à relever dans
ces vers ; mais il suffit de les lire pour s'en apercevoir et
d'ailleurs , ce sont de véritables imperfections , c'est- à- dire ,
de ces petits défauts qui échappent , et qui n'annoncent
aucun vice de goût , aucune mauvaise disposition dans celui
qui les laisse échapper. Je n'en dirois pas autant de quelques
3
566 MERCURE DE FRANCE ,
réflexions , de quelques traits de sentiment que le traducteur
a prêtés au poète . Comme le sentiment a été la maladie du
siècle , et que nous n'en sommes pas tout- à-fait guéris , je
dois avertir M. Moreau de prendre garde à lui , de suivre un
meilleur régime ; c'est-à- dire , de ne jamais prèter , sur-tout
hors de propos , de pareilles réflexions et de pareils traits
aux anciens qu'il traduira , parce que , s'il est naturellement
porté à imaginer ou à copier des traits de sentimens déplacés
, les modernes ne lui offriront en ce genre que trop
de modèles. Et , par exemple , lorsqu'Ausone dit :
Fulmineos Semele decepta puerpera partus
Deflet, el ambustas lacerans per inania cunas
navum simulați fulminis ignem . Ventilat ign
M. Moreau n'auroit peut-être qu'imparfaitement traduit ces
en disant : vers ,
Là , des flammes divines
Sémélé voit l'éclat , et vent , dans son erreur ,
Des foudres qu'elle rêve écarter la terreur .
Mais il a très-mal fait d'ajouter :
Seule , elle eût pardonné son trépas au tonnerre ;
Mais elle meurt deux fois : hélas , elle étoit mère !
parce qu'il n'y a ni d'hélas , ni de double mort , ni rien de
tout cela dans l'original .
Au reste , je pense que ces vers même pourront rencontrer
beaucoup d'approbateurs , et donner une idée favorable ,
sinon de l'exactitude avec laquelle M. Moreau traduit toujours
, au moins du talent qu'il montre dans son ouvrage ,
et même dans les passages que d'ailleurs il doit être permis
de censurer. Je m'arrête là , parce que je crois avoir rempli
la tâche que je m'étois imposée : celle de rendre justice à
un jeune poète dont le début annonce d'heureuses dispositions
, et de l'éclairer en même temps sur les défauts qu'il
doit chercher à éviter.
GUAIRARD.
JUIN 1807.
567
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
LA Classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
vient de prononcer sur les Mémoires envoyés au concours pour
le prix qu'elle avoit proposé, et dont le sujet étoit :
« Examiner quelle fut l'administration de l'Egypte depuis
la conquête de ce pays par Auguste , jusqu'à la prise d'Alexan
>> drie par les Arabes ; rendre compte des changemens qu'é-
» prouva pendant cet intervalle de temps la condition des
» Egyptiens ; faire voir quelle fut celle des étrangers domiciliés
» en Egypte, et particulièrement celle des Juifs. >>
Une commission a fait son rapport sur le concours , et a
déclaré qu'elle étoit d'avis qu'on adjugeât le prix , comme un
moyen d'encourager les études solides , au Mémoire , nº . 1 ,
portant pour devise :
Si in tanta scriptorum turbâ , mea in obscuro sit , notabilitate
ac magnitudine eorum meo qui monitui offieient, me
consolor. ( TITE-LIVE , lib. i . )
Et que le Mémoire , nº . 2 , ayant pour devise ce passage du
discours de Bossuet sur l'Hstoire universelle : Une des choses
qu'on imprimoit le plus fortement dans l'esprit des Egyptiens
, étoit l'estime et l'amour de leur patrie , leur a paru
mériter que la Classe en fit mention dans son jugement , en
annonçant qu'il a été distingué parmi les Mémoires qui ont
concouru .
On a reconnu à l'ouverture du billet cacheté , joint aa
Mémoire couronné , M. le Prévôt d'iray , censeur des études
du Lycée Impérial.
M. Prévôt d'Iray avoit également obtenu le prix au concours
précédent , par son Mémoire sur la Chronographie de
Georges Syncelle.
-
Le 14 juin on a donné , sur le Théâtre Français , la première
représentation des Projets d'Enlèvement. Cette petite
comédie , en un acte et en vers , n'a pas été écoutée jusqu'à la
fin. L'auteur, qui a gardé l'anonyme , n'a point appelé de cette
sentence sévère , mais juste. Sa pièce n'a point eu une seconde
représentation.Mlle Louason Sainte-Albe a débuté , mercredi
dernier , dans le rôle d'Andromaque. Elle a été accueillie
568 MERCURE DE FRANCE ,
avec bienveillance , sans obtenir cependant une faveur qu'on
accorde souvent à des efforts moins heureux : on ne l'a point
redemandée après la pièce. Aujourd'hui samedi , elle continuera
ses débuts par le rôle d'Aménaïde. On sent qu'il ne seroit
pas juste de prononcer sur le talent d'une actrice , avant qu'elle
ait joué plusieurs fois , et plusieurs rôles.
-
Nous avons déjà fait connoître dans cette feuille le choix
que S. M. l'EMPEREUR a fait de M. Lethière pour la place de
directeur de l'Académie de France à Rome. Cet artiste , que
plusieurs productions distinguées ont mis au rang de nos
meilleurs peintres d'histoire , a reçu , il y a quelques jours ,
des anciens pensionnaires de l'école de Rome, et des jeunes,
artistes qui aspirent à le devenir , une marque du plaisir que
feur fait sa nomination , dans un dîner où s'est trouvé M. Ménageot
, qui a occupé cette place avant et pendant les premières
années de la révolution , et dont la noble conduite dans ces
temps difficiles , doit à jamais servir d'exemple à ses successeurs
Les travaux du Louvre avancent d'une manière remar➡
quable. La façade du midi , depuis le jardin de l'Infante jusqu'à
la rue des Poulies , qui étoit le plus dégradée , est entièrement
réparée à l'extérieur , ornée de sculptures et couronnée
de balustres. La porte d'entrée , du côté du levant , est entièrement
reconstruite. Tout le péristyle est remis à neuf. Le
public qui , naguère passoit avec indifférence , sans prendre.
garde aux ornemens noircis par le temps , s'arrête maintenant,
et admire , pour la première fois , de vieux groupes et d'autres
chefs - d'oeuvre que le ciseau rajeunit. Les travaux dans,
l'intérieur ont aussi commencé. On abat dans les salles du rezde-
chaussée , d'anciens murs , pour y faire de nouvelles distributions.
La façade cintrée est couverte d'ardoises , qui
regarde le couchant , vers la place du Musée , n'a pas encore.
éprouvé de changement. Elle doit être , comme les autres
convertie en une galerie bordée de balustres, Déjà les deux
pavillons qui la terminent sont supprimés , et présentent une
plate-forme carrée , et revêtue d'un parapet en balcon.
Tandis que ces travaux se poursuivent avec une grande activité
, on en exécute d'autres à l'entour du Louvre , pour en
dégager les approches. La démolition des maisons de la rue de
Beauvais , qui s'effectue en ce moment , élargit d'un côté la
place du Musée , et de l'autre découvre la façade du palais ,
au nord- ouest , et formant un alignement d'une grande
étendue , prolonge la perspective jusqu'à la pointe du jardin
d'Angevilliers , dont l'enceinte est réduite au niveau de l'ancienne
maison de l'Oratoire..
2.
On voit dans la salle des exercices du Conservatoire imJUIN
1807. 569**
périal de musique , des piano-forté d'une nouvelle forme
et d'une nouvelle facture , dont on vante beaucoup le mé-,
canisme et les avantages. Ces instrumens sont en ce moment
soumis à l'examen du comité de l'enseignement du Conser
vatoire , dont nous ferons connoître le rapport , aussitôt qu'il
aura été publié .
- Un bloc énorme de pierre , dont on évalue le poids à
33,000 , a été traîné dernièrement du port S. -Nicolas à la place
de l'ancien Châtelet , pour y servir de base à la colonne mo◄
numentale qu'on élève sur cette place.
-Les Romains , qui bâtirent des villes jusqu'auprès des sources
de la Garonne , connurent les eaux de Bagnères- de-Luchon ,
et en firent le plus grand usage , puisqu'ils y laissèrent des
monumens non équivoques de leurs vertus salutaires . Mais le
temps et les Sarrasins avoient tout détruit auprès de ces eaux ,
et elles sortoient à peine de dessous les ruines de leurs anciens
bâtimens , lorsque le célèbre d'Etigni les connut . Frappé des
phénomènes étonnans qui annoncent leur minéralité , et portant
une attention particulière sur tout ce qui intéresse
l'humanité souffrante , il conçut le dessein de réparer les
injures du temps et de faire oublier la barbarie des Sarrasins ;
il rendit cette ville accessible par les grandes routes qu'il fit
pratiquer sur la pente des montagnes les plus escarpées , fit
planter cette belle allée qui sépare les bains de la ville , et
alloit jeter les fondemens d'un bâtiment digne de son objet ,
lorsqu'une mort prématurée le frappa au milieu des travaux
dont la mémoire ne se perdra jamais.
Les intendans qui lui succédèrent , suivant plus ou moins
l'impulsion de leur illustre prédécesseur , conçurent tous le
projet de donner à cet établissement le lustre qui lui convenoit
; et en 1785 , M. de la Chapelle commença un bâtiment
, qui se trouvoit à la moitié de son élévation à l'époque
de la révolution. f
Le premier préfet de la Haute -Garonne , M.Richard , trouvant
des vices dans l'emplacement de cet édifice , le fit abandonner
, et en fit commencer un autre plus près des sources ;
M. Desmoussaux prefet actuel , le fait continuer avec les
même zèle , et les habitans de Bagnères ne cesseront jamais
de bénir l'administration de ces deux magistrats.
Ce bâtiment touche pour ainsi dire à sa perfection ; déjà
les deux tiers reçoivent les eaux dans des cabinets aussi propres
que commodes ; les baignoires ne présentent plus des lambeaux
de bois presque pourris ; elles sont toutes de marbre bien
poli , et d'une seule pièce. Les autres parties de cette belle
construction , telles que les différentes salles publiques , la
7
570
MERCURE DE FRANCE ,
cour , les corridors et les terrasses , charment à la fois la vue
et présentent tous les agrémens de la commodité .
La construction de ce bâtiment n'est pas la seule , ni la princípalé
faveur que ces eaux ont obtenue du gouvernement,
En 1766 , au moment où la princesse de Brionne en faisoit
usage , il chargea M. Richard , inspecteur- général des hôpitaux
militaires , et M. Bayeu , chimiste célèbre , d'en faire
l'analyse ; et ce travail fait époque dans les fastes de la
chimie.
Ces eaux , éminemment sulfureuses , produisent des cures
merveilleuses dans le rhumatisme aigu et chronique, et notamment
dans celui-ci , lors même qu'il a fixé son siége dans la
poitrine , et qu'il forme une espèce de phthisie pulmonaire ;
leur usage est toujours suivi d'un égal succès dans les dartres ,
les gales invétérées ou répercutées , ainsi que dans les autres
maladies de la peau , même dans une espèce de lèpre endémique
, dans quelques îles espagnoles ; elles produisent des
effets étonnans dans les paralysies , sur-tout lorsqu'elles prennent
leur source dans un défaut d'énergie du système nerveux ; elles
ne sont pas moins efficaces dans les maladies du système lymphatique
et glanduleux ; elles détruisent entièrement les obstructions
des viscères du bas- ventre , et , au grand étonnement
des témoins oculaires , elles dissipèrent , l'an dernier , une hydropisie
abdominale , qui avoit résisté à beaucoup d'autres remèdes
; elles sont encore très - utiles dans le traitement des affections
écrouelleuses , scorbutiques , hémorroïdales et hyppocondriaques
; elles produisent tous les ans des cures surprenantes
dans les maladies non inflammatoires de la poitrine , des reins
et de la vessie ; dans la plupart des maladies de femmes. Ou ne
finiroit pas si on vouloit faire l'énumération des maladies du
ressort de la chirurgie , dans lesquelles ces eaux ont opéré des
guérisons inattendues. On n'a ici d'autre but que de faire connoître
au public , que ce qu'il y avoit encore de désagréable
aux bains de Bagnères- de-Luchon l'an dernier , a entièrement
disparu , et se trouve remplacé par tout ce qu'on peut desirer
de commode et de propre.
NOUVELLES POLITIQUES.
Naples, 3 juin.
Six mille Napolitains , commandés par le général Philipstadt
, ont débarqué à Reggio ; ils s'annonçoient comme les
restaurateurs et les conquérans du royaume de Naples. S. M.
ordonna au général Regnier de ne mettre aucun obstacle à
JUIN 1807. 571
leur établissement dans le pays , et de se retirer à leur approche ,
afin de leur donner quelque confiance. Conformément à ces
ordres , notre avant -garde évacua Seminara , Rossano et
Mileto. Le général Philipstadt , ne se doutant pas du piége
qui lui est tendu , s'avance avec son corps d'armée , et menace
Monte-Leone ; mais S. M. ne voulant pas abandonner à
la fureur et à la vengeance de ces nouveaux conquérans une
ville aussi fidelle et aussi dévouée , donna l'ordre au général
Regnier , qui avoit été renforcé par une partie de troupes
qui sont dans la Calabre , d'attaquer et de culbuter l'ennemi.
Le combat eut lieu , le 28 mai , auprès de Mileto , et tout le
corps commandé par le général Philipstadt , fut ou tué ou
fait prisonnier ; à peine quelques hommes de cavalerie purentils
regagner Reggio. On assure que le général en chef commandant
cette expédition, est au nombre des prisonniers . Tous
les peuples de la Calabre ont tenu une conduite digne des plus
grands éloges. Les citoyens de toutes les classes sont accourus
pour combattre l'ennemi commun , qui venoit proclamer
le brigandage et le massacre des propriétaires.
(Giornale Italiano . )
Rome , 2 juin.
Voici un extrait des cérémonies qui ont eu lieu le jour
de la Trinité , pour la canonisation des cinq bienheureux :
François Caracciolo , fondateur des Clercs-Réguliers mineurs;
Benoît de S. Fradelo , laïc- profes des Mineurs de l'Observance
réformés de Saint- François ; Angel Merici , du tiers ordre
de Saint- François , fondatrice des Danses de Sainte-Ursule ,
dite les Ursulines ; Colette Boilet , réformatrice de l'ordre de
Sainte-Claire ; et Jacinthe Marescotti , noble romaine , religieuse-
professe du tiers - ordre de Saint - François.
Le Souverain pontife ayant été reçu à la porte de la basilique
par le chapitre du Vatican , arriva à l'autel où le Saint-
Sacrement étoit exposé , et se replaçant ensuite sur son fauteuil
, il fut porté sur le grand théâtre dressé pour cette auguste
cérémonie. Là , monté sur le trône magnifique qui lui
avoit été préparé , il reçut les hommages des cardinaux , des
archevêques , des évêques , des abbes mitrés et des pénitenciers.
Ensuite S. Em. le cardinal Caracciolo , procureur de la
canonisation , accompagné d'un maître des cérémonies et de
l'avocat consistorial Stanislas Angelotti , s'avança vers le trône
pontifical , et fléchissant le genou , ledit avocat fit , au nom
de S. Em. , la première instance pour la canonisation des
cinq bienheureux. Il lui fut répondu , au nom de S. S. , par
Mgr. Devoti , archevêque de Carthage et secrétaire des brefs
572
MERCURE
DE FRANCE ,
des princes , que l'intention du S. P. étoit qu'on implorât les
lumières divines par l'intercession des saints . Alors le chef de
l'Eglise et toute l'assemblée s'étant mis à genoux , les litanies
des saints furent chantées par les chantres pontificaux.
La seconde instance fut faite ensuite par l'avocat consistorial
, et M. l'archevêque de Carthage répondit , au nom de
S. S. , que , par de nouvelles prières , il falloit , dans cette
importante affaire , implorer les lumières du ciel . Et soudain
le S. Pere , déposant la mître et se mettant à genoux. S. Em .
le cardinal premier diacre dit à haute voix Orate. Quelque
temps après , S. Em. le cardinal second diacre dit : Levate.
Alors le S. Père entonna l'hymne Veni Creator , qui fut
chanté en musique ; et lorsqu'il fut terminé , S. S. chanta
l'oraison du Saint- Esprit.
"
Le souverain pontife s'étant de nouveau assis , S. Em. le
cardinal Caracciolo , et l'avocat Stanislas Angelotti firent la
troisième instance pour la canonisation en ces termes : Instanter
, instantius , instantissimè . M. l'archevêque de Carthage
répondit : « S. S. juge que c'est une chose agréable à Dieu ,
» que les cinq bienheureux soient mis au nombre des Saints . »
Alors tous les cardinaux et toute l'assemblée étant debout ,
le souverain pontife , assis sur son trône , prononça la sentence
de la canonisation des BB. François Caracciolo , Benoît
de Saint-Fradelo , Angele Merici , Colette Boilet , et Jacinthe
Marescotti.
Au nom de S. Em. le cardinal procureur Caracciolo , l'avocat
Angelotti reçut cette sentence , rendit graces à sa Béatitude
, et la supplia d'expédier des balles apostoliques.
S. S. répondit : Decernimus. Le cardinal procureur baisa la
main et les genoux du S. Père ; l'avocat consistorial debout se
tourna vers les protonotaires apostoliques , les pria de dresser
l'acte de canonisation , et le plus ancien lui répondit : Conficiemus.
L'avocat appela ensuite pour témoins par ces mots ,
vobis testibus , les cameriers secrets placés autour du trône.
Alors le souverain pontife entonna le Te Deum ; soudain
se firent entendre les trompettes du maître du sacré palais ; les
trompettes du peuple romain , les cloches de la basilique ,
les décharges des boîtes et de l'artillerie du château Saint-
Ange. Alors , au signal donné par les cloches du Capitole ,
celles de toutes les églises de Rome firent retentir les airs pendant
une heure entière , et toute la cité fut émue d'une sainte ,
rapide et commune allégresse .
Après la fin du Te Deum , S. Em. le cardinal diacre chanta
le verset : Orate pro nobis , sancti Francisce , Benedicte
Angela , Coleta et Hyacintha ; et les chantres répondirent a
?
JUIN 1807 . 573

Ut digni efficiamur , etc. Ensuite le S. P. récita l'oraison
particulière des nouveaux saints . Le cardinal diacre chanta le
Confiteor , en ajoutant , après les noms des SS . apôtres
Pierre et Paul , ceux des nouveaux saints. Enfin , le souverain
pontife chanta les prières accoutumées de la bénédiction ,
en y comprenant les noms des nouveaux saints , et bénit l'immense
multitude présente à cette solennité.
L'acte de la canonisation étant ainsi terminé , et les cierges
que portoient allumés LL. EEm. , ainsi que les prélats , le
clergé séculier et régulier , èt tous ceux qu'on avoit convoqués
à cette fête solennelle , ayant été éteints , le souverain poutife
fut conduit à un trône moins élevé , où , après avoir été revêtu
de ses habits pontificaux , il chanta une messe solennelle avec
le cérémonial usité. Après l'évangile , chanté en grec et en
latin , le S. P. prononça une savaute et touchante homélie.
Après le Confiteor, dit par S. Em. le cardinal -diacre , S. Em.
le cardinal-évêque assistant demanda et publia l'indulgence
plénière de sept années et de sept quarantaines , pour ceux
qui ont assisté à la canonisation , et pour ceux qui ont visité
les tombeaux des nouveaux saints. Alors le S. P. donna solennellement
la bénédiction pontificale. Après l'offertoire , il
s'assit et reçut sur ses genoux les offrandes faites pour chaque
saint , de cierges , de pains , de vin , de deux colombes , de
deux tourterelles et de plusieurs autres espèces d'oiseaux ,
emblêmes mystiques , dont le sens est expliqué dans un livre
des rits de la canonisation .
En présentant les offrandes , LL . EE. ont baisé les mains
et les genoux , et leur suite les pieds de S. S.; ils sont tous
retournés successivement aux places qui leur étoient assignées ,
à l'exception du cardinal Carracciolo, qui , comme procureur
de la canonisation , est resté auprès du trône jusqu'à ce que
toutes les offrandes aient été terminées .
S. S. ayant lavé ses mains , a continué la messe solennelle ,
et a donné à la fin la bénédiction accoutumée. Déposant ensuite
le pallium , elle est remontée sur son fauteuil , et a été
portée dans la chapelle de la Piété , où elle a déposé ses habits
pontificaux , assistée de S. Em. le cardinal archiprêtre de la
basilique du Vatican , et de deux chanoines du chapitre.
2
Ainsi s'est terminée cette majestueuse cérémonie , à la satisfaction
générale de tous les habitans de Rome et de
l'immense concours des étrangers que cette auguste solennité
avait attirés dans la capitale du monde chréne .
Venise , 3 juin.
Le 2 mai , une escadre russe, composée de 2 vaisseaux de 74,
d'une corvette et d'une polacre de 20 canons , se présenta sur
574
MERCURE DE FRANCE ,

les côtes de Salonique , et jeta l'ancre à trois lieues de la ville .
Après être restée stationnaire pendant quelques jours , sans
doute pour se donner le temps de mûrir ses grands projets ,
le contre-amiral Greick se décida à envoyer au commandant
tirc , à Salonique , un parlementaire avec une dépêche écrite
en grec , dont voici la traduction :
« Le commandant de la ville livrera sur-le- champ au
» contre-amiral russe , le consul et tous les Français qui se
>> trouvent à Salonique , avec leurs propriétés et celles de
» leurs correspondans , si mieux il n'aime payer 200,000 se-
» quins de Venise. En cas de refus , l'escadre russe s'avancera
» pour incendier la ville . »
A cette sommation étoit joint ún billet du contre-amiral
Greick , dans lequel il avoit pris soin d'accumuler les nouvelles
les plus absurdes. Suivant lui , l'Empereur Napoléon
avoit été complétement battu , et poursuivi jusqu'à Berlin ;
une armée russe s'avançoit sur Constantinople , et s'étoit déjà
emparée de Sofia , d'Ăndrinople ; et dans un pareil état de
choses , on ne pouvoit sans folie songer à opposer aucune
résistance. Le commandant turc répondit , sans daigner faire
attention à toutes les absurdités contenues dans le billet da
contre-amiral , qu'il ne livreroit ni les Français ses alliés , ni
les deux cent mille sequins , et que si les Russes s'avançoient ,
il sauroit bien les accueillir à coups de canon .
Le parlementaire se retira en faisant les menaces les plus
violentes ; les batteries furent sur-le-champ mises en état de
défense : on attendoit à chaque instant l'arrivée de l'escadre
russe ; et c'est avec le plus grand étonnement , qu'après vingtquatre
heures , on l'a vue lever l'ancre , et s'éloigner à pleines
voiles.
Hambourg, 9 juin.
Les lettres de la Grande-Armée française donnent les détails
suivans sur la position que doit occuper l'armée d'observation
commandée par M. le maréchal Brune. Les troupes hollandaises
, placées jusqu'ici sur l'Elbe et dans le Mecklenbourg ,
et commandées par M. le général Dumonceau , formeront la
pointe la plus avancée de l'aile gauche , dont le quartiergénéral
sera à Coeverden ; l'aile droite , composée de Français,
est appuyée à l'Oder et au Frisch-Haff; les troupes espagnoles
occuperont le pays d'Hanovre , et y seront rendues vers
le 15 juin. On forme en outre à Magdebourg une réserve
particulière , dont les contingens allemands feront partié.
Cette armée a en front les côtes de la Poméranie , les embouchurcs
de la Trave , de l'Elbe , du Weser et de l'Ems , et peut
se porter en très-peu de temps sur les différens points où son
secours seroit jugé nécessaire .
JUIN 1807. 575
Les dernières lettres reçues de Lubeck portent qu'il est ,
faux que les vaisseaux danois aient reçu ordre de quitter surle-
champ ce port , ainsi que le bruit en avoit couru. Le patron
de navire Brallenberg , qui a mis à la voile de Pillau , le 31
mai , a passé devant les frégates suédoises sans être arrêté.
On mande de Tanger , en date du 6 avril , que le dey d'Alger
a déclaré la guerre au bey de Tunis. Les mêmes nouvelles
portent qu'un ambassadeur tunisien , destiné à visiter les cours
de Madrid et de Lisbonne , est arrivé à Gibraltar .
PARIS , vendredi 19 juin.
D'après les ordres de S. M. l'EMPEREUR et Roi , la cour
a pris le deuil le 15 juin , à l'occasion de la mort de
S. M. l'impératrice d'Autriche . Ce deuil durera vingt et un
jours premier temps , onze jours ; second temps , dix jours.
Le premier temps en noir ; le second temps en noir et blanc.
