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1807, 01-03, t. 27, n. 285-297 (3, 10, 17, 24, 31 janvier, 7, 14, 21, 28 février, 7, 14, 21, 28 mars)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
DE LA
ETE
TOME VINGT - SEPΤΙΕΜΕ .
DE
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
co's
COMME
E
A PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT,
1807.
BIBL. UNIV,
GENT
(N°. CCLXXXV. )
4
(SAMEDI 3 JANVIER 1807.)
MERCURE
DE FRANCE.
PROSPECTUS
DU MERCURE DE FRANCE POUR L'ANNÉE 1807.
Nous avons exposé , au commencement de l'année dernière
, les idées qui nous paroissoient propres à rendre la
rédaction de ce Journal plus exacte, plus complète et plus
intéressante . Nous nous contenterons de les retracer ici en
peu de mots , afin que nos lecteurs puissent plus aisément
comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons
promis.
?
Nous avions senti depuis long-temps que la partie du
Mercure , consacrée aux spectacles , quel que fût le talent
des rédacteurs , étoit essentiellement froide , et devenoit ,
en quelque sorte , parasite , par la nature même de ce
Journal , qui , ne paroissant que tous les huit jours , est
nécessairement prévenu par les feuilles quotidiennes. Nous
nous proposâmes en conséquence de supprimer cette partie ,
en nous réservant deconsigner comme un simple fait le succès
ou la chute des ouvrages dramatiques. Cette suppression
laissoitun vide à remplir ; nous crûmes que les nouvelles
des arts et des sciences nous en fourniroient un moyen d'autant
plus convenable , que cette partie manquoit au Mercure
, et paroissoit être desirée par un grand nombre de
lecteurs ; mais la suppression de l'article des spectacles , quoique
motivée sur des raisons très-solides , auroit pu cependant
exciter de justes regrets , si nous n'avions annoncéle
را
A2
4 MERCURE DE FRANCE ,
:
dessein de rendre un compte réfléchi et détaillé des pièces
de théâtre , qui soit par leur succès , soit par leur genre
même paroîtroient dignes de fixer les regards et l'attention
de lacritique.
Une autre partie sembloit appeler aussi la réforme :
depuis son origine , le Mercure étoit , en quelque sorte ,
le registre des essais plus ou moins heureux de tous ceux
-qui débutoient dans la carrière de la poésie ; mais à mesure
qu'il est devenu plus aisé de faire des vers mauvais
ou médiocres , ce qui est à peu près la même chose ,
les rédacteurs du Mercure auroient dû devenir plus difficiles
; et c'est d'après ce principe que nous promimes
d'écarter tout ce qui , dans ce genre , ne porteroit pas la
marque d'une certaine perfection , ou d'un certain talent :
sévérité qui menaçoit de sécheresse cette partie , qu'il est
juste de regarder comme un des élémens constitutifs.du
Mercure , si nous n'avions pu rassurer les amateurs de la
poésie , en leur annonçant que les poètes les plus distingués
de l'époque actuelle vondroient bien venir à notre
secours , et , par le plus heureux dédommagement , nous
mettroient , sous ce rapport, à l'abri de toute crainte de
disette.
2
c
९
2
G
P
Les mêmes motifs qui nous avoient portés à retrancher
J'article des spectacles , nous engagèrent à bannir de la
partie politique tous les on ditt,, tout ce qui n'est que bruit
ou conjecture , véritable aliment des feuilles de tous les
jours , matériaux éphémères comme elles, qui ne doivent
-point entrer dans la composition d'un Journal hebdomadaire
, où le certain et la vérité ont seulsde droit de trouver
place. Nous annonçâmes donc que nous n'y publierions ,
avec les actes duGouvernement , que ce qui présenteroit le
caractère de la certitude.
Enfin , le public ayant paru satisfait de la manière dont
- la critique littéraire étoit traitée dans ce Journal , des principes
, soit de goût , soit de morale sur lesquels elle étoit
établie , des écrivains qui en étoient devenus les organes ,
nous crûmes n'avoir à lui promettre , à cet égard , qu'un
JANVIER 1807 . 5
redoublement d'ardeur et de zèle , dont nous lui donnions
d'avance une sorte de gage , en annonçant que MM. de
Bonald et de Châteaubriand ne dédaigneroient pas de s'associer
à nos efforts. Telles furent nos promesses : c'est aux
amis des lettres et aux lecteurs du Mercure à juger si nous
les avons convenablement exécutées .
Il suffit de jeter un coup d'oeil rapide sur les différens travaux
dont s'est composée la rédaction de ce Journal pendant
le cours de l'année qui vient de s'écouler , pour voir
qu'on n'a rien négligé de ce qui pouvoit conduire au but
qu'on s'étoit proposé : on a eu soin de présenter une analyse
exacte , et un extrait médité du petit nombre de pièces de
théâtre qui ont paru avec quelqu'éclat , et qui appelloient
naturellement l'examen de la critique. Cet examen a été ,
comme il nous semble , ce qu'il devoit être dans un Journal
, dont la nature permet de tout refuser aux passions ,
pour accorder tout aux principes . On a tâché de se tenir
également éloigné de l'aveugle engouement des admirateurs
outrés, et de l'emportement suspect des censeurs trop sévères .
La critique trouve souvent un écueil dans ce qui paroît être
le gage le plus assuré de son succès : il aarrrriivvee qu'elle s'écarte
d'autant plus des principes qui devroient toujours la diriger,
qu'elle cherche davantage à flatter la malice des lecteurs ;
ceux à qui elle s'adresse lui demandent rarement compte de
ses motifs , et ne lui sachant gré que de sa malignité , applaudissent
moins à sa justice qu'à sa violence ; mais ni la
violence de la critique , ni les applaudissemens des lecteurs
ne peuvent changer les règles certaines et invariables de
l'art. C'est ce qui nous a engagés à porter dans l'examen des
ouvrages dramatiques la plus exacte impartialité. Nous ne
rappelerons ici au souvenir de nos lecteurs que l'extrait de
la tragédie d'Henri IV, la pièce la plus importante qui ait
paru sur le théâtre dans le cours de l'année dernière : nous
croyons qu'ils ont pu remarquer dans cet extrait autant
d'amour pour la vérité , et d'intérêt pour l'art , que de soin ,
de mesure et d'exactitude . Cette attention particulière ,
accordée aux pièces principales , ne nous a pas empéchés
1
3 1
6 MERCURE DE FRANCE ,
:
de recueillir , comme nouvelles , tout ce qui pouvoit être
relatif aux différens théâtres . Nous n'avons rien omis aussi
de ce qui peut intéresser les arts et les sciences , en gardant
toujours cette mesure , qui convient à un Journal , dont
la littérature , proprement dite , est le principal objet.
Ainsi l'on a vu quelquefois parmi les noms célèbres qui
ont honoré nos feuilles , venir se placer ceux de Messieurs
Deluc et de Saussure , dont les recherches et les travaux ont
répandu tantde lumières sur différentes branches des sciences
physiques. La politique a quelquefois exigé de nous de justes
sacrifices : nous avons cru devoir prendre sur les objets
mêmes , qui sont plus particulièrement du ressort de ce
Journal , pour y consigner , non pas précisément comme
nouvelles , mais comme monumens historiques les pièces
officielles qui nous out annoncé les triomphes de Sa Majesté .
Nous n'ignorons pas que déjà la renommée avoit semé
dans toute l'Europe le bruit de ses exploits , lorsque nous
en avons publié le récit dans nos feuilles ; mais ce récit
entroit nécessairement dans la composition d'un Journal ,
où l'on se propose de recueillir tout ce qui doit un jour
servir à l'histoire. Nous avons même augmenté le volume
des numéros , pour donner plus d'étendue à cette partie ,
toutes les fois que nous l'avons cru nécessaire. Au reste ,
elle a été généralement réduite à ses vraies proportions ,
par le retranchement de toutes les nouvelles vagues , incertaines
, conjecturalles , ou peu exactes .
On ne peut se dissimuler que depuis long - temps la
poésie française penche vers sa décadence : quelques écrivains
, en très-petit nombre , soutiennent encore la gloire
de notre Parnasse ; mais il semble que la facilité d'écrire
en vers en ait détruit le talent : les poètes sont aujourd'hui
plus nombreux que jamais , et jamais aussi, les bons
poètes n'ont été plus rares. Dans cette multitude de pièces
qui nous sont envoyées , à peine pouvons-nous , de temps
entemps , en présenter quelques-unes aux regards du public
, qui ne doit sûrement pas nous savoir mauvais gré de
notre sévérité : outre l'inconvénient de lui offrir de mauvais
vers , il seroit également dangereux , sous tous les rapports ,
JANVIER 1807.τα 7
.
d'encourager de vaines prétentions , et de concourir à multiplier
encore les mauvais poètes. De quel droit , d'ailleurs ,
oserions-nous critiquer avec franchise et rigueur les poèmes
qui sont soumis à notre examen , si , par l'insertion de
pièces trop foibles ou trop médiocres , nous paroissions
soutenir d'une main , ce que de l'autre , nous combattons
sans ménagement ? Il ne faut donc point que la plupart des
rimeurs qui nous ont envoyé leurs productions se plaignent
de nous : ils n'ont à se plaindre que d'eux-mêmes. Nous pensons
que les morceaux de poésie qui ont été insérés dans ce
journal depuis un an , n'ont point démenti la sévérité que
nous avions promise à cet égard ; mais cette partiedu Mercure
adû son principal ornement aux poésies de deux écrivains ,
qui , dans des genres différens, et avec des manières trèsdiverses,
étant les deux premiers poètes de l'époque actuelle ,
auroient été de très-grands poètes àtoutes les époques : l'un
avec une diction très-pure , un tour de vers qui n'est qu'à
lui , une admirable précision que l'harmonie accompagne
toujours , un goût exquis , qui sait rendre intéressans les
moindres détails , ennoblir les objets les plus vulgaires ,
peindre les plus délicats , s'est élevé , par un grand nombre
d'ouvrages , presqu'au niveau des plus hautes renommées;
l'autre , presque sans rien publier , s'est fait honorablement
distinguer de la foule des poètes par le feu , l'énergie , l'audace
de ses expressions , quelquefois moins exactes que
vives , mais toujours marquées au coin du talent : génie
vraiment lyrique , et qui , à l'exemple de son modèle , sait
descendre à des genres inférieurs sans compromettre ses
succès. On voit assez que nous voulons parler de MM. Delille
et Lebrun , qui , depuis un an , ont bien voulu donner
un nouveau lustre au Mercure , en nous communiquant ,
un très-grand nombre de leurs meilleures productions.
Nous pouvons donc , sous ces différens rapports , nous
flatter d'avoir rempli nos engagemens. Nous ajouterons peu
dechosestouchant lapartie littéraire : toujours rédigée d'après
lesmêmes principes , qui sontdevenus ceuxdes rédacteurs du
Mercure depuis qu'il a reparusous les auspices d'un gouvernement
ami des lettres etdes sciences , cette partie n'a cessé
8 MERCURE DE FRANCE ,
d'être consacrée à la défense des règles du goût , et des
maximes de la saine morale et de la vraie politique. Deux
écrivains célèbres se sontempressés , comme nous avions ose
lepromettre, de seconder le zèle des rédacteurs , et d'encourager
leur talent , en les associant, pour ainsi dire , à leur
gloire. M. de Châteaubriand n'a pu fournir qu'un petit
nombre d'articles , parce que son ardeur pour les lettres ,
égale à ses rares talens , l'a emporté loin de nous , dans des
contrées illustres , où sa brillante imagination est allée puiser
de nouvelles couleurs et un nouvel éclat. M. de Bonald
s'est plu à nous dédommager de l'absence d'un tel collaborateur
: il nous est permis de dire que nos lecteurs ont été
frappés et du grand nombre et de la beauté des morceaux,
soit de politique , soit de métaphysique et de littérature ,
dont il a enrichi ce Journal pendant le cours de l'année : il
n'a presque point paru de Numéro auquel son heureuse facilitén'aitdonné
un nouveau prix. Il a traité successivement,
aveccette force de tête qui le caractérise , et cette profondeurqu'on
remarque dans toutes ses productions , des questions
importantes de haute littérature , des objets relatifs aux
plus grands intérêts de la religion, de la morale et de la
société: demanière qu'on peut affirmer qu'à aucune époque,
depuis sa naissance , le Mercure n'a été plus digne de l'attention
du public, soit qu'on examine l'importance des matières
qu'il a présentées , soit que l'on considère le mérite
des écrivains qui ont concouru à sa rédaction , et qui sont
tous plusou moins honorablement connus dans la littérature.
:
Il ne nous reste donc plus qu'à promettre pour l'avenir
lemême zèle, aidé des mêmes secours.De jour enjour nous
attendons le retour de M. de Châteaubriand. Il va revenir,
comme on l'aditd'un illustre voyageur, chargédes dépouilles
de l'Orient; et le Mercure s'embellira des tresors qu'il aura
conquis dans son voyage. Quelques hommes de lettres d'un
talent rare se proposent encore de se réunir à nous. Enfin ,
tout ce que peut inspirer un vifamour des lettres , un entier
+dévouement aux plus sages principes , nous osons le garantir
: trop heureux si nos soins et nos travaux sont pour
le public de quelqu'agrément et de quelqu'utilité.
1
JANVIER 1807 .
POÉSIE
LE CIMETIÈRE DE VILLAGE ( 1 ) ,
IMITATION LIBRE DE L'ÉLÉGIE DE GRAY.
Le jour fuit, et j'entends l'airain mélancolique....
Lepasteur, entouré de ses troupeaux hélans ,
balans
Vers lehameau voisin les ramène à pas lents;
Le laboureur lassé, sous le chaume rustique
Rentre, et laisse le monde aux ténèbres.... à moi.
Déjà, vers l'occident , à peine j'entrevoi
La forêt sans couleur ; et la roche lointaine
Dans la vapeur du soir s'efface avec la plaine;
Du hanneton tardifle sourd bourdonnement ,
Et du marais fangeux l'aigre croassement
Sont à peine entendus dans cet espace immense ,
Oùdescend avec l'ombre un auguste silence.
:
Seulement , au sommet de ce donjon croulant,
Dontle lierre soutient le contour chancelant,
Le hibou , de Phébé détestant la lumière ,
L'accuse d'éclairer le voyageur tremblant
Qui vient troubler son règne antique et solitaire.
:
Sous ces ormeaux, chargés du poids de cent hivers,
Où s'enlace des ifs le lugubre feuillage ,
Sous ces tombeaux épars , que la mousse a couverts ,
Reposent à jamais les aïeux du village.
L'hirondelle en son nid gazouillant son amour,
Du Zéphir au matin l'haleine balsamique ,
Lecri perçant du coq , sentinelle du jour,
Lecor frappant l'écho de la forêt antique....
Tout est perdu pour eux, et perdu sans retour.
Dans un large foyer la flamme pétillante
Ne ranimera plus leur force défaillante ;
"T
(1) Cette imitation de la célèbre élégie de Gray a été imprimée , pour
la première fois , il y a déjà plusieurs années ; mais l'auteur y a fait ,
depuis , des changemens tellement considérables , qu'on doit la regarder
comme un ouvrage nouveau.
10 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ils ne reverront pas, pour le festindu soir,
Leur compagne dresser la table héréditaire ;
Bégayant à l'envi le doux nom de leur père,
Leurs enfans auprès d'eux ne viendront plus s'asseoir.
Leur soc brisa souvent une glèbe indocile,
Et leur faux moissonna cette plaine fertile ;
Combien de fois l'écho répéta leurs chansons,
Lorsque sur la colline ils creusoient leurs sillons ,
Ou quand,de la forêt, sous leurs coups inclinée ,
Le long gémissement accusoit la cognée!
Superbe ambition, d'un souris dédaigneux
Garde-toi d'insulter à leurs paisibles jeux !
Leur berceau fut sans gloive et leur tombe est obscure;
Créanciers de la terre , enfans de la nature ,
Des présens de leur mère ils vécurent heureux .
La beauté, le pouvoir, lagloire ,la richesse,
Ne peuvent éviter l'inévitable sort,
La poussière confond le crime et la sagesse;
Le sentier des honneurs nous conduit à la mort.
Et toi, riche orgueilleux ! Si leur tombe ignorée,
Sous des mursdont l'enceinte ose braver le temps ,
De marbres fastueux ne fut point décorée ,
Leur ombre eûtdédaigné ces honteux monumens,
Et l'éloge avili qu'une basse éloquence
Trop souvent, sans rougir, vendit à l'opulence.
Mais lebruit de la gloire, et des voeux impuissans ,
Peuvent- ils réveiller la poussière endormie ?
La verra- t-on sourire à ce funèbre encens ?
L'oreillede la mort sera-t-elle attendrie
Par l'hommage menteur qu'offre la flatterie ?
Sous ce gazon inculte est peut-être enfermé
Un coeur d'd'un feu céleste autrefois animé ,
Un mortel qui pouvoit gouverner un Empire ,
Oucommanderl'extase en éveillant sa lyre.
Mais Clio n'a jamais étalé sous ses yeux
Les dépouilles du temps , dont elle est héritière ;
L'indigence étouffa ces germes précieux ,
Et son génie éteint n'a point vu la lumière.
Del'avareOcéan la vaste profondeur
Enfermedes trésors refusés à la terre';
Dans l'ombre du désert , fière de sa couleur,
La rose exale au loin son parfum solitaire ,
Peut-être ioi repose un Hamden courageux ,
Qui d'un tyran obscur affranchit sa chaumière;
QuelqueMilton muet , moins grand , mais plus heureux;
UnCromwel ignoré, dont la voix sanguinaire
N'a point dictél'arrêt d'un prince généreux.
t
}
4
JANVIER 1807 . 11
Le sort leur défendit d'acheter le suffrage
D'un senat avili dans un long esclavage ,
D'affronter le trépas , la honte et les revers,
De polir l'âpreté d'un peuple encor sauvage ,
De lire leur histoire aux yeux de l'univers .
S'il borna leur vertus , il leur sauva des crimes.
Ah ! sans doute il retint leur bras audacieux
Tout prêts à se baigner dans le sang des victimes,
Et fermant aux remords d'un peuple factieux
L'accès de la clémence et les temples des Dieux.
« Conservez, leur dit-il, cette honte ingénue
>>> Que sur le front de l'homme imprime la candeur :
» Jamais la vérité n'a rougi d'être nue.
» Sur l'autel de l'orgueil , qui brave la pudeur,
>> Le flambeau d'une Muse, à vos succès vendue ,
>> N'allumera jamais un encens corrupteur.>>>
Loin du monde, enfermés dans l'étroite carrière
Quemarqua la fortune à leurs voeux modérés ,
Ilssuivirent enpaix la route solitaire
Où leirs pas, un instant , glissèrent ignorés.
Sur leur cendre s'élève un monument fragile ,
Bienmoins pour l'ennoblir que pour la protéger;
Etdes rimes sans art, empreintes sur l'argile ,
Implorent d'un soupir le tribut passager.
Une Muse rustique y retraça leur âge
Et leur nom, de leur fils à jamais respecté;
C'est là leur élégie et leur célébrité....
Là, le pasteur commun , Socrate du village ,
Grava des Livres Saints l'auguste vérité
Qui console la mort par l'immortalité.
L'homme, quoiqu'oppresse sous le poids de la vie,
Ne rompt qu'avec effort la chaîne qui le lie.
Effrayéde la tombe et de l'oubli muet ,
Il s'arrête.... il se tourne au bout de la carrière,
Pourappeler encor, par undernier regret ,
Cette terre d'exil qu'habita sa misère.
L'ame, de sa prison s'échappant à demi ,
Cherche à se reposer sur le sein d'un ami;
Un oeil mourant réclame une larme pieuse;
Mème aufonddutombeau les manesenfermés
Brilent encor des feux qui les ont animés;
Et laReligion, tendre et mystérieuse ,
Les rejoint aux vivans dont ils furent aimés.
A
ayonné
mort,
:
Pour toi, qui, dans ces vers as crayonné l'histoire
Deces êtres obscurs moissonnés par la
Si quelque solitaire, amant de leur mémoire,
Vient dans ce champ de deuil s'informer de tonsort,
Réjouis-toi.... Peut-être un pasteur vénérable
Lui dira: « Je l'ai vu , foulant aux pieds le thim ,
›› Secouer ia rosée, et , sur ces monts de sable,
>> Surprendre le soleil aux portes du matin,
12 MERCURE DE FRANCE ,
>>Vers le milieu du jour, sous ces hêtres antiques,
>> Qui portent dans les airs leurs cîmes romantiques,
>> Nonchamiment couché, d'un oeil inattentif,
>> Il suivoit les replis d'un ruisseau fugitif,
>> Errant près de ces bois , je l'ai vu , d'un sourire ,
>> De l'homme ambitieux accuser le délire;
» Je l'ai vu murmurer ses chagrins,ses desirs ,
» Ou , dans les noirs accès que la douleur inspire ,
> D'un amour sans espoir exhaler les soupirs .
1
>> Un jour il ne vint point sur cette humble colline ;
>> En vain je le cherchai sous l'arbre accoutumé ,
>> Envain je le cherchai dans la grotte voisine :
>> Le lendemain, ce bois qu'il avoit tant aimé ,
>> Et du même ruisseau le pénible murmure ,
>> Sembloient de son absence accuser la nature.
>> Le lendemain , je vis les regrets du hameau ,
>>Unis au son plaintifde l'hymne funéraire,
>>Accompagner son corps , et le suivre au tombeau.
>>> Ecartez cebuisson, et lisez sur la pierre
»
: 1
Ces vers où , sans orgueil, sepeint son caractère :
ÉPITAPHE.
Icı dort àjamais unjeune homme ignoré
De la fortune et de la gloire;
Mais par les Filles de Mémoire
D'un regard favorable il se vit honoré;
Et la mélancolie
Imprima sur son front le sceau de son génie.
Son coeur aima la vérité ,
Sa vertu fut la bienfaisance;
Aussi le ciel , dans sa bonté ,
Par le plus grand bienfait passa son espérance.
Il offrit au malheur tout ce qu'il possédoit :.
Une larme.-Il obtint tout ce qu'il demandoit
Un ami.-Respectez ce pieux sanctuaire;
Ses foiblesses en paix , dans ce lieu redouté ,
Secachent.... Il tremble.... Il espère
Au grand jour de l'éternité,
;»
Retrouver dans sonDieu moins unjuge qu'un père..
Hyacinthe GASTON
LA VÉRITÉ.
Sije demande au sybarite
Oùse trouvela vérité?
La vérité, me répond-il de suite,
N'estqu'au seinde lavolupté,
Sij'en crois plus d'un moraliste ,
C'est dans un puits qu'est son séjour ;
Mais ce puits- là, qu'à chercher on persiste
Reste inconnu jusqu'à ce jour.
"
JANVIER 1807 .
T
Chaque peintre et chaque poète
A leur gré forgent son portrait....
Lemélomane, en se pamant , répète
Qu'elle git dans l'accord parfait.
Monmaître de mathématiques
Croit l'atteindre avec son compas ;
Lechansonnier, dans ses refrains bachiques ,
S'écrie : in vino veritas.
A la découvrir sur la terre
L'homme fatigue en vain ses yeux :
Donc il est juste , et sur-tout salutaire ,
Qu'il la réclame un jour des Dieux.
M. DE PIIS.
TRADUCTION
DES QUINZE PREMIERS VERS DU II LIVRE DE L'ÉNÉIDE.
Tous les yeux attentifs écoutent en silence ,
Et sur la pourpre assis Enée ainsi commence :
« Reine , vous m'ordonnez de peindre nos malheurs ,
>> Et de renouveler la source de nos pleurs;
دد Devous dire des Grecs la fureur implacable,
>> Et du triste Ilion la chute lamentable:
» Catastrophe inouie , incroyables revers
>> Dont je fus le témoin , et que j'ai trop soufferts !
» Quel Dolope , ou quel coeur endurci dans les armes
>> Pourroit les raconter sans répandre des larmes ?
>>>Déjà la Nuit s'avance , et la soeur du Soleil
>>Emporte sur son char les heures du sommeil.
>> Mais si vous exigez cette touchante histoire
>> D'un désastre à jamais fameux dans la mémoire ;
>> Ce tableau douloureux d'un empire détruit ,
>> L'embrasement de Troie , et sa dernière nuit ,
>> Quoiqu'au'seul souvenir mon ame intimidée
>> Recule d'épouvante à cettehorrible idée ,
>> J'obéis. »
4
M. DESAINTANGE.
ÉPIGRAMME - IMPROMPTU
FAITE A UNE SÉANCE DE RÉCEPTION DE L'ACADÉMIE.
On dit que pour siéger ici ,
Monsieur le récipiendaire ,
Vous n'avez rien fait, Dieu merci!
Etnul n'a la preuve contraire :
Cela s'appellepårvenir!
Mais dans cette brillante sphère
Songez qu'il faut vous soutenir :
Continuez à ne rien faire.
...
7
M. PONS ( de Verdun.)
14 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
FEMELLE , au moindre bruit je suis sur le qui-vive;
Je me cache partout ,et je suis très-craintive .
Mâle, j'aime à briller sur les lèvres d'Iris ,
Et, d'une grâce fugitive ,
Quand ses attraits charmans par moi sont embellis ,
Mon adresse furtive ,
Al'amant qu'elle captive ,
De sa flamme constante enfin promet le prix.
2...
LOGOGRIPHE.
AVEC ma tête , avec ma queue ,
J'ai longue tête et mince queue ;
Avec ma tête , et sans ma queue
Je fais tourner et tête et queue;
Sans ma tête , avec ma queue ,
Je n'ai plus ni tête ni queue ;
Et sans ma tète ni ma queue
Jepuis briser et tête et queue..
7
6
CHARADE.
Lanuit , dansmon premier , se change en un beau jour ,
Et le plaisir souvent y fait place à l'amour :
D'unpauvre quelquefois mon second fait un riche.
Mais de cette faveur la fortune est bien chiche ;
Tel qui , pour l'attraper mit son avoir à bout ,
Pour vivre est obligé d'aller porter mon tout.
(
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . et Soulier.
CeluiduLogogriphe est Potage, où l'on trouveage, otage, Tags.
Celui de la Charade est Zéro.. 11
JANVIER 1807 . 15
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LE BEAU MORAL.
Le beau est l'objet des arts; le bon, l'utile , doit en être
lafin.
Lebeau moral est l'objet des arts moraux, des arts de la
pensée , qui sont l'expression de l'être moral .
Le beau physique est l'objet des arts physiques , qui sont
l'expression de l'être extérieur et sensible.
Le beau moral consiste dans l'excellence des qualités de
l'être moral comme le beau physique , dans la supériorité
des qualités de l'être matériel.
Ce qu'on appelle beau idéal , moral ou physique , est le
plus haut degré de beauté morale que la raison puisse concevoir,
ou le plus haut degré de beauté physique que l'imagination
puisse se figurer.
Lebeau moral ou physique, est absolu ou relatif.
Absolu , il est synonyme de perfection morale ou physique.
Relatif, il n'est beau que relativement à de certaines circonstances
et à de certaines données.
Ainsi le beau absolu est toujours etpartoutle bon; etle beau
relatif n'est que le convenable; et alors il prend quelquefois
lenomdebeau poétique.
Ainsi , la poésie peut attribuer à un homme vicieux les
plus grandes qualités de l'esprit et du caractère. Ces qualités
sont enelles-mêmes, et indépendamment de l'usage qu'on en
fait , un beau moral , mais seulement relatif: car tout vice
estenlui-même un défaut d'esprit , et même de caractère.
De là vient la différence que l'opinion met entre les crimes
qui supposent de l'étendue dans l'esprit et de la force dans le
caractère, et ceux qui sont le produit de la foiblesse et de
lalâcheté. Sans doute la révolte à main armée contre le pouvoir
légitime est d'une bien plus dangereuse conséquence
qu'un assassinat obscur ; et cependant le rebelle est puni sans
être déshonoré; et l'assassin est déshonoré , même quand il
neseroit pas puni , parce qu'il y a une beauté morale dans le
crime de l'un , et qu'il n'y a que laideur et difformité dans le
crime de l'autre. : 9
Lapeinture , qui est la poésie des yeux , peut représenter ,
si je l'ose dire, le beau même de l'horrible. Ellepeut mettre
sur le visage d'un scélérat toute l'atrocité de son ame; elle
16 MERCURE DE FRANCE ,
peut peindre un affreux désert dans toute l'horreur de son
aspect. Ce sont là des beautés physiques , mais seulement convenables
ou relatives au caractère du coupable et à la situation
d'un lieu solitaire et sauvage.
Le beau moral, comme le beau physique , doit encore
être relatif à l'âge , au sexe , à la condition des personnages.
La poésie ne fait pas agir et parler l'homme comme l'enfant ,
la femme comme l'homme , le roi comme le berger; et la
peinture ne donne ni la même expression, ni les mêmes attitudes
à ceux-ci et à ceux-là . ১
Dans les premiers temps, etdans l'état purementdomestique
del'homme etde la société, les qualités corporelles de l'homme,
les premières et les plus nécessaires dans la vie domestique ,
devoient être plus remarquées , et les notionsdu beau physique
plus développées et plus distinctes que celles du beau
moral. De là ces épithètes : aux pieds légers , aux cheveux
blonds , aux yeux bleus , qui dans Homère accompagnent
toujours le nom de ses personnages. De là encore la perfec
tion de la statuaire chez les Grecs , et les modèles de beauté
physique que leurs sculpteurs nous ont laissés. Amesure que
la société a avancé vers l'état public et civilisé , qui n'est que
le développement de l'homme moral sous l'influence du
Christianisme , virum perfectum in mensuram ætatis plenitudinis
Christi, comme dit saint Paul , le beau moral a dominé
dans l'expression de l'homme; et déjà Virgile ne donne presque
jamais au héros de son poëme que le surnom de Pieux.
Aujourd'hui , et dans les derniers temps de la société , les arts
de lapensée considèrent dans l'homme le beau moral,, presque
sans mélange de beauté physique. Il seroit ridicule dans
une tragédie de parler encore des beaux yeux d'une princesse
; et ce seroit même un symptôme assuré de dégénération
morale , et une preuve que la société rétrograde vers
l'imperfection du premier âge , que de voir les moeurs devenir
plus attentives aux qualités physiques de l'homme , et les arts
ou les sciences qui s'occupent des étres matériels, prendre rang
dans l'opinion , à côté des arts et des sciences qui ont pour
objet l'être moral.
L'éloquence et la poésie opposent souvent l'un à l'autre,
dans les mots ou dans les actions , l'âge mûr à l'enfance , la
condition privée à la condition publique , la force à la foiblesse,
la grandeur à l'obscurité. La peinture oppose aussi dans
ses tableaux la chaumière au palais , le simple au magnifique ,
et le petit au grand. Il ne faut pas croire que ces contrastes
entre des extrémés , n'aient d'autre raison que le
motif de rendre plus brillantes les productions des arts par
un
JANVIER 1807: 17
tin vain cliquetis de mots antithétiques , ou par le rapprochement
de choses opposées. Ces contrastes nous présentent les
extrêmes du beau , ou le beau dans les extrêmes : vérité im
portante qui renferme des conséquences très- étendues en
morale poétique ou même pratique, et dont il faut chercher
la raison dans l'homme .
L'homme n'est en effet qu'extrêmes et contrastes : tel qu'il
est par sa nature originelle , il se compose de qualités extrêmes,
en contraste par leur contrariété ; de force et de foiblesse;
de grandeur et de misère ; de lumière et d'obscurité
d'empire sur l'univers , et de dépendance de tout ce qui l'entoure;
de hautes pensées et d'indignes penchans. Tel qu'il
peut être par les progrès de sa raison, l'homme se compose
de qualités extrêmes en harmonie même par leur contraste; et
il doit réunir la simplicité à la grandeur , la bonté à la puissance
, la modestie à la gloire , le désintéressement à l'opulence
, la douceur à la force. C'est là le mystère de l'homme ,
le secret des arts , l'enseignement même de la religion.
« Je n'admire point un homme , dit Pascal , qui possède
› une vertu dans toute sa perfection , s'il ne possède en
>> même temps dans un pareil degré la vertu opposée.">
Il me semble apercevoir un emblême de cette vérité , que
le beau moral se trouve à des extrêmes opposés , dans une
statue que l'on voit au Jardin des Tuileries , et qui représente
Hercule caressant un enfant. Ce sont là les deux extrêmes
de l'homme. Hercule , dans les plus antiques traditions de là
Mythologie , étoit le type du plus haut degré de raison et
de vertu dont l'homme puisse être capable , et qui l'approche
le plus de la Divinité , source essentielle du beau et du bon.
Les Païens , qui avoient le sentiment de cette vérité , que la
vertu et la raison rendent l'homme semblable aux dieux ,
l'exprimoient à leur manière , en faisant d'Hercule un demidieu.
Hercule étoit donc , chez les plus anciens , le type du
beau moral dans l'homme fait. Mais il y a aussi une vériritable
beauté à l'extrême opposé ; je veux dire , dans l'enfant
fort de sa foiblesse , et aimable de son innocence ; et cette
beauté est le principe de l'intérêt que cet âge inspire. Il
faut cependant reconnoître que la beauté de l'enfance étoit,
comme toutes les autres beautés morales du même genre ,
du genre doux et simple , bien moins sentie chez les Païens
qu'elle ne l'est chez les Chrétiens. Les moeurs cruelles du
paganisme , et les lois souvent plus cruelles que les moeurs ,
n'avoient pas et n'ont pas même encore pour l'enfance le
respect dont le Christianisme entoure cet âge sans défense ,
en le marquant d'un sceau divin qui rend précieux à la so-
BIBL. UNIV,
GENT
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
ciété cet être foible et souffrant , inutile ou même importun
à la politique.
L'effet du groupe que j'ai cité pour exemple n'eût plus
été le même , si le sculpteur , au lieu de l'enfant naissant ,
eût donné à Hercule , pour compagnon , un enfant déjà
grand ou un adolescent; parce qu'il n'y auroit pas eu le
même contraste entre des extrêmes , ni par conséquent les
mêmes idées de beauté qui en résultent. On peut même dire
que l'artiste a donné , sansypenser, dans cette composition ,
l'emblême le plus parfait de la société , quinn''est autre chose
qu'Hercule caressant un enfant; c'est-à-dire , la force qui
relève , qui soutient , qui réchauffe la foiblesse. Et nous
voyons aussi , dans une plus haute doctrine , la toute-puissance
qui laisse approcher d'elle la foiblesse des petits; et la
raison souveraine qui daigne accueillir la simplicité de
l'enfance.
L'enfance a ses périodes , et la raison ses degrés et ses divers
usages. De là , d'autres extrêmes et d'autres beautés.
Joas , dans la tragédie d'Athalie , n'est plus tout-à-fait un
enfant; et son intelligence a commencé à se développer. Mais
s'il n'est plus dans toute l'innocence de l'âge , il est encore
dans toute l'innocence de la raison : élevé à l'ombre du sanetuaire
, loin de tous les yeux et de tout commerce avec des
profanes , il ignore le monde; il s'ignore lui-même, et n'a
d'autres idées que celles que la religion peut inspirer. Ilne
connoît d'autre pays que le temple , d'autres hommes que
des ministres des autels , d'autre occupation que celle de
chanter les louanges du Seigneur et de servir àason culte,
n'a vu d'autres événemens que des cérémonies.
et
Cepersonnage ainsi conçu , cet enfant roi , et qui , dans le
secret de sa haute naissance , cache , à son insu , tant d'alarmes
et de dangers ; cet enfant si innocent , si pur , si simple dans.
la connoissance des hommes et des choses , le poète l'oppose
à ce qu'il y a, sans exception , de plus profondément habile
et de plus décidément pervers dans la nature humaine : à
une femme vieille , ambitieuse , impie, sanguinaire , en qui
les années et les forfaits ont étouffé tous les sentimens qui
peuvent disposer le coeur à la pitié, et dont la pénétration
naturelle àson sexe a été exercée par les soins virils d'un long
règne , et l'habitude d'une vie agitée sur un trone chancelant
etdisputé.
C'est cette opposition entre des extrêmes si marqués , et
tous deux d'un beau moral ou poétique parfait, chacun dans
son genre , qui fait , si je ne me trompe , un des grands
mérites de ce drame inimitable, la plus belle production
JANVIER 1807 . 19
dont l'esprit humain puisse s'enorgueillir ; et qui suppose
de si grands progrès dans l'esprit d'une société , que le peuple
à qui elle appartient doit être le plus avancé , et par conséquent
peut être le plus fort de tous les peuples.
Et remarquez que le poète , défiant les difficultés , ose
présenter le contraste dans toute sa force , et les deux extrêmes
à la fois , et faire paroître , dans une lutte inégale ,
la force et la foiblesse , la pénétration et la naïveté , la profondeur
et l'ingénuité , en mettant Joas seul aux prises avec
Athalie , dans la sublime scène de l'interrogatoire. Le spectateur
lit tous les soupçons d'Athalie, tous les périls de Joas ,
dans ces mots si simples et si terribles :
« Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?
>> C'est à lui de parler....
» Non; revenez ....
» J'entends .... Adieu , je suis contente ;
>> J'ai voulu voir , j'.i vu. »
Et une foule d'autres qui font frémir sur la pénétration de
la reine et sur le secret de l'enfant .
Il est inutile d'ajouter qu'on ne trouve nulle part un autre
exemple d'un contraste aussi frappant , pas même dans Ja
Mérope de Voltaire : car Egiste a déja toute la raison et
toute l'expérience d'un homme , et Polifonte n'a pas la sagacité
, et, si j'ose le dire, l'instinct d'une femme.
On retrouve encore, dans le Bajazet de Racine cette
opposition entre des extrêmes, et le beau moral dans l'un et
l'autre à la fois.
Ce n'est pas ici l'ingénuité d'un enfant , mais la candeur
d'un jeune homme dont une vie solitaire et surveillée a
disposé le coeur à s'ouvrir aux illusions de l'amour et aux
itlusions de l'espérance. Un jeune prince , sans expérience de
la vie, sans connoissance des hommes, sans prévoyance de
l'avenir, ne voit pour lui d'autres intérêts que ceux de son
amour; et dans cette première franchise de sentimens que
le commerce des hommes et l'habitude des affaires n'ont pas
altérée , il regarde comme une lâcheté toute dissimulation ,
et le silence même comme une fausseté.
C'est ce caractère d'une beauté si vraie et si aimable , que
Racinemet en contraste avec la politique ferme et tranchante
d'un vieillard blanchi dans les sanglantes révolutions et les
périlleux honneurs d'une cour orageuse , qui a conservé toute
la cruauté de l'état barbare , et n'a pris de l'état civilisé que
l'intrigue; endurci , par lafatigue et les ans contre toutes
les foiblesses, et que la raison d'Etat rend inaccessible à
tous les scrupules , et même à tous les remords. Lamême
Ba
VIAS F
DEP
?DE
I
20 MERCURE DE FRANCE ,
opposition se trouve encore entre l'ardente et ambitieuse
Roxane et la sensible et tremblante Atalide : caractères tous
deux d'une grande beauté et d'une vérité parfaite. Et tel est
l'art du poète , que la profonde habileté du visir et les volontés
furieuses de la sultane , unis ensemble de vues et d'intérêts
, et disposant de toute l'autorité , échouent contre les
imprudences des deux jeunes amans.
Je saisque la pièce de Bajazet n'est placée qu'au second rang
des chefs-d'oeuvre de Racine. Je respecte ce jugement; mais
je me permettrai d'observer que trop souvent les critiques
même les plus célèbres , plus versés dans la connoissance des
règles positives que dans l'étude du coeur humain , s'arrêtent
au matériel de l'art , plutôt qu'aux grands effets des combinaisons
morales , sans lesquelles un drame, même sans faute ,
peutn'être qu'une tragédie sans intérêt..
Un ouvrage d'un genre différent , le roman de Clarisse ,
nous fournit un autre exemple d'une forte opposition entre
des extrêmes dans deux caractères d'une véritable beauté poétique
, au moins dans le goût anglais. L'auteur met en scène
une jeune personne dans toute la candeur , j'oserois presque
dire dans toute l'innocence d'un premier sentiment , et même
d'une première imprudence ; soumise à l'irrésistible ascendant
d'un séducteur consommé , scélérat par calcul , qui
combine les moyens de se satisfaire avec toute la force de
P'esprit , et les exécute avec toute la force du caractère.
L'auteur est allé plus loin ; et abusant du privilége des
Anglais , d'outrer toutes les situations et de porter le pathétique
jusqu'à l'horrible , il a osé placer la vertueuse Clarisse
, qui ne soupçonne pas le crime, dans un lieu infame où
elle est exposée aux séductions les plus dangereuses , et à la
veille des dernières violences. Là même , elle triomphe par
le seul respect qu'inspire la pudeur , de toute l'adresse , et
même de toute l'audace de son séducteur; et il n'en retire
d'autre fruit que de rendre sa victime malheureuse sans la
rendre coupable. Heureusement que par égard pour la morale
publique , l'auteur a puni le monstre en le faisant périr d'une
mort tragique. Mais il auroit dû , peut-être , pour conserver
quelque proportion entre le crime et la peine , le montrer
expirant à la potence ; et le goût anglais n'eût pas trop réprouvé
ce genrree de dénouement.
La tragédie d'Atrée présente un beau contraste entre deux
extrêmes d'un autre genre , dans la scène de la reconnoissance
des deux frères, opposés l'un à l'autre par les deux situations
de la puissance souveraine et de la plus déplorable misère ,
plus opposés encore par une haine furieuse et réciproque , qui
٤٤
JANVIER 1807 . 21
apressenti son ennemi avant de l'avoir vu , et le devine avant
de le reconnoître.
Dans Mérope , on trouve le contraste de la grandeur et de
l'obscurité dans la belle scène où Egiste , inconnu à tout le
monde , et qui ne se connoît pas encore lui-même , comparoît
devant la reine ; et où la grandeur se montre avec tant
de bonte , et l'obscurité de la condition privée avec tant de
noblesse et de modestie. Ce constraste est d'autant plus heureux
, qu'il ne se présente que bien rarement dans la tragédie
et qu'il ne sauroit y être prolongé.
Si de l'homme nous passons à la société , nous retrouvons
encore le beau moral dans les extrêmes opposés de la vie
sociale.
La royauté, image la plus parfaite de la Divinité , avec tous
ses attributs de force , de sagesse , de justice , de prévoyance ,
est une beauté morale , et la première de toutes dans les idées
sociales; et elle communique cette beauté , quoique dans un
degré inférieur , aux personnes de la société qui participent
au pouvoir ou plutôt à ses fonctions. Cette beauté morale a
été connue ou plutôt sentie des peuples les plus barbares ,
quibus, dit Cicéron pro teg. Manil., regale nomen, magnum et
sanctum essevidetur. Elle est l'objet de la vénération des nations
lesplusavancées; et elle n'a été méconnue que par des peuples
adolescens , à l'âge moyen de la vie sociale, des peuples qui
n'étoient plus barbares , et qui n'étoient point encore civilisés ;
et qui , ayant retenu toutes les passions du premier état sans
avoir les lumières du dernier , crurent n'avoir point de
maître lorsqu'ils plioient sous une multitude de tyrans , et
prirent la turbulence des factions pour la liberté de l'Etat.
Ainsi , dans l'état présent de la société , la royauté chère
<<au peuple et aux habiles qui , pour l'ordinaire , dit Pascal ,
>> composent le train du monde, n'a été un objet de haine
>> que pour ceux d entre deux qui font les entendus , troublent
>> le monde , et jugent de tout plus mal que les autres. >>
Ainsi , dans le cours ordinaire de la vie , l'enfant obéit à
des maîtres , et l'homme fait avoue la nécessité de la dépendance;
et ce n'est que dans l'âge intermédiaire , l'âge des passions
et des plaisirs, que le jeune homme aspire à secouer un
joug importun , pour pouvoir , tandem custode remoto
comme dit Horace , se livrer à toute l'effervescence de son
caractère , et à toute la licence de ses goûts.
,
Mais la condition extrême de la société, et le dernier anneau
de cette chaîne qui lie les hommes les uns aux autres ;
l'état de l'homme champêtre chez un peuple pasteur , libre
comme l'airqu'il respire , àl'abri des événemens par son obs-
3
32 MERCURE DE FRANCE ,
curité , et des coups du sort par sa pauvreté; qui , n'étant
arrêté par aucun des liens qui enchaînent l'homme civilisé ,
pas même par ceux de l'habitation et de la propriété , n'a ,
pour changer de domicile , qu'à lever sa tente , et suivre ses
troupeaux; cet état primitif a aussi sabeauté morale; et c'est
uniquement cette beauté qui fait le mérite et l'intérêt du
poëme pastoral , véritable épopée de l'homme champêtre. Je
vois dans le roi toute l'indépendance du pouvoir ; dans
l'homme pasteur, tout le pouvoir et tout le charme de l'indépendance
; celui-là gouverne les autres , celui-ci n'obéit
qu'à lui-même : et les plus anciennes histoires , en nous transmettant
le souvenir des rois-pasteurs qui ont régné chez le
peuple le premier police , semblent appeler l'attention sur ce
rapprochement naturel entre ces deux situations extrêmes de
l'état social.
L
Et remarquez que la poésie peut prendre également pour
sujet de ses chants , les héros et les bergers dans le poëme
héroïque et pastoral ; mais qu'elle ne peut descendre avec intérêt
et succès jusqu'aux occupations intermédiaires de comptoir
, de bureau , d'atelier ; parce que les deux premiers états ,
l'état public et l'état domestique ou champêtre, sont la condition
primitive , naturelle , nécessaire de l'homme et de la
société , et ont par conséquent une véritable beauté morale,
qu'on chercheroit en vain dans ces conditions factices si multipliées
dans nos sociétés modernes.
Ily a encore un contraste intéressant , et une grande beauté
dans les deux extrêmes de la société elle-même : la société
eivilisée et la société sauvage. L'une avec la perfection de ses
lois, la politesse de ses moeurs , le progrès de ses arts, le développement
de toutes les forces de l'intelligence humaine ;
l'autre avec ses lois , encore dans leur enfance , ou
plutôt ses coutumes et ses traditions , ses moeurs simples et
hospitalières , l'énergie native de ses sentimens qui n'a pas
encore plié sous le joug des institutions ; ces premiers mouvemens
de passions fortes et souvent généreuses , que n'a
point encore modérées la science des convenances et des
égards; ce mépris d'une vie que les jouissances n'ont pas
amollie. Ce contraste est une des plus grandes beautés de la
tragédie d'Alzire : conception peut-être la plus originale de
son auteur, et même la plus dramatique , sans en excepter
celles qui ont fait répandre le plus de larmes , ou qui annoncent
le plus d'intentionsphilosophiques.
C'est dans ces mêmes idées que la peinture oppose avec
grace, dans ses tableaux, à un palais somptueux, une cabane
simple et rustique, plutôt qu'une maison élégante et ornée;
JANVIER 1807.
23
etqu'au milieude tous les embellissemens que le luxe des arts
prodigue dans les vastes enclos de l'homme opulent , il faut
aujourd'hui , de toute nécessité, qu'il se trouve une chaumière.
Ainsi , soit que le beau moral se trouve dans des extrêmes
séparés , soit qu'il naisse de leur rapprochement, c'est toujoursdans
leplus grand ou dans le plus simple, dans le plus
fort ou dans le plus foible qu'il faut le chercher ; et ce qui
n'est que médiocre ou moyen dans la raison, dans la force,
dans le caractère , dans la condition ; ce qui n'est ni fort , ni
foible , ni grand , ni petit , ni vertueux , ni vicieux , ne peut
entrer comme beau moratdans les nobles conceptiors des arts.
Voilà , je crois, pourquoi les personnages vils , comme ceux
de Félix dans Polyeucie , ou de Maxime dans Cinna , qui
n'ont ni vertus , ni vices, ne peuvent que bien difficilement
concourir à l'action de la tragédie , parce qu'ils ne sauroient
servir à la fin morale de l'art dramatique, ni comme modèles
des vertus que la société doit honorer, ni comme exemples
des vices qu'elle doit punir. 2
C'est une chose remarquable , que ce qui est l'objet des
voeux les plus empressésde tous les hommes, etde leurs efforts
lesplus constans, la richesse , la santé , le plaisir, la vie même ,
que la plupart des hommes estiment plus que l'intelligence ,
plus que la raison , souvent même plus que la vertu , nonseulement
ne puisse entrer dans les idées du beau , qui est
l'essence de l'objet de la haute poésie ; mais même qu'il ne
trouve place dans la comédie sérieuse que comme matièrede
ridicule. On ne peut parler de richesse dans unetragédie tout
au plus que comme d'un apanage du pouvoir suprême.
L'amourde la vie y seroit d'une bassesse insupportable. Le
terme de plaisiryest ignoble comme synonyme de jouissance,
etd'une fadeur extrême. Le rire , expression de la joie , en
est sévèrement banni , et elle n'admet , encore avec réserve ,
que le sourire amer de la haine et de la vengeance. Dans la
haute comédie , la richesse ne peut se montrer qu'accompagnée
de la bienfaisance , qui est alors le beau moral. Toute
seule, la richesse est plutôt un objet de ridicule, et ne sert
qu'a mettre en scène des personnages de Turcaret. L'amour
de la viey est aussi déplacé que dans la tragédie ; et ce sentiment
si naturel à l'homme , ne se trouve que dans la bouche
des valets et des bouffons. Le mot de plaisir ne peut y être
employé que dans unsens tout-à-fait moral , et comme synonyme
de bonheur ; et le bonheur même y est froid et sans
intérêt. Trop fidelle image de la vie et de la société ! Dans
toute représentation dramatique du genre élevé , ou seulement
1
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
sérieux , il faut des passions avec leur cortège ordinaire de
douleurs , de malheurs , de larmes , et quelquefois de sang.
Et ne faut-il pas des obstacles et des traverses même dans les
farces destinées à l'amusement de la populace ? « La tragédie
>>> dit Aristote , se termine au malheur ; la comédie au bon-
>> heur. » Mais même dans la comédie, quand les personnages
sont au bout de leurs peines , quand ils sont heureux ,
la toile tombe , la pièce est finie , et le poète n'a plus rien à
apprendre au spectateur qui soit digne de l'intéresser ; et telle
est, si l'on me permet des expressions surannées , l'orgueilleuse
aristocratie du coeur humain que sur nos théâtres ou le poète
puise dans nos sentimens intimes, ses idées les plus vraies et
ses ressorts les plus puissans , le malheur seul est noble , le
bonheur estfamilier et sans dignité. Des représentations dramatiques
où tout le monde seroit heureux et d'accord , où tous
les rois seroient justes , tous les sujets fidèles , tous les pères
raisonnables , tous les enfans dociles , tous les valets honnêtes ,
ne présenteroient sur la scène qu'une galerie de portraits
muets et sans action, et un spectacle dénué d'intérêt , parce
qu'il seroit vide de leçons et de morale. Rien ne nous émeut
plus fortement que le spectacle de la grandeur aux prises avec
I'infortune , de l'héroïsme en butte à la persécution , du génie
luttant contre la pauvreté ; et nous retrouvons , dans ces
extrêmes , le beau , ou plutôt le sublime des situations. On
diroit même que le génie , cet extrême de l'esprit humain ,
ne nous paroît à sa place que dans les extrêmes de la grandeur
ou de l'infortune. La postérité a tenu compie à Homère
de ses malheurs , et au grand Corneille de son indigence ; et
il est permis de douter que les cent mille livres de rentes
qui ont servi si puissamment M. de Voltaire auprès de ses
contemporains , lui soient d'une grande recommandation aux
yeux de ses descendans. Rien n'entraîne davantage notre conviction
comme de voir les apôtres d'une doctrine nouvelle
en devenir les martyrs ; et nous admirons leur courage , plus
encore que nous ne plaignons leur sort. « Je crois, disoit Pascal ,
>> des témoins qui se font égorger. » Et tous ces propagateurs
anonymes , pseudonymes d'opinions morales ou philosophiques
, si hardis contre des mandemens , et si alarmés des
requisitoires , ne nous paroissent que des charlatans. Faut-il
le dire ? La mort elle-même , cet extrême de tout, oui , la
mort , est le premier acteur, et le plus nécessaire de toutes
ces réprésentations où nous allons chercher le plaisir. Les
personnages ne parlent que de la braver pour leurs devoirs ,
ou de la souffrir pour leurs passions. La mort termine toutes
les tragédies; elle est dans la bouche de toutes les amoureuses
JANVIER 1807. 25
de comédie ; et , jusqu'à l'Opéra , la bergère chante le serment
de mourir plutôt que de renoncer à son berger. Les
anciens eux-mêmes invitoient la mort à leurs propos joyeux
d'amour ou de table. Leurs chansons les plus voluptueuses
présentent souvent quelque trait sur la briéveté de la vie:
comme s'ils cherchoient un contraste au plaisir , pour le
rendre plus piquant , et qu'ils ne pussent goûter la douceur
devivre qu'ense rappelant la nécessité de mourir.
Je le demande à ceux qui disent que toutes nos idées
viennent de nos sens , et à ceux qui suivant ce principe jusque
dans ses dernières et ses plus dangereuses conséquences , veulent
que notre ame elle-même avec toutes ses facultés ne soit
que le rapport et l'ensemble desfonctions organiques. Qu'ils
nous expliquent , s'ils peuvent , cette prodigieuse contradiction
entre nos sens et notre raison; nos sens qui abhorrent ,
qui repoussent de toute leur puissance toute idée de souffrance
et de destruction ; et notre raison qui trouve ses plaisirs
les plus nobles et les plus délicieux dans les représentations du
malheur , des privations , des sacrifices , de la mort même , et
qui ne pourroit souffrir le spectacle d'un bonheur sans traverses
, d'une action sans combat, d'un triomphe sans péril.
S'il n'y a dans l'homme que des sens et des organes ; si
ce qu'il appelle son ame , son intelligence , sa raison , n'est
autre chose que sensations et fonctions organiques , à quel
sens , à quel organe faut-il rapporter ces idées , ces sentimens
dont l'application réelle à nos organes , trouble toutes
leurs fonctions , et bouleverse tous nos sens par la sensation ,
ou même par la seule appréhension de la douleur , à moins
qu'une raison supérieure ne raffermisse l'ame contre leur révolte?
Nos sens , je le veux, nous rapportent l'idée de mort ,
et l'idée de volonté , comme ils nous rapportent celle de
cercle et celle de quarré. Mais qu'on subtilise tant qu'on
voudra , que l'on s'enveloppe , de peur d'être entendu et de
s'entendre soi-même , dans le jargon scientifique de l'anatomie
et de la physiologie, si notre ame n'est pas distincte de nos sens
et de nos organes , il me paroît aussi impossible , et je le dis
dans toute la rigueur métaphysique, que notre faculté pensante
puisse composer des deux idées de mort et de volonté ,
celle demort volontaire ou de sacrifice , qu'il lui est impossible
de composer des deux idées de quarré et de cercle celle
de quarré rond ou de cercle quarré. L'alliance de mort et
de volonté seroit incompatible avec notre nature ; comme
celle de cercle et de quarré est contradictoire à notre raison ;
etjamais l'homme ne pourroit , pas plus que l'animal , faire
lesacrifice de sa vie, parce que jamais ilnepourroitmême le
penser.
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
:
Dira-t-on que ce sont des idées factices qui nous viennent
de la société ? D'abord , voilà des idées qui viennent d'ailleurs
que des sens; mais ces mêmes idées si opposées à nos
sens, si analogues à notre raison ; ces idées qu'on suppose ne
venir que de la société , nous les retrouvons dans l'âge et les
conditions où l'homme plus asservi à ses sens , obéit le moins
à la raison , et ressent le moins l'influence de la société ; nous
les retrouvons même chez les peuples enfans , les plus éloignés
de la civilisation et de toutes les idées qu'elle produit. Quel'on
essaie d'intéresser des enfans avec des récits , et l'on verra que
ce sont ceux de dangers , de combats , de malheurs qui plaisent
le plus à leur imagination encore novice , qui excitent
le plus vivement leur attention et leur curiosité , et souvent
au point de faire frissonner tous leurs sens et de troubler jusqu'à
leur sommeil. Les chants naïfs des villageoises ne sont
presque tous que de lamentables complaintes sur des amours
malheureux et des événemens tragiques; et même le bas peuple
accoutumé à se laisser aller sans réflexion et sans bienséance
aux goûts naturels à l'homme , court aux exécutions , comme
nous allons à une tragédie , et avec bien plus d'empressement
qu'il n'iroit assister au spectacle d'une distribution de bienfaisance.
Qu'on observe , chez le sauvage lié au poteau fatal
et prêt à être dévoré par les vainqueurs , cet appétit , si j'ose
le dire, des plus extrêmes souffrances , ce mépris de la mort
poussé jusqu'à la frénésie et à l'insensibilité : sentimens exagérés
sans doute , mais dans lesquels un profond philosophe
, ( 1 ) a vu la preuve de la haute dignité de l'homme ,
et même une grande leçon pour la société. Je vais même
plus loin : et je ne crains pas d'assurer que si ces peuples parvenoient
jamais à la civilisation , tout dans leurs institutions
s'agrandiroit en se réglant : leurs caciques deviendroient des
rois; leurs guerriers , des nobles; leurs chansons de guerre ,
des poëmes héroïques ; et si leur littérature , car ils en auroient
une, pouvoit être purement indigène , et ne pas éprouver
l'influence d'aucune imitation étrangère, elle présenteroit le
même fonds d'idées et de sentimens que nous avons observés
chez les peuples civilisés. La douleur, le malheur, les sacrifices
, la mort , y joueroient également les premiers rôles :
preuveque ces sentimens et ces idées sont dans la nature de
Î'homme, mais dans une nature autre que celle de ses sens
et de ses organes , et que toute cette doctrine de chair et de
sang qui , des amphithéâtres d'anatomie , menace de passer
dans les écoles de philosophie , est en contradiction avec
(1) Leibnitz.
7 JANVIER 1807 . 27
P'homme et avec la société, et qu'elle seroit pour les lumières
et la civilisation de l'Europe une nouvelle invasion des Barbares,
dont les conséquences sur les arts et la morale seroient
plus funestes que ne le furent dans les siècles reculés les ravages
des Ostrogoths et des Vandales. ( 1)
Cette digression nous a conduits naturellement à des considérations
d'un ordre plus élevé. Sans doute, nous ne présenterions
pas à des enfans un rapprochement entre la religion
et les arts , dont ils ne pourroient comprendre le but; mais
nous le proposerons avec confiance àdes hommes faits , qui
peuvent abuser de tout , mais qui ne doivent rien ignorer :
et si l'homme moral est le sujet des plus nobles productions
des arts , si la morale en est l'objet , il est évident qu'il existe
des points de contact entre les arts et la religion , dont l'objet
aussi est de former l'homme moral , et qui est la base , la
règle et la sanction de lamorale.
C'est ce qu'a fait sentir , avant moi , et mieux que moi ,
l'illustre auteur du Génie du Christianisme ; et je ne me
permets de rappeler ici cette vérité que pour en déduire des
conséquences plus générales et plus directes.
Nous avons donc vu que le beau moral se trouve dans des
extrêmes en opposition ou en harmonie , et que , dans ce
genre, il n'y avoit pas de beauté plus pénétrante , si j'ose le
dire , que celle qui résulte du contraste, dans le même sujet,
de la grandeur etdu malheur; j'entends du malheur qui n'est
pas châtiment , ou résultat nécessaire d'un crime ou d'une
(1) Il y a sur la morale générale , comme sur la physique générale,
deux systèmes : l'un , le système des yeux et des apparences; l'autre, le
système de la raison et de la vérité. Ce sont, en physique , les systèmes
dePtolémée et de Copernic. Les partisans du premier croyoient, sur la
foi de leurs sens , la terre immobile , et le soleil dans un mouvement continuel.
Les Coperniciens , rejetant le témoignage des sens , et même l'opinion
universelledu genre humain , manifestée par le langage nsuel , croient
le soleil immobile et la terre en mouvement. De même, dans la morale ,
ceux-là, d'après les apparences et le rapport de leurs sens , croient que
lesyeux voient , que la langue parle , que le cerveau pense, ou même qué
tout pense dans nos organes , jusqu'à l'estomac . Ceux- ci , s'élevant audessus
des sens , croient qu'il existe en nous un principe immatériel , mais
réel, qui se rend sensible par les actions qu'il commande et qu'il dirige,
qui voit par les yeux, parle par l'organe de la voix, et pense par l'organe
du cerveau. Il est assez singulier que la Foi, indépendante des sens,
argumentum non apparentium, ait passéde la religion dans la physique;
et cependant elle n'y est pas tout-à-fait sans mérite : car, quelque satisfaisante
que soit l'hypothèse de Copernic , et avec quelque Lonheur qu'elle
rende raison de tous les phénomènes célestes, la raison entre peut-être
plus naturellement dans llee système del'existence de l'ame , quel'imagi
nation dans celui de laprodigieusevitesse du mouvement continuelde la
planètequenous habitons , et qui nous paroît dans un si parfait repos.
28 MERCURE DE FRANCE ,
foiblesse; parce que cette alliance satisfait à la fois l'esprit
et le coeur , et que l'ame éprouve en même temps le respect
qui suit la grandeur , et la compassion qui s'attache à l'infor
tune. Ce genre de beauté est éminemment propre à la haute
poésie , et on la retrouve plus ou moins dans toutes les
tragédies.
Cette espèce de beau moral est d'un ordre encore plus
élevé , si le malheur , loin d'être la peine du crime , est le
prix de la vertu et le salaire du devoir. C'est de cet ordre
qu'est le beau rôle de Lusignan , affoibli par l'âge , vaincu ,
déchu du trône , expirant dans les fers , et , dans cette dernière
extrémité des misères humaines et des misères royales ,
supérieur en dignité morale à Orosmane, que tout l'éclat de
la jeunesse , du pouvoir et de la victoire, ne peut défendre
des plus affreux tourmens , et même des plus grands crimes
que les passions puissent produire dans un coeur qu'elles
tyrannisent.
Enfin le beau moral est au plus haut degré qu'il puisse
atteindre chez les hommes , si le malheur est non-seulement
le prix de la vertu , mais s'il est un sacrifice ; je veux dire ,
un dévouement volontaire aux privations , aux douleurs , à
l'injustice , à la mort , pour une cause juste et de grands
motifs d'utilité publique ou de charité particulière. La raison
de cette beauté est qu'en même temps que la bienfaisance élève
P'homme jusqu'à la plus noble fonction du pouvoir , l'injustice
et l'ingratitude des hommes le laissent à leur égard dans
une entière indépendance : pouvoir sur les hommes , et la
dépendance des hommes , qui sont les attributs essentiels de
la royauté , et même de la divinité. Il faut remarquer que le
beau qui naît de la grandeur et de tout ce qui s'y rapporte ,
c'est-à-dire , de la grandeur en puissance , en force, en génie ,
ensagesse , en science , en gloire, étoit connu des anciens, et
même à-peu-près le seul connu. Les sens, qui ont régné dans
l'univers , comme ils règnent encore dans l'homme avant la
raison, ne communiquent à l'ame qu'une impression trop
vive de la beauté de ces qualités; et c'est ce qui nous porte
à les desirer avec une ardeur trop souvent funeste à la société.
Mais ce que les hommes ignoroient et ce que le Christianisme
est venu leur apprendre , c'est que l'extrême opposé de la
grandeur, c'est-à-dire , le malheur, et tout ce qui peut s'y
rapporter de foiblesse, d'infirmité , de pauvreté , d'abandon,
depersécution, de sacrifices , offre aussi des beautés morales ,
et même d'un genre plus touchant , plus doux , et par-là
même peut-être plus pénétrant et plus fort : en sorte que ,
dans ce passagede l'Apôtre, en laissant à part le sens historique
JANVIER 1807 . 29
qui se rapporte à la première prédication de l'Evangile , il y
aun sens profondément philosophique sous ces paroles énoncées
d'une manière neutre ou générale , et qui comprend
également les hommes et les choses : Infirma mundi elegit
Deus , ut confundat fortia. « Dieu a choisi ce qu'il y avoit
>> de foible selon le monde , pour triompher de ce qu'il y
> avoit de fort. » Je m'arrête ici ; et , en me rappelant tout
ce qui a précédé , je ne peux m'empêcher d'être frappé de
la conformité que j'aperçois entre la morale des plus nobles
arts de la pensée , et la morale de la religion chrétienne ; et
je m'étonne de notre inconséquence.
Nous reprochons au Christianisme , comme une barbarie ,
l'austérité de sa doctrine sur les privations , les sacrifices ,
le malheur , les souffrances , la mort ; et cette même morale ,
nous la demandons aux arts , comme la source de nos jouissances
les plus pures et les plus sensibles. Nous ne voulons
pas que l'Evangile dise : « Heureux ceux qui pleurent ! >> Et
nous disons nous - mêmes des chefs - d'oeuvre de nos arts :
<<Heureux ceux qui font pleurer ! >> La simplicité dans la
grandeur , la modestie dans la victoire , la pauvreté d'esprit
ou le désintéressement dans l'opulence , la fermeté dans le
malheur , l'innocence de l'enfance , la naïveté de la pudeur ,
la candeur de la jeunesse , la tendresse de l'amour conjugal ,
le remords même du crime , constituent l'homme de la
religion : et ces mêmes qualités , nous aimons à les retrouver
dans l'homme tel que les arts nous le présentent ; et la seule
fiction de la vertu enchante l'homme même le moins vertueux.
Eh quoi ! le Christianisme ne seroit-il que la réalisation
et l'application usuelle , si j'ose le dire , à la conduite
ordinaire de la vie , de ce beau moral qui nous ravit , qui
nous enflamme dans des fictions ? Et la religion ne feroit-elle
que prescrire comme une vertu commune et indispensable ,
ceque nous admirons comme un héroïsme dans les représentations
des arts ? Les beatitudes de l'Evangile , où le
législateur suprême proclame heureuses la vertu , l'innocence ,
labontédu coeur,, la simplicité de l'esprit , le désintéressement
, sur-tout la persécution pour la justice , seroient-elles
ces mêmes beautés morales qui obtiennent sur nos théâtres
de si vifs applaudissemens , et qui font couler de nos yeux
des larmes d'admiration et d'attendrissement ? Nous faudroit-
il , comme à des enfans , frotter de miel les bords du
vase , pour nous faire goûter cette morale salutaire ? Et des
hommes raisonnables ne pourroient - ils la reconnoître que
dans les vaines joies d'un spectacle enchanteur , et sous la
pompe orgueilleuse d'un langage apprêté ? N'en doutons
30 MERCURE DE FRANCE,
pas: c'est à la perfectionde la morale chrétienne que nos
arts doivent la perfection de leurs chefs -d'oeuvre ; et le
poète qui décrioit la religion , en même temps qu'il nous
faisoit admirer le courage de la foi dans Lusignan et la
docilité de l'esprit dans Zaïre , les vertus chrétiennes de Gusman
etles remords d'Alvarez , étoit un enfant qui outrageoit
sa mère. C'est même cette conformité secrète entre la morale
sévère de l'art dramatique et la morale austère du Christianisme
, qui fait que nos plus belles tragédies sont celles dont
le sujet ou les principaux ressorts sont pris dans la religion
chrétienne.
Mais si le malheur souffert volontairement pour la vertu ,
le malheur joint à la grandeur , produit , par le contraste de
ces deux extrêmes opposés, le plus haut degré du beau mora'
, de ce beau dont la représentation , même sans réalité ,
élève nos coeurs et satisfait notre raison ; le plus extréme
malheur qu'il soit donné à l'homme de souffrir , joint à une
innocence, à une bienfaisance et à une grandeur infinie,
seroit donc le beau moral dans un degré infini , et qui passeroit
de bien loin tout ce que notre esprit peut-concevoir
de beauté morale : et s'il existoit une doctrine qui personnifiát
ce beau moral , je veux dire , qui le montrât présent
et réel dansune personne, cette doctrine offriroit aux hommes
le type même du beau moral absolu , ou du ton , comme un
modèle dont ils devroient approcher , mais qu'ils ne pourroient
égaler ; qu'ils pourroient peut-être imiter d'une manière
imparfaite, mais qu'ils ne sauroient embellir.
Cette vérité forte et sévère , scandale pour les hommes
voluptueux , et folie pour les esprits légers et superficiels ,
a été entrevue par le plus sage des Grecs, et celui de leurs
philosophes qui s'est élevé aux idées les plus justes du beau
et du bon. Elle a été mieux développée par un de nos
meilleurs esprits , et sous l'influence d'une meilleure école :
«Celui-là , dit La Bruyère , est bon ( ici synonyme de beau ),
» qui fait du bien aux autres ; s'il souffre pour le bien qu'il
>> fait, il est très-bon ; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce
>> bien , il a une si grande bonté qu'elle ne peut être aug-
>> mentée que dans le cas où ses souffrances viendroient à
>> croître; et s'il en meurt , sa vertu ne sauroit aller plus loin :
>>elle est héroïque , elle est parfaite. » La Bruyère ne considère
dans ce passage que la vertu réunie au malheur. Ily faut
joindre la grandeur qui rend le malheur plus volontaire à la
fois et plus sensible , la vertu plus éclatante , et la bienfaisance
plus générale. J'en ai dit asssez pour faire comprendre que
des considérations présentées auxesprits les moins exercés sous
JANVIER 1807 . 31
des rapports mieux appropriés à leur foiblesse , peuvent être
offertes aux esprits les plus éclairés sous des rapports plus
étendus , et qui conviennent à leur force et à leurs lumières.
Ces considérations sont même , sans qu'elle s'en doute, trèsprès
de notre raison , et même de nos idées et de nos sentimens
les plus habituels ; et l'on en conviendroit sans peine si elles
n'étoient qu'une théorie sans application ou des hypothèses
sans réalité. J'ajouterai seulement que lorsque les savans se
donnent tant de peine pour mettre leurs connoissances à la
portée des enfans , il me paroîtroit bien utile un ouvrage
qui mettroit la doctrine des simples à la portée des savans.
DE BONALD.
Coup d'OEil sur quelques Ouvrages nouveaux.
Je ne doute pas qu'avec le temps on ne vienne à bout de
mettre toute la morale en apologues , et qu'on n'en forme
un corps de doctrine, dont toutes les parties seront liées par
quelques rapports de convenance. Le plus difficile ne sera
pas de trouver le sujet des leçons à donner , ni d'inventer les
fables dans lesquelles on voudra les faire entrer : il n'y a
guère de préceptes sur lesquels les poètes ne se soient exercés.
Le travail véritablement pénible a toujours été et sera toujours
de donner au style des fables une couleur aussi aimable
que celle dontnotre La Fontaine a donné l'inimitable exemple.
Peut-être seroit - il possible de se distinguer enne l'imitant
point ; mais jusqu'ici l'expérience n'a pas été favorable à ceux
qui ont tenté des routes nouvelles. Les conteurs originaux
sont rares ; et les imitateurs, quelqu'agréables qu'ils puissent
être, paroissent bien froids et bien compassés à côté d'un
maître aussi simple , aussi naturel , aussi charmant que La
Fontaine. Pour exécuter ce que nous ne faisons qu'indiquer
ici , ce n'est pas même un bon imitateur qu'il faudroit , c'est
un digne rival par la manière de conter, et sur - tout par
Poriginalité du style.
Sans être ni l'un ni l'autre , M. l'abbé Reyre a su produire
encoreun volume de fables , à l'usage des enfans et des adolescens
( 1). Ony remarque avec plaisir le soin tout particulier
qu'il a pris de les mettre à la portée de cet âge , sans les dépouiller
tout-à-fait du charme qui les fait goûter par les
personnes d'un esprit plus mûr, et d'un goût plus difficile.
(1) Le Fabuliste des Enfans et des Adolescens. Un vol. in-12. Prix &
2fr. 50c., et 3 fr. 25 c. par la poste.
AParis , chez Onfroy, lib. , rue Saint-Jacques ; et chez leNormante
32 MERCURE DE FRANCE ;
C'est un livre qu'on peut , en toute sûreté , mettre entre les
mains des enfans , et qu'on doit recommander à leurs parens
et aux instituteurs . La morale la plus douce et laplus pure,
en fait le fonds. Le style , plus précis et plus clair que poétique
, frappe l'esprit plutôt que l'imagination : c'est une
nourriture très-convenable au premier âge. Nous en citerons
une seule fable , qui fera connoître tout à-la-fois le talent
de l'auteur , et l'intention qui l'a dirigé :
Le Jeune Rat.
Un jeune rat , de loin , vit une souricière .
« Ah ! voila donc , dit- il , en la voyant,
» Cette machine meurtrière
>> Dont mon père me parloit tant.
>> Je n'y toucherai pas, je ne suis pas si béte :
>> Je me contenterai seulement de la voir ,
>> Et d'apprendre comme elle est faite :
>> De tout , dit- on, il faut un peu savoir.>>
Vers le piége , à ces mots , le galant s'achemine ;
Il rôde autour , il l'examine .
Il aperçoit dedans le lard ,
Qui d'un fil pendoit avec art .
II trouve qu'il a bonne mine ;
Et, séduit par ses doux attraits :
<< Je voudrois bien , dit-il , le voir d'un peu plus près :
>> Il me faudroit entrer , pour ce , dans la machine ,
» Et , selon mon papa , je ne ferois pas bien.
>> Mais pourquoi done ? Je ne toucherai rien ;
>> Et dès- lors , quel mal puis-je faire ? »
Sur ce propos , il entre doucement ;
Il s'approche du lard , qui , toujours plus charmant ,
L'attire toujours plus : il le fixe , il le flaire ,
Et n'osant pas d'abord tout de bon y toucher,
Il commence pas le lécher;
Mais la tentation étant toujours plus forte ,
Il y porte à la fin la dent :
Il le tire avec force , et comme en le tirant,
De la ratière il fait tomber la porte ,
Le malheureux s'y trouve pris .
Il avoit cependant promis
De ne jamais toucher la machine traîtresse ;
Mais quand on n'a pas soin de fuir l'occasion ,
On oublie hélas ! sa promesse ,
Et l'on succombe enfin à la tentation.
Pour n'y pas succomber, rappelez vous sans cesse
Ceproverbe plein de sagesse :
Loccasion fait le larron.
1
L'estimable auteur de ce nouveau recueil , qui a consacré
tous ses loisirs à l'instruction de la jeunesse , a fait quelques
autres ouvrages , parmi lesquels on trouve le Mentor des
いこEnfans,
JANVIER 1807 . 33
Enfans, qu'il ne faut pas confondre avec le Nouveau Mentor de la Jeunesse ( 1) , qui vient de paroître , et dont l'autem noE LA
SEL
nes'est pas nommé.
DE
J'ai puisé , dit cet auteur, l'Histoire Sainte dans de
>> Catéchisme de l'abbé Fleury ;
La Morale en action , dans un Mentor de la leunesse
» Les Principes de laGrammaire , dans Lhomonde
>> copié mot pour mot;
>>Les Principes de l'Ecriture , dans Léchard ;
>>L'Arithmétique , dans Bezout ;
>> L'Abrégé de l'Histoire de France, dans le Ragois , que
>> j'ai , pour ainsi dire , copié ;
>> L'Abrégé de la Géographie , dans le même, que j'ai copié
> moi pour mot ;
>>Et la Mythologie, dans un abrégé quej'ai copié. »
Si on lui demande de quelle utilité peuvent être tous les
articles copiés et détachés des ouvrages où il les å pris , je ne
sais trop ce que cet auteur répondra ? Mais peut- être s'imagine-
t-il que tout ce qu'il a refusé d'admettre dans son volume ,
est superflu dans ceux dont il a fait des extraits. Que ne se contentoit-
il alors de faire une liste de ses auteurs , et d'indiquer
les pages ou les chapitres que les enfans dévoient lire pour
leur instruction; au lieu d'un gros volume de plus de trois
cents pages , il n'auroit eu que trois ou quatre feuillets à faire
imprimer. Ilya cependantquelque chose de neufdansla manière
dont ce Mentor prétend que les enfans doivent être intruits :
il commence par l'Histoire Sainte , la doctrine chrétienne et
la morale en action ; il passe ensuite à la grammaire , et , supposant
que son élève n'a jamais ouvert un livre , il lui apprend
que l'écriture n'est autre chose qu'une ligne courbe et une ligne
droite , qu'il faut regarder le bec de la plume quand on écrit ,
et que les lettres doivent avoir une certaine mesure en hauteur,
en largeur , et dans l'espace qui les sépare les unes des autres.
Je me garderai bien cependant de blâmer un tel ordre de
matières ; j'aime mieux supposer que l'auteur a mêlé les titres
de ses chapitres , et qu'il les a tirés au hasard ; je suis seulement
fâché qu'il n'en ait pas fait un pour apprendre à lire son
ouvrage. Ceci me rappelle un superbe plan d'éducation
qui avoit été présenté aux autorités administratives sous le
Directoire , et qui m'est tombé sous les yeux il y a quelque
temps; c'étoit une grande feuille qui portoit en titre : Récapitulation
des sujets à traiter pour l'éducation des enfans
(1) Unvol. in-12. Prix : 2 fr . 50 c. , et 3 fr. 50 c. par la poste.
AParis , chez Onfroy , lib . , rue Saint-Jacques ; et chez le Normant.
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
:
confiés à mes soins. Il n'y en avoit pas moins de quarantecinq
, en tête desquels figa roient la Déclaration des Droitset
Ja Constitution de l'an's ; puis la Poésie et la Ponctuation.
Venoient ensuite l'Abrégé des Sciences et Arts , l'Amour de
la Patrie et la Grammuire , la Raison , la Liberté et l'Egalité ,
la Nature et la Vérité , la Géographie et l'Amour Conjugal ,
l'Agriculture et le Bonheur , la Physique , la Philosophieet
les Comptes Etrangers , la Mythologie et le Courage , l'Hydraulique
, la Religion Naturelle et les Fétes Nationales ,
etc. etc. Il ne manquoit à cet intrépide instituteur qu'un peu
moins de connoissances, et un peu plus de sens comimun.
Amoins d'un gros volume , on compose sans gloire .
Telle est la devise des plus chétifs écrivains d'aujourd'hui. Le
sujet d'une élégie devient entre leurs mains celui d'un long
poëme; et d'une simple églogue , ils font un roman qui n'a
pas de fin . Quelques préceptes d'hygiène ou de tempérance
deviennent un ouvrage plus long que les Géorgiques. ( 1 ) Ce
sont des recommandations fort communes , en vers plus communs
, de huit syllabes plus ou moins. Le temps pressoit l'auteur
: « Appelé , dit- il , pour l'emploi de mon ministère à la
>> Grande- Armée , j'ai livré à l'impresssion , et à la háte , un
>> chant qui étoit fait à la place d'un autre qui étoit encore à
>> faire , et que j'ai rimé rapidement avant de partir. >> Il ne
s'est pas souvenu de ce qu'a dit Boileau :
Hatez-vous lentement , quelqu'ordre qui vous presse ,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse. 1
Apollon fut médecin , à la vérité , etiam medicus Apollo ;
mais ce n'est pas une raison pour qu'un médecin soit un
Apollon.
Si l'on vouloit considérer un moment le genre d'occupa -
tions de plusieurs de nos médecins , plus connus que célèbres ,
on pourroit penser que nous n'avons plus de maladies à guérir ,
ou qu'ils méprisent et laissent aux praticiens vulgaires les
pénibles fonctions de leur état. Les maux particuliers ne les
touchent plus ; c'est l'humanité tout entière qu'ils prétendent
guérir. Leur haute philantropie ne peut plus s'abaisser jusqu'au
lit de douleur d'un pauvre fiévreux ; elle ne peut sauver
les hommes qu'en masse. Ce n'est plus le quinquina qu'ils
administrent ; ce sont de bons gros traités d'hygiène en prose
et en vers : trop heureux lorsqu'ils veulent bien encore nous
(1) Hygie, ou l'art de se bien porter, poëme en six chants. Un vol. in- 18
Prix : 1 fr. 25 cent . , et 1 tr. 50 cent. par la poste .
A Paris , chez Allut , lib . , rue de la Harpé , n. 93.
JANVIER 1807 . 35
fecommander la sobrieté ! Il y en a tant qui, par leur doctrine
, et sur-tout par leur exemple , prêchent tout le contraire
de ce qui convient à notre santé ! J'ai cependant devant
moi l'oeuvre nouvelle d'un de ces messieurs , qu'on n'accusera
pas de malice , puisqu'il emploie ses momens de repos à nous
donner l'éclaircissement d'un grimoire qu'aucun homine de
bon sens n'a jamais pu lire , et que lui seul peut comprendre.
C'est l'explication vraiment curieuse des prophéties du grand
Nostradamus (2) , l'oracle universel de tous les temps et de
tous les pays ; qui lisoit dans l'avenir mieux que nous ne
voyons daannssle présent; mais qui , dans son style barbare, est
bien le plus obscur et le plus inintelligible des sorciers.
Cependant , si l'on veut convenir que crocodile veut dire
bourreau ; que Chiron, AnioretHadrie, signifient Henri ; que
la fille de Laure , désigne la ville d'Orange ; la grande poche ,
les Polonais ; Mendosus , Vendôme ; aqueduc , le cardinal
Mazarin ; bossu , Montgommeri ; dix-sept ans , dix ans ;
six cent septante , septante-six ; cinq cent un , vingt millions ;
nouvelle mine, les assignats ; le moine noir , Louis XVI ;
herne , la reine ; vexer , soutenir ; le siége , le Directoire ,
barbare empire , la France ; homme nice , le cardinal de
Fleury, etc. etc.; si l'on veut , dis -je , avoir un peu de complaisance
, et permettre qu'on change quelques lettres et
quelques mots , qu'on les lise à rebours ou qu'on supprime
tout ce qui peut gêner , il n'y aura rien de plus lucide que
les quatrains du fameux Nostradamus ; nous verrons dans ses
prédictions toute notre histoire , et , sous l'apparence des
rêveries d'un imbécille , M. Bellaud, docteur en médecine
de la Faculté de Montpellier , nous fera voir les plus illustres
destinées prédites en termes si clairs, que personne n'osera
douter que Nostradamus ne fût devir. Il est seulement
bien malheureux qu'on ne puisse l'entendre et l'expliquer
qu'après l'événement; ce qui fait qu'on sera toujours en doute
si c'est le fait qui s'arrange sur la prophétie , ou si c'est la
prophétie qu'on arrange sur le fait. M. Bellaud devroit bien ,
pour faire cesser toute espèce d'incertitude , tâcher de nous
expliquer d'avance quelques douzaines de centuries , et de
nous dire ce qui doit nous arriver pendant un certain temps ,
et seulement jusqu'à la fin du siècle qui vient de commencer;
mais il faudroit que cela ne fût pas plus enibrouillé que
l'annonce des phases de la lune , ou que celle des éclipses ,
(2) Un vol in- re . Prix : 1 fr . Soc., et 2 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez Desanne , Palais du Tribunat; et chez le Normant ,
C2
36 MERCURE DE FRANCE ;
afin que tout le monde puisse vérifier qu'à telle heure et telle
minute la chose arrivera comme elle aura été annoncée .
La connoissance des choses futures peut être utile au genre
humain ; mais la découverte d'une prédiction après l'événement
, n'est bonne qu'à repaître la curiosité des oisifs. Le
premier caractère d'une prophétie étant certainement la
publicité , et le second la clarté , je laisse à décider si ces deux
caractères se retrouvent dans les écrits de Nostradamus ; et ,
pour mettre le lecteur à portée d'en juger, nous transcrirons
ici une de ses prédictions les plus claires :
L
Plusieurs mourront avant que Phoenix meure ,
Jusque six cents septante est sa demeure;
Passé quinze ans , vingt-un , trente-neuf,
Le premier est sujet à maladie ,
Et le second au fer, danger de vie ,
Au feu , à l'eau est subjet trente- neuf. >>
Que pense-t-on qu'un pareil radotage puisse indiquer
Leslogogripheess les plus entortillés ne sont-ils pas des chefsd'oeuvre
de simplicité en comparaison ? Eh bien ! les commentateurs
tels que M. Bellaud , n'ont pas craint d'affirme
que c'étoit là toute l'histoire claire et nette de Louis XIV; et
l'on devinera si l'on peut la belle explication qu'ils en ont
donnée.
Il est doux , après avoir parcouru ces traces de la folie
humaine , d'entrer avec un écrivain raisonnable dans le pays
de la saine philosophie, et de se rafraîchir l'esprit par la
régularité d'un plan méthodique , et par les agrémens semés
avec art sur la route où il vous conduit. Le petit poëme
de M. Auguste Gaude, intitulé le Contemplateur Religieux ,
est l'ouvrage qui nous fait faire cette réflexion. Il peut aisément
la justifier, puisqu'il réunit deux genres de mérite assez
rares aujourd'hui , la rectitude de l'esprit , et le charme de la
diction. Le sujet se divise en quatre chants : le premier traite
de l'Existence de Dieu; le second , de l'Immortalité de
l'Ame; le troisième , de la Conscience; et le dernier, de la
Prière , ou du Culte. Les preuves de la destination de l'homme
s'y trouvent développées avec sagesse : elles ne sont pas nouvelles
, il est vrai ; mais l'expression les rajeunit souvent. Cette
expression rappelle quelquefois celle du poëme de la Religion;
mais elle ajoute quelque chose à la pensée , comme
dans ces vers :
Oui, d'un Dieu tout-puissant la sagesse profonde
Se cache tour-à- tour, et se découvre au monde .
Il permet que le doute accompagne nos pas . »
Il nous a paru cependant que, dans la discussion des objec
JANVIER 1807 . 37
tions, l'auteur admettoit trop facilement la possibilité qu'il
se fît quelque chose de régulier par hasard. Un seul mot fait
crouler cette misérable chicane. En philosophie , le hasard est
l'asile des aveugles , et la raison de ceux qui n'en ont pas.
Tout est ordonné dans la nature par des lois invariables. Le
mouvement a un moteur, qui est Dieu : il embrasse tous les
effets , et l'arrangement des grains de sable qui couvrent le
fond des mers est son ouvrage. Sa Providence veille sur tout ;
rien n'échappe à son action , et rien ne se meut sans son ordre.
Pour comprendre cette universelle vigilance , il faut faire attention
qu'il est aussi facile à l'intelligence infinie de penser à
tout , qu'à l'intelligence finie de penser à quelque chose; e
comme il n'y a point de philosophe qui ne veuille qu'on
reconnoisse au moins quelque degré d'intelligence dans son
propre ouvrage , il est évident que , par le même principe de
justice , il doit reconnoître une intelligence infiniment supérieure
dans l'ouvrage de l'univers. Ce n'est pas , au fond ,
l'idée d'une cause première qui embarrasse notre esprit ; car
elle nous est prouvée par la plus forte de toutes les raisons,
qui est la nécessité : il n'y a rien , effectivement , de plus
nécessaire que d'admettre une cause là où il y a des effets.
Celui qui nie cela ne forine pas une idée , et n'entend pas
même ce qu'il dit. Mais d'où vient l'embarras et l'obscurité
sur une chose si visible ? C'est que , dans l'immense variété des
causes secondes , si quelqu'une se dérobe à notre intelligence
, notre orgueil, qui veut tout expliquer, crée un fantôme
, un être chimérique , qu'il appelle hasard. C'est lui
qui fait tout ce que nous ne comprenons pas ; mais la raison
remonte au seul auteur de toutes choses , et ne voit que lui ,
dont la puissance toujours active s'exerce partout. Le hasard
n'est rien, à moins qu'on n'entende par ce mot i'ordre établi
dans l'univers; et cet ordre est le bouclier contre lequel toutes
lesobjections viennent s'émousser. Nous avons aussi remarqué,
dans le style de M. Gaude , quelques négligences que l'auteur
corrigera facilement , s'il veut s'en donner la peine.
Il y a long-temps que nous n'avons vu d'ouvrage qui soit
plus digne de ce soin; et nous n'en exceptons pas même la
traduction de la Guerre des Esclaves, par M. Naudet ( 1 ) ; et
celle des Pseaumes , par M. Tarbourieck. (2) Le premier de
ces traducteurs est encore fort loin d'avoir dans son style la
force en la précision convenables à son sujet ; l'ouvrage de
(1) Un vol. in-8°. Prix : 1 fr . 80 c., et a fr . 25 c. par la poste.
AParis , chez Léopold Collin , rue Git-le-Coeur; et chez le Normant.
(2) Un vol. in-12. Prix: 1 fr. 50 c. , et a fr. par la poste.
1
3
58 MERCURE DE FRANCE ,
l'autre est plutôt une imitation qu'une traduction. Il ya ,
dans un autre genre , un nouvel ouvrage qui se recommande
encore à l'attention des spéculateurs et des curieux ; c'est le
Traité Pratique sur l'Education des Abeilles , par M. Beaunier
(1) : l'esprit d'ordre , et le bon esprit , plus précieux
encore , qui règnent dans cet ouvrage , doivent lui faire
obtenir la préférence sur tous ceux qui l'ont précédé jusqu'à
ce jour..
VARIÉTÉS,
G.
....
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
- Le Journal Officiel a publié dimanche dernier l'article
suivant :
« 1 s'est élevé une discussion dans le sein de l'académie française
, à laquelle le public a pris part. Elle ne feroit probablement
pas tant de bruit , si elle avoit lieu dans la première
classe. Des mathématiciens ne verroient que a - boub - a
dans une question dont la solution ne présente , soit pour
l'afirmative , soit pour la négative , pas plus d'avantages que
d'inconvéniens.
>> De quels termes se servira le président de l'académie en
adressant I parole au cardinal Maury, dans la séance solennelle
de sa réception ?
>> Sans doute , l'académie ne met pas en question si l'on se
servira de cette qualification M. le cardinal. Quoiqu'il n'y ait
aucune loi qui oblige les particuliers de donner à chaque
personne , dans les circonstances d'apparat, le titre de sa
fonction ou de sa dignité, il n'en est pas un qui crût se
maquer à lui-même en le faisant , ou ne pas manquer aux
usages , aux égards , à la politesse en s'en absentant.
>>Il est vrai aussi qu'en envisageant la question sous d'autres
rapports que ceux de la bienséance , un citoyen n'étant tenu
qu'à ce que la loi exige , tout particulier demeure libre de
faire sur ce point ce qui lui convient, et de suivre son caprice
ou ses affections.
(1) Un vol . in- 8°. Prix : 4 fr . 5o c. , et 6 fr. par la poste.
A Paris , chez Debray, libraire , rue Saint-Honoré , vis-à-vis la barrière
des Sergens ; et chez le Normant.
JANVIER 1807. 39
>>L'académie a-t-elle , à cet égard , la même liberté qu'un
particulier ? Elle ne le prétend point , et ce droit, fût-il le
sien , elle ne voudroit pas en faire usage pour humilier un de
ses membres qu'elle a choisi dans l'intention de l'honorer.
elle ne le prétend point , parce qu'en effet elle n'en a pas le
droit. Comme académie , elle est dans une autre cathégorie
que les particuliers : institution de l'Etat, reconnue par l'état ,
elle doit reconnoître ce que l'état reconnoît.
>> Ainsi donc , l'académie donnera à M. Maury son titre de
cardinal ; mais , puisque cela ne peut pas faire et ne fait réellement
pas une question , quelle est donc la qualification qui
peut être l'objet de cette contestation ?
>>Le président appellera-t-il le cardinal Maury Monseigneur
?
>> Il ne peut y avoir ici d'autre règle que l'usage .
» L'académie française a compté parmises membres beaucoup
de cardinaux. Le plus grand nombre n'a été revêtu de la
pourpre romaine que postérieurement à sa réception ; mais si
un seul étoit cardinal au momentde sonélection , etsile directeur
de l'académie , en lui adressant la parole dans une séance publique
, l'a appelé Monseigneur, l'usage dès-lors a été consacré..
Une semblable circonstance ne s'étant pas présentée jusqu'à ce
jour, l'usage n'a pas changé ; et puisque la seule règle est
l'usage , on ne doit pas se dispenser de s'y conformer.
>>Comme il n'y avoit à cet égard qu'un seul fait qui remonte
àune époque déjà fort éloignée , l'académie a pu suspendre
un moment son opinion , et s'occuper des recherches nécessaires
pour constater l'usage. De là les inductions et les suppositions
indiscrètes dont on a rempli lesjournaux. Si ces hommes,
toujours avides de jeter un aliment à la curiosité publique ,
avoient été guidés par un meilleur esprit , ils auroient prévu
qu'une difficulté pareille s'aplaniroit bientôt , et que l'académie
n'auroit aucun penchant à priver d'un droit acquis
par l'usage un homme dontle talent éminent a le plus marqué
dans nos dissentions civiles , dont l'adoption étoit un pas de
plus vers la concorde , et vers cet entier oubli des événemens
passés , seul moyen d'assurer la tranquillité qui nous a été
rendue.
>>Voilà un long article pour une chose en apparence fort peu
importante. Cependant l'éclat qu'on a voulu faire , donne
matière à de sérieuses réflexions. On voit à quelles fluctuations
on seroit exposé de nouveau , dans quelles incertitudes on
pourroit être replongé , si heureusement le sort de l'état n'étoit
confié à un pilote dont le bras est ferme , dont la direction
est fixe , et qui ne connoît qu'un seul but , le bonheur
de la patrie ( Moniteur. )
40 MERCURE DE FRANCE ,
Vendredi , 2 janvier , l'Opéra a dû commencer à six
heures et demie , pour la première représentation de l'Inauguration
du Temple de la Victoire, intermède mêlé de chant
etde danse.
- Les Comédiens français ont donné jeudi la première
représentation de la reprise d'Agamemnon , tragédie de
M. Leme cier . L'ouvrage a été très applaudi ; cette tragédie
a été suivie de Minuit. On a ajouté à cette petite pièce la
scène suivante : ( Les couplets ont été chantés par mademoiselle
Mézeray. )
SERAPHINE.
Relevez-vous ; ne pleurez plus ; je veux que vous chantiez ,
FLORIDOR,
Oui , de tout mon coeur,
CLAIRINE.
Madame, il faut lui faire chanter les couplets qu'il a faits
pour l'EMPEREUR. Un Français qui aime bien sa maîtresse ,
doit aimer à chanter son souverain.
FLORIDOR.
Oui , ma belle cousine , et sur-tout un souverain comme
celui-là.
( On entend une sérénade au-dehors ; Floridor et Florine
ouvrent la fenétre , et vont regarder ce que c'est. )
FLORIDOR à SÉRAPHINE.
C'est sous vos fenêtres ; c'est à vous que cette sérénade
s'adresse.
Je n'en crois rien .
SERAPHINE.
( Ils s'assoient sur le canapé ; la sérénade exécute l'air :
Comment goûter quelque repos ? )
FLORIDOR.
C'est justement notre air ; nous chanterons pendant qu'on
Jejouera,
Honneur au Monarque guerrier,
Qui de l'Etat guide les rênes ,
Et tous les ans , pour nos étrennes ,
Nous présente un nouveau laurier,
Du haut de son char de victoire ,
Il reçoit ns tributs d'amour ,
Aminuit, comme au poiut du jour,
Nous aimons à chanter sa gloirę,
JANVIER 1807. 41
Monarque et soldat à la fois ,
Asa valeur il s'abandonne ;
Il relève l'éclat du trône
Par son génie et ses exploits .
Aux cris terribles de Bellone ,
Bravant le plus affreux séjour,
Aminuit, comme au point du jour,
Partout la gloire le couronne.
Mais d'une plus touchante voix
Fêtons l'auguste Souveraine
Que tous les coeurs proclament Reine ,
Heureux d'obéir à ses lois .
Prêtant un charme à sa puissance ,
Auprès d'elle on voit à sa cour,
La grace à chaque instant du jour
Embellissant la bienfaisance .
Floridor se jette aux pieds de Séraphine, et lui dit en l'embrassant
: A celui qui vient de chanter son souverain , une
cousine aussi jolie , aussi bonne que vous , n'a point d'excuse
pour refuser un baiser. Mais , belle Séraphine , mon oncle
approuvera-t-il ?
GERCOURT.
Ah! tout de suite, etc.
Couplet ajouté à ceux de la fin.
CLAIRINE,
Quand on desire vaincre ou plaire ,
Il faut saisir avidement
En amour, au théâtre , en guerre ,
La circonstance du moment.
Pour un héros que l'on adore
Dans son coeur on trouve aisément
Uncouplet que vient faire éclore
La circonstance du moment.
- On annonce la retraite assez prochaine de mademoiselle
Fleury.
1
La reprise du Huron , opéra comique de Marmontel ,
n'a obtenu qu'un foible succès , malgré l'extrême mérite de
la musique deGrétry, dont cette pièce est le premier ouvrag .
L'académie française , dans la dernière séance qu'elle a
tenue , mercredi dernier , nommé a pour président M. Nai42
MERCURE DE FRANCE ,
geon, et pour vice-président , M. Régnault ( de Saint-Jean
d'Angely) .
-
M. Cassas vient d'ouvrir au public sa riche collection ,
qui renferme soixante-quatorze modèles de monumens de
P'architecture ancienne. Ces modèles sont très-bien exécutés,
et sur une échelle assez étendue pour que les plus considérables
aient jusqu'à quatre pieds d'élévation. Quelques-uns ne
présentent que les ruines de ces édifices , d'autres les montrent
entièrement restaurés , c'est-à-dire tels que d'après les débris
existans on doit croire qu'ils étoient dans leur ensemble. La
galerie de M. Cassas est ouverte tous les jours depuis dix
heures jusqu'à cinq. Le prix d'entrée , avec la feuille explicative
, est de 1 fr. 50 cent.
- S. M le roi de Naples a ordonné des mesures propres
à faire refleurir les conservatoires de musique , sous la
direction de Paësiello , de Finaroli et de Trito , ces successeurs
des Durante et des Leo . Le roi , cependant , n'a pu
voir sans indignation qu'on y admît des élèves qu'on a
mutilés pour leur donner une voix féminine. Il a défendu ,
en conséquence , qu'on y reçût à l'avenir aucun de ces êtres
dégradés . Il y aura dans le conservatoire dit du S. Esprit ,
un établissement pour les femmes . Elles y apprendront le
chant , la danse , la déclamation théâtrale , et à pincer de
la harpe.
- On apprend de Berlin que le quadrige de la porte de
Brandebourg et les autres objets d'arts destinés pour Faris ,
sont arrivés le 19 à Postdam , d'où ils seront embarqués sur
l'Elbe et dirigés sur Hambourg. De cette ville , ils seront
conduits en France par la Hollande .
- Parmi les hommes qui s'étoient fait une grande réputation
en Europe, et que la mort a enlévés dans le courant de
l'année qui vient de finir , on remarque le duc de Brunswick ,
le duc Auguste de Saxe-Gotha; les ministres anglais Pittet
Fox; les amiraux Gravina et Villeneuve; les médecins Barthez
et Fouquet ; le professeur Pallas ; MM. Coulomb , Brisson et
Adanson , physiciens ou naturalistes; le sénateur Tronchet ;
M. Mounier ; Schiller , auteur allemand ; et MM. Gaillard ,
Collin d'Harleville, Anquetil et Rétifde la Bretonne, écrivains
français.
- M. Carmontelle , auteur de proverbes dramatiques , et
de plusieurs autres ouvrages , est mort à Paris le 26 de ce
mois , dans la quatre-vingt-dixième année de son âge. Il travailloit
encore , il y quatre mois , à une comédie et à un
roman.
a
JANVIER 1807 . 43
CONCOURS ouvert pour le monument à élever à Paris , sur
l'emplacement de l'église de la Madeleine.
Le Ministre de l'Intérieur , à tous les Artistes de l'Empire.
Artistes ,
L'EMPEREUR , dont la gloire est impérissable et doit survivre
à tous les monumens destinés à en perpétuer le souvenir,
veut qu'elle n'arrive à la postérité qu'associée à celle de ses
compagnons d'armes. Il appelle les arts pour immortaliser les
noms de ceux qui ont vaincu sous ses ordres, et leurs brillans
exploits. Il vous demande un temple destiné à en célébrer la
mémoire. Qui de vous ne se sentira pas ému , exalté , en lisant
le décret que sa main victorieuse a tracé sous la tente , et qui
passera à la postérité comme un témoignage éclatant de
l'amour qu'il porte à tous les braves de ses armées ! Ce décret
est le plus beau programme que je puisse proposer à des
artistes dignes de ce nom.
Voyez quel noble emploi l'EMPEREUR veut donner aux arts ,
et comment il les fait entrer , pour ainsi dire , en partage de
sa gloire ! De tous côtés s'élèvent des palais , des arcs de
triomphe et des colonnes triomphales : la sculpture doit lèsorner
de ses riches et durables productions. Mais le monument
dont l'EMPEREUR vous appelle aujourd'hui à tracer le projet ,
sera le plus auguste , le plus imposant de tous ceux que sa
vaste imagination a conçus , et que son activité prodigieuse
sait faire exécuter. C'est la récompense que le vainqueur des
rois et des peuples , le fondateur des Empires, décerne à son
armée victorieuse sous ses ordres et par son génie. La postérité
dira : Ilfit des héros , et sut récompenser l'héroïsme .
Ici S. Exc. rapporte le décret impérial du 2 décembre que
nous avons inséré dans le numéro du 19 du même mois , et
continue en ces termes :
Artistes, vous connoissez par ce décret les intentions de
l'EMPEREUR , l'objet du monument , la somme que S. M. veut
bien consacrer à sa construction; voici maintenant quelques
dispositions qui doivent vous servir de règle dans le concours :
J. Les artistes qui se proposent d'envoyer des projets au
concours , doivent sur-tout s'attacher à donner à l'ensemble
et à toutes les parties du monument un caractère de grandeur
et denoblesse quiréponde à sa destination, et soit en harmonie
avec le superbe portique qui en est déjà l'entrée principale.
II. Pour bien faire connoître toutes les parties de leurs
projets , et pour qu'il soit facile d'en saisir tous les rapports ,
les concurrens présenteront , dans des dessins géométraux
seulement , tous les développemens nécessaires. Les dessinsperspectives
ne seront point admis.
s.
44 MERCURE DE FRANCE ,
III . Les projets qui seront envoyés au concours devront être
composés , 1 °. d'un plan ; 2°. d'une élévati n du côté de
l'entrée principale ; 3° . d'une élévation latérale; 4°. de deux
coupes, l'une sur la longueur de l'édifice, l'autre prise dans sa
largeur. Tous ces dessins seront sur une échelle commune ,
afin d'en faciliter le rapprochement et la comparaison. On
donnera en outre les détails des ordres que l'on aura employés ,
ainsi que ceux des principales corniches de l'intérieur et de
P'extérieur de l'édifice , sur une échelle qui sera ci-après déterminée.
Enfin , la conservation du monument dépendant en
grande partie de la couverture , les concurrens devront
joindre un plan dans lequel ils indiqueront la distribution des
eaux pluviales. Ils s'attacheront à rendre cette distribution la
moins compliquée qu'il será possible , à éviter tout ce qui
pourroit occasionner des réparations fréquentes et dispendieuses.
Dans ce plan , ils exprimeront légèrement la distribution
de l'édifice, afin de rendre faciles à saisir les rapports
qui doivent exister entre cette distribution et la couverture.
IV. Le plan annexé au présent programme sera reproduit
par les concurrens. Ils y désigneront , par une couleur rouge
les parties qu'ils projetteront en dedans ou en dehors de ce
qui existe maintenant. C'est sur l'échelle de ce plan que pourra
être fait le plan des combles , ainsi qu'une élévation et une
coupe au trait , qui serviront à prouver la conformité des parties
projetées avec celles qui existent.
V. Des devis devront nécessairement accompagner chaque
projet. Les concurrens se rappelleront que la dépense pour la
construction dumonument ne doit pas excéder trois millions .
Ils sont prévenus que les devis seront soigneusement examinés.
VI. L'échelle des plans, élévations et coupes demandés
par l'article III , devra être d'un centimètre pour mètre; celle
-des détails des ordres ou corniches demandés dans le 5º paragraphe
du même article , est fixée à cinq centimètres pour
thetre.
VII. La distribution des terrains environnans ne sera pas
une partie essentielle des projets. Néanmoins les concurrens
pourront , s'ils le jugent à propos , et sur telle échelle qu'ils
voudront choisir , indiquer une distribution de ces terrains ,
laquelle comprendroit tout l'espace renfermé entre les rues de
Caumartin, de la Madeleine et des Mathurins.
VIII. Tous les projets destinés au concours devront être
déposés au secrétariat de l'Institut, ou dans les bureaux du
ministre de l'intérieur , avant le 20 février 1807. Ce terme est
de rigueur. Les concurrens ne devront point se faire connoître
avant le jugement : ils désigneront seulement leurs projets
pardesdevises.
JANVIER 1807 . 45
IX. L'auteur du projet adopté sera chargé de l'exécution .
Les trois artistes dont les projets auront obtenu les premiers
accessit, recevront des indemnités dont le montant sera proposé
par la commission qui aura prononcé sur les projets.
Ce programme sera envoyé aux architectes de Paris , et à
tous les préfets des départemens, pour qu'ils en donnent communication
aux artistes qui voudroient concourir.
Arrêté à Paris , le 20 décembre 1806.
ACADÉMIE DU GARD.
Programme pour 1807 .
Quoique par le programme de 1806 , le concours pour
l'éloge de Chrétien- Guillaume de Lamoignon- Malesherbes eût
été déclaré fermé , à compter du 1er messidor an XIII , un
nouvel ouvrage sur ce sujet , avec cette épigraphe :
Bonum virum facilè crederes , magnum , libenter. Tac .
étant parvenu à l'Académie , et lui ayant paru digne d'une
mention honorable , l'Académie la lui a solennellement décernée
dans sa séance publique du 21 décembre.
Le sujet pour le prix de 1806 , étoit la question suivante ,
qui devoit être particulièrement traitée dans ses rapports avec
les localités du département du Gard ;
<<Dans quels cas les défrichemons sont-ils utiles ? Dans
>> quels cas sont-ils nuisibles ? »
Le prix a été remporté par un Mémoire ayant pour devise :
Ofortunatos nimiùm sua si bona norint ,
Agricolas ! VIRG .
L'auteur ne s'est pas fait connoître ; un billet joint à son
ouvrage , contenoit , au lieu de son nom , une invitation à
l'Académie de disposer de la médaille pour le prochain concours.
Afin de remplir le voeu de l'anonyme , l'Académie a délibéré
d'ouvrir , en même temps que le concours annuel , un
concours extraordinaire sur la question suivante :
Déterminer le principe fondamental de l'intérêt de l'argent ,
les causes accidentelles de ses variations , et ses rapports
avec la moralc.
L'Académie propose de plus , pour sujet du prix ordinaire ,
le récit , en style épique , de la mort de Henry IV. Ce morceau
devra être de 100 à 200 vers.
Chaque prix consistera en une médaille d'or de la valeur de
300 fr.. Ils seront décernés dans la séance publique de 1807 .
Les ouvrages couronnés seront lus dans la mème séance. Le
concours sera fermé le 1er décembre 1807. Ce terme est de
rigueur.
46 MERCURE DE FRANCE ,
MODES du 31 décembre .
Le bleu est la coulenr dominante: on le porte en chapeaux on en
toques, plus påle que de coutume. On employe aussi , pour tuniques ,
des crèpes bien foiblement azurés. Use tunique laisse, au plas , voir
quatre doigts de la robe blanche de dessous Toutes les robes , toutes
les douillettes , toutes les redingotes de velours , sont espagnoles. Aux
emmanchures et au colet debout , ce sont des crevés en satin blane qui
tranchet , au haut du bras , des tuyaux ; et à la taille , des pattes rondes .
Sur beaucoup de robes parées, la garniture , formée de coquilles , descend
en biais, de la ceinture , au bas de la robe. Les ceintures ont un petit
chou par derrière , et se nouent en devant.
NOUVELLES POLITIQUES.
Pétersbourg , 28 novembre.
Le feld-maréchal comte Kamenskoi est ici depuis quelques
jours. Il doit partir incessamment pour aller prendre le commandement
en chef de nos armées en Pologne ; il est muri
de pouvoirs très-étendus. Ce général s'est distingué dans les
guerres précédentes de la Russie , par ses connoissances en
tactique , et sur-tout par la sévère discipline qu'il fait observer
aux troupes.
PARIS , vendredi 2 janvi r .
XLIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Kutno , le 17 décembre 1806.
L'EMPEREUR est arrivé à Kutno à une heure après midi ,
ayant voyagé toute la nuit dans des calèches du pays , le dégél
ne permettant pas de se servir de voitures ordinaires. La
calèche dans laquelle se trouvoit le grand-maréchal du palais,
Duroc , a versé. Cet officier a été grièvement blessé à l'épaule,
sans cependant aucune espèce de danger. Cela l'obligera à
garder le lit huit à dix jours.
Les têtes de pont de Prag , de Zakroczym , de la Narovw
et de Thorn , acquièrent tous les jours un nouveau degré de
force.
L'EMPEREUR sera demain à Varsovie.
La Vistule étant extrêmement large , les ponts ont partout
3 à 400 toises ; ce qui est un travail très-considérable.
-On assure que le XLIV . bulletin est arrivé ce matin;
qu'il est daté , pour la première fois , de Varsovie , le 21 décembre
; que l'EMPEREUR est arrivé dans cette ville le 19;que
le grand-duc de Berg a eu quelques accès de fièvre , sans que la
maladie ait aucun caractère dangereux ; qu'il y a eu , les jours
précédens , quelques affaires d'avant-postes , et que les deux
armées sont à peu de distance l'une de l'autre .
- Le général en chef de l'armée russe Kamenkoi est
âgé de 75 ans . ( Voyez plus haut l'article Pétersbourg. )
-Le sénat co iservateur procédant au renouvellement d'un
JANVIER 1807 . 47
membre de la commission sénatoriale de la liberté individuelle
, ainsi qu'au renouvellement d'un membre de la commission
de la liberté de la presse , a réélu , pour la première ,
M. le sénateur Lenoir-Laroche , membre sortant ; et pour la
seconde , M. le sénateur Chasset , aussi membre sortant. Ces
deux élections sont proclamées par le prince archichancelier
de l'Empire , président.
Traité de paix signé à Posen , le 11 décembre 1806 , entre
S. M. l'Empereurdes Français et Roi d'I.alie , et S. A. S.
E. l'electeur de Saxe.
S. M. l'Empereur des Français, Roi d'Italie , protecteur de
la confédération du Rhin , et S. A. S. électorale de Saxe ,
voulant pourvoir au rétablissement définitif de la paix entre
leurs Etats , ont nommé pour leurs plénipotentiaires respectifs
, savoir , S. M. l'Empereur des Français , roi d'Italie , le
général de division Michel Duroc , grand-maréchal de son
palais , grand cordon de la Légion-d'honneur , chevalier de
l'ordre de l'Aigle Noir etde l'Aigle Rouge de Prusse et de la
la Fidélité de Bade ; et S. A. S. électorale l'électeur de Saxe ,
le comte Charles de Bose , son grand-chambellan et chevalier
commandant de l'ordre de l'Etoile polaire , lesquels , après
avoir échangé leurs pleins-pouvoirs , sont convenus de ce
qui suit :
Art. Ier. A compter de la signature du présent traité , il y
aura paix et amitiéparfaite entre S.M. l'Empereur des Français,
Roi d'Italie , et la confédération du Rhin , d'une part , et
S. A. S. l'électeur de Saxe.
II . S. A. S. électorale accède au traité de confédération et
d'alliance conclu à Paris , le 12 juillet de la présente année ,
et par son accession elle entre dans tous les droits et dans
toutes les obligations de l'alliance de la même manière que
si elle eût été partie principale contractante audit traité.
III. S. A. S. électorale prendra le titre de roi , et siégera
dans le collège et au rang des rois , suivant l'ordre de son
introduction .
IV. Il ne pourra , sans le consentement préalable de la
confédération du Rhin , dans aucun cas et pour quelque cause
que ce soit, donner passage par le royaume de Saxe à aucune
troupe , à aucun corps ou détacheinent des troupes d'aucune
puissance étrangère à ladite confédération.
V. Les lois et actes qui déterminent le droit réciproque de
divers cultes établis en Allemagne , ayant été abolis par l'effet
de la dissolution de l'ancien corps germanique , et n'étant pas
d'ailleurs compatibles avec les principes sur lesquels la confédération
a été formée , l'exercice du culte catholique sera ,
dans la totalité du royaume de Saxe , assimilé à l'exercice du
culte luthérien , et les sujets des deux religions jouiront sans
48 MERCURE DE FRANCE ,
restriction des mêmes droits civils et politiques , S. M. l'Empereur
et Roi faisant une condition particulière de cet objet.
VI. S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , s'engage à
faire céder à S. M. le roi de Saxe , par le futur traité de paix
avec la Prusse , le Cotbusser creiss , ou cercle de Cotbus.
VII. S. M. le roi de Saxe cède au prince qui sera désigné
par S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et dans la
partie de la Thuringė située entre les principautés d'Eichfeld
et d'Erfurt , un territoire égal en rapport et en population à
celui du cercle de Cotbus ; lequel territoire servant à lier
lesdites principautés , sera possedé par ledit prince en toute
propriété et souveraineté. Les limites de ce territoire seront
fixées par des commissaires respectivement nommés à cet effet,
immédiatement après l'échange des ratifications.
VIII. Le contingent du royaume de Saxe , pour le cas de
guerre , sera de vingt mille hommes de toutes armes , présens
sous les armes .
IX. Pour la présente campagne , et vu les événemens qui
'ont eu lieu , le contingent du royaume de Saxe sera de
1500 hommes de cavalerie , 4200 hommes d'infanterie ,
500 hommes d'artillerie et 12 pièces de canons.
X. Toute contribution cessera du moment de la signature
du présent traité.
XI. Le présent traité sera ratifié , et les ratifications en
seront échangées à Dresde dans le délai de huit jours.
Fait à Posen , le 11 du mois de décembre de l'année 1806.
Signé DUROC ; CHARLES , comte de Bose.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 27. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 76f 76f 10c 76f
76 toe oof ooc . ooc ooc ooc 000 000. ०० ९ . ooc ooc oof ooc вос
Item. Jouiss . du 22 mars 1807 75f. 250 500 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1238f. 75c 1237f 50c 1242f 500.000of
DU LUNDI 29. - C pour o/o c. J. du 23 sept. 1806. 76f 76f 5c 200.
250.-30с 2 с 3oc 5c 76f. ooc obe cocooc. 000 000 000 000. oòc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 25c o с. оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1242f 50c. 1246f. 250 oo of oooof.
DU MARDI 3 . - C p . ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f. 100. 76f.
76f 100 76f 000 ooc . oocooc coc . ooc 000 сос ооe oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 75f. 000. ooc oof occ ooc . oo๐๐ ๑๐๖ ๑๐๐
Act. de la Banque de Fr. 1240f 1241f 250 0000f. 0000 ooc oooof
DU MERCREDI 31. - Ср . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f. 15c 10c 76f
76f 15c . 76f ooc ooc ooc. ooc cof ooc . ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc. oof. ooc cod ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1237f 50c 1240f 000 oooofo ooof .
DU VENDREDI 2 JANVIER . - Cp . oo c . J. du 22 sept. 1806 , 77f 77f
toc 77f76f 80c ooc ooc ooc coc oos ooc oof oof oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 74f oof 000. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1255f 1255f 75c 1250f 1247f. 50c 0000f
(No. CCLXXXVI. )
(SAMEDI IO JANVIER 1807. )
DEPT DE
LA
SEINE
MERCURE
DEFRANCE.
POÉSIE.
37
PREMIER CHANT
D'un poëme intitulé : LA VEILLÉE DU PARNASSE.
44
Récité à l'Institut National, le 8 nivose an V.
QUAND Borée aux Zéphyrs vient déclarer la guerre ,
Et ramène , en grondant, les frimas sur la terre ;
Quand la nuit , prolongeant sa course dans les cieux ,
Semble usurper du jour l'empire radieux ,
Il est sur l'Hélicon de charmantes veillées :
Là , sous l'abri secret des grottes reculées ,
Les Muses , tour-a-tour , d'un récit enchanteur,
Trompent des longues nuits l'importune lenteur.
Une nuit que Phébus , jaloux de les entendre ,
Al'insu de Thétis , près d'elles vint se rendre ,
La sensible Erato voulut chanter l'Amour ;
Pour la tendre amitié Calliope eut son tour;
Et la vive Thalie , au folâtre sourire ,
Joignit son luth badin à leur touchante lyre.
Permesse, impatient d'écouter leurs concerts ,
S'arrête, et l'aquilon n'ose troubler les airs.
<< Mes soeurs , dit Erato , si je romps le silence,
C'estAmour qui le veut : tout lui doit la naissance;
Vous-même lui devez la lumière des cieux ,
Les Dieux ont fait le monde , Amour a fait les Dieux.
D
5.
kent
50 MERCURE DE FRANCE ,
Parmi vous , cependant , sa flamme est condamnée;
Mais craignez-vous l'Amour conduit par l'Hymenée ?
Pour deux tendres époux je demande vos pleurs .
Hélas ! peindre l'amour, c'est peindre des malheurs :
Orphéeen est la preuve, et mon récit l'expose.
Mais je dois de ses maux vous retracer la cause.
O mes soeurs , gardons-nous d'offenser les amans :
Il est, il est des Dieux qui vengent leurs tourmens !
Dans ces rians vallons où le fleuve Pénée
-Promènej entre des fleurs son onde fortunée ,
Poursuivi du Destin , un berger demi- Dieu
Avoit dit à ces bords un éternel adieu :
Aristée est son nom. Loin de ce doux rivage ,
Pleurant ses doux essaims que laParque ravage ,
Aristée égaroit ses pas et ses douleurs.
Aux sources du Pénée il accourt tout en pleurs ;
Et là , tendant les mains vero ses grottes profondes :
« O Cyrène , ô ma mère , ô reine de ces ondes ,
>> Du brillant Apollon si j'ai reçu le jour,
» Si vous êtes ma mère , où donc est votre amour ?
>> Eh ! que m'importe , hélas , cette illustre origine ,
>> Si les destins jaloux ont juré ma ruine ?
>> Est-ce là ce bonheur que vous m'aviez promis ,
>> Cet Olympe où les Dieux attendoient votre fils ?
>> Un seul bien ici -bas , mes abeilles si chères ,
>> Eût de mes jours mortels adouci les misères ,
>> C'étoient les plus doux fruitsde mes soins assidus ;
>> Et vous êtes ina mère , et je les ai perdus !
>> Cruelle, de mes pleurs ne soyez point avare :
»Au sein de mes agneaux plongez un fer barbare ,
» Et que mes jeunes ceps expirent sous vos coups,
>> Si le bonheur d'un fils arme votre courroux , »
Cyrène , assise au fond de sa grotte azurée ,
Entend le bruit confus d'une plainte égarée .
Ses Nymphes l'entouroient : sur leurs fuseaux légers
Brille un lin de Milet , teint de l'azur des mers .
Là , sont en foule Apis , Glaucé, Pyrra , Néère ,
Cydippe vierge encor, Lycoris déjà mère ( 1 ) ;
Nezé, Spio , Thalie ,et Dryopeet Naïs :
Leurs blonds cheveux flottoient autour d'un sein de lis ;
Xanthe , Ephyr, jeunes soeurs , filles du vieux Nérée ,
Ceintes d'or l'une et l'autre , et d'hermine parées ;
Et l'agile Aréthuse , abjurant le carquois ,
Et la jeune Climène à la brillante voix.
Pour charmer leurs loisirs , Climène , au milieu d'elles ,
Leur chantoit de Vénus les amours infidelles ,
Les doux larcins de Mars , les fureurs de Vulcain ,
Et ses réseaux tissus d'un invisible airain .
Les Nymphes en filant écoutoient ces merveilles,
Quandunlugubre cri frappe encor leurs oreilles.
Cyrène , en pâlissant, tremble à ce cri fatal;
(1 ) Un auteur connu emprunta ce vers tout entier, et en imita plu
sieurs autres de cet épisode , encore manuscrit , et composé plus de dix ane
avant la traduction imprimée.Voyez les justes réclamations de M. Clément ,
en1771 , dans le premier volume de ses Observations critiques.
(Note de l'auteur. )
JANVIER 1807: 5
Chaque Nymple se trouble en son lit de cristal :
Toutes , avec effroi , gardent un long silence.
Plus prompte
Et, jelant ses regards sur la face des eaux ,
Lève sa tête humide et ceinte de roseaux;
Et de loin : « O Cyrène ! ô mère infortunée !
prompte que ses soeurs , Arhétuse s'élance ;
Ton fils ! ... Il est en pleurs aux sources du Pénée,
» Il te nomme barbare ! » A ces tristes récits :
Va, cours , vole , Arethuse , amène-moi mon fils;
>> Il a droit de descendre en nos grottes sacrées .>>
Elle dit à sa voix les ondes séparées ,
Se courbant tout-à-coup en mobiles vallons ,
Reçoivent Aristée en leurs gouffres profonds.
Il s'avance , étonde , sous ces voûtes liquides ;
Admire avec effroi ces royaumes humides ,
Tous ces fleuves grondans sous leurs vastes rochers ,
Et la source du Nil nconnue aux nochers ,
Et l'Hèbre et le Caïque , et le Phase , et le Tibre ,
Orgueileux d'arroser les champs d'un peuple libre ,
L'Hipanis à grand bruit sur des rocs écumant ,
Et le mol Anió s'écoulant lenteinent ,
Et l'Eridan fougueux , qui, dans les mers profondes
Précipite en grondant le tribut de ses ondes .
Quand il a pénétré ce liquide palais ,
Cyrène , en l'embrassant , calme ses vains regrets.
Chaque Nymphe à l'envi sert le jeune Aristée :
Les unes sur ses mains versent l'onde argentée ,
Un lin blanc les essuie; et d'autres à ses yeux
Offrent les coupes d'or, les mets délicieux ;
Mais Cyrène : « O mon fils , que cette liqueur pure
>> Coule pour l'Océan , père de la nature,
>>> Pour les Nymphes dès bois , des fleuves et des mers ! >>
Elle dit l'encens fume, et les voeux sont offerts .
Trois fois le vin se mêle aux flammes odorantes ,
Trois fois la flamine vole aux voûtes transparentes.
<<Omon fils , dit Cyrène à ce présage heureux ,
>> Non loin des flots d'Egée est un devin fameux :
>> C'est l'antique Protée , aux regards infaillibles .
>> Sur des coursiers marins il fend les mers paisibles ;
>> Il court vers l'Emathie , et , cotoyant nos ports ,
>>> De Pallène dé à son char touche les bords .
>> C'est l'oracle des mers : les Dieux lui font connoftre
>> Et tout ce qui n'est plus, et tout ce qui doit être.
>> Ainsi le veut Neptune; et lui seul , sous les eaux ,
>> Fait paître de ce Dieu les imnienses troupeaux.
>>>Il saît de nos malheurs la source et le remède .
>> Mais par de longs soupirs c'est en vain qu'on l'obsède
>>Son oracle est le prix de qui l'ose dompter.
>> C'est lui que votre audace enfin doit consulter.
>> Moi-même , dès que l'astre , embrasant l'hémisphère ,
» Auxtroupeaux altérés rendra l'ombre plus chère ,
>> Je veux guider vos pas vers l'antre où le vieillard ,
>> Loin du jour et des mers , se repose à l'écart :
>> C'est là que le sommeil invite a le surprendre.
>> Chargez-le de liens ; mais , prompt å se défendre ,
1
:
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
>>A vos yeux, sous vos mains , il se roule en torrent,
>>Gronde en tigre irrité, glisse et siffle en serpent,
>> Dresse en lion fougueux sa crinière sanglante ,
>> Et, tout- à-coup, échappe en flamme pétillante.
>> Mais plus le Dieu mobile est prompt à s'échapper ,
>> Plus de vos noeuds pressans il faut l'envelopper.
>> Vaincu , chargé de fers , qu'il vous rende Protée. »
D'ambroisie , à ces mots, parfumant Aristée ,
Cyrène lui souffla l'espoir d'être vainqueur :
Ses membres respiroient l'audace et la vigueur.
Dans les flancs caverneux d'un roc battu de l'onde ,
S'ouvre un antre' : à ses pieds le flot bouillonne et gronde;
Mais il creuse à l'entour deux golfes dont les eaux,
Loindes vents orageux accueillent les vaisseaux.
Le vieillard , de ce roc aime le frais et l'ombre.
Cyrèneymetson fils vers le flanc le plus sombre,
Et se dérobe au fond de son nuage épais .
Déjà l'astre du jour, enflammant tous ses traits,,
Des fleuvesbouillonnans tarit l'urne profonde,
Et , du haut de sa course , il embrase lemonde:
Des feux du Sirius tout l'air est allumé.
Protée alors , nageant vers l'antre accoutumé ,
Voit ses monstres , autour de sa grotte sauvage ,
D'une rosée amère inonder le rivage;
Et, dans sa grotte assis , loin des feux du soleil ,
Compte ses lourds troupeaux , que presse un lourd sommeil .
Apeine il s'endormoit , que le fils de Cyrène
S'élance, jette un cri , le saisit et l'enchaîne .
Protée, en s'éveillant , s'agite dans ses fers ,
Et, surpris des liens dont ses bras sont couverts ,
Déployant de son art les merveilles en foule
Tigre, flamme , torrent , gronde , embrase , s'écoule.
Vains efforts ! Et , cédant au bras victorieux ,
Alui-même rendu , sa voix l'annonce aux yeux:
« Que me veut ton audace , ô jeune téméraire !
» Et qui te fait tenter ma grotte solitaire ? >>
« Divin pasteur des eaux , tu le sais mieux que moi ;
>> Mes revers et les Dieux guident mes pas vers toi :
>> Parle; j'attends mon sort de ta bouche sacrée. »
Protée alors frémit ; sa prunelle égarée
Roule un bleuâtre éclat dans ses yeux menaçans ,
Et sa bouche au Destin prête ces fiers accens :
« Les Dieux sont irrités ; leur courroux légitime
>> N'égale point encor tes revers à ton crime .
>> Du sein des morts , Orphée arme ces Dieux vengeurs.
>> Malheureux , tu ravis Eurydice à ses pleurs !
>> La Nymphe , un jour fuyant ta poursuite enflammée,
> Pressa d'un hydre affreux la tête envenimée ;
>> Il l'atteint : elle expire ! O douleur ! O regrets !
>> Ses compagnes en pleurs font gémir les forêts ;
>> Du Rodope attendri les rochers soupirèrent ;
» Dans leurs antres sanglans les tigres la pleurèrent .
>> Mais lui , belle Eurydice , en des bords reculés ,
» Seul , et sa lyre en main, plaint ses feux désolés .
> C'est toi , quand le jour naît, toi , quand le jour expire ,
A
2
1
JANVIER 1807 . 53
► Toi qu'appelle ses cris , toi que pleure sa lyre!
>> Mais que ne peut l'amour ? Orphée aux sombres bords ,
>>Osa tenter, vivant, la retraite desmorts ,
► Ces bois noirs d'épouvante , et ces Dieux effroyables,
Aux larmes des humains toujours impitoyables .
>> Il chante : tout s'ément; et du fond des Enfers
>> Les Manes accouroient au bruit de ses concerts .
>> Tels , quand un soir obscur fait gronder les orages ,
>> D'innombrables oiseaux volent sous les ombrages ;
>> Telles , autour d'Orphée , erroient de toutes parts ,
>> Les ombres des héros, des enfans , des vieillards ;
>> Et ces fils qu'au bûcher redemandent leurs mères ,
Et ces jeunes beautés à leurs anmans si chères :
>> Peuple léger et vain , que de ses bras hideux
>> Presse neuf fois le Styx , qui mugit autour d'eux.
>> De l'Erèbe à sa voix les gouffres tressaillirent ;
>> Sur leur trône de fer les Parques s'attendrirent ;
>> L'Eumenide cessa d'irriter ses serpens ,
» Et Cerbère retint ses triples hurlemens .
A
» Déjà l'heureux Orphée est vainqueur du Ténare ;.
>> Il ramène Eurydice , échappée au Tartare :
>> Eurydice le suit; car un ordre jaloux
>> Défend encor sa vue aux yeux de son époux.
:
pdreotjoe.ie.
fait? Quel transport
>> Mais , o d'un jeune amant trop aveugle imprudence !
>> Si l'Enfer pardonnoit , ô pardonnable offense !
» Orphée impatient , troublé , vaincu d'amour,
» S'arrête, la regarde etlaperd sans retour.
» Plus de trève : Pluton redemande sa proie.
>> Trois fois le Styx avare en murmure
>> Mais elle : « Ah! cher amant, qu'as-tu fait?
>>Etnous trahit tous deux, et me rend à la mort ?..
» Déjà le noir sommeil flotte sur ma paupière ;
» Déja je ne vois plus tes yeux ni la lumière :
>> Orphée, un Dieu jaloux m'entraîne malgré moi ,
> Et je te tends ces mains qui ne sont plus à toi !
>> Adieu ! » L'ombre s'exhale . Orphée , au noir rivage
>> Poursuit , embrasse en vain la fugitive image.
>> Mais comment repasser le brûlant Phlégéthon ?
>>> Comment fléchir deux fois l'inflexible Pluton ?
>> Quels pleurs ou quels accens lui rendroient son épouse ?
» L'ombre pâle est déjà dans la barque jalouse .
>> Sur les bords du Strymon, déplorant ses revers ,
>> Orphée erra sept mois sur des rochers déserts.
» Aux tigres , aux forêts , il conta ses disgraces :
>>Les tigres , les forêts gémirent sur ses traces .
>> Telle, pleurant la nuit , sur un triste rameau ,
>> Ses fils , sans plume encor , ravis dans leur berceau ,
>> Philomèle , au milieu des forêts attentives ,
>>Traîne ses longs regrets en cadences plaintives .
"Ah! depuisqquu'Eurydice est ravie a ses feux,
>> Nul aammoouurr,, nul hymen ne flatte plus ses voeux.
» Son désespoir l'égare : il franchit, dans sa course ,
>>Ces monts affreux où luit te char glacé de l'Ourse .
>> Il pleuroit ses amours , hélas ! deux fois trahis ,
>>Quand tout-à-coup , o rage ! o forfaits inquis !
٦
G
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
>> Les Bacchantes en foule , assiégeant le Riphée ,
>> De leurs jalouses mains déchirèrent Orphée ;
>> Lui percèrent le coeur de leurs thyrses sanglans ;
>> Et semèrent au loin ses membres palpitans !
» Dans l'Hèbre impétueux sa tête fut jetée ;
>> Mais , tandis qu'elle erroit sur la vague agitée ,
>> Ses lèvres qu'Eurydice animoit autrefois,
› Et sa langue glacée et sa mourante voix ,
>> Sa voix disoit encor, ô ma chère Eurydice !
Et tout le fleuve , au loin, répétoit Eurydice ! »
A ces mots , tout-à-coup élancé dans les mers ,
Protée a disparu sous les flots entr'ouverts .
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
CHANT LYRIQUE
Exécuté, le 2janvier 1807, sur le Théatre de l'Académie
Impériale de Musique.
Musique de MM. Lesueur et Persuis.
UN POÈTE.
Récit.
REPRENDS ta lyre , Polymnie !
D'autres exploits veulent d'autres concerts ;
Rivaux de gloire et de génie ,
Que les prêtres de l'harmonie
Des travaux du Grand-Peuple instruisent l'univers.
CHOEUR.
Ils avoient oublié les rapides conquêtes
De nos braves victorieux ;
Et du géant du Nord les cris injurieux
Menaçoient l'éclat de nos fêtes.
Deson trônede gpllaaccee , à pas précipités ,
Il descendoit , levant la lance des batailles,
Et son orgueil rêvoit les funérailles
Denos bataillons indomptés .
UN POÈTE.
Air.
Hommage aux enfans de laGloire,
Aux protecteurs de nos foyers !
Que les amans des Filles de Mémoire
D'une palme immortelle ornent leurs fronts guerriers
Une même ardeur les dévore :
Les foudres , remis en leurs mains ,
N'attendent , pour gronder encore ,
Quele signalduchefqui commande aux destins.
JANVIER 1807 . 55
CHOEUR .
Vainqueurs des temps et de l'espace ,
Et des saisons et des frimats ,
Ils marchent : leur bouillante audace
Appelle l'heure des combats.
Elle sonne: l'aigle déploie
L'éclair de son vol souverain ;
Etdéjà ses serres d'airain
Déchirent les flancs de sa proie.
UN GUERRIER,
Récit.
Lesvoilà ces drapeaux contre nous alliés ,
DeBellone etdujour si long-temps oubliés !
Naguère leur pompe flottante
Insultoit à nos légions.
Brisés par une main puissante ,
Dela plaine soumise ils couvrent les sillons,
CHOEUR .
Reconnoissance d'âge en âge
A notre indomptable César !
Notre force est dans son courage ;
La Victoire, conduit son char.
Comme une vapeur matinale
Aux regards du soleil s'enfuit ,
Devant sa marche triomphale
Tout obstacle s'évanouit.
Vous que chérit la Renommée,
Guerriers audacieux ,
La Gaule attentive et charmée
Vous dispense ses voeux.
Vos noms , attendus par l'histoire ,
Vivront sur un autel :
Qui tombe aux champs de la Victoire ,
Se relève immortel.
UN POÈTE.
Elle a fui cette illustre et mémorable année
Qu'entourent des faits éclatans ;
Mais elle n'ira point , par Saturne entraînée ,
Se perdre dans l'oubli des temps.