- Deux conscrits de 1808 , de la Loire-Inférieure , ont fait
arrêter un habitant de la campagne qui les excitoit à la désertion
; cet individu est en jugement. Ce département se distingue
par la bonne volonté de ses conscrits. A peine comptet-
il quelques réfractaires ; on remarque sur-tout l'arrondissement
de Paimboeuf , qui n'en compte pas un seul depuis
l'an 13 ; une situation si satisfaisante est due au bon esprit
qu'entretient dans cette partie du département M. le souspréfet
, dont on ne sauroit trop louer le zèle et l'activité.
Les réfractaires continuent de se présenter volontairement
dans le département de Sambre et Meuse ; on a vu dernièrement
que ceux du canton d'Oirsbeck étoient venus , au nombre
de 55 , solliciter le pardon de leur faute ; ce nombre s'élève
aujourd'hui à 80. Les réfractaires du canton de Saint-Trond ,
jaloux d'imiter un si bel exemple , ont également demandé à
rejoindre leurs drapeaux ; 3g ont déjà obtenu cette faveur.
(Moniteur. )
-On mande de la Rochelle , en date du 10 de ce mois , que
six vaisseaux et une frégate ennemis croisent et mouillent
presque tous les soirs à l'entrée du perthuis d'Antioche ; quelquefois
un vaisseau y entre ; quatre vaisseaux sont constamment
mouillés à l'entrée du perthuis Breton. Une corvette
et un cutter se détachent parfois pour communiquer avec ceux
qui bloquent Antioche.
-M. Debosque , capitaine de louveterie de la quatorzième
conservation forestière , a rendu à S. A. S. Mgr. le prince de
Neuchâtel , ministre de la guerre , premier maréchal de l'Em576
MERCURE DE FRANCE ,
er
pire et grand-veneur de France , le compte des bêtes fauves
tuées dans cette conservation , depuis le 1 mai 1806 , jusqu'a
er du même mois 1807. Il en résulte que dans le département
de l'Aude où réside le capitaine , il a été tué 3 ours, 111 loups,
51 renards et II blaireaux; que dansle département del'Hérault,
il a été tué 39 loups ; que dans celui de l'Aveyron , il a été tué
71i loups ; et dans le département des Pyrénées - Orientales ,
17 loups , 5 renards et 1 blaireau . Total des bêtes fauves tuées
dans la quatorzième conservation : 3 ours , 238 loups , 56
renards et 12 blaireaux ; en tout 289.
Une lettre de M. le procureur impérial du tribunal
d'Angers enjoint à tous les maires de son ressort de relater
dans tous les actes civils dans lesquels figurent d'une manière
quelconque les membres de la Légion-d'Honneur , leur qualité
de légionnaire , attendu que ce titre est à la fois un témoignage
précieux de la bienveillance de S. M. , et une preuve
des services rendus à l'Etat.
On mande de Strasbourg que M. le sénateur général
Sainte-Suzanne a perdu sa femme , qui est morte en couches
dans la 29° année de son âge.
+
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JUIN.
DU SAM. 13. - C p . olo c. J. du 22 mars 1807 , 76f 75f goc Soc goe
ooc oof ooc ooc ooc oofɑoc oof oog ooc . ooc , ooc ooc oof ooc ooc
Idem. Joniss , du 22 sept . 1807 , 73f. 50c oof ooc oof
Act. de la Banque de Fr. 1260f ooc . ooouf. oooof ooc ooc
- DU LUNDI 15. -C pour o/o c . J. du 22 mars 1807 , 76f 76f 10c 15c 20€
35c 25c ooc ooc ooc oc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
'Idem . Jouiss . du 22 sept . 1807 , 73f 50c . 6oc . ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooof ooc . oovof
DU MARDI 6..
-
C p. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 50c 6c 50c 60%
50c one ooc. ooc moc ooc ooc . oof ooc ooc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f. 90c 74f ooc ooc ooc . ooc occ
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c cooof ooc oooof. 0000f
DU MERCREDI 17 . Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 76f 5oc 40c 50€ 6oe
ooc oof ooc oec . ooc oof ooc oc. ooc of ooc . ouf.
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807 , 74f 73f. 9oc . 74f ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1267f 50c 127of ocoof oof
DU JEUDI 18.- Cp . opo c . J. du 22 mars 1807 , 761 65c 60c 65c 70c 00€
GOC ooc ooc ooc ooc OOC OOC OÒ¤ ooc o^e oocC OFC OOC OOC ooc coc ooc
Idem, Jouiss. du 22 sept. 1807 , 73Fgoc ooc oof ooc ooc oof oog
Act. de la Banque de Fr. 127of. coc oooofoooof. 000of
DU VENDREDI 19.
-
Cp. 0/0 c. J. du . 22 mars 1807 , 76f 6oc 5oc . 60%
55c 6oc oof ooc ooc ooc oof oof ooc ooc oof ooc ooc ooc ooc oof ODC QUǝ
Idem. Jouiss. du 22 sept . 1807 , 73f 9c 74f. 9oe oog ooe
Act. de la Banque de Fr. 1268f 750 0000f0000f

SEINE
CA ( N°. CCCX . )
( SAMEDI 27 JUIN 1807. ).
DE
LA
MERCURE
ep
DE FRANCE,
POÉSIE.
"
"
0 (
2)
ÉPISODE DE CAMILLE,
Fragment du troisième volume de l'ENÉIDE , traduite par
6.29 Al M. de Gaston. (1)
EN. , liv. X1, vers 532.
DANs le ciel , cependant , la fille de Latone ,
Près de la jeune Opis , aux plaintes s'abandonne :
« O vierge , tu connois les secrets de mon coeur ;
Camille , dès long-temps , mérita ma faveur !
(t
་་
» Elle vole aux combats ; ma tendresse alarmée ,
» De mon arc , de mes traits l'avoit en vain armée :
» Apprends , Nymphe chérie , apprends que mon secours
» De Camille au berceau sut conserver les jours ..
» Son père , Métabus , qui sur Priverne antique ,
» Long- temps appesantit un sce , tre tyrannique ,
» Par les Volsques et fin chassé de ses Etats ,
» Exilé , fugitif, emporta dans ses bras
» Ce rejeton naissant de sa triste famille .
Du nom de son épouse il appela sa fille :
AA a
(1 ) Les deux premiers volumes de cette traduction , adoptée pour les
lycées , se trouvent chez le Norm nt. Prix des deux volumes : 7 fr. 20 c.,
et le double en papier véiin. Le dernier volume paroîtra dans l'année .
O o
,
578
MERCURE DE FRANCE ,
>> Avec elle , des monts il gravit les sommets;
» Avec elle , il franchit les vallons, les forêts ;
›› Et partout menacé d'une juste vengeance
» En embrassant Camille il reprit l'espérance.
» Mais l'Amazène grende, et les torrens pressés
» Dans son lit trop étroit par l'orage amassés ,
» A flots impétueux roulent sur le rivage .
» Où fuir ! il oseroit les franchir à la nage ;
» Mais peut-il , chère enfant , te perdre sans retour ?
>> Doux fardeau ! c'est pour toi que tremble son amour.
» Entre divers moyens il flotte , il délibère ;
» Enfin, dans le tissu d'une écorce légère
» Il enferme sa fille , et , par un triple noeud ,
» L'attache au bois pesant et durci par le feu ,
» Où s'enfonce le fer d'un javelot immense .
» Alors, d'un bras nerveux dans l'air il la balance ,
» Et , suppliant , il crie : « O déesse des bois ,
» Ma fille prend tes dards pour la première fois ;
» De ses persécutenrs elle fait la colère :
» Je la voue à ton culte ! Un trop malheureux père
» Ose te confier ce dépôt précieux ,
» Qui vole , avec ce trait , sous la garde des Dieux. »
» Il a dit : sur les eaux la flèche paternelle
» Siffle , et vers l'autre bord l'enfant fuit avec elle.
» Les Volsques approchoient : Métabus dans les flots
» S'élance , et sans péril insulte à leurs complots;
» Puis, arrachant le trait de la rive fleurie ,
» De Camille à Diane il consacre la vie .
» Il ne rechercha point , au sein d'une cité,
» L'asile qu'au malheur doit l'hospitalité ,
» La pitié des humains , à son orgueil sauvage ,
>> Loin d'offrir un bienfait , ne sembloit qu'un outrage.
» Sur un rocher désert, sous le toit des pasteurs ,
» Solitaire , il cacha sa fiile et ses malheurs.
» Sa main , d'une cavale au joug long-temps rebelle ,
» Sur sa lèvre altérée exprimoit la mamelle.
» A peine elle pouvoit de ses pieds délicats
>> S'appuyer sur l'arène où s'imprimoient ses pas ,
» Déjà le dard brilloit dans sa main jeune encore ,
» Son épaule ployoit sous le carquois sonore.
» Jamais dans ses cheveux , ou sur son chaste sein,
» L'or à ses longs anneaux ne suspendit le lin:
» La dépouille d'un tigre est sa seule parure ,
>> Et ses cheveux épars flottent sur son armure.
JUIN 1807.
5,9
» Elle court , et sa flèche abat dans le vallon
» Le cygne au col de neige , et l'oiseau du Strymon ;
» Sur sa tête , à grand bruit , la fronde tournoyante
» Atteint , près de son nid , la palombe fuyante .
>> Chez les princes Toscans plus d'une mère , en vain,
» Voulut au sort d'un fils attacher son destin ;
» Sa pudeur fut rebelle à tout amour profane :
» Camille ne chérit que la loi de Diane.
» Ah ! quelle est ma douleur en voyant son espoir
» Périr dans un danger qu'il n'a point dû prévoir ! ( 1 )
» Combien j'eusse voulu , dans ma cour immortelle ,
» Attacher à mes pas cette vierge fidelle !
» Mais , puisqu'il faut céder à ses tristes destins ,
» Vole , ma chère Opis , vole au câmp des Latins
» Où du ciel ennemi va tomber la colère ;
» Hâte-toi : prends ce trait , punis le téméraire
» Dont la main sacrilege aura versé son sang .
» Soit Troyen , soit Latin , qu'il meure ; dans son fland
» Plonge ce dard sacré qui doit venger Diane.
» Et moi , pour prévenir un triomphe profane ,
» Dans un sombre nuage invisible à leurs yeux ,
» Dérobant aux affronts des vainqueurs furieux ,
» Et sa chaste dépouille et ses armes trop chères ,
» J'irai les déposer au tombeau de ses pères, »
Opis , d'un vol bruyant et plus prompt que l'éclair; "
Dans un noir tourbillon fend les plaines de l'air .
UTILITÉ DE L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE.
ECOLE de la vie, et lumière des arts ,
Quel spectacle est pour nous plus digne des regards ?
Eh quoi ! l'esprit de l'homme , avide de connoître,
Va scruter dans les cieux les secrets du Grand Être;
De tant d'astres sans nombre examine les lois ,
Leur route , leur distance , et leur masse et leur poids ;
Apprend à détourner les flèches du tonnerre ,
Porte un oeil curieux dans les flancs de la terre ;
Sur la hauteur des monts , et dans le fond des mers ,
Soumet à son calcul la pesanteur des airs :
Enfin , de la nature , en merveille féconde ,
Observe les ressorts , mécanisme du Monde ;
( 1) Aruns doit la tuer par derrière.
002
580 MERCURE DE FRANCE ,

Et de ce grand théâtre assidus spectateurs ,
Nous pourrions négliger le drame et les acteurs ;
Ces scènes où Clio consacre à la mémoire
Des siècles écoulés et la houte et la gloire ;
Et, citant les témoins , juge sans intérêt ,
Aux crimes aux vertus prononce leur arrêt !
L'homme , agrandi par elle , a franchi les limites
Qu'aux temps ainsi qu'aux lieux la nature a prescrites.
Tout pays est le sien il vit dans le passé.
C'est pour lui qu'autrefois les sages ont pensé :
Il leur parle , il entend leur doctrine profonde ,
· Témoin de tous les temps , et citoyen du Monde.
.: 2 $ M. DESA INTANGE.
ENIGME.
t
Je suis un être inanimé;
D'un être vivant je suis père.
puis me passer de mère ;
Sans père souvent je suis né."
Je n
LOGOGRIPHE !
LECTEUR , de mes neuf pieds j'use avec avantage ;
En se vant les humains je reçois leur hommage;
Ils doivent la plupart leu, fortune à mes soins.
Aussi , pour prévenir leurs différens besoins ,
Je fréquente la cour ainsi que les provinces :
On me voit en tous lieux , et sur-tout chez les princes.
Les sots qui vont sans moi perdent souvent leur temps; i
Avec les gens d'esprit j'exerce mes talens :
D'une chose qui plait j'emprunte la figure ,
Et c'est pour réussir la rout la plus sûre.
En me décomposant , tu trouveras en moi
Un vase très commun que chacun a chez soi ;
L'habit des animaux ; ce qu'on sait sur la vue;
Une arme très antique , à présent inconnue ;
Ce que tout chirurgien applique à bien des maux
Un meuble destiné pour prendre du repos.
Et , quoique je paroisse un être assez bizarre ,
Je suis un beau vernis dont l'homme adroit se pare.
CHARADE.
SOUVENT en main l'on a mis mon dernier,
Pour se disputer mon entier,
Qui ne valoit pas mon premier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Enigme.
Celui du Logogriphe est Vaisseau , où l'on trouve Ives , ais , as
visa , vie, vase , vis , eau , veau , Asie , si ( conjonction) , si ( note de
musique , avis , aveu , ave.
Celui de la Charade est Pont-Oise.
JUIN 18070
581
% Iffh ??y ! }
DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE EN EUROPE.
Des systèmes analogues ont régné dans le dix - huitième e
siècle sur l'ordre général et sur l'ordre particulier des choses :
Dans l'univers , l'harmonie a résulté de l'opposition réciproque
des êtres et des élémens ;
Dans le monde politique , de l'équilibre politique des Etats ;
Dans chaque gouvernement, de la balance des différens
pouvoirs ;
Dans l'homme lui-même , du choc de passions contraires.
<< La sublime vertu , la sagesse éclairée , dit Helvétius , sont le
» fruit des passions. »
C'est-à-dire , que les mêmes philosophes n'ont vu partout
que de grands combats , et ont voulu constituer l'homme
l'Etat , le monde politique , l'univers entier , par des équilibres
de forces opposées ; au lieu que la nature établit partout de
grands pouvoirs , et constitue l'homme , l'Etat , le monde politique
, l'univers , par une direction unique de forces communes:
L'homme , en subordonnant ses passions au pouvoir
de sa raison ;
L'Etat, en subordonnant tous les hommes au pouvoir d'un
homme ;
Le monde politique , en subordonnant tous les peuples au
pouvoir d'un peuple ; l'univers , enfin , en subordonnant tous
les êtres au pouvoir d'un être , le premier et le seul nécessaire
des êtres analogie parfaite , rapports semblables dans des
systèmes différens , d'où naissent l'ordre dans chaque partie
du système général , et l'harmonie entre toutes les parties.
Balance , équilibre , lutte entre des forces opposées , où le
repos est un accident , et la guerre un état : petites images
dont on a voulu faire de grandes idées .
La balance des pouvoirs , idée fausse , puisqu'elle suppose
plusieurs pouvoirs dans un même Etat , et qui n'est au fond
que l'insurrection des fonctions contre le pouvoir dont elles
émanent, soutenue par Montesquieu , combattue par Jean-
Jacques Rousseau , a été mise , par l'expérience de la révolution
, au rang des plus funestes chimères qui aient égaré les
esprits et trouble les Etats.
On entend, je pense , par équilibre politique , cet état dans
lequel un peuple , ou plusieurs peuples alliés , balancés par
3
582 MERCURE
DE FRANCE ,
un autre peuple ou par une autre confédération de peuples ;
avec parité de moyens et de ressources , seroient en repos par
cette égalité de forces qui se détruiroient mutuellement : idée
transportée de la dynamique dans la politique , et tout-à-fait
digne d'un siècle conséquent dans ses erreurs , et qui a voulu
faire la société machine , comme il a fait l'homme machine.
En effet , il est aisé de remarquer que , dans ce système , on
ne tient compte que des forces physiques , et que l'on ne
prend en aucune considération la force morale du caractère , du
génie et des connoissances , la plus puissante de toutes les forces
dans la société civilisée , et le mobile de toutes les autres :
force toujours plus grande à mesure que la société est plus
avancée , et qui seroit au plus haut degré d'intensité dans une
société parvenue au plus haut point de civilisation . Je sup→
pose même qu'il fût possible de mettre en parfait équilibre
entre deux Etats ou deux confédérations d'Etats la population
et les finances , il faudroit encore que la constitution , qui
donne les moyens les plus prompts et les plus efficaces de
lever l'argent et de disposer des hommes , fût parfaitement
semblable de part et d'autre ; il faudroit que la situation du
territoire, qui offre des moyens plus ou moins heureux d'employer
les hommes et l'argent , fût des deux côtés également
favorable à l'attaque et à la défense : ce qui n'existe nulle part ,
et ne peut exister. Et enfin quand tout , absolument tout , popa-
Jation , finances , constitutions , circonstances , nature même
des lieux , seroit exactement égal entre les deux parties qu'on
"veut mettre en équilibré , il suffiroit toujours , d'un côté ou
d'autre , d'un homme de plus ou d'un homme de moins pour
rompre cet équilibre si parfait , puisqu'il suffit d'un homme
de plus ou de moins pour rétablir l'égalité même entre de
grandes inégalités de population , de finance , de constitu→
tion , etc.

Sans doute le nombre des combattans seul décidoit autrefois.
entre les Huns et les Alains , comme il décide encore entre les
diverses peuplades des sauvages de l'Amérique ; mais est- ce
par le nombre de leurs soldats ou par la supériorité de leur
ganie qu'Alexandre a vaincu les Perses , qu'Annibal s'est soutenu
en Italie , Sertorius en Espagne , ou que César a triomphé
de Pompée ? Ximenes et Richelieu n'ont-ils pas gouverné
l'Espagne et la France , et abaissé , dans l'une et dans l'autre ,
des grands inquiets et factieux , plutôt par l'ascendant de leur
caractère que par les moyens de force dont ils pouvoient disposer
? Gustave et Frédéric , souverains de petits Etats , ont-ils
Ĵutté avec tant de succès contre la maison d'Autriche à force
de puissance ou à force de génie ? N'est-ce pas par l'habileté de
ses généraux et de ses ministres , plus encore que par la force
JUIN 1807: n
583
de ses armées , que Louis XIV a bravé l'Europe conjurée
contre lui ? Et , pour en donner un exemple plus rapproché
de nous , et le plus éclatant dont l'histoire des sociétés fasse
mention , est- ce par ses forces physiques ou par l'impulsion
morale qu'elle a reçue de la révolution et par la direction
que donne à tous ses moyens la force de tête et de caractère
de l'homme qui la gouverne , que la France , au moment présent,
domine l'Europe et dicte des lois au continent ? Or , cette
force morale ne peut entrer dans aucun système prévu d'équi
libre , parce qu'elle ne peut être l'objet d'aucun calcul. On
diroit même que la Providence , qui n'a pas fait du monde
moral un vain amusement pour l'homme , comme du monde
matériel , a refusé à notre curiosité l'intéressant spectacle des
grands hommes opposés les uns aux autres , avec des forces
égales de génie et de caractère , puisqu'elle les fait naître
presque toujours à longs intervalles les uns des autres , tantôt
chez un peuple , tantôt chez un autre , et bien moins pour
maintenir des équilibres , que pour rétablir ou conserver le
pouvoir ; et lorsque plusieurs hommes de même force se rencontrent
en même temps chez le même peuple , l'équilibre
qu'ils cherchent entr'eux trouble l'Etat. « On se plaint quel-
» quefois , dit Hénault , de la disette des grands hommes. Il
» n'y a pas de plus grand malheur pour des Etats que ce
» concours de personnages puissans qui prétendant tous
» l'autorité , commencent par la diviser , et finissent par
» l'anéantir. »
L'équilibre n'entre donc pas dans le système naturel du
gouvernement des sociétés ; et l'on peut même avancer que
tant que des peuples voisins , ou même des partis différens
sont en guerre les uns contre les autres , ils cherchent à se
mettre en équilibre ; et que , tant qu'ils cherchent l'équilibre ,
ils sont en guerre : cercle vicieux dont ils ne peuvent sortir
qu'en recourant à l'unité de pouvoir .
C'est là l'histoire de tous les peuples , et la cause de tous
leurs débats.
Que présente l'histoire des premiers empires de l'Asie ,
Assyriens , Babyloniens , Macédoniens , Perses , Mèdes , etc. etc.:
des peuples qui croissent , qui s'élèvent , et , sous la conduite
d'un chef audacieux , qui aspirent à l'égalité avec leurs
maîtres ou leurs voisins , bientôt à la domination ; qui parvenus
à l'empire , sont attaqués et renversés à leur tour , et , dans
cette vaine poursuite d'équilibre , tombent les uns sur les
autres , dit M. Bossuet , avec un fracas effroyable.
L'histoire de la Grèce n'est que l'histoire de l'éternelle rivalité
de Sparte et d'Athènes , troublées au dedans par la balance
I 4.
584 MERCURE
DE FRANCE
,
des pouvoirs , cherchant au dehors l'équilibre entr'elles , se
détruisant l'une l'autre , et bouleversant leur pays , de peur,
disoit Cimon , ( 1 ) de laisser la Grèce boiteuse , ou de rester
l'une ou l'autre sans contre-poids : car on voit que l'idée
d'équilibre avoit commencé chez les Grecs comme toutes les
idées fausses et subtiles en morale et en politique.
Les Romains , aveugles instrumens de plus hauts desseins
rudes précepteurs , accoutumèrent les premiers l'Univers à
l'unité de domination ; mais tant que la puissance resta indéeise
et en équilibre , le sang coula dans les trois parties du
Monde , comme il coula dans Rome tant que le pouvoir fut
en balance entre les factions.
Dans cet équilibre de peuples , la balance pencha toujours
du côté où Rome mit sa pesante épée ; mais quand toute résistance
fut vaincue , quand tous les partis furent détruits , et
qu'il n'y eut plus ni balance de pouvoir au dedans , ni au
dehors équilibre de force , le Monde respira . Auguste , devenu
l'homme nécessaire , postquam omnem potestatem ad unum
conferri pacis interfuit , dit Tacite , Auguste ferma le temple
de Janus , et il régna sur Rome comme Rome sur l'Univers.
Les Barbares arrivèrent à leur tour des confins du Monde
où Rome et sa domination n'avoit jamais pénétré : ils accouroient
pour partager une puissance que Rome ne pouvoit
plus retenir , depuis que le pouvoir étoit en équilibre entre
plusieurs Césars, comme il l'avoit été une fois entre trente tyrans.
Dans cet équilibre du peuple ancien et du peuple nouveau ,
ou des Barbares de l'ignorance et des Barbares de la corruption
, Rome succomba ; le peuple- roi fut détrôné : et alors
commença pour l'Univers un long interrègne et l'anarchie des
armes , plus tumultueuse sans doute , mais moins honteuse et
moins atroce que l'anarchie des lois. Bientôt la puissance fut
en équilibre entre tous ces conquérans qui se poussoient et se
remplaçoient les uns les autres ; et cette longue oscillation qui
marqua le passage des temps du paganisme à ceux de la chrétienté
, et qui remplit toujours l'intervalle d'un système à un
autre, fut l'époque des plus effroyables calamités.
Je ne parlerai pas de l'empire d'Orient. La religion et
l'empire avoient été transportés en Grèce , où le petit esprit
et la fureur des partis s'étoient conservés comme dans leur.
pays natal. La religion n'y fut guère qu'un sujet de controverse
, et le pouvoir qu'un objet de rivalité. La balance pencha
tantôt pour un parti , tantôt pour un autre ; et dans ce vain
( ) Voyez l'Histoire Ancienne de Rollin.
* 585 JUIN 1807.
équilibre, qui jamais ne se fixa , la religion fut livrée au
schisme, et l'empire au glaive et à l'oppression .
• 30162
Struebat jam fortuna in diversa parte terrarum initia
causasque imperii : c'est ainsi qu'un païen annonce une des
grandes révolutions de l'empire romain ; et un chrétien doit,
dire que la Providence qui veille à la conservation du Monde ,
élevoit , dans le secret de ses desseins , un nouveau maître pour
un nouvel Univers .
Un rejeton , tiré des forêts de la Germanie , vint dans la
Gaule chrétienne , s'enter sur le vieux tronc de la domination
romaine ; et c'est avec raison que notre Corneille a dit ,
Attila, parlant de ce temps :
Un grand destin commence , un grand destin s'achève :
C'est l'Empire qui cheoit , et la France s'élève.
dans
Les Francs portant avec eux , comme dit Montesquieu , la
monarchie et la liberté , embellirent la vigueur d'une monarchie
barbare par la politesse et l'urbanité romaine , et tempérèrent
, par la sagesse et la douceur du christianisme , une
liberté encore sauvage.
La France , appelée à recueillir l'héritage de Rome , et à
exercer sur le monde chrétien , par l'ascendant de ses lumières
et de sa civilisation , l'influence que cette reine des nations
avoit obtenue par la force des armes sur le monde païen ; la
France s'étoit à peine élevée sur l'horizon de l'Europe , à
peine elle était sortie de l'état d'enfance où la retint , sous la
première race de ses maîtres , l'équilibre de pouvoir entre tous
ces rois , fils , frères ou neveux les uns des autres , et qui récemment
échappés aux idées domestiques d'une société naissante ,
partageoient le trône comme une succession de famille , et
déjà elle promettoit à l'Europe un vengeur et un appui , et
se montroit digne d'être la fille aînée de cette grande famille.
en repoussant des hordes innombrables de Barbares , qui ,
après avoir forcé , du côté de l'Espagne , la barrière de la
chrétienté , venoient troubler cette colonie naissante dans les
premiers travaux de son établissement.
Dès-lors la France , avançant vers son système naturel de
politique et de religion , sembloit attendre celui qui devoit l'y
fixer ; et lorsque Charlemagne parut , déjà assez forte pour
porter un grand homme et seconder ses vues , elle monta ,sur
le trône de l'Europe , d'où elle ne devoit descendre que pour,
son malheur et celui du Monde. Charlemagne , si toute comparaison
avec des païens n'est pas indigne de ce héros de la
chrétienté , Charlemagne fut l'Auguste et l'Empereur de
l'Europe , dont son aïeul avoit été le César et le dictateur.
586 MERCURE DE FRANCE ,
Dès ce moment la France , jusque-là la seule puissance de
la chrétienté latine , en devint la première par sa force , son
attachement à la Foi , ses lumières , ses lois , ses moeurs , ses
écoles , sa chevalerie , ses prélats , la dignité de ses rois :
« autant élevés au -dessus des autres rois , dit un écrivain da
» moyen âge , que les rois sont élevés au - dessus des autres
» hommes. » Aussi dans la grande conscription des nations
chrétiennes commandées pour aller en Asie prévenir , dans ses
desseins , cette puissance redoutable qui menaçoit d'envahir
l'Europe, la France se montra digne d'être , sous ses rois ,
l'épée de la chrétienté dont elle avoit été le bouclier sous un
maire du palais , et elle eut la première et la plus grande part
à ces mémorables entreprises. Revenue en Europe , si elle ne
fut pas toujours heureuse , elle fut toujours respectée : elle
perdit des provinces , et ne déchut jamais de la considération.
Des vassaux plus puissans que ses rois , des rois étrangers devenus
ses vassaux , battirent ses armées et s'humilièrent devant
son sceptre. Ils firent équilibre à la puissance de ses monarques
( et ce furent les temps de nos plus grands malheurs et de nos
plus grands désordres ) ; jamais ils ne balancèrent leur dignité ;
et la France fut toujours l'oracle des peuples , et quelquefois
l'arbitre des rois : car il faut observer que l'empire du monde
politique , qui avoit été , dans les temps du paganisme , la domination
des armes , devoit , dans les temps chrétiens , être ,
avant tout , l'influence de la raison et l'exemple des vertus.
Au quinzième siècle , la scène change , et la puissance passe
à la maison d'Autriche , mieux placée que la France pour
défendre la chrétienté contre les Turcs qui s'avançoient de la
Grèce vers les frontières orientales de l'Europe : car , il faut le
dire , la conservation et les progrès de la chrétienté , et de la
civilisation qui marche à sa suite , sont le pivot sur lequel
roule le système général de la politique des temps modernes.
La France et même l'Autriche , méconnurent ce grand et
premier objet des révolutions humaines. François Iº , jaloux
d'une puissance qu'il n'auroit pu exercer avec le même avantage
, essaya en vain de la partager ; et Charles- Quint , à qui
elle n'avoit pas été donnée pour troubler l'Europe , ne put sur
aucun point entamer la France dont il tenoit le roi dans les
fers. Les divers Etats de l'Europe furent entraînés de l'un ou
de l'autre côté de la balance dans l'équilibre que cherchoient
entr'elles ces deux grandes puissances ; et l'Angleterre sur-tout,
qui paroît avoir conçu la première tout le parti qu'elle pouvoit
tirer du système d'équilibre continental , passa fréquemment
d'un côté à l'autre , suivant les caprices du roi qui ne permettoient
aucune suite, et la politique de la nation . Tandis que l'AuJUIN
1807 . 587
triche défendoit par ses armes le territoire de la chrétienté
contre les Infidèles , la France , avec ses magistrats et ses universités
, en défendoit les maximes contre les novateurs ; et ses
docteurs, parurent avec autant d'éclat dans les conciles , que
jadis ses guerriers avoient paru aux Croisades.
Enfin , après une oscillation assez longue , temps de troubles
et de désordres , l'Autriche affoiblie par des partages de famille
, rentra dans les voies de sa politique naturelle ; et la
France , devenue plus forte par l'abaissement des factions et
par le triomphe de la religion et de la monarchie , ressaisit
Sous Louis XIV le sceptre de l'Europe , et y exerça la domination
de ses armes , de sa littérature, de ses lois , de ses moeurs,
peut-être un peu trop du faste de son monarque et des plaisirs
de sa cour.
L'Europe se ligua en vain pour faire équilibre à la puissance
de Louis XIV , et ne put pas même la balancer. Malgré
P'Europe entière , il s'empara de la Flandre , de la Franche-
Comté , de l'Alsace , envahit la Hollande , fit trembler l'Allemagne
; exigea des satisfactions de l'Espagne et des réparations
de la cour de Rome ; fit craindre ou respecter la chrétienté
des peuples les plus barbares ; et même sur la fin de
son règne , lorsque la France affoiblie par la vieillesse du
monarque , peut-être par ses fautes ou par ses malheurs personnels
, ses armées battues , ses finances épuisées , ses peuples
accablés de tous les fléaux , même de ceux de la nature , résis--
toit à peine à une ligue formidable , dirigée par le génie d'Eugène
et de Marleborough, Louis XIV affermissoit sur le trône
d'Espagne un rejeton de sa race , et la France se montroit véritablement
la reine de l'Europe , puisqu'elle lui donnoit des
rois.
Ce fut le plus grand honneur que la France pût recevoir;
mais ce fut aussi le dernier. Après la mort de Louis , elle ne
fit que décheoir, sinon encore de la puissance , du moins de
la considération. Mais , avant de retracer cette époque douloureuse
de l'histoire de notre temps , il convient de s'arrêter un
moment sur le traité célèbre qui signala les commencemens
du siècle de Louis XIV, ou plutôt de son règne traité où les
publicistes ont cru trouver quelque fondement au système de
l'équilibre politique de l'Europe.
La réformation de Luther , l'événement religieux de l'histoire
moderne le plus important en politique , avoit divisé les
esprits en Allemagne ; et Gustave , le héros du lutheranisme ,
aidé des princes sectateurs des nouvelles opinions , avoit fait
trembler la maison d'Autriche. Mais Gustave n'étoit plus , et
l'Autriche , forte de sa vaste domination et du système inva588
MERCURE DE FRANCE ,
riable de sa politique , détournée de la route où l'avoit dirigée
l'ambition de Charles- Quint , pouvoit y rentrer , et se ressaisir
peu à peu de la prépondérance. Ou n'étoit pas encore revenu
en France de la terreur qu'avoient inspirée ses succès dans le
siècle précédent ; et Richelieu , obéissant à cette opinion géné
rale , ou peut -être à cette erreur , jugea que , pour affoiblir
à jamais l'Autriche , il falloit faire un système habituel , une
constitution permanente de cet état passager d'équilibre où le
parti protestant , à l'aide de Gustave , s'étoit mis avec la maison
d'Autriche. Ce fut là le secret et comme l'idée première du
travé de Westphalie , et la raison qui y fit intervenir la Suède ,
réformée elle-même , et que le souvenir de ses victoires et
l'impression qu'elles avoient laissée en Europe , rendoient
agréable au parti réformé , et encore à cette époque , importante
en Europe , et redoutable à l'Allemagne.
Le système d'équilibre politique qui parut résulter du traité
de Westphalie , et qui ne fut au fond que le repos qui succède
nécessairement à une longue agitation ; ce système n'entra
donc dans les combinaisons de la France que comme un moyen
d'assurer sa prépondérance et d'affoiblir l'Allemagne , en la
divisant en deux grands corps , entre lesquels la France pouvoit
à volonté s'interposer , pour faire pencher la balance soit du
côté du parti protestant , dans des vues politiques ; soit même
du côté de la maison d'Autriche , si la religion catholique étoit
menacée . Cette constitution si vantée , vieille idole qu'on a
long- temps encensée par habitude , ne fut donc qu'un système
prévu et combiné de division de pouvoir, et par conséquent
d'affoiblissement. Aussi elle régla des intérêts municipaux
bien plus que des intérêts politiques : toujours invoquée par
les foibles , toujours outragée par les forts , elle a empêché de
petites querelles , et n'a pu prévenir les grandes usurpations ,
la conquête de l'Alsace et de Strasbourg par la France , ni la
conquête de la Silésie par la Prusse , ni même l'élévation de la
maison de Brandebourg à la dignité royale. La constitution
germanique , dont la Suède a garanti à l'Allemagne l'inté
grité , n'a pu même garantir à la Suède ses possessions en Allemagne
: or , si depuis ces changemens et bien d'autres , il
y a eu équilibre en Allemagne , ce traité de Westphalie ,
qui ne les avoit pas prévus , n'avoit donc pas établi cet équilibre
; et si ce traité avoit établi l'équilibre , les changemens
survenus depuis en Allemagne l'ont rompu . Mais il
est plus vrai de dire qu'il y avoit eu en Allemagne , depuis la paix
de Westphalie , une guerre sourde et continuelle , une lutte
intestine , un balancement sans fin et sans repos ; et c'est
tout ce que la politique bonne ou mauvaise de la France
ni
JUIN 1807... 58g
avoit voulu garantir. Les publicistes réformés , presque les
seuls dans le Nord qui aient cultivé cette science volumineuse
,
et encore avec plus d'érudition que de génie , partisans
par principes des équilibres , des résistances , des balances de
pouvoir , conséquences nécessaires des opinions démocratiques
, se sont extasiés sur un traité qui , pour la première
fois , avoit donné à la réformation une existence politique ,
sous le nom de corps évangélique , et l'avoit mise comme en
équilibre avec l'ancienne religion ; et l'on peut se faire une
idée de l'importance que le parti réformé attachoit à cet équi→
libre , en se rappelant les graves et interminables discussions
qu'il y eut à la dernière diete sur l'égalite des votes entre les
deux religions. Au fond , il n'y avoit pas plus en Allemagne
d'équilibre religieux que d'équilibre politique , mais une oscillation
continuelle , à la faveur de laquelle l'indifférence religieuse
et la foiblesse politique gagnoient tous les esprits et
tous les gouvernemens.
Je reviens à la France , disposée à se contenter de l'équilibre
depuis qu'elle étoit déchue de la domination. En sortant des
mains de Louis XIV, la France tomba dans celles d'un roi
mineur et d'un régent corrompu. La forte constitution de la
France n'avoit rien à craindre de la minorité de son chef;
mais les moeurs , déjà affoiblies par les doctrines licencieuses
qui commençoient à se répandre , ne purent résister à l'influence
des vils exemples et des mesures désastreuses du prince ,
qui gouvernoit sous le nom du roi , et qui commença son
administration par rendre la France la fable de l'Europe , dont
elle avoit été la gloire et quelquefois la terreur.
L'Europe vit avec mépris et pitié , le gouvernement français
, méconnoissant les ressources que lui offroient le sol le
plus fertile et le peuple le plus industrieux , hasarder à un
jeu périlleux la fortune publique et particulière , et changer ,
sur la foi d'un aventurier étranger , en un signe fictif les signes
réels de toutes les propriétés. La crédulité fut appelée au
secours de l'extravagance : la nation la plus éclairée fut dupe
du vain appât des trésors mensongers du Mississipi ; et chez le
peuple le plus désintéressé s'alluma tout-à-coup la cupidité
la plus effrénée, par le dangereux spectacle des fortunes subites,
de chances de gain inespérées et d'une circulation désor
donnée de toutes les valeurs. « Si la régence , dit Duclos , est
» une des époques de la dépravation des moeurs , le Système
>> en est encore une plus marquée de la dépravation des ames . >>
Le succès du Système de Law eût été un crime sa chute fut
une calamité ; et toutes les idées que fit naître cette opération
fatale , et tous les désordres qu'elle entraîna , firent aux moeurs
590 MERCURE DE FRANCE ,
publiques une plaie que la conduite personnelle du régent
n'étoit pas propre à guérir. Les moeurs de Louis XIV n'avoient
pas été pures ; mais telle étoit , jusque dans ses foiblesses , la
dignité de son caractère , que ses favorites , toutes d'un grand
nom , la plupart distinguées par leur esprit autant que par leur
beauté , quelques- unes même célèbres par leur repentir , paroissoient
moins servir aux passions de l'homme qu'au faste du
monarque , et qu'on s'étoit accoutumé à les regarder , ou peu
s'en faut , comme un officier de la maison . Les maîtresses du
régent furent de viles prostituées , sans honneur et sans décence :
funeste exemple que son royal pupile imita depuis , et même
surpassa ! Le régent avili dans l'opinion , s'arma de l'effronterie
contre le mépris. Il érigea le libertinage en système ; et bientôt ,
à son exemple , on raisonna la corruption , on philosopha sur
la débauche , l'esprit se joua de tout , et même de l'infamie ;
et comme il faut de nouveaux mois pour exprimer de nouvelles
idées , et des mots honteux pour exprimer des idées
infâmes , le nom de roues désigna des hommes que le prince
initioit à ses plaisirs , et que leur naissance et leur rang offroient
à la nation comme ses modèles. La nation , jusque-là si grande
et si grave , tomboit dans le petit esprit : symptôme le plusassuré
de décadence. Elle y tomboit , et par la légèreté avec
laquelle elle traitoit les choses les plus sérieuses , et par l'importance
et l'engouement qu'elle mettoit aux choses frivoles
et même puériles , à commencer par les pantins. Ce double
caractère qui a reparu à toutes les époques de désordre , n'a
pas , depuis la régence , quitté la nation française, même à ses
derniers momens.
&
Mais ce qui contribua le plus efficacement à avilir insensiblement
la nation aux yeux de l'Europe, ce fut la philosophie
sophistique de ce siècle : cette philosophie qu'une secte d'écrivains
, ou plutôt une compagnie de spéculateurs tiroit de
l'Etranger comme une matière première , et qu'elle colportoit
dans toute l'Europe , manufacturée en France avec un si
déplorable succès , et mise dans des ouvrages de tous les genres ,
à la portée de tous les esprits.
Il ne faut pas croire sur la foi de quelques étrangers , russes ,
polonais , anglais , italiens , avec qui Voltaire étoit en commerce
réglé de célébrité , et dont il a eu soin de nous transmettre
les lettres de félicitations et d'éloges , pas même sur
la foi de quelques souverains du Nord , dont les vertus
aujourd'hui mieux connues ne recommandent pas les opi
nions philosophiques ; il ne faut pas croire que notre philoso→
phie fit l'admiration des peuples étrangers. Si des jeunes gens ,
avec des connoissances de collége , et les passions de leur
1
JUIN 1807: 5911
Age , si de beaux esprits aussi frivoles que leurs études , véritables
prolétaires dans l'état littéraire , se rangeoient de toutes
parts sous les drapeaux de ces nouveaux chefs , dans l'espoir
d'obtenir, à la faveur du désordre , quelque part de renommée,
partout les vrais savans qui sont les grands propriétaires
de l'empire des lettres , les hommes judicieux en grand nombre
chez les peuples chrétiens , les chefs de famille qui partout
sont la nation , dépositaires de ses principes et de ses moeurs ,
et qui sans écrire ni vers ni prose , éclairés dès leur enfance de
toutes les lumières de la morale chrétienne , n'en forment pas
moins à la longue l'opinion publique et l'esprit général , ne
voyoient qu'avec horreur les progrès d'une doctrine dont la
conséquence immédiate étoit de dissoudre tous les liens de
famille et d'Etat ; de justifier toutes les passions , et d'ébranler
tous les fondemens de la paix domestiqne et de l'ordre public.
Voltaire lui-même , le coryphée de la secte , connoissoit si
bien le foible du parti , qu'il écrivoit à d'Alembert : « Telle
» est notre situation , que nous sommes l'exécration du genre
» humain , si nous n'avons pour nous les honnêtes gens. >>
Sans doute , la France faisoit du bruit dans le monde avec
sa littérature et sa philosophie ; mais l'espèce de sentiment
qu'elle inspiroit étoit celui qu'obtient dans un cercle , l'homme
brillant et corrompu qui se fait écouter et craindre , mais
dont personne ne voudroit faire son conseil ou son ami.
Les nouveaux docteurs traitoient la politique comme la
morale. On voyoit avec étonnement des écrivains , nés la
plupart dans les rangs inférieurs de la société , étrangers à
toutes les idées qu'inspire la propriété , à tous les sentimens
que donne l'habitude de la supériorité et de la considération ,
et qui avoient dépouillé tout principe de cette religion qui
apprend à obéir , lorsqu'on n'est pas appelé à commander ;
on les voyoit s ériger en directeurs des peuples et en tuteurs
des rois . Assez instruits de tout ce qui s'apprend dans les
livres , mais sans aucune de ces connoissances bien autrement
positives que donne la pratique des hommes et des affaires ,
possédés , comme dit Leibnitz , de la manie de l'antique , ils
cherchoient perpétuellement dans une nature imaginaire dont
ils exagéroient les vertus , des leçons inapplicables à nos
sociétés modernes dont ils exagéroient les vices ; et croyoient
les anciens des maîtres en politique , parce qu'ils ont été nos
maîtres en littérature. Dans leur fureur de régenter les gouvernemens
, ils ne parloient aux peuples que pour flatter
leurs passions ; ils ne parloient des rois que pour calomnier
leurs intentions , grossir leurs défauts , avilir leur dignité ; et
portant dans leurs systèmes d'administration , et les petites ja592
MERCURE DE FRANCE ,
lousies de la médiocrité , et les petites vanités du bel esprit's
ils décrioient les fonctions de la vie publique pour exalter la
´vie domestique , l'agriculture , les arts , le commerce qu'ils
n'entendoient pas ; conseillant à tort et à travers à l'agriculture
, les défrichemens et le partage des communaux ; dans les
finances , les emprunts ; dans l'économie publique , le luxe ;
élevant le commerce au-dessus de tout ; inspirant aux hommes
publics la manie des arts , et aux peuples la fureur du pou
voir ; et faisant ainsi des grands , des serviteurs inutiles , et des
petits , des sujets mécontens en attendant d'en faire des maîtres
féroces.
: Le gouvernement les laissoit faire il payoit même des
écrivains qui avoient l'extrême complaisance de lui révéler
des abus ignorés jusqu'à eux , incertain s'il n'étoit pas luimême
le premier et le plus grand des abus ; intimidé par je
ne sais quelle magie de mots qui retentissoient d'un bout de
P'Europe à l'autre , il souffroit tout au nom de la tolérance ;
permettoit tout au nom de la liberté ; conspiroit contre luimême
au nom de l'égalité , et contre la religion au nom de
la philosophie ; accordoit tout au bel-esprit et bientôt le
titre d'académicien seroit devenu une fonction publique.
Les institutions fortes , puissant moyen d'administration
entre les mains d'un gouvernement éclairé , n'offroient plus
qu'un secours importún à un gouvernement affoibli , qui ne
vouloit pas des moyens plus forts qu'il ne l'étoit lui-même ;
et , comme un soldat énerve , il jetoit des armes dont il n'avoit
plus la force de se serv r. Violent par foiblesse , il détruisoit ,
poussé par la philosophie du jour , ces institutions religieuses
à qui , depuis plusieurs siècles , avoit été confié l'enseignement
public , et qui avoient élevé tous nos grands hommes ; et il
ne les remplaçoit pas. Il détruisoit ces institutions politiques
placées entre le roi et les peuples , pour donner l'exemple de
Ï'obéissance , après avoir montré la borne de l'autorité , premier
corps de magistrature de l'Europe , même avec les
défauts qui tenoient presque tous à l'esprit général du siècle.
Il détruisoit même ces institutions militaires qui entouroient
le trône , pour le défendre bien moins par leurs armes que par
leur incorruptible fidélité . Nos philosophes s'applaudissoient
de toutes les fautes de l'autorité , des malheurs mêmes du
temps ; et c'est au milieu des querelles de religion et d'Etat ,
qui consternoient les honnêtes gens , que Voltaire écrivoit
ces cruelles paroles : « De quelque manière que les chosesle
» tournent , je suis assuré d'y trouver de quoi rire. »
La politique extérieure n'alloit pas mieux que l'administration
les nouveaux publicistes avoient pris à tâche de
déprimer
JUIN 1807..
593
DEPF
DE
ses
déprimer la France , et d'exalter l'Angleterre , ses lois
moeurs , son administration , sa littérature ; et de la cette
anglomanie , si ridicule dans l'individu qui en étoit atteint
mais si dangereuse pour l'Etat , où des affections étrangeres,
prenoient la place de l'amour du pays : et , même en France ,
il étoit presque honteux d'être Français. Une nation qui ne
s'estime plus elle-même ne peut plus rien faire de grand. La
France portoit ses passions dans les querelles de l'Europe , où
elle auroit autrefois interposé son autorité ; et , pour en citer
le trait le plus remarquable , ce que Louis XIV n'auroit pas
tenté au fort de ses prospérités , Louis XV l'essaya dans sa
foiblesse et il voulut ôter l'empire d'Allemagne à la maison
d'Autriche , pour en revêtir une famille qui auroit plié sous
ce fardeau , et qu'il auroit fallu y soutenir malgré elle -même ;
et telle fut la différence des temps , ou plutôt des hommes ,
que les brillantes campagnes qui marquèrent le milieu du
règne de Louis XV ne purent sauver à la France l'humiliation
de voir un commissaire anglais assister en personne à la démolition
de nos ports , et que les revers qui avoient affligé les
dernières années de Louis XIV n'avoient pu l'empêcher de
disposer de la couronne d'Espagne en faveur de son petit-fils .
La France s'effaçoit insensiblement du nombre des puissances
indépendantes : toutes se mettoient en équilibre avec elle ; et
le roi de Prusse , son allié , et autrefois son client , osa faire à
main armée , chez un peuple voisin et ami , une révolution
qu'il falloit faire nous-mêmes , si elle étoit utile , ou empêcher,
si elle ne l'étoit pas. La France , conseillée par la philosophie ,
alloit au-delà des mers appuyer la révolte et fonder une démocratie
de marchands : funeste exemple pour tous les peuples ,
voisinage plus dangereux pour nos colonies même que celuide
la puissance anglaise ! Et elle laissoit détruire à ses portes
une vieille monarchie , noble enfant de la chrétienté , barrière
nécessaire contre de grandes invasions , le premier de tous les
Etats appelé par la nature à l'indépendance ( ) qui , depuis
Charlemagne , eût disparu de la grande famille ; mais depuis
que l'aîné avoit perdu tout pouvoir , le désordre étoit dans la
maison : les plus jeunes se battoient entr'eux , et , à défaut d'un
centre commun d'autorité , ils cherchoient leur sûreté dans
des équilibres de puissance. La Pologne fut la victime de ce
( 1 ) La position de la Navarre et de l'Ecosse , plus encore que leur foiblesse
, leur défendoit d'aspirer à l'indépen ance . La Hongrie , pressée par
un voisin redoutable , ne pouvoit conserver son indépendance , et assurer
celle de l'Europe, qu'en s'appuyant à l'Autriche ; et cependant , les titres
de ces monarchies ont été conservés , au lieu que tout a péri de la Pologne,
jusqu'à son nom.
P p
594
MERCURE DE FRANCE ,
80
système. Trois puissances , à diverses reprises , s'arrangèrent
paisiblement pour la partager en trois lots , qui furent pesés
dans la balance de l'ambition et de la force. Cet événement
honteux , préparé depuis long-temps par la philosophie de
Frédéric et de Catherine , mais que nos philosophes , et pour
cause , n'ont reproché qu'à Marie-Thérèse , termina le règne
de Louis XV, ou plutôt son siècle , puisqu'il ne fut consommé
que sous son successeur.
La philosophie du dix-huitième siècle avoit ( elle l'avoue
elle-même ) ( 1 ) ébranlé toutes les idées positives ; elle avoit
affoibli la religion , égaré la politique , corrompu la morale ,
intimidé les rois , exaspéré les peuples , avili le clergé , porté
atteinte à la juste considération de la magistrature , et même
à l'honneur de la profession militaire , par ses éternelles et
indiscrètes déclamations contre la guerre ; et pour nous consoler
de tant de pertes , elle nous avoit donné la Pucelle ,
le
Contrat Social , le Système de la Nature , le livre de l'Esprit ,
L'Encyclopedie , quelques académies de plus , et des théâtres
partout.