Unnouveau lustre attend celle qui lui succède :-
Puisse-t-elle en son cours , prodigue de bienfaits,
Voir le héros à qui tout cède
Consoler l'univers , et lui rendre la paix !
CHOEUR GÉNÉRAL .
O temple des héros , ouvre ton sanctuaire ,
Consacré par César, la patrie et l'honneur !
Apprends aux nations quel auguste salaire
Un prince magnanime accorde à la valeur.
Tu porteras unnom , symbole de la Gloire ;
Tu recevras les dépouilles de Mars ;
Et les palmes ddee llaaVictoire
Suniront,dans ton sein, aux palmes des beaux-arts .
BAOUR- LORMIAN.
56 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
1
REDOUTÉ des humains ,desiré tour- a-tour,
20
Je porte dans leurs coeurs la crainte et l'espérance.
Pour moi, l'active prévoyance
Les fait travailler nuit et jour.
Mais , tel estmon destin , j'expire avant de naître ,
Et l'homme meurt sans me connoître.
LOGOGRIPHE.
J'AI quatre pieds avec ma tête,
Et je n'en ai plus sans ma tête ;
Couvert de poil avec ma tête ,
Et nu comme un ver sans ma tête ;
J'ai des cornes avec ma tête ,
Et je n'en ai point sans ma tête;
Je coûte cher avec ma tête ,
Et peu de chose sans ma tête;
Je suis très- fort avec ma tête ,
Mais très-délicat sans ma tête ;
Souvent très-gras avec ma tête ,
Et toujours maigre sans ma tête ;
Je puis courir avec ma tête ,
Je suis immobile sans tête;
Onm'adora jadis avec ma tête ,
F
Et jedonnai le jour à deux Dieux sans ma tête.
C'est assez te casser la tête :
Si je te suis offert avec ou sans ma tête ,
Prends-moi toujours , lecteur, avec ma tête.
CHARADE.
Un musicien fait mon premier ;
Plus d'un aussi fait mon dernier ;
Dieu seul peut faire mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Souris.
Celui du Logogriphe est Brochet , où l'on trouve broche, roche.
Celui de la Charade estBal- lot.
JANVIER 1807 . 57
:
Traité élémentaire de Physique ; par M. l'abbé Haüy ,
chanoine honoraire de l'Eglise de Paris , membre de la
Légion-d'Honneur, de l'Institut des Sciences et Arts , professeur
de minéralogie au Muséum d'Histoire naturelle, etc.
Seconde édition , revue et considérablement augmentée.
Deux vol. in-8°. Prix : 12 fr. , et 15 fr. par la poste. AParis ,
chez Courcier et le Normant.
On sera peut-être étonné d'apprendre que depuis quelque
temps l'étude de la physique étoit extrêmement négligée , et
qu'il s'est fait tout-à-coup dans les rangs de ceux qui la cultivent
un vide immense , qu'on n'a plus aucun moyen de
remplir. J'entends dire que , lorsque la mort vient à frapper
unde nos physiciens célèbres , on a de la peine à lui trouver
un successeur qui soit vraiment digne d'occuper sa place. Je
l'entends dire , et j'en serois surpris , si je n'étois accoutumé à
rencontrer dans les méthodes modernes d'éducation les absurdités
les plus évidentes , et , par une suite naturelle , à
trouver aussi dans leurs conséquences les contradictions les
plus singulières. Car , enfin , puisque les mathématiques et la
chimie ne sont bonnes, ne sont utiles , que par les applications
qu'on en peut faire continuellement à l'étude de la
nature, on devoit s'attendre qu'un siècle si fécond en géomètres
et en chimistes ne le seroit pas moins en bons physiciens.
Mais il en a été autrement : dans l'étude de la nature
et de ses lois , comme dans celle des hommes etdes lois qui
doivent les régir , on s'est borné à des théories ; et , heureusement
pour les sciences, ces théories n'y ont pas produit la
même confusion que dans la société. Ce qu'il y a de vrai ,
c'est que nos modernes savans , comme nos modernes philosophes
, ne se sont distingués que par des abstractions , et que
les instrumens qu'ils ont su le mieux manier sont la règle ,
le compas , le niveau.
Il étoit temps que la véritable étude de la nature reprît ,
dans l'enseignement public , le rang qu'elle n'auroit jamais
dû perdre. Sur-tout, on doit voir avec plaisir que le soin de
composer un Traité élémentaire de cette science ait été confié
àunhomme aussi éclairé , et ( je ne le dis pas sans motif) ,
aussi religieux que M. Haüy. Depuis un assez grand nombre
d'années, ce qui nous restoit de physique étoit livré à des
chimistes, qui ne voient les principes des choses que dans les
sels ou les gaz , àdes jeunes gens qui avoient pris leurs leçons ,
58 MERCURE DE FRANCE ;
ou à des vieillards qui en avoient reçu de plus dangereuses
encore. Enfin , voici un auteur accoutumé à considérer la
nature en grand , un vrai philosophe dont la piété est aussi
connue que la science , et qui , lorsqu'il voudra trouver la
cause première de tout, n'ira certainement pas la chercher
dans les fourneaux des chimistes .
Lorsque ce Traité élémentaire de physique fut publié , il y
atrois ans pour la première fois , on s'empressa de le faire
connoître au public. Ce n'est pas que dans cet ouvrage , spécialement
consacré à la littérature , on se croie obligé de parler
de tous les bons ouvrages qui paroissent de temps en
temps sur les sciences , c'est qu'un Traité élémentaire de
M. Haüy méritoit , par ce titre seul , une distinction particulière.
Il est beau de voir un homme que ses travaux , dans un
autre genre, ont placé parmi les savans les plus illustres de
l'Europe , abandonner les hauteurs de la science qu'il cultive
avec tant de gloire , descendre jusqu'à des élémens , et les
exposer à de simples élèves avec le même soin , le même intérêt
qu'il est accoutumé de donner aux spéculations les plus
élevées. C'est ainsi que , dans le siècle de Louis XIV , Boileau
traduisoit pour les jeunes littérateurs le Traité du Sublime ,
que Lancelot et Arnaud composoient des traités de grammaire
, et que l'on vit quelquefois ces pieux solitaires , qui
ont rendu le nom de Port-Royal si fameux , mettre en commun
leurs talens et leurs lumières , pour donner à des vérités
utiles un peu plus de clarté , et les abaisser à la portée des
enfans. Grand exemple que le siècle du génie a donné à celui
qui s'est appelé le siècle de la raison , et dans lequel pourtant
la raisonne brilloit pas moins que le génie!
En effet , ce seroit une grande erreur de penser qu'un bon
Traité élémentaire pût être l'ouvrage d'un homme médiocre.
Il faut posséder toutes les parties de la science ; il faut , pour
ainsi dire , s'être élevé au-dessus d'elle , et en dominer toutes
les hauteurs , pour bien savoir quels sont les points principaux
vers lesquels on doit diriger les élèves, et sur-tout pourbien
voir toutes les routes qui y conduisent , et être toujours sûr
d'avoir choisi les meilleures. Et cependant quand on a fait ce
choix, on n'a rien fait encore : car ici le succès dépend moins
des choses que l'on enseigne , et de la manière dont on enseigne
chacune de ces choses en particulier , que du talent de les enchaîner
et de les faire naître en quelque sorte les unes des
autres. C'est cette méthode générale , bien différente de la
méthode particulière avec laquelle on développe chaque
partie , qui est le plus grand mérite des livres de science ,
qui est undes plus beaux que puissent avoir les livres d'a
JANVIER 1807 . 59
grément , et qui malheureusement en est devenu le plus rare.
Or cet ordre admirable , au moyen duquel il peut arriver que
toutes les vérités , dont la réunion forme une science ou un
art , se présentent comme une vérité unique , dont l'expression
seule a varié ; cet ordre , qui est toujours le résultat d'un
très-long travail , quelquefois même celui du génie , n'est pas
seulement un des plus grands et des plus beaux mérites d'un
livre élémentaire; il en est une qualité indispensable. Ce n'est
donc qu'à des hommes extrêmement distingués par leurs connoissances
, par leur zèle , ou par leurs talens , qu'il appartient
decomposerde tels ouvrages ; et on peut dire qu'à ce titre seul ,
c'est à M. Haüy qu'il convenoit de faire le Traité élémentaire
de physique à l'usage des Lycées. Certes , quand on voit le
Gouvernement inviter de pareils hommes à seconder les efforts
qu'il fait pour épurer l'instruction publique , et quand on les
voit répondre à son invitation par de pareils livres , il est
permis de croire au retour des bonnes méthodes , des bons
principes , et de ne pas désespérer de l'éducation .
Onme prévient : le nom de M. Haüy ne rappelle pas seulement
les talens et la science , il rappelle aussi la piété , la
modestie , l'inaltérable douceur, toutes les vertus qui inspirent
la confiance. On ne sera donc pas surpris que, chargé d'exposer
les principes de la science de la nature , il ait commencé par
déclarer, dans sa préface , que la nature c'est Dieu ou la
collection des ouvrages de Dieu , et que les lois de la nature
nesontautres que celles de soft créateur. C'est encore ainsi que
Boileau est devenu non moins célèbre par la franchise de ses
principes religieux que par son talent pour la poésie , et que
Racine , même en faisant Athalie et Phedre , se glorifioit
toujours d'être un des plus fidèles disciples de Port-Royal ;
c'est ainsi que , jusque dans les commencemens de ce dixhuitième
siècle qui depuis est devenu si fameux par son
impiété , tous les livres d'éducation inspiroient le respect pour
ces vérités saintes qui doivent toujours occuper la première
place dans l'enseignement public. Car, alors Voltaire et ses
disciples ourdissoient déjà , je l'avoue , leurs complots contre
la vérité ; déjà se levoit , sur l'horizon de la France , cette
comète aux regards funestes , qu'on a ensuite appelée la philosophie;
mais l'enseignement de la jeunesse n'étoit encore
confié qu'à des hommes tels que Rollin , ou à des hommes
dignes de lui être associés ; et le flambeau de la religion
brilloit du moins de tout son éclat dans les écoles publiques.
Autres temps , autres moeurs. Nous avons bientôt vu les philosophes
, devenus plus audacieux , adresser leurs poisons à
l'enfance elle-même ; nous avons vuDiderot et Condorcet ,
60 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
,
avec une réputation déjà souillée par tant d'ouvrages , réussir
à se faire écouter , lorsqu'ils parloient de l'education ; et ,
pour tout dire enfin, nous avons vu la méthode de Jean-
Jacques remplacer celle de Rollin. Il a paru dans ces dervières
années plus de livres pour la jeunesse que tous les
siècles précédens n'en avoient produit; et ces livres , tous
jetés dans le même moule , ont constamment allié à des
méthodes plus ou moins ridicules des principes plus ou moins
dangereux. Ilya des Elémens des sciences , même desElémens
degrammaire, même des Elémens de morale qui ne semblent
faits que dans l'intention de répandre , avec plus de sûreté
des erreurs impies. On diroit que les novateurs , non-contens
du mal qu'ils avoient fait à la génération présente , jaloux en
quelque sorte de perpétuer leur crime , avoient voulu corrompre
d'avance la génération qui s'élevoit , lui transmettre
le soin de corrompre à son tour les générations futures , et
et par ce moyen ensevelir dans la honte impérissable et la
dégradation universelle , leur propre honte et leurs excès. Il
seroit temps de faire justice de tous ces livres, et de renvoyer
dans leurs ténèbres ces grands propagateurs de lumières , qui,
entre toutes les vérités qu'ils publient, n'omettent jamais que
celles qu'il importe avant tout de connoître ; il seroit temps
que tous les savans et les gens de lettres déclarassent franchement
leurs principes ; que les uns abjurassent leurs erreurs ,
et que les autres ne craignissent plus de se prononcer hautement
dans ce grand procès qui se juge , dit-on , actuellement
en Europe , entre la philosophie et la religion , et qui , selon
moi , est heureusement déjà jugé : c'est ici l'intérêt de tous
les pères , c'est celui de tous les hommes , celui de toutes les
vies , de toutes les propriétés : car on ne sait ce que peut
devenir une génération élevée tout entière dans les principes
de l'athéisme , ou , ce qui revient au même, dans l'oubli de
toute religion. Encore aujourd'hui l'erreur a ses chaires , où
elle professe publiquement; je dis publiquement , car elle
n'exclut des asiles où elle s'est réfugiée , que ceux qui pourroient
y porter la lumière , et exposer sa laideur au grand
jour : si le venin ne coule plus, comme autrefois , par torrens
, il coule toujours ; du milieu de Paris , il s'étend dans
toute la France; et de la France , dans toute l'Europe ; il
circule sourdement dans toutes les veines. Il seroit donc temps
qu'au moins les saváns et les gens de lettres qui ont été invités ,
comme M. Haüy, à composer des ouvrages pour l'instruction
de la jeunesse , suivissent en tout son exemple; et j'aime à
croire qu'ils l'ont fait ου qu'ils le feront. Cependant , il
faut le dire encore à lahonte de notre siècle ; il faut le dire ,
JANVIER 1807 . 61
ne fût-ce que pour montrer toute la profondeur de la plaie
qu'il s'agit de guérir : je ne crois pas que cette préface ou
M. Haüy a osé parler de Dieu , ait contribué au succès de
son ouvrage , et je ne serois pas étonné qu'elle y eût nui.
Cet ouvrage étoit bon : je ne croyois pas qu'il pût devenir
meilleur. Mais les hommes d'un vrai talent sont- ils jamais
contens de ce qu'ils ont fait? Ils font bien, ils veulent mieux
faire ; et lorsqu'ils sont parvenus à ce mieux qu'ils voyoient ,
et que des auteurs médiocres n'auroient pas vu , il y en a
toujours un autre qu'ils voient encore , vers lequel ils se
croient obligés de tendre , et qu'ils ne se flattent jamaisd'avoir
atteint. C'est ainsi que M. Haüy , même après avoir refondu
son ouvrage , craint encore den'y avoir pas assez approfondi
certaines vérités , ou de ne les avoir pas présentées sous le
jour le plus favorable , pour en faciliter l'accès. Qu'il se
rassure : ceux qui liront cette nouvelle édition de son Traité
de Physique , trouveront qu'il ne laisse rien à desirer ; et s'il
leur reste un regret , ce sera que l'auteur lui ait sacrifié des
momens qu'il pouvoit mieux employer pour sa gloire. Car
il faut l'avouer encore , la gloire que procurent les bons
livres élémentaires , est loin d'être proportionnée à la peine
qu'ils donnent , et à l'utilité dont ils sont ; et on peut dire que
leurs auteurs méritent d'autant plus de reconnoissance, qu'en
les composant, ils sont sûrs d'en recueillir très-peu. Essayons
de donner une idée des difficultés que M. Haüy a dû surmonter
pour conduire celui-ci à la perfection.
Il n'en est pas de la physique comme des sciences exactes :
dans celles-ci toutes les vérités s'engendrent les unes les autres ,
et ont entr'elles une connexion si étroite , que l'on n'a presque
rien à faire pour en assujétir toutes les grandes divisions à
unordre rigoureux.De là vientque les jeunes gens eux-mêmes,
en transcrivant leurs leçons , font des élémens de géométrie ,
ou d'algèbre , non pas aussi clairs, ni aussi bien développés ,
ni aussi complets , mais à-peu-près aussi bien ordonnés que
pourroient le faire nos Lagrange , nos Laplace. Et de là vient
peut- être aussi que , dans ces dernières années , nous avons
été inondés de tant d'Elémens de mathématiques qu'on ne
peut pas dire absolument mauvais , mais qui ne sont en effet
que des ouvrages de bons écoliers qui se croyoient des savans ,
parce qu'ils avoient appris à aligner régulièrement des a et
des x. Dans laphysique , au contraire , toutes les parties sont
collatérales; il y a toujours quelque chose d'arbitraire dans
l'ordre qu'on suit en les enseignant , et , par conséquent ,
quelque chose qui demande beaucoup d'expérience et de réflexion.
Lorsqu'on a exposé les propriétés de la matière, et les
62 MERCURE DE FRANCE ;
vérités qui en dépendent , quelles raisons y a-t-il pour déves
lopper les propriétés de l'eau plutôt que celles de l'air, et les
phénomènes du magnétisme plutôt que ceux de l'électricité
ou de la lumière ? Il y en a sans doute , et ce n'est pas au
hasard que M. Haüy s'est déterminé à suivre cet ordre ; mais
ces raisons me sont pas à la portée de tout le monde. Il faut
posséder bien parfaitement toutes ces parties de la physique ,
pour savoir aussi bien en quoi l'étude des unes peut faciliter
l'étude des autres , et pour disposer son ouvrage de manière
que la fin serve encore à en graver dans la mémoire le commencement
et le milieu.
Outre cet embarras qui tient à la nature de la physique ,
les auteurs de livres élémentaires en rencontrent maintenant
unautre qui tient a la nature des observations que l'on a faites
dans ce siècle. Cette science , dit-on , a fait de nos jours de
très-grands progrès ; j'aimerais mieux que l'on dit de nombreux
progrès ; c'est-à-dire , qu'on a fait ou cru faire une
multitude de découvertes , qu'on peut appeler toutes curieuses
, parce qu'en effet elles ne sont pas plus importantes
les unes que les autres , et qu'il seroit difficile d'indiquer celle
qu'il convient de développer la première, et qui est digne
d'arrêter le plus long-temps l'attention des jeunes gens. Il arrive
de là que les accès de la physiquesont embarrassés d'une foule
de petites vérités , sur lesquelles les anciens auroient fait
main-basse , mais que nous sommes obligés de ménager par
la seule raison qu'elles sont nouvelles , et sur- tout parce que
l'objet qu'on se propose aujourd'hui en étudiant une science ,
bien différent de celui qu'on se proposoit autrefois , n'est
pas de s'instruire , mais de se mettre au courant de l'instruction
des autres , d'entendre ce que l'on dit , et de se mettre
en état de parler de tout. On sent combien cette nécessité de
donner au moins une idée de toutes ces découvertes , doit
contribuer à grossir les livres élémentaires , et , par conséquent
, à les rendre moins bons ; et qu'un auteur aussi sage
que M. Haïy a beaucoup à faire , lorsqu'il veut contenter
tout à la fois sa propre sagesse et le goût public.
Ajoutons que la démonstration de ces découvertes dépend
quelquefois d'expériences assez délicates pour que nos savans
ne soient pas toujours sûrs d'y réussir ; et qu'ici la preuve est
toujours si fugitive , qu'après avoir long-temps raisonné , et
le plus clairement qu'on peut , on n'est pas bien sûr d'avoir
prouvéquelque chose. J'en pourrois donnerpour exemple cette
fameuse décomposition de l'eau , dont on a tant fait de bruit ,
et dont j'ai vu des hommes , d'ailleurs très-instruits , douter
JANVIER 1807. 63
encore ," même après que tant de chimistes croient l'avoir si
bien démontrée. Je ne nie point ce fait , mais je ne puis
m'empêcher de faire observer que M. Haüy s'y est très-peu
arrêté. Je ne nie point non plus que nos modernes savans
n'aient fait faire à leur science beaucoup de pas , pourvu
qu'on avoue que ce sont des pas encore mal assurés ; quelquefois
même des pas si petits , qu'en vérité il faut plus
d'adresse pour marcher après eux dans les routes qu'ils
tracent avec tant de patience , qu'il n'en coûtoit autrefois
d'efforts pour suivre les Newton et les Descartes dans les hauteurs
où leur génie les élevoit. La physique , telle que ces
grands hommes nous l'avoient transmise , pourroit se comparer
à une forêt immense , percée de grandes routes , auxquelles
aboutissoient de petits sentiers : dans cette forêt , on
savoit toujours quels chemins on devoit d'abord suivre ; et
lors même qu'on s'y égaroit , on pouvoit du moins calculer
l'étendue de son erreur , et revenir quand on vouloit sur ses
pas. Telle que les modernes nous l'ont faite , c'est un tortueux
labyrinthe , où l'on ne sait jamais de combien on s'est avancé
vers la vérité , si tant est qu'on marche vers elle ; et ce qu'ily
a de pis , c'est que les erreurs n'y sont pas moins vastes et pas
moins à craindre que dans la forêt. La folie des conséquences
que plusieurs de nos physiciens et de nos chimistes ont voulu
tirer de leurs découvertes , les met à cet égard hors de pair
avec ceux des anciens qui ont imaginé les systèmes les plus
absurdes.
En développant les découvertes modernes , comme en expliquant
cellesdes anciens , M. Haüy a un avantage que les
auteurs élémentaires n'ont ordinairement pas : c'est que ,
placé par ses connoissances au rang des plus illustres savans de
l'Europe , il a pu s'entretenir avec eux, être témoin de leurs
recherches , recueillir de leur propre bouche les résultats de
leurs observations , et les consigner dans son ouvrage avec la
plus grande fidélité. Mais comme il est aussi en état de les
bien juger , on doit s'attendre qu'il ne les y aura consignés
qu'avec cette réserve qui convient à l'homme sage ; qu'il
se sera moins extasié que tant d'autres sur beaucoup de nouvelles
observations , qui , jusqu'à présent du moins , n'ont
pas été fécondes en grands résultats ; et que , par exemple ,
en parlant de cette nouvelle manière d'électriser , qu'on
appelle le galvanisme , il se sera bien gardé de la présenter
comme un moyen de ressusciter les morts.
Je dirois presque que c'est aussi avec les Newton qu'il s'est
entretenu, avant que d'entreprendre de nous développer leurs
magnifiques systèmes. Car des hommes tels que lui ne vont
64 MERCURE DE FRANCE ;
1
pas chercher dans des Elémens de physique de quoi composer
denouveaux Elémens : lorsqu'ils daignent s'abaisser jusqu'à
faire , comme tant d'autres , des livres avec des livres , c'est
dumoins avec les meilleurs qu'ils les font. Ils remontent à la
source : c'est dans les ouvrages des grands hommes qu'ils vont
s'instruire de leurs pensées ; et comme ils sont à-peu-près les
seuls qui puissent toujours se flatter de les bien entendre , ils
sontaussi les seuls qui nous les transmettent avec une exactitude
sur laquelle on peut toujours compter. Il ne sera peut-être
pas inutile de rappeler ici que Voltaire , qui se glorifioit
d'avoir été le premier, enFrance, à parler des expériences de
Newton sur la lumière , nous les avoit très-mal fait connoître.
Selon lui , Newton avoit démontré qu'un rayon de lumière se
décomposoit en sept rayons ( ni plus ni moins ) différemment
colorés. Il se trouve maintenant que Newton a démontré tout
autre chose , c'est-à-dire , qu'un rayon de lumière se compose
d'une infinitéde rayons , dont les nuances vonten s'affoiblissant
par des dégradations insensibles , depuis le rouge jusqu'au violet.
« Newton , dit M. Haüy , s'exprime à cet égard dans les
>>termes les plus clairs , quoiqu'à en juger par l'exposé que la
>> plupart des physiciens ont fait de sa théorie , il semble n'a--
>> voir admis dans la lumière que sept couleurs bien tranchées,
» qui se succèdent entr'elles par un passage subit. » Mais
pourquoi la plupart des physiciens ont-ils si mal exposé la
théorie de Newton ? C'est que probablement ils avoient puisé
leur science dans les Elémens de Voltaire , qui tenoit la sienne
de quelque poète aussi bpoonnphysicienqquuee lui; et de poète en
poète, d'Elémens enElémens,l'erreur s'étoit transmise jusqu'à
ce que M. Haüy soit venu nous faire connoître la vérité
qu'il a puisée dans les ouvrages même de Newton. A cette
occasion , nous ferons remarquer avec M. Hauy, qu'une the
n'est pas un système , et qu'il y a entre l'une et l'autre cette
grande difference , que par un système on annonce la prétentiond'expliquer
les choses, au lieu que par une théorie on se
propose seulement de les lier entr'elles. C'est donc bien à tort
qu'on oppose encore tous les jours le système de Newton à
celui de Descartes : car , à proprement parler , Newton n'a
jamais eu de système. Il calcula les mouvemens des astres : il
vit que tout se passoit dans le ciel , comme si les planètes tendoient
les unes vers les autres ; il supposa donc que cette tendance
existoit , parce qu'elle lui fournissoit un moyen de lier
àun fait unique les résultats de ses calculs. Mais il ne donna
point sa supposition pour une vérité ; il prétendit encore
moins que la gravitation fût , comme l'assure Voltaire , une
propriété inhérente à la matière ; elle est tout au plus
theorie
un
fait
I
:
JANVIER 1807 . 65
fait particulier , dépendant peut-être lui-même d'un fait plusLA
SEINI
général , qui nous est encore inconnu , et dont la decouverte
est réservée aux Newton futurs. Quand ce nouveau fait nous
aura été révélé , nous ne saurons pas mieux pourquoi les corps
tendent les uns vers les autres ; seulement , la théorie embrassera
probablementdans son ensemble un plus grand nombre de
faits particuliers; elle sera plus vaste , et par consequent plus
utile, en ce qu'elle sera plus propre à soulager la mémoire
en l'aidant à classer et à mettre en ordre une plus grande quen
tité d'observations. C'est ainsi que se forment presque toutes
les sciences : on observe , on classe , on dispose. Mais il est
bon d'apprendre aux ignorans que tout ce qu'on appelle des
découvertes ne consiste jamais qu'en de nouvelles observations
; qu'on devient plus riche en faits , sans en mieux connoître
les causes ; et qu'après avoir bien étudié et bien compris
les plus savantes théories , on ne sait encore la raison de
rien. Il faut répondre aux hommes simples , qui demandent
aux savans l'explication de tout , que la science , comme ils
l'entendent , n'appartient qu'à Dieu seul , et qu'il n'y a point
d'apparence que nous lui arrachions jamais son secret.
Voltaireditquelque part dans une de ses lettres, qu'un jour
en soufflant son feu , il s'avisa de chercher pourquoi il produisoit
de la flamme ; qu'il demanda l'explication de ce fait à
de très-savans physiciens , et qu'aucun n'ayant su lui répondre ,
il avoit pour jamais renoncé à l'étude de la physique. Cette
plaisanterie est peut- être assez bonne ; mais sa question étoit
d'unhomme qui , malgré ses Elémens de Newton qu'il avoit
déjà publiés , ne savoit pas même en quoi consiste la physique.
Il demandoit un système. , parce qu'il n'étoit peut-être
pas en état de comprendre une théorie ; et c'est pour cela
mêmeque personne ne lui répondit. Car il est bien vrai qu'on
•ne sait pas pourquoi en soufflant son feu on produit de la
flamme; comme on ignore aussi pourquoi un corps organisé
d'une certaine manière , produit dans nos yeux la sensation
du rouge ou du bleu ; mais il y a des faits généraux
auxquels ces faits particuliers se lient : la véritable science
consiste uniquement dans la connoissance de ces premiers
faits, etdans la manière plus ou moins parfaite d'y lier les
autres.
Notre objet , en faisant ces réflexions , étoit de montrer
combien il est important que les Traités élémentaires des
sciences physiques soient composés par des savans tels que
M. Haüy ; c'est-à-dire par des hommes dont la vue soit assez
étendue pour s'élever jusqu'au fait général , et assez sage
pour n'aller point au-delà : car on le sent bien , ceux qui
E
ユージン
66 MERCURE DE FRANCE ,
vouloient faire une propriété essentielle à la matière de cette
gravitation , qui ne se lie en effet ni à l'étendue , ni à la
figure, ni à aucune des propriétés vraiment essentielles des
corps , avoient l'intention d'en faire conclure que cette matière
inerte pourroit bien avoir encore d'autres facultés qui
lui paroissent , et qui lui sont en effet bien plus étrangères ; par
exemple , celle de penser. Nous aurions atteint notre but,
si nous étions parvenus à fixer sur cet ouvrage l'attention
de tous les pères qui ne sont pas indifférens au choix des
livres qu'ils mettent entre les mains de leurs enfans. Quant
aux professeurs , j'aime à croire que depuis long-temps ceux
des Lycées n'en enseignent pas d'autre.
LeGouvernement, lorsqu'il a confié à M. Haüy le soin de
composer cet ouvrage , a , ce me semble , assez clairement
manifesté l'intention d'empêcher que désormais l'instruction
publique fût livrée aux vents de tous les systèmes et de toutes
les doctrines. Il me reste à dire en quoi cette nouvelle
édition differe de la première.
Beaucoup de science , beaucoup de sagesse , une excellente
méthode , voilà les titres qui avoient déjà valu à ce Traité
les suffrages de ceux qui sont en état d'en juger. De ces trois
qualités , je ne le cache pas, la première est celle que je prise
le moins dans un livre élémentaire ; et si j'osois juger moimême
l'ouvrage d'un auteur tel que M. Haüy , je trouverois
qu'elle y est un défaut : cependant c'est celle qui a le plus
gagné dans cette nouvelle édition. Les articles sur le
calorique et sur le galvanisme , y ont été tellement augmentés,
qu'onpeut les dire entièrement nouveaux ; je ne parle pas
d'une foule d'autres qui ont été totalement refondus , parce
que ces sortes de détails conviendroient peut- être assez peu à
la nature de ce Journal ; mais je ne puis m'empêcher de
citer encore celui des tubes capillaires , où l'on trouve développée,
comme on pouvoit l'attendre du livre le plus savant ,
la plus savante des théories , celle du célèbre Laplace.
Maintenant , je demande par quelle raison un auteur aussi
sage que M. Haüy, un professeur qui connoît si bien la portée
des jeunes gens , et la quantité de science qu'ils sont capables
de recevoir dans le cours d'une année ; par quelle raison ,
dis-je , il a pu se résoudre à accumuler tant de science dans
ces deux volumes ? S'il s'agissoit d'un homme moins modeste
, je dirois qu'il a senti sa force , et qu'il étoit bien sûr
qu'en faisant un livre très-savant , il faisoit enmême temps un
livre très-clair , très-facile à apprendre ; et j'ajouterois qu'il
ne s'est point trompé. Mais ces sortes de raisonnemens n'étant
point à l'usage de M. Haüy, il faut nécessairement supposer
qu'il en a fait un autre.
JANVIER 1807 . 67
Il paroît convenable en effet que dans les cours d'instruc
tion publique , l'étude de la physique n'occupe pas plus d'un
an. On a trop sacrifié aux sciences dans ces dernières années.
L'éducation ne sera vraiment bonne que lorsqu'on en consacrera
, comme autrefois , la plus grande partie à l'étude des
langues et à celle des lettres. Ce sont les lettres qui , dans tous
les temps est dans toutes les positions font l'ornement et la
consolation de la vie ; ce sont les lettres , et non pas les sciences ,
dont l'étude est utile à tous les hommes , même à ceux qui
ne les cultiveront pas dans la suite, parce que c'est d'elles seules
que l'on peut dire , qu'il est impossible d'oublier entièrement
cequ'on a appris d'elles en les cultivant. Je le demande à tous
ceuxqui ont terminé leur éducation à une époque encore
assez peu éloignée de nous , que leur est-il resté de tout ce
fatras d'équations et de séries auxquelles ils ont employé tant
de temps ? Ils ont tout oublié: ces jeunes savans d'autrefois
conviennent aujourd'hui de leur ignorance ; ils ont tout oublié
, ou il leur reste à peine un souvenir confus de tout ce
qu'ils avoient appris. Cependant , si , à cette époque , l'éducation
avoit le défaut d'être trop savante , elle n'avoit pas
celui d'embrasser trop d'objets . On n'étudioit guère alors
que les mathématiques et la chimie : l'histoire naturelle ,
tout importante qu'elle paroissoit , avoit quelque peine ellemême
à trouver une place dans l'enseignement ordinaire , et
à se soutenir contre les agressions de ces deux sciences , qui
dominoient en souveraines sur toute l'éducation. O folie ! on
voyoit des jeunes gens disserter sur les affinités chimiques , et
connoître à peine de nom cette gravitation universelle , dont
les affinités ne sont qu'une conséquence ; on eu a vu qui
s'enfonçoient avec confiance dans lelabyrinthe d'une immense
série algébrique , et qui n'auroient pas su calculer l'effort
d'un levier ou la chute d'un corps pesant. Mais que leur
reste-t-il maintenant , si ce n'est le regret d'avoir sacrifié
leurs plus belles années à s'instruire rapidement de ce qu'ils
ont encore plus rapidement oublié ?
Il n'en seroit pas de même s'ils avoient employé ces mêmes
années à étudier la littérature. Il est possible qu'on ne se
souvienne plus à trente ans des vers de Virgile et d'Horace
que l'on a appris au college; ce qui ne l'est pas , c'est que
l'on soit faché de les avoir appris : car à mesure que l'on
étudioit , le goût se formoit , l'esprit se développoit ; et
certes , un goût pur , un esprit éclairé, une ame élevée , sont
des qualités assez précieuses pour qu'on ne regrette jamais le
temps qu'on a pu employer à se les procurer. En passant par
notre mémoire , ces beaux vers y laissent des traces qui ne
E3
68 MERCURE DE FRANCE ,
s'effacent plus : traces bien plus profondes , et sur-tout bien
plus utiles que celles qu'y peuvent laisser les séries des ma
thématiciens et les analyses des chimistes ! Les premières sont
comme ces sillons que forme le laboureur pour féconder
son champ , et le disposer à porter ses fruits dans la saison
prochaine; les autres sont comme ces ravins formés par les
torrens , qui , lorsque les eaux ont passé , ne découvrent à
l'oeil affligé , qu'un sable aride et une terre stérile .
Je conclus de là que l'étude de la physique , quoique bien
plus importante que celle de la chimie qui n'en est qu'une
partie , et surtout que celle des mathématiques qui n'en
devroit être que la préparation, ne doit pas ordinairement
absorber plus d'une année dans le cours de l'éducation. Mais
il est possible que parmi ces jeunes gens qui sont élevés ensemble
dans les Lycées , il s'en trouve qui soient nés avec
des talens extraordinaires ou avec un goût particulier pour la
science de la nature , et alors ce qui seroit vrai de tous en
général , ne le seroit point pour eux. Il faut que ceux- là puissent
prolonger ces études qu'ils aiment , et que sans entendre
répéter les mêmes choses , ils suivent pendant plusieurs années
les mêmes cours. Je suppose donc que M. Haüy , en composant
son Traité élémentaire , n'a point entendu qu'il fût
tous les ans expliqué tout entier par les professeurs chargés de
ce soin; s'il y a renfermé tant de science , ce n'est point pour
qu'elle fût jetée tout à-la-fois devant des jeunes gens incapables
encore de la recevoir et de s'en nourrir; c'est pour que
les maîtres pussent y trouver de quoi varier leurs leçons , en
ychoisissant chaque année quelques parties différentes , comme
objet principal de l'étude de leurs élèves.
Ace motif, qui est celui de M. Haüy , j'en pourrois joindre
un autre qui auroit déterminé peut-être un auteur moins sage
que lui à faire un livre encore plus savant : c'est que nous
ne sommes point encore parfaitement guéris de nos préjugés
sur tout ce qui concerne l'éducation , et que nous voulons
encore y faire entrer trop de science ; c'est qu'un Traité
élémentaire qui ne renfermeroit en effet que des élémens ,
paroîtroit aujourd'hui un livre insuffisant : les parens et
les professeurs le dédaigneroient , et l'auteur se trouveroit
avoir fait un livre inutile , par cela seul qu'il auroit voulu le
faire très-bon , mais de la bonté qui convenoit à son espèce.
J'espère qu'on me permettra de développer à cet égard ma
pensée ; car si l'instruction qu'on veut donner aux enfans , est
encore aujourd'hui très-savante et si elle l'est tellement
qu'elle en devient pour le moins ridicule; si ce travers est
tellement enraciné, que les meilleurs auteurs ne peuvent s'emJANVIER
1807 . 69
pêcher d'y sacrifier , lorsqu'ils ne veulent pas travailler en
vain , il ne sauroit être superflu d'arrêter l'attention sur les
causesqui ont pu le produire et le perpétuer parmi nous.
Depuis environ une vingtaine d'années , l'éducation a changé
d'objet. Autrefois , lorsqu'on apprenoit à un enfant les élémens
de physique et de géométrie , c'étoit moins pour en
faire un physicien ou un géomètre , que pour essayer son
goût, et savoir s'il étoit appelé par la nature à cultiver un
jour ces sciences avec quelque succès. On se bornoit donc à
lui en montrer les premiers principes; on le mettoit , pour
ainsi dire , sur la route : c'étoit à lui-même à s'y avancer s'il
pouvoit. Après ces premières études , qu'on regardoit comme
indispensables , on n'étoit pas instruit ,on étoit encore moins
savant; mais on avoit ce qu'il falloit pour pouvoir avec du
talent et de la bonne volonté le devenir par ses propres
efforts. Tel étoit en général l'objet qu'on se proposoit : c'étoit
moins d'instruire les jeunes gens que de leur apprendre
à s'instruire ; l'éducation qu'on leur donnoit n'étoit que le
commencement , ou , pour parler avec plus d'exactitude , que
la préparation de celle qu'ils devoient se donner à eux-mêmes .
Après cela , si ces premières études n'étoient suivies d'aucune
autre dans le même genre , le temps qu'on leur avoit consacré
n'étoit pas perdu . On n'avoit aucun motif de regretter
quelques jours , quelques mois qu'on avoit sacrifiés aux principes
généraux des sciences : car ces principes ont sur les
détails savans , dont on s'occupe aujourd'hui, un avantage
immense ; c'est qu'ils se gravent aisément dans la mémoire ,
qu'on les oublie rarement , et qu'enfin il y a peu de professions
dans la société auxquelles ils ne soient plus ou moins utiles.
Il n'y a plus de raisons pour qu'on suive la même route.
Maintenant , il faut instruire les jeunes gens , si on peut ;
mais il est inutile de leur apprendre à s'instruire : car c'est
de toutes les sciences celle qu'ils seront le moins tentés de
mettre en pratique. Quelles sont en effet les professions où
l'on s'avance à l'aide du travail et du temps ? Dans cet état
d'oscillation et d'incertitude où la révolution a jeté tous
les hommes de ce siècle , et les jeunes gens encore plus
que les hommes , quel motif peut les porter à étudier et à
travailler , lorsqu'ils n'ont plus à côté d'eux un père ou un
maître qui leur recommande continuellement le travail et
l'étude? Ce sont alors d'autres recommandations qu'on leur
fait; et celles-ci ne s'accordent guère avec les premières :
s'enrichir , s'avancer et le plus rapidement qu'on peut ;
voilà le but qu'on leur montre , vers lequel ils dirigent tous
leurs efforts. Or , on ne peut se dissimuler que le travail et
,
BIBL. UNIV,
3
70 MERCURE DE FRANCE ,
l'étude ne sont pas les moyens les plus propres à procurer ni
un avancement rapide , ni des richesses considérables .
Il faut espérer qu'à mesure que les diverses professions
acquerront plus de fixité , il s'établira aussi par l'usage de
nouveaux moyens de s'y avancer , et qu'alors , comme on
comptera sans doute pour quelque chose l'instruction néces
saire pour les bien remplir , les jeunes gens travailleront avec
ardeur à se la procurer. Mais dans ce moment même , où la
société se dispose à prendre une assiette plus ferme et plus
constante , on ne sauroit blâmer les pères qui veulent donner
à leurs enfans une éducation très-savante : car ils savent bien
qu'une fois cette éducation finie , leurs enfans n'apprendront
plus rien. Que faire donc ? Former des voeux pour que le
bien se consolide ; mais en attendant ne cesser d'avertir qu'un
enfant à qui on veut apprendre tout à- la-fois , et avec la
plus grande perfection les lettres , tous les beaux- arts et toutes
les sciences , finit presque toujours par être unhomme trèsignorant
; que des études trop vastes ne sauroient être à son
âge de bonnes études ; et qu'enfin l'éducation ( et je ne parle
pas de l'éducation morale ) est très-loin d'être encore ce
qu'elle deviendra sans doute, si on continue de s'en occuper ,
• et sur-tout de faire travailler pour elle des auteurs aussi savans
, aussi sages , aussi religieux que M. Haüy.
GUAIRARD.
La Manie de Briller, comédie en trois actes et en prose,
par M. Picard ; représentée , pour la première fois , sur le
Théâtre de l'Impératrice, le 23 septembre 1806. Prix : 1 fr.
80 c. , et 2 fr. 20 c. par la poste. A Paris , chez Martinet,
libraire , rue du Coq, nº 15 ; et chez le Normant.
Il est à remarquer qu'aux premières représentations des
pièces de M. Picard , on se récrie presque toujours contre la
trop grande vérité de ses tableaux. On trouve qu'il ne présente
pas des moeurs assez nobles , qu'il s'occupe de travers trop communs
; et quelques personnes ayant la franchise de se reconnoître
dans ses peintures , l'accusent de les avoir eues en vue
dans ses conceptions. Toutes ces critiqnes sont autant d'éloges .
:On les adressoit aussi à Molière , qui n'avoit pas plus que
M. Picard l'intention de tourner en ridicule tel ou tel indie
vidu; mais qui , ayant fait une étude profonde des moeurs
de son siècle , saisissoit les travers les plus cachés , les forçoit
JANVIER 1807 : 71
à se découvrir; et, dans quelques traits composant l'ensemble
de ses caractères , ne pouvoit manquer de rencontrer souvent
la physionomie morale de quelqu'un qu'il n'avoit peut- être
jamais vu.
Molière , en réfutant les critiques qui lui étoient adressées
par ceux qui se plaignoient de la grande fidélité de ses peintures,
a donné la meilleure définition qui existe peut-être de
la véritable et bonne comédie. Dans un ouvrage où il se croit
obligé de faire son apologie , il met sa défense entre les mains
d'un de ses camarades ( Brécourt ). Ce comédien répond à
deux marquis qui prétendent trouver la clef des caractères
tracés par Molière :
<<Vous êtes fous de vouloir vous appliquer ces sortes de cho-
» ses; et voilà de quoi j'ouïs l'autre jour se plaindre Molière ,
>> parlant à des personnes qui le chargeoient de la même chose
>> que vous. Il disoit que rien ne lui donnoit du déplaisir
>>comme d'être accusé de regarder quelqu'undans les portraits
» qu'il fait; que son dessein est de peindre les moeurs sans vou-
>>loir toucher aux personnes , et que tous les personnages qu'il
> représente sont des personnages en l'air, et des fantômes
> proprement , qu'il habille à sa fantaisie pour réjouir les
» spectateurs ; qu'il seroit bien faché d'y avoir jamais marqué
» qui que ce soit; et que si quelque chose étoit capable de
» le dégoûter de faire des comédies , c'étoit la ressemblance
» qu'on y vouloit toujours trouver, et dont ses ennemis
>> tâchoient malicieusement d'appuyer la pensée , pour lui
>>rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à
» qui il n'a jamais pensé. En effet , je trouve qu'il a raison :
>>car pourquoi vouloir , je vous prie, appliquer tous ses
>>gestes , et chercher à lui faire des affaires en disant haute-
> ment : il joue un tel, lorsque ce sontdes choses qui peuvent
>> convenir à cent personnes ? Comme l'affaire de la comédie
▸ est de représenter en général tous les défauts des hommes ,
>> et principalement des hommes de notre siècle, il est impos-
>> sible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre
>> quelqu'un dans le monde ; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir
>> songé à toutes les personnes où l'on peut trouver les dé-
>>fauts qu'il peint , il faut sans doute qu'il ne fasse plus de
>> comédies. »
Le même reproche fut fait à la Bruyère , quand il publia
son livre des Caractères. On s'empressa d'en multiplier les
clefs; et cependant personne ne parvint à découvrir le secret
de l'auteur, parce que , véritablement , il n'en avoit point.
Nous avons entendu raconter à une dame attachée à la cour
d'une princesse qui vit encore , une anecdote qui montre quel
4
72 MERCURE DE FRANCE ,
1
fonds on peut faire sur ces explications , et qui prouve que
les Caractères de la Bruyère peignent non-seulement les
moeurs du siècle où il vécut , mais les hommes en général.
Dans un de ces moinens où la fatigue des plaisirs fait naître
l'ennui , et où l'on sent le besoin de nouvelles distractions , la
conversation s'engagea sur le livre des Caractères, et l'on parla
beaucoup de la clef qui est à la suite de cet ouvrage. Quelques
personnes prétendoient qu'elle étoit vraie, d'autres , plus
exercées , soutenoient qu'elle étoit fausse. Une de ces dernières
proposa une épreuve qui , en éclaircissant la question , devint
en même temps une source d'amusement. Elle dit qu'il ne
seroit peut-être pas impossible, en examinant avec attention
la cour actuelle , d'y trouver les originaux des Caractères de
la Bruyère. Remarquez que c'étoit au commencement du
règne de Louis XVI. La proposition , comme on peut le
penser, fut acceptée avec empressement. La malignité et l'esprit
trouvant à s'exercer, on se fit un jeu de ce travail. Bientôt
on trouva une clef très-juste des Caractères de la Bruyère ; et
l'on eut lieu de se convaincre que le moraliste , en peignant
les vices et les travers de son temps , l'avoit fait d'une manière
si génerale , et avec une intention si éloignée de vues particulières
, que ses observations trouvoient encore leur applica
tion au bout d'un siècle.
En peignant en général tous les défauts des hommes , et
principalement des contemporains , comme c'est l'affaire de
la comédie, ainsi que l'observe Molière , ses successeurs ont
obtenu des éloges mérités, sans cependant approcher de ce
grand génie pour la vérité et la profondeur. Malheureusement,
son école parut fermée par Piron et Gresset. Depuis
cette époque , jusqu'à la fin du XVIIIe siècle , on ne sembla
s'occuper au théâtre qu'à flatter les penchans des hommes.
Atrès-peu d'exceptions près, on ne vit plus que des pein
tures romanesques, des scènes de boudoir, des petites nuances,
de la métaphysique sentimentale , et le monde ne fut plus
' le modèle que se proposèrent les poètes comiques. On subst
titua à la gaieté franche de l'ancienne comédie , un froid persifflage;
aux grandes conceptions des maîtres , de frivoles
intrigues symétrisées ; à l'expression naïve des sentimens , un
jargon de sensibilité souvent inintelligible. Cependant , un
homme sembla vouloir secouer ce joug , que de vaines convenances
imposoient depuis long-temps aux poètes comiques ;
et ce fut la cause de son succès extraordinaire. Mais il tomba
dans un inconvénient plus dangereux que celui qu'il vouloit
éviter. En peignant les turpitudes d'une famille espagnole , il
ne craignit pas de donner de l'attrait , et même des graces aux
JANVIER 1807 . 73
}
1
penchans les plus vicieux : la séduction fut revêtue de tous
les charmes de l'enfance ; l'adultère fut excusé, et la femme
qui s'en étoit rendue coupable parut , à l'aide des plus fausses
combinaisons , un modèle de vertu. Ce n'étoit pas ainsi que
Molière avoit peint la passion du Tartuffe. Dancourt avoit
aussi tracé les vices de ses contemporains , mais avec une
gaieté qui n'en inspiroit pas le goût, et qui ne pouvoit en
faire naître que le mépris.
Nous aimons à le répéter : M. Picard est presque le seul
auteur qui , dans les derniers temps , ait suivi les traces de
Molière. Nous aurons lieu , en examinant sa nouvelle pièce ,
demarquer l'espace qui le sépare de ce grand homme; mais
notre devoir est de reconnoître qu'il est dans la bonne route ,
et que , malgré une négligence qui tient peut-être plus aux
circonstances qu'à son caractère , il occupe , sans contredit, le
premier rang parmi nos auteurs comiques. Lorsque la fin de
nos troubles permit à l'observateur d'examiner les moeurs , et
de les offrir sur la scène , quels objets durent naturellement
se présenter à ses regards ? Toute idée de religion ayant été
étouffée dans une grande partie du peuple , la plus sotte crédulité
y fut substituée. Telle femme qui se qualifioit d'esprit
fort, eut recours aux diseurs et aux diseuses de bonne fortune.
M. Picard eut l'heureuse idée de jouer ce ridicule dans
sa comédie des Trois Maris; et si cette pièce eût été plus
fortement conçue , il est à présumer qu'elle seroit restée au
théâtre. Trop d'incertitude dans les caractères empêcha l'ouvrage
d'obtenir le succès que l'auteur pouvoit se promettre.
Un penchant plus du ressort de la comédie , parce qu'il fut
plusgénéral, se montra aussi dans toute son étendue à l'époque
de la cessation de nos troubles : c'est l'amour de l'argent. Plusieurs
hommes avoient spéculé sur la révolution : loin d'être
dupes des opinions à la mode , ils ne les adoptoient que dans
des vues d'intérêt ; livrés alternativement à tous les partis ,
ceux qui survécurent ne s'occupèrent plus que de leur fortune.
Eblouis de leurs richesses , ils en firent un usage immodéré ;
et, par leurs artifices accompagnés de tous les dehors d'une
fausse sensibilité , ils trompoient leurs créanciers , et s'agrandissoient
encore par des faillites habilement combinées. Encore
une banqueroute , et ma fortune est fuite : c'est un mot qui a
été plusieurs fois répété ; et l'aveuglement étoit tel , que , dans
la société , on ne voyoit pas d'un plus mauvais oeil celui qui
pratiquoit ouvertement cette monstrueuse doctrine. Dans la
comédie de du Haut-Cours ( 1 ) , M. Picard a levé le voile
(1)M, Chéron a eu part à cette pièce,
74 MERCURE DE FRANCE ,
qui couvroit ces ténébreuses intrigues. L'aspect des fortunes
rapides qui venoient de s'élever dut exciter l'ambition de ceux
qui n'avoient pas profité de l'occasion pour s'enrichir. De là
cette inquiétude générale que l'on peut remarquer dans tous
les états : aucun n'étoit content de son sort ; tous tendoient à
se déplacer ; et cependant cette cupidité étoit couverte par
une apparence de désintéressement qui ne pouvoit tromper
que les personnes crédules. Dans l'impossibilité de parvenir,
onprenoit la résolution de vivre en philosophe; mais l'occasion
se présentoit-elle de sortir d'une situation qui gênoit sans
qu'on voulût en convenir, on se précipitoit alors dans toutes
les folies qu'on avoit blåmées avant d'être riche ; aucun frein
ne retenoit plus ; et l'on surpassoit , dans leurs profusions ,
ceux contre lesquels on ne s'étoit élevé que par un sentiment
d'envie. Ce travers n'a point échappé à M. Picard ; et , dans
les Marionnettes, il a prouvé qu'il avoit bien observé le coeur
humain et les moeurs de son temps .
La confusion de tous les états , suite nécessaire d'une révolution
, dut augmenter aussi dans les hommes la manie de
briller. Avant que , dans un nouvel ordre de choses , les rangs
pussent se distinguer, tout le monde aspiroit aux premières
places. Celui qui étoit resté en arrière ne vouloit pas que sa
dépense fût inférieure à celle de l'homme que , peu de temps
auparavant , il avoit regardé comme son égal . Cela se remarqua
sur-tout dans la classe qui s'occupoit récemment du commerce
et de la banque. Ce travers , qui peut être très- comique ,
parce qu'il a pour motif une sotte vanité, ne pouvoit échapper
à M. Picard. Il l'a peint d'une manière très-piquante dans
quelques scènes de sa nouvelle pièce : heureux si , luttant
contre une trop grande facilité, il se fût donné le temps
d'approfondir ce sujet vraiment dramatique !
En général , M. Picard choisit heureusement ses sujets ;
mais , ébloui par les premières idées comiques qu'ils lui présentent
, il ne les étudie pas assez. On ne reconnoît pas , dans
ses conceptions , cette force et cette profondeur qui distinguent
les moindres ouvrages de Molière. De là des détails
agréables dans le commencement de ses pièces ; ensuite de la
langueur ; puis des incidens amenés forcément. Ces défauts se
font sentir sur- tout dans l'ouvrage dont nous avons à rendre
compte.
La fable , et sur-tout l'avant-scène , paroissent assez bien
imaginées . Trois hommes ont passé leurs premières années
ensemble dans un magasin en qualité de commis. Dermance
a fait d'heureuses spéculations , et s'est trouvé trop honoré en
épousant la fille d'un avocat sans fortune, Bourville doit le
JANVIER 1807 . 75
principe de son avancement à un mariage assez riche pour son
état : la dot de sa femme , fille d'un riche fermier, lui sert à
faire le commerce en grand et à agioter. En hasardant sans
cesse le tout pour le tout , il se procure les moyens de vivre
àParis avec l'apparence de l'aisance. Dermance et Bourville
habitent le même hôtel : c'est à qui renchérira l'un sur l'autre
pour la dépense; leurs femmes les ruinent , l'une en reprochant
à son mari la bassesse de son premier état , l'autre en
rappelant sans cesse au sien la dot qu'elle lui a apportée.
Le troisième personnage , la Marlière , a pris un parti plus
sage. Il a élevé à Orléans une manufacture qui réussit ; marié
avec une femme honnête et économe , il a su déjà mettre de
côté une somme considérable qu'il a l'intention de placer : ce
qui lui fournit l'occasion de faire un voyage à Paris , où il
espère que ses deux anciens amis lui procureront des moyens
de faire valoir avantageusement son argent sans les ressources
honteuses de l'usure , pour lesquelles il témoigne une juste
horreur. Son voyage est aussi motivé sur l'exposition prochaine
des produits de l'industrie française : il espère que ses
travaux lui feront honneur , et fixeront sur lui les regards du
ministère.
Dermance a une fille en âge d'être mariée : elle pourroit
convenir au fils de Bourville , jeune homme laborieux , employé
dans la manufacture de la Marlière ; mais les parens de
cette demoiselle ont sur elle des vues beaucoup plus élevées :
ils la destinent à un jeune colonel. Comme dans presque toutes
les comédies , les volontés de ces parens ambitieux ne s'accordent
pas avec les voeux secrets d'Henriette : élevée avec le
jeune Bourville , elle l'aime et ne veut point avoir d'autre
époux que lui.
Dermance , Bourville et leurs femmes , dont les caractères
sont heureusement contrastés , se disputent à qui brillera
le plus. Quand les uns ont un cabriolet , les autres veulent
avoir un carrosse , etc. Les maris enragent contre la vanité de
leurs femmes ; mais entraînés par le même penchant , ils vont
plus loin qu'elles quand leur orgueil est piqué : leur ruine est
inévitable , s'ils ne mettent pas bientôt de l'ordre dans leurs
affaires. Aumilieu de tous ces soins pour se surpasser les uns
les autres en luxe et en dépense , les deux femmes se trouvent
dans un très-grand embarras : Mme Dermance a mis ses diamans
en gage pour subvenir à ses profusions ; Mme Bourville
doit unesomme qu'elle ne peut payer. L'arrivée de la Marlière
et de sa femme leur fait concevoir des espérances ; elles se
flattent que , par des mensonges adroits , elles pourront déci
der Mme la Marlière à venir à leur secours.
76 MERCURE DE FRANCE ,
Les scènes où elles font leurs demandes sont très-comiques.
Le conte qu'invente Mme Dermance mérite sur-tout d'être
remarqué. Elle se donne pour la personne la plus délicate et la
plus sensible : sa mère a laissé des dettes ; l'honneur lui a
prescrit de les acquitter ; voilà pourquoi elle a engagé ses
diamans. La bonne Mme la Marlière ajoute foi à ce que lui
disent ses nouvelles amies ; cependant elle confie tout à son
mari , qui conçoit de justes soupçons , sur-tout quand il réfléchit
que , presque au même moment , Dermance et Bourville
lui ont demandé la somme dont il peut disposer , pour l'employer
à des entı eprises extravagantes. La Marlière voit alors
clairementque ses deux anciens camarades marchent droit à
leur ruine ; il conçoit le projet de les sauver , et de leur
donner une leçon dont ils puissent se souvenir. Pour exécuter
ce projet , il feint de porter beaucoup plus loin qu'eux la
manie de briller; au lieu de leur confier son argent , il fait les
spéculations les plus vastes , rêve aux dépenses les plus folles
et les étonne eux-mêmes par sa vanité supposée. Ils lui font
alors des représentations , lui disent qu'il va se ruiner , plaignent
son égarement. La Marlière , cessant de se déguiser ,
leur répond : Eh bien , appliquez-vous donc à vous-mêmes
tout ce que vous venez de me dive. Grand étonnement de la
part de Dermance et de Bourville ! La Marlière , instruit de
leur position , leur offre , ainsi qu'à leurs femmes , de tout
payer , à condition qu'ils consentiront au mariage du jeune
Bourville et d'Henriette. Leur embarras les force d'y souscrire
, et la pièce finit.
On voit que les premières conceptions de cet ouvrage sont
très-heureuses, Quelques critiques ont reproché à l'auteur
d'avoir pris ses personnages dans un état trop peu élevé : il ne
nous paroît pas que ce reproche soit fondé. La classe la plus
nombreuse de la société est toujours celle qui fournit le plus
de matière au pinceau comique : ce n'est que dans cette
classe que l'on peut trouver la naïveté d'expression et de
sentiment si nécessaire au théâtre. M. Picard ne pouvoit donc
mieux choisir ses personnages ; la vanité d'ailleurs est d'autant
plus ridicule qu'elle est moins fondée.
?
Le reproche le plus grave à faire à l'auteur porte sur ce
que le comiquede la pièce s'affoiblit vers la fin. Le caractère
de la Marlière paroît manqué. Sa générosité est outrée.
Peut-être auroit-il fallu qu'il fût uni par les liens du sang à
l'unde ses anciens camarades : alors il eût été plus naturel
que pour établir convenablement son neveu ou sa nièce , il se
fût prêté à quelque sacrifice ; d'ailleurs le moyen dont il se
sert pour donner une leçon à Dermance et à Bourville ,
JANVIER 1807 . 77
semble forcé. Personne n'est dupe de ses prétentions exagérées
: on voit quelle est son intention ; et son stratagème n'a
plus rien de piquant.
Après avoir fait avec regret la part de la critique , nous
aimerons à remarquer quelques passages de cette pièce qui
nous ont paru du naturel le plus heureux et le plus comique.
A quel degré M. Picard n'atteindroit-t-il pas dans son art ,
s'il travailloit ses ouvrages avec plus de soin , puisque dans ses
plus légères ébauches , on trouve tant de traces de vrai talent !
Il excelle sur-tout dans la peinture des sentimens secrets de
ceux qu'il met en scène. En voici un exemple tiré du rôle de
Bourville. Ce spéculateur insensé pense un moment à sa situation
, s'effraie et se rassure ainsi : « Oh ! je ne m'inquiète
>> guère ..... Une affaire manquée , j'en risque une autre ; et tout
>>cela se succède si bien.... que je ne sais pas trop où j'en
suis ; mais on vit et l'on dépense. Ce dernier trait est
excellent : combien de gens se sont ruinés , pour avoir eu trop
long-temps cette funeste sécurité !
Nous avons eu déjà lieu d'observer que personne n'a mieux
peint la fausse sensibilité que M. Picard. C'est sur-tout dans
les momens où l'égoïsme se fait le plus sentir, que l'auteur
prête à ses personnages tous les déhors de la délicatesse , et le
jargondu sentiment. Nous en citerons quelques exemples.
Dermance et Bourville veulent tous les deux s'emprunter de
l'argent. Après quelques pourparlers , Dermance hasarde la
proposition :
:
:
DERMANCE.
« Prête-moi tes fonds .
BOURVILLE.
>> Ah , tu comptois sur moi !
DERMANCE.
>>Pas du tout : c'est par l'intérêt que je prends à un
ami .
BOURVILLE.
>>Laisse donc. Chacun pour soi. Fais tes affaires , je ferai
>> les miennes.
(à part.)
: » Quel égoïste ! >>
Dermance a l'intention d'acheter une terre : après avoir
dit qu'il détruira tout pour se procurer de l'argent : « Quel
>> bien , s'écrie-t- il, je ferai dans mes terres , à mes pauvres
>> paysans ! >>
Quand la Marlière arrive à Paris , Dermance et Bourville
78 MERCURE DE FRANCE ,
sont sur le point de donner , chacun de leur côté , un grand
repas. Madame Dermance propose d'abord à Bourville de se
charger de l'étranger :
BOURVILLE.
« Pourquoi donc ? N'avez-vous pas du monde ce jour-là ?
Mad. DERMANCE.
>> Vous entendez qu'il y figureroit mal avec nos convives.
BOURVILLE .
>> Il s'ennuieroit avec les miens.
DERMANCE.
:
» Laissons cela , et ne songeons qu'au bonheur de revoir
>>> un ancien camarade.
Mad . BOURVILLE.
>>En effet , qu'est-ce que la vanité auprès des plaisirs de
>> l'ame ? J'aime sa femme de tout mon coeur. Ce qui m'in
>> quiète , c'est que ces provinciales ,quand elles viennent à
>> Paris , veulent tout voir; il faut les accompagner , elles sont
>> d'une tournure , etc. >>
Bourville veut emprunter des fonds à la Marlière. Il ne les
lui demande pas à titre de service ; c'est au contraire lui qui
veut enrichir le prêteur : « Qu'importe , dit-il ? Si tu ne le
>> veux pas , je prends tout à mon compte. Ah ! parbleu , je
>> ne suis pas inquiet; mais tu voudras , j'en suis sûr , c'est
ton intérét, c'est le nôtre. L'union des coeurs , l'union des
» capitaux , quel uvenir enchanteur ! J'en pleure de ten
>>> dresse. »
La première scène de cette pièce est une des meilleures !
elle peut être considérée comme un chef- d'oeuvre d'exposition
comique. Dermance et sa femme font des projets d'économie.
Ils passent en revue tous leurs goûts , et s'accordent
ensemble pour faire des sacrifices qui ne paroissent pas.
Après avoir tout examiné , la délibération finit par restraindre
la toilette de leur fille : une jeune personne , dit
madame Dermance , est toujours bien. Ils donnent aussi
congé à tous les maîtres de cette demoiselle , excepté au
maître de danse : celui-là est trop essentiel; et M. Dermance
ajoute : voilà ce que c'est. Il ne s'agit que de s'entendre.
Si toutes les scènes de cette pièce étoient aussi bien
conçues, nous n'aurions eu que des louanges à donner à
M. Picard. Puisse-t-il , quand il entreprendra un autre
ouvrage , y mettre tous ses soins ; puisse-t- il y montrer partout
le talent dont il a déjà donné tant de preuves , et nous
procurer ainsi le plaisir de lui présenter nos éloges sans res
triction ! P.
:
:
JANVIER 1807 . 79
VARIÉTÉS .
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
La classe des sciences mathématiques et physiques de l'Institut
, a tenu une séance publique le lundi 3 janvier 1807 ;
elle étoit présidée par M. Legendre .
Voici l'ordre des lectures qui ont eu lieu :
1 °. Proclamation des sujets de prix de physique proposés
par la classe.
2° . Eloge historique de M. Brisson , par M. Delambre ,
secrétaire perpétuel.
3°. Mémoire sur la découverte du platine en Europe , par
M. Vauquelin.
4°. Eloge historique de M. Adanson , par M. Cuvier ,
secrétaire perpétuel. :
5°. Rapport sur les phénomènes galvaniques découverts
par M. Ermann , membre de l'Académie de Berlin , qui ont
mérité à ce physicien le prix annuel fondé par S. M. I. et R. ,
par M. Haüy.
6°. Eloge historique de M. Coulomb , par M. Delambre ,
secrétaire perpétuel.
PRIX PROPOSÉS AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1809.
Un grand nombre de substances répandent , dans différentes
circonstances , une lumière phosphorescente plus pu
moins vive , plus ou moins durable. Tels sont le fluate de
chaux et quelques variétés de phosphate de chaux , lorsqu'on
jette leur poussière sur un corps chaud ; le phosphore de
Bologne , lorsqu'après l'avoir présenté à la lumière , on le
porte dans l'obscurité; certains sulfures de zinc , lorsqu'on
le frotte avec un corps dur , ou même avec le tuyau d'une
plume ; le bois pourri , certains poissons , et d'autres substances
animales qui approchent de la putréfaction , lorsqu'elles
se trouvent dans un lieu obscur , etc.
La classe des sciences mathématiques et physiques ,
propose pour sujet du prix de physique qu'elle adjugera dans
la séance publique du premier lundi de janvier 1809 , la
question suivante :
<<Etablir par l'expérience , quels sont les rapports qui
>> existent entre les différens modes de phosphorescence ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
net à quelle cause est due chaque espèce , en excluant l'exa
» men des phénomènes de ce genre que l'on observe dans les
>> animaux vivans. >>
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de trois mille
francs.
Les Mémoires envoyés au concours devront être remis au
secrétariat de l'Institut avant le 1. octobre 1808. Ce terme
estde rigueur. T
La classe des sciences mathématiques et physiques a proposé
, dans son avant-dernière séance publique , pour sujet
du prix qu'elle devoit adjuger dans celle du premier lundi
de messidor an 15 , la question suivante , qu'elle a remise au
concours :
« Déterminer , par des observations et des expériences
>> anatomiques et chimiques , quels sont les phénomènes de
>> l'engourdissement que certains animaux, tels que les
marmottes , les loirs , etc. , éprouvent pendant l'hiver ,
>> sous le rapport de la circulation du sang , de la respiration
>> et de l'irritabilité; rechercher quelles sont les causes de ce
>> sommeil ; et pourquoi il est propre à ces animaux. »
Les Mémoires dévoient être remis au secrétariat de l'Institut
avant le ret. germinal an 15, ou 21 mars 1807. La nouvelle
fixation de l'époque annuelle de ses séances publiques
ne permettant à la classe de décerner le prix qu'au mois de
janvier 1808 , elle proroge le terme du concours jusqu'au 1 .
octobre 1807 .
Rapportde la commission du galvanisme , faitpar M. Haüy,
rapporteur, et lu à la séance publique de la classe des
sciences mathématiques et physiques, du 5janvier 1807.
L'origine du prix que la classe des sciences mathématiqueset
physiques vient de décerner à M. Ermann , membre de l'Académie
royaledes sciences de Berlin , est liéeà une époquemémorable
dans les annales de l'Institut. Une année s'étoit à peine
écoulée , depuis que Volta nous avoit communiqué sa découvertedu
véritable principe de l'électricité galvanique , et que ,
sur la proposition de S. M. l'EMPEREUR, présente à la séance ,
nous avions offert une médaille d'or à ce physicien célèbre ,
comme un gage de l'empressement avec lequel les Français
accueilleront toujours les découvertes des savans étrangers.
Sa Majesté , pour donner une nouvelle preuve de l'intérêt
qu'elle prend au progrès des lumières , fonda un prix , consistant
en une médaille de trois mille francs , pour la meilleure
expérience qui seroit faite , dans le cours de chaque année ,
sur le fluide galvanique , et témoigna de plus qu'elle desiroit
donner, en encouragement, une somme de soixante mille
francs ,
JANVIER 1807 . DE
811
SEINE
Francs , à celui qui , par ses expériences et ses décomertes,
feroit faire à l'électricité et au galvanisme un pas comparable à
celui que Francklin et Volta ont fait faire à ces sciences.
Malgré des motifs aussi propres à exciter le zèleetlesefforts
des savans, la classe n'avoit rien trouvé jusqu'alors, dans leurs
recherche, squi lui parût digne , même du prix de trois mille
francs , qui est celui dont elle vient de disposer. Ce n'est pas
que plusieurs résultats intéressans n'eussent été publiés ; mais
elle ne les jugeoit pas au niveau de la récompense promise ,
et cette espèce de sévérité pouvoit être regardée comme un
éloge anticipé du travail , qui procureroit à son auteur la gloire
de voir son nom cominencer la liste des vainqueurs . Cette
gloire étoit réservée à M. Ermann , et la classe , dépositaire
d'une récompense dont l'objet , après une longue attente ,
devoit être d'autant plus digne des regards du public , qu'il
les fixeroit davantage , a été flattée de pouvoir la placer dans
les mains d'un savant qui a dévoilé des phénomènes également
remarquables par leur nouveauté et par leur impor
tance.
:
On sait que quand la pile galvanique qui porte le nom de
Volta, son inventeur , est isolée , ses deux moitiés sont dans
deux états opposés d'électricité. Si elle commence par un
disque de zinc , sa partie inférieure doit son activité au dégagement
du fluide résineux , et sa partie supérieure à celui du
fluide vitré. Les densités des deux fluides diminuent progressivement
en partant des extrémités , où elles sont à leur maximum
; en sorte qu'au milieu de la pile , il y a un point neutre
où l'électricité est zéro .
Alors si l'on applique , par exemple , au pole supérieur
un corps conducteur qui communique , par l'autre bout,
avec le sol , il enlevera du fluide vitré au disque en contact
avec lui ; celui-ci réparera sa perte aux dépens du suivant ,
ét ainsi de proche en proche ; et comme le conducteur ne fait
qu'un avec le globe , qui est censé avoir une masse infinie par
fapport à celle de la pile , il absorbera toute l'électricité vitrée
de celle-ci ; en sorte qu'au bout d'un instant , elle sera tout
entière à l'état d'électricité résineuse . Le maximum de cette
électricité sera toujours au pole inférieur , et l'on conçoit que
le point de zéro devra correspondre au pôle supérieur ..
Les effets auront lieu en sens contraire , si le corps conducteur
touche le pôle inférieur; toute la pile passera à l'état de
l'électricité vitrée , et le zéro descendra au point le plus bas .
Si l'on met le conducteur en contact , à la fois, avec les
deux poles , il s'établira , par son intermède , une circulation
non interrompue des deux fluides , qui se porteront sans cesse
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'un vers l'autre pour se réunir , et seront renouvelés sans
cesse, par l'action spontanée de la pile.
: Mais , si le corps que l'on emploie est du nombre des corps
isolans , qui s'opposent à la propagation de l'électricité , il
n'arrivera rien de nouveau , et la pile conservera son état primitifdans
tous les cas dont nous venons de parler.
Nous avons cru cet exposé nécessaire pour mieux faire
ressortir les diversités que présentent avec les corps ordinaires ,
ceux que M. Ermann a soumis à l'expérience , et dont l'effet
consisteencequ'ils ont, relativement à l'électricité galvanique,
une faculté conductrice particulière , et variable suivan les
circonstances .
De ce nombre est le savon alkalin bien desséché. Si l'on
met un bâton de cette substance en contact avec l'un ou l'autre
pole d'une pile isolée, lepole qu'il touche est déchargé ; le
zéromonte ou descend au point de contact, et le maximum
d'électricité se trouve au pole opposé. Le savon agit donc
alors comme les corps conducteurs ordinaires.
• Concevons maintenant que le bâton communique à la fois
avec les deux poles , et qu'en même temps il soit isolé. Aucun
pole n'est déchargé , et l'on ne remarque aucune variation
sensible dans l'état primitif de lapile. Le savon a changé de
rôle. Il agit à la manière des corps isolans.
L'appareil restant le même , on établit , à l'aide d'un fil
métallique, une communication entre un point quelconque
dusavon et le sol ; à l'instant le pole résineux est déchargé , et
le pole vitré parvient au maximum d'électricité. Le savon
alors fait , à la fois , la fonction de corps conducteur , par
sa partie voisine du pole résineux, et la fonction de corps
insolant , par celle qui est contiguë au pole vitré.
La flamme de l'alkool présente des effets analogues , avec
cette différence que , quand elle communique par un point
avec le sol , c'est le pole vitré qui est déchargé.
Voilà donc des corps qui ont une disposition à exercer ,
suivant les circonstances, deux pouvoirs opposés , dont chacun
n'existe dans les corps ordinaires qu'à l'exclusion de l'autre ,
et qui , par une singularité encore plus remarquables , réunissent
, dans certains cas , l'un et l'autre pouvoir. Ainsi ,
P'électricité galvanique, déjà soumise à des modifications particulières
dans sa production et dans son développement ,
semble se distinguer encore par les espèces de transformations
que subissent les actions de certains corps sur les deux électricités
dont elle est l'assemblage. Ces nouveaux phénomènes
sont des matériaux précieux , qui serviront à étendre et à
perfectionner l'édifice de la théorie, lorsque les physiciens ,
JANVIER 1807 . 83
après les avoir considérés sous toutes leurs faces, en variant
les expériences dans lesquelles ils se manifestent , seront parvenus
à démêler les points communs qui les lient aux autres
faits, à travers les contrastes qui semblent les en séparer.
Nous nous plaisons à répéter , en terminant cet exposé ,que
laPrusse est la patrie de M. Ermann ; on ne verra pas sans un
vif intérêtque ce prix , décerné par la classe aux conquêtes
paisibles dessciences , ait été obtenu dans unpays où le grandhomme
qui l'a fondé vient de s'élever par ses triomphes
militaires au-dessus de tous les héros. L'accueil dont il y a
honoré les savans , les hommages que nous leur rendons ici
de loin, offrent une nouvelle confirmation de cette grande
vérité, que les hommes éclairés de tous les pays ne composent
qu'une même famille dont tous les membres se trouvent
rapprochés , et vivent, en quelque sorte , les uns avec les
autres, par la communication des lumières. La classe éprouve
aujourd'hui, d'une manière d'autant plus agréable , le sentiment
de cette vérité , qu'elle se fécilite d'avoir eu en sadispositionune
récompense digne d'un beau travail qui a obtenu
ses éloges, et que le plaisir d'en apprécier le mérite a été
doublépar celuid'en couronner l'auteur.
-On a donné , cette semaine , trois nouveautés dramatiques,
dont il ne sera question dans ce Journal que pro
memoria : l'une a été représentée sur le Théâtre Français ;
elle est en un acte et en vers , et intitulée le Parleur contrarié.
Quelques vers heureux , quelques traits d'esprit justifient les
applaudissemens et les éloges prodigués à un ouvrage qui
pèche essentiellement par le fonds. L'auteur est M. de Launai.
La seconde nouveauté a pour titre les Trois Rivaux , ou
Chacun sa Manière. Cette comédie en un acte et en vers est
de M. Maurice , auteur du Parleur éternel; elle a été favorablement
accueillie sur le Théâtre de l'Impératrice. Enfin ,
le Secrétaire mystérieux , comédie ou plutôt drame en trois
actes et en vers , représentée jeudi dernier sur le même théâtre ,
est latroisième nouveauté de la semaine. Cette pièce , dont le
moindre défaut est d'avoir un titre amphibologique, a été souvent
applaudie plus qu'elle ne le méritoit , quelquefois sifflée
avec sévérité , mais sans injustice. Cependant on a demandé
l'auteur, qui a été nommé : c'est M. Patrat fils.
-On répète , à l'Académie impériale de Musique , un
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
:
-
houvéau ballet , dont Ulysse est le héros. On annonce",
comme très-prochaine , la première représentation , sur le
Théâtre Français, de Pyrrhus , tragédie nouvelle en cinq actes.
-M. Leclerc , qui a débuté successivement au Théâtre
Français , par les rôles de Mithridate , d'Agamemnon , da
vieil Horace , de Coucy et d'Auguste , et par ceux du Père de
Famille , de Lycandre , etc. est reçu à pension pour doubler
Saint-Prix et Baptiste aîné.
- L'auteur d'Octavie vient de faire imprimer sa tragédie.
Nous rendrons compte de cette pièce dans un de nos plus
prochains numéros.
- On vient de mettre en vente un nouvel ouvrage de S. A.
Mgr. le Prince-Primat , intitulé : Périclès , ou de l'Influence
des beaux Arts sur lafélicité des Peuples , par Charles
Dalberg , associé étranger de l'Institut de France.
- Les deux Précis de l'Histoire ancienne ( 1 ) , de M. Rollin ,
et de l'Histoire du Bas-Empire (2 ), de M. Lebeau , composés
par M. Royou , viennent d'être mis , par M. le Conseillerd'Etat
directeur de l'instruction publique , au nombre des
livres qui doivent faire partie des bibliothèques des Lycées.
Nous renvoyons au compte que nous avons rendu de ces
deux excellens ouvrages , à l'époque de leur publication.
- Le catalogue des livrés mis en vente à la foire de septembre,
à Leipsick, s'est trouvé cette année moindre de 75 pages
que celui de l'année dernière. Le nombre de ces livres , écrits
en allemand , n'est que de 865. Onn'y remarque que 16 ouvrages
philosophiques , et un seul sur la doctrine de Gall ; ce qui sembleroit
prouver que le galimatias métaphysique commence
passer de mode. On ne compte que 47 almanachs , et l'on peut
dire que c'est peu en comparaison des autres années. Mais si
la quantité des livres a diminué , on peut dire , d'un autre
côté , que les bons ouvrages sont aussi nombreux qu'auparavant.
On cite entr'autres la troisième livraison des OOEuvres
de Herder , une nouvelle édition de l'Iliade de Woss , la
(1) Quatre vol . in-8°. Prix : 21 fr. , et 27 fr. par la poste.
(2) Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr . , et a6 fr. par la poste.
JANVIER 1807 . 85
ف
S
es
à
ut
si
tre
rares
, la
suite du Théâtre de Schiller , les OEuvres posthumes d'Huber,
les Voyages de Humbolt.
- Don Juan de Bragance, duc de Lafoens , oncle de la
reine de Portugal , fondateur et président perpétuel de l'Açadémie
royale des Sciences de Lisbonne , grand-cordon de la
Légion-d'Honneur, est mort à Lisbonne , le 10 novembre
dernier.
La cour de Madrid vient de prohiber , conformément
aux anciennes ordonnances, l'introduction en Espagne des
journaux en langue espagnole , imprimés à Bayonne et à
Paris.
- La société établie à Leipsick, par le prince Jablonowski,
et confirmée par l'électeur de Saxe , a publié le programme de
ses prix pour l'année 1807. Ces prix sont au nombre de
trois :
1 °. Prix d'histoire. Quels sont les différens systèmes que
l'on a suivis en Allemagne depuis les temps les plus reculés
jusqu'à nos jours , dans l'économie politique et l'administration
de ces différens états ? Quelle en a été l'influence sur l'industrie
et la richesse de ces pays ? Quelles raisons ont fait
décheoir les meilleurs de ces systèmes , et par où ont-ils commencé
à dégénérer ?
2. Prix de mathématiques. Exposé critique des efforts
que l'on a tentés pour établir une mesure universelle et immuable.
( Cette question est la même que la société avoit
proposée en 1805 ; elle la renouvelle parce que les Mémoires
qu'elle a reçus étoient peu satisfaisans , sur-tout quant à la
partie historique. )
2
3º. Prix de physique. Un Mémoire sur la chaleur et la
lumière comme résultats d'une compression forte et rapide
de l'air ; on y recueillera les phénomènes relatifs à la question ;
on les expliquera , et on en tirera les conséquences.
2
- On mande de Baltimore , 5 novembre , qu'il s'y trouve
en ce moment , un voyageur qui est depuis peu de temps de
retour des bords du Missouri. Il en a rapporté une énorme
dent de Mammouth. Il raconte qu'étant occupé , avec d'autres
personnes qui l'accompagnoient dans ce voyage , à chercher
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
4
s'il n'existoit pas quelque mine dans le voisinage du fleuve , ils
trouvèrent un espace d'environ un quart de mille en carré
d'étendue , entièrement rempli , à six pieds au-dessous de la
surface actuelle du terrain , d'ossemens d'une énorme grosseur.
Il offre de fournir à celui qui voudra le payer , unsquelette
complet de Mammouth , qui a 54 pieds de long , et 22 pieds
de hauteur. Le doigt du milieu du pied de devant de ce squelette
a sept pieds huit pouces , depuis son extrémité jusqu'à
l'endroit où il s'unit au pied. Chaque mâchoire porte huit
énormes dents mâchelières. Celle qu'a apportée le voyageur a
été donnée par lui au muséum de Baltimore. Ce qu'il dit de
la quantité d'ossemens qu'il a trouvés , et de leurs proportions
énormes , peut être exagéré; mais on sait depuis longtemps
que le Mammouth a sûrement existé dans notre continent,
et que les dimensions de cet animal surpassoient de
beaucoup celles des plus grands animaux connus.
- On écrit de Naples , le 20 décembre :
Le ministre du culte a fait connoître à tous les évêques du
royaume que l'intention de S. M. est qu'il y ait des imprimeries
dans chacune des villes capitales des provinces , ou qu'on
remette en activité celles qui s'y trouveroient déjà établies.
S. Exc. engage les évêques à concourir de tout leur pouvoir
aux vues de S. M. , qui veut bien pourvoir elle-même aux
frais de premier établissement.
Tous les colléges , écoles , académies de Naples , ont été
ouverts le 1er de ce mois : l'affluence de la jeunesse est surtout
extraordinaire à l'Université des études , où toutes les
chaires nouvellement créés par S. M. sont en plein exercice.
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
Parmi les mérinos qui sont maintenant en France , on doit
distinguer ceux que S. M. l'Impératrice et Reine possède à
Malmaison. Je les ai examinés avec attention, le mois dernier,
époque qui précédoit la naissance des agneaux. Ily avoit alors
403brebis et 115 beliers. Total , 515 têtes.
Les mérinos de Malmaison ont les formes prononcées de
leur race; la laine en très-fine , tassée , abondante ; ils sont
sains et vigoureux.
:
JANVIER 1807. 87
!
L
Ces animaux, extraits d'Espagne , y ont été choisis dans les
troupeaux du Paular, les plus beaux de ce royaume; les laines
qu'ils fournissent aux fabriques de drap sont si estimées , qu'on
leur assigne le premier rang, sous le nom de laines de la pile
du Paular.
Il vient d'être construit à Malmaison une bergerie qui me
paroît réunir la salubrité à la commodité du service.
Il est satisfaisant pour les amis de la prospérité française , de
voir donner de si puissans et de si utiles exemples d'un véritable
intérêt pour la branche d'industrie la plus importante.
Paris, ce24 décembre 1806.
TESSIER , de l'Institut de France et commissaire
du Gouvernement, chargé de l'inspection des
bergeries nationales.
MODES du 5 janvier
Au jour de l'an , les montres de col , émaillées ,avoient , chez plusieurs
joailiers, la forme d'un abricot ou d'une pomme , avec cette devise , en
diamans : A la plus Belle; chez d'autres , c'étoit un scarabée, or ,
émail, diamans ou perles fines , qui , sous ses ailes , cachoit un cadran.
Quelques orfèvres aussi tendent à la singularité : deux salières , par exemple
, ont pour support le Lût d'un animal qui brait.
Pour les voitures , on revient à l'uni. Les impériales n'ont presque plus
de pente , les panneaux de côté redeviennent plats , et les cabriolets font
moins le casse-col. On peint beaucoup de voitures en petit-gris , enjaune
et jaune : les garnitures sont bleues , et les housses , bleues aussi , se
drapent à grands ou petits plis , avec des franges à bou'es jaunes .
NOUVELLES POLITIQUES.
Vienne , 27 décembre.
S. M. impériale , royale et apostolique , en qualité de chef
de l'auguste maison régnante , et souverainde la primogéniturc
de l'empire d'Autriche , a jugé à propos de conférer à
tous ses augustes frères et soeurs le titre d'Altesse impériale ,
etdeprince etprincesse impériale , qui , jusqu'à présent , et
en vertu de la loi pragmatique du 11 août 1804 , s'étoit seulement
étendu aux descendans des S. M. , des deux sexes , et
à leurs succeseurs, dans le gouvernement de la maison impériale
d'Autriche.
Le 24 décembre , dans l'après-midi , est décédé à Vienne ,
des suites d'une hydropisie de poitrine,S. A. R. le très-au-
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
guste archiduc Ferdinand , prince royal de Hongrie et de
Bohême , archiduc d'Autriche , oncle de S. M. l'empereur et
roi actuellement régnant. Il étoit né le 1er juin 1754 , et avoit
épousé , le 15 décembre 1774 , la princesse Marie-Béatrix ,
fille de S. A. S. le due Hercule III de Modène , Reggio et
Mirandola, Les funérailles auront lieu aujourd'hui,
La Haye, 29 décembre.
Des nouvelles reçues d'Angleterre , par voie indirecte , nous
apprennent que toutes les craintes qu'on y avoit conçues
qu'il n'éclatât une rupture entre ce pays et les Etats-Unis
d'Amérique , se sont dispersées. On a la certitude qu'il a été
conclu entre les plénipotentiaires des deux puissances un
traité définitif.
Le discours prononcé par la commission chargée de faire ,
au nom de S. M. B. , l'ouverture du nouveau parlement ;
est conçu en ces termes :
<< Milords et Messieurs : S. M. nous a chargés de vous
assurer qu'au milieu des circonstances difficiles et importantes
dans lesquelles nous sommes placés , elle éprouve
une grande satisfaction en voyant dans les choix faits par
son peuple des membres qui composent le nouveau parlement
, la preuve de la sagesse qui les a dictés.
» S. M. fera mettre sous vos yeux les papiers relatifs à la
dernière négociation avec la France .
>> S. M. a fait tout ce qui étoit compatible avec l'indépendance
et l'honneur de son peuple , et avec la sûreté de ses
alliés pour le rétablissement de la paix générale.
>> Les prétentions injustes et l'ambition de l'ennemi ont
rendu vains ces efforts, et ont rallumé en Europe une nouvelle
guerre dont les premières opérations ont eu les résultats
les plus désastreux.
>> Le renversement de l'ancienne constitution germanique ,
ét les résultats que cet événement devoit avoir pour les autres
Etats , ont forcé la Prusse à songer à sa propre sûreté , et l'ont
conduit à prendre la résolution de s'armer enfin ouvertement
pour prévenir sa ruine. Cette résolution et ces mesures n'ont
pas été concertées avec S. M. Il n'y avoit même encore rien
de définitivement arrêté pour faire cesser l'état d'hostilité
qui existoit entre les deux pays.
>>Dans cette situation , Š. M. s'est cependant empressée
de prendre toutes les mesures qu'elle a cru les plus propres ,
soit par ces conseils , soit par des secours effectifs , à établir
entr'elle et la Prusse un concert contre l'ennemi commun.
>>Au milieu des événemens malheureux qui ont eu lieu ,
JANVIER 1807 . 89
les alliès de S. M. sont restés inébranlables dans leur fidélité
. S. M. le roide Suède s'est distingué par la plus louable
ferineté. L'harmonie la plus heureuse existe entre l'empereur
de Russie et S. M. Elle a été consolidée par des
preuves réciproques de loyauté , et S. M. ne doute pas
que vous ne soyez disposés à contribuer à l'affermissement
d'une alliance qui est désormais l'espérance la plus solide
qui existe pour la sûreté du continent de l'Europe.
>> Messieurs de la chambre des communes , S. M. se repose
, avec la plus grande confiance , sur les efforts que
vous ferez pour soutenir l'honneur et l'indépendance de ce
pays. La n'écessité d'augmenter les impôts vous frappera sans
doute ; S. M. ne l'a vue qu'avec le plus vif regret. Vous
concilierez dans les mesures que vous adopterez pour assurer
le service public , l'économie , avec ce qu'exige la nécessité
de s'opposer efficacement aux progrès de la puissance
ennemie.
>> Milords et messieurs : La longue série de calamités dont
le continents'est trouvé accablé , a eu nécessairement quelques
suites fâcheuses pour notre pays ., Cependant au milieu de
ces difficultés , S. M. a vu avec satisfaction la constance
inébranlable de son peuple , et les exemples de courage et de
discipline que ses armées et ses flottes ont donnés . Jamais le
peuple anglais ne fut plus uni , et jamais le caractère national
ne semontra sous un jour plus favorable que dans ce momentci.
Avec de semblables dispositions , et avec l'aide toute
puissante de la providence , S. M. se flatte que nous sortirons
de la crise actuelle. Elle sait tout ce qu'elle doit attendre de
votre patriotisme et du courage de son brave peuple. >>
Mayence , 3 janvier.
Nous recevons à l'instant , de Varsovie , des lettres qui
contiennent les détails suivans :
L'EMPEREUR est parti le 22 de Varsovie.
L'ennemi a été rencontré sur l'Ukra , et a été forcé dans ses
positions.
Le 24 , il l'a été de nouveau à Nazielsh
battu .
,
et a encore été
Parmi les prisonniers on compte beaucoup de personnes
de marque.
Ces attaques des avant-gardes de l'ennemi surpris et déconcerté
dans ses projets , annoncent une action prochaine et plus
décisive.
Des nouvelles de Silésie annoncent la reddition de Breslau.
( Moniteur. )
90 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS , vendredi 9 janvier.
-Le consul-général de France à Lisbonne , annonce , par
une lettre du 19 décembre dernier , que le gouvernement
portugais a reçu officiellement la nouvelle de la reprise de
Buenos-Ayres par les troupes de S. M. C. , aux ordres du
gouverneur de Montevideo; que les habitans de Buenos-
Ayres avoient parfaitement secondé l'armée espagnole , et
que tout ce qu'il y avoit de troupes anglaises avoit été taillé
en pièces , excepté un petit nombre de prisonniers.
( Moniteur. )
-Un décret impérial , rendu à Posen le 15décembre 1806 ,
ordonne la publication du sénatus-consulte du 4 du même
mois , relatif à la conscription de 1807. Ce sénatus-consulte
porte ce qui suit :
« Quatre - vingt mille conscrits seront levés en 1807.
L'appel en sera fait aux époques qui seront fixées par les
décrets impériaux. Ils seront pris parmi les Français nés depuis
et compris le 1er janvier 1787 , jusques et compris le 31 décembre
de la même année. >>>
-S. M. a rendu le 18 décembre le décret suivant , relatif
à la levée de la conscription de 1807 :
NAPOLEON , Empereur des Français et Roi d'Italie , sur
le rapport de notre ministre de la guerre , notre conseil d'Etat
entendu , nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1º . Soixante mille conscrits , pris sur les 80,000 dont
la mise en activité est autorisée par le sénatus-consulte du 4
de ce mois , sont appelés et seront répartis entre les départemens
, conformément au tableau annexé au présent décret.
II. Vingt mille conscrits formeront la réserve.
III. Toutes les opérations relatives à la levée ci-dessus prescrite
seront exécutées conformément aux dispositions de notre
décret du 8 fructidor an 13.
JV. Il sera prélevé sur le contingent de chaque département
, pour les carabiniers , les cuirassiers et l'artillerie à
pied et à cheval , un nombre d'hommes d'élite , déterminé
par le tableau de répartition entre les corps , joint au présent
décret. Les conscrits choisis pour les carabiniers et les cuirassiers
ne pourront pas avoir moins de 5 pieds 5 pouces ;
ceux de l'artillerie devront avoir 5 pieds 3 pouces 6 lignes et
au-dessus.
JANVIER 1807. gr
V. Toutes les opérations qui doivent précéder la convocation
du conseil de recrutement , seront terminées avant
le 15 janvier. Les conseils de recrutement s'assembleront
le 15 janvier. Le premier détachement de chaque département
sera mis en route le 25 du même mois. Les autres
départs se succéderont de jour en jour.
VI. Les 60,000 conscrits de 1807 , appelés par notre présent
décret, seront répartis entre les différens corps de l'armée,
conformément aux tableaux annexés au présent décret.
VII. Les 20,000 hommes restant des 80,000 dont la mise en
activité est autorisée par le sénatus-consulte du 4 de ce mois ,
formeront la réserve de 1807. On continuera à observer , à
l'égard des conscrits de la réserve , les arrêtés des 18 thermidoran
10 et 29 fructidor an 11 , et notre décret du 8 nivose
an 13.
VIII. Si parmi les conscrits appelés , il s'en trouve qui
appartiennent à la garde nationale mise en activité , ils seront
remplacés dans cette garde suivant le mode prescrit par notre
décret du 8 vendémiaire de cette année.
En vertu de ce décret , le contingent du département de la
Seine est fixé , pour l'armée active , à 1049, et pour la réserve,
à350.
- L'avis suivant vient d'être publié par ordre de M. le
conseiller-d'Etat Lacuée , directeur-général des revues et de
la conscription militaire .
« Les conscrits de 1806 et des classes antérieures , en
remontant jusqu'à l'an to inclusivement , et ceux qui par
suite pourroient être appelés , sont toujours sonmis aux dispositions
du décret du 17 thermidor an 12. Ceux d'entr'eux
qui sont dispensés du service , et qui remplissent des fonctions
directement ou indirectement salariées des deniers du
trésor public , doivent continuer à envoyer leurs titres en
orginal au ministre de la guerre. M. Dubreil , inspecteur aux
revues , employé près le directeur-général des revues et de la
conscription militaire , vient d'être chargé , par interim ,
d'apposer son visa sur ces pièces. M. Dubreil reçoit les titres
des conscrits , à son bureau , rue Saint-Dominique, maison
Saint-Joseph.
-M. Durand , ci-devant ministre plénipotentiaire de
S. M. I. près la cour de Saxe , vient d'être nommé pour remplir
les mêmes fonctions auprès du roi de Wirtemberg.
-M. Guiot , avocat à Paris , et ancien administrateur du.
1
92 MERCURE DE FRANCE ,
département de la Côte-d'Or , est nommé secrétaire-général
de l'administration générale des Etats de Parme et de Plaisance.
-M. Wischer de Celles , maître des requêtes , remplace
comme préfet de la Loire- Inférieure , M. de Belleville ,
nommé intendant des Etats d'Hanovre .
M. le conseiller-d'Etat , procureur-général impérial de
la cour de cassation, commandant de la Légion-d'Honneur ,
a écrit à M. le procureur-général impérial de la cour de
justice criminelle du département de la Haute-Garonne , la
lettre suivante :
* « Monsieur, toutes les rentes ci-devant féodales sont éteintes
sans distinction au préjudice des ci-devant seigneurs ou possesseurs
de fiefs ou d'alleux nobles , et la cour de cassation le
juge ainsi constamment.
» Il importe peu que les ci-devant seigneurs , au profit
desquels avoient été créées ces rentes , fussent ou ne fussent pas
hauts-justiciers : dès que ces rentes sont féodales , c'est-à-dire ,
dès qu'elles sont récognitives de la seigneurie directe , ou de
ee qu'on appelle chez vous la directité , l'abolition n'en peut
pas être douteuse.
>> Vous trouverez dans mon recueil des Questions de Droit ,
articles locatairie perpétuelle , moulin à rente foncière et
terrage , un grand nombre de dissertations et d'arrêts de la
cour de cassation , qui mettent tout cela dans le plus grand
jour.
» Si vous connoissiez des arrêts des cours d'appel , qui
eussent jugé le contraire , et contre lesquels les parties interressées
ne se fussent pas pourvues , je vous prierois de me les
faire connoître , afin que je pusse en provoquer la cassation
dans l'intérêt de la loi » .
Agréez , monsieur , etc. >>
-
Signé MERLIN .
On assure que l'ouverture du grand sanhedrin est définitivement
fixée au 1er de février prochain. Il arrive des rabbins
et des députés de tous les pays , pour assister aux délibérations
de cette assemblée.
-Il paroît qu'il s'est manifesté des insurrections parmi les
soldats des ci-devant troupes hessoises : les journaux ont donné
trois proclamations différentes adressées à ces troupes et aux
habitans , par le gouverneur de la Hesse, le général Lagrange ;
dans la troisième, datée de Cassel , du 18 décembre , il leur
annonce que c'est pour la dernière fois qu'il les invite à renJANVIER
1807 . 93
trer dans l'ordre , et que , s'ils persistent dans leur égarement ;
ils attireront sur eux et leur pays les plus funestes châtimens .
On mande de Dunkerque , sous la date du 18 novembre,
que le corsaire le Voltigeur a capturé et conduit en ce port le
navire anglais the Margaret of Whitby , capitaine Mathews
Florin , du port de 500 tonneaux , sur son lest.
On mande de Saint-Valery-sur-Somme , sous la date du
21 novembre , que le brick anglais le Voodbine , capitaine
Robert Hoog , du port de 120 tonneaux , pris par le corsaire
l'Espoir , s'est échoué , par suite du mauvais temps , sur lå
côte de Routhianville , près la baie d'Autie.
Du Havre , sous la date du 8 décembre , que le corsaire
la Réciprocité a pris et conduit à Fécamp le sloop anglais
laDove, du port d'environ 16 tonneaux.
D'Amsterdam , sous la date du In du même mois , que le
corsaire français le Chasseur a capturé et conduit au Texel lè
navire anglais the Dove , capitaine Martin Webster , du port
de 220 tonneaux , dont la cargaison , composée de chanvre ,
fer et planches , est évaluée à plus de 150,000 fr.
De Dunkerque , sous la date du 13 dudit , que le corsaire
le Voltigeur , a capturé , à l'embouchure de la Tamise , et
conduit en ce port, le brick anglais le Jupiter , capitaine
Richard Oxtaby, du port d'environ 150 tonneaux , chargé
de diverses marchandises .
De Dunkerque , sous la date du 20 dudit, que les corsaires
laRevanche et le Glancur , ont pris et conduit en ce port le
navire anglais à trois mâts , l'Amphitrite , capitaine Thomas
Stielney , du port de 250 tonneaux , chargé de bois de teinture
et autres marchandises.
De Dieppe , sous la date du 26 décembre , que les corsaires
les Deux Frères et l'Espoir , ont pris et conduit en ce port
le navire anglais l'Elisabeth et Marguerite , du port de 184
tonneaux, armé de 3 canons , chargé de charbon de terre .
De Dunkerque , sous la date du 29 du même mois , que
le corsaire le Chasseur a pris et conduit en ce port deux
bricks anglais , chargés de charbon de terre, l'un de 141 tonneaux
, l'autre de 100. (Moniteur. )
4
-Voici les prises entrées en différens ports :
Le 1 janvier , à la Hougue , le brick anglais le Kingstown,
ayant un chargement de marchandises sèches. Le 4 , à Cherbourg
, le brick anglais le William , de 150 tonneaux , chargé
d'huile, the , eau - forte, prise du corsaire la Réciprocite.
94 MERCURE DE FRANCE ,
Le même jour, à Dunkerque , un navire prussien de 400 tonneaux
, chargé pour l'Angleterre de mâtures du Nord , prise
du Brave. Le 5 , à Calais , les bricks anglais le Good-Intent ,
de 150 tonneaux , chargé de charbon de terre , prise de l'Eglé;
et le HenryetMary, de 237 tonneaux , chargé de planches ,
goudron, fer et cordages , prise de la Revanche. Du 4 , à
Ostende, le brick anglais l'Eagle , de 180 tonneaux , chargé
de chanvres et fer, prise de l'Egle. Le 4 , à Flessingue , le
navire anglais l'Hesperus, de 245 tonneaux, chargé de goudron
, brai et suif; prise de la Revanche. (Moniteur.)
-Suivant une lettre de Koenigsberg , du 18 décembre , le
quartier- général du roi de Prusse a rétrogradé , et a été
transféré à Wehlau .
-D'après l'autorisation qui lui en a été donnée par M. le
conseiller d'Etat directeur-général de la conscription militaire,
le préfet de la Seine a décidé que , pour la conscription de
1807 , le service des officiers de santé près le conseil de
recrutement, seroit fait exclusivement par un médecin et un
-chirurgien désignés par le sort, entre ceux inscrits sur une
liste de 36 médecins ou chirurgiens , préalablement choisis
et présentés par la sociéte de médecine deParis. Grand nombre
d'officieux alloient, les années précédentes , offrant et vendant
leurs prétendus services auprès des personnes connues pour
être attachées au conseilde recrutement, etdont, à les entendre,
ils avoient toujours le honheur d'être les parens , les compatriotes
ou les amis ; on a lieu d'espérer qu'au moyen de la
mesure adoptée pour cette année , ces officieux , tout en
conservant le desir de vendre , ne trouveront plus personne
pour acheter leurs services auprès d'examinateurs qui dans le
faitn'existent pas aujourd'hui , n'existeront pas encoredemain
ni après , mais seulement même au moment de la séance
d'examen , et à laquelle encore ils seront appelés , non par
une volonté individuelle , mais par le sort.
- L'intention de S. M. I. et R. étant de porter à une force
plus considérable le corps de ses gendarmes d'ordonuance , le
maire de Strasbourg vient de faire un appel aux jeunes gens,
même à ceux de la conscription de 1807 , pour les engager
à entrer dans ce corps.
-Des lettres de Madrid disent que le titre d' Altesse a été
donné au prince de la paix , comme allié à la famille royale.
-Le grand-juge ministre de la justice a adresé, le 7 de ce
mois , la circulaire suivante aux procureurs-généraux impériaux
près les cours de justice criminelle:
:
JANVIER 1807. 95
» J'apprends , Messieurs , que quelques tribunaux semblent
persuadés que l'escroquerie en matière de conscription n'est
point consommée , lorsque l'escroc , ne pouvant obtenir le
congé de réforme par lui promis , restitue l'argent qu'il avoit
reçu sous cette promesse , ou dont il avoit exigé la consignationentre
les mains d'un tiers , ordinairement son complice.
>>Je ne puis considérer une telle opinion , adoptée par des
jugemens , que comme un misérable prétexte imaginé par la
foiblesse pour se dispenser d'une justice sévère que commandent
pourtant les plus grands intérêts de l'Etat. Qu'importe
en effet pour le délit d'escroquerie , que l'escroc ne soit point
parvenu à corrompre les agens de l'autorité; la corruption
qu'il a tentée est un erime de plus dans lequel il a échoué;
mais l'escroquerie en subsiste t-elle moins ? N'a-t-elle pas
été consommée lorsque , pour prix de ses promesses trompeuses,
et de l'assurance qu'il a donnée d'employer son crédit
pretendu , il s'est fait compter de l'argent , ou l'a fait consigner
entre les mains de son affidé ?
» Après cela que , pressé par les remords d'une conscience
agitée , ou épouvanté par les menaces de ses dupes , il restitue
l'argent escroqué , en résulte-t-il que l'escroquerie n'ait point
été commise ?Diroit-on d'un voleur qu'il n'est coupable que
d'une simple tentative de vol, si , après avoir dérobé la chose,
et l'avoir retenue ou recelée dans les mains d'un tiers , il se
déterminoit ensuite à la restituer, pressé par la crainte d'être
dénoncé et poursuivi ?
>>La restitution que fait l'escroc, comme celle que feroit le
voleur, peut bien désintéresser la partie civile ; mais satisfaitelle
la vindicte publique qui , certes , est d'une toute autre
importance que des simples intérêts privés , et qui réclame
avec d'autant plus de force, que le crime dont elle sollicite
la punition est plus dangereux pour l'Etat ?
>>Eh quoi ! Messieurs , lorsqu'à l'époque d'une levée trèsprochaine
, il seroit nécessaire de porter la terreur et le découragement
dans l'ame de ces coquins ténébreux , dont les
spéculations honteuses sont un véritable fléau pour l'Etat
et pour les familles , on chercheroit à introduire par de dé
plorables subtilités , une jurisprudence fausse et pusillanime,
dont l'infaillible résultat seroit d'enhardir les escrocs par l'e:-
pérance d'une impunité presque certaine. Non , Messieurs
ni vous, ni moi ne devons le souffrir. La voix de la patrie ,
le service de l'EMPEREUR , tout nous fait un devoir de déployer
notre zèle contre ces opinions et ces jugemens dictés
par la foiblesse.
96 MERCURE DE FRANCE ,
>> Que nulle considération n'arrête votre énergie; commu
niquez-la aux procureurs-impérianx , et concourez ensemble ,
d'un commun effort , à dissiper toutes les erreurs capables de
retarder l'entière extirpation d'un brigandage odieux , et dont
les progrès pourroientdevenir si funestes à la chose publique. >>>
M. le préfet du département de l'Eure a fait organiser,
dans la ville de Louviers , une garde nationale à cheval qui
seconde le service de la gendarmerie , et contribue par son
activité à la sûreté des routes et à l'exécution de toutes les
mesures nécessaires à la tranquillité publique. Ces cavaliers
volontaires sont armés et équipés avec soin. Dimanche dernier
, le préfet les a passés en revue à Evreux , et après les
avoir félicités sur leur bonne tenue , il les a conviés à un
banquet. Le soir même ils sont retournés à Louviers.
er
Les 1 et 2º bataillons de fusiliers de la garde impériale
sont passés à Verdun le 25 et le 26 décembre , se rendant à la
Grande-Armée.
- Par décret du 12 décembre , en date de Posen , M. Girod
fils ( de l'Ain ) , substitut du procureur-impérial près le tribunal
de première instance à Turin , a été nommé procureurà
Alexandrie .
- Les Serviens son enfin parvenus à s'emparer de Belgrade .
La citadelle se trouve encore au pouvoir des Kersales .
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI 3. — Ср. olo c . J. du 22 sept. 1086 , 76f 500 600 76f
76 200 300 200. 100 250 200 100 ooc . ooc . ooc ooc oof ooc оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 200 000 ooc orc
Act. de la Banque de Fr. 1240f. 1242f 500 12450 000 000. oo of
DU LUNDI 5. C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 76f 150 766 76f
IOC. 150 200 300 250 150. 250 ooc coc ooc . ooc ooc oocooc .
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 20c o c . ooc . ooc
Act. delaBBaanngque de Fr. 1225fj . durer janv. ooc. oooof. ooc oo of
DU MARDI 6. - C p . o/o c . J. du 22 sept. 1806, 76f 50c 4 c. 5oc
40c 50c oof ooc doc . oocooc coc . 000 000 00 ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 73f. 40c. ooc oof ooc ooc. noc 000 ๑๐๕
Act. de la Banque de Fr. 123. f 1232f50c 1232f. 5oc j. du 1er janv.
DU MERCREDI 7. Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f. Soc 700 6 с
70c 75c. 77f 00c ooc ooc . ooc of ooc . ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 75c. oof. ooc oocooc oc
Act. de la Banque de Fr. 1232f 50c 1233f 75c 1235fj. du er janv .
DU JEUDI S. -C p . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 761 75c goc 8cc 850 750
600 700 600 00c ooc oof oof oocoocoocooco00 000 000 000 000 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807: 73f 800 74f. ooc ooc ooo oof ooc ,
Act. de la Banque de Fr. 1237f. 5oc 1233f. 75c j. du 1 janv . oooofoc
DU VENDREDI 9. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806, 76fgoc 80c 750.
60c 55c 60c 65c ooc ooc coc oo oo ooc oof oof oof oo ooc
Item . Jouiss. du 22 mars 1807. 74f nof ooc. oof coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1235f 1232f 50cj . du 1er janv.
:
4
1
(No. CCLXXXVII. )
(SAMEDI 17 JANVIER 1807. )
DEPT
DE
LA SEIND
MERCURE
DE FRANCE.
s
sub POÉSIE
;
C
a
5.
cen
i
FRAGMENT
Du poëme ayant pour titre : LA MORT DE PARIS ET D'OENONE.
(Début du premier Chant . )
TANDIS qu'aux Grecs vengeurs voué par le Destin
Ilion chancelant déjà touche à sa fin;
Du volage Paris épouse abandonnée,
La Nymphe de l'Ida pleuroit sa destinée.
Fille du Xanthe , Enone , à quoi servent tes pleurs?
Paris , aux pieds d'Hélène , insulte à tes douleurs .
Malheureuse ! depuis que saigne sa blessure ,
Neuf fois de fleurs Zéphyre a paré la nature :
Ses chagrins n'ont pas fui sur les ailes du Temps ;
Et , pour elle , l'année a perdu son printemps .
De ses doux chants d'amour, sa voix mélodieuse
Ne fait plus résonner sa grotte harmonieuse :
Le jour, elle soupire; et de ses longs ennuis ,
Seule , elle attriste encor le long repos des nuits .
Près d'elle , on voit en deuil ses compagnes pensives.
Son arc est à ses pieds ; de ses flèches oisives
:
G
2
98 MERCURE DE FRANCE ,
1
La pointe n'atteint plus l'hôte innocent des bois ;
Le fer ailé s'endort au fond de son carquois.
Souvent, aux bords fleuris de l'onde paternelle ,
Son coeur cherche la paux : la paix y fuit loin d'elle !
Et, dans ces lieux peuplés de trop chers souvenirs ,
L'image du bonheur sigrit ses déplaisirs.
Souvent sur le rivage , où la poupe fatale
De Mycène en triomphe amena sa rivale ,
Elle rêve immobile ; ou , les yeux languissans ,
Marche silencieuse au bruit des flots grondans:
El ey croit voir voguer son heureuse ennemie ;
Et, morte au doux plaisir, voudroit l'être à la vie.
Comme la biche atteinte à l'insu du chasseur,
Si le trait acéré pénètre au fond du edoeurs
Elle fuit : vains efforts ! la blessure est mortelle ;
Ases flancs attaché, le trait vole avec elle.
Telle Enone, livrée à d'éternels regrets ,
Fuit du fleuve aux rochers , fuit des mers aux forêts :
Pâris absent la suit, la suit pour son martyre;
Soncoeurporte partout le frait qui ladéchire.
DE GUERLE
LA LEÇON RETENUE ,
CONTE.
Unhobereaudes bords de laDordogne,
(Autant valoit vous dire de Gascogne) ,
Dans son castel , non loin de Périgueux ,
Vivoit, encor plus glorieux que gueux,
Avec son chiên, sa chatte et sa servante,
Laquelle étoit une grande innocente
De dix-neufans ,'plus douce qu'un mouton,
Mais pour le moins aussi bere, dit-on.
De cent repas qu'en faisant sa tournée
Chez les voisins , cousins , oncles , neveux ,
MonsBroutignac attrapoit dans l'année ,
Il s'acquitfoft de coutume avec deux,
En combinant leur distance de sorte
:
????
JANVIER 1807.
99
Que le deuxième étoit presque en entier
Recomposé des bribes du premier :
Ce qui rendoit la dépense moins forte.
Un jour, c'étoit jeje croisunun jeudi gras,
Vers lemilieu de ce premier repas,
Unmal-adroit , à qui la main échappe,
Répand le plat de civet sur la nappe;
La nappe unique : ainsi l'on peut juger
Qu'iln'étoit pas aisé de la changer.
Ce néanmoins, payant d'effronterie ,
1
:
Le chevalier à sa servante crie : 1
« Une autre nappe à l'instant, Rose.e. >> << Eh mais!
» Dit celle-ci du ton le plus niais,
>> Vous savez bien que vous n'en avez qu'une. »
« D'où viens- tu done ? Tombes-tu cde la lune
>>Avec ton air imbécille et demi ?
de la
>>Pour monhonneur il feroit beau te croire !
» Jen'enai qu'une ici; mais dans l'
コラ
noire s Larmo
"
>> N'en ai-jepas là haut....? » « Mon lon cher ami,
:
>> Vous en auriez mille et mille en réserve;
» Qu'aucun de nous ne seroit assez sot
>> Pourconsentir à croquer le marmot
i
>> En attendant qu'on desserve et resserve :
» Laissez-nous done finir in statu quo. »
L'hôte, joyeux d'entendre de l'écho ,
Cède, et promet que la nappe gâtée,
Puisqu'on le veut , ne sera pas ôtée.
Joyeusement le dîner se poursuit :
On ne quitta le patron qu'à minuit .
Quand il fut seul avec sa chambrière ,
S'il la tança de la bonne manière,
Vous le pensez : Pécore ! étroit cerveau!
» Héquoi , toujours me faire affront nouveau !
>>Vint-on jamais dire comme une buse
>>Que l'on n'a pas ce qu'on pourroit avoir ?
Onréfléchit.... on invente une excuse ;
› Avec adresse on la fait recevoir :
1
>>Mauvais, effet cesse par bonne cause.
>> Ainsi, tantôt quand je t'ai, crié : « Rose,
» Une autre nappe, àl'instant, il falloit
و د
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
>> Me risposter : « Vous savez qu'elle est
» A la lessive , » ou trouver autre chose . >>>
« J'ai bien mal dit : j'ai tort , monsieur; c'est vrai;
>> Je m'en repens , et je profiterai
» De la leçon ; mieux que ma patenôtre
>> Je vous promets que je la retiendrai. »
Deux jours après l'un des repas suit l'autre :
Comme on étoit au dessert , un cousin
Prend la parole , et dit : « Je me hasarde
>> Au nom de tous à réclamer le vin
>> De Jurançon , qui nous parut divin
ינ
** >> L'hiver passé ; franchement il nous tarde
» D'en boire encor . » Las ! il avoit pris fin ;
Mais Broutignac de l'avouer n'a garde .
<<Vous en voulez ? he bien ! je vous en garde;
» Je le crois même un tantinet plus fin
>> Que le dernier. Rose ! Rose ! » Elle arrive. "
« Vas nous chercher le vin de Jurançon
>> Dans le caveau, derrière le poinçon.>>>
« Monsieur, répond Rose sur le qui vive ,
>> Et répétant mot à mot sa leçon ,
>> Vous savez bien qu'il est à la lessive. »
f
1
ن ر و آ
M. PONS ( de Verdun. )
TRADUCTION
De l'Episode de la Mort de Cacus , tiré de l'ENÉIDE , liv. 8,
vers 193 : Hic spelunca fuit.
CET antre , inaccessible à la clarté du jour,
Etoit du noir Gacus l'effroyable séjour :
Une éternelle nuit y couvroit tous ses crimes , ::
Et la terre fumoit du sang de ses victimes . Y
Là , des meurtres nouveaux marquoient tous les instans ;
Le seuil étoit paré de restes dégoûtans ,
De troncs tout mutilés et de têtes livides ,
Dont le sang ruisselot sur les herbes humides.. "
Fils du Dieu de Lemnos , et fier de sa vigueur ,
Cacus semõit partout l'épouvante et l'horreur.
Des feux épais et noirs s'élançoient de sa bouche ,
JANVIER 1807. 101
Sa taille étoit immense , et son regard farouche;
Mais le ciel , que nos voeux imploroient tous les jours ,
Permit qu'un Dicu vengeur nous prêtât ses secours :
Du triple Géryon le vainqueur intrépide ,
Fier de ce grand exploit , le généreux Alcide ,
Avec le jour naissant arrivé sur ces bords ,
Yconduisoit le prix de ses nobles efforts ;
Ses troupeaux remplissoient les monts et les prairies :
A cet aspect , Cacus , poussé par les Furies ,
Et craignant de laisser quelque crime oublié ,
Quelque nouveau forfait dont il ne fût souillé ,
Ravit quatre taureaux , avec quatre génisses ,
Qu'Alcide destinoit aux jours des sacrifices .
Mais , de peur que leurs pas , sur le sable imprimés ,
Indiquant dans quels lieux il les tient enfermés ,
Ne conduisent le Dieu vers son affreux repaire ,
Le monstre , avec effort les traînant en arrière ,
Retourne ainsi la trace en un sens opposé ,
Et croit que pour jamais Alcide est abusé.
Le héros , cependant, quittoit nos pâturages ;
Ses troupeaux rassemblés couvroient tous ces rivages ,
Quand les boeufs , que sa main conduisait lentement ,
Remplirent nos forêts d'un long mugissement ;
Et bientôt , à leurs voix une seule génisse ,
Trahissant de Cacus le coupable artifice ,
Du fond de l'antre creux répondit à son tour .
Ses cris font retentir les échos d'alentour .
Alcide entend , écoute , et son courroux s'enflamme ;
Un fiel noir et brûlant s'allume dans son ame ;
Il s'arme ; et , pour venger un si cruel affront ,
Aussi prompt que l'éclair , vole au sommet du mont.
Pour la première fois Cacus tremble et frissonne ,
Le trouble est dans ses yeux , sa force l'abandonne :
Il fuit , glacé d'effroi .... L'effroi le fait voler ;
Il arrive à son antre , et , pour s'y mieux céler ,
Brisant les gonds d'airain et la forte barrière
Que fixa sur le seuil l'adresse de son père ,
Il détache le roc , qui , jadis suspendu ,
Tombe , et vient enfermer le brigand éperdu.
Alcide, cependant , accourt , bouillant de rage;
Il cherche , mais en vain , à se faire un passage ;
Roulant de toutes parts des yeux pleins de fureur,
Il palit de colère , et frémit de douleur.
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
L
Trois fois il fait le tour du coteau qui le porté,
Trois fois de la caverne il ébranle la porté ,
Et, lassépar trois fois, s'éloigne de ces lieux.
Un rocher menaçant soudain frappé ses yeux ;
Des aigles , des vautours effrayante retraite ,
De l'antre ténébreux il dominé le fafte ;
Vers la gauche , son front, incline sur les flots ,
Semble les menacer. L'invincible héros ,
Sur ladroite appuyé, le pousse en sens contraire ,
Frappe , presse , redouble ; et, du sein de la terre,
Le déracine enfin. Le róc précipité
Roule, et de ce fracas le ciel est agité ,
La rive s'en ébranle ; et , suspendant sa course,
Le fleuve avec effroi remonte vers sa source.
Alors, de l'antre affreux le seuil est éclairé,
Cacus n'y trouve plus un asile assuré ,
Alcide a découvert ses détours les plus sombres ,
Et les rayons du jour en ont chassé les ombres.
Tels , du monde ébranlé si les flancs entr'ouverts,
Dévoiloient aux mortels le chemin des Enfers ,
Cet empiredudeuil et ces pâles royaumes
Détestés par les Dieux , et peuples de fantomes,
Notre oeil avec effroi fixeroit ce séjour ;
Et les Manes tremblans fairoient l'eclat dujour.
Le monstre , cependant, surpris par la lumière ,
Cherche au fond de son antre une vaine barrière,
Et , poursuivi partout , pousse d'horribles cris .
Alcide , des rochers lui lance les débris ,
Et des troncs renversés roulant l'énorme masse ,
L'accable sous le poidsdes chênes qu'il entasse.
Cacus alors , ( qui peut le croire et le penser? )
De ce péril nouveau se voyant menacer,
Vomit des tourbillons de flampe et de fumée;
Verse autour de son antre une nuit enflammée,
Et , pour se dérobér au bras qui le poursuit ,
Mê'e l'éclat des feux aux horreurs de la nuit .
:
Alcide, à ce moment , ne contient plus sa rage
Il s'éla ce soudain au plus fort du nuage ,
Plonge au milieu des feux , en affronte l'horreur ,
Et de l'antre embrasé parcourt la profondeur.
Cacus vomit en vain un nouvel incendie,
Le héros le saisit , l'étreint avec furie,
?
JANVIER 1807 . 103
Et,pressant songosier de ses doigts tout sapglans ,
Fait jaillir de son front ses yeux étincelans.
De la caverne alors la porte tombe et s'ouvre,
Du brigand terrassé le crime se découvre ,
Les taureaux enlevés , et les nombreux larcing
Quefaisoient chaque jour ses criminelles mains.
On trafne avec effort ce cadavre terrible ;
Son visage défait offre un aspect horrible :
La joie avec l'effroi dans les coeurs se confond ;
Oncontemple ses traits, la pâleur de son front,
Son sein large et velu, sa tête dégoûtante ,
Et de feux mal éteints sa bouche encor fumante .
GUIZOT.
MON PORTRAIT,
CHANSON A MADEMOISELLE ***.
Air : Philis demande son portrait.
Vousmedemandez mon portrait:
Il faut yous satisfaire ;
Mais un peintre legâteroit;
J'aime mieux vous le faire.
De Teniers burlesque rival ,
Je vais, pour Olympie ,
Tracer d'un triste original
La risible copie.
Embarrassé dans mon maintien,
Je penche un per la tête;
Et, même quand je ne dis rien,
Ondit que j'ai Fair bête.
Mais n'appuyons pas sur ce trait:
Je crains qu'on ne me gronde
De faire, en tracant mon portrait,
Celui de bien du monde.
Des besicles couvrent mes yeux ,
C'est undouble avantage :
Tandis que j'y vois beaucoup mieux,
On voit moins mon visage.
Cependant, lorsque j'aperçois
Tel et tel sur ma route ,
Jetrouve plusheureux cent fois
Celui qui p'y voit goutte.
1
T
104 MERCURE DE FRANCE ,
.7
Sombre ou joyeuse avec excès ,
Ma figure est mobile ;
Je ris au Théâtre Français ,
Je pleure au Vaudeville ;
Par désoeuvrement , quelquefois ,
Si le sort veut que j'aille
Voir un nouveau drame à Louvois ,
Je vois bâiller, je bâille.
Qu'un sot parle à tort , à travers ,
Ma figure se ride ;
Qu'on me lise de méchans vers ,
Mon sourire est perfide;
Je fais la moue au sot traitant
Comme au faquin en place :
Ainsi , ma chère , à chaque instant ,
Je fais une grimace. A
:
Du reste , j'ai deux pieds , deux mains ,
J'ai deux jambes pareilles ;
J'ai , comme les autres humains ,
Deux fort belles oreilles ;
Sur un trône sans être né ,
Je chéris mon partage :
Aussi-bien qu'un roi , j'ai le nez
Au milieu du visage.
:
M. ARMAND -GOUFFÉ.
ENIGME.
Un élément est mon père ;
L'autre est mon trône , et souvent mon tombeau;
A mes destins un autre est nécessaire ;
Le quatrième est mon fléau.
LOGOGRIPHE .
Dans le règne animal je suis avec mon coeur;
Animal , végétal , minéral sans mon coeur .
Dans le vaste Océan je suis avec mon coeur;
Dans l'univers entier on me trouve sans coeur ;
Tu me verras oiseau sans ma tête et mon coeur ;
Je suis un aliment salubre avec mon coeur ;
J'ai très-souvent commis des crimes sans mon coeur.
CHARADE.
ADIEU mon tout , si mon dernier
Te porte à couper mon premier .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. estAvenir.
Celui du Logogriphe est Boeuf, où l'on trouve oeuf.
Celui de laCharade est Mi-racle .
эг.
JANVIER 1807.
105
Dictionnaire abrégé de la Bible , de Chompré ; nouvelle édit. ,
revue et considérablement augmentée , par M. Petitol.
Un vol. in -8°. Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr . 50 c. par la poste .
Un vol. in- 12 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 75 c. par la posto .
A Paris , chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 17.
un LE Dictionnaire de la Bible de Chompré , est de ces
ouvrages que leur utilité recommande suffisamment à l'attention
publique , et qui pourroient même se passer d'une exécution
parfaite pour obtenir une juste estime. Aussi , lorsque
ce livre parut, ferrna-t-on les yeux sur le peu d'élégance
du style et sur les nombreuses ormissions qu'on auroit pu
critiquer, pour ne voir que l'intention de l'auteur , qui parut
assez bien remplie. Les diverses éditions qui se succédèrent
alors avec rapidité , étant depuis long - temps entièrement
épuisées , M. Petitot a pensé avec raison que le public en
recevroit avec plaisir une nouvelle ; mais pour assurer désor
maisà l'ouvrage un succès mérité et durable , il a fait beaucoup
de corrections et d'additions importantes qui l'ont
rendu , pour ainsi dire, un livre nouveau. Quelques réflexions
au sujet d'une nation calomniée si souvent , et pourtant si
digne d'être étudiée , même en mettant à part toute considération
religieuse , nous donneront occasion de faire connoître
le but et l'utilité de ce livre , ainsi que le travail du
nouvel Editeur.
Le principal objet de Chompré , en composant le Dictionnaire
abrégé de la Bible, étoit, comme il le dit dans sa préface
, de faciliter l'explication des tableaux, des bas-reliefs ,
des gravures qui ont pour sujet quelque trait de l'Histoire
Sacrée. A cette époque , les artistes aimoient à choisir dans la
foule des scènes intéressantes qui y sont présentées , et l'on
ne peut trop regretter qu'ils se soient aujourd'hui presque
fermé une carrière où s'étoient illustrés les plus grands maîtres.
S'il est dans l'antiquité une histoire éminemment pittoresque ,
c'est sans doute celle d'un peuple simple de moeurs et de langage
, mais mettant souvent dans ses gestes et dans ses actions
une expression muette, plus énergique et plus éloquente que
tous les discours; sans faste dans la vie privée , mais magnifiquedans
ses cérémonies publiques , et appelant à ses solennitésreligieuses
tout ce qui peut étonner la vueet commander
106 MERCURE DE FRANCE ,
le respect et l'admiration. Des patriarches vénérables par leurs
années et par leurs vertus , les marches religieuses des lévites ,
les prières ferventes d'un grand prêtre , les têtes inspirées des
prophètes , les anges , qui , dans les premiers temps servent si
souvent d'intermédiaire entre Dieu et les hommes . Dieu luimême
se rendant quelquefois visible sous l'aspect le plus imposant
et le plus propre à agrandir l'imagination , quelles
sources fécondes de beautés idéales inconnues à l'antiquité
païenne ! Raphaël étoit plein de l'Ecriture-Sainte , lorsqu'il
peignoit la galerie si célèbre sous le nom de Loges du
Vatican. Il semble , sur-tout , qu'il ait partagé l'inspiration
qui l'a dictée , dans le tableau où il a représenté la lumière
séparée des ténèbres : composition sublime , où il a mis dans
l'attitude et les traits de Dieu une telle puissance et une telle
majesté , que le spectateur, saisi de respect, reconnoît aussitôt
sous des formes humaines l'être indépendant qui a créé d'un
mot le ciel et la terre , et qui existe par lui-même dans tous
les temps etdans tous les lieux! Le peintre qui , après Raphaël ,
amis le plus de poésie dans ses tableaux, le Poussin , affectionnoit
aussi particulièrement les sujets tirés de la Bible. Il
y en amême quelques-uns , tels que Moïse sauvé des eaux et
lamannedans le désert, qu'il atraités plusieurs fois à différentes
époques de sa vie : preuve certaine de la fécondité de
son génie , et de la beauté singulière de ces scènes , qu'il ne se
lassoit pas de représenter sous des points de vue toujours
nouveaux et toujours intéressans.
L'Histoire sacrée , si féconde pour la peinture , ne l'est
pas moins pour la poésie , à qui elle ouvre une mine, qui
après avoir produit des chefs-d'oeuvre , est loin encore d'être
épuisée. Il semble qu'à ces noms de patriarches et de prophètes
soit attaché je ne sais quel charme secret capable d'élever un
poète au-dessus de lui-même, et que les rives du Jourdain
soient encore plus poétiques que celles du Simoïs et du Scamandre.
Sans parler ici des deux poëmes qui font peut-être
le plus d'honneur aux modernes , parce qu'ils étincellent de
beautés qui n'ont aucun modèle dans la littérature grecque
ni latine , Athalie et le Paradis Perdu , sans citer le style enchanteur
d'Esther , ni les peintures naïves et touchantes de la
Mort d'Abel , on sait que Duryer , auteur tragique, généralement
au-dessous du médiocre , trouva des beautés réelles
dans le sujet de Saül, et que Duché traita avec plus de succès
encore celui d'Absalon. On sait avec quel éclat, Tiridate ,
tragédie dont le sujet est puisé à la même source , parut longtemps
au théâtre , et que cette pièce, toute foible qu'elle est
de conception et de style, s'y soutiendroit peut-être encore,
4
JANVIER 1807. 107
și Campistron ne lui eût pas ôté presque tout son intérêt , en
changeant mal-à-propos le lieu de la scène et les noms des
personnages, et en se privant ainsi des couleurs touchantes
que l'Ecriturepouvoit lui fournir.
Tout récemment encore l'histoire de Joseph , transportée
sur le Théâtre Français , a excité un vif intérêt et a fait couler
des larmes. Ce succès n'est pas dû sans doute aux ressorts
dramatiques inventés par le poète , puisque tout le monde en
a-condamné l'extrême foiblesse ; mais on a retrouvé dans plusieurs
scènes quelques traces de cette sensibilité si naïve et si
vraie qui donne tant de charme au récit de l'historien sacré ;
et sans examiner si l'auteur avoit su mettre à profit tant de
beautés qu'il avoit sous la main, on a applaudi parce qu'on
a été touché. Que de trésors poétiques se dévoileroient encorebaux
yeux de l'écrivain qui méditeroit attentivement
ces précieuses écritures , et quels succès l'attendroient , s'il
parvenoit à s'approprier tour-à-tour leur simplicité touchante
et leur sublime poésie !
Plusieurs écrivains du dernier siècle ont voulu représenter
les Juifs comme un peuple grossier ,absolument étranger aux
jouissances de l'esprit et à la culture des sciences et des arts.
Ils avoientpourtantdes astronomes assezhabiles pour enseigner
àconnoître la marche de l'année, età régler les fêtes; et plusieurs
passages des Livres Saints prouvent que la littérature
juive étoit fort étendue. Salomon avoit écrittrois mille paraboles
etmille cinq cantiques. Il avoit composé des Traités sur
tous les animaux et sur toutes les plantes; et il paroît même
quede son temps le goût des lettres , et même la manie d'écrire
étoient généralement répandus , puisqu'il se plaint de la
multitude de livres qu'on publioit tous les jours. Sans doute
les Juifs ne connurent ni les longues épopées , ni l'art dramas
tique , qui n'ont pu être inventés et perfectionnés que chez
une nation passionnée pour la poésie, et dont les citoyens
avoient assez de loisir pour apprécier et récompenser dignement
les travaux des grands poètes; mais dans les genres de
poésie qui n'exigent nideprofondes études, ni de longs efforts,
et où l'on réussit avec beaucoup d'imagination et de sensi
bilité, tout le monde sait que les Juifs n'ont point de maîtres
ni même de rivaux dans l'antiquité païenne. Il est vrai que
la délicatesse moderne se révolte souvent contre l'audace des
expressions et des figures prodiguées dans les cantiques , dans
les élégies , dans les odes sublimes de David et des prophètes,
Onveut juger ces poëmes sur les mêmes principes que les
nôtres , destinés à être lus froidement dans le silence du
cabinet. On ne songe pas à se représenter le poète sacré ,
fa
108 MERCURE DE FRANCE ,
saisi du besoin d'exprimer les sentimens qui l'agitoient , implorant
le secours de la musique pour seconder son enthousiasme
en présence de tout un peuple , qui , loin de se prêter
avec peine à l'exaltation de ses pensées , partageoit bientôt
ses transports et s'associoit à son inspiration .
L'histoire de la littérature hébraïque ayant été complètement
oubliée par Chompré , M. Petitot s'est attaché à réparer
cette omission. Ses articles sur les prophètes ne contiennent
pas seulement les circonstances de leur vie et de leur mission
: il y considère aussi leurs ouvrages sous le rapport littéraire,
et il apprécie en peude lecaractèrede leur génie;
il mêle à ces observations des rapprochemens curieux et instructifs
, qui en font d'excellens morceaux de critique. Je citerai
pour exemple les réflexions suivantes sur Jérémie :
mots
>< Rempli des malheurs qui vont accabler Sion, le pro-
>> phète donne à son style un caractère de mélancolie et de
>> tristesse. Sa sensibilité est toujours vraie : on n'y trouve
» jamais aucune trace de déclamation ; et Jérémie , obligé de
>> revenir souvent sur les mêmes images , reproduisant presque
» à chaque moment la même douleur et les mêmes plaintes ,
>> n'est cependant ni fatigant, ni monotone. Saint Jérôme le
>> trouve simple dans ses expressions , sublime dans ses pen-
>> sées ; mais cette simplicité , selon ce Père , offre souvent des
>> termes pleins de force et d'énergie.
۱
>> Racine a plusieurs fois imité ce prophète dans Esther et
>> dans Athalie. Quand Joad , au moment où il est inspiré par
>> l'Esprit -Saint , prédit les malheurs de Jérusalem , le poète
>> met dans sa bouche les mêmes regrets exprimés par Jérémie
>> d'une manière si touchante : ( Jérém. , chap. 9. )
>> Jérusalem , objet de ma douleur,
>> Quelle main , en ce jour, t'a ravi tous tes charmes ?
>>Qui changera mes yeux en deux sources de larmes ,
>> Pour pleurer ton malheur ?
>> On a dit souvent , avec raison , que Racine , dans ces
>> deux tragédies , a plutôt pris la couleur générale des Livres
>> Saints , qu'il n'a cherché à en traduire scrupuleusement des
» passages. En voici un exemple qui mérite quelqu'attention.
>> Le poète veut peindre le crime des Israélites infidèles à
>> Dieu , et lui préférant des idoles :
>> La nation chérie a violé sa foi :
» Elle a répudié son époux et son père ,
>>> Pour rendre à d'autres Dieux un honneur adultère .
>> Cette dernière alliance de mots , aussi hardie que belle et
>> poétique , a été fournie à Racine par Jérémie. Le prophète
JANVIER 1807. 109
>> compare le peuple infidèle à une jeune épouse qui a quitté
» l'écharpe nuptiale. ( Jérém. , ch. 2.)
>> Ce sens est encore plus développé dans le chapitre suivant.
Jérémie , après s'être étendu sur l'énormité de се
>> crime, met Israël idolâtre au rang des plus viles pros-
» tituées. ( Jérém. , chap. 3. )
>> Jérémie peint les malheurs destinés aux Juifs , avec la
>> sensibilité la plus pathétique. Parle-t-il d'une jeune mère
>> privée de tous ses enfans ? Le soleil, dit- il , s'est couché
>> pour elle lorsqu'il étoit encore jour. ( Jérém. , ch. 15. )
>> Ce mottouchant ne peut- il pas être comparé à l'expres-
>> sion figurée dont se servit Périclès , après la perte d'une
>> bataille où toute la jeunesse d'Athènes avoit péri ? L'année ,
>>disoit- il , a perdu son printemps , ( Aristote , Rhétorique ,
>>liv. 3 , chap . 10. ) Quand Jérémie parle en général de ces
>> affreuses calamités , il n'excite pas moins d'attendrissement :
» Je pleurerai , s'écrie-t-il , sur la dévastation des mon-
» tagnes ; je pleurerai sur ces lieux chéris , autrefois si
>> agréables , aujourd'hui si tristes . Ils ont été brûlés ; per-
>> sonne n'ypasse ; on n'y entend plus la voix des hommes :
>> tout s'en est retiré , tout a fui , depuis les oiseaux du ciel
» jusqu'aux animaux de la terre. (Jérém. , ch. 19, vers. 10.)