A tant de succès , il manquoit le triomphe : et le chef du
parti , vieilli dans une guerre de soixante ans contre le Christianisme
, vint le recevoir dans la capitale , sous les yeux de
l'autorité qui avoit flétri ses ouvrages ! Il y fut accueilli avec
des honneurs presque divins : fêtes impies que Sully n'auroit
pas plus permises que Richelieu. Je remarque cet événement ,
parce que ceux qui le répétèrent sur l'image de Voltaire , aux
premiers jours de nos malheurs , nous révélèrent l'importance
qu'ils y attachoient, qu'ils en firent comme l'inauguration de
la révolution , dont Voltaire, suivant l'historien de sa vie , a ete
le premier auteur; et que l'adoration du dieu du bel - esprit se
trouva ainsi liée au culte de la déesse de la Raison.
*
Si jamais un poète entreprend de retracer l'histoire de nos
calamités , et qu'usant du privilége de l'épopée d'assister aux
conseils de la Divinité , il représente, comme Homère , l'Eternel
pesant dans des balances d'or les destinées de la France , il
assignera à ce jour funeste le moment où un jugement sévère
fut porté sur la France et sur ses maîtres , et où , au milieu de
nos joies insensées , une main invisible écrivit sur les murs de
la demeure royale ces terribles paroles, qui disent à une nation
que ses jours ont été comptés , ses crimes pesés , et que son
pouvoir va être divisé.
Il n'y avoit plus de pouvoir en France , puisque la religion
y étoit impunément outragée par ses ennemis. Il n'y avoit plus
( 1) Voyez le Feuilleton du Publiciste , du 1er mai 1807 .
JUIN 1807. 595
de pouvoir en Europe , puisque la chrétienté y étoit impunément
mutilée par ses propres enfans . Dès ce moment la France
et l'Europe furent en équilibre entre la monarchie et la démocratie
, entre l'ordre et le désordre , entre la vie et la mort et
tout annonça aux esprits attentifs que ces royaumes divisés
eux-mêmes , suivant l'oracle de la divine sagesse , alloient être
désolés.

Les jours de la désolation arrivèrent ; hâtés par les uns ,
prévus par les autres , au point que l'annonce du bouleversement
dont ces funestes doctrines menaçoient la société ,
étoit devenu , depuis quarante ans , un lieu commun des
discours de la chaire , et même des requisitoires du ministère
public. Alors commença pour la France , pour l'Europe ,
peut-être pour le Monde , cette révolution que les rois et les
peuples ne sauroient assez méditer ; cette révolution qui'a
laissé , dans les esprits et dans les moeurs , des traces de désordre
bien plus profondes que dans les fortunes ; mais qui cependant
, grace à notre caractère , et même à nos vertus , sera
bientôt oubliée , lorsque ceux qui l'ont faite l'auront pardonnée
à ceux qui l'ont supportée.
La France descendit rapidement des erreurs philosophiques
de la Constituante aux féroces extravagances de la Convention :
et alors seulement on put mesurer la hauteur de sa chute.
Elle devint un objet de mépris pour les hommes éclairés , et
d'horreur pour les hommes vertueux . Elle s'en releva par la
terreur, et en répandant sur toute l'Europe l'anarchie qui la
dévoroit. Il y eut , pour la première fois , interrègne en France ,
et , pour la seconde fois , interrège en Europe ; mais , au
premier , l'Europe avoit été désolée par l'ignorance de peuples
barbares ; au second , elle fut désolée par les fausses lumières
d'un peuple policé , par des lois plus cruelles que les armes , et
des exemples pires que des invasions.
:
Dès qu'il n'y eut plus de pouvoir en France ni en Europe ,
les partis en France , les rois en Europe cherchèrent entr'eux
l'équilibre et les foibles furent écrasés dans ce balancement
de poids inégaux . La cause partout étoit la même ; les effets
furent semblables : un parti en France ne vouloit pas de
royauté , et , sous les noms de liberté et d'égalité, ne cherchoit
qu'a s'atisfaire son ambition et sa cupidité . Un autre parti
vouloit la royauté , mais renfermée dans d'étroites limites , et
lui ôtoit la force d'agir , de peur de lui laisser les moyens de
nuire. D'autres auroient voulu tenir entre les opinions opposées
une balance impossible. Ils cherchoient a empe her ,
plutôt qu'à faire eux-mêmes ; et renfermés dans une neutralité
qu'ils croyoient sage , et qui n'étoit que foible , ils attendoient
Pp 2
580 MERCURE DE FRANCE,
Et de ce grand théâtre assidus spectateurs ,
Nous pourrions négliger le drame et les acteurs ;
Ces scènes où Clio consacre à la mémoire
Des siècles écoulés et la honte et la gloire ;
Et , citant les témoins , juge sans intérêt ,
Aux crimes aux vertus prononce leur arrêt !
L'homme , agrandi par elle , a franchi les limites
Qu'aux temps ainsi qu'aux lieux la nature a prescrites.
Tout pays est le sien : il vit dans le passé.
C'est pour lui qu'autrefois les sages ont pensé :
Il leur parle , il entend leur doctrine profonde ,
Témoin de tous les temps , et citoyen du Monde.
M. DESAINTANGE.
ENIGME.
Je suis un être inanimé;
D'un être vivant je suis père...
Je n puis me passer de mère ;
Sans père souvent je suis né.'
ཟླཝཱ ། LOGOGRIPHE 4
LECTEUR , de mes neuf pieds j'use avec avantage ;
En se vant les humains je reçois leur hommage;
Ils doivent la plupart leu, fortune à mes soins.
Aussi , pour prévenir leurs différens besoins ,
Je fréquente la cour ainsi que les provinces :
On me voit en tous lieux , et sur-tout chez les princes.
Les sots qui vont sans moi perdent souvent leur temps ; 1
Avec les gens d'esprit j'exerce mes talens :
D'une chose qui plait j'emprunte la figure ,
Et c'est pour réussir la route la plus sûre.
En me décomposant , tu trouveras en moi
Un vase très commun que chacun a chez soi ;
L'habit des animaux ; ce qu'on sait sur la vue;
Une arme très antique , à présent inconnue ;
Ce que tout chirurgien applique à bien des maux
Un meuble destiné pour prendre du repos .
Et , quoique je paroisse un être assez bizarre ,
Je suis un beau vernis dont l'homme adroit se pare.
CHARADE.
1
SOUVENT en main l'on a mis mon dernier,
Pour se disputer mon entier ,
Qui ne valoit pas mon premier.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Enigme.
Celui du Logogriphe est Vaisseau , où l'on trouve Ives , ais , as ,
visa , vie , vase , vis , eau , veau , Asie , si ( conjonction ) , si ( note de
musique , avis , aveu , ave.
Celui de la Charade est Pont- Oise.
JUIN 18070
581
DE L'ÉQUILIBRE POLITIQUE EN EUROPE.
ES systèmes analogues ont régné dans le dix - huitième
siècle sur l'ordre général et sur l'ordre particulier des choses :
Dans l'univers , l'harmonie a résulté de l'opposition réciproque
des êtres et des élémens ;
Dans le monde politique , de l'équilibre politique des Etats ;
Dans chaque gouvernement, de la balance des différens
pouvoirs ;
Dans l'homme lui -même , du choc de passions contraires.
La sublime vertu , la sagesse éclairée , dit Helvétius , sont le
>> fruit des passions. >>
C'est-à-dire , que les mêmes philosophes n'ont vu partout
que de grands combats , et ont voulu constituer l'homme
l'Etat , le monde politique , l'univers entier , par des équilibres
de forces opposées ; au lieu que la nature établit partout de
grands pouvoirs , et constitue l'homme , l'Etat , le monde politique
, l'univers , par une direction unique de forces communes:
L'homme , en subordonnant ses passions au pouvoir
de sa raison ;
L'Etat, en subordonnant tous les hommes au pouvoir d'un
homme;
Le monde politique , en subordonnant tous les peuples au
pouvoir d'un peuple ; l'univers , enfin , en subordonnant tous
les êtres au pouvoir d'un être , le premier et le seul nécessaire
des êtres : analogie parfaite , rapports semblables dans des
systèmes différens , d'où naissent l'ordre dans chaque partie
du système général , et l'harmonie entre toutes les parties.
Balance , équilibre , lutte entre des forces opposées , où le
repos est un accident , et la guerre un état : petites images
dont on a voulu faire de grandes idées.
La balance des pouvoirs , idée fausse , puisqu'elle suppose
plusieurs pouvoirs dans un même Etat , et qui n'est au fond
que l'insurrection des fonctions contre le pouvoir dont elles
émanent, soutenue par Montesquieu , combattue par Jean-
Jacques Rousseau , a été mise , par l'expérience de la révolution
, au rang des plus funestes chimères qui aient égaré les
esprits et trouble les Etats.
On entend , je pense , par équilibre politique , cet état dans
lequel un peuple , ou plusieurs peuples alliés , balancés par
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
un autre peuple ou par une autre confédération de peuples ;
avec parité de moyens et de ressources , seroient en repos par
cette égalité de forces qui se détruiroient mutuellement : idée
transportée de la dynamique dans la politique , et tout-à-fait
digne d'un siècle conséquent dans ses erreurs , et qui a voulu
faire la société machine , comme il a fait l'homme machine.
pose même
En effet , il est aisé de remarquer que , dans ce système , on
ne tient compte que des forces physiques , et que l'on ne
prend en aucune considération la force morale du caractère , du
génie et des connoissances , la plus puissante de toutes les forces
dans la société civilisée , et le mobile de toutes les autres :
force toujours plus grande à mesure que la société est plus
avancée , et qui seroit au plus haut degré d'intensité dans une
societé parvenit fut possible de mettre en parfait équilibre au plus haut point de civilisation. Je supentre
deux Etats ou deux confédérations d'Etats la population
et les finances , il faudroit encore que la constitution , qui
donne les moyens les plus prompts et les plus efficaces de
lever l'argent et de disposer des hommes , fût parfaitement
semblable de part et d'autre ; il faudroit que la situation du
territoire, qui offre des moyens plus ou moins heureux d'employer
les hommes et l'argent , fût des deux côtés également
favorable à l'attaque et à la défense : ce qui n'existe nulle part ,
et ne peut exister. Et enfin quand tout , absolument tout , popu-
Jation , finances , constitutions , circonstances , nature même
des lieux , seroit exactement égal entre les deux parties qu'on
"veut mettre en équilibre , il suffiroit toujours , d'un côté ou
d'autre , d'un homme de plus ou d'un homme de moins pour
rompre cet équilibre si parfait , puisqu'il suffit d'un homme
de plus ou de moins pour rétablir l'égalité même entre de
grandes inégalités de population , de finance , de constitu→
tion , etc.
Sans doute le nombre des combattans seul décidoit autrefois
entre les Huns et les Alains , comme il décide encore entre les
diverses peuplades des sauvages de l'Amérique ; mais est- ce
par le nombre de leurs soldats ou par la supériorité de leur
genie qu'Alexandre a vaincu les Perses , qu'Annibal s'est soùtenu
en Italie , Sertorius en Espagne , ou que César a triomphé
de Pompée ? Ximenès et Richelieu n'ont-ils pas gouverné
l'Espagne et la France , et abaissé , dans l'une et dans l'autre,
des grands inquiets et factieux , plutôt par l'ascendant de leur
caractère que par les moyens de force dont ils pouvoient disposer
? Gustave et Frédéric , souverains de petits Etats , ont-ils
Jutté avec tant de succès contre la maison d'Autriche à force
de puissance ou à force de génie ? N'est-ce pas par l'habileté de
ses généraux et de ses ministres , plus encore que par la force
JUIN 1807
583
de ses armées , que Louis XIV a bravé l'Europe conjurée
contre lui ? Et , pour en donner un exemple plus rapproché
de nous , et le plus éclatant dont l'histoire des sociétés fasse
mention , est -ce par ses forces physiques ou par l'impulsion
morale qu'elle a reçue de la révolution et par la direction
que donne à tous ses moyens la force de tête et de caractère
de l'homme qui la gouverne , que la France , au moment présent,
domine l'Europe et dicte des lois au continent ? Or , cette
force morale ne peut entrer dans aucun système prévu d'équi
libre , parce qu'elle ne peut être l'objet d'aucun calcul . On
diroit même que la Providence , qui n'a pas fait du monde.
moral un vain amusement pour l'homme , comme du monde
matériel , a refusé à notre curiosité l'intéressant spectacle des
grands hommes opposés les uns aux autres , avec des forces
égales de génie et de caractère , puisqu'elle les fait naître
presque toujours à longs intervalles les uns des autres , tantôt
chez un peuple , tantốt chez un autre , et bien moins pour
maintenir des équilibres , que pour rétablir ou conserver la
pouvoir ; et lorsque plusieurs hommes de même force se rencontrent
en même temps chez le même peuple , l'équilibre
qu'ils cherchent entr'eux trouble l'Etat. « On se plaint quel-
» quefois , dit Hénault , de la disette des grands hommes . Il
» n'y a pas de plus grand malheur pour des Etats que ce
» concours de personnages puissans qui prétendant tous à
» l'autorité , commencent par la diviser , et finissent par
» l'anéantir. »
L'équilibre n'entre donc pas dans le système naturel du
gouvernement des sociétés ; et l'on peut même avancer que
tant que des peuples voisins , ou même des partis différens
sont en guerre les uns contre les autres , ils cherchent à se
mettre en équilibre ; et que , tant qu'ils cherchent l'équilibre ,
ils sont en guerre : cercle vicieux dont ils ne peuvent sortir
qu'en recourant à l'unité de pouvoir.
C'est là l'histoire de tous les peuples , et la cause de tous
leurs débats.
Que présente l'histoire des premiers empires de l'Asie ,
Assyriens, Babyloniens , Macédoniens , Perses , Mèdes , etc. etc.:
des peuples qui croissent , qui s'élèvent , et , sous la conduite
d'un chef audacieux , qui aspirent à l'égalité avec leurs
maîtres ou leurs voisins , bientôt à la domination ; qui parvenus
à l'empire , sont attaqués et renversés à leur tour , et , dans
cette vaine poursuite d'équilibre , tombent les uns sur les
autres , dit M. Bossuet , avec un fracas effroyable.
L'histoire de la Grèce n'est que l'histoire de l'éternelle rivalité
de Sparte et d'Athènes , troublées au dedans par la balance
I
4
584 MERCURE DE FRANCE ,
des pouvoirs , cherchant au dehors l'équilibre entr'elles , se
détruisant l'une l'autre , et bouleversant leur pays , de peur,
disoit Cimon , (1 ) de laisser la Grèce boiteuse , ou de rester
l'une ou l'autre sans contre-poids : car on voit que l'idée
d'équilibre avoit commencé chez les Grecs comme toutes les
idées fausses et subtiles en morale et en politique.
Les Romains , aveugles instrumens de plus hauts desseins ,
rudes précepteurs , accoutumèrent les premiers l'Univers à
P'unité de domination ; mais tant que la puissance resta indécise
et en équilibre , le sang coula dans les trois parties du
Monde , comme il coula dans Rome tant que le pouvoir fut
en balance entre les factions.
Dans cet équilibre de peuples , la balance pencha toujours
du côté où Rome mit sa pesante épée ; mais quand toute résistance
fut vaincue , quand tous les partis furent détruits , et
qu'il n'y eut plus ni balance de pouvoir au dedans , ni au
dehors équilibre de force , le Monde respira . Auguste , devenu
l'homme nécessaire , postquam omnem potestatem ad unum
conferri pacis interfuit , dit Tacite , Auguste ferma le temple
de Janus , et il régna sur Rome comme Rome sur l'Univers.
9.
Les Barbares arrivèrent à leur tour des confins du Monde
où Rome et sa domination n'avoit jamais pénétré : ils accouroient
pour partager une puissance que Rome ne pouvoit
plus retenir , depuis que le pouvoir étoit en équilibre entre
plusieurs Césars, comme il l'avoit été une fois entre trente tyrans
Dans cet équilibre du peuple ancien et du peuple nouveau ,
ou des Barbares de l'ignorance et des Barbares de la corruption
, Rome succomba ; le peuple - roi fut détrôné : et alors
commença pour l'Univers un long interrègne et l'anarchie des
armes , plus tumultueuse sans doute , mais moins honteuse et
moins atroce que l'anarchie des lois . Bientôt la puissance fut
en équilibre entre tous ces conquérans qui se poussoient et se
remplaçoient les uns les autres ; et cette longue oscillation qui
marqua le passage des temps du paganisme à ceux de la chrétienté
, et qui remplit toujours l'intervalle d'un système à un
autre , fut l'époque des plus effroyables calamités.
Je ne parlerai pas de l'empire d'Orient. La religion et
l'empire avoient été transportés en Grèce , où le petit esprit
et la fureur des partis s'étoient conservés comme dans leur
pays natal. La religion n'y fut guère qu'un sujet de controverse
, et le pouvoir qu'un objet de rivalité. La balance pencha
tantôt pour un parti , tantôt pour un autre ; et dans ce vain
( ) Voyez l'Histoire Ancienne de Rollin.
*
JUIN 1807. 585
équilibre , qui jamais ne se fixa , la religion fut livrée au
schisme , et l'empire au glaive et à l'oppression.
Struebat jam fortuna in diversa parte terrarum initia
causasque imperii : c'est ainsi qu'un païen annonce une des
grandes révolutions de l'empire romain ; et un chrétien doit
dire que la Providence qui veille à la conservation du Monde ,
élevoit , dans le secret de ses desseins , un nouveau maître pour
un nouvel Univers .
Un rejeton , tiré des forêts de la Germanie , vint dans la
Gaule chrétienne , s'enter sur le vieux tronc de la domination
romaine ; et c'est avec raison que notre Corneille a dit , dans
Attila, parlant de ce temps :
Un grand destin commence , un grand destin s'achève :
C'est l'Empire qui cheoit , et la France s élève.
Les Francs portant avec eux , comme dit Montesquieu , la
monarchie et la liberté , embellirent la vigueur d'une monarchie
barbare par la politesse et l'urbanité romaine , et tempérèrent
, par la sagesse et la douceur du christianisme , une
liberté encore sauvage,
La France , appelée à recueillir l'héritage de Rome , et à
exercer sur le monde chrétien , par l'ascendant de ses lumières
et de sa civilisation , l'influence que cette reine des nations
avoit obtenue par la force des armes sur le monde païen ; la
France s'étoit à peine élevée sur l'horizon de l'Europe , à
peine elle étoit sortie de l'état d'enfance où la retint , sous la
première race de ses maîtres , l'équilibre de pouvoir entre tous
ces rois , fils , frères ou neveux les uns des autres , et qui récem
ment échappés aux idées domestiques d'une société naissante ,
partageoient le trône comme une succession de famille , et
déjà elle promettoit à l'Europe un vengeur et un appui , et
se montroit digne d'être la fille aînée de cette grande famille
en repoussant des hordes innombrables de Barbares , qui ,
après avoir forcé , du côté de l'Espagne , la barrière de la
chrétienté , venoient troubler cette colonie naissante dans les
premiers travaux de son établissement.
Dès-lors la France , avançant vers son système naturel de
politique et de religion , sembloit attendre celui qui devoit l'y
fixer ; et lorsque Charlemagne parut , déjà assez forte pour
porter un grand homme et seconder ses vues , elle monta¸sur
le trône de l'Europe , d'où elle ne devoit descendre que pour
son malheur et celui du Monde. Charlemagne , si toute comparaison
avec des païens n'est pas indigne de ce héros de la
chrétienté , Charlemagne fut l'Auguste et l'Empereur de
l'Europe , dont son aïeul avoit été le César et le dictateur.
586 MERCURE DE FRANCE ,
Dès ce moment la France , jusque-là la seule puissance de
la chrétienté latine , en devint la première par sa force , son
attachement à la Foi , ses lumières , ses lois , ses moeurs , ses
écoles , sa chevalerie , ses prélats , la dignité de ses rois :
« autant élevés au -dessus des autres rois , dit un écrivain du
» moyen âge , que les rois sont élevés au- dessus des autres
» hommes. » Aussi dans la grande conscription des nations
chrétiennes commandées pour aller en Asie prévenir , dans ses
desseins , cette puissance redoutable qui menaçoit d'envahir
l'Europe, la France se montra digne d'être , sous ses rois ,
l'épée de la chrétienté dont elle avoit été le bouclier sous un
maire du palais , et elle eut la première et la plus grande part
à ces mémorables entreprises. Revenue en Europe , si elle ne
fut pas toujours heureuse , elle fut toujours respectée : elle
perdit des provinces , et ne déchut jamais de la considération.
Des vassaux plus puissans que ses rois , des rois étrangers devenus
ses vassaux , battirent ses armées et s'humilièrent devant
son sceptre. Ils firent équilibre à la puissance de ses monarques
(et ce furent les temps de nos plus grands malheurs et de nos
plus grands désordres ) ; jamais ils ne balancèrent leur dignité ;
et la France fut toujours l'oracle des peuples , et quelquefois
l'arbitre des rois : car il faut observer que l'empire du monde
politique , qui avoit été , dans les temps du paganisme , la domination
des armes , devoit , dans les temps chrétiens , être ,
avant tout , l'influence de la raison et l'exemple des vertus.
Au quinzième siècle , la scène change , et la puissance passe
à la maison d'Autriche , mieux placée que la France pour
défendre la chrétienté contre les Turcs qui s'avançoient de la
Grèce vers les frontières orientales de l'Europe : car , il faut le
dire , la conservation et les progrès de la chrétienté , et de la
civilisation qui marche à sa suite, sont le pivot sur lequel
roule le système général de la politique des temps modernes.
La France et même l'Autriche , méconnurent ce grand et
premier objet des révolutions humaines. François I , jaloux
d'une puissance qu'il n'auroit pu exercer avec le même avantage
, essaya en vain de la partager ; et Charles- Quint , à qui
elle n'avoit pas été donnée pour troubler l'Europe , ne put sur
aucun point entamer la France dont il tenoit le roi dans les
fers. Les divers Etats de l'Europe furent entraînés de l'un ou
de l'autre côté de la balance dans l'équilibre que cherchoient
entr'elles ces deux grandes puissances ; et l'Angleterre sur- tout,
qui paroît avoir conçu la première tout le parti qu'elle pouvoit
tirer du système d'équilibre continental , passa fréquemment
d'un côté à l'autre , suivant les caprices du roi qui ne permettoient
aucune suite, et la politique de la nation . Tandis que l'AuJUIN
1807.
587
triche défendoit par ses armes le territoire de la chrétienté
contre les Infidèles , la France, avec ses magistrats et ses universités
, en défendoit les maximes contre les novateurs ; et ses
docteurs parurent avec autant d'éclat dans les conciles , que
jadis ses guerriers avoient paru aux Croisades.
Enfin , après une oscillation assez longue , temps de troubles
et de désordres , l'Autriche affoiblie par des partages de famille
, rentra dans les voies de sa politique naturelle ; et la
France , devenue plus forte par l'abaissement des factions et
par le triomphe de la religion et de la monarchie , ressaisit
Sous Louis XIV le sceptre de l'Europe , et y exerça la domination
de ses armes , de sa littérature, de ses lois , de ses moeurs,
peut-être un peu trop du faste de son monarque et des plaisirs
de sa cour.
L'Europe se ligua en vain pour faire équilibre à la puissance
de Louis XIV , et ne put pas même la balancer. Malgré
P'Europe entière , il s'empara de la Flandre , de la Franche-
Comté , de l'Alsace , envahit la Hollande , fit trembler l'Allemagne
; exigea des satisfactions de l'Espagne et des réparations
de la cour de Rome ; fit craindre ou respecter la chrétienté
des peuples les plus barbares ; et même sur la fin de
son règne , lorsque la France affoiblie par la vieillesse du
monarque , peut-être par ses fautes ou par ses malheurs personnels
, ses armées battues , ses finances épuisées , ses peuples
accablés de tous les fléaux , même de ceux de la nature , résistoit
à peine à une ligue formidable , dirigée par le génie d'Eugène
et de Marleborough, Louis XIV affermissoit sur le trône
d'Espagne un rejeton de sa race, et la France se montroit véritablement
la reine de l'Europe , puisqu'elle lui donnoit des
rois.
Ce fut le plus grand honneur que la France pût recevoir;
mais ce fut aussi le dernier. Après la mort de Louis , elle ne
fit
que décheoir, sinon encore de la puissance , du moins de
la considération. Mais , avant de retracer cette époque douloureuse
de l'histoire de notre temps , il convient de s'arrêter un
moment sur le traité célèbre qui signala les commencemens
du siècle de Louis XIV, ou plutôt de son règne traité où les
publicistes ont cru trouver quelque fondement au système de
l'équilibre politique de l'Europe.
La réformation de Luther , l'événement religieux de l'histoire
moderne le plus important en politique , avoit divisé les
esprits en Allemagne ; et Gustave , le héros du lutheranisme ,
aidé des princes sectateurs des nouvelles opinions , avoit fait
trembler la maison d'Autriche . Mais Gustave n'étoit plus , et
l'Autriche , forte de sa vaste domination et du système inva588
MERCURE DE FRANCE ,
riable de sa politique , détournée de la route où l'avoit dirigée
l'ambition de Charles- Quint , pouvoit y rentrer , et se ressaisir
peu à peu de la prépondérance. On n'étoit pas encore revenu
en France de la terreur qu'avoient inspirée ses succès dans le
siècle précédent ; et Richelieu , obéissant à cette opinion géné
rale , ou peut-être à cette erreur , jugea que , pour affoiblir
à jamais l'Autriche , il falloit faire un système habituel , une
constitution permanente de cet état passager d'équilibre où le
parti protestant , à l'aide de Gustave , s'étoit mis avec la maison
d'Autriche. Ce fut là le secret et comme l'idée première du
travé de Westphalie , et la raison qui y fit intervenir la Suède ,
réformée elle-même , et que le souvenir de ses victoires et
l'impression qu'elles avoient laissée en Europe , rendoient
agréable au parti réformé , et encore à cette époque , importante
en Europe , et redoutable à l'Allemagne .
Le système d'équilibre politique qui parut résulter du traité
de Westphalie , et qui ne fut au fond que le repos qui succède
nécessairement à une longue agitation ; ce système n'entra
donc dans les combinaisons de la France que comme un moyen
d'assurer sa prépondérance et d'affoiblir l'Allemagne , en la
divisant en deux grands corps , entre lesquels la France pouvoit
à volonté s'interposer , pour faire pencher la balance soit du
côté du parti protestant , dans des vues politiques ; soit mêine
du côté de la maison d'Autriche , si la religion catholique étoit
menacée . Cette constitution si vantée , vieille idole qu'on a
long- temps encensée par habitude , ne fut donc qu'un système
prévu et combiné de division de pouvoir, et par conséquent
d'affoiblissement. Aussi elle régla des intérêts municipaux
bien plus que des intérêts politiques : toujours invoquée par
les foibles , toujours outragée par les forts , elle a empêché de
petites querelles , et n'a pu prévenir les grandes usurpations , ni
la conquête de l'Alsace et de Strasbourg par la France , ni la
conquête de la Silésie par la Prusse , ni même l'élévation de la
maison de Brandebourg à la dignité royale. La constitution
germanique , dont la Suède a garanti à l'Allemagne l'intégrité
, n'a pu même garantir à la Suède ses possessions en Allemagne
: or , si depuis ces changemens et bien d'autres , il
y a eu équilibre en Allemagne , ce traité de Westphalie ,
qui ne les avoit pas prévus , n'avoit donc pas établi cet équilibre
; et si ce traité avoit établi l'équilibre , les changemens
survenus depuis en Allemagne l'ont rompu . Mais il
. est plus vrai de dire qu'il y avoit eu en Allemagne , depuis la paix
de Westphalie , une guerre sourde et continuelle , une lutte
intestine , un balancement sans fin et sans repos ; et c'est
tout ce que la politique bonne ou mauvaise de la France
JUIN 1807... 58g
avoit voulu garantir. Les publicistes réformés , presque les
seuls dans le Nord qui aient cultivé cette science volumineuse
, et encore avec plus d'érudition que de génie , partisans
par principes des équilibres , des résistances , des balances de
pouvoir , conséquences nécessaires des opinions démocratiques
, se sont extasiés sur un traité qui , pour la première
fois , avoit donné à la réformation une existence politique ,
sous le nom de corps évangélique , et l'avoit mise comme en
équilibre avec l'ancienne religion ; et l'on peut se faire une
idée de l'importance que le parti réformé attachoit à cet équilibre
, en se rappelant les graves et interminables discussions
qu'il y eut à la dernière diete sur l'égalite des votes entre les
deux religions . Au fond , il n'y avoit pas plus en Allemagne
d'équilibre religieux que d'équilibre politique , mais une oscillation
continuelle , à la faveur de laquelle l'indifférence religieuse
et la foiblesse politique gagnoient tous les esprits et
tous les gouvernemens.
Je reviens à la France , disposée à se contenter de l'équilibre
depuis qu'elle étoit déchue de la domination . En sortant des
mains de Louis XIV, la France tomba dans celles d'un roi
mineur et d'un régent corrompu. La forte constitution de la
France n'avoit rien à craindre de la minorité de son chef;
mais les moeurs , déjà affoiblies par les doctrines licencieuses
qui commençoient à se répandre , ne purent résister à l'influence
des vils exemples et des mesures désastreuses du prince ,
qui gouvernoit sous le nom du roi , et qui commença son
administration par rendre la France la fable de l'Europe , dont
elle avoit été la gloire et quelquefois la terreur.
T
L'Europe vit avec mépris et pitié , le gouvernement français
, méconnoissant les ressources que lui offroient le sol le
plus fertile et le peuple le plus industrieux , hasarder à un
jeu périlleux la fortune publique et particulière , et changer ,
sur la foi d'un aventurier étranger , en un signe fictif les signes
réels de toutes les propriétés. La crédulité fut appelée au
secours de l'extravagance : la nation la plus éclairée fut dupe
du vain appât des trésors mensongers du Mississipi ; et chez le
peuple le plus désintéressé s'alluma tout-à-coup la cupidité
la plus effrénée , par le dangereux spectacle des fortunes subites,
de chances de gain inespérées et d'une circulation désor
donnée de toutes les valeurs. « Si la régence , dit Duclos , est
» une des époques de la dépravation des moeurs , le Système
>> en est encore une plus marquée de la dépravation des ames . »
Le succès du Système de Law eût été un crime sa chute fut
une calamité ; et toutes les idées que fit naître cette opération
fatale , et tous les désordres qu'elle entraîna , firent aux moeurs
4
590 MERCURE
DE FRANCE
,
publiques une plaie que la conduite personnelle du régent
n'étoit pas propre à guérir. Les moeurs de Louis XIV n'avoientpas
été pures ; mais telle étoit , jusque dans ses foiblesses , la
dignité de son caractère , que ses favorites , toutes d'un grand
nom , la plupart distinguées par leur esprit autant que par leur
beauté , quelques-unes même célèbres par leur repentir , paroissoient
moins servir aux passions de l'homme qu'au faste du
monarque , et qu'on s'étoit accoutumé à les regarder , ou peu
s'en faut , comme un officier de la maison. Les maîtresses du
régent furent de viles prostituées , sans honneur et sans décence :
funeste exemple que son royal pupile imita depuis , et même
surpassa ! Le régent avili dans l'opinion , s'arma de l'effronterie
contre le mépris. Il érigea le libertinage en système ; et bientôt ,
à son exemple , on raisonna la corruption , on philosopha sur
la débauche , l'esprit se joua de tout , et même de l'infamie ;
et comme il faut de nouveaux mois pour exprimer de nouvelles
idées , et des mots honteux pour exprimer des idées
infâmes , le nom de roues désigna des hommes que le prince
initioit à ses plaisirs , et que leur naissance et leur rang offroient
à la nation comme ses modèles. La nation , jusque- là si grande
et si grave , tomboit dans le petit esprit symptôme le plusassuré
de décadence. Elle y tomboit , et par la légèreté avec
laquelle elle traitoit les choses les plus sérieuses , et par l'importance
et l'engouement qu'elle mettoit aux choses frivoles.
et même puériles , à commencer par les pantins. Ce double
caractère qui a reparu à toutes les époques de désordre , n'a
pas , depuis la régence , quitté la nation française, même à ses
derniers momens.
Mais ce qui contribua le plus efficacement à avilir insensi➡
blement la nation aux yeux de l'Europe, ce fut la philosophie
sophistique de ce siècle : cette philosophie qu'une secte d'écrivains
, ou plutôt une compagnie de spéculateurs ' tiroit de
l'Etranger comme une matière première , et qu'elle colportoit
dans toute l'Europe , manufacturée en France avec un si
déplorable succès , et mise dans des ouvrages de tous les genres ,
à la portée de tous les esprits.
Il ne faut pas croire sur la foi de quelques étrangers , russes ,
polonais , anglais , italiens , avec qui Voltaire étoit en commerce
réglé de célébrité , et dont il a eu soin de nous transmettre
les lettres de félicitations et d'éloges , pas même sur
la foi de quelques souverains du Nord , dont les vertus
aujourd'hui mieux connues ne recommandent pas les opinions
philosophiques ; il ne faut pas croire que notre philoso →
phie fit l'admiration des peuples étrangers. Si des jeunes gens ,
avec des connoissances de collége , et les passions de leur
1
JUIN 1807 : 591
Age , si de beaux esprits aussi frivoles que leurs études , véritables
prolétaires dans l'état littéraire , se rangeoient de toutes
parts sous les drapeaux de ces nouveaux chefs , dans l'espoir
d'obtenir , à la faveur du désordre , quelque part de renommée
, partout les vrais savans qui sont les grands propriétaires
de l'empire des lettres , les hommes judicieux en grand nombre
chez les peuples chrétiens , les chefs de famille qui partout
sont la nation , dépositaires de ses principes et de ses moeurs ,
et qui sans écrire ni vers ni prose , éclairés dès leur enfance de
toutes les lumières de la morale chrétienne , n'en forment pas
moins à la longue l'opinion publique et l'esprit général , ne
voyoient qu'avec horreur les progrès d'une doctrine dont la
conséquence immédiate étoit de dissoudre tous les liens de
famille et d'Etat ; de justifier toutes les passions , et d'ébranler
tous les fondemens de la paix domestiqne et de l'ordre public.
Voltaire lui-même , le coryphée de la secte , connoissoit si
bien le foible du parti , qu'il écrivoit à d'Alembert : « Telle
>>> est notre situation , que nous sommes l'exécration du genre
» humain , si nous n'avons pour nous les honnêtes gens. »>
Sans doute , la France faisoit du bruit dans le monde avec
sa littérature et sa philosophie ; mais l'espèce de sentiment
qu'elle inspiroit étoit celui qu'obtient dans un cercle , l'homme
brillant et corrompu qui se fait écouter et craindre , mais
dont personne ne voudroit faire son conseil ou son ami.
Les nouveaux docteurs traitoient la politique comme la
morale . On voyoit avec étonnement des écrivains , nés la
plupart dans les rangs inférieurs de la société , étrangers à
toutes les idées qu'inspire la propriété , à tous les sentimens
que donne l habitude de la, supériorité et de la considération ,
et qui avoient dépouillé tout principe de cette religion qui
apprend à obéir , lorsqu'on n'est pas appelé à commander ;
on les voyoit s ériger en directeurs des peuples et en tuteurs
des rois. Assez instruits de tout ce qui s'apprend dans les
livres , mais sans aucune de ces connoissances bien autrement
positives que donne la pratique des hommes et des affaires ,
possédés , comme dit Leibnitz , de la manie de l'antique , ils
cherchoient perpétuellement dans une nature imaginaire dont
ils exagéroient les vertus , des leçons inapplicables à nos
sociétés modernes dont ils exagéroient les vices ; et croyoient
les anciens des maîtres en politique , parce qu'ils ont été nos
maîtres en littérature ., Dans leur fureur de régenter les gouvernemens
, ils ne parloient aux peuples que pour flatter
leurs passions ; ils ne parloient des rois que pour calomnier
leurs intentions , grossir leurs défauts , avilir leur dignité ; et
portant dans leurs systèmes d'administration , et les petites ja592
MERCURE
DE FRANCE
,
lousies de la médiocrité , et les petites vanités du bel esprit's
ils décrioient les fonctions de la vie publique pour exalter la
vie domestique , l'agriculture , les arts , le commerce qu'ils
n'entendoient pas ; conseillant à tort et à travers à l'agriculture
, les défrichemens et le partage des communaux ; dans les
finances , les emprunts ; dans l'économie publique , le luxe ;
élevant le commerce au-dessus de tout ; inspirant aux hommes
publics la manie des arts , et aux peuples la fureur du pou
voir; et faisant ainsi des grands , des serviteurs inutiles , et des
'petits , des sujets mécontens en attendant d'en faire des maîtres
féroces.
Le gouvernement les laissoit faire il payoit même des
écrivains qui avoient l'extrême complaisance de lui révéler
des abus ignorés jusqu'à eux , incertain s'il n'étoit pas luimême
le premier et le plus grand des abus ; intimidé par je
ne sais quelle magie de mots qui retentissoient d'un bout de
l'Europe à l'autre , il souffroit tout au nom de la tolérance ;
permettoit tout au nom de la liberté ; conspiroit contre luimême
au nom de l'égalité , et contre la religion au nom de
la philosophie ; accordoit tout au bel -esprit et bientôt le
titre d'académicien seroit devenu une fonction publique .
Les institutions fortes , puissant moyen d'administration
entre les mains d'un gouvernement éclairé , n'offroient plus
qu'un secours importun à un gouvernement affoibli , qui ne
vouloit pas des moyens plus forts qu'il ne l'étoit lui-même ;
et , comme un soldat énerve , il jetoit des armes dont il n'avoit
plus la force de se serv r. Violent par foiblesse , il détruisoit ,
poussé par la philosophie du jour , ces institutions religieuses
à qui , depuis plusieurs siècles , avoit été confié l'enseignement
public , et qui avoient élevé tous nos grands hommes ; et il
ne les remplaçoit pas. Il détruisoit ces institutions politiques
placées entre le roi et les peuples , pour donner l'exemple de
Ï'obéissance , après avoir montré la borne de l'autorité , premier
corps de magistrature de l'Europe , même avec les
défauts qui tenoient presque tous à l'esprit général du siècle.
Il détruisoit même ces institutions militaires qui entouroient
le trône , pour le défendre bien moins par leurs armes que par
leur incorruptible fidélité. Nos philosophes s'applaudissoient
de toutes les fautes de l'autorité , des malheurs mêmes du
temps ; et c'est au milieu des querelles de religion et d'Etat ,
qui consternoient les honnêtes gens , que Voltaire écrivoit
ces cruelles paroles : « De quelque manière que les choseste
» tournent , je suis assuré d'y trouver de quoi rire. »
La politique extérieure n'alloit pas mieux que l'administration
les nouveaux publicistes avoient pris à tâche de
déprimer
SEINE
JUIN 1807.
DE
LA
DEPT
DE
593
déprimer la France , et d'exalter l'Angleterre , ses lois , ses
mours , son administration , sa littérature ; et de la cette
anglomanie , si ridicule dans l'individu qui en étoit atteint,
mais si dangereuse pour l'Etat , où des affections étrangeres,
prenoient la place de l'amour du pays : et , même en France,
il étoit presque honteux d'être Français. Une nation qui ne
s'estime plus elle-même ne peut plus rien faire de grand . La
France portoit ses passions dans les querelles de l'Europe , où
elle auroit autrefois interposé son autorité ; et , pour en citer
le trait le plus remarquable , ce que Louis XIV n'auroit pas
tenté au fort de ses prospérités , Louis XV l'essaya dans sa
foiblesse : et il voulut ôter l'empire d'Allemagne à la maison.
d'Autriche , pour en revêtir une famille qui auroit plié sous
ce fardeau , et qu'il auroit fallu y soutenir malgré elle -même ;
et telle fut la différence des temps , ou plutôt des hommes ,
que les brillantes campagnes qui marquèrent le milieu du
règne de Louis XV ne purent sauver à la France l'humiliation
de voir un commissaire anglais assister en personne à la démolition
de nos ports , et que les revers qui avoient affligé les
dernières années de Louis XIV n'avoient pu l'empêcher de
disposer de la couronne d'Espagne en faveur de son petit-fils.
La France s'effaçoit insensiblement du nombre des puissances
indépendantes : toutes se mettoient en équilibre avec elle ; et
le roi de Prusse , son allié , et autrefois son client , osa faire à
main armée , chez un peuple voisin et ami , une révolution
qu'il falloit faire nous-mêmes , si elle étoit utile , ou empêcher ,
si elle ne l'étoit pas. La France , conseillée par la philosophie ,
alloit au-delà des mers appuyer la révolte et fonder une démocratie
de marchands : funeste exemple pour tous les peuples ,
voisinage plus dangereux pour nos colonies même que celui
de la puissance anglaise ! Et elle laissoit détruire à ses portes
une vieille monarchie , noble enfant de la chrétienté , barrière
nécessaire contre de grandes invasions , le premier de tous les
Etats appelé par la nature à l'indépendance ( ) qui , depuis
Charlemagne , eût disparu de la grande famille ; mais depuis
que l'aîné avoit perdu tout pouvoir, le désordre étoit dans la
maison: les plus jeunes se battoient entr'eux , et , à défaut d'un
centre commun d'autorité , ils cherchoient leur sûreté dans
des équilibres de puissance. La Pologne fut la victime de ce
( 1 ) La position de la Navarre et de l'Ecosse , plus encore que leur foiblesse
, leur défendoit d'aspirer à l'indépen ance . La Hongrie , pressée par
un voisin redoutable , ne pouvoit conserver son indépendance , et assurer
celle de l'Europe, qu'en s'appuyant à l'Autriche ; et cependant , les titres
de ces monarchies ont été conservés , au lieu que tout a péri de la Pologne ,
jusqu'à son nom.
PP
594
MERCURE DE FRANCE,
système. Trois puissances , à diverses reprises , s'arrangèrent
paisiblement pour la partager en trois lots , qui furent pesés
dans la balance de l'ambition et de la force. Cet événement
honteux , préparé depuis long-temps par la philosophie de
Frédéric et de Catherine , mais que nos philosophes , et pour
cause , n'ont reproché qu'à Marie-Thérèse , termina le règne
de Louis XV, ou plutôt son siècle , puisqu'il ne fut consommé
que sous son successeur.
+
La philosophie du dix-huitième siècle avoit ( elle l'avoue
elle-même ) ( 1 ) ébranlé toutes les idées positives ; elle avoit
affoibli la religion , égaré la politique , corrompu la morale ,
intimidé les rois , exaspéré les peuples , avili le clergé , porté
atteinte à la juste considération de la magistrature , et même
à l'honneur de la profession militaire , par ses éternelles et
indiscrètes déclamations contre la guerre ; et pour nous consoler
de tant de pertes , elle nous avoit donné la Pucelle , le
Contrat Social , le Système de la Nature , le livre de l'Esprit ,
l'Encyclopedie , quelques académies de plus , et des théâtres
partout.
A tant de succès , il manquoit le triomphe : et le chef du
parti , vieilli dans une guerre de soixante ans contre le Christianisme
, vint le recevoir dans la capitale , sous les yeux de
l'autorité qui avoit flétri ses ouvrages ! Il y fut accueilli avec
des honneurs presque divins : fêtes impies que Sully n'auroit
pas plus permises que Richelieu. Je remarque cet événement ,
parce que ceux qui le répétèrent sur l'image de Voltaire , aux
premiers jours de nos malheurs , nous révélèrent l'importance
qu'ils y attachoient , qu'ils en firent comme l'inauguration de
la révolution , dont Voltaire; suivant l'historien de sa vie , a eté
le premier auteur; et que l'adoration du dieu du bel -esprit se
trouva ainsi liée au culte de la déesse de la Raison .
Si jamais un poète entreprend de retracer l'histoire de nos
calamités , et qu'usant du privilége de l'épopée d'assister aux
conseils de la Divinité, il représente , comme Homère , l'Eternel
pesant dans des balances d'or les destinées de la France , il
assignera à ce jour funeste le moment où un jugement sévère
fut porté sur la France et sur ses maîtres , et où , au milieu de
nos joies insensées , une main invisible écrivit sur les murs de
la demeure royale ces terribles paroles, qui disent à une nation
que ses jours ont été comptés , ses crimes pesés , et que son
pouvoir va être divisé.
Il n'y avoit plus de pouvoir en France , puisque la religion
y éloit impunément outragée par ses ennemis . Il n'y avoit plus
t
ex
(1) Voyez le Feuilleton du Publiciste , du 1er mai 1807.
JUIN 1807 . 595
de pouvoir en Europe , puisque la chrétienté y étoit impunément
mutilée par ses propres enfans. Dès ce moment la France
et l'Europe furent en équilibre entre la monarchie et la démocratie
, entre l'ordre et le désordre , entre la vie et la mort et
tout annonça aux esprits attentifs que ces royaumes divisés
eux- mêmes, suivant l'oracle de la divine sagesse , alloient étré
désolés.
Les jours de la désolation arrivèrent ; hâtés par les uns ,
prévus par les autres , au point que l'annonce du bouleversement
dont ces funestes doctrines menaçoient la société,
étoit devenu , depuis quarante ans , un lieu commun des
discours de la chaire , et même des requisitoires du ministère
public . Alors commença pour la France , pour l'Europe ,
peut-être pour le Monde , cette révolution que les rois et les
peuples ne sauroient assez méditer ; cette révolution qui a
laissé , dans les esprits et dans les moeurs , des traces de désordre
bien plus profondes que dans les fortunes; mais qui cependant
, grace à notre caractère , et même à nos vertus ,
bientôt oubliée , lorsque ceux qui l'ont faite l'auront pardonnée
à ceux qui l'ont supportée.
sera
La France descendit rapidement des erreurs philosophiques
de la Constituante aux féroces extravagances de la Convention :
et alors seulement on put mesurer la hauteur de sa chute.
Elle devint un objet de mépris pour les hommes éclairés , et
d'horreur pour les hommes vertueux . Elle s'en releva par la
terreur, et en répandant sur toute l'Europe l'anarchie qui la
dévoroit. Il y eut , pour la première fois , interrègne en France ,
et , pour la seconde fois , interrège en Europe ; mais , au
premier, l'Europe avoit été désolée par l'ignorance de peuples
barbares ; au second , elle fut désolée par les fausses lumières
d'un peuple policé , par des lois plus cruelles que les armes , et
des exemples pires que des invasions.
Dès qu'il n'y eut plus de pouvoir en France ni en Europe ,
les partis en France , les rois en Europe cherchèrent entr'eux
l'équilibre ; et les foibles furent écrasés dans ce balancement
de poids inégaux . La cause partout étoit la même ; les effets
furent semblables : un parti en France ne vouloit pas de
royauté , et , sous les noms de liberté et d'égalité, ne cherchoit
qu'a s'atisfaire son ambition et sa cupidité . Un autre parti
vouloit la royauté , mais renfermée dans d'étroites limites , et
lui ôtait la force d'agir , de peur de lui laisser les moyens de
nuire. D'autres auroient voulu tenir entre les opinions opposées
une balance impossible. Ils cherchoient a empe her ,
plutôt qu'à faire eux- mêmes ; et renfermés dans une neutralité
qu'ils croyoient sage , et qui n'étoit que foible , ils attendoient
Pp 2
596
MERCURE DE FRANCE ,

du temps et de la lassitude des partis quelque événement
qui leur apprît l'opinion qu ils devoient former, et la conduite
qu'ils pouvoient tenir. Il en fut à - peu-près de même des
projets des puissances étrangères sur la France ou contre la
France. Elles se coalisèrent sans s'unir ; et dans des desseins en
apparence communs , conservèrent chacune des vues différentes
, ou même opposées. L'Angleterre ne vouloit pas de
royauté en France , et n'aspiroit qu'à établir sur le Monde
entier la domination de son commerce. Si l'Autriche vouloit
un roi en France , il est permis de penser qu'elle ne le vouloit
pas aussi puissant qu'il l'avoit été et ses premiers succès
annoncèrent le dessein d'affoiblir la France , et de la resserrer
dans des bornes plus étroites. Une troisième puissance , la
Prusse , royaume nouveau venu dans la chrétienté , qui n'y
étoit pas entré comme les autres par la porte de Rome , et
n'y avoit paru que pour la troubler ; la Prusse ( je parle de
ses intérêts et non des nôtres ) auroit dû peut- être regarder
comme l'événement le plus heureux pour sa royauté , encore
jeune , et dont l'éclat récent n'avoit ni la dignité de l'âge , ni
la majesté des souvenirs , l'occassion de marcher à la tête des
antiques puissances de l'Europe dans cette nouvelle croisade ,
et de faire ainsi ses premières armes pour l'ordre public de
la société chrétienne , mais lasse d'une campagne de quelques
jours , ou détournée de ces nobles desseins par je ne sais
quelles intrigues , elle se retira du champ de bataille presque
sans avoir combattu ; elle espéra peut- être que l'épuisement
de la France et de l'Autriche la laisseroit à la fin l'arbitre de
l'Europe ; et en attendant , gardant avec un art extrême le
secret de sa force ou de sa foiblesse , elle ne voulut pas
exposer au choc des événemens l'ordre mince de son existence
politique , et entraîna tout le nord de l'Allemagne dans sa
neutralité : rôle périlleux entre de grandes puissances , et
d'où l'on ne sort pas comme on veut et quand on veut, disoit ,
en parlant de cette puissance , l'auteur de cet article en l'an X,
numéro 32 de ce Journal.