>> Lorsque les Juifs furent conduits en captivité , Nabucho-
> donosor offrit à Jérémie ou de les suivre , ou de rester en
>> Judée. Le prophète choisit le dernier parti . L'Ecriture nous
>> le représente assis sur les ruines de Jérusalem , et donnant
>>un libre essor à sa douleur. Quoiqu'il n'eût que trop prévu
>> tous ces maux, son coeur tendre n'en est pas moins touché :
» O vous qui passez par cette route , s'écrie-t-il , arrétez-vous ,
» et voyreezz s'il est une douleur comparable à la mienne !
» ( Jérém. , chap. 1 , vers. 12. ) Malgré l'excès de son déses-
» poir, Jérémie montre une résignation entière aux volontés
>> de Dieu : Il faut attendre en silence ses divins arréts .
» ( Jérém. , ch. 3. , vers. 26. )
>> Les moeurs de l'antiquité se peignent dans plusieurs pas-
>> sages de Jérémie. Il suffira , pour se faire une idée du respect
>> que les Juifs avoient pour les vieillards , de réfléchir sur le
>> verset 12 de la prière qui termine les Lamentations. Le pro-
>> phète raconte que les princes ont été immolés , et, passant
>> rapidement sur cet attentat, il met au même rang les outrages
>> qui ont été faits à quelques vieillards. » ( Oratio , vers 12. )
Si le Dictionnaire de Choimpré étoit insuffisant pour la connoissance
de la littérature des Hébreux , il ne l'étoit pas moins
pour celle de leurs moeurs et de leurs lois , l'objet ordinaire
des plaisanteries et des sarcasmes de Voltaire et de ses secta
110 MERCURE DE FRANCE ,
teurs. M. Petitot a donné un soin particulier à cette partie
intéressante ; et , pour n'y rien laisser àdesirer, il a mis à con
-tribution tous les auteurs les plus estimés sur cette matière ,
Flav. Joseph , l'abbé Guénée , D. Calmet, l'abbé de Vence , etc.
Il a sur-tout puisé dans Fleury, cet écrivain si judicieux , si
profond et si modéré , qui excelle particulièrement dans l'art
quidistingue les vrais savans, celuide tirer beaucoup d'inductions
claires et précises de tel passage qui seroit à peine remarqué
de la plupart des lecteurs, etde voir dans un fait succintement
raconté toutes les circonstances et toutes les particula-
-rités qu'il suppose.En lisant les différens articles qui ont rapport
aux lois , on admirera la sagesse et l'étendue des vues de
Moïse , qui doit être regardé comme le premier des législateurs,
par ceux-là même qui ne voudroient pas reconnoître
ce qu'il y eut de surnaturel dans sa mission. On verra
:sa vaste prévoyance non-seulement établir toutes les institutionspropres
à assurer la gloire et le bonheur de sa nation ,
mais pénétrer dans l'intérieur de chaque famille , pour veiller
à la sûreté , aux moeurs , à la santé même de chacun de ses
membres. On remarquera , par exemple , la police qu'il établit
pour arrêter la communication de la lépre , police à la fois si
humaine et si sévère , qu'on diroit qu'elle a servi de modèle
à celle de ces lazarets auxquels l'Europe doit d'être désormais
àl'abri des contagions terribles qui moissonnèrent àdiverses
*époques des générations entières.
: Ce qui a sur-tout excité la verve de nos philosophes , c'est
la prétendue cruauté de Moïse. Aucun d'eux n'a songé à
:remarquer la situation où se trouvoit ce grand homme , situation
unique dans l'histoire du monde. Chefd'une nation qu'il
venoit de délivrer d'un long esclavage, législateur politique
et religieux tout ensemble , il avoit tout à créer, tout à
établir. Que ne devoit-il pas craindre de l'humeur difficile et
inconstante d'un peuple indiscipliné , prêt à tout moment à se
précipiter dans cette anarchie qui succède presque toujours à
la servitude ? Obligé d'avancer l'épée à la main à travers des
sables stériles , toujours sur le point d'être surpris et attaqué ,
menacé tour à tour par des nations ennemies et par ses propres
soldats , son gouvernement devoit être tout militaire; et, plus
d'une fois , il fut contraint de déployer une sévérité terrible ,
afin d'assurer, par le châtiment de tous les coupables , la soumission
et le salut du peuple entier.
Ons'est aussi récrié contre les cruautés exercées quelquefois
par les Juifs dans les démêlés qu'ils eurent avec leurs
voisins. Cependant les lois de la guerre étoient plus douces
chez eux que chez la plupart des peuples anciens. Lorsqu'ils
JANVIER 1807 . itt
1
S
s
entroient chez une nation ennemie , il leur étoit défendu de
couper les arbres fruitiers , et même d'en abattre d'autres
au-delà de ce qui leur étoit nécessaire. Ils faisoient aux assiégés
des offres de paix , et quoique , dans les villes prises d'assaut,
ils eussent le droit de passer au fil de l'épée tous les hommes
en état de porter les armes , on voit, dans l'Ecriture , que souvent
ils faisoient des prisonniers. Il est vrai que, dans plus
d'une rencontre , ils se portèrent à d'horribles excès; mais il
n'ya point de peuple ancien ni moderne qui n'ait à rougir
de cruautés semblables; et des circonstances particulières ne
prouvent rien contre le caractère habituel d'une nation. On
peut même dire que , par cela seul qu'un peuple admet un
droit de la guerre , quel qu'il soit , il n'est plus permis de le
confondre avec des hordes barbares qui ne reconnurent jamais
aucunes lois les armes à la main. Celles des Juifs , dont nous
venons de rappeler quelques dispositions , suffiroient donc
pour indiquer que la civilisation fut aussi avancée chez eux
que chez la plupart des peuple anciens; et cette présomption
devient certitude dès qu'on jette un coup d'oeil sur leurs
moeurs, leurs usages , et leur gouvernement civil.
CLAA
Ontrouvera sur tous ces objets des détails succincts , mais
clairs et suffisans , dans la nouvelle édition du Dictionnaire
de la Bible. C'est tout ce qu'on peut attendre de cette espèce
d'ouvrages , qui ne sauroient jamais être destinésàdonner des
connoissances approfondies , ni à dispenser des premiers élémens
, mais qui servent utilement à suppléer à des études
imparfaites , et à rappeler sans peine à la mémoire des détails
qu'on oublie facilement , et qu'il n'est pourtant pas permis
d'ignorer. Gelui que nous annonçons se recommandant également
par l'intérêt du sujet et par le mérite de l'exécution ,
doit trouver place dans toutes les bibliothèques à côté des
meilleurs livres de ce genre. C'est donc un nouveau service
rendu aux bonnes études par M. Petitot , qui , pouvant aspirer
dans les lettres à plus d'un genre de succès, paroît ambitionner
avant tout la gloire d'être utile.
G. 1
112 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoires, Anecdotes secrètes , galantes , historiques et
inédites, sur mesdames de la Vallière , de Montespan ,
de Fontanges , de Maintenon , et autres illustres personnages
du siècle de Louis XIV; ornés de quatre portraits ,
par madame Gacon- Dufour, auteur de différens ouvrages ,
et membre de plusieurs académies et sociétés savantes et
littéraires. Deux vol. in-8° . Prix : 10 fr. , et 13 fr. par la
poste. AParis , chez Léopold- Collin , lib . , rue Gît-le-Coeur.
Rien ne pèse tant qu'un secret;
Le porter loin est difficile aux dames .
८७
:
APRÈS nous avoir appris à faire de la bonne confiture avec
de mauvaises prunelles , et de la toile fort douce avec des
orties , madame Gacon- Dufour vient nous instruire de choses
bien plus importantes , et nous révéler bien d'autres secrets.
Son admirable Recueil d'Economie rurale et domestique ne
renfermoit que des recettes d'une utilité locale , faciles à
comprendre et sur-tout à exécuter, telles que la suppression
des jachères dans les bois , pour augmenter le revenu des
terres; la plantation des haies vives autour des champs pour
empêcher les pigeons d'approcher , et le rétablissement des
fêtes de Palès , pour honorer l'agriculture. Ses révélations sur
plusieurs personnages célèbres du siècle de Louis XIV sont
bien autrement intéressantes , et lui préparent des droits plus
singuliers à notre reconnoissance .
Paul-Emile étoit , dit-on , également habile à tracer l'ordre
d'une bataille et à préparer un festin. A l'exemple de ce
fameux consul , madame Gacon-Dufour sait plier son esprit
aux plus petits objets et l'élever aux plus sublimes : elle
enseigne aux ménagères à composer du ratafia de jonquille
et, de la même main dont elle le fabrique , elle rétablit les
réputations les plus décriées, et renverse celles que trente ans
d'expiation et de sagesse avoient consacrées ; elle nous apprend
a respecter la mémoire des Ninon et des Montespan , et à
mépriser celle des Maintenon et des la Vallière. Voilà , je
crois, tout l'objet de ce nouveau recueil, si toutefois on peut
se flatter de l'avoir compris. Je suppose que madame Gacon-
Dufour, emportée par un esprit de curiosité que je ne comprends
pas , a voulu faire une expérience en morale comme
on en fait quelquefois en physique, et qu'elle cherche à transformer
BLA
SEINE
ent a
JANVIER 1807.
former le vice en vertu , comme les alchimistes cherchent
faire de l'or avec du cuivre. Tous les moyens leur sontbens
il assemblent toutes sortes de drogues qu'ils ne coonoissent
pas, ils les amalgament et les laissent fermenter; a la fin
ils ne reste qu'un caput mortuum ; ou bien le vase, trop foible
pour soutenir les efforts de la liqueur, leur sauteeen cefals
au visage , et les défigure pour le reste de leur vie. Je souhaite
pour madame Gacon-Dufour, qu'un pareil malheur ne lui
arrivejamais.
Il faut faire ici une remarque qui sera très-favorable à
cette dame : les alchimistes physiciens tâchent de bonifier
le cuivre ; mais aucun ne s'est avisé jusqu'ici de dénaturer le
plus pur des métaux , et de le changer en plomb ; il n'appartenoit
qu'à la haute philosophie de madame Gacon-Dufour
d'entreprendre ce bel oeuvre ; et c'est ce qu'elle a fait , sans
succès à la vérité , parce qu'il est encore plus difficile de ternir
la vertu que l'or ; mais elle a fait preuve d'une volonté opiniatre
qui lui fera beaucoup d'honneur, et qui doit , avec le
temps , lui procurer un rang distingué parmi les plus fameux
alchimistes philosophes.
L'autre partie de son expérience , qui tendoit à changer
le crime en sagesse , n'a pas eu d'issue plus favorable ; mais
elle doit également lui procurer les hommages de tous les
penseurs , puisqu'elle tendoit visiblement à détruire toute
distinction entre le bien et le mal , et à nous ramener à l'état
de pure innocence. Nous examinerons rapidement les moyens
quemadame Gacon-Dufour avoit employés pour opérer l'un
et l'autre effet , afin de les signaler comme des écueils , et
ponr donner à cette dame la satisfaction d'apprendre que son
ouvrage a été parcouru au moins une fois.
Madame Gacon - Dufour établit , comme principe de
son opération , que toutes les religions sont indifférentes.
Voici ses propres paroles : « On peut juger , par l'attache
>>ment des hommes à leur religion , que la liberté des cultes
>> est un des plus grands bienfaits de l'humanité. Le souve-
>>rain qui la maintient dans ses Esats , s'assimile à la Divinité ,
>> qui protége tout ce qui respire , et voit du même oeil les
>>hommages du mahométan, du calviniste , du catholique
>> et du juif. >>
Si la liberté des cultes est un des plus grands bienfaits de
l'humanité , comme madame Gacon-Dufour l'assure , on lui
demandera pourquoi , dans ses écrits , elle affiche un mépris
si profond pour la religion catholique , et sur-tout pour ses
ministres les plus respectables , au point de taxer Bossuet
d'hypocrisie ? Iljouoit, dit-elle, la dévotion par état : co
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
n'étoit qu'un évéque hypocrite. Pense-t-elle qu'un Prince ;
qui veut protéger également toutes les religions, puisse voir avec
indifférence l'une d'elles insultée, sa morale foulée aux pieds
et ses ministres méprisés ? La liberté des cultes est-elle la
liberté de diffamer celui qui condamne nos penchans ? Si
madame Gacon - Dufour a une religion , elle doit y être
attachée ; et si par hasard elle est juive (car on ne peut la
supposer chrétienne ), de quel oeil verroit-elle qu'on se permit
publiquement de la confondre avec des Turcs ? N'en concluroit-
elle pas qu'on a le dessein de l'humilier , et qu'on
veut lui donner un ridicule ? Elle dira peut- être qu'elle aime
autant la religion turque qu'une autre. Est- ce une raison pour
nous traiter de Turc à More , comme elle le fait en vingt
endroits ? Si la tolérance permet les outrages réciproques entre
les hommes de différentes religions , elle est une source de
discordes qu'aucun souverain ne peut souffrir; si elle recommande
les ménagemens , les égards mutuels et le respect ,
faudra-t- il, toutes les fois que madame Gacon-Dufour voudra
faire une expérience philosophique , qu'elle ne tienne aucun
compte de cette recommandation ? La Divinité , dit- elle ,
voit du même oeil les hommages de tous les mortels. Cela
signifie-t- il qu'il voit du même oeil le mensonge et la bonnefoi
? Cela veut-il dire qu'il protége également l'erreur et la
vérité ? il souffre l'une , il aime l'autre ; les princes en font
autant en morale comme en politique , mais ils souhaitent
toujours ramener les esprits à l'unité de principes qui fait la
force des Etats. Si toutes les religions sont indifférentes , il est
bien facile de prouver qu'il n'y en a pas une qui mérite le
plus léger examen ; et cela convenu , tout le monde pourra
s'en créer une à sa fantaisie , ou même n'en avoir aucune,
Alors on agira selon son caprice , et nulle passion n'aura
de frein. La décence sera de l'hypocrisie , l'adultère un simple
manque de convenances , comme il plaît à madame Gacon-
Dufour de le qualifier ; et le libertinage public d'une Ninon
pourra passer pour Onpeut remarquelraqsuueprdêemteoussagleessseé.crivains qui se sont
permis, dans ces derniers temps , d'attaquer le mémoire de
Louis XIV , il n'y en a pas un seul qui lui ait opposé la
sévérité de la morale évangélique sur la liberté de ses actions
privées. Cette morale étoit cependant bien propre à couvrir
d'un beau voile leur animosité , puisqu'elle est inflexible , et
qu'elle prononce anathème contre celui qui viole la foi jurée.
Ils se sont appliqués à lui trouver des torts qu'il n'avoit pas ,
ou sur lesquels il étoit facile d'élever des doutes; tandis qu'ils
pouvoient , avec quelque apparence de raison , lui reprocher
JANVIER 1807...... 115
d'avoir altéré les moeurs par l'influence de son exemple , et
d'avoir ouvert la barrière aux excès qui ont suivi son règne.
A quels motifs attribuerons-nous ce silence sur des faits connus,
et ce déchaînement sur des intentions et des actions supposées
ou problématiques ? Craignoient- ils d'employer une
arme qu'on pouvoit retourner contre eux-mêmes , ou bien
ont-ils résolu de ne plus écouter cette loi si simple et si
claire qui condamne toutes les passions , et avec laquelle
l'homme juste est tellement fort qu'il n'a qu'à la montrer au
coupable pour le confondre ? Est-ce qu'ils se seroient flattés
de mettre à la place de ce palladium des nations chrétiennes
les bizarres caprices de leur folle raison, et de changer la
nature des actions humaines au gré de leur sot orgueil? Quoi
qu'il en soit , il est aisé de concevoir que celui qui rejette
cette loi pour n'écouter que ses passions , et qui veut ensuite
juger les hommes , ressemble parfaitement au géomètre qui
voudroit mesurer toute la surface du globe sans règle ni compas,
et sur le seul rapport de ses yeux. Madame Gacon-
Dufour a cru devoir adopter cette nouvelle manière d'apprécier
les personnes et les choses , pour obtenir plus facilement
ce qu'elle souhaitoit; mais,nous le répétons , ce n'étoit qu'une
expérience qu'elle vouloit faire pour s'amuser un moment, et
pour satisfaire une curiosité qui pouvoit être utile.
C'est donc dans toute la simplicité de l'innocence qu'elle
parle avec respect de la sage Ninon , qui ne sut jamais résister
à personne , et de la sensible madame de Montespan , qui se
fit chasser de la cour à cause de l'aigreur de son caractère ;
elle a peur de blesser leur délicatesse , elle leur prodigue les
marques du plus tendre intétêt , elle ne cite que les bons
mots de l'une , elle ne parle que de l'esprit de l'autre : ce
sont deux femmes délicieuses. Quant à la rusée la Vallière ,
qui pleura sa faute pendant plus de trente ans , et à la farouche
Maintenon , qui ramena Louis XIV à l'amour légitime ,
ce sont deux créatures dissimulées , sottes et ambitieuses ,
dont madame Gacon - Dufour ne peut prononcer le nom
sans y ajouter quelque épithète injurieuse. Le repentir de la
première ne peut lui faire trouver grace devant elle : ce n'est
que du désespoir et de l'hypocrisie. La sagesse de l'autre n'est
qu'un orgueil déguisé : c'est l'opprobre du genre humain
pour avoir épousé son amant , et le fléau de l'humanité pour
avoir souhaité que les catholiques ne fussent pas opprimés par
les religionnaires , lorsque l'édit de Nantes fut révoqué. Madame
Gacon-Dufour , qui ne peut appuyer son opinion sur
aucun fait , est contrainte d'imaginer des entrevues , des conversations
, des confidences , dont elle rapporte toutes les
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
expressions , comme si elle les avoit écrites sous la dictée.
Elle compile tous les mémoires suspects , elle compulse tous
les libelles ; elle extrait toutes les correspondances des amis ou
des ennemie selon le besoin. Elle entasse tout cela sans plan ,
sans ordre , sans méthode , sans aucune liaison , de la même
manière qu'on réunit des ingrédiens dans une opération chimique.
Son esprit , qui ne peut approfondir aucune conséquence
, reste toujours à la surface des objets ; elle commence
une phrase , et perd de vue ce qu'elle vouloit dire ; elle entreprend
un parallèle entre madame de Montespan et madame
de Maintenon; et , dès les premières lignes , elle divague et
ne sait plus où elle en est.Voici ce début, qui donnera la
mesure de tout l'ouvrage : « Il est bien étonnant , dit-elle ,
>> que madame de Montespan , avec autant d'esprit , n'ait pas
> réfléchi que Louis XIV, qu'elle avoit rendu pèrede plusieurs
>> enfans qu'il aimoit beaucoup, qui avoit contracté l'habitude
>> de sa société , dans laquelle il s'étoit plu avant que les repro-
>> ches et les aigreurs ne fussent venus en troubler le charme ;
>> il est étonnant , dis-je , qu'avec tous ces titres pour faire du
>> roi un ami , quand il ne pouvoit plus être amant , elle se
>> soit conduite de manière àfaire établir un parallèle de son
>> caractère avec celui de la veuve Scarron. » Il n'est pas
nécessaire de s'arrêter ici pour faire remarquer le défaut de
cette période , qui nous annonce une réflexion qu'on finit par
ne pas donner ; mais il faut s'épargner l'ennui d'un pareil
style , et considérer un moment le résultat de ce brillant
parallele. Qui ne croiroit que madame Gacon- Dufour va
faire un effort de tête pour pénétrer dans le caractère des
deux personnages qu'elle met en scène , et que , pressée par la
vérité, elle finira par reconnoître que madame de Maintenon
avoit une supériorité d'esprit et de jugement qui devoit la
faire triompher. C'est précisément tout le contraire : madame
Gacon-Dufour se borne à dire que madame de Montespan ne
put s'accoutumer à la moindre contrariété ; mais sur le compte
de madame de Maintenon , elle s'étend davantage , et nous
assure qu'elle avoit merveilleusement secondé son naturel
astucieux , souple , et même rampant ; qu'elle avoit pour
maxime de toujours mentir, et que c'est elle qui a perfectionné
l'art de flatter . Madame Gacon-Dufour termine par
ce trait piquant son éloquent discours ; et sans s'inquiéter
de la conclusion qu'il falloit tirer de sa comparaison , elle
passe à un autre sujet sans aucune transition , mais avec la
confiance d'un esprit libre et supérieur qui vient de produire
un chef-d'oeuvre.
C'est avec la même naïveté que cette dame raconte , sans
JANVIER 1807 . 117
façon, les aventures les plus scandaleuses , vraies ou fausses ,
et qu'elle descend jusqu'à des détails que le respect public
nous défend de citer ici , mais qu'il est facile de vérifier dans
son ouvrage , et notamment pages 83 et 205 du premier
volume. Il est impossible de dire ce que l'amour des découvertes
et les progrès de la philosophie sont capables de produire
dans un esprit facile , qui compte pour rien les plus
grands sacrifices .
Nous possédons je ne sais combien de correspondances authentiques
, de Mémoires reconnus fidèles , d'histoires qui
n'ont point été contredites. Tout cela dément , d'un bout à
l'autre, les prétendues anecdotes inédites de madame Gaoon-
Dufour ; mais , pour s'en venger , madame Gacon-Dufour
nie toute vérité historique. Elle déterre , par exemple , je ne
sais dans quelle méprisable compilation , une lettre fabriquée
pour compromettre la mémoire de madame de Maintenon ;
et , sans se donner la peine d'examiner si cette lettre est vraie
ou fausse , elle affirme que l'original existe à la Bibliothèque
impériale , ou bien aux archives. Voici ce qu'on lui fait écrire
à son frère d'Aubigné : « Ruvigny ( 1) est intraitable ; il a dit
>> au roi que j'étois née calvinste , et que je l'avois été jusqu'à
>> mon entréeà la Cour. Ceci m'engage à approuver des choses
>> fort opposées à mes sentimens , d'autant plus que Ruvigny
>>veutquejesois encore calviniste dans le fond du coeur (2). Il a
>> persuadé au roi que j'étois capable de sacrifier ma religion à
>> ma politique ; jamais je ne lui pardonnerai (3). Il faut que
>> je me livre entièremedt à la conversion des Calvinistes ; se-
>> condez-moi dans mon entreprise. Madame d'Aubigné devroit
>> bien convertir quelques-uns de nos jeunes parens. Ce qui
>> m'afflige, c'est qu'on nevoitque moi dans la familleconduire
>> quelques huguenots dans les églises ; dites à notre cousin qu'il
>> se convertisse , s'il veut participer aux graces du roi ; qu'il
>> se convertisse avec Dieu seul , si cela lui convient mieux ;
>> mais enfin qu'il se convertisse , sans quoi je ne vois d'autres
» moyens que la violence , même pour nos parens (4) . Quant
( 1) Député-général des protestans à la Cour. ( Note de l'auteur de cet
article. )
(2) Madame de Maintenon , née catholique , avoit été élevée dans la
religion prétendue réformée , par une de ses parentes ; mais elle avoit
fait son abjuration à quatorze ans. ( Note de l'auteur de cet article . )
(3)Ruvigny fut un des premiers expulsé du royaume. ( Note de Mad.
Gacon-Dufour. )
(4) Madame de Maintenon fut la première à solliciter des lettres de
cachet pour soustraire ses jeunes parens à l'éducation de sa famille.
(Nole de Mad, Gacon-Dufour.)
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
>> aux autres conversions , vous n'en sauriez trop faire ; mais
ne corrompez pas les moeurs en prêchant la doctrine, >>.....
Madame Gacor-Dufour ajoute qu'en 1788 , on a com
pulsé les plus secrètes archives au Louvre , aux Augustins ,.
à l'hôtel de la guerre , au dépôt des affaires étrangères ; qu'on
a vérifié les ordres donnés dans le temps de la révolution ,
aux intendans , aux commandans des troupes , etc. , etc. , et,
que d'après cela , c'est son expression , il est difficile de
douter de l'authenticité de la lettre qu'elle rapporte. Il eût
sans doute été plus sage de conclure que cette lettre n'ayant
pas été trouvée , malgré toutes ces recherches , on pouvoit
croire qu'ellen'existoit pas. La passion ne raisonne pas ainsi :
elle croit tout ce qui la flatte , sans aucun examen. Il étoit
aisé de reconnoître qu'une pareille pièce étoit au moins
falsifiée , celle qui recommande le respect pour les moeurs ,
ne pouvant en même temps prêcher la persécution ; mais
cette réflexion n'est pas pas venue à l'esprit de Mad. Gacon-
Dufour. Au surplus , il n'est pas hors de propos d'observer.
que ce Ruvigny , dont il est ici question , se conduisit à la
Cour en ministre secret des ennemis de la France , plutôt,
qu'en député de sujets soumis et fidèles. Lorsqu'il eut reconnu
qu'il ne pouvoit rien obtenir , il alla recevevoir le prix de sa
mission du roi Guillaume III , qui le créa lord Galloway.
(C'est un genre de martyre qu'on souffre toujours avec plus.
de plaisir que de gloire. ) Quant à la lettre , si madame Gacon-
Dufour avoit voulu prendre la peine d'ouvrir le Recueil de la
correspondance de madame de Maintenon , elle auroit bientôt
reconnu qu'elle n'est qu'une corruption maligne de plusieurs
lettres véritables adressées à différentes personnes. La première
partie est tirée d'une lettre à madame de Frontenac ,
juqu'à ces mots : « Ceci m'engage à approuver des choses
fort opposées à mes sentimens. » Cette phrase : Ruvigny
veut que je sois encore calviniste au fond du coeur ,
peut appartenir à une autre lettre; elle montre que Ruvigny
ne s'accordoit pas trop bien avec lui-même , puisqu'en même
temps qu'il tenoit ce langage , il accusoit Mad. de Maintenon
d'être opposée aux Calvinistes . « Jamais je ne lui pardonnerai >>
est un mouvement de haine que la lâche et calomnieuse délation
du député pourroit faire excuser , mais qui n'appartient
qu'au fabricateur de la lettre. Le surplus de cette même
lettre se compose encore de quelques fragmens réunis , dans
lesquels on a fait entrer avec une intention détestable ce peu
de mots : « Je ne vois d'autres moyens qe la violence ,
méme pour nos parens. » Pour entrer dans le véritable sens
de cette phrase tronquée, il faut rétablir le passage original
JANVIER 1807. : 119
où elle se trouve : « Il y a long-temps , dit mad. de Main-
>> tenon, que le petit de Murçay est catholique ( Lettre au
>> comte d'Aubigné , 19 décembre 1681 ). M. de Saint-Her-
>> mine est arrivé aujourd'hui; il me donnera plus de peine.
>> J'aurai dans peu de jours mesdemoiselles de Saint-Her-
>> mine , de Caumont et de Murçai. J'espère que je n'en
>> manquerai pas une ; mais j'aime Minette (1) que j'ai vue à
>> Cognac, Si vous pouviez me l'envoyer , je la convertirois
>> aussi. Il n'y a plus d'autres moyens que la violence. On
>> sera si affligé dans la famille de la conversion de Murçai ,
>>qu'on ne me confiéra plus personne. Il faudroit donc que
>>>vous obtinsiez d'elle de m'écrire qu'elle veut être catho-
>> lique , vous m'enverriez cette lettre là. J'y répondrois
>> par une lettre de cachet , avec laquelle vous prendriez
>> Minette chez vous , jusqu'à ce que vous trouvassiez une
>> occasion de la faire partir par le moyen de M. de Xaintes ,
de M. de Marillac , ou de M. de Tours. Je trouverois des
>> amis sur toute la route. J'ai de l'inclination pour cette petite
>>fille ; et je ne puis mieux la lui témoigner qu'en lui ensei-
>> gnant la vérité. Je vous associe à cette bonne oeuvre .
>> Quant aux autres conversions , vous n'en pouvez trop faire ;
>> mais ne corrompez pas les moeurs en prêchant la doctrine.
>> Adieu, mon cher frère. >> Ainsi , cette violence dont le
falsificateur de cette lettre ne spécifie ni la force , ni l'étendue,
afin que le lecteur ne conçoive que des attentats qui frappoient
toutes les familles , se réduit à faire conduire à Saint-
Cyr une petite fille , à laquelle Mad. de Maintenon vouloit
faire du bien contre le gré de ses parens. Si la manière
offre quelque chose de violent , comme le dit Mad. de Maintenon,
il faut convenir que l'intention qui lui fait avoir recours
à cemoyen est bien propre à lejustifier.
Il seroit facile de citer ici vingt autres passages de ses lettres ,
pour prouver qu'avant , et même après l'affaire de Ruvigny,
madame de Maintenon n'a jamais voulu persécuter personne;
mais il faut se rappeler que ce n'est pas pour défendre sa
mémoire que nous écrivons cet article. Il s'agissoit seulement
d'examiner și madame Gacon-Dufour avoit réussi dans
son expérience, et dapprécier son travail. Il n'est pas nécessaire
de s'étendre davantage pour en donner une juste idée.
Nous croyons avoir suffisamment justifié ses motifs , et nous
n'avons qu'une seule observation à faire sur ses moyens. Ils
sont tels qu'on pouvoit les attendre dans une entreprise aussi
(1) Depuis , madame de Mailly .
)
120 MERCURE DE FRANCE ,
difficile que la sienne. On ne peut faire croire à la transmutation
des métaux qu'en jetant avec adresse dans le creuset
quelques petits morceaux d'or pour faire de l'or, ou quelque
vil alliage pour le dénaturer.
G.
Les Saisons , poëme de Thompson. Traduction nouvelle ,
avec des notes ; par F..... B. Un volume in-8° . Prix :
4 fr . , et 5 fr . par la poste. A Paris , chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, nº . 17 .
De toutes les traductions qu'on a faites du chef- d'oeuvre
de Thompson , celle-ci nous paroît la plus fidelle , la plus
élégante , la plus poétique. Nous nous bornerons à prouver
qu'elle vaut mieux que la dernière qui fut réimprimée à
Paris en 1800 , et qui étoit apparemment la meilleure de
toutes , puisque c'est encore la seule qui ait joui des honneurs
d'une seconde édition. Mais auparavant nous examinerons la
préface du nouveau traducteur , et nous tâcherons de réduire
àune juste mesure les éloges qu'il y a donnés à Thompson. Ce
poète est assurément un des plus originaux que , non-seulement
l'Angleterre , mais tous nos siècles modernes aient produit :
or , depuis que les anciens nous ont donné , dans leurs ouvrages
, l'exemple et la règle de toutes les beautés , il est
devenu difficile , pour ne pas dire impossible à un auteur
d'être extrêmement original , sans être en même temps
chargé de très - grands défauts. Nous serions donc fachés
que quelqu'un de nos lecteurs , étonné des éloges presque
sans restrictions que nous donnerons à la traduction de
M. Fremin-Beaumont , se crût en droit d'en conclure que
nous approuvons aussi sans restrictions l'éloge qu'il fait de
son modèle.
Nous commencerons par réfuter un paradoxe qui a été soutenu
en dernier lieu par un de nos meilleurs journaux. L'auteur
de l'article que nous avons en vue , y prétendoit que
les anciens ont fait , long-temps avant les poètes modernes ,
ce que nous appelons de la poésie descriptive ; et il en
donnoit pour preuve quelques descriptions que l'on trouve
dans l'Iliade et l'Odyssée : il alloit même jusqu'à dire
qu'Hésiode avoit fait un poëme purement descriptif. D'où il
concluoit que ce genre de poésie est très-bon , et que l'ouvrage
dont il rendoit compte auroit été excellent , si son
JANVIER 1807. 121
auteur avoit eu le talent de le faire tel. Sa conséquence est
juste , mais sa conclusion n'est pas vraie. Elle le seroit , si on
entendoit par poëmes descriptifs ceux qui renferment seulement
quelques descriptions. Mais comme on donne ordinairement
ce titre à ceux qui ne renferment absolument que
des descriptions , il nous semble que le critique n'a rien
prouvé, et que l'lliadee ,, l'Odyssée , même le poëme des
Ouvrages et des Jours , n'ont rien ou presque rien de commun
avec nos chefs-d'oeuvre modernes .
Le but d'Hésiode , dans ce dernier poëme , ne fut peutêtre
que de donner une suite à celui qu'il avoit déjà composé
sur les générations des Dieux. Il a fait l'histoire des
premières générations des hommes , de l'âge d'or , de l'âge
d'argent , de l'âge d'airain : il s'arrête sur- tout au quatrième
âge ( qui est , comme on voit , bien vieux , puisqu'il
étoit déjà dans sa force il y a trois mille ans ) ; et le poète
y donne de fort bons avis sur la manière de couler son temps
le plus doucement possible, dans ce malheureux âge de fer.
Son poëme n'est donc qu'un recueil de proverbes , semés de
quelques images , mais où l'on ne trouve pas une seule
description , en prenant ce mot dans le sens que nous y attachons
actuellement. Du reste , les maximes en sont fort
bonnes , quoiqu'elles soient ordinairement exprimées en style
assez peu poétique ; et si ce n'étoit que souvent elles sont
extrêmement triviales , je n'hésiterois pas à les mettre à côté
de nos plus brillantes descriptions. Mais la trivialité y est
quelquefois portée à tel point , qu'il faut se résoudre à les
pratiquer , sans les admirer. Nous pourrions en citer de nombreux
exemples , qui surprendroient peut-être beaucoup ceux
qui ,n'ayant jamais lu Hésiode , n'en jugent que sur les éloges
que les anciens ont fait de son style , toujours coulant et harmonieux.
Nous nous bornerons à un seul ; et , ne pouvant le
citer en grec , parce que peu de gens seroient en état de l'entendre
, ni en notre langue, parce qu'on y trouve des mots
qui ne peuvent se traduire en bon français , nous citerons la
vieilleversion latine , qui a du moins le mérite d'être presque
toujours assez littérale :
Neque contra solem versus slans meito ,
Sed etiam postquam occidit , memorejus rei , usque adorientem;
Nequein vid, neque extra viam , inter eundum meias;
Nequedenudatus ( 1 ) ; Deorum quippe noctes sunt .
Sedens verò , divinus vir et prudens ,
Aut ad parietem accedens bene septæ cauloe.
(1) Pour entendre ce mot et la phrase suivante , il faut connoître la
forme des vêtemens des Grees.
122 MERCURE DE FRANCE ,
Les vers dont ce passage est la traduction , peuvent être
très-beaux ; mais il ne faut pas mettre le poëme qui les renfeme
à côté de ceux de Thompson et de M. Delille .
Il me semble donc que tous les anciens , à l'exemple d'Homère
et d'Hésiode , se sont proposé de donner , du moins dans
leu's grands poëmes, l'histoire ou la représentation d'un fait ,
ou les préceptes d'un art. Voilà leur premier objet , et le but
dont ils ne se sont jamais écartés. Qu'ensuite , dans l'exécution
de leur plan , ils se soient montrés de grands peintres ,
c'est-à-dire , qu'endonnant ces préceptes , ou en racontant ces
actions , ils aient souvent employé les expressions les plus
pittoresques , c'est ce dont il faut les louer ; et en cela , comme
dans tout le reste , il faut chercher à les imiter. Mais ce n'est
pas tout que d'être bon peintre , et d'être en état de faire de
beaux tableaux , il faut encore trouver , comme eux , une
toile où l'on puisse fixer ses couleurs. Ce ne sont pas les anciens
qui ont imaginé d'entasser des peintures sur des peintures,
et de décrire (uniquement pour décrire ) des soleils couchans
après des soleils levans , et des nuits sereines ou sombres après
des jours brillans ou brumeux. Ce sont bien les modernes qui
ont les premiers enfilé , les unes au bout des autres , des descriptions
, brillantes à la vérité , mais qui n'ont rien de commun
entr'elles , excepté le titre qui les réunit : aussi ont- ils composé
de fort beaux poëmes , où ils fatiguent toujours un peu leurs
lecteurs , à force de talent et d'esprit.
S'il s'agissoit donc de trouver les modèles de la poésie
descriptive, ce n'est point parmi les anciens , c'est parmi les
modernes que je les chercherois ; et entre ceux-ci , Thompson
seroit le premier que je nommerois. Ce n'est pas que son
poëme des Saisons soit un véritable modèle , dans le sens
rigoureux de ce mot ( il faut laisser ce titre aux bons ouvrages
faits dans des genres qui sont eux-mêmes généralement reconnus
pour bons ) ; c'est que ce poëme est le premier grand ouvrage
de son genre , dont l'auteur ait montré un grand talent , et
peut-être même toutes les qualités qui font le poète. Je dis
peut-être, car on n'entreprend pas de décrire tant de choses ,
lorsqu'on se sent en état d'intéresser par la peinture d'une
seule. Cette variété qu'on admire dans nos poëmes descriptiſs
est une variété trompeuse , qui n'annonce rien moins que le
talent d'inventer; et on pourroit dire enfin, que nos poètes
n'ont montré tant d'imagination dans la manière dont ils ont
traité leurs vastes projets , que faute d'en avoir assez pour
embellir des sujets mieux choisis et plus resserrés .
C'est ici le cas de laisser parler M. Detille : personne n'étoit
assurément mieux que lui en état d'apprécier les grandes qua
JANVIER 1807 . 123
lités deThompson, et personnen'étoitaussi moins que lui intéressé
à nous faire sentir ses défauts. J'avertis que c'est M. deBeaumont
lui-même qui a rapporté dans sa préface le passage que je
vais citer. Nous examinerons ensuite , si , en souscrivant à tous
les éloges qui y sont contenus , il a eu raison de réfuter les reproches
que le Thompson français adresse à l'anglais.
« Quelle profusion d'images , s'écrie M. Delille dans la
>> Préface de sa traduction des Géorgiques , quelle magnifi-
>> cence d'expression ! Rien de si frais que son Priutemps ,
>> de si brûlant que son Eté , de si riche que son Automne ,
>> de si sombre que son Hiver. Les épisodes sont en général
>> infiniment supérieurs à ceux de Vanière et de Rapin. Les
>> moeurs et le séjour de la campagne ont dans son livre un
>> attrait délicieux. Il ne s'est pas contenté de peindre le
>>climat qu'il habitoit : l'Afrique , l'Asie , l'Amérique , le
>> monde entier ont payé tribut à sa poésie. Mais il ne sait
>> point s'arrêter , il n'abandonne jamais une idée sans l'avoir
» épuisée, il manque d'ordre et de transitions. Il imite souvent
>>Virgile , et l'imite mal; et c'est sur-tout dans ces morceaux
>>que l'on sent combien le poète latin connoissoit mieux l'art
>>d'écrire , combien ses images sont plus vraies , ses expres-
>> sions plus justes , ses peintures moins chargées. D'ailleurs
>>Virgile a un but et Thompson n'en a point. Dans Virgile, le
>> retour successifdes préceptes etdes digressions, forme une va-
>>riété piquante; dansThompson,la continuitédesdescriptions
>>rebute à la longue le lecteur de cette multitude de tableaux.
>>Quoi qu'il en soit , je conseillerois la lecture de ce poëme ,
>>non-seulement aux poètes , mais encore aux peintres, qui
>>y trouveront partoutlesgrands effets et les plus magnifiques
>> tableaux de la nature. »
Ce jugement si mesuré , et qui semble avoir été inspiré à
M.Delille par le génieet le goût du poète qu'il venoit de traduire,
ces éloges donnés au Poëme des Saisons , et avec tant
d'enthousiasme , et avec des modifications si légères et si bien
motivées , n'ont point paru suffisans à M. F... B... Sans doute ,
si, en matière pareille , il appartenoit à quelqu'un de n'être
pas de l'avis de M. Delille , c'est à M. B. seul que cela pouvoit
couvenir ; sans doute il n'y avoit que le plus heureux des
traducteurs de Thompson, qui pût avoir le courage de combattre
le plus heureux de ses rivaux. Mais sans désapprouver
l'audace de M. F... B... , j'ose me permettre de n'être pas de
son avis.
Ce qui le blesse dans ce jugement , c'est le reproche fait au
poète anglais de n'avoir pas de but. « Je ne puis , dit - il ,
>> convenir que Thompson n'apoint de but. Il n'a point , il
124 MERCURE DE FRANCE ,
>> est vrai , développé ses intentions dans une longue préface;
>> il ne s'est point érigé en legislateur dans cette partie du
>> Parnasse où il montoit le premier ; et quoiqu'on eût pu lui
>> pardonner de composer une poétique nouvelle , pour un
>> poëme original , il n'a point établi les règles d'après les-
>> quelles la critique devoit juger son ouvrage..... Mais il
>> expose dans toute leur magnificence les trésors de la nature ;
>> il s'élève sans cesse vers l'Eternel auteur des merveilles qu'il
>>> décrit ; il donne à tous les détails de la vie champêtre un
>> attrait délicieux ; et lorsqu'il excite dans mon ame les trans-
>>> ports de l'admiration et de la reconnoissance , lorsqu'il me
>>>fait aimer les champs et la vertu , puis -je me tromper sur le
>>>but qu'il s'est proposé ? >>>
Je conviens avec le traducteur que Thompson a le méritede
n'avoir point fait de préface pour son poëme des Saisons : les
préfaces ne sont bonnes avant un poëme que lorsqu'elles sont
aussi courtes que celle de M. F... B... , ou aussi bien raisonnée
que celle de M. Delille. Ila de plus celui de n'y avoir point
inséré des notes , et le traducteur auroit bien dû ne pas oublier
celui-là . Mais falloit-il le louer de n'avoir point établi
de règles pour un poëme qu'il avoit composé sans règles , j'ai
presque dit contre les règles ? Falloit- il le louer aussi de n'avoir
point développé dans une préface l'intention de chanter tous
les trésors de la nature , après avoir annoncé sur le titre celle
de chanter les Saisons ? Et peut-on dire que Thompson a un
but , parce qu'il se propose , dans son poëme , d'exciter les
transports de l'admiration ? Certes, j'admire autant qu'un
autre le talent de ce poète , mais j'admire encore plus Homère
et Virgile , qui semblent penser un peu moins à se faire admirer.
Je dis qui semblent: car en effet tous les poètes ont eu en
général ce but-là ; cependant on pourroit sy tromper , et
croire qu'ils n'ont eu d'autre objet que de développer , l'un
les effets de la colère d'Achille , l'autre les effets de la vengeance
des dieux: c'est vers ce but particulier qu'ils ont dirigé
tous les efforts qu'ils ont dû faire, et dont le succès leur a
valu notre admiration . Voilà ce qui manque à Thompson :
il n'a pas ce but particulier , ce but nécessaire , sans lequel il
n'y a point d'unité , et par conséquent point de bon poëme.
Quelles sontdonc les règles qu'il a suivies , et qu'il auroit pu
nous développer dans une préface ? Les voici , telles qu'il les
reçut peut- être de quelque philosophe plein de génie à la manière
de notre siècle. « Jeune homme , dut-on lui dire , vous
avez du talent : donnez-lui donc tout son essor. Il y a trop
long-temps qu'on se traîne sur les pas d'Homère et de Virgiles
osez marcher seul , et allez plus loin. Ces grands hommes
:
JANVIER 1807 . 125
» n'ont chanté qu'un seul fait, un seul héros, une seule nation:
› choisissez un sujet plus vaste; chantez tout , tout l'univers ,
>> toute la nature. Ces règles qu'on vous donne sur la nécessité
>> de concentrer, tant qu'on peut , l'intérêt qu'onveut inspirer;
>> ces règles ne prouvent que la timidité de ceux qui les firent.
» Intéressez par votre audace : faites-vous des routes nouvelles :
» élancez-vous dans l'espace : élargissez votre imagination. >>>
Voilà ce qu'on lui dit, et on sent où cela a dû le conduire.
Des routes nouvelles ne sont jamais des routes sûres ; et , en
littérature sur-tout , il est presque impossible de ne pas s'égarer
quand on s'écarte des sentiers battus. Quels sont depuis
trois mille ans les succès solides qu'on ait obtenus sans marcher
sur les trace des anciens ? L'empire des lettres est immense
, mais il y a grand nombre de siècles, qu'on l'a parcouru
dans tous les sens, et qu'on en a reconnu toutes les parties.
Souvenez-vous, dirai-je plutôtà un jeune poète , souvenez- vous
des nombreux triomphes et des chutes plus nombreuse encore
de ceux qui vous ont précédé dans la vaste carrière qui s'ouvre
devant vous ; ce sont comme des fanaux qui ont été élevés sur
tons les points , pour vous empêcher de vous égarer. Ne les
perdez pas de vue: et vous vousapercevrez que dans cet espace
si étendu en apparence , et où on vous excite à faire des découvertes
, il y a long-temps que tout est chemin battu ou
précipice.
L'exemple de Thompsonet du succès , àbeaucoup d'égards
si bien mérité , qu'a obtenu son ouvrage , ne me paroît point
propre à encourager ceux qui voudroient tenter de nouvelles
entreprises de ce genre. Ce poète nous etonne en effet par
l'éclat de ses expressions, il nous éblouit par la mobilité , la
richesse , la profusion de ses couleurs et de ses tableaux ; mais
il n'intéresse point. On reliroit vingt fois de suite Homère , et
même le Tasse ; et cependant , quand on les a lus une fois , il
est impossible de les oublier. Au lieu qu'il n'est peut-être
jamais arrivé à personne de parcourir , sans s'arrêter , un chant
tout entier des Saisons , et que lorsqu'on l'a lu on n'y revient
point , excepté après de longues années , quand on l'a entièrement
perdu de vue. Il me semble enfin que la lecture du meilleur
poète descriptif, quelque plaisir qu'elle fasse éprouver,
n'est jamais exempte de fatigue , et qu'après l'avoir achevée ,
on n'en revient qu'avec plus d'empressentent à celle des modèles
anciens , où on trouve , avec plus de goût et moins de
profusion , une richesse plus réelle et une vérité mieux entendue.
Tel le voyageur qui s'est transporté au milieu des régions
lointaines , pour y chercher de nouveaux trésors , sentdans
son coeur une inquiétude secrète qui le ramène vers sa patries
126 MERCURE DE FRANCE ,
il ne jouit pas sans quelque regretdes merveilles qui , a chaque
instant se développent à ses regards étonnés; c'est dans sa demeure
accoutumee, c'est peut- être au fond d'un vallon étroit
et d'un horizon plus borné, qu'il se propose de goûter un jour
le repos et les vrais plaisirs.
Thompson chante les quatre Saisons de l'année. Mais qui
s'intéresse aux quatre Saisons? Quelque Anglais peut- être qui
sera flatté de rencontrer dans ce poëme l'éloge de l'Angleterre,
des grands hommes qu'elle a produit , et jusques aux sombres
couleurs du triste climat qu'il habite. Car dans cet ouvrage
tout est Anglais, et il n'y a pas jusqu'aux Saisons elles - mêmes
qui ne le soient. Par exemple, le poèteya placédans l'Automne
le tableau de la moisson: n'est- ce pas dans l'Eté qu'il auroit
dù le faire ?Depuis que les Grecs, nos maîtres entableaux de
ce genre, nous ont tant parlé des moissonneurs courbés sous
lepoids dela chaleur et du jour, est- il permis de les peindre
autrement? N'y a-t-il pas aussi dans la poésie des traditions
anciennes dont il n'est jamais permis de s'écarter ? Et ne doit
on pas reprocher à Thompson d'avoir voulu être anglais
jusque dans ces petits détails , en dépit des Grecs et du goût?
Jene le blâme point d'avoir fait l'Hiver toujours sombre, l'Automne
toujours riche , l'Eté brûlant , le Printemps délicieux:
des saisons tempérées figureroient aussi mal dans un tel poëme ,
quedans l'épopée un guerrier toujours sage , unhéros toujours
vertueux; mais il me semble que ses tableaux , tous chargés
qu'ils sont , ne sauroient émouvoir notre ame. Il n'y a point
ici de révolutions inespérées ; iln'ya rien à craindre; et quand
on voit arriver l'Hiver entouré de cette armée de glaçons qui
accompagne toujours ses pas , quand cet Hiver impitoyable
roule tout entier dans les airs obscurcis , on sait bien que le
soleil ardent de l'Eté le chassera quelque jour avec sesflèches
enflammées.
Que m'importe ensuite que Thompson ait mêlé d'autres
tableaux à ces tableaux si particuliers à l'Angleterre ? Que
m'importe qu'il ait peint tous les climats et toute la nature ?
Jene m'intéresse point à tout l'univers. D'ailleurs , si l'Afrique,
l'Asie, l'Amérique ou le monde entier ont payé tribut à sa
poésie , ce tribut ne lui a pas coûté beaucoup de peine à lever.
Par quel secret enchaîne-t-il l'une à l'autre ses descriptions
si diverses ? Il commande à son imagination de le transporter
du milieu de l'Angleterre dans le milieu de l'Asie ; et son imagination
toujours prompte lui obéit. Il étoit en Egypte , sur
les bords du Nil: Viens ma Muse , s'écrie-t- il , ose entrerdans
le désert; et aussitôt l'y voilà arrivé : en deux vers il a franchi
cette affreuse étendue , où l'oeiln'aperçoit qu'un sable ar-
|
JANVIER 1807 . 127
dent etun cieldefeu , et il se trouve dansla vallée de Sennaar.
C'est ainsi qu'il va toujours courant , et que le plus long voyage
ne lui coûte jamais qu'un ordre à sa Muse ou à son imagination.
Le défaut d'intérêt est un inconvénient presque inévitable
dans tout poëme qui n'est point la représentation ou le récit
d'une action ; à cet égard , j'avoue que les Géorgiques ne
seroient pas un sujet mieux choisi que les Saisons. Mais avec
combien plus de talent Virgile a su varier le fonds même de
ses descriptions ! Comme il sait nous intéresser , sinon aux
travaux de la campagne, du moins aux plaisirs et au bonheur
de ceux qui la cultivent ! Avec quel air il mêle les tableaux
aux préceptes , et les préceptes aux tableaux; et comme il sait
nous délasser des uns et des autres par des épisodes qui inspirent
enfin un véritable intérêt! Tel n'est point l'art et le
talent de Thompson : ses tableaux sont admirables , mais
ce sont toujours des tableaux. Ses épisodes , sont dit-on ,
préférables à ceux de Vanière et de Rapin : je le crois aisément
sur la parole d'un aussi bon juge que M. Delille ; mais
est-ce avoir assez fait pour un pareil sujet , que d'avoir, en
quatre chants, imaginé àpeine trois épisodes ? Et quels épisodes
? La peinture des jeunes amans frappés ensemble par la
foudre , est bien intéressante , j'en conviens ; mais elle l'est
encore plus dans la lettre que Gray écrivoit à Pope pour lui
raconter ce fait qui venoit de se passer sous ses yeux. L'histoire
de Palémon et Lavinie est bien touchante saus doute;
mais elle ressemble trop à celle de Booz de Ruth , dont elle
n'a plus ni la grace , ni la simplicité natives. Reste celui de
Damonet Mussidore , qui paroît être entièrement de l'invention
de Thompson , mais dont le style est trop maniéré , pour
qu'on ne soit pas étonné de le rencontrer dans un poëme et
dans un chant où il est tant parlé de bocages et de ruisseaux.
Ainsi , ce poète , dont l'imagination passe pour si riche , n'a
réellement imaginé qu'un seul épisode: il est le moins bon des
trois.
Jusqu'ici je n'ai examiné que son plan , et pour ainsi dire
que le fond de tous ses tableaux , et j'avoue avec plaisir que
plusieurs des défauts qu'on y remarque , étoient inséparables
du sujet qu'il avoit choisi . Mais les idées accessoires , celles
qui ne forment , en quelque sorte , que le remplissage de
son poëme , sout-elles toujours bien justes ? Par exemple ,
pour ne citer ici que l'éloge qu'il fait des hommes illustres
de son pays, il loue Thomas Morus , connu par des vertus et
par des ouvrages plus fameux que lus, et encore plus lus que
dignes de P'être; mais ce qui prouve que ce ne sont'ni les
128 MERCURE DE FRANCE ,
vertus ni les ouvrages de Thomas Morus qui l'ont rendu st
recommandable aux yeux du poète , c'est qu'il loue aussi
Raleigh , qui ne fut qu'un aventurier distingué , et Hambden
qui n'est connu aujourd'hui que par les excès auxquels il se
portapendant cette révolution qui conduisit Charles Ier . à l'échafaud
! Cette observation a été faite par M. de Beaumont luimêmedans
une note; mais M. de Beaumont se trompequandil
ajouteque, « de tousles grands que l'auteur des Saisons a chantés
>> dans son poëme , Littleton est le seul qu'il appelle son
>> ami ; » car , à la seconde page après cette note même , on
trouve que Thompson donne aussi ce titre au lord Dodington,
qui avoit, comme Littleton , le suprême mérite d'être du
parti de l'opposition .
Que dirai-je maintenant de son style quelquefois enflé ,
souvent maniéré, toujours trop chargé d'épithètes et de figures
pour le moins extraordinaires ? A cet égard , Thompson a
manqué à la première règle de tous les poëmes :
Que le début soit simple , et n'ait rien d'affecté.
1.Lorsqu'on alu sa première page, on ne doit être surpris de rien
de ce qu'on rencontre dans les suivantes. Qu'attendre en effet
d'un poète qui « veutdès son début , que l'imagination dans ses
>> jeux créateurs , s'approche de ce coloris savant, de ces teintes
» si délicatement fondues qu'on admire dans chaque fleur
>> naissante, » qui craint que « son imagination ne reste au-des-
>> sous de cette tâche sublime » , qui veut « teindre ses paroles
>> de ces nuances si variées » , qui cherche « des expressions
>>dont la magie répande sur ses vers ces flots d'essences par-
>> fumées qu'une source intarissable verse sans cesse autour
>> de lui ? » Après l'avoir entendu tenir un pareil langage ,
sera-t- on surpris de ses éternelles épithètes , éternellement les
mêmes ? On sent bien que , dans son poëme , les rivages seront
toujours battus par des flots toujours tumultueux ; que les
forêts y seront toujours mugissantes, parce que les vents y
seront toujours déchaînés; et que , dans ces forêts , on ne verra
que des pius antiques et des chênes majestueux. La flammey
sera toujours ondoyante , le roc escarpé, la chaleurpuissante;
et sans compter que l'Eté ysera toujours ardent , l'Hiver toujours
sombre , le soufle de l'aimable Printemps ne cessera
pas d'y être vivifiant. ( 1 )
( 1) Je ne puis me dispenser de faire à ce propos une observation qui
étonnera peut-être ceux qui ne connoissent la langue française que par les
-conversations des salons , et par les livres qu'on a faits dans ces vingt dernières
années . Toutes les fois que Thompson parle des chants des poètes ,
il ne manque pas de louer avec enthousiasme le noble emp'oi qu'ils font de
leurs momens sacrés , et d'exiger de tous ceux qui les écoutent une
J'ai
JANVIER 1807: 129
SEINE
J'ai choisi ces derniers exemples , pour montrer que les
épithètes , même lorsqu'elles ajoutent à l'idée du
vent devenir par leur accumulation Buprpeseqruefldueemegse. ls
faut-il en penser lorsqu'elles sont
Par exemple, Thompson veut peindre ces essaims d'oiseaux
>> brillans qui voltigent au-dessus des fortis épaisses que
>>sépare le cours tortueux des grands fleures. De loin
dit-il, iis brillent comme desfleurs vivantes like vivid floors
glowing from a far. Peut-on dire que cette cofthete vivante
ajoute quelque force à son expression , et ne valout- il
mieux laisser à l'imagination le soin de la suppléer fr , le
traducteur , je dois l'avouer , s'est mis encore au-dessus de
son modèle. De loin , a-t-il dit , vous croiriez voir des
feurs superbes emportées par les vents . Ces vents qui emportent
des fleurs sont une image agréable empruntée de
Vanière , dans sa description du papillon. Mais dans Thompson,
il n'est point parlé de vents ni de fleurs superbes .
,
J'ai parlé de ses figures extraordinaires , et je crois en avoir
déjà donné quelqu'idée par le passage que j'ai cité de son
début. Mais il faut que j'en cite une autre ou le galimatias
quoique moins sensible , n'est pas moins réel. Que vois-je ,
dit-il , le verd serpent sort à midi de sa retraite obscure , où
l'imagination elle- même tremble de poser le pied. Le pied
de l'imagination ! C'étoit bien assez de lui avoir donné ailleurs
des oreilles. Mais je dois avouer qu'ici le traducteur a encore
un peu exagéré l'expression de son modèle. Thompson a dit
seulement : Que l'imagination tremble de fouler : imagination
feurs to tread. Quoi qu'il en soit, c'étoit le cas où
jamais de lui laisser ses vieilles ailes : à la manière dont le
poète la mène , elle ne paroît pas avoir besoin de pieds.
La part de la critique est faite ; faisons maintenant celle de
l'éloge : c'est une tâche que nous remplirons avec d'autant plus
de plaisir , qu'en rendant justice au poète , nous aurons
presque toujours occasion de la rendre aussi à son traducteur.
Et d'abord , je reconnois avec satisfaction que Thompson n'a
eu que la moitié des erreurs modernes : s'il a été un mauvais
politique , du moins il n'a pas été ce que nous appelons un
philosophe ; et c'est ainsi peut-être qu'on pourroit expliquer
l'enflure de son style, et la vérité de ses tableaux , la
attention solennelle . J'ai quelquefois entendu employer ce dernier mot
dans des occasions à-peu-près pareilles . On dit un ton solennel , un air
solennel : mais je ne ccoomprends pas ce que cela veut dire. Je ne connois
de véritablement solennel que les fêtes et les cérémonies qu'on célèbre
toutes les années pour rappeler le souvenir de que que événement impor
tant.
I
1
130 MERCURE DE FRANCE ,
monotonie et la chaleur de ses descriptions : son esprit et son
goût l'égarent , son coeur anime tout, jamais il n'est froid ;
etson imagination toujours vagabonde s'élève quelquefois si
haut , que l'oeil humain a peine à l'atteindre. Citons-en ur
exemple : il vient de peindre cet astre « dont la présence seule
>> donne l'apparence de la vie à la nature inanimée. » Mais
qu'est-ce que le soleil , qu'est-ce que la nature entière devant
son créateur ? « Comment , s'écrie-t-il , comment tente-
>> rois-je de chanter celui qui est la lumière même , ou plutôt
» qui , environné d'une lumière éternelle dans la profondeur
>> de son redoutable sanctuaire, reste cependant invisible et
>> pour l'oeil de l'homme et pour la vue perçante des anges !
» Un seul de ses regards alluma ces lampes immortelles , qui
>> brillent dans l'étendue infinie du firmament ; et s'il voiloit
» un instant son front , le soleil étonné , les astres éteints ,
> errant loin de leurs orbites , rouleroient en désordre dans
>> l'espace ; et l'affreux chaos régneroit une seconde fois sur
>> l'univers. Mais quand la langue humaine n'oseroit bégayer
tes louanges , grand Dieu , tes ouvrages eux-mêmes éleve-
>> roient la voix; et jusqu'au fond des forêts où l'homme n'a
» jamais pénétré , ils proclameroient ta puissance , et célé-
>>>breroient , avec les choeurs célestes , l'éternel conservateur,
>> le principe et la fin de toutes choses. Admirer ces onvrages,
>> lire le livre instructif de la nature toujours ouvert devant
>> moi ; ou , heureusement inspiré par ses pages divines , en
>>>traduire quelques passages faciles , voilà ma seule ambition ,
>> voilà mes plaisirs les plus doux. »
Est- ce une traduction que je viensde citer ? Et ne pourrois-je
di e que M. de Beaumont,en traduisant par hasard Thompson ,
n'a fait ici autre chose qu'exprimer ses propres sentimens ?
Quoi qu'il en soit , à la facilité de son style , au naturel de ses
expressions , on reconnoît facilement l'homme qui , en faisant
l'éloge de son modèle , s'est plu à faire remarquer qu'il s'élevoit
sans cesse vers l'éternel auteur des merveilles qu'il décrit.
Dans la traduction qui fut réimprimée en 1800 , ce passage
est rendu avec tant de fidélité , et , si l'on veut , tant d'énergie
, qu'il en est à peine français. Il y est dit que « la création
>> inanimée semble recevoir par l'influence ( du soleil ) ,
>> le sentiment et la vie. » Le mot création peut être en anglais
synonyme de nature ; mais il ne l'est pas en français ,
dumoins en bon français ; et quand nous recommencerons à
parler notre langue, nous ne saurons plus ce que c'est que
la création inanimée. Il dit ensuite , en parlant à Dieu : « Si
> mes foibles accens gardoient le silence sur tes louanges ,
>> ◊ Père universel , tes ouvrages les plus inanimés s'uniroient
:
131 JANVIER 1807 .
» pour élever une voix générale d'amour et d'actions de
>>> graces. >> Qu'est-ce que des accens qui gardent le silence ?
Qu'est-ce que les ouvrages les plus inanimés ? Ce dernier
mot est-il susceptible de plus et de moins ? Enfin qu'est-ce
qu'une voix générale , et une voix d'actions de graces ?
Cette traduction étoit estimée , parce qu'elle est ordinairement
assez bonne , et sur-tout parce que c'étoit la meilleure
quenous eussions. Mais son auteur n'avoit peut-être pas le
goût assez pur et la marche assez ferme pour résister à l'impulsion
du génie anglais. En général , les auteurs de cette nationsont
de fort mauvais guides pour les nôtres ; ce n'est pas
d'eux que nous apprendrons à parler la langue toujours sublime
, et pourtant toujours correcte et facile des Racine et
des Bossuet : ce qu'il y a de singulier , mais non pas d'inexplicable
, c'est que nous l'apprenons fort biendes bons auteurs
grecs et latins. Telle est , à cet égard , l'influence d'un bon modèle,
quemadameDacier elle-même, en traduisantHomère, a su
prendre quelquefois un style qui n'est dépourvu ni d'énergie ,
ni d'intérêt; et telle est l'influence d'un mauvais guide , que
M. F... B... , avec tout le goût dont il donne partout des
preuves , n'a pu toujours se préserver de la contagion à laquelle
il s'étoit exposé. Il dit quelque part : « Plus vive est
la lumière , plus brillant est l'azur, etc. » Il me semble que
cette tournure, qui est tout-à- fait anglaise , ne convient point
à notre prose; je ne sais même si elle convient à notre poésie.
Il parle ailleurs de la matière inerte : je l'invite à chercher
cemot dans le Dictionnaire de l'Académie française.
Mais de pareilles fautes sont très-rares dans la traduction
de M. F... B... ; au lieu que dans l'autre on en rencontre de
bienplus fortesà chaque page et à chaque ligne. On s'est déjà
aperçu de l'extrême différence qui se trouve entre les phrases ,
quej'ai citées de l'un et de l'autre , et je devrois peut-être ne
pas donner d'autres preuves de la supériorité du nouveau
traducteur sur l'ancien. Cependant , comme on pourroit me
soupçonner d'avoir choisi les passages où cette différence est le
plus sensible , je vais en citer un autre, qu'on ne m'accusera
pas d'avoir cherché long-temps : c'est le début même du
роёте.
<< Viens , dit M. F... B... , viens , aimable Printemps , viens
>> calmer, viens adoucir les airs. Sors du sein de ces vapeurs
>> humides qui roulent sur nos têtes : la musique des bocages
>> se réveille et t'appelle. Descends sur nos campagnes, dans
>>unnuage de roses. >>
Voici maintenant la manière dont l'ancien traducteur a
rendu le même passage : « Viens, doux Printemps , viens
1
I a
132 MERCURE DE FRANCE ,
>> douceur éthérée ( ethereal mildnes ) ; et tandis que des
>> concerts réveillent toute la nature, du sein de ces nuages
>> qui distillent ( dropping ) , la rosée , descends sur nos
>> plaines enveloppé dans une ondée teinte de la couleur des
> roses ( in a shower of shadowing roses). »
Je ne conteste pas à la dernière version le mérite de la
fidélité ; mais être fidèle ainsi , c'est avoir plutôt calqué que
traduit ? M. F... B... a donc tout seul le mérite d'avoir rendu ,
en notre véritable langue , les expressions et le sens du poète ;
et à moins qu'on n'établisse pour règle , que pour bien:
traduire un auteur anglais, il faut nécessairement le faire
parler anglais en français, on ne pourra contester la supériorité
de son ouvrage sur celui que je lui ai comparé.
Les notes dont M. F... B... a enrichi la traduction , sont
courtes , peu nombreuses , souvent nécessaires . Ce sont trois
mérites auxquels les auteurs et les traducteurs de ce siècle
ne nous ont pas accoutumés .
GUAIRARD.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
On a donné , jeudi dernier, sur le Théâtre de l'Imperatrice ,
la première représentation d'une comédie en un acte et en
prose, intitulée les Ricochets. Ce nouvel ouvrage de M. Picard
a réussi. Le nom de l'auteur nous fait un devoir d'en rendre
compte, lorsqu'il sera imprimé. La troupe italienne de ce
même théâtre a représenté la veille , pour la première fois ,
le Due Gemelli , opéra bouffon du célèbre Guglielmi. La
musique est charmante , et a partagé les applaudissemens avec
madame Barilli , qui a débuté dans le rôle de Clorinda. Cette
cantatrice a obtenu et mérité un très-grand -succès : elle a une
voix douce et fraîche , et chante avec expression .
- Dans l'analyse des travaux de la classe des sciences
mathématiques et physiques de l'Institut impérial , pendant
le deuxième semestre de 1806 , faite par M. Guvier, secrétaire
perpétuel , nous avons remarqué le passage suivant , relatif à
la vaccine :
« La médecine , qui n'est qu'une application des lois de
l'économie animale à la guérison des maladies , a fait, comme
JANVIER 1807: 33
on sait , dans ces dernières années , l'une de ses découvertes
les plus importantes , la vaccine. Sa propriété préservative
est aujourd'hui suffisamment démontrée ; mais il reste encore
bien des observations à faire sur les modifications dont elle est
susceptible. M. Hallé en a communiqué à la classe de trèsintéressantes
sur les irrégularités que l'inoculation de la vaccine
a éprouvées à Lucques dans le cours de l'année 1806 .
>> Ces différences n'ont point affecté la marche , les périodes
ni les caractères essentiels de l'éruption vaccinale.
>> Elles se sont seulement manifestées :
>> Dans la forme du bouton , qui en s'étendant et se confondant
avec de petites pustules réunies autour de la pustule
principale, perdoit et sa forme régulière , et la dépression
ombilicale qu'il offroit au moment de sa formation ;
>> Dans la nature de la croûte qui succède à la pustule
celle-ci n'avoit point la couleur brune , luisante , polie de l'
croûte de la vaccine ordinaire ; elle étoit irrégulière dans sa
forme , comme le bouton qui lui avoit donné naissance ; ea
laissoit dans la peau un enfoncement plus ou moins profond t
qui se remplissoit ensuite complettement ; ,
» Enfin , dans des éruptions de pustules sur tout le corps ,
qui se sont montrées dans le moment où se formoit l'aréole
autour du bouton principal .
>> Ces irrégularités ont été épidémiques dans tout le territoire
de Lucques.
>> Les contre épreuves faites par l'inoculation de la petite
vérole , sur les individus qui avoient éprouvé des vaccines irrégulières
, ont démontré que leur irrégularité n'a aucunement
altéré la propriété préservatrice de la vaccine. »
- La société de l'école de médecine de Paris , dans sa séance
du vendredi 26 décembre , a nommé pour son président
M. Tenon , membre de l'Institut national et de l'ancienne
académie de chirurgie.
- L'académie impériale Joséphine , de Vienne , a fait
remettre , par M. Percy , l'un de ses membres et chirurgien
en chefde la Grande-Armée des diplomes d'associé honoraire
et d'associé correspondant , à MM. Corvisart , Sabatier ,
Thouret , Hallé , Dubois , Dupuytren , Pinel , Lassus , Lepreux
, Leroux , Pelletan , Alibert et Richerand , tous médecins
ou chirurgiens de l'école de Paris.
- L'Académie de Lyon , dans sa séance du 23 déc. 1806,
a élu , au nombre de ses associés honoraires , le général
Duhesme , auteur du précis historique de l'Infanterie légère.
Cette compagnie a placé au nombre de ses associés correspondans
,MM. de Beausset ,préfet du palais de LL. MM. , auteur
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
du Memnon de Voltaire , ou les Projets de Sagesse, comédie
en trois actes et en vers : Lemontet auteur de plusieurs
pièces de théâtre ; et Chabot ( de l'Allier ) , ex-tribun , auteur
d'un ouvrage sur les dispositions du code civil , concernant les
successions en lignes directes et indirectes.
- L'Académie des sciences , belles-lettres et arts de la ville
de Besançon distribuera , le 14 août 1807 , deux prix , l'un
d'éloquence et l'autre d'histoire , consistant chacun en une
médaille d'or de la valeur de 200 fr. Elle propose pour sujet
d'éloquence : « De l'influence que les grands hommes ont
>> exercé sur le siècle où ils ontvécu, et sur le caractère de
>> leur nation. » Et pour sujet historique : « L'histoire des
>> Séquanois , depuis leur origine jusqu'au temps où Auguste
>> divisa la Gaule en provinces romaines, » Les Mémoires
seront adressés francs de port au secrétaire perpétuel de
l'Académie , avant le 1er juillet 1807.
NOUVELLES POLITIQUES,
Philadelphie , 25 novembre.
Les gazettes de cette ville annoncent le changement qui
vient d'arriver dans le gouvernement d'Haïti ( Saint - Domingue).
On ne connoît pas encore avec exactitude les circonstances
qui ont occasionné cette révolution dans l'empire
nègre. Autant qu'on a pu le savoir , il paroît que la ville de
Fort-Dauphin fut attaquée , dans un moment où l'on ne s'y
attendoit pas , par un parti d'Espagnols , qui en passèrent au
fil de l'épée tous les habitans nègres. La nouvelle de cet événement
parvint d'abord à Christophe , le principal général de
Dessalines : il dépêcha sur-le-champ un courrier à son maître ,
et vint lui-même avec toute la diligence possible. Mais Dessalines
refusa de lui donneraudience.Dans un pareil embarras ,
Christophe se décida , sans attendre les ordres de Dessalines ,
à marcher pour reprendre le Fort-Dauphin ; il avoit eu la
hardiesse d'y arriver , lorsqu'il fut joint parDessalines , ce qui
produisit une scène de rage et d'horreur.
Ou fit sur-le-champ fusiller les deux généraux Gabarre et
Le Brave. Dans la mêlée que cette exécution occasionna ,
Dessalines fut blessé mortellement d'une balle , sans qu'on ait
pu savoir d'où elle étoit partie. On dit que Christophe a été
de suite déclaré chef du gouvernement.
Nous savons que ces deux généraux , Gabarre et LeBrave,
étoient les favoris les plus distingués de Dessalines , dont ils
avoient reçu toutes sortes de marques de distinction et de
confiance. D'après cela , si la nouvelle est vraie , il est trèsJANVIER
1807 . 135
probable que ce tyran inexorable les aura sacrifiés dans un
moment de férocité sauvage , à laquelle il étoit si sujet.
Bude , 25 décembre.
On avoit publié dans toutes les gazettes les articles d'un traité
conclu entre la Porte et la Russie. Il s'est trouvé que tous
ces bruits étoient faux. Il y a loin d'une alliance à la guerre
qui vient d'éclater entre ces deux puissances. L'excès du mal
que la Russie fait à la Porte , va rallier tous les Musulmans
àla cause commune. Déjà Michelson et Dolgoroucki , qui
commandent l'armée russe , ont fait demander des secours.
On apprend aussi que le schah de Perse se prépare également
à repousser l'injuste agression de la Russie , et à entrer
enGeorgie. ( Journal Officiel. )
Vienne , 28 décembre.
La marche des Russes sur la Moldavie et la Valachie a
dévoilé les projets de la Russie contre ses voisins . On croiroit
qu'avec de telles intentions , il étoit de sa politique de terminer
ses différends avec la France , et de ne point forcer
un redoutable ennemi à prendre les armes. Mais les
intérêts de la Russie guident-ils son cabinet ? ce sont les
passions de celui de Saint-James qui dirigent les conseils de
Pétersbourg .
La Russie a mis de côté les égards que se doivent les nations ,
et au moment même où elle faisoit entrer ses troupes en Moldavie
, elle déclaroit qu'elle agissoit d'accord avec le Grand-
Seigneur; et elle faisoit imprimer dans toutes les gazettes , et
colporter par tous ses agens , un prétendu traité d'alliance que
le divan vient de démentir.
La Porte court aux armes. Passwan - Oglouet Mustapha-
Baraietar , successeur de Terzeriek-Oglou à Rostchack , ont
passé le Danube , et occupé Bucharest avec 30,000 hommes ,
ce qui a arrêté la marche de l'armée russe. La Porte ayant
fait demander des explications au ministre de Russie , celui-ci
a répondu qu'il ne savoit ce que l'on vouloit dire. Mustapha-
Baraietar , et le pacha de Widin , instruits que les Russes
avoient arrêté le consul de France à Bucharest, ont fait arrêter
le consul de Russie. Quatre vaisseaux anglais sont devant
Constantinople , pour en imposer à la Porte; ils n'y réussiront
pas.
On s'étonneroit d'ailleurs que l'Angleterre , secondant les
prétentions démesurées de la Russie , agît ainsi contre ses
plus chers intérêts. Elle trouveroit sans doute à piller quelques
bâtimens, mais tous les ports de la Turquie lui seroient fermés.
Les pertes auxquelles elle exposeroit son commerce, sont une
considération qui n'échappéra pas à sa politique.
:
4
156 MERCURE DE FRANCE ,
-
PARIS , vendredi 16 janvier.
Plusieurs décrets impériaux , datés de Posen les 12 et
14 décembre , contiennent 185 promotions dans la Grande-
Armée , parmi lesquelles cent soixante-neuf élèves de l'Ecole
militaire de Fontainebleau et de l'Ecole polytechnique sont
nommés sous-lieutenans dans des régimens de cavalerie et
d'infanterie.
- Par un autre décret du 14 décembre , 56' élèves des
Ecoles militaires sont répartis à l'état-major-général et auprès
de chaque maréchal , en qualité de sous-lieutenans d'ordonnance
; savoir : 24 près le major-général de la Grande-Armée ;
4 près le grand-duc de Berg , et 4 près chacun des maréchaux
prince de Ponte-Corvo , Davoust, Soult , Lannes , Ney,
Augereau et Lefebvre.
M. de Litta , grand-chambellan du royaume d'Italie , est
nommé grand-officier de la Légion-d'Honneur.
XLV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Paluky , le 27 décembre 1806.
Le général russe Benigsen commandoit une armée que
l'on évaluqit à 60,000 hommes. Il avoit d'abord le projet de
couvrir Varsovie ; mais la renommée des événemens qui
s'étoient passés en Prusse lui porta conseil , et il prit le
parti de se retirer sur la frontière russe. Sans presque aucun
engagement , les armées françaises entrèrent dans Varsovie ,
passèrent la Vistule et occupèrent Prag. Sur ces entrefaites ,
le feld-maréchal Kaminski arriva à l'armée russe au moment
même où la jonction du corps de Benigsen avec celui de
Buxowden s'opéroit. Il s'indignoit de la marche rétrograde
des Russes. Il crut qu'elle compromettoit l'honneur des armes
de sa nation , et il marcha en avant. La Prusse faisoit instances
sur instances , se plaignant qu'on l'abandonnât après lui avoir
promis de la soutenir , et disant que le chemin de Berlin
n'étoit ni par Grodno , ni par Olita , ni par Brezsc; que
ses sujets se désaffectionnoient; que l'habitude de voir le
trône de Berlin occupé par des Français , étoit dangereuse
pour elle , et favorable à l'ennemi. Non-seulement le mouvement
rétrograde des Russes cessa , mais ils se reportèrent
en avant. Le 5 décembre , le général Benigsen rétablit son
quartier-général à Pultusk. Les ordres étoient d'empêcher
les Français de passer la Narew , de reprendre Prag , et
d'occuper la Vistule jusqu'au moment où l'on pourroit effectuer
des opérations offensives d'une plus grande importance.
La réunion des généraux Kaminski, Buxhowden et Benigsen
fut célébrée au château de Sierock par des réjouissances etdes
JANVIER 1807 . 137
illuminations , qui furent aperçues du haut des tours de Varsovie
.
Cependant au moment même où l'ennemi s'encourageoit
par des fêtes , la Narew se passoit. Huit cents Français , jetés
de l'autre côté de cette rivière , à l'embouchure de l'Wkra ,
s'y retranchèrent cette même nuit , et lorsque l'ennemi se
présenta le matin pour les rejeter dans la rivière , il n'étoit
plus temps, ils se trouvoient à l'abri de tout événement.
Instruit de ce changement , survenu dans les opérations de
l'ennemi , l'EMPEREUR partit de Posen le 16. Au même moment
, il avoit mis en mouvement son armée. Tout ce qui
revenoit des discours. des Russes , faisoit comprendre qu'ils
vouloient reprendre l'offensive .
Le maréchal Ney étoit depuis plusieurs jours maître de
Thorn. Il réunit tout son corps d'armée à Gallup. Le maréchal
Bessières , avec le a corps de la cavalerie de la réserve ,
composée des divisions de dragons Sahuc et Grouchy , et de
la division des cuirassiers d'Haupoult , partit de Thorn pour
se porter sur Biezun. Le maréchal prince de Ponte-Corvo
partit avec son corps d'armée pour le soutenir. Le maréchal
Soult passoit la Vistule vis-à-vis de Plock ; le maréchal Augereau
la passoit vis-à-vis de Zakroczim , où l'on travailloit à
force à établir un pont. Celui de la Narevv se poussoit aussi
vivement.
Le 22 , le pont de la Narew fut terminé. Toute la réserve
de cavalerie passa sur-le-champ la Vistule à Prag , pour se
rendre sur la Narew. Le maréchal Daveust y réunit tout son
corps. Le 23 , à une heure du matin , l'EMPEREUR partit de
Varsovie et passa la Narew à neuf heures. Après avoir reconnu
'Wrka et les retranchemens considérables qu'avoit élevés
l'ennemi, il fit jeter un pont au confluent de la Narew et de
l'Wrka. Ce pont fut jeté en deux heures par les soins du
général d'artillerie.
Combat de nuit de Czarnowo.
La division Morand passa sur-le-champ pour aller s'emparer
des retranchemens de l'ennemi près du village de Czarnowo.
Le général de brigade Marulaz la soutenoit avec sa
cavalerie légère. La division de dragons du général Beaumont
passa immédiatement après. La canonnade s'engagea à Czarnowo.
Le maréchal Davoust fit passer le général Petit avec
le 12º de ligne pour enlever les redoutes du pont. La nuit
vint , ondut achever toutes les opérations au clair de lune ,
et à deux heures du matin l'objet que se proposoit l'EMPEREUR
fut rempli . Toutes les batteries du village de Czarnowo furent
enlevées; celles du pont furent prises; 15,000 hommes qui
1
138 MERCURE DE FRANCE ,
les défendoient furent mis en déroute malgré leur vive résis
tance. Quelques prisonniers et six pièces de canon restèrent
en notre pouvoir. Plusieurs généraux ennemis furent blessés.
De notre côté , le général de brigade Boussard a été légèrement
blessé. Nous avons eu peu de morts , mais près de 200
blessés. Dans le même temps , à l'autre extrémité de la ligne
d'opérations , le maréchal Ney culbutoit les restes de l'armée
prussienne , et les jetoit dans les bois de Lauterburg , en leur
faisant éprouver une perte notable. Le maréchal Bessières
avoit une brillante affaire de cavalerie , cernoit trois escadrons
de hussards qu'il faisoit prisonniers , et enlevoit plusieurs
pièces de canon.
Combat de Nasielsk.
Le 24 , la réserve de cavalerie et le corps du maréchal
Davoust se dirigèrent sur Nasielsk. L'EMPEREUR donna le
commandement de l'avant-garde au général Rapp. Arrivé à
une lieue de Nasielsk , on rencontra l'avant-garde ennemie.
Le général Lemarrois partit avec deux régimens de dragons ,
pour tourner un grand bois et cerner cette avant-garde. Ce
mouvement fut exécuté avec promptitude. Mais l'avant-garde
ennemie voyant l'armée française ne faire aucun mouvement
pour avancer, soupçonna quelques projets , et ne tint
pas. Cependant il se fit quelques charges , dans l'une desquelles
fut pris le major Ourvarow, aide-de-camp de l'empereur de
Russie. Immédiatement après , un détachement arriva sur la
petite ville deNasielsk . La canonnade devint vive. La position
de l'ennemi étoit bonne : il étoit retranché par des marais et
des bois. Le général Kaminski commandoit lui-même. Il
eroyoit pouvoirpasser la nuit dans cette position, en attendantqued'autres
colonnes vinssent le joindre. Vain calcul ! il
en fut chassé , et mené battant pendant plusieurs lieues.
Quelques généraux russes furent blessés , plusieurs colonels
faits prisonniers , etplusieurs pièces de canon prises. Le colonel
Bekler , du 8º régiment de dragons , brave officier , a été blessé
mortellement.
Passage de l'Wkra .
Au même moment, le général Nansouty , avec la division
Klein et une brigade de cavalerie légère , culbutoit en avant
de Kursomb les Cosaques et la cavalerie ennemie qui avoit
passé l' Wkra sur ce point, et traversoit là cette rivière. Le
septième corps d'armée , que commande le maréchal Augereau
, effectuoit son passage de l' Wkra à Kursomb , et culbutoit
les 15,000 hommes qui la défendoient. Le passage du
pont fut brillant. Le 14º de ligne l'exécuta en colonnes serrées,
pendant que le 16º d'infanterie légère établissoit une
JANVIER 1807. 139
vive fusillade sur la rive droite . Apeine le 14º eût-il débouché
du pont , qu'il essuya une charge de cavalerie , qu'il soutint
avec l'intrépidité ordinaire à l'infanterie française ; mais un
malheureux lancier pénétra jusqu'à la tête du régiment , et
vint percer d'un coup de lance le colonel , qui tomba roide
mort. C'étoit un brave soldat , digne de commander un si
brave corps. Le feu à bout portant , qu'exécuta son régiment ,
et qui mit la cavalerie ennemie dans le plus grand désordre ,
fut le premier des honneurs rendus à sa mémoire.
Le 25 , le troisième corps , que commande le maréchal
Davoust, se porta à Tykoczyn , où s'étoit retiré l'ennemi. Le
cinquième corps , commandé par le maréchal Lannes , se
dirigeoit sur Pultusk , avec la division de dragons Beker .
L'EMPEREUR se porta avec la plus grande partie de la cavalerie
de réserve à Ciechanow.
Passage de la Sonna.
Le général Gardanne , que l'EMPEREUR avoit envoyé avec
30 hommes de sa garde pour reconnoître les mouvemens de
l'ennemi , rapporta qu'il passoit la rivière de Sonna à Lopackzinet
et se dirigeoit Tykoczyn.
Le grand-duc de Berg , qui étoit resté malade à Varsovie ,
n'avoit pu résister à l'impatience de prendre part aux événemens
qui se préparoient. Il partit de Varsovie, et vint rejoindre
l'EMPEREUR. Il prit deux escadrons des chasseurs de la
garde pour observer les mouvemens de la colonne ennemie.
Les brigades de cavalerie légère de la réserve , et les divisions
Klein et Nansouty pressèrent le pas pour le joindre. Arrivés
au pont de Lopackzin, il trouva un régiment de hussards
russes qui le gardoit. Ce régiment fut aussitôt chargé par les
chasseurs de la garde, et culbuté dans la rivière sans autre
perte de la part des chasseurs qu'un maréchal-des-logis blessé .
Cependant la moitié de cette colonne n'avoit pas encore
passé , elle passoit plus haut. Le grand-duc de Berg la fit
charger par le colonel Dalhmanu , à la tête des chasseurs de
la garde, qui lui prit trois pièces de canon, apès avoir mis
plusieurs escadrons en déronte.
Tandis que la colonne que l'ennemi avoit si imprudemment
jetée sur la droite , cherchoit à gagner la Narew pour
arriver à Tykoczyn, point de rendez-vous , Tykoczyn étoit
occupé par le maréchal Davoust , qui y prit 200 voitures de
bagages et une grande quantité de traînards qu'on ramassa de
tous côtés.
Toutes les colonnes russes sont coupées , errantes à l'aventuredans
undésordre difficile à imaginer. Le général russe a
fait la faute de cantonner son armée , ayant sur ses flancs
140 MERCURE DE FRANCE ,
l'armée française , séparée , il est vrai , par la Narew , mais
ayant un pont sur cette rivière. Si la saison étoit belle , on
pourroit prédire que l'armée russe ne se retireroit pas , et seroit
perdue sans bataille; mais dans une saison où il fait nuit à
quatre heures , et où il ne fait jour qu'à huit , l'ennemi qu'on
poursuit a toutes les chances poure sauver , sur-tout dans
un pays difficile et coupé de bois. D'ailleurs les chemins
sont couverts de quatre pieds de boue , et le dégel continue.
L'artillerie ne peut faire plus de deux lieues dans un jour. II
est donc à prévoir que l'ennemi se retirera de la position
fâcheuse où il se trouve : mais il perdra toute son artillerie ,
toutes ses voitures , tous ses bagages.
Voici quelle étoit , le 25 au soir , la position de l'armée
française :
La gauche , composée des corps du maréchal prince de
Ponte-Corvo et des maréchaux Ney et Bessières , marchant
de Bièzun sur la route de Grodno. Le maréchal Soult arrivant
àCiechanow. Le maréchal Augereau merchant sur Golymin.
Le maréchal Davoust entre Golymin et Pultusk . Le maréchal
Lannes à Pultusk. Dans ces deux jours nous avons fait quinze
à seize cents prisonniers , pris vingt-cinq à trente pièces de
canon , trois drapeaux et un étendard.
Le temps est extraordinaire ici ; il fait plus chaud qu'au
mois d'octobre à Paris ; mais il pleut , et dans un pays où il
n'y a pas de chaussées , on est constamment dans la boue.
XLVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Golymin , le 28 décembre 1806.
,
Le maréchal Ney , chargé de manoeuvrer pour detacher le
lieutenant-général prussien Lestocq de l'Wkra , déborder et
menacer ses communications , et pour le couper des Russes ,
adirigé ces mouvemens avec son habileté et son intrépidité
ordinaires. Le 25, la division Marchand se rendit à Gurzno.
Le 24 , l'ennemi a été poursuivi jusqu'à Kunsbrock. Le 25
l'arrière-garde de l'ennemi a été entamée. Le 26 , l'ennemi
s'étant concentré à Soldau et Mlavva , le maréchal Ney résolut
de marcher à lui et de l'attaquer. Les Prussiens occupoient
Soldau avec 6000 hommes d'infanterie et un millier d'hommes
de cavalerie; ils comptoient , protégés par les marais et les
obstacles qui environnent cette ville, être à l'abri de toute
attaque. Tous ces obstacles ont été surmontés par les 69° et
76°. L'ennemi s'est défendu dans toutes les rues, et a été
repoussé partout à coups de baïonnettes. Le général Lestocq
voyant le petit nombre de troupes qui l'avoient attaqué , voulut
reprendre la ville. Il fit quatre attaques successives pendant
JANVIER 1807 . 141
la nuit , dont aucune ne réussit. Il se retira à Neidenbourg. Six
pièces de canon , quelques drapeaux , et un assez bon nombre
de prisonniers ont été le résultat du combat de Soldau. Le
maréchal Ney se loue du général Wonderveidt qui a été
blessé. Il fait une mention particulière du colonel Brun , du
69 , qui s'est fait remarquer par sa bonne conduite. Le même
jour , le 59 a été poussé sur Lauterburg.
Pendant le combat de Soldau , le général Marchand , avec
sa division , poussoit l'ennemi de Mlavwa , où il eut un trèsbrillant
combat.
Le maréchal Bessières , avec le second corps de la réserve
de cavalerie , avoit occupé Biézun dès le 19. L'ennemi ,
reconnoissant l'importance de cette position , et sentant que
la gauche de l'armée française vouloit séparer les Prussiens
des Russes , tenta de reprendre ce poste ; ce qui donna licu
au combat de Biézun. Le 23 , à huit heures , il déboucha par
plusieurs routes. Le maréchal Bessières avoit placé les deux
seules compagnies d'infanterie qu'il avoit près du pont.
Voyant l'ennemi venir en très-grande force , il donna ordre
au général Grouchy de déboucher avec sa division. L'ennemi
étoit déjà maître du village de Karmidjen , et y avoit jeté un
bataillon d'infanterie.
Chargée par la division Grouchy, la ligne ennemie fut
rompue : cavalerie et infanterie prussienne, fortes de 8000 h. ,
ont été enfoncées et jetées dans les marais. Cinq cents prisonniers
, cing pièces de canon , deux étendards sont le résultat
de cette charge. Le maréchal Bessières se loue beaucoup du
général Grouchy , du général Rouget et de son chef d'étatmajor
le général Roussel. Le chef d'escadron Renié , du 6º régiment
de dragons , s'est distingué. M. Launay , capitaine de
la compagnie d'élite du même régiment , a été tué.
M. Bourrau , aide-de-camp du maréchal Bessières , a été
blessé. Notre perte est du reste peu considérable. Nous avons
eu huit hommes tués et une vingtaine de blessés . Les deux
étendards ont été pris par le dragon Plet , du 6 régiment de
dragons , et par le fourrier Jenffroy , du 3º régiment.
S. M. desirant que le prince Jérôme eût occasion de s'instruire
, l'a fait appeler de Silésie. Ce prince a pris part à tous
les combats qui ont eu lieu , et s'est trouvé souvent aux
avant-postes.
S. M. a été satisfaite de la conduite de l'artillerie , pour
l'intelligence et l'intrépidité qu'elle a montrées deva: t l'ennemi
, soit dans la construction des ponts , soit pour faire
marcher l'artillerie au milieu des mauvais chemins.
Le général Marulaz , commandant la cavalerie légère du
142 MERCURE DE FRANCE ,
3º corps , le colonel Excelmans du 1er de chasseurs , et le
général Petit , ont fait preuve d'intelligence et de bravoure.
S. M. a recommandé que dans les relations officielles des
différentes affaires , on fit connoître un grand nombre de traits
qui méritent de passer à la postérité ; car c'est pour elle et
pour vivre éternellement dans sa mémoire , que le soldat
français affronte tous les dangers et toutes les fatigues .
XLVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Pultusk , le 30 décembre 1806.
Le combat de Czarnovo , celui de Nasielsk , celui de
Kursomb , le combat de cavalerie de Lopaczyn ont été suivis
par les combats de Golymin et de Pultusk ; et la retraite
entière et précipitée des armées russes a terminé l'année et la
campagne.
Combat de Pultusk.
Le maréchal Lannes ne put arriver vis-à-vis Pultusk que
le 26 au matin. Tout le corps de Benigsen s'y étoit réuni dans
la nuit. Les divisions russes qui avoient été battues à Nasielsk ,
poursuivies par la 3ª division du corps du maréchal Davoust ,
entrèrent dans le camp de Pultusk à deux heures après minuit.
Adix heures , le maréchal Lannes attaqua , ayant la division
Suchet en première ligne , la division Gazan en seconde ligne ,
la division Gudin du 3 corps d'armée , commandée par le
général Daultanne , sur sa gauche. Le combat devint vif.
Après différens événemens , l'ennemi fut culbuté. Le 17º régi
ment d'infanterie légère et le 54º se couvrirent de gloire. Les
généraux Vedel et Claparede ont été blessés. Le général Treil-
Iard , commandant la cavalerie légère du corps d'armée ; le..
général Boussard , commandant une brigade de la division de
dragons Beker; le colonel Barthelmy, du 15º régiment de dragons
, ont été blessés par la mitraille . L'aide-de-camp , Voisin ,
du maréchal Lannes , et l'aide - de-camp , Curial , du général
Suchet , ont été tués l'un et l'autre avec gloire. Le maréchal
Lannes a été touché d'une balle. Le 5º. corps d'armée a montré
dans cette circonstance ce que peuvent des braves, et l'immense
supériorité de l'infanterie française sur celle des autres
nations. Le maréchal Lannes , quoique malade depuis dix
jours , avoit voulu suivre son corps d'armée. Le 85° régiment
a soutenu plusieurs charges de cavalerie ennemie avec sangfroid
et succès. L'ennemi, dans la nuit , a battu en retraite et
a gagné Ostrotenka.
Combat de Golymin.
Pendant que le corps de Benigsen étoit àPułtusk , et y étoit
JANVIER 1807 . 143
battu , celui de Buxhowden se réunissoit à Gołymin , à midi.
La division Panin de ce corps , qui avoit été attaquée la veille
par le grand-duc de Berg ; une autre division qui avoit été
battue à Nasielsk , arrivoient par différens chemins au camp
deGolymin.
Le maréchal Davoust qui poursuivoit l'ennemi depuis
Nasielsk , l'atteignit , le chargea , et lui enleva un bois près
du camp deGolymin.
Dans le même temps , le maréchal Augereau arrivant de
Golaczima , prenoit l'ennemi en flanc. Le général de brigade
Lapisse , avec le 16º d'infanterie légère , enlevoit à la baïonnette
unvillage qui servoit de point d'appui à l'ennemi. La
division Heudelet se déployoit et marchoit à lui. A trois
heures après midi , le feu étoitdes plus chauds. Le grand-duc
de Berg fit exécuter avec le plus grand succès plusieurs charges
dans lesquelles la division de dragons Klein se distingua.
Cependant la nuit arrivant trop tôt , le combat continua
jusqu'à onze heures du soir. L'ennemi fit sa retraite en désordre ,
laissant son artillerie , ses bagages , presque tous ses sacs , et
beaucoup de morts. Toutes les colonnes ennemies se retirèrent
sur Ostrotenka.
Le générrl Fenerolle , commandant une brigade de dragons,
fut tué d'un boulet. L'intrépide général Rapp , aide-de-camp
de l'EMPEREUR , a été blessé d'un coup de fusil , à la tête de sa
division de dragons. Le colonel Sémélé , du brave 24º de
ligne , a été blessé. Le maréchal Augereau a eu un cheval tué
sous lui.
Cependant le maréchal Soult avec son corps d'armée étoit
déjà arrivé à Molati , à deux lieues de Makow ; mais les
horribles boues , suite des pluies et du dégel , arrêtèrent sa
marche et sauvèrent l'armée russe , dont pas un seul homme
n'eût échappé sans cet accident. Les destins de l'armée de
Benigsen et de celle de Buxhowden devoient se termire endeçà
de la petite rivière d'Orcye ; mais tous les mouvemens
ont été contrariés par l'effet du dégel , au point que l'artillerie
a mis jusqu'à deux jours pour faire trois lieues. Toutefois
l'armée russe a perdu 80 pièces de canon, tous ses caissons ,
plus de 1200 voitures de bagages et 12,000 hommes tués ,
blessés ou faits prisonniers. Les mouvemens des colonnes
françaises et russes seront un objet de vive curiosité pour les
militaires . lorsqu'ils seront tracés sur la carte. On y verra à
combien peu il a tenu que toute cette armée ne fût prise , et
anéantie en peu de jours: et cela par l'effet d'une seule faute
dugénéral russe.
Nous avons perdu 800 hommes tués, et nous avons eu
144 MERCURE DE FRANCE ,
2000 blessés. Maître d'une grande partiede l'artillerie eansmie,
de toutes lespositions ennemies , ayant repoussél'ennemi
àplus de40 lieues , l'EMPEREUR a mis son armée en quartier
d'hiver.
Avant cette expédition , les officiers russes disoient qu'ils
avoient 150,000 hommes; aujourd'hui ils prétendent n'en
avoir eu que la moitié. Qui croire , des officiers russes avant
la bataille , ou des officiers russes après la bataille?
Da Perse et la Porte ont déclaré la guerre àla Russie.
Michelson attaque la Porte. Ces deux grands empires , voisins
de la Russie, sont tourmentés par la politique fallacieuse du
cabinet de Saint - Pétersbourg , qui agit depuis dix ans chez
eux, comme elle a fait pendant cinquante ans en Pologne.
M. Philippe Ségur , maréchal-des- logis de la maison de
l'EMPEREUR , se rendant à Nasielsk , est tombédans une embuscade
de Cosaques , qui s'étoient placés dans une maison du
bois qui se trouve derrière Nasielsk . Il en a tué deux de sa
main, mais il a été fait prisonnier.
L'EMPEREUR l'a fait réclamer; mais le général russe l'avoit
sur-le-champ dirigé sur Saint-Pétersbourg.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI TO . - С р. о/о с. J. du 22 sept. 1806 , 76f 50c 40c 358
4c50c 60c 60с. Дос бос бос 400 50с. сос. оссоос oof ooc ooc
DOC.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. (00000 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 123af 500 1233f soc j. du 1erjanv. 0000f.Doc.
DU LUNDI 12.- C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 76f 800 750 700
65c. 700 600 cocooc ooc . occ one coc 000. 000 000 000 000.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807.73f. 800 70.000.000
Act . de la Banque de Fr. 1233f 7 ej . du janv. ooc. oooof. oo of
DU MARDI 13. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 200 250. 156
200 150 KCC 000. 000 000 000.000 0occoc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807 oof. 000. 00c oof ooc ooc. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 123f 75fj . du 1er janv. ooc ouo f. coc
DU MERCREDI 14. - Cp . ooc . J. du 22 sept . 1806 , 76f. 75f Soc 70€
750 700 650 6 c. 700 600 500 55c. 6oc of ooc. ouf.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f ooc . oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1230fj du 1erjanv. oocoooof o crooef
DU JEUDI 15.-Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 100 75f 74f goc 75f
100 750 750 100 2 c oof oof oocoococonco соос оос оос сос 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f ooc oof. ooc ood oor oof ooc .
Act. de la Banque de Fr. oooof. ooc oooof. oos j . du 1er janv. oooof on
DU VENDREDI 16. - Cp . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 75f 50c 25c 40c,
Зос ас Зос дос 35с дос-Зос. 350 40 300 250 200 oofooс оос
Idem Jouiss . du 22 mars 1807.72f 72f 50c. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1232f 50cj . du 1erjanv. 0000f
DEFT
DE
(No. CCLXXXVIII. )
(SAMEDI 24 JANVIER 1807
MERCURE
5.
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
SEINE
JUGEMENT DE L'AMOUR
SUR LES YEUX BLEUS ET LES YEUX NOIRS
Un jour les beaux yeux noirs , auxvives étincelles ,
Et les bleus , aux regards doux , tendres et mourans ,
(Jamais plus grave objet n'intéressa les belles ! )
Voulurent à la fin terminer leurs querelles ,
Et que l'Amour fixât leurs rangs .
Aujuge de Cythère ils présentent requête:
Ils plaident. Mes amis , c'est bien en pareil cas
Qu'il est charmant de voir plaider les avocats.
L'Amour, en bonne et grave tête ,
Sur la foi des baisers , intègres rapporteurs ,
-Met ainsi d'accord les plaideurs :
« Les yeux noirs savent mieux briller dans une fête ;
» Les bleus sont plus touchans à l'heure du berger :
» Les yeux noirs savent mieux conquérir, ravager;
» Les bleus gardent mieux leur conquête :
» Les noirs prouvent un coeur plus vif, mais plus léger ;
» Les bleus , un coeur plus tendre et moins prompt à changer :
>> Les noirs lancent mes traits , les bleus ma douce flamme :
>> Les noirs peignent l'esprit, et les bleus peignent l'ame. >>
1,
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
८
LES SUCCÈS LITTÉRAIRES.
TOUJOURS il faut payer la gloire .
Jadis chez les Romains jaloux ,
Pour les enfans de la Victoire
Le triomphe avoit ses dégoûts .
A leur char s'attachoit l'offense.
En pompe la reconnoissance
Couronnoit leur front radieux ;
Mais l'insolence et la bassesse
Aux chants de la publique ivresse
Mêloit des cris injurieux .
Ce vil et consolant usage
Au Pinde renaît d'âge en age.
Là toujours un pouvoir ingrat
Du triomphe punit l'éclat .
Dans le cortége il pousse et guide
L'envieux , dont la voix perfide
Commence les sourdes rumeurs ,
Et tous les brigands littéraires
Vendant aux haines étrangères
Leurs indifférentes clameurs ( 1 ) .
Mais en vain l'audace impunie
Croit vaincre : de la vérité
L'hymne s'élève , et le génie
Entend son immortalité.
M. DE PARNY, de l'Académie Française.
DÉBUT DE L'ORLANDO FURIOSO ,
DE L'ARIOSTE.
Je vais chanter les guerriers et les dames ,
Les grands exploits, les amoureuses flammes
Des paladins généreux et courtois ,
Dans notre France admirés autrefois ,
Lorsque Agramant, pour venger son vieux père ,
De Charlemagne implacable adversaire ,
Aux Sarrasins , contre cet empereur,
Souffla le feu de sa jeune fureur.
(1) Vains efforts ! vous ne tromperez ni vous-même , ni les autres. Le
génien'a rien à redouter de la voix perfide de l'envieux , des indiffe
rentes clameurs des brigands littéraires. Mais le talent le plus heureux
ne parviendra point à étouffer la voix des hommes de bien, ni les énergiques
protestations tous les gens de lettres dignes de ce nom , contre
unouvrage qui outrage à la fois la littérature , la morale et la religion.
de
(Note du Rédacteur. )
JANVIER 1807 . 147
Je vous dirai ce que ni vers, ni prose,
Du fièr Roland ne vous ont encor dit :
Vous saurez comment l'Amour fut cause
Que du héros le bon sens se perdit .
Vous le saurez, si la beauté cruelle
Qui dans mes sens verse un pareil poison ,
De mon esprit me laisse une étincelle ,
Et si l'Amour épargne ma raison.
Roland, épris de la belle Angélique ,
Pour elle avoit , par mille exploits divers ,
Dans tous les coins de ce vaste univers ,
Eternisé son ardeur héroïque.
Du fond de l'Inde elle l'avoit suivi ;
Tous deux étoient aux confins de l'Espagne ,
Lorsque Germains et Français , à l'envi ,
Venoient combattre auprès de Charlemagne.
Cet empereur s'apprête à châtier
Deux rois païens qui l'osent défier ;
L'Espagne s'arme à la voix de Marsile :
L'Afrique suit les drapeaux d'Agramant ;
Et chacun d'eux se flatte également
Que des Français la ruine est facile .
Fort à propos Roland croyoit venir .
Mais qu'un mortel connoît peu l'avenir !
De vingt rivaux la haine opiniâtre ,
Au fond de l'Inde, aux bords les plus lointains ,
N'a pu jamais séparer ses destins
De la beauté dont il est idolâtre .
Mille guerriers n'ont pu la conquerir ;
Et maintenant , c'est dans son pays même ,
Parmi les siens , dans une cour qu'il aime ,
Que ce héros la perd sans coup férir .
De l'empereur la prudence alarmée
La lui ravit pour sauver son armée ;
Le fier Roland et Renaud son cousin
De même ardeur pourchassoient cette belle ,
Et pouvoient bien, en se battant pour elle ,
Laisser la France en proie au Sarrasin .
Sagement donc au bon duc de Bavière
Charles remit la belle aventurière .
Ka
148 MERCURE DE FRANCE, }
Mais, par les lois du plus noble concours,
Pour récompense elle fut destinée
Au paladin qui , dans cette journée ,
De la victoire auroit hâté le cours .
Un prix si doux invitoit à bien faire;
Et les héros sont une fois plus grands
Lorsque l'amour doit être leur salaire .
Mais le destin trahit les concurrens .
M. FRANÇOIS ( de Neufchâteau ) , de l'Académie Française.
RÉPONSE
Aux Vers de M. Le Brun, intitulés : MON DERNIER MOT
SUR LES FEMMES POÈTES.
t
(Voyez le Mercure du 29 novembre 1806. )
QUAND Le Brun, dans ses vers heureux ,
De toute femme auteur condamnant la manie ,
Déplora la triste folie
Qui faisoit d'une belle un poète ennuyeux ;
Dans l'antique Mythologie
Cherchant quelques appuis à son droit incertain ,
A coté de Psyché, des Graces,
Aux femmes désormais il désigna leurs places .
Mais dans l'Olympe féminin
Je vois les neuf Soeurs qu'il oublie;
La Beauté , les Talens , mêlant leurs attribute,
Et la ceinture de Vénus
Près de la lyre d'Uranie .
Au Pinde , comme ailleurs , les hommes sont jaloux :
Il faut partout céder, et borner tous nos goûts
A briguer de leur choix la gloire passagère .
Ils savent que l'esprit peut défendre le coeur.
Ainsi d'un adroit adversaire
Le langage toujours menteur
Ne vante en nous que l'art et d'aimer et de plaire :
Et ce seroit une ruse de guerre
Si ce n'étoit une ruse d'auteur .
OMuses , des talens aimables
Versez le charme sur nos jours ;
i
JANVIER 1807 . 149
Bannissez loinde nous des Dieux plus redoutables :
J'implore vos présens bien moins que vos secours !
Dérobez à l'Amour ladouce rêverie
Qui remplit des beaux ans les dangereux loisirs;
D'un coeur né pour aimer soyez les seuls plaisirs ,
Et trompez-le du moins sur l'emploi de la vie .
Ah ! lorsque de leurs dons nous comblant à la fois
La Beauté, l'heureuse Jeunesse
Appellent des plaisirs la dangereuse ivresse ,
Souvent de la raison nous négligeons la voix.
Neparlez pas alors et d'étude et de gloire ;
Elle offriroit en vain ses brillantes faveurs :
Songe-t- on au moyen d'occuper la mémoire
Si l'on peut d'un regard occuper tous les coeurs ?
Ade si vains succès quand l'âge en vain s'oppose ,
Quand laGloire à nos yeux offre un nouvel attrait,
Toute femme en soupire , et place avec regret
Les lauriers sur un front où se fane la rose.
Par l'ordre d'un destin jaloux ,
La Beauté détrônée a perdu sa puissance ;
Mais l'esprit peut encor d'un empire aussi doux
Lui rendre l'heureuse espérance ;
Et l'Hippocrène alors pour nous
Est la fontaine de Jouvence .
Toujours humble dans nos projets ,
N'allons point ,en Muses hardies ,
Disputer aux mâles Génies
Les chants de gloire et les vastes sujets ;
Mais du moins mon sexe réclame
Les sujets simples et touchans :
Qui peut mieux parler qu'une femme
Le langage des sentimens ?
Leurplume tour-à-tour et sensible et légère ,
Sut immortaliser Corinne et Deshoulière :
Du Pinde leur domaine osez les rappeler .
Semblable à ces peuples barbares
Qui de leurs paradis bizarres
Vouloient , dit-on , nous exiler,
Le zèle ardent qui vous enflamme
Au même sort nous asservit :
On peut bien contester une ame
Aqui l'on refuse l'esprit.
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
O siècles de chevalerie ,
Siècles d'amour et de vertus ,
Que toute femme un peu jolie
Regrette en son ame attendrie ,
Et qu'en France on ne verra plus ,
Qui de Mars soumis à Vénus
Nous retraçoient l'allégorie !
Alors , inspirant les héros ,
De leurs combats , de leurs travaux
Nos regards étoient le salaire :
Aceux qui commandoient par le droit de la guerre ,
Nous commandions par droit d'amour .
Règne aimable , heureux temps disparus sans retour !
Mon sexe est soumis à son tour .
Mais contre un arrêt tyrannique
De l'empire lettre nous invoquons les lois ;
Et l'on sait que toujours l'égalité des droits
Fut celle de sa république .
Auteurs , vous ne permettrez pas
Qu'un réformateur monarchique ,
Dece gouvernement changeant la forme antique ,
Introduise dans nos Etats
Les abus de la loi salique .
Madame DE VANNOZ.
:
ENIGME .
Qur , sans rire , pourroit ouir mon aventure ?
Une barbare main me tranche insolemment ,
Pour me remettre où la nature
Avoit fixé mon logement.
LOGOGRIPHE.
Je suis comme une pépinière
D'où l'on tire différens plans .
1
Quand on a dans mon sein accompli sa carrière ,
On me quitte , et j'en perds quelques-uns tons les ans.
Je suis fertile en moi , mais mon nom est stérile :
On y trouve pourtant le Dieu modérateur
Qui d'un clin -d'oeil excite , et peut rendre tranquille
De la terre et des eaux le régiment grondeur .
CHARADE.
Mon tout ne vaut pas mon premier;
Mais tel brilla souvent paré de mon dernier,
Qui fut bientôt réduit à prendre mon entier.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Vaisseau.
Čelui du Logogriphe est Poisson.
Celui de la Charade est Cou- rage.
JANVIER 1807 . 151
:
Lettres choisies de Voiture , Balzac , Montreuil , Pélisson
et Boursault; précédées d'un Discours préliminaire et de
Notices sur ces écrivains. Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . , et
8 fr. par la poste. AParis , chez Dentu, imprimeur- libraire ,
quai des Augustins , nº. 17 ; et chez le Normant.
Nous
(Ir. Extrait. )
ous ne nous occuperons , dans ce premier extrait , que
des lettres de Voiture et de Balzac. L'influence de ces deux
auteurs sur le goût de leur temps , les services qu'ils ont pu
rendre à la langue française, nous paroissent exiger une attention
particulière.
L'éditeur auroit bien mérité de la littérature , s'il n'eût
présenté le choix qu'il a fait qu'avec des observations dictées
par une saine critique ; mais il s'est éloigné de cette marche
sage et prudente; et , soit dans le dessein de soutenir un paradoxe
nouveau, soit dans l'espoir de procurer un succès assuré
à son édition , il ne met aucune restriction aux éloges qu'il
prodigue à Voiture et à Balzac . Il annonce donc ce Recueil
comme un livre classique. Selon lui , le bon ton ne se trouve
que dans ces deux auteurs : madame de Sévigné ne peut être
un modèle de style épistolaire que pour les femmes. « On
>> étale, dit l'éditeur, et on multiplie sans reláche les Recueils
>>précieux de madame de Sévigné , et de quelques autres
>> femmes illustres : c'est offrir aux femmes le style qui leur
>> sied ; c'est les garantir de celui de nos dames qui se font
>> hommes. A la bonne heure ; mais , encore une fois , leurs
>> plumes faciles et molles seroient , en des mains viriles ,
>> comme les fuseaux d'Omphale entre les doigts d'Hercule. >>>
L'éditeur, dans le commencement de cette phrase , paroît
avoir de l'humeur de ce que l'on réimprime souvent les
Lettres de madame de Sévigné. La figure qu'il emploie n'est
rien moins que juste , et ne peut convaincre que ceux qui se
paient d'unepointe ou d'un bon mot. D'abord , il est faux que
la plume de madame de Sévigné soit toujours molle : le peu
de mots qu'elle dit sur la mort de Louvois, l'éloge qu'elle
fait de M. de Turenne après l'accident qui priva la France de
ce héros , ont toujours été considérés comme des morceaux
sublimes; et la plume qui a tracé ces grandes images ne seroit
4
152 MERCURE DE FRANCE ,
pas déplacée dans des mains viriles. Ensuite , lorsque les gens
de goût ont cru devoir proposer les Lettres de madame
de Sévigné comme un modèle , mêmeaux hommes qui veulent
s'exercer dans le genre épistolaire , ils n'ont jamais prétendu
qu'on imitât ni ses pensées , ni ses expressions. Son amour
excessif pour sa fille , ses réflexions légères , ses petits contes
de société , seroient déplacés dans toute autre personne qu'elle.
En recommandant ses Lettres comme un modèle , on s'est
donc borné à en prescrire l'étude , pour n'écrire que d'après le
caractère qu'on a , pour éviter toute espèce d'affectation , pour
conserver dans le style épistolaire ce tour naturel , cette facilité
de passer d'un objet à un autre , et de prendre tous les
tons : qualité qui distingue la conversation des personnes
bien élevées . Les lettres particulières ne sont que la conversation
écrite : si l'on s'éloigne de sa rapidité et de son aisance ,
si l'on y substitue l'emphase et la prétention , on manque aux
règles du goût ; et, au lieu d'un entretien libre que l'on
avoit promis au lecteur, on ne lui donne que des traités de
politique , de morale ou de littérature trop peu étendus pour
être utiles et intéressans , et trop longs , trop sérieux, trop
travaillés pour procurer le plaisir que l'on attend d'une correspondance
familiere. Personne n'a jamais révoqué en doute
que Voitureet Balzac n'aient eu ces défauts, quoique dans un
genre différent , comme on le verra ci-après. Pourquoi donc
l'éditeur offre- t- il leurs Lettres comme des modèles de style
épistolaire qui doivent faire abandonner aux hommes l'étude
des Lettres de madame de Sévigné ? S'il se fût borné à les proposer
comme les premiers efforts que fit la prose française
pour se perfectionner, s'il en eût indiqué la lecture aux personnes
deja instruites , afin d'y démêler les traces de l'élégance
propre à notre idiome ; si , après avoir condamné sans
indulgence tout ce qui tient au faux goût des sociétés d'alors ,
il eût fait valoir quelques morceaux où ces défauts ne se
trouvent point , alors son Recueil auroit été aussi utile pour
les jeunes gens qu'il peut leur être nuisible tel qu'il est .
L'éditeur, pour relever Voiture et Balzac , se sert d'un
moyen pen acroit. Il ne craint pas de rabaisser le mérite des
Lettres Provinciales considérées avec raison comme le premier
chef-d'oeuvre de la prose française. Attribuant à l'esprit
de parti le jugement qu'on en a porté, jugement qu'il prétend
ne dater que du milieu du 18º siècle , il s'exprime ainsi :
« C'est Voltaire qui a donné la vogue à Pascal.... Mais
» parmi ses jugemens , en général pleins de goût , il en est.
>> plus d'un que la malice a dicté. Telle est l'exagération
» qu'il a mise à louer les Lettres de Pascal, et l'opinion qu'il
JANVIER 1807 . 153
>>> a su accréditer, en faisant regarder les Provinciales, non-
>> seulement comme un excellent modèle , ce qui est vrai ,
>>> mais comme le premier qui ait paru en prose française ,
et avant lequel il ne faut rien chercher d'irréprochable. >>>
Ondoit être bien convaincu de l'ignorance de ses lecteurs
quand on hasarde un tel jugement. Presque toutes les propositions
avancées par l'éditeur manquent de vérité. Cela peut
être prouvé jusqu'à l'évidence en très-peu de mots.
Les Lettres Provinciales parurent d'abord successivement ;
elles furent lues avec l'avidité que peut faire naître un ouvrage
de circonstance. Quand elles furent réunies en corps d'ouvrage ,
on en sentit encore mieux le prix. Malgré le crédit des nombreux
partisans des Jésuites , elles eurent une multitude d'éditions;
on les traduisit en plusieurs langues; elles devinrent
même la lecture des personnes les moins familiarisées avec les
anatières théologiques. Une anecdote racontée par madame
de Sévigné suffira pour prouver que ce n'est pas M. de Voltaire
qui a donué la vogue aux Provinciales, et que si l'on
trouve de l'exagération dans les louanges qu'il leur prodigue,
il faut adresser encore de plus grands reproches à
Boileau , qu'on n'accusera cependant pas de manquer de goût.
:
Ce poète dînoit chez M. de Lameignon, où se trouvoient
l'évêque de Troyes , l'évêque de Toulon , Corbinelli, le Père
Bourdaloue et son compagnon (1). La conversation s'engagea
sur les anciens et les modernes , sujet alors très à la mode par
lesdisputes deBoileau et de Perrault. « Despréaux , continue
>> madame de Sévigné , soutint les anciens , à la réserve d'un
>> seul moderne qui surpassoit , à son goût , et les vieux et les
>> nouveaux. Le compagnon du Père Bourdaloue , qui faisoit
>>l'entendu , et qui s'étoit attaché à Despréaux et à Corbinelli ,
>> lui demanda quel étoit donc ce livre si distingué dans son
>> esprit : il ne voulut pas le nommer. Corbinelli lui dit :
>> Monsieur, je vous conjure de me le dire , afin que je passe
» toute la nuit à le lire. Despréaux lui répondit en riant :
>> Ha, monsieur , vous l'avez lu plus d'une fois , j'en suis
>> assuré ! Le Jésuite reprend , et presse Despréauxde nommer
>> cet auteur si merveilleux , avec un air dédaigneux , un cotal
> riso amaro. Despréaux lui dit: Mon Père , ne me pressez
>> point. Le Père continue; Despréaux le prend par la main ,
>> et , le serrant bien fort , lui dit : Mon Père, vous le voulez ,
>> eh bien , c'est Pascal! >>>
M. de Voltaire en a-t-il jamais autant dit de Pascal ? Et ne
(1) Un Jésuite n'alloit jamais seul dans le monde : quand il sortoit, il
avoit avec lui ug de ses confrères qu'on appeloit son compagnon .
154 MERCURE DE FRANCE ,
voit-on pas que l'opinion de Despréaux sur ce grand écrivain
lui étoit encore plus favorable que celle de l'auteur du
Siècle de Louis XIV. Il est vrai qu'emporté par la chaleur de
la dispute , et peut-être poussé par le desir secret de déconcerter
un Jésuite présomptueux , Boileau alla plus loin qu'il
ne vouloit ; mais , en rabattant quelque chose du jugement
porté par lui chez M. de Lamoignon, il n'en reste pas moins
démontré que le législateur du goût avoit l'admiration la plus
vive pour les Provinciales : sentiment qu'il partageoit avec ses
contemporains , si l'on en croit les Mémoires du temps.
Sans doute il avoit paru quelques bons morceaux en prose
française avant les Provinciales, mais il n'existoit pas d'ouvrage
irréprochable, La traduction de Quinte-Curce par
Vaugelas ( 1 ) , qui avoit coûté à son auteur trente années de
travail , les Remarques de ce grammairien sur la langue française
, les Observations de Ménage , les Sentimens de l'Académie
sur le Cid , et quelques autres écrits , étoient les seuls
ouvrages en prose qui pussent faire prévoir l'essor que prendroit
bientôt notre littérature. Mais on y trouva ensuite de
grands défauts , soit de goût , soit de diction , et aucune de ces
productions ne devint livre classique.
Dans tous les ouvrages de ce temps-là , on voit la langue
faire des efforts timides pour se perfectionner. L'impulsion
donnée par Voiture et Balzac pouvoit être dangereuse; et les
bons esprits de cette époque auroient probablement été obligés
d'y céder, si le génie de Pascal n'eût renversé cette barrière
qui nous séparoit de la bonne route. Rejettant loin de
lui l'emphase et l'affectation de ses prédécesseurs , et n'employant
que les armes de la raison et du goût , il sut réunir
dans unseul ouvrage tous les genres d'éloquence.
L'opinion étant formée depuis long-temps sur Voiture et
Balzac, il n'y avoit , comme nous l'avons dit, aucun inconvénient
à faire un choix de leurs meilleurs morceaux , en ayant
le soin de relever les fautes de goût qui s'y trouvent encore.
Un Recueil de ce genre auroit eu l'avantage d'indiquer l'origine
de plusieurs alliances de mots consacrés , de montrer les
acceptions anciennes données à certaines expressions , et de
faciliter la connoissance des premiers progrès de la langue française;
mais il ne falloit pas, comme l'a fait l'éditeur, proposer
Voiture et Balzac comme des modèles de style épistolaire.
Il y a une différence essentielle entre ces deux auteurs :
nous ne ferons qu'indiquer leur caractère principal .
(1 ) Cette traduction a été corrigée par l'abbé Dinouart : ainsi retouchée
, elle passe , avec raison , pour un des monumens les plus précieus
de la langue française.
JANVIER 1807 . 155
Voiture cherche tous les raffinemens d'une politesse exquise
, et cette intention le porte souvent à s'exprimer d'une
manière peu naturelle lorsqu'il parle des objets les plus fami
liers . C'est le ton de l'hôtel de Rambouillet si bien tourné en
ridicule , par Molière , dans les Précieuses et les Femmes savantes.
Il court après l'esprit , et , quoiqu'il en ait beaucoup ,
sa prétention à être toujours brillant , l'entraîne nécessairement
à des rapprochemens forcés et à des saillies mal amenées.
Sa figure favorite , et celle dont ilse sert jusqu'à la satiété , est
l'ironie. Il se permet toutes les exagérations imaginables , et
croit pouvoir les faire passer en ne les donnant que comme
des plaisanteries. Cette figure , employée à propos , peut
être agréable quelquefois ; mais quand , ainsi que Voiture , on
l'emploie sans cesse , et toujours avec les mêmes formes , on
ne peut manquer de fatiguer et d'ennuyer ses lecteurs.
Balzac , encouragé par le succès des lettres de Voiture ,
voulut courir la même carrière; mais le caractère de son
esprit lui fit prendre une route différente. Il exagère autant
que Voiture ; et , malheureusement , ses exagérations sont
presque toujours sérieuses. Il est trop connu par ses hyperboles
outrées , pour que nous essayions de donner une idée
de ce défaut qui lui est particulier. Cependant Balzac mérite
d'être distingué pour plus d'une qualité estimable. Doué d'un
esprit élevé , il a donné les premiers exemples du tour oratoire
dans la langue française. Son style a de la noblesse et du
nombre : on remarque dans quelques morceaux une clarté
majestueuse et une dignité calme qui paroissent avoir été
étudiées avec fruit par le célèbre Buffon. Sa morale , du reste,
est beaucoup plus pure que celle de son maître.
On voit donc qu'il étoit possible de tirer de ces deux écrivains
un petit nombre de fragmens dignes de la belle époque
qu'ils ont précédée ; mais le choix devoit être sévère , et l'éditeur
devoit s'imposer le travail d'un critique pointilleux. Il y
a dans Voiture et dans Balzac tant de beautés fausses , capables
d'éblouir les jeunes gens , qu'on ne pouvoit trop s'efforcer
de les prémunir contre ce clinquant.
Le travail de l'éditeur devoit avoir aussi pour objet de faire
remarquer les changemens qui ont eu lieu dans l'acception de
quelques mots : ce travail , en facilitant l'intelligence de nos
anciens auteurs , auroit eu encore l'avantage de marquer les
progrès de la langue française. Nous donnerons une légère
idée de ce que nous aurions exigé de l'éditeur sous ce rapport.
Voiture s'exprime ainsi : « L'affection dont je vous ai honoré
toute ma vie. » On croiroit que l'auteur parle à son
156 MERCURE DE FRANCE ,
inférieur ; au contraire il s'adresse à un maréchal de France,
et lui fait entendre que son affection est une preuve de son
respect. Bienfaire à quelqu'un vouloit dire alors luifaire du
bien. Voiture dit au duc de la Trimouille : « Vous ne vous.
lassez point de me bien faire. » C'est comme si l'auteur avoit
dit : « Vous ne vous lassez pas de me faire du bien. On
trouve aussi quelquefois dans Voiture des tournures qui
blessent la syntaxe adoptée depuis; par exemple : « Cela m'a
arrété long- temps de vous écrire. On ne dit plus arrêterde
faire quelque chose.
Le mot ressentiment n'exprimoit pas seulement colère,
souvenir d'une injure , il exprimoit aussi reconnoissance ,
souvenir d'un bienfait, d'un service. Balzac, en parlant des grands
seigneurs qui oublient les services qu'on leur a rendus , les
appelle des grands sans ressentiment. Le mot dévotion signifioit
aussi dévouement. Balzac , dans une lettre à M. Bouthilier
, surintendant des finances , s'exprime ainsi : « Je vous pro-
>> teste avec le zèle et la dévotion d'une ame sensiblement
>> obligée , etc. >>>
L'éditeur employant tous les moyens de faire valoir les
auteurs qu'il nous présente comme des modèles , nese borne
pas àrabaisserPascal , il rabaisse aussi Boileau.
7 << Boileau , dit- il , de qui la prose ne valut jamais la leur
>> a été cause par ses deux plaisantes lettres écrites à M. de
» Vivonne , sous leur nom , qu'on a cru que la plume de ces
>> deux auteurs mettoit partout la surcharge du style empha-
>> tique que Boileau leur a prêté. Ce même Boileau , plus
>> jeune , avoit mis Voiture au rang d'Horace. On a encore
>> cru , d'après Voltaire , qu'il en avoit appelé de cette opinion
>>> comme d'un ridicule. n
C'est la première fois qu'on s'est avisé de dire que la prose
de Boileau ne valoit pas celle de Voiture et de Balzac. Il est
vrai que dans le 18º siècle , quelques mauvais critiques, entr'autres
l'abbé Trublet, ont cru trouver des fautes dans une
préface de Boileau , dont le tour naturel ne plaisoit pas à
l'esprit raffiné de ces élèves de Fontenelle; mais ces critiques
étoient encore loin d'établir même un parallèle entre l'auteur
de l'Art poétique , et des écrivains tels que ceux dont nous.
nous occupons. L'éditeur a sans doute oublié que la traduction
de Longin auroit assuré à Boileau une place distinguée
parmi les prosateurs , si d'ailleurs il ne s'étoit pas mis par ses
chefs-d'oeuvre au premier rang des poètes.
Il est certain qu'il s'est repenti d'avoir assigné auprosateur
français une place trop honorable ; mais ce n'est point M. de
Voltaire qui a répandu ce bruit; c'est l'auteur de l'Art poétique
JANVIER 1807 . 157
lui-même qui a cru devoir appelerde son premier jugement ,
en composant les deux lettres à M. de Vivonne , où il tourne
en ridicule le style de Voiture et celui de Balzac. L'éditeur
prétend que Boileau leur a prété la surcharge du style emphatique:
on vavoir par quelques rapprochemens sice reproche
est fondé , et si , au contraire , le critique n'a pas saisi parfaitement
la manière des auteurs dont il avoulu s'amuser. Pour
que l'éditeur n'ait aucune réclamation à faire , on choisira les
objets de comparaison dans les lettres même qui ont fixé son
choix.
Le duc de Vivonne étoit entré au milieu des plus grands
dangers dans le phare de Messine , et avoit porté à propos des
vivres dans cette ville , que la famine menaçoit. Comme le duc
étoit fort gai , Boileau imagina de supposer qu'il avoit trouvé
sous sonchevet en s'éveillant, deux lettres , l'une de Voiture ,
l'autre de Balzac , datées des Champs-Elysées. Il les envoya
auduc, qui en rit beaucoup. Voici un passage de la lettre
attribuée à Voiture :
« A voir de quel air vous courez la mer Méditerranée , il
> semble qu'elle vous appartienne tout entière. Il n'y a pas à
>> l'heure qu'il est dans toute son étendue , un seul corsaire en
>>sûreté ; et pour peu que cela dure, je ne vois pas de quoi
>>vous voulez que Tunis et Alger subsistent. Nous avons ici
>>> les César , les Pompée et les Alexandre ; ils trouvent tous
>> que vous avez attrapé leur air dans votre manière de com-
>> battre. Sur-tout César vous trouve très-César. Il n'y a pas
> jusqu'aux Alaric , aux Genseric, aux Théodoric , et à tous
>> ces conquérans en ic qui ne parlent fort bien de votre
>> action; et dans le Tartare même, il n'y a point de diable ,
>>Monseigneur , qui ne confesse ingénument qu'à la tête
> d'une armée vous êtes beaucoup plus diable que lui. >>
En comparant ce fragment avec celui d'une véritable lettre
deVoiture au cardinal de la Valette , on se convaincra que Boi
leau l'a très-bien imité , et ne lui a rien prété de trop fort.
« Il est vrai , Monseigneur, dit Voiture , que toutes les fois
▸ que je m'imagine de vous voir, avec huit ou dit mestres
* de camp à l'entour de vous , j'ai pitié de Térence, de
>> Virgile et de moi ; je plains extrêmement ceux qui desirent
> ici que vous vous souveniez souvent' d'eux; et je suis
> assuré qu'il n'y a pas de si petit bastion dans votre place
» qui ne vous soit plus considérable , et que vous n'aimiez
>>beaucoup plus que moi. Toutefois je n'osois pas en mur-
▸ murer: je considérois qu'il y avoit quelques personnes qui
» avoient plus de droit de s'en plaindre , et je ne voulus pas
» avoir de différend avec un homme que l'on dit qui peut
158 MERCURE DE FRANCE ,
>> disposer de toutes les troupes du maréchal de la Force......
>> Je ne suis pas bien maître de moi , et tout mon esprit se
>> renverse quand je songe que la place qu'avoit en votre
>> coeur la plus adorable créature qui fut jamais est peut-être
>> à cette heure tenue par le colonel Ebron; que mademoi-
» selle de G... et mademoiselle de Rambouillet ont quitté la
>> leur à un aide- de- camp ou à un sergent-major, et que vous
» avez donné la mienne à un misérable anspessade ( grade au-
>> dessous de celui de caporal. ) »
Ne remarque-t- on pas dans ces deux fragmens la même
manière et le même ton de plaisanterie ?
Boileau imite Balzac avec autant de succès :
« Vous avez , lui fait-il dire , redonné du pain à une ville
» qui a accoutumé de le fournir à toutes les autres. Vous avez
>> nourri la mère nourrice de l'Italie. Les tonnerres de cette
>> flotte qui vous fermoit les avenues de son port n'ont fait
>> que saluer votre entrée. Sa résistance ne vous a pas arrêté
>> plus long-temps qu'une réception un peu trop civile. Bien
>> loin d'empêcher la rapidité de votre course , elle n'a pas
>> interrompu l'ordre de votre marche. Vous avez contraint à
>> sa vue le Nord et le Sud de vous obéir ; sans châtier la mer
>> comme Xercès , vous l'avez rendue disciplinable. >>>
Cet étalage d'érudition est très-déplacé , quoiqu'il s'agisse
d'une action véritablement éclatante. Cependant Boileau n'a
rien exagéré : Balzac employoit les hyperboles les plus outrées
dans des objets beaucoup plus simples. Il s'exprime ainsi en
écrivant au président de Pontac , auprès duquel il sollicite
pour un procès:
<< Autrefois les Dieux et Caton furent de contraire avis
>> dans la plus importante cause qui fut jamais : j'espère qu'en
>> celle-ci, qui n'est pas de telle importance, ils s'accorde-
>> ront pour l'amour de moi. Je veux dire, monsieur, qu'un
>> Caton plus doux et plus gracieux que ce Caton qui disoit
>> injures à la fortune , nous la pourra rendre favorable en
>> cette occasion , et portera bonheur à une affaire qu'il entre-
>> prendra , etc. » Le lecteur se souviendra que nous n'avons
puisé ces rapprochemens que dans les lettres choisies par
l'éditeur lui-même.
Il paroît qu'on en a dit assez pour prouver que ce premier
volume , qui contient le choix des lettres de Voiture et de
Balzac, ne peut être d'aucune utilité ni d'aucun agrément ,
etque l'éditeur, loin de suivre la marche qui pouvoit rendre
un tel Recueil intéressant et instructif, s'est au contraire livré
à des sophismes qu'on a cru devoir réfuter. Dans un second
extrait , on parlera des lettres de Montreuil, de Pélisson et
deBoursault. P.
JANVIER 1807 . 159
Voyage en Savoie et dans le Midi de la France, en 1804
et 1806. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la
poste. A Paris , chez Giguet et Michaud , rue des Bons-
Enfans ; et chez le Normant.
« CE Voyage est , nous dit l'auteur, un enfant perdu qu'il en-
>> voie à ladécouverte : son succès l'avertira s'il doitêtre ou non
>> suivi d'un autre . » Que cet auteur se rassure : son enfant a
beaucoup d'esprit , ce qui est , quoiqu'en disent les pères , assez
rare ; et , cequi l'est devenu encore plus , il parle correctement
sa langue. Au moyen des heureuses dispositions qu'il
annonce , je crois qu'il réussira dans le monde; mais il a aussi
desdéfautsnotables, qu'il il est bonde faire observer, afin qu'on
ne les laisse pas imiter à son frère. Par exemple , il a trop de
penchant à la mélancolie.Un soleil levant,unsoleil couchant ,
quelquefois un petit rocher, moins encore, une simple fleur,
lejettent dans des rêveries profondes. On diroit que cet enfant
visedéjà à la sensibilité , qui , comme on sait , vise au ridicule.
Son style aussi est trop poétique. Qu'est-il besoin de toujours
nous dire que la nuit avoit replié ses voiles , et que le soleil,
sortant du sein des ondes, coloroit de pourpre l'amas des
vapeurs qui flottoit devant son disque ? En bon français , on
dit que le jour commençoit à paroître, et cela s'entend mieux
que toute autre expression. Je n'ose condamner ses exclamations
et ses apostrophes. Cela n'est pourtant bon qu'au collége.
Dans le monde , ou aime mieux un seul fait, bien narré par un
voyageur qui abien vu , que vingt figures de rhétorique. «Mais,
>>nous dit- il lui-même , à mesure que l'on voyage , on devient
» moins susceptible d'admiration, et ce que le sentiment
perd en chaleur et en vivacité, l'esprit le gagne peut-être
>>en exactitude et en justesse. » Cela n'est peut-être pas vrai ;
car le fruit qu'on retire des voyages dépend sur-tout des dispositions
qu'on y apporte , et de l'esprit dans lequel on les
fait : cependant cela donne des espérances. Il faut croire que
lorsqu'il aura fait autre chose qu'aller de Paris à Chambéry, et
de Chambéry à Paris , en visitant sur sa route quelques montagnes
, cet enfant admirera beaucoup moins , et qu'il verra
mieux. Tous ses défauts tiennent à la jeunesse et au défaut
d'expérience.
Cetouvrage est d'un homme d'esprit un peu léger, un peu
raisonneur, un peu philosophe , un peu chrétien ( comme
on l'est dans le monde, quand on a assez d'esprit pour cela ) ;
160 MERCURE DE FRANCE ,
du reste , ami des arts , et grand admirateur de la nature.