Au reste , toutes ces puissances , méconnoissant le lien qui
doit unir tous les peuples dans la chrétienté , comme tous
les hommes dans le christianisme , même en faisant la guerre
à la révolution française , ou plutôt à la France , protestoient ,
du moins extérieurement , de leur respect pour cette maxime
impie de J. J. Rousseau : « Quand un peuple veut se faire
>> du mal à lui-même , qui est - ce qui a le droit de l'en
>> empêcher ? » Comme si un peuple , et sur-tout un peuple
puissant , tenant par tous les liens à tous les peuples , pouvoit
se faire du mal à lui-même sans en faire à ses voisins ; ou
JUIN 1807 . 597
que l'humanité , par un motif encore plus sacré , n'imposât
pas aux autres gouvernemens le devoir de défendre un de
leurs frères de ses propres fureurs , et de lui rendre sur luimême
le pouvoir qu'il a perdu !
Les desseins opposés de tous les partis et de tous les rois
avortèrent également , parce que la nature , plus puissante
que les partis et que les gouvernemens , veut qu'il y ait un
pouvoir en France , et que la France soit le pouvoir de l'Europe
, comme l'Europe est celui du Monde. Cette volonté
irrésistible ramena en France l'unité et l'indépendance du
pouvoir ; et en même temps la France reprit , par des succès
plus décisifs et par des négociations plus heureuses , la prépondérance
en Europe. Ici cesse , et sans doute pour longtemps
, l'équilibre politique entre des forces opposées , et
commence l'ordre par la direction unique des forces communes.
Déjà l'Allemagne a été constituée , non sur un système
trompeur d'équilibre , cause éternelle de variations et de
troubles , mais sur un système positif de protection , dont
cette belle partie de l'Europe , divisée en un grand nombre
d'Etats inégaux , ne peut se passer : protection puissante , parce
qu'elle sera désintéressée , et que la France , qui a atteint ces
limites naturelles au-delà desquelles un Etat ne fait jamais
d'établissement , ne peut plus aspirer qu'à étendre son influence
, et à maintenir autour d'elle tous les peuples dans un
état de paix qu'elle n'aura plus d'intérêt à troubler.
Mais le plus grand acte de la prééminence de la France ,
et celui qu'on peut regarder comme l'acte d'inauguration
de sa nouvelle dignité , sera sans doute le rétablissement de
la Pologne dans son antique indépendance , et le retour de
cet enfant déshérité à la table de ses frères : une saine politique
auroit pu prévoir cet événement. La Pologne , mûre pour
les désordres d'une révolution , ne l'étoit pas encore , au temps
du partage , pour la sagesse d'une constitution durable , dont
le plus grand nombre de ses braves défenseurs , par un attachement
peu réfléchi pour leurs anciens ou plutôt pour
leurs derniers usages , ne sentoient pas encore l'impérieuse
nécessité. Au moment que ce grand héritage alloit être dissipé
dans les fureurs d'une guerre intestine , le pouvoir suprême
des sociétés , qui s'est réservé le secret des temps et des événemens
, le mit , pour ainsi dire , en dépôt entre les mains
de trois puissances , à qui elle le redemande aujourd'hui.
Lorsque les résultats , peut- être plus prochains qu'on ne
pense , des événemens présens , en auront dévoilé les véritables
causes , et que le temps aura dissipé les préventions qui les
dérobent à nos yeux ,
la postérité reconnoîtra des conseils pro-
3
5y8 MERCURE DE FRANCE ,
fonds là où les contemporains ne voient peut- être que de
grandes passions. La France ramène l'unité politique dans
la chrétienté latine , dépositaire de toute la civilisation du
Monde ; et l'unité politique peut senle y ramener , avec le
temps , l'unité religieuse , hors de laquelle il n'y a que désordres
dans les Etats et division dans les esprits . Sans unité politique,
l'Europe n'auroit pas résisté à cette puissance formidable
, forte a la fois de sa civilisation récente et de son ancienne
barbarie , et qui , se trouvant à l'étroit dans la moitié du Monde ,
s'est mise en société d'ambition avec une autre puissance que
la domination commerciale du Monde entier ne sauroit satisfaire
terrible ennemi dont le destin fut toujours d'être instruit
par des hommes extraordinaires , et de n'avoir à combattre
que de foibles voisins , et à qui il ne manquoit peut - être ,
pour accabler l'Europe , que les dernières leçons de l'art de la
guerre , qu'il vient de recevoir !
: Il ne faut pas se le dissimuler les bords de la Vistule sont
le champ de bataille où la France et la Russie combattent
pour savoir à qui restera l'empire du monde politique, comme ,
sur d'autres bords , la religion et la philosophie disputent
encore l'empire du monde moral . Mais si l'on arrête sa pensée
sur la circonstance la plus remarquable de ce grand débat ,
si l'on fait attention que , d'un côté , la France , l'Espagne ,
l'Italie ; de l'autre , l'Angleterre , la Prusse , la Russie , sont
parties principales dans cette lutte du Midi contre le Nord ;
si l'on observe la direction opposée que prennent dans ce
moment , sur un objet important , la France et l'Angleterre ,
chefs des deux confédérations belligérantes , on jugera peutêtre
qu'il y a quelque grand secret au fond des événemens qui
agitent l'Europe , et qu'elle peut s'attendre à des résultats
plus graves et plus généraux que des fixations de limites , ou
même des déplacemens de souveraineté.
On ne peut même s'empêcher de remarquer que , dans ce
jugement dernier de toutes les nations européennes , les seules
qui restent encore sur le champ de bataille où la France
exerçant au prix du plus pur de son sang un terrible ministère
a vaincu ou plutôt a puni , sont celles qui les premières
ont donné au monde civilisé ces funestes exemples qui ont eu
sur les malheurs communs une influence si décisive. C'est
l'Angleterre qui la première a offert le scandale de la défection
publique , et en corps de nation , de l'unité religieuse , et du
régicide juridique. La Prusse a montré , durant quarante ans ,
un roi , cette vivante image de la Divinité , professant l'athéisme
sur le trône , et protégeant cette désolante doctrine de tout
l'éclat de sa vie , et de toute la familiarité de son accueil . La
JUIN 1807. 599
Russie.....il est permis de le dire , puisque l'histoire contemporaine
l'a déjà dit , et que ses révélations ont prévenu tous
les soupçons et toutes les découvertes , la Russie a retenu , au
milieu des moeurs douces et décentes des cours européennes ,
les violences et les cruelles voluptés de l'état barbare. Le
dix -huitième siècle a vu renaître les malheurs des Atrides , les
forfaits des Egisthes et des Clytemnestres ; et sur ce trône ensanglanté
, l'assassinat a été plus héréditaire que la succession.
Je finirai par une réflexion : l'équilibre politique est entre
les puissances , ce qu'étoit dans notre république l'égalité entre
les citoyens ; et comme sous le nom d'égalité tous aspiroient
à la domination , sous le prétexte d'équilibre , chaque puissance
aspire à la supériorité. De là l'excès toujours croissant
des impôts et les nombreuses armées , ces deux fléaux des peuples
modernes , et auxquels l'Europe ne résisteroit pas encore
un demi- siècle , aujourd'hui sur-tout que la statistique , qui
calcule à un écu et à un homme près , les forces financières et
militaires de tous les gouvernemens , devenue l'unique science
des hommes d'Etat, est un régulateur public d'équilibre, c'està-
dire , un thermomètre de puissance sur lequel l'ambition et
la crainte ont toujours les yeux.
Une prépondérance reconnue , une direction commune ,
peuvent seules amener une réduction dans le système fiscal et
militaire , ou peut - être même un changement de système
offensif en système défensif. Déjà un discours émané d'un roi
allié ( 1 ) de la France en a fait concevoir l'espérance ; et des
opinions qui se répandent insensiblement en Europe , en font
entrevoir la possibilité . On sent généralement l'abus du régime
fiscal , partout en vigueur ; et toutes les proclamations des
souverains à leurs peuples promettent la diminution des
contributions publiques.
Mais ce n'est pas assez à la France d'avoir reconquis son
ancienne influence en Europe , elle doit sur- tout la conserver ;
et la sagesse seule peut maintenir ce que la force a établi .
Cette prééminence que pour le bonheur de l'Europe la
France doit obtenir sur les autres nations , ne peut être la
domination exclusive du commerce , première occupation
des peuples souverains , ni celle des arts et des plaisirs , amusement
des peuples enfans , ni celle des recherches curieuses
(1 ) Le roi de Hollande. Cette réduction est le voeu de tous les administrateurs
; mais il peut être un jour contrarié par les changemens relitieux
et politiques introduits en Europe par la philosophie , par la révolu
gion inévitable du commerce colonial , et sur-tout par la découverte de
la vaccine , qui donnera un jour à penser aux hommes d'Etat .
600 MERCURE DE FRANCE ,
des choses physiques , et des vains systèmes d'une philosophie
toute matérielle , consolation des peuples vaincus ; pas même
la supériorité de la force guerrière , unique mérite des peuples
barbares. Cette prééminence doit être sur-tout celle de lois for
tes, de moeurs sévères, d'institutions publiques, de connoissances
morales , de nobles productions de la pensée ; enfin , de tout ce
que la perfection des idées chrétiennes et des idées monarchiques
peut , dans toutes les parties de l'ordre moral , politique,
même littéraire , produire de bon et de grand chez le peuple
qui fonde sa constitution sur la religion , et son administration
sur la morale. Ce n'est que par la force qu'elle tirera de
son attachement au christianisme , que la fille aînée de la
grande famille dirigera ses frères , et gouvernera la chrétienté.
En vain nous voulons , avec nos arts et notre philosophie
être les Grecs des temps modernes ; la nature veut que nous
en soyons les Romains ; et c'est aussi pour nous qu'il a été dit :
Tu regere imperio populos , Romane , memento ,
Hæ tibi erunt artes , pacisque imponere morem.
17
Qu'on ne s'y trompe pas les titres de la France à cette
magistrature héréditaire qu'elle a toujours exercée en Europe ,
sont fondés sur des raisons naturelles propres à son état politique
, et qu'elle ne partage avec aucune autre nation. La
puissance destinée à être le premier ministre du pouvoir
suprême des sociétés , doit être la plus forte ( j'entends de
force de stabilité ) , c'est -à - dire , la plus fixe ; car la véritable
force est dans la fixité , ou plutôt n'est que la fixité. L'appui de
l'Europe ne doit plus vaciller ; le point de direction générale ne
doit plus se mouvoir ; et pour pouvoir fixer ceux qui changent
encore , il faut soi -même ne plus changer. Or , la nation
française est , ou peut être la seule nation du monde qui soit
fixée dans sa langue , expression la plus vraie des idées les
plus naturelles ; fixée dans sa constitution politique et religieuse
, ensemble des rapports sociaux les plus naturels ; fixée
dans son territoire , bornée de tous côtés par les limites les plus
naturelles , qui présente le moyen de défense le plus efficace ,
je veux dire , le plus de population disponible avec le moins
de frontières attaquables ; et qui placée au centre des nations
civilisées , donne au peuple qui l'habite le plus de facilité
pour éclairer les autres peuples de ses lumières , et les secourir
de ses forces.
De ces trois moyens puissans de prépondérance , la révolution
a étendu et perfectionné les moyens de force extérieure
et physique , qui naissent de l'emploi des hommes et de la
disposition des lieux ; mais elle a détruit ou affoibli la consJUIN
1807:
6or
titution politique et religieuse , ce premier moyen de force
intérieure et morale ; et jamais la France n'atteindra toute la
hauteur de ses destinées , qu'autant qu'elle joindra à la force
extérieure dont elle possède tous les moyens , ce principe de
stabilité que donnent à une société les institutions dont il ne
nous reste que des souvenirs ; et c'est alors seulement que
cette terre de prodiges sera à l'abri des révolutions , comme
elle est à l'abri de la conquête.
DE BONAL D.
Fables diverses , tant originales qu'imitées des fabulistes
étrangers , et quelques autres poésies ; par J. L. G.; édition
ornée de huit gravures. 1807. Un vol. in- 18. , fig. Prix :
3 fr. , et 3 fr . 60 c. par la poste. A Paris , chez Bossange ,
Masson et Besson ; et chez le Normant.
IL y a une prévention générale contre les nouveaux Recueils
de fables. Non- seulement le peu de réussite de la plupart de
ceux qui se sont traînés sur les traces de La Fontaine , inspire
une défiance assez naturelle du succès de toutes les tentatives
du même genre , mais les graces naïves de notre inimitable fabuliste,
et le charme toujours nouveau qu'ont pour nous ses récits ,
nous rendent assez indifférens sur les efforts plus ou moins
heureux des écrivains qui paroissent chaque jour dans la
même carrière . Cependant ne seroit- ce pas nous montrer ennemis
de nos plaisirs , si une admiration trop exclusive pour ce
grand poète nous portoit à dédaigner des fables qui , sans
offrir ce style à la fois si naïf et si riche de poésie , se recommandent
néanmoins par les qualités essentielles au genre , par
des conceptions simples et heureuses , par des moralités vraies
et faciles à saisir , par une versification pure , élégante et
facile ? Tout cela se trouve dans le Recueil que nous annonçons.
Il y a déjà plusieurs mois que les divers journaux en rendirent
comple ; et ces nombreux Aristarques qui , au grand
scandale de la littérature , ont tant de peine à s'entendre sur
le bien ou même sur le mal qu'ils disent des ouvrages anciens
et nouveaux , s'accordèrent cette fois dans l'éloge qu'ils firent
de celui-ci ; mais ils ne purent parler du second volume qui
n'avoit point encore paru à cette époque en réunissant mon
suffrage au leur , je tâcherai en même temps de suppléer à
leur silence. ( 1 )
( 1 ) Ce second volume , intitulé Fables critiques , politiques et littéraires
, se vend séparément , chez les mêmes libraires,
602 MERCURE DE FRANCE ,
Les deux premiers livres de ce Recueil sont consacrés à l'en
fance. On voit que M. G. n'a tenu aucun compte du paradoxe
de J. J. Rousseau , qui a prétendu prouver que les fables ne
convenoient pas aux enfans. Dans un court dialogue qui tient
lieu de préface , quoique suivant l'usage , l'auteur y déclare
qu'il n'en veut point faire , il se borne à opposer au philoso
he genevois l'autorité de Socrate , et celle de Platon , qui
vouloit qu'on fit sucer aux enfans l'instruction des fab es avec
le lait de leur nourrice ; mais il seroit aisé de réfuter directement
cette étrange opinion . En effet , Rousseau part pour
l'établir d'une assertion toute gratuite , et qu'il ne démontre
en aucune manière. Il prétend que l'apologue en amusant les
enfans , les abuse ; que séduits par le mensonge , ils laissent
échapper la vérité , etc.; mais il suffit de leur faire réciter
quelques fables pour s'assurer au contraire qu'ils discernent
parfaitement l'instruction qu'on leur présente sous un voile
ingénieux ; que la moralité , loin de leur échapper, leur rend
au contraire le récit plus intéressant , et contribue à le graver
dans leur esprit ; que sans attendre l'explication du maître ,
ils sourient ordinairement d'eux-mêmes à la vérité de l'allé,
gorie , et qu'ils en font quelquefois des applications qui étonnent
par leur justesse. Après s'être arrêté avec complaisance
sur une assertion si paradoxale , Rousseau veut confirmer ses
raisonnemens par un exemple , et il choisit la fable du Corbeau
et du Renard. En l'examinant en détail et vers par vers , il
prouve très-bien qu'un enfant n'est pas en état d'en saisir
toutes les finesses ; mais de là il conclut très-mal qu'il ne faut
pas lui donner de fables à apprendre. Comment en effet ses
premières lectures ne contiendroient- elles pas des détails fort
au-dessus de sa faible intelligence , puisque ce n'est que par un
long exercice qu'il pourra parvenir à saisir complétement le
sens de l'auteur le plus simple ? Non-seulement les enfants ,
mais mêmes la plupart des hommes ne sauroient rendre un
compte exact de ce qui les frappe le plus dans leurs études.
Ils ne sentent que confusément les beautés ; les défauts les
choquent , sais qu'ils puissent en assigner précisément la
raison ; ce qui n'empêche pas qu'ils ne retiennent souvent de
leurs lectures des idées justes et vraies , de sages préceptes ,
des pensées nobles et élevées. Les esprits le plus heureusement
doués de la nature , le plus soigneusement cultivés , auroient
souvent peine à définir les nuances délicates et presque imperceptibles
qui font toute la perfection du style ; et Rousseau
ne veut pas qu'un enfant apprenne une fable , parce qu'il est
hors d'état de faire ce qui l'eût peut- être embarrassé luimême.
Il oublioit donc , lorsqu'il raisonnoit ainsi , ce qui lui
JUIN 1807 .
603
étoit arrivé à lui-même dans sa jeunesse. Il nous apprend
dans ses Mémoires , que voulant acquérir à la fois toutes les
connoissances , il faisoit usage de ses livres d'une manière
moins propre
à l'instruire qu'à l'accabler. « La fausse idée
» que j'avois des choses , me persuadoit , dit-il , que pour fire
>> un livre avec fruit il falloit avoir toutes les connoissances
qu'il supposoit .... Avec cette folle idée j'étois arrêté à chaque
>> instant , et quelquefois avant d'être à là dixième page de
>> celui que je voulois étudier , il m'eût fallu épuiser des
» bibliothèques. Cependant je m'obstinoit si bien à cette ex-
» travagante méthode que j'y perdis un temps infini , et
» faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni
>> rien voir ni rien savoir- » C'est ce qui arriveroit infailliblement
à tous les enfants qu'on voudroit forcer de comprendre
d'une manière complette le livre le mieux adaptée
à la foiblesse de leur intelligence .
Mais Rousseau ne se borné pas à prouver qu'ils ne peuvent
sentir le mérite poétique d'un apologue : if suit sa méthode
accoutumée de soutenir un paradoxe par un autre encore
plus étrange , et après avoir affirmé qu'il n'y a pas un seul
enfant qui entende les fables de La Fontaine , il soutient que
quand ils les entendroient , ce seroit encore pís : «< car , dit-
» il , la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée
» à leur âge , qu'elle les porteroit plus au vice qu'à la vertu , »
Ainsi la morale de la fable du Corbeau et du Renard est pour
eux une leçon de la plus basse flatterie . «Dans celle qui précède ,
>> vous croyez leur donner la Cigale pour exemple , et point du
» tout , c'est la fourmi qu'ils choisiront... Dans toutes les fables
» où le lion est un des personnages , comme c'est d'ordinaire
» le plus brillant , l'enfant ne manque point de se faire lion ; et
» quand il préside à quelque partage , bien instruit par son
>> modèle , il a grand soin de s'emparer de tout. Mais quand
» le moucheron terrasse le lion , c'est une autre affaire : alors
» l'enfant n'est plus lion , il est moucheron. Il apprend à tuer
» un jour à coups d'aiguillon ceux qu'il n'oseroit attaquer de
» pied ferme. »
En accumulant les unes sur les autres ces propositions
effrayantes , le philosophe ne fait pas attention que tous les
enfants ont dans le coeur un sentiment d'équité , qui leur fait
très -bien discerner ce qui est digne d'approbation ou de
blâme , quand ils ne sont point aveuglés par leurs petites
passions. Il oublie ce qu'il a tant répété dans ses autres ouvrages
, ce qui est particulièrement la base de son Emile
que tout est bien en sortant des mains de l'auteur des choses;
qu'il n'y a qu'à laisser parler la conscience , et qu'elle donnera
604 MERCURE DE . FRANCE ,
à l'homme des notions du juste et de l'injuste beaucoup plus
certaines que toutes celles qu'il iroit puiser dans les philosophes
. C'est ainsi que pour le réfuter , il suffit presque toujours
de l'opposer à lui -même . Ce n'est pas qu'il n'ait raison
ici dans quelques observations particulières ; mais tout ce
qu'on en peut conclure , c'est que toutes les fables indistinctement
ne conviennent pas à l'enfance ; et sans doute les
maîtres éclairés n'avoient pas attendu ses paradoxes pour
sentir qu'il y avoit à cet égard un choix prudent à faire.
Convaincu de cette vérité , M. G. , dans les deux premiers
livres de son Recueil , s'est peu mis en peine de briller par
la nouveauté des idées et par son talent poétique : il s'est
ordinairement contenté d'être clair , précis , instructif, et il
a répondu d'avance dans son prologue à ceux qui voudroient
l'en blâmer. Il y cite fort à propos le trait d'Henri IV qui ,
portant son fils sur son dos au moment où l'ambassadeur
d'Espagne entra , se contenta de lui demander s'il étoit père
aussi , et , sur sa réponse , continua tranquillement le tour du
sallon :
De ce propos naïfje ne saurois vous dire
Si le grave Espagnol fut satisfait ou non ;
Mais où j'en veux venir , lecteur , c'est à te faire
La question de ce bon roi ;
Et si ce nom chéri de père
Ne fut jamais balbutié pour toi ,
Si l'enfance n'a point de charme qui t'attire,
Si jamais à ses jeux l'on ne t'a vu sourire ,
Ce n'est pas pour toi que j'écris :
Ne perds pas de temps à me lire ,
Tu ne saurois te plaire à mes simples récits .
Cependant on se tromperoit si l'on croyoit que ces deux
premiers livres ne peuvent convenir qu'aux enfans ou à ceux
qui les aiment. On y trouve plusieurs fables qui , quoiqu'à la
portée de l'enfance, doivent plaire à tous les âges , et par leur
but moral , et sur-tout par la manière piquante dont elles sont
narrées. De ce nombre est celle de l'Abeille et la Mouche ;
le lecteur me saura sûrement gré de la lui faire connoître :
L'Abeille, par un beau matin ,
Picorant sur sa route et la rose et le thym ,
S'en alla visiter sa parente la Mouche.
Celle- ci relevoit de couche ,
Et seule , dans son coin , avoit le coeur chagrin ,
N'ayant causé depuis la veille ;
JUIN 1807 . 605
1
Mais elle se remit , voyant venir l'Abeille.
Pattes dessus , pattes dessous ,
Elle lui fait mille caresses :
« Eh ! bon jour , cousine , est- ce vous ?
>> Quel bon vent , dites-moi , vous amène chez nous ? »
La faiseuse de miel lui rend ses politesses ,
Caresse pour caresse , et caquet pour caquet ,
Ainsi qu'il se pratique entre bonnes amies.
Ayant mis fin à leurs cérémonies ,
L'Abeille lui parla d'un miel qu'elle avoit fait ;
C'étoit un miel exquis , parfait ,
A son gré préférable au miel du mont Hymète .
« Il faut , dit-elle , il faut que je vous en remette ;
>> Pour vos maux de poitrine il sera souverain .
» Et d'abord , apprenez comment je le compose :
» De serpolet , de romarin ,
» Je mélange un extrait avec du suc de rose ;
» Ensuite , j'y joins une dose ....
La Mouche l'interrompt enfin :
« Cousine , parlons d'autre chose;
>> Croit-on que l'été sera chaud ? »
" Ah ! reprit l'Abeille aussitôt ,
>> On craint bien que le miel ne manque cette année ;
>> Heureusement j'en suis approvisionnée ;
» Et pour passer l'hiver j'aurai ce qu'il m'en faut ,
» Pour peu qu'à travailler mon essaim s'évertue . »
« Je n'y tiens plus , l'ennui me tue ,
» Reprit l'autre ; sortons , je reprends mes vapeurs. »
« Des vapeurs ! Ah ! ma chère , y seriez -vous sujette ?
» J'ai pour ce mal une recette
» Excellente , et qu'en vain vous chercheriez ailleurs .
» Notez-la , je vais vous la dire :
>> D'un extrait de mon miel avec un peu de cire ….. , »
« Hé ! de grace , à la fin , laissez- là votre miel ,
>> Reprit la Mouche impatiente .
1
» Je ne crois pas que , sous le ciel ,
» Jamais bavarde impertinente
>> Ait tenu de propos d'un ennui plus mortel .
>> Adieu , partez ; de votre vie
» Ne remettez les pieds chez moi. »
Il faut , en toute compagnie ,
Le moins qu'on peut parler de soi..
1140
Il me semble qu'il ne manqueroit rien à cette jolie fable ,
606 MERCURE DE FRANCE ,
si le dénouement en étoit mieux préparé. La mouche , après
s'être montrée si affectueuse et si polie , s'emporte trop vîte ,
et sort sans raison de toute mesure : elle devoit se contenter
d'un bon sarcasme contre l'égoïsme de la faiseuse de miel.
L'auteur peut répondre : Il est vrai qu'elle relève de couche ,
qu'elle a des maux de poitrine et des vapeurs, et
cet état la patience échappe aisément .
"
que
dans
M. G. donne à la seconde partie de son Recueil le titre de
Fables pour la Jeunesse. Cependant on ne voit pas qu'elles
conviennent plus particulièrement aux jeunes gens qu'à l'âge
mûr ou à la vieillesse . C'est un des mérites de l'apologue de
plaire également à tous les âges , d'égayer la morale pour
l'enfance , d'intéresser l'homme à l'image de ses passions et
de ses ridicules , et de faire sourire le vieillard , en lui retraçant
, sous une forme ingénieuse , et piquante les observations
morales que l'expérience lui a offertes dans le cours d'une
longue vie. On pourroit également disputer sur le titre du
second volume : Fables critiques , politiques et littéraires ;
ce titre sembleroit promettre des apologues d'une espèce particulière.
Cependant toutes les fables sont critiques , puisqu'elles
ont pour but de censurer et de corriger les travers
des hommes ; et il est aisé de voir que celles que l'auteur
appelle politiques et littéraires , rentrent dans cet objet général
, et ne forment point une classe particuliere. Mais d'ailleurs
qu'importe le titre , pourvu que le livre se compose
d'apologues ingénieur. C'est sur -tout dans ces seconde et
treisiême parties que l'auteur développe tout son talent.
Elles offrent plus de variété et d'invention , et sur- tout un style
plus poétique. Il a emprunté plusieurs sujets aux fabulistes
étrangers ; mais il y en a beaucoup qu'il ne doit qu'a lui seul ,
et ce ne sont pas les moins piquantes. La fable qu'on ya lire
est de ce nombre :
LA POULE D'INDE ET LES FOURMIS.
« Toujours du son ! c'est un triste ordinaire;
» Allons , enfans , quitt ns la basse-cour ;
>> Cherchons au bois une meilleure chère
>> Suivez - moi tous . » Ainsi parloit un jour ,
A ses petits , la poule d'Inde mère.
Marchant devant , à peine a- t- elle fait cent pas :
<< Venez , venez leur cria- t-elle ;
» Vous voyez ce gazon tout defait; il recèle
» De quoi nous apprêter un excellent repas .
Alein bec donnez dans le tas.
>> Cela se nomme fourmilière .
(
"
JUIN 1807.
607
>> Vous , soulevez un peu la terre ;
» De petits negrillons voudront s'en échapper ,
>> Qu'il faut à la sortie adroitement happer.
» On les avale par centaine .
Qu'une fausse pitié pour eux ne vous retienne ;
» Ne craignez rien , et faites comme moi.
>> Fourmis sont à manger parfaites ;
» C'est vraiment un morceau de roi.
>> Pour nous du ciel la bonté les a faites.
» Oh ! qu'être né dindon serait un sort heureux ,
>> Si ces porte- couteaux , si la raçe ennemie
>> Des cuisiniers malencontreux
» N'en vouloit pas sans cesse à notre vie ;
» Mais ils ont juré notre mort .
» Tantôt mis à la daube , et tantôt cuits en broche ,
>> Nous ne pouvons éviter notre sort ;
>> Rien n'attendrit ces coeurs de roche.
» Qu'à jamais l'homme soit maudit,
>> Pour sa vorace gourmandise ! >>
Une fourmi qui l'entendit ,
Et qui , de crainte de surprise ,
Prudemment sur un arbre à l'abri s'étoit mise ,
Lui cria : « C'est bien dit , c'est fort bien raisonner ;
>> Mais ces réflexions ne vous conviennent guères ,
» Vous qu'on voit , dans un déjeûner ,
>> Engloutir de sang froid des peuplades entières . »
Cette fable me paroît charmante. Il mesemble même qu'on
y retrouve quelque chose de cette naïveté piquante qui nous
charme dans La Fontaine . M. G. conte à sa manière : il ne
s'efforce point de calquer servilemet son style sur celui de son
modèle , et c'est pour cela même qu'il s'en rapproche un peu
quelquefois. On remarquera aussi que ce récit est fondé tout
entier sur les habitudes physiques des personnages que le poète
y introduit. C'est une règle que la vraisemblance prescrit , et
dont le fabuliste ne devroit jamais s'écarter : les sentimens et
les actions qu'il prête aux plantes et aux animaux , doivent être
en rapport avec leurs propriétés et leurs caractères particuliers,
ou du moins avec ceux que l'opinion vulgaire leur attribue ;
le fabuliste doit aussi faire son profit du conseil qu'Horace
donne au poète dramatique : famam sequere aut convenientia
finge. M. G. qui dans la fable qu'on vient de lire s'est si bien
conformé à cet avis , le perd de vue quelquefois. Ainsi le singe,
dans la fable de ce nom , n'est caractérisé par aucun trait qui
lui soit propre , ou plutôt ce que l'auteur lui fait dire et faire ,
608 MERCURE DE FRANCE ,
1
la
pas
ne sauroit convenir à aucun animal . Il annonce qu'il veut se
retirer de la ville et de la société ; mais il reçoit un billet du
prince , et aussitôt il part en poste pour cour: N'est- ce
là trop abuser du droit accordé au fabuliste de donner jusqu'à
un certain point aux animaux les moeurs et le langage des
hommes? Voici au contraire un apologue où les divers personnages
sont parfaitement représentés , d'apres la règle que
nous venons de rappeler. C'est un fragment de l'histoire des
oiseaux :
Les fastes des oiseaux , que je lis pour m'instruire ,
Nous apprenneut qu'un de leurs rois ,
Qui savoit par lui seul régner et se conduire ,
( Ce temps est ancien , je le crois , )
Que ce roi , dis-je , avoit , dans son empire ,
Etabli de très-sages lois.
Un de ces règlemens portoit qu'aux grands emplois
On ne pourroit jamais admettre que
Tant
des aigles .
que l'on observa ces utiles statuts ,
Dans le gouvernement
on ne vit point d'abus.
Tout se corrompt enfin, et l'on sortit des règles.
à belle queue une reine s'éprit ,
D'un paon
Et les aigles , dès lors , perdirent leur crédit.
Le favori distribuoit les graces ;
Ses fils , ignares , orgueilleux ,
Occupoient les premières places ,
Et de nouveaux emplois étoient créés pour eux.
A sa parente l'oie , à tête vaine et folle ,
Sous prétexte que ses aïeux
Avoient sauvé le Capitole,
Il avoit fait donner la garde du trésor.
Porteur de billets doux , un pigeon , beau Médor ,
D'intendant remplissoit le rôle .
Des merles et des sansonnets ,
Siffleurs de jolis riens , l'on visoit les placets.
Philomèle seule indignée ,
De la cour se tint éloignée ,
Et s'exila dans les forêts .
Enfin , puisqu'il faut bien le dire ,
Tout fut si mal chez les oiseaux ,
1
Qu'au lieu d'aigles on n'eut , pour gouverner l'empire ,
Que des buses , des geais , et de plats étourneaux.
On a sans doute remarqué l'illustre généalogie de l'oie , dont
les aïeux ont sauvé le capitole. Le fabuliste fait souvent usage
de
JUIN 1807. 609
1.
DEF
de cette espèce d'érudition qui lui fournit des traits fort heureux.
Parle-t-il d'une fourmi , c'est
La même que jadis
On vit , envers l'emprunteuse cigale
Qui l'étourdissoit de ses cris ,
Refuser d'être libérale .
Un loup veut passer en Angleterre , où il se promet de surprendre
moutons et brebis sans chien et sans défiance : il cite
fort à propos les vers d'Horace sur le premier mortel qui osa
affronter les flots . Il veut s'élever dans les airs , dût- il y
trouver le destin d'Icare ; mais sur-tout il s'appuie de l'his
toire de la tortue , qui est beaucoup plus de sa compétence :
N'a-t-on pas vu jadis la reine des tortues ,
Par deux canards portée , à l'aide d'un bâton ,
Voyager à travers les nues?
Ce qu'elle put alors , je le puis aujourd'hui , etc.
On pense bien pourtant que ce n'est pas à deux canards qu'il
s'adresse : ce sont deux aigles formidables qui se chargent de
lui faire traverser les mers. Je regrette que la longueur de cette
fable ne me permette pas de la transcrire ici : elle est aussi
bien contée que l'idée en est neuve et piquante.
M. G. ne se contente pas de faire si bien parler les animaux
et les plantes ; il met également en scène des personnages
allégoriques
, tels que la Modestie , l'Intérêt , la Vérité, le Oui et
le Non , etc. Il en résulte une espèce d'apologue qui est peutêtre
moins propre à recevoir les couleurs de la poésie que
les fables proprement dites , mais qui a bien aussi son agrément
, puisqu'il parle à la fois à l'imagination et à la raison.
Je crois en avoir assez dit pour inspirer au lecteur le desir
de connoître un Recueil si agréable. Il y trouvera beaucoup
de fables aussi ingénieuses que celles qu'il vient de lire. J'avoue
qu'il y en a aussi un certain nombre qu'un goût sévère voudroit
retrancher ; mais il en restera toujours assez pour assurer
à l'auteur une place très- distinguée parmi les plus heureux
imitateurs de La Fontaine.
.C.
Q q
610 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoire sur les pièces osseuses de la nageoire pectorale des
poissons ; par M. Geoffroy Saint-Hilaire , professeur de
zoologie au Muséum d'histoire naturelle.
CE Mémoire , communiqué à la Classe des sciences physiques
et mathématiques de l'Institut de France , a donné lieu au
rapport suivant fait , par M. Cuvier :
« Le Mémoire de M. Geoffroy a pour objet :
» 1 ° . De comparer les pièces qui composent la nageoire
pectorale des poissons et celles qui la supportent et la mettent
en mouvement , avec les pièces qui jouent un rôle semblable
dans le bras de l'homme, le pied de devant des quadrupedes ,
l'aile des oiseaux et la nageoire des cétacés , et de montrer
l'analogie de toutes ces pièces en nombre , rapports , connexions
et fonctions ;
» 2°. De faire connoître les usages particuliers et remarquables
de quelques -unes d'entr'elles dans certains genres ou
espèces de poissons.
» Depuis long -temps les anatomistes ont observé que les
animaux vertebrés semblent construits sur un plan commun ,
et que la plupart de leurs différences ne tiennent qu'à quelque
variation dans le nombre ou les proportions respectives des
pièces qui composent chacun de leurs organes.
» Aristote a fondé sur cette idée la partie anatomique de
son histoire des animaux , et presque tout son traité des parties
, deux des ouvrages les plus admirables de l'antiquité , et
dont ce qui a été fait de mieux en anatomie comparée par
les modernes , n'est guère que le développement.
>> Mais il est certain aussi que les poissons s'écartent un peu
plus que les trois premières classes d'animaux de ce plan
général.
» Le liquide qu'ils habitent , et par l'intermède duquel ils
respirent , exigeoit des organes du mouvement différemment
proportionnés , et des organes de respiration autrement situés.
>> Ces changemens , joints à ceux que nécessitoit dans les
organes des sens le foible degré d'énergie correspondant à la
pelite quantité de leur respiration , ont donné au corps des
poissons une autre forme , et ont marqué chez eux le type commin
des animaux vertebrés , au point que l'oeil le plus exercé
a de la peine a en reconnoître quelques parties.
» Ainsi , quoique la nageoire pectorale des poissons ait de
grands rapports de forme et d'usage avec celle des cétacés
on reconuoît aisément dans celle- ci l'omoplate , l'humerus ,
JUIN 1807.
le cubitus , le carpe , le métacarpe , les phalanges des quadrupedes
, et une bonne partie de leurs muscles , tandis qu'il
est très-difficile d'en rien voir dans l'autre .
>> Ce sont donc ces analogies si difficiles à reconnoître ,
que M. Geoffroy a cherché à voir et à faire voir dans les
poissons , non-seulement par rapport à la nageoire , mais
encore dans tous les autres organes.
» Il ne nous occupe aujourd'hui que de la nageoire.
» Elle est portée en général sur une espèce de ceinture
Osseuse qui entoure le corps du poisson , immédiatement
derrière l'ouverture des ouïes , s'articulant en- dessus avec le
crâne ou l'épine , et rejoignant en- dessous les deux parties
ensemble par une suture médiane.
» M. Geoffroy trouvant dans les rayons de la nageoire
l'analogue des doigts et dans les petits osselets de sa base l'analogue
du carpe , cherche ceux des autres pièces de l'extrémité
antérieure dans la ceinture que nous venons de mentionner.
» Il trouve que ces pièces y sont bien ; mais qu'au lieu
d'être distinguées par des articulations , elle ne le sont ordinairement
que par des sutures qui s'effacent avec le temps.
» Ainsi la partie supérieure de la ceinture qui se joint à
l'épine ou au crâne , est , selon lui , l'omoplate ; la partie inferieure
qui va se joindre au-dessous à sa correspondante , est
la clavicule.
» Il existe dans la plupart des poissons osseux une troisième
pièce , le plus souvent en forme de stilet , placée
derrière la ceinture , et qui sert à plusieurs usages . M. Geoffroy
y croit voir l'analogue de cet os , nommé fourchette
dans les oiseaux .
» A la vérité , la fourchette n'est presque toujours que d'ure
scule pièce commune aux deux épaules , mais dans quelques
oiseaux qui ne volent pas , comme l'autruche et le casoar , elle
se partage en deux pièces , dont chacune devient un appendice
de l'épaule de ce côté. Ce seroit cette disposition particulière
à certains oiseaux qui deviendroit générale dans les poissons
osseux . Au reste , elle y souffre à son tour une exception inverse
, et il y a quelques poissons où les deux os ordinairement
séparés se soudent sous l'abdomen.
Il y auroit encore une différence dans la position ; l'os de
la fourchette des oiseaux est toujours placé au-devant de l'espèce
de ceinture formée par les omoplates et les clavicules .
Dans les poissons , ainsi que l'observe M. Geoffroy , cet os
seroit en arrière .
» Il ne resteroit donc qu'à chercher l'humerus , le radius et
le cubitus.
Q q 2
612 MERCURE DE FRANCE,
» M. Geoffroy les voit dans une lame adhérente à la cein→
ture que nous venons de décrire , et sur laquelle est portée la
nageoire.
1
Dans le plus grand nombre des poissons osseux , les rudimens
des trois os ne se font remarquer que comme trois centres
d'ossifications qui se confondent avec l'âge , ce qui a empêché
la plupart des anatomistes de les remarquer. L'adhérence de
toute cette pièce à la face externe de la clavicule contribuoit
aussi à en faire méconnoltre la composition , parce que dans
cette position la partie analogue à l'humerus se trouve attachée
à la clavicule , tantôt par les deux bouts , tantôt par toute sa
longueur , et que l'avant-bras va s'y attacher aussi par une portion
de son extrémité carpienne : tout le bras seroit donc
comme reployé et soudé contre la clavicule.
» Heureusement il Ꭹ a
des poissons où cette contraction et
cette adhérence moins complète ont montré ces parties plus
distinctement , et ont conduit M. Geoffroy à les reconnoître
dans les cas plus difficiles et plus ordinaires .
A
» Les baudroies , et un nouveau genre très-remarquable
découvert dans le Nil par M. Geoffroy et nommé par lui
polyptére , sont dans ce cas. Leur avant-bras est libre , et offre
des rapports très-sensibles de forme avec celui des quadrupèdes
et des oiseaux.
» Après avoir exposé ces analogies générales , M. Geoffroy
décrit les variétés de toutes ces pièces dans les différentes
espèces.
» Il insiste principalement sur celles de l'os qu'il a nommé
furculaire , qui est la partie la plus variable de la nageoire et
qui remplit divers usages importans , selon les formes et les
Connexions qu'il a dans chaque espèce.
f
» Souvent il donne un point d'appui solide aux muscles
qui contractent la vessie natatoire : c'est ce qu'on voit dans
la carpe ; d'autres fois , comme dans les muges , il aide à
porter les os qui soutiennent les nageoires ventrales.
» Dans les baudroies où la membrane des ouies se prolonge
en arrière , fort au - delà de la clavicule , l'os furculaire
contribue à la faire ouvrir.
» A cette occasion , M. Geoffroy indique une division
très- nécessaire à faire dans le genre Lophius , qui doit être
séparé au moins en trois genres , fort différens les uns des
autres par leur structure.
» La baudroie ordinaire est , comme on sait , nommée
communément raie pécheresse , parce qu'on lui attribue
l'artifice d'attirer de petits poissons au moyen des filamens
qui flottent sur sa tête ; ce seroit en quelque sorte pêcher à la
JUIN 1807.
613
:
ligne. M. Geoffroy pense qu'elle peut aussi pêcher à l'épervier
, en ouvrant et en refermant son énorme membrane , en
serrant , avec le pédicule de sa nageoire pectorale , l'ouverture
de cette membrane , quand une fois le poisson qu'elle veut
prendre y est entré.
Tel est , selon lui , l'objet du grand prolongement de
cette membrane , au-delà de ce qui étoit nécessaire pour protéger
les branchies.
» M. Geoffroy a effectivement trouvé un poisson qui étoit
resté dans l'un des sacs branchiaux d'une baudroie conservée
au Muséum d'histoire naturelle. M. Pichon , ancien professeur
d'histoire naturelle , à Boulogne-sur-Mer , lui a assuré
en avoir trouvé également dans des baudroies qu'on venoit
de prendre , et avoir appris des pêcheurs , qu'ils savoient
depuis long-temps que la baudroie use de cette manière de
s'emparer de sa proie. Si ces faits sont confirmés par des
observations ultérieures , ils ajouteront un article intéressant
aux divers partis que les animaux savent tirer des singularités
de leur organisation .
» L'os furculaire joue encore un rôle important dans une
espèce de tétrodon que M.- Geoffroy a observé dans le Nil :
il agit sur la vessie aérienne comprimé contre l'oesophage ,
ferme celui- ci et empêche ainsi l'air qui se développe dans
l'estomac d'en sortir ; ce qui gonfle le tétrodon comme un
ballon , le renverse sur le dos , et le livre aux flots comme une
masse inerte .
>> C'est encore cet os qui forme dans les silures cette épine
singulière qui , en vertu d'une articulation d'un genre fort
compliqué peut, à la volonté de l'animal , rester mobile ou
bien se fixer dans une direction transversale , de manière à lui
fournir alternativement et selon ses besoins , une arme offensive
très-puissante , ou seulement un rayon solide , mais très-susceptible
de mouvement pour la natation .
» Ces faits choisis parmi beaucoup d'autres qui composent
le Mémoire de M. Geoffroy , suffiront pour rappeler à la
classe l'intérêt qu'elle a mis à entendre la lecture entière de cet
écrit.
>> Nous nous bornerons donc à ajouter :
» 1 °. Que les descriptions faites par M. Geoffroy ont été vérifiées
par l'un de nous , sur les squelettes du Muséum d'histoire
naturelle , et trouvées fort exactes ;
» 2°. Que les analogies que M. Geoffroy en déduit , paraissent
plausibles à certains égards , et n'avoient point été
faites avant lui de la même manière ;
» 3°. Que les remarques particulières sur les variétés des
os nageoires dans les différens poissons , et sur leur usage ,
614 MERCURE DE FRANCE ,
principalement sur ceux de l'os furculaire , présentent des faits
très-curieux et généralement nouveaux ;
>> Que son travail ne peut , par conséquent , manquer
d'étendre les connoissances des naturalistes et des anatomistes
sur l'organisation intérieure des poissons , et qu'il est fort à
desirer qu'il le continue .
» Nous demandons à la classe d'ordonner l'impression de
ce mémoire , parmi ceux des savans étrangers. »
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTERAIRES.
-S. M. l'EMPEREUR et Ror a daigné agréer l'hommage
de la dédicace du Voyage pittoresque de Constantinople et
des rives du Bosphore, dont S. Exc. le ministre de l'intérieur
lui a transmis la première livraison au quartier- général de
Finckenstein. S. M. a autorisé ce ministre à faire connoître à
MM. Treuttel , Würtz , Melling et Née , éditeurs , auteur
et graveur de cet important ouvrage , qu'elle en a vu avec
plaisir le but et l'exécution. Les mêmes éditeurs , auteur et
graveur ayant eu l'honneur , le 9 juin , d'être admis à l'audience
de S. M. l'Impératrice , à Saint- Cloud , pour lui présenter
un exemplaire de la première livraison du même
Voyage pittoresque , S. M. a daigné non- seulement applaudir
a la perfection de la gravure , mais encore a témoigné le desir
de voir la collection des dessins originaux , qui lui ont été
immédiatement présentés. S. M. , après avoir passé près de
trois heures à les examiner avec le plus grand intérêt , a daigné
manifester à M. Melling , leur auteur , toute sa satisfaction et
son desir de concourir par son suffrage au succès d'un ouvrage
dédié à son auguste époux , qui a permis qu'il fût publié sous
ses auspices. ( Moniteur. )
Il n'y a point de nouvelles dramatiques cette semaine ,
à moins qu'on ne regarde comme telle l'ouverture du théâtre
de Brunet , qui a eu lieu le 24 de ce mois. La nouvelle
salle est jolie , et d'une construction aussi commode qu'agréable.
La coupe en est circulaire. Elle contient 87 loges ; celle's
du rez -de- chaussée sont grillées. Les premières et les secondes
sont séparées par de jolies colonnes d'ordre corinthien d'une
élégante proportion , et dont la circonférence ne dérobe rien
au regard du spectateur . Le chapiteau de ces colonnes est
doré. Au milieu des troisièmes loges est un grand et bei
JUIN 1807%
615
amphithéâtre propre à contenir un grand nombre de spectateurs.
Les loges latérales sont plus découvertes que les premières
et les secondes ; mais aussi soignées et aussi commodes. La
partie du décor est remarquable par son élégance. Le fond
des loges est un vert tendre mêlé d'un peu de blanc. Des
chaises en velours d'Utrecht de la même couleur offrent au
spectateur la faculté de s'adosser et de varier ses positions.
Le devant des premières loges est paré de dessins très - élégans ;
celui des secondes est décoré de faisceaux dont le fond forme
une opposition bien entendue avec celui des premières.
res es
Le péristyle orné de bas-reliefs , conduit au parterre , aux
loges du rez -de- chaussée et à l'orchestre. Deux escaliers
latéraux , grands et faciles , mènent aux i 2. et 3es loges i
Les couloirs offrent une circulation aisée . Le foyer placé audessus
du péristile , a ses jours sur le boulevard , et est , après
celui de l'Opéra , le plus beau de Paris. La scène est d'une
dimension plus grande que celle des anciennes Variétés .
-Jamais jugement d'Académie n'a été plus conforme à
l'avis unanime du public , que celui qui a adjugé à la belle
esquisse de M. Gros le prix du concours pour la Bataille
d'Eylau . Il n'est pas aussi certain que les accessit et les me
tions honorables eussent été distribuées par le public da s
l'ordre suivi par l'Institut. M. Meynier a eu le premier accessit ,
M. Thévenin le second ; M. Rohen a obtenu la première mertion
honorable , et M. Brocas la seconde. En conséquence de
ce jugement , M. Gros est chargé d'exécuter le tableau , qui
sera de même grandeur que celui de l'Hôpital de Jaffa , et
dont le prix sera de seize mille francs. Ce tableau sera exécuté
en haute- lisse par la manufacture des Gobelins . MM. Meynier
et Thévenin ont eu chacun une médaille d'or de six cents francs.
La nouvelle Bourse et les bâtimens nécessaires au tribunal
de commerce , vont être construits sur l'emplacement
des Filles Saint-Thomas. C'est M. Brogaart qui est chargé de
la construction de ces édifices .
Au Rédacteur du Mercure de France .
M. Ferdinand Berthoud , mécanicien de la marine , membre
de l'Institut national de France , et de la Légion d'Honneur
, est mort le 20 de ce mois , en sa maison de Groslay.
I naquit à Plancemont , dans le comté de Neuchâtel , au
mois de mars 1727. Son père étoit architecte et justicier du
Val de Travers; il avoit destiné ce fils à l'état ecclésiastique ;
mais le jeune Berthoud , dès l'âge de 15 ans , fut entraîné par
un goût particulier pour l'art de l'horlogerie. Il vint à Paris ,
616 MERCURE DE FRANCE ,
en 1745 , pour se perfectionner dans la pratique de cet art et
l'étude de la mécanique . Dès cette époque , Ferdinand Berthoud
adopta la France pour sa seconde patrie , et nous
devons considérer comme productions nationales les longs
travaux de cet artiste célèbre , qui a donné la plus forte et la
plus durable impulsion à son siècle.