Pour le faire connoître , nous parcourrons avec lui quelquesuns
des pays qu'il visite; nous voyagerons le plus rapidement
que nous pourrons sur ses traces; el, comme nous
profiterons souvent de ses observations , il nous permettra de
Jui témoigner notre reconnoissance eu lui faisant aussi part
des nôtres .
« A peine, dit-il , commencions-nous à sortir de la tristesse,
>> où de pénibles adieux nous avoient plongés ; nous étions déjà
>> dans la forêt de Senart , jadis l'effroi des voyageurs. » Il y a
quelque chose d'inutile dans ce début. Tout le monde sait que ,
lorsqu'on va un peu vite , on arrive bientôt de Paris dans la
forêt de Senart. Mon premier sentiment a donc été comme le
sien , un sentiment pénible: j'ai craint qu'il ne perdit beaucoup
de temps sur sa route ; mais je me suis rassuré quand j'ai
vu que , dès la huitième page , nous avions passé Chalons , et
nous étions déjà à Tournus : « Tournus , quia donné le jour à
>> l'immortel Greuze , le créateur du drame dans la pein-
>> ture , et l'égal des plus grands peintres d'histoire par l'or-
>> donnance et le pathétique de ses compositions. » Cela estil
bien juste ? Greuze le créateur du drame dans la peinture !
Et que dira - t - on du Poussin ? Greuze d'égal des plus
grands peintres d'hist ire ! J'avois bien d'autres exclamations
à faire; mais j'ai songé qu'il y avoit diverses sortes de pathétiques;
et comme celui de notre voyageur ressemble assez à
celui de Greuze , lequel est , comme on sait , du pathétique un
peu maniéré ; comme d'ailleurs ils ont à-peu-près le même
genre de beautés et de défauts , j'ai cru qu'il ne falloit pas
s'étonner de trouver dans l'ouvrage de l'un,l'éloge exagéré des
ouvrages de l'autre .
A Mâcon il n'y a rien à voir , et à Lyon il y a d'abord son
histoire à apprendre. Cette histoire est un peu hors d'oeuvre; et
quoique l'auteur passe assez rapidement sur tous ses détails , je
n'ai pas été faché de voir qu'il passoit plus rapidement encore
sur les siècles où lefil incertain de l'histoire est trop souvent
trempé dans le sang. A ce propos , je me permettrai de lui
faire observer que du fil est une petite chose , et que du sang
en est une très-grande. Quelle espèce de sentiment a-t-il donc
voulu exciter, en nous montrant dufil trempé dans du sang ?
Si c'est celui de l'horreur, il s'est trompé ; et je l'avertis qu'il
réussit mieux à exprimer les sentimens doux. Par exemple,
j'aime à l'entendre nous dire qu'il fut bien reçu de M. Saget,
«qui joint aux dons de la fortune le rare talent d'en bien
>> user. Sa table , ajoute-t-il , est toujours ouverte à ses amis ,
>> et particulièrement aux pauvres chanoines de Lyon , qui
>> l'appellent.
1
SEINE
))
JANVIER 1807.
:
16
pere E >> l'appellent leur doyen.: ils pourroient puisqu'il leur en tient lieu. >> On se pll'aaipnptelaevrecleruarison de
rencontrer trop souvent de pareils détails dans nos Livres
a
LA
modernes. Cependant, s'il y deux sentimens dont l'expression
soit presque toujours agréable , et ne soit presque jamais dé- 5.
placée , ce sont l'amitié et la reconnoissance; et ce sont axlicen
sans doute ,, qui , unis à la vérité , ont , en cette occasion , ins
piré notre voyageur.
A Chambéry , il fut reçu par un prélat respectable , le
plus aimable et le meilleur des hommes. On croit reconnoître
à ce portrait M. de Mérinville, ancien évéque de Dijon,
alors évêque de Chambéry, et actuellement chanoine de Saint-
Denis. Là , il vit Pie VII , qui venoit ajouter le sceau de la
religion au sceau de la victoire. Il fut témoin de l'enthousiasme
et de la vénération de tout un peuple se précipitant
sur son passage : il entendit le saint pontife, disant à la garde
qui l'entouroit , comme autrefois Jésus- Christ à ses apótres :
« Laissez-les approcher , n'éloignez pas les enfans de leur
père. » Ces détails sont intéressans , quoiqu'ils ne rappellent
que ce qu'on a vu partout. Pourquoi l'auteur a-t-il gâté son
ouvrage par des tableaux d'un genre si différent , et qui forment
avec celui-ci un si grand contraste ?
Etant à Chambéry , il n'a pu se dispenser , à ce qu'il a cru ,
d'aller aux Charmettes , et nous l'y suivrons . Mais falloit- il
qu'à propos des Charmettes , où Jean-Jacques Rousseau ,
passa, s'il faut l'en croire , le temps le plus heureux de sa
vie , et si on croit la vérité , des années dont le souvenir
pesera éternellement sur sa mémoire , falloit-il qu'il citât un
long passage des Confessions ? Etoit-il obligé de terminer ce
passage par une réflexion qui semble l'approuver ? « Selon
> moi , dit-il , rien ne prouve mieux la grandeur et les hautes
>> destinées de l'homme que ce privilége d'attacher tant d'in-
» térêt aux lieux qui furent témoins de son passage sur la
>> terre. » A quoi bon rappeler en cette occasion la grandeur
et les hautes destinées de l'homme ? Est-ce niaiserie ,
est-ce inadvertance ? Quoi ! à propos de Jean-Jacques et de
la vie qu'il menoit en ce lieu avec madame de Warens ! Il est
donc vrai qu'avec de l'esprit , même assez de bon sens ,
même avec les plus solides principes , on n'est pas à l'abri ,
pour peu qu'on soit inconsidéré , de dire des choses pour le
moins bien singulières. Rien ne montre mieux , selon moi ,
la légéreté de quelques honnêtes gens de notre siècle , que
cette réflexion d'un honnête homme à propos d'un tel lieu et
d'un tel homme , d'un lieu où les sentimens les plus respectables
, l'amitié , la reconnoissance , j'ai presque dit l'amour
L :
162 MERCURE DE FRANCE ,
filial , furent si indignement profanés , d'un homme qui se
fit une sorte de gloire de les avoir foulés aux pieds , et qui
publia tous les détails de sa conduite en ce même lieu avec
une si scandaleuse effronterie.
Détournons nos regards : hâtons-nous de suivre notre voyageur
à la Grande-Chartreuse. «L'aspect, dit-il , de ce saint éta-
>> blissement conquis sur la nature, prêt à rentrer dans le chaos
>> d'où ses fondateurs l'avoient tiré ;le souvenirdes pieux disci-
>> ples de Bruno , qui , dans ce désert inaccessible aux hommes
>> se vouoient à la prièreet à la méditation ; la profondeur du
>> silence que rien n'interrompoit, et qui n'étoit plus , comme
>>> autrefois , celui de la pénitence , mais celui de la des-
>> truction; tout jeta dans notre ame un douloureux senti-
>> ment de mélancolie. Nous entrâmes ; nous traversâmes la
» cour et le cloître ; nous cherchâmes le prieur : nous ne
>> trouvâmes à place qu'un régisseur, dont l'air sombre et
>> farouche repoussoit l'hospitalité. Nous visitâmes l'église
>> ensevelie sous des décombres ; nous parcourûmes une
» galerie le long de laquelle régnoient les cellules des Char-
>> treux : toutes étoient vides , excepté une. Nous frappâmes
>> à la porte : dom Paulin ouvrit. Nous lui fîmes plusieurs
>> questions; il n'y répondit point. Fidèle à ses statuts , malgré
>> sa démence , il jeûne , il prie , il garde le silence , et il con-
>> serve ses habits. Je le contemplai avec vénération ; je crus
> voir un monument : ce malheureux avoit survécu à som
>> ordre et à lui-même. »
sa
C'est ainsi qu'écrit notre voyageur, quand c'est le sentiment
qui dirige sa plume : alors ses tableaux sont touchans, et toutes les couleurs en sont vives et naturelles. Mais il n'en
est pas de même quand c'est sa raison : alors ses réflexions
manquent quelquefois de justesse , et ses pensées semblent
avoir quelque chose de faux. On va s'en convaincre. A la
Chartreuse de Pommier , « nous ne trouvames , dit-il , aucune
>> trace de sa première destination. Des marchands de Genève
>> ont remplacé les enfans de saint Bruno. Nous le savions
>> avant d'y aller ; et cependant nous fûmes frappés de ce
>> changement , comme si nous l'avions ignoré. Le coeur
>> humain ne peut se défendre d'une secrète impression de
>>> tristesse , à la vue des asiles sacrés de la religion , con-
>> vertis en des usages profanes : Ilfaut du temps pour que
» la raison approuve ce que le sentiment condamne. » La
pensée qui termine ce passage ne me paroît pas exact.
J'appelle sentiment ce mouvement rapide , qui , indépendamment
de toute réflexion , nous entraîne vers ce qui est
juste , et sur-tout vers ce qui est bon et ce qui est beau. Le
JANVIER 1807 . 163
Sentiment ainsi entendu ne sauroit être en opposition avec la
raison. Pour tout homme qui a un esprit éclairé et un coeur
droit, ce sont deux guides également sûrs , et qui ne le trom
peront jamais ; il me semble même que s'ils paroissoient
se contredire , ce seroit la raison qu'il faudroit condamner :
en ce cas , ce n'est point elle qui auroit parlé ; c'est son fantôme
: le sentiment a toujours la raison pour lui.
Le voyageur retourne à Lyon , où il s'embarque sur le
Rhône pour aller à Avignon , et de là à Nîmes , à Montpellier,
à Toulouse; d'où il passe en Provence , où il visite
Aix , Marseille , Toulon , Nice , etc. Puis il revient encore
sur ses pas pour aller à Genève , et vers les montagnes qui
sont comme le terme de son voyage. Partout il observe rapidement,
mais avec le coup d'oeil d'un homme d'esprit ; c'està-
dire , que ses observations sont souvent légères , quelquefois
même un peu fausses , et ordinairement assez justes. Tachons
de donner une idée de cette manière d'observer : nous pouvons
assurer que , dans son livre , si elle n'instruit pas, au
moins elle amuse.
En passant sous le pont du Saint-Esprit , il s'est aperçu
que ce passage étoit absolument sans danger. « Le Rhône ,
dit-il , au-dessus de ce pont , est agité par de violens tour-
>> billons , et se divise en plusieurs courans rapides. Tout
>>l'art des bateliers consiste à en saisir un qui les dirige au
>> milieu d'une arche ; et ils sont tellement accoutumés à
» cette manoeuvre , qu'on n'entend jamais parler d'accidens
>>qui n'aient pour cause ou leur ivresse ou les ténèbres. Or ,
> comme il est farile de se prémunir contre ces deux incon-
» véniens , on peut affirmer que cette traversée n'offre aucun
>> danger réel. » Je n'ai jamais entendu parler de ces violens
tourbillons , ni de ces courans rapides. Le Rhône , dans cette
partie de son cours, est tout entier entraîné avec une impétuosité
telle , que , si les bateliers ne prenoient bien juste , et
de très-loin , leurs mesures , toute autre précaution , toute
habileté seroit inutile. La direction une fois donnée au ba
teau , il faut qu'ils la suivent : ils se seroient brisés contre
les piliers du pont avant qu'ils se fussent seulement aperçus
de leur erreur. En ajoutant ces petits détails à ceux que
donne notre voyageur , je ne vois pas que le danger contre
lequel il veut nous rassurer soit absolument nul; et quant à
ces inconvéniens qu'il est facile de prévoir, par exemple ,
verre de vinque les bateliers auroient pris de trop , j'admire
sa confiance.
un
Lenom seul d'Avignon rappelle le vent impétueux qui la
désole pendant une grande partie de l'année. L'auteur en fait
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
un portrait peu flatté , et qui n'est que trop ressemblant. Mais
ce n'étoit pas tout que d'être vrai , il falloit encore être juste ,
et ne pas charger le mistral de tous les torts de la bise. Dans
cette ville , le nom même du mistral est à peine connu ; c'est
la bise qui occupe sa place , et elle l'occupe très-bien.
On voit partout la description du pont du Gard, et des
arènes de Nîmes , et de sa maison carrée; il me semble que
c'est une assez bonne raison pour qu'on ne la voie pas ici.
J'aime mieux en citer une autre que notre auteur fait à propos
de Montpellier , et qu'il assure être fort exacte. Je ne
dirai point d'abord ce qu'il y a prétendu décrire : je la propose
ici comme une énigme à deviner , et dont je ne donnerai
le mot qu'à la fin. Il s'agit d'un lieu où on se réunit comme
au spectacle : « C'est là qu'en hiver , une fois par semaine ,
>> se donne un grand bal , précédé d'un concert im-promptu
>> et d'une comédie d'amateurs. Lorsque ces derniers se sont
>> égayés pendant deux ou trois heures aux dépens de l'as-
>> semblée , on enlève à la hâte les bancs des musiciens , la
>> scène et les décorations du théâtre. Le bal commence ,
>> et , durant toute la nuit, on se mêle , on se choque, on
>> se prend sans se connoître , on se quitte sans s'être dit
>> un mot. La musique , la comédie , le bal , ne sont pas les
>> seules ressources de ces établissemens. On y trouve tous les
>> journaux , et une bibliothèque assortie au goût des habitans.
>> Telle est la peinture d'un Lycée de province » ( 1 ).
Heureuses les provinces ! Si j'essayois de décrire un lieu où
l'incrédulité proclame tous les jours ses sophismes , le mauvais
goût ses arrêts burlesques , et la philosophie toutes ses absurdités
; où dans une salle , qu'on a décorée de tous les attributs
des sciences et des arts , on affecte de soutenir avec une audace
qu'on appelle de la franchise , toutes ces opinions qui replongent,
comme nous l'avons déjà vu, les peuples dans la barbarie;
un lieu où on se rassemble sous le prétexte d'honorer
les grands hommes de notre littérature , et où l'on calomnie
en effet les institutions qui les formèrent , et les lois sous la
protection desquelles ils se sont élevés ; où on attaque tous leurs
principes , en ne parlant jamais que de soutenir la vérité; et où
les précautions sont si bien prises , pour empêcher toute
vérité d'approcher , que les applaudissemens n'y sont jamais
plus nombreux que dans ces momens où les paradoxes du professeur
insultent avec la plus grande évidence à la vérité ellemême
, à la croyance de tous les siècles , et à l'expérience de
toutes les nations .... Si je décrivois un tel lieu ,y a-t-il dans
(1) L'auteur prévient que par Lycée , il faut entendre Athénée.
JANVIER 1807 . 165
tous nos départemens quelque OEdipe qui se flattât de le re.
connoître ? Et dans Paris même , n'est-ce pas au Palais-Royal
ou dans ses environs qu'on le chercheroit , en supposant qu'il
pût se trouver ?
Revenons à notre sujet. Danser , chanter , jouer la comédie,
sont , par elles-mêmes , des choses très-innocentes , et c'est
peut-être ce qu'il y a de mieux à faire dans un Athénée : celui
de Montpellier pourroit à cet égard servir de modèle à bien
d'autres. Mais l'auteur a cru que l'éloge de son Athénée suffiroit
à celui de Montpellier , et en cela il s'est trompé. J'aurois
voulu qu'il n'eût point dit que cette ville n'a presque rien de
remarquable,et sur-tout qu'elle ne renferme aucun monument
des arts; car une ville où l'on trouve une place comme celle
du Peyrou ne mérite assurément pas ce reproche. Cette place ,
d'où on découvre , tout à-la-fois , la mer , les Alpes et les
Pyrénées ( circonstances que l'auteur auroit bien dû ne pas
oublier ) , seroit devenue , sans la révolution , l'une des plus
remarquables de l'Europe. « La statue de Louis XIV , dit
>> notre voyageur lui-même , décoroit autrefois cette place, et
>> on avoit conçu l'idée de l'environner de tous les grands
» hommes qui firent l'honneur de son règne et la gloire de la
>> nation.... Le voeu de tous les bons Français a été trompé.
>> Des mains que le crime seul rendoit hardies , et qui
» n'avoient de force que pour le commettre , ont renversé la
>> statue de Louis XIV. J'ai ouï dire qu'elle avoit résisté long-
>> temps à leurs coups redoublés , et qu'enfin , forcée de tomber
, le retentissement de sa chute avoit été si terrible , qu'il
>> avoit jeté l'effroi dans l'ame de cette vile populace ; comme
>> si , dans ce moment , l'ombre indignée de ce grand roi
>> leur eût apparu , pour leur reprocher leur sacrilège au-
>> dace. >>>
Les habitans de nos grandes villes , qui n'ont jamais vu de
canal de navigation, croient peut-être s'en former une idée
exacte , en se figurant un canal comme un vaste ruisseau. Je
voudrois donc qu'il me fûtpermis de suivre ici notre voyageur
dans quelques-uns des détails qu'il donne sur lesdifficultés qu'on
eut à vaincre pour conduire celui du Languedoc à sa perfection.
Ne pouvant tout citer , je rapporterai du moins ce qu'il
ditde plus remarquable , soit pour le fond ,soit pour l'expression.
Pour alimenter le canal du Languedoc, il fallut d'abord
disposer au milieu des montagnes un vaste bassin , dont le
projet seul fut déjà une conception gigantesque. La longueur
de cebassin est de huit cents toises; sa largeur près de la digue
est de quatre cents ; et la plus grande profondeur de quatrevingt-
dix-neuf pieds. Onsent combien de murs et de voûtes
3
166 MERCURE DE FRANCE ,
et d'appuis de toute espèce , il a fallu construire pour le soutenir.
omme les eaux , dit notre auteur , étoient entièrement
>> écoulées , il nous fut facile d'en examiner les diverses parties.
>>>Nouspa courûmes toutes les voûtes, précédésd'unguide muni
>> d'un flambeau de résine. Nous avancions les uns à la file
› des autres. Cette marche lente et progressive avoit quelque
>> chose d'imposant et de solennel. L'épaisseur des ténèbres
>> que perçoit à peine autour de nous la lueur sépulcrale de
>>> nos torches ; des intervalles d'un profond silence , suivis tout-
>>> à-coup du bruit terrible de l'écho , retentissant dans ces
>> galeries souterraines ; la transparente humidité des murs , le
>>>long desquels filtroient en rosée de diamans quelques gouttes
>> échappées de cet immense volume d'eau, qui forme et
>> entretient la jonction des deux mers ; mille circonstances
>> réelles , sans parler de celles que l'imagination exaltée ne
>> manque jamais d'ajouter à la vérité; tout fit sur nous l'im-
>>>pression la plus vive : nous fûmes également frappés des
>> phénomènes de l'art et de ceux de la nature. »
Ces détails sont intéressans ; ils m'ont paru d'un homme
d'esprit qui ne seroit point fâché de passer pour un peu poète.
En voici qui ne sont que d'un Parisien. « Le passage des éclu-
>> ses , dit- il , nous fournit alors l'occasion d'observer une ma-
>>> noeuvre nouvelle. Quand on monte , comme nous avions.
>> fait depuis Agde , il faut attendre que les bassins se rem-
>>plissent , pour atteindre le lit supérieur du canal ; lorsqu'on
>> descend, il faut attendre , au contraire , que l'eau qui les
>> remplit s'écoule , et s'abaisse au niveau du lit supérieur. )
Cette description est exacte : l'auteur y explique fort clairement
en quoi consiste une écluse , et à quel usage elle est
bonne sur un canal; mais pour les hommes qui se sont quelquefois
un peu éloignés de Paris , il auroit pu se dispenser de
la faire. Quant à moi, j'aimerois autant , qu'arrivé à la barrière
, il nous eût décrit une plante nouvelle qui s'alonge en
épi , et qui s'appelle du blé.
La réflexion qui termine le passage suivant, semble au premier
coup d'oeil être d'un philosophe , elle n'est que d'un
homme léger. Ecoutons-le: <« Le mauvais temps et le desir
>> de faire une excursion intéressante nous engagèrent à
>> séjourner à Castelnaudary. Le lendemain , qui étoit un
>> dimanche , nous entendîmes la messe à l'ancienne Collégiale..
Trois marguilliers se mirent à quêter, l'un
>> pour le luminaire du Saint-Sacrement , l'autre pour le
>> culte , le troisième pour les ames du Purgatoire. Quelque
>> pièces de monnoie tomboient de loin en loin dans les
>», bassins des deux premiers : elles se précipitoient en foule
:
....
JANVIER 1807 . 167
➤ dans celui du troisième. Heureuse ville que Castelnaudary !
>> elle doit éire peuplée de bien honnétes gens , puisqu'ony
>> craint méme lePurgatoire. » Et pourquoi ne craindroit-on
pas méme le Purgatoire , lorsqu'on est catholique , et que
méme on va à la messe? Mais le voyageur ne sait donc pas
que les honnêtes gens dont il parle , ne le craignent point
pour eux , et que leurs foibles aumônes avoient pour objet le
soulagement d'un père , d'une épouse , d'un frère , peut-être
d'un fils. Il travestit en sentiment puéril , cette croyance si
touchante qui unit encore les vivans aux morts , par un commerce
de secours; qui renoue par les bienfaits des liens qui
sembloient pourjamais rompus; qui donne à des coeurs inconsolables
, du moins l'espérance d'être encore utiles à ceux
dont ils déplorent la perte; cette espérance devroit pourtant
paroître bien douce à des coeurs sensibles : cette idée devroit
leur plaire et certainement elle est une des plus admirables de
la religion catholique.
Mais nous avons beau faire , les objets se teignent toujours
ànos yeux des couleurs du sentiment qui domine dans notre
ame au moment où nous essayons de les peindre. Ecoutez un
voyageur , vous trouverez presque toujours que ses réflexions
et même ses descriptions pouvoient se réduire à l'histoire de
cequi lui est arrivé d'heureux ou de malheureux dans les
divers pays dont il parle. Il faisoit mauvais temps , il pleuvoit,
lorsquenotre voyageur passa quelques heures à Castelnaudary :
les honnétes gens de cette ville s'en sont ressentis ; je crois
pourtant qu'il auroit mieux fait d'appeler à son secours une
réflexion plus sage qu'il fait en des circonstances à peu-près
semblables. Il étoit encore sur le canal, le mauvais temps
l'obligea d'aller chercher un abri dans l'intérieur du bateau :
<< Cette ressource , dit- il , excellente contre les injures de l'air,
>> n'en étoit pas une contre l'ennuietla mauvaise humeur , sa
>>compagne assidue. Quand on est jeune , et qu'on a peu
>> souffert, on s'irrite des pluslégers désagrémens,des moindres
>> contrariétés; un mal imaginaire en produit un réel. Cette
>> foiblesse se corrige par les dures leçons de l'expérience; il
>> vaudroit mieux s'en guérir par le secours de la réflexion. >>
J'ai citécepassage pour montrer que la raison de notre auteur
parle quelquefois aussi bien que son imagination; et son livre
seroit peut-être excellent , s'il s'étoit contenté d'y parler des
choses que le sentiment , quelques études, et l'usage dumonde,
ont pului apprendre. Malheureusement il ne sait pas tout ,
quoiqu'il parle à-peu-près de tout.
Sur la Provence, où il faut maintenant le suivre , ses erreurs
sont,commepresque partout ses observations, assez légères :
4
168 MERCURE DE FRANCE ,
:
je crois même que les Provençaux seuls s'en apercevront. II
faut ajouter qu'ici , comme partout, il dit toujours bien ,
quand il ne veut que témoigner de l'estime ou de la reconnoissance
: il est bon de faire observer que son coeur et la
vérité tiennent toujours le même langage. A Aix , par exemple ,
il visita « le cabinet de M. le président Desnoyers. Le goût,
>> dit-il , le plus éclairé , l'érudition la plus profonde en ont
>> dirigé la formation. Il est très-riche en fragmens d'anti-
» quités , en inscriptions , en livres , en dessins , et sur-tout
>> en médailles. M. Desnoyers possède la suite complète de
> celles du Bas-Empire, ainsi que toutes les monnaies frappées
>> en France , depuis le commencement de la monarchie. Ce
>>respectable savant, qui consacre au soulagement de l'huma-
>> nité toutes les heures qu'il dérobe à l'étude , accueille les
>> étrangers avec une bonté pleine de grace , et ne dédaigne
>> pas de partager avec eux les trésors de ses veilles et les fruits
>> d'une longue expérience. » Cela est très-vrai. Mais je crois
que le voyageur se trompe , quand il ajoute que les deux urnes
çinéraires que l'on conserve à l'Hôtel-de- Ville ont été trouvées
dans les ruines des anciennes tours qui servoient de défense
à la ville. Son erreur tend à donner à la ville d'Aix
un petit air guerrier , qui ne lui feroit aucun tort, mais auquel
elle n'a jamais prétendu. Les tours dont il est ici parlé ,
servoient de stérile ornement à l'ancien Palais de Justice. On
les abattit , on démolit le palais lui-même , avec le projet
d'en éléver un autre , qui n'a point été achevé : au moyen
de quoi , on a maintenant , au lieu de vieilles tours et d'un
vieux palais , des ruines toutes neuves
Quand on est à Aix , et qu'on aime les montagnes , on
ne se dispense pas de visiter le rocher qui s'élève à deux
lieues de la ville d'Aix , et qui est un des points les plus hauts
de la Provence. Notre auteur peut maintenant se vanter d'avoir
atteint la cime de Sainte- Victoire. De là , il a vu le
soleil ..... montant sur l'horizon , il a vu la mer , laplaine
de la Crau , le Verdon , etc., etc. Que n'a-t-il pas vu ? Il a
distingué jusqu'aux villages de Cadenet et de Merindole ,
si cruellement incendiés dans les guerres de religion : malheureusement
je le soupçonne d'avoir pris Cadenet pour
Cabrières .
Il a fait bonne chère à Aix ; et dans l'heureuse disposition
où il se trouvoit sans doute , il a vu tout en beau : « Illya ,
>> dit- il , du mouton qui vaut celui de pré salé , du gibier
>> renommé , des volailles inférieures à celle du Mans ou du
>> pays de Caux , mais qui ont leur mérite, quand on sait
> bien choisir les espèces, et les engraisser convenablement ,
JANVIER 1807 . 169
:
1 ,
>> et du poisson: jamais on n'en manque. Voulez-vous des
>> sardines, des rougets , des soles , de l'esturgeon , du loup ,
>> du thon , des merlans , du turbot, de grasses anguilles de
>> l'étang de Berre ? Vous en avez à souhait. » Il étoit sans
doute dans une disposition à-peu-près pareille , lorsque les
Provençales se sont présentées à son imagination ; et le portrait
qu'il en a faitn'y a rienperdu.>>>>Levoyageur, dit-il , qui
>> n'a pour but que d'amuser , évite la petitesse desdétails et
>> la monotonie des descriptions. Celui qui veut plaire et ins-
>> truire tout à-la-fois , ne craint pas de peindre avec fidélité
>> la nature et les moeurs. Pour lui , rien de bas , rien de
>> méprisable : il vous dira sans rougir , qu'en Provence , les
>> femmes de la campagne mettent par-dessus leur coiffe
>> un chapeau de feutre ou de paille , pour se garantir des
>> ardeurs du soleil; que , le dimanche , les plus riches en
>> portent un garni d'une large bordure d'argent ; qu'elles sont
>> toutes si ennemies de l'oisiveté , qu'elles travaillent même
>> en marchant ; qu'elles tricotent , ou qu'elles filent tenant
>> d'une main la quenouille et de l'autre le fuseau . Cette habi-
>> tude de l'occupation est une source précieuse de commo-
>> dités pour la vie , et un préservatif admirable contre la
>> séduction du vice . »
Après la Provence , il visite en courant la comté de Nice ;
ensuite il vient à Lyon , en passant par Vienne , et arrive à
Genève. A Nice il reste quelque temps en contemplation
devant les ruines de l'antique ville de Cimiers , dont trèspeu
de gens se souviennent : il est fâché de voir que la béche
et le hoyau déchirent tous les jours ce sol classique; mais
il se console en songeant que ces sombres yeuses , ces tristes
cyprès , ornement convenable à la scène , pressent peut-être
de leurs profondes racines la tombe ignorée d'un sage ou
d'un héros. Pourquoi ce sol est-il appelé classique ? Seroitce
parce qu'on a donné ce nom à l'antique Grèce , et à
l'antique Italie , qui furent l'une et l'autre si fécondes en
grands poètes , en illustres artistes , en grands maîtres de
toute espèce? En ce cas il est bon d'avertir l'auteur que le
mot classique n'est pas synonyme d'antique , et qu'on ne
l'emploie jamais que lorsqu'il s'agit des chefs-d'oeuvre des
arts ou des lettres. Et comme les sages et les héros ignorés
de Cimiers , n'ont rien de commun avec ceux de la Grèce
et de l'Italie , le même éloge ne sauroit convenir au sol de
Cimiers, et à celui de l'Italie et de la Grèce.
AVienne, il se souvient que cette ville « fut , pour ainsi
>> dire, le tombeau d'un ordre célèbre , plus malheureux
>> peut-être que coupable. Un concile général , ajoute- t-il ,
170 MERCURE DE FRANCE ,
> assemblé dans cette ville en 1311 le jugea sans appel; et
>> malgré la décision de ce tribunal respectable , l'opinion
>> de la postérité est demeurée indécise sur la justice de
>> l'arrêt prononcé contre les Templiers. » Voilà comment
décident les gens d'esprit , lorsqu'ils veulent juger des choses
qu'il leur seroit d'ailleurs permis d'ignorer. Il faut apprendre
à notre voyageur que l'Eglise approuve un ordre religieux ,
lorsqu'elle le croit utile , et qu'elle le supprime dès l'instant
qu'il devient dangereux ou seulement superflu. Le concile
de Vienne , en prononçant l'abolition des Templiers , ne fit
donc qu'user d'un droit qu'il avoit , et constater un fait , sur
lequel je ne crois pas que la postérité ait jamais élevé de
doute; je veux dire l'inutilité désormais bien reconnue de
leur ordre. Si ensuite on fut injuste et barbare envers eux ,
c'est ailleurs , et non à Vienne, que l'iniquité fut commise.
A Genève , rien ne le frappe tant , et il a raison , qu'une
pyramide élevée à Jean - Jacques Rousseau , l'an 2 de
l'égalité. « Ce monument , dit-il , repose sur la place même
>> arrosée du plus pur sang de Genève; il étoit impossible
> de faire une satire plus frappante du Contrat social et
>> une injure plus cruelle à son auteur. O Rousseau , illustre
>> misantrope , te voila dans la solitude après laquelle tu
>> soupirois ( cette place autrefois très-fréquentée , est main-
>> tenant déserte toute l'année ). On se détourne à l'aspect
>> de ton image; la terre que l'on a prétendu consacrer à ta
>> gloire est maudite. Ah ! combien ton ombre indignée doit
>> rougir de l'encens de tes adorateurs. Quand tu osas remonter
>>à l'origine du pouvoir et de la législation , tu croyois ré-
>> véler au monde d'utiles vérités ; et tes leçons de politique
>> sont devenues des arrêts de proscription et de mort; tes
>> panégyristes , des bourreaux. Ils ont fait du défenseur des
droits de l'homme , l'apôtre du pillage et du massacre. >>>
Ce qui m'étonne dans ce passage , c'est qu'une censurefrappante
du Contrat social y soit appelée une injure cruelle à
son auteur. Cela même est l'insulte la plus cruelle qu'on puisse
lui faire: car je ne connois pas d'état au-dessous de celui où
s'est placé unhomme auquel on ne peut plus , sans l'insulter ,
dire des vérités frappantes. Mais enfin , il est bon de savoir
qu'à Genève même , la place où s'élève la statue d'un de ses
plus fameux citoyens est devenue une solitude. Les auteurs
qui corrompent leur siècle par leurs ouvrages et par leurs
discours , devroient aller , dans cette solitude , réfléchir sur
les applaudissemens dont on les étourdit tous les jours. C'est
là qu'ils apprendroient peut - être que la gloire n'est pas le
bruit, et que les hommes qui font tant parler d'eux pendant
))
JANVIER 1807 . 171
leur vie , ne sont pas toujours ceux dont la postérité parle
avec le plus d'honneur ; mais pour apprendre cela , il n'est
pasnécessaire d'aller àGenève. Et moijaussi jai vu des monumens
élevés dans le désert , je les ai vu renversés , et leurs débris
traînant dans la poussière : j'ai lu sur des pierres brisées et dont
les inscriptions , déjàà peine lisibles , sembloient avoir été usées
par les siècles , qu'ils avoient été élevés , il y a dix ans , à l Inventeur
des Droits de l'Homme , à l Ami de la vérité.
Quand on a tant fait que d'aller à Genève , on dit qu'il faut
aller à Ferney; mais qu'y va-t-on faire ? et quel motif a pu
y entraîner notre voyageur ? Que nos lecteurs se rassurent ;
celui dont j'annonce I ouvrage , comme étant d'un homme
estimable , n'est pas allé y porter son profane encens au souvenir
de l'idole qu'on y admiroit autrefois. Il y a vu de
beaux points de vue, de belles montagnes : il admire la propreté
des maisons ; et de l'idole , pas un mot. « Nous son-
>>geâmes , dit- il , à retourner enfin sur nos pas. En chemin ,
>> il me vint à l'esprit que j'avois passé plus d une heure dans
>> le parc de Ferney à contempler la nature , et que j'en étois
>> sorti sans presque penser à l ancien propriétaire. C'est que
>>la mémoire de cet homme immortel , qui réunit tous les
>> genres de talent et d'esprit , ne réveille aucune idée douce
>> et tendre. La curiosité est le seul motif qui conduise à
>> Ferney , et on n'y reste que le temps nécessaire pour la
>> contenter. >>>
Je vais bientôt quitter notre auteur. Je ne me serois même
pas donné la peine de le suivre sur les montagnes où il fait
quelques excursions , si je n'avois eu , comme lui , à y
admirer que de beaux rochers , de belles glaces , de beaux
brouillards. Que les Deluc, que les Saussure, gravissent , au
péril de leur vie ,des montagnes inaccessibles au commundes
hommes , cela me paroît explicable : ils n'y vont pas pour
le stérile plaisir de jouir pendant quelques instans de la vue
d'un plus vaste horizon ; c'est pour étendre celui de la
science; assez ordinairement ils y réussissent , et lorsqu'ils
en descendent , il leur reste autre chose que le souvenir d'y
être montés. Mais qu'y vont faire nos gens aimables , qui n'ont
quede l'esprit? Croient-ils nous avoir donné une bien hauteidée
de leurs talens, lorsqu'ils nous ont appris que pendant
quelques heures ils ont été élevés de sept ou huit cents toises
au-dessus de nous ? Leur extase à cette hauteur , et les sen
sations délicieuses qu'ils y éprouvent , ressemblent , beaucoup
plus qu'ils ne pensent, à la joie qu'éprouve un enfant monté
sur une table.
172 MERCURE DE FRANCE ,
Voici quelque chose de bien plus beau que toutes ces montagnes
et tous ces jeux de la nature qu'on court y admirer ;
voiciunspectacle vraiment fait pour être placé entre la terre et
le ciel : il nous est donné par des hommes qui ne sont ni des
savans , ni des gens d'esprit , et qui s'élèvent aussi sur les montagnes
, qui les parcourent , qui ne les abandonnent jamais.
Qu'y sont-ils venus chercher ? Qu'y font-ils ? Quel motif les
y fixe ? Ils sont venus y poursuivre l'occasion de faire du
bien; ils y cherchent des malheureux à soulager. « Au milieu
>> d'une gorge étroite , l'hospice de Saint-Bernard se montre
>> aux passagers comme un port dans la tempête. Nous y
>> fûmes accueillis , dit l'auteur , par les religieux , avec une
>> extrême bonté. Les uns s'empressèrent d'allumer du feu
>> dans la chambre qui nous étoit destinée ; les autres nous
>> apportèrent des habits à changer. A voir le zèle actif, le
>> tendre intérêt , avec lequel ils s'occupoient de nous , on eut
>> dit que nous étions leurs parens , leurs amis de l'enfance.
>> Nous n'avions pas besoin de ces titres aux yeux des ministres
>> d'une religion qui regarde tous les hommes comme des
>> frères.
>> Cet hospice est ouvert à tous les voyageurs , sans distinc-
>> tion d'âge , de sexe , de pays , ni de religion. Les religieux
>> leur prodiguent tous les secours , toutes les consolations,
>> et n'exigent aucune rétribution en récompense de leurs
>> soins , en indemnité de leurs dépenses.
>> Depuis le mois de novembre jusqu'au mois de mai ,
>> deux domestiques appelés Maronniers descendent tous les
>> jours à une certaine distance , l'un vers le Valais , l'autre
>> vers l'Italie ; ils se munissent de pain et de vin , et sont
>> accompagnés de gros chiens dressés à reconnoître le chemin
>> au milieu des neiges , et à découvrir les traces des voyageurs
» égarés. Quand les Maronniers ne sont pas de retour à l'heure
➤ accoutumée , ou qu'un passager plus heureux que ses com-
>> pagnons vient annoncer au couvent la nouvelle de leur dé-
>> tresse , les religieux armés de longs bâtons ferrés , s'élancent
>> aussitôt dans les neiges et volent à leur secours ; ils les rani-
>> ment , ils les soutiennent, leur frayent la route en marchant
>> devant eux, et souvent les portent sur leurs épaules. Leur
>> intelligence et leur courage se signalent sur-tout dans la
>> recherche des voyageurs surpris par les avalanches. Si les
>> victimes de ces cruels accidens ne sont pas ensevelis trap
>> profondément, les chiens les découvrent à l'odorat ; mais
• >> l'instinct de ces animaux ne pénètre pas très-avant : les reli-
>> gieux y suppléent en sondant avec des grandes perches les
>> endroits suspects. Lorsqu'ils jugent à la résistance qu'ils ont
JANVIER 1807. 173
rencontré un corps humain , ils déblaient promptement la
>> neige , et quelquefois ils ont le bonheur de rendre à la vie
>> des infortunés prêts à expirer. Ils les ramènent en triomphe
» au couvent, et les y gardent aussi long-temps qu'ils ont
besoin de leur secours. »
Que pourrois-je ajouter à ces détails ? Ils étoient connus :
onles alus dans tous les livres que les voyageurs ont publiés :
il me semble qu'on les relit toujours avec un nouveau plaisir.
C'est le motif qui m'a engagé à les transcrire ici. Peut-être
aussi devois-je à un auteur dont l'ouvrage annonce des sentimens
honnêtes, l'amour de lavertu, et un grand respect pour la
religion , mais dont j'ai relevé les fautes avec quelque sévérité,
demontrer que ces fautes ne sont pas ce qui occupe la plus
grande place dans son livre. On peut lui pardonner , après
avoir lu de pareils morceaux , de s'être extasié sur les formes
sévères des montagnes et sur l'austérité de certains sites . Si ,
avec son langage un peumaniéré, il n'avoit fait que des descriptions
pareilles à celles que je viens de citer , je ne me
serois certainement pas permis de le censurer.
Après avoir quitté Genève , le voyageur revient àParis ,
biencontent d'avoir visité des villes , des ponts , des fleuves ,
des canaux, des montagnes , et de pouvoir dire qu'il a vu ce
que mille autres ont vu avant lui. Mais il le dit avec agrément,
et le récit de son voyage , sans contenir rien de nouveau
, se fait lire avec intérêt.
GUAIRARD.
Tableau des Preuves évidentes du Christianisme ; par William
Paley, M. A. archidiacre de Carlisle. Traduit de l'anglais
par D. Levade , M. du S. E. à Lausanne. Deux vol. in-8°.
Prix : 7 fr. 50 c. , et so fr. 50 c. par la poste. A Paris ,
chez Belin , libraire , rue Saint-Jacques , près Saint-Yves ;
et chez le Normant.
De quelque côté que nous arrive la lumière, elle peut toujours
nous éclairer , et nous ne devons jamais la recevoir sans reconnoissance.
Un ministre protestant peut enseigner aux hommes
les vérités historiques de la religion chrétienne ; et quoiqu'ensuite
il se trouve en dissidence sur la doctrine avec l'Eglisemère,
le catholique, qui tient la pierre fondamentale de l'édifice
, peut encore l'écouter sans péril.
Si nous voulons en croire les sceptiques, ils sont toujours
disposés à se rendre à l'évidence des preuves de la religion;
174 MERCURE DE FRANCÊ ,
mais quand on la leur montre , ils ne la trouvent jamais assez
forte : il faudroit , pour les convaincre, leur donner une
seconde représentation des temps passés , et une répétition
complète de l'avenir. Hs ne demandent pas moins que d'enfer--
mer tous les temps et toute l'éternité dans le petit cercle de
jours qui leur est destiné, ou, ce qui est la même chose , de
réunir , en un même temps, le passé, le présent et le futur. A
cette condition , ils deviendroient de bons Chrétiens , et ils ne
craindroient plus de passer pour de petits esprits . Quant aux
philosophes , qu'on peut appeler les martyrs de l'orgueil , ce
qui est difficile , ce n'est pas de les convaincre , mais de leur
arracher l'aveu de cette conviction qui les humilie. Plus la
vérité les presse et les accable , plus ils la nient avec fureur. Ils
seveugent des tourmens qu'elle leur cause par les outrages
qu'ils lui prodiguent. Ils voudroient rejeter sur elle une partie
du mépris qu'elle les force de ressentir pour eux-mêmes : aussi
mal-adroits dans les coups qu'ils lui portent que malheureux
par la haine qui les déchire, ils découvrent, sans le savoir, toute
la honte de leur impuissance et toute la profondeur de
deur supplice. Ce n'estdonc pas pour cesdeux espèces d'incrédules
que le ministre William Paley vient de composer son
Tableau des Preuves du Christianisme , puisque les uns demandent
l'impossible , et qu'on ne convertiroit pas les autres
en le leur montrant. Il y a dans le monde une autre classe
d'hommes , estimables sous bien des rapports , qui se sont
laissé surprendre par les livres des docteurs en philosophisme ,
et qui n'attendent, pour quitter leur bannières , que les leçons
d'une raison plus sage et plus éclairée . Ce sont principalement
*ceux dont l'enfance avoit été soumise par l'autorité des livres
saints dépouillés de leurs preuves. En grandissant , ils ont été
bien étonnés de se trouver sans défense humaine contre les
objections; et au lieu de s'appuyer, dans leur ignorance , sur le
fondement d'une humble soumission , ils ont abandonné le
dogme, en conservant , toutefois , les principes et le fonds de
la morale. Ils sont restés Chrétiens dans le coeur; mais leur
raison n'a pu résister aux attaques qu'elle a reçues. Leur esprit
est comme un champ mal cultivé : le bon grain s'y développe ,
mais il n'a pas assez de force pour étouffer l'ivraie. Ceux-la
pourront trouver des instructions secourables dans l'ouvrage
duministre protestant. L'histoirede la naissance et des progrès
du Christianisme s'y trouve développée avec une éminente
clarté. Les preuves de la mission divine de son fondateury
sont exposées dans le plus grand ordre. Entre ces preuves,celles
qui tiennent le premier rang , sont les miracles dont la vérité
aété scellée par le sang des premiers martyrs.
د
JANVIER 1807. 175
A cemot de miracles , il est aisé de concevoir quel mouve
ment de mépris se fait remarquer chez les hommes qui se
flattent d'avoir approfondi tous les mystèresde la nature. Ces
hommes-là ne voient rien d'étonnant dans l'ordre de l'univers .
Il ne faut pas leur dire que la nuit et la mort ressaisiroient à
l'instant même leur empire, si le miracle de la lumière et du
mouvement cessoit de se manifester : ils feroient un nouveau
soleil , si le nôtre venoit à se retirer ou à s'éteindre. Ce n'est
pas pour eux que cet éclatant prodige nous éblouit tous les
jours. Ils font partie de l'ordre établi par une intelligence ; ils
ont des sens qui se trouvent en harmonie avec tout ce qui
existe ; ils ont de plus un esprit pour concevoir qu'il estabsurde
d'attribuer tant de rapports parfaits entre des objets de
différentes natures à des causes fortuites et aveugles ; ils peuvent
comprendre qu'il faut une force pour agir , qu'il faut un esprit
pour agir avec ordre , et que même toute force physique naît
del'esprit, et ne peut naître quede l'esprit; rienne peutles con.
vaincre niles toucher. Ils gardent pour eux seuls l'explication
différente de toutes ces merveilles; et s'il ne faut pas leur
parler d'un Dieu créateur de toutes choses, on sent qu'on se
rendroit bien ridicule à leurs yeux en leur parlant de ses miracles.
Il n'y a pas de religion pour ceux qui croient à la
puissance de la matière indépendante de l'esprit. Au contraire,
ceux qui savent que le moindre grain de blé atteste l'intelligence
qui l'a créé , comme l'horloge atteste un ouvrier , pour
ront aisément concevoir qu'il est encore plus facile de faire
revivre un germe étouffé que de le tirer du néant , comme il
estplus aisé à l'horloger de remonter une montre arrêtée que
d'en faire une toute neuve: la difficulté est nulle pour l'urt
comme pour l'autre , et cependant le miracle est égal des
deux côtés , l'un dans l'ordre qui crée , l'autre dans l'ordre qui
met en oeuvre l'objet créé .
Des hommes nouveaux ont préché une morale nouvelle.
Aucun autre homme n'oseroit dire que cette morale n'est
pasla pluspure et la plus sainte qui jusque-là eût été annoncée
sur la terre. Ces hommes avoient vu des événemens extraor
dinaires s'opérer sous leurs yeux , par la puissance de celut
dont ils publioient la doctrine. Ils les racontoient comme un
témoignage de sa divinité: ils ont prouvé , par leur vie et par
leur mort, la vérité de leurs récits;et leur religion, proscrito
alors généralement, est aujourd'hui répandue dans les quatre
parties du monde. Voilà le sommaire de tout l'ouvrage du
ministre anglais , et il n'y a pas une seule proposition qu'il
n'ait établie d'un manière victorieuse. « Dans une position
aussi cruelle que celle où se sont trouvés les apôtres , dit-il ,
176 MERCURE DE FRANCE ,
des hommes prétendroient-ils avoir vu ce qu'ils n'ont pas vu ?
Affirmeroient- ils des faits dont ils n'ont aucune connoissance?
Courroient-ils le monde , le mensonge dans la bouche , pour
enseigner lavertu ? Et convaincus, non-seulement que Jésus-
Christ est un imposteur , mais encore que le supplice de la
croix a été le seul fruit de son imposture,persisteroient-ils à
la propager , et à attirer sur leurs têtes, sans aucun motif ,
connoissant tous les dangers auxquels ils s'exposent , la haine
publique, les persécutions et la mort?>>>
Les hommes qui admettent les premiers principes de la
religion doivent donc bien se garder de donner au mot de
miracle la signification qu'ils attachent au mot impossible ,
puisqu'ils se trouveroient démentis formellement par les
témoignages les plus forts. Le miracle ne doit être considéré
par nous et par eux que comme une chose qui sort des règles
ordinaires , mais qui n'interrompt pas l'ordre , parce que cet
ordre est toujours la volonté du Créateur, et que cette volonté,
quelle qu'elle soit, est toujours un ordre. Dès qu'ils seront
convenus que le témoignage humain peut être admis pour
établir la vérité d'un fait , s'ils veulent être conséquens , ils se
trouveront forcés de croire aux miracles , puisqu'il ne leur
manquera aucune preuve sous ce rapport, et que , d'un autre
côté, ils admettent l'existence de la puissance créatrice et intelligente
qui peut les opérer.
Après avoir rapporté tout ce qui sert à former l'évidence
'historique et directe du Christianisme , l'auteur s'attache à la
distinguer de celle qu'on allègue en faveur d'autres miracles ;
et quoiqu'il se trouve dans cette partie de son ouvrage des
insinuations que les Catholiques romains ne peuvent pas approuver,
on conviendra cependant qu'il faut en effet établir
une différence entre la croyance que l'on doit à un fait établi ,
attesté par le sang des apôtres , et celle que réclame un fait
isolé dont les premiers témoins sont inconnus , ou qui , étant
connus, ne l'annonçoient pas comme preuve d'une doctrine ,
ou dont enfin la foi n'a pas été mise à la dernière épreuve . Telle
pouvoit être celle des disciples de Socrate ou de Mahomet ,
ſes uns enseignant avec circonspection une morale fortimparfaite
, les autres la prêchant ouvertement et le glaiveà la main .
Il est également convenable de ne pas confondre les miracles
qui ont eu pour objet direct l'établissement de la religion
chrétienne , avec les grâces particulières accordées à quelques
individus , sans dessein visible de les faire servir à l'utilité
générale; parce que ces faveurs n'ont ordinairement pour
témoinque celui qui les reçoit , et que le chapitre des exceptions
aux règles établies est si vaste, qu'il n'y a pas d'individu
qui
SEINE
JANVIER 1807 .
DEPT
DE
LA
qui n'ait quelque raison de se croire dans bien des circons
tances le sujet d'une attention directe de la Providence
et qui n'ait en lui-même le sentiment de quelque miracle
opéré pour son bien-être ou pour le sauver de quelque danger
imminent. On ne doit à ceux- ci qu'une croyance libre,qui
peut se mesurer sur le degré de mérite ou de saintete le reus
qui les opèrent ou sur qui ils sont opérés. Le miracle public
avec un objet public commande la foi , le miracle particulier
avec un objet particulier la réclame et ne la commande pas .
Saint-Paul pouvoit résister à la voix qui se fit entendre sur le
chemin de Damas ; mais lorsqu'il eut connu les miracles de
Jésus - Christ , il ne lui fut plus possible de douter.
Le caractère tout particulier des miracles qui servent de
fondement à la foi ; est donc une preuve unique qui ne peut
être produite qu'en faveur du Christianisme; et cela seul suf
fisoit pour en assurer l'établissement et la perpétuité , parce
que ce caractère ne peut convenir qu'à la religion sainte et å
la morale par excellence. Cettesuprême sagesse qui règne dans
son enseignement est encore une preuve auxiliaire de son
origine toute céleste. Le ministre la rappelle dans un chapitre
qu'il a consacré à l'établissement de ce genre de preuves : il
n'oublie pas d'y insérer la principale prophétie qui se rapporte
à son fondateur , et qui est celle d'Isaïe , C. LII. v. 13 , etc.;
laquelle , au rapport de Hulse , fait le tourment des docteurs
juifs , qui , pour s'en tirer plus facilement , prennent le parti
de n'en pas parler; « Vaticinium hoc Esaicæ est carnificina
>> Rabbinorum , de quo aliqui Judæi mihi confessi sunt
» Rabbinos suos ex propheticis scripturis facilè se extricarè
>> potuisse , modo Esaias tacuisset. Hulse, Theol.Jud. p. 318.
Le même docteur Paley réunit dans ce chapitre , des observations
sur la candeur des écrivains du Nouveau Testament ,
sur la coïncidence non préméditée de leurs écrits, et la conformité
des faits particuliers avec ce que des Mémoires étrangers
en rapportent. L'histoire de la résurrection de Jésus-
Christ est aussi placée par lui au rang des preuves auxiliaires ,
mais peut-être n'étoit-ce pas là sa place , parce que ce miracle
, qui achève l'accomplissement des prophéties , est
commela clefde tout l'édifice , la dernière et la plus forte
preuve que les apôtres attendoient, et sans laquelle le trouble
et l'incertitude enchaînoient encore leurs pas et leur fermoient
la bouche. C'étoient des hommes bien forts que ceux
qui avoient vu tant de choses extraordinaires confirmées par
un dernier prodige ! Tout ce qu'on peut attendre de pareils
hommes, ils l'ont fait , cela est certain. Si nous voulons done
juger des causes par les effets , nous sommes forcés d'avouer
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
qu'elles doivent sortir de la règle commune; et si nous voulons
les connoître il fautnécessairement nous en rapporter au
témoignagede ces mêmes hommes, puisqu'il remplit toutes les
conditionsque pourroient exiger les esprits les plus difficiles ,
pour en acquérir la certitude. :
L'auteur termíne son ouvrage par un examen abrégé de
quelques objections rebattues contre la religion chrétienne. La
plus forte , au jugement des sceptiques, est que le Christianisme
n'est pas connu et admis universellement , ses preuves
manquant de clarté. Nous avons observé plus haut que les
philosophes ont adopté ce moyen de ne rien trouver d'assez
clair, parce qu'il dispense de toute obligation , et qu'en le
poussant jusqu'où il peut aller , ils vous mettentbientôt dans
l'impossibilité de les satisfaire. Supposez pour un moment
quele Christianisme soit admis universellement, ils vous demanderont
pourquoi sa morale n'est pas toujours observée ;
supposez qu'elle le soit, ils vous diront qu'il n'est pas certain
que cet effet appartienne à la religion quile commande , et
vous reconnoîtrez qu'il ne faut rien discuter avec des gens qui
ont résolu de ne rien voir et de ne rien entendre. Si le Christianisme
n'est pas encore généralement reconnu, ce n'est pas
parce que sespreuvesmanquentde clarté ,c'est parce que tous
les hommes n'ont pu les connoître, ou parce qu'ils n'ontpas
voulu les apercevoir.
Nous ne finirons pas cet article sans dire un mot du styleda
l'ouvrage et de la traduction qu'en a faite le docteur Levade.
Les Catholiques éprouveront quelque peine à la lecture d'une
oudeux propositions étrangères à leur croyance, et ils seront
choqués de voir plusieurs noms qu'ils révèrent ou qu'ils honorent
, dépouillés du titre consacré par l'usage ; mais ils
voudront bien se rappeler que c'est un docteur protestant qui
est l'auteur du livre, et que c'est un écrivain de la même
communion qui l'a traduit. Je crois devoir observer à ce
traducteurque le mot septante n'est plus en usage pour exprimer
le nombre soixante et dix , excepté lorsqu'onparle
de laversiondes septante qui traduisirent l'Ancien Testament
d'Hébreu en Grec. On ne dit point: Ilpensa de perdre la
vie , mais : Ilpensaperdre la vie. On ne pense pas de quelque
chose , mais on pense quelque chose et à quelque chose.
Penser quelque chose , c'est concevoir dans son esprit , et
penser à quelque chose , c'est réfléchir sur une chose dėja
connue. Il n'est pas dans l'usage d'écrire depuis le commencement
à lafin ; il faut jusqu'à lafin. Le mot tractation pour
signifier l'action de traiter un sujet quelconque est nouveau
pour nous , mais il n'est pas heureux. Le traducteur l'emploia
JANVIER 1807. 17g
dans cette phrase : Je commence la tractation de cette partie
demon raisonnement. Ce mot est d'autant plus désagréable ici,
qu'ily est parfaitement inutile , et que le sens reste le même
si on écrit tout simplement : Je commence cette partie de
mon raisonnement. Ces légères fautes sont très-sensibles dans
un écrivain comme le docteur Levade , qui traduit fort élé
gamment dans notre langue , et qui l'écrit avec une intelligence
qui n'est pas commune parmi nous.
G.
Nota. Dans le dernier Mercure, page 112 , ligne 8 , au lieu
de c'est dans les bois, lisez : c'est dans la Brie , etc.
Opuscules poétiques , par madame A. B. Dufrenoy; avec
des Notes , et une Relation historique sur les Journées
des 2 et 3 septembre 1792 , par M. l'abbé Sicard. AParis ,
chezArthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ; et chez
le Normant.
e
Dans legrand nombre de poésies dont retentissent chaque
jour les Athénées , et dont on inonde le public , il n'est rieni
deplus rarequed'en trouver quelques- unes qui se distinguent
par des qualités ou même par des défauts qui leur soient
propres. C'est dans toutes la même foiblesse dans la conception,
la même incertitude dans la marche , le même vague.
et lamême impropriété dans l'expression.Toutes les périodes ,
toutes les coupes de vers semblent jetées dans les mêmes
moules. On diroit que tous les versificateurs subalternes sorit
convenus de se piller impunément les uns les autres, et que
dans la république des lettres , comme à Lacédémone , le vol
est autorisé , avec cette différence qu'on n'exige même pas
aujourd'hui qu'il soit fait avec adresse. De là lajuste préventionque
les lecteurs raisonnables ont conçue contre les nouveauxRecueils
de poésies, et l'habitude qu'ils ont prise de n'ea
lire aucun, et de ne pas même songer à s'informer de leur
existence. Il est donc dudevoir d'un critique de les avertir ,
lorsqu'au milieu de cette foule d'ouvrages insignifians , il en
paroît un par hasard digne de leur attention. Tels sont les
Opuscules Poétiques de madame Dufrenoy.
Deux livres d'Elégies composent la partie la plus intéres
sante de cet agréable Recueil. Ce genre de poésie qui veut
une sensibilité naturelle et vraie , réunie au talent de saisir et
de peindre les nuances les plus délicates des passions , paroît
par cela même particulièrement propre à exercer le talent
M2
180 MERCURE DE FRANCË ,
poétique d'une femme. Mais il présente aussi un écueil a
redouter. Celle même qui y réussit assez pour forcer l'envie à
applaudir à ses succès, doit craindre de lui donner en même
temps un prétexte pour s'égayer sur sa vie privée. Aussi ,
madame Dufrenoy , en présentant au public un Recueil d'élégies
amoureuses , a-t-elle cru avoir besoin d'un mot d'apologie
, afin de prévenir toute maligne interprétation . Suivant
elle , ce seroit une grande inconséquence de permettre
aux femmes de composer des romans passionnés , et de leur
défendre d'exprimer en vers des sentimens tendres , qu'une
ame sensible sait deviner , et qu'elle peut peindre avec suc
cès , sans s'y être jamais livrée. On dira peut-être que les
auteurs de romans ne se mettent pas eux- mêmes en scène ,
que d'ailleurs ils doivent toujours avoir un but moral qu'il
ne leur est pas permis de perdre de vue , et qui peut excuser
les peintures voluptueuses auxquelles ils sont obligés de se
livrer dans le cours de la narration ; madame Dufrenoy répondra
qu'on voit bien à la complaisance avec laquelle le
romancier s'arrête sur les situations les plus passionnées , qu'il
s'est mis du moins en idée à la place de ses auteurs , et elle
soutiendra que l'intérêt attaché aux peintures de l'amour ést
presque toujours le but principal du récit, tandis que la morale
n'en est que le prétexte. Mais ce qui la justifiera encore
mieux , c'est l'aimable talent qu'elle a déployé dans ses Elégies
, la délicatesse et la vérité des sentimens qu'elle y a exprimés
; c'est sur-tout que se gardant biend'une méprise oùsont
tombés la plupart des poètes élégiaques , elle n'a jamais peint
l'ivresse de la volupté , au lieu du véritable amour. Je me
hâte de citer pour que le lecteur puisse prononcer lui-mêmes
L'ABANDON .
F
Vous le voulez , l'amitié la plus tendre
Va succéder aux plus tendres amours .
Ce n'est plus vous qui me ferez entendre
Ces doux sermens de m'adorer toujours !
Ce n'est plus moi qui peux d'une caresse
Calmer vos maux , enivrer tous vos sens ;
Il m'est ravi ce titre de maîtresse
(
Dont votre amour me para quelque temps !
Qu'il m'étoit cher ! hélas , dans ma foiblesse ,
Mon coeur, fidèle à ses premiers penchans ,
Tient mal encor sa dernière promesse.
Ce coeur du moins , discret dans son malheur,
Renferme en soi sa douleur importane ;
Par le récit d'une vaine infortune
:
2
i
JANVIER 1807 . 181
1
Je ne veux point troubler votre bonheur .
Ah ! quel que soit le chagrin qui me tue ,
Qui , je saurai vous le cacher toujours ;
J'essaierai de prendre à votre vue
Cet air serein de nos anciens beaux jours .
Je contraindrai mes regards à vous taire
Tout le plaisir que je sens près de vous .
Vous me loûrez celle qui vous est chère ,
Sans que mon coeur en paroisse jaloux :
Je la verrai sans montrer de colère !
J'éviterai de chercher votre main ;
Je m'armerai d'un regard plus austère .
Si je me trouble auprès de vous , soudain
Je songerai que j'ai cessé de plaire .
A vos côtés , dans un doux entretien ,
J'étudîrai jusques à mon langage .
Loin de blâmer votre humeur trop volage ,
Pour exciter votre nouveau lien ,
Je vous dirai qu'un autre amant m'engage :
Je le dirai , mais vous , n'en croyez rien.
:
Nous avons des poètes érotiques fort agréables : je ne sais
s'ils ont rien fait de plus tendre et de plus délicat que cette
petite pièce. En voici encore une autre qui ne plaira pas
moins :
LE RÉPIT.
C'est trop , en des vers superflus ,
Perdre les jours de mon bel âge ;
C'est trop , par des soins assidus ,
D'un ingrat mendier l'hommage.
Dès ce moment ne l'aimons plus ,
C'est le seul parti qui soit sage .
Mais ce soir en secret il demande à me voir ;
Son coeur peut-être a su m'entendre .
Peut-être que ce soir l'entretien sera tendre ;
Aimons-le encor jusqu'à ce soir.
Madame Dufrenoy ne s'est pas bornée à prendre l'amour
pour sujet de ses vers. L'amitié , la tendresse maternelle , la
piété filiale ne l'ont pas moins heureusement inspirée. Elle a
pensé avec raison que tous ces sentimens pouvoient étre aussi
du ressort de l'élégie , lorsqu'ils se rattachoient à quelque
situation triste et mélancolique ; mais on ne sauroit être de
son avis quand elle avance que les modernes ont rétréci le
cadre de l'élégie en n'y admettant que peu de sujets étrangers
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
à l'amour, et quand elle paroît croire qu'elle a essayé la première
de rendre à ce genre de poésie laforme , la pompe et
la simplicité antiques. L'Elégie de La Fontaine sur la disgrace
de Fouquet , le Cimetière de Gray, la Chartreuse , et le Jour
des Morts , de M. de Fontanes , sont absolument étrangers à
l'amour, et il faut bien convenir que medame Dufrenoy n'a
approché nulle part de la pompe de style qui distingue ces
belles élégies.
Je dirai peu de chose de ses autres poésies. Ce sont des
romances fort agréables , et quelques épîtres où le style , généralement
pur et correct, n'est peut-être pas assez poétique
pour faire paroître nouvelles des idées un peu rebattues.
Mad. Dufrenoy excelle à exprimer les sentimens mélancoliques
et tendres; elle ne réussit pas aussi bien à faire parler poétiquement
la raison. Mais loin de lui faire un reproche de
n'avoir montré dans son style que les qualités qui appartiennent
spécialement aux femmes, il faut l'engager à ne pas imiter
celles qui s'abusent assez sur leurs propres forces , pours'obstiner
à se traîner péniblement sur les traces de Montesquieu
ou de Boileau; elles perdent ainsi les graces particulières à
leur sexe , sans pouvoir atteindre à cette vigueur d'imagination
ou de logique que la nature n'accorde qu'à un petit nombre
dhommes privilégiés .
Les poésies de mad. Dufrenoy sont accompagnées de notes
oùelle cite , unpeu longuement , les différens titres littéraires
des écrivains qu'elle célèbre dans ses vers. Ces notes paroîtront
peut-être superflues : plus ces écrivains ont de renommée ,
moins il étoit nécessaire de rappeler les ouvrages qui la leur
ont faite. D'ailleurs on sait que le public est trop disposé à
s'amuser des louanges qu'un poète prodigue à ses confrères,
sur-tout quand ce poste est une femme , parce qu'il est
assuré d'avance que tous les éloges lui seront rendus au
centuple. C.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
-
* NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Les Artistes par occasion , représentés jeudi dernier
sur le théâtre de l'Opéra- Comique , ont obtenu du succès.
Les paroles sont de M. Alexandre Duval , la musique de
M. Catel .
- Les connoissances exigées pour l'admission' à l'écola
JANVIER 1807 . 183
polytechnique , sont : 1º l'arithmétique et l'exposition du
nouveau système métrique ; on insistera sur l'application du
calcul décimal à ce systeme. 2º L'algèbre comprenant la résolution
des équations des deux premiers degrés , celles
des équations indéterminées du premier degré , la composition
générale des équations , la démonstration de la
formule du binôme de Newton , etc. 3º La théorie des proportions
, des progressions , des logarithmes , et l'usage des
tables. 4° La géométrie élémentaire , la trigonométrie rectiligne
, et l'usage des tables des Sinus. 5º La discussion compělte
des lignes représentées par les équations du premier et
du deuxième degrés à deux inconnues , et les propriétés principales
des sections coniques. 6º La statique appliquée à
l'équilibre des machines les plus simples , telles que le levier ,
la poulie , le treuil , etc. 7º Les candidats seront tenus de
traduire, sous les yeux de l'examinateur , un morceau des
Offices de Cicéron. Ils feront ensuite l'analyse grammaticale
de quelques phrases françaises de leur traduction. On exige
en outre qu'ils sachent écrire lisiblement. 8° Ils seront tenus
enfin de copier une tête d'après l'un des dessins qui leur
seront présentés par l'examinateur. Tous ces articles sont
obligatoires. Les examens ouvriront le 15 août , à Paris et
dans les principales villes de l'Empire. Ce programme est
signé J. H. Lacuée.
-En exécution de l'article 141 du règlement général des
lycées , S. Ex. le ministre de l'intérieur a pris l'arrêté suivant :
I. Il est expressément défendu aux femmes des proviseurs,
censeurs , professeurs , et employés quelconques des lycées ,
'd'habiter dans l'intérieur de ces établissemens. II. Nulle
femme ne pourra même loger dans les bâtimens attenant à un
lycée, qu'autant que ces bâtimens auront des entrées et sorties
particulières , qui n'auront aucune communication avec l'intérieur.
III. Les logemens spécifiés dans l'article précédent ,
ne pourront même être habités par des femmes , qu'autant
que les fenêtres ou jours quelconques donnant sur l'intérieur
du lycée , seront entièrement murés. IV. Le présent arrêté sera
exécuté sur-le-champ , et sans aucune réclamation.
1
-M. le maréchal Brune estarrivé le 15 janvier à Mayence.
On assure que S. Ex. se rend à Hambourg pour prendre le
gouvernement général des villes anséatiques.
Une lettre de Montefiascone ( Etat Romain ) annonce
qu'on vient de découvrir , dans un champ voisin de la grande
route , une grotte souterraine. Le propriétaire du champ
ayant été averti de cette découverte , se rendit sur les lieux ,
et descendit dans la grotte. Elle est taillée dans le roc , et n'a
que onze palmes de longueur sur huit de largeur. Deux
184 MERCURE DE FRANCE ,
" çadavres , en apparence bien conservés étoient étendus surun
petit mur; mais à peine les eut-on touchés , qu'ils tombèrent
en poussière. Sur un second mur étoient placés divers vases
de terre et de métal. Ces vases ont été retirés de la grotte , et
vont être envoyés au pape , pour être placés dans le Musée des
antiques de la bibliothèque du Vatican. Ils sont au nombre
de vingt-un.
9 MODES du 20 janvier.
On porte , en dépit de la saison , sur le devant des chapeaux parés ,
des roses épanouies , et de l'espèce qui abonde en juin et juillet. Ces
roses sont au nombre de cinq ou de six . Elles n'excluent ni le fichu
de cygne niles rebords de poil : on a pour les fourrures un goût trop
général.
Bleu clair et couleur de chair sont deux nuances favorites . Nombre
de capotes noires sont garnies en couleur de chair , et de capotes blanches
, enjolivées de bleu. Le bleu s'emploie aussi en ruches pour tuniques
ou robes , et rebords pour ceintures de pattes . Toutes les perles
bleues sont de composition , et non de lapis lazulí.
Quelques redingotes de velours noir ont une doublure couleur de
chair. Quelques autres sont amaranthe ou orange , avec doublare
blanche.
Les bas noirs , loin d'être aussi sévèrement proscrits que les années
précédentes , sont aujourd'hui presqu'en crédit pour le négligé , toutefois
avec un bord de couleur au soulier noir .
NOUVELLES POLITIQUES.
Pétersbourg , 2 décembre .
La gazette allemande , qui s'imprime dans cette capitale ,
contenoit hier la proclamation suivante :
( Nous , par la grace de Dieu , Alexandre It , etc.
faisons part à tous nos sujets :
30 août .... >> Par notre manifeste du 11 septembre , nous avons donné
connoissance de la situation des choses entre nous et le gouvernement
français. Dans une position aussi peu amicale ,
la Prusse formoit , seule encore , un rempart entre nous et
les Français qui s'étoient établis dans différentes parties de
l'Allemagne ; mais bientôt le feu de la guerre ayant éclaté
de nouveau , et s'étant répandu dans les états prussiens ,
par suite de différentes affaires malheureuses , nos propres
frontières se trouvent aujourd'hui menacées par l'ennemi.
>> Si l'honneur nous a guidé en tirant l'épée pour la
*défense de nos alliés , à combien plus forte raison ne devons-
nous pas lever le glaive pour la conservation de notre
propre existence ? Nous avons de bonne heure pris toutes
les mesures nécessaires pour être en état d'aller au-devant
des événemens , même avant qu'ils aient pu s'approcher
de nas frontières. Après avoir donné à notre armée l'ordre de
P JANVIER 1807. 185
4
passer les frontières, nous en avons confié le commandement
à notre maréchal , comte Kamensky.
>> Nous sommes persuadés que tous nos fidèles sujets se
joindront à nous dans les prières qu'ils adresseront à celui qui
dirige les empires et les succès des guerres ; espérons que le
Seigneur prendra sous son égide notre propre cause , et que
sa puissance , ainsi que sa bénédiction', accompagneront les
colonnes russes armées contre l'ennemi commun de l'Europe.
>> Nous sommes également convaincus que les départemens
frontiers s'empresseront , dans les circonstances actuelles , à
nous donner des nouvelles preuves de leur attachement , et
que , sans se laisser ébranler ni par la crainte , ni par des illusions
frivoles , ils poursuivront tranquillement leur carrière
sous un gouvernement paternel et doux , et sous la protection
des lois .
>> Enfin , nous ne doutons pas que tous lesfils de lapatrie,
se confiant dans la puissance divine , sur la valeur de nos
troupes et sur l'expérience constatée de leur général , se prêteront
volontiers aux sacrifices que pourront exiger la sûreté
de l'empire et l'amour de la patrie.
>> Donné à Pétersbourg le 16/27 novembre 1806 ; de notre
règne le sixième .
>> Par l'Empereur ,
Signé, ALEXANDRE.
>> Le ministre des affaires étrangères ,
>>> ANDREI BUDBERG . »
Semlin , 30 décembre .
Aussitôt après la prise de la ville de Belgrade , les Serviens
s'occupèrent à démolir les trois fortins qui la défendoient.
Ils construisirent ensuite des batteries, y placèrent de l'artillerie
, et commencèrent à battre de tous côtés la citadelle ; par ce
moyen , les Turcs n'eurent plus aucune communication avec
notre rive , et il leur fut conséquemment impossible de se
procurer curer les vivres dont ils avoient le plus grand besoin. La
canonnade fut continuée sans interruption jusqu'au 19 décembre
. Dans la nuit du 21 , mille hommes de troupes serviennes
occupèrent la partie de l'île dite Kriegs- Insel , située
du côté de Belgrade , et ils y établirent une batteric de cinq
pièces de canon. Les Turcs s'en étant aperçus au point du
jour, firent un feu très-vif sur cette batterie ; les insurgés y
répondirent : cette canonnade dura sans relâche jusqu'à neuf
heures du soir ; alors les Serviens forcèrent les Turcs à cesser
leur feu. Le 22 , Kusanzi-Ali envoya un député au général en
chef Czerni-Georges , et demanda à capituler. L'on apprend
maintenant que Kusanzi- Ali s'est rendu le 24 décembre. Voici
les principaux articles de la capitulation , 1º, la citadelle sera
186 MERCURE DE FRANCE ,
remise aux Serviens le 30 ; 2°. la garnison turque sortira avec
les honneurs de la guerre ; elle se rendra par eau à Widdin ,
et sera escortée par les Serviens. Pour sûreté , il a été remis ,
le 28, de part et d'autre , deux otages, qui seront rendus
après l'arrivée des Turcs a à Widdin.
La seule conquête qui reste à faire aux Serviens , est la forteresse
de Schabatz : cette place a une forte garnison , et elle
est pourvue des vivres et munitions nécessaires. Il y est encore
entré dernièrement 6,000 quintaux de farine , et autant de
mesures d'orge.
Le mohasil , ou plénipotentiaire de la Porte , qui étoit à
Semendria , est arrivé le 24 à Belgrade ; il veut être présent
l'entrée solennelle des Serviens dans la citadelle.
La Haye , 13 janvier.
Un événement affreux a porté hier la désolation dans la
ville de Leyde. Versles quatres heures et demie , une barque ,
chargés de deux cents cinquante barils de poudre , venant de
l'arsenal de Delft , et allant à Utrecht , a fait explosion sur le
Raapenbourg vis-à-vis du Garenmarkt et du Langebourg, c'està-
dire , dans le plus beau quartier de la ville : on ignore la
cause de ce malheur. La violence de l'explosion a renversé
toutes les maisons de ce quartier ; et la plupart des maisons
de la ville ont plus ou moins souffert. Il ne reste plus que
quelques débris du Saayhall. L'église de Saint-Pierre est fortement
endommagée , et l'on n'en laisse aborder personne ,
crainte d'accident. Toutes les vitres de l'Hôtel-de-ville ont
été brisées. Il en est de même de celles de l'Académie. On
compte parmi les maisons écroulées : trois écoles publiques ;
l'école départementale, une école de Juifs , et une école
d'enfans. Elles étoient remplies au moment de l'explosion.
On ne sait encore ni le nombre des maisons renversées , ni
celui des infortunées victimes de cette catastrophe. On désigne
cependant parmi ces dernières , MM. les professeurs
Luc ( auteur de la Gazette de Leyde ) , et Kluit ; Mesdames
van Hoogstraaten , van Alphen et Cunaeus. Les décombres
couvrent encore une partie des infortunés qui ont péri dans
cette circonstance. Les autorités constituées , la bourgeoisie et
le militaire ont rivalisé de courage , d'activité et de zèle. Les
secours les plus prompts et les mieux entendus ont été portés
sur -le-champ , et partout. On a réparé , autant qu'il est possible
de le faire , dans le premier moment, les maux arrivés :
ona prévenu ceux qui auroient pu les suivre ; le plus grand
ordre a régné dans ces instans , où le danger et l'agitation
laissent souvent place à plus d'un excès.
La garde royale a quitté la Haye à la première nouvelle de
JANVIER 1807 . 187
cet événement , et s'est portée à Leyde avec un empressement,
une ardeur que rienn'égale , si ce n'est le courage et la belle
discipline qu'elle a montrée dans cette occasion. Mais le roi a
sur-tout déployé au milieu de ce funesse événement cette
humanité , cette bonté qui le font adorer de tous ses sujets.
S. M. , instruite de ce qui se passoit à Leyde , s'y est rendue
sans délai ; il étoit à peu près dix heures du soir quand elle
est entrée dans cette ville;elle y est restée jusqu'au lendemain
matin , et n'en est partie qu'à huit heures. Son coeur paternel
a pris la plus vive part à ce qui avoit lieu sous ses yeux. Elle
avoit même auparavant envoyé au secours des malheureux
habitans son premier chirurgien, M. Giraud, auquel on doit
les plus grands éloges , pour la manière dont il a rempli les
ordres du roi. S. M. a parcouru elle-même tous les lieux où
l'explosion a exercé ses ravages; elle gravissoit les décombres
et bravoit les dangers , encourageant d'exemple et de parole
ceux qui portoient des secours aux personnes blessées ou
exposées; consolant par les discours les plus affectueux tous
ceux qui avoient à regretter quelque perte; et distribuant ,
sur la place même, des récompenses à ceux qui se distinguoient
par leur courage à sauver leurs compatriotes. S. M. a ordonné
un premier fonds de 50,000 florins pour parer aux besoins les
plus pressans des victimes de cette triste journée.
Les malades entrés à l'hôpital civil de Leyde , dans la nuit
du 12 au 13 , et jusqu'à neuf heures du matin, s'élèvent au
nombre de treize ; en outre trois femmes et un enfant sont
morts de leurs blessures en y entrant. Les malades ont été
pansés sous la direction de MM. les docteurs Brungmans et
Giraud. Ce dernier doit, par ordre de S. M., rester à Leyde
tant que sa présencey sera nécessaire.
Du 15.-Le nombre des personnes qu'on retire journellement
, à Leyde , de dessous les décombres , est très-considérable;
cependant on espère que le nombre des victimes ne se
montera pas à 300, comme on l'avoit craint d'abord. Il est
remarquable qu'aucun étudiant de l'Université n'a péri ; plusieurs
ont été blessés.
Le roi ,accompagné d'une suite peunombreuse, s'est encore
rendu à Leyde aujourd'hui ; outre les 30,000 florins que
S. M. avoit d'abord envoyés pour secourir les infortunés ,
elle a fait remettre la somme de 100,000 florins entre les
mains du ministre de l'intérieur, qui se trouve dans cette
ville depuis le premier jour de son désastre. S. M. , pour
récompenser le zèle et l'activité du colonel Cunaeus , qui
commande la bourgeoisie armée de Leyde , l'a créé chevalier
de l'ordre du Mérite.
4
188 MERCURE DE FRANCE ,
Les boulangers de la Haye ont reçu l'ordre de cuire díx
mille pains qui seront envoyés à Leyde ; on fait parti aussi
des ouvriers de toute espèce.
Des témoins oculaires de cet événement désastreux assurent
que peu après l'explosion et la dévastation qui en fut la suite ,
les rues étoient couvertes de personnes mutilées , blessées et
estropiées , qui s'y traînoient , et se plaignoient amèrement
de leur malheureux sort. On entendoit dans les maisons écroulées
et de dessous les décombres des bruits sourds , ou des gémissemens
plus distincts que faisoient les personnes qui y
étoient enterrées. D'autres couroient çà et là , dans le déses
poir le plus terrible , et demandoient des nouvelles de leurs
parens , époux et enfans. Un nuage noir et épais , suite de
l'explosion de la poudre , rendoit cette scène de sang et d'horreur
encore plus effrayante. Quelques-uns couroient par les
rues en déplorant la perte de leur fortune , qui consiste dans
cette ville, pour la plus grande partie , dans les portefeuilles
des particuliers , qui sont les créanciers de l'Etat et les proprié
taires d'obligations d'emprunts faits dans ce pays par plusieurs
puissances étrangères .
Nuremberg , 11 janvier.
On connoît le traité de paix qui a été conclu le 14 décembre
1806 , à Posen , entre S. M. l'empereur des Français
et S. A. l'électeur , aujourd'hui roi de Saxe. Le même jour
les ministres plénipotentiaires des ducs saxons , ont signé , avec
M. le grand maréchal du palais , Duroc , le traité suivant :
S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et protecteur
de la confédération du Rhin , et LL. AA. SS. les ducs de
Saxe-Weimar , Saxe-Gotha , Saxe-Meinungen , Saxe-Hildbourghausen
, et Saxe-Cobourg , en voulant fixer l'accession
de LL. AA. SS. Mgrs. les ducs précités , à la confédération
du Rhin , ont nommé leurs ministres plénipotentiaires , qui ,
après l'échange préalable de leurs pleins-pouvoirs , sont con
venus des articles suivans :
Art. Ier . LL. AA. SS. les ducs de Saxe-Weimar , etc.
( Voyez ci-dessus ) , accèdent au traité d'alliance conclu à
Paris le 12 juillet de l'année passée , et acquerront par cette
accession tous les droits et contracteront toutes les obligations
qui résultent de cette convention , de la même manière que
s'ils avoient eux-mêmes pris part à la conclusion de ce traité.
II . LL. AA. SS . Mgrs. les ducs siégeront au colége des
princes. Leur rang sera déterminé par l'assemblée de la confédération
.
III. Le passoge par les Etats de L. A. S. Mgrs. les ducs de
Saxe ne pourra être accordé à aucunes troupes , corps séparés
JANVIER 1807 . 189
hi détachemens , d'une puissance étrangère qui ne fait point
partie de la confédération du Rhin , sous quelque prétexte
que ce soit , sans l'agrément préalable de toute la confédéra
tiondu Rhin.
IV. Tous ceux qui professent la religion catholique seront
assimilés , quant à l'exercice de leur culte , à ceux qui
professent la religion luthérienne dans tous les Etats de Mgrs.
les ducs de Saxe , et les sujets des deux religions jouiront sans
exception des mêmes privilèges , civils et de droit, sans cepen
dant qu'il en soit effactué aucun changement.
V. Le contingent militaire que Mgrs. les ducs de Saxe
Weimar etc. , fourniront en cas de guerre , consistera en
2800 hommes d'infanterie , qui seront répartis de manière
que la quote-part, de Saxe-Weimar sera de 800 , celle de Saxe-
Gotha de 1100; celle de Saxe-Meinungen de 300 ; celle de
Saxe - Hildbourghausen de 200; enfin celle de Saxe-Cobourg
de 400 hommes. Ces 2800 hommes formeront un régiment
d'infanterie de trois bataillons , dont le commandement et
l'inspection en chef alterneront entre les deux principales
lignes de la maison.
PARIS , vendredi 25 janvier.
S. M. a adressé à tous les archevêques et évêques de France ,
la lettre dont la teneur suit :
« M. l'archevêque ( ou évêque ) , les nouveaux succès que
nos armées ont remportés sur les bords du Bug et de la
Narew , où , en cinq jours de temps , elles ont mises en
déroute l'armée russe , avec perte de son artillerie , de ses
>> bagages , et d'un grand nombre de prisonniers , en l'obli-
>> geant à évacuer toutes les positions importantes où elle
>>s'étoit retranchée , nous portent à desirer que notre peuple
adresse des remercîmens au ciel , pour qu'il continue à
>> nous être favorable , et pour que le Dieu des armées
>> seconde nos justes entreprises , qui ont pour but de donner
> enfin , à nos peuples , une paix stable et solide , que ne
puisse troubler le génie du mal. Cette lettre n'étant pas à autre
>> fin , nous prions Dieu , M. l'archevêque ( ou évêque ) , qu'il
vous ait en sa sainte garde. De notre camp impérial de
> Pultusk , le 31 décembre 1806. »
Signé NAPOLÉON .
-En exécution des ordres de S. M. , contenus dans sa lettre
écrite de son camp impérial de Pultusk , du 31 déc. 1806 , à
MM. les évêques de l'Empire , S. Em. M. le cardinal-arche
190. MERCURE DE FRANCE ,
vêque de Paris s'est rendu chez S. A. S. Mgr le prince archichancelier
de l'Empire , afin de se concerter avec lui pour
l'exécution des ordres de S. M. Il a été déterminé que le
Te Deum sera chanté dans l'église métropolitaine, dimanche
25 du présent mois , à midi précis , et qu'on se conformera
au cérémonial observé lors du Te Deum qui fut chanté en
actions de graces de la mémorable bataille d'Jena .
(Moniteur.)
-Les lettres de Varsovie , du 7 , disent que S. M. l'empereur
étoit encore dans cette ville, et ne parlent point de
son départ ; celles de Berlin , du 10 et du 11 , disent , au
contraire , qu'on l'attend d'un moment à l'autre dans cette
capitale.
- On a tout lieu de croire , d'après des ordres arrivés
aujourd'hui à plusieurs dames de l'Impératrice , que sa
majesté sera à Paris sous peu de jours.
-S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire a fait
connoître à M. Fontanes une décision de Sa Majesté , portant
qu'il reste président du corps législatif jusqu'à l'ouverture de
la session.
- Ledécret impérial qui défend à toutes personnes indistinctement
de porter la parole dans l'église , sans la permission
de l'évêque diocésain , a été rendu sur le rapport de S. Ex. le
ministre des cultes , à l'occasion de quelques discours qui
s'étoient tenus dans certaines églises , et qui pouvoient être
pour les fidèles un objet d'inquiétude et de scandale.
Un décret impérial , du 12 décembre dernier , rend à
leur destination primitive les biens non-aliénés et les rentes
non-transférées , provenant de l'ancien séminaire de Namur.
Cesbiens et rentes seront gérés par des administrateurs nommés
par l'évêque diocésain.
-- Un autre décret , en date du même jour , autorise l'ordination
de plusieurssujets présentés par MM. les archevêques
de Rouen et de Tours , et les évêques d'Aix- la - Chapelle ,
Mende , Liége , Namur , Nancy , Soissons et Valence.
- M. Bourgoin , ci-devant ministre de France à Madrid ,
et ensuite à Copenhague , vient d'être nommé ambassadeur
de S. M. I. et R. près le roi de Saxe.
-D'après les mercuriales adressées au ministre de l'intérieur
par les préfets , dans le cours du mois d'octobre , on
voit que le prix moyen de l'hectolitre de fromenta été de 10 f.
68 cent. dans le département d'Ille et Vilaine , et de 12 fr. et
quelques cent. dans les départemens du Morbihan et de
Maine et Loire ; tandis qu'il a été de 30 et 51 fr dans les
départemens des Alpes , du Var, desApennins et desBouchesduRhône.
JANVIER 1807. 191
PARIS , 18 janvier.
XLVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Varsovie , le 3 janvier 1807.
er
Le général Corbineau , aide-de-camp de l'EMPEREUR , est
parti de Pultusk , avec trois régimens de cavalerie légère ,
pour se mettre à la suite de l'ennemi. Il est arrivé le 1 janvier
à Ostroviec , après avoir occupé Brock. Il a ramasse
400 prisonniers , plusieurs officiers et plusieurs voitures de
bagages.
Le maréchal Soult , ayant sous ses ordres les trois brigades
de cavalerie légère de la division Lasalle , borne la petite
rivière d'Orcye , pour mettre à couvert les cantonnemens de
l'armée. Le maréchal Ney , le maréchal prince de Ponte-
Corvo et le maréchal Bessières ont leurs troupes cantonnées
sur la gauche. Les corps d'armée des maréchaux Soult, Davoust
et Lannes occupent Pultusk et les bords du Bug.
L'armée ennemie continue son mouvement de retraite.
L'EMPEREUR est arrivé le 2 janvier à Varssoovviiee ,, àà deux
heures après midi .
Il a gelé et neigé pendant deux jours ; mais déjà le dégel
recommence , et les chemins , qui paroissoient s'améliorer ,
sont devenus aussi mauvais qu'auparavant.
Le prince Borghèse a été constamment à la tête du régiment
de carabiniers qu'il commande. Les braves carabiniers
et cuirassiers brûloient d'en venir aux mains avec l'ennemi ;
mais les divisions de dragons qui marchent en avant , ayant
tout enfoncé , ne les ont pas mis dans le cas de fournir une
charge.
S. M. a nommé le général Lariboissière général de division,
et lui a donné le commandement de l'artillerie de sa garde.
C'est un officier du plus rare mérite.
Les troupes du grand-duc de Wurtzbourg forment la garnison
de Berlin. Elles sont composées de deux régimens qui se
font distinguer par leur belle tenue.
Le corps du prince Jérôme assiége toujours Breslau. Cette
belle ville est réduite en cendres. L'attente des événemens et
l'espérance qu'elle avoit d'être secourue par les Russes l'ont
empêchée de se rendre ; mais le siége avance. Les troupes
bavaroises et wurtembergeoises ont mérité les éloges du
prince Jérôme et l'estime de l'armée française .
Le commandant de la Silésie avoit réuni les garnisons des
places qui ne sont pas bloquées , et en avoit formé un corps
de 8000 hommes , avec lequel il s'étoit mis en marche pour
192 MERCURE DE FRANCE ,
inquiéter le siége de Breslau. Le général Hédouville , chef de
l'état-major du prince Jérôme , a fait marcher contre ce corps
le général Montbrun , commandant les Wurtembergeois ,
et le général Minucci , commandant les Bavarois. Ils ont
atteint les Prussiens à Strelen , les ont mis dans une grande
déroute , et leur ont pris 400 hommes , 600 chevaux , et des
convois considérables de subsistances que l'ennemi avoit le
projet de jeter dans la place. Le major Erschet , à la tête
de 150 hommes des chevau-légers de Linange , a chargé deux
escadrons prussiens , les a rompus , et leur a fait 36 prisonniers
.
S. M. a ordonné qu'une partie des drapeaux pris au siége
de Glogau fût envoyée au roi de Wurtemberg , dont les
troupes se sont emparées de cette place. S. M. voulant aussi
reconnoître la bonne conduite de ces troupes , a accordé au
corpsdeWurtemberg dix décorations de la Légion-d'Honneur.
Une députation du royaume d'Italie, composée de MM. Prina,
ministre des finances , ethomme d'un grand mérite; Renier,
podestat de Venise , et Guasta Villani , conseiller-d'Etat, a été
présentée aujourd'hui à l'EMPEREUR.
S. M. a reçu le même jour toutes les autorités du pays , et
les différens ministres étrangers qui se trouvent à Varsovie.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER.
DU SAMEDI 17. - Cp: olo c. J. du 22 sept. 1806, 75f 7 of 90c 75f
74fgoc 75f 5c . 100 300 000 ооc ooc . ooc . oocooe oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 0000໐ ໐໐໐ ໐໐c
Act. de la Banque de Fr. 123of j . duar1erjanv. oooof. ooc. ooo oooof ooc
DU LUNDI 19. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806: 75f 3oc 40c 30c
25c. 300 20 300 400 50с . 400 000 000 000. oocooc oog ooc.
}
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. 72f. 30c 4 c. оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1251fa cj . du 1er janv. ooc . oooof. oo of
DU MARDI 20. C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 75f 80c 76f. 75f
Soc goc 76f 100 76f.000.000 coc . 000 000 cocooc oof cof boc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 000. ooc oof оос ооc . co০ ০০০ ১০০
Act. de la Banque de Fr. 123 f j . du 1er janv. occ ooc oooof, voc
DU MERCREDI 21. Cp.oo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f. 75c 76f 75f
90 751 76f 50.20 30cbocope , ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 75c. oof. ooc ooc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1230fj . du er janv. oocoooof o cooef
DU JEUDI 22.-Cp. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 76f 4oc 3oc 35c 30€ 450
500 550 600 650 бос 55с бос бос дос о соос о coocoocooc сосоос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 . 73f75c oof. ooc ooc ooo oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1236f. 25c 1235f. ooc j . du ter janv . oooof ooc
DU VENDREDI 23. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 65c 50c 450.
40с 35с дос 35c 3ос 4ос 400 350 000 оосоос ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof of ooc. oof ooc Coc
Act. de laBanque de Fr. oooof doe j. du 1erjanv. oooof
t
DEPT
DE
LA
SEIN
E
( No. CCLXXXIX. )
(SAMEDI 31 JANVIER 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
:
5.
cen
ODE
A son Auguste Majesté NAPOLÉON , Empereur et Roi,
sur la Guerre de la Prusse.
Du front de l'Apennin, voilé par les nuages ,
Tel qu'un torrent fougueux , nourri de longs orages ,
Au bruit des Aquilons ,
S'élance , frappe , emporte une digue impuissante ,
Et roule avec fracas dans l'onde mugissante
Les trésors des vallons :
Tels, et plus orageux , les flots de nos cohortes
Renversent les guerriers , brisent l'airain des partes ;
Asile de la peur :
La Prusse est engloutie en ce vaste déluge ,
Et son dernier naufrage a pour dernier refuge
La pitié du vainqueur.
D'une cour insensée ô funeste délire !
4
Toi seul du coup mortel as frapi é cet empire
Naguère florissant ; ८
Hélas , faut- il toujours que les tristes provinces
Rachètent les erreurs de leurs coupables primes
Par des larmes de sang!
N
:
194 MERCURE DE FRANCE ,
Monarques, le sang pur, donts'abreuve la terre,
Vous accuse ,et vous crie : Ah ! fuyez la colère
Dugrand NAPOLÉON .
N'a-t-il pas accompli ses terribles oracles ,
Et rempli l'univers du bruit de ses miracles,
De l'éclat de son nom ?
Interrogez l'Asie et les plages qu'inonde
Ce fleuve paternel,dont le limon féconde
Un facile labeur :
L'Arabe vagabond , dans sa demeure errante ;
Les cent voix du désert , sous la zone brûlante ,
Proclament sa valeur.
Répondez , Marengo , vous , champs de l'Ausonie ,
De combien de trépas l'antique Germanie
Apayé nos succès ,
Quand les Alpes, berceau des célestes tempêtes ,
Courboient avec respect leurs orgueilleuses têtes
Sous les pas des Français !
Envain, pour arrêter leur course triomphante,
Albion s'arme d'or, et laRussie enfante
Des bataillons nouveaux ;
Les lacs ensanglantés servent de sépulture
Aux fiers enfans du Nord , devenus la pâturę
Des habitans des eaux,
Dans les champs d'Jena , riches en funérailles ,
Où la Prusse dressoit ses vivantes murailles
D'immobiles guerriers ,
Vingt mille en même temps, dans une même tombe ,
S'abyment , renversés comme un rempart qui tombe
Sous les coups des béliers.
Tout le Nord retentit de cette chute immense :
L'Elbe , l'Oder, la Sprée , implorent la clémence
Du plus granddes Césars ;
Et Magdebourg (1 ) , sorti de ses cendres brûlantes ,
Frémit de voir flotter sur ses portes tremi lantes,
Nos brillans étendards.
(1 ) Magdebourg fut pris d'assaut en 1631, et réduit en cendres par le
semtedeTilly.
JANVIER 1807. 195
Un laurier reste encore ; il est beau d'y prétendre :
Français, il faut percer les soldats d'Alexandré
: De traits victorieux;
Et toi , NAPOLÉON , n'éteins point ta colère
Sans avoir écrasé de ton dernier tonnerre
Leurs fronts audacieux.
Alors , tel que le cèdre , au sommet des montagnes ,
D'unvaste diadême embrasse les campagnes 3
Et brave les Autans ,
Régulateur du monde , ainsi ta noble gloire,
Dans letemple immortel des Filles de Mémoire ,
Bravera tous les temps.
:
C. L. MOLLEVAUT .
("
ÉPISODE DU LIVRE IV DE L'ÉNÉIDE,
SUR LE JEUNE MARCELLUS , FILS D'OCTAVIE.
Traduction fidelle , vers pour vers.
Enée auprès de lui voit , couvert d'une armure ,
Unjeune homme , un héros d'une aimable figure ;
Mais son visage est triste , et ses yeux abattus . )
<< O mon père ! Quel est , non loin de Marcellus ,
» Ce guerrier près de qui ce grand concours s'assemble ?
>> Est-il son fils ? Combien leur maintien se ressemble !
>> Mais son front se noircit de l'ombre du trépas . >>>
« O mon fils , vois mes pleurs , ne m'interroge pas !
» Quels regrets pour les tiens ! Quelle douleur profonde!
» Les Destins ne feront que le montrer au monde.
>> Dieux , si Rome eût joui de ce don de vos mains ,
>> Vous auriez envié le bonheur des Romains !
>> Quels cris au Champ-de-Mars ! Et quelles funérailles
» Tu verras promener autour de nos murailles ,
» O Tibre , quand, mêlant tes pleurs à nos sanglots ,
>> Près d'un tombeau récent tu rouleras tes flots !
» Jamais un rejeton d'une famille illustre
>> N'aura porté si haut son espoir et son lustre.
>> Jamais Rome, féconde en héros triomphans ,
>> Ne verra son parel entre tous ses enfans .
» O candour, o vertus , dignes de l'âge antique !
O sainteté des moeurs , ô valeur héroïque !
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
» Jamais impunément un superbe ennemi
>> Ne se fût aux combats présenté devant lui :
>> Soit qu'on l'y vit courir d'un pied ferme et rapide;
» Soit qu'il pressât les flancs d'un coursier intrépide .
>> Jeune héros , ô toi que j'admire et je plains ,
» Si tu peux vaincre un jour la rigueur des Destins ,
» Tu seras Marcellus ! Donnez , que je répande
>> Et la rose et le lis , que son ombre demande ;
>> Donnez , que prodiguant les fleurs à pleines mains ,
>> Je lui rende du moins ces hommages trop vains . »
DESAINTANGI.
:
ENIGME.
A LA candeur qui brille en moi,
Se joint le plus noir caractère :
Il n'est rien que je ne tolère ;
Mais je suis méchant quand je boi .
LOGOGRIPHE.
Ma plus grande valeur dans ma force réside ,
De mes attraits bien des gens sont épris ;
Je vaux aussi bien peu quand j'ai le ventre vide;
Et sitôt qu'il est plein , je suis d'un plus grand prix.
Mais si de moi ma tête est divisée ,
Changeant de sexe , et toujours plus prisée,
Je devance , ou suis le desir ,
Et souvent après moi l'on trouve le plaisir.
i
Ami lecteur, toujours je t'intéresse ;
Bien souvent tu m'attends comme ton seul espoir.
Je laisse décider à ta délicatesse ,
Lequel vaut mieux me faire , ou bien me recevoir.
CHARADE .
Mon premier revient tous les ans,
Pour égayer et fleurir la nature ;
Dans mon second voyez une pâture ,
Et dans mon tout l'abri des habitans ..
f
1
1)
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Cheveux.
Celui du Logogriphe est Collége, où l'on trouve Eolc.
Celui de la Charade est Ecu-moire .
:
JANVIER 1807 . 197.
OBSERVATIONS sur l'article Lenticulaire du
Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle , ( 1 )
avec des Remarques de physique terrestre , et
quelques Réflexions morales nées du sujet.
i
LES articles du nouveau Dictionnaire d'histoire naturellequ
concernent les basaltes et les corps cristallisés renfermés dans
les laves , dont j'ai donné un examen dans le n°. 279 du
Mercure , m'ont engagé à parcourir quelques autres articles
de ce Dictionnaire ; et mon attention s'est particulièrement
fixée sur celui qui traite de la pierre lenticulaire , parce que
j'ai donné des observations sur ce fossile , qui ont été insérées
dans le Journal de Physique , aux cahiers de ventose an 7 , de
ventose an 10 et defloréal an II .
Ces observations ayant paru avant la publication du nouveau
Dictionnaire d'histoire naturelle , et dans un journal
très-connu , qui s'imprime à Paris même , on devoit s'attendre
que dans un ouvrage fait pour l'instruction , on auroit
profité des connoissances acquises depuis la publication du
précédent Dictionnaire. Cependant c'est ce qui n'est point
pour cet article , non plus que pour celui de Bélemnite.
On revient aux mêmes erreurs sur l'origine et la nature de ces
fossiles , sans avoir fait attention aux preuves que j'ai données
pour les réfuter , et pour établir des notions conformes aux
faits et à des observations plus exactes.
La lenticulaire numismale dont il s'agit principalement
dans l'article Lenticulaire , est un fossile de forme orbiculaire
qui s'amincit vers les bords , ce qui lui donne la forme d'une
lentille. Quand elle est partagée dans le sens de ses surfaces ,
elle présente dans son intérieur une spirale cloisonnée , qui
est celle de toutes ses sections la plus curieuse , quoique la
moins instructive sur son organisation. On trouve des numismales
de cette espèce depuis une ligne de diamètre jusqu'à
neuf lignes : celles qui atteignent le diamètre de deux pouces
ne sont pas de la même espèce: elles sont minces et presque
planes; on les trouve principalement dans le Véronais et aux
environs de Bayonne. Une troisième espèce a les révolutions
de la spirale beaucoup plus larges , et par conséquent moins
nombreuses.
(1)Vingt-quatre vol. in 8º. Prix : 180 fr .
AParis , chez Déterville, rue Hautefenille; et le Normant.
3
198 MERCURE DE FRANCE ,
4
界
L
Un fossile d'une forme aussi remarquable et d'une organisation
intérieure plus remarquable encore , répandu si généralement
, et dans quelques endroits en multitudes innombrables
, devoit fixer l'attention même des plus ignorans: aussi
a-t-il donné lieu à des idées très extraordinaires , depuis
celles de la superstition et de l'ignorance jusqu'aux nombreuses
conjectures des hommes instruits. Les anciens naturalistes
l'ont nommé numismale d'après sa forme , qui se
rapproche de celle des monnaies et des médailles ..
Je citerai un seul exemple du nombre prodigieux de ces
fossiles réunis quelquefois dans un même lieu , parce que
cet exemple est curieux et très-intéressant. Il décide une question
élevée autrefois sur la nature de la pierre dont les pyramides
d'Egypte sont construites. Il est constaté aujourd'hui
quecette pierre est entièrement composée de numismales , de
même que le rocher sur lequel elles sont bâties, et plusieurs
autres rochers calcaires des confins de la Basse-Egypte.
On ne peut pas douter que ce fossile ne soit originaire de
la mer. On le trouve fréquemment mêlé avec des débris de
coquilles marines , etquelques individus ont des vermiculites
sbattachés à leur surface.
Dans le nombre des conjectures sur sa nature , on remarque
celles de Scheuchzer, qui le croyoit une corne d'Ammon , à
cause de sa spirale intérieure ; de Bourguet , qui en faisoit un
opercules de Linnés , qui le croyoit un madrépore ; deTargioni
Tozzetti , qui l'a divisé en deux classes , dont l'une
appartenoit, suivant lui, aux nautiles et l'autre aux zoophytes;
et de Saussure , qui n'ayant fait attention qu'à sa section
horizontale parallèle aux surfaces , qui présente alors une spirale
cloisonnée, a considéré cette spirale comme un canal isolé,
et en à fait un vermiculite. Brugnière et Fortis ont aussi traité
⚫de ce fossile ; mais ils ne s'en sont pas fait une idée juste. Le
premier l'a nommé camérine , et l'a totalement méconnu ;
le second l'a nommé discoliche , et il a réuni sous cette
dénomination plusieurs fossiles très - différens les uns des
autres, et jeté ainsi la confusion sur la connoissance d'un fossile
fort intéressant', seul de son genre , et dont le petit nombre
d'espèces ne diffèrent que par de fort légères variétés dans
l'organisation . Les planches qui sont jointes à son Mémoire
sont d'ailleurs incorrectes et peu instructives.
Cependant aucune des conjectures de ces naturalistes ne
satisfaisoit aux diverses apparences de ce singulier fossile. Il
n'a pas servi de demeure à un animal , puisque lorsqu'il est
complet et bien conservé , il ne montre aucun orifice : ce
JANVIER 1807 . 199
n'est donc ni une coquille ni un vermiculite ; ce n'est pas
un opercule : on ne l'a jamais vu à la bouche d'une coquille ,
et lesmyriades qu'on trouve réunies dans une même couche ne
sont souvent associées à aucune coquille; ce n'est pas non plus
un madrépore : car il n'a aucundes caractères de ces ouvrages
de polypes,
Il ne restoit qu'une manière de déterminer son origine :
c'étoit de le regarder comme l'os d'un animal du genre des
mollusques , dont l'enveloppe charnue et gélatineuse s'étoit
décomposée et détruite , et avoit laissé cet os dans son entier
et dans l'isolement où on le trouve.
Cette solution m'ayant paru la plus vraisemblable , jecher
chai à pénétrer dans l'organisation la plus intime de ce fossile
par toutes ses sections différentes , ou la contexture qu'elles
mettoient successivement à découvert confirma mon opinion.
L'animal à qui appartenoit cet os , étant jusqu'ici inconnu ,
je cherchai à me rappeler s'il n'y en avoit point de ce genre
dans la nature vivante, qui eût un os ou tel autre corps dur
dans son intérieur qui représentat la numismale. Je trouvai la
sèche , espèce de mollusque qui renferme un os dont l'organisation
est non moins compliquée et régulière que celle de
la numismale; cet os a même des rapprochemens très-marqués
avec ce fossile , dont j'ai donné le détail dans mes
observations publiées dans le Journal de Physique de ventose
an 7 ( mars 1798) , cinq ans avant la publicationdu nouveau
Dictionnaire d'histoire naturelle.
Laplanche qui accompagne celles qui ont paru'dans lemême
Journal , cahierde ventose an 10(mars 1801), montre tous ces
rapprochemens.Cette planche présente septdifférentes sections
delanumismale, et trois de l'os de la séche , chacune ayant la
descriptiondétaillée dans l'explication des figures.Et ces observations
et ces dessins ont' paru en 1801 dans un journal , jele
répète, très-connu , publié à Paris même. Que penser donc du
silence gardé sur ces observations , qui concernent , sur-tout
l'un des fossiles marins les plus intéressans àbien connoître ,
dansun ouvrage d'histoire naturelle destiné à l'instruction, où
le lecteur doit trouver réuni ce qui a paru de mieux prouvé
sur lanature de l'objet qu'il veut connoître ? 7
L'auteur de l'article le résume en ces termes : « Les pierres
» lenticulaires sont - elles bien certainement des restes de
»
>> corps marins proprement dits ? C'est ce que je n'oserois
affirmer. On n'en trouve jamais à l'état de coquille , elles
>> sont toujours à l'état pierreux. » L'auteur présente ici des
4
YP
200 MERCURE DE FRANCE ,
objections qui portent sur un état de choses qu'il n'a pas compris
, quoique très - évident; après quoi il ajoute : « La pro-
>> priété qu'a ce fossile de se fendre parallèlement à ses
>> grandes faces , cette espèce de clivage est une circonstance
>>> de plus , qui paroît le rapprocher des substances pierreuses
>> purement minérales. Enfin , on le voit souvent avoir des
>> formes tellement irrégulières et indécises qu'il paroît n'être
>> qu'une concrétion fortuite. Ces différentes considérations
>> ont tellement frappé la plupart des naturalistes , qu'ils
>> ont été fort embarrassés de savoir quelle place assigner à ce
>>>fossile, que sa structure éloigne manifestement de toutes les
>> autres productions animales connues .......
>> Ceux des naturalistes qui suivent la nature pas à pas ,
>> reconnoissent fort bien qu'elle passe par nuances insensibles
>> de la cristallisation à l'organisation : on pourroit , ce me
>> semble , regarder la lenticulaire comme une des nuances de
>> ce passage d'une modification à l'autre. >>
Telles sont les conséquences auxquelles on est entraîné
lorsque , adoptant des idées qui n'ont de fondement que sur
une vue superficielle , on ne fait aucune attention à celles
d'autres naturalistes qui les ont fondées sur des observations
exactes et sur des analogies évidentes.
,
** « La plupart des naturalistes, dit l'auteur, ont été fort em-
>> barrassés de savoir quelle place assigner à ce fossile , que
›› sa structure éloigne manifestement de toutes les autres
>> productions animales connues. >>
Tous les naturalistes que j'ai cités ( et ce sont certainement
les principaux qui ont traité de ce fossile ) ont pensé au contraire
que la lenticulaire numismale a appartenu à un animal;
ils ont varié seulement sur l'espèce de l'animal , et l'ont
méconnue. Il n'est pas étonnant qu'on ne le trouve pas à l'état
de coquille , puisque ce n'est pas une coquille.
La propriété qu'a ce fossile de se fendre plus aisément
dans le sens de ses grandes faces est une simple particularité et
rien de plus. Toutes les parties d'un échinite , coque et piquans
, se fendent constamment dans un sens oblique , et on
ne lui contestera pas , sans doute , d'être un corps organisé.
La cause de cette propriété vient de ce que la coque et les
piquans d'un oursin sont d'une contexture spongieuse extrêmement
fine. Les particules spathiques qui ont circulé dans
les couches qui les renferment , ont pénétré si intimement
cette spongiosité , qu'elles lui ont communiqué la propriété
du spath calcaire rhomboïdal, de se rompre obliquement
dans le sens des faces du rhombe: c'est pourquoi les
fractures d'un échinite et de ses piquans , qui , dans l'oursin
JANVIER 1807 . 201
vivant, sont irrégulières et ternes, ont leurs faces aussi lisses
et polies que les fractures du spath même.
Cette conclusion que les numismales ne paroissent être
qu'une concrétion fortuite , ( conclusion que l'on tire des
formes irrégulières de quelques numismales ,) a sa source dans
une observation bien superficielle . Ce n'est pas ainsi qu'on
étudie la nature quand on veut la connoître. L'arbre rabougri
n'en est pas moins un arbre. Les os difformes de l'individu
rachitique n'en sont pas moins des os. Il en est de même de
la numismale irrégulière : c'est un défaut dans l'individu; son
organisation intérieure est la même que celles des numismales
dont la forme est parfaite. On connoîtroit ces exceptions , les
exemples de cas semblables se présenteroient à l'esprit , si l'on
étoit impartial dans les recherches.
Les dernières expressions des passages que j'ai transcrits
méritent sur-tout l'attention ; car elles dérivent de systèmes
qui ne sont pas ceux de la nature bien étudiée : « Les natu-
>> ralistes qui suivent la nature pas à pas , est- il dit , recon-
>> noissent fort bien qu'elle passe par des nuances insensibles
>> de la cristallisation à l'organisation : d'où l'on tire la
conséquence « que les lenticulaires pourroient bien être
>> regardées comme une des nuances de ce passage d'une mo-
>> dification à l'autre. » Quelle doctrine , et quelle instruction
pour les jeunes gens qui desirent étudier la nature !
Il n'y a point de passage de la cristallisation à l'organisation.
La cristallisation terminée reste la même , elle ne
change plus. Les cristaux, sans doute , sont une production
minérale très-intéressante , ils font le plus bel ornement des
collections de minéralogie , mais c'est là tout. Ils n'ont ni
fibres , ni glandes , ni vaisseaux , aucun fluide n'y circule , et
leur origine est dans les roches et les couches minérales.
Les végétaux , ceux des corps organisés qui se rapprocheroient
le plus de la cristallisation ( s'il existoit aucun rapprochement
), quoique fixés sur le lieu où leur semence s'est
développée , se parent, chaque saison, de fleurs , de feuilles et
de fruits ; chaque saison ils embellissent la nature , et nourrissent
l'homme et les animaux; chaque saison ils produisent
de nouvelles semences qui perpétuent leur espèce et les bienfaits
de la Providence. L'animal, qui est fixé sur le lieu qui l'a
vu naître , donne des signes très-prompts de sensibilité et de
vie, et ses émanations produisent d'autres animaux semblables
à lui. La ligne qui sépare la cristallisation de l'organisation
est donc tranchée ; il n'y a point de passage d'une
substance minérale à un corps organisé.
Cependant on revient sous une autre forme à cette étrangè
doctrine , et l'on dit : « On voit des substances purement
202 MERCURE DE FRANCE,
>> minérales qui présentent des rapports marqués avec des
>> corps organisés. Le flos ferri , par exemple, et les stalag-
>> mites fungiformes , ont un mode d'accroissement tout sem-
>> blable à celui des végétaux d'un ordre inférieur. >> Qu'est-ce
que ces végétaux d'un ordre inférieur ?Si ce sont des végétaux,
ils sont organisés, et ne s'accroissent point à la manière
dessubstancesminérales. Si cene sontpasdes végétaux, ils restent
dans la classe des substances inorganisées , qui , semblables
aux deux exemples cités duflosferriet de lastalagmite, s'augmentent
à l'extérieur par une superposition de particules
minérales amenées successivement par l'infiltration des eaux ,
dans les cavités des roches où ces substances se forment... :
Ce système est répété dans l'article Nature du même Dictionnaire
: « La pierre brute , dit l'auteur de cet article ,
>> passe par des nuances à la pierre cristallisée;celle-ci remonte
>> aux pierres fibreuses comme l'amiante; plus loin , nous
>> trouvons les végétations minérales , telles que leflos ferri,
» ou les ludus helmontii , les stalactites , ou même les den-
>> drites , etc. Tout auprès , on peut placer les productions
>> marines , telles que les madrépores , les coraux , les éponges ;
nou les végétaux, tels que les champignons , les algues , etc.
La nuance est donc bien prononcée , et montre une aug-
> mentation dans les facultés vitales. » Et voilà comment ,
par des assertions qui ne sont fondées sur rien de bien vu ,
ni rien de réel, on forme des systèmes absolument imaginaires.
Pour établir ces passages d'une substance minéraleàun corps
organisé,onappelle, et non sansdessein,les pierresfilamenteuses,
tellesquel'amiante,pierresfibreuses,parce que lemotfibre s'appliqueuniquement
aux corps organisés: ainsi l'ondit,fibres nerveuses,
fibresdes végétaux. Les fils de l'amiante etdes autres
substances minérales filamenteuses n'ont point d'organisation.
Le flos ferri , stalactite blanche , s'augmente à l'extérieur
par couches successives , comme toutes les autres stalactites
et stalagmites ; ses fractures présentent une surface
rayonnée comme plusieurs autres substances minérales , telles
que la mine de fer hématite, et quelques espèces de pyrites.
Les ludus kelmontii ne sont autre chose que les gersures
d'une argile durcie, remplies d'un spath jaune calcaire. Les
dendrites sont des dissolutions d'une matière minérale colorée
, qui pénètrent dans des fissures de roches , et tracent à
leur face ces formes arborisées. Elles n'ont pas plus de rapport
avec les végétaux, que ces ramifications produites par un
liquide sur les faces polies de deux plateaux de marbre lorsqu'on
les sépare. Les madrépores , les coraux, les éponges ,
les champignons , les algues, amenés sur la sočne pour éta
JANVIER 1807 . 203
blir ce passage , sont les uns des loges construites par de
petits animaux qui les habitent , dont la charmante variétéde
structure fait l'un des plus intéressans ornemens des cabinets
d'histoire naturelle. Les autres corps sontdes végétaux terrestres
et des végétaux marins. Ainsi , loin que ces exemples
établissent ce passage prétendu des substances minérales aux
corps organisés , ils en font au contraire la réfutation la plus
complète.
Présenter la numismale comme paroissant n'être qu'une
concrétion fortuite , c'est faire rétrograder la science au
temps où l'on regardoit les fossiles marins comme des jeux
de la nature formés par une sorte de cristallisation.
Dans le même article lenticulaire , il est fait mention de
celle des rochers de la perte du Rhône ; petit fossile trèsremarquable
, d'une à deux lignes de diamètre , convexe d'un
côté et concave de l'autre , qui attira particulièrement notre
attention, dans les diverses courses que nous fîmes mon frère
et moi à ces rochers. L'auteur de cet article a adopté l'opinion
dunaturaliste quia considéré cette lenticule comme une mine
de fer terreuse en grains. Cependant j'ai donné des observations
très-détaillées sur ce fossile , publiées dans le Journal de Physique
de ventose an 7, où j'ai prouvé avec une parfaitelévidence:
Que c'est un petit madrépore du genre qu'on a appelé
dans l'état de fossile , porpite ou bouton , d'après sa forme;
Que sa qualité ferrugineuse n'est qu'un accident, quelques
portions de cet amas de lenticules s'étant trouvées sur le
chemin d'une dissolution ferrugineuse , due vraisemblablement
à la décompsition de pyrites martiales , dont on aperçoit
des traces; dissolution qui a pénétré et imprégné cette
lenticule très-poreuse ;
Que cet effet n'est pas général ; que plusieurs de ces lenticules
sont très-peu ferrugineuses , et un grand nombre ne
le sont point du tout ;
Que plusieurs autres fossiles marins renfermés dans les
parties de ces rochers qui ont été pénétrés par la dissolution
ferrugineuse sont aussi ferrugineux, tels que des cames , des
éehinites, des coraux, de petits pectinites ;
Que les lenticules où l'on ne découvre pas d'organisation
sont celles qui ont été si complètement pénétrées par la disso.
lution ferrugineuse , ou par les particules spathiques , que l'organisation
a été effacée. Ce qui arrive fréqueminent à tout
autre fossile. Ainsi , j'ai trouvé dans une même couche du
mont Salève des madrépores où l'on distingue l'organisation
avec la plus grande netteté, et d'autres où elle n'est point
apparente. 11 en est demême des bois pétrifiés , dont les uns
204 MERCURE DE FRANCE ;
montrent très-distinctement leurs plus petites fibres , et d'autres
les ont effacées.
Le naturaliste cité dans l'article n'a dû observer que celles
des lenticules où l'organisation ne paroît pas , et n'a pas étendu
son observation au-delà; il n'a pas vu, par la même raison , la
porosité de l'intérieur de ce fossile , quoiqu'elle soit très-distincte
dans les individus renfermés dans les parties de la pierre
qui peuvent être polies , et cette porosité est aussi régulière.
que celle de tout autre madrépore.
J'annonce dans mon Mémoire , que j'ai présenté à la
Société des Naturalistes de Genève, tous les morceaux dont
je fais mention , en les accompagnant d'une description trèsdétaillée.
Cette circonstance devoit donner, ce semble , quelque
confiance à l'auteur de l'article , ou tout au moins lui faire
suspendre son jugement , puisqu'il ne paroît pas qu'il ait
observé lui-même cette lenticulaire.
Beaucoup de corps marins peuvent être méconnus dans
l'état de pétrification , si l'on ne s'est pas exercé à comparer
les corps marins pétrifiés avec les corps marins récens , et à
saisir tous les indices qui les rapprochent. Souvent un individu
ne suffit pas pour cela : il fout s'en procurer plusieurs du
même lieu , parce que tel caractère qui est détruit dans l'un
est conservé dans l'autre , et que de leur réunion se forme un
ensemble qui conduit à la vérité. Dans la nature vivante , tous.
'les individus d'une espèce quelconque montrent également
leur organisation; il n'est pas besoin de faire un choix. Il n'en
est pas de même des pétrifications ; il faut faire choix des individus
les mieux conservés .
Si dans le nombre des géodes quartreuses et calcédonieuses
du Jura , que j'ai recueillies , il ne s'en étoit pas trouvé une
qui montroit distinctement à l'extérieur qu'elle avoit été un
madrépore , et qui m'éclaira sur toutes les autres, peut-être
ne me serois-je jamais douté de cette origine; car la substance
quartreuse dans les unes et la calcédonieuse dans les autres ,
ont tout effacé, et pris la place du madrépore (1 ) .
L'auteur de l'article Lenticulaire persistant à donner la
préférence à l'opinion que la lenticule de la perte du Rhône
est une mine de fer, elle est , suivant lui , figurée en lentilles,
comme on en voitd'autres figurées en amandes , en pois , en
fèves. La nature , ajoute-t-il ,et c'est sa conclusion , « la nature
>> a mis dans la configuration de ces lenticulaires des grada-
>> tions de régularité , depuis la forme la plus brute jusqu'aux
(1 ) J'ai donné un Mémoire sur ces géodes, qui a paru dans le Journal
de Physique de frimaire an 7 .
JANVIER 1807 . 205
> apparences d'un corps organisé.» Quand on se laisse prévenir
à ce point, il est difficile que l'évidence ait quelque
accès. Mais cette opinion tient à l'hypothèse chimérique du
passage des corps inorganisés à l'organisation.
A J'ai publié un second Mémoire sur cette lenticulaire , qui a
paru dans le Journal de Physique defloréal an 11 ( mai 1803) ;
il est accompagné d'une planche gravée. Cette planche contient
six figures très-exactes de cette lenticulaire , dont quatre
sont fort agrandies àla loupe. Il est possible , absolument , que
ce Mémoire ne fût pas connu de l'auteur lorsqu'il a fait son
article ; mais quand il l'auroit connu , je n'espère pas qu'il
eût changé d'avis , puisque les dessins qui sont joints à mon
Mémoire sur la Numismale , parfaitement instructifs sur son
organisation, ne l'ont pas empêché de regarder ce fossile comme
une concrétionfortuite.
J'ai cité, dans ce Mémoire , une lenticulaire semblable à
celle de la perte du Rhône , qu'on trouve dans des fragmens
de pierre calcaire , tombés d'une couche supérieure , répandus
sur les talus de rocailles de la montagne de Lavarat , près le
mont Anzeindre , au-dessus de Bex. Un jeune botaniste coureur
de montagnes , a eu la complaisance de m'apporter un dences
fragmens. Les lenticules y sont en grand nombre ; et les extérieures
, anatomisées par les injures de l'air, montrent en tous
points la même organisation que celles de la perte du Rhône.
N'y ayant ici rien de ferrugineux , ni dans la pierre , ni dans
les lenticules , on ne peut plus se méprendre sur la nature de
ce fossile , et la question est décidée.
Le système du passage de la cristallisation à l'organisation
n'est qu'une branche appartenant à des racines plus profondes ,
dont les émanations dangereuses se manifestent particulièrement
dans l'article Nature du même Dictionnaire.
« Si l'on considère , y est- il dit , que la terre couverte d'eau
› a été exposée aux rayons du soleil pendant une multitude
>> de siècles , les substances les plus échauffées par ses rayons ,
>> et favorisées par l'humidité , se sont peu à peu figurées; à
>> l'aide de cette vie interne de la matière , elles ont donné
>> naissance à une sorte d'écume ou de limon gélatineux , qui
>> a reçu graduellement une plus grande activité par la chaleur
>> du soleil. Sans doute on vit paroître des ébauches informes ,
» des êtres imparfaits que la main de la nature perfectionne
>> lentement , en les imprégnant d'une plus grande quantité
>> de vie. D'ailleurs la terre , dans sa jeunesse , devoit avoir
>> plus de sève et de vigueur végétative que dans nos temps
>>>actuels , que nous la voyons épuisée de productions ......
>> Notre monde est une sorte de grand polipier dont les êtres
>> vivans sont les animalcules. Nous sommes des espèces de
206 MERCURE DE FRANCE ,
>> parasites , des cirons , de même que nous voyons une foule
>>de pucerons , de lichens, des mousses et d'autres races qui
>> vivent aux dépens des arbres. Nous sommes formés de
>> l'écume et de la crasse de la terre. >>
Dans les égaremens des conceptions de l'auteur, « on vit
» paroître , dit- il ,des ébauches informes, des êtres imparfaits
>> que la main de la nature perfectionne lentement , en les
» imprégnant d'une plus grande quantité de vie. » Eh ! qui
le lui a révélé ? D'après quel fait connu ose-t-on avancer une
opinion si contraire à tout ce que nous observons dans la
nature ? Où voit-on, dans le nombre innombrable des êtres
qui peuplent les mers et la terre, des ébauches informes ?
Chaque êtren'a-t-il pas,dans son organisation et ses moyens,
tout ce qu'il faut pour remplir sa destination ? Voit-on
paroître des espèces nouvelles ? Toutes celles qui existent ,
plantes , poissons , oiseaux , animaux terrestres , jusqu'a
l'homme, ne seperpétuent-ils pas par leurs semblables?Voit-on
naître , dans les atterrissemens formes sur le rivage de la mer
par les sables et le limon que les flots y repoussent et y accumulent,
et qui sont échauffés par les rayons du solcil , des
êtres nouveaux, des plantes nouvelles ?
Ces réflexions , dictées par la saine observation et par l'évidence,
embarrasseroient trop pour y répondre par des argumens
qui pussent satisfaire la raison. On a recours alors àune
supposition plus contraire encore , s'il étoit possible, à ce que
nous montrent les merveilles de la nature : « La terre, dit-on
>> hardiment, devoit avoir, dans sa jeunesse , plus de sève et
>> de vigueur végétative que dans nos temps actuels , où nous
>> lavoyons épuisée de productions. >>>
Cependant, chaque année , la nature s'embellit et fructifie;
chaque année, loin d'être épuisée, elle répand avec
profusionles bienfaits de la Providence; tous les êtres animés
en jouissent; les oiseaux célèbrent , par leur chants , ce retour
desbienfaits de leur créateur; et l'homme raisonnable et religieux
lui en rend graces dans ses hymnes et dans ses cantiques.
Divine harmonie des sons, donprécieux fait à l'homme
pour élever son ame jusqu'à la source de cette merveille
sublime , jusqu'à l'harmonie céleste ! Que ceux qui , dans
l'égarementde leurs pensées , supposent un épuisement dans
les productions et les bienfaits dela Providence, doivent être
peu sensibles aux beautés ravissantes de l'harmonie !
Pour couvrir d'une sorte de veile ces idées sinistres,et leurs
donner une apparence d'autorisation , l'auteur cite en note
leverset 24 du chapitre Iet de la Genèse: << Puis Dieu dit:
>> que la terre produise des animaux selon leur espèce , le
>> bétail, les reptiles , et les bêtesde la terre selon leur espèce;
JANVIER 1807 . 207
>> et il fut ainsi. » Mais il se garde bien de rapporter le
verset suivant , qui donne très-clairement le sens du verset
qu'il cite : «Dieu donc fit lesbêtes de la terre selon leurespèce ,
>> lebétailselon son espèce , et les reptiles de la terre selon leur
>> espèce; et Dieu vit que cela étoit bon.>> Ce fut donc Dieu
lui-mêmequi fit tous les êtres , en donnant à la terre la faculté
de les produire à sa parole toute-puissante, et à chaque espèce
la faculté depropager sen semblable. Cette vérité importante
est répétéedans chaque verset de ce chapitre sublime de la
Création.
« Les subtances les plus échauffées par les rayons du soleil ,
➤ dit l'auteur , et favorisées par l'humidité se sont peu-à-peu
>> figurées à l'aide de cette vie interne de la matière. » Il est
remarquable qu'entre les propos trompeurs que le poète
anglais, dans son Paradis Perdu , met dans la bouche du tentateur
pour séduire Eve et causer sa perte , est celui- ci , parfaitement
semblable :
TheGods are first , and that advantageuse
Onour belief, that all from them proceeds :
Iquestion it , for this fair earth isee
Warm'd by the sun,producing every kind,
Them nothing.
Si l'on en croit ces Dieux , de l'homme trop jaloux,
Existant les premiers, ils nous ont créé tous.
Maispeut-on le penser ? Non, non : l'astre du monde ,
Lui seul a tout produit par sa chaleurféconde :
Tout existe sans eux.
Traduction de M. DELILLE.
39
Aumilieu de ces combinaisons fantastiques attribuées à une
nature aveugle substituée à Dieu ; au milieu de ces idées si
opposées au spectacle ravissant d'ordre et d'harmonie que nous
présentent les merveilles de l'Univers, on est frappé d'étonnement
de trouver ces expressions: « Les facultés que Dieu a
>> données à cette matière se sont exaltées et modifiées ensuite
›selon les circonstances ; ainsi nous tirons notre vie et nos
>> forces de la terre. >> Faire intervenir le nom de Dieu dans
cette accumulation d'égaremens de l'imagination, est un outragede
plus fait à la sagesse suprème.
:
L'auteur admire dans quelques passages les beautés de la
nature , et paroît en avoir le sentiment : il admire aussi quelquefois
l'intelligence de l'homme ; mais cette admiration
n'étant fondée que sur sa propre manière de concevoir leur
existence, il passe bientôt àdes idées très-différentes , quoiqu'il
fasse souvent intervenir Dieu ou la Nature. C'est unmélange
si extraordinaire de quelques bonnes idées et d'égaremens ,
qu'il est difficile de le suivre et de le comprendre. Peut- être
cet étrange mélange n'est-il pas fait sans dessein.
208 MERCURE DE FRANCE ,
Représentant la terre exposée dans son origine à des com
binaisons tumultueuses et continuelles des élémens: << Aujour
>> d'hui , dit- il , la terre ne nous présente que rarement ces
>> grandes scènes de discorde entre les élémens; elle semble
>> fatiguée de ses anciens combats, et s'avancer vers la foiblesse
» et la décrépitude.
>> Tous les animaux , toutes les plantes , dit-il ailleurs , ne
>> sont que des modifications d'un animal , d'un végétal origi-
>>> naires..... Le règne animal n'est en quelque sorte qu'un
>> animal unique , mais varié et composé d'une multitude
>> d'individus, tous dépendans de la même origine......
>> Les êtres les plus imparfaits , poursuit- il , aspirent à une
>> nature plus parfaite. C'est pourquoi les espèces remontent
» sans cesse à la chaîne des corps organisés par une sorte de
>> gravitation vitale. Par exemple , le polype tend à la nature
>> du ver; celui-ci tend à l'organisation de l'insecte; l'insecte
> aspire à la conformation du mollusque; celui-ci tend à se
>> rendre poisson , et ainsi de suite jusqu'à l'homme. Chez
> les plantes on observe la même gravitation , parce que la
>> nature aspire toujours à la perfection de ses oeuvres. Il
>> paroît donc certain que les êtres les plus parfaits sortentdes
>> moins parfaits. Les animaux tendent tous à l'homme ; les
» végétaux aspirent tous à l'animalité ; les minéraux cherchent
>> à se rapprocher du végétal . >>
Je terminerai ici la citation des conceptions étranges de
l'auteur , où il donne avec le ton de la certitude , les assertions
les plus contraires à tout ce qui existe. Quand on est entraîné
par une imagination égarée , on tombe facilement dans des
contradictions. L'auteur dit ici que la nature aspire toujours à
laperfection de ses oeuvres, et il venoit d'affirmer que la terre
s'avance vers lafoiblesse et la décrépitude ; et plus haut , que
nous la voyons épuisée de productions. Dans cet état supposé
d'épuisementet de décrépitude de la terre , comment la nature
pourroit-elle tendre à la perfection de ses oeuvres , puisque ,
suivant lui , nous tirons notre vie et nos forcesde la terre?
Le minéral , reste minéral et ne tend point à se rapprocher
du végétal ; celui- ci reste à sa place , et n'aspire point à l'animalité;
chaque espèce d'animal reste ce qu'elle est , et propage
son semblable ; chaque espèce , en un mot , dans les règnes
minéral , végétal et animal , jusqu'à l'homme , ne tendent à
aucun changement : ils restent tels qu'ils furent au premier
moment de leur existence. C'est ainsi qu'on en impose aux
hommes inattentifs qui n'observent rien par eux-mêmes , et
qu'on réussit trop souvent à faire naître le doute sur les vérités
les plus évidentes.
Pourquoi,
JANVIER 1807 .
ةمق
SEINE
4
Pourquoi, dit-il enfin , cette éternelle circule
GLA
дрехи
foure,sur
quels nous
>> tous les êtres? Tout périt..... Devons - nous
>> tence sans avoir jeté les yeux sur ce qui nous
>> les abymes du passé et de l'avenir, entre
>>>sommes placés pour nous yprécipiter à jamais? Dicu seul
» reste grand au
milieu deces ruines du monde
Ces dernières expressions semblent être placées comme une
sorte de couverture sur celles qui précèdent. Tous les hommes
qui croient en Dieu , savent qu'il est éternel dans la
comune il l'est dans le passé ; ils en ont la persuasion intime,
quoique cette essence de la Divinité soit au-dessus de notre
intelligence. Mais cette persuasion ne leur présenteroit aucune
consolation , si leur existence individuelle finissoit à la mort ,
si leur ame , comme son enveloppe mortelle, devoit rentrer
dans une masse continuelle de circulation ; si elle devoit se
dissiper, comme il ditailleurs , dans le commun réservoir des
élémens. Cependant c'est ce qui résulte de ce système , qui
« en terminant notre existence , nous précipite à jamais dans
>> l'abyme du passé et de l'avenir. >>
Et comme sil'auteur eût craint qu'on pût se méprendredans
la suite de ses raisonnemens , il est au début plus explicite
encore : « La foiblesse de nos organes, dit-il , et l'imperfection
>> de nos instrumens , nous empêchent d'apercevoir ces loin-
>> tains univers , de cet atome de boue sur lequel nous ram-
>> pons un instant , pour nous perdre à jamais dans l'océan de
>> la mort. »
Familles malheureuses mais vertueuses , qui fondez votre
résignation aux épreuves que la Providence vous envoie , sur
l'espérance d'une rétribution dans une vie future qui nous est
promise et assurée par le Sauveur des hommes , restez fortement
attachées à cette ancre de salut; repoussez loin de vous
ces systèmes tristes et désolans qui tendent à vous la faire
abandonner pourvous plonger sans espoir dans un douloureux
découragement , au lieu de jouir de la tranquillité d'esprit , ce
bienfait si précieux de la résignation .
Ah! je le répèteet ne cesserai de le répéter : que ceux qui se
plaisent et s'égarent dans ces tristes conceptions les gardent
pour eux ; aucun homme raisonnable ne les leur enviera. Mais
de les répandre pour enlever aux hommes inattentifs et hors
d'état de les apprécier , les douceurs et les consolations qui
naissent des sentimens religieux , c'est se rendre bien coupable.
Jeunes naturalistes qui avez le goût de l'étude des merveilles
dela nature , fermez de bonne heure l'accès de votre esprit et
de votre coeur à ces systèmes funestes , fruit d'une imagination
présomptueuse qui veut tout soumettre à ses propres
0
210 MERCURE DE FRANCE ;
conceptions. Laissez ces écrivains s'enfoncer dans cette écume
etcette crasse de la terre , puisqu'ils la préfèrent aux sentimens
délicieux qui naissent de la contemplation de l'Univers ,
lorsqu'on s'élève à sa source divine. Laissez-les se dégrader
en appelant atome de boue sur lequel nous rampons , ce globe
tout couvert des merveilles et des bienfaits de son créateur ,
sur lequel l'homme, loin de ramper, marche dans une attitudedroite
et élancée , élevant ses regards versle ciel , étudiant
la sagessedivine dans les oeuvres qui l'environnent , et qui loin
de s'attendre àpérir àjamais dans l'océan de la mort ( expressions
qu'on ne peut répéter sans une profonde répugnance ) ,
espère de revivre dans une vie future où il contemplera de
plus près l'auteur de son existence. Laissez-les préférer de
s'avilir par une suite de leur présomption , parce qu'ils ne
peuvent comprendre ce qui est caché dans le sein de la
divinité , plutôt que de s'élever à l'idée sublime révélée dans
le récit que l'historien sacré de la création nous donne de
l'orgine de l'homme : Dieu, dit- il , créa l'homme à son image!
A l'ouie de cette origine révélée , on croit apercevoir de
leur part un mouvement presque de pitié , comme si , dans
les conceptions présomptueuses de ces écrivains , ils avoient
des notions plus certaines. Quant à nous qui voyons cette
imagede la divinité empreinte dans l'intelligence de l'homme ,
nous y ajoutons une entière foi , et cette persuasion fait le
bonheur de notre vie.
Vous apprendrez encore dans l'histoire révélée de la création,
que Dieu créa les plantes et les animaux chacun dans
son espèce , et leur donna la faculté de produire leurs semblables.
Qu'ainsi il n'y eut ni des ébauches informes , ni de
ces transitions qui ne sont que les résultats d'une imagination
égarée. Lors même que l'historien sacré ne nous apprendroit
pas d'une manière positive que chaque espèce reçut dès l'origine
son existence particulière , cette marche de la nature
est trop évidente , elle est trop conforme à la raison et à l'observation
, pour ne pas la reconnoître.
Garantissez-vous , surtout , des erreurs et des dangers de
cette philosophie trompeuse , qui jette l'homme dans l'incertitude
de son sort et de son origine, et ne présente à ses pensées
qu'un vide sans espoir et sans consolation. Pénétrez - vous
profondément , que ce n'est que dans le sein de la divinité ,
que , plus avancés dans votre carrière , vous trouverez des
consolations dans les vicissitudes et les épreuves de la vie , et
qu'enfin vous recevrez la récompense de votre attachement à
la vérité la première des vertus , de votre résignation et de
vos bonnes oeuvres.
Genève, le 15 janvier 1807. G. A. DELUC.
JANVIER 1807 . 211
Almanach des Muses (1 ) , et autres pour l'année 1807 .
Il faut même en chansons , du bon sens et de l'art .
Au lieu d'un ou deux Recueils de chansons , nous en avons
maintenant plus d'une douzaine chaque année ; mais cette
abondance atteste plutôt l'avidité des spéculateurs littéraires
que le talent de nos versificateurs , et même que leur vanité.
Ce ne sont pas les Chansonniers qui séduisent les éditeurs; ce
sont les éditeurs qui séduisent les Chansonniers ; ils tendent
des piéges à tous les rimailleurs , en leur offrant des moyens
faciles de publier leurs productions. On nous imprime , disent
ces derniers ; donc on nous lit. Pauvres dupes , qui ne savent
pas que la nécessité de remplir un volume fait adopter toutes
les folies qui leur passent par le tête , et , qu'à défaut de toute
autre pâture , les loups se nourrissent de terre ! Ce seroit
cependant un mal bien léger si cette même nécessité ne faisoit
admettre que de foibles ouvrages sans couleur et sans goût ,
puisqu'on est toujours libre de ne point les acheter , ou du
moins de ne pas les fire ; mais elle produit un autre effet , sur
lequel il est à propos de s'arrêter un moment.
Parmi cette foule de petits auteurs qui remplissent nos
Almanachs de leurs couplets innocens , il en est beaucoup auxquels
il échappe mille extravagances qui sont accueillies , et
que les sots admirent, parce qu'elles flattent leurs penchans
vicieux. C'est là véritablement ce que la critique ne peut
jamais tolérer , et ce qu'il lui appartient de relever avec persévérance.
Quoiqu'en général on ne s'attende pas à trouver des préceptes
d'une morale bien sévère dans une chanson, il faut
convenir néanmoins qu'il n'est pas permis d'en préconiser de
dangereux. Non-seulement cette licence montre un défaut
d'esprit, mais la chanson étant destinée, par sa nature , à
devenir populaire , il peut être important de la surveiller ,
pour que le fonds s'accorde toujours avec l'honnêteté publique.
La violation des bienséances est une faute qui ne
déshonore que celui qui s'en rend coupable; mais l'insinuation
d'un faux principe peut corrompre la société. Il est permis à
úne Musejoyeuse de chanter les divinités païennes; leur puis-
( 1) Un vol . in- 18 . Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 cent. par la poste.
A Paris, cher Louis , rue de Savole, et le Normant.
2
212 MERCURE DE FRANCE ;
sance n'est pas dangereuse ; mais lorsqu'un chanteur vous dit
sérieusement :
Dans l'oratoire de Vénus ,
On répète des oremus ,
Qui valent bien ceux de l'église , ( 1 )
il est impossible de ne pas reconnoître les rire faux et caustique
de l'impuissance , ou l'expression de la satiété , qui
mèle le sacrilége à la débauche , pour réveiller ses sens engourdis.
Cemélangedétestable du sacré et du profane , dont Voltaire
a le premier donné l'exemple , parce qu'il écrivoit pour un
siècle blasé sur tous les plaisirs; cette affectation de vouloir
établir la supériorité des objets qui frappent les sens , et de les
préférer à ceux qui ne touchent que l'esprit ; cet emploi
scandaleux des mots consacrés par la religion pour réchauffer.
les transports glacés du libertinage; toute cette doctrine matérielle
est le digne hommage offert à la beauté délicate et
sensible , par les galans philosophes du 18. siècle. Le poison
n'est pas dangereux. Ces petits Anacreon ont une pudeur qui
feroit rougir une Bacchante.
Lorsque le Chantre de Téos amusoit la Grèce par ses couplets ,
il ne dépensoit pas tout son esprit pour acquérir le titre de
mauvais plaisant :
Jamais la timide innocence
Ne s'alarma de sa gaité ;
Chaste amant de la volupté ,
Il la célébra sans licence :
Il savoit trop que la beauté
Doit ses attraits à la décence .
Apótre zélé des vertus ,
Toujours maître de son ivresse ,
Il sacrifie à la sagesse
Sur l'autel même de Bacchus. (2)
2
Il est assez ridicule de faire d'Anacreon un apótre; et si
l'auteur de ces vers entend ce qu'il a voulu dire , je lui en fais
bien mon compliment. C'est cependant une des bonnes pièces
de cet Almanach des Muses , qui , dit-on, est rédigé par un
homme de goût. On a bien fait de ledire: je ne l'aurois jamais
deviné. De quel oeil pense-t-il que des écrivains estimables
puissent voir leurs légères productions confondues à côté des
petits blasphèmes de quelques esprits faux qui , pour attraper
la rime , donnent à chaque pas une entorse au bon sens ? Mais
puisqu'ily a tant d'Almanachs , que n'en fait-on un pour les
( 1 ) M. Millevoye , épître à M. de Parny.
(2) M. Boileau, épître à M. Amon , traducteur des odes d'Anacreon .
JANVIER 1807 . 213
philosophes ? Ils auroientdu moins l'avantage de réunir toutes
leurs ordures dans cette sentine commune; et le public , averti
par le titre , pourroit éviter les émanations qu'elle produiroit.
Onprétend qu'il existe déjà quelque chose dans ce genre , et
qu'on l'appelle la Décade ou la Revue philosophique. Pourquoi
les éditeurs , qui sont d'habiles gens et qui saventdistinguer
les oeillets des chardons et les rosesde la ciguë, laissent-ils
croître dans leur petit jardin les plantes vénéneuses qui glacent
lesang lorsqu'on les respire? Que ne les renvoient-ils à cette
Décade, à qui les poisons sontplus familiers qu'à Mithridate !
S'il s'élevoit un Almanach philosophique, je conseillerois
qu'on lui donnât pour épigraphe , ces bouts rimés qui se
trouvent dans le PetitMagasin des Dames :
Nos sentimens
Sont dans nos sens ,
Et nos sens sont notre ame. ( 1)
Je suis encore à pouvoir comprendre comment des hommes
en état de barbouiller deux lignes , et même de rimer un
méchant couplet, peuvent consentir à ne donner au public
que des certificats de leur incurable déraison. Nous voyons
bien qu'ils veulent passer pour des gens d'esprit , mais nous
ne voyons pas qu'ils fassent rien pour prouver qu'ils le sont .
Ils se donnent bien du mal pour obtenir quelques coups de
fouet en passant , et pour être à jamais ensevelis dans l'oubli le
plus profond. On n'ignore pas à la vérité le nom de Linière ,
mais y a-t-il un homme en France qui puisse citer une seule
de ses chansons ?
Malgré ce mélange , on trouve dans les Almanachs de cette
année des pièces de vers assez distinguées par les pensées et
par le style. Nos lecteurs auront pu déjà les remarquer dans
le Mercure , où les meilleures ont été puisées : elles se repro-
•duisent avec avantage dans l'Almanach des Muses , qui
conservetoujours son droit d'aînesse. Celui des Graces (2) vient
'après ; il garde également son rang : c'est un cadet plein
d'esprit , qui saura se tirer d'affaire ; il a son petit ballot
de chansons décentes et joyeuses , et il les chante avec agrément
: la musique gravée des airs nouveaux se trouve à la fin.
Il y a trois ou quatre de ces airs qui lui feront faire fortune
cette année : celui du Point du Jour se distingue par sa fraîcheur
et par le rare mérite qu'il a de peindre parfaitement
*le réveil de la nature à la naissance d'une belle matinée du
(1) Chanson de madame la marquise de Boufflers .
(2) Un vol. in-18 . Prix : a fr . , et 2 fr . 50 cent. par la poste.
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
printemps. Le Chansonnier des Muses (1 ) est un petit båtard ,
qui se nourrit de ce que ses aînés dédaignent : il reçoit et
prend de toutes mains , mais il est encore bien maigre. Les
chansonniers du Rocher de Cancale lui jettent leurs os quand
ils ont biendîné. Le Portefeuille- Français (2 ) est un arrièrecousin
, qui s'enfle tant qu'il peut de lourde prose , pour
paroître bien nourri. Le Journal des Gourmands lui fournit
ses vers et ses chansons. Il n'a point donné la table de ce qu'il
renferme : c'est un petit fripon qui cache sa misère. L'Almanach
de Famille (3) n'est pas de la famille : c'est un inconnu
qui vit de miracles ; car il ressuscite toutes les fadaises
qui se sont débitées dans toutes les circonstances imaginables ;
il prétend nous apprendre tout ce qu'il faut dire dans telle
occasion donnée , pour la naissance d'un garçon ou d'une
fille , pour un mariage , pour une fête , pour un diner ,
pour un baptême , pour un portrait , pour un lendemain
de noces , etc. , etc. Il pourroit être de quelqu'utilité , si l'on
vouloit convenir que c'est un excellent guide pour nous avertir
de tout ce qu'il faut taire. Le PetitMagasin des Dames (4) est
incontestablement un enfantdes Muses françaises et d'Apollon ,
puisqu'il est nourri par toutes nos dames auteurs ; mais je ne
voudrois pas assurer qu'il est légitime. Il commence à parler
en vers , et quelquefois il s'exprime avec une grace qui décèle
son origine. Cette année a vu naître la Sphinxillomanie (5)
petite fille bizarre , née du trouble et de l'oisiveté , et qui ne
parle que pour n'être pas entendue . Tout en elle est charade ,
énigme ou logogriphe. Elle propose aux amateurs un mot à
deviner ; mais , moins cruelle que le sphinx , elle ne tourmente
que leur esprit dans le moment qu'ils s'en occupent ,
et elle leur offre , pour prix de leurs efforts et de leurs succès,
un atlas de quarante-cinq cartes coloriées. Le mot qu'il s'agit
de trouver ne doit avoir par lui-même aucun sens déterminé ,
parce qu'il peut s'entendre de différentes manières , ou parce
quec'estunde ces mots qui ne signifient rien , si quelqu'autre
mot ne s'y trouve ajouté : tel seroit , par exemple, le substantifpièce
, qui sans doute a déjà servi dans la composition de
plus d'une énigme , mais qui n'en est pas meilleur poury être
employé. Au surplus , si par hasard , quelqu'un rencontre un
mot qui puisse exprimer un objet que l'on voit partout et
qui n'a pas deforme déterminée ; qui soit l'oeuvre de tous , et
que l'on nomme sans rien nommer, il peut faire un couplet
(1) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . , et 1 fr . 25 cent. par la poste.
(2) Un vol . in-18 . Prix : 1 fr . 50 cent . , et 2 fr . par la poste.
(3) Un vol . in- 18 , Prix : 1 fr. 50 cent. , et 2 fr . par la poste.
(4) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . 50 cent. , et 2 fr. par la poste.
(5) Un vol. in 18. Prix : 1 fr . 50 cent. , et a fr. par la poste,
JANVIER 1807 . 215
sur sa découverte , et l'envoyer , franc de port , à l'adresse du
directeurde la poste , à l'Arbresle , département du Rhône ,
pour être remis à Q. A. L. : il recevra le prix proposé , le
1er. mai 1807. Si de certains auteurs payoient aussi généreusement
ceux qui pourroient les comprendre , ils trouveroient
sans doute plus de lecteurs qu'ils n'en ont , et ils ne risqueroient
pas de se ruiner. Au surplus , la Sphinxillomanie peut
amuser tous ceux qui n'ont rien de mieux à faire qu'à deviner
des énigmes ; et il seroit à souhaiter que ceux qui projettent
quelque chose de plus mal , voulussent bien s'en occuper.
G.
Sermons de Hugues Blair , ministre de l'église cathédrale ,
et professeur de belles-lettres dans l'université d'Edimbourg;
traduction nouvelle, faite sur la 22° édition anglaise ,
par M. de Tressan , ancien abbé commandataire. Deux
vol. in-8°. Prix : 10 fr. , et 13 fr . par la poste. A Paris , chez
Dufour, lib. , rue des Mathurins ; et chez le Normant.
IL me semble qu'à ces noms de Hugues Blair , et de M. de
Tressan , l'attention de tous les lecteurs se réveille. Ceux qui
aiment le genre mélancolique , qui préfèrent à tout les rochers
, les tempêtes , les nuages et ce qui s'ensuit , doivent
se souvenir que Hugues Blair fut un des plus illustres défenseurs
des chants d'Ossian, que ce fut lui qui engagea M. Macpherson
à les publier , et que sans lui , peut-être , on n'auroit
jamais connu ces chefs-d'oeuvre de la poésie des nuages. S'ils
lui doivent donc quelque reconnoissance pour les tristes
plaisirs qu'il leur a procurés , ils s'empresseront de la lui
témoigner , en jetant un coup-d'oeil sur son propre ouvrage.
Ceux dont les goûts sont plus légers, plus naturels , mieux
assortis au caractère français , qui savent se contenter de
petits romans et de petits contes , et auxquels un livre est toujours
sûr de plaire quand il est gracieux; ceux - là , dis-je ,
connoissent mieux le nom de M. de Tressan que celui du docteur
Blair ; et peut-être que se rappelant les jolis ouvrages
qui portent ce nom , ils voudront lire aussi cette traduction.
Leur attente sera trompée : ils trouveront un livre bien différent
de celui que le nom de Tressan semblait leur promettre.
M. l'abbé de Tressan est un traducteur et même un auteur
fort estimable ; mais sans lui faire aucun tort , on peut assurer
, que s'il publie jamais ses oeuvres , elles ne ressembleront
pas plus à celles de M. le comte de Tressan , que les chants
de M. Macpherson ne ressemblent à ceux du Barde écossais. :
216 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux qui ont des goûts solides , et qui n'aiment que les
bons livres , seront peut - être les seuls qui soient plei---
nement satisfaits de la lecture de celui-ci : ils penseront que
les sermons de Hugues Blair peuvent être donnés , sinon
en France, du moins en Angleterre , comme des modèles de
l'éloquence chrétienne ; peut-être même en trouveront - ils le
style si naturel et si facile , qu'ils seront étonnés de se souvenir
qu'ils ne lisent qu'une traduction. Il me reste à parler
de ceux qui n'ont absolument aucun goût , qui , pour lire un
ouvrage, attendent de savoir ce que d'autres en ont pensé , et
qui n'en jugent guère que par le succès qu'il a eu : il est bon
d'apprendre à ceux- ci que les sermons de Hugues Blair ont eu
en Angleterre vingt-deux éditions en moins de six ans. Il me
semble que , même en France, où les libraires ont le secret
de multiplier les éditions en changeant seulement les frontispices
des livres , des sermons qui en auroient eu vingt-deux
en si peu de temps , pourroient passer pour avoir obtenu un
succès extraordinaire. Essayons de donner une idée de tout
l'ouvrage.
Il commence par une Vie du docteur Blair; et cette Vie est
un peu longue , comme le sont toutes les Vies anglaises. Il n'y
a peut-être pas dans les trois royaumes un seul biographe ,
qui , à la place de M. Finlayson , auteur de celle-ci , se fût
dispensé de nous parler de tous les Blair qui ont jamais occupé
des places de chapelains ou de ministres , ou , ce qui est non
moins remarquable , qui se sont rendus célèbres par quelque
petit poëme. C'est une sorte d'érudition qu'il faut se résoudre
à supporter lorsqu'on lit un ouvrage de cette espèce fait en
Angleterre. Pour moi , qui heureusement y suis accoutumé ,
je n'ai été surpris que de ne pas trouver dans celle-ci une
longueur de plus , je veux dire des notes. Il paroîtra singulier
que je fasse en quelque sorte à un traducteur moderne le
reproche de n'avoir pas mis des notes dans son ouvrage ; il
est pourtant bien sûr qu'on y en desireroit quelquefois , et
Pourtant
que faute d'un petit cominentaire , il m'a fallu renoncer à en
comprendre certains passages . Par exemple , je ne sais pas ce
que c'est que de prendre dans une université d'Angleterre les
degrés de A. M. , ni quel honneur c'est que d'y être reçu
docteur D. D. J'avoue mon ignorance : je n'entends rien à ces
dignités.
Il n'y a pas d'ouvrage si long , qui , lorsqu'il est fait par un
auteur de bon sens , ne compense à la fin par quelques détails ,
lapeine qu'on s'estdonnée de le lire. Cette Vie du docteurBlair
en contient donc quelques-uns , qui échapperont peut- être
aux lecteurs inattentifs , mais qu'il me paroît bon de faire
JANVIER 1807 . 217
observer : j'espère qu'on me permettra de m'y arrêter quelques
instans.
Ce que je cherche avant tout à connoître dans la vie d'un
homme célèbre, c'est la manière dont il est parvenu à se dis
tinguer des autres. Car , il faut l'avouer , entre un assez
grand nombre d'hommes qui , dans l'espace d'un siècle , parviennent
à se faire remarquer dans la foule , il en est peu qui
doivent cet avantage à la nature et à leur génie : presque tous
le doivent , non pas au hasard , comme on le dit communément
, mais à leur travail et à l'habileté avec laquelle ils ont
su mettre en oeuvre tous leurs moyens. Je trouve dans la Vie
de notre orateur , qu'il s'étoit imposé la loi de faire un extrait
detous les ouvrages qu'il lisoit , et qu'il n'y manqua jamais
tant qu'il vécut. Quand on songe que cet usage fut aussi
celui de Leibnitz , on est tenté de croire qu'il eut sur les
succès littéraires de M. Blair , une plus grande influence qu'il
ne pensoit peut- être lui-même. Cette méthode est excellente ,
non-seulement pour former le jugement , mais aussi pour
développer les talens , c'est- à-dire , pour apprendre tout à-lafois
à penser et à écrire; peut- être même est-elle indispen-
-sable pour ceux qui veulent retirer un profit durable de leurs
lectures. Mais s'il en est ainsi , que faut-il penser de la rapidité
avec laquelle on lit , ou, pour parler plus exactement, avec
laquelle on parcourt aujourd'hui tous les livres ; et quelle
espérance,peut-on concevoir de tous ces jeunes gens qui
jugent le soir avec tant de confiance celui qu'ils ont commencé
et achevé dans la matinée ? Pour moi , j'admire la
promptitude de leur coup d'oeil , mais je me dis en même
temps que ce n'est point ainsi qu'on s'exerce à bien juger; et
quand je songe à la lenteur que Leibnitz , et tant d'autres ,
devenus ensuite des hommes célèbres , mettoient à juger
leurs pareils , je tremble pour les succès futurs de ces petits
juges dont le coup d'oeil est si prompt. Oserai-je le dire ?
Quelquefois , en pensant au travail et au temps qu'un livre ,
même médiocre , même mauvais , a dû coûter à son auteur ,
je suis effrayé moi-même du peu que j'en ai mis à le juger
dans ce journal, et si quelque chose m'excuse à mes propres
yeux, c'est cette multitude d'écrivains ridicules , qui , attendant
tous , à ce qu'ils pensent , le moment d'être loués , nous
poursuivent de leurs sollicitations , et nous forcent en quelque
sorte à nous dispenser envers eux des égards que la prudence
elle-même sembloit nous commander.
-
Mais, nous dit ση , cette méthode de Leibnitz et de
Hugues Blair est partout employée , et il n'y a inaintenant
point d'enfant à qui on ne la prescrive. Oui , on la prescrit
218 MERCURE DE FRANCE ,
aux enfans , à qui elle est parfaitement inutile ; aux enfans ,
qui n'ont point encore assez d'idées pour faire un bon choix
entre celles qu'on leur présente , et qui ne peuvent par conséquent
faire que de mauvais extraits; aux enfans , dont il
faudroit , quoi qu'en aient pu dire Jean- Jacques et ses échos ,
exercer l'imagination plutôt que la raison; car ils ont déjà
l'une, et ils n'ont pas encore l'autre. Celle- ci nous est naturelle ;
et comme les fruits indigènes , elle vient mieux , et sur-tout
elle vaut beaucoup mieux lorsqu'on la laisse venir dans son
temps; l'autre est factice, et on peut sans danger la développer
quand on veut. On prescrit enfin cette méthode aux
enfans; et il faut le dire , c'est parce qu'elle est très-commode
pour ceux qui les dirigent. Mais elle ne peut être vraiment profitable
qu'aux jeunes gens et aux hommes. Si l'on me dit maintenant
que les hommes et les jeunes gens de cè siècle sont
déjà assez formés pour n'en avoir nullement besoin , j'admirerai
les progrès que nous avons faits; mais je ne cesserai de
rappeler que le grand Leibnitz s'étoit déjà fait connoître par
plus d'un bon ouvrage , où l'esprit d'analyse brille encore
plus que l'imagination , lorsqu'il s'exerçoit encore à analyser
ceux des autres , et que c'est peut- être ainsi qu'il est parvenu
à en composer de meilleurs et de plus beaux.
Une autre particularité qui m'a frappé dans la Vie du docteur
Blair , c'est que les sermons, dont M. de Tressan publie
la traduction , « ne sont , dit son biographe , que la plus foible
>> portion des discours qu'il a composés pour la chaire; mais
>> sa modestie , ajoute-t-il , lui a laissé croire qu'ils n'étoient
>> pas tous dignes des honneurs de la presse ; et , par une solli-
>> citude bien naturelle et bien excusable , lorsqu'il écrivoit
>> ses dernières dispositions , il enjoignit formellement d'a-
>> néantir les nombreux manuscrits qu'il n'avoit point fait
>> imprimer. >> J'ignore si cette sollicitude est naturelle , mais
je la trouve louable ; et l'estime que j'ai conçue pour le docteurBlair,
en lisant sa Vie et ses ouvrages , me fait desirer que
sa volonté ait été accomplie. Puisse donc , puisse son repos
n'être jamais troublé par le bruit des éloges menteurs que des
amis perfides distribueront aux discours qu'il n'a pas voulu
publier ! Puisse sa cendre reposer en paix à l'abri des recherches
de tout nouvel éditeur ! Puissent enfin ses discours n'avoir
jamais d'édition complète !
Ceci me conduit naturellement à parler de ses Sermons ;
mais avant d'exposer ce que j'en pense , qu'il me soit permis
de dire un mot sur les qualités qui devroient distinguer
l'orateur sacré de tout autre orateur, et de jeter un coupd'oeil
sur les divers caractères que l'éloquence sacrée a pris a
JANVIER 1807 . 219
diverses époques , et dans les diverses communions chrétiennes.
L'orateur chrétien ne devroit peut- être point aspirer à une
autre gloire que celle d'annoncer aux hommes de grandes et
utiles vérités , et de les dire toujours avec simplicité et noblesse
: instruire et toucher , voilà son but , comme celui de
tout autre orateur ; mais instruire des vérités éternelles , et
annoncer aux peuples les paroles qui ne passeront point ,
voilà ce qui le distingue: l'Evangile enfin, voilà son modèle.
La simplicité et la sublimité de l'Evangile sont , en quelque
sorte, le but vers lequel il doit tendre sans cesse , mais auquel
il ne doit pas se flatter d'arriver , puisqu'un langage
humainne sauroit y atteindre.
C'est celui que les SS. Pères se sont proposé ; et c'est ainsi
qu'ils se sont élevés si haut , qu'on ne se flatte plus de les
atteindre eux-mêmes , et que la plus grande gloire du plus
grand de nos orateurs , est d'avoir obtenu après eux la première
place. Ceux qui ne connoissent les SS. Pères que par les
éloges qu'on leur a donnés dans tous les siècles , se tromperoient
bien , s'ils s'imaginoient que l'éloquence chrétienne
avoit déjà de leur temps quelque chose de commun avec l'éloquence
profane. Je n'ai , certes , pas la pensée de déprécier en
aucune manière les Cicéron et les Démosthènes : ces orateurs
sont grands , sans doute ; mais , dans les momens même
où ils le paroissent le plus , on sent qu'ils ne le sont pas sans
un peu d'effort. Au contraire , les Basile et les Chrysostome
semblent toujours faire effort pour se rabaisser. Qu'est-ce qui
les élève donc malgré eux , et qu'est-ce qui les soutient à cette
hauteur qui nous étonne ? C'est l'Evangile , dont tous leurs
discoursne sontque l'interprétation. Ils vouloient être simples,
ils ont été sublimes , sans y penser , et parce qu'ils ne pouvoient
pas s'empêcher de l'être .
Ainsi , la simplicité et la sublimité de l'Evangile , voilà le
caractère qu'ils tâchèrent d'imprimer à l'éloquence sacrée , et
dont elle conserva toujours quelque empreinte , tant que les
chrétiens conservèrent la simplicité de leur foi et la pureté de
leurs moeurs. Qu'eût-elle fait de tout autre ornement ? Alors fl
n'y avoit parmi ceux qui se rassembloient dans les temples ni
des incrédules qu'il fallût convaincre , ni des hommes dépravés
qu'il fût utile d'épouvanter , ni des hommes délicats et superbes
dont il fût nécessaire de charmer les oreilles , pour
arriver plus sûrement à leur coeur : il n'y avoit que de vrais
fidèles. Alors aussi , on n'étoit pas réduit à chercher pour
une grande solennité l'orateur le plus distingué par ses succès ,
afin qu'il ajoutât par l'éclat de son éloquence à l'éclat de la
fête qu'on célébroit. La fête paroissoit toujours assez belle par
220 MERCURE DE FRANCE ,
les souvenirs qu'elle rappeloit ; et le pontife , quelquefois le
prêtre ordinaire , dont la voix connue interrompoit toutà-
coup les saints mystères pour faire entendre la parole
de Dieu , étoit toujours sûr de se faire écouter des chrétiens
, en leur développant , sans préparations et sans
recherches , quelqu'une de ces vérités dont leur coeur étoit,
pour ainsi dire, déjà rempli. Que sont devenus ces temps de
simplicité et de ferveur , temps heureux , où pour plaire , le
ministre de l'Evangile n'avoit besoin que de se montrer , ce
qu'il étoit en effet , le père de ses peuples , et le ministre du
Dieu qui les lui avoit confiés ?
Lorsque le christianisme eut étendu au loin son empire ;
lorsque la société des fidèles ne fut plus seulement une partie
du peuple , mais qu'elle fut devenue le peuple même , toutes
les nations , l'univers entier ; alors il lui arriva ce qui arrive
à toutes les sociétés qui s'agrandissent : ses liens se relâchèrent ,
son caractère s'affoiblit , ses moeurs s'altérèrent. Alors , comme
il fallut décorer les temples , pour captiver l'imagination de
cette multitude légère qui les remplissoit , il fallut , si j'ose
m'exprimer ainsi , décorer l'Evangile lui-même, pour qu'il ne
cessât pas de plaire aux chrétiens. Alors l'éloquence sacrée se
vit réduite à employer les ressourcesde l'éloquence humaine ,
et à couvrir de quelques ornemens ces vérités , non plus toujours
douces à entendre , non plus toujours consolantes , mais
quelquefois sévères et terribles , qu'elle étoit chargée d'annoncer.
Alors enfin , il fallut souvent que l'orateur chrétien se
fit pardonner à force de talent et d'esprit , de ne prêcher que
ces vérités , qui dans la bouche des premiers apôtres , seules
avoient suffi pour fixer l'attention des maîtres du monde , et
converti le monde lui-même.
Je ne puis qu'indiquer ici les divers changemens qu'éprouva
l'éloquence chrétienne dans ces temps de mauvais goût et de
faux bel esprit , qu'on a nommés les temps d'ignorance. Il est
certain qu'on se trompa d'abord, et qu'on s'agita long-temps
avant de trouver quels étoient les ornemens dont on pouvoit
la couvrir sans altérer sa noblesse primitive. Dans cette nuit
épaisse qui s'étendit sur deux ou trois siècles , quoique l'Evangile
n'ait pas cessé d'être annoncé , on trouveroit à peine un
de ses interprètes qui n'ait pas sacrifié au faux goût , et dont
les discours aient pleinement répondu à la dignité de son
ministère. Cependant , au milieu même de ces ténèbres , les
orateurs , ou du moins les auteurs chrétiens , sont encore àpeu-
près les seuls qui brillent de quelque éclat. Ce sont des
enfans déshérités , et autour desquels on ne voit plus rien de
de ce qui faisoit la grandeur de leurs pères; mais on sent qu'il
JANVIER 1807 . 221
n'en ont pas perdu tout souvenir ; et jusque dans la fausse
magnificence dont ils se parent , il est aisé de reconnoître les
restes de leur splendeur passée. Nous lisons dans l'Ecriture
Sainte , qu'avant la captivité de Babylone, les Juifs, au moment
de quitter leur patrie et leur temple , ensevelirent le feu sacré
dans une citerne , où ils ne trouvèrent à leur retour qu'une
eau bourbeuse; mais qu'ayant répandu de cette eau sur les
autels , elle s'y changea tout-à-coup en une flamme qui consuma
les victimes. Ainsi on peut dire que dans ce temps de
captivité ppoouurr les lettres , tout ce qui restoit dans le monde,
delumière et de goût , fut enseveli dans l'obscurité des écoles
ecclésiastiques , d'où il ne sortit pourtant que des ouvrages
médiocres , quelquefois même des ouvrages de mauvais goût;
mais ces ouvrages en ont ensuite fait naître d'autres qui ont
été des modèles. Le feu sacré paroissoit éteint , une eau
bourbeuse sembloit avoir pris sa place : tout-à-coup la flamme
a paru. Qui oseroit nier que les Bossuet, les Massillon , les
Bourdaloue , m'ont pas quelquefois profité des travaux de ceux
qui les ont précédés ? Ne sait-on pas que les ouvrages de mauvais
goût , c'est-à-dire , où les bonnes pensées sont ensevelies
sous une foule d'ornemens superflus, quelquefois même entre
beaucoup de pensées fausses , sont une mine abondante de
richesses pour ceux qui savent les y chercher , et surtout qui
savent les mettre en oeuvre ? Virgile trouvoit des perles dans
le fumier d'Ennius , et plus d'une fois nos Massillon n'ont
pas craint d'avouer qu'ils devoient à des orateurs bien inconnus
aujourd'hui leurs plus belles idées. Quoi qu'il en soit , on ne
pourra s'empêcher de convenir que l'éloquence chrétienne
fut la seule qui conserva toujours quelque trace de son éclat
primitif; que cet éclat lui-même ne s'affoiblit que lorsque
celui des arts et des lettres s'étoit tout-à-fait éteint; et qu'enfin
les orateurs chrétiensne cessèrent d'êtredes modèles que lorsque
les modèles en tout genre avoient entièrement disparu.
Et d'où partirent ensuite les premières leçons de bon goût ?
Sur quel point du vaste horizon , qui embrasse l'empire des
lettres , la lumière commença-t-elle à se montrer? Lorsque la
véritable éloquence sortit enfin de son long sommeil , n'est-ce
pas la voix des Bossuet , des Massillon et des Bourdaloue qui
fat la première à se faire entendre ? Et aujourd'hui même ,
quelle voix s'élève au-dessus de la leur ? Certes, après avoir
nommé de tels hommes, dont le nom est devenu en quelque
sorte celui de l'éloquence chrétienne elle - même , je puis
me dispenser de dire quel est le caractère qu'il convient
de lui donner aujourd'hui : sans doute il faut qu'encore maintenant
les orateurs chrétiens annoncent l'Evangile , les vérités
222 MERCURE DE FRANCE ,
de l'Evangile , rien que ces vérités ; sans doute ils doivent :
encore maintenant se nourrir de la lecture des SS. Pères ;
mais il faut qu'ils annoncent l'Evangile comme Massillon, il
faut qu'ils marchent comme Bossuet sur les traces des SS.
Pères : voilà les modèles qu'ils doivent imiter , ou eux-mêmes
ne serviront jamais de modèles.
Je n'ai pas l'intention de faire ici la censure d'aucun orateur
chrétien , et encore moins celle des diverses Eglises qui
se sont séparées de l'Eglise catholique. Mais il paroît que, sur:
ce point , les protestans ne pensent pas comme nous. La simplicité
qui règne dans leurs temples , semble avoir servi de
modèle à celle qui distingue les discours de leurs plus fameux
orateurs : on diroit qu'en renonçant à la pompe des cérémonies
, ils ont aussi voulu renoncer à celle de l'éloquence : its
ont enfin , je l'avoue , des prédicateurs estimables ; mais je ne
sais s'ils ont eu de vrais orateurs , et si les formes qu'ils ont
adoptées ne leur défendent pas toute espérance d'en avoir à
leur tour. Rendons-leur du moins justice , comme ils la rendent
eux-mêmes aux talens de nos Massillon et de nos Bourdaloue.
La lecture des sermons de Saurin , et je puis maintenant
dire de ceux de Hugues Blair , ne sauroit être inutile à
ceux qui se destinent au ministère de la parole. S'ils n'y
trouvent pas des modèles de haute éloquence , au moins ils
n'y prendront pas des leçons de mauvais goût , et ils y puiseront
cette instruction solide , sans laquelle il n'y a que peu
d'orateurs profanes et point d'orateurs chrétiens.
Examinons maintenant quel est le mérite particulier qui
distingue les sermens de Hugues Blair , et quels sont les défauts
qu'on peut y remarquer.
D'abord , il a cela de commun , ce me semble , avec tous
les bons prédicateurs des communions protestantes , que ses
expressions sont toujours naturelles , mais communes ; et que
son style est toujours simple , mais un peu froid. Point de
grands mouvemens, point de figures hardies , rien qui commande
l'admiration ; mais aussi rien qui appelle la critique :
il est difficile de le lire sans l'approuver ; mais on l'approuve
sans enthousiasme , et tout ce qui en reste après l'avoir lu,
c'est le plaisir de connoître un bon ouvrage de plus et beaucoup
d'estime pour son auteur . On croit pourtant sentir que
Hugues Blair auroit pu s'élever plus haut qu'il n'a fait , si
l'usage , ou quelque loi particulière qu'il s'étoit faite , n'avoit
contenu son talent : on sent du moins qu'il avoit entrevu
d'autres modèles que ceux qu'il s'étoit dit de suivre ; on va en
juger par le début de son premier sermon sur l'Union de la
Piété et de la Morale.
« Celui qui , du haut de sa gloire domine tous les trônes ,
JANVIER 1807 . 223
>> veille aussi d'un oeil attentif jusque sur la plus foible de ses
>> créatures. L'état le plus obscur, la simplicité du langage,
» l'ignorance même la plus profonde, ne rendent point indi-
>> gne de ses regards paternels. Pour le payer de ses bienfaits ,
>> ilne commande que l'obéissance et l'amour. L'ardente prière
>> implorant sa bonté du fond de la retraite la plus ignorée ,
>> a le pouvoir de s'élever jusqu'à lui ; et les dons que la mo-
>> deste charité répand en se couvrant d'un voile religieux ,
>> sont écrits dans les cieux. »
Onconviendra que le débutde cediscours rappelle le fameux
exorde deBossuet: Celui qui règne dans les cieux, et de qui releventtous
les empires, etc. Ce n'est plus, il est vrai, ni la même
magnificence des expressions , ni le même éclat des images ,
ce n'est plusBossuet , c'est à peine un orateur. Mais aussi la
lumière que répand Hugues Blair est plus douce, et par cela
même plus assortie , non pas tant peut-être à son goût particulier
qu'à l'usage de son Eglise. On diroit qu'en formant le
plandeson exorde, il s'est d'abord proposé l'aigle de Meaux
pourmodèle, etqu'ensuite il a évité avec affectation d'en imiter
le style. Car enfin , pourquoi s'en seroit-il autant éloigné :
l'idée qu'il avoit à exprimer n'étoit- elle pas également
belle ? Certes , je ne craindrois pas de dire qu'elle l'est encore
plus que celle qui nous frappe d'admiration au moment
que nous ouvrons le livre de Bossuet. Celui qui règne dans
les cieux ne paroît pas moins grand , lorsqu'ilfait la leçon
aux rois , que lorsqu'il accueille la prière du pauvre , et
qu'il veille d'un oeil attentif sur la plus foible de ses créatures.
Et à quoi nous menera cet exorde ? Elles sont belles les deux
idées que je viens de comparer : mais combien celle de Bossuet
est mieux placée au commencement d'un discours où il va
montrer la puissance humaine, d'abord dans tout son éclat , et
ensuite renversée par toutes les tempêtes qui peuvent s'élever
contre elle ! Où veut en venir Hugues Blair ? Qu'a de commun
le pouvoir de la prière avec l'Union de la Morale et de
laPiété?
Avantde traiter un pareil sujet , l'orateur auroit dû le mieux
examiner. Alors il auroit vu peut-être qu'en le traitant il se
réduisoit à la nécessité, ou de ne pas faire un discours chrétien,
ou de n'employer que des idées vagues. Il mesembleque
l'union de la morale et de la piété est si indispensable que
l'orateur chrétien ne doit point entreprendre d'en prouver la
nécessité. C'est une vérité de fait , qu'il n'y a point de véritable
morale sans religion: ce n'est ni dans l'Evangile , ni dans aucun
livre de l'Ecriture , c'est dans le monde qu'on en trouve la
preuve, et ce ne sont pas les SS. Pères qui le démontrent ,
1
224 MERCURE DE FRANCE ,
1
çe sont les actions de ceux quin'ont pas de piété. Je ne suisdonc
pas étonné que Hugues Blair voulant faire un discours chrétien
sur un pareil sujet, ait commencé par exposer une vérité
qui ne tend pas directement à son but; ce qui m'étonneroit ,
ceseroitque son discours ne fût pas entièrement rempli de
vérités et d'images pareilles .
J'endirois autant de son sermon sur les Avantages de l'ordre.
C'est encore la une de ces vérités du second rang, qui dépendent
des grandes vérités du Christianisme, et qu'il ne convient
peut-être pas dedévelopper avec ttrroopp de soin, du haut de la
chaire chrétienne. Il faut tout dire à ceux qui ne sont que
moralistes et philosophes : leursvérités n'ont point de base commune,
etil n'y a presque point de liens qui les réunissent. Mais
quand on a dit à des Chrétiens qu'il y a dans les cieux unjuge
éternel qui leur demandera compte un jour de l'emploi qu'ils
ont faitde tous les momens de leur vie, est-il bien nécessaire
de leur démontrer les avantages de l'ordre ? On sait du reste
que l'ordre est un des grands moyens d'économiser le temps :
ou si omme le sait pas , je ne crois pas qu'on parvienne jamais
à le démontrer dans un disconrs vraiment chrétien, et par des
preuves tirées de l'Evangile.
Cependant il faut être juste envers Hugues Blair : si son
éloquence n'est point assez chrétienne , assez évangélique , ce
n'est pas moins la véritable éloquence; et il fautavouer que souvent
elle ne manque ni de force , ni de chaleur. Qu'on en juge
par le passage suivant , qui est tiré de ce même discours sur
la nécessité d'unir la piété à la morale , dont j'ai déjà cité
l'exorde : « Le sentiment dujuste ou de l'injuste , les principes
>> de l'honneur , ou les mouvemens généreux de la bienfai-
>> sance , sont des barrières trop foibles pour résister au choc
>> redoublé des passions. Lorsque rien n'interrompt la tran-
>> quillité de la vie ces soutiens naturels des lois sociales
>> pourront peut-être lui suffire ; mais qu'il tremble au jour
>> de l'épreuve , et lorsque toutes les passions viendront
>> l'assaillir. Peut - être un malheur imprévu va l'accabler ;
>> peut - être un déchirement affreux , des bouleversemens
>> terribles vont bouleverser son coeur. Que leur opposera-
>> t- il ? Ah , c'est alors qu'il sentira la nécessité d'appeler la
>> Religion au secours de son impuissante vertu ! C'est alors
» que, privé de sa défense la plus sûre..... on le verra succom-
>> her sous le poids du malheur , ou s'abandonner sans réserve
» à l'ivresse des passions ! >>
Cela est biendit sans doute ; mais cela est-il bien nouveau?
C'est une question qu'on ne peut s'empêcher de faire , après
avoir lu ce passage; et il me semble qu'on ne la feroit pas ,
SI
JANVIER 1807 . 225
LA
SEINE
erreur
,
:
je veux dia
ont
traitnep
si l'orateur avoit prouvé une vérité chrétienne
une de celles que les Massillon et les Bourdaloue
traitées . C'est une grande de penser qu'en
sujets nouveaux , on trouvera l'occasion de dire des choses
nouvelles. A proprement parler , il n'y a rien de nouveau,et
cela même est une vérité rebattue ; mais ce qui aparit
toujours , c'est ce qui est grand et important par somenis
ce qui est fécond en conséquence , ce qui est d'un usage con
tinuel , ce sont les grandes vérités de la Religion , celles mane
qu'on annonce tous les jours dans nos temples.
On trouve encore dans l'un de ces deux volémés , un discours
sur le gouvernement des Coeurs , qui se trouve être
sur le gouvernement des Pensées . Cela fait honneur à Hugues
Blair , si cela prouve que ses pensées partoient toujours du
coeur ; malheureusement on ne peut s'empêcher de croire
qu'elles partoient quelquefois de son esprit : on voit évidemment
par les sujets qu'il a choisis qu'il a voulu briller , et
c'est l'esprit qui veut cela ; le coeur ne cherche qu'à se répandre.
Il faut donc lire ses sermons comme un ouvrage estimable
, propre à former fe goût; ensuite il faut relire Massillon
, Bossuet , Bourdaloue , traiter les mêmes sujets qu'eux,
et s'il se peut , aussi bien qu'eux.
GUAIRARD.
VARIÉTÉS:
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
POINT de nouveautés dramatiques cette semaine. La reprise
d Héraclius , et la rentrée de mademoiselle Raucourt dans le
rôle de Léontine , attirent la foule à la Comédie Française.
Le succès des Ricochets et des Due Gemelli , súr le
Théâtre de l'Impératrice , va toujours croissant.
-Le prix de poésie que l'Académie Française doit décernër
cette année , a été obtenu , dit-on , par M. Millevoye , l'accessit
par M. Victorin-Fabre . M. Brugnieres sera mentionné honorablement.
On se rappelle que les deux premiers ont eu le
même honneur l'année dernière.
On voit actuellement sur le quai des Orfevres , chez
M. Cheret , au Chariot d'or, une statue de la PAIX destinée
à être placée dans la salle du trône. Le siége sur lequel la
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
Déesse est assise , est de bronze avec des ornemens d'or moulu ,
et décoré des attributs des arts, du commerce et de l'agriculture.
La figure est assise et dans la proportion d'a-peu-près
sept pieds. Elle est d'argent; le dos de son vêtement est en
galon d'or fixé avec des clous d'argent ; les lacets de sa chaussure
sont également d'or, ainsi que la couronne d'épis de maïs
qui pare sa tête ; elle tient dans une main un caducée d'argent
doré, et dans l'autre une corne d'abondance de même matière.
Le modèle de cette figure a été donné par M. Chaudet.
-Des ouvriers , en fouillant la terre dans l'enclos de la
maison qu'occupe , à Saint-Germain, madame Campan , ont
trouvé , à 87 pieds de profondeur, un buste avec draperie. Il
seroit curieux , mais il est difficile de savoir comment ce buste
a pu se trouver placé à une telle profondeur. M. Visconti ,
antiquaire , membre de l'Institut , l'a visité , et se propose de
publier une dissertation à ce sujet.
-La Société de Médecine de Marseille a délibéré , dans
sa séance du 20 décembre , de proposer pour sujet d'un prix ,
consistant en une médaille d'or de la valeur de 300 francs ,
la question suivante :
« Déterminer le caractère de la maladie des accouchées ,
» qui a été décrite sous le nom de fièvre puerpérale : faire
>> connoître le traitement convenable aux types divers qu'elle
>> peut présenter. >>>
La Société desire que les Mémoires envoyés au concours,
soient basés sur l'expérience et l'observation , seuls flambeaux
qui puissent éclairer la théorie et la thérapeutique d'une maladie
dont la marche rapide et souvent insidieuse , peut tromper
la perspicacité du praticien le plus consommé .
Les Mémoires devront être remis , avant le 15 septembre
1807 : ce terme est de rigueur. Ils seront adressés , francs de
port , à M. Seux , secrétaire perpétuel , rue de Rome.
Ils pourront être écrits en latin ou en français.
-La Société de Médecine de Toulouse avoit proposé, l'année
dernière , pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle devoit
décerner dans sa séance du 10 novembre dernier , la question
suivante : « Déterminer quels sont les avantages et les in-
>> convéniens de la multiplicité des nomenclatures , relati-
> vement aux travaux des anatomistes , des physiologistes et
>> des nosographes. >> Des quatre Mémoires envoyés au corcours
, aucun n'a obtenu le prix entier ; cependant deux
ayant paru contenir des choses utiles , la Société a adjugé ,
à titre d'encouragement , une médaille d'or de 200 fr. au
Mémoire n° . 3 , qui s'est trouvé anonyme, et une autre médaille
en or de la valeur de 100 fr. au Mémoire n°. 4 , dont
JANVIER 1807 . 237
l'auteur est M. Senaux fils , docteur-médecin à Montpellier.
En récompensant ces auteurs , la Société nentend pas admettre
leurs opinions sur tous les points.
,
La Société propose pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle
distribuera dans sa séance publique de 1807 , la question suivante
: « Indiquer les plantes indigènes qui peuvent remplacer
>>> avec succès le kina CINCHONA OFFICINALIS LINN. , et ses
>> différentes espèces. » La Société invite les auteurs qui traiteront
cette question , à suivre le système et la nomenclature
de Linné. Elle desire moins une analyse chymique des principes
constitutifs des plantes succédanées du kina , qu'un
exposé clair et précis des faits et des observations qui constatent
l'efficacité de ces plantes dans la curation des fièvres
intermittentes pernicieuses , dont l'écorce du Pérou paroît ,
au moins jusqu'à présent , être le véritable spécifique. La
Société invite encore les concurrens à faire connoître , autant
qu'il sera possible , si les plantes dont ils parlent dans leurs Mémoires
possèdent , comme le kina une vertu anti-septique.
Les Mémoires envoyés pour ce concours , seront adressés ,
francs de port , à M. Tarbés , secrétaire général de la Société ,
avant le premier août de l'année 1807 .
-
,
La Société d'Amateurs des Sciences et des Arts de la
ville de Lille a arrêté que , dans sa séance publique du mois
d'août 1807 , elle accordera une médaille d'or de la valeur de
150 fr. à l'auteur du meilleur Mémoire sur le sujet suivant ;
« Le vinaigre de bierre que l'on fabrique dans les départe-
>> mens du Nord , retient toujours une matière muqueuse
» qui s'oppose à sa conservation. Indiquer un procédé éco-
>> nomique pour débarrasser le vinaigre de bierre des prir-
>>cipes étrangers qu il contient, et lui donner des qualités qui
>> le rapprochent du meilleur vinaigre de vin. >>
-En conséquence de l'intention manifestée par le fondateur,
la seconde Société de Teyler ( à Harlem ) propose la
question suivante :
« Quelle est la raison pour laquelle notre école de pein-
>> ture , dans le temps de sa plus grande splendeur , et même
>> encore à présent , a fourni si peu de maîtres dans le genre
>> historique; tandis qu'elle a excellé constamment dans tout
>> ce qui a rapport à la simple imitation de la nature , et
>> dans tout ceque peut offrir de difficile le cercle étroit de la
>> vie domestique? Quels sont les moyens de former de bous
>>peintres d'histoire dans ce pays ? >>
La Société promet une récompense de 400 florins à celui
qui, avant le 1er avril 1808 , aura fait parvenir la meilleure
réponse à cette question. Les Mémoires peuvent être écrits en
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
latin , français , anglais ou allemand; ils doivent être munis
d'unbillet cacheté , contenant le nom de l'auteur , et adressés
à la maison de la fondation de Teyler , à Harlem .
-Les Princes qui s'étoient chargés de la direction des spectacles
de Vienne ( Autriche ), se sont dégoûtés de leur administration
, et le baron de Braun ne veut plus la reprendre. Un
procès qui a suivi quelques démêlés, et dont on ne connoît
point encore l'issue , menace le public d'une disette de spectacles.
Les nouveautés ne sont point abondantes dans des
circonstances aussi fâcheuses. Cependant , on a joué sur le
Théâtre de la Cour , uuecomédie nouvelle qui a eu beaucoup
de succès. On continue à traduire , pour les théâtres de Vienne,
plusieurs opéra français. Gulistan a réussi par le poëme et la
musique. Le succès qu'ont eu sur les théâtres de cette capitale
de l'Autriche , plusieurs mélodrames de nos boulevards , ne
donnent point une bienbonne opinion du goût de ses habitans.
Mais ce jugement ne doit point être porté sans quelque modification.
La pièce de Monsieur Boite, que plusieurs journaux
allemands s'étoient empressés de vanter comme un chefd'oeuvre
dramatique , n'a eu que le succès qu'elle méritoit :
c'est une parodie du Bourru bienfaisant.
-Basilius , savant médecin grec , vient de publier , à Constantinople
, dans l' mprimerie patriarcale , un Epistolaire ou
collection de mod les de lettres pour se former au style épistolaire
en grec moderne. Il y a fait entrer plusieurs lettres
d'Alexaudre Maurocordato , ministre de la Porte , qui a eu
une si gr nde influence sur la guerre et la paix de 1655 et
et 1699. Ces lettres , qui sont les plus intéressantes du recueil ,
sont suivies de quelques autres de Nicolas Maurocordato , fils
du ministre, qui fut alternativement prince de la Valachie et
de la Moldavie. Cette collection est encore enrichie de quelques
notices sur des savans grecs , tels que Jacques Manas
d'Argos , Gerasimus , Dosithéus , patriarche de Jérusalem .
L'ouvrage entier forme un volume in-4°. de 340 pages.
- Les nouvelles qu'on a reçues , à Copenhague , de M. Giesecke
, sont très-satisfaisantes . Ce savant parcoure présentementl'Islande
pouryfaire des recherches géonoptiques et minéralogiques
; il a fait d'heureuses découvertes au pied du mont
Hécla , et dans l'intérieur du pays.
M. Klaproth , jeune homme très-versé dans la connoissances
des langues orientales , accompagnera l'Ambassadeur
Russe qui doit se rendre à Pékin. Il est probablement le seul
de tous les savans désignés pour faire partie de cette embassade
, qui remplira sa destination; il accompagnera l'Archimandrite
qui va renouveller la Mission grecque qui se trouve
àPékin.
JANVIER 1807 . 229
1
1
MODES du 25 janvier.
Les chapeaux parés ont moins de bord que jama's : quelques -uns sont
entourés d'une plume ronde , indépendante des trois plumes courtes , que
l'on voit sur le devant : d'autres sont ornés de cinq à six plum's frisées ,
qui se groupent au-dessus du front ; d'autres enfin admettent une
toufſe de fleurs sans feuilles , de roses , comme nous nous l'avons dit , ou
bien de tubéreuses , d'oeillet d'inde , de jacinthes , etc.
Pour les coiffures en cheveux , si l'on en excepte la fleur d'oranger ,
en guirlande , ce sont des perlés , au lieu de fleurs , que les coiffeurs
emploient , et spécialement des perles de corail. Dans l'intérieur du
chou de nattes , cette partie lisse qui demeuroit en réserve sur le derrière
de la tête , est maintenant occupée par des grains de corail ;
outre cela , du corail enfilé , se tortille dans les nattes , et des chapelets
de corail forment un double et triple bandeau à peu de distance dis
sourcils .
Point de rubans sur la table de travail des modistes. Un petit velours
épinglé , qu'elles coupent à la pièce , par bandes , leur en tient lieu . Ce
velours , marié avec du satin qui dépasse en façon de liserets , est assez
ordinairement blanc. Blanc sur blanc , ou gris-blanc et blanc mat , ravalisent
avec le rose et le bleu- pâle , qui continuent d'être à la mode .
NOUVELLES POLITIQUES,
Constantinople , 18 décembre .
Leconseil des ministres s'est assemblé hier , et la guerre à la Russie a
été déclarée. Lesulémas ont prononcé qu'elle étoit juste ; l'étendard du
prophète a été arboré. Tout le pays est en mouvement . Les pachas de la
Romélie ont recu l'ordre de porter toutes leurs troupes sur le Danube ,
Une armée s'avance de l'Asie , et suivra la même direction'; le grand visir
en prerdra le commandement , et marchera avec l'étendard sacré.
M. Italinski alloit être mis aux Sept- Tours ; l'ambassadeur franças , ben
Join d'imiser la conduite de ce mini tre . a été le premier à conseiller à la
Porte de le renvoyer hoorablement .
Dix vaisseaux de ligne sont en armement. La presse a été faite , et elle
a produit beaucoup de marins
Les deux vaisseaux anglais sont encore devant Constantinople ; le mini-
tre d' ngleterre paroît n'avoir pas d'instruction pour une circonstance
aussi inopidée.
C'est l'insultanse proclamation du général Michelson quí a excité dans
tout l'Empire ce mouvement général . Plutôt , disent les Tures , périr le
cangiar à la main , et l'étendard du prophète sous les yeux, que de souffrir
de tels Cutrages .
Le patriarche, homme vénérable , et qui a une très-grande influence
et les princes Cllenacht et Suzza, oct fait connoître à la populatio
grecu , ar une proclamation , les malheurs incalculables qui viendroient
la frapper si elle ne terancit l'oreille aux perfides insinuations des agens
russes . Victime tour-a-tour des armées russes , des armées turques , et
3
230 MERCURE DE FRANCE ,
peut-être de que qu'autre puissance , le pays seroit dévasté pour un siècle ;
car enfin le braves ne sont pas morts en Europe, et l'on ne souffrira pas
que le vaste empire qui appuię ses confins à la Chine règne encore sur le
Bosphore. Les Turcs seront peut-être battus ; mais ils finiront par être
vainqueurs . Ils auront pour eux notre puissant allié. C'est sur lui que
repose notre conbance. Il ne souffrira pas que ses ennemis les plus acharnés
, que les peuples qu'il a déjà vaincus , viennent détruire le plus ancien
et le plus nécessaire de ses ami . Dejà son camp est sur la Vistule ; déja les
Rus es qui sont en résence de nos troupes , expriment assez la terreur
qu'il leur inspire. Nos ennemis seront confondus , et notre empire sortira
de cet e lutte retrempé et réassis sur ses a'liances naturelles .
Silistria, 23 décembre .
La Bulgarie est traversée en tout sens par de nombreux détachemens
tures qui se dirigents or Rotschuk. L'avan de Rosgratz , cenx de Bourgas ,
de Schumlay , et ceux de tous les pays voisins , ont mis des troupes en
marche. Le mouvement est général . Layan de Roschus fait reparer les
fortific tions de la ville, quis le principal point du rendez-vous de
Parmée . Un grand nombre d'habitans , et des familles entières , se re tirent
de la Valachie , et emportent leurs effets pour les mettre en sûreté sur
P'autre rive du Danube. Mustapa Byractar mostre beaucoup de rislution
et d'activité. Il reçit à Rot-chus des familles fugitives , et ne
paroît pas craindre que les Russes passent le Danube , dont la rive méridionale
se garnit de troupes.
Widdin , 24 décembre.
Le plus grand zèle se manifeste sur toute notre frontière pour la défense
du pays . Passwan-Ogl u a déjà rassemblé ich des troupes nombreuses . On
répare avec activité les fortifications de Sistow et de Nipa. Oo vint
d'apprendre que les Serviens ont fait hier une incurion dans un village ,
et qu ils en ont enlevé une vingtaine d'hommes.
Naples , 12 janvier.
Le maréchal Massena est parti , hier , dans la soirée ,
pour se rendre à Paris. Il emmène avec lui toute sa suite .
Le sénat de cette ville , voulant reconnoître les services
signalés que ce général a rendus au royaume , lui a offert
un collier de la valeur de 16,000 ducats .
Francfort , 25 janvier.
On écrit de Berlin , le 20 janvier , que le quartier-général
de la Grande-Armée française est toujours à Varsovie. On croit
qué l'Empereur Napoléon ne quittera cette ville que lorsque
tout ce qui concerne les cantonnemens de l'armée aura été
définitivement réglé. Le major-général prince Alexandre de
Neuchâtel , sera , dit- on , chargé du commandement en chef
pendant l'absence de S. M.
Vienne , 14 janvier .
La régence provinciale vient d'émettre la circulaire suivante
:
« S. M. l'empereur et roi a daigné déclarer que le jour de
son retour parmi les habitans de Vienne, il y a un an , est
JANVIER 1807 . 231
trop profondément gravé dans sa mémoire pour qu'elle le
laisse passer sans donner des marques extérieures de ses sentimens.
Il y aura en conséquence, le 16 de ce mois , cette année
et à l'avenir , une fête en actions de graces dans l'église métropolitaine
de Saint- Etienne , à laquelle S. M. assistera . Les
fidèles Etats de la Basse-Autriche et la loyale bourgeoisie de
la ville de Vienne , prendront part à cette solennité , à laquelle
est aussi réunie pour l'avenir la fête de la Levée générale , qui
a eu lieu l'année dernière le 17 avril. »
S. A. I l'archiduc-grand-duc de Wurtzbourg est attendu
incessamment à Vienne.
L'armée autrichienne est actuellement composée de 8 régimens
de cuirassiers , 6 de dragons , 6 de chevau-légers , 12 de
hussards , 3 de hulans , 63 régimens d'infanterie de ligne,
18 régimens frontières , I régiment de chasseurs , 4 régimens
d'artillerie , et de divers corps de sapeurs , bombardiers, pontonniers
, etc. Tous les corps sont complets depuis que les
prisonniers revenus de France ont été renvoyés à leurs régimens
respectifs.
Pultusk , 8 janvier.
L'EMPEREUR a passé trois jours ici , après la bataille de
Golymin ; le quartier-général étoit au palais épiscopal. La
ville de Pultusk est agréablement située , et forme amphithéâtre
sur la rive droite de la Narew. Avant le dernier partage
de la Pologne , l'évêque de Plock étoit prince souverain
de Pultusk. Le roi de Prusse s'est emparé des propriétés et
des revenus de l'évêque , en lui assignant une pension. Ce
prélat réside ici , et conserve le titre de prince , mais seulement
par courtoisie.
On sera peut-être étonné en France que Kaminski , général
en chef des Russes , n'ait point paru dans les combats qui ont
eu lieu jusqu'à présent ; mais l'étonnement cessera quand on
saura que ce vieillard de 70 ans peut à peine porter sa tête , et
qu'il n'a été envoyé à l'armée avec un grand titre , que pour
obvier aux malheurs qui pouvoient résulter de l'active jalousie
qui règne entre les généraux Benigsen et Buxhowen. Kamenski
est hors d'état de supporter les fatigues du commandement ,
et l'on craint même que sa raison ne souffre des efforts qu'il
a faits pour paroître commander. Il étoit parti pour Ostrolenka
la veille de la grande affaire : Benigsen n'a pas manqué l'occasion
de se vanter d'avoir commandé seul ; il n'a pas oublié
non plus de jeter des soupçons sur le général Buxhowden qui
le lui rendra bien à la première occasion; car ces deux hommes
se détestent cordialement.
Dans notre route pour arriver ici , nous n'avons rencontré
232 MERCURE DE FRANCE ,
:
que canons et équipages russes abandonnés ; les généraux ont
laissé leurs voitures aux premiers qui ont voulu s'en saisir.
Dans le bois en avant de Pultusk , tout est parsemé de morts ,
et l'on va employer les prisonniers à ensevelir leurs concitoyens.
On amène chaque jour des prisonniers faits sur l'autre
bord de la Narevy : les régimens s'enfuient , laissant leur bagage
et leurs malades en arrière ; mais malheureusement la
saison est un obstacle insurmontable. Pour avancer, il faut un
terrain , et il n'y en a point ici ; le pied enfonce où on le pose ,
et nos canons se perdroient dans la boue.
Les vivres sont rares , quoique la Gallicie soit ouverte aux
deux puissances belligérantes pour les objets qu'elles veulent
y faire acheter ; mais les Russes ont dévasté tout le pays qu'ils
ont occupé. Ils avoient promis de payer comptant , ils n'ont
donné que des bons ; et comme ces bons sont écrits en langue
russe , langue qu'on ne connoît pas dans la Pologne prussienne
, on peut aisément deviner l'abus qu'ils en ont fait.
Le froid , que nous avons tant desiré , ne vient de temps
àautre que pour nous donner de nouveaux regrets , et nous
faire éprouver des contrariétés. Dans la nuit d'avant-hier , nos
ponts sur la Vistule , le Bug et la Narew ont été dérangés
par les glaçons ; de sorte que nous sommes en ce moment sans
aucun renseignement positif sur le dernier lieu que les Russes
auront choisi pour leur retraite.
PARIS , vendredi 30 janvier.
Sa Majesté l'Impératrice arrivera demain à Paris .
-La frégate de S. M. la Thet's s'est emparée, le 15 décembre,
de la corvette anglaise le Metley , de 18 canons et
100 hommes d'équipage , et la conduite à l'a Guadeloupe.
Le 19 du même mois, cette frégate est partie des Antilles
avec le brick le Lynx , et est arrivée en France le 16 janvier.
Elle a rapporté les nouvelles les plus satisfaisantes sur la Martinique
et la Guadeloupe. Le corsaire le Glaneur , de Saint-
Malo , a amené à l'Isle-d'Aix , le 20 de ce mois , une prise
anglaise du port de 400 tonneaux , venant d'Antigues , et
chargée de denrées coloniales. Le brick anglais l'Unité , du
port de 200 tonneaux , et l'Entreprise , de Londres , de 260
tonneaux , chargés de denrées coloniales , venant de Surinam ,
ont été pris par le corsaire le Général Pérignon , et conduits
à Péros le 18 de ce mois, ainsi que le brick le Richard , de
180 tonneaux , chargé de coton , pris par la Constance .
(Moniteur. )
JANVIER 1807 .
233
- Le 15 janvier, on a ressenti à Bayonne et dans les environs
une secousse de tremblement de terre , dont la direction
étoit du sud-ouest au nord-est.
-Un détachement de prisonniers de différens corps prussiens
ayant pris , à Nancy , du service dans les armées françaises
, est passé à Tours le 27 janvier , se dirigeant sur
Rennes. Suivant le rapport des soldats , un nouveau détachement
de 200 hommes doit les suivre à peu de jours de distnce.
-
Des lettres de New-Yorck , du 21 novembre , portent
que l'expédition de Miranda est totalement manquée ; il s'est
sauvé avec deux de ses compagnons seulement. Tous ceux qui
avoient débarqué ont été pris , pendus ou fusillés. Les Espagnols
qui étoient du parti de Miranda ont été écartelés .
XLIX . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie, le 8 janvier 1807 .
Breslau s'est rendu . On n'a pas encore la capitulation au
quartier-général. On n'a pas non plus l'état des magasins de
subsistances , d'habillement et d'artillerie. On sait cependant
qu'ils sont très - considérables. Le prince Jérôme a dû faire
son entrée dans la place. Il va assiéger Brieg , Schweidnitz et
Kosel.
Le général Victor , commandant le 10º corps d'armée ,
s'est mis en marche pour aller faire le siége de Colberg et de
Dantzich , et prendre ces places pendant le reste de l'hiver.
M. de Zastrow , aide-de-camp du roi de Prusse , homme
sage et modéré , qui avoit signé l'armistice que son maître
n'a pas ratifié , a cependant été chargé , à son arrivée à Koenigsberg
, du portefeuille des affaires étrangères .
Notre cavalerie légère n'est pas loin de Kænigsberg.
L'armée russe continue son mouvement sur Grodno . On
apprend que dans les dernières affaires elle a eu un grand
nombre de généraux tués et blessés . Elle montre assez de
mécontentement contre l'empereur de Russie et la cour. Les
soldats disent que si l'on avoit jugé leur armée assez forte
pour se mesurer avec avantage contre les Français , l'empereur
, sa garde , la garnison de Pétersbourg et les généraux de
la cour auroient été conduits à l'armée par cette même sécurité
qui les y mena l'année dernière; que si au contraire les
évènemens d'Austerlitz et ceux d'Jena ont fait penser que les
Russes ne pouvoient pas obtenir des succès contre l'armée
française , il ne falloit pas les engager dans une lutte inégale .
Ils disent aussi : L'empereur Alexandre a compromis notre
gloire. Nous avions toujours étévainqueurs , nous avions établi
234 MERCURE DE FRANCE ,
et partagé l'opinion que nous étions invincibles. Les choses
sont bien changées. Depuis deux ans on nous fait promener,
des frontières de la Pologne en Autriche , du Dniester à la
Vistule , et tomber partout dans les pièges de l'ennemi. Il est
difficile de ne pas s'apercevoir que tout cela est mal dirigé.
Le général Michelson est toujours en Moldavie. On n'a pas
de nouvelles qu'il se soit porté contre l'armée turque qui
occupe Bucharest et la Valachie. Les faits d'armes de cette
guerre sebornentjusqu'à présent à l'investissement de Choczim
et de Bender. De grands mouvemens ont lieu dans toute la
Turquie pour repousser une aussi injuste agression .
Le général baron de Vincent est arrivé de Vienne à Varsovie
, porteur de lettres de l'empereur d'Autriche pour
l'Empereur Napoléon .
Il étoit tombé beaucoup de neige , et il avoit gelé pendant
trois jours. L'usage des traîneaux avoit donné une grande
rapidité aux communications ; mais le dégel vient de recommencer.
Les Polonais prétendent qu'un pareil hiver est sans
exemple dans ce pays-ci. La température est effectivement
plus douce qu'elle ne l'est ordinairement à Paris dans cette
saison.
L BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 13 janvier 1807 .
Les troupes françaises ont trouvé à Ostrolenka quelques
malades russes que l'ennemi n'avoit pu transporter. Indépendamment
des pertes de l'armée russe en tués et en blessés,
elle en éprouve encore de très-considérables par les maladies
qui se multiplient chaque jour. La plus grande désunion s'est
établie entreles généraux Kaminski, Benigsen etBuxhowden.
Tout le territoire de la Pologne prussienne se trouve actuellement
évacué par l'ennemi.
Le roi de Prusse a quitté Koenigsberg et s'est réfugié à
Memel.
La Vistule , la Narew et le Bug avoient , pendant quelques
jours , charrié des glaçons ; mais le temps s'est ensuiteradouci,
ettoutannonceque l'hiver sera moins rude à Varsovie qu'il
ne l'est ordinairement à Paris.
Le 8 janvier, la garnison de Breslau , forte de 5500 h. ,
a défilé devant le prince Jérôme. La ville a beaucoup souffert .
Dès les premiers momens où elle a été investie , le gouverneur
prussien avoit fait brûler ses trois faubourgs. La place ayant
été assiégée en règle , on étoit déjà à la brêche lorsqu'elle s'est
rendue. Les Bavarois et les Wurtembergeois se sont distingués
par leur intelligence et leur bravoure. Le prince Jérôme
(
JANVIER 1807 . 235
investit dans ce moment , et assiège à la fois toutes les autres
places de la Silésie. Il est probable qu'elles ne feront pas une
longue résistance.
Le corps de 10,000 hommes que le prince de Pless avoit
composé de tout ce qui étoit dans les garnisons des places , a
été mis en pièces dans les combats du 29 et du 30 décembre.
Le général Montbrun , avec la cavalerie wurtembergeoise ,
fut à la rencontre du prince de Pless vers Ohlau , qu'il occupa
le 28 au soir. Le lendemain, à cinq heures du matin , le prince
de Pless le fit attaquer. Le général Montbrun , profitant d'une
position défavorable où se trouvoit l'infanterie ennemie , fit
un mouvement sur sa gauche , la tourna , lui tua beaucoup
de monde , et lui prit 700 hommes , 4 pièces de canon et
beaucoup de chevaux.
Cependant les principales forces du prince de Pless étoient
derrière la Neisse , où il les avoit rassemblées après le combat
de Strehlen. Parti de Schurgaft et marchant jour et nuit , il
s'avança jusqu'au bivouac de la brigade wurtembergeoise placée
en arrière de d'Hubé sous Breslau. Ahuit heures du matin ,
il attaqua avec govo hommes le village de Grietern occupé
par deux bataillons d'infanterie et par les chevau-légers de
Linange, sous les ordres de l'adjudant-commandant Duveyrier
; mais il fut reçu vigoureusement et forcé à une retraite
précipitée. Les généraux Montbrun et Minucci qui revenoient
d'Ohlau , eurent aussitôt l'ordre de marcher sur Schweidnitz
pour couper la retraite à l'ennemi. Mais le prince de Pless
s'empressa de disperser toutes ses troupes et les fit rentrer par
détachemens dans les places, en abandonnant dans sa fuite
une partie de son artillerie , beaucoup de bagages et de chevaux.
Il a deplus perdu dans cette affaire beaucoup d'hommes
tués et 800 prisonniers.
S. M. a ordonné de témoigner sa satisfaction aux troupes
bavaroises et wurtembergeoises.
Le maréchal Mortier entre dans la Poméranie suédoise.
Des lettres arrivées de Bucharest donnent des détails sur les
préparatifs de guerre de Barayctar et du pacha de Widin. Au
20 décembre , l'avant - garde de l'armée turque , forte de
15,000 hommes , étoit sur les frontières de la Valachie et de
laMoldavie. Le prince d'Olgoroucki s'y trouvoit aussi avec ses
troupes. Ainsi l'on étoit en présence. En passant à Bucharest ,
les officiers turcs paroissoient fort animés; ils disoient à un
officier français qui se trouvoit dans cette ville : « Les Français
>> verront de quoi nous sommes capables. Nous formons la
>>droite de l'armée de Pologne ; nous nous montrerons dignes
>> d'être loués par l'Empereur Napoléon. »
236 MERCURE DE FRANCE,
Tout est en mouvement dans ce vaste Empire ; les scheiks
et les ulhemas donnent l'impulsión , et tout le monde court
aux armes pour repousssseerr la plus injuste des agressions.
M. Italinski n'a évité jusqu'à présent d'être mis aux Sept-
Tours , qu'en promettant qu'au retour de son courrier les
Russes auroient l'ordre d'abandonner la Moldavie , et de
rendre Choczim et Bender. Les Serviens , que les Russes ne
désavouent plus pour alliés , se sont emparés d'une île du
Danube qui appartient à l'Autriche , et d'où ils canonnent
Belgrade. Le gouvernement autrichien a ordonné de la
reprendre.
L'Autriche et la France sont également intéressées à ne pas
voir la Moldavie , la Valachie , la Servie , la Grèce , la
Romélie , la Natolie , devenir le jouet de l'ambition des
Moscovites.
L'intérêt de l'Angleterre dans cette contestation , est au
moins aussi évident que celui de la France et de l'Autriche ;
mais le reconnoîtra-t-elle ? Imposera-t-elle silence à la haine
qui dirige son cabinet ? Ecoutera-t-elle les leçons de la politique
et de l'expérience ? Si elle ferme les yeux sur l'avenir ,
si ellene vit qu'au jour le jour , si ellen écoute que sa jalousie
contre la France, elle déclarera peut-être la guerre à la Porte ,
elle se fera l'auxiliaire de l'insatiable ambition des Russes , elle
creusera elle-même un abyme dont elle ne reconnoîtra la
profondeur qu'en ytombant.
LI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Varsovie , le 14 janvier 1807 .
Le 29 décembre , la dépêche ci-jointe du général Benigsen
parvint à Kænigsberg , au roi de Prusse. Elle fut sur-lechamp
publiée et placardée dans toute la ville , où elle excita
les transports de la plus vive joie. Le roi reçut publiquement
des complimens ; mais le 31 au soir, on apprit par des officiers
prussiens et par d'autres relations du pays , le véritable état
des choses. La tristesse et la consternation furent alors d'autant
plus grandes , qu'on s'étoit plus entièrement abandonné à
l'alégresse . On songea dès lors à évacuer Kænigsberg , et l'on
en fit sur-le-champ tous les préparatifs. Le trésor et les effets
les plus précieux furent aussitôt dirigés sur Memel. La reine ,
qui étoit assez malade , s'embarqua le 3 janvier pour cette ville.
Le roi partit le 6 pour s'y rendre. Les débris de la division du
général Lestocq se replièrent aussi sur cette place , en laissant
àKoenigsberg deux bataillons , et une compagnie d'invalides,
JANVIER 1807. 237
Le ministère du roi de Prusse est composé de la manière
suivante :
M. le général de Zastrow est nommé ministre des affaires
étrangères ; M. le général Ruchel , encore malade de la blessure
qu'il a reçue à la bataille d'Jena , est nommé ministre de
la guerre ; M. le président de Sagebarthe est nommé ministre
de l'intérieur.
Voici en quoi consistent maintenant les forces de la monarchie
prussienne :
Le roi est accompagné par 1500o hommes de troupes , tant
à pied qu'à cheval . Le général Lestocq a , à- peu-près , 5000
hommes, y compris les deux bataillons laissés à Koenigsberg
avec la compagnie d'invalides. Le lieutenant-général Hamberger
commande à Dantzick , où il a 6000 hommes de garnison.
Les habitans ont été désarmés ; on leur a intimé qu'en
cas d'alerte , les troupes feront feu sur tous ceux qui sortiront
de leurs maisons. Le général Gutadon commande à Colberg
avec 1800 hommes. Le lieutenant-général Courbière est à
Graudentz avec 3000 hommes. Les troupes françaises sont en
mouvement pour cerner et assiéger ces places. Un certain
nombre de recrues que le roi de Prusse avoit fait réunir , et
qui n'étoient ni habillés ni armés , ont été licenciés , parce
qu'il n'y avoit plus de moyens de les contenir. Deux ou trois
officiers anglais étoient à Koenigsberg , et faisoient espérer
l'arrivée d'une armée anglaise. Le prince de Plessa en Silésie
12 ou 15,000 hommes enfermés dans les places de Brieg ,
Neisse , Schweidnitz et Kossel , que le prince Jérôme a fait
investir.
Nous ne dirons rien de la ridicule dépêche du général
Benigsen; nous remarquerons seulementqu'elle paroît contenir
quelque chose d'inconcevable. Ce général semble accuser son
collègue le général Buxhowden; il dit qu'il étoit à Makow.
Comment pouvoit-il ignorer que le général Buxhowden étoit
allé jusqu'à Golymin où il avoit été battu ? Il prétend avoir
remporté une victoire , et cependant il étoit en pleine retraite
à dix heures du soir ; et cette retraite fut si précipitée , qu'il
abandonna ses blessés. Qu'il nous montre une seule pièce de
canon , un seul drapeau français , un seul prisonnier, hormis
douze ou quinze hommes isolés qui peuvent avoir été pris par
les Cosaques sur les derrières de l'armée, tandis que nous pouvons
lui montrer 6000 prisonniers , deux drapeaux qu'il a
perdus près de Pultusk , et 500o blessés qu'il a abandonnés
dans sa fuite. Il dit encore qu'il a eu contre lui le grand-duc
deBerg et le maréchal Davoust, tandis qu'il n'a eu affaire
238. MERCURE DE FRANCE ,
e
qu'à la division Suchet , du corps du maréchal Lannes ; le
17 régiment d'infanterie légère , le 34º de ligne , le 64° et
le 88°, sont les seuls régimens qui se soient battus contre lui.
Il faut qu'il ait bien peu réfléchi sur 1. position de Pultusk
pour supposer que les Français vouloient s'emparer de cette
ville. Elle est dominée à portée de pistolet.
Si le général Buxhowden a fait , de son côté , une relation
aussi véridique du combat de Golymin , il deviendra évident
que l'armée française a été battue , et que par suite de sa défaite
, elle s'est emparée de 100 pièces de canon et de 1600
voitures de bagages , de tous les hôpitaux de l'armée russe ,
de tous ses blessés , et des importantes positions de Sieroch
de Pultusk , d'Ostrolenka , et qu'elle a obligé l'ennemi à
reculer de 80 lieues.
,
Quant à l'induction que le général Benigsen veut tirer de
ce qu'il n'a pas été poursuivi , il suffira d'observer qu'on se
seroit bien gardé de le poursuivre , puisqu'il étoit débordé de
deux journées ,et que, sans les mauvais chemins qui ont
empêché le maréchal Soult de suivre ce mouvement , le
général russe auroit trouvé les Français à Ostrolenka.
Il ne reste plus qu'à chercher quel peut être le but d'une
pareille relation. Il est le même , sans doute , que celui que
se proposoient les Russes dans les relations qu'ils ont faites de
labataille d'Austerlitz ? Il est le même, sans doute, que celui
des ukases par lesquels l'empereur Alexandre refusoit la
grande décoration de l'ordre de Saint-Georges , parce que ,
disoit-il , il n'avoit pas commandé à cette bataille , et acceptoit
la petite décoration pour les succès qu'il y avoit obtenus ,
quoique sous le commandement de l'empereur d'Autriche .
Il y a cependant un point de vue sous lequel la relation du
général Benigsen peut être justifiée. Ona craint sans doute
l'effet de la vérité dans les pays de la Pologne prussienne et
de la Pologne russe que l'ennemi avoit à traverser , si elle y
étoit parvenue avant qu'il eût pu mettre ses hôpitaux et ses
détachemens isolés à l'abri de toute insulte.
Ces relations , aussi évidemment ridicules , peuvent avoir
encore pour les Russes l'avantage de retarder de quelques jours
l'élan que des récits fidèles donneroient aux Turcs; et il est des
circonstances où quelques jours sont un délai d'une certaine
importance. Cependant l'expérience a prouvé que toutes ces
Juses vont contre leur but ; et qu'en toutes choses, la simplicité
et la vérité sont les meilleurs moyens de politique.
JANVIER 1807 . 2.39
Copie d'une dépéche du général russe Benigsen.
J'ai le bonheur de mander à V. M. R. , que l'ennemi m'a attaqué hier
avant midi , près de Pultusk , et que j'ai réussi à le repousser sur tous
les points. Sa première grande attaque , commandée parde général Suchet,
ayant 15,000 hommes , fut di isée sur mon aile gauche contre louvrage
avancé de Gurka , afin de se rendre maître de la ville, je n'avois
que5,000 hommes sous les ordres du général Baggouwut , à lui opposer ,
qui se défendit avec beaucoup de bravoure, jusqu'à ce que je lui aie
envoyé trois bataillons de la réserve à son secours ; et à la fin , je détachai
le général Ostermann Tolstoy , avec trois autres bataillons sur son
même point , ce qui fut c use quel'ennemi fut totalement hattu sur son
aile droite. La seconde attaque de l'ennemi , qui étoit aussi vive , fut dirgée
sur mon flanc droit , où se trouvoit le général Burkley de Tolly , avec
l'avant-garde : cette aile étoit sur la route de Stegozio , appuyé contre
un buisson , dans lequel j'avois placé une batterie masquée. Malgré cette
disposition , l'ennemi fit mine de vouloir me tourner par le flane , ce qui
me détermina à faire un changement de front en arrière à droite avec
toute ma ligne. Ce mouvement réussit complètement. Après avoir ren
forcé le général Barkley de Tolly de trois bataillons , dix escadrons et
d'une batterie d'artillerie , l'ennemi fut délogé du bois et battu complètement
, après quoi il commença sa retraite .
L'attaque commença à 11 heures du matin et dura jusqu'à la nuit close,
D'après les rapports de tous les prisonniers, le prince Murat , Davoust
et Lannes , ont commandé contre moi ; de manière que j'ai eu à combattre
une armée de plus de 50,000 hommes.
Toutes mes troupes se sont battues avec la plus grande bravoure. Les
généraux suivans se sont particulièrement distingués : les généraux Ostermann
, Tolstoy , Barkley de Tolly , le prince Dolgorouki , Baggouwut,
Summow et Gondorff dans la cavalerie ; le général Kosin , le colonel de
Zégulin a chargé avec le régiment des Tartares polonais de Kochowski
sur l'aile gauche de l'ennemi , et lui a fait l eaucoup de mal. Le colonel
de Knorring, avec son régiment de Tartares , a presqu'entièrement
détruit un régiment de chasseurs à cheval , et le régiment de cuirassiers
de l'empereur a attaqué une colonne d infanterie , et l'a repoussée dans
le plus grand désordre.
de
Le maréchal Kamenskoi partit le 14 ( 26 ) ,le matin , avant l'attaque
de Pultusk pour Ostrolenka, et me remit le commandement général ;
sorte que j'ai été assez heureux pour commander seul pendant
toute l'affaire , et pour battre l'ennemi. Je regrette que le secours tant
desiré du général Buxhowden ne soit point rrivé à temps , quoiqu'il ne
fût éloigné de moi que de deux milles dan la position de Makow, et qu'il
eût fait halte à moitié chemin , pour être en état de contribuer aux avantages
de ma victoire ; je regrette aussi que le manque absolu de vivres et
defourrages m'ait forcé à rétrograder avec tout mon corps jusqu'a Rozan,
pour réunir sur mes derrières quelques provisions . Ce qui prouve combien
Pennemi doit avoir été battu , c'est qu'il n'a pas même inquietémon arrièregarde
pendant ma marche rétrograde .
Je fais passer le présent rapport à V. M. R. par le capitaine Wranges
qui a été à mes côtés pendant toute l'affaire , et qui pourra transmettre
à V. M. tous les autres détails relatifs à cette affaire .
Rozan, le 15 ( 27 ) décembre 1806.
Signé BENIGSEN.
240 MERCURE DE FRANCE ,
Copie d'une lettre écrite à M. le prince de Bénévent , ministre
des relations extérieures , par le chancelier du
consulat de France à Bucharest.
Monseigneur ,
Bucharest , le 13 décembre 1806.
Les troupes ruses , commandées par leprince Dolgorouki , ont arrêté
àYassi , et enyové en Russie , M. le consul-général Reinhard et toute sa
mission. Les détails de cette acte de violence sont aussi inouis que barbaress
Le prince Dolgorouki , après avoir fait arracher les armes impériales , a
sommé M. Reinhard de quitter son poste , et lui a donné un passeport
pour se rendre sur les frontières de l'Autriche . M. Reinhard part ; il
n'est qu'à une liene de Yassy , qu'une bande de Cosaques l'entoure , le
saist d'une manière indigne , et le couduit en Russi . Ce trait done
basse trehison , a révolté tout le monde. Les Russes mêmes sont indignés ,
et ne l'attribuent qu'au prince Dolgorouki ; il est indigne d'une nation
civilisée qui entre sur le territoire du grand- seigneur en proclamant des
intentions pac fiques.
Moustapha-Balayetar fit de grands préparatifs . Il jure qu'il mettra
toutes ses forces sur pied pour résister aux Russes . Son colonel , qui commande
à Bucharest , veille jour et nuit à la tranquillité et à la sûreté publiques.
Il a posté des soldats à toutes les portes de la ville, et a soleunellement
déclaté que le premier boyard qui en sortioit , perdroit la tête .
Le pacha d'Ibraïl est à la tête de vingt-cing mille hommes qu'il a réunis
aux forces de Moustapha Barayctar.
Je suis avec respect , etc. Signé LEDOULX.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI 24. - Ср . 0% c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 500 400 300
400 350 400 ot . ooc ooc ooc 000 000.000 . oocooc oof ooс оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. goc ooo ooc orc
Act. de la Banque de Fr. 123 f 1236f. 2 c. j . durer janv. oooc ooof ooe
DU LUNDI 20. - C pour oro c. J. du 22 sept. 1806. 76f 250 200 1OC
20C. 25C TOC 150 000 ooc . oo oo0 000 000.000 000 ooc ooc .
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 700 0 с.оосоос
Act. de la Banque de Fr. 1235f 7 ' c'j . du er janv. ooc. oooof. oo of
DU MARDI 27 Cp. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 70c 756. 800
goc 7. c Soc 700 45c. 400 450 50c. oooococooc oof of ope
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 73f. 73f. 100 0ос 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. oooof j . du 1erjanv. ooc ooc ooo f. coc
DU MERCREDI 28. - Ср . оо c . J. du 22 sept . 1806 , 75f. 700 600 650
600 700 700 7001 000 00000c occ . ooc of ooc. oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f toc . oof. ooc ooc ooc 000
Act. de la Banque de Fr. 1232f5 cj . du er janv.oocoooofooef
DU JEUDI 29.-Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 75f 50c oc boc 650-6. с
65с бос оос ос оос оос 000 000 000 000 000 000 000 000 000 сос оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 50c oof, ooo oo ooo oofooc
Act. de la Banque de Fr. cooof. ooc oooof. ooc j . du 1er janv. oooofove
DU VENDREDI 30. - Cp . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 73f6 c 70c Co.
90c 76f goc ooc Coc 000 000 000 000 000 000 00c oofooc ooc
Igem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof cof ooc. oof oocooc
Aet. de la Banque de Fr. oooof oocj . du 1er janv. oooof
(N°. CCXC.)
19
(SAMEDI 7 FÉVRIER 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
DEPT
D
5.
cen
POÉSIE...
LE STRATAGÉME DE L'AMOUR ,
ODE ANACRÉONTIQUE.
PALE encor de la blessure
Qu'avoit faite dans mon sein
Thémire et l'enfant parjure
Qui lui conduisoit la main.
J'errois comme la génisse
Qui, le couteau dans le flanc ,
Echappée au sacrifice ,
Se traîne d'un pas sanglant.
: 1
Je m'écriois : « Ο Minerve ,
» Guéris ce coeur douloureux ;
» Que ton secours le préserve
>> De tous tes traits amoureux ! »
Minerve daigna m'entendre;
Et du céleste séjour
Elle accourut me défendre
Contre les pièges d'Amour.
3 AL
Q
242
MERCURE DE FRANCE ;
Loin d'elle fuyoient de Guide
Les dangereuses beautés :
Je dormois sous son égide;
Je veillois à ses côtés.
Même l'oiseau qui l'escorte,
Son hibou , nouvel Argus ,
En sentinelle à ma porte ,
Chassoit l'oiseau de Vénus .
De ses colombes confuses
Je n'entendois plus la voix;
Trompé dans toutes ses ruses ,
Je crus l'Amour aux abois.
Mais une nuit , le perfide ,
En songe ouvrant mon rideau ,
Me fit voir Adélaïde
A l'éclat de son flambeau.
Il'fuit: je m'éveille et j'aime ;
Eton coeur , depu's ce jour ,
Au sein de Minerve même
Ne rêve plus que d'amour.
Par M. LE BRUN , de l'Académie Française.
VERS
Sur la Galerie des Modèles d'Architecture, de M. CASSAS
HONNEUR à l'heureuse industrie
Qui sut réunir sous nos yeux
Tous ces monumens du géne
De tous les temps, de tous les lieux.
Sans sortir de sa capita'e ,
Le Français pourra désormais
Al er v siter ces palais
Qui , loin de sa terre natale ,
Couvrent de leurs détris épars
Des chamos illus résar la guerre ,
Leslois , les tatens et les arts ,
Riches encor de leur poussière,
L'artiste en ce cadre nouveau ,
FEVRIER 1807 . 243
Vaste malgré sa petitesse ,
4
Des siècles sut, avec adresse ,
Renfermer l'immense tableau.
L'homme parle dans ses ouvrages;
Et sur ces marbres renversés ,
On découvre des premiers âges
Les traits vivement retracés .
Dans ces monumens où respire
La noble fierté des Césars ,
Dans cette pompe que j'admire ,
Rome se monte à mes regards.
Sous une forme plus touchante,
Elégante avec majesté ,
Cette architecture présente
La Grèce à mon el enchanté.
Des arts la fertile patrie,
L'Egypte éleva , pour ses Dieux ,
Ces palais où l'allégorie
Dérobe son culteà nos yeux.
Une auguste munificence
Brille en ces tombeaux démolis :
J'y crois retrouver la puissance
De Suze et de Persépolis .
Plus rapprochés de la nature ,
Ces temples , simples et grossiers ,
Font voir des peuples sans culture ,
Rappellent nos aïeux guerriers.
De l'antiquité vénérable
:
Les ouvrages, vainqueurs des ans ,
Unissent d'un lien durable
Les siècles passés et présens.
Ces débrisque letemps nous laisse
Font la gloire du genre humain ;
Et le sage contemporain
Y voit ses titres de noblesse.
ENIGME.
Fits du plaisir et de la jouissance ,
J'assassine en naissant ceux dont je tiens lejour.
Mon aïeu paternel, le Dieuqu'on nomine Amour,
Chargea les ris élever mon enfance.
Je profitai si bien de leurs soins généreux,
Que tous les jours on me fête pour eux ,
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Tant on se trompe à notre ressemblance !
Quand je fus grand je parus à la cour ,
Et j'ose dire avec quelqu'avantage ,
Les courtisans m'y rendirent hommage :
Je les payai bien de retour !
Je liai même une intrigue secrette
Avec certaine majesté ,
Dont il naquit une rare beauté; beauté ;
Faut-il vous la nommer ? la superbe Etiquette .
Il n'est mortel dans ce vaste univers ,
Grand, petit , jeune ou vieux , qui ne soitdans mes fer s.
Je suis qui me veut fuir. Soit qu'avec modestie ,
Jeglisse dans le cercle où je veux ê re admis ,
Soit qu'avec bruit j'y fasse ma partie ,
On me cède l'honneur d'amuser mes amis ;
Et , la bouche béante , en silence on m'admire.
J'ai tout l'esprit du cercle , on n'a rien à se dire.
Mais, c'est assez vanter mes vertus , mon pouvoir ;
Adieu , lecteur, adieu , jusqu'au revoir .
LOGOGRIPHE.
DANS l'air, sur terre et sous les mers ,
D'un bout d'un pôle à l'autre exerçant mon empire,
Mon dur aspect fait frémir l'univers .
Demon sceptre de fer accablant les pervers ,
Je frappe également les hons ; j'aime à détruire,
Et mon pouvoir s'étend sur tout ce qui respire;
Je porte dans mon sein un bien vil et fatal ,
Source de tout le mal
Et des excès abominables
Que commit autrefois un peuple dur, altier,
En massacrant un monde entier :
Des fureurs des humains exemples incroyables .
CHARADE.
LECTEUR, dans mon premier tu verras très-souvent
Le nouvel enrichi , au ton dur, insolent ,
Qui , montrant à tes yeux son or, son arrogance ,
Semble vouloir encore écraser l'indigence ;
Mon second est un nom donné par sobriquet
A celui qui montra beaucoup trop de caquet :
Dans bien des accidens mon tout est nécessaire ;
Mais il devient encor plus utile à la guerre .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Papier.
Celui du Logogriphe est Coffre , où l'on trouve offre .
Celui de la Charade est Mai-son .
FEVRIER 1807 . 245
Omasis , on Joseph en Egypte, tragédie en cinq actes et en
vers , par M. Baour-Lormian ; représentée sur le Théâtre
Français , le 14 septembre 1806 , et le 18 du même mois , à
Saint- Cloud , devant Leurs Majestés Impériales et Royales.
In-8°. Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris ,
chez Vente , libraire , Boulevard des Italiens , n° . 7, près la
rue Favart ; et chez le Normant, imprimeur-libraire.
ΟΝN.voit avec plaisir les poètes revenir aux sujets tirés de
l'Ecriture-Sainte. Sans espérer des productions comparables
aux chefs-d'oeuvre d'Esther et d'Athalie , on se flatte du
moins que l'on entendra sur la scène , si long-temps flétrie par
des pièces barbares , quelques imitations heureuses des Livres
Saints , plus féconds peut-être en beautés poétiques que les
ouvrages des Grecs et des Latins. Quand on a cette prévention
favorable pour un poète qui a eu le mérite de puiser à une si
bonne source , on ne peut s'empêcher de voir avec regret
qu'il n'a pas bien choisi son sujet , et qu'il n'a pas eu l'art
d'en tirer parti.
L'histoire de Joseph , une des plus touchantes de l'Ancien
Testament , ne paroît pas propre à être mise au théâtre. Les
circonstances dont elle est accompagnée n'ont pas la noblesse
qu'exige la tragédie ; et si l'on supprime ces circonstances , on
dépouille le sujet de ses plus grands charmes. Cette histoire ,
et M. de Bitaubé l'a prouvé , peut fournir un récit poétique
d'un grand intérêt. La narration admet des détails qui ne
peuvent entrer dans une représentation théâtrale; il faut , dans
la tragédie, des passions prononcées , des dangers pressans : et
l'histoire de Joseph ne présente pas des beautés de ce genre.
Cependant l'auteur, après avoir fait un mauvais choix ,
pouvoit encore mettre à profit les beautés touchantes que lui
offroit son sujet. Il devoit se rapprocher le plus possible de la
vérité historique, et ne se permettre que les changemens indispensables
qu'exigeoit l'art. M. Baour-Lormian a pris une
autre route : il a mieux aimé dénaturer absolument l'histoire
de Joseph , que d'essayer, à force de travail , de lui donner une
forme dramatique.
Toute la fable de sa tragédie se réduit à un fait qui n'a par
lui-même ni importance, ni intérêt. Joseph , devenu ministre
de Pharaon , reconnoît un jour ses frères parmi les étrangers
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
qui viennent acheter du blé. Il ne se déclare pas devant eux ;
mais , voulant réunir en Egypte sa famille , il leur ordonne de
lui amener Jacob , et retient pour otage de la promesse qu'il
leur arrache , Siméon et Benjamin. Jacob arrive, reconnoît
son fils , et s'établit avec ses enfans dans la terre de Gessen. On
voit combien l'Ecriture est défigurée dans cette conception :
les passages pathétiques de la Bible ne peuvent y trouver
place; et Joseph manque aux devoirs d'un fils , en forçant
Jacob à venir lui-même délivrer deux dé ses enfans , parmi
lesquels se trouve celui qu'il chérit le plus. Tout le reste
de cette fable est accessoire : c'est un roman mal tissu , et
dépourvu de toute espèce d'intérêt. Il suffira , pour en être
convaincu, de se rappeler les principaux traits de l'histoire
de Joseph dans l'Ecriture.
Quelle sagesse , quelle résignation , et quel courage dans la
conduite de Joseph avant son élévation ! Quelle vertu , quelle
justice , lorsqu'il est dépositaire du pouvoir souverain ! Quelle
affection lorsqu'il revoit ses frères pour la première fois , et
quelle tendre inquiétude sur le sort d'un père affoibli par le
chagrin et par les années ! Ne le voit-on pas lutter sans cesse
contre la sensibilité de son ame, lorsque pour obéir à Dieu ,
il est forcé de traiter ses frères avec sévérité ? Ne reconnoît-on
pas dans la punition qu'il leur impose la douceur d'un ami
qui ne punit qu'à regret son ami coupable , et qui s'empresse
de répandre un baume salutaire sur les blessures que son
devoir l'a obligé de faire ? L'Eglise a souvent appliqué au
Sauveur du Monde les passages de l'Ancien Testament qui
peignent le caractère de Joseph : elle a vu , dans cet homme
vertueux qui ramène les coupables à leur devoir par la plus
douce indulgence , l'image de l'homme-Dieu qui ouvre aux
coeurs égarés les trésors du repentir et de la miséricorde.
Outre un fonds riche de pathétique , l'histoire de Joseph a
un but très-moral : Dieu punit Jacob d'avoir accordé une
préférence trop marquée aux enfans de Rachel ; il punit aussi
les frères de Joseph , mais plus sévèrement. M. Baour-Lormian
a méconnu , comme on va le voir , cette répartition si bien
graduée de la justice divine : dans sa pièce , Jacob est puni
d'une manière plus rigoureuse que les fils de Lia .
Ce sujet , comme nous l'avons dit , n'est pas propre au
théâtre ; cependant il étoit possible d'en tirer des situations
touchantes , et sur-tout de donner au caractère de Joseph les
plus belles couleurs. En examinant avec soin la tragédie de
M. Baour-Lormian , nous mettrons le lecteur a portée de
juger si ce poète a rempli le but qu'il devoit se proposer.
Joseph, sous lenom d'Omasis , raconte àAzaël ses premiers
FEVRIER 1807 . 247
malheurs : il lui dit qu'aujourd'hui même il reverra son père
et ses frères. Ce récit , beaucoup trop resserré , est privé de
presque tous les détails qui pouvoient le rendre intéressant,
Azaël parle à Joseph d'un prince du sang royal appellé
Rhamnes , qui est jaloux de la grandeur du ministre; il
craint quelque conspiration : Joseph le rassure. Azaël le félicite
ensuite sur ce qu'il va bientôt s'unir à Almaïs , soeur de
Rhamnės. Joseph lui répond :
Cher Azaël , lis mieux dans le fond de mon ame .
Oui , la belle Almaïs a trop su me charmer ,
Et, si j'en crois mon coeur, il est doux de l'aimer ;
Mais dans ce jour heureux la nature est plus forte :
Sur tout autre desir sa puissance l'emporte.
Il est impossible de parler avec plus de froideur et de sécheresse
d'un personnage qui tient cependant une grande place
dans la pièce. Dès ce moment, on convient avec le poète de
ne prendre aucun intérêt à Almaïs , et de ne considérer son
rôle que comme un remplissage. Il est à observer que l'auteur
emploie toujours le motvaguede nature pour exprimer l'amour
paternel et l'amour filial : c'est un neologisme qu'on devoit
moins se permettre dans le sujet de Joseph que dans tout
autre.
Rhamnès, dont il a été parlé, arrive sans qu'on sache pourquoi
: Joseph lui fait entendre qu'il n'ignore pas ses projets.
Rhamnės , resté avec Phanor son confident , se plaint de la
rigueur de son sort ; rien ne lui réussit contre son ennemi : il
est sur-tout irrité de ne pouvoir empêcher Pharaon de
donner Almaïs au ministre. Phanor lui répond :
Depuis quand la nature obéit-elle aux rois ?
Cette expression vague ne signifie rien : il faut lire les deux
vers suivans pour expliquer l'énigme , et comprendre que
l'auteur entend par le mot nature le pouvoir qu'un frère a sur
sa soeur. Rhamnės veut faire périr Joseph ; et son projet est
d'employer le bras de Siméon , qui est amoureux d'Almaïs.
Le prudent Rhamnès n'a négligé aucune précaution ; il ne
veut pas attaquer lui-même le ministre , parce qu'il a peur
de lui : si le coup manque , il se retirera dans le pays de
Chanaan avec ses trésors ; s'il réussit , au lieu de donner sa
soeur à Siméon , il le tuera. Tout cela , comme on le voit ,
n'est pas très-héroïque.
Le défaut absolu de logique se fait sentir dès ce début.
Comme il seroit trop long de remarquer toutes les inconséquences
qui se trouvent dans la pièce, nous nous bornerons ,
48 MERCURE DE FRANCE ,
pour faire connoître la manière de l'auteur, à en indiquer
deux frappantes qui se trouvent dans cette scène.
Rhamnès commence par dire :
Il n'est donc plus d'espoir; et la faveur des Dieux
Seconde les projets de cet audacieux.
Quelques vers plus bas , le même personnage est rempli
d'espérance :
Ma vengeance s'apprête: et peut-être demain
Les peuples de Memphis n'auront qu'un souverain .
La seconde inconséquence est encore plus forte.
Dans la première scène , Joseph a dit, en parlant de ses deux
frères :
Et les grands de la cour , à mes ordres soumis ,
Les traitent en égaux , leur parlent en amis .
Phanor, à ce qu'il paroît , n'est pas soumis aux ordres de
Joseph , car il ne traite pas Siméon comme son égal ; il en
parle ainsi :
Quoi , de ce vil esclave empruntant le secours ,
Vous daignez le charger du bonheur de vos jours !
Pourquoi l'appelle-t-il esclave ? Il sait que Siméon n'est
retenu que comme un otage pour lequel on a la plus grande
considération,
Siméon , appelé par Rhamnès , paroît. Ce dernier lui confie
vaguement ses projets , mais ne lui dit point encore qu'Almaïs
sera le prix de son crime : seulement il lui fait espérer que tous
ses voeux seront remplis. Ensuite il sort , contre toutes les vraisemblances
, sans s'être assuré que Siméon consent à seconder
ses desseins. Le frère de Joseph resté seul , indique , dans un
long monologue , qu'il a des remords : il pense à celle qu'il
aime; il croit que sa main sera le premier objet des voeux que
Rhammės veut remplir. Cependant il repousse encore l'idée
de tuer Joseph , et veut conserver un reste de vertu.
Almaïs s'inquiète , comme on peut le penser, de la froideur
de Joseph ; elle craint son frère , qui vient la prier de refuser
sa main au ministre. Cette démarche de Rhamnès est entièrement
dépourvue de raison . Puisqu'il a fait une conspiration
contre Joseph , son intérêt est de cacher sa haine , pour assurer
le succès de ses desseins , Au contraire , il menace sa soeur, et se
retire. Joseph vient , et Almaïs ne peut s'empêcher de lui
donner des soupçons contre Rhamnès : situation mal conçue,
et que l'auteur n'a pas même su ménager. Il auroit fallu
FEVRIER 1807 . 249
qu'Almaïs éprouvât des combats , et que la violence de ses
craintes la forçat seule à accuser son frère. Joseph , qu'elle
quitte, ne s'occupe nullement des moyens de prévenir les
complots de son rival ; il s'abandonne à des idées absolument
contraires au caractère que l'Ecriture lui assigne :
O toi , Dieu d'Abraham , Dieu que mon père adore ,
Permets à ton Joseph de se contraindre encore !
Quel est le but de cette permission que Joseph demande à
Dieu ? C'est d'inquiéter Jacob , et de remplir ses frères de
crainte . L'Ecriture dit au contraire que Joseph fut forcé par
Dieu de dissimuler avec sa famille. Combien le héros ne
seroit- il pas plus intéressant , si l'auteur eût suivi cette idée ?
Au lieu de le présenter comme un homme qui ménage avec
adresse un coup de théâtre , il auroit offert un fils et un frère
pleinde tendresse , qui n'obéit que malgré lui aux ordres du
ciel , et qui se trouve à regret l'instrument de la vengeance
divine. Joseph ensuite parle de son mépris pour la grandeur:
Dans la pourpre éclatante où tu m'as fait asseoir,
Tu sais quels voeux je forme , et quel est mon espoir ;
Combien avec ennui je vois ma destinée ,
En ces climats lointains au pouvoir condamnée !
Cette idée est imitée d'Esther ; mais convient- elle à Joseph ?
Dieu l'a placé pour sauver un peuple nombreux : ce n'est
point à lui à murmurer contre les décrets de la Providence.
Son dégoût n'annonce qu'une mollesse indigne d'un homme
tel que lui: ce qui dans Esther est une beauté , se trouve un
défautdans ce personnage. D'ailleurs , cette idée est exprimée
d'une manière pénible et forcée : il suffira , pour s'en convaincre
, de comparer les vers de Racine à ceux de M. Baour :
<<Tu sais , dit Esther au Seigneur , que cette pompe où je
>> suis condamnée ,
>> Ce bandeau dont il faut que je paroisse ornée
>> Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés ,
>> Senle et dans le secret , je les foule à mes pieds;
>> Qu'à ces vains ornemens je préfère la cendre ,
>> Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre. »
Benjamin vient interrompre le monologue de Joseph; c'est
une des meilleures scènes de la pièce. Le poète entre enfin
dans son sujet. Joseph s'informe des circonstances qui ont
suivi son malheur. Benjamin les lui raconte avec une naïveté
qui convient àson âge. Il lui peint , sur-tout , d'une manière
250 MERCURE DE FRANCE ,
naturelle et touchante les regrets de Jacob quand il eut appris
la nouvelle de la mort de son fils bien aimé :
Le temps semble ajouter à ses tourmens secrets .
Le calme , le bonheur ont fui de sa demeure :
C'est avec moi qu'il souffre , avec moi seul qu'il pleure
De son fils hien-aimé le funeste trépas ;
Et mes soins assidus ne le consolent pas .
Que di -je ? Mes regards , mes traits et mon langage ,
Ma voix, tout de Joseph lui retrace l'image .
Par nos tremblantes maios SOD tombeau fut creusé.
Triste et vain monument de nos pleurs arrosé !
Al'ombre des palmiers , dans le vallon tranquille ,
Si fécond autrefois , aujourd'hui si stérile ,
Il s'élève ; et Jacob , de cendre tout couvert ,
Redemande son fils à ce tombeau désert .
Joseph , après avoir promis à Benjamin que bientôt sa famille
sera heureuse , l'engage à calmer la douleur de Siméon, Il
entame ensuite un monologue ; et pour qu'on n'oublie pas
Almaïs , il en dit quelques mots.
Le poète ne reste pas dans la bonne route : il va encore
s'éloigner long-temps de son sujet. Almaïs reparoît : elle
annonce que Rhamnès a cédé à ses larmes , et ne pense plus
à perdre Joseph. Siméon s'adresse à Almaïs pour obtenir la
permission de retourner dans la terre de Chanaan. Son amour
perce dans ses discours . La princesse lui répond que son hymen
s'apprête , que la famille de Jacob va bientôt arriver , et
qu'elle augmentera par sa présence la pompe de cette fête
auguste. Siméon devient furieux. Almaïs , qui ne sait pas le
motif de son emportement , se retire étonnée. Rhamnès arrive
à propos, excite la fureur de cet insensé , et lui fait promettre
de tuer Joseph. On entend du bruit : Rhamnès quitte
Siméon , et , contre toute vraisemblance , ne s'aperçoit pas
que c'est le ministre lui-même qui approche. Siméon , qui
doit être dans le délire du crime, reprend son sang froid , et
soutient une longue conversation avec celui dont il vient de
jurer la mort. Par une combinaison très-extraordinaire , jamais
ce furieux n'a montré plus de bon sens que dans cette
scène. Quand Joseph lui demande si Jacob n'a pas eu quelque
préférence pour un de ses enfans , Siméon lui répond :
Sous ses augustes lois ses fils vivent ensemble.
Dans son sein vertueux sa bonté les rassemble.
S'il étoit vrai pourtant que son injuste choix
Eût à l'un de ses fils transporté tus mes droits ,
Je devrois , par respect , autant que par tendresse ,
D'un père à tous les yeux dérober la foiblesse.
Cette réponse est très-sensée : mais Siméon doit- il raisonner
FEVRIER 1807 . 251
ainsi dans la situation où il se trouve ? Non erat his locus.
Joseph le quitte ; et ce furieux persiste dans ses projets d'assassinat
: cruauté froide , qui enlève à ce rôle toute espèce d'intérêt.
Enfin , le touble s'empare de l'ame de Siméon , quand
Benjamin vient lui annoncer l'arrivée de Jacob : il ne veut
pas voir son père , et sort dans la plus grande agitation .
Le tableau de Jacob au milieu de ses enfans , est plein d'intérêt
: il rappelle des souvenirs tendres et religieux ; et l'auteur
a pu présumer avec raison que cette peinture feroit
passer sur tous les défauts de son ouvrage ; mais il a
fallu attendre cette situation pendant trois actes . Jacob , dont
la tendresse est plus naturelle et plus pathétique que celle
d'OEdipe , parle dans cette scène suivant son caractère. Il
regrette le pays qui l'a vu naître , et où il a passé sa vie : cela
fournit à l'auteur de belles couleurs poétiques.
Jacob s'inquiète de l'absence de Siméon. Quand Joseph
paroît , tous se prosternent devant lui , suivant l'usage de
I'Orient. Cette scène est d'un grand intérêt , quoiqu'elle n'ait
aucun résultat. Joseph demande à Jacob s'il a toujours été
heureux. Le vieillard lui répond qu'un grand chagrin le consume
, et il ajoute :
Maintenant , fatigué par les ans et les maux ,
Je suis un voyageur qui cherche le repos .
La terre des vivans pour mon âge est stérile ,
Abraham près de lui me garde un sûr asile.
A une tache près , cette réponse est bien dans le caractère
de Jacob . Il y a dans cette scène une autre intention dramatique
vraiment touchante. Jacob demande à Joseph s'il plaint
ses malheurs. Celui-ci , fortement touché , lui répond :
Si je les plains , mon père ?
JACOB .
Ah , répétez encore !
Lorsque votre pitié si tendrement m'honore ,
Le dirai -je , du sort je crois tromper les coups ,
Et qu'un autre Joseph me donne un nom si doux ?
A ce moment on annonce que Siméon , avec les conjurés ,
attaque le palais : douleur de Jacob. Joseph court arrêter le
désordre.
Les conjurés sont vaincus : Siméon est dans les fers; et
Rhamnès vient de se donner la mort. Jacob tremble pour ses
enfans : il voudroit qu'on répandit son sang plutôt que celui
de son fils. Benjamin arrive, et le rassure un peu : il lui dit
qu'il a reçu de Joseph un accueil favorable et que
ministre va bientôt paroître. On voit avec peine que Joseph
,
ce
252 MERCURE DE FRANCE ,
laisse si long-temps son père dans la plus cruelle incertitude.
Il vient enfin , et ordonne que Siméon lui soit amené. Ce
personnage paroît enchaîné : Jacob lui adresse des reproches ,
et Joseph l'interroge. Siméon ne pouvant plus résister à ses
remords , avoue qu'il a vendu son frère , et entre dans de
longs détails sur ce crime. Qu'on se figure la douleur de
Jacob dans cette terrible situation! Un aussi bon fils que
Joseph , doit- il le livrer si long-temps à des angoisses qui
peuvent causer la mort d'un vieillard ? Enfin , après de grands
détours , il dit , comme dans l'écriture : Je suis Joseph . On
voit trop que le poète n'a cherché qu'un coup de théâtre aux
dépens de la vraisemblance.
Il résulte de l'analyse détaillée de cette pièce , que M. Baour-
Lormian a montré pour la poésie un talent peu commun
aujourd'hui : son style a de l'éclat ; mais il n'est pas exempt
de grands défauts. Ses idées sont trop souvent vagues et insignifiantes
: rendues avec des mots sonores , elle peuvent éblouir
pendant quelquetemps la multitude. Du reste , l'ouvrage prouve
que le poète ignore absolument les lois du théâtre. Tous ses
caractères sont manqués , à l'exception de celui de Jacob.
En effet , Rhamnès n'a ni dignité , ni énergie; Almaïs est
nulle , Siméon est odieux , Benjamin a l'air d'un enfant gâté ;
et Joseph , qui n'est pas guidé par la main de Dieu , ne
montre pointcette tendresse qui devoit le rendre si intéressant,
si l'auteur l'eût offert, comme l'Ecriture , luttant contre les
volontés célestes , et ne retenant qu'à regret l'effusion de san
amour pour Jacob et pour ses frères .
P.
RÉPONSE de M. Barbier , Bibliothécaire du Conseil
d'Etat , à un article du MERCURE DE FRANCE ,
relatif au Dictionnaire des Anonymes et des
Pseudonymes.
TEL est le titre d'une brochure que M. Barbier vient de
publier contre moi. Je savois depuis long-temps qu'il y travailloit.
Je croyois qu'il alloit faire paroître un gros livre , tout
plein des erreurs que j'aurois commises en rendant compte.
de son ouvrage ; me voilà rassuré : sa brochure est petite , et
elle ne contient que des injures .
Lorsque j'annonçai son Dictionnaire des Anonymes , je dis
FEVRIER 1807 . 253
ce que j'en pensois , et je le dis sans ménagement. Je n'en
devois point à une longue liste de noms et de titres , où
l'on trouve ( on ne sait pourquoi) l'éloge de tout ce qui a
été imprimé de plus abominable et de plus absurde contre
toutes les religions et tous les gouvernemens. Mais en
même temps , j'eus pour l'auteur tous les égards qu'alors je
croyois lui devoir. On me permettra de faire observer que ,
lorsqu'à propos d'un livre , je parle de son auteur, ce n'est
que pour en faire l'éloge , ou que , si j'en dis du mal , c'est
toujours le mal dont il fait gloire et que lui-même affecte de
publier. Or je n'ignorois pas que M. Barbier étoit prêtre,
et que même il avoit été autrefois curé; et je ne pouvois
m'imaginer qu'un prêtre ne connût rien au monde de plus
important et deplus intéressant qu'une lettre de Fréret ou de
Boulanger , et rien de si utile que les illustrations et les
commentaires de M. Naigeon sur ces mêmes lettres. Je
rejetai donc l'idée que M. Barbier fût l'auteur de tous ces
éloges , contre lesquels je ne pouvois me dispenser de réclamer
, et je n'accusai que la foiblesse qui les lui avoit fait
admettre dans un ouvrage auquel il attachoit son nom. Je
ne savois point alors que M. Barbier eût dit : je suis philosophe;
et quand je l'aurois su , je n'aurois pas voulu révéler
au public un aveu si humiliant pour lui , et qu'il n'avoit encore
fait qu'àquelques amis. Je devois donc espérer que M. Barbier
seroit au moins poli envers moi , et qu'en me répondant,
il ne s'écarteroit pas des règles que la bienséance , et j'ose dire
aussi quelque reconnoissance, devoient lui imposer. Je mesuis
trompé: c'est par des injures qu'il répond à mes observations ;
tout ce qui résulte de sa brochure , c'est que je me suis
trompé , en assurant qu'il étoit un savant estimable , incapable
d'avoir tracé ces malheureux éloges , si malheureusement
répétés à chaque page de son Dictionnaire . Il prétend dans
cette brochure qu'il a de grandes obligations à M. Naigeon ;
mais, ajoute-il , je déclare avec la méme assurance et lamême
véracité , qu'il n'y a pas dans tout mon livre une seule ligne
qui lui appartienne. End'autres occasions M. Barbier a tenu un
autre langage , et il parloit alors , sinon avec la méme véracité,
du moins avec la méme assurance. Mais qu'importe
que M. Barbier dise la vérité au public , ou qu'il ne la dise
qu'à ses amis ? Il résulte de ses écrits , comme de ses discours ,
que s'il n'a pas fait ces éloges , il est très-capable de les avoir
faits. Et cette conséquence me paroît également fâcheuse pour
lui.
Mais quel intérêt avoit-il à relever cette erreur ? Et comment
se fait-il que ce soit la seule qu'il ait démontrée ? II
254 MERCURE DE FRANCE ;
ts
n'a pas même entrepris de prouver que la Lettre de Thrasybule
à Leucippe fût un ouvrage important ; ni que la Lettre
de Boulanger à Helvétius fút une INTÉRESSANTE LETTRE ;
et , certes , il est bien loin d'avoir démontré que l'Examen
critique des Apologistes de la Religion chrétienne est un ouvrage
de M. de Burigny. Quel est donc le but de cette nouvelle
brochure? Quel motif a pu engager M. Barbier à la
publier ? « Je crois , dit - il en finissant , avoir assez bien défendu
mon livre , et les auteurs que j'ai cités dans mon
>> Dictionnaire » Eh ! non monsieur , vous n'avez défendu
ni ces auteurs , ni par conséquent votre livre; et vous ne l'auriez
pas osé. Tout ce que vous avez fait , c'est de montrer
que vous ne méritiez pas les éloges que je vous ai donnés. Oh ,
l'adroite réfutation que vous avez faite ! De toutes les erreurs
que vous prétendez avoir relevées dans mon article , la seule
que vous démontrez est celle qui vous faisoit quelque honneur
; et il se trouve , à la fin de tous vos raisonnemens , que
si je me suis trompé , c'est vous qui devez en rougir.
Il faut maintenant vous laisser parler :
« J'avois appris , dites- vous , par le N°. du 9 novembre du
» Mercure de France , que l'on rendroit dans ce Journal uni
>> compte prochain de mon Dictionnaire des Ouvrages ano-
>> nymes et pseudonymes. J'espérois que ce travail seroit
>> confié à quelqu'un qui auroit au moins les premiers élé-
>> mens des connoissances nécessaires pour juger un ouvrage
» de la nature du mien. J'ai été bien surpris , je l'avoue , en
>> voyant le nom de M. Guairard au bas de l'article qui me
>> concerne , dans le Nº. du 29 novembre ; car je connoissois
» déjà , par plusieurs morceaux insérés sous la lettre S dans
>>le Journal de l'Empire , la science profonde , et sur-tout
>> la bonne foi de mon censeur ; et après avoir lu son indé-
>> cente et ridicule diatribe contre M. Naigeon, ou plutôtcontre
>> moi , j'ai trouvé que M. Guairard du Mercure étoit tou-
>> jours M. Guairard du Journal de l'Empire..... La liste
>> de ses bévues et de ses erreurs est si considérable , quil me
>>permettra de les indiquer dans l'ordre numérique. >>>
Je ne sais ce qu'entend M. Barbier , par les connoissances
nécessaires pourjuger un ouvrage de la nature du sien : le pre
mier mérite d'un pareil ouvrage consiste à rapporter bien exac
tement les titres des livres ; le second, à donner les noms de
leurs vrais auteurs. Pour juger du premier , il suffit de savoir
lire; et quant au second , je laisse au public le soin de déci
der qui de M. Barbier ou de moi, a mieux dit les noms de
certains auteurs. Je soupçonne M. Barbier de penser qu'il
n'y a d'autre science au monde que celle d'un bibliothécaire ,
FEVRIER 1807 . 255
ét que sans la connoissance parfaite des frontispices , on ne
sauroit passer pour un homme instruit. Il est possible , en
effet , qu'il connoisse mieux que moi les titres des livres ;
mais quant à ce qu'ils contiennent ,je le sais mieux que lui.
Ceux qui auront comparé les éloges qu'il fait de certains
ouvrages avec les passages que j'en ai cités , trouveront que ,
lorsque je m'exprime ainsi , c'est que même après avoir lu ses
injures , je ne veux pas manquer de politesse envers lui. Car la
la plus grande injure qu'on pût lui faire après avoir lu ces
éloges , ce seroit delui soutenir qu'il a lu lès ouvrages auxquels
il les a donnés. Quoi qu il en soit , je lui abandonne mascience,
et surtout je n'entends point la comparer à la sienne.
Mais il a dû s'attendre que si je lui abandonnois ma science ,
je défendrois ma bonne foi. Quel droit lui ai-je donné de
l'accuser ? L'ai-je cité à faux ? Qu'il le dise. Ai-je tronqué des
passages pour les faire paroître plus dangereux ? Qu il les
rétablisse. Ai - je attribué des ouvrages abominables à des
auteurs qui en sont innocens ? Qu'il le dise encore , et qu'il le
prouve ; sur-tout si ces écrivains sont revêtus d'un caractère
respectable , et que peut- être je dois plus qu'un autre desirer
de voir toujours respecter ! Il sait bien que je ne puis avoir
aucun plaisir à voir un prêtre se plonger dans la boue ,
etque je n'ai aucun intérêt à lui en jeter. Mais alors même,
s'il trouve que je me suis trompé , qu'il ne m'accuse pas ,
sans preuves , d'avoir encore voulu tromper le public. Que
veut- il donc qu'on pense de lui -même , et quelle idée
pourra-t-on se former de sa bonne foi , lorsqu'on s'apercevra
qu'après avoir accusé la mienne , lui-même ne peut reprendre
dans mon article que ce qu'il appelle des bévues et des erreurs ?
Certes, j'espère lui prouver bientôt que c'est lui qui a fait des
bévues , et que s'il y a une erreur dans mon article , il n'avoit
aucun intérêt à la relever .
Mais si je n'ai pas de la bonne foi , comment se fait-il que
je sois toujours le même ? Je devrois peut- être vous remercier,
Monsieur , d'avoir appris au public , que M. Guairard du
Mercure, est toujours M. Guairard du Journal de l'Empire .
Oui, j'ai toujours tenu aux mêmes vérités , toujours soutenu
les mêmes principes ; et vous pouviez ajouter encore que
jamais je n'ai désavoué ni ce que j'étois , ni ce que je suis.
Cherchez , vous ne trouverez dans ma vie entière aucune
action dont j'aie à rougir. Avec cela , je me crois toujours
assez fort contre veus et contre tous les philosophes. Mais
qu'est - ce que cela fait au public , et quel intérêt pouvezvous
avoir à le lui apprendre ? Ailleurs, vous m'apprenez à
moi-même que j'ai été Doctrinaire : cela est vrai encore ;
j'ai long-temps vécu dans une de ces congrégations dont
256 MERCURE DE FRANCE ,
C
tous les membres , sans autre lien que leur propre volonté ,
et sans autre intérêt que celui d'être utiles, se dévouoient à
l'instruction de la jeunesse. Mais , encore un coup , qu'est- ce
que cela fait au public , à votre ouvrage , à vous-même , et en
quoi cela peut-il servir à votre justification ? Si j'avois soutenu
dans mon article des principes différens de ceux que j'ai
dû soutenir autrefois ; si j'avois entrepris d'y louer tous les
ouvrages pernicieux à la jeunesse , tous ceux qui enseignent
l'athéisme, et qui conduisent à l'anarchie ; si enfin j'y avois
immolé ma religion à la philosophie , c'est alors qu'il faudroit
me faire souvenir de mon ancien état, et me rappeler aux
devoirs que je m'étois imposés. Mais seroit-ce vous , Monsieur,
qui auriez le droit de le faire? J'ai été Doctrinaire ! Eh sans
doute :je m'en souviens avec d'autant plus de plaisir, qu'aucun
remords , aucun regret ne se mêle aux souvenirs que j'en ai
conservé. Vous ne savez peut- être pas combien j'aime à repasser
dans ma mémoire ces jours heureux que j'ai coulés
autrefois en remplissant des devoirs obscurs , plus obscurs sans
doute que ceux qui me sont maintenant imposés par vous et
vos pareils , mais suivis de bien plus de satisfaction. Ces sortes
de plaisirs ne sont pas à la portée de tout le monde ; et je vous
plains bien sincèrement s'ils ne sont pas à la vôtre.
Je prévois que vous allez m'accuser d'intolérance , et crier
que je rappelle des souvenirs qu'il faudroit au contraire effacer,
si on le pouvoit. Non , Monsieur , non; je ne suis point
intolérant , et je vais , à ce que j'espère , vous le prouver. Puisque
vous savez que j'ai été Doctrinaire , vous savez aussi que
j'ai dû vivre pendant les années de notre révolution avec des
hommes de partis bien différens . Eh bien , Monsieur , quoique
mes opinions ( qu'il importe peu de vous faire connoître
ici ) fussent assurément bien prononcées , je puis vous dire
avec assurance que tous mes collègues , de tous les partis et
de toutes les opinions , sont constamment restés mes amis, et
que je suis encore moi-même l'ami de tous ceux dont je l'ai
une fois été. Et quand j'emploie cette expression avec assurance
, c'est que j'entends que cela est incontestable , et que
je ne crains pas d'étre démenti.
Ainsi , Monsieur , quand je m'élève de toutes mes forces
contre les éloges que vous avez donnés dans votre Dictionnaire
à de détestables ouvrages , et que je tâche de repousser
les injustes imputations que vous me faites dans votre brochure,
ne feignez plus de prendre le change , et de mal comprendre
ce que je dis. Ne dites pas que je serois bien aise de
voir prendre à votre égard une mesure un peu plus que de
précaution. Vous savez vous-même que de tels plaisirs ne
sont
DEPT
Dre
DE
LA
SEINE
FEVRIER 1807 . 20
sont pas les miens. D'ailleurs , je ne suis qu'un critique , et
vous , Monsieur , vous êtes un bibliothécaire ; je ne suis rien ,
et vous êtes quelque chose. Je n'ai de crédit enfin , je n'ai de
pouvoirque sur mes lecteurs. S'il est donc quelque precau
tion que je sois bien aise de voir prendre , c'est celle de ne
pas vous lire , et c'est à mes lecteurs seuls que je la conseille .
Voilà peut - être aussi ce qui vous tourmente ; et je le
conçois, vous seriez faché que votre livre ne se vendît pas.
Mais convenez-en du moins, avouez que vous ne craignez pas
autre chose ; et que si je vous parois par quelqu'endroit redoutable,
cen'est que par mon extrême véracité.
Mais n'ai-je pas porté la véracité trop loin ? Avois-je en
effet le droit de vous rappeler ce que vous fûtes , et de vous
dire ce que vous êtes ? Oui , vous me l'avez donné ce droit ,
lorsque vous m'avez vous-même rappelez un titre que je regrette
, mais que je n'ai plus; et sur-tout lorsque vous m'avez
ensuite chargédes qualifications les plus odieuses. Mais quand
vous ne m'en auriez pas donné l'exemple, je pouvois , je devois
vous faire souvenir des bornes que des hommes comme nous
ne doivent jamais passer. Car , si nous sommes libres , Monsieur
, si nous le sommes sur-tout dans nos opinions , il est
vrai aussi que toute liberté a ses bornes; et que celle d'un
honnêtehomme en a de plus étroites qu'aucune autre. Nous
sommes libres : mais un prêtre ne l'est pas de renverser les
autels sur lesquels il a sacrifié , d'insulter à la religion qui
l'a nourri , et d'affliger ainsi les hommes respectables qui
furent autrefois ses amis , ses maîtres , peut-être ses protecteurs.
Et quand je dis qu'il n'est pas libre de le faire ( comprenez-
moi bien , Monsieur ) , c'est qu'on est libre de ne pas
l'estimer quand il le fait .
Maintenant suivrai - je M. Barbier ? Parcourrai - je avec
lui cette liste de mes bévues et de mes erreurs qu'il
annonce avec tant de faste , et qui est si considérable,
que lui , qui n'avoit aucun intérêt d'en omettre , et qui les
rapporte bien exactement dans l'ordre numérique , en compte
jusqu'àdouze, entre lesquelles je pourrois, par condescendance,
en avouer une ou deux ? Non, Monsieur , non ; vous voudriez
bien que je vous suivisse , et que je perdisse mon temps
à réfuter les observations minutieuses que vous faites sur certaines
parties de mon article. Mais je vous l'ai dit : je vous
abandonne ma science , et je n'aspire qu'à la gloire de défendre
quelquesvérités que je crois nécessaires au bonheurdeshommes.
Jedevrois donc peut-être borner ma réponse à répéter ce que
vous n'avez pas réfuté. Boulanger , pourrois -je vous dire ,
Helvétius , Fréret, Diderot , M. Naigeon , sont les hommes
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
que vous louez , que vous admirez , que vous proclamez de
grands hommes ? Les éloges que votre Dictionnaire fait d'eux
sont de vous , et non pas de M. Naigeon ? Vous êtes le seul
auteur de ces notes absurdes , que vous vous êtes une fois
excusé de n'avoir pas même lues ? En un mot , vous déclarez
qu'il n'y a pas dans tout votre Dictionnaire une seule ligne qui
ne soit de vous ? Prenez pour vous chaque ligne de mon
article ; c'est à vous qu'il est adressé.
Mais vous triompheriez peut-être de mon silence , et vous
diriez que si je ne vous ai pas répondu , c'est que je n'avois
rien à vous répondre. Il faut donc vous suivre , et vous montrer
que mes douze erreurs sont toujours les vôtres , et que vous
ne m'avez nulle part réfuté. Je vous préviens seulement que
sur les erreurs légères , je ne m'arrêterai pas aussi long-temps
que vous le voudriez .
Ma première erreur se rapporte au n°. 1260 de l'ouvrage
de M. Barbier. Il est parlé dans ce numéro d'un Dictionnaire
portatif de Mythologie ( par l'abbé de Claustre ) etc., et je
disois dans mon article que ce titre étoit faux , parce que ce
Dictionnaire n'est point portatif. Sur cela , M. Barbier me
demande commentjepuis dire qu'un ouvrage en trois volumes
in- 12 n'est point portatif. La réponse est aisée : il ne s'agit
pas d'un ouvrage , mais de son titre , et ce Dictionnaire n'est
point intitulé portatif, au moins dans mon édition. « Mais ,
>> reprend- il , je n'ai point cité l'edition que vous possédez
>> du Dictionnaire de Mythologie , parce que le nom de
>> l'auteur se trouve au bas de l'épître dédicatoire..... Si
>> j'eusse inséré dans mon Dictionnaire tous les onvrages
>> parvenus à ma connoissance , dont les auteurs sont nommés
>> dans une épître dédicatoire , ou dans une préface , mon
» travail eût été inutile . >> Il y a quelque apparence de raison
dans cette réponse, mais il nn''yy en a que l'apparence , et surtout
elle ne vaut rien pour M. Barbier. J'ouvre son livre , et
je trouve, non-seulement dès la première page , mais dès le
premier mot : « On appelle ouvrage anonyme , celui sur le
>> frontispice duquel l'auteur n'est pas nommé. Quelquefois
> le nom de l'auteur se trouve , soit au bas d'une épître dédi-
>> catoire , soit dans une préface...... On pourroit donc dis-
>> tinguer différentes espèces d'ouvrages at onymes ; mais
>> l'usage est de les ramener toutes à une seule , et de s'en
>> rapporter au frontispice pour la déterminer. » Ainsi ,
l'édition que j'ai citée à M. Barbier est anonyme , selon
lui-méme : ainsi , son Dictionnaire dont toutes les pages sont
remplies des titres d'éditions pareilles , est un ouvrage inutile
selon lui-même. Il me semble que c'est la seule conséquence
FEVRIER 1807 . 259
qu'on puisse tirer de son adroite réfutation de ma première
erreur.
Ma seconde erreur est d'avoir pensé qu'il falloit dire la congrégation
et non pas la communauté de S. Sulpice. A ce propos,
M. Barbier croit se souvenir que dans une analyse que fai
faite de la nouvelle édition de la Vie de Jésus- Ch ist , j'ai
dit dom Carrieres , pour le P. de Carrières , et qu'ainsi
j'ai pris un Oratorien pour un Bénédictin. Cela peut être !
Mais il me permettra de lui faire observer que dans un ouvrage
de la nature du sien , qui ne doit contenir , lorsqu'il est bien
fait , que de petites vérités , on est rigoureusement obligé
d'éviter jusqu'aux plus petites erreurs. Qu'il copie mal un
titre , qu'il écrive mal un nom , qu'il y ajoute une seule lettre,
on ne sait plus à quoi s'en tenir , et son Dictionnaire devient
inutile. Il n'en est pas de même de nos journaux : qu'importe
que nous écrivions mal le nom d'un auteur? C'est son ouvrage
et non pas lui , que nous voulons faire connoître. Du reste ,
je n'ai certainement jamais annoncé aucune édition de la Vie
de Jésus-Christ , et si j'ai fait l'erreur que M. Barbier me
reproche , ce ne sera pas dans une analyse de cette Vie ; mais
j'avoue que j'en ai quelquefois trouvé de bien plus fortes
encore dans mes articles imprimés. Si même cela peut amu er
M. Barbier , j'offre de lui en envoyer la liste. Je crois cependant
que ce soin seroit inutile , car je ne doute pas qu'il n'en
trouve plusieurs de lui- même , dans ces pages que je lui
adresse , sur- tout si je n'ai pas le temps , comme cela m'arrive
presque toujours , d'aller corriger les épreuves.
M. Barbier me permettra de lui faire encore une observation.
Il a cité dans sa brochure quelques mots grecs dont je n'avois
que faire. J'entends le grec ; mais que m'importe que le
P. Rapin , en expliquant un passage d'Eustathe , commentateur
d'Homère , ait fort mal entendu un mot grec ? Il ne s'agissoit
entre nous ni du P. Rapin , ni d'Eustathe , ni même
d'Homère . M. Barbier n'auroit-il pas mieux fait de s'occuper
un peu plus du latin qu'il m'adresse directement ? En parlant
de ces mesures que je serois , dit-il , bien aise de voir prendre
contre lui. Il a ajouté « que je serois aussi très-satisfait en
>> criant sur lui le Cornuferit ille caveto d'Horace. >> Je l'invite
à chercher ces mots dans Horace , et je l'avertis qu'il ne lesy
trouvera pas. Il les a lus peut- être dans le Journal de l'Empire,
où je les ai quelquefois employés à propos d'anteurs tels que
lui; mais c'e dans Virgile que je les ai pris. Il est fâcheux
qu'un savant bibliothécaire qui sait trouver si bien les erreurs
des autres , et qui s'étonne qu'un imprimeur confonde un
Ra
260 MERCURE DE FRANCE ,
oratorien avec un bénédictin , se trouve ensuite convaincu
lui-même d'avoir pris Virgile pour Horace.
J'avoue la troisième erreur. J'ai appris que , dans le Journal
de l'Empire, quelques articles non signés du Feuilleton n'appartenoient
pas à M. Geoffroy. Mais , à propos de journaux ,
M. Barbier auroit dû répondre quelque chose au reproche
que je lui ai fait d'avoir parlé du Journal de la Rapée ou de
Ça ira , et de n'avoir rien dit de l'Ami du Roi. Ce procédé
me paroît peu digne d'un homme sincèrement dévoué au
gouvernement réparateur , qui prend tous les moyens d'effacer
jusqu'aux moindres traces de nos malheureuses dissentions .
Cettephrase, que M. Barbier ne craint pas de m'adresser, p. 22
de sa brochure , je crois avoir le droit de l'appliquer à luimême.
Et à quel propos me l'adressoit-il ?Apropos de ce que
j'ai dit sur l'infame Testament du curé Meslier ,sur l'infame
dithyrambe de Diderot , et sur les éloges ( que je ne me permets
plus de caractériser ) donnés par M. Naigeon à ce Testament
, et par conséquent à ce dithyrambe. C'est le comble de
la déraison. Il semble que M. Barbier en s'inscrivant parmi
les philosophes , leur ait juré de ne plus dire une vérité , et de
n'avoir pas même le sens commun.
Qu'il vienne maintenant nous dire qu'on seroit bien aise
de voir prendre contre lui des mesures de précaution. N'est- ce
pas lui quimedénonce, lui , qquui le premier ( pour employer
une de ses expressions ) a crié sur moi ? Voilà comme ils
sont tous : ce sont eux qui nous attaquent , et ce sont eux
qui se plaignent , qui crientà la persécution : on diroit qu'eux
seuls ont le droit de dénoncer; et que les mesures de précaution
ne doivent être qu'à leur usage. Avertissez-les des erreurs
qu'ils commettent : ils diront , dans un temps , que vous êtes
des fanatiques , des ennemis de la liberté ; en d'autres temps ,
ils changeront de langage : ils diront que vous êtes les
ennemis de l'autorité, et toujours des fanatiques. Montrezleur
la profondeur de l'abyme où ils se précipitent , et où
ils entraînent ceux qui les lisent ou qui les écoutent ;
tâchez de les retenir par de salutaires avis : ils crient que vous
voulez les enchaîner. Eh ! non , insensés , on ne vouloit que
vous empêcher de tomber.
Mais où m'entraîne M. Barbier ? Où me conduiront des
observations et des reproches de cette nature? Voilà la première
fois , et j'espère hien que ce sera aussi la dernière qu'on
en aura trouvé de semblables dans un article signé de moi.
Jusqu'ici , j'ai été fidèle à la loi que je me suis faite , de censurer
les livres , et non pas les auteurs. Si je suis sorti un instant
de ma route ordinaire , c'est M. Barbier qui doit s'accuser de
m'en avoir écarté. J'y rentre le plus vite que je puis , etje
me promets bien de n'en plus sortir.
FEVRIER 1807. 261
Ma quatrième erreur est d'avoir cru que MM. Morellet et
La Harpe n'étoient point , en l'an VIII , coopérateurs du
Mercure de France. M. Barbier m'apprend que dans l'un
des numéros de cette année , on trouve un article qui est
très-probablement du premier; et qu'à la même époque , le
second laissoit mettre dans ce journal quelques morceaux de
sa traduction de la Jérusalem délivrée. Je remercie M. Barbier
de m'avoir détrompé ; dorénavant je le compterai luimême
parmi les coopérateurs du Journal de l'Empire : car
on a une fois inséré dans ce journal , un extrait de je ne sais
quelle notice qu'il a publiée ; et comme actuellement M. Delille
etM. Lebrun enrichissent souvent le Mercure de leurs vers,
je pourrai me vanter d'avoir pour coopérateurs deux illustres
poètes.
La cinquième est d'avoir soupçonné , avec tout le monde ,
que l'excellente compilation ,intitulée , Selectæ è Profanis ,
avoit été faite par Rollin , et de n'avoir pas cru comme à une
vérité certaine , qu'elle est l'ouvrage de Jean Heuzet.
}
La sixième est plus considérable : elle est de n'avoir pas
su que M. Naigeon est un littérateur très-instruit , un homme
quijouit, dans la république des lettres , d'une réputation
méritéepardes travaux très-utiles en des genres très-divers ,
et que l'estime de tous ceux qui le connoissent, venge assez
de mes injustes dédains et de mes invectives. J'avoue encore
cette erreur : jusqu'ici je n'ai lu de M. Naigeon que ce qu'il
a écrit dans le genre philosophique. Je le connoissois comme
unhomme qui dit qu'on n'apas le sens commun quand on
croit en Dicu etàlaRReelliiggiioonn chrétienne , etqui trouveque
le spectacle de lanature n'est ni beau ni laid. J'apprends avec
plaisir que c'est un homme respectable par ses principes et
par ses talens. Honneur à M. Barbier qui a fait cette découverte
!
La septième est d'avoir dit , que Damilaville étoit auteur
du Christianisme dévoilé , comme l'assurent Voltaire et La
Harpe, qui devoient en savoir quelque chose, et non pas
M. le baron d'Holbach, comme le dit M. Barbier , qui n'en
sait rien du tout. « Ce qui est sûr, dit-il , c'est que les deux
>>premiers exemplaires de l'imprimé furent adressés par
>>Voltaire à Damilaville. » Et moi , je crois être sûr que ces
mêmes premiers exemplaires furent envoyés par Damilaville
à Voltaire. « Damilaville , ajoute-t-il , n'en a jamais vendu
>> un seul ; et il a même eu beaucoup de peine à en procurer
>> un exemplaire au baron d'Holbach , qui l'a attendu long-
>> temps. >> Mais alors comment peut-il assurer que M. le
baron d'Holbach étoit l'auteurde cet ouvrage. Enfin il invoque
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
sur tout cela le témoignage de M. de Villevieille , ami de
Voltaire. M. Barbier va être bien étonné : c'est M. de Villevieille
qui porta à Voltaire, de la part de Damilavılle , les six
premiers exemplaires de cet ouvrage , qui aient paru à Ferney.
Et qui me l'a dit ? M de Villevieille lui-même.
Je passe à ma neuvième erreur. Il s'agit de savoir si l'Examen
critique des Apologistes de la Religion chrétienne est de
M. de Burigny, ou d'un auteur encore vivant , et qui est assez
connu pour qu'il soit inutile de le nommer,
M. Barbier veut absolument que cet ouvrage ait été composé
de 1724 à 1732 , et il le prouve par un ou deux
passages de cette misérable brochure , dans lesquels l'auteur,
quel qu'il soit , cite comme devant bientôt paroître ,
des livres qui furent publiés à cette époque. J'ai déjà répondu
à cette preuve : un auteur , capable d'entasser dans un livre
autant de faussetés que l'Examen critique en renferme , ne
doit pas craindre de dire ( sur-tout lorsque son intérêt l'exige )
un petit mensonge de plus. Or , cet auteur qui ne vouloit pas
être connu , et qui avoit peut - être quelque intérêt à ne
pas l'être , puisqu'il prétendoit à une abbaye , et qu'on n'en
donnoit point à ceux qui écrivoient de pareils ouvrages , cet
auteur , dis-je , voulut, en composant ce misérable livre , se
mettre en état de prouver qu'il n'avoit pu le composer ; et
pour cela il y inséra , avec l'air de la négligence , quelques
mots d'où l'on devoit inférer que ce livre avoit paru en 1722,
époque où lui-même n'ayant pas encore vingt ans , étoit évidemment
incapable de l'avoir fait. Car il est bien vrai qu'a
cet âge , il est difficile d'avoir déja rassemblé assez de mensonges
pour en former un volume aussi gros. C'est moi qui ai
déja fait dans mon article tous ces raisonnemens et tous ces
calculs , et ce qu'il y a de plaisant , c'est que maintenant
M. Barbier les oppose à moi-même. Nous ne différons que
dans la manière de les présenter.
Mais voici du nouveau : « Selon M. Barbier , l'érudition
>> répandue dans l'examen critique , ressemble beaucoup à
>>celle qui a rendu célèbre M. de Burigny. Comparons , en
>> effet , ajoute - t - il , différens passages de la Theologie
» païenne , ouvrage qui porte le nom de M. de Burigny ,
>> avec quelques mo ceaux de l'Examen critique , etc. » Et
là-dessus , il fait imprimer en deux colonnes , deux différens
passages , l'un de la théologie païenne , l'autre de l'Examen
critique , et il se trouve que ces deux passages sont à-peu-près
les mêmes.
Tout ce qu'il devoit en conclure , c'est que l'auteur du
second de ces ouvrages a volé quelques phrases à celui du
premier. Mais , soit que ce plagiat lui ait paru trop philosoFEVRIER
1807. 263
phique pour qu'il osât l'avouer , soit que cette conséquence
fût trop simple et trop naturelle pour qu'un savant tel que
lui s'abaissât à la tirer , il aime mieux conclure de la ressemblance
de ces passages que l'auteur du premier ouvrage est
aussi l'auteur du second. Belle conclusion , et digne de
l'exorde .
Mais si on lui opposoit maintenant deux autres passages ,
qui fussent aussi tirés , l'un de la Théologie païenne , l'autre
de l'examen critique , et qui disent précisément tout le contraire
l'un de l'autre , que concluroit - il alors ? Je l'ignore .
Tout ce que je sais , c'est qu'un philosophe est rarement embarrassé
par les contradictions , même quand ce sont les
siennes. Ce n'est donc point à M. Barbier que j'adresse les
deux passages suivans , mais à ceux de nos lecteurs qui auront
eu la patience de lire sa brochure , et auxquels ses raisonnemens
sur les morceaux qu'il cite auroient pu faire quelque
illusion.
Voici ce que je lis dans la
Théologie païenne , tom. II,
pag. 386 , édition de 1754 :
Pythagore réunit à la plus excessive
superstition , la plus grande
fourberie. Son plus grand crime
est d'avoir voulu faire croire qu'il
étoit né d'une semence plus distinguée
que le reste des hommes ; d'avoir
avancé les mensonges les plus
absurdes et les plus impudens . On
sait encore d'autres particularités de
la vie de Pythagore , qui prouvent
qu'il y a eu peu d'aussi grands
fourbes .
Et je trouve dans l'Examen
critique , tel qu'il est imprimé
parmi les OEuvres de Fréret ,
pag . 259 :
On a vu des sectes entières de
philosophes pratiquer les plus hautes
vertus avec un zèle admirable.
Pythagore ne fut pas plutôt arrivé à
Crotone , qu'il en chassa le luxe , y
rétablit la frugalité , engagea les
dames à quitter leurs habits magnifiques
, et à les consacrer à Junon ,
en leur persuadant que la pudeur
étoit le plus digne ornement de leur
sexe.
Il seroit , ce me semble , assez difficile de faire tout à-lafois
un plus grand éloge et une plus terrible censure dela
conduite de Pythagore. Et si M. de Burigny étoit l'auteur de
ces deux passages , s'il étoit tombé dans une aussi lourde
contradiction , il seroit vraiment digne de figurer parmi nos
philosophes modernes. Mais il n'y a que M. Barbier qui ait
jamais pensé à la lui prêter.
M. Barbier finit par me demander de quel droit j'ai cherché
à troubler lhonorable vieillesse d'un des doyens de notre
littérature , et pourquoi je l'ai fait intervenir au milieu de la
ridicule querelle que j'ai suscitée à M. Naigeon et à lui. De
quel droit , Monsieur ? Du droit qu'a tout honnête homme
de défendre un autre honnête homme qu'il voit injustement
1 4
204 MERCURE DE FRANCE ,
attaqué: sur-tout quand celui-ci ne peut plus se défendre.
Vous me parlez d'un des doyens de notre littérature ! Moi , je
yous parle d'un homme mort, dont vous troublez les cendres ,
etdont vous poursuivez la mémoire. Commencez vous-même
par respecter ceux qui reposent loin de nos disputes dans
le silence du tombeau, et nous verrons ensuite quelle espèce
d'ég rds nous devons aux vivans dont il vous plaît de
prendre ladéfense, Vous me demandez pourquoij'aifuit inter.
venir dans cette querelle le véritable auteur de l'Examen critique
? Je n'y pensois pas, Monsieur : c'est vous qui m'y avez
forcé, en accusant M. de Burigny de cet infame ouvrage qu'il
n'a point fait. Cessez de publier des mensonges , et nous cesserons
de les repousser,
Que puis-je répondre à ce que M. Barbier appelle ma
10º 11º et 12 erreur ? J'ai cru que Voltaire avoit pu se contredire
, que Diderot étoit très-capable d'avoir faitun mauvais
ouvrage de plus , que M. Naigeon n'est pas un des hommes
qui font le plus d'honneur à notre littérature ; je l'ai cru , j'en
conviens , et je le crois encore. Les raisonnemens de M. Barbier
ne m'ont pas convaincu du contraire. Mais par où les
attaquer ces raisonnemens ? Comment suivre un homme qui
me parle tout à-la- fois de Ferney et de la Chine , de Possidonius
et du Père Souciet, et qui après avoir commencé par
m'opposer le témoignage du Publiciste , finit par m'opposer
des éc ipses anciennement observées ?
S'il faut l'en croire , on ne trouve rien dans la correspon
dance de Voltaire , qui dise qu'un homme de lettres encore
vivant est le vérit ble auteur de l'Examen critique. M. Barbier
est difficile en preuves ; mais c'est quand il s'agit des autres ,
car , pour lui , il croit toujours avoir assez bien prouvé. Atous
les raisonnemens qu'il fait sur les passages cités par moi
de cette correspondance , je pourrois ne répondre qu'une
seule chose montrez , lui dirois - je , ces passages à un
homme de bonne foi , impartial , point philosophe surtout
, cela me suffit : je n'exige pas même qu'il soit chrétien,
Que cet homme les lise , et qu'il nous dise ensuite qui
étoit , selon Voltaire , le véritable auteur de l'Examen critique,
S'il ne nomme pas aussitôt celui qui tant de fois a
été nommé , j'avouerai que non-seulement je me suis trompé ,
mais que je ne sais plus lire.
Il faut cependant donner une idée de la manière dont
M. Barbier explique ces mêmes passages. Les efforts qu'il fait
pour en éviter le vrai sens seroient risibles , si l'on ne songeoit
qu'ils ont un objet odieux , et qu'il ne disculpe un auteur
vivant que pour rejeter sur un homme mort toute la honte
qui peut résulter d'un pareil ouvrage.
FEVRIER 1807 . 265
• «Quant à la lettre , dit-il , adressée par Voltaire à M. Mo-
>> rellet lui-même, elle n'a rapport qu'à la Réfutation de
» l'Examen critique , publiée par l'abbé Bergier. Toujours
>> plein de l'idée que M. Morellet est un habile défenseur de
>> la philosophie , Voltaire lui dit : » « Iln'apparti nt qu'à
vous , Monsieur , de faire voir le foible de ces apologies
>> qui ne trompent que des ignorans. >>><<<Quel autre , ajoute-t-il ,
>> quel autre que M. Guairard a pu voir dans ce compliment
>> une preuve que l'Examen critique est de M. Morellet? »
Mais je prie M. Barbier de nous dire quel est donc le sens
qu'il veut donner à l'expression de Voltaire ; seroit-ce :
Iln'appartient qu'à vous , Monsieur , de nous faire voirle
foible de cette Refutation de l'Examen critique des apologies
qui ne trompent que tes ignorans ? Il faut convenir que
L'ellipse seroit trop forte , et que cela n'auroit plus de sens.
J'ai donc le droit de dire à mon tour : Quel autre que M. Barbier
a pu entendre ainsi la phrase de Voltaire , et quel autre
que lui a pu y voir un compliment?
Tous les raisonnemens qu'il fait sur les autres passages que
j'ai cités de cette correspondance sont de la même force.
Pour qu'il ait raison il faut toujours que Voltaire ait dit le
raire de
,
contraire ce qu'il veut dire. M. Barbier est malheureux en
apologies , tout comme en réfutations : je ne crois pas qu'il
prenne jamais envie à personne de le choisir pour son avocat.
Îl veut se défendre contre moi , et il me fournit de nouvelles
armes contre lui. Il veut faire oublier qu'un écrivain encore
vivant est l'auteur de l'Examen critique , et il ne trouve pour
eela de meilleur moyen que de nous obliger à le répéter tous
les jours. Enfin , il veut expliquer Voltaire , et il fait si bien
que , sous sa plume , Voltaire n'a plus le sens commun.
Ailleurs , il feint d'ignorer que la correspondance de Voltaire
n'a été imprimée qu'après sa mort ; et après en avoir
cité ces mots : « Je sais très-bien quel est l'auteur du livre
» attribué à Fréret , et je lui garde une fidélité inviolable , »
il ajoute fièrement : « Croyez après cela que Voltaire vous
>> ait laissé entrevoir clairement le nom de l'auteur de ce fa-
» meux ouvrage, » Ce n'est pas une opinion , une croyance,
c'est un fait certain que Voltaire a dit le nom de cet auteur;
mais il croyoit peut-être ne le dire qu'à ses amis .
Et M. Barbier est assez aveugle pour se flatter d'arriver à
lapostérité avec tous ce fatras de noms , et de titres , et de
notes , et de raisonnemens aussi ennuyeux qu'ils sont faux !
Et il me menace de m'y trainer à sa suite ! Il fera , dit-il ,
imprimer sa réponse en téte du troisième volume de son
Dictionnaire , et il conclud de là que M. Guairard peut étre
sûr d'arriver à la postérité avec lui. Dieu me préserve d'yarri
266. MERCURE DE FRANCE ,
ver en pareille compagnie ? Mais il se trompe beaucoup : je
l'assure à mon tour qu'il tombera bientôt dans ll''oubli , detout
le poids de ses trois gros volumes. S'il a pris sérieusement les
craintes que je lui ai témoignées dans mon article , sur les
erreurs que son Dictionnaire pouvoit répandre dans l'Europe
et dans la postérité , il s'est trompé encore : je ne voulois alors
que lui f ire un compliment , j'avois assez lu de son livre pour
être bien sûr qu'il n'arriveroit pas plus que mes analyses à la
postérité. Il ajoute que pour ce qui concerne l'Europe, il ne
dépendplus de lui de me tranquilliser. Oh ! je n'ai nullement
besoin qu'il me tranquillise; je suis parfaitement rassuré ;
je n'ignore pas que l'Europe ne sait pas mieux son nom que
lemien.
Les trois derniers articles de M. Barbier ne sont qu'une fastidieuse
répétition de tout ce qu'il vient de dire , et par conséquent
déjà réfuté. Qu'importe au public tout ce queje pourrois
y répondre ? Ce qui lui importe , c'est que la vérité ne soit
pas indignement sacrifiée à la philosophie ; c'est que nos philo
sophes , qui l'ont si souvent trompé sur les choses , ne le trompent
pas encore sur les noms , et qu'ils ne puissent pas attribuer
impunément à des écrivains estimables , des erreurs et des
erreurs graves qu'eux seuls étoient capables de concevoir et de
publier; c'est que ces grands mots de vérité, de gloire, d'utilité
publique ne soient jamais indignement avilis ; cest que la
louange ne soit pas prostituée aux plus détestables ouvrages ;
que les auteurs de ces ouvrages ne soient pas recommandés à
P'admiration comme les gens de lettres les plus estimables par.
leurs talens ; c'est enfin que le gardien d'une vaste et importante
bibliothèque n'ait pas le droit de mettre au premier
rang de ses livres , ceux de Boulanger, de Fréret , de M. Naigeon.
Ce qui importoit enfin à M. Barbier , c'étoit de montrer qu'il
n'a rien fait de tout cela , et c'est précisément ce qu'il a oublié
de prouver.
Je devrois peut- être remercier M. Barbier de m'avoir confondu
dans sa diatribe avec l'auteur , assurément plus connu
que lui , des Mélanges de Philosophie , de Morale , d'Histoire
et de Littérature. Mais je ne puis souffrir qu'il se vante
d'avoir été mis par moi à côté de M. Anquetil. Celui- ci ,
quoiqu'il n'ait composé qu'une médiocre Histoirede France ,
alaissé de lui en mourant des souvenirs assez respectables ; et
il avoit droit à quelques égards. Mais je ne sais à quoi on peut
prétendre, et dequel front on ose parler de l'Europe et de la
postérité , quand on n'a fait , comme M. Barbier , qu'une longue
liste de titres et une petite brochure : et encore quelle
liste et quelle brochure ! une liste qui n'est qu'une suite
d'éloges donnés à des ouvrages abominables ! une brochure
5
FEVRIER 1807. 267
qui n'est encore que l'apologie de ces mêmes ouvrages et de
leurs auteurs !
* Et c'est M. Barbier qui m'accuse d'être un de ces hommes
qui ont , dit-il , le projet , aujourd'hui constamment suivi,
d'outrager , d'offenser grievement les gens de lettres les
plus estimables par leurs talens et par leurs moeurs ! O
temps , ô gloire ancienne de notre littérature ! devionsnous
nous attendre , après avoir rempli les deux journaux
dont parle M. Barbier , de notre admiration pour
Bossuet , Massillon , Corneille , Racine , Boileau ; devionsnous
craindre que ce fût nous qu'on accusât d'un pareil
projet ? Et qui outrage les gens de lettres , Monsieur ? Est- cenous
qui mettons à leur tête les grands hommes que je viens de
citer , ou vous qui en salissez la liste des noms de tous nos
athées ? GUAIRARD.
Eloge historique de MichelAdanson , prononcé à la séance
publique de la classe dessciences physiques et mathématiques
de l'Institut national , le lundi 5 janvier 1807 ; par
G. Cuvier , secrétaire perpétuel pour les sciences physiques
.
Michel Adanson , membre de l'Institut et de la Légiond'Honneur
, membre étranger de la Société royale de Londres,
ci-devant pensionnaire de l'Académie des sciences et censeur
royal , naquit à Aix en Provence , le 7 avril 1727 , d'une
famille écossaise qui s'étoit attachée au sort du roi Jacques.
Son père , écuyer de M. de Vintimille , archevêque d'Aix ,
suivit ce prélat lorsqu'il fut nommé à l'archevêché de Paris ,
et amena avec lui dans la capitale le jeune Michel , alors âgé
de trois ans. M. Adanson le père avoit encore quatre autres
enfans et n'étoit pas riche ; mais la protection de l'archevêque
l'aida dans leur éducation : chacun d'eux reçut un petit bénéfice
, et Michel Adanson en particulier eut , àà l'âge de sept
ans, un canonicat à Champeaux en Brie , qui servit à payer
sa pension au collège du Plessis.
Beaucoup de vivacité dans l'esprit , une mémoire imperturbable
et un ardent desir des premiers rangs , c'en étoit plus
qu'il ne falloit pour avoir de grands succès de collége , et
pour être montré avec complaisance dans toutes les occasions.
Le célèbre observateur anglais , Tuberville Needham , renommé
alors par les faits nombreux et singuliers que ses
microscopes lui avoient fait découvrir , assistoit un jour aux
exercices publics du Plessis. Frappé de la manière brillante
1
268 MERCURE DE FRANCE ,
dont le jeuneAdanson les soutenoit , il demanda la permission
d'ajouter un microscope aux livres que l'écolier alloit recevoir
en prix: et en le lui remettant , il lui dit avec une sorte de
solennité : Vous qui étes si avancé dans l'étude des ouvrages
des hommes , vous étes digne aussi de connoître les oeuvres
de la nature.
Ces paroles décidèrent la vocation de l'enfant ; elles étoient
restées profondément gravées dans la mémoire de M. Adanson,
et il les répétoit encore avec intérêt vers la fin de sa vie.
Dès cet instant , sa curiosité ne change plus d'objet ; l'oeil
attaché pour ainsi dire à cette étonnante machine , il y soumet
tout ce que lui fournit l'enceinte étroite de son collége ,
tout ce qu'il peut recueillir dans les promenades en s'écartant
furtivement des sentiers tracés à ses camarades : les plus petites
parties des mousses , les insectes les plus imperceptibles ; il
connut ces productions que la nature semble avoir réservées
pour l'oeil curieux du physicien , avant celles qu'elle abandonne
aux jouissances générales; et son esprit étoit déjà tout
rempli de ces merveilles de détail, que son ame n'avoit point
encore éprouvé l'impression du grand spectacle de l'univers.
Peut-être même ne fut-elle jamais livrée à ces émotions à la
fois si douces et si vives ; il n'eut point de jeunesse ; le travail
et la méditation le saisirent à son adolescence, et pendant
près de 70 ans, tous ses jours , tous ses instans furent remplis
par les observations pénibles , par les recherches laborieuses
d'un savant de profession.
Admis au sortir du collége dans les cabinets de Réaumur
et de Bernard de Jussieu, une riche moisson s'ouvrit à son
activité : il la dévora avec une sorte de fureur ; il passoit ses
journées au Jardin-des-Plantes : non content d'entendre les
professeurs en chaire, il répétoit leurs leçons aux autres écoliers :
aussi disoit-il , en plaisantant, des professeurs actuels , qu'ils
étoient ses élèves à la troisième génération. Nous nous
sommes assurés , par ses manuscrits , que vers l'age de 19 ans
il avoit déjà décrit méthodiquement plus de quatre mille
espèces des trois règnes. Les seules opérations manuelles qu'un
semblable travail exige , prouvent qu'il y employoit une
partie de ses nuits.
,
C'étoit beaucoup pour son instruction , mais ce n'étoit
presque rien pour l'avancement de la science. La plupart de
ces êtres étoient déjà connus et décrits dans les livres : quelque
climat peu visité pouvoit seul lui en fournir en abondance
quin'eussent jamais été vus ni examinés par les naturalistes.
M. Adanson brûlant dès lors de l'ambition de se placer , à
quelque prix que ce fût, parmi ceux qui ont reculé les
bornes de l'histoire naturelle, et ne connoissant pour cela ,
FEVRIER 1807 . 269
comme la plupart des jeunes étudians , que la voie facile
demultiplier lesdescriptions des espèces , prit donc le parti
de voyager. Il résigna son bénéfice , obtint , à force d'instances,
et par le crédit de M. de Jussieu , une petite place
dans les comptoirs de la Compagnie d'Afrique , et partit pour
le Sénégal , le 20 décembre 1748.
Les motifs de son choix sont curieux : « C'est que c'étoit
>> ( dit- il dans une note restée parmi ses papiers ) , de tous
>> les établissemens européens le plus difficile à pénétrer , le
>>plus chaud , le plus mal-sain , le plus dangereux à tous les
>> autres égards , et par conséquentle moins connu des natu-
>> ralistes. >> Il ne faut pas avoir un zèle équivoque pour se
déterminer précisément sur de pareilles raisons.
Au reste , il devoit sentir moins qu'un autre la différence
de Paris et d'un désert : travaillant partout dix-huit heures par
jour , il ne s'apercevoit guère s'il étoit près ou loin des jouissances
du monde. Il paroît d'ailleurs avoir eu toujours un tempérament
très-robuste. On le voit dans sa relation , tantôt parcourir
des sables échauffés à 60 degrés , qui lui raccourcissoient
les souliers , et dont la reverbération lui faisoit lever la
peau du visage ; tantôt inondé par ces terribles orages de la
zone torride , sans que son activité en fût ralentie un instant.
En cinq ans qu'il passa dans cette contrée : il rassembla et
décrivit un nombre prodigieux d'animaux et de plantes nouvelles.
Il leva la carte du fleuve aussi avant qu'il pût le
remonter , et l'assujétit à des observations astronomiques ; il
dressa des grammaires et des dictionnaires des peuples de ses
rives. Il tint un registre d'observations météorologiques , faites
plusieurs fois chaque jour ; il composa un Traité détaillé de
toutes les plantes utiles du pays ; il recueillit tous les objets
de son commerce , les armes , les vêtemens , les ustensiles de
ses habitans.
Nous avons vu chez lui tous ces travaux en manuscrit , et
nous avons été étonnés qu'un homme seul et dénué de toute
assistance , ait pu y suffire en si peu de temps ; et cependant
ce court espace fut encore occupé par des méditations générales
plus importantes , qui devinrent les principes de ses
autres travaux , et qui déterminèrent la marche de ses idées ,
et le caractère du restede sa vie.
Que l'on se représente un homme de 21 ans , quittant pour
ainsi dire les bancs de l'école , encore en grande partie étran
ger à tout ce qu'il y a de routinier dans nos sciences et dans
nos méthodes , presque sans livres , et ne conservant guère
que par le souvenir les traditions de ses maîtres : qu'on se le
représente transporté subitement dans un pays barbare , avec
une poignée de compatriotes que le langage seul rapproche
370 MERCURE DE FRANCE ,
de lui , mais qui ignorent ses recherches ou les dédaignent ,
livré par conséquent pendant plusieurs années à l'isolement
le plus absolu , sur une terre nouvelle , dont les météores ,
les végétaux , les animaux , les hommes ne sont point ceux
de la nôtre ; ses vues auront nécessairement une direction propre
, ses idées une tournure originale ; il ne se traînera point
dans nos sentiers battus ; et si d'ailleurs la nature lui a donné
un esprit appliqué et une imagination forte , ses conceptions
porteront l'empreinte du génie ; mais n'ayant point à les
faire passer dans l'esprit des autres , sans adversaires à combattre
, sans objections à réfuter , il n'apprendra point cet
art délicat de convaincre les esprits sans révolter les amourspropres
, de détourner insensiblement les habitudes vers des
routes nouvelles , de contraindre la paresse à recommencer
un nouveau travail. D'un autre côté , toujours seul avec luimeme,
et sans objet de comparaison , prenant chaque idée
qui lui vient pour une découverte , jamais exposé à ces petites
luttes de société , qui donnent si vîte à chacun la mesure de
ses forces , il sera enclin à pendre de son talent des idées exagérées
, et n'hésitera point à les exprimer avec franchise.
Ce qu'un tel jeune homme devroit devenir , M. Adanson le
devint; ceux qui l'ont connu ont dû observer en lui tout ce
qu'il y de bon et de mauvais dans ce portrait ; et de ce
caractère une fois donné , se déduit presque nécessairement le
sort de ses ouvrages et celui de sa personne.
a
Deretour en Europe , le 18 février 1751 , avec sa riche provisionde
faits et de vues générales, il chercha aussitôt à prendre
parmi les naturalistes le rang qu'il croyoit lui appartenir.
L'état de l'histoire naturelle avoit notablemeut changé pendant
son absence. Réaumur étoit près de mourir. Ses ingénieuses
recherches n'avoient dans de Geer qu'un continuateur
foible et moins heureusement placé. Mais Linnæus et Buffon
commerçoient à se frayer le chemin vers l'empire qu'ils se
sont partagé pendant près d'un demi-siècle.
L'un , d'un esprit perçant , d'une application opiniatre ,
embrassant toutes les productions de la nature, les contraignoit
en quelque sorte dans des classifications arbitraires , mais
précises et faciles à saisir , leur imposoit des noms étrangers ,
mais invariables et commodes à retenir ; les décrivoit dans
un langage néologique , mais court , expressif, et d'une signification
rigoureusement fixée .
L'autre , d'une imagination élevée , grave et imposant dans
son style , comme dans ses manières , s'attachant à un moindre
nombre d'êtres , négligeant ces échaffaudages artificiels que
l'étude de productions plus nombreuses auroit exigés , épuisoit,
pour ainsi dire, chacun des sujeis qu'il traitoit; il en traçoit
FEVRIER 1807 . 271
des tableaux animés; la pompe et la majesté de la nature
régnoient dans leur ordonnance , son éclat et sa fraîcheur dans
leur coloris ; ils étoient liés par des vues neuves , hardies ,
quelquefois téméraires , mais toujours exposées avec un art
entraînant.
Les livres de Linnæus renfermant sous un petit volume
une immense série d'êtres de toutes les classes , étoient le
manuel des savans : ceux de Buffon , offrant dans une suite de
portraits enchanteurs , un choix des êtres les plus intéressans,
faisoient le charme des gens du monde ; mais tous les deux
presqu'exclusivement livrés à leurs idées particulières , avoient
trop négligé un point de vue essentiel : l'étude de ces rapports
multipliés des êtres , d'où résulte leur division en familles ,
fondées sur leur propre nature ; et c'étoit précisément la ce
quiavoit fait le principal sujet des méditations de M. Adanson
dans sa solitude.
Il en développa le premier avec énergie toute l'importance ,
et en suivit très-loin l'application ; la hardiesse de sa marche ,
la précision de ses résultats frappèrent les naturalistes , au
point qu'ils crurent un instant voir en lui un digne rival de
ces deux grands maîtres; et peut- être n'a - t - il , en effet ,
manqué à sa réputation pour approcher de la leur , qu'un
aussi heureux emploi des moyens accessoires dont ils surent
si bien se servir.
Essayons de tracer une esquisse rapide , et de ce point de
vue en lui-même , et de la manière particulière dont
M. Adanson l'envisagea.
Un être organisé est un tout unique , un ensemble de
parties qui réagissent les unes sur les autres , pour produire
un effet commun. Nulle de ces parties ne peut donc être
modifiée essentiellement sans que toutes les autres ne s'en
ressentent. Il n'y a donc qu'un certain nombre de combinaisons
possibles parmi les grandes modifications des organes
principaux ; et sous chacune de ces combinaisons supérieures ,
il n'y a encore qu'un certain nombre de combinaisons subordonnées,
de modifications moins importantes qui puissent
avoir lieu .
Par conséquent , si l'on avoit une connoissance exacte de
toutes ces combinaisons des différens ordres , et que chacune
fût rangée à la place déterminée par les organes qui la constituent
, l'on auroit aussi une représentation véritable de
tout le système des êtres organisés ; tous leurs rapports , toutes
leurs propriétés se laisseroient réduire à des propositions générales
; la nature intime de chacun d'eux se laisseroit clairement
démontrer; en un mot , l'histoire naturelle seroit une science
exacte.
272 MERCURE DE FRANCE ,
Voilà ce qu'on entend par la méthode naturelle ; principale
clef des mysteres de l'organisation , seul fil propre à
guider dant cet inextricable labyrinthe des formes de la vie :
ce n'est que par elle que le naturaliste pourra s'élever un
jour à cette hauter d'où la nature entière lui apparoîtra
dans son ensemble et dans ses détails , comme un seul et vaste
tableau. Mais jusqu'à présent nous ne faisons qu'entrevoir
quelques portions de ce tableau sublime; et le point d'où
nous pourrons l'embrasser tout entier , n'est encore pour
nous qu'une espèce de but idéal que nous n'atteindrons peutêtre
jamais tout-à-fait , quoiqu'il soit de notre devoir d'y
tendre constamment, et qu'à force de travail nous puissions
tous les jours en approcher davantage.
La route la plus directe seroit de déterminer les fonctions
et l'influence de chaque organe, pour calculer l'effet de ses
modifications : formant alors ses grandes divisions d après les
organes les plus importans , et descendant ainsi aux divisions
inférieures , on auroit un cadre , qui , pour être fait d'avance,
ét presqu'indépendamment de l'observation des espèces, n'en
seroit pas moins l'expression réelle de l'ordre de la nature. C'est
ce principe qu'on nomme la subordination des caracteres .
Il est parfaitement rationel et philosophique. Mais son application
supposeroit , touchant la nature , les fonctions et l'influence
des organes , des connoissances dont on étoit trop
éloigné à l'époque où M. Adanson commença ses travaux ,
pour qu'il pût songer à l'employer ; peut- être même n'en
eut-il jamais l'idée.
Il eut donc recours à une méthode inverse que l'on peut
appeler empirique , ou d'expérience , celle de la comparaison
effective des espèces ; et il imagina , pour l'appliquer ,
un moyen qui lui est propre , et qu'on ne peut s'empêcher
de regarder comme infiniment ingénieux.
Considérant chaque organe isolément , il forma de ses
différentes modifications un système de division , dans lequel
îl rangea tous les êtres connus. Répétant la même opération
par rapport beaucoup d'organes il construisit ainsi un
nombre de systèmes , tous artificiels et fondés chacun sur un
seul organe arbitrairement choisi.
à
,
Il est évident que les êtres , qu'aucun de ses systèmes ne
sépareroit , seroient infiniment voisins , puisqu'ils se ressembleroient
par tous leurs organes ; la parenté seroit un peu
moindre dans ceux que quelques systèmes ne rassembleroient
pas dans les mêmes classes. Enfin , les plus éloignés de tous
seroient ceux qui ne se rapprocheroient dans aucun syst me.
Cette méthode donneroit une estimation précise du degré
d'affinité
DEPE
DE
LA
a
FEVRIER 1807 .
une
3
d'affinité des êtres , indépendante de la connoissance Ction
nelle et physiologique de l'influence de leurs organs Mais
elle le défaut de supposer autre connoissance di
pour être simplement historique , n'en est pas moins étendue
ni moins difficile à acquérir , celle de toutes les espèces et
de tous les organes de chacune. Un seul de ceux- ci négligé
peut conduire aux rapports les plus faux; et M. Adanson
lui-même , malgré le nombre immense de ses observations,
en fournit quelques exemples:
C'est là ce qu'il appeloit sa Méthode universelle , et c'est
aussi l'idée mère qui domine dans tous ses grands ouvrages
imprimés ou manuscrits.
Îl en publia , en 1757 , une espèce d'essai dans le Traité
des Coquillages , qui termine le premier volume de son
Voyage au Sénégal. Ce livre ouvrit les portes de l'Académie
dessciences et de la Société royale de Londres à M. Adanson ,
alors âgé seulement de trente ans , non parce qu'il étoit allé
chercher quelques coquilles sur la côte d'Afrique , mais parce
qu'il s'annonçoit comme un homme de génie, plein de vues
neuves , d'activité , et capable d'honorer encore ces illustres
compagnies par un grand nombre de travaux semblables.
L'ouvrage méritoit en effet d'exciter ces espérances , et
d'obtenir cesmmaarrqquueess d'estime , sur-tout par l'attention que
son auteur avoit donnée aux animaux des coquilles , presqu'entièrement
négligés avant lui, et dont quelques-uns même
n'ont pas été décrits depuis. Sa distribution méthodique ,
appuyée sur une vingtaine de ces systèmes partiels dont
nous venons de donner une idée , étoit bien supérieure à toutes
celles de ses prédécesseurs. Néanmoins , il lui resta encore
quelques défauts par la raison que nous venons anssi d'exposer :
c'est que , faute de dissections anatomiques , il n'avoit pu connoître
les organes intérieurs , et sur-tout le coeur. Cette omis
sion le fit même errer dans la circonscription générale de
la classe, où il ne comprit point les mollusques sans coquille.
Son projet étoit d'abord de traiter ainsi en huit volumes toute
l'histoire du Sénégal, et elle est en effet déjà fort avancée
dans ses manuscrits ; mais jugeant que l'utilité de sa méthode
seroit mieux sentie dans une application plus générale , il
cessa bientôt de publier ce premier travail , pour se livrer
entièrement à celui des fantilles des plantes , qu'il fit imprimer
en 1763. Il y trouva aussi l'avantage d'opérer sur des
êtres plus nombreux, étudiés sous plus de rapports , et pour
lesquels la méthode empirique est plus excusable , parce que
Ies fonctions de leurs organes sont plus obscures.
Beaucoup de botanistes avoient déjà senti l'importance de
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
distribuer les plantes , selon leurs rapports naturels. Morison ,
Magnol etRay en avoient conçu l'idée presqu'en même temps
dans la dernière moitié du 17° siècle , sans toutefois se bien
rendre compte des moyens d'y réussir.
Haller eut long-temps cet objet en vue; mais il n'eut pas
le bonheur de pouvoir accorder entièrement les rapports
naturels avec un système absolu , et , malgré tous ses soins ,
celui qu'il adopta en rompit encore quelques-uns.
Linnæus y avoit renoncé volontairement, en formant le
sien, et n'y fut quelquefois ramené que par la force du sentiment
de l'analogie , qui le contraignit à enfreindre lui-même.
les règles qu'il s'étoit prescrites.
2
En un mot , de tous les botanistes antérieurs à M. Adanson
le seul qui n'ait jamais abandonné cette recherche , et celui
qui en obtint le plus de succès, qui mérita même d'être considéré
à cet égard comme le maître et de ses contemporains
etde ses successeurs , fut Bernard de Jussieu. Cet homme extraordinaire
, qui allia des vertus et une modestie dignes des premiers
âges, à des lumières qu'à peine aucun âge a surpassées ,
s'en occupa toute sa vie ; mais, toujours mécontent de ce
qu'il avoit fait, parce qu'il voyoit mieux que personne ce
qui lui restoit à faire , il ne consigna point ses résultats par
écrit ; on ne les connoît que par l'arrangement qu'il avoit
introduit , en 1758 , au jardin de Trianon , et par les fragmens
que ses amis ou ses disciples en ont publiés.
Il y a de fortes raisons de croire que Linnæus avoit profité
des conversations de Bernard de Jussieu , sur ce sujet; car les
rapprochemens indiqués dans ses Ordines naturales , publiés
en 1755 , sous forme de simple liste non motivée, auroient
difficilement pu naître des vues qui ont dirigé cet homme
célèbre dans ses autres ouvrages.
On a pensé aussi que M. Adanson, élève de Bernard de
Jussieu , avoit recueilli dans les leçons de son maître , les premiers
germes de quelques-unes des familles ; mais cette conjecture
fût-elle fondée , sa gloire y perdroit peu. S'il profita
de ses leçons , c'est en homme de génie qu'il le fit. Le plan
général de son livre , les principes directs qu'il établit , sa
marche franche et hardie , tout cela est bien à lui , et ce n'est
pas ainsi qu'on emprunte. Quelques erreurs même que Bernard
de Jussieu avoit évitées , prouvent l'originalité de
M. Adanson ; elles venoient toujours de la même cause , la
négligence de quelque organe important : et ce n'étoit pas
pour avoir établi ses distributions sur un nombre trop petit
de systèmes partiels ; car il avoit commencé par en faire
soixante- cinq , fondés sur autant de considérations différentes;
mais c'est, comme nous l'avons insinué, faute d'aveir
FEVRIER 1807 . 275
bien saisi le principe fécond de la subordination des caracteres.
Au reste , ces erreurs sont peu nombreuses , parce
qu'un tact délicat suppléa souvent à ce que la méthode n'auroit
pu donner par elle-même , et l'ouvrage offre en revanche
une foule d'aperçus heureux que les découvertes plus récentes
n'ont fait que confirmer.
M. Adanson , par exemple , indique le périsperme , et son
importance pour caractériser les familles , quoiqu'il ne lui
ait point donné de nom. Il a formé la famille des hépatiques ,
et bien limité celle des joubarbes. Il a senti le premier le
rapprochement des campanulacées avec les composées ; des
aristoloches avec les éléagnées ; des menyanthes avec les
gentianées ; et celui du trapa avec les onagres , que Bernard de
Jussieu ignoroit , et qu'on a reconnus depuis. Ses divisions des
liliacées , des dipsacées , des composées , sont originales et
bonnes. Ses groupes de champignons sont supérieurs à ceux
de Linnæus. Il a séparé avec raison les thymelées des é éagnées
, et les nyctaginées des amaranthacées , que Bernard de
Jussieu confondoit. Enfin , un très - grand nombre de ses
genres ont été reconnus et adoptés par les botanistes les plus
modernes.
Dans sa préface , M. Adanson fait l'histoire de la botanique
avec une érudition étonnante dans un homme presque toujours
occupé d'observer. Il y assigne avec précision de combien
de plantes , de figures et d'idées nouvelles chaque auteur
a enrichi cette science. Il y donne même une sorte d'échelle
du mérite des systèmes de ses prédécesseurs ; mais c'est seulement
dans leur accord plus ou moins parfait avec ses familles
naturelles qu'il en prend la mesure. C'étoit se mettre luimême
à la tête de tous les botanistes ; et en effet il n'étoit
pas trop éloigné de cette opinion. Il ne cache point sur - tout
l'espèce de dépit que lui donnoit la vogue du système sexuel
de Linnæus , l'un des plus opposés aux rapports naturels des.
végétaux. L'espoir de la voir cesser un jour , consoloit bien
un peu M. Adanson ; mais il ne faisoit en cela que montrer à
quel point les hommes lui étoient mal connus , tandis que..
c'étoit sur leur connoissance intime que Linnæus fondoit
presque tous ses succès.
Aimable , bienveillant , entouré de disciples enthousiastes ,
dont il se faisoit autant de missionnaires attentif à enrichir
de leurs découvertes des éditions multipliées , favorisé par les
grands , lié par une correspondance active avec les savans en
crédit , soigneux de faire paroître la science aisée , plus que
de la rendre solide et profonde , le naturaliste suédois,voyoit
chaque jour étendre sa doctrine malgré la résistance des
amours propres et des préjugés nationaux.
276 MERCURE DE FRANCE ,
Adanson , au contraire , conservant ses habitudes du désert ,
inaccessible dans son cabinet , sans élèves , presque sans amis ,
ne communiquant avec le monde que par ses livres , sembloît
encore les hérisser exprès de difficultés rebutantes ,
comme s'il avoit craint qu'ils ne se répandissent trop .
Au lieu de cette nomenclature si simple et si commode ,
imaginée par Linnæus , il donnoit aux êtres des noms arbitraires
qu'aucun rapport d'étymologie ne rattachoit à la
mémoire , et dédaignoit même quelquefois d'indiquer leur
concordance avec les noms employés par les autres. Il avoit
imaginé jusqu'à une orthographe particulière , qui faisoit
ressembler son français à quelque jargon inconnu. C'étoit ,
disoit-il , pour mieux représenter la prononciation. Mais pour
que la prononciation pût être représentée, il faudroit qu'elle
pût être fixée ; et comment fixer un son dont il ne reste pas
de traces ? Aussi change-t-elle à chaque demi-siècle comme
dans chaque province, et c'est sur l'orthographe seule que
reposent la durée et l'étendue d'une langue. Pour le sentir,
qu'on se demande ce que deviendroit , par exemple , le latin ,
si chaque nation s'avisoit de vouloir l'écrire comme elle le
prononce ?
Ainsi , malgré la beauté réelle et reconnue du plan qu'il
avoit suivi et le grand nombre de faits qu'il avoit découverts ,
malgré les éloges que son ouvrage reçut des plus savans naturalistes
, M. Adanson n'obtint pas , à beaucoup près , sur la
marche de la science , l'influence qu'il auroit du avoir; les
systèmes artificiels régnèrent encore presque exclusivement
pendant plus de trente ans. Mais loin de se rebuter de ce peu
de succès , à peine s'en aperçut- il. Alors , comme dans tout le
reste de sa vie , son propre jugement suffit pour le satisfaire ;
et travaillant toujours avec la même ardeur , ses familles des
plantes n'étoient pas entièrement imprimées , qu'il s'occupoit
déjà d'un ouvrage infiniment plus général.
L'imagination la plus hardie reculeroit à la lecture du plani
qu'il soumit en 1774 , au jugement de l'Académie des
sciences ( 1 ) , et plus encore à la vue de l'énorme amas des
matériaux qu'il avoit effectivement rassemblés. Il ne s'agissoit
plus d'appliquer sa méthode universelle , seulement à une
classe, à un règne , ni même à ce qu'on appelle communément
les trois règnes , mais d'embrasser la nature entière dans
P'acception la plus étendue de ce mot. Les eaux , les météores ,
les astres , les substances chimiques , et jusqu'aux facultés de
l'ame , aux créations de l'homme ; tout ce qui fait ordinairement
l'objet de la métaphysique , de la morale et de la poli-
(1) Journal de Physique , mars 1775.
FEVRIER 1807 . 277
tique; tous les arts , depuis l'agriculture jusqu'à la danse , devoienty
être traités.
Les nombres seuls étoient effrayans : 27 gros volumes
exposoient les rapports généraux de toutes ces choses et leur
distribution; l'histoire de 40,000 espèces étoit rangée par ordre
alphabétique dans 150 volumes ; un vocabulaire universel
donnoit l'explication de 200,000 mots ; le tout étoit appuyé
d'ungrand nombre de Traités et de Mémoires particuliers , de
40,000 figures et de 30,000 morceaux de trois règnes.
2
Chacun se demanda comment un seul homme avoit pu ,
non pas approfondir , mais seulement embrasser tant d'objets
différens , et quels trésors suffiroient à leur publication ?
En effet, les commissaires de l'Académie trouvèrent l'exécution
fort inégale. Les parties étrangères à l'histoire naturelle
se réduisoit à de simples indications : les deux tiers des
figures étoient coupées ou calquées dans des ouvrages connus;
beaucoup de volumes étoient grossis par des matériaux
qui attendoient encore leur rédaction.
Ces commissaires donnerent donc à M. Adanson le conseil
très sage de détacher de ce vaste ensemble les objets de ses
propres découvertes, et de les publier séparément , en se contentant
d'indiquer d'une manière générale les rapports nouveaux
qu'il pourroit leur apercevoir avec les autres êtres ,
Les sciences auront long-temps à regretter qu'il ait refuséde
suivre ce conseil ; car divers Mémoires , indépendans de ses
grands ouvrages , montrent qu'il étoit capable de beaucoup
de sagacité dans l'examen des objets particuliers .
Qu'onnous permette de présenter ici une analyse succincte
des principaux de ses écrits,
Le taret, ce coquillage qui ronge les vaisseaux et les pieux ,
et qui a menacé l'existence même de la Hollande , avoit été
examiné par plusieurs auteurs. M. Adanson fut pourtant le
premier qui en fit connoître la vraie nature et l'analogie avec
la pholade et les bivalves . La description qu'il en donne est
unmodèle en ce genre. ( 1 )
On en doit dire autant de celle du baobah (2). C'est un
arbre du Sénégal , le plus gros du Monde; car son tronc a
quelquefois 24 pieds de diamètre , et sa cime 120 à 150 ;
mais il lui faut des milliers d'années pour arriver au terme
Ade son accroissement. On lui a donné le nom d'Adansonia
, d'après le botaniste qui l'a si bien décrit; et Linnæus
l'a généreusement conservé à l'arbre , malgré toutes les rai-
(1) Mémoire de l'Académie , pour 17 9.
(2) Idem. ..... 1761
278 MERCURE DE FRANCE ,
ز
sons qu'il avoit de se plaindre du patron qu'on lui avoit
choisi.
L'histoire des gommiers (1) et les nombreux articles que
M. Adanson a insérés dans le supplément de la première
Encyclopédie , réunissent à quantité de faits nouveaux , beaucoup
d'érudition et de netteté. Ils montrent par le fait , que
notre langue peut exprimer avec clarté toutes les formes des
plantes , sans recourir à cette terminologie barbare qui commençoit
alors à s'introduire , et qui rebute inutilement dans
tant d'ouvrages modernes. Malheureusement , ces articles ne
vont que jusqu'a la lettre C. On ignore ce qui a empêché
d'imprimer la suite qui étoit préparée.
4
Une des questions les plus intéressantes de l'histoire naturelle
est celle de l'origine des diverses variétés de nos
plantes cultivées. M. Adanson a fait beaucoup d'expériences
sur celles des blés , et en a vu naître deux dans l'espèce de
l'orge ; mais elles se ne sont pas propagées long-temps (2).
Quelques naturalistes , poussant trop loin les conséquences
de ces faits et d'autres semblables , et soutenant que les espèces
p'ont rien de constant, alléguant même des exemples qui
sembloient prouver qu'il s'en forme de temps en temps de
nouvelles , il montra que ces espèces prétendues n'étoient
pour la plupart que des monstruosités qui rentroient bientôt
dans leur forme originaire (5) .
Depuis long-temps on avoit comparé les mouvemens des
feuilles de la sensitive et des étamines de quelques plantes ,
àceux des animaux , quoique les premiers aient pour la plupart
besoin d'être excités par une cause extérieure. M. Adanson
en découvrit de spontanés dans une substance fibreuse ,
verte , vivant au fond des eaux , et qu'il croyoit une plante ;
il en donna une histoire fort exacte (4) , et la plaça en tête de
***son Système desVégétaux.
M. Vaucher a pensé depuis que c'est un zoophyte. Il l'appelle
oscillatoria Adansonii.
C'est M. Adanson qui a le premier reconnu que la faculté
*'*engourdissante de certains poissons dépend de l'électricité. Il
* avoit fait ses expériences sur le Silure trembleur (5) .
On assure aussi qu'il est l'auteur de la lettre sur l'électricité
de laTourmaline , qui porte le nom du duc de Noya Caraffa (f ).
(1 ) Mémoires de l'Académie, pour 1773et 1779.
(2) Mémoires de l'Académie 1765.
(3)Mémoires de l'Académie 1769,
(4) Mémoires de l'Académie 1767.
(5) Voyage au Sénégal , page 134.
(6) Paris 1759. Voyez le Joyand , Notice sur Adanson , page 12-
FEVRIER 1807. 279
Il auroit donc contribué en deux points importans aux progrès
de cette branche de physique.
On voit en général qu'il possédoit bien cette science , par
ce qu'il a occasion d'en emprunter pour son Traité de Physiologie
végétale et de culture. Il avoit fait de longues
recherches sur les inégalités de dilatations des thermomètres
remplis de liqueurs différentes.
Il n'avoit pas non plus négligé les applications de l'histoire
naturelle ou de la physique aux arts utiles.
Il découvrit le premier les moyens de tirer une bonne
fécule bleue de l'indigo du Sénégal.
Dans un Mémoire adressé au ministère, il montroit que
cette colonie seroit très favorable à tous les produits de nos
Îles et même à ceux des Grandes-Indes , et qu'il seroit aisé de
les y faire cultiver par des nègres libres ; idée heureuse , seule
capable de faire cesser un commerce honteux pour l'humanité.
Une société d'Anglais et de Suédois , animés par un sentiment
religieux , en avoit fait , il y a quelques années , un essai
qui promettoit d'être heureux : on nous assure même que cet
établissement se soutient encore , quoique des corsaires en aient
détruit une partie.
S'il arrivoit un jonr que les suites des dernières révolutions
et l'état actuel des îlesà sucre décidassent enfin les gou-
*vernemens européens à proscrire un système à-la-fois si cruel
pour les esclaves et si dangereux pour les maîtres , il seroit juste
de se souvenir que M. Adanson a, l'un des premiers , fait
connoître les moyens d'y suppléer sans rien perdre de nos
jouissances.
Quoique le Ministère de France et la compagnie d'Afrique
n'eussent point fait d'attention à ce mémoire , M. Adanson
refusa , par patriotisme, de le communiquer aux Anglais , qui
lui en avoient offert des récompenses considérables.
Ces divers morceaux , tous remplis d'intérêt , auroient pu
être suivis de beaucoup d'autres , si M. Adanson l'eût voulu.
Ses voyages , son cabinet , et ses observations continuelles lui
auroient fourni assez de riches matériaux.
Buffon a fait connoître , d'après lui , plusieurs quadrupèdes
et plusieurs oiseaux d'Afrique. M. Geoffroy qui a décrit le
galago , espèce fort extraordinaire de la famille des quadrumanes
, nous apprend que M. Adanson le possédoit depuis
long-temps. Nous nous sommes assurés qu'il avoit le sanglier
d'Ethiopie bien avant qu'Allemand et Pallas ne le décrivissent
, et ses nombreux porte-feuilles sont encore pleins de
semblables richesses .
ネ
Mais tous ces trésors , et il est douloureux de le dire
4
280 MERCURE DE FRANCE ,
M. Adanson lui-même, furent perdus pour la science et pour
la société , du moment qu'il se fut entièrement consacré à
l'exécution du plan gigantesque dont nous avons parlé..
Si M. Adansou eût été un homme ordinaire , nous terminerions
ici, son éloge ; ses erreurs n'auroient rien d instructif;
mais c'est précisément parce qu'il est un vrai génie , c'est précisément
parce que ses découvertes le mettent dans les premiers
rangs de ceux qui ont servi les sciences , qu'il est de
notre devoir d'insister sur cette dernière et pénible partie de
son histoire. L'utilité principale de ces honneurs que nous
rendons aux savans est d'exciter quelques jeunes esprits à
marcher sur leurs traces ; mais cet encouragement deviendroit
souvent funeste , si , dispensant la louange sans discernement ,
nous ne signalions aussi les fausses routes ou quelques-uns
de ces hommes célèbres ont eu le malheur de s'égarer.
Une fois donc que M. Adanson se fut livré àson grand ouvrage
, il réserva , pour lui donner plus d'intérêt , tout ce
qu'il avoit de faits particuliers, et ne voulut plus rien publier
séparément.
Craignant de perdre un instant , il se séquestra plus que
jamais du monde; il prit sur son sommeil, sur le temps de ses
repas Lorsque quelque hasard permettoit de pénétrer jusqu'à
lui , on le trouvoit couché au milieu de papiers innombrables
qui couvroient les parquets , les comparant, les rapprochant
de mille manières ; des marques non équivoques d'impatience
engageoient à ne pas l'interrompre de nouveau ; lui-même
trouva moyen d'éviter jusqu'aux premières visites, en se retirant
dans une petite maison isolée et dans un quartier éloigné.
Dès-lors ses idées ne sont plus alimentées , ni redressées par
celles d'autrui; son génie n'agit plus que sur son propre
fonds , et ce fonds ne se renouvelle plus; tous ces germes
fâcheux que les premières habitudes solitaires avoient déposés
en lui , se développent et s'exaltent; calculant l'étendue de ses
forces par celles de ses projets , il se place autant au-dessus
des autres philosophes, que l'ouvrage qu'il veut faire lui paroît
au-dessus de ceux qu'ils ont laissés; on lui entend dire qu'Aristote
seul s'approche de lui , mais de bien loin , et que tous les
autres naturalistes en sont restés à une distance immense,
Oubliant que sa méthode ne repose essentiellement que sur
Jes faits acquis , il lui attribue une vertu intérieure pour les
faire prévoir , et prétend deviner d'avance les espèces inconnues.
Je possede , disoit-il toutes les grandes routes des
sciences ; qu'ai-je besoin des sentiers de travers ? De là,
mépris profond pour les travaux de ses successeurs , négligence
absolue des découvertes modernes , même des objets
FEVRIER 1807. 281
que les voyageurs rapportent , attachement opiniâtre à ses
anciennes idées , ignorance complète de leurs réfutations les
plus décisives; enfin inutilité absolue d'efforts si longs, si
laborieux, mais si faussement dirigés. Par exemple , quoiqu'il
s'occupât des mousses , il ne connoissoit pas encoorree,, en1800 ,
l'existence d'hedwig , ni aucune des découvertes publiées sur
cette classe singulière depuis plus de 20 ans,
Ceux qui avoient occasion d'être les confidens de son état ,
en souffroient d'autant plus, que tout en le plaignant , ils
ne pouvoient s'empêcher de l'aimer,
En effet , si une solitude prolongée avoit donné à sou
esprit une direction malheureuse , cette défiance funeste que
la retraite produit si souvent , et qui a troublé le repos de
tant de solitaires , n'avoient point pénétré dans son coeur. Ses
manieres toujours vives étoient aussi toujours bienveillantes;
il avoit de lui-même des idées exagérées ; mais il ne doutoit
point que tout le monde ne les partageât , et au milieu des
privations les plus cruelles de sa vieillesse , on ne l'entendoit
point accuser les autres,
Il faut avouer cependant qu'il y a eu des momens où il en
auroit eu le droit. Sa fortune consistoit en deux pensions
médiocres , prix de ses travaux au Sénégal , et des objets qu'il
avoit cédés au cabinet du roi. Les mesures rigoureuses de
l'assemblée constituante l'en privèrent , et son isolement ne
lui laissa aucun moyen de les faire rétablir. La pension de
l'Académie lui restoit; cette compagnie étoit d'ailleurs pour
lui unpoint de contact avec le monde ; elle n'auroit pas cessé
de veiller sur son sort; mais elle succomba bientôt dans la ruine
générale : un décret de la Convention la supprima et dispersa
ses membres. Ces hommes , dont le nom remplissoit 1Europe
, furent heureux d'être restés inconnus aux farouches
dominateurs de leur patrie. Ils coururent chercher dans les
asiles les plus obscurs quelque abri contre ce glaive épouvantable
continuellement suspeudu sur tout ce qui avoit eu
de l'éclat , et qui n'auroit peut-être épargné aucun d'eux , si
les ministres de ses fureurs n'eussent été aussi ignorans qu'ils
étoient cruels.
A cette époque , où tout manquoit aux plus opulens , on
imagine aisément dans quel état dut tomber un septuagénaire
déjà infirme , à qui vingt années de vie sédentaire
avoient été toute relation , toute connoissance des hommes
et des choses.
Je n'ai pas le courage de retracer un tableau si affligeant ;
mais que n'ai-je le talent de peindre son admirable patience ,
282 MERCURE DE FRANCE ,
/
et cette ardeur invincible pour l'étude , à l'épreuve de tout
coque son dénuement eut de plus affreux .
Unejuste reconnoissance nous oblige de déclarer que dès
l'instant où le Gouvernement eût été instruit de la position de
M. Adanson , tous les ministres qui se sont succédés se sont
fait un devoir de montrer par son exemple , que l'Etat n'abandonne
point la vieillesse de ceux qui ont consacré leur vie à
l'utilité publique ; la munificence impériale elle - même n'a
pas dédaigné d'adoucir ses derniers momens.
Mais tous ces soins bienveillans n'ont pu arrêter les effets
de l'âge et des infirmités aggravés pendant quatre années si
pénibles , et si nous avons encore eu le plaisir de recevoir
quelquefois M. Adanson dans nos assemblées , nous n'avons
pas eu celui de le voir prendre une part active à nos travaux
communs.
Il a supporté ses maux comme il avoit supporté sa pauvreté;
plusieurs mois en proie aux douleurs les plus cuisantes ,
les os ramollis , une cuisse cassée par suite d'une carie , on
ne lui entendoit pas pousser un cri. Le sort de ses ouvrages
étoit l'unique objet de
biet de sa sollicitude.
Lamort a mis fin à l'état le plus douloureux , le 3 août
de l'année dernière.
Il a demandé par son testament qu'une guirlande de fleurs
prises dans les 58 familles qu'il avoit établies , fût la seule
décoration de son cercueil : passagère , mais touchante image
du monument plus durable qu'il s'est érigé lui-même !
Quelque ami des sciences ne manquera point sans doute à
lui en élever bientôt une autre , en se hâtant de rendre
public tout ce que ses immenses recueils contiennent encore
de neuf et d'utile.
MODES du 5 février.
Lorsque la broderie étoit de mode , une bande assez large du bas ,
partoit du bord inférieur de la robe , pour aboutir au creux de l'esiomac
; aujourd'hui , par le moyen d'une échancrure de pareille dimension
, ce sont de petites pattes , prises dans la robe , ou des rubans de
sa couleur , qui tranchent sur le jupon.
Toujours beaucoup de dentelures , de crans , de festons , dans les
collets rabattus , les collerettes et les fichus , que vendent les lingères.
Les bonnets du matin conservent aussi leur touffe dentelée , et souvent
on les surmonte d'un demi-fichu en marmotte , dentelé dans tous les
sens .
L'usage subsiste de mettre un fichu ou un schall par-dessus une
redingote de drap , malgré la disparate de ce vêtement grossier , qui
rappelle les habits d'homme , avec les chiffons affectés au costume des
femmes.
1
FEVRIER 1807 . 283
NOUVELLES POLITIQUES.
Madrid , 23 janvier.
Un officier de marine , don Thomas Blanco Calsrera , expédié
par le gouverneur de Monte-Video , pour porter en
Espagne la nouvelle de la reprise de Buenos-Ayres , vient
d'arriver à Aranjuez. Il avoit été pris par les Anglais , à la
hauteur du cap Spartel ; mais , en jetant à la mer ses dépêches ,
il a réussi à cacher dans la forme de son chapeau , une copie
de l'office adressé au prince de la Paix , par don Santiago
Liniers , français d'origine , commandant-général des forces
de terre et de mer destinées à reconquérir Buenos-Ayres . Les
Anglais ont été faits prisonniers au nombre de 1200. Ils avoient
perdu dans l'action 412 soldats , tant tués que blessés , et 5 officiers.
Les Espagnols en ont perdu 180 ; et parmi leurs blessés se
trouvent un enseigne de vaisseau et un officier français. Le
fort avoit 55 canons montés et 4 mortiers ; les Espagnols ont
en outre pris aux Anglais , 1600 fusils , 26 canons et 4 obus .
Le sérénissime prince généralissime et grand- amiral d'Espagne
(c'est le titre que porte maintenant le prince de la
Paix ), a fait parvenir à tous les capitaines-généraux commandans
du royaume , l'ordre royal suivant :
<<< Pour éviter les réclamations du gouvernement français
relativement à l'extradition des individus de sa nation qui se
réfugient en Espagne pour se soustraire à la conscription militaire
de leur pays , le roii ,, notre maître , a arrêté qu'on feroit
avec une extrême ponctualité l'examen des papiers et passeports
des Français qui voudroient s'introduire dans ce royaume,
soit par les frontières , soit par les côtes maritimes ; qu'on
s'opposera au passage de tous ceux qui auront de 19 à 25 ans ;
qu'on ne permettra pas de séjourner en Espagne à ceux de cet
âge qui voyagent ou habitent sous un prétexte quelconque
dans les provinces du royaume , et spécialement dans celles
qui sont limitrophes de la France. A cette fin nous ordonnons ,
Monsieur, qu'on s'assure des Français de l'âge ci-dessus mentionné
qui se trouvent dans le ressort de votre gouvernement
ou commandement , et qu'on les remette aux commissaires du
commerce de l'Empire français , s'il s'en trouve dans l'étendue
du pays où vous commandez ; et en cas qu'il ne s'en trouve
pas , vous m'en donnerez avis pour que je prenne en conséquence
des mesures ultérieures. Je vous recommande trèsparticulièrement
l'exécution et l'observation de ces dispositions
souveraines. >>
384 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS , vendredi 6 février.
L'arrivée de S. M. l'Impératrice et Reine a été annoncée,
le 1 février , par trois salves d'artillerie .
- Jeudi , 5 février, à une heure précise , les différens
corps de l'Etat ont été admis à l'audience de S. M. l'Impératrice
et Reine.
M. Monge , président du sénat , a adressé le discours suivant
S. M.:
Madame ,
« Il y a quatre mois , le coeur de V. M. I, et R. s'affligeoit
aux approches d'une guerre inévitable autant qu'imprévue ,
qui devoit encore coûter du sang à la France.
>>Le sang français est si precioux , disoit V. M.: faudra-
t-il encore en verser pour arréter les folies d'un monarque
mal conseillé ?
>> Ainsi , V. M. desiroit la paix.
>> L'EMPEREUR , dont on avoit voulu tromper la vigilance
par les protestations mensongères d'une amitié personnelle ,
n'étoit peut-être pas lui-même , en partant , sans espérance
d'écarter une guerre que rien ne motivoit. Les menaces outrageantes
d'un jeune prince sans expérience n'altérèrent pas le
calme de sa grande ame; et , la veille de la première bataille ,
qui fut aussi la dernière , en lui dévoilant le danger de sa
position et la certitude de sa perte , il lui ouvroit la porte du
salut , et même celle de l'honneur.
>> l'EMPEREUR vouloit donc la paix.
>>Mais est-ce la paix que veulent nos implacables ennemis ?
Non, Madame. Depuis long-temps ils s'étoient flattés d'effacer
le nom de la France de la liste des nations , comme depuis ils
en ont effacé celui de la Pologne. Peut-être même , dans leur
aveuglement , nourrissent-ils encore ce fol espoir. Ils ont renoncé
envers elle à toute moralité , aucune promesse ne les
engage , aucun traité ne les lie. Pour elle ils sont sans loyauté
dans leur conduite , et la vérité n'est pas dans leur bouche.
Contre elle rien n'est sacré pour eux ; et si le roi de Prusse a
pris enfin les armes , c'est qu'il étoit certain que , sans cela , ils
le poignarderoient au milieu de sa cour comme ils avoient
poignardé Paul Ior au milieu de la sienne. Et les perfides ! ils
ont ensuite l'impudeur d'insulter au malheur de leur victinie.
>>>Le Dieu des empires se lasse enfin de tant d'iniquité. On
ne peut méconnoître que c'est de la France qu'il veut se servir
pour réformer la morale des rois , puisque dans sa bonté il en
aconfié les destinées aux mains d'un héros qu'il s'est complu
FEVRIER 1807: 285
àdouerde toutes les grandes qualités ; auquel il daigne ouvrir
lui-même les voies de la sagesse , et dont il soutient le bras
dans les combats.
Madame ,
>> Le sénat apporte aux pieds de V. M. I. et R. le tribut de
son profond respect , et l'hommage de l'admiration dont il
est pénétré pour toute vos vertus. Il la supplie d'agréer ses
respectueuses félicitations sur la glorieuse et incroyable campagne
par laquelle S. M. l'EMPEREUR-ROI a terminé l'année
1806. Il se félicite de revoir au sein de la capitale , l'épouse
auguste qu'un chef adoré a investie de toute sa confiance , et
qui en est digne à tant de titres.
» Puisse V. M. I. et R. vivre long-temps pour le bonheur
de la France , et pour le bonheur de l'EMPEREUR ! >>
Après la députation du sénat , S. M. a reçu celle du conseil
d'état , du corps législatif, du tribunat , de la cour de
cassation , de la cour d'appel , de la cour de justice criminelle
de la Seine , du chapitre et du clergé de Paris , de la
comptabilité nationale , du corps municipal et du conseil
général du département , de MM. les officiers du gouvernement
de Paris , au nom desquels M. le général Junot a porté
laparole.
S. M. l'Impératrice et Reine a répondu à tous les discours
qui lui ont été adressés , avec cette bienveillance constante
qui la caractérise , et cette affabilitétouchante qui lui est
naturelle. Nous désirerions pouvoir recueillir et retracer
ici les expressions littérales de toutes ces réponses ; mais dans
l'impossibilité de les retrouver toutes , telles qu'elles sont
sorties de la bouche de S. M., nous sommes forcés de nous
être borner à répéter en substance ce qui a pu retenu de
quelques-unes d'entr'elles.
S. M. , en s'adressant à M. le président du sénat , a dit : « Je
>> suis touchée des sentimens qui viennentde m'être exprimés
>> au nom du sénat. Dans la peine que j'éprouve de me voir
>> éloignée de l'EMPEREUR , il m'est doux de retrouver dans le
>> premier corps de l'Etat les memes regrets de son absence et
» le même dévouement pour sa personne. >>>
S. M. a également remercié le président du conseil d'Etat
des sentimens qu'il venoit d'exprimer. « Ces sentimens , a-t-elle
>> dit , me sout d'autant plus agréables , que je les considère
>> comme un gage de cet attachement que l'EMPEREUR se plaît
>>à reconnoître à chacun des membres qui composent son
>> conseil d'Etat. >>>
S. M. , répondant à la députation de la ville de Paris ,
adit:
286. MERCURE DE FRANCE ,
« M. le préfet , je suis sensible à ce que vous venez de me
>> dire an nom de la ville de Paris. Accoutumée à partager tous
>> les sentimens de l'EMPEREUR ; vous ne devez pas douter de la
>> satisfactionque j'éprouve à me retrouver dans les murs d'une
>> villequelui-même se plaîtà nommer sa bonne ville de Paris.>>
S. M. a ensuite reçu le corps diplomatique , introduit par
M. de Beaumont , l'un de ses chambellans.
A cette audience , M. le comte de Metternich , ambassadeur
de l'empereur d'Autriche , a présenté à S.Μ.: M. le comte de
Mier , chambellan de S. M. l'empereur d'Autriche , attaché à
son ambassade à Paris ; M. de Floret, premier secrétaire d'ambassade
; M. le Fevre de Rechtenbourg , second secrétaire ;
M. de Neuman , troisième secrétaire .
M. le prince de Masserano , ambassadeur d'Espagne , a
présenté : MM. le chevalier de Los Rios , colonel et gentilhomme
de la chambre de S. M. C.; Camille de Los Rios ,
son frère , secrétaire d'ambassade de S. M. C. à Lisbonne ; le
chevalier Aristisaval , second secrétaire d'ambassade à Paris ;
le chevalier Thomasi , gentilhomme toscan.
M. le chargé d'affaires de S. M. le roi de Hollande a présenté
: M. de Janssens , conseiller d'Etat de S. M. le roi de
Hollande , et directeur de l'administration de la guerre.
- Le corsaire l'Etoile , capitaine Fourmentin , a pris et
conduit à Calais le brick anglais de Héro , de Tigmouth , du
port de 140 tonneaux , allant de Belfoast à Londres , avec un
chargement de salaisons et toiles. Le même corsaire s'est aussi
emparé du sloop anglais le Phénix , de go tonneaux , chargé
de pipe , qu'il a conduit au même port.
LII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Varsovie , le 19 janvier 1807 .
Le 8º corps de la Grande-Armée, que commande le maréchal
Mortier , a détaché un bataillon du 2* régiment d'infanterie
légère sur Wollin. Trois compagnies de ce bataillon y
étoient à peine arrivées , qu'elles furent attaquées avant le jour
par un détachement de mille hommes d'infanterie , avec cent
cinquante chevaux et quatre pièces de canon. Ce détachement
venoit de Colberg , dont la garnison étend ses courses jusque- là .
Les trois compagnies d'infanterie légère française ne s'étonnèrent
point du nombre de leurs ennemis , et lui enlevèrent
un pont et ses quatre pièces de canon , et lui firent cent prisonniers.
Le reste prit la fuite en laissant beaucoup de morts
dans la ville de Wollin, dont les rues sont jonchées de cadavres
prussiens .
FEVRIER 1807 . 287
La ville de Brieg, en Silésie , s'est rendue après un siége de
cinq jours. La garnison est composée de trois généraux et de
1400 hommes.
Le prince héréditaire de Bade a été fort dangereusement
malade ; mais il est rétabli. Les fatigues de la campagne et les
privations qu'il a supportées comme le simple officier , ont
beaucoup contribué à sa maladie.
La Pologne , riche en blés , en avoine , en fourrages , en
bestiaux , en pommes de terre , fournit abondammant à nos
magasins. La seule manutention de Varsovie fait cent mille
rations par jour , et nos dépôts se remplissent de biscuit.
Tout étoit tellement désorganisé à notre arrivée , que pendant
quelque temps les subsistancs ont été difficiles.
Il ne règne dans l'armée aucune maladie; cependant, pour
la conservation de la santé du soldat , on desirerolt un peu
plus de froid. Jusqu'à présent il s'est à peine fait sentir , et.
I'hiver est déjà fort avancé. Sous ce point de vue , l'année est
fort extraordinaire.
L'EMPEREUR fait tous les jours défiler la parade devant le
palais de Varsovie, et passe successivement en revue les différens
corps de l'armée , ainsi que les détachemens et les
conscrits venant de France , auxquels les magasins de Varsovie
distribuent des souliers et des capottes.
LIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Varsovie , le 22 janvier 1807 .
On a trouvé à Brieg des magasins assez considérables de
subsistances. Ci-joint la capitulation de cette place.
Le prince Jérôme continue avec activité sa campagne de
Silésie . Le lieutenant - général Deroi avoit déjà cerné Kosel
et ouvert la tranchée. Le siège de Schweidnitz et celui de
Neisse se poursuivent en même temps.
Le général Victor se rendant à Stettin , et étant en voiture
avec son aide-de-camp et un domestique , a été enlevé par
un parti de vingt-cinq chasseurs qui battoient le pays.
Le temps est devenu froid. Il est probable que sous peu dé
jours les rivières seront gelées. Cependant la saison n'est pas
plus rigoureuse qu'elle ne l'est ordinairement à Paris. L'EMPEREUR
fait défiler tous les jours la parade , et passe en revue
plusieurs régimens.
Tous les magasins de l'armée s'organisent et s'approvisionment.
On fait du biscuit dans toutes les manutentions . L'EMPEREUR
vient d'ordonner qu'on établit de grands magasins ,
et qu'on confectionnat une quantité considérable d'habillemens
dans la Silésie .
288 MERCURE DE FRANCE,
Les Anglais , qui ne peuvent plus faire accroire que les
Russes, les Tartares , les Calmoucks vont dévorer l'armée
française , parce que , même dans les cafés de Londres , on
sait que ces dignes alliés ne soutiennent point l'aspect de nos
baïonnettes , appellent aujourd'hui à leur secours la dysssenterie,
la peste et toutes les maladies épidémiques.
Si ces fléaux étoient à la disposition du cabinet de Londres ,
point de doute que non-seulement notre armée, mais même
nos provinces et toute la classe manufacturière du continent ,
ne devinssent leur proie. En attendant, les Anglais se contentent
de publier et de faire publier, sous toute espèce de
formes, par leur nombreux émissaires, que l'armée française
est détruite par les maladies. A les entendre , des bataillons
entiers tombent comme ceux des Grecs au commencement
du siége de Troie. Ils auroient là une manière toute
commode de se défaire de leurs ennemis; mais il faut bien
qu'ils y renoncent. Jamais l'arinée ne s'est mieux portée; les
blessés guérissent , et le nombre des morts est peu considé
rable. Il n'y a pas autant de malades que dans la campagne
précédente ; il y en a même moins qu'il n'y en auroit en
France en temps de paix, suivant les calculs ordinaires .
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FÉVRIER.
Th
DU SAM. 31 janv.-C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 300 200 306
250 300 200 76f ooc ooc ooc oocooc. ooc . uoc one oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 60€ 500 оос бос
Act. de la Banque de Fr. 1233f 75c. oooof. j . du 1er janv . oooc ooof o០៩
DU LUNDI 2 FÉV.- C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 76f 75f 9 c.
Soc . 730 76f 75f goc 76f. 75f 900 761 75f. goc 000 000 000.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 25c o c. 0001 000
Act. de la Banque de Fr. 1230f 1231f. a5cj . du er janv. ooc. oo of
DU MARDI 3. - C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 8 °c goc. 8°c.
75c 80c 75c 85c Soc . 8 ° c 9085c. 80 85сос ooc oof of ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f. oof. 1000ое 000 000. 000 000 ๐๐๕
Act. de la Banque de Fr. 1252f5oc j . du 1er janv. ooc ouof. ooc
DU MERCREDI 4. - Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 73f. goc 75f 75f
8509с оос оос. 000 000 00000c. ooc of doc. opf.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f 25c. oof. poc ooc ooc oc
Act. de la Banque de Fr. 1232f5 cj. du er janv. oocoooof ooef
DU JEUDI 5. -Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806. 75f goc 76f 7 of 90c 76f
goc6f 75f 9 c oue ooo oo ooсорсо соосоос 600 000 000 cocooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f a5c oof ooc ooc oor oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1232f.Doc 1231f25c j. du 1er janv. oooof oo
DU VENDREDI 6. - Cp . o/o c . J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f20c 100%
200 1ỚC 150 300 250 200 000 000 000 000 000 000 oof oue ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f Suc 2 c oof coco0C
Act. de la Banque de Fr. 123af 50c j . du 1er janv. 00oof
id:ta
DE LA
SEINETAR
(N°. CCXCI . )
(SAMEDI 14 FÉVRIER 1805.
MERCURE
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
Des XXXII° et XXXIII chants de l'ENFER , du Dante ,
traduit en vers français.
(Ugolin, comte de la Guirardesqua , étoit un noble Pisan de la faction
Guelfe ; il s'accorda avec Roger , archevêque de Pise , lequel étoit Gibelin ,
pour ôter à Nino Visconti le gouvernement de la ville : ils y réussirent ,
et gouvernèrent quelque temps ensemble: mais l'archevêque , jaloux de
l'ascendant que son collègue prenoit sur lui , voulut le perdre, et, il fit
répandre le bruit qu'Ugolin avoit livré quelques châteaux aux Florentins
et aux Lucquois , sous prétexte de restitution.Quand il vit les esprits bien
préparés , il se rendit à la maison du comte, précédé de la croix et suivi
de tout le peuple , le fit saisir et jeter dans une tour , avec ses quatre enfans .
Il fit ensuite fermer la porte de la tour , en jeta les clefs dans la rivière , et
défendit qu'on leur apportat aucune nourriture. )
Le poète , supposant que ce qu'on vient de lire est connu de tout le
monde, fait raconter seulement à Ugolin ce qui se passa dans la tour entre
lui et ses enfans , après qu'on eut fermé la porte , et qu'on leur eut refusé
toute nourriture. On observera que le comte Ugolin se trouue en Enfer,
dans les lacs glacés , parce qu'il étoit vrai , sans doute , qu'il avoit trahi la
patrie.
TRADUCTION.
t
SOUDAIN je découvris , sur ces étangs de glace ,
Deux fantômes fixés en une même place :
L'un , étant moins plongé dans le marais profond ,
... Sa tête surmontoit la tête du second ;
Mais , ô spectacle affreux ! cette tête livide ,
14
)(1
T
390 MERCURE DE FRANCE ,
Osoit porter sur l'autre une dent homicide !
Tel un homme affamé s'acharne sur son pain ,
Et tel on vit Tydée , en sa barbare faim ,
De son ennemi mort dévorer le visage .
<< Fantôme , m'écriai -je ! apprends-moi quelle rage
>> T'a rendu le bourreau de l'être malheureux
>> Qui partage tes maux en ce séjour affreux ,
» Et s'il a pu jamais commettre quelque offense
» Qui mérite de toi cette horrible vengeance ?
>> Parle , je publierai les horreurs que je voi ,
>> Si ma bouche , en s'ouvrant , ne se glace d'effroi . >>>
Le fantôme, laissant la tête décharnée ,
Essuie à ses cheveux sa bouche forcenée :
« Tu veux renouveler , me dit-il , la douleur
>> Dont le seul souvenir me glace encor d'horreur ;
>> Mais si mes cris plaintifs retombent sur le traître ,
» Dost les Destins vengeurs enfin m'ont rendu maître ,
» Tu m'entendras bientôt et parler et pleurer .....
>> Comment , en ce séjour , as- tu pu pénétrer ?
>> D'où viens-tu ? Quel es-tu ? Que veux- tu ? Je l'ignore ;
>> Mais , si mes sens troublés ne m'abusent encore ,
>> En t'écoutant parler je te crois Florentin :
>> Regarde donc ; en moi vois le comte Ugolin.
>> Conçois-tu ma fureur contre ce misérable ?
» Du perfide Roger c'est la tète coupable.
>> Tu sais qu'il me trahit , et me fit mettre à mort;
>> Mais sais-tu quels tourmens aggravèrent mon sort ?
>> Ecoute mes malheurs , et viens juger toi-même
>> Si , pour de tels forfaits, la vengeance est extrême.
» Déjà , jusques au fond du séjour inhumain ,
>> Qu'on n'appellera plus que laTour de la Faim ,
>> Une foible lumière , à mes yeux parvenue ,
>> Du jour m'avoit souvent annoncé la venue ,
>> Quand un songe sembla de mes maux m'avertir ,
>> Et vint à mes regards dévoiler l'avenir .
>> Au milieu du sommeil je vis , avec surprise ,
>> Sur le mont qui s'élève entre Lucques et Pise ,
» Mon ennemi chassant un loup et ses petits ,
» Qui par la fam déjà paroissoient affoiblis :
>> Ils voulurent en vain échapper par la fuite ;,
>> Des chiens maigres et prompts , étoient à leur poursuite ,
>> Conduits par les Sismonds , les Lanfrancs , les Guaslands. ( 1)
(1) Familles de Pise , de la faction opposée à Ugolin .
FEVRIER 1807 . 291
› Je les vis dévorer le père et les enfans .
» Je m'éveille , effrayé de ce présage horrible ,
» Je cours; et mes enfans , dans un songe pénible
>> Plongés encor, hélas , ils demandoient du pain !
>> Etranger qui m'entends , ton coeur est inhumain
>> Si tu ne frémis pas des maux qu'on me prépare ,
>> Si tu n'es pas touhé d'un sort aussi barbare .
>> Sur qui pleureras- tu , si ce n'est pas sur moi ?
>> Mes fils étoient levés , et tous , avec effroi ,
>> Nous attendions du pain , et nous desirions l'heure
» Où s'ouvroit tous les jours notre triste demeure ,
>> Quand j'ouïs tout-à-coup bâtir un mur affreux ,
» Pour fermer à jamais ce séjour ténébreux.
>> Je reste sans parole , et la douleur m'atterre ;
>> Immobile , et le coeur durci comme la pierre ,
>> Je fixois , sans pleurer, mes yeux sur mes enfans . >>
« Pourquoi jeter sur nous ces regards effrágans ?
» Qu'as- tu , me disoient- ils ? réponds nous , o mon père ? »
« Je ne dis rien , je pu leur cacher ce mystère ;
» Je demeurai muet tout le reste du jour,
» Toute la nuit encor; mais l. rsqu'à son retour
>> Le jour eut pénétré ma prison doul ureuse ,
>> En voyant mes enfans , ma peine fut affreuse .
» Où fus- je ? Qu devins-je , hélas , quand je revis ,
» Quand je considérai leurs visages chéris ?
>> Je mesurai l'horreur de notre destinée :
» Tournant contre moi-même une dent forcenée , '
» Je me mordis les mains , transporté de douleur .
>> Ils crurent que la faim excituit ma fureur :
« Puisqu'il nous faut périr, dirent- ils , ô mon père ,
» Viens , détruis- nous , la mort nous sera moins amère ;
» Dévore sans pitié tes fils infortunés ,
>> Reprends de nous ces corps que ta nous a donnés ! »
« Alors , ne voulant pas les contrister encore ,
» Je paras m'apaiser ; et depuis cette aurore ,
>> Jusques après deux jours , nous ne parlames pas....
» Terre , de pouvoista t'entr'e vrir sos nos pas ?
» Le quatrième jour nous éclairoit à peine ,
» Quand mon plus jeune fils , sentant sa mort prochaine ,
>> Tombe à mes peds , criant : « Mon père , secours moi ! >>
« Il y mourut : je vis , ainsi que tu me voi ,
» Tous mes autres enfans , tombans en défaillance ,
>> Dans les deux jours suivaus , mourir en ma présence.
>> Alors , n'y voyant plus , je me jette sur eux ,
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
» J'embrasse tour-à- tour leurs restes précieux.
>> Deux jours après leur mort je les appelle encore ;
>> Deux jours j'attends en vain le trépas que j'implore ,
» Jusqu'à ce que la faim vienne détruire en moi
>> Tout ce que m'ont laissé la douleur et l'effroi . »
C'est ainsi qu' parla cette ombre infortunée .
Dès qu'elle m'eut conté sa triste destinée ,
Je la vis , l'oeil hagard , ressaisir à l'instant
Le crâne , qui rompoit sous l'effort de sa dent .
Pise , opprobre éternel d'une belle contrée ,
Puissent se déplacer et Gorgone et Caprée ! ( 1 )
Et, puisque tes voisins sont lents à te punir,
Qu'aux bouches de ton fleuve ( 2) elles viennent s'unir !
Qu'engloutis sous les eaux tes fils perdent la vie ! ...
Fût - il vrai qu'Ugolin eût trahi la patrie ,
Falloit- il à la mort livrer les innocens ,
Mettre à la même croix le père et les enfans ?
Pleure , nouvelle Thèbes , une affreuse vengeance !
Leur enfance , Pisans , faisoit leur innocence !
( 1 ) Les îles de Gorgone et de Caprée.
( 2 ) Le flcuve Arno .
/
Jh . D'ANGLESY-
4
:
ENIGME.
J'ÉTOIS ou meuble ou vêtement ;
Mais par un changement qu'on aura peine à croire ,
De l'esprit et du coeur je suis le confident ,
Et je supplée à la mémoire.
Enfin veux-tu , lecteur , apprendre à me connoître ?
Pense que tu me vois et me touches peut- être .
LOGOGRIPHE.
LECTEUR, connois-tu la grammaire ?
Je suis un substantif du genre féminin :
Ma première moitié compose la dernière;
Avec cinq pieds on peut me traduire en latin .
CHARADE .
Dans mon premier une bête inquiète
Au moindre bruit court se réfugier ;
C'est la fraîcheur de mon dernier
Qu'on admire dans Henriette ;
Sur les coteaux , au son de la musette ,
Lise promène mon entier .
Le mot du Logogriphe du dernier N° . est Mort , où l'on trouve or.
Celui de la Charade est Char-pie .
FEVRIER 1807 . 293
1
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Si l'on proposoit , en forme de problème , la question
suivante : « Trouver dans notre théâtre des tragédies ,
» où un scélérat poussé par l'ambition et la vengeance ,
>> abuse de la crédulité religieuse d'un esprit foible , et des
>> passions d'une ame ardente , pour faire tourner à la perte
>> d'un homme vertueux , les liens les plus sacrés de la nature
>> et de la société , » Mahomet et la Mort d'Henri IV rempliroient
, l'une comme l'autre , toutes les conditions de la
question, et donneroient la solution du problème.
En effet , Mahomet et d'Epernon sont des scélérats animés
par l'ambition et le desir de la vengeance. Séide et Médicis
sont des esprits foibles , susceptibles des impressions religieuses
les plus désordonnées ; des ames ardentes , dévorées
d'amour et de jalousie. Zopire et Henri , tous deux d'un
grand caractère et d'une haute vertu , succombent sous leurs
coups , et périssent , l'un par la main de son fils , l'autre
de l'aveu formel de son épouse ; et pour rendre la ressemblance
complète , dans l'une et dans l'autre tragédie , d'équivoques
remords sont la seule peine du parricide ; et un trône
en stle prix.
Ces deux tragédies réduites à leur plus simple expression,
si l'on me permet de transporter dans une question littéraire
une locution géométrique , et considérées dans les causes ,
dans les moyens , dans les effets de l'action dramatique , sont
donc semblables au fond , et ne different entr'elles que par
les formes.
Ainsi , que Mahomet soit lui-même amoureux de Palmire ,
c'est une petite tragédie dans une grande ; une tragédie qui a
son exposition , son intrigue , son dénouement par la mort
de Palmire ; c'est une action incidente et secondaire , liée ,
tant bien que mal , à l'action principale , qui en complique la
marche sans en changer la nature , et rend la fourberie plus
odieuse , sans rendre la crédulité plus intéressante.
Que Mahomet agisse directement et par lui-même sur
l'esprit de Séide , pour l'enivrer de fanatisme ; ou que l'auteur
de la Mort d'Henri IV, n'osant pas risquer une scène de ce
genre , ait interposé entre d'Epernon et la Médicis des prêtres
3
294 MERCURE DE FRANCE ,
vendus , des ligueurs attentifs , c'est - à - dire , des fourbes
qui la retiennent au pied des autels , et mettent au nom du
ciel tout l'enfer dans son sein ; que Séide enfin plonge luimême
le poignard dans le sein de Zopire , ou que Médicis
ne fasse que consentir au meurtre de son époux , ces différences
, et quelques autres moins importantes , ne changent
rien au fond du sujet; etl'on trouve toujours , dans l'un et
dans l'autre drame , l'ambition et la vengeance qui conspirent
, l'imposture qui séduit , l'amour et le fanatisme qui
obéissent , la vertu qui succombe et le crime qui triomphe.
Ces deux tragédies auroient même pu porter un titre
absolument semblable. En effet , si le nom de Zopire eût
été aussi connu que celui du prophète de la Mecque , Voltaire
auroit pu , dans le titre de sa pièce , substituer le nom
de Zopire au nom de Mahomet , et l'intituler : le Fanatisme
ou la Mort de Zopire ; et l'auteur de la nouvelle
tragédie auroit fort bien pu aussi intituler la sienne : la Mort
d'Henri IV ou le Fanatisme .
Car il faut remarquer qu'il y a dans l'intention du rôle de
Médicis beaucoup plus de fanatisme religieux qu'il n'en paroît
au dehors. On voit très-bien que le seul motif que des
prétres vendus à ce sanglant dessein , et des Ligueurs attentifs
aient pu employer au pied des autels pour arracher à la reine
son consentement à la mort de Henri , ce consentement
nécessaire , et sans lequel d'Epernon ne veut pas hasarder le
coup , n'a pu être que la crainte qu'ils lui ont inspirée que
le roi ne voulût tourner ses armes contre le Saint - Siége , et
détruire la religion catholique. La reine en fait le reproche
à son époux , et d'Epernon veut : « .... ... que la
>> reine conspire même pour l'intérêt de la religion. >> Et sans
doute quelque crédule qu'on la représente , des prêtres même
au pied des autels , ne lui auroient pas persuadé qu'elle pouvoit
en conscience consentir à la mort de son époux , uniquement
parce qu'il avoit des maîtresses , ou qu'il vouloit nommer
un conseil de régence.
Observons cependant , avant d'aller plus loin , que s'il y
a moins d'horreurs dans la tragédie de Henri IV , il y a un
peu plus de morale dans celle de Mahomet.
Seide assassine son père sans le connoître ; Médicis concourt
sciemment à la mort de son époux ; et même les remords
déchirans que Seide éprouve après avoir appris qu'il est fils
de Zopire , et la haine désespérée qu'il conçoit contre le scélérat
qui l'a trompé , annoncent plus de vertu , et même plus
d'éloignement d'un parricide que le désaveu tardif et suppliant
de la Médicis ,
FEVRIER 1807. 295
1
Mahomet éprouve des remords ou quelque chose qui y
ressemble ; il perd l'objet de son amour ; et Seide , et même
Palmire , sont punis de leur crédulité. D'Epernon triomphe :
il survit à tous les personnages par la mort du roi , la retraite
de Sully , le désespoir de la reine ; il jouit sans trouble du
fruit de ses forfaits et de la réalité du pouvoir , et laisse à la
reine , son instrument , d'inutiles remords , et le vain titre de
régente.
L'imposture , dans Mahomet,, ne triomphe pas sans obstacle.
Zopire , le beau rôle de la pièce , égal , ou même supérieur à
Mahomet en force de caractère et en étendue d'esprit , trop
habile pour être trompé , trop vertueux pour vouloir tromper ,
combat, par ses discours et ses actions, la doctrine et les desseins
du prophète. Henri IV et Sully , les deux hommes les
plus habiles de la cour , sont , jusqu'au bout , dupes de
d'Epernon , d'un présomptueux intrigant , que le roi n'estimoit
pas , que Sully aimoit encore moins , ami de Biron ,
ami des d'Entragues , complice secret ou déclaré de toutes
les conspirations ourdies contre la sûreté de l'Etat et la personne
du roi. Les pressentimens de Henri ne peuvent même
éveiller les soupçons de Sully sur des dangers connus et publics
en Europe, bien avant l'événement. La vertu est donc ,
dans cette tragédie , sacrifiée au vice , et même sans résistance ;
l'habileté , à l'intrigue ; la grandeur du caractère , à la bassesse
des sentimens. Henri IV et Sully , les deux plus grands hommes
de leur temps , ne sont , dans cette pièce , que deux personnages
subalternes , subordonnés à d'Epernon , personnage
principal et dominant , puisqu'il trompe tous les autres, sans
être même soupçonné par eux , et qu'il vient à bout de ses
desseins sans éprouver aucun obstacle.
Enfin , l'élévation démesurée de Mahomet , prophète , legislateur
et conquérant , la grandeur de ses projets , ses succès
prodigieux sont si fort au-dessus de toutes les combinaisons et
de toutes les situations vulgaires que l'exemple de ses crimes
ne sauroit être contagieux , et que personne n'est tenté d'imiter
un homme qui a voulu soumettre à ses lois le monde entier ,
et enasubjugué la moitié. Mais Marie de Médicis est, commel'a
dit un ami de l'auteur, unefemme commune et de la nature la
plus vulgaire ; les torts de son époux sont un grief assez commun
; la jalousie qu'elle en conçoit est encore un sentiment extrêmement
commun; le crime même auquel elle se porte n'est
malheureusement pas très-rare : tout est donc commun et vul-.
gaire dans cette action dramatique , hors le dénouement , qui ,
heureusement pour la société, se passe autrement. Mais quand
les Médicisdela Halle , finissent à la Grève , il est , je crois ,
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
dangereux pour la morale publique de montrer au peuple
une Médicis de la cour qui finit sur le trône.
Je le répète : la tragédie de Mahomet et celle de la Mort
de Henri IV , ont entr'elles des rapports frappans. Mêmes
mobiles , mêmes ressorts , même issue ; et les différences
qu'elles peuvent offrir sous le rapport de la morale , sont
peut-être à l'avantage de Voltaire.
Car c'est uniquement dans leurs intentions morales ou dans
leur moralité, que je considère ici ces deux tragédies. La morale
est de droit commun , et elle est de la compétence de tout
homme raisonnable. Au lieu que la littérature a son tribunal
et ses juges , et que sur une question purement littéraire , un
auteur doit jouir du privilége de ne comparoître que devant
ses pairs.
J'oserai dire cependant que l'observation des règles morales
de l'art dramatique constitue le grand poète , l'homme inspiré
, autant au moins que l'observation des règles purement
littéraires sur l'élocution du poëme , les unités de temps et
de lieu , l'exposition , le noeud , le dénouement de l'action ,
la division des actes et l'enchaînement des scènes. La poésie
considérée dans son essence et son objet primitif , est l'art de
dired'une manière élevée des choses élevées ; (et qu'y a-t-il de
plus élevé que la morale ? ) Et le langage des Dieux ne devroit
être employé que pour donner des leçons aux hommes.
La poésie , pour le dire en passant , est donc la plus noble
expression des plus nobles pensées de l'être intelligent. Et si
quelques hommes célèbres par leur génie , tels , dit - on ,
parmi nous , que Buffon et Montesquieu , en ont méconnu la
dignité et les charmes , on pourroit peut- être sur cela seul ,
et même sans connoître ce qu'ils ont écrit , assurer qu'il y a
quelque chose de faux dans leurs systèmes , et d'incomplet
dans leurs idées : et je comparerois volontiers un esprit étendu
et fort, qui est insensible aux beautés de la poésie, à un instrument
qui n'a pas toutes ses cordes.
Le parallèle que nous avons établi entre les deux tragédies
de Mahomet et de la Mort de Henri IV, nous conduit à trois
questions importantes en morale dramatique :
1°. L'imposture est - elle un caractère digne de la tragédie
?
2°. La crédulivé est-elle un moyen digne de la tragédie ?
3°. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement assez tragique , lorsque la scène a
été ensanglantée ?
Mais avant detraiter questions , ces
s , nous nous
arrêterons
sur le consentement de Médicis au meurtre de son époux , et
FEVRIER 1807 . 297
sur le fanatisme employé pour obtenir ce consentement : deux
moyens liés étroitement l'un à l'autre , puisqu'il ne falloit pas
moins que la nécessité d'un consentement formel pour motiver
le recours de l'auteur au fanatisme ; et qu'il ne falloit
pas moins que le fanatisme pour arracher ce consentement.
Mais ce consentement est- il assez vraisemblable pour en faire un
moyen tragique ; et le fanatisme n'est-il pas un moyen dangereux
en morale? C'est ce que nous examinerons dans des
vues d'utilité publique , et non dans un esprit de critique personnelle.
Lorsqu'on a lu attentivement l'histoire de la France telle
qu'elle étoit à la mort de Henri IV, on ne sait quel parti
accuser de cet attentat ; ou même l'on ne sait si l'on doit en
accuser aucun , parce qu'on peutlesen accuser tous : les Ligueurs
et les Calvinistes , les grands et le peuple , l'étranger et le sujet ,
la ville et la cour , la reine et les maîtresses , et jusqu'au roi
lui-même. Ainsi , dans les temps déplorables par lesquels
nous venons de passer, on peut justement imputer les malheurs
de l'Etat à la nation tout entière et au pouvoir luimême.
Dans un crime national , il n'y a point d'innocens ,
parce que les révolutions arrivent par un secret relâchement
de principes et de conduite dans tous les ordres de l'Etat ,
plutôt que par un dessein formel d'en renverser les institutions.
On peut dire que tout le monde alors sans le vouloir
et sans le savoir , conspire au désordre. Mais au milieu de
tant de conspirateurs sans concert entr'eux , et souvent opposés
les uns aux autres , il est à peine possible qu'il y ait une conjuration
; et la seule conspiration dont on puisse affirmer
l'existence , est l'habileté avec laquelle quelques - uns font
tourner à leurs vues personnelles , des circonstances que tous
ont fait naître.
Ainsi , pour revenir au sujet qui nous occupe , les catholiques
ligueurs ne croyoient pas , ou feignoient de ne pas croire
à la sincèrité de la conversion de Henri , tandis que les Calvinistes
, mécontens de son abjuration , prenoient , pour faire
éclater leur dépit , le moment des plus grands embarras de
l'Etat et du roi. Les peuples étoient échauffés par des prédications
imprudentes ou séditieuses. Les grands et les chefs
des troupes , accoutumés à la licence des temps passés , et aux
profusions insensées des règnes précédens , ne plioient qu'à
regret sous une autorité ferme et indépendante , et murmuroient
hautement contre l'esprit d'ordre et d'économie du
sévère surintendant. « Il régnoit à la cour , dit l'Intrigue du
>> Cabinet, ( à l'égard du roi) une licence de propos effrénée. >>
La reine, qui déguisoit mal une ambition beaucoup au-des298
MERCURE DE FRANCE ,
sus de son esprit , et qui ne pouvoit contenir la violence d'un
tempérament trop fort pour son caractère ( 1 ) , devenoit
furieuse , à la seule idée de partager avec des rivales le coeur
de son époux et la faveur du roi ; et la maîtresse en titre , la
marquise de Verneuil , dirigée par une famille intrigante et
ambitieuse , osoit se prévaloir de la promesse que Henri avoit
eu la foiblesse de lui souscrire , et porter encore ses vues
jusqu'au trône , même après le mariage du roi et la naissance
d'un Dauphin. Enfin l'Espagne n'avoit pas renoncé au
projet qui l'avoit si long-temps occupée , de changer en
France l'ordre de la succession . Elle s'obstinoit à marcher
dans cette voie , même depuis qu'elle étoit devenue impraticable.
Ses ambassadeurs en France n'étoient que des agens
de désordre ; et ses principaux ministres , des ennemis personnels
et acharnés de Henri .
Mais le plus dangereux ennemi du roi étoit Henri luimême
, avec ses amoureuses foiblesses , qui donnoient à la
guerre qu'il alloit entreprendre , une couleur si odieuse ; et
cette déplorable facilité de caractère qui , d'un côté , l'attachoit
à la marquise de Verneuil , « avec laquelle , dit Sully ,
>> il ne pouvoit compatir , et sans laquelle il ne pouvoit
>> vivre , » quoiqu'elle eût déjà été impliquée dans une conspiration
contre l'Etat , et peut-être contre la personne du
roi ; et de l'autre , ne lui laissoit pas la force d'éloigner d'auprès
de la reine quelques hommes dangereux qui remplissoient
l'ame de Médicis de soupçons et de terreurs ; et « de
>> faire passer , comme le vouloit Sully , à quatre ou cinq
>> personnes , la mer; et à quatre à cinq autres , les montagnes
; » en sorte que ce malheureux prince , le plus aimable
et le plus aimant des hommes , étoit odieux à sa femme , et
n'étoit pas même aimé de sa maîtresse.
Tous ces partis , si opposés les uns aux autres , se réunissoient
néanmoins pour troubler le repos du roi ; « et la fac-
>> tion espagnole , qu'on appeloit catholique afin de lui
>> donner un air légitime , dit l'Intrigue du Cabinet , parut
>> ouvertement d'accord avec les Calvinistes , pour empêcher
>> le monarque d'ôter toute ressource à l'indépendance. >>
Dans une telle disposition des esprits et des choses , il ne
falloit qu'un homme d'un caractère ardent et sombre , d'un
esprit foible et prévenu , d'un tempérament chagrin et mé-
(1 ) On lit , dans les écrits du temps , que Marie de Médicis étoit
d'une si prodigieuse violence , que , dans ses fureurs , elle ne pleuroit pas
à la manière des autres femmes; et que les larmes , au lieu de couler le
long de ses joues , jaillissoient avec force de ses yeux.
FEVRIER 1807 . 299
lancolique , pour devenir , même sans instigation particulière
, et par la seule impulsion de son caractère et des circonstances
, le vengeur de toutes les haines sans être l'instrument
d'aucun parti. Cet homme fut le détestable Ravaillac.
« Ce
monstre , dit l'auteur déjà cité , paroît toujours seul ,
>> en proie à des visions tantôt puériles , tantôt impies; dévoré
>> de scrupules causés par l'ignorance et une fausse idée de la
>> religion ; curieux des nouvelles d'Etat ; écoutant avide-
>> ment , sans choix ni discernement , ce qui se disoit sur ce
>> sujet entre les gens de la lie du peuple , sa compagnie
>> ordinaire ; et réalisant , dans sa noire imagination , les
>> desseins injustes que les personnes mal instruites prêtoient
>> au roi. >> Et plus loin: << Ces faits minutieux qui sont les plus
>> importans dans ces sortes d'affaires ; faits tous également
>> prouvés , ne laissent conjecturer aucun complot dont
>> Ravaillac ait été l'instrument. Il ne faut pas toujours des
>> exhortations , de l'argent et des promesses pour armer de
>> pareils monstres. Des murmures sourds, des plaintes trop
>> hardies , de la licence dans les réflexions et les conjectures ,
>> peuvent enflammer ces tempéramens bilieux devorés
» d'un feu sombre , qui se nourrissent de mélancolie , et sa-
>> vourent , pour ainsi dire , les mécontentemens. >> Aussi , dès
les premiers momens de la mort du roi , con en accusa des
>> personnes de parti et de caractère absolument contraires :
>> la reine et la marquise de Verneuil , les Jésuites et les
>> Huguenots ; le prince de Condé , le conseil d'Espagne , le
>> comte de Fuentes ; tous ceux enfin , tant au dedans qu'au
>> dehors du royaume qui avoient des relations directes ou
>>indirectes à la cour..... Mais Ravaillac , au moment qu'il
>> fut arrêté , dans ses interrogatoires , à la torrttuurree ,, sur l'é-
>> chafaud , pendant la durée d'un cruel supplice , a soutenu ,
>>sans jamais varier , qu'il n'avoit aucun complice. » On
sait combien les derniers aveux d'un coupable , qui n'attend
rien des hommes et n'a plus à craindre que la justice divine ,
ont paru , chez tous les peuples , un témoignage décisif
en faveur de la vérité.
م
Ce n'est pas là ce qu'il faut aux écrivains qui veulent faire
des histoires dramatiques ; encore moins aux poètes qui veulent
faire des drames historiques. Ils aiment à suivre la trame
ténébreuse et les détails romanesques d'une conjuration ; à
circonstancier les faits et à personifier les partis, La poésie , il
est vrai , est , à cet égard , moins gênée que l'histoire ; et elle
peut se contenter de vraisemblances , là où l'histoire est
astreinte à se renfermer dans l'exacte vérité des faits. Mais je
ne sais cependant si , dans un sujet tel qu'est, pour les Français,
300 MERCURE DE FRANCE ,
après deux siècles seulement , la mort de Henri IV, et lorsque
tant de familles et de choses qui existoient alors , subsistent
encore , la poésie peut prendre plus de licence que l'histoire.
Quoi qu'il en soit , et toutes les circonstances inûrement
examinées , si la reine fut coupable , elle fut coupable d'indiscrétion
sur ses dispositions secrètes à se consoler de la mort
de son époux : dispositions que les hommes qui l'entouroient ,
saisirent à travers ses emportemens , et sur lesquelles ils fondèrent
l'espoir de gouverner sous son nom. Elle fut coupable
peut-être de silence à l'égard de son époux , sur des dangers
qu'elle pouvoit soupçonner, puisque toute l'Europe en étoit
instruite : et ce seroit bien assez pour qu'elle pût être justement
accusée de parricide. Ce ne seroit pas au reste le seul
mal qu'eût fait à la France cette mésalliance de nos rois avec
des femmes élevées dans la mollesse italienne , dans le luxe des
princes du commerce , et la politique fausse et étroite d'une
petite démocratie. Sans doute la jalousie furieuse de la Médicis,
et la crainte que les esprits malfaisans qui l'obsédoient lui
avoient inspirée sur sa propre sûreté , auroient pu motiver
assez les éclats de sa colère , et son coupable silence. Mais il
falloit , pour l'effet dramatique , un consentement formel de
sa part à la mort de Henri; et pour l'obtenir d'une femme
qu'on représente quelques scènes auparavant comme amoureuse
de son époux et attachée à sa religion, il falloit un
motif plus puissant que la jalousie ou l'ambition; et ce motif,
l'auteur l'a cherché dans le fanatisme .
Que d'Epernon et l'ambassadeur d'Espagne , qui conspiroient
pour leur propre compte , n'aient pas voulu entendre
àdemi-mot et se contenter d'un aveu foiblement indécis , et
qu'ils aient exigé de la reine un consentement positif à la
mort de son époux , c'est ce qui ne paroît pas plus vrai en
histoire que vraisemblable en poésie dramatique; parce que
ceconsentement étoit inutile ou même dangereux en politique;
et le motif est faux en art tragique , s'il est faux dans l'art des
conspirations. Les conspirateurs, s'il y en a eu, trop sûrs avant
le crime des dispositions secrètes d'une épouse irritée , et
après le crime , de l'aveu tacite ou du silence d'une régente
ambitieuse , gouvernée par de vils intrigans , n'auroient eu
garde de pousser cette ame foible et violente aux dernières
extrémités et hors de la limite de son caractère , en lui demandant
à l'avance un consentement formel qui l'auroit
épouvantée, et les eût exposés à un refus , et peut-être à une
révélation du complot; et l'auteur l'a si bien senti , qu'aussitôt
le consentement donné , il ramène Médicis sur le théâtre ,
pour le lui faire désavouer. Les ames qui ne sont pas familia
FEVRIER 1807. 301
risées avec les forfaits , voudroient se cacher à elles-mêmes la
part qu'elles y prennent ; et c'est bien assez , dans une conspiration,
de pouvoir compter sur leur neutralité , sans leur
demander plus qu'elles ne peuvent faire. La plupart des
conjurations n'ont échoué que par une pareille faute; et tout
ce que Médicis auroit pu répondre de plus positif à une insinuation
de ce genre , eût été peut-être ce que Louis XIV
répondit au grand Dauphin, qui lui faisoit part du projet
qu'il avoit d'épouser mademoiselle de Choin : « Pensez -y
>> bien , et ne m'en parlez plus. >> Sans doute , un Egysthe
auroit demandé, auroit obtenu davantage d'une Clytemnestre
: l'amour , dans les conjurations , ne refusa jamais rien
à la haine ; mais l'auteur a eu soin d'écarter toute idée
d'un sentiment de ce genre entre d'Epernon et Médicis;
et l'histoire ne lui a pas permis , ce que la tragédie
auroit exigé , de faire l'épouse adultère pour la rendre
parricide. Ce consentement eût-il été demandé et obtenu ,
( à moins qu'il n'eût été par écrit ) , n'auroit pas pu rassurer
des coupables sur un changement de disposition à
leur égard de la part d'un complice parvenu à la suprême
puissance. Une reine capable de tremper dans l'assassinat de
son époux , n'auroit pas été arrêtée au besoin par un vain
consentement , que personne n'auroit osé même lui rappeler
; et de pareils secrets ne sont dangereux que pour
les confidens. C'est peut-être ainsi qu'auroient conspiré des
gens d'affaires , qui cherchent des sûretés dans des engagemens
; mais les hommes d'Etat savent qu'il n'y a d'autres sûretés
dans les conspirations que la secrète complicité des passions
, la communauté des intérêts , l'audace des conjurés , et
le hasard des événemens.
Je le répète : si Médicis eut part à l'assassinat du roi , ce
que je crois comme particulier, et ne voudrois pas affirmer
comme historien , pas même comme poète , elle fut coupable
ou de laisser voir à ses confidens des premiers mouvemens de
colère qu'ils prirent pour des dispositions habituelles , ou de
fermer volontairement les yeux , et de ne pas les ouvrir au roi
sur des dangers connus de toute l'Europe : cette supposition ,
la seule vraisemblable , explique le mot terrible du président
Hénaut : « Médicis ne fut ni assez surprise , ni assez affligée de
>> la mort d'un de nos plus grands rois. >> Elle suffit pour
expliquer ce que dit Sully des joies indécentes qui régnoient
dans les entresols. Elle suffit pour expliquer l'intérêt que la
reine , ou plutôt ses favoris ( car , une fois régente , Médicis negouverna
plus ) mirent à étouffer les procédures et à arrêter
les poursuites judiciaires. Elle suffit même pour expliquer
1
302 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'abandon ou Louis XIII , prince humain et même religieux ,
laissa sa mère finir ses jours en pays étranger, et où Richelieu ,
ministre vindicatif, mais qui connoissoit les convenances ,
laissa une reine de France et la veuve du grand Henri.
Sans doute , on trouve dans les nombreux écrits du temps ,
des anecdotes plus décisives sur la part qu'eût la reine au
meurtre de son époux. Mais on doit prendre garde que tout
ce qui nous reste de cette époque désastreuse , rédigé par
des écrivains tous de l'un ou de l'autre parti , (car il n'y
avoit pas encore de modérés ) , est à-peu-près également suspect
sur les faits importans : et je ne voudrois pas en excepter
même les Mémoires de Sully , qui avoit aussi ses préventions,
et qui, tout sujet fidèle qu'il étoit , se joignit , après la
mort du roi , à ce parti très-dangereux de mécontens, dans
lequel entroient presque tous les princes , un grand nombre
de provinces et les Calvinistes. La génération actuelle a un
grand intérêt a ne pas donner trop de créance à ces monumens
des temps de trouble et de révolution , recueillis avec
les passions du moment et avec la partialité et la crédulité de
tous les temps. Et quels matériaux ne laisserions-nous pas
dans ce genre à la postérité , si jamais elle s'avisoit d'ajouter
foi à tout ce qui parut vers le commencement de l'Assemblée
Constituante , sur ces éternelles conspirations contre lanation ,
conspirations alors si ridicules , et depuis si atroces ; sur ces
dénonciations solennelles contre le roi , la reine , les princes ,
les ministres , les parlemens , les prêtres , les nobles , le cabinet
autrichien , etc. , etc. ?
Mais si le consentement formellement exigé de la reine à
la mort de son époux paroît peu vraisemblable , le fanatisme
employé pour l'obtenir présente quelques inconvéniens.
Il faut établir , avant tout , que le fanatisme religieux est
dans la pièce d'Henri IV, le moyen décisif employé pour
déterminer la reine ; et même , pour parler avec plus d'exactitude
, qu'il y est le moyen décisoire ( 1 ).
D'Epernon dit à l'ambassadeur :
Je veux que la reine conspire,
Même pour l'intérêt de la religion .
Et notre auguste foi triomphera par elle.
:
Et après la scène où d'Epernon montre à la reine la lettre
(1 ) Cette expression , prise de la jurisprudence , comme le mot
péremptoire ,et autres , dit plus que décisif : décisif signifie ce qui
peut et doit décider ; décisoire , ce qui décide réellement , et c'est dans
cesens qu'on dit un serment décisoire .
1
FEVRIER 1807. 303
supposée pour sa rivale , et où il la laisse fortement ébranlée ,
il dit à l'ambassadeur :
Tous deux de Médicis
Déterminons l'aveu foiblement indécis ;
Et, vainqueurs une fois de son ame égarée ,
Entraînons-là soudain dans l'enceinte sacrée ,
Où des prêtres , vendus à ce sanglant dessein ,
Mettront , au nom du ciel , tout l'enfer dans son sein.
Dans la scène première de l'acte cinquième , d'Epernon dit
au même interlocuteur :
Nous triomphons : la reine , aux autels entraînée ,
Nous laisse de Henri trancher la destinée.
A quoi l'ambassadeur répond :
L'Espagne vous doit tout, et ne l'oubliera pas .
Combien de fois j'ai craint que , dans ses longs combats ,
La reine , s'effrayant d'une sanglante image,
N'osât jamais donner cet aveu qui l'engage ?
Mais le saint appareil dont j'ai su l'investir,
Les mots religieux qu'on a fait retentir,
Et l'art de vos discours l'ont contrainte à se rendre.
D'Epernon ajoute :
Des Ligueurs attentifs , avec elle en prière ,
Retiendront Médicis au fond du sanctuaire .
Dans la scène suivante , Sully dit au roi :
On m'a dit qu'aux autels , par son zèle entraînée ,
Dans le temple voisin elle étoit prosternée.
Et déjà la reine avoit préparé le spectateur à ce moyen ,
dans la scène où elle reproche à Henri de
Menacer sans respect le pouvoir du Saint-Siége.
5
Même dans la scène où la reine vient conjurer d'Epernon
d'épargner la vie de Henri , elle paroît plus épouvantée du
forfait qui va se commettre , que désabusée sur les moyens
qu'on a employés pour l'y faire consentir; et elle ne les
reproche pas à d'Epernon.
Les mêmes moyens sont employés pour enivrer le monstre
qui doit frapper le coup :
au fond d'un temple , où l'a conduit son zèle ,
Il nous attend tous deux, de Ligueurs entouré.
Ils l'ont du régicide à tel point enivré ,
Qu'il croit voir de Clément l'ombre fière et sanglante
Qni , du meurtre d'un roi la main encor fumante,
L'appelle au même honneur, et fait luire à ses yeux
La palme qu'en tombant il reçut dans les cieux.
Voltaire pouvoit , avec quelque raison , mettre sur la scène
le fanatisme de la religion mahométane , prêchée par l'impos
304 MERCURE DE FRANCE ,
ture , propagée par la force , adoptée par l'ignorance et par
lá crainte , et qui se répandit d'abord chez des peuples dont
la stupidité féroce étoit susceptible de toutes les illusions ,
et disposée à toutes les violences . Sans doute , les intentions
secrètes de l'auteur n'étoient pas équivoques , et il s'en explique
assez clairement dans sa lettre au roi de Prusse ; mais elles
étoient du moins assez déguisées pour qu'il pût , sans trop
d'inconvenance , en faire au chef de l'Eglise un hommage
perfide. Et qu'est-ce qui prend après tout parmi nous aucun
intérêt aux crimes vrais ou faux du prophète de la Mecque ,
et au fanatisme de ses sectateurs ? L'auteur de la Mort de
Henri IV est allé plus loin : il a déchiré le voile dont Voltaire
s'étoit couvert ; et il montre le fanatisme dans la religion
chrétienne , la fourberie dans les prêtres , la crédulité dans
les grands ; et il leur impute le forfait le plus odieux ,
celui qui a laissé dans le coeur des Français le plus profond
souvenir et les plus justes douleurs.
Je ne peux m'empêcher de remarquer , puisque l'occasion
s'en présente , l'extension qu'a reçue de nos jours le sens du
mot fanatisme .
Au siècle de Bossuet et de Port-Royal , des pensées justes
et d'un style exact , une action indiscrète ou coupable entreprise
pour des motifs de religion , étoit le fruit d'un zèle de
religion , aveugle , outré , insensé .
La foiblesse d'esprit qui fait ajouter foi aux personnes et aux
prédictions les plus dépourvues d'autorité , et attendre sur
cette assurance , ou des lumières surnaturelles dans la recherche
de la vérité , ou une assistance miraculeuse dans des dangers
évidens , s'appeloit dufanatisme.
Ainsi , le fanatisme croit que Dieu , sans nécessité , agit
toujours par lui-même , et sans l'intermédiaire de moyens
ou de causes secondes ; et la superstition croit que Dieu agit
par des moyens qui n'ont aucun rapport avec leur fin.
Un prince , qui dans une guerre même contre les Infidèles ,
négligeroit de lever des troupes , et attendroit un secours miraculeux
; et la femmelette qui sachant à peine lire , croiroit
recevoir d'en haut l'intelligence des passages les plus obscurs
des Livres Saints , seroient des fanatiques. L'homme qui croiroit
guérir d'une maladie mortelle , en portant sur lui des
amulettes , et ne voudroit faire aucun des remèdes que l'intelligence
humaine a découverts , seroit un superstitieux ; et
celui qui , dans des vues de religion , assassinenoit un homme ,
ou sans mission iroit prêcher sur les places publiques , seroit
un zélateur de religion , aveugle , outré , furieux , extravagant.
Une
SEING
FEVRIER 1807 .
DEPS
DE
LA
ut
Une piété exaltée dans un esprit foible peut le con luire u
fanatisme. Une piété craintive dans une ame timits part
produire la superstition. Le zèle aveugle suppose pus
bile que de piété ; et il prend sa source dans un temp
ment ardent, et le plus souvent mélancolique.
Le fanatisme n'est souvent qu'insensé; la superstition est
toujours ridicule ; lefaux zèle toujours indiscret , même lorsqu'il
n'est pas criminel.
Ce n'est pas que la Providence , pour des desseins extraordinaires
, ne puisse agir par des moyens qui sont hors de
l'ordre commun. Ces moyens sont eux-mêmes des lois , parce
que Dieu , auteur de l'ordre , n'agit jamais sans loi ou sans
règle. Mais ces lois extraordinaires , et de circonstance , si l'on
peut parler ainsi , n'étant pas l'objet de notre connoissance ,
ne peuvent être la règle de notre conduite. Elles ne nous sont
connues qu'après l'événement , et ne doivent être jugées que
par l'événement. Cette réflexion est particulièrement applicable
au peuple juif , et à son état ancien et même moderne..
Le faux zèle est de toutes les religions et de tous les temps ;
mais le fanatisme tant reproché à la religion chrétienne , est
directement contre l'esprit et le dogme d'une doctrine
qui fait de la soumission de l'esprit et du coeur à une
autorité universelle , le principe fondamental de la croyance ,
et qui défend d'écouter même un Ange , s'il venoit prêcher
d'autres vérités que celles qui sont enseignées uniformément
et universellement par cette autorité devant laquelle toute
science , toute inspiration , toute révélation extraordinaire
doit se tairė.
Mais vers le milieu du dernier siècle , une philosophie
plutôt de littérateurs que de philosophes , et de littérateurs
qui connoissoient le pouvoir d'un mot mis'en sa place , et
même nors de sa place , et sur-tout d'un mot vagu , de construction
étrangère , qui s'enchaîne aisément dans les vers ,
peut signifier tout ce qu'on veut , et qu'on emploie à tout
propos sans jamais le définir , appelèrent fanatisme tout abus
d'un sentiment religieux . Bientôt transporté dans le Dictionnaire
de lasangue révolutionnaie , le fanatisme signifia toute.
croyance religieuse , même toute pratique pieuse ; et le verre
d'eau froide donné au paure , au nom de Jésus- Christ , fut
un acte de fanatisme .
Comme la religion catholique agit plus sur les sens queles
autres croyances; qu'elle a d'ailleurs des consécrations particulières
et des cérémonies mystérieuses , on trouva theatral
de lui fare bénir des poignards , et consacrer des meurtres ;
:
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
et l'on ne craignit pas assez d'affo blir le respect des peuples
pour les croyances les plus raisonnables , en cherchant à lui
inspirerdel'horreur pour des crimes imaginaires.
Cependant il seroit temps de remarquer qu'à l'époque de
la persécution la plus violente à la fois et la plus astucieuse
que la religionait essuyée depuis Néron et Julien l'Apostat ,
lorsque les traitemens les plus barbares contre ses ministres ,
et les dérisions les plus outrageantes envers les objets de son
culte, auroient pu exciter le zèle , et même en faire pardonner
l'excès , il y a eu bien plus d'exemples de ce qu'on appelle du
fanatismedans les persécuteurs que dans les victimes ; et que
la religion a, ce me semble, bien plus enseigné à mourir qu'à
tuer. Le fanatisme qui a régné alors a consisté beaucoup
moins àse défendre contre une agression injuste ,qu'à attendre ,
dans l'inaction, des moyens miraculeux de dénouement.
»
Il en fut de même dans la révolution religieuse d'Angleterre
; et Hume en fait le reproche aux Anglicans. On peut
même dire que le zèle de seligion n'a pris un caractère violent
et outré que lorsque les dissentions politiques se sont
jointes aux troubles religieux : preuveque les crimes qui ont
souillé ces époques déplorables de l'histoire des nations chrétiennes
, ont plutôt été les crimes de la politique que ceux de
la religion ; et qu'ils étoient produits par le fanatisme d'Etat ,
beaucoup plus commun qu'on ne pense » , dit avecbeaucoup
de raisonl'auteur de l'Intrigue du Cabinet. Enfin , l'on
ne doit jamais oublier que si quelques monstres aveuglés par
un faux zèle de religion ont attenté à la vie des rois , c'est la
re igion qui consacre , qui affermit ou qui relève la royauté.
Ce dernier sujet , traité par Racine , dans Athalie , est bien
plus propre à la poésie dramatique , que l'assassinat des rois
par le faux zèle. Il est aussi plus utile à la société; et l'on ne
peut s'empêcher de regretter que l'auteur de la Mort
d'Henri IVait employé, sur un sujet atroce et ignoble , un
talent éprouvé , et qui semble fait pourungenre de tragédie
moins triste et plus élevé. (1)
(1) Le personnage d'Henri IV est à la fois propre à l'épopée et au
drame familier , parce qu'il étoit grand dans ses actions, et simple, ou
mème naïf dans le discours. C'est ce qui fait qu'il aa été placé conve
nablement dans la Henriade , et avec succès dans la Partie de Chasso.
Sa mort est un événement affreux , plutôt qu'un événement dramatique ,
parce qu'elle ne fut et ne pouvoit être qu'un lâche assassinat , sans grandeur
dans son objet, sans noblesse dans les moyens, sans importance
réelle dans les suites, toujours prévues et arrangéesdans les Etats héréditaires.
La conspirationde Biron est peut- être le seul événement du règne
de Henri qui puisse , dans quelques siècles, fournir la matièred'une traFEVRIER
1807. 307
Quoi qu'il en soit, si la dignité du théâtre eût permis de
mettre sur la scène le personnage de Ravaillac , le poète eût
pu , avec vraisemblance, attribuer aufanatisme l'attentat de
ce misérable visionnaire , qui déclara , dans ses dépositions ,
«qu'en soufflant son feu la nuit , il se voyoit entouré d'étin-
>> celles comme en Enfer , et que des hosties enflammées sor-
>> toient de son soufflet. >> Mais n'est-ce pas aussi trop avilir
la reine de France , jalouse , emportée , vindicative , ambitieuse
, il est vrai , mais qui n'étoit pas sans quelque esprit ,
qui avoit du moins celui que donnent les habitudes d'un si
haut rang et d'une éducation distinguée ; n'est - ce pas trop
l'avilir que de supposer qu'elle ait été entraînée à un aussi
détestable forfait par des jongleries qu'on n'oseroit pas hasarder
sur une femmelette de la lie du peuple ? Puisque le poète
la vouloit parricide, mieux eût valu pour sa dignité la faire
adultère que la supposer imbécille. Si Henri IV eût été aux
portes de Rome, ou qu'il eût abjuré la religion catholique,
on conçoit quedes dangers aussi pressans auroient pu allumer
le zèle religieux et le porter aux plus grands excès; ma's la
seule supposition d'un projet , et d'un projet encore désavoué
parHenri ! Et lorsque le pape , en apprenant la mort de
Henri , dit en pleurant au cardinal d'Ossat : « Vous perdez
» un bon maître ,et moi mon bras droit , » peut-on croire
que la reine de France eût moins connu que Rome les dispositionsamicales
de son époux envers le Saint-Siége , ou qu'elle
eût mieux connu que cette cour habile , et toujours si bien
instruite de ce qu'il lui importe de savoir , les projets hostiles
du roi contre la religion, s'il en eſit formé de pareils ? Et
encore comment la supposer réellement fanatique , lorsque
son époux ne la croyoit pas même sincèrement jalouse ? ( 1 )
gédie, parce que ce prince ymontra toute la tendresse d'un ami et toute
lafermeté d'un roi. Encore faudroit-il en altérer les principales circons
tances : rendreBiron plus important , son complot plus dangereux , e snrtout
son châtiment moins juridique, La tragédie , qui suppose presque
toujours un grand abus du pouvoir , et un usage prompt et même violent
del'autorité,ne peut guère trouver de sujets qui lui conv etinentque dans
les constitutions despotiques anciennes ou modernes. Heureusement les
constitutions des Etats chrétiens sont trop régulières pour que nos sociétés
soient très-dramatiques. Le sujet n'a pas la force de conspirer , et le pou
voirn'apas personnellement la fonction de punir. Cette raison entre pour
quelque chose dans la stérilité actuelle de notre theatre tragique. J. J.
Rousseau a dit : « Un peuple ne devient célèbre que lorsque sa législation
› commence à décliner. » On peut parodier cette maxime , et dire : « Un
>> peuple cesse d'être dramatique lorsque sa législation est formée. »
(1) Voyez , dans les Pièces justificatives, une conversation entre
Henri IVet Sully:
2
308 MERCURE DE FRANCE ,
A
,
La seule anecdote que l'on trouve dans les Pièces justificatives
sur la prétendue complicité de Médicis et des prêtres,
n'est absolument d'aucun poids. « M. de Bouillon et moi , dit
>> Robert Sydney , ambassadeur d'Angleterre en France
>> nous nous entretenions à Paris , en 1636 , de plusieurs
>> choses qui regardoient Henri IV et sa mort. Je dis que je
>> croyois que le coup étoit parti de l'Espagne. » « Cela
>> venoit d'un autre côté , répondit-il , insinuant , à ce que
>> j'imaginai , qu'il s'agissoit de la reine aidée des petits
>> coltet . >> Jobserverai d'abord qu'il falloit à Sydney une
grande pénétration pour voir tant de choses dans ce peu de
Cela venoit d'un autre côté. » Ensuite M. de
Bouillon , d'une famille toujours opposée à Henri IV , et
dont le père ou lui-même avoit été impliqué dans toutes
lesconspirations contre l'Etat , pouvoit avoir ses raisons pour
détourner les soupçons sur la reine. Et Sydney qui , après
tout , ne fait qu'imaginer ce que Bouillon ne fait qu'insinuer ,
pouvoit aussi , en bon anglican , avoir quelques préventions
con're les petits collets.
mo's : «
J'irai plus loin : il y eut sans doute , dans ces temps désastreux
, du zèle aveugle , du fanatisme , si l'on veut, dans le
peuple, et de tous les côtés ; mais il n'y en eut jamais chez
les grands , même d'aucun parti ; et tous les excès , et les plus
malheureusement célèbres , ne furent que des mesures de
détestablė politique , et non des accès de zèle religieux. Elle
n'étoit pas fanatique cette Catherine de Médicis, assez indifférente
à ce qu'on priát Dieu en français ; elle n'étoit pas
fanatique de religion cette duchesse de Montpensier, qui , pour
exciter Jacques Clément au meurtre d'Henri III , employa ,
dit-on , sur ce jeune libertin un genre de séduction qui n'étoit
rien moins que religieux ; il n'étoit pas fanatique de religion
ce Montbrun , chef des Calvinistes du Dauphiné , qui disoit
qu'un gentilhomme qui avoit le cul sur la selle et l'epée au
poing étoit égal au roi; ils n'étoient pas fanatiques ni même
trop zélés pour leur religion , ces seigneurs calvinistes amis
de Henri IV, qui conseillèrent à ce prince de se faire catholique.
Les Sully, les Coligny, les Condé , Henri lui-même , et ,
plus tard , les Rohan et les Soubise , n'étoient pas plus fanatiques
que les Guise et les Montmorency. Ils n'étoient pas non
plus des fourbes : c'étoient , de part et d'autre, des hommes
qui suivoient leur religion , et des grands seigneurs qui combattoient
pour leur politique; et dans tous ces troubles ,
comme dit Brantôme , « il y eut plus de mal- contentement
>> que de huguenoterie. » On ne sauroit croire combien souvent
l'histoire a été écrite par de petits esprits qui voyoient
:
:
:
FEVRIER 1807. 309
de la religion partout où ils voyoient des croix , comme des
esprits de la même trempe voient de l'impiété partout où ils
voient quelque désordre.
4 Faut-il le dire ? L'histoire ne peut s'empêcher de parler de
protestans et de catholiques , pour raconter leurs querelles
et les excès de tous les partis. Une philosophie religieuse
peut en parler, pour terminer leurs différends , et les ramener
tous , s'il est possible, à l'unité de dogme , qui n'est que
le dogme de l'unité ; mais la poésie , qui n'est propre ni à la
narration des faits historiques , ni à la discussion des opinions
religieuses , la poésie dramatique sur-tout qui ne vit
que de passions et d'affections , doit s'abstenir d'enchaîner
dans les rimes ces noms malheureusement célèbres , mots de
rappel de tant de souvenirs , et peut-être de tant de haines .
Ce n'est pas dans les phrases paisibles de la philosophie ou de
l'histoire , mais dans les traits vifs et énergiques de la poésie
que les partis vont chercher des armes. Toutes les querelles ,
celle-là entr'autres , ont commencé par des chansons ; et
Voltaire a semé plus d'irréligion avec deux vers imprudens
de son OEdipe sur les prêtres , qu'avec toute sa philosophie
d'Epîtres , d'Histoires , de Contes, de Dictionnaires , où l'on
ne trouve pas une pensée forte à retenir, ni un mot profond à
citer.
Un auteur dramatique peut, sans danger , livrer au ridicule
les abus de la plaidoierie ou de la médecine , parce que
ces professions , quoiqu'utiles , ne sont pas nécessaires , et
que des hommes sages peuvent terminer leurs différends sans
procureur , et mourir sans médecins. Mais il seroit justement
traité de mal-intentionné , s'il exposoit sur les théâtres , à la
risée ou à l'indignation publique , les abus inséparables de tout
gouvernement, même le plus parfait , au lieu de les faire
connoître sans éclat à l'autorité qui peut les corriger. Nous
n'avons tous que trop de penchant au mécontentement contre
ceux qui nous gouvernent , et cependant nous ne pouvons
nous passer d'être gouvernés ; et il résulte , après tout , plus de
bien que de mal de tout gouvernement , quelqu'imparfait
qu'on le suppose. Mais , pour la même raison, il est plus dangereux
encore de représenter sur la scène , sous des couleurs
odieuses , la religion d'où les gouvernemens tirent leur force
et la société sa stabilité. C'est l'exposer aux passions humaines ,
comme autrefois on exposoit sur l'arène ses sectateurs aux
bêtes féroces. Le poète qui traite de pareils sujets , ne peut
s'empêcher , même sans mauvaise intention, d'y mêler les
objets les plus respectables de la croyance du geure humain ,
etde les présenter d'une manière défavorable , capable d'af-
3
310 MERCURE DE FRANCE ,
foiblir la foi du peuple,pour lequel une tragédie est toujours
une histoire. D'ailleurs la religion inspire des haines plus
fortes que le gouvernement , parce qu'elle est un frein plus
incommode aux passions; et elle leur impose moins , parce
qu'elle n'a pas de moyens extérieurs de puissance. Enfin, ce
n'est pas lorsque le gouvernement , occupé d'une guerre
civile ou étrangère , peut à peine,défendre ses prérogatives
les plus essentielles au bonheur des peuples , qu'un sujet
fidèle se permet de censurer en pleinthéâtre les abus de l'autorité
, ou les fautes de ses agens. Et ce n'est pas non plus
lorsque la religion respire à peine des coups terribles qu'on
lui a portés , et qu'elle est toute couverte de plaies qui saignent
encore,qu'il convientde remonter dans les siècles passés pour
lui chercher, ou plutôt pour lui créer des torts qui, bien loin
d'être les torts de la religion , sont , au contraire , les malheurs
d'un temps où la religion, déchirée par ses enfans , étoit sans
force et sans autorité. Et de quoi ont servi ces déclamations
éternelles des Voltaire , des Diderot, des Raynal, et de tant
d'autres, contre le fanatisme religieux , qu'à livrer sans défense
au fanatisme irrréligieux l'Etat et la religion , la fortune publique
et particulière,ll''hhoornneur et laviedes citoyens?.
Oserai-je le dire ? Tout ce que la tragédie nous montre
dans Henri IV; de la tendresse pour les siens , sans fermeté ;
de la confiance dans ses courtisans , sans discernement ; des
pressentimens des événemens , sans prévoyance; un roi qui ne
prend aucunes mesures ; des ministres, avertis de toutes parts,
qui s'endorment dans une funeste sécurité ( 1 ) , rien de tout
cela n'est nouveau pour nous : nous avons vu toutes ces scènes
sur un plus grand théâtre ; nous en avons vu le terrible dénouement.
Toutes les imitations pâlissent et s'effacent devant
cette mémorable représentation , où nous avons tous été acteurs
ou spectateurs ; les abaissemens de la royauté et les malheurs
de la foiblesse , ne sauroient plus nous intéresser ; et
désormais , au théâtre comme dans la société, il faut que le
pouvoir paroisse dans toute sa dignité , et l'autorité avec toute
son indépendance et tous ses bienfaits.
On ne peut s'empêcher de remarquer , particulièrement
depuis quelque temps , je ne dis pas dans les pièces de théâtre ,
dont les intentions sontpresque ttooujours innocentes , mais
dans des écrits plus sérieux, dans des systèmes accrédités ,
peu de bienveillance pour une religion que la nation veut et
que le gouvernement protége. L'impiété , couverte par de
2
(1) «Al'exemple de leur maître, les ministres , Sully lui-même, ne
faisoient aucun cas de ces avertissemens.>> Intri, du Cabi.
FEVRIER 1807. 31г
grands talens , étoit coupable et n'étoit pas ridicule. Mais ces
talens ne sont plus : les copies sont foibles , et les répétitions
insipides. L'irréligion a tout dit dans le genre badin et dans le
genre sérieux : Voltaire a épuisé le sarcasme , et J. J. Rousseau
lesophisme, tandis que la religion , qui n'a eu long-temps à
combattre que des théologiens , ne s'est presque pas occupée
des philosophes. Mais telle que l'Etat , elle s'est exercée dans
la guerre civile , àsoutenir la guerre contre l'étranger. Le mal
deces attaques , au fond plus incommodes que dangereuses ,
est qu'elles empêchent les hommes simples d'oublier lepassé,
et les habiles de se confier à l'avenir, « en montrant àquelles
>> fluctuations on seroit exposé de nouveau , dans quelles
>>incertitudes on pourroit être replongé si, heureusement,
)) le sort de l'Etat n'étoit confié à un pilote dont le bras est
>> ferme , dont la direction est fixe, et qui veut le bonheur
>> de la France. >>
Prémunir contre le fanatisme un peuple récemment échappé
à l'athéisme , et revenu à peine à la religion, c'est ordonner
la saignée de peur d'apoplexie à un homme malade d'épuisement.
D'ailleurs, dans le jargon hypocrite du dernier siècle ,
fanatisme signifioit zèle, comme tolérance vouloit dire indifférence.
Mais le zèle est bon en soi , comme le courage; et de
même que le courage bien ou mal employé, fait les héros ou
les brigands , le zèle bien ou mal dirigé, faitles propagandistes
ou les missionnaires. Faut-il condamner le courage ou le zèle ?
Non : il faut punir le crime lorsqu'il se montre , et récompenser
la vertu , et se bien garder de détruire le principe pour
extirper jusqu'à le possibilité de l'abus. « Laissez , nous dit
>> le grand maître en morale , l'ivraie croître avec le bon
>> grain jusqu'au temps de la moisson, de peur qu'en voulant
>> arracher l'ivraie , vous n'arrachiez aussi le bon grain.
Les vices comme les vertus sont en effet également dans la
nature de notre condition mortelle; et des hommés sans vices ,
mais sans vertus, feroient un peuple éteint , et les plus méprisables
des créatures humaines. Le faux zèle est dangereux ,
parce qu'il germe dans des esprits bornés. Mais le zèle réglé
par la science et la raison , est la source des plus hautes vertus
etdes plus grands bienfaits qui aient honoré, servi ou consolé
l'humanité ; ( 1 ) et qu'est, à le bien prendre, le génie luimêmeque
l'enthousiasme de la vérité ? Et pour ramener tout
ce que nous venons de dire à des considérations politiques :
( 1) J. J. Rousseau , parlant dufanatisme, dit à-peu-près les mêmes
choses,avec sonénergie ordinaire , dans un passage que je n'ose citer de
mémoire.
4.
312 MERCURE DE FRANCE ,
sans affections religieuses , point d'affections politiques ; sans
zèle pour la religion , peu de fidélité publique au gouvernement.
Il ne faut pas oublier que si le fanatisme religieux a
enlevé à la France le grand Henri , c'est le zèle religieux qui
le lui avoit donné. On peut apprécier aujourd'hui à leur juste
valeur ces déclamations éloquentes , ces assertions tranchantes
des écrivains du XVIIIe siècle sur la force de certains
peuples, et sur la foiblesse de quelques autres ; sur les lumières
et les richesses de ceux-ci , et sur l'ignorance et la misère de
ceux-là ; sur l'énergie de la fibre dans les climats du Nord ,
et sur sa mollesse et son relâchement dans les climats du Midi.
On peut voir par de grandes expériences , si les institutions
religieuses , même les institutions catholiques anathématisées
par la politique moderne, ôtent beaucoup à la force de résistance
, cette première vertu politique des nations ; et si les
institutions philosophiques, le commerce, les arts , les théâtres ,
les académies , les manufactures, les idées libérales, même la
tactique ,y ajoutent davantage. Ne semble-t-il pas qu'en dépit
denos systèmes , leNord avec ses opinions et ses fibres , a montré
en général moins d'énergie que le Midi ; et que de petites
contrées , telles que quelques cantons de la Suisse , où il n'y
avoit que des pâtres et des capucins , ont mieux défendu leur
indépendance , ou ce qu'ils prenoient pour elle , et plus honoré
leurs derniers momens que ne l'a fait la vaste monarchie prussienne
, avec ses soldats et ses philosophes ? Je ne sais ; mais
s'il faut croire à l'influence des opinions morales sur la force
politique des Etats, il y a quelque discordance entre les faits
et nos systèmes; et les opinions du Nord n'auroient pas dû ,
l'année dernière , triompher à l'Institut ; ou la politique du
Nord ne devoit pas , cette année , succomber à Jena .
Nous traiterous dans un autre article les questions que nous
nous sommes proposées.
DE BONALD.
Coup d'Eil sur quelques Ouvrages nouveaux.
On a souvent comparé l'esprit de l'homme au champ qu'il
faut d'abord défricher, et qu'il est ensuite indispensable d'entretenir
dans un bon état de culture, pour que les premiers
germes de mauvaises semences ne puissent plus se reproduire
; c'est une de ces harmonies qu'on remarque entre le
monde moral et le monde physique , et qui nous fait connoître
toute l'étendue de la loi du travail. Il est certain que
FEVRIER 1807 . 33
l'esprit le plus heureusement né , comme le champ le plus
fertile , qu'on abandonneroit à ses propres facultés , n'offriroit
bientôt que des productions sauvages , vigoureuses peut-être ,
mais aussi dépourvues d'utilité que d'agrément. L'auteur qui
nous rappelle cette réflexion , est un exemple frappant de la
vérité qu'elle renferme : séparé de la mère-patrie par l'Océan ,
confiné dans une habitation des Antilles , sans aucun moyen
d'entretenir ses connoissances acquises et de cultiver son goût
pour les belles-lettres , il a fait soixante pièces de vers , qu'il
décore du titre pompeux d'Odes ( 1 ) , dans lesquelles on trouveroît
difficilement six lignes écrites en Von français :
En croirai- je aux transports de la plus sainte ivresse ?
Telle est la première phrase de son livre : il tombe avant
d'avoir pris l'essor ; et c'est par ce faux-pas qu'il s'élance dans
la carrière. Il commence par violer les premières règles de
la syntaxe ; et , transporté d'ivresse , il se demande froidement
s'il peut croire à son transport. Mais ce n'est là qu'une
bagatelle; il faut voir ce qui suit :
Parmi les demi-Dieux, moi , sur le mont Parnasse ,
En esprit emporté , chaque jour je me place.
Il est malheureux que le sens de ces beaux vers soit estropié
par le premier hémistiche du second , où le mot emporté
pourroit être pris pour synonyme de furieux . Un Gascon feroit
aisément disparoître ces taches , en substituant cette nouvelle
version :
Tous les jours , comme un Dieu , je monte sur Pégasse ,
Et je ne fais qu'un saut de ma chambre au Parnasse.
Arrivé sur ce mont sacré , l'auteur , pour chanter les douceurs
de son habitation , commence par mettre tout en feu :
Champêtre enclos , chères murailles ,
De mes goûts humble monument ,
De mes combustibles entrailles
Secondez donc l'embrasement.
Il n'oublie pas de célébrer son vin :
Voyons , à nos nerfs combustibles ,
S'il cause un doux chatouillement.
Mais son ame inquiète , ardente , combustible ,
passe de la louange du vin à celle d'Angélique , d'Ursule , de
Sophie , de Céleste et de Louise. Voici comment il parle à
(1) Un vol. i -3 ., contenant en outre deux Lettres sur l'Esclavage des
Wègres,et sur les Anglais Prix : 4 fr. , et 5 fr . par la poste .
A Paris , chez Samson , libr., quai des Augustins ; et le Normant.
314 MERCURE DE FRANCE ,
la belle Angélique , qui avoit le bonheur d'être née Quarteronne,
et dont le teint étoit , dit-il , aussi brillant que la jonquille
:
Qu'à son gré l'envie en impose
Au fou, dont le public asservit le penchant;
Va, va , sans l'éclat de la rose,
Tesjoues en leur teint ravissent ton amant :
Ces joues où vit ce cortége
Qui servit de tout temps d'escorte au tendre Amour ;
Cesjoues où se creuse unpiége,
Filet de l'étourdi qui folâtre à l'entour.
Dans l'ode à Sophie, il chante ses cheveux avec le même
agrément :
Etale ,belle amie, étale-moi la cendre
De ces cheveux tressés ;
En nappe déployés , que je les voie se rendre
Aux Zéphyrs empressés .
L'auteur fait sur le mot voie une remarque fort sensée.
« Il seroit temps , dit- il, que cette syllabe oie fût regardée
comme masculine. » Il a raison, ses vers y gagneroient beaucoup;
mais il faudroit aussi convenir qu'on pourra désormais
placer au milieu des vers les féminins pluriels , tels quejoues,
sans hiatus , et qu'il sera permis de dire de ce poète :
Lesjoues gonflées, il proclame une loi
Qui fait rimer ici le noble jeude foie .
Il s'élève ensuite à des sujets plus relevés; il dit au gou.
verneur de son île , qui , selon lui,n'étoit qu'un sot :
O toi, dont la droiture affable
Nous réservoit ces purs instans;
O toi, dont la pudeur aimable.
Voile l'éclat d'un graud talent,
L'Olympe à nos destins propice,
Et clairvoyant dans sa justice ,
Estdonc revenu sur ses torts?
Il s'adresse à l'abbé Raynal :
Toi donc, Raynal , dont l'ame fière ,
En elle impétueux torrent ,
Renversa tonte digue altière ,
D'erreur antique monument ,
Permets qu'encor républicaine ,
Ma Muse , que ton ame entraîne ,
Ose en célébrer la vigueur,
Et qu'à ta gloire elle proclame
Ou du moins brile cette flamme
Si lâchement éteinte aujourd'hui dans tout coeur.
3
Pour lajustification de ses principes , l'auteur avertit dans
une note qu'il étoit jeune quand il a fait l'Ode d'où cette
FEVRIER 1807. 315
strophe est tirée; et il assure que la grande leçon de notre
révolution ne l'avoit pas encore éclairé , et qu'il jugeroit
aujourd'hui tout autrement le même personnage. D'où
nous pouvons conclure que tous les philosophes ne sont pas
incorrigibles , comme onse plaîtà le dire , et qu'on sera toujours
assuré d'en convertir quatre ou cing , toutes les fois
qu'on voudra massacrer deux ou trois millions d'hommes avec
leurs principes.
Dans une autre note, il s'excuse encore d'avoir dit que la
ruine des Blancs par les Noirs, est un acte légitime : « C'é-
>> toit , dit-il , une maladie que cette menteuse passion pour
> l'humanité , dont la contagion devoit gagner toutes les
> plumes, et qui , dans ce moment m'entraînoit comme un
>> autre dans notre sécurité commune. » On trouvera peutêtre
qu'il est trop commode de supposer que la contagion
devoit gagner tout le monde, afin de pouvoirseperdredans
la foule; mais il faut savoir ici s'accommoder des plus mauvaises
excuses , et tenir compte de l'aveu qu'elles renferment.
Cequi paroîtra moins rassurant pour l'avenir , c'est la publication
de ces turpitudes littéraires , que l'auteur condamne
lui-même , et qui ne sont en effet que les rêves d'un cerveau
félé. Si la vanité peut lui faire sacrifier ainsi le soin desa
propre réputation , que pourra-t-on attendre de lui , si jamais
son intérêt exige quelque grand sacrifice ? Mais ce ne sont
pas ses opinions politiques que nous voulions discuter , et
nous en avons dit assez sur ses écrits. D'autres littérateurs ,
poètes,historiens et romanciers , attendent un moment d'audience
, que la politesse ne nous permet pas de leur refuser.
L'auteur d'un Voyage Pittoresque et Sentimental ( 1 ) se
présente le premier, La crainte d'avoir mis au jour un mauvais
ouvrage lui fait taire son nom. C'est une marque de
prudencequi n'est pas d'un bon augure , et je prévois que son
livre sera fort ennuyeux. Il ne l'est en effet que depuis le commencement
jusqu'à la fin; mais il a cela d'agréable , qu'il suffit
d'en lite trois ou quatre pages pour en être rassasié. C'est le
journal d'un très-jeune homme , qui part de Paris à pied
pour Bordeaux , quelque temps avant la révolution , et qui
remplit l'intervalle d'une ville à l'autre par un intarissable
babil.
Il faudroit avoir, pour le suivre, une dosede courage dont
peu d'hommes sont capables ; et nous le laisserons courir
tout seul tant qu'il voudra.
(1) Unvol. in-12. Prix: 2 fr. 50c. , et 3 fr. par la poste.
Paris , chez Guillaume , lib., rue de la Harpe , Collége d'Harcourt .
3.6 MERCURE DE FRANCE ,
M. Costard paroît ensuite avec sa petite brochure intitulée
le Louvre , Louis XVet sa Cour ( 1). On se demande d'abord
ce que le Louvre et Louis XV peuvent avoir de commun ;
mais M. Costard n'en parle que pour nous apprendre que
Louis XV ne l'habitoit pas : c'est une des particularités de
son règne qui , dit - il , ont échappé aux historiens de ce
prince. Il nous révèle une chose à laquelle personne n'avoit
jamais pensé. Je la crois , puisqu'il l'affirme , mais je ne la
répète qu'en tremblant qu'on ne m'accuse d'avoir trop de
confiance : « Il y avoit tel Français qui n'avoit jamais vu la
>> face de son souverain que sur les gros sous. >> On avouera
que c'est une chose qui crie vengeance au ciel , et qu'il est
fort heureux que M. Costard se soit souvenu d'avoir lu ce
trait fameux de l'histoire de Louis XV, dans je ne sais quel
Livre que j'ai lu moi-même autrefois , mais dont je ne me
souvenois plus. « Un étranger , continue-t-il , entrant sur le
>> territoire de la France , la cherchoit partout et ne la trou-
>> voit nulle part. » Cela se conçoit aisément ; on cherche
quelquefois son chapeau quand on l'a sur la tête : avec un
degré de distraction de plus on chercheroit Paris quand on
est sur le Pont-Neuf; et je ne serois pas étonné de voir un
jour M. Costard chercher la terre sans pouvoir la trouver ,
tant ses idées l'élèvent et le perdent dans le vide ! L'étranger
demandoit à voir Lyon , Marseille , Bordeaux , Lille , Strasbourg
; en un mot , toute la monarchie : on lui répondoit que
tout cela éloit à Paris ; mais comme Paris étoit introuvable ,
ne pouvant rencontrer le pays , il cherchoit les habitans , et
il ne voyoit que quelques sauvages dispersés , sifflant une
espèce de jargon , réduits à l'instinct des animaux , grattant
la terre et mangeant des glands. Tel étoit , sous Louis XV,
l'état du pays qu'on nomme aujourd'hui la France. M. Costard
l'avu; et quand il ne l'auroit pas vu, il faudroit le croire ,
puisqu'il assure , dans son avertissement , que nul esprit de
parti ne l'a dirigé. Il est vrai qu'un peu plus loin il assure que
ces mêmes Sauvages étoient habillés comme le roi lui-même ,
tant le luxe étoit extravagant. « Le dernier de l'Etat , dit-il ,
>>étoit mis comme le premier; l'artisan se paroit comme le
>>bourgeois , le bourgeois comme le gentilhomme , le gentil-
>>homme comme le prince , et le prince comme le roi. >>De
manière que nos grands-pères , suivant M. Costard , alloient
gratter la terre et ramasser du gland dans les forêts en manteau
royal , la couronne sur la tête et le sceptre à la main. Il faut
(1) Broch. in- 12 , de 47 pages . Prix : 75 c.
AParis , chez Frechat, lib ., rue du Petit-Bourbon; et le Normant.
*** FEVRIER 1807 . 317:
avouer qu'aucun historien n'avoit recueilli ce fait important ,
et que sans M. Costard il étoit perdu pour la postérité.
J'entrevois un nouvel éditeur anonyme de faits bien plus
récens , et dont nous avons été les témoins. Ces faits sont des
anecdotes particulières de la fin du dix-huitième siècle ( 1 ) .
La multiplicité et l'importance des événemens publics qui se
sont pressés , depuis cette époque , avec tant de rapidité , ont
prodigieusement affoibli l'intérêt des aventures purement
domestiques. Il est peu de Français , depuis les premières
scènes de la révolution , qui ne puissent trouver dans leur
propre histoire une ample inatière pour exciter vivement la
curiosité ; mais notre attention est trop préoccupée par des
spectacles d'un genre extraordinaire , pour écouter avec plaisir
des anecdotes qui n'ont pas de garant certain , qui sont même
chargées ou changées pour la plupart , qui ne sont point liées
entr'elles , et dont le style commun appartient à plusieurs
plumes inexpérimentées. Il nous seroit facile d'en relever quelques-
unes qui sont ànotre connoissance particulière ; mais les
faits d'un pareil Recueil n'ont pas besoin d'être redressés : on
en croit ce que l'on veut, tout ou rien, selon le degré dejugcment
de chaque lecteur.
:
Un nouveau poète anonyme m'offre la Terrasse de l'Anglar,
poëme , suivi de plusieurs autres pièces de poésie (2). C'est
une description inanimée d'un paysage charmant de la Limagne.
Mad. de Sévigné , qui l'a visité dans ses voyages à Vichy,
en fait une peinture magnifique à sa fille. Le château , bâti sur
le sommet de la montagne, étoit alors habité ; aujourd'hui ce
n'est plus qu'une ruine. L'auteur paroît avoir choisi ce sujet
pour s'exercer à la composition des tableaux pittoresques et
romantiques ; mais il ne suffit pas de peindre des arbres , des
rochers , des coteaux , des campagnes ,
Où toujours leLignon , dans une paix profonde ;
Promène mollement le cristal de son onde ,
il faut animer cette froide scène par la présence de l'homme
en action. Mettons-nous bien dans l'esprit que le plus petit
mouvement du coeur intéresse mille fois plus que la vue du
plus beau désert. Parmi les pièces qui suivent ce morceau ,
l'auteur a placé quelques traductions foibles à la vérité , mais
( 1 ) Anecdotes inédites de la fin du 18º siècle. Un vol. in-12. Prix :
2 fr . , et 3 fr . par la poste .
AParis, chez Debraux , lib . , rue Gît-le-Coeur ; et chez le Normant.
(2) Un vol . in- 12 . Prix : 1 f . , et 1 fr. 25 c. par la poste .
AParis , chez Debray, libr. , Barrière des Sergens , rue Saint-Honoré ;
et chezle Normant.
- 3.8 MERCURE DE FRANCE ,
écrites avec une certaine correction. Nous nedirons qu'unmot
decelledeGallus , dont voici le début :
Daigne encor m'inspirer, nymphe de l'Arethuse.
Le poète pouvoit à la rigueur se contenter de cevers pour
rendre celuidu poète latin:
Extremum hunc, Arethusa , mihi concede laborem;
mais il lui falloitune rime ; et pour l'amener , il fabrique unt
vers inutile:
Daigne encor accorder quelques vers àma Muse :
C'est pour mon cher Gallus. Que ces der iers écrits
Saient lus, grace à tes soins , même de Lycoris.
Aux desirs de Gallus ne sois pas indocile.
Paucameo Gallo .
Carımina sunt dicenda ,
he signifie pas c'est pour mon cherGallus .
• Sed quæ legat ipsa Lycoris,
ne veut pas dire : soient lus même de Lycoris. Et
Neget quis carmiina Gallo?
n'est pas rendu par le vers :
Aux desirs de Gallus , etc.
Toute la finesse de la pensée consiste dans cette opposition :
Pauca , sed quæ legat.... peu de vers, mais si touchans que
Lycoris elle-même en soit attendrie.
Ainsi , puisse toujours la mer de 'a Sicile
Te perm ture de tuisà travers de ses flots,
Sans mêler d'amertume au cristal de tes aux.
Atravers de est un solécisme ; il falloit au travers.
Commence , et de Gallus plaignons la foi trahie.
Ce vers rendoit passablement :
Incpe sollicitos Galli dicamus amores;
mais la maudite rime lui fait retourner la même phrase , et
énerver la concision de l'original.
Plaignons le fol amour qui consuma savie.
Tandis quedes buissons, des jeunes a brisseaux ,
La chèvre va tondant les plus tendres rameaux.
Ces deuxvers durs et languissans, rendent bien mal celui
de Virgile, qui fait image :
Dum tenera attondent simæ virgulta capella.
FEVRIER 1807 . 319
Onretrouve à chaque vers le même caractère de prolixité :
Ici tout nous promet une oreille attentive,
Et les bois red rent notre chanson plaintive ,
pour
Non canimus surdis , respondent omnia sylva. +
Tout le reste de l'Eglogue n'est ni mieux ni plus mal rendu :
les circonlocutions , pour arriver au sens , et les épithètes inu
tiles , pour former la rime , augmentent la traduction de près
de cinquante vers , sur soixante-dix-sept que contient l'ori
ginal : ce qui prouve clairement que s'il a perdu quelque chose
de sa qualité dans la traduction , il en est amplement dédommagé
par la quantité.
J'ai fait attendre la jolie Bouquetière d'Athènes , de
M. Wieland , ( 1) parce qu'il faut que les honnêtes gens
passent devant les courtisanes. Pline le naturaliste rapporte
qu'une simple copie du portrait de cette jeune beauté , nomméeGlycere
, fut payée deux talens par Lucullus. Je doute
fortque son histoire rapporte autant à son auteur. Cet auteur ,
qui nous a déjà procuré beaucoup d'autres ouvrages , a découvert
dansAlciphron , écrivain grec, une lettre supposée de
Glycère à Ménandre , le père de la bonne comédie. Cette
lettre est celle d'une maîtresse à son amant; et c'est sur la
liaison qu'elle suppose, que M. Wieland a cru devoir composerun
volume. Son véritable objet n'étoit cependant pas
d'écrire une histoire du poète , ni de la bouquetière devenue
courtisane , il vouloit seulement profiter de la petite circonstance,
vraie ou fausse , qu'Alciphron venoitde lui offrir,
pour peindre les moeurs des Athéniens. Les faits qu'il imagine
ont le méritede la simplicité , mais de cette simplicité vulgaire
qui ne mérite point l'attention d'un homme de goût.
Ménandre voit par hasard , à Athènes , chez Xantippides le
portrait de Glycère , peint par son amant Pausias, de
Sicyone ( 2 ) . Il l'aime , et, sans pouvoir deviner s'il la verra
jamais , il grave son nom sur tous les arbres qu'il rencontre ,
et il devient jaloux du Zéphire qui la caresse. En Europe ,
onmettroit un pareil foudans un lieu de sûreté ; mais, selon
M. Wieland , c'étoit ainsi qu'on faisoit l'amour à Athènes.
Glycère vient s'établir avec sa famille dans le quartier du
(1) Ménandre et Glicère , ou la Bouquetière d'Athènes , traduit de
l'allemand , de M. Wieland , par J. G. J. G. Un vol . in-12. Prix : 2 fr . ,
et a fr. 50 c . par la poste .
AParis, chez Latour, cour du Palais du Tribunat; et chez le Normant.
(2) Amavit in juventa Glycerum municipem suam. PLINE,
liv. XXXV, ch. XI.
320 MERCURE DE FRANCE ,
ཆེ།
Pirée , pour y cultiverety vendre ses fleurs ; mais une belle
fille sans fortune , qui laisse sa petite ville pour venir dans
la capitale , peut bien être soupçonnée d'avoir le dessein de
vendre autre chose que des bouquets. Ménandre la voit , et ,
sans autre cérémonie , il propose à sa mère de partager avec
elle et avec sa fille son petit revenu d'auteur. Cette mère , qui
n'avoit fait le voyage que pour trouver quelque dupe, accepte
le marché; Glycère le ratifie , et tout le monde est content.
Dans nos moeurs , un langoureux Céladon , qui voit la terre
fécondée par les rayons des yeux de sa maitresse , et qui
cherche noise au Zéphire , parce qu'il voltige autour d'elle,
seroit révolté par la seule pensée qu'avec un peu d'argent il
pourra s'épargner tous les soupirs d'un amour timide et malheureux;
mais dans la capitale de la Grèce , on gémit le
matin ; et le soir on trouve dans sa bourse un remède à son
mal. On pourroit croire que le roman finit ici , puisque Ménandre
et Glycère sont parfaitement d'accord ; mais qui ne
sait qu'un pareil lien ne fixe personne ? Glycere avoit le don
de distiller le nectar de l'amour ; mais à la longue on s'en
rassasie . Elle devient coquette , Ménandre devient volage ; et
de chute en chute , l'auteur traîne leur histoire jusqu'à la fin
du volume. Glycère attrape un riche financier , et Ménandre
se console avec les Muses. Le temps qui sépare leur premier
attachement et leur rupture , est rempli par deux ou trois
aventures sans intérêt , comme tout le reste , et par un fatras
de maximes glaciales tirées du boudoir de Léontine , maîtresse
d'Epicure. Tel est le nouvel ouvrage de M. Wieland , le
Voltaire de l'Allemagne. J'ignore pourquoi cet auteur va
chercher à Athènes des exemples de corruption qui ne sont
pas rares de nos jours , et sur-tout dans sa patrie. Je sais seule--
ment que notre siècle auroit plutôt besoin d'arrêter sa vue sur
les vertus des anciens que sur leurs vices , et qu'un écrivain
qui rivalise , dit-on , avec l'auteur de Candide , ne devroit
chercher à lui ressembler que du côté de l'agrément. Il est vrai
que son traducteur a pu le dépouiller de son esprit germanique
; mais , à coup sûr , il ne lui a rien ôté de son
jugement.
G.
LE
DEPT
DE
SEINE
5.
: FEVRIER 1807 .
LE FORGERON BAZIM ,
CONTE ARABE.
:
Le calife Haroun- al-Raschid avoit pour habitude de faire
dans Bagdad des visites nocturnes , et de s'assurer par lui-même
si ses ordonnances sévères sur la police étoient bien exécutées.
Un soir il se trouva avec son visir Giafar le Barmecide , et
Mezrour son chef de harem , devant une maison qui retentissoit
de chants joyeux. Le calife ordonna à Mezrour de
frapper à la porte : « Qui va là, demanda-t- on d'une voix
>> brusque ? >> << Nous sommes , répondit Giafar, des étrangers
>> qui se sont égarés ; il est tard , et nous craignons que la
>> police ne nous arrête : nous vous prions de nous ouvrir,
>> et de nous permettre de passer la nuit chez vous. » « Non
>> pas , dit la voix du dedans; vous êtes de francs écornifleurs
» qui avez imaginé ce prétexte pour m'escamoter gratis une
>> partie de mon souper. >>>
Le calife rit de cette idée , et Giafar fit tant d'instances
qu'à la fin le maître du logis ouvrit , à condition pourtan
qu'ils n'iroient pas le lendemain raconter à leurs semblables
l'accueil qu'ils auroient reçu. Ils entrèrent donc , et trouvèrent
un homme tout seul à une table bien dressée , et couverte
de plats et de bouteilles. Il leur demanda qui ils étoient;
à cette demande prévue , ils se dirent des marchands de Moussoul
, arrivés à Bagdad pour des affaires de commerce : à son
tour, Giafar s'informa de son nom et de sa profession. Celui- ci
leur fit d'abord jurer qu'ils n'abuseroieut pas de sa franchise :
puis il leur confia que son nom étoit Bazim le forgeron ;
qu'il gagnoit tous les jours cinq dirhems ; que le soir venu ,
il achetoit pour deux dirhems de pain et de viande , pour un
de fruits , pour un de chandelle , pour un de vin; qu'il étoit
son propre cuisinier ; qu'il s'amusoit à chanter, et qu'il avoit
mené régulièrement cette vie paresseuse , solitaire et joyeuse
depuis vingt ans , jour par jour, et nuit par nuit, sans que les
cinq dirhems nécessaires aux frais de son ménage lui eussent
jamais manqué.
« Mais , lui dit Giafar, si demain un édit du calife défen-
>>doit aux forgerons d'ouvrir leur boutique, d'où prendriez-
>>vous pain , viande , vin, fruits et chandelle ? » « Eh bien !
>> ne l'avois-je pas dit, répliqua Bazim , que vous étiez des
>> espions ? vous irez demain raconter à tout le monde la vie
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
» que je mène, vous me peindrez comme un homme sans
>> conduite. Que je m'en veux de vous avoir laissé entrer ! si
>> mes craintes se réalisoient , j'irois vous chercher dans tout
› Bagdad , et sûrement je vous déterrois , et vous ferois payer
>>> cher votre indiscrétion . »
Le calife eut bien de la peine à contenir l'envie de rire
qui le pressoit : il s'amusa beaucoup des alarmes et des menaces
du forgeron , et la nuit étoit fort avancée lorsqu'ils se retirèrent.
Le lendemain, le calife ordonna à Giafar de faire publier
un ordre qui défendoit aux forgerons, sous les peines les plus
sévères , d'ouvrir boutique durant trois jours. Quand Bazim
arriva à la porte de son atelier, il la trouva fermée ; l'un des
compagnons assis à la porte , lui apprit la défense du calife.
Le forgeron se retira tout consterné, et ne sachant que devenir.
Il s'arrêta pour boire à la fontaine d'un bain public. Le maître
baigneur, qui étoit une de ses anciennes connoissances , l'aperçut
, et lui demanda ce qu'il faisoit. Bazim lui raconta l'embarras
dans lequel le mettoit la défense du calife. « N'est-ce
>> que cela , lui répondit son ancien ami ? reste ici les trois
>> jours , et viens m'aider à recevoir mes pratiques : voici un
>> peigne , un frottoir, du savon et un essuie-main. » Bazim
frotta son monde de son mieux , et avant le soir, il avoit déjà
gagné cinq dirhems.
Apeine avoit- il cette somme en main, qu'il laissa là le bain
et le baigneur, et s'en alla au marché acheter sa provision ordinaire
pour s'amuser chez lui , comme il avoit fait depuis vingt
ans, jour par jour et nuit par nuit , en mangeant , buvant et
chantant à sa guise. La nuit venue , Haroun se rappela l'aventure
de la veille , et dit à Giafar : « Allons voir notre forge-
>> ron ; le pauvre diable n'aura rien à manger ce soir ! >>Arrivés
à la maison, quel fut leur étonnement d'entendre les mêmes
chants que la veille ! Giafar frappa à la porte , et Bazim , qui
avoit déjà bu quelques coups, mit la tête à la fenêtre , reconnut
ses hôtes , et les fit entrer. « Nous sommes venus , dirent les pré-
>> tendus marchands , pour voir comment vous vous trouvez de
>> la défense du calife contre les forgerons. >> << N'avois-je pas
>> bien raison de vous dire, répondit Bazim, que vous étiez des
>> oiseaux de mauvais augure ? mais Dieu est grand ! ..... J'ai ma
>> viande , mon pain , mon vin, mes fruits , dont cependant , je
>> vous le dis d'avance , vous ne tâterez pas plus aujourd'hui
>>qu'hier , car depuis vingt ans que je vis demême , jen'ai
>> jamais eu de parasites à ma table. >>
Le calife et Giafar le rassurèrent, en lui disant qu'ils
n'étoient pas venus pour son souper, mais seulement pour
FEVRIER 1807 . 323
avoir le plaisir de sa compagnie. Il leur raconta ensuite son
aventure du jour , et Gafar lui demanda encore ce qu'il
feroit si le lendemain les bains étoient fermés. A ce propos ,
Bazim , irrité , exhala sa colère en înjures contre le questionneur
, et le calife étouffait de rire. Haroun et son visir rentrèrent
fort tard par la porte secrète du palais.
Le lendemain les crieurs publierent 1 ordre du calife de
fermer tous les bains pendant trois jours , sous peine , pour le
maître de celui qui seroit trouvé ouvert , d'être pendu devant
sa porte
Les trois grands bains de Bagdad . celui du calife , celui de
la princesse Zobéide , et celui du visir Gi far furent fermés
sur-le-champ : et les betits bains n'eurent garde de ne pas
imiter leur exemple. Le peuple commença à murmurer. « Que
>> Dieu bénisse le calife ! hier il a fait fermer les ateliers de for-
>>>gerons , aujourd'hui ce sont les bains, demain sans doute ce
>>sera le tourdes boulangeries et des boucheries ; mais il faudra
» qu'en même temps il avise aux moyens de nous fermer la
>>>bouche. >>
Bazim , désespéré , ne savoit plus quel parti prendre ; il
rentra chez lui , se mit à réfléchir , et midi étoit sonné qu'ancunexpédient
ne s'étoit encore présenté à son imagination : enfin
il lui revint en mémoire qu'il avoit parmi ses hardes de famille ,
un vieil habit d'huissier; il l'endossa , et alla se mêler dans la
foule , devant la mosquée, à l'endroit où ces sortes de gens
ont pour ordinaire de se tenir. A peine étoit-il arrivé qu'une
femme, le prenant pour un véritable suppôt de justice , le
requit de citer son mari contre lequel elle vouloit plaider.
Bazim se fit sur-le-chanıp donner deux dirhems , taxe ordinaire
des citations ; et quand il eut appelé le mari , il consentit
qu'il se rachetât , pour ce jour la , moyennant la modique
somme de trois dirhems; ce qui fit justement les frais
deson souper.
Le soir, le calife Giafar et Mezrour allèrent voir ce qu'étoit
devenu le forgeron ex-baigneur, et le trouvèrent comme
les jours précédens , à manger , à chanter et à boire. Ils furent
d'abord assez mal accueil is : c'étoient leurs visites qui lui
avoient ocasionné tous ces malheurs ; et que leur avoit-il
fait pour les poursuivre avec cet acharnement ? Cependant ,
comme au fond il il étoit bon homme , il s'appaisa bientôt ,
et se réconcilia d'autant plus aisément avec ex , qu'ils ne
touchoient point à son souper , et qu'il étoit tant soit peu
babillard ...
Il leur raconta donc la nouvelle du jour ; comment il avoi
été une seconde fois trompé dans son attente comment i
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
avoit trouvé un habit d'huissier , dont il s'étoit affublé; comment,
à défaut de lame , il avoit mis dans son fourreau uu
morceau de bois ; comment à la faveur de cet accoutrement ,
il avoit gagné les frais de son souper ; il ajouta qu'il comptoit
en faire autant le jour suivant. Le ca'ife et ses deux compagnons
epplaudirent à ce projet. La singu'arité des expédiens
auxquels le forgeron avoit eu recours , leur avoit fait
passer une soirée fort amusante , et ils se retirèrent assez
tard.
Le lendemain , Basim se leva de grand matin , tout satisfait
de son nouveau métier , et jurant par son marteau et par
son enclume qu'il seroit huissier le reste de sa vie. Il endossa
la jaquette noire , ceignit son fourreau à lame de bois , et prit
le bâton d'amandier que ces officiers ont coutume de porter.
Le calife étoit à peine éveillé , qu'il donna ordre d'appeler
tous les huissiers du quartier de la ville , où il savoit que
Bazim devoit se tenir, pour leur faire une gratification considérable;
du moins c'est ce qu'annonça le crieur public.
Bazim ne put résister à cet appât , et se rendit avec les
autres au palais du calife. Le prince ordonna au chef des
huissiers de les appeler tous , chacun par son nom , pour leur
assurer à l'avenir une augmentation de traitement. Bazim
n'étoit pas fort curieux de l'honneur d'être ainsi appelé en
présence du calife ; mais il lui étoit impossible de s'esquiver ,
et il se vit obligé d'attendre le résultat. Le calife demanda à
chaque huissier son nom , celui de son père , le temps de son
service et le montant de son traitement. Bazim , très-embarrassé
de savoir comment il répondroit aux questions du
callfe , perdoit courage à mesure que ses compagnons étoient
appelés. Le calife avoit une telle envie de rire , qu'il étoit
obligé de tenir un mouchoir devant sa bouche pour ne pas
éclater.
Il n'y avoit plus que Bazim à appeler , et l'huissier de
nouvelle date trembloit de tous ses membres ; il resta longtemps
le visage contre terre avant d'avoir le courage de lever
lesyeux. Enfin, le calife lui demandal: « Es- tu huissier ? » « Oui ,
>> calife; mon père , mon grand-père , ma mère , ma grand'-
>> mère , l'étoient aussi. » « N'as-tu pas vingt dirhems par
>> jour ? » « Oui , calife ; mais je me contente de cinq. >><< Es-
>>tu capable d'exercer les fonctions de ton état ? » « Oui ,
>> calife; votre hautesse n'a qu'à ordonner. » « Eh bien ! dit
>> le calife , qu'on amène un malfaiteur; je veux que tu lui
>> coupes la tête en ma présence. »
Le pauvre Bazim étoit sur les épines : le malfaiteur est
amené; il se met à genoux , et n'attend plus que le coup fatal.
1
FEVRIER 1807 . 325
* Dis que tu es innocent, lui dit Bazim à l'oreille. » « Je suis
>> innocent, s'écria l'autre aussitôt. » « Oh ! répliqua Bazim ,
>> nous allons bientôt en avoir la preuve. >> Puis se prosternant
devant le calife : « Commandeur des croyans , lui dit-il , l'épée
» que je porte est un héritage que je tiens de mes ancêtres ;
>> c'est un talisman , et toutes les fois qu'elle doit frapper un
>> coupable , elle tranche comme la foudre ; mais lorsqu'elle
>> doit frapper un innocent , elle se change en lame de bois. »
« Eh bien ! fais-en l'expérience ; allons , tire et frappe ; je le
» veux. » « C'est donc avec la permission de votre hautesse ,
>> dit Buzim , en tirant son épée. » Quand on vit qu'elle étoit
de bois , des éclats de rire partirent de tous côtés.
Le calife satisfait du dénouement , pardonna au coupable ;
découvrit à Bazim quels étoient les marchands qui lui avoient
rendu visite , et le fit chef des huissiers du palais , avec un
traitement convenable.
Ainsi il étoit écrit sur la table de lumière , que le forgeron
gagneroit ses cinq dirhems par jour , et plus encore.
VARIÉTÉS.
------
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LA Classe de la Langue et de la Littérature française de
l'Institut national a jngé , dans sa séance de mercredi 28 janvier,
le concours pour le prix de poésie. Elle a donné, comme
nous l'avons déjà annoncé, le prix à la pièce intitulée : le
Voyageur, qui est de M. Charles Millevoye ; elle a ensuite
déclaré qu'elle témoigneroit publiquement le regret de n'avoir
pas un second prix à décerner à la pièce intitulée : Discours
en vers sur les Voyages, qui étoit sans nom d'auteur, mais
qu'on assure être de M. Victorin-Fabre. La Classe a ensuite
accordé l'accessit à une pièce dont M. Brugnières est l'auteur.
On dit qu'il a été fait quelques changemens , le mercredi
4 février, dans l'énoncé de ce jugement ; mais il fut porté positivement
ainsi dans la séance précédente. S. E. le ministre de
l'intérieur, informé du regret qu'avoit éprouvé la Classe de
n'avoir pas un second prix à donner à la pièce qui avoit
approché le plus de celle de M. Millevoye , a arrêté de mettre
à la disposition de la Classe une somme de 1000 fr. pour cet
objet, et a bien voulu transmettre sur le champ son arrêté à
M. Suard, secrétaire -général de cette Classe.
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
- Il est rare que les nouveautés dramatiques que fait naître
le Carnaval survivent au Mardi gras. Celles de cette année ne
feront point exception.
La représentation au bénéfice de Florence , donnée
samedi dernier sur le théâtre de l'Opéra , a été très-brillante.
S. M. l'Impératrice l'a honorée de sa présence. La recette s'est
montée à 23,000 liv.
On parle de la prochaine reprise du Comte d'Essex ,
tragédie de Thomas Corneille , pour la représentation au
bénéfice de Mad. Gonthier.
La première représentation de la nouvelle tragédie de
Pyrrhus , annoncée depuis long-temps, doit avoir lieu avant
la fin du mois.
On annonce , à l'Opéra-Comique , un nouvel ouvrage
en trois actes , intitulé Joseph. Les auteurs de ce drame sont
accoutumés à de grands succès sur ce théâtre. Les paroles
sont , dit- on , de M. Duval , et la musique de M. Méhul.
Elleviou jouera le rôle de Joseph .
On assure que la nouvelle salle de théâtre des Théatins
và s'ouvrir incessamment , et que l'administration en sera
confiée à M. Révalard.
La Chimie appliquée aux arts , sera publiée le 2 mars
prochain. Cet ouvrage de M. le sénateur Chaptal , attendu
depuis long-temps , formera quatre forts volumes in-8°. Les
planches sont gravées avec soin.
- Un décret rendu par S. M. au camp impérial de Varsovie
, le 13 janvier 1807 , contient les dispositions suivantes :
1°. Le pont construit sur la Seine , en face du Champ-de-
Mars , s'appellera pont d'Jena.
2º. Le quai sur lequel il doit s'appuyer du côte de Chaillot ,
et qui doit être élargi et refait dans une nouvelle direction ,
s'appellera , dans la partie qui sera comprise entre la barrière
et les pompes à feu , quai de Billy, du nom du général tué
dans cette bataille ;
5°. La rue à ouvrir en face du pont, depuis le quai jusqu'à
l'enceinte de Paris , et les rues projetées dans son voisinage ,
porteront les noms des colonels Houdart-Lamotte , Barbenegre
, Marignyet Dulembourg , tués dans la journée d'Jena .
-Un nombreux convoi d'objets d'arts recueillis par M. Denon,
directeur-général du Musée Napoléon , dans les palais de
l'électeur de Hesse-Cassel , est arrivé à Francfort-sur-le-Mein ,
d'où il sera transporté à Paris. La France , qui doit déjà
tant de monumens précieux à S. M. I. , valui devoir encore
la jouissance de nouveaux chefs-d'oeuvre. Ce convoi se compose
de plusieurs statues antiques , ainsi que d'ouvrages
FEVRIER 1807. 327
1
des premiers peintres de l'Ecole allemande , et sur - tout
des tableaux les plus capitaux de Paul Potter , François
Mieris , Teniers , Claude Lorrain, Rembrandt, etc. Ce convoi
ne fait pas partie d'un autre beaucoup plus considérable et
non moins précieux , expédié de Berlin et Brunswick , il y
a six semaines .
MM. Swebak et Bertaux viennent de dessiner et de
faire graver par MM. Couché fils et Bovinet , les batailles
dAusterlitz et d'Jena, gagnées par l'Empereur Napoléon .
- Un tableau de la galerie de Versailles , peint par le
cèlèbre Lebrun , et représentant Saint-Charles , patron du
père de S. M. l'Empereur et Roi , vient d'être mis à la disposition
de S. M. I. Madame , mère de Sa Majesté , pour
servir à la décoration de sa chapelle.
- Depuis quelques années , on a vu s'introduire dans le
commerce des écorces de différentes espèces de quinquina ,
que la grande rareté du vrai quinquina du Pérou , et le prix
plus modique des nouvelles espèces , ont fait rechercher et
employer dans beaucoup de pharmacies , pour le traitement
des fièvres. Le peu de succès qu'on en a obtenus , et les plaintes
desmédecins probes et éclairés , ont fixé l'attention du gouvernement.
Il a été , en conséquence , pris des mesures pour
empêcher à l'avenir l'introduction en France de ces écorces ,
qui n'ont avec le quinquina qu'une analogie très-éloignée ,
qu'on vend très-cher , et qui , à défaut de vrai quinquina ,
penvent être remplacées par des écorces indigènes qui ont des
vertus reconnues , et qu'on peut se procurer presque pour
rien.
S. M. le roi de Hollande a rendu , sous la date du 28
janvier , le décret suivant :
Louis Napoléon , par la grace de Dieu , etc., roi de
Hollande ;
Considérant que le malheur dont notre bonne ville de
Leyde a été accablée , le 12 de ce mois , a non-seulement
fait beaucoup de victimes , mais a encore privé une grande
partie des habitans de leurs effets ;
Considérant que la situation de cette ville exige particulièrement
notre attention , et qu'en outre des mesures déjà
prises , il est nécessaire d'employer tous les moyens possibles
pour réparer les malheurs de cette journée , et même pour
rétablir la splendeur et faire revivre la prospérité de ladite
ville , avons décrété et décrétons :
Art. 1º . Les rentes de la dette de la ville de Leyde , ainsi
que de la dette de ses fondations , seront acquittées par le
trésor public , pendant dix années consécutives , à commencer
328 MERCURE DE FRANCE ,
de l'an 1807. Après l'échéance de ce terme , le magistrat aura
la faculté de demander la continuation de cette faveur spéciale
.
II. La maison de Ville , l'Académie et autres édifices
publics , seront réparés aux frais du gouvernement.
III. L'Université de Leyde prendra le nom d'Université
royale de Hollande. Il sera pris des mesures pour lui procurer
le plus grand lustre.
Le ministre de l'intérieur nous présentera un rapport
'détaillé à ce sujet , qui comprendra en outre l'érection d'un
professorat de politique et de statistique .
IV. On emploiera tous les moyens pour encourager les
fabriques existantes , et l'établissement des nouvelles fabriques
dans la ville de Leyde. Le ministre de la guerre nous préseutera
l'étas de tout ce qui peut être fabriqué dans les manufactures
de Leyde , pour l'habillement de l'armée.
( Voyez , dans la partie politique de ce Numéro , de nouveaux
détails sur la terrible catastrophe dont la ville de
Leyde vient d'être le théâtre . )
1
-La Société du dessin , dite Felix meritis , à Amsterdam ,
a tenu assemblée générale pour juger les tableaux qui ont
été exposés au concours. Le sujet proposé étoit Marius assis
sur les ruines de Carthage. Des quatre tableaux qui ont con
couru , celui de M. Alberti , d'Amsterdam , a été jugé le
meilleur , et a obtenu la médaille d'or Pour donner à son
tableau un aspect plus énergique , l'auteur a représenté Marius
assis sur des ruines et parlant à ses licteurs. Il a placé dans lę
même cadre le tombeau qu'Annibal avoit élevé à son pere
Hamilcar , avec cette inscription : A la mémoire de son père
Hamilcar , Annibalconsacra ce monument. Le piedde Marius
repose sur un autel renversé , le même sur lequel Hamilcar
fit jurer à son fils , âgé de neuf ans , une guerre éternelle au
peuple romain. Marius , en répondant au licteur qui lui est
envoyé par Sextilius , lui montre les débris d'une statue , sur
le bas-relief de laquelle on voit les armes de Carthage. Plus
loin, on voit les débris d'un temple magnifique , un amphithéâtre
et les restes des fortifications de la ville ; toutes ces
ruines ont l'air d'avoir été non l'ouvrage du temps , mais
celui de la violence et des flammes. I es costumes sont dessinés ,
d'aprés ce qu'ont dit Plutarque, Pline et Pétrone,
:
1
FEVRIER 1807 . 329
NOUVELLES POLITIQUES.
Leyde, 7 février.
Aprésent que le principal théâtre du désastre de cette ville
se trouve déblayé , et que l'on commence à se reconnoître
au milieu des ruines , il ne sera pas sans intérêt d'esquisser
le tableau que présente cette malheureuse cité.
Lenombre des maisons détruites par l'explosion , ou condamnées
jusqu'ici à être démolies , s'élève à 800. Quoique les
édifices publics aient moins souffert , on évalue à 500,000 fl.
les réparations que l'on sera forcé d'y faire.
Pour ceux qui ne connoissent pas la ville de Leyde , et qui
peuvent desirer de se former une idée exacte des ravages
qu'elle a essuyés , il faut répéter que l'explosion a eu lieu au
centre et dans le plus beau quartier de la ville. On a dit dans
les journaux , que les deux rangées de maisons qui bordoient
le canal de Rapenburg , avoient été foudroyées et détruites
jusque dans leurs fondemens ; cela est vrai , mais ne donne
qu'une idée très-imparfaite du désastre qu'a éprouvé tout le
quartier.
L'explosion a formé tout autour du point d'où elle est
partie , un vide immense et exactement circulaire , dont le
diamètre est de quatre à cinq cents pas. Il en est résulté une
place plus grande que celle de la Concorde à Paris. Tout a
été balayé dans ce vaste espace , à l'exception d'un clocher
bâti en brique , et qui est resté debout comme une pyramide ,
au milieu des ruines de l'église ; il reste aussi une belle maison
neuve bâtie en pierre de taille , qui toutefois est fort ébranlée ,
et qui probablement se seroit écroulée , si on n'y avoit appliqué
, pour l'étayer , une vingtaines de grosses poutres. Cette
immense place sera nue comme une nape d'eau , lorsqu'on
aura démoli les deux édifices dont il s'agit.
Au-delà de cette première conférence , dans laquelle tout
est détruit , qu'on se figure une bordure large et puofonde ,
sur laquelle il n'existe que des maisons à moitié détruites ,
dépouillées entièrement de leurs toits , et dans un état de délabrement
et de ruine qui en rend la démolition indispensable.
Au-delà de cette enceinte , et toujours dans toute l'étendue
de cet espace circulai e qui comprend dans cet endroit la
moitié de la ville , on remarque un second cordon de maisons ,
d'une certaine profondeur, sur lesquelles il ne reste que des
charpentes de toits , sans une seule tuile ni ardoise. Non-seulement
toutes les vitres en ont été brisées et réduites en pous
330 MERCURE DE FRANCE ,
sière , mais toutes les boiseries des croisées et les vo'ets intérieurs
en ont été arrachés et brisés.
Plus loin enfin les maisons sont beaucoup moins endome
magées , et n'ont guère perdu que leurs vitres. D'après cette
explication , il est aisé de se figurer que la secousse s'amortissant
en proportion des distances , a causé , d'une manière
pour ainsi dire régulière , et dans une direction toujours circulaire,
tous les ravages dont on vient d'esquisser le tableau.
Il n'y a pas deux cents maisons qui n'aient éprouvé quelques
dommages.Ce sont celles des extrémités de la ville, et l'on
imagine bien que ce ne sont pas les plus be'les.
On rencontre de tous côtés des personnes en deuil. Cepen.
dant il n'a pas péri autant de monde qu'on le croyoit au premier
moment. On a peine à concevoir la multitude des chances
heureuses qui ont préservé les trois quarts des personnes qui
sembloient ne pouvoir survivre à ce désastre. Il y a telles maisons
qui se sont écroulées jusques dans leurs fondemens , et
dont les habitans se sont échappés à travers les fenêtres , ou
même à travers les crevasses causées par l'explosion .
Des milliers d'ouvriers , envoyés des autres villes , sont
employés à nettoyer le quartier détruit , de tous les décombres
dont il étoit rempli, et à démolir les maisons condamnées.
On transporte hors de la ville toutes les ruines que l'on retire ;
de sorte que , de quelque côté que l'on entre à Leyde , le
désastre s'annonce par des montagnes de brique et de pierre
de taille , et par des monceaux de bois provenant des charpentes
des maisons détruites .
L'enceinte du principal théâtre du désastre , est fermée par
des barricades , et il faut des laissez-passer poury entrer.
Dans toutes les parties de la ville , les croisées sont remplacées
pardes planches de sapin, clouées extérieurement , et que l'on
ya appliquées provisoirement.
L'explosion a agi contre les arbres qui bordoient le Rapenburg
, avec un degré de violence proportionné aux diverses
distances , à peu près comme à l'égard des maisons. Près du
lieu où la barque a sauté , les arbres ont été coupés jusqu'à
leurs racines, et jetés à des distances incroyables. Un peu plus
loin , ils sont rompus àquelques pieds de terre ; plus loin , ils
sont dépouillés de leurs écorces , et comme noircis par la foudre.
Dans les branches de ceux qui restent debout, sont, comme
accrochées , des feuilles de plomb déchirées , des chaises brisées
, des lambeaux de meubles , etc.
tous les débris On a recueilli , dans une salle de la mairie,
qu'on a pu retrouver de la barque qui a sauté .
Par l'effet d'une cause physique bien connue , presque pere.
FEVRIER 1807 . 33
sonne dans la ville n'a entendu le bruit de l'explosion. La se
cousse se faisant sentir plus vite que le son ne parcourt l'air ,
chacun a été étourdi par le craquement des maisons , et par
le bruit immédiat des objets qu'on avoit autour de soi , sans
pouvoir distinguer le coup principal qui avoit donné l'impulsion
à tout le reste. Dans un éloignement plus considérable,
les uns ont cru entendre un affreuxcoup de tonnerre ;
les autres ont pris cette secousse pour un tremblement de
terre ; en général , l'idée de la fin du monde a frappé le peuple.
Plusieurs personnes qui se sont trouvées à portée d'apercevoir
l'effet de l'explosion , disoient avoir vu comme une
énorme colonne de feu qui s'est élevée fort haut , et dont la
clarté a duré plus de trente secondes sans se dissiper , et sans
que le volume de la flamme diminuât.
1
PARIS, vendredi 15 février.
Le dimanche , 8 février , à deux heures , ont été présentées
à S. M. l'Impératrice-Reine :
Mad. la comtesse de Metternich , ambassadrice de la cour
de Vienne .
A trois heures :
Mad. la princesse de Caramanica; Mad. la comtesse de
Valsbourg-Truchsesf, épouse du ministre de Wurtemberg ;
Mad. la comtesse de Mortonska ; Mad. Armstrong , épouse
du ministre plénipotentiaire des Etats-Unis.
-S. M. l'Empereur et Roi , adoptantles conclusions d'un
rapport qui lui a été présenté , par son ministre des cultes ,
sur plusieurs questions proposées par M. l'archevêque-évêque
de Troyes , a autorisé ce prélat , par décision du 6 janvier
dernier , à faire , par intervalle , des visites pastorales dans
les établissemens consacrés dans son diocèse , à l'instruction
publique , pour s'assurer 1º. si les chapelles ouvertes dans ces
établissemens pour l'exercice du culte , sont dans un état décent
et convenable ; 2°. si le culte y est exercé , conformément aux
règles établies ; 3°. si les aumôniers qui les desservent , rem--
plissent exactement leurs devoirs et leurs fonctions ; 4°. enfin ,
si on a soin d'instruire les élèves dans les principes de la religion,
et de leur enseigner le catéchisme publié dans le
diocèse.
- S. M. l'EMPEREUR a rendu à Varsovie, le 6 janvier dernier
, le décret suivant :
Art. Ier. Tout conscrit qui sera réformé par l'inspecteurgénéral
pour des vices d'organisation ou de conformation ,
ou pour des infirmités reconnues et constatées à son arrivée
au corps , sera remplacé par son département , si ces vices ou
infirmités existoient antérieurement au départ du conscrit de
332 MERCURE DE FRANCE ,
son département. Le conscrit qui sera ainsi réformé sera ,
comme s'il eût été réformé dans sou département, paisible
de l'indemnité , s'il y est soumis par ses contributions.
II. Tout remplaçant accepté dans les départemens , qui sera
réformé par l'inspecteur-général , pour des vices de conformation
ou d'organisation , ou pour des infirmités reconnues
et constatées à son arrivée au corps , sera remplacé aux frais
de celui qui l'aura fourni , si ces vices ou ces infirmités existoient
antérieurement à l'admission du remplaçant.
III. Tout remplaçant accepté au corps , qui sera réformé
par l'inspecteur-général , sera remplacé aux dépens du chef du
corps qui l'aura admis. Il sera dressé un état particulier
des réformes de remplaçans.
:
IV. Tout conscrit qui se sera volontairement mutilé avant
ouaprès son arrivée au corps , et rendu incapable de servir
dans la ligne par l'effet de sa mutilation , sera envoyé par
l'inspecteur-général , à un corps de pionnier , pour y travailler
pendant cinq ans. Si la mutilation est antérieure à
son arrivée au corps, il sera remplacé ainsi qu'il est dit à
l'article 1er.
V. Tout conscrit qui , après son arrivée au corps , aura
feint , pour se faire réformer , une infirmité ou une maladie ,
ou qui aura montré une volonté ferme de ne pas bien servir ,
sera envoyé , par l'inspecteur-général , à un corps de pionniers ,
pour y travailler pendant cinq ans.
LIV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 27 janvier 1807 .
Quatre-vingt-neuf pièces de canon , prises sur les Russes,
sont rangées sur la place du palais de la république à Varsovie.
Ce sont celles qui ont été enlevées aux généraux Kaminski,
Benigsen et Buxhowden, dans les combats de Czarnowo ,
Nazielsk , Pultusk et Golymin. Ce sont les mêmes que les
Russes traînoient avec ostentation dans les rues de cette ville ,
lorsque naguères ils la traversoient pour aller au-devant des
Français. Il est facile de comprendre l'effet que produit l'aspect
d'un si magnifique trophée sur un peuple charmé de
voir humiliés les ennemis qui l'ont si long-temps et si cruellement
outragé.
Il y a dans les pays occupés par l'armée plusieurs hopitaux
renfermant un grand nombre de Russes blessés et
malades.
Cinq mille prisonniers ont été évacués sur la France , deux
mille se sont échappés dans les premiers momens du désordre,
et quinze cents sont entrés dans les troupes polonaises.
FEVRIER 1807 . 333
Ainsi les combats livrés contre les Russes leur ont coûté
une grande partie de leur artillerie, tous leurs bagages , et
vingt-cinq ou trente mille hommes tant tués que blessés ou
prisonniers.
Le général Kaminski , qu'on avoit dépeint comme un
autre Suwarow, vient d'être disgracié ; on dit qu'il en est de
même du général Buxhowden ; et il paroît que c'est le général
Benigsen qui commande actuellement l'armée.
Quelques bataillons d'infanterie légère du maréchal Ney
s'étoient portés à vingt lieues en avant de leurs cantonnemens ;
l'armée russe en avoit conçu des alarmes , et avoit fait un
mouvement sur sa droite : ces bataillons sont rentrés dans la
ligne de leurs cantonnemens sans éprouver aucune perte.
Pendant ce temps le prince de Ponte-Corvo prenoit possession
d'Elbing et des pays situés sur le bord de la Baltique.
Le général de division Drouet entroit à Christbourg , où il
faisoit 300 prisonniers du régiment de Courbières , y compris
un major et plusieurs officiers. Le colonel Saint-Genez , du
19º de dragons , chargeoit un autre régiment ennemi , et lui
faisoit 50 prisonniers , parmi lesquels étoit le colonel-commandant.
Une colonne russe s'étoit portée sur Liebstadt , au-delà de
la petite rivière du Passarge , et avoit enlevé une demi-compagnie
de voltigeurs du 8 régiment de ligne qui étoit aux
avant-postes du cantonnement. Le prince de Ponte- Corvo ,
informé de ce mouvement, quitta Elbing , réunit ses troupes ,
se porta avec la division Rivaud au-devant de l'ennemi , et le
rencontra auprès de Mohring.
Le 25 de ce mois, à midi, la division ennemie paroissoit
forte de 12,000 hommes ; on en vint bientôt aux mains ; le 8 "
régiment de ligne se précipita sur les Russes avec une valeur
inexprimable , pour réparer la perte d'un de ses postes. Les
ennemis furent battus , mis dans une déroute complète , poursuivi
pendant quatre lieues , et forcés de repasser la rivière
de Passarge. La division Dupont arriva au moment où le
combat finissoit , et ne put y prendre part.
Un vieillard de 117 ans a été présenté à l'EMPEREUR , qui
lui a accordé une pension de cent napoléons , et a ordonné
qu'une année lui fût payée d'avance. La notice jointe à ce
bulletin donne quelques détails sur cet homme extraordinaire.
Le temps est fort beau ; il ne fait froid qu'autant qu'il
le faut pour la santé du soldat et pour l'amélioration des chemins
qui deviennent très-praticables .
Sur la droite et sur le centre de l'armée , l'ennemi est
éloigné de plus de 30 lieues de nos postes.
334 MERCURE DE FRANCE ,
L'EMPEREUR est monté à cheval pour aller faire le tour de
ces cantonnemens; il sera absent de Varsovie pendant huit ou
dix jours.
François- Ignace Narocki , né à Witki près de Wilna , est
fils de Joseph et Anne Narocki ; il est d'une famille noble ,
et embrassa dans sa jeunesse le parti des armes. Il faisoit partie
de la confédération de Bar , fut fait prisonnier par les Russes
et conduit à Kasan. Ayant perdu le peu de fortune qu'il
avoit , il se livra a l'agriculture , et fut employé comme fermier
des biens d'un curé ; il se maria en premières noces à l'âge
de 70 ans , et eut quatre enfans de ce mariage. A 86 ans , il
épousa une seconde femme , et en eut six enfans qui sont tous
morts; il ne lui reste que le dernier fils de sa première
femme. Le roi de Prusse , en considération de son grand âge ,
lui avoit accordé une pension de 24 florins de Pologne par
mois , faisant 14 liv . 8 sous de France. Il n'est sujet à aucune
infirmité , jouit encore d'une bonne mémoire , et parle la
langue latine avec une extrême facilité ; il cite les auteurs
classiques avec esprit et à propos. La pétition dont la traduction
est ci-jointe , est entièrement écrite de sa main. Le carac
tère en est très-ferme et très- lisible.
Sire ,
Pétition.
7
Mon extrait baptistaire date de l'année 1690 ; donc j'ai à
présent 117 ans. Je me rappelle encore la bataille de Vienne,
et les temps de Jean Sobieski. Je croyois qu'ils ne se reproduiroient
plus; mais assurément je m'attendois encore moins à
revoir le siècle d'Alexandre. Ma vieillesse m'a attiré les bienfaits
de tous les souverains qui ont été ici , et je réclame ceux
du grand Napoléon , étantà mon âge plus que séculaire , hors
d'état de travailler . Vivez , Sire , aussi long-temps que moi ;
votre gloire n'en a pas besoin, mais le bonheur du genrehumain
le demande. Signé NAROCKI .
LV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 29 janvier 1807 .
Voici les détails du combat de Mohringen :
Le maréchal prince de Ponte-Corvo arriva à Mohringen
avec la division Drouet , le 25 de ce mois , à onze heures du
matin , au moment où le général de brigade Pactod étoit
attaqué par l ennemi.
Le maréchal prince de Ponte-Corvo fit attaquer sur-lechamp
le village de Pfarresfeldehen par un bataillon du 9º
d'infanterie légère. Ce village étoit défendu par trois batail
FEVRIER 1807 . 335
lons russes que l'ennemi fit soutenir par trois autres bataillons.
Le prince de Ponte-Corvo fit aussi marcher deux autres
bataillons pour appuyer celui du 9. La mêlée fut très-vive.
L'aigle du 9º régiment d'infanterie légère fut enlevée par
l'ennemi ; mais à l'aspect de cet affront dont ce brave régimentalloit
être couvert pour toujours , et que ni la victoire ,
ni la gloire acquise dans cent combats n'auroient lavé , les
soldats , animés d'une ardeur inconcevable , se précipitent sur
l'ennemi , le mettent en déroute et ressaisissent leur aigle.
Cependant la ligne française , composée du 8 de ligne ,
du 27° d'infanterie légère , et du 94 , étoit formée. Elle aborde
la ligne russe qui avoit pris position sur un rideau. La fusillade
devient vive et à bout portant.
A l'instant même le général Dupont débouchoit de la route
d'Holland avec les 32º et 96° régimens. Il tourna la droite de
l'ennemi. Un bataillon du 32º régiment se précipita sur les
Russes avec l'impétuosité ordinaire à ce corps ; il les mit en
désordre et leur tua beaucoup de monde. Il ne fit de prisonniers
que les hommes qui étoient dans les maisons. L'ennemi
a été poursuivi pendant deux lieues. La nuit a empêché de
continuer la poursuite. Les comtes Pahlen et Gallitzin , commandoient
les Russes. Ils ont perdu 300 hommes faits prisonniers
, 1200 hommes laissés sur le champ de bataille , et
plusieurs obusiers. Nous avons eu 100 hommes tués et 400
blessés.
e
Le général de brigade Laplanche s'est fait distinguer. Le
19º de dragons a fait une belle charge sur l'infanterie russe.
Ce qui est à remarquer, ce n'est pas seulement la bonne
conduite des soldats et l'habileté des généraux , mais la rapidité
avec laquelle les corps ont levé leurs cantonnemens , et
fait une marche très-forte pour toutes autres troupes , sans
qu'il manquât un seul homme sur le champ de bataille. Voilà
ce qui distingue éminemment des soldats qui ne sont mus que
par l'honneur.
Un Tartare vient d'arriver de Constantinople , d'où il est
parti le 1er janvier. Il est expédié à Londres par la Porte.
Le 30 décembre , la guerre contre la Russie avoit été solennellement
proclamée. La pelisse et l'épée avoient été envoyées
au grand-visir. Vingt-huit régimens de janissaires étoient
partis de Constantinople. Plusieurs autres passoient d'Asie
en Europe.
L'ambassadeur de Russie , toutes les personnes de sa légation ,
tous les Russes qui se trouvoient dans cette résidence , et tous
lesGrecs attachés à leur parti , au nombre de 7 à 800 , avoient
quitté Constantinople le 29..
336 MERCURE DE FRANCE ,
Le ministre d'Angleterre et les deux vaisseaux anglais res
toient spectateurs des événemens , et paroissoient attendre les
ordres de leur gouvernement.
Le Tartare étoit passé à Widdin le 15 janvier. Il avoit
trouvé les routes couvertes de troupes qui marchoient avec
gaieté contre leur éternel ennemi. 60,000 hommes étoient
déjà à Rodschuk , et 25,000 hommes d'avant-garde se trouvoient
entre cette ville et Bucharest. Les Russes s'étoient
arrêtés à Bucharest , qu'ils avoient fait occuper par une avantgarde
de 15,000 hommes.
Le prince Suzzo a été déclaré hospodar de Valachie. Le
prince Ypsilanti a été proclamé traître , et l'on a mis sa tête
à prix.
Le Tartare a rencontré l'ambassadeur persan à moitié chemin
de Constantinople à Widdin , et l'ambassadeur extraordinaire
de la Porte au-delà de cette dernière ville.
Les victoires de Pultusket de Golymin étoient déjà connues
dans l'empire ottoman. Le courrier tartare en a entendu le
récit de la bouche des Turcs avant d'arriver à Widdin.
Le froid se soutient entre deux et trois degrés au-dessous de
zéro ; c'est le temps le plus favorable pour l'armée.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FÉVRIER.
DU SAM . 7. -C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 150 76f 76f 5c
150 200 13C IOC 150 100 150оос оос . оос . оocooc oof oóc dọc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 150000 ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 123af 50c. 1233f. 75c. j . durer janv. ococ ono
DU LUNDI 9. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 76f 150 200. 15€
200. 15c oof oofooc oof. oof ooc oof oof. ooc ooc oo ooc.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f. 65c 7 700.600.000
Act. de la Banque de Fr. oooof oooof. occ j . du 1er janv. ooc. oo of
DU MARDI 10. — Ср . 0/0 с. J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f 150. FOC
150 200 150 000 000. 000 000 000. 000 0oc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 5oc ooc ooc ००० ००८. ००० ००১ ১০৫
Act. de la Banque de Fr. oooofooc j . du 1er janv. ooc ooo f. ooc
DU MERCREDI II . - Cp. ojo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f. 16 toc 200
000 000 000 ooc . oocoocooc ooc . ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 6oc . oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 123af5oc j. du 1erjanv. oocoooofcooef
DU JEUDI 12. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f 150 200 250 200 150
100 150 oof ooc ooc ooc oo oo oo oo oo oo oo ooc 000 000 оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 40c oof, boc ooc ooc oofooc
Act. de la Banque de Fr. 1232f. 5oc oof. ooc j . du 1er janv . oooof ooc
DU VENDREDI 13. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 100 150 100.
150 roc 7of 850 goc Soc goc 000 003 000 000 000 oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 40c ooc. oof ooc ooc
Act, de la Banque de Fr. 123af 50c 123ofj . du 1erjanv.
▼
DEPT DE
D LA
SEINE
(No. GGXCII. )
(SAMEDI 21 FÉVRIER 1807.)
te
MERCURE
44
DE FRANCE..
POÉSIE.
INSCRIPTION EN VERS
POUR MOULIN - JOLI.
N. B. Cettemaison de campagne appartenoit à M. Watelet ,
de l'Académie Française , qui y avoit fait placer les vers qu'on
va lire :
:
Je suis le talisman de ces lieux de féeries :
Malheur à qui me détruira ;
Bonheur à qui conservera
Les droits de la nature et ces rives chéries !
Un bon meûnier autrefois me plaça
Sur le cours de cette onde pure ;
Un vieux curé me conserva ;
Un couple heureux, ami de la nature ,
Me prit en gré , me respecta ,
Et dit , lorsqu'il me répara :
Deviens le talisman de ces lieux de féeries
>> Malheur à qui te détruira ;
>> Bonheur à qui conservera
>>> Les droits de la nature et ces rives chéries ! >>
Il dit encore : « Ah ! crains que quelque jour
Le faste destructeur, l'ignorance hardie ,
35 Pénétrant en ces lieux , n'usurpe ce séjour.
>> L'ignorance , avec industrie ,
>> D'un air capable enlaidira
3
1
5.
cen
338 MERCURE DE FRANCE ,
>> Ce quesans art, sans symétrie ,
>> La nature en riant de ses mains décora .
>> Les détours ondoyans de ces rives fleuries ,
>> Le faste les redressera ;
>> Ces arbres , de leurs bras couronnant les prairies ,
>> Le faux goût les mutilera ;
» Ces réduits ombragés , propres aux rêveries ,
>> Un coeur faux les profanera ;
Et sur-tout la nature , insultée et flétrie ,
>> En détestant la barbarie ,
>> De ce séjour disparoîtra .
>> Ah , sois le talisman de ces lieux de féeries :
>> Malheur à qui te détruira ;
>> Bonheur à qui conservera
» Les droits de la nature et ces rives chéries ! » (1 )
J. DELILLE , de l'Académie Française.
( 1 ) Les mêmes lieux ont encore inspiré à M. Delille ces beaux vers :
Tel est , cher Watelet , mon coeur me le rappelle ,
Tel est le simple asile où , suspendant son cours ,
Pure comme tes moeurs , libre comme tes jours ,
En canaux ombragés la Seine se partage ,
Et visite en secret la retraite d'un sage :
Ton art la seconda ; non cet art imposteur ,
Des lieux qu'il croit orner hardi profanateur.
Digne de voir , d'aimer, de sentir la nature,
Tu traitas sa beauté comme une vierge pure
Qui rougit d'être nue, et craint les ornemens.
Je crois voir le faux goût gâter ces lieux charmans :
Ce moulin , dont le bruit nourrit la rêverie,
N'est qu'un son importun , qu'une meule qui crie :
On l'écarte. Ces bords doucement contournés ,
Par le fleuve lui-même en roulant façonnés ,
S'alignent tristement . Au lieu de la verdure
Qui renferme le fleuve en sa molle ceinture ,
L'eau dans des quais de pierre accuse sa prison ;.
Le marbre fastueux outrage le gazon;
Et des arbres tondus la famille captive
Sur ces saules vieillis ose usurper la rive.
Barbares , arrêtez , et respectez ces lieux !
Et vous , fleuve charmant , vous , bois délicieux ,
Si j'ai peint vos beautés , si , dès mon premier âge ,
Je me plus à chanter les prés , l'onde, et l'ombrage,
Beaux lieux , offrez long-temps à votre possesseur
L'image de la paix qui règne dans son coeur.
FEVRIER 1807. 339
P
ACTIONS DE GRACES
À TOUS LES JALOUX PASSÉS , PRÉSENS ET FUTURS
Vous que l'on trouve insupportables ,
Vous que l'on a maudits cent fois ,
Epoux et ruteurs intraitables ,
Qui fermez de vos malins doigts
La porte aux verroux redoutables
Qui vous rassure sur vos droits ;
Ennemis de la bande heureuse
Qui toujours poursuit le plaisir ,
Et, sous la bannière amoureuse ,
Vole où la conduit le desir;
Tyrans haïs de la jeunesse ,
Je plains votre sort malheureux.
En aimant se rendre odieux ,
Toujours craindre , veiller sans cesse
Sur l'amant et sur la maîtresse ,
Etre trompé par tous les deux;
Lesvoir rirede sa foiblesse ,
De ses mains attiser leurs feux ,
Et sentir qu'une Agnès traîtresse ,
Par ses ruses , de votre adresse
Triomphe même sous vos yeux....
Est-il undestin plus affreux !
Ami jaloux je m'intéresse
Ates affronts , à ta douleur:
Enferme toujours ma Lucrèce,
Je te devrai tout mon bonheur.
Je craignois son indifférence ,
Alors tu n'étois point jaloux ;
Tu le fus et ta vigilance
Inventa les triples verroux.
Au sitôt un cri de vengeance
Sortit de son coeur irrité ;
L'amour, au flambeau de la haine ,
Alluma son teu redouté.
Je la vengeai.... de l'inhumaine
J'obtins le prix de tes rigueurs ,
Et ma Muse reconnoissante
Contre la foule médisante
Défendra tes imitateurs .
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Voyez comme la jalousie
Des Dieux irritoit les desirs :
Fatigué de son ambroisie ,
Et de ses faciles plaisirs ,
Et de ses tristes immortelles ,
Jupiter descendoit chez nous.
Il y trouvoit peu de cruelles ,
Mais il y trouvoit des jaloux .
Voyez , sous des formes nouvelles ,
Soapirer le Dieu des humains ,
Etdes amours infidelles
Cacher les fortunés larcins .
Satyre, il séduit Antiope ;
Cygne , il se baigne avec Léda;
Le Dieu ne put charmer Europe ,
Mais l'heureux taureau l'enleva .
Calisto , qui lui résista ,
L'aima sous les traits de Diane;
Dans une tour il pénétra ,
Et Danaé vit ce profane
Sous les plus aimables couleurs.
Voilà le secret qui nous damne .
Il le croyoit un des meilleurs ,
Ce Dieu de très - mauvaise vie ,
Qui , pour punir la jalousie ,
L'apprit à tous nos grands seigneurs.
Vénus auroit paru moins belle
Si Vulcain n'eût été jaloux ;
Lorsqu'il la surprit infidelle ,
Le sort de Mars fut bien plus doux ;
Car des Dieux la troupe immortelle
Ne se moquaque de l'époux.
Ovous ! qui craignez les obstacles ,
N'espérez jamais être heureux.
L'Amour est le Dieu des miracles,
Il gravit le roc sourcilleux
Où Léandre , pour sa maîtresse ,
Place le fanal lumineux
Qui doit éclairer sa tendresse ,
Et guider ses efforts douteux.
Son amant tremble sur la rive ,
Implorant les vents et les Dieux ,
!
FEVRIER 1807 . 341
1
Et chaque vague fugitive
Qui vient se briser à ses yeux ,
Brise son ame impatiente .
Héro fend l'onde , et palpitante
Se précipite dans ses bras ;
Pour servir sa pudeur mourante ,
La nuit a voilé ses appas ;
Dans le creux d'un écueil sauvage
Ce couple seul dans l'univers
Au ciel ne voit pas un nuage ;
Il jouit , sans prévoir d'orage ,
Heureux .... des maux qu'il a soufferts.
Faut-il traîner dans l'indolence
Une monotone existence ?
Le plaisir veut être ravi ;
Oui , cher jaloux , oui , mon Cerbère ,
L'amour sans toi mourroit d'ennui ;
Tes soupçons , ton regard sévère ,
S'ils déplaisent à ma bergère ,
Près d'elle m'ont beaucoup servi .
Mais il me semble que ton zèle
Depuis deux jours s'est ralenti;
Même , si j'en crois l'infidelle ,
Une nuit .... on t'a vu dormir....
De grace , fais mieux sentinelle :
Si tu ne te fais point haïr ,
Puis-je toujours être aimé d'elle ?
HYACINTHE GASTON.
ENIGME.
AMI lecteur, en mille endroits divers
Nous habitons , même sous les chaumières .
Au même lieu nous sommes plusieurs frères ,
Souvent tournés de même , et de même couverts .
Chez les uns nou brillons de pourpre et de dorure ;
Chez d'autres nous portons une simple parure .
Nous figurons au Louvre , au théâtre , à la cour ;
Nous sommes bien souvent des confidens d'amour.
Tantôt , ranges san goût , et tantôt à la ronde ,
Nous présentons un pied droit ou tortu ,
Et nous tendons les bras à tout le monde.
3
342 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE.
Je suis un petit ustensile
A tout écrivain fort utile :
Cependant, des anciens Romains
Je n'exerçai jamais les mains ;
Jamais même au divin Homère
:
Je ne prêtai mon ministère .
Veux-tu , lecteur, en savoir la raison ?
Tu l'apprendras en devinant mon nom.
Mon chef de moins , je te fournis sans peine
L'épithète de La Fontaine ,
De Marot et de Rabelais ,
Et du discours que nous tient une Agnès.
Pour un instant je veux bien te permettre
De m'ôter ma dernière lettre ;
Ensuite, prends celle qui reste enfin ,
Fais-lui place après la seconde ,
Et tu verras , pour le certain,
Le premier assassin du monde :
A ma queue est un arbre vert ,
Même pendant les rigueurs de l'hiver ;
Cet arbre pourra te produire,
Quand tu voudras , une exclamation
Pour témoigner l'aversion .
Mais , cher lecteur, s'il faut tout dire ,
Joins-y ma lettre du milieu,
Et tu verras mon terme. Adieu .
4
CHARADE.
Mon premier sur ses pas ramène le Zéphir,
Et mon dernier produit la crainte ou le plaisir :
Lecteur, dans mon entier tu me cherches sans doute;
Pourrai-je t'échapper ? je t'ai mis sur la route.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Papier,
Celui du Logogriphe est Téte.
Celui de la Charade est Trou-peau,
FEVRIER 1807 . 343
Précis historique de la Révolution française , Directoire
exécutif; par Lacretelle , jeune. Deux vol. petit in-12.
Prix 10 fr. , et 12 fr. par la poste; l'ouvrage entier , cinq
vol. in-18 , 25 et 30 fr. AParis , chez Treuttel et Wurtz ,
libraires , rue de Lille , n°. 17; Onfroy , rue Saint-Jacques ,
n°. 31 ; et chez le Normant , libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
CET JET ouvrage fait suite aux Précis historiques de la Corvention
et de l'Assemblée Législative , par le même auteur.
Réunis tous trois à celui de l'Assemblée Constituante , par
J. P. Rabaut de Saint-Etienne , ils présentent l'ensemble des
événemens et des désastres à jamais mémorables qui ont
signalé la révolution française.
On a prétendu , non sans quelque raison , que l'Histoire
n'offroit le plus souvent dans le tableau des débats sanglans
des gouvernemens et des rois , auquel elle est prequ'exclusivement
consacrée , qu'un spectacle beaucoup plus curieux
qu'utile pour le commundes lecteurs : il n'en sera pas ainsi
de l'histoire de la révolution. Les citoyens de toutes les
classesy puiseront les leçons les plus utiles. En voyant avec
effroi un peuple long-temps célèbre par la douceur de ses
moeurs , devenu l'instrument ou la victime de tantde cruautés
et de désordres , dontpeud'années auparavant la seule idée
lui auroit fait horreur , ils sauront qu'on doit trembler en
se livrant aux modifications même les plus justes et les plus
utiles , et sur-tout regarder comme sacrées toutes les institutions
antiques qui assurent la morale d'une nation. Ils apprendront
à imposer silence au fol amour des nouveautés , et à
se reposer avec reconnoissance dans l'ordre de choses où la
Providence les aura placés.
Mais quel sera l'homme de génie digne de retracer , ppour
la postérité , cette époque féconde en événemens divers , en
dissentions cruelles , en combats meurtriers, sanglante méme
pendant la paix ( 1) ? Qui peindra le successeur de tant de
rois périssant sur un échafaud , des guerres tout à-la-fois
civiles et étrangères , de grands revers , des succès plus grands
encore , les provinces révoltées , les villes saccagées et livrées
aux flammes , les temples souillés par toutes sortes de profa-
(4) TACITE , Hist. Liv. I.
4
344 MERCURE DE FRANCE ,
nations , les mers couvertes d'exilés , et des bords déserts
jonchés de cadavres ; la noblesse , les biens , les honneurs
exercés ou refusés , également imputés à crime , et la vertu
devenue un titre certain de proscription ; les serviteurs trahissant
leurs maîtres ou par haine ou par crainte ; et ceux à
qui il manquoit un ennemi , livrés au supplice par leurs amis
mêmes ? Qui louera dignement ces parens courageux , ces
amis fidèles , ces épouses accompagnant leurs maris dans
leur fuite , ou marchant avec eux à la mort ; ces filles arrachant
leurs pères aux glaives des assassins ; les femmes , les
vieillards , les enfans même supportant leur destinée sans murmure
, et marchant d'un pas ferme à l'échafaud ? En un mot ,
qui saura caractériser cet assemblage inoui de crimes qui font
frémir l'humanité , de vertus qui la consolent etqui l'honorent;
enfin tous ces partis tour-à-tour opprimés et triomphans ,
tour-à-tour victimes et bourreaux , jusqu'au momenttou
une main ferme et courageuse saisissant tout-à-coup une
autorité tutélaire , fait renaître l'ordre du sein même de la
confusion et du chaos , et ramène la France à cette unité de
pouvoir qui avoit fait si long-temps son bonheur et sa gloire ,
etqu'elle avoittant de fois juré de proscrire à jamais ?
Ces grands tableaux exigeroient sans doute le pinceau de
Tacite : et cependant ils seront loin de former toute la tâche
de l'historien de la révolution. En effet, ce seroit peu de
raconter éloquemsent tous nos malheurs , il faudra qu'il
remonte jusqu'à leur source; il la trouvera dans le funeste
changement qui s'introduisit dans nos moeurs , lorsque l'égoïsme
, l'avidité et l'esprit de calcul prirent la place des
sentimens de patriotisme et d'honneur qui avoient élevé la
monarchie au plus haut degré de gloire. Il fera voir toutes
les colonnes qui soutenoient cet édifice antique successivement
renversées , les diverses classes de la société réunies par
les mêmes passions , consommant à l'envi cette funeste entre
prise; l'aveugle ingratitude des grands , conspirant avec l'obs.
cur plébéien contre ces institutions mêmes qui avoient fait
toute leur élévation , et qui devoient les entraîner dans leur
chute ; en un mot , c'est peut- être à l'époque de la régence
qu'il commencera l'histoire de la révolution française.
M. Lacretelle est loin d'avoir embrassé ce vaste sujet
dans une si grande étendue. Le titre seul de Précis historique
fait voir qu'il ne regarde lui-même son ouvrage que
comme une simple esquisse ; mais cette esquisse a de quoi
exciter un vif intérêt , du moins jusqu'au moment où un
écrivain placé assez loin des événemens pour les saisir dans
leur ensemble , osera entreprendre d'en présenter le vaste
tableau.
FEVRIER 1807 : 345
a
:
Une grande difficulté pour l'auteur qui raconte des événemens
contemporains , c'est de reconnoître la vérité parmi la
foule de circonstances souvent contradictoires dont les différens
partis ont chargé tous les faits. Les assertions du
ressentiment et de la haine , les exagérations de l'amourpropre
ne sont pas encore discréditées. Beaucoup de Relations
et de Mémoires , qui par leur unanimité ou leur opposition
confirmeront , affoibliront , ou détruiront totalement
des opinions long-temps répandues , n'ont pas encore été
publiés. Dans cette position embarrassante , M. Lacretelle
n'a appelé à son secours que l'impartialité et la bonne foi.
Il donne pour douteux ce qui est douteux. Quelquefois il
expose l'événement , sans hasarder aucune conjecture sur
les causes qui l'ont amené ; et la candeur avec laquelle il
avoue qu'il n'a pu recueillir aucun renseignement satisfaisant
, doit lui concilier une confiance entière , toutes les fois
qu'il ne craint pas d'affirmer. Obligé de réveiller tant de
tristes souvenirs , il a craint , avec raison ', de tomber dans
l'erreur et l'injustice qui accompagnent les jugemens précipités.
Comment distinguer , en effet , ce qui appartient au
caractère de chaque acteur , des excès odieux qu'il ne faut
quelquefois imputer qu'à la force des circonstances , ou aux
passions féroces des vils instrumens qu'il a été obligé de mettre
en oeuvre ? Pour n'être injuste envers personne , M. Lacretelle
a pris le parti d'être extrêmement modéré envers tout
le monde ; il a mieux aimé se montrer trop indulgent que
trop sévère : aussi n'a-t-il donné occasion à personne de réclamer
contre la partialité de ses récits. Ceux même qu'il a
été forcé de peindre sous des couleurs peu favorables , auroient
mauvaise grace à se plaindre , puisqu'il est au moins trèsprobable
que si la postérité casse quelques-uns de ses jugemens
, ce ne sera que pour en prononcer de plus rigoureux.
Aucun talent n'est plus nécessaire à l'historien que celui
de choisir les faits , et de mesurer l'étendue de son récit sur
le degré d'intérêt qu'il peut lui donner. Ce talent , qui au
premier coup d'oeil paroît peu difficile à acquérir , a cependant
manqué à la plupart de ceux qui ont écrit sur l'histoire
de France. Ils attachent la même importance à tous les événemens
, ils disent tout ce qu'ils savent ; et le lecteur qui ne
peut saisir aucun résultat dans cet amas de détails sans intérêt ,
étudie long-temps sans rien apprendre. M. Lacretelle écrivant
un Précis historique a dû particulièrement s'attacher à
se préserver de ce défaut aussi , dans la multitude de faits
qui s'offroient à sa mémoire , s'est-il scrupuleusement borné
à ceux qui pouvoient servir à caractériser l'époque singulière
qu'il avoit à retracer.
346 MERCURE DE FRANCE ,
Le règne du Directoire n'effraie pas l'imagination comme
celui de Robespierre et de ses complices ; mais cette dernière
époque de nos désastres révolutionnaires ne sera pas moins
féconde en instructions qu'aucune de celles qui l'ont précédée.
Ce sera un tableau bien digne des regards de la postérité,
que celui de ce gouvernement toujours chancelant pendant
sa courte durée , qui , par sa foiblesse même , fut souvent
contraint de recourir aux mesures violentes , et qui
n'ayant pas la force de comprimer les divers partis , se vit
constamment réduit à les opposer les uns aux autres , et se
rendit également odieux et méprisable à tous. L'Histoire , qui
ne dédaigne pas les petits détails quand ils servent à peindre
les gouvernemens et les hommes , consacrera sans doute
quelques lignes à décrire l'espèce de cour dont s'entouroient
ces nouveaux rois. Elle n'oubliera pas ce luxe à la fois mesquin
et bizarre , qui montroit les meubles précieux dont
Jes appartemens royaux avoient été décorés , mêlés à tous
les attributs de l'égalité révolutionnaire. Elle remarquera
que cette cour singulière avoit aussi des flatteurs d'une
espèce nouvelle , qui , au lieu de protester de leur servitude ,
savoient affecter à propos la franchise républicaine , comme
un hommage rendu sans dessein à la popularité dont se
piquoient ces magistrats suprêmes.
Tel est le malheur de l'humanité , que la guerre occupe
toujours la place la plus considérable dans toutes les histoires.
Souvent le lecteur s'afflige d'être arraché au spectacle de la
religion , du gouvernement , des moeurs et des lois , pour
reporter ses regards sur le tableau triste et monotone des expéditions
militaires. Ce tableau produit un effet tout différent
dans l'histoire de la révolution française. Lelecteur fatigué de
tant de crimes qui souillent l'intérieur de la France , se réfugie
au milieu des armes. Là , du moins , il retrouve dans tout
son éclat ce brillant caractère national , qui partout ailleurs
sembloit avoir expiré sous la hache des bourreaux . On se doute
bien que le récit de nos triomphes remplit une partie considérable
du Précis historique. Il est fâcheux que l'auteur
ne lui ait pas donné tout l'intérêt qu'on s'attendoit à y
trouver. Soit à cause de l'obligation qu'il s'est imposé de se
resserrer strictement dans les bornes étroites d'un abrégé , soit
plutôt par le défaut de matériaux instructifs , cette partie de
sa narration pourra paroître beaucoup trop incomplète. Elle
n'offre pas assez de détails sur les révolutions arrivées dans le
système militaire , sur cette tactique plus entreprenante et
plus hardie à laquelle nous devons tous les jours de si prodigieux
succès : elle n'entre pas assez dans les ressources parti
FEVRIER 1807 . 347
culières , dans le caractère et dans le génie des généraux
célèbres dont elle présente les exploits. Il me semble , pour
ne citer qu'un exemple , que l'histoire de l'armée d'Egypte
un peu plus approfondie , eût excité un intérêt beaucoup plus
pressant , et que l'auteur n'a pas fait ressortir assez le caractère
singulier de cette mémorable expédition , où les armes
apportoient la civilisation , les lois et les arts qu'elles font
ordinairement fuir devant elles , et qui cessa d'avoir la
fortune favorable , sans cesser d'être glorieuse. Plus la matière
est riche et féconde , plus le lecteur a droit d'exiger.
Le style de M. Lacretelle est en général vif et rapide :
quelquefois il manque de naturel et d'aisance. Il y a du feu
dans ses descriptions ; mais les expressions et les tours conviendroient
mieux quelquefois à l'épopée qu'à l'histoire. La
plupart du temps sa narration est au présent. Cette figure ,
dont un historien doit user sobrement, produit de l'effet et
donne plus de rapidité au style quand elle est employée à propos;
mais prodiguée sans mesure , elle fait naître la monotonie
et la fatigue. M. Lacretelle paroît avoir fait une étude particulière
de Tacite , et plus d'une fois il a saisi heureusement
sa nerveuse concision. L'historien latin n'auroit pas donné
avec plus de précision le secret de la modération cruelle du
Directoire, qui n'osant frapper ses ennemis de la hache révolutionnaire
, les envoyoit chercher une mort plus lente dans
les déserts insalubres de la Guyane. « L'opinion publique ,
>> dit M. de Lacretelle , pouvoit tout supporter , hormis les
>> échafauds. >>
Qui n'applaudiroit pas encore à la manière simple et énergique,
dont il caractérise la supériorité du conquérant de
l'Italie ? « La subordination de tous les généraux , de tous
>> les officiers supérieurs au jeune homme de vingt-six ans
» qui les commandoit , tenoit encore moins à l'éclat de sa
>> gloire , qu'à l'énergie de son caractère. Il régnoit une vive
» émulation entre les généraux Joubert , Massena , Augereau ,
>> Serrurier , Dallemagne , Guyeux , Vaubois Murat ,
>> Lannes , Rampon, à qui seroit le meilleur des lieutenans
>> de Bonaparte : nul ne songeoit à devenir son rival. » Ce
peu de mots en dit plus qu'un long panégyrique. Quel
peuple ne se seroit pas empressé de reconnoître pour son
chef le héros qui , dès son debut , avoit pris un ascendant si
glorieux sur tant d'illustres guerriers ?
,
Le style de Tacite a séduit plus d'un écrivain ; mais peutêtre
faudroit-il avoir tout son génie pour être fondé à le
prendre pour modèle. La prétention d'enfermer beaucoup
de sens dans peu de mots, fait trop souvent tomber dans
348 MERCURE DE FRANCE ,
l'obscurité , dans l'affectation , dans le faux. M. Lacretelle ne
s'est pas toujours préservé de ce dangereux écueil. Dès la
première page , je trouve cette phrase singulière : « La révo-
>> lution avoit promis unpeuple de penseurs ; elle fournit un
>> peuple de soldats. >> Comment une anarchie cruelle ,
annoncée par le pillage et les assassinats , avoit-elle promis un
peuple de penseurs ? Comment concevoir une nation qui ne
seroit composée que de penseurs ?
Il est également impossible d'approuver une phrase comme
lasuivante , dont le tour est à la fois trivial et maniéré : « Le
>> peuple jouissoit d'avance du plaisir de dire à cinq magis-
>> trats , sans renommée et sans popularité : Tenez , voilà un
>> grand homme. » Et cette autre qui présente une métaphore
bizarre et peu noblement exprimée : « Le Directoire trou-
>> voit grand plaisir à voir son image réfléchie dans une
>> suite de Directoires batave , cisalpin , ligurien. >>>
こんな
On n'est pas moins fâché de rencontrer dans un ouvrage
dicté par un si bon esprit quelques traces de ces abus de mots
si communs dans la révolution , mais dont il faut soigneusement
se garder aujourd'hui , parce qu'ils ne seront bientôt
plus compris. L'auteur désigne plus d'une fois les partisans
des principes révolutionnaires par le titre d'amis de la liberté.
Mais convient-il de donner ce titre aux zélateurs d'une révolution
qui a couvert la France d'échafauds et de prisons , et
qui a voulu enchaîner jusqu'à la pensée , ou bien à ceux même
qu'elle proscrivoit , à ceux qui desiroient un gouvernement
assez fort pour pouvoir garantir à chaque citoyen la portion
de liberté à laquelle il a droit de prétendre?
On ne multipliera pas davantage ces observations : elles
n'ont d'autre but que d'appeler l'attention de l'auteur sur
quelques taches qui déparent un ouvrage estimable , trèssupérieur
à tout ce que nous connoissons jusqu'aujourd'hui
sur l'histoire de la révolution française , et qui porte partout
l'empreinte d'un écrivain judicieux et sage , et d'un excellent
citoyen.
C.
FEVRIER 1807. 349
Lettres choisies de Montreuil, Pélisson et Boursault , précédées
d'une Notice sur ces deux écrivains. ( Article faisant
suite à l'Extrait des Lettres choisies de Voiture et Balzac.
Voyez le N°. CCLXXXVIII du Mercure du 24 janvier. )
Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . , et 8 fr. par la poste. AParis ,
chez Dentu , quai des Augustins, nº 17 ; et chez le Normant.
CE second Recueil est plus intéressant que le premier.
Quoique Montreuil ait destiné ses Lettres à être publiques,
cependant il n'a ni le précieux de Voiture , ni l'enflure de
Balzac. Homme de plaisir, plus curieux des succès de société
que des triomphes littéraires , Montreuil s'est beaucoup plus
rapproché du véritable ton épistolaire que ses deux prédécesseurs
. Il étoit en correspondance avec madame de Sévigné ,
et probablement il s'étoit formé le goût dans le commerce
de cette femme aimable. Combien madame de Sévigné , qui
avoit un tact si délicat des convenances , ne se seroit-elle pas
moquée de lui , s'il avoit écrit dans le style de Voiture et de
Balzac ? Les Lettres de Pélisson sont d'une toute autre importance.
On connoît son dévouement pour son protecteur ,
dévouement qui plaça le défenseur de Fouquet parmi les
hommes les plus éloquens de son siècle. On connoît la faveur
dont l'honora ensuite Louis XIV, touché sans doute de cette
fidélité et de cette reconnoissance à toute épreuve qui faisoient
le caractère de Pélisson. On sait que cet écrivain , l'un
des premiers qui perfectionna notre prose , fut chargé par
Louis XIV d'écrire l'histoire de son règne. Il suivoit ce prince
dans ses campagnes , et en marquoit les principaux événemens
à mademoiselle Scudéry. Ces Lettres précieuses étoient peu
connues , et l'on doit savoir gré à l'éditeur de les avoir fait
entrer dans son Recueil ; d'ailleurs , le choix en paroît judicieux.
Les Lettres de Boursault sont moins curieuses : cependant
elles ne manquent pas d'intérêt. Ce poète est un exemple
presqu'unique de ce que peut le talent naturel joint à un bon
esprit , quoique dépourvu de tous les secours que donne une
éducation soignée. Boursault n'avoit point fait d'études ; et
cependant il parvint à composer des comédies justement estimées
, et à donner à la poésie française une élégance et une
précision qui n'étoient alors connues que d'un petit nombre
de grands maîtres. Ses Lettres demandoient un choix sévère ;
et peut-être l'éditeur a-t-il été trop indulgent, quoiqu'il
n'en ait admis que huit ou neuf.
350 MERCURE DE FRANCE ,
On voit que ce Recueil est bien supérieur à celui contre
lequel nous avons cru devoir exercer une critique sévère.
Nous allons nous étendre sur les trois écrivains qui le composent,
et tâcher de donner une idée du caractère de leurs
talens.
<< Montreuil , dit l'éditeur, eut , un des premiers , dans la
>> correspondance familière , l'idée du mélange des vers
>> et de la prose. » L'éditeur se trompe : long-temps avant
Montreuil , quelques poètes français s'étoient exercés dans ce
genre , et principalement Théophile. Mais cette erreur est de
peu d'importance, et mérite à peine d'être relevée. Un tort
plus grave est d'avoir réuni un trop grand nombre de ces
Lettres en prose et en vers. Adressées à des femmes connues ,
elles avoient , dans le temps , l'agrément de l'à propos ;
aujourd'hui elles ne signifient plus rien. Ce sont presque
toujours de froids madrigaux qui ne brillent ni par la pensée
, ni par l'expression. L'éditeur même a conservé des vers si
mauvais , qu'on ne peut deviner quelle a été son intention.
Les premiers qu'on trouve sont sur-tout fort ridicules :
Douce félicité que j'ai sitôt perdue ,
Que ne vous ai-je encore , etpourquoi vous ai-je eue ?
Ce début ne donne pas une idée bien favorable du talent
poétique de Montreuil. Les vers où il prend le ton plaisant et
familier sont moins médiocres que ceux où il veut être tendre
et pathétique. On trouve dans ses Lettres une Epître dont le
sujet est fort heureux , et paroît bien convenir à son talent.
Pendant la guerre de la Fronde , il faisoit la cour à une demois
selle : le père , obligé de monter la garde , ne pouvoit surveiller
sa fille ; et les soeurs de cette jeune personne , occupées
sans cesse à voir défiler sous leurs fenêtres les bourgeois armés ,
fournissoient à l'amant l'occasion de parler souvent à celle
qu'il aimoit. Des bruits de paix se répandent ; Montreuil,
très-inquiet , écrit à sa maîtresse :
1
Toute la France a beau se plaindre et desirer
Que la guerre finisse , et qu'on quitte les armes ,
En l'état misérable où m'ont réduit vos charmes ,
Il ne faut que cela pour me désespérer.
En retardant la paix , c'est ma mort qu'on retarde;
Cette ville à mes yeux n'aura plus riende doux :
Votrepère importun n'ira plus à la garde;
Et moi , belle Philis , je n'irai plus chez vous.
C'étoit bien, en effet, pour contenter mes yeux
Que dans votre balcon je vous demandois place,
Mais vous seule , Philis , me rendiez curieux ,
Non le bourgeois armé qui passe et qui repasse.
FEVRIER 1807 . 351
1
Quand ona vudeux fois filer, dans une rue,
Des gens et des chevaux , on en est bientôt las ;
Mais vous , lorsqu'aujourd'hui cent fois je vous ai vue ,
Je songe que demain je ne vous verrai pas .
Cette peur et ce soin m'occupe à tout moment;
Je crains plus que jamais que ce trouble s'apaise :
Si la reine s'accorde avec le parlement ,
Je ne pourrai , Philis , vous parler à mon aise.
Aprésent que je suis auprès de vos tisons ,
Au seul bruit du tambour on court à la fenêtre ;
Vos servantes , vos soeurs , tout vient à disparoître ,
Et l'on n'écoute plus ce que nous nous disons .
A quelques taches près , et quoique la tournure des vers
soit en général prosaïque et sans élégance, cette épître est
sur le ton qui convient. On regrette que l'auteur ait choisi
la mesure grave des alexandrins , et qu'il ait adopté la coupe
des stances. Son épître auroit beaucoup gagné à être en vers
dedix syllabes.
Les particularités intéressantes de ces Lettres sont quelques
anecdotes sur la paix des Pyrénées , ménagée par le cardinal
Mazarin et don Louis de Haro . L'auteur avoit suivi la
cour à l'île des Conférences : il fut témoin oculaire de tout le
cérémonial , et vit marier l'Infante. Ces détails étoient peu
connus : on ne sera pas fâché d'en parcourir quelques-uns ,
qui contribueront en même temps à donner quelqu'idée des
moeurs espagnoles.
:
Montreuil parle du roi d'Espagne , Philippe IV , et peint
la manière dont il recevoit les seigneurs français :
« Le roi d'Espagne , dit-il , reçut hier cinq ou six Fran-
» çais de qualité : il me sembla qu'il ne les regarda pas. Sans
>> mentir , si nous avons notre défaut, en ce que nous som-
» mes trop évaporés , ils vont dans un autre excès qui n'est
> pas moins condamnable , avec leur gravité. Le roi d'Es-
>> pagne se promena une heure sans lever les yeux,nonplas
>> qu'un jeune novice : il relâcha de son grand sérieux pour
>> M. le maréchal de Turenne , et le reçut comme un des
>> plus grands hommes du monde.>>>
Louis XIV témoigna beaucoup d'empressement à voir
l'épouse qui lui étoit destinée. Bravant le cérémonial espagnol
, il vint , presque sans suite , à l'île de la Conférence.
On aime cet empressement , qui ne put que flatter la princesse
qui en étoit l'objet.
« Mardi dernier , dit Montreuil , sur les deux heures après
» midi , comme M. le cardinal étoit renfermé avec don Louis
>> de Haro , et nous à l'attendre et à nous ennuyer dans une
352 MERCURE DE FRANCE ,
>> des galeries du côté de l'Espagne , on vint dire à M. le
>> cardinal que le roi étoit à deux cents pas de là , dans une
>> maison de paysan , et qu'il étoit venu à cheval lui troi-
>> sième. M. le cardinal s'en étonna , car il pleuvoit d'une
>> étrange sorte. >>>
Le tableau de la première entrevue du roi et de l'infante
est fort curieux : « La conférence, dit Montreuil , étant sur le
>> point de finir , on vit arriver le roi de France qui étoit
>> venu au galop. Il avoit ôté son ordre , de peur d'être
>> connu du roi d'Espagne. Il demeura à la porte de la confé-
>> rence ; et passant sa tête entre les épaules de don Louis de
>> Haro et de M. le cardinal , qui l'occupoient , il regarda
>> l'infante un bon quart d'heure. Il étoit un peu pâle durant
>> tout le chemin qu'il fit dans la galerie; et quand il vit
>> l'infante , il acheva de le devenir. L'infante qui , au signe
>> de l'oeil que lui fit don Louis de Haro , jeta la vue sur le
>> roi de France , se doutant que c'étoit lui , devint presque
>> de la même couleur de son côté . Comme il étoit là incognito
, le roi d'Espagne ne le salua pas , etc. »
Montreuil donne quelques détails sur la littérature dramatique
des Espagnols , qu'il trouve , avec raison , très-inférieure
à la nôtre , quoique nous n'eussions alors ni les chefsd'oeuvre
de Racine , ni ceux de Molière. Il vit représenter la
comédie du Menteur en castillan : « On y reconnut , dit-il ,
>> cent choses dont l'illustre Corneille s'est servi ; mais en
>> vérité , plus agréablement qu'eux : l'on peut dire qu'il sait
>> faire une admirablement belle dépense du bien d'autrui.>>>
Il s'étend beaucoup sur les fêtes religieuses qui , comme on
De sait , sont très-pompeuses en Espagne : mais ses détails
les plus précieux sont ceux qu'il donne sur les moeurs : on
regrette souvent qu'ils ne soient pas plus étendus. Il loue les
Espagnols sur leur sobriété ; et il parle , à ce sujet , d'un
usage qui leur fait beaucoup d'honneur. Un homme qui s'est
enivré une seule fois ne peut plus prétendre à aucune charge :
« Ils montrent bien en cela , ajoute Montreuil , qu'ils sont
>> plus raisonnables que nous , puisqu'ils ne permettent pas
>> qu'on perde la raison , même un moment , sans perdre
>>> l'honneur. »
Ou voit par ces citations que les Lettres de Montreuil renferment
des particularités intéressantes. Le défaut le plus
fréquent que l'on y trouve tient au goût du temps : c'est
une prétention à dire toujours des galanteries , même en parlant
des objets qui s'y prêtent le moins. Nous n'en remarquerons
que deux exemples. MMoontreuil rappelle queMarseille
fut souvent rebelle au roi , sans cependant vouloir se soustraire
a
1
FEVRIER 1807 . 353
SEINE
a son autorité : il ajoute , pour faire de l'esprit , que c'estune
femme d'honneur qui n'est pas capable de
se laisser posséder
LA
par un galant; mais qui , à cause qu'elle est femme de bien
croit qu'il lui est permis , toutes les fois qu'il lui plaira , de
faire enrager son mari. Il dit dans un autre endroit, qu'en
Espagne, les lames d'épée sont toutes de la même grandeur ,
et qu'il est défendu aux fourbisseurs d'en vendre une plus
longue que l'autre : « cette loi, ajoute-t-il, devroit être la même
>> partout ; on ne devroit attaquer les gens qu'avec des armes
>>égales.>>>Apropos de ces lames d'épée, Montreuil revient aux
yeux de Mile d'Hautefort : le jour que je fus vaincu , dit-il ,
vos yeux , etc. Ces rapprochemens forcés sont imités de
Voiture : sans ce modèle vicieux , il est à présumer que l'auteur
auroit écrit beaucoup plus naturellement.
Quand on quitte les Lettres de Montreuil pour celle de Pélisson
, il semble qu'on passe d'un siècle à un autre. Cependant
cesdeux auteurs vivoient dans le même temps ; mais ils appartenoient
à une école différente. On ne trouve dans les Lettres
de Pélisson aucune trace de mauvais goût : il prend toujours
le ton qui convient au sujet ; et ses Lettres , qui n'étoient pas
destinées , ne s'écartent pas de la facilité d'une conversation
naturelle et amusante. Quoique Mlle Scudéry, à qui ces Lettres
sont adressées , eut beaucoup de goût pour une délicatesse
de sentiment , et un raffinement d'esprit déplacés même dans
des romans , son correspondant ne la flatte point sous ce
rapport ; il lui raconte les nouvelles de la guerre , les anecdotes
qui peuvent piquer sa curiosité , comme s'il conversoit
tête à tête avec elle , et sans qu'une assemblée nombreuse le
force à faire briller son esprit. C'est là le véritable genre épistolaire.
On n'aime à lire les lettres des personnes célèbres , que
parce qu'on espère pénétrer dans le plus profond secretde
leurs coeurs , y démêler leurs sentimens les plus cachés , et
se mettre à portée de les juger , comme si l'on avoit eu le
bonheur d'être admis dans leur société intime. Si ces lettres
ne sont que des morceaux travaillés avec soin , des pièces
d'éloquence, on perd toute la satisfaction qu'on s'étoit promise
, et la curiosité s'éteint .
Parmi les Lettres de Pélisson , une des plus intéressantes est
celle du 18 mars 1677 : il raconte la prise de Valenciennes.
On sait que cette importante conquête fut due à Vauban , qui
conseilla de faire en plein jour une attaque , qu'auparavant on
ne hasardoit que de nuit. Vainement Louvois et le roi luiîmême
furent d'un avis contraire : ce grand homme persista
avec une fermeté modeste , qui annonçoit qu'il étoit assuré du
succès de l'entreprise. Louis XIV céda enfin ; il ne voulut
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
pas , comme l'observe Pélisson , laisser à Vauban l'excuse de
dire : c'est qu'on ne m'a pas cru. Tous les détails de ce siége,
racontés par un témoin oculaire , sont du plus grand intérêt.
Pélisson avoit pour Vauban un penchant naturel , qui pouvoit
avoir pris sa source dans la conformité d'esprit de ces
deux hommes , qui se signalèrent cependant dans des carrières
si différentes. L'un et l'autre avoit plus de bon sens que de
génie , et tous les deux se faisoient distinguer par une modestie
quidonnoit un nouvel éclat à leurs talens. Pélisson cite un
trait fort curieux de la modestie de Vauban. Un jour l'auteur
le félicitoit sur le succès qu'il avoit obtenu depuis qu'il avoit
changé la manière d'attaquer les places : « Il me dit ,continue
>> Pélisson , que M. de Louvois en étoit plus à louer que lui.
» L'explication de cette énigme fut que, par l'envie que
>> M. de Louvois avoit d'apprendre quelque chose en l'attaque
>> des places , où il ne savoit rien au commencement de la
>> guerre , il avoit obligé Vauban d'en écrire quelque chose
>> qu'il pût étudier ; que là-dessus Vauban s'enfermant , et
>> rappelant toutes ces espèces d'attaque , avoit fait un gros
>> volume d'écritures ; que rien ne lui avoit jamais été si utile
" à lui-même que cette considération attentive et exacte , la
>> plume à la main, de tout ce qu'il avoit jamais eu dans l'es-
>> prit et devant les yeux sur cette matière ; que ce fut par
>> cette réflexion qu'il se fixa à la manière d'attaquer qu'il
>> pratique aujourd'hui.... Il y a long-temps que j'ai dit que ,
>> pour bien savoir quelque chose , il la faut écrire. >> Cette
dernière maxime est pleine de vérité et de justesse , à quelqu'objet
qu'elle s'applique. Ce n'est point en parcourant
rapidement les principes d'une science , en observant avec
légéreté ses développemens et ses résultats , qu'on peutjamais
s'y distinguer : cette mauvaise méthode nous a inondés de
demi-savans ; c'est , au contraire, en l'étudiant avec opiniatreté
, en la méditant continuellement , et , comme le dit
Pélisson, la plume à la main , qu'on parvient enfin à se la
rendre familière , et à la posséder entièrement.
On vient de voir jusqu'où Vauban portoit la modestie,
puisqu'il attribuoit ses succès à Louvois. Et qu'on ne croie
pas qu'il vouloit par-la faire sa cour au ministre : nul homme,
n'eut plus d'éloignement que lui pour ce manége. Une autre
anecdote qui ne se trouve pas dans ce Recueil , peut encore
servir à donner une idée du caractère de Vauban. Un jeune
officier de génie , enthousiasmé des moyens que Vauban avoit
inventés pour fortifier les places , lui dit un jour : M. le
maréchal, César ne seroit qu'un écolier , s'il se trouvoit
devant les villes que vous avez fortifiées. -Taisez-vous ما
&
FEVRIER 1807 . 355
jeune homme, répondit Vauban ; César , dans quinze jours ,
en sauroit plus que nous , dès qu'il auroit connu nos armes.
Nos mains sont un peu plus adroites que les siennes , mais
son intelligence étoit fort supérieure à la nôtre. Ce mot , déjà
cité par M. de Fontanes , dans un excellent morceau de critique
( 1) , est , comme il l'observe , unedes meilleures réponses
que l'on puisse faire à ceux qui prétendent que l'espèce hu
maine s'est perfectionnée , parce que le hasard et le temps
lui ont faitdécouvrir quelques secrets dans les sciences et dans
les arts.
Pour revenir à Pélisson , cet homme célèbre se distingua
par son courage , sa fidélité et ses talens : il fut un des orne
mens de son siècle. Il s'exerça peu à la poésie , pour laquelle
il n'avoit pas une vocation marquée : on connoît de lui le
Prologue des Fâcheux , qui n'annonce pas un grand poète ,
mais un homme de beaucoup d'esprit et de sens. Quand il
fit ce Prologue à la louange de Louis XIV , pour lequel il
avoit disposé , à Vaux, une fête aussi ingénieuse que magnifique
, il étoit loin de s'attendre au sort qui menaçoit son
protecteur. Les lettres furent sa consolation dans son malheur
: il se perfectionna par l'étude et la méditation ; et l'on
ne peut faire un plus grand éloge de sa correspondance avec
mademoiselle Scudéry, qu'en disant qu'elle donne une idée
fort juste de son esprit et de son caractère.
Il nous reste à parler de Boursault. Quoique ses Lettres
fussent destinées à être publiques , il sut se préserver des défauts
de ses prédécesseurs. Si elles ne roulent pas toutes sur
des objets bien intéressans , elles ont du moins le mérite
d'être écrites d'un style pur et naturel , et de présenter une
agréable variété. On en trouve sur presque tous les tons.
L'auteur cherche à convertir le fameux Desbarreaux , et saisit
pour cela l'occasion de la mort d'une femme à laquelle ce
dernier étoit attaché : tantôt il parle de théologie à l'archevêque
de Paris , et veut soutenir que la comédie n'est pas
prohibée par la religion. Quittant bientôt le ton sérieux , il
raconte fort plaisamment des anecdotes littéraires , et fait à
une dame le récit d'un voyage où , manquant d'argent , il
eût été fort'embarrassé , s'il ne se fût trouvé dans le voisinage
de la maison de campagne du surintendant , qui lui fit
prêter la somme nécessaire pour continuer sa route. Cette
dernière lettre est la plus amusante du Recueil. On voit que
l'auteur étoit habitué à faire des comédies : il raconte ses infortunes
d'une manière très-piquante , et peint fort bien les
(1) Examen d'un ouvrage de madame de Staël. (V. le Mercure du .... )
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ;
personnages de différens états avec lesquels il se trouve. Si
cette lettre n'étoit pas si longue , nous pourrions en égayer
les lecteurs ; nous aimons mieux citer un trait de Santeuil ,
que nous n'avons encore vu dans aucun Recueil d'anecdotes.
On connoît le caractère singulier , et l'extrême vanité de
ce poète : il avoit prié M. de La Fuillade de montrer une
de ses épigrammes latines à Bossuet. Etant venu savoir quel
avoit été le jugement de l'évêque de Meaux , le duc de La
Feuillade lui répondit, « qu'il n'avoit pas trouvé l'épigramme
>> trop belle. » -« M. de Meaux ! répondit brusquement
Santeuil , un bel ignorant ! » Le duc lui fit sentir avec chaleur
tout le mérite de Bossuet. « Je demeure d'accord , ré-
>> pondit Santeuil , qu'il est tout ce que vous dites : grand
>> évêque , grand théologien , grand prédicateur , grand con-
>> troversiste : il a fait enrager Claude et Jurieux ; mais c'est
>> un grand ignorant en vers latins , dontje ne voudrois pas
>> pour mon caudataire sur le Parnasse. Il faut que vous et
» lui , vous ayez oublié que je suis Santeuil ; lui d'avoir la
>> hardiesse de blâmer unes vers , et vous l'assurance de me
>> le dire. » M. de La Feuillade , irrité de cette sortie , étoit
prêt à perdre toute mesure. <<E<coutez , monsieur , lui dit
>> Santeuil , je ne puis trahir la vérité. Comme vous êtes le
>> premier homme du monde pour la guerre , je suis le pre-
>> mier homme du monde pour les vers latins ; et je ne crois
>> pas qu'il y en ait aucun sur la terre assez hardi pour nous
>> disputes celte primauté. Cette réponse faite avec beaucoup
de présence d'esprit , adoucit , comme on le pense ,
M. de La Feuillade , qui ne manquoit pas de vanité. Ce qu'il
y eut de plus heureux pour Santeuil , c'est qu'immédiatement
après cette scène , qui avoit commencé par être très-violente,
le duc fit rendre au poète une pension qui avoit été
supprimée.
D'après ce que nous avons dit des trois auteurs dont les
Lettres composent ce second Recueil , on a pu voir qu'il
avoit au moins le mérite d'être amusant. Nous aurions desiré
seulement que le choix fût plus judicieux dans les Lettres de
Boursault. Il s'en trouve une qui n'auroit pas dû être admise ,
parce qu'elle ne peut être de lui. C'est celle où , voulant
justifier la comédie , il fait des citations latines L'éditeur
savoit bien que Boursault n'avoit pas fait d'études : il le dit
dans la notice. Pourquoi donc insérer cette Lettre ?
: P.
FEVRIER 1807 . 357
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES -JAMES FOX. Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES - JACQUES FOX.
(Londres 1806. )
(Le volume dont nous allons tirer quelques détails sur la
vie de M. Fox , a paru à Londres à la fin d'octobre. ).
HENRI Fox ( lord Holland ) jeta les fondemens de sa fortune
par son application aux affaires , et les talens qu'il y
déploya. Il entra jeune au parlement ; il y montra une grande
sagacité dans les affaires , et Georges II lui donna , en 1754 ,
la place de secrétaire d'Etat aú département du Sud. La guerre
de sept ans éclata en 1756 , et son début fut malheureux pour
P'Angleterre. Le peuple mécontent demanda un changement
de ministre. Georges II remplaça M. Fox par M. Pitt , et les
affaires prirent une tournure favorable.
Comme plusieurs des amis de M. Fox étoient rentrés dans
les places, il se fit une coalition , au moyen de laquelle il obtint
la charge de trésorier-général de l'armée. C'est dans les
fonctions de cet office qu'il accumula les immenses richesses
qu'il laiss à ses enfans , et qui l'ont fait souvent accuser de
péculate En 1763 , il fut élevé à la pairie , sous le nom de baron
Holland de Foxley. Voici comment Horne-Tooke a fait le
portrait de ce lord , et l'esquisse de sa vie :
<< Jeunesse dissipée , imprudente , et prodigue. Enlèvement
>> de la duchesse de Richemond : outrage dont la famille de
>> celle-ci a conservé long- temps de profonds regrets , et une
>> vive indignation. Trésorier de l'armée , faisant argent de
>> tout , et n'abandonnant la place qu'à la dernière extrémité,
>> avec une fortune immense. Reliquataire à ce jour ( 1788) de
>> plus de 50,000 liv. sterling , sans avoir rendu compte.
>> Procès de la trésorerie pour des millions , lequel ne se juge
» point ; et fraude énorme découverte après sa mort chez son
>> agent, lequel se tue de désespoir. Abusant d'un pouvoir
>>ministériel illimité , il égara la chambre des communes ,
>> après l'avoir corrompue. Il amassa , en opprimant le peu-
>> ple , d'immenses richesses à ses enfans. Il paya cent mille
>> livres sterling de dettes que deux de ses fils avoient faites
>> avant d'être arrivés à l'âge d'homme. Il laissa en mourant
>> des sommes prodigieuses; et des établissemens brillans à tous
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> les siens. Sa mémoire est universellement méprisée ; et si
>> ses héritiers lui ont élevé un tombeau aux dépens du pu-
>> blic , celui- ci n'a pas été consulté . Son histoire ne brillera
>> pas dans celle de son pays, et il faut espérer qu'on n'essaiera
>> pas de l'y insérer. Ses amis auront soin que son épitaphe
>>> soit courte , et en termes très-généraux. >>
Voici comment le même auteur s'exprime sur lord Chatam :
<< Jeunesse prudente , sage et morale. Il épouse la soeur du
>> comte Temple, avec la pleine approbation de tous les
>> parens de celle-ci. Trésorier-général de la guerre , il refuse
>> ses appointemens , et se retire volontairement , sans avoir
>> augmenté sa fortune. Il rend ses comptes sans retard , sans
>>discussion, et sans nuages. Il prend la conduite des affaires
>>> dans un moment où la nation étoit humiliée et abattue. Il
›› fait une guerre glorieuse , et relève l'Angleterre. Il n'eut
>> point de dettes à payer pour ses enfans : car ceux-ci n'en
>> contractèrent aucune. Il ne laissa en mourant, à sa femme et
>> à ses enfans , que sa réputation et son exemple. Il mourut
>> universellement regretté et admiré, et il obtint d'une adresse
>> unanime du parlement , un monument public à sa mémoire.
» Son histoire est liée à celle de son pays.
Charles-Jacques Fox naquit le 24 janvier 1749. Il étoit , par
sa mère , parent des familles royales de Stuart et de Brunswick....
Il fut , dès son enfance , le favori de son père. Celui-ci
découvrit de bonne heure les germes de ses beaux talens , et
n'épargna rien pour les développer. Il le traita en homme
dès sa plus tendre jeunesse , et le rendit ainsi propre aux.
affaires importantes, dans un âge où les jeunes gens le sont
rarement.
La nation a vu deux rivaux dans la carrière politique se
retirer successivement des affaires , pour se vouer à l'éducation
de leurs fils cadets , et les préparer à jouer un grand rôle , en
les consultant sur les questions les plus difficiles . Ces deux
enfans, héritiers de la rivalité de leurs pères , ne se sont jamais.
démentis dans l'opposition des vues à laquelle ils avoient été
formés.
LordHolland avoit pour principe de suivre , et de ne jamais
contrarier la nature. Charles étoit toujours bien venu à se
mêler dans la conversation des hommes qui se trouvoient chez
son père; et il s'y faisoit admirer, Cette habitude précoce
d'exprimer librement tout ce qu'il pensoit , a sans doute beaucoup
contribué à cette promptitude de répartie qui l'a distingué
si éminemment dans la carrière politique.
L'indulgence de son père n'avoit point de bornes. Lady..
FEVRIER 1807 . 359
Holland fit un jour sur l'Histoire Romaine une observation
que Charles trouva fausse. Il demanda à sa mère, d'un ton fort
peu respectueux, ce qu'elle pouvoit savoir d'Histoire Romaine;
et ensuite il lui prouva qu'elle s'étoit grossièrement trompée ;
et son père trouva cela fort bon.
Charles se vantoit souvent d'avoir toujours fait ce qu'il
avoit voulu faire. Avant d'avoir atteint l'âge de six ans , il
se trouvoit un jour auprès de son père, tandis que celui-ci
remontoit sa montre .
<<Papa , dit- il , j'aurois bien envie de briser cette montre là. >>
«Ce seroit une sottise. » « J'en ai furieusement envie. >>
« Eh bien , mon enfant si tu en as une si forte envie , je
ne veux pas te contrarier , la voila. » L'enfant prit la montre ,
>> et la lança de toute sa force sur le parquet.
Un autre jour , lord Holland , alors secrétaire d'Etat , venoit
d'écrire une longue lettre fort importante. Il alloit mettre du
sable dessus. Le petit Charles mit la main sur l'écritoire, et dit :
« Papa , j'ai bonne envie de renverser l'écritoire sur la
>> lettre. >>
« Fais , mon enfant, si cela t'amuse.>>>Le petit bonhomme
ne se le fit pas dire deux fois : et le secrétaire d'Etat , bien
content de l'énergie de son fils , recommença tranquillement
sa dépêche.
On ne peut guère douter que cette indulgence excessive
n'ait préparé les vices qui ont souillé le caractère de cet
homme extraordinaire. Accoutumé d'enfance à suivre tous ses
caprices , sans trouver, ni en lui-même ni chez les autres ,
un seul principe propre à régler ses actions , il se plongea
dans tous les excès , et se jeta dans tous les écarts , lorsque ses
passions et son imagination l'y invitèrent. Les libertés du
petit Charles durent souvent embarrasser son père , mais elles
ne l'impatientèrent jamais.
Pendant une des crises de son ministère , se trouvant surchargé
de dépêches importantes qu'il falloit expédier pour le
lendemain , lord Holland , après avoir travaillé tout le jour
dans les bureaux , fit porter les dépêches dans son cabinet
pour les achever pendant la nuit. Charles , qui avoit alors
neuf ans , se mit à examiner les lettres que son père avoit
signées, et qui alloient être cachetées. Il en trouva une qui lui
déplut, et sans consulter son père , il la jeta au feu. Lord Hotland
ne l'en gronda point , et refit lui-même une nouvelle
copie.
Al'âge de quatorze ans, Charles accompagna son père sur
le continent , et séjourna avec lui aux eaux de Spa , où il y
avoit beaucoup de monde. On dit que tant qu'ils y furent
4
360 MERCURE DE FRANCE ,
ensemble , lord Holland donna à son fils cinq guinées par
soirée pour son jeu.
Lord Holland avoit mis son fils à l'école de Westminster.
Ason retour du Continent , il le plaça au co'lége d'Eaton. Son
instituteur particulier à ce collége , le Dr. Newcome , depuis
archevêque d'Armagh , fut aussi tourmenté de la légéreté et
de la pétulance de son élève qu'émerveillé de ses talens et
de la rapidité de ses progrès. Il eut dans toutes les classes
une supériorité décidée sur ses camarades , et toutes les fois
qu'il s'agissoit de parler , il étoit choisi pour leur chef. La
force de sa constitution étoit égale à la vigueur de son esprit.
L'étude et la dissipation l'absorboient tour-à-tour , sans que
jamais l'une des deux parût nuire à l'autre. Il étoit ardent et
extrême en tout. Il montra toujours de la disposition à défendre
le foible. Ses camarades avoient une pleine confiance
en lui ; et il étoit à -la- fois le Solon et le Démosthènes de cette
petite République .
Charles étoit aussi l'espiègle par excellence ; et on raconte
de lui divers tours qui le prouvent :
Un lundi de Pâques , il rencontra une femme aveugle qui *
crioit des petits pâtés. « Venez avec moi , la bonne femme ,
>> lui dit-il , je vais du côté de la place de Moorefields : it y
>> a beaucoup de monde aujourd'hui , et vous aurez une
>> bonne vente. » « Bien obligé , monsieur , je m'en vais
>> vous suivre. » Il la mena dans l'église la plus voisine , où
l'on commençoit à se rassembler pour le service ; et quand
elle fut dans la nef, il lui dit : vous y voilà ! Alors la marchande
se mit à crier de toutes ses forces : « Petits pâtés tout
>> chauds ! petits pâtés tout chauds ! » Ce fut un grand scandale.
Le bedeau vint l'avertir qu'elle étoit dans une église.
Elle lui répondit qu'il en avoit menti ; et il n'y eut que le
son des orgues qui pût la détromper.
Le jeune Fox montra dès-lors son goût pour les matières
et la carrière politique. Il s'en occupoit vivement pendant
les vacances. Il s'étudioit à la déclamation et aux discours
improvisés.
fai-
Il passa d'Eaton à l'Université d'Oxford , où il parut ne
faire que jouer et se divertir , et où cependant ses progrès
dans les études furent d'une rapidité inconcevable. Il devint
excellent littérateur. Il lisoit Aristote dans le texte grec ,
avec une facilité aussi grande que les professeurs qui ne
soient pas autre chose. Longin et Homère étoient ses auteurs
favoris. Il savoit , en quelque sorte , ce dernier par coeur.
Un philologue de profession n'auroit pu connoître plus à
fond la phraséologie et la versification de cet immortel poète.
FEVRIER 1807. 361
Un ecclésiastique qui avoit la réputation de savoir très - bien
le grec , essayoit un jour de prouver qu'un certain vers de
I'lliade avoit été intercalé , et n'avoit pas la caractère de la
versification d'Homère . M. Fox , qui se trouvoit présent , cita.
à l'instant vingt vers d'Homère , d'une mesure toute semblable.
Il étoit capable de disserter avec Longin , de philosopher
avec Aristote , et de discuter la fabrication des vers
avec un pédagogue. La facilité de son esprit , et l'universalité
de' ses connoissances étoient telles qu'il se trouvoit toujours
au niveau du savant ou du littérateur avec lequel il faisoit la
conversation.
La vie uniforme d'Oxford contrarioit l'ardeur de ses dispositions.
Il obtint bientôt de son père , la permission de faire
son tour d'Europe. Il porta dans ce voyage une égale ardeur
pour s'instruire etpour s'amuser. Il étudia à la fois la politique
des nations , l'histoire et les moeurs des peuples , l'étiquette des
cours , et s'occupa de rendre ses connoissances utiles à son
pays. Mais le jeu, les femmes et la table , l'entraînoient toura-
tour. Ses sottises allèrent jusqu'à lasser l'indulgence de lord
Holland lui-même. Il. le rappela à plusieurs reprises en Angleterre
, avant d'être obéi , et quand il vint à payer les dettes
de son fils , il s'en trouva une de seize mille liv. sterl. qu'il
avoit faite à Naples.
Ceux qui n'ont vu M. Fox que dans les dernières années de
sa vie politique ne pourroient pas se représenter qu'il fût , dans
le temps dont nous parlons, un petit-maître consommé. Il y a
encore à Londres des gens qui se rappellent l'avoir vn déployer
ses graces en habit brodé, en talons rouges, avec le chapeau de
soie sous le bras , et un énorme bouquet sur la poitrine. Il se
piqua de donner le ton à tous les jeunes gens de la cour.
Il avoit achevé ses études , fait son tour d'Europe , et toutes
les folies dont nous venons de parler , avant d'avoir accompli
sa dix-neuvième année. Son père impatient de le retirer de
cette carrière de dissipation , réussit à le faire entrer au parlement
en 1668 : il fut nommé pour un bourg de Sussex. M. Fox
n'avoit pas l'âge requis par la loi. L'observation n'en fut pas
même faite par le comité des priviléges , ni par l'orateur de
la chambre des communes : circonstance singulière , et qui
fait soupçonner que des hommes qui comptoient sur son
appui pour leur fortune , avoient vendu leur silence .
Son début fut extrêmement brillant. Il parut un orateur
accompli , dans un âge où les autres hommes ne donnent
encore que des espérances. Il montra une facilité prodigieuse
à se saisir des matières à mesure qu'elles lui étoient
présentées , à découvrir à l'instant le fort et le foible des
argumens , à indiquer le vrai point de vue, et le noeud de
362 MERCURE DE FRANCE ,
2
chaque question. Enfin , il parut aussi heureux dans le choix
des expressions , dans l'abondance et la force de sa diction
qu'il étoit remarquable par sa dialectique. Lord North , alors
chancelier de l'Echiquier, le fit entrer dans le bureau de
l'Amirauté.
En 1770 , M. Fox fit un voyage à Paris , qui donna lieu à
toutes sortes de conjectures : on crut y voir un but politique ,
et on lui soupçonna quelque mission secrète. Mais ce voyage
n'avoit d'autre objet que l'achat de certaines étoffes françaises
, pour l'anniversaire de la naissance du roi. Il y avoit
alors une amende de deux cents liv, sterling pour ceux qui
portoient des étoffes de fabrique française. M. Fox trouvoit
piquant d'échapper à la loi , et il prêta son ministère à plusieurs
personnages de la cour , qui avoient envie de faire faire
leurshabits à Paris. M. Fox y porta leur mesure. Lorsque le
ballot des habits arriva en Angleterre, il fut saisi à la douane.
M. Fox insista en vain pour en obtenir la main-levée : on ne
laissa passer que les habits qui avoient été portés , et le reste
fut brûlé.
La conduite irrégulière de M. Fox , et son adhésion aux
mesures du ministre , lui attirèrent la haine du peuple. Sa
voiture fut brisée par la populace , un jour qu'il se rendoit
à la chambre des communes. Il passoit sa vie au jeu ; et les
huissiers de l'amirauté étoient obligés de courir après lui
dans les tripots , pour lui faire signer des ordres , des décrets,
ou des dépêches : ce qu'il faisoit en tenant la plume d'une
main , et le cornet ou les cartes de l'autre , sans jamais lire ce
qu'on lui présentoit.
En 1774 , M. Fox se brouilla avec lord North , et perdit
sa place. Il n'étoit pas moins fameux parmi les jeunes gens ,
comme un des meneurs de la mode , qu'il n'étoit célèbre par
ses talens politiques. Il faisoit des dépenses excessives ; et
malgré les libéralités de son père , il devoit des sommes prodigieuses.
Lord Holland , à sa mort , légua à son fils Charles
un préciput de vingt mille liv. sterl. et neufcents liv. sterl. de
rente , outre les belles terres de Thanet et de Sheppy , qui
rendoient quatre mille liv. sterl. Il dissipa en très - peu de
temps tous ces biens ; et comme il avoit perdu sa place dans
la trésorerie , il se trouva sans aucune autre ressource que le
jeu , qui , jusqu'alors , lui avoit fort mal réussi , et où ses
pertes avoient été aussi souvent le résultat de la mauvaise foi
que de la mauvaise chance. Avec toute sa sagacité et tous ses
talens , il étoit journellement dupe des escrocs , et ne pouvoit
pas devenir défiant. Cette mauvaise société ne le corrompit
FEVRIER 1807. 363
point : il joua toujours avec honneur et délicatesse ( 1 ) . Il étoit
aussi assidu aux courses de chevaux , qu'aux maisons de jeu ,
Il avoit confondu ses intérêts avec ceux de lord Foley , pour
les paris de New- Market. Ils avoient leurs coureurs à eux ;
et pendant vingt ans , que leur association a duré , on n'a jamais
essayé de mettre en doute leur délicatesse dans les
moindres procédés. Ils eurent des années fort heureuses. En
1772 , ils gagnèrent seize mille guinées , dont la plus grande
partie contre le célèbre coureur Pincher , lequel perdit ,
d'une demi-encolure seulement , le plus fort des paris. En
1790 , le fameux Seagull , qui appartenoit aux deux associés ,
gagna aux courses d'Ascott la Poule d'Oatlands , à laquelle
dix-neuf souscrivans avoient mis chacun cent livres sterling.
L'Escape , le Serpent , et d'autres bons coureurs du prince
deGalles, furent battus , ce jour-là , à la grande mortificationde
son altesse royale , qui voulut prendre sa revanche ,
quatre jours après , avec la Pie. Seagull gagna encore cette
course , avec des paris énormes. Les deux associés avoient
cette année-là trente-deux chevaux de course à eux.
Lord Foley mourut en 1793. Il étoit entré dans la carrière
des paris avec mille huit cent liv. sterl. de rente , et cent
mille guinées d'argent. Il en sortit avec des dettes , et une
santé épuisée par le travail et les inquiétudes inséparables
d'une telle vie.
M. Fox se piquoit d'être à la tête des autres dans les amusemens
, comme dans les affaires. Il jouoit admirablement
bien tous les jeux de combinaison ; mais les courses de chevaux
étoient son amusement favori. Il étoit toujours de sangfroid
au jeu ; et il jetoit les dés pour mille guinées , avec la
même tranquillité qu'il l'auroit fait pour un schelling. Mais
lorsqu'undeses chevaux favoris couroit, il se donnoit lui-même
en spectacle d'une manière plaisante. Il se plaçoit à cheval
auprès de l'endroit où ces animaux font d'ordinaire les derniers
efforts pour atteindre le but avant leurs concurrens. Il suivoit
des yeux son coureur , pendant que celui-ci faisoit le tour de
(1) Le frère aîné de M. Fox se laissoit également duper au jeu par les
joueurs de profession. Il entra un soir dans un tripot avec treize mille
guinées dans sa poche, et en ressortit sans un schelling. Il étoit habituellement
fort endormi; mais , cette nuit-là , il dormoit en quelque sorte debout,
et tout en perdant son argent. Ses camarades s'en divertissoient
parfaitement. L'un le tiroit par la manche , en lui disant : « Etienne !
>> tu me dois deux mille guinées , entends-tu? » Un autre lui disoit
« Tu ne m'as payé que cinq cents guinées , c'est mille qui me reviennent.».
Quand les treize mille guinées furent perdues , Etiennedormit tout àson
aise.
364 MERCURE DE FRANCE ,
la lice, et il rest it lui-même dans une immobilité parfaite ,
jusqu'à ce que l'animal se rapprochât du poste qu'il occupoit.
Alors sa respiration s'accéléroit ; et lorsque les chevaux passoient
auprès de lui , il s'élançoit à leur suite , en fouettant ,
donnant de l'éperon et soufflant de toutes ses forces , comme
s'il eût voulu infuser son courage et ses propres ressources
dans l'animal fatigué. Une fois le pari décidé , il sembloit,
tout-à-fait indifférent au gain ou à la perte ; et il mettoit
d'abord la conversation sur la course qui alloit succéder.
,
Nous ne pouvons pas répondre de l'anecdote suivante
que l'on raconte de M. Fox. Il étoit du nombre des admirateurs
de madame Crewe , femme aussi remarquable par
sa bonté que par ses agrémens. Un homine de la société
de madame Crewe perdit avec elle au jeu une somme assez
forte , sur sa parole. Obligé de s'absenter de Londres le
lendemain , il porta la somme à M. Fox , dont il connoissoit
les relations avec madame Crewe et le pria de se
charger de lui remettre son argent. M. Fox, comptant sur
l'extrême bonté de madame Crewe , et ayant , comme à son
ordinaire , besoin de fonds , fit usage de la somme dans
une séance de jeu , et la perdit tout entière. Trois mois se
passèrent. Madame Crewe rencontroit souvent son débiteur,
et étoit fort étonnée qu'il ne lui parlat point d'une dette
d'honneur qui devoit être payée dans les vingt - quatre
heures. Enfin elle lui insinua délicatement qu'ils avoient
un compte à régler ensemble. « Comment done ! s'écria-t-il ;
>> le jour même , je portai mon argent à M. Fox pour vous
>> le remettre . » <<Ah ! sans doute....... à présent je me
souviens...... Il m'a payée. Il est incroyable comme on
>>> oublie ! >>Lorsqu'elle en parla à M. Fox , il lui dit
en riant : « Vous êtes la seule femme avec laquelle j'eusse
>> osé prendre cette liberté » ; et il la pria de lui donner
un peu de temps pour se mettre en règle.
C
.....
Il avoit une vieille dette de jeu à payer à un baronet
qu'on appeloit , parmi les joueurs , sir John Jehca. Se trouvant
un jour en argent comptant , il demanda un rendezvous
au baronet pour s'acquitter de ce qu'il lui devoit.
Pendant que M. Fox comptoit l'argent , sir John demanda
une plume et de l'encre . M. Fox voulut savoir pourquoi.
<<Pour faire le compte de l'intérêt. » « Al,ah ! dit M. Fox
>> en remettant son argent dans sa poche , croyois qu'il
>> s'agissoit d'une dette d'honneur. Mais je vous dirai que
>>>j'ai pour principe de ne payer les Juifs que les derniers :
FEVRIER 1807. 365
» ainsi vous aurez la bonté de m'attendre un peu. Je pen
serai à vous quand j'aurai à faire à mes amis d'Israël. >>> »
Quoique M. Fox eut dans le caractère beaucoup de candeur
, de libéralité et de bienveillance , il étoit impérieux et
irritable à l'excès. Dans sa conduite publique , comme dans
la vie privée , la décision étoit le trait le plus marquant. Il
ne se cachoit point. Il alloit ouvertement à ses fins ; et il
n'employa jamais l'intrigue pour réussir. Un tel caractère
convient peu à un courtisan; et M. Fox ne sut pas mieux
se plier à l'étiquette des cours , que soumettre sa candeur
aux artifices qu'on y emploie.
Dans l'année 1774 , plusieurs événemens fâcheux pour
M. Fox se succédèrent coup sur coup . Son père mourut en
juillet , sa mère en août , et son frère aîné lord Holland en
novembre. Enfin , il perdit l'élection qu'il disputa pour
Poole , quoique bientôt après il fût élu pour Malmesbury.
Immédiatement avant de perdre sa place , il avoit fait
un discours étudié , dans lequel il avoit développé au parlement
le tableau dubonheur et de la gloire de la nation. Lorsqu'il
s'enrôla dans l'opposition , il tint un langage tout contraire
; et on lui appliqua ces vers de Pope :
« Ask men's opinions . Scoto now shall tell
>> How trade increases , and the world goes well.
» Strike off his pension, by the setting sun ,
isundone.'" » And Britain , if not Europe (1)
Depuis 1774 à 1781 , les questions que firent naître les
mesures des ministres pour réduire les Américains par la
force , et pour armer contre l'Angleterre les principales
puissances de l'Furope , donnèrent lieu aux débats les plus
intéressans qui aient jamais occupé le parlement. MM. Fox ,
Burke , Barré , Dunning étoient les orateurs de l'opposition .
MM. Thurlow , Wedderbune , et lord North déployèrent
des talens d'un genre différent , mais peu inférieurs peutêtre
. Elève de Burke dans les travaux d'un chef de parti ,
initié par lui dans le dédale des affaires , M. Fox prit un
ascendant de plus en plus marqué , soit comme orateur, soit
comme homme d'Etat. Ses efforts affoiblirent les moyens
des ministres. Ils devinrent timides ; ils s'attachèrent à
échapper à la censure plutôt qu'à décider les succès. L'oppc-
(1) « Consultez un pensionnaire du gouvernement , il vous dira que
>> le commerce prospere , et que les affaires vont à ires vontàmerveilles.Si dansle
>> jour mène on lui retire sa pensioonn ,, l'Angleterre cst perdue , etl'Eu-
>> rope entière est menacée de sa ruine. »
366 MERCURE DE FRANCE ,
sition fit faire une partie des fautes qu'elle condamnoit ; et
amena les ınalheurs qu'elle affectoit de déplorer : Washing
ton ne contribua pas plus peut-être à la liberté de son pays ;
par ses victoires en Amérique , que l'éloquence de M. Fox
et de ses amis dans le parlement d'Angleterre.
C'est sur-tout pendant le cours de ces sept années que
les principes politiques et moraux de M. Fox durent
prendre une assiète fixe. Il avoit appris de son père que de
grands talens font tout pardonner ; que sa fortune devoit
ètre le fruit de son industrie ddaannss llaa carrière politique ; que
les excès à la mode sont une sorte de recommandation pour
celui qui se montre d'ailleurs habile et appliqué. Il avoit
appris du parti Rockingham que les grandes familles des
Whigh dont les ancêtres avoient placé sur le trône la maison
de Hanovre , devoient tenir le roi en tutelle , et ne lui laisşer
que l'ombre du pouvoir. Junius , Franklin , Dunning ,
Hummee,, Smith, Voltaire et Price lui avoient donné legoût
de cette philosophie , qui préfère la perfection idéale aux
choses que l'expérience a démontrées convenables. Burke
lui apprit à jeter les voiles et les ornemens de l'imagination
sur les préceptes de ce bon sens pratique dont il avoit l'instinct
comme homme d'Etat. Son habitude du jeu , sa pratique
des affaires , la fréquentation des hommes à cabales et
à intrigues , lui avoient donné une plus parfaite connois
sance du coeur humain , plus d'empire sur ses passions , et
plus de confiance en ses propres talens ; et s'il n'y avoit pas
gagné un sentiment plus délicat sur - tout ce qui tient aux
principes moraux , il avoit certainement acquis plus de cette
persévérance courageuse , qui naît de la conscience de la
force et de la certitude de surmonter tous les obstacles.
Bien des gens attribuèrent l'acharnement de M. Fox
contre le ministère à sa haine personnelle pour lord North .
Ce ministre avoit mis beaucoup d'activité à faire rentrer
dans le trésor public les sommes dont lord Holland étoit
demeuré reliquataire , et il avoit déjà tiré des exécuteurs
testamentairesde celui-ci deux cent mille liv. sterl . à compte
de cette créance.
En 1776 , M. Fox fit un voyage en France. Le ministère
avoit espéré qu'il s'y oublieroit dans les plaisirs ; mais il
reparut bientôt dans la chambre des communes avec l'avantage
que lui donnoient contre le système des ministres les
informations positives qu'il avoit recueillies en France; et
quand lord North assura la chambre que l'Angleterre n'avoit
rienà craindre des dispositions de la France et de l'Espagne ,
FEVRIER 1807 . 367
M. Fox soutint , au contraire , que le cabinet de Versailles
n'attendoit qu'une occasion favorable pour déclarer la guerre ;
et qu'il n'y manqueroit pas , s'il arrivoit de mauvaises nouvelles
d'Amérique. L'événement justifia sa conjecture. ...
Il avoit coutume de dire qu'il ne nourrissoit de haine personnelle
contre aucun individu , et que le sentiment de la
malveillance lui étoit totalement étranger. Ceux qui étoient
témoins de la manière acre et mordante avec laquelle il
`s'exprimoit sur lord North , doutent qu'il fût en effet exempt
de malveillance contre celui-ci. La dureté avec laquelle il
donnoit son opinion sur ses antagonistes , lui attira plus d'une
querelle. Dans la session de 1779 , M. Adams , gentilhomme
écossais , qui jusque-là avoit voté dans le sens de l'opposition ,
annonça à la Chambre qu'il voteroit pour l'administration
dans une mesure proposée. Cette déclaration indigna contre
lui ses anciens amis , et donna plus de consistance au parti
ministériel . Les orateurs de l'administration accusèrent les
chefs du parti opposé d'être eux-mêmes la cause des désastres
publics , et de ne s'occuper que de vues personnelles , en
affectant le plus pür patriotisme. M. Fox , après s'être
défendu de ces imputations , ajouta ce qui suit : « J'ai sup-
>> porté , dit-il , leur ignorance , leur sottise , leur incapacité ,
> leur corruption , et je leur pardonne encore l'amour du
>> pouvoir. Leur impudence et leur stupidité ne m'inspirent
>> que du mépris. Je comprends qu'ils sont réduits à se jeter
>> dans le précipice , parce que la retraite est devenue impos-
>> sible. Je m'étudie autant que je le puis à conserver des
>> ménagemens pour leurs personnes , en considération des
>>places qu'ils occupent ; mais , quand je vois des hommes
* de cette espèce, qui ont entraîné la nation dans un abyme
>> de honte et de malheurs , des hommes qui ne méritent que
>> la hache , ou la corde , et qui viennent nous parler des
> services qu'ils ont rendus , nous soutenir froidement que
>>toutes les calamités sous lesquelles nous gémissons n'existent
>> point , ou qu'elles sont l'ouvrage de ceux qui s'en plaignent ,
>>je défie que la patience humaine puisse tenir contre un pareil
>> assemblage de folie , de méchanceté , d'ignorance , d'orgueil
>> et d'audace. >>>
M. Adams fut vivement piqué des expressions de M. Fox ;
et le lendemain , celui-ci reçut le billet suivant :
« M. Adams présente ses complimens à M. Fox. Il prend la
» liberté de lui représenter qu'après avoir mûrement réfléchi
>> sur ce qui s'est passé hier au soir, il croit devoir à sa propre
» réputation de faire insérer dans les papiers publics l'avis
>> ci-après :
368. MERCURE DE FRANCE ,
>> Nous sommes autorisés à assurer le public que , dans une
>> conversation entre MM. Fox et Adams , à l'occasion des
>> débats de jeudi dernier , dans la chambre des communes ,
» M. Fox a déclaré qu'il n'avoit point eu l'intention de rien
>> dire de désobligeant contre M. Adams.
>> Le major Humbertson me fait l'honneur d'être porteur
>> de ce billet , et me rendra votre réponse. >>>
M. Fox répondit ce qui suit :
<< Monsieur, je suis faché de ne trouver aucune convenance
>> à mettre dans les papiers une explication sur un discours
» qui n'en a pas besoin. Vous avez entendu ce discours. Vous
>> devez savoir qu'il ne contenoit aucune réflexion qui fût di-
>> rigée contre vous , à moins que vous ne sentiez l'avoir
>> méritée. Mon discours a été mal rendu dans les papiers , et
» je désavoue ce qui n'est pas vrai : je n'ai rien à dire de plus.
» La conversation qui s'est passée chez. Broock n'a rien de
>> secret , non plus que cette lettre ; et vous pouvez parler
>> de l'une et de l'antre. >>>
Je suis , etc.
Le résultat de cette correspondance fut unduel , qui eut lieu
le 28 novembre . Le major Humbertson accompagna M. Adams,
et le colonel Fitzpatrick fut le second de M. Fox. Voici le
rapport que les deux témoins firent sur cette affaire :
«Ils se réunirent à huit heures du matin , comme ils en
» étoient convenus. Lorsque le terrain eut été mesuré à la
>> distance de quatorze pieds , M. Adams pria M. Fox de
>> tirer ; à quoi celui-ci répondit : « Tirez vous-mêmes : je
>> n'ai pas de querelle avec vous. » M. Adams tira alors , et
>> blessa M. Fox , ce dont nous croyons que ledit M. Adams
>> ne s'aperçut pas , car nous n'en fûmes pas certains nous-
>> mêmes. M. Fox tira ensuite sans effet. Nous intervînmes ;
>> et nous demandâmes à M. Adams s'il étoit satisfait. Il répon-
>> dit : « M. Fox consent-il à déclarer qu'il n'a pas eu l'inten-
>> tion d'attaquer ma réputation ? » Sur quoi M. Fox répartit,
>> que ce n'étoit pas là le lieu propre à se justifier , et il pria
» M. Adams de continuer. M. Adams tira son second coup
>> de pistolet sans effet. M. Fox tira son second coup en
>> l'air , et dit que comme l'affaire étoit terminée , il n'avoit
>> aucune répugnance à déclarer qu'il n'avoit pas plus eu
>> l'intention d'offenser M. Adams que les deux gentils-
>> hommes présens. M. Adams lui répondit qu'il s'étoit
>> conduit en homme d'honneur. M. Fox dit alors qu'il
» se croyoit blessé. Il ouvrit sa veste , et nous vîmes qu'il
>> avoit reçu une blessure légère. Les partis se séparèrent, ex
: la
DEPT
NE
FEVRIER 1807. 360
» la blessure de M. Fox ayant été examinée , ne parut pas
>> dangereuse . » :
RICHARD FITZPATRICK .
T. MACKENSIE HUMBERSTON.
Gette affaire augmenta la popularité de M. Fox. On lui
sut gré du courage et de la générosité qu'il avoit montré ; et
et il eût, à cette occasion , la visite d'un très-grand nombre
de personnages marqans.....
Gibbon, le célèbre historien , étoit membre du parlement ,
qui fut dissous en 1780. On eut connoissance de l'opinion
de M. Fox sur son compte , par un singulier hasad. Dans
lavente d'une bibliothèque , on trouva sur le premier volume
de l'histoire de Gibbon , une note de la main de M. Fox , en
ces termes : « Lorsque l'Espagne déclara la guerre , en 1779 ,
>> l'auteur de ce livre affirma publiquement chez Brook ,
qu'il n'y avoit point de salut poouurr l'Angleterre , àà moins
>> qu'on ne fit couper six têtes dans le conseil d'Etat , et quon
» ne les étalât sur une table en plein parlement , pour
>> l'exemple. Moins de quinze jours après , cet auteur accepta
» une place dans le conseil d'Etat. >>
"
Après cette note , on lisoit les vers suivans , également de
la main de M. Fox :
« King George in a fright
» Lest Gibbon should write
> The story of Britain's disgrace ,
» Thought no means more sure
>>His pen to secure
» Than to give the historian a place.
But his caution is vain.
>> Tis the curse of his reing
is That his projects should never succeed.
» Though he write not a line,
> Yet a cause of decline
» In the author's example we read.
His book well describes
> How corruption and bribes
» Overthrew the great empire of Rome ;
An hit writings declare
A degen racy there
>> Which his conduct exhibits at home (1 ) . "
3
(1) « Le roi George ayant pris la peur que Gibbon n'écrivit l'histoire
>> de la décadence de l'Angleterre , a jugé convenable de s'assurer de sa
>> plume , en donnant à l'histonen une place.
› Mais la précaution a été vaine. Aucun projet ne réussit sous ce
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
:
M. Fox fut élu pour Westminster en 1780. On ne l'appeloit
plus que l'homme du peuple. Le bruit s'étant répandu
qu'il avoit été tué en duel par lord Lincoln , un de
ses rivaux pour l'élection , il se rassembla près de chez lui
une foule prodigieuse. Un plaisant qui passoit , cria a la
foule : « Soyez tranquilles , messieurs , et retirez-vous chacun
>> chez vous. Si M. Fox avoit été tué , vous comprenez bien
» qu'on auroit tiré le canon de la Tour. » Les badauds
trouvèrent qu'il avoit raison, et la foule se dissipa.
En février 1781 , M. Burke proposa , pour la seconde
fois , son plan général d'économie. M. Fox le seconda ; et
ils furent appuyés par un homme qui devoit jouer bientôt
le rôle le plus brillant : ce fut dans cette occasion que
William Pitt , alors âgé de vingt-deux ans , fit sonpremier
discours , et donna les plus grandes espérances sur ses talens.
Ce fut dans cette session que M. Fox proposa que la
Chambre se formât en comité pour prendre en considération
la guerre d'Amérique ; mais tous ses moyens , réunis
à ceux de MM. Burke , Pitt , Sheridan et Dunning , ne
purent faire passer cette motion. L'année suivante , M. Fox
renouvela ses attaques contre le ministère : l'opposition
commença a devenir très -redoutable ; et , bientôt après , la
majorité en faveur du ministre fut si foible , que le roi se
vit obligé de changer l'administration.
Le marquis de Rockingham en fut le chef apparent, et
M. Fox , comme secrétaire d'Etat , l'agent le plus influant.
Les ouvertures de paix à la Hollande et à l'Amérique furent
le premier acte de son ministère. Il fit adopter au parlement
plusieurs bills de réforme et d'économie , que l'opinion
publique sollicitoit.
Le marquis de Rockingham mourut le 1er juillet. M. Fox
ne doutoit pas que sa place ne lui fût destinée; mais quelques
jours s'étant passé sans que le Roi lui fit rien dire , il rassembla
un comité de ses amis les plus puissans ; et il les prévint
que , s'ils ne faisoient pas les plus grands efforts pour parer
le coup , Lord Shelburne seroit nommé premier Ministre.
Il fut convenu que le duc de Portland seroit un bon mannequin
de premier ministre , et M. Fox fut chargé d'engager
le Roi à le nommer ; mais , lorsqu'il arriva au cabinet de
› règne malheureux. Sans que l'auteur ait écrit un seul mot , nous trou-
>> vons dans son exemple une cause de décadence .
» Son livre nous dit comment la corruption amena le déclin et la
>> chute de l'Empire Romain. Ses écrits nous dépeignent la dégénération
des hommes , et sa conduite nous la démontre. >>>
FEVRIER 1807. 371
:
:
1
Sa Majesté , il rencontra lord Shelburne , qui en sortoit ,
avec llaa nnoommiinnaattiioonn de premier lord de la trésorerie. M. Fox
extrêmement déçu , demanda aauu roi ,, si Sa Majesté voudroit
bien lui permettre de nommer le nouveau secrétaire d'Etat.
>> Cela est déja fait , répondit le roi. » « Alors , je pense que
>>Votre Majesté pourra se passer de mes services. » « Assuré-.
>> ment, monsieur , si vous les trouvez le moins du monde
<< pénibles . » M. Fox fit une profonde révérence , et se retira .
Le lendemain, il eut une audience, pour remettre les sceaux,
M. Pitt , qui avoit refusé une place dans le minist re précédent
fut nommé Chancelier de l'Echiquier ; et lord Temple
succéda à M. Fox , comme secrétaire d'Etat , pour le département
du Nord.
»
: se
Peu de temps après sa retraite du ministère , M. Fox devint
fortamoureux de Mad. Robinson, qui étoit connue sous lenom
de Perdita. Elle logeoit en Berkeley-square , et son appartement
donnoit sur le superbe hôtel du comte de Shelburne.
M. Fox passoit sa vie chez elle : ses amis ne le voyoient plus .
Un de ceux- ci l'ayant rencontré par hasard, Jui demanda
pourquoi il ne paroissoit plus chez Brooke. « Ne savez-vous
pas, réponditM. Fox , que j'ai pris eennvveerrss llee public,, l'enga-
>> gement de surveiller les démarches de lord Shelburne ?
>> C'est pour cela que j'habite àà Berkeley-square. » Il ne
chercha poiinntt a faire unmystère de cette iinnttrriigguuee et il
promenoit souvent avec Mistriss Robinson , dans Ja voiture de
celle - ci. Georges Selwyn remarqua un jour , à cette occasion ,
que c'étoit sans doute en sa qualité d'homme public qu'il
avoit pris une femme publique.Mad. Robinson,, presséepar
ses créanciers , fut obligée de quitter l'Angleterre. Immédiatement
après son départ , M. Fox s'attacha a Mad. Armstead,
femme de la même classe , mais dont la vie a offert une
circonstance remarquable. Elle faisoit une dépense prodigieuse
, avoit deux équipages , un nombreux domestique.
Elle recevoit à sa table tous les jeunes élégans de la Cour et
de la ville ; et cependant , elle n'a jamais ruiné personne.
Ala rentrée du Parlement , en 1782 , M. Fox se trouvoit
trop foible pour agir seul contre un ministère , qui acquéroit
tous les jours plus de consistance. Il prit alors le parti de
se lier avec l'homme auquel il avoit fait pendant 8 ans , une
guerre à outrance. Lord North , qu'il avoit appelé l'humble
ministre de la couronne , l'appui de la corruption , le patron
des entrepreneurs , le père des agioteurs , le pilote endormide
l'Etat , l'homme dontle sang devoit expier les calamités qu'il
avoit attirées surl'Angleterre ; cemême LordNorth fut recherhé
par M. Fox; et il signèrent ensemble un traité d'alliance.
2
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
On a prétendu que le noble lord s'étoit trouvé comme force à
accepter les offres de M. Fox , parce que celui-ci avoit gagné
à son fils des sommes énormes , qui étoient encore dues.
Lorsque les préléminaires de la paix avec la France et l'Espagne
furent communiqués aux parlement , ils excitèrent les
plus vives réclamations de lord North , de M. Fox , et de leurs
amis . Les efforts de cette opposition furent te's, qu'elle obtint
la majorité , et arriva comme de force au ministère , sans
avoir la confiance du Roi , ni de la nation. Dans cette nouvelle
administration , M. Fox et lord North furent les principaux
secrétaires d'Etat , lord John Cavendish fut chancelier de l'échiquier
, et le duc de Portland , chef de la trésorerie.
M. Fox n'oublia pas dans cette occasion un précepte que
son père lui avoit donné dans une de ses lettres. «Aspire , lui
disoit- il , aux premières places , mais non pas à être le
>> favori du prince : car ce poste s'obtient avec peine, se con-
> serve avec anxiété , et sa perte jette dans le désespoir. >>
1
1.
Lorsque M. Fox parvint au ministère , il vendit tous ses
chevaux , et il raya son nom dans les divers clubs dont il étoit
membre ; mais en octobre 1783 , il avoit déjà racheté des
chevaux , et il parioit aux courses de Newmarket. Un messager
du Roi fut obligé de venir chercher le ministre parmi
les joueurs de la course, pour lui remettre des dépêches dort
le sort de l'Angleterre pouvoit dépendre. On observa que
Je messager d'Etat éprouvoit une sorte de honte de paroître
dans ce lieu , et qu'il cacha avec soin les marques distinctivesde
son office.
M. Fox eut beaucoup de peine à se soutenir pendant cette
session. Il en employa la dernière partie à procurer un
apanage au Prince de Galles , ce qui établit entr'eux une relation
d'amitié , qui a duré jusqu'a u'à lala mort de M. Fox. On ne
sauroit douter que la société de M. Fox et de ses amis n'ait
contribué à confirmer certains penchans peu convenables dans
l'héritier du trône. Les goûts et les habitudes du Prince de
Galles ont donné lieu , cependant , à des traits fort honorables
pour lui. Au mois d'avril 1784 , Son Altesse Royale et trois
deses compagnons de plaisir , furent pris par la garde , au
milieu de la nuit, après s'être bien défendus. Ils furent conduits
au corps-de-garde de Mountstreet , et ils envoyèrent
chercher un homme de leur connoissance , pour leur servir
de caution. Celui-ci , lorsqu'il vit le Prince , fit un cri de
surprise. Le constable , et les gens du guet , lorsqu'ils appri
rent le rang de leur prisonnier , se hâtèrent de lui faire des
excuses , et le supplièrent de n'être point offensé de ce qu'ils
avoit fait.- « Offense , mes amis , j'en suis très-loin. Graces
FEVRIER 1807 . 373
à Dieu , la loi l'emporte sur le rang , dans notre pays ; et
» lorsque les grands oublient ce qu'il se doivent , ils n'ont
>> droit à aucune distinction. Il me semble qu'un Anglais
>>doit être fier de voir le Prince deGalles obligé de recourir
› à la caution d'un tailleur . >>
Dans la session du Parlement , qui s'ouvrit en novembre
1783 , M. Fox présenta son célèbre bill sur le gouvernement
de l'Inde. Il établit que la compagnie des Indes étoit insolvable
, et qu'elle s'étoit rendue coupable d'une oppression
révoltante dans ses possessions. Pour obvier aux maux qui
devoient résulter d'un tel état de choses , M. Fox proposa
d'enlever à la Compagnie , le gouvernement de ses affaires
territoriales et commerciales , pour en revêtir une commission
de huit membres , nommés pour la première fois ,
par le parlement , et ensuite par le roi. Les amis particuliers
de M. Fox étoient désignés pour commissaires. M. Pitt attaqua
le projet avec beaucoup de force. Il soutint que la violation
des droits de la charte de la compagnie préparoit
l'anéantissement de toutes les autres chartes. Il observa que
ce projet tendoit à établir une influence indépendante de la
législature ; et , par conséquent , dangereuse pour la constitution.
Il ajouta que cette commission se trouveroit sous la
direction immédiate du créateur de ce projet , lequel paroissoit
avoir conçu le desir de s'assurer une dictature perpétuelle.
M. Dundas soutint que les affaires de la Compagnie n'étoient
point dans l'état où M. Fox les avoit représentées. Les directeurs
demandèrent que l'on suspendit la discussion d'un bill ,
qui les menaçoit de la confiscation de leurs propriétés , jusqu'à
ce qu'on leur eût démontré leurs crimes , puisqu'un jugement
étoit indispensable avant de les dépouiller, comme le proposoit
le projet. Le public paroissoit frappé des argumens
qu'on opposoit aux projets du ministre ; et cependant le projet
passa dans la chambre des Communes à une grande
majorité. Mais il fut rejeté dans la chambre des Pairs. Le
roi lui - même se montra alarmé des suites que devoit avoir
un pareil bill , s'il eût été converti en loi ; et quoique les
ministres eussent la majorité dans la Chambre basse , il les
renvoya , pour donner leurs places à M. Pitt et à ses amiss
M. Fox reprit son rôle de chef de l'opposition , et il voulut
y joindre celui de démagogue. Il rassembla plusieurs fois à
Westminster-hall , ce qu'il appeloit ses constituans , et il
s'efforça de les animer contre la nouvelle administration.
Dans une de ces assemblées , M. Fox éprouva l'effet d'une
méchanceté d'un genre odieux. On introduisit sous la place
qu'il occupoit ordinairement , un sac dont il sortit une
354 MERCURE DE FRANCE ,
L
poussière qui faillit l'étouffer. On s'assura , en examinant ce
sac, qu'il contenoit deux poisons très-subtils , l'Euphorbium
, et le Capsicum. On proposa inutilement , deux
cents livrés sterl. de récompense , à celui qui découvriroit
l'auteur de cette action infâme .
Quelques jours après , il parut une caricature qui représentoit
M. Fox éternuant. Cet éternuement produisoit un
nuage composé des élémens suivans : <<< Coalition empoi-
>> sonnée , Bill de l'Inde , Violation des Chartes , Ambition
>>de Cromwell , Talens de Catilina , Loyauté de Damiens
>>Politique de Machiavel. » Au-dessous du portrait on lisoit
en vers, cê qui suit :
<< Considérant que certains scélérats , coupables de haute
>> trahison , m'ont fait éternuer quand je voulois raisonner ;
>> considérant que le contenu du sac auroit empoisonné la
>>nation, et que le coup qui a été manqué une fois , peut
>> être tenté une autrefois avec plus de succès , je conjure
>> mes constituans de prendre garde à eux , et d'avoir soin
>> de moi. >>
Lorsqué M. Fox se rendoit aux assemblées de Westminster
, le colonel Hanyer lui servoit de cocher et le colonel
North étoit en laquais derrière sa voiture. Ce dernier avoit
une place de contrôleur dans la maison de la reine : quand
elle apprit ce qui se passoit, elle le congédia , en disant
qu'elle ne vouloit pas débaucher les domestiques des autres.
:
Cependant l'opposition avoit la majorité dans la chambre
des communes , tandis que le voeu de la nation appuyoit évidemment
le ministère. Les motions se renouveloient fréqueinment
dans la chambre basse, ppoouur que les ministres
fussent renvoyés , parce qu'il étoit inouï que l'administration
eût cheminé avec la minorité dans la chambre des communes.
Le roi , voyant cette persévérance de l'opposition ,
etvoulant connoître le véritable voeu du peuple , prit le parti
de dissoudre le parlement.
Jamais les efforts de la cabale ne s'étoient développés avec
une activité comparable à celle dont cette élection offrit le
spectacle. Les femmes sur-tout s'y distinguèrent. La du
chesse de Devonshire , alors dans la fleur de sa beauté , se
donna une peine inconcevable ; et elle alla , comme on le
sait , jusqu'a se laisser embrasser par un boucher , pour
gagner des suffrages a M. Fox.
Le foi , dyant appris que le prince de Gallés , lui-même se
métoit des cabales de lélection, lui envoya un de ses cham
bellans , pour lui représenter l'inconvenance qu'il y avoit à ce
FEVRIER 1807 . 375
que l'héritier du trône , prit une part active aux élections.
« Ayez la bonté , répondit le prince , de présenter mon res-
>> pect à Sa Majesté , et de lui dire qu'il est bien plus étrange
>>de voir Sa Majesté elle-même s'occuper activement des
>> élections : c'est elle qui m'en a donné l'exemple.>>>
»
د
ce
Ona raconté dans le temps diverses anecdotes qui démontrent
l'excessive chaleur que l'on mit de part et d'autre dans
cette élection. Il y eut des émeutes et des combats des deux
partis ,dans les rues de Londres. Les deux antagonistes de
M. Fox , lord Hood et le chevalier Cecil Wrai , balancèrent
long-temps l'élection , et M. Fox l'emporta sur ce dernierde
très-peu de voix. On cite un trait d'un médecin attaché au
parti ministériel , qui démontre que de part et d'autre on ne
négligeoit aucun moyen pour réussir. Ce médecin avoit un
malade, honnête charpentier , dont la femme étoit admiratricepassionnée
de M. Fox. Elle témoigna plusieurs fois au
médecin ses regrets de ce que son mari étoit trop malade
pour aller voter en faveur de l'homme du peuple. A la veille
du déchiffrement des suffrages , le médecin trouva sonpatient
tout habillé et prêt à sortir. « Qu'est-ce que cela signifie ,
>> s'écria-t-il ? vous vous levez sans ma permission ! » « Monsieur
, dit le malade d'une voix foible j'ai profité de
que ma femme étoit sortie pour me faire habiller par ma
>> garde. J'ai envie d'aller donner ma voix pour l'élection. >>
<<Mon ami , je ne peux pas vous permettre cela : c'est impos-
>> sible ! je ne peux pas. » « Monsieur, j'irai en voiture, »,
<< Impossible ! vous vous tueriez. Remettez-vous au lit , car
>> vous allez prendre froid. » « Il me fache bien de ne pas
>>donner ma voix à ce brave chevalier Wray. » « Qu'est-ce
» que vous dites-là? Voyons votre pouls.... Un moment ! ne
>> lui õtez pas ses bas que je n'aie bien réfléchi..... A-t- il pris
>> ses pillules hier au soir ? » « Oui , monsieur , mais elles
>>l'ont beaucoup tourmenté. » « Cela ne prouve rien; c'est
>>l'effet qu'elles doivent faire.... Ce pouls n'est pas mauvais.
>>Comment a-t-il dormi ? » « Il a un peu sommeillé vers le
>> matin. » « C'est bon. S'il a de l'inquiétude sur cette élec
>>tion , il faut lui faire sa fantaisie. Quelquefois ces choses-
>> là font du bien. Le temps est assez beau , et voici ce que
>> nous allons faire : je le mettrai dans ma voiture. » Le pauvre
homme alla , en effet , donner son suffrage , et mourut
deux heures après avoir quitté son ami le médecin.
376 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
-
-
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut a élu M. de Montgolfier , pour remplir la place
vacante dans la section de physique , par la mort de M. Frisson .
La première représentation de Joseph , drame en trois
actes et en musique , a obtenu , mercredi dernier, le plus
brillant succès sur le Théâtre de l'Opéra- Comique. L'auteur
et le compositeur, M. Duval et M. Méhul , ont été demandés.
Il y a du mérite dans le travail du premier; mais c'est le
musicien sur-tout qui a mérité le triomphe. La beauté de la
musique promet à cet ouvrage de nombreuses représentations.
On amisen vente cette semaine , chez le Normant , une
traduction de Joseph Andrews , roman de Fielding. Quatre
vol. in-12. Prix: 8 fr. , et 10 fr. par la poste.
-
PARIS , vendredi 20 fevrier.
Un courrier , expédié le 6 de Varsovie , par le prince de
Bénévent à S. M. l'Impératrice et Reine , est arrivé le 18 au
soir , apportant à S. M. les détails suivans , écrits le 4 sur le
champ de bataille de Liebstadt , par le prince de Neuchâtel ,
ministre de la guerre.
( Nous avons joint l'ennemi à Allenstein , où il a été atta-
>> qué par l'EMPEREUR , tandis que par une autre colonne il le
>> faisoit tourner à Gustadt. Il a été culbuté sur toute la ligne
>> qu'occupoit son avant-garde. Nous avons beaucoup de pri-
>> sonniers , quelques pièces de canon ; l'ennemi coupé est en
>> pleine retraite , qu'il fait dans le plus grand désordre , toute
>> l'armée est à ses trousses. L'Empereur commande son avant-
>>> garde , et ne s'est jamais mieux porté.
>> Le grand- duc de Berg se porte bien. >>>
SÉNAT CONSERVATEUR.
Le 17 à midi , en exécution des ordres de S M. l'EMPEREUR
ET ROI , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire,
s'est rendu au sénat , où , après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , il a pris séance et a dit:
MESSIEURS ,
« Je vous apporte , au nom de S. M. l'EMPEREUR etRor,
deux traités conclus avec le roi de Saxe et avec les princes de
sa maison ; et un rapport du ministre des relations extérieures
, dont S. M. a voulu qu'il vous fût donné communication.
>> La lettre adressée par S. M. au sénat , et dont vous allez
entendrelalecture, vous expliquera les motifs de ces transactions
diplomatiques. Elle vous fera connoître aussi la nécessité des
FEVRIER 1807 . 377
déterminations prises par S. M. , d'après la situation de l'Empire
ottoman , dont l'indépendance est menacée par un voisin
ambitieux , et dont la conservation est essentiellement liée
à la sûreté de l'Europe. Si les considérations importantes exposées
dans le rapport du ministre , paroissent devoir différer de
quelque temps le rétablissement de la paix , c'est que cette
même paix ne peut être digne du peuple français et des
grandes vues de S. M. , qu'autant qu'elle sera glorieuse pour
l'Empire ; qu'autant qu'elle lui assurera une prospérité durable
, en donnant aux autres puissances une garantie contre
l'ambition de la Russie , dont les progrès toujours croissans
doivent exciter la plus sérieuse attention.
>> Les succès récens des armes de S. M. , ceux qui les attendent
encore, n'apporteront ni obstacle , ni délai à la consommation
de cet oeuvre desirable. J'ai déjà eu , Messieurs , l'ocçasion
de vous le dire , et je me plais à le répéter , l'EMPEREUR
veut la paix , il l'offre , il la recherche. Toutefois , il ne la veut
qu'à des conditions dont il ne se départira point , attendu
qu'elles lui sont prescrites par le sentiment de sa gloire , par
les conseils de sa prévoyance et par sa juste sollicitude pour le
bien de son Empire. La confiance qu'inspire un génie supérieur
à tous les obstacles, n'exclut point le sentiment pénible
causé par l'absence de S. M. Mais lorsque nous ressentons
le plus vivement cette privation , il est doux pour les habitans
de la ville de Paris , d'avoir reçu une nouvelle marque
de l'affection de notre souverain , par le retour dans cette
grande cité , de sa compagne chérie. La présence de notre
auguste Impératrice sera dans tous les temps , pour les
Français , un présage de bonheur et une source de consolation.
>>
S. A. S. a ensuite déposé sur le bureau les pièces qu'il devoit
communiquer , et dont lecture a été faite dans l'ordre suivant :
De notre camp impérial de Varsovie , le 29 janvier 1807 .
NAPOLÉON , Empereur des Français , Roi d'Italie , Nous
ayons décrété et décrétons ce qui suit :
Le sénat se réunira le 17 du mois de février prochain , dans
le lieu ordinaire de ses assemblées , sous la présidence de notre
cousin l'archichancelier de l'Empire . Signé NAPOLÉON.
SÉNATEURS,
>> Nous avons ordonné à notre ministre des relations exté-
>> rieures de vous communiquer les traités que nous avons
>> faits avec le roi de Saxe et avec les différens princes souve-
>> rains de cette maison.
>> La nation saxonne avoit perdu son indépendance le 14
>> octobre 1756 ; elle l'a recouvrée le 14 octobre 1806. Après
>> cinquante années , la Saxe garantie par le traité de Posen ,
>> a cessé d'être province prussienne.
:
378 MERCURE DE FRANCE ,
>> Le duc de Saxe-Weimar, sans déclaration préalable , a
>> embrassé la cause de nos ennemis. Son sort devoit servir de
>> règle aux petits princes qui , sans être liés par des lois fon-
>> damentales , se mêlent des querelles des grandes nations ;
>>> mais nous avons cédé au desir de voir notre réconciliation
>> avec la maison de Saxe entière et sans mélange.
>>Le prince de Saxe-Cobourg est mort. Son fils se trouvant
>> dans le camp de nos ennemis , nous avons fait mettre le
>> séquestre sur sa principauté.
>> Nous avons aussi ordonné que le rapportde notre ministre
>> des relations extérieures , sur les dangers de la Porte otto-
>> mane , fût mis sous vos yeux. Témoin , dès les premiers
>> temps de notre jeunesse , de tous les maux que produit la
>> guerre , notre bonheur, notre gloire , notre ambition, nous
>> les avons placés dans les conquêtes et les travaux de la paix.
>> Mais la force des circonstances dans lesquelles nous nous
>> trouvons , mérite notre principale sollicitude. Il a fallu
>>quinze ans de victoires pour donner à la France des équi-
>> valens de ce partage de la Pologne , qu'une seule campagne,
>> faite en 1778 , auroit empêché.
>>Eh! qui pourroit calculer la durée des guerres , le
>> nombre de campagnes qu'il faudroit faire un jour pour
> réparer les malheurs qui résulteroient de la perte de l'Em-
>> pire de Constantinople , si l'amour d'un lâche repos et des
>> délices de la grande ville l'emportoit sur les conseils d'une
>> sage prévoyance ? Nous laisserions à nos neveux un long
>>héritage de guerres et de malheurs. La tiare grecque , rele-
» vée et triomphante depuis la Baltique jusqu'à la Méditerra-
>> nee , on verroit de nos jours nos provinces attaquées par
>> une nuée de fanatiques et de barbares : et si dans cette lutte
>> trop tardive l'Europe civilisée venoit à périr , notre cou-
>>pable indifférence exciteroit justement les plaintes de la
>>postérité , et seroit un titre d'opprobre dans l'histoire.
>> L'empereur de Perse , tourmenté dans l'intérieur de ses
>> Etats , comme le fut pendant plus de 60 ans la Pologne ,
>>comme l'est depuis 20 ans la Turquie , par la politique du
>> cabinet de Pétersbourg , est animé des mêmes sentimens que
>> la Porte , a pris les mêmes résolutions , et marche en per-
>> sonne sur le Caucase pour défendre ses frontières.
» Mais déjà l'ambition de nos ennemis a été confondue ,
>> leur armée a été défaite à Pultusk et à Golymin , et leurs
>> bataillons épouvantés fuient au loin à l'aspect de nos aigles.
>> Dans de pareilles positions , la paix , pour être sûre pour
>> nous , doit garantir l'indépendance entière de ces deux
>> grands empires. Et si par l'injustice et l'ambition démesurée
» de nos ennemis , la guerre doit se continuer encore , nos
>> peuples se montreront constamment dignes par leur énerFEVRIER
1807 . 79
>> gie , par leur amour pour notre personne ,des hautes des-
>> tinées qui couronneront tous nos travaux; et alors seule-
>> ment une paix stable et longue fera succéder pour nos
>> peuples , à ces jours de gloire , des jours heureux et pai-
>> sibles.
>> Donné en notre camp impérial de Varsovie , le 29 jan-
>> vier 1807. Signé NAPOLÉON.
(Suit la teneur des deux traités conclus à Posen , l'un
avec S. M. le roi de Saxe , et l'autre avec les différentes
branches de la maison de Saxe. Nous les avons déjà fait
connoître. )
A Rapport du ministre des relations extérieures.
SIRE ,
La Russie cesse de dissimuler. Elle a jeté le masque dont
elle avoit jusqu'à présent essayé de se couvrir. Ses troupes sont
entrées en Moldavie ( le 23 novembre ) et en Valachie ( dans
les premiers jours de décembre ). Elles ont assiégé les forteresses
de Chóczim et de Bender ( du 23 au 28 novembre ). Les
garnisons peu nombreuses , attaquées à l'improviste , et lorsqu'elles
se confioient en la foi des traités , ont dû céder à la
supériorité du nombre , et les deux forteresses ont été occupées
par les Russes.
Tout ce qui est sacré parmi les hommes a été foulé aux
pieds. Le sang humain couloit , pendant que l'envoyé de
Russie , dont la présence seule devoit être la preuve et le
garant de la continuation de l'état de paix , étoit encore à
Constantinople , et ne cessoit d'y donner des assurances de
l'amitié de son souverain pour Ša Hautesse. La Porte n'a su
qu'elle étoit attaquée , ellen'a apprisque ses provinces étoient
envahies , que par le manifeste du général Michelson , que
j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de V. M.; et , ce qui
est aussi révoltant que bizarre , au moment où la Porte recevoit
ce manifeste , l'envoyé de Russie , protestant qu'il n'avoit
reçu aucune instruction de sa cour , et qu'il ne croyoit pas à
la guerre , paroissoit désavouer les proclamations des généraux,
et révoquer en doute l'entrée des armées russes sur le territoire
ottoman .
A quel sort l'Europe seroit-elle réservée , si ses destins
pouvoient dépendre des caprices d'un cabinet qui change
sans cesse , que différentes factions divisent , et qui , ne suivant
que ses passions , semble ou ignorer ou méconnoître les sentimens
, les procédés , les devoirs qui entretiennent la civilisation
parmi les hommes ?
La Porte-Ottomane avoit depuis long-temps la certitude
qu'elle étoit trahie par le prince Ipsilanti , hospodar de
Valachie. Le prince Moruzzi, hospodar de Moldavie , ne lui
380 MERCURE DE FRANCE ,
inspiroit plus une entière confiance. Usant de son droit incontestable
de souveraineté , elle les déposa l'un et l'autre , et les
remplaça par les princes Şuzzo et Callimachi. Cette mesure
déplut à la Russie. Son envoyé déclara ( le 29 septembre )
qu'il quitteroit Constantinople , si les hospodars destitués
n'étoient pas rétablis.Acette époque , une inconcevable guerre
paroissoit sur le point d'éclater entre la France et la Prusse.
Etonnée de voir en mésintelligence les deux puissances les
plus intéressées à sa conservation , la Porte sentit quel avantage
leur désunion donneroit à son ennemi naturel. Un amiral
anglais parut ( le 12 octobre ) avec une escadre , et signifia
que l'Angleterre feroit cause commune avec les Russes , si
les anciens hospodars n'étoient pas rétablis. La Porte céda
à la nécessité , et conjura l'orage dont elle étoit menacée , en
remettant en place (le 15 octobre) les hospodars qu'elle venoit
dedéclarer traîtres , et en déposant les hommes de son choix,
La Russie devoit être satisfaite : l'Angleterre le fut au-delà
de ses espérances. La Porte avoit cru et dû croire que , pour
prix de sa condescendance , elle conserveroit la paix qu'elle
avoit si chèrement , si douloureusement achetée. Mais la
nouvelle de la guerre déclarée par la Prusse , et des premières
hostilités commises , ne tarda point à arriver à Saint-Pétersbourg
( vers le 25 ou 26 octobre. ) La cour de Russie s'applaudit
intérieurement d'une guerre qui mettoit aux prises
deux alliés contre lesquels elle nourrissoit en secret un égal
ressentiment , deux puissances qui devoient être constamment
d'accord pour s'opposer à ses projets contre l'Empire ottoman.
Dès-lors elle ne garda plus aucune mesure. Elle expédia au
général Michelson l'ordre d'entrer en Moldavie , et dévora en
espérance une proie qu'elle convoitoit depuis tant d'années ,
et que l'union de la France et de la Prusse l'avoit jusque-là
forcée de respecter. Heureusement pour la Turquie , la guerre
de la Prusse n'a duré qu'un moment; et l'armée française
arrivant sur la Vistule , lorsque les troupes russes se concentroient
sur le Dniester, les a forcées de rétrograder et d'accourir
pour défendre leurs frontières menacées. La Porte-
Ottomane a senti son espoir renaître ; elle a sondé dans toute
sa profondeur l'abyme que sa condescendance avoit creusé
sous ses pas ; elle a reconnu qu'un miracle l'avoit sauvée , et
toute la Turquie a couru aux armes , pour être désormais
l'inséparable alliée de la France , sans le secours de laquelle
elle étoit en danger de périr. Le 29 décembre , l'ambassadeur russe a quitté Constantinople
avec toutes les personnes attachées à sa légation , avec
tous les négocians russes , et même avec les négocians grecs
qui étoient à Constantinople sous la protection de la Russie.
Tous ont été respectés , tous ont pu se retirer librement ,
FEVRIER 1807 . 381
tandis que les Russes emmenoient prisonnier en Russie lë
consul de V. M. à Yassi , quoiqu'ils lui eussent donné des
passeports pour se retirer par l'Autriche.
Le 30, la déclaration de guerre de la Porte a été proclamée
àConstantinople. Les marques du commandement suprême ,
l'épée et la pelisse ont été envoyées au grand-visir. Le cri de
guerre a retenti de toutes les mosquées. Tous les Ottomans se
sont montrés unanimement convaincus que la voie des armes
est la seule qui leur reste pour préservér leur empire de
l'ambition de ses ennemis.
Peu de nations ont mis dans la poursuite de leurs dessein's
autant d'artifice et de constance que la Russie. La ruse et la
violence qu'elle a tour-a-tour employées pendant 60 anis
contre la Pologne , sont encore les armes dont elle se sert
contre l'Empire ottoman. Abusant de l'influence que depuis
les dernières guerres elle avoit acquise sur la Moldavie et la
Valachie , elle a , du sein de ces provinces , soufflé partout
l'esprit de sédition et de révolte. Elle a encouragé les Ser
viens rebelles à la Porte. Elle leur a fait passer des armes ,
elle leur a envoyé des officiers pour les diriger. Profitant du
naturel sauvage des Monténégrins et de leur penchant à la
rapine , elle les a soulevés et armés . Elle. a pareillement , et
pour ses futurs desseins , armé secrètement la Morée , après
P'avoir effrayée de dangers imaginaires dont elle avoit adroitement
semé le bruit. Elle a enfin , sous les prétextes les plus
frivoles , continué d'occuper Corfou et les autres îles de la
mer Ionienne , dont elle avoit elle-même reconnu l'indépendance.
L'exécution de ses projets étant ainsi préparée par tous
les moyens que l'artifice et l'intrigue pouvoient lui fournir ,
elle asaisi habilement l'occasion que fui offroit la guerre de
la France et de la Prusse , et marché ouvertement à son but
avec cette violence qui ne connoît aucun droit ou n'en respecte
aucun.
Des circonstances aussi graves m'obligent de rappeler à
V. M. la conduite que tint l'ancien gouvernement de France ,
à une époque à laquelle il faut remonter pour trouver la
cause des événemens actuels. De toutes les fautes de ce gouvernement
, la plus impardonnable , parce qu'elle a été la
plus funeste , fut de souffrir , comme il le fit , avec une inconcevable
imprévoyance , le premier partage de la Pologne ,
qu'il auroit pu si facilement empêcher. Sans ce premier
partage , les deux autres n'auroient pu s'effectuer , et n'auroient
pas même été tentés à l'époque où ils furent faits. Lå
Pologne existeroit encore. Sa disparition n'auroit pas laissé
un vide , et l'Europe auroit évité les secoussés et les agitations
qui l'ont tourmentée sans relâche depuis dix ans.
Le cabinet de Versailles aggrava encore cette faute en lais
J
382 MERCURE DE FRANCE ,
sant laPorte-Ottomane seule aux prises avec les Russes , et
forcée aux plus douloureux sacrifices , quand il pouvoit les lui
épargner, quand il lui étoitsi facile de la secourir, soit en 1783,
après la paix qu'il venoit de faire , soit cinq ans plus tard, lorsque
commença cette guerre qui fut terminée par la déplorable
paix de 1791. Cet oubli des intérêts de la France et de
l'Europe entière auroit encore aujourd'hui pour l'une et
l'autre des conséquences nouvelles et bien plus funestes , sĩ
V. M. ne les avoit pas rendues impossibles.
Mais V. M. a tout fait pour que ses ennemis desirent la paix,
et elle a tout fait encore pour la rendre facile. Car on ne peut
pas supposer que la Russie s'aveugle elle-même au point de
renoncer àtous les bienfaits de la paix , en refusant de prendre
le seul engagement que V. M. veuille exiger d'elle , celui de
s'abstenir désormais des entreprises qu'elle a faites depuis
trente ans , et qu'elle poursuit ou renouvelle en ce moment
sur les Etats qui l'avoisinent au Midi , et de reconnoître l'indépendance
et l'intégrité de l'Empire ottoman , qui importent
si essentiellement à la politique de la France et au repos du
monde.
Varsovie , le 28 janvier 1807.
er
26
Signé CH. MAUR. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Nº. Ir.-Traduction de la copie d'une lettre adressée en
turc , aux autorités constituees ottomanes , par le général
russe.
Après avoir rempli les devoirs de l'amitié , et offert mes voeux au
très-vertueux, très- élevé ordonnateur , le cadi-effendi , à l'ayan et aux
autres notables et hommes d'affaires , je leur expose amicalement ce qui
suit:
pro-
Acompterde la date du traité de paix conclu entre la cour de Russie
et la Sublime-Porte ottomane , la première observant avec une extrême
exactitude les nombreuses stipulations dudit traité, lors de l'invasion
de l'Egypte par les Français , et antérieurement encore quand ils s'emparèrentdes
Sept Isles et des pays sis sur la côte d'Albanie dans le golfe
Adriatique, toutes possessions de la république de Venise ; la cour de
Russie , dis- je , bien loin de vouloir , auxdites époques , se prévaloir de
l'état de guerre et d'embarras où se trouvoit la Sublime-Porte, pour en
faire son profit , ne songea qu'à contracter alliance avec elle , à lui dønner
secours en troupes et en forces navales, pour l'aider à renvoyer et à
-éloignerrolleess Français de son,voisinage et enfin elle parvint à lui pr
curer la reprise desdites îles et places. La même cour de Russie n'attendit
pas l'expiration du terme de son alliance avec la Sublime-Porte ,
mais elle s'empressa de la renouveler. Ce nouveau traité porte que les
amis et les ennemis de l'une des deux puissances contractantes seront
considérés comme les amis et les ennemis de l'autre , qu'au besoinelles
se secourroient mutuellement , et qu'elles ne concluroient ni trève ni
paix que de concert et d'un commun consentement. Cependant, en dépit
de cette alliance , la Sublime-Porte violant les actes les plus sacrés , et
se laissant entraîner par l'impulsion astucieuse des Français , s'est permis
envers la courde Russie des infractions de toute espèce, et l'oubli.completdes
égards et des procédés.
FEVRIER 1807 . 383
Mais quoique d'après une semblable conduite , S. M. l'empereur de
Russie , mon auguste maître , eût été en droit de la regarder comme
son enremie, par l'effet néanmoins du desir qu'auroit sadite majesté de
conserver la paix et la bonne inteligence qui subsistent entre les deux
empires , elle se persuadoit que l'altération survenue dans les dispositions
de la Sublime Porte , n'étoit pas le fait et l'ouvrage de la partialité pour
les Français , de certains individus parmi les membres du ministère
Ottoman; et dans cette pensée , elle avoit fait parvenir à sa hautesse l'auguste
sultan Sélim , toutes les insinuations possibles pour que la Sublime-
Porte fût invitée et engagée à revenir et à s'écarter de sa manière d'agir
nouvellement adoptée , qui contrarioit également et l'ancienne amitié et
sonpropre intérêt politique ; mais ceux qui , dans le ministère actuel ,
ont laparole, étant portés d'inclination et affectionnés pour Bonaparte ,
les exhortations de mon souverain n'ont fait aucune impression,
Cepremier moyen ayant été infructueux , etne restant plusdde doute
que lebut apparent de Bonaparte ne soit d'introduire une armée fran.
çaisedans le sein de la Romélie , en promettant à sa hautesse l'auguste
2 sultan Selim de la seconder dans son projet de suppression de l'ancien;
corps des janissaires , et de réduction à l'obéissance de tout Musulman
qui s'opposeroit au maintien du nizani djedid ( nouvel ordre des choses )
n'étant pas moins évident que la véritable intention du même Bonaparte
est de se rendre maître de l'Empire ottoman demeuré sans défense , et
de se faire aussi Empereur d'Orient ; dans cette combinaison de circonstances
, S. M. l'empereur de Russie se voit contraint d'user définitivement
de l'unique ressource qui reste à sa disposition , pour soustraire sa
hautesse à la prépondérance de la partie de ses ministres dévouée à Bonaparte;
pour préserver la cour et les Etats de ce sultan , du danger de
devenir la proie de l'ambition demesurée de Bon parte , et pour acquérir
enfin la possibilité de faire concevoir à la Sublime-Porte la nécessité où
elle est de se tenir en alliance avec les cours de Russie et d'Anglete: re.
Enconséquence, sadite majesté fait savoir qu'elle a distrait de ses armées
impériales une division qui entre dans les provinces de Moldavie et de
Valachie; qu'après qu'il aura été pourvu , suivant les règles de la guerre,
aux besoins et aux mesures de sûreté militaire de ladite division envers
son général , tant pour la tranquil ité des troupes que pour celle du pays,
il n'y sera commis aucun acte hostile , ni aucune espèce de violence ; et
que si sa hautesse destitue ceux de ses agens en place qui , pour être partisans
des Français, la stimulent à enfreindre ses engagemens envers la
cour de Russie ; si la permission stipulée dans le dernier traité d'alliance ,
en faveur des vaisseaux de la couronne de Russie , de traverser le canal de
Constantinople pour le transport des munitions de guerre dans le golfe
de Venise, et le libre transit pour l'allée et la venue leur sont accordés;
sipour faire évacuer les lieux pris par les Français ou qu'ils pourroient
prendre à l'avenir, sa hautesse fait , de concert avec nous , tous, ses efforts
tendant à les chasser de la Dalmatie, sadite majesté fera rentrer ses
troupes dans ses limites: elle le promet, et y engage sa parole impériale .
D'après cette explication amicale et ce qu'exigent les instructions et
ordres qui nous ont été donnés par S. M. I. , tant que de votre part il
n'émanera aucun acte contraire à l'amitié , tant que yotre auguste empereur
ne se montrera point éloigné de redresser les griefs qu'il a commis
ànotre égard et démarches contre tous nos ennemis , et qu'il nepréférera
pas de faire la guerre aux Russes , je promets et déclare hautement que
nulle hostilité n'aura lieu de la part des troupes impériales sous mes
ordres dans le district qui vous est soumis.
Au surplus,l'énumération des autres plaintes que nous avons à porter
seroit trop longue. Abstraction faite decelles que nous négligeons de détailler
ici , il a été mis des entraves à notre commec ; ce qui est COR384
MERCURE DE FRANCE ,
traireaux règlemens convenus. Les sujets de laRussie ont éprouve dans
tout l'Enipire ottoman, de la part des employés, toutes sortes de vexations,
Leurs marchandises ont été surchargées de droits onéreux. On a donné
des interprétations forcées aux articles les plus clairs des traités . Il a été
imaginé et inventé des moyens inouis et opposés à nos conventions contre
nos drogmans barataires . Les conditions insérées dans l'acte spécialement
relatifà la république des Sept-Isles et aux pays sis sur la côtede l'Albanie
ex-vénitienne , n'ont obtenu aucune exécution. Le pacha d'Yanina s'est
conduit contrairement aux traités . Il n'a cessé de deployer sa désobéissance
aux ordres et commandemens de la Porte , et sa partialité prononcée.
Le district de Buthrinto n'a jamais été évacué.
Toutes ces plaintes étant fondées sur notre récent traité d'alliance ,
la Sublime Porte est évidemment obligée d'y faire droit pour confirmer
la paix . La Russie , de son côté , ne desirant que l'amitié, la sûre.é et le
repos des deux Empires , tout pourroit être rétabl sur le même pied
qu'auparavant , moyennant ce qui a été dit plus haut.
Le 20 novembre, l'an de l'ère chrétienne 1806,
Votre ami ,
Legénéral MICHELSON , commandant les troupes impériales
destinées pour ces contrées.
-
N°. II. Traduction de la copie d'une lettre adressée , en
turc , à Moustapha Baïraktar , par le gén ral russe. -
N° . III . Copie d'une lettre écrite par M. d Italinsky , envoyé
deRussic près la Porte-Ottomane , à M. Hautzeri , drogman
de la Porte. Nº. IV. Copie d'une lettre écrite par
M. Fonton , drogman de la légation russe , à M. Hautzeri
, drogman de la Porte. N°. V. Copie de la
traduction de la lettre de M. Rodophinikin , à S. Exc.
M. l'envoyé de Russie,jointe à la lettre écriteparM. Fonton,
drogman de la légation russe , à M. Hautzeri , drogman de
laPorte.-N° . VI. Copie d'une lettre ecrite par M. Arbuthnot,
ambassadeur d'Angleterre , près la Sublime-Porte , à
M. Hautzeri , drogman de la Porte ( Le défaut d'espace ne
nous permet pas de donner le texte de ces pièces diplomatiques.
)
DU MARDI 17 .
تس
FONDS PUBLICS .
С р. о/о с. J. du 22 sept. 1806, 7 ° f goc Soc. 750.
700 650 750 700 65с. бос оос оос. 000 000 oCooc oof of ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 75c ooc doc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f5oc j . du 1er janv. ooc ooouf. ooc
DU MERCREDI 18. — Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f. 6oc 40€ 50€
A
400 500 55c 60c . ooc oocooc occ. ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f ooc. oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. cooofo cj . du er janv. oocoooof ooef
DU JEUDI 19. -Cp. oo c. J. du 22 sept . 1806. 76f 75fgoc 85c goc 76f
ooc occ oof ooc ooc ooc ooc OOC 000 осоосоос оо оос оос COC 000 !
1 Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 400 oof. goc one one oofooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f. ooc cof. ooc j. du 1er janv . oooof ooc
DU VENDREDI 20.-Cp. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 75f goc 76f 76f
5c 10c 76f 5c 76f 75f goc 76f 000 000 000 000 00c oof ooe oog
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.73f 40 000. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 000 00oof j. du 1erjanv.
(N°. CCXCHI. )
1
(SAMEDI 28 FÉVRIER 1807. )
MERCURE
DEPT
DELA
SER
DEFRANCE.
POÉSIE.
5.
FRAGMENT
Du poëme de LA NATURE.
N. B. Le poète peint un vieillard vertueux , habitant la
campagne :
* AINSI, d'un champ fertile exerçant la culture,
Aux sources du bonheur plongé dans la Nature ,
Il ne soupçonne pas le plus vil de nos maux ,
L'ennui : son bonheur pur naît du sein des travaux;
Ses longs jours , écoulés loin du Dieu d'Epidaure ,
Semblent braver les maux que déchaîna Pandore .
S'il en connut jamais ce fut par la pitié.
Mais, que ne chartnent point l'amour et l'amitié ?
L'amitié sans langueur , l'amour sans jalousie,
Semèrent tour-à-tour des roses sur sa vie .
Son automne ressemble à nos plus doux printemps .
Adoré de ses fils , leur riante je nesse
Est l'honneur de ses jours , l'appui de sa vieillesse.
Quand sa dernière autore enfin bril'e à ses yeux ,
Couronné de sa race , il va chez ses aïeux :
Ala terre échappé, sa s'péiné il y retombe ,
Et loinde son berceau n'égare point sa, tombe
i
I
!
i
вь
386 MERCURE DE FRANCE ,
Tel est, dompté par l'âge , un chêne aimé des Dieux,
Que jamais n'ont flétri les vents contagieux.
Il vieillit , mais du Temps la faulx inévitable
Ne frappe qu'à regret sa tête vénérable .
Ses rameaux bienfaisans , même dans leurs débris ,
Au temple de la Paix serviront de lambris ;
Caressé des Zéphyrs , respecté des tempêtes ,
Citoyendes hameaux , il protégeoit lens fêtes.
Jamais il n'a prêté d'asiles aux forfaits ;
Il n'est plus , mais il vit encor dins ses bienfaits.
Il n'a point profanéses ombres ingénues
Autour de ces palais , fiers de tant d'avenues :
La colombe y vola sans crainte du vautour ;
Le myrte des amans se p'aisoit à l'entour ;
Les Nymphes , les pasteurs ont gémi de sa perte;
La forêt qui le plaint semble veuve et déserte ;
Le tronc qui reste à peine est encore immortel ,
Jadis cher à Palès, il en devient l'autel;
Et le voyageur même , instruit de sa disgrace ,
Du lieu qu'il ombrageoit révère encor l'espace.
Voilà donc tes destins , ô vieillard fortuné !
Mais tel n'est point le sort d'un tyran couronné :
Il meurt , et sa mémoire expire et s'évapore
Avec le fol encens du flatteur qui l'adore;
Et , même de sa cour en mourant exilé ,
Il s'ouvre loin du trône un tombeau reculé.
La terre le dévore , et n'est plus son empire .
Ainsi du sein des mers disparoît un navire :
La Dryade , en pleurant , vit cet audacieux
Fuir l'asile ombragé des sapins ses aïeux ;
Impatient , il vole , il dédaigne la terre;
Un Dieu même en ses flanes déposa son tonnerre
Il entraîne avec Ini les mortels égarés
Vers les sources de l'or , dontils sont altérés.
Souveraine des airs , sa voile triomphante
Lear promit les trésors que le Potose enfante ;
Il rouloit sur les mers , coloss impérieux ;
Son corps pressoit l'abyme , et sa tès les cieux.
Mais quand , au jour fatal, les noires destinées
Enveloppent ses mats , ses voiles consternées ,
Qu'en vain il lutte encor sur un gou.fre orageux ,
Où déjà le naufrage ouvre son sein hideux ,
Ni les voeux, ni les cris de ces pâles victimes,
FEVRIER 1807 . = 381
1
Dans leur tombe flottante implorant les abymes ,
Ni les trésors de l'Inde , en son sein renfermés ,
Ni les foudres des Dieux, dont ses ſlancs sont armés;
Rien n'a pu l'arracher au gouffre qui l'embrasse ,
Et l'onde inexorable en absorbe la trace :
Àpeine un vildébris, rejetépar les mers ,
Redira son naufrage à de lointains déserts.
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
:
LE TEMPS ET L'AMITIÉ ,
FABLE.
Le Temps , ce vieillard inflexible ,
Par qui tout est détruit et tout est remplacé,
Qui glace tous les coeurs et porte un coeur glacé ,
Le Temps un jour parut sensible ;
Il venoit d'immoler l'Amour ,
Pour la première fois il pleura sa victime.
Pour calmer ses regrets , pour expier son crime ,
Il va trouver l'Estime , il s'arrête à sa cour.
Bientôt l'Amitié voit le jour ,
Fille du Temps et de l'Estime.
La Terre, avec transport, l'accueille et 'ui sourit;
Sonpère est déjà loin. Sous les yeux de sa mère
L'Amitié croît et s'embellit;
La Confiance la nourrit,,
La Vertu la dirige et la Raison l'éclaire;
Entre leurs sages mains , l'Amitié chaque jour
Acquiert une grace nouvelle;
Elle devient plus vive , et plus tentre et plus belle ;
Elle feroit oublier l'Amour ,
Si l'on ne retrouvoit sa ressemblance en elle.
Cependant le Temps vole , et , sourd à tous les cris,
Moissonnant sans pité les Plaisirs , la Jeunesse ,
Sur nos momens heureux glissant avec vitesse,
Il poursuit sa carrière au milieu des débris.
Fuyez, jeunes beautés , évitez sa présence ;
On ne l'affronte pas en vain ....
Paisible , et de son père ignorant la puissance ,
L'innocente Amitié s'offre sur son chemin ;
Déjà le coup fatal al'oit frapper sa tête ....
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Le Temps la reconnoît.... il s'étonne , il s'arrête....
Et sa faulx tombe de sa main.
« Rassure-toi , fille charniante ,
» Dit-il , va , ne crains rien de l'auteur de tes jours ;
>> Qu'un autre à mon aspect frémisse d'épouvante :
» De mes sévères lois tout doit subir le cours ;
>> Mais toi , dont la candeur me désarme et m'enchante ,
» Toi qui trouves ta gloire à demeurer constante ....
» Je te respecterai toujours . »
D. B .... r.
ÉPIGRAMME.
ZULNY, Muse ennuyeuse et fade ,
Jamais comme Sapho n'eût péri dans les mers ,
Et Phaon eût lui seul fait le saut de Leucade
Pour ne plus entendre ses vers .
M. LE BRUN , de l'Académie Française.
LA DROITE ET LA GAUCHE ,
ÉPIGRAMME.
MONSIEUR LOURDAT , beaunois des plus ignares ,
Convoitoit à tout prix le titre d'avocat ,
Rien que le titre.... ( On sait que cet état ,
Pour être bien rempli , veut des talens bien rares. )
Quelqu'un lui dit : « A Reims va-t-en tout droit.
>> Va ; sur la grande place est une double école :
➡ A gauche on est reçu médecin sur parole;
>> A droite , en un clin d'oeil , on est docteur en droit .>>>
Lourdat part .... et revient muni de son diplôme.
« O mes amis ! j'ai rempli mon dessein ,
>> Et j'avois eu grand tort de m'en faire un fantôme :
>> Moyennant cent écus , versés dans un bassin,
>> Comme enfant de Cujas à droite on vous embauche ;
>> Mais , par hasard , si vous donniez à gauche ,
>> Vous vous trouveriez médecin. »
M. DE PIIS.
FEVRIER 1807 . 389
NE T'Y FIE PAS.
Il n'aime point la flatterie
Mon cher ami Jean de Beauvais :
A qui veut l'entendre il le crie ,
Et si haut qu'on le croiroit ; mais
Critiquez , lorsqu'il vous en prie ,
La prose ou les vers qu'il a faits ,
Il va vous quitter en furie ,
Et ne vous reverra jamais .
Il n'aime point la flatterie
Mon cher ami Jean de Beauvais .
M. PONS ( de Verdun. )
ÉPIGRAMME.
HIER Florise , à la fringante allure ,
Al'oeil coquet , au folâtre maintien ,
Sur une boîte étaloit la peinture
De son milord , honnête citoyen ,
Dont par tendresse elle engloutit le bien.
« Confiez-moi , lui dis-je , cette figure
>> Pour un seul jour. » « Je m'en garderois bien. »
« Eh ! pourquoi donc, s'il vous plaît, ce scrupule ?>>>
« Pourquoi , monsieur ? j'ai besoin d'un maintien ,
» Et ce portrait me sert de ridicule .>>>
M. DUPUY - DES - ISLETS .
ÉPITAPHE DU CAPRICE.
Sous ce tombeau git le Caprice ,
Enfant débile , être factice ;
Il eut un faux air de l'Amour .
Les femmes aimoient sa figure.
Né d'un rien , il vécut un jour ;
Il est mort.... d'une égratignure.
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
Je su's gris , vert , blanc , rouge, enfinde cent couleurs ;
L'on me voit au village , ainsi que dans la ville.
Peu grand et très-utile,
Je passe fort souvent dans les mains des tailleurs
Mais , par un changement et bizarre et nouveau ,
Je deviens tout d'un coup jumeau .
Par une autre métamorphose ,
Mon sein produit des fleurs , et la poire et la rose.
LOGOGRIPHE.
TANTÔT long , tantôt court, je te rends , cher lecteur ,
Plus de vingt fois par an, curieux et rêveur.
Dix pieds forment mon tout . Fais- tu mon analyse?
Je t'offre un des attraits de la charmante Lise ;
Ce que l'art inventa pour mesurer le temps;
Ce qui du jour passé rappelle les instans ;
Aux Francs -Maçons, aux fous la retraite propice ;
Le prix de la victoire ; un frein à l'injustice ;
Un habitant des airs ; un citoyen des eaux ;
Une rivière ; un fruit ; le plus pur des métaux ;
Les deux extrémités de ce vaste univers ;
Une fête bruyante, objet de tant de vers ,
Où le vin et l'amour décernent la couronne ;
Le titre précieux qui place sur le trône;
Ce que maint animal déchire avec sa griffe....
C'est richement , lecteur, rimer à logogriphe .
CHARADE.
Ou vert , ou sec , on mange mon premier ;
Sec ou mouillé se mange mon dernier ;
Ou frais , ou sec , se mange mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Fauteuil.
Celui du Logogriphe est Canif, où l'on trouve naif, Cain, if, fi,fin
Celui de la Charade est Maison. 4
FEVRIER 1807 . 39
Quelques Réflexions sur les Sciences et les Lettres, à l'occasion
d'un Discours sur l'Accord des Sciences et des
Lettres , et sur les Motifs qui concourent à unir ceux qui
les cultivent , lu le 6 décembre 1806 , à la rentrée solennelle
de l'Académie des Sciences , Belles- Lettres et Arts de
Besançon; par M. Génisset , professeur au Lycée Impérial
de cette ville, membre de l'Académie.
AVANT
1
VANT de rien dire sur les sciences et sur les lettres , il faudroit
fixer exactement ce qu'on doit entendre par ces deux
mots ainsi comparés entre eux. S'il est des sciences qui , par
leur objet autant que par les qualités qu'elles supposent dans
ceux qui les cultivent , n'ont aucun rapport avec les lettres , il
y a aussi des ouvrages sur plusieurs parties des connoissances
humaines , également appelées sciences , qui appartiennent de
droit à la littérature , en prenant ce mot dans sa véritable
acception : tels sont, par exemple, les livres sur la théorie du
gouvernement et des lois. En effet , les principes sur lesquels
ils reposent ne peuvent avoir été puisés que dans une étude
approfondie des moeurs et de l'histoire des peuples , dans un
commerce assidu avec les écrivains anciens et modernes ; et
de plus , ces principes ne répandroient aucune lumière , n'entraîneroient
aucune conviction, s'ils n'étoient développés dans
un style clair, méthodique , précis sans sécheresse, et orné sans
affectation; en un mot, formé par la lecture raisonnée des
modèles , et perfectionné par de longs exercices, Aussi les
grands écrivains politiques, tels que Platon, Aristote, Machiavel
et Montesquieu , ont-ils toujours été comptés parmi les
hommes qui ont le plus honoré les lettres. En continuant cet
examen , on se convaincra que toutes les sciences morales sont
liées à la littérature par tant de rapports, qu'elles ne sauroient
en être séparées. Ainsi , toutes les fois qu'on veut comparer les
lettres aux sciences , on ne sauroit comprendre , sous cette
dernière dénominaion, que les corps de doctrine qui ont
pour objet la nature physique , ou les notions abstraites qui
en dérivent : telles sont les mathématiques , l'astronomie, la
chimie, etc. Celui qui cultive ces sciences peut trouver sans
doute un délassement utile dans l'étude de la littérature. Il
peut apprendre d'elle à les présenter sous des formes plus
agréables , et à orner l'instruction de quelques fleurs ; mais
4
392 MERCURE DE FRANCE ,
i
1
elles n'ont avec les belles- lettres aucun rapport direct et
nécessaire .
Aqui des lettres ou des sciences est dû le plus haut degré
d'estime ?C'est une question qui a été agitée plus d'une fois,
etqui est encore indécise. C'est qu'en effet il n'y a aucun juge
compétent pour la résoudre , et que tous les arrêts qu'on
pourra rendre à cet égard ne prouveront jamais autre chose
que le goût particulier et la manière de sentir de ceux qui
les auront prononcés. Tout ce qu'on peut établir d'après l'expérience
, c'est que les chefs-d'oeuvre littéraires ne sont pas
moins rares que les grandes découvertes dans les sciences ; c'est
que les Homère , les Virgile , les Racine , les Corneille ne sont
pas en plus grand nombre que les Archimède , les Descartes ,
les Leibnitz et les Newton. La grande influence que les savans
ont obtenue pendant quelques années , soit dans la société ,
soit principalement sur l'éducation, au préjudice des belleslettres
, ne sauroit donc être justifiée par de bonnes raisons.
C'est à ce sujet que je hasarderai ici quelques réflexions .
D'Alembert , moins aveugle dans sa prédilection pour les
sciences exactes que bien de savans d'aujourd'hui , a dit
quelque part que celui à qui l'on donneroit à opter entre la
gloire d'un grand poète et celle d'un grand géomètre , et qui
se décideroit sur-le-champ, se montreroít, par cela même ,
peu digne d'avoir à faire un pareil choix. Cet arrêt , quoique
fort modéré , ne paroît pas juste : il est probable que bien du
monde seroit d'abord séduit par la gloire brillante du poète ,
et l'on pourroit même alléguer des raisons fort plausibles
pour justifier cette préférence.
N'est-ce pas , en effet , un avantage réel pour le grand
poète d'être senti et apprécié par tous ceux qui portent un
coeur susceptible d'émotions , tandis que le savant , parlant
une langue qui n'est intelligible que pour un petit nombre
d'initiés , n'est admiré que sur parole par le commun des
hommes ? N'est-ce pas un privilége qui n'appartient qu'aux
grands écrivains , de n'avoir rien à redouter du temps , et
d'arriver à la postérité avec toute leur gloire ? Homère n'a
point été détrôné par Virgile , et Virgile n'a rien à craindre
de la renommée de Milton cu du Tasse. Il n'en est pas ainsi
des savans. Toute la mécanique d'Archimède , si justement
admirée dans l'antiquité , se trouve aujourd'hui comme perdue
dans la multitude de découvertes que cette science a
faites depuis ce grand homme. Newton a presque effacé
Descartes. On voit les théories les plus accréditées pendant
un temps , s'écrouler devant des idées nouvelles. Les tourbillons
ont fait place à la gravitation universelle ; et, bien
1
FEVRIER 1807 . 393
que ce dernier système paroisse appuyé sur des faits incontestables
, et que , pour la première fois , il ait fait voir une
théorie claire et simple , en harmonie parfaite avec toutes
les observations connues , peut - on affirmer qu'il restera
constamment inattaquable , et qu'une découverte nouvelle
n'y fera pas remarquer tout-à-coup quelqu'imperfection ?
Pour former un système complet et à jamais incontestable
sur les ressorts secrets de l'univers physique , il faudroit l'apercevoir
sous toutes ses faces : à peine nous est-il donné d'en
découvrir quelques petites parties les plus voisines de nos yeux.
Chaque siècle pourra ajouter quelque chose à nos connoissances
sur cet objet , sans qu'elles cessent jamais d'être fort
bornées . En vain tous les savans mettent-ils en commun leurs
efforts pour les étendre : on peut dire qu'ils se fatiguent
tous pour apporter chacun quelques petites pierres à un
édifice immense qui ne sera jamais achevé. Les travaux des
grands écrivains sont d'une autre nature : chacun de leurs
ouvrages forme un tout complet ; et leurs chefs - d'oeuvre
sont autant de monumens achevés dans toutes leurs parties ,
dont nos derniers neveux admireront l'aspect imposant et
les savantes proportions .
Les gens de lettres reprochent aux savans la sécheresse de
leurs spéculations, et les regardent comme privés de cette
espèce de sens qui fait goûter avec transport les charmes de
la littérature et la beauté des fictions poétiques. Les savans
ne croient pas que la raison puisse se concilier avec l'imagination
exaltée qui fait le vrai poète , et ils ne voient
dans les plus belles productions des arts que de brillantes et
inutiles folies. Des exemples célèbres ont prouvé que la première
de ces opinions n'est pas toujours juste : la seconde ,
quoique plus répandue encore, me paroît destituée de tout
fondement. Sans doute , on a vu plus d'une fois de malheureux
métromanes offrir , dans leur enthousiasme , de vrais
symptomes de folie , et peut-être même montrer quelques
étincelles assez brillantes parmi ces tourbillons de fumée exhalés
de leur imagination ; mais seroit- ce à ces bruyans accès que se
feroit reconnoître l'homme privilégié vraiment digne du
titre de poète ? Ce bel art ne se fonde-t-il pas , au contraire ,
sur la ra son la plus sévère ? Et n'est-ce pas d'elle seule que
les plus beaux poëmes empruntent et leur lustre et leur
prix ? (1) Si , comme le dit encore Boileau , rien n'est beau
que le vrai , l'objet des arts n'a-t-il donc pas quelque rap -
port avec celui des sciences? Bien plus , s'il faut une grande
(1) Boileau , Art Poét.
394 MERCURE DE FRANCE ,
rectitude de jugement pour pénétrer dans des vérités soumises
à d'exactes démonstrations , quelle raison plus fine et
plus perfectionnée ne doit pas présider aux conceptions poétiques
, où le vrai et le faux sont séparés souvent par des
nuances si délicates , qu'elles échappent aux yeux du vulgaire ?
Et comment le poète saura-t-il graduer la marche de son
ouvrage , faire naître , soutenir et accroître l'intérêt ; en un
mot , diriger avec précision tous ses moyens vers le but qu'il
veut atteindre , s'il n'est doué de cette raison d'une espèce
supérieure , qu'on nomme le goût, et qu'on a si bien caractérisée
en l'appelant le bon sens du génie ? ( 1 )
Mais c'est peu d'un don si précieux ; avec un sens droit ,
secondé d'un travail assidu , on avancera loin dans la carrière
des sciences : le poète , à un jugement plus parfait encore ,
doit joindre une imagination créatrice. Et c'est cette réunion
de qualités heureuses, lesquelles semblent s'exclure mutuellement
, qui rend les bons poètes si rares. Toutes les forces
de l'esprit sont mises en action ; tous les ressorts de l'intelligence
sont tendus dans l'exécution d'un poëme ; et si nous
voulons nous faire une idée de ce que ce long enfantement a
de laborieux et de pénible , entendons un grand poète, J. B.
Rousseau (2). Aux premiers accès de l'enthousiasme divin,
il est tel que le ministre d'Apollon qui, le regard furieux et
la téte échevelée , fait mugir le temple par ses cris. Son
esprit alarmé redoute l'assaut du génic ; il s'étonne , il combat
en vain l'ardeur qui le possède; il voudroit secouer le joug
du démon qui vient l'obséder. Le savant , absorbé dans ses
paisibles méditations , s'arrache avec peine au silence du
cabinet, où il passe ses heures les plus heureuses ; et l'intérêt
attaché à ses travaux , suffiroit seul , sans la renommée , pour
le payer amplement des efforts qu'ils exigent. Les heures du
poète ou de l'orateur ne sont pas toutes aussi réglées et aussi
douces. Souvent il jette la plume de dépit , il sent les mains
paternelles tomber : fatigué de se consumer en efforts stériles ,
il jure de renoncer à une vaine chimère , et il languit dans
l'inaction , jusqu'au moment où le desir de la gloire et le
besoin d'une imagination active qui cherche à se répandre au
dehors, le ramène, comme malgré lui , à ses travaux ébauchés:
tant il est vrai que les créations poétiques sont l'effort le plus
pénible de l'esprit humain !
Un astronome célèbre qui , en sa qualité de savant , met
sans hésiter , les sciences fort au-dessus des lettres , a , dit-on ,
( 1 ) Génie du Christianisme .
(2) Ode au comte Du Luc.
FEVRIER 1807 . 395
récemment prétendu mesurer le degré d'estime dû aux
diverses connoissances humaines , sur l'utilité immédiate
qu'en retire la société. Tout le monde sent combien ce principe
est déraisonnable. La conséquence la plus directe à
en tirer ,'c'est que le dernier artisan auroit plus de droits à
la considération publique, que ce savant lui-même : conclusion
absurde, et contre laquelle celui-ci seroit le premier à
réclamer ; car tout homine peut devenir un bon artisan , et
se rendre ainsi plus directement utile à la société qu'un bon
astronome, Mais pour découvrir tant de milliers d'étoiles , il
faut une excellente vue , une patience à toute épreuve , et
une tête assez libre de pensées pour se renfermer dans un
cercle toujours semblable de minutieuses observations : qualités
qu'il est sans doute fort rare de réunir au même degré
que le savant dont il s'agit.
Mais tous les travaux des hautes sciences ont-ils donc un
but également utile ? et toutes ces théories presqu'inaccessibles
, qui exigent bien plus de méditations que des résultats
vraiment usuels , contribuent -elles fort efficacement à la
prospérité publique ? On alléguera les grandes découvertes
de l'astronomie , qui ont donné de nouveaux moyens à la
navigation ; mais qui ne sait que presque tous les progrès de
ces deux sciences sont dus à la boussole et aux télescopes ,
inventions trouvées par hasard dans des temps à demi barbares ,
etdont les savans ne sauroient s'attribuer l'honneur? On citera
les prodiges de la mécanique et tant d'ingénieuses machines
qui servent à multiplier ou à remplacer les forces de l'homme.
Mais les anciens , sans être initiés dans la plupart de nos
savantes théories sur l'équilibre et le mouvement , soulevoient
des masses énormes , transportoient d'Egypte en Italie des
obélisques entiers , détournoient le cours des fleuves , élevoient
des aqueducs immenses , dont plusieurs sont encore debout
après tant de siècles. On sait aujourd'hui calculer d'avance les
résultats de la machine la plus compliquée : malheureusement
il y a toujours dans ses élémens physiques quelques
accidens que le calcul le plus subtil ne peut apprécier ; et
dans tous les problèmes de mécanique , il entre des abstractions
, qui , dans l'application , en rendent toujours la solution
fort incomplète. On suppose les corps ou parfaitement élastiques
, ou parfaitement durs ; on suppose les frottemens
nuls, ou on ne les évalue que par approximation : il faut donc
en revenir, dans la pratique, au tâtonnement : il faut confesser
que tous ces calculs savans ne sont la plupart du temps
qu'une espèce de luxe dont les artistes vraiment utiles ne
songent guère à se parer. Mais que dire de tant d'autres
396 MERCURE DE FRANCE ;
calculs purement abstraits , de tant de lignes ou surfaces
courbes qu'on imagine à plaisir pour en chercher laborieusement
les équations? Que tous ces objets paroissent fort importans
à ceux qui en font l'affaire de leur vie; mais qu'il nous
soit permis de faire aussi quelqu'estime du talent de lire dans
les abymes du coeur, de peindre les passions qui l'agitent ,
d'exciter dans l'ame de vives émotions, et de la porter aux
sentimens généreux ; osons même regarder toutes ces spéculations
profondes , lorsqu'elles ne servent ni à la connoissance
des phénomènes de l'univers , ni aux besoins de la société ,
comme de savantes bagatelles qui n'ont pas même le mérite
d'amuser la curiosité de tout le monde.
Les sciences mathématiques et physiques , à l'époque où
fleurissoient nos plus grands écrivains , furent comme renfermées
entre un petit nombre de savans. Elles se répandirent
plus généralement , et devinrent une espèce de mode dans le
siècle suivant. Les sophistes , qui prenoient à tâche de rendre
problématiques toutes les idéesmorales, regardées jusqu'alors
comme sacrées , affectoient de ne voir le caractère de la certitude
que dans les spéculations mathématiques , et ils tournoient
vers ces études tous les esprits soumis à leur funeste
influence. On commença , dès cette époque , à leur donner
dans l'éducation beaucoup plus de place qu'elles n'en avoient
occupé jusque-là. Mais , pendant la révolution , on alla bien
plus avant; et, à voir tant d'établissemens nationaux et particuliers,
consacrés exclusivement à l'étude des sciences , on
auroit cru qu'on alloit former un peuple entier de mathematiciens
et de chimistes. Aujourd'hui que des idées plus
saines ont repris leur empire , on a beaucoup modifié ce ridicule
système , et l'on doit espérer y renoncer bientôt toutà-
fait. En effet , le but de l'éducation doit être moins de
donner des connoissances positives , que de préparer l'élève
à en acquérir , que de former le jugement , d'exercer la raison ,
d'orner l'esprit et l'imagination , de nourrir dans l'ame des
sentimens nobles et élevés. C'est l'avantage qu'on retire du
commerce des grands écrivains anciens et modernes. Les
sciences exactes , utiles ou nécessaires à quelques emplois ,
sont rarement un moyen de réussir dans le monde ; mais dans
quelque situation qu'on se trouve placé , quelque devoir
qu'on ait à remplir, il est utile de penser avec justesse , de
s'énoncer avec élégance, de forcer l'assentiment par une dialectique
ferme et vigoureuse , de gagner la bienveillance par
les graces de l'esprit. On regarde les mathématiques comme
très-propres à faire raisonner conséquemment , et à donner
se goût pour l'ordre et pour la méthode, si avantageux dans
1
FEVRIER 1807 . 397
laconduite de la vie; mais cette opinion , qui paroît plau
sible , est- elle souvent confirmée par l'expérience ? Les mathématiques
mettent dans la tête des formules de raisonnement ,
ce qui n'est pas perfectionner la raison. Comme, par la simplicité
de leur objet et la rigueur de leurs calculs , elles ne
laissent aucune prise aux subtilités et aux sophismes , un esprit
faux peut y faire de rapides progrès. Il n'en prendra que plus
de confiance dans ses lumières ; il prononcera , sans hésiter ,
sur les questions les plus délicates de la morale , sur les chefsd'oeuvre
littéraires , qui ne peuvent être appréciés que par le
goût le plus exercé. Voulant soumettre au calcul et à l'analyse
des beautés ou des défauts dont le sentiment est souvent
le seul juge , il sera ramené d'autant plus difficilement à des
idées justes , qu'il aura appris à déraisonner avec méthode.
Concluons de toutes ces considérations , que l'ancien système
d'éducation étoit sage , de n'assigner que peu de temps à
l'étude des sciences exactes. Les élémens qu'on enseignoit aux
jeunes gens à la fin de leurs classes , sont à-peu-près la seule
partie des mathématiques qui puisse trouver son application
dans les usages ordinaires de la vie , et ils suffisoient
pour avertir les dispositions de ceux que la nature avoit
particulièrement doués , et pour leur donner le secret de leur
génie. Cultivées au préjudice des belles-lettres , les sciences
auroient le danger de refroidir et d'éteindre l'imagination , et,
avec elle , le noble enthousiasme , qui est la source des belles
actions , poury substituer l'esprit de discussion et de calcul; et,
pour me servir des expressions d'un auteur célèbre ( 1 ) : << elles
>> feroient contracter l'habitude d'exiger dans les jugemens
>> la rigoureuse démonstration : habitude destructive du-no-
>> ble sentiment de l'évidence morale, fait pour déterminer
>> les opinions et les actions de notre vie. >>
Ces réflexions me conduisent à parler du Discours qui me
les a suggérées. Ce n'est pas qu'il porte exactement sur lesmêmes.
idées ; mais l'objet en est le même , puisque l'auteur a aussi
pour but de défendre la dignité des lettres , en prouvant aux
savans combien elles ont de droit à leur estime , et combien
ils trouveroient d'avantages à les cultiver. Il exhorte aussi les
gens de lettres à fréquenter ceux qui professent les sciences ;
il s'étend sur les avantages qui résulteroient pour les uns et
pour les autres de ce commerce réciproque , et il fait voir
les rapports qui existent entre leurs études respectives. Il finit
en traçant le portrait du véritable savant et du véritable
homme de lettres : portrait qui fait honneur au peintre ,
( 1 ) Mémoires de Gibbon.
398 MERCURE DE FRANCE ,
bien qu'il paroisse un peu flatté. Les Discours académiques
ne se composent trop souvent que d'un ramas de lieux communs
et de déclamations. Celui que nous annonçons a l'avan
tage d'avoir un but intéressant et utile ; il joint le mérite
non moins rare d'être écrit d'un style élégant et facile , également
éloigné de la sécheresse et de l'enflure ; en un mot,
parfaitement convenable au sujet. Si les idees n'y sont pas
bienneuves , ni bien approfondies , c'est sans doute parce que
l'auteur n'a pas cru pouvoir se livrer à une longue discussion:
placé entre des savans et des gens de lettres , il a dû surtout
s'appliquer à ménager l'amour-propre des uns et des
autres. C'étoit marcher entre deux écueils ; et dans une situa→
tion si délicate , c'est avoir réussi , que d'avoir intéressé
quelques momens sans déplaire à personne.
C.
1
Mémoires d'un Voyageur qui se repose , contenant des
Anecdotes historiques , politiques et littéraires, relatives à
plusieurs des principaux personnages du siècle ; par
M. Dutens . Avec cette épigraphe :
Dulcis inexpertis cultura potentis amici,
Expertus metuit,
HORAT. , lib . 1 , Epist. 18.
Trois vol. in-8°. Prix : 12 fr. , et 16 fr. 50 c. par la postes
AParis , chez Bossange , Masson et Besson, libraires, rue
de Tournon ; et chez le Normant.
Nous sommes tous des voyageurs , mais nous ne nous repo--
sons pas tous ; nous nous arrêtons quelquefois pour écouter
les aventures de ceux qui sont parvenus au terme du voyage,
et nous tâchons de trouver dans leurs récits quelques leçons
dont nous puissions profiter : ils nous amusent un instant , et
nous les quittons bientôt pour continuer notre route. Nous
racontons , à notre tour, ce qui nous est arrivé ; d'autres
voyageurs nous écoutent , et tous vont à la fin se reposer sous
le fameux Hic jacet. J'ignore dans quel lieu M. Dutens a
fixé sa retraite , et je ne saurois dire si le titre de son livre a
maintenant acquis le sens moral qu'on peut lui supposer. Il
annonce , dans sa préface, qu'en 1782 il a brûlé tous les
exemplaires de son ouvrage , en 3 vol. in-8°.; qu'il lui restoit
encore quelques matériaux dont il n'avoit pu faire usage , et
FEVRIER 1807. 399
qu'il les donne au public en un volume, sous le titre de
Dutensiana. Mais , avec ce volume , ses Mémoires reparoissent
aujourd'hui sans qu'on voie comment ils ont été sauvés. La
préface qu'il avoit faite pour le seul Dutensiana , se trouve
en tête des Mémoires condamnés au feu ; et ces Mémoires sont
maintenant imprimés en deux volumes. Il paroîtroit donc
que le tout a été recueilli par un tiers , et que l'auteur , âgé
d'environ quatre-vingts ans , a réellement terminé sa carrière.
Il faudroit croire alors que cet auteur avoit revu et continué
ce qu'il avoit écrit avant 1782 , puisqu'au milieu des événemens
antérieurs à cette époque , il place des réflexions qui
se rapportent au temps de la révolution , et qu'ensuite il rend
compte de faits arrivés postérieurement. Quelque soupçon que
puisse faire naître ce défaut d'éclaircissement , les Mémoires
et le Dutensiana sont assez curieux pour mériter que nous
leur donnions un moment d'attention .
Quoique M. Dutens n'ait pas eu le dessein d'écrire son histoire
, etqu'elle ne lui serve que de canevas sur lequel il brode ,
dit-il , ses anecdotes et ses observations , il n'a pu se dispenser
de la faire connoître en partie; et la simplicité de son récit
est cela même qui, dès le commencement , peut engager le
lecteur à l'écouter jusqu'à la fin.
Né d'une famille protestante, dans le temps que la politique
du gouvernement écartoit encore des emplois tous les
religionnaires , il sentit de bonne heure la nécessité de se
choisir une nouvelle patrie , où l'éducation qu'il avoit reçue
pût servir à l'établissement de sa fortune. Il tourna les yeux
vers l'Angleterre; et dans un premier voyage qu'il fit à
Londres , il lui fut aisé de voir que la bonne volonté ne suffit
pas toujours pour faire son chemin. Toutes ses lettres de
recommandation lui furent inutiles; et les sollicitations de
son oncle , richement établi dans la capitale , n'aboutirent qu'à
lui faire essuyer un refus chez une dame à laquelle il fut présenté
pour accompagner son jeune fils dans ses voyages. Cet
oncle , après avoir vanté les talens de son neveu , s'avisa de
dire qu'outre ses autres bonnes qualités , il avoit beaucoup de
mo ale et de religion: sur quoi miladi se récria qu'elle ne vouloit
pas faire un Saint de son fils , et leur tourna le dos sans
vouloir en entendre davantage. Ce mauvais succès ne déplaisoit
pas trop au jeune Dutens, parce qu'il avoitfaitconnoissance
avec une demoiselle qu'il n'auroit pas voulu quitter pour une
place d'ambassadeur. Il projetoit même avec elle de se retirer
du monde, et d'aller vivie d'amour dans un désert, lorsque la
mère de cette aimable miss parvint à leur faire comprendre
que l'amour tout seul est une assez triste nourriture , et qu'il
(
400 MERCURE DE FRANCE ,
est prudent , avant tout , de se précautionner contre les
atteintes du besoin. Ces raisons déterminèrent les deux amans
à se séparer. Le jeune homme revint en France , où le chagrin
de n'avoir pu réussir dans ses projets lui fit éprouver une
longue et douloureuse maladie : elle affoiblit beaucoup ses
passions; et la raison reprenant son empire dans son esprit ,
il crut qu'il étoit temps d'examiner ces trois questions importantes
, proposées par Pascal : Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Où
vas-tu ? Cet examen tourna toute son attention vers le beau
moral , d'où jamais il ne s'est écarté dans le cours d'une vie
aussi longue que difficile , et quoiqu'il fût entouré d'exemples
publics et particuliers qui n'étoient pas faits pour l'encourager.
Il trouva bientôt l'occasion de mettre sa sagesse à l'épreuve ,
dans une circonstance qui mérite d'être rapportée.
Peu de temps après son retour en France , il fut rappelé
en Angleterre par son oncle , et placé par lui dans la maison
d'un riche seigneur , pour instruire son fils aîné : celui-ci
mourut , le cadet le remplaça dans ses études ; et pour calmer
son chagrin , le père fit venir dans sa maison une fille qu'il
avoit fait éleverà la campagne , et qu'il tenoit éloignée , parce
qu'elle étoit sourde et muette de naissance. M. Dutens devoit
donner ses soins au jeune Anglais , qui n'avoit que dix ans , et
il s'étoit flatté qu'il pourroit en même temps faire l'éducation
dela jeune demoiselle, et développer ses facultés intellectuelles
qui , à dix-sept ans , étoient encore enveloppées des plus
épaisses ténèbres . Cette entreprise étoit délicate : le coeur pouvoit
aller plus vite que l'esprit ; et dans un âge où les passions
sont ordinairement éveillées , il étoit à craindre que cette
innocente ne prit le jeune homme pour un amant avant
même qu'elle eût pu comprendre ce que c'étoit qu'un précepteur.
Les commencemens de son instruction furent cependant
paisibles ; mais les complaisances de son maître la touchèrent
insensiblement , et la reconnoissance qu'elle éprouvoit
pour lui se changeant bientôt en amour, elle ne se
trouvoit bien qu'avec cet être extraordinaire , qui devinoit sa
pensée , et qui , par le moyen de quelques signes , se communiquoit
à elle d'une façon aussi merveilleuse que nouvelle.
M. Dutens observoit tout à-la-fois les progrès de son esprit
et ceux de son attachement ; il applaudissoit aux uns , et ne
s'alarmoit pas des autres , parce qu'il ne les considéroit que
comme des preuves d'une amitié que la raison n'avoit pas
encore réglée ; mais son élève, quuii confondoit tous les sentimens
, et qui , dans son ignorance , leur donnoit étourdiment
un libre cours , étoit bien étonnée de ne pas rencontrer le
même
LA
SEIN
FEVRIER 1807 .
DIEOT
DE
40
même abandon dans celui dont elle recevoit cependant des
marques d'intérêt qui lui donnoient une nouvelle vie. Cette
sorte de résistance augmenta tellement sa passion , et les signes
qu'elle employa pour la faire connoître devinrent siifs , que
M. Dutens ouvrit enfin les yeux , et fut très-embarrassé sur le
parti qu'il devoit prendre. Mais se rappelant tout de suite
ce qu'il devoit à la famille qui l'avoit reçu dans son sein , a
Thonneur et à la religion, il eut presque honte , dit- il , d'avoir
délibéré un seul moment , et il retint la jeune demoiselle , en
lui serrant là main pour adoucir son refus. Elle ne pouvoit
revenir de sa surprise ; et lorsque son maître lui eut expliqué
succinctement ses motifs , et qu'il lui eut fait concevoir que
le mariage seul pouvoit rendre légitimes les marques de sa
tendresse , elle lui fit comprendre qu'elle souhaitoit d'être
imariée tout de suite ; mais il lui répondit qu'il falloit avoir le
consentement de ses parens , et qu'il penseroit au moyen de
lever cette difficulté.
Il n'eut pas la pensée de s'en occuper long-temps : peu dé
jours après cette étrange déclaration , il survint un événement
quimit finà son embarras , et qui fut la source de sa fortune :
le ministre du roi d'Angleterre à la cour de Turin , l'emmena
avec lui en qualité de son secrétaire. En peu de jours il se vit
lancé dans une carrière où il devoit trouver , comme il le dit
lui-même , plus de brillant et moins de repos , plus d'agrénrens
et moins de bonheur.
Nous ne le suivrons pas dans de nouvel état, qui le fit
bientôt connoître d'une manière avantageuse , qui le mit en
relation avec les premiers personnages de son temps , et qui
lui procura des occasions pour visiter les principales villes de
l'Europe. Nous observerons seulement qu'au milieu de ce
tourbillon du grand monde , il ne s'est jamais laisséjentraîner
aux maximes du siècle, et que ses principes se trouvent en
opposition avec ceux des faux philosophes, qui faisoient beau
coup de bruit alors : il se vit souvent dans la nécessité de les
combattre; ce qui lui valut l'honorable haine du grand patriarche
de Ferney. Il y a sur ce sujet, dans le Dutensiana ,
deux lettres de cet écrivain infatigable , qui font un plaisant
contraste avec une troisième qu'il avoit écrite dans le même
temps. Celle-ci , adressée au chevalier de Châtellux, est conçue
en termes injurieux contre M. Dutens. Pour lui servir de
contre-poison , il paroissoit convenable d'insérer dans le trop
volumineux Recueil de Beaumarchais , les deux autres lettres
écrites par Voltaire à M. Dutens , pour le féliciter d'avoir
entrepris de donner au public les OOEuvres de Leibnitz , et pour
le remercier du présent qu'il lui avoitfait de cet ouvrage; mais
C
5.
cen
402 MERCURE DE FRANCE ,
M. deCondorcet, le principal éditeur des oeuvres du patriarche,
pensa que ces deux lettres pourroient compromettre la gloire
de son maître , et il ne les publia pas. C'est ainsi que ces honnêtes
gens remplissoient leurs devoirs , et qu'ils observoient
-lajustice et la probité , dont cependant ils se piquoient beaucoup.
M. Dutens ne les ménage pas dans le cours de ses
Mémoires ; mais il faut convenir que l'événement a bien justifié
ses différentes attaques et les craintes que leur doctrine
faisoit naître dans son esprit : « J'allois autrefois souvent à
>> Paris , dit-il ; je voyois beaucoup ce qu'on appeloit alors
>> les philosophes. C'étoit sur-tout chez Mad . Geoffrin , chez
>> le baron d'Holbach et chez M. d'Alembert , qu'étoient
>> leurs principaux rendez-vous. C'étoit là que l'on tramoit
>> sourdement la destruction de la Religion , du Clergé , de
>> la Noblesse , du Gouvernement. Dès l'année 1766 , je disois
» aux évêques liés avec eux : ils vous détestent ; aux grands
>> seigneurs qui les protégeoient : ils ne peuvent soutenir l'éclat
>> de votre rang qui les eblouit ; aux financiers qui les prô-
>> noient : ils envient vos richesses. On continuoit à les ad-
>> mirer, à les flatter , à les proner. » L'engouement étoit
général , et la manie philosophique descendoit jusque dans
les dernières classes de la société. M. Dutens en raconte plusieurs
traits assez plaisans , entre lesquels nous avons remarqué
celui-ci , que nous donnons textuellement , pour faire connoître
en même temps le style de l'auteur :
>>Le chevalier de la Luzerne , dit-il , fut chargé de la part
>> d'une dame qui étoit à la campagne, de lui procurer du
>> fameux cordonnier Charpentier, quelques paires de sou-
>» liers , sur un modèle qu'elle lui envoyoit. Il va lui-même
>> trouver le cordonnier. On lui indiqua sa demeure à une
» belle maison où se trouvoient deux domestiques en livrées
» à la porte. Il demande Charpentier le cordonnier ; on lui
>>>dit : c'est ici ; et l'un des laquais s'empresse à lui montrer
>> le chemin, quoique le chevalier le priåt de n'en rien faire.
>> Voyant qu'on l'introduisoit dans un bel appartement , il
>> crut qu'il y avoit de la méprise , et répéta qu'il cherchoit
>> Charpentier le cordonnier. « C'est ici l'appartement de mon
>> maître, répliqua le laquais ; donnez-vous la peine de passer
>> ici , je vais l'avertir. » Le chevalier de la Luzerne traverse
>> une belle antichambre , un salon richement meublé , une
>> chambre à coucher , et de là fut introduit dans un cabinet
>> charmant , où , en attendant M. Charpentier, il ne se lassoit
>> point de regarder une commode du travail le plus riche et
>> le plus élégant , garnie , dans ses compartimens , des por-
>> traits des premières dames de la cour, de la princesse de
FEVRIER 1807 . 403
2
1
>> Guémené, de madame de Clermont , etc.; et pendant qu'il
>> étoit à examiner avec étonnement tout ce qui se présentoit
» à sa vue , M. Charpentier entre dans un négligé de petit-
>> maître. » « Ah , monsieur Charpentier , dit le chevalier, en
>> montrant la commode, j'étois dans l'admiration de tout ce
» que je vois ici. » « Monsieur , vous êtes bien bon de faire
attention à ces choses-là. » « Ah , disoit le chevalier , quel
> goût , quelle élégance ! » « Monsieur , vous voyez , c'est la
>> retraite d'un homme qui aime à jouir; je vis ici en philo-
» sophe. » « Mais , monsieur Charpentier , à ce que je vois ,
>> vous êtes bien traité des dames. » « Ma foi , monsieur , il
>> est vrai que quelques-unes de ces dames ont des bontés pour
» moi, elles me donnent leur portrait ; vous voyez que je suis
>> reconnoissant , et que je ne les ai pas mal placées . Mais ,
>> monsieur le chevalier, puis-je savoir ce qui me procure
>> l'honneur de faire votre connoissance? » « Monsieur , voici
>> unmodèle de souliers qu'une dame de mesamies m'envoie. >>>
« Ah ! je sais ce que c'est ; je connois ce joli pied ; on feroit
>> vingt lieues pour le voir. Savez-vous bien qu'après la
» petite Guém né , votre amie a le plus joli pied du monde?
<< Fort bien, monsieur , je ferai son affaire. » Le chevalier
>> vouloit se retirer , lorsque M. Charpentier lui dit : « Sans
» façon, si vous n'êtes point engagé , restez à manger ma
>> soupe; j'ai ma femme qui est jolie , et j'attends quelques
>> autres femmes de notre société qui sont fort aimables; nous
>> jouons Edipe après dîner , et vous pourriez bien ne pas
>>vous repentir d'être resté avec nous. » « Je n'en doute pas,
>>monsieur Charpentier ; mais je suis malheureusement en-
>> gagé pour aujourd hui : ce sera pour une autre fois. »
Personne, dans ce temps , ne vouloit être peuple : les derniers
de la société se croyoient des marquis et des génies supérieurs
, lorsqu'ils pouvoient trouver l'occasion de faire connoître
qu'ils avoient lu cette même pièce d'OEdipe , et
qu'ils avoient appris les deux vers si connus :
:
Les prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense , etc.
Ils étoient bien éloignés d'apercevoir que ce mot vain n'a
pas de sens raisonnable , puisqu'assurément il n'y a pas de
vanité dans la pensée qui honore une classe de la société
respectable par son état , et qu'il seroit aussi injurieux que
déplacé de l'entendre comme synonyme d'inutile ou de vil.
Ils ne voyoient pas qu'un philosophe qui s'élève ainsi fort
au-dessus de la croyance populaire, ne peut pas dire :
Notre crédulité fait toute leur science ,
puisqu'il ne croit rien de ce que les autres croient; puisqu'ils
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ,
pense , au contraire, que tous les prêtres sont des imposteurša
On auroit bien perdu son temps et sa peine à vouloir faire
comprendre à ces insensés que la crédulité de l'un ne peut
pas faire la science de l'autre. Ils n'avoient des oreilles que
pour entendre le langage barbare des passions déchaînées , et
des mains que pour applaudir au triomphe de la sottise .
G.
De la Manière d'étudier les Mathématiques; ouvrage destiné
à servir de guide aux jeunes gens , à ceux sur-tout qui veulent
approfondir cette science , ou qui aspirent à être admis à
l'Ecole impériale Polytechnique : par P. H. Suzanne ,
professeur de Mathématiques au Lycée Charlemagne , à
Paris , etc. Première partie , renfermant les préceptes généraux
, et leur application à l'Arithmétique. Un vol. in-8°.
Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. par la poste. A Paris , chez
Bernard, libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant.
LES mathématiques n'ont pas toujours dominé en souveraines
sur toute l'éducation. Il fut un temps où leur nom même
étoit à peine connu des gens du monde, et de tous ceux qui
n'étoient pas , à proprement parler , des savans . La logique ,
et quelque peu de physique , voilà toutes les sciences qu'on
enseignoit aux enfans ; encore ne leur en parloit-on que le
plus tard qu'on pouvoit, et lorsque le cours d'études étoit ,
pour ainsi dire , fini. Ce fut vers le milieu du dernier siècle
qu'il se fit tout-à-coup dans l'enseignement une révolution,
dont les suites se font bien péniblement sentir aujourd'hui.
Un monarque , qui en tenoit paisiblement le sceptré depuis
près de mille ans , fut tout-à-coup renversé : le latin , puisqu'il
faut le nommer , fut banni des écoles ; ses lois furent
honnies ; les grammaires , les rudimens , les selecte , tous
les appuis , tous les ornemens de son trône tombèrent avec
lui ; et les mathématiques , la chimie , l'histoire naturelle ,
la botanique , etc. , formant comme une sorte de convention ,
se mirent à sa place. Les suites de ce bouleversement furent ,
ainsi qu'on devoit s'y attendre , beaucoup de désordres et de
confusion. Mais enfin les mathématiques , plus heureuses que
leurs rivales , s'emparèrent de l'autorité ; et depuis ce moment
, elles ont régné sur toute la jeunesse. Cependant l'empire
leur a été quelquefois disputé ; j'ai vu un moment oit
FEVRIER 1807 . 405
Ja chimie auroit peut-être réussi à les détrôner, si elle n'avoit
eu contre elle l'odeur de ses gaz , et l'attirail de ses
cornues et de ses fourneaux.
Différente des autres révolutions , celle-ci commença par
les provinces ; je veux dire, par les éducations particulières.
C'est de là que peu à peu , et par des envahissemens successifs
, elle gagna l'enseignement public. Les colléges résistèrent
long-temps ; mais il fallut se soumettre ; et les vieux professeurs
, après avoir déploré sans doute l'humiliation où
étoit tombé le latin , finirent par enseigner d'assez bonne
grace des a -- b. Alors Virgile et Horace , effrayés de ce
jargon barbare , n'osèrent plus se montrer. Ils suivirent le
sort de leur souverain détrôné , et ils coururent cacher leur
honte auprès des vieux amis de la bonne littérature , qui ,
bien qu'en petit nombre , ne laissèrent pas que de soutenir
long- temps , avec courage , la cause du latin.
Dès ce moment , excepté parmi les partisans de l'ancienne
éducation , il n'y eut presque plus rien de commun entre
les jeunes gens et les vieillards : ils avoient reçu des principes
différens ; l'idée qu'ils se formoient d'une véritable instruction
n'étoit plus la même ; ils ne parloient plus le même langage.
Deux générations , dont l'une avoit vu naître l'autre , se trouvèrent
séparées , dans leurs opinions et leurs jugemens ,
comme par un intervalle de dix siècles. Lorsque les vieillards
interrogeoient les enfans pour s'assurer de leurs progrès ,
ceux - ci , au grand étonnement des premiers , au lieu de
réciter quelques principes de leur grammaire ou quelque
beau morceau de Virgile, leur répondoient par des théorèmes
et par des équations en x et en a ce langage nouveau , qui
faisoit sourire les pères , dut quelquefois bien faire gémir
les aïeux.
Cependant cette génération nouvelle , qui se comparoît
avec tant d'orgueil , il y a quarante ans , à celle qui l'avoit
précédée , et qui étoit si fière alors des progrès que l'éducation
avoit faits , est devenue ancienne à son tour; et elle s'est
aperçue qu'elle se souvenoit un peu moins de ses axiomes
et de ses équations , que ses aïeux ne se souvenoient des vers
d'Horace ou de Virgile : elle a compris alors que des principes
abstraits de mathématiques ne sont pas plus utiles par
eux-mêmes , sur-tout quand on les a oubliés, que des principes
abstraits de grammaire ; et qu'à choisir entre deux langages
barbares , autant valoit faire apprendre aux enfans celui
qui conduit à des connoissances dont il reste toujours quelque
chose dans l'âge avancé. Elle revient donc peu-à-peu des
erreurs qu'elle avoit, pour ainsi dire, sucées avec le laita
3
406 MERCURE DE FRANCE ,
:
Déjà l'éducation ancienne a repris quelque faveur : ce fol
enthousiasme dont on s'étoit pris pour les sciences commence
à baisser ; et il faut espérer qu'avec le temps on n'éprouvera
plus pour elles que l'estime qui leur est due.
On retourne au latin; on parle même du grec : il y a
déjà des jeunes gens qui peuvent , sans rougir , entendre
parler de Virgile et de Cicéron, attendu qu'on les leur a
fait connoître. C'est l'aurore du bon sens qui commence à
poindre : mais tout n'est pas fait encore ; et il reste bien
des enthousiastes à guérir, bien des aveugles à éclairer. Nous
ressemblons à des malades long - temps désespérés , qu'une
crise heureuse a retirés du plus grand danger : il est probable
que nous guérirons ; mais nous sommes extrêmement
affoiblis . Il y a des levains dangereux à neutraliser , de mauvaises
humeurs à dompter ; et les rechutes seroient peut- être
àcraindre , si le médecin n'étoit toujours là pour les éloigner,
Il n'est donc pas inutile d'examiner d'où nous est venu
notre mal ; c'est-à-dire , comment a pu naître parmi nous
ce fol enthousiasme pour les sciences , qui a failli à étouffer
notre littérature ; et , en particulier , comment s'est établie
peu-à-peu dans les écoles cette fureur de mathématiques ,
qui en a été pendant un demi-siècle le plus terrible fléau.
Car, si nous commencions par bien connoître quel a été le
véritable principe de notre erreur, en quoi précisément elle
a consisté , peut- être qu'il nous seroit plus facile d'en empêcher
le retour.
Et d'abord , notre erreur n'a pas été d'admirer trop les
mathématiques , car elles sont véritablement admirables. J'oserois
même dire que , parmi les sciences que l'esprit humain
a créées , elles sont une des plus belles et des plus utiles.
Sans elles , auroit-on jamais mesuré ces intervalles immenses
qui , à des distances presque infinies de nous , séparent les
astres errans dans l'espace ? Ce que l'imagination elle-même ,
si audacieuse dans ses conceptions , a de la peine à concevoir,
le géomètre le voit clairement , et il l'assujétit à ses calculs.
Avec ses calculs , que n'a-t-il point entrepris ? Que ne fait- il
pas? Il apprit aux navigateurs l'art de donner la forme la
plus convenable à ces demeures fragiles qui les portent sur
les abymes; et il fit plus , il leur traça dans le ciel la route
qu'ils devoient suivre sur la terre : il inventa , il combina du
moins ces machines , dont l'heureux emploi semble multiplier
nos forces , et à l'aide desquelles il souleveroit le monde
entier de dessus ses fondemens , si le monde avoit d'autres
fondemens que la volonté de celui qui l'a créé. Dirai-je que
ces globes meurtriers qu'une autre science inventa pour la
FEVRIER 1807 . 407
destruction des hommes , c'est lui qui les dirige, et qui fixe le
point précis où ils devront exercer leurs ravages ? Il faut le dire
sans doute , puisque c'est un des prodiges de son art ; mais je
l'admire avec bien plus de satisfaction, lorsqu'il contient dans
leur lit ces fleuves redoutables, qui , toujours menaçant leurs
rivages , sont toujours contraints, par lui seul, à les féconder
et les enrichir ; et je l'estime bien plus encore, lorsqu'abandonnant
les hautes spéculations, il daigne s'occuper de choses
plus aisées en apparence , et d'un usage plus vulgaire : car,
si le géomètre paroît moins grand , il n'est , certes , pas moins.
utile lorsqu'il mesure un champ que lorsqu'il calcule lahauteur
d'un astre; et il ne mérite pas plus de reconnoissance
lorsqu'il maîtrise les vastes fleuves ou les vagues de la mer,
que lorsqu'il va chercher dans les montagnes, et qu'il conduit
par de longs travaux à travers les plaines , le ruisseau
qui portera la santé dans les villes et la fécondité dans les
campagnes. Il n'est donc aucune sorte de services que les .
mathématiques ne rendent aux hommes : le ciel raconte leurs
succès; la terre est pleine de leurs bienfaits , et leur influence
s'étend depuis le soleil jusqu'à la plus obscure chaumière.
Ainsi les mathématiques sont une science très - utile et
très-admirable : c'est un principe convenu , et dont la vérité
ne sauroit être révoquée en doute. Mais observons qu'elles
ne sont utiles que par l'appui qu'elles prêtent à d'autres
sciences; etque si elles paroissent admirables , c'est toujours
dans les applications qu'on en fait aux phénomènes de la nature
et aux divers procédés des arts. On ne devoit donc pas
conclure de ce principe , qu'il faut étudier les mathématiques ,
et s'arrêter là , ni en tirer cette conséquence encore plus fausse,
qu'il faut les faire étudier à tous les enfans. Car tous les enfans.
'ne sont pas appelés par leurs goûts ou par leurs talens àmesurer
un jour le cours des astres , ou a cultiver ces arts qui
font la sécurité de nos campagnes et l'ornement de nos villes ;
et cen'est qu'enles appliquant à de pareils usages que les mathematiques
acquièrent leur utilité. Réduisez l'arithmétique
à ses nombres abstraits , la géométrie à ses lignes encore plus
abstraites , l'algèbre à ses a- b ; chacune de ces sciences ne
sera plus qu'un jeu difficile , qui n'aura pas même le mérite
d'amuser ceux qui le joueront.
Et voilà l'erreur qu'il importe de combattre, voilà celle
qui n'auroit jamais dû s'établir. On a étudié les mathématiques
pour elles-mêmes , les mathématiques pures ; on en fait
l'objet de l'étude et des recherches de tous. On leur a sacrifié
la jeunesse tout entière et toutes ses années. Cette science
'est devenue pour les enfans de notre siecle, ce qu'étoit pour
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
:
ceux des Lacédemoniens la statue de leur Diane Orthia: on les
tourmente à son occasion; on les lui immole en quelque sorte,
et ils doivent se montrer fiers de lui avoir été immolés. Quand
ils sont laborieusement parvenus à passablement arranger,
ensemble des a et des x, on les admire , et ils s'admirent
peut-être eux-mêmes ; on appelle cela avoir fait des progrès.
Mais qu'est- ce que des progrès qui ne mènent à rien ? Car enfin
que restera-t-il au plus grand nombre d'entr'eux , que leur
restera-t-il , après un petit nombre d'années, de tant de peines
etd'ennuis que cette étude leur a fait éprouver , si ce n'est le
plaisir de dire qu'ils ont su autrefois les mathématiques , et
qu'ils ne les savent plus ? Heureux encore , heureux bien
souvent quand ils réussissent à les oublier , et ne font
pas un perfide usage des souvenirs confus qu'ils peuvent en
conserver!
Les mathématiques servent, dit-on , comme d'introduction
à toutes les sciences . Cela n'est peut-être pas vrai ; mais quand
cela le seroit , tout ce qu'on devroit en conclure encore , c'est
qu'il faut les faire étudier à ceux qui ontla noble ambition de
devenir des savans. Pour le médecin , l'avocat , le poète ,
l'homme de lettres , pour le plus grand nombre des hommes ,
ce seroit la plus ingrate , comme la plus ennuyeuse de toutes
les études. Que m'importe qu'elles introduisent aux sciences ,
si je ne veux pas y entrer? Eh ! que sert de se mettre en route,
quand on est bien sûr de ne pas arriver ? 1
Les mathématiques sont utiles ! Mais les langues le sont aussi;
et leur étude est indispensable pour ceux qui n'ont pas moins
besoin d'orner leur raison que de l'éclairer : c'est-à-dire,
pour tous ceux qui fréquentent les écoles publiques , et pour
les savans eux- mêmes. L'étude des langues anciennes n'est-elle
pas la seule clefde ce vaste et magnifique édifice qui fut élevé
autrefois par les Grecs et par les Romains , comme pour être
Je point de réunion de tous les poètes , de tous les orateurs,,
de tous les historiens , et où les hommes. de tous les siècles
iront sans cesse s'instruire dans les principes du goût , et
chercher les modèles du beau ? Mais que sert de se procurer
à grands frais la clef d'un superbe palais , si on est
décidé d'avance à ne jamais y entrer ? On ne prétend point
que ceux qui par état doivent rester étrangers à la littérature ,
doivent nécessairement commencer leur vie par apprendre le
latin ou le grec; on regrette seulement que cette étude ait
élé sacrifiée à des études bien moins généralement utiles.
Car il est bien sûr que s'il y a quelques professions dans
lesquelles on peut se distinguer, sans avoir jamais lu Virgile
ou Homère , il y en a bien plus encore pour lesquelles il est
1
FEVRIER 1807 . 409
parfaitement inutile d'avoir su balancer dans de longues équations
les premières et les dernières lettres de l'alphabet.
Allons plus loin : ces mathématiques , qui sont pour l'astronome
, pour le mécanicien , pour l'ingénieur, un instrument
précieux, qui leur fait enfanter des prodiges , que
seroient-elles pour l'avocat , pour le médecin , sur- tout pour
le moraliste , pour le méthaphysicien , et pour tous ceux
qui s'occupent des sciences que l'esprit humain n'a point
faites , de ces sciences sublimes dont nous trouvons les principes
dans nos coeurs , et qui sont d'une évidence bien supérieure
à toutes celles de la géométrie ; que seroient-elles pour
eux, si ce n'est un instrument de dommages ? Malheur à
eux, s'ils osoient s'en servir ; malheur à nous, si alors nous les
écoutions ! Car cette science qui jette tant de lumière sur les
occupations de quelques savans , n'est propre en effet qu'à
accumuler les ténèbres sur les principes les plus évidens et
les plus nécessaires au maintien des sociétés ; elle ne seroit
pour le plus grand nombre des hommes , si par malheur elle
devenoit leur unique guide, qu'un moyen infaillible de s'éga
rer avec méthode : ce qui est la pire manière de s'égarer.
Que dirai-je maintenant de la propriété qu'a , dit- on , la
géométrie , de rendre l'esprit juste ? Certes , si elle avoit un
pareil privilége , je n'hésiterois pas à la mettre au premier
rang de toutes les sciences , et à dire qu'il faut la faire étudier
à tous les enfans ; car un esprit juste est , après un coeur droit ,
le plus beau présent que le ciel puisse faire aux hommes :
peut-être même que ces deux qualités ne sont pas aussi différentes
qu'on le croit. Mais , à cet égard , tout ce qui distingue
les mathématiques du reste des sciences , c'est que la sévérité
de leurs méthodes peut en faire , pour les esprits justes , une
sorte de logique-pratique qui les dispense d'en étudier une
autre. C'est dans ce sens qu'il faut entendre peut- être l'éloge
qu'en faisoit d'Alembert, bon juge en cette matière , lorsqu'il
disoit que la géométrie rectifie les esprits droits. Il est vrai
encore quel'inflexibilité de leurs règles semble ôter aux esprits
faux qui s'en occupent , mais seulement tant qu'ils s'en occupent,
jusqu'à la faculté de mal raisonner. Mais qu'importe
à ceux-ci de bien combiner des nombres , et que leur sert
de bien mesurer des lignes , si , dans tout le reste , ils conservent
le pouvoir de s'égarer à leur aise , et de raisonner aussi
mal qu'ils veulent ? Pour prouver que les mathématiques ne
rendent pas l'esprit juste , je n'aurois besoin que de nommer
certain savant bien connu, et de citer les pitoyables raisonnemens
qu'il fait , toutes les fois qu'il lui arrive de parler
d'autre chose que de géométrie et d'astronomie.
410 MERCURE DE FRANCE ,
Ce qui me reste à dire , c'est qu'au lieu d'un ouvrage sur
la meilleure manière d'étudier les mathématiques , il auroit
mieux valu en faire un sur la meilleure manière de guérir le
plus grand nombre des pères , de la folie de les faire étudier
à leurs enfans. Ce livre seroit fort utile , sur-tout s'il étoit fait
par un homine aussi éclairé que M. Suzanne ; car celui qu'il
publie en ce moment est très-bon; et malgré tout ce que
nous venons de dire sur l'étude des mathématiques , nous ne
pouvons nous dispenser d'en faire l'éloge.
Ce qui le distingue de la foule des Traités élémentaires quí
ont été publiés dans ce siècle par la foule des professeurs , c'est
d'abord qu'il est adressé aux élèves de l'Ecole Polytechnique ;
c'est-à-dire , à ceux auxquels il convient véritablement de
l'étudier. Seulement , j'aurois voulu que l'auteur expliquât
ce qu'il entend par ceux qui veulent approfondir cette
science : car cette volonté est folle dans tous ceux qui ne
se sentent pas le talent nécessaire pour la perfectionner et lui
faire faire de nouveaux progrès. A cela près , les réflexions
qu'il fait sont trop justes , et la forme qu'il a donnée à ses
Elémens est trop nouvelle pour que nous ayons pu nous dispenser
de faire connoître son ouvrage à nos lecteurs. Nous ne
dirons point que ses réflexions sont neuves ; car elles ne le sont
pas; et , selon nous , c'est ce qui fait leur éloge. Nous ne le
louons pas non plus d'avoir suivi un ordre nouveau dans
l'exposition des principes élémentaires : car c'est l'expérience
seule qui pourra éclairer les professeurs sur les avantages et
les inconvéniens de cette innovation. Nous nous bornons à dire
que M. Suzanne nous a paru être un excellent professeur; et
nous attendrons , pour porter un jugement plus détaillé sur
son ouvrage, qu'il l'ait achevé.
GUAIRARD.
Les Promenades de Vaucluse ; par M. Renaudde la Grelaye ,
membre de plusieurs Académies, et auteur des Soupers de
Vaucluse. Cinq vol. in- 12. Prix : 9 fr. , et 13 fr. par la poste.
A Paris , chez Guyon , et chez le Normant.
L'HISTOIRE la plus intéressante que l'on rencontre dans
cesPromenades , est celle de l'auteur, M. Renaud de laGrelaye,
qui vient d'être enlevé aux lettres et à sa famille , au moment
même où il faisoit imprimer son ouvrage. Ce littérateur esti
FEVRIER 1807 . 411
mable avoit tout perdu dans le cours de la révolution; mais
il espéroit que ce nouveau fruit de ses loisirs changeroit sa
situation , et qu'après l'avoir charmé dans le temps de sa prospérité
, il le nourriroit dans l'infortune. C'étoit son unique
espérance , et c'est le seul héritage qu'il laisse à sa veuve
désolée. Mais , en littérature , le fonds le mieux cultivé ne
donne pas toujours ce qu'on en attend; il faut , pour le féconder,
qu'il attire les regards du public , et que chacun de nous
laisse échapper de sa main quelques goutes de cette rosée
miraculeuse qui fertilise tout ce qu'elle touche.
Le Mercure du mois de mai 1739, a rendu compte des
Soupersde Vaucluse du même auteur; les Promenades en
sont la suite. Le charme du paysage et la douceur de la température
ont réuni , dans un château voisin de cette fontaine
célèbre , une compagnie de femmes aimables et de beaux
esprits , qui forment une espèce d'académie , où chacun d'eus
apporte son petit tribut de prose , de vers , de dissertatious sur
divers sujets; le tout entremêlé de réflexions et de saillies , qui
naissent assez librement de la conversation. Dans un temps de
calme, il n'en falloit pas davantage pour fixer des lecteurs
qui n'avoient jamais éprouvé que de douces émotions; mais
depuis que les esprits se sont accoutumés aux plus violentes
agitations, et que chaque matin nous lisons dans les journaux
la ruine d'une ville ou d'une province , il est devenu comme
impossible d'attacher par des compositions purement littéraires.
L'auteur des Promenades avoit bien senti que cette
nouvelle situation demandoit une nouvelle source d'intérêt
pour exciter notre curiosité. Cette considération l'a déterminé
àfaire entrer dans son ouvrage une intrigue de comédie , dont
le fonds , dit-il , est véritable . La manière dont il l'amène est
assez pittoresque pour que nous la rapportions ; elle fera
connoître enmême temps les personnages qu'il met en scène ,
et l'esprit qu'il prête à chacun d'eux.
Le Marquis. « Faire le bien est le premier devoir de
>> l'homme , et malheureusement celui qu'il remplit avec le
plus de tiédeur ..... Mais quel est cet ingambe piéton qui
>> saute si lestement les fossés ? Sa garde-robe ne le charge pas.
>> Les cheveux sous un filet , une mandoline en bandouliere ,
>> une gibecière et des castagnettes ; avec un mousqueton , ce
>> seroit un vrai miquelet qui croit la sainte Hermandad à ses
trousses. Holà , camarade , où vas-tu si vite ? »
Le Voyageur. « Partout , excellence. >>>
Le Comie. « Tu as donc des affaires par toute la terre ?>>
Le Voyageur. « Et nulle part. »
Le Commandeur. « Quel métier, maître ? >>
412 MERCURE DE FRANCE ,
Le Voyageur. « Comme les grands seigneurs , je sais tout
>> sans avoir rien appris. >>>
Dorival. « Il est bref et serré. Tu dois être musicien ? >>>>
Le Voyageur. « Avec del oreille , qui ne l'est pas ? >>
Saintré. « Tu ne ressembles pas mal à Figaro . >>
Le Voyageur . « Il y a un air de famille ..... >>
La Marquise. « Quel dégourdi ! Tu ne crains pas les vo-
>»>leurs , à ce qu'il paroît ? »
Le Voyageur. « Ce sont eux qui ont peur de moi. »
Cantabit vacuus coram latrone viator.
L'Abbé. « Il dit que le voyageur à sec se rit des voleurs.>>
Mad. de Chanceaux. « L'ami , comment t'appelle-t- on ? »
Le Voyageur. « Souvent trop tard pour dîner.... »
Le Marquis. « Tu parois un bon vivant; tu ne manques
>> pas d'esprit : pourquoi ne pas l'employer à t'assurer
>>> l'avenir ? »
Le Voyageur. « Qui vous a dit qu'il me manquera ? >>
Le Comte. << Mais tu fais souvent mauvaise chère ; et vêtu ,
>> comme tu l'es , à la légère ..... »
Le Voyageur. « La diète prévient les maladies , et l'habit
>>> ne fuit pas le moine. »
Mad. de Lintz . « Tu ne parles que par sentences. »
Le Voyageur. « Cela se retient mieux. >>>
Le Marquis. « C'est un philosophe à sa manière. »
Le Voyageur. « Je ne suis cependant encore d'aucune aca-
>> démie . >>>
La Baronne . « Tu fais des livres : cela viendra. >>>
Le Voyageur. « Non : je les fais bons. >>>
Madame de Chanceaux. « Il ne manque pas d'amour
>> propre. >>>
Le Voyageur. « Il en faut au malheureux : daigne-t-on
>>> le faire valoir ? >>
Madame Saintré. « Tu as l'air si joyeux et si bien portant !
>> tu ne dois pas éprouver l'infortune . >>>
Le Voyageur. « Non ; mais j'en porte la livrée , et l'on
>> juge là-dessus. »
L'Abbé. « Ce gaillard-là est étonnant ! C'est quelque fils
>> de famille que le libertinage promène. >>>
M. l'Abbé ne se trompoit pas tout-à-fait. Il devinoit la
qualité duVoyageur; mais son habit le trompoit sur sa manière
d'exister. Cen'étoit qu'un déguisement à la faveur duquel