Nous ne craignons pas d'avancer que Ferdinand Berthoud
est le premier qui ait solidement établi la théorie des machines
destinées à mesurer le temps , relativement à l'usage civil ,
à l'astronomie et à la navigation ; il avoit tout fait pour son
immortalité , en publiant l'Essai sur l'Horlogerie , ouvrage
qui , sous ce titre modeste , doit subsister tent qu'il y aura
un temps et des hommes intéressés à sa mesure. Mais M. Ber ÷
thoud ne s'en est pas tenu à cet essai ; il a publié sur l'horlogerie
, et en particulier sur le travail des horloges et des montres
à longitudes , 8 vol . in- 4° . , accompagnés d'un grand
nombre de planches. Le traité des horloges marines , destiné
à perpétuer cette découverte , seroit seul le plus beau monument
que
l'on pût élever à la gloire de l'artiste , dont nous
déplorons la perte. A. JANVIER.
PARIS , vendredi 26 juin.
LXXVIII BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE,
Heilsberg , le 12 juin 1807.
Des négociations de paix avoient eu lieu pendant tout l'hiver.
On avoit proposé à la France un congrès général auquel
outes les puissances belligérantes auroient été admises , la
Turquie seule exceptée. L'EMPEREUR avoit été justement révolté
d'une telle proposition. Après quelques mois de pourparlers
, il fut convenu que toutes les puissances belligérantes ,
sans exception , enverroient des plénipotentiaires au congrès
qui se tiendroit à Copenhague. L'EMPEREUR avoit fait connoître
que la Turquie étant admise à faire cause commune
dans les négociations avec la France , il n'y avoit pas d'inconvénient
à ce que l'Angleterre fit cause commune avec la
Russie . Les ennemis demandèrent alors sur quelles bases le
congrès auroit à négocier. Ils n'en proposoient aucunes , et
vouloient cependant que l'EMPEREUR en proposat. L'EMPEREUR
ne fit point difficulté de déclarer que , selon lui , la base
des négociations devoit être égalité et réciprocité entre les
deux masses belligérantes , et que les deux masses belligé→
rantes entreroient en commun dans un système de compensations.
La modération , la clarté , la promptitude de cette réponse
ne laissèrent aucun doute aux ennemis de la paix sur les dispositions
pacifiques de l'EMPEREUR. Ils en craignirent les effets ;
JUIN 1807.
617
et au moment même où l'on répondoit qu'il n'y avoit plus
d'obstacles à l'ouverture du congrès , l'armée russe sortit de
ses cantonnemens, et vint attaquer l'armée française. Le sang a
donc été de nouveau répandu ; mais du moins la France en
est innocente. Il n'est aucune ouverture pacifique que l'EMPEREUR
n'ait écoutée. Il n'est aucune proposition à laquelle il
ait différé de répondre. Il n'est aucun piége tendu par les fauteurs
de la guerre que sa volonté n'ait écarté. Ils ont inconsidérément
fait courir l'armée russe aux armes , quand ils ont vu
leurs démarches déjouées ; et ces coupables entreprises que
désavouoit la justice , ont été confondues. De nouveaux échecs
ont été attirés sur les armes de la Russie ; de nouveaux trophées
ont couronné celles de la France. Rien ne prouve davantage
que la passion et des intérêts étrangers à ceux de la Russie et
de la Prusse dirigent le cabinet de ces deux puissances , et
conduisent leurs braves armées à de nouveaux malheurs , en
les forçant à de nouveaux combats.
Dans quelle circonstance l'armée russe reprend-elle les hostilités
? C'est quinze jours après que Dantzick s'est rendu ; c'est
lorsque ses opérations n'ont plus d'objet ; c'est lorsqu'il ne
s'agit plus de faire lever le siége de ce boulevard , dont l'importance
auroit justifié toutes les tentatives , et pour la conservation
duquel aucun militaire n'auroit été blâmé d'avoir tenté
le sort de trois batailles. Ces considérations sont étrangères aux
passions qui ont préparé les événemens qui viennent de se
passer. Empêcher les négociations de s'ouvrir ; éloigner deux
princes prêts à se rapprocher et à s'entendre , tel est le but
qu'on s'est proposé. Quel sera le résultat d'une démarche hostile
? Où est la probabilité du succès ? Toutes ces questions
sont indifférentes à ceux qui soufflent la guerre. Que leur
importent les malheurs des armées russes et prussiennes ? S'ils
peuvent prolonger encore les calamités qui pèsent sur l'Europe
, leur but est rempli.
Si l'EMPEREUR n'avoit eu en vue d'autre intérêt que celui
de sa gloire , s'il n'avoit fait d'autres calculs que ceux qui
étoient relatifs à l'avantage de ses opérations militaires , il
auroit ouvert la campagne immédiatement après la prise de
Dantzick ; et cependant, quoiqu'il n'existât ni trève, ni armistice
, il ne s'est occupé que de l'espérance de voir arriver à
bien les négociations commencées.
Combat de Spanden.
Le 5 juin , l'armée russe se mit en mouvement . Ses divisions
de droite attaquèrent la tête de pont de Spanden , que le géné
ral Frère défendoit avec le 27 régiment d'infanterie légère.
Douze régimens russes et prussiens firent de vains efforts ;
sept fois ils les renouvelèrent , et sept fois ils furent repoussés .
618 MERCURE DE FRANCE ,
Cependant le prince de Ponte- Corvo avoit réuni son corps,
d'armée ; mais avant qu'il pût déboucher , une seule charge
du 17 de dragons , faite immédiatement après le septième
assaut donné à la ête de pont , avoit forcé l'ennemi à abandonner
le champ de bataille et à battre en retraite. Ainsi , pendant
tout un jour , deux divisions ont attaqué sans succès un
régiment qui , à la vérité , étoit retranché .
Le prince de Ponte- Corvo , visitant en personne les retranchemens
, dans l'intervalle des attaques , pour s'assurer de
l'état des batterics , a reçu une blessure légère qui le tiendra
pendant une quinzaine de jours éloigné de son commandement.
Notre perte dans cette affaire a été peu considérable :
l'ennemi a perdu 1200 hommes , et a eu beaucoup de blessés.
Combat de Lomitten
Deux divisions russes du centre attaquoient au même moment
la tête de pont de Lomitten. La brigade du général
Ferrey, du corps du maréchal Soult , défendoit cette tête de
pont. Le 46 et le 37 repousserent l'ennemi pendant toute la
journée. Les abatis et les ouvrages restèrent couverts de
Russes. Leur général fut tué . La perte de l'ennemi fut de
1100 hommes tués , 100 prisonniers et un grand nombre de
blessés. Nous avons eu 20o hommes tués ou blessés.
Pendant ce temps , le général en chef russe , avec le grandduc
Constantin , la garde impériale et trois divisions , attaqua
à la fois les positions du maréchal Ney sur Altkirken , Gutstadt
et Volfsdorf : il fut partout repoussé ; mais lorsque le
maréchal Ney s'aperçut que les forces qui lui étoient opposées
étoient de plus de 40,000 hommes , il suivit ses instructions ,
et porta son corps à Ackendorff.
Combat de Deppen.
"
Le lendemain 6 , l'ennemi attaqua le 6º corps dans sa position
de Deppen sur la Passarge. If y fut culbuté. Les manoeuvres
du maréchal Ney , l'intrépidité qu'il a montrée et qu'il
a communiquée à toutes ses troupes , les talens déployés dans
celte circonstance par le général de division Marchand , et
par les autres officiers-généraux , sont dignes des plus grands
éloges. L'ennemi , de son propre aveu a perdu dans cette
journée 2000 hommes tués , et a eu plus de 3000 blessés :
notre perte a été de 160 hommes tués , 200 blessés , et 250
faits prisonniers. Ceux- ci ont été pour la plupart enlevés
par les Cosaques qui le matin de l'attaque s'étoient poriés
sur les derrières de l'armée . Le général Roger ayant été blessé
est tombé de cheval et a été fait prisonnier dans une charge ;
le général de brigade Dutaillis a eu le bras emporté par un
boulet.
JUIN 1807.
619
Journée du 8.
L'EMPEREUR arriva le 8 à Deppen , au camp du maréchal Ney.
Il donna sur- le- champ tous les ordres nécessaires . Le 4 corps
se porta sur Wolfsdorff, où ayant rencontré une division russe
de Kamenski qui rejoignoit le corps d'armée , il l'attaqua , lui
mit hors de combat 4 ou 500 hommes , lui fit 150 prisonniers
et vint prendre position le soir à Altkirken.
Au même moment l'EMPEREUR se portoit sur Gutstadt avec
les corps des maréchaux Ney et Lannes , avec sa garde et la
cavalerie de réserve . Une partie de l'arrière-garde ennemie
formant 10,000 hommes de cavalerie et 15,000 hommes d'infanterie
prit position à Glottau , et voulut disputer le passage.
Le grand-duc de Berg , après des manoeuvres fort habiles , la
débusqua successivement de toutes ses positions . Les brigades
de cavalerie légère des généraux Pajol , Bruyères et Durosnel ,
et la division de grosse cavalerie du général Nansouty triomphèrent
de tous les efforts de l'ennemi. Le soir , à 8 heures ,
nous entrâmes de vive force à Gutstadt : un millier de prisonniers
, la prise de toutes les positions en avant de Gutstadt , et
la déroute de l'infanterie ennemie furent les suites de cette
journée. Les régimens de cavalerie de la garde russe ont surtout
été très- maltraités.
Journée du 10.
que
Le 10 , l'armée se dirigea sur Heilsberg. Elle enleva les
divers camps de l'ennemi. A un quart de lieue au - delà de ces
camps , l'arrière-garde se montra en position. Elle avoit 15
à 18,000 hommes de cavalerie , et plusieurs lignes d'infanterie .
Les cuirassiers de la division Espagne , la division de dragons,
Latour-Maubourg , et les brigades de cavalerie- légère , entreprirent
différentes charges , et gagnèrent du terrain . A deux
heures , le corps du maréchal Soult se trouva formé . Deux divisions
marchèrent sur la droite , tandis la division Legrand
marchoit sur la gauche pour s'emparer de la pointe d'un bois
dont l'occupation étoit nécessaire , afin d'appuyer la gauche
de la cavalerie. Toute l'armée russe se trouvoit alors à Heilsberg;
elle alimenta ses colonnes d'infanterie et de cavalerie ,
fit de nombreux efforts pour se maintenir dans ses positions
en avant de cette ville. Plusieurs divisions russes furent
mises en déroute , et à neuf heures du soir on se trouva
sous les retranchemens ennemis. Les fusiliers de la garde , commandés
par le général Savary, furent mis en mouvement pour
soutenir la division Saint-Hilaire , et firent des prodiges. La
division Verdier, du corps d'infanterie de réserve du maréchal
Lannes , s'engagea , la nuit étant déjà tombée , et déborda l'en →
nemi , afin de lui couper le chemin de Lansberg : elle y réussit
parfaitement. L'ardeur des troupes étoit telle , que plusieurs
et
620 MERCURE DE FRANCE ,
compagnies d'infanterie de ligne furent insulter les ouvrages
retranchés des Russes . Quelques braves trouvèrent la mort dans
les fossés des redoutes et au pied des palissades.
L'EMPEREUR passa la journée du 11 sur le champ de bataille.
Il y plaça les corps d'armée et les divisions pour donner une
bataille qui fût décisive , et telle qu'elle pût mettre fin à la
guerre. Toute l'armée russe étoit réunie . Elle avoit à Heilsberg
tous ses magasins ; elle occupoit une superbe position que
la nature avoit rendue très- forte , et que l'ennemi avoit encore
fortifiée par un travail de quatre mois.
er
A quatre heures après midi , l'EMPEREUR ordonna au maréchal
Davoust de faire un changement de front par son extrémité
de droite , la gauche en avant : ce mouvement le porta
sur la basse Alle , et intercepta complétement le chemin
d'Eylau . Chaque corps d'armée avoit ses postes assignés ; ils
étoient tous réunis , hormis le 1 corps , qui continuoit à
manoeuvrer sur la basse Passarge. Ainsi les Russes , qui avoient
les premiers recommencé les hostilités , se trouvoient comme
bloqués dans leur camp retranché ; en venoit leur présenter la
bataille dans la position qu'ils avoient eux-mêmes choisie . On
crut long-temps qu'ils attaqueroient dans la journée du IL
Au moment où l'armée française faisoit ses dispositions , ils se
laissoient voir rangés en colonnes au milieu de leurs retranchemens
farcis de canons.
Mais soit que ces retranchemens ne leur parussent pas assez.
formidables , à l'aspect des préparatifs qu'ils voyoient faire
devant eux ; soit que cette impétuosité qu'avoit montré e
l'armée française dans la journée du 10 , leur en eût imposé
ils commencèrent , à dix heures du soir , à passer sur la rive
droite de l'Alle , en abandonnant tous les pays de la gauche,
et laissant à la disposition du vainqueur leurs blessés , leurs
magasins , et ces retranchemens , fruit d'un travail si long et
si pénible.
Le 12 , à la pointe du jour , tous les corps d'armée s'ébranlèrent,
et prirent différentes directions.
Les maisons d'Heilsberg et celles des villages voisins sont
remplies de blessés russes.
Le résultat de ces différentes journées , depuis le 5 jusqu'au
12 , a été de priver l'armée russe d'environ 30,000 combattans .
Elle a laissé dans nos mains 3 ou 4000 hommes , 7 ou 8 drapeaux
et y pièces de canon . Au dire des paysans et des prisonniers
, plusieurs des généraux russes les plus marquans ont été
tués ou blessés.
Notre perte monte à 6 ou 700 hommes tués , 2000 ou 2,200
blessés, 2 à 300 prisonniers. Le général de division Espagne
a été blessé . Le général Roussel , chef de l'état-major de la
JUIN 1807 .
621
garde , qui se trouvoit au milieu des fusiliers , a eu la tête
emportée par un boulet de canon c'étoit un officier trèsdistingué.
Le grand-duc de Berg a eu deux chevaux tués sous lui.
M. Ségur , un de ses aides-de- camp , a eu un bras emporté.
M. Lameth , aide - de - camp du maréchal Soult , a été blessé.
M. Lagrange , colonel du 7° régiment de chasseurs à cheval ,
a été atteint par une balle . Dans les rapports détaillés que rédigera
l'état -major , on fera connoître les traits de bravoure par
lesquels se sont signalés un grand nombre d'officiers et de soldats
, et les noms de ceux qui ont été blessés dans la mémorable
journée du 10.
On a trouvé dans les magasins d'Heilsberg plusieurs milliers
de quintaux de farine et beaucoup de denrées de diverses
sortes. L'impuissance de l'armée russe , démontrée par la prise
de Dantzick , vient de l'être encore par l'évacuation du camp
de Heilsberg ; elle l'est par sa retraite ; elle le sera d'une
manière plus éclatante encore , si les Russes attendent l'armée
française mais dans de si grandes armées qui exigent vingtquatre
heures pour mettre tous les corps en position , on ne
peut avoir que des affaires partielles , lorsque l'une d'elles
n'est pas disposée à finir bravement la querelle dans une affaire
générale.
:
Il paroît que l'empereur Alexandre avoit quitté son armée
quelques jours avant la reprise des hostilités : plusieurs personnes
prétendent que le parti anglais l'a éloigné pour qu'il
ne fût pas témoin des malheurs qu'entraîne la guerre et des
désastres de son armée , prévus par ceux mêmes qui l'ont excité
à rentrer en campagne. On a craint qu'un si déplorable spectacle
ne lui rappelât les véritables intérêts de son pays , ne le
fit revenir aux conseils des hommes sages et désintéressés , et
ne le ramenât enfin par les sentimens les plus propres à toucher
un souverain , à repousser la funeste influence de la corruption
anglaise.
Le 24 , à cinq heures du soir , S. A. I. le prince Borghese
est arrivé au palais de Saint- Cloud , et a porté , de la part de
S. M. l'EMPEREUR , à S. M. l'Impératrice et Reine , la nouvelle
de la victoire qu'ont remportée , le 14 de ce mois , à Friedland ,
les troupes de la Grande - Armée , commandée par S. M. en
personne. Voici la note arrivée du quartier- général , et qu'on
est autorisé à publier , en attendant qu'on ait reçu le bulletin
officiel .
L'armée française a célébré dignement , le 14 juin , l'anniyersaire
de la bataille de Marengo. La bataille de Friedland
sera célébre dans l'histoire. L'armée russe , manoeuvrée , percée
par son centre , coupée de ses magasins , a été compléte622
MERCURE DE FRANCE ,
ment battue. Quatre-vingts pièces de canon prises , 25 à 5o
mille Russes pris , tués ou noyés dans l'Alle , sont les résultats
de cette mémorable journée. Trente généraux russes ont été
tués , pris ou grièvement blessés. Les cadavres de plusieurs des
généraux tués sont restés sur le champ de bataille ; et par un
de ces événemens dignes de remarque , on reconnoît parmi
éux les corps des généraux Pahlen et Marcoff, deux des premiers
fauteurs de la faction anglaise . C'est ainsi que les premiers
coups de la campagne de Prusse ont fait tomber les
principaux agens de la guerre. La régularité des dispositions
et l'intrépidité des troupes ont beaucoup diminué les pertes
de l'armée française , qui ne sont pas considérabies . »
( Moniteur. )
On lit aujourd'hui dans le Moniteur l'article suivant :
« Le Publiciste donne , dans sa feuille d'hier , des nouvelles
de l'armée qui ne sont pas encore parvenues directement,
Nous savons que S. M. a bivouaqué chaque nuit , et que le
quartier- général est continuellement à cheval ; ce qui a sans
doute occasionné le retard de l'arrivée d'un Bulletin ; mais
nous publions , en attendant , l'extrait de deux lettres interceptées
dont nous pouvons garantir l'authenticité : »
Extrait d'une lettre écrite de Koenigsberg , le 10 juin , à
M. leprésident, comte Druckelmann , à Knauten , prés
Fylau: 1
Tout ce qui vient de l'armée nous annonce le mauvais état
de nos affaires. Benigsen est déjà de retour à Heilsberg , et l'on
dit que demain il sera à Bartenstein. Lestocq avoit été obligé
de donner tous ses Russes à Benigsen , ce qui l'avoit trèsaffoibli
; mais aujourd'hui c'est bien autre chose ; toute communication
entre lui et Benigsen , est coupée par l'armée
française , et nous vivons dans la crainte de voir bientôt les
Français ici . Tout le monde est déjà préparé à la fuite . On
emballe les effets les plus précienx et les papiers de l'administration
. On cherche à rassembler des moyens pour le transport
du grand nombre de malades et de blessés qui se trouvent
ci. La reine est partie ce matin pour M- mel.
Extrait d'une lettre du 10juin , à sept heures un quart du
soir, écrite de Koenigsberg, au sous - intendant Keber ;
à Friedland.
Le nombre des blessés attendus de Gutstadt est si grand ,
que toutes les les maisons de la ville et des faubourgs en seront
remplies. On vient aussi d'ordonner de préparer des lazarets
pour les recevoir à Faterberge. Toutes les personnes à qui
leurs affaires ou leurs facultés permettent de quitter la ville ,
s'en éloignent. La reine est partie . Notre roi est près de l'empereur
de Russie à Tilsit sur le Niemen.
TABLE
DU SECOND TRIMESTRE DE L'ANNÉE 1807 .
TOME VINGT - HUITIEME.
POÉSIE .
FRAGMENT du troisième chant de l'Art d'Aimer,
Le Voyageur , par M. Millevoye ,
Discours en vers sur les Voyages par M. J. J. Victorin Fabre ,
Le Voyageur , par M. Bruguière ( de Marseille ) ,
Le Triomphe de la Religion , ( fragment du tro sième chant ) ,
Remerciment à ma Femme
page
3
5
49
54
97
99
Ma Promenade au Bois de Satory , près de Versailles , 145
Ma Carrière poétique , à mes ainis du département de ***
Les Fleurs , traduction de M. Frémin de Beaumont ,
> 146
193
Idem par M. Saint- Lambert ,
Idem , par M. Lemierre ,
Idem , par M. Roucher,
196
197
198
Idein , par M. Delille , 199
Idem , par M. de Parny,
200
Idem , par M. de Fontanes ,
202
Idem , par M. Boisjolin ,
204
Idem , par M. Michaud , 205
Le Génie de l'Homme ( fragment du 2º chant , ) la mort de Pline ,
A Madame Balk ,
241
289
Le Cèdre , 290
Imitation libre d'Eschyle ,
291
Le Conseil d'ami ,
293
Fragment du poëme inédit de l'Art d'Aimer.
Les Deux Soeurs ,
La Religion , poëme ( fragment du cinquième chant ) ,
Elégie à M. de P*** , au sujet de l'Ode à M. de Buſſon ,
Exo de d'un Essai en vers sur l'Histoire ,
Chant triomphal , exécuté dans l'église des Invalides , etc.
La Rose et l'Etournesu ( fable ) ,
Vaucluse ,
A M. de la Malle , après avoir entendu un de ses plaidoyers ,
L'Anniversaire , élégie qui a remporté le prix de l'Académie des Jeux
337
338
La Fontaine de
33g
34 I
id.
385
433
435
Floraux de Toulouse , 481
Epître inédite de feu Chabanon , sur la Tragédie lyrique , 483 Séduction d Eve par Satan , ( Paradis Perdu , liv . IX ) , par M. J.
Delille ,
529
Même sujet , par M. Legouvé ,
534
Idem , par M. Parceval Grandmaison ,
537
Episode de Camille , fragment du troisième volume de l'Enéïde ,
duite par M. Gaston ,
tra-
577
Utilité de l'étude de l'Histoire ,
Extrails et comptes rendus d'Ouvrages.
Eloge de Messire Jean-Baptiste- Charles Marie de Beauvais , ancien
évêque de Senez ,
Histoire de l'Anarchie de Pologne , et du démembrement de cette
répablinque ,
" 579
page II
29
624 TABLE DES MATIERES .
Réflexions sur le Gouvernement de Pologne , par J. J. Rousseau
Epitre à Talma ,
Observations sur l'article Bélemnite du nouveau Dictionnaire d'Histoire
Naturelle , etc.
59
72
405
Sermons de Messire Jean- Baptiste- Charles- Marie de Beauvais , 111 et 157
Sur les Pièces de Vers qui ont obtenu les deux prix et l'accessit , au
jugement de la Classe de la Langue et de la Littérature françaises de
4'Institut , 121
130 et 36g
49
Souvenirs- sur la Vie de Charles-Jaques Fox ,
Du Sens mora' intérieur et de l'origine du Beau ,
Del'impossibilité du Systeine astronomique de Copernicet de Newton , 167
Lettre à M. de Châteaubriand , sur deux chapitres du Génie du Christianisme
,
Eloges académiques ,
Coup d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux
175
207
217
Des Sciences , des Lettres et des Arts , pár M. de Bonald , 275 et 295
Les Ricochets , comédie ; par M. Picard . — L'Avocat , comédie , par
M. Roger
---
Les Mille et Une Nouvelles . Lettres d'Octavie , ou Essai sur l'Education
des Demoiselles. Lettres écrites de Lausanne. Traduction
nouvelle et complète des Odes d'Horace,
-
-
260
268
Discours prononcé à l'Institut , pour la réception de S. Em . Mgr.
le Cardinal Maury ,
311
Corinne , ou l'Italie ,
323
Examen d'un Ouvrage de Physique terrestre et de Géologie , 343
Pyrrhus ou les acides , tragédie ,
355
La Critique des Critiques du Salon de 18c6 , 364
Du Tableau littéraire de la France au dix-huitième siècle , 391
Euvres de Jean Racine ,
468
Mémoires de Henri de Campion ,
413 Le Paradis Perdu de Milton , traduction nouvelle
Observations sur l'Histoire de France de MM. Velly , Villaret et
Garnier ,
-
Mes Ecarts , ou le Fou qui vend de la sagesse ; — Ambrosio , ou l'Espagnol
; - L'Amour on le Grime , ou quelques Journées Anglaises
;-Le Nouvel Emile, ou les Rêveries d'un homme sensible ; ➡
Les Amours de Henri IV ,
437
456
464
Théâtre Classique, ou Esther , Athalie , Polyeucte et le Misanthrope
541
commentés ,
L'Amour Crucifié , traduction d'Ausone ,
Quelques Mémoires sur différens sujets d'Histoire Naturelle ou de
physique ,
Geographic physique de la Mer Noire , de l'intérieur de l'Afrique
et de la Méditerranée ,
549
555
562
581
Fables diverses , par J. L. G. ,
De l'Equilibre politique en Europe,
601
Mémoire sur les pièces osseuses de la nageoire pectorale des poissons , 610
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS ET SPECTACLES.
Pages 38 , 79 , 140 , 184 , 224, 274 , 332 , 419 , 470 , 516 , 567 , 614.
NOUVELLES POLITIQUES.
Pages 44, 143 , 190 , 229 , 284 , 334 , 376 , 425 , 518 , 570.
PARIS.
Pages 45 , 89 , 143 , 190 , 234 , 285 , 335 , 376 , 425 , 479 , 520 , 575 , 616.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
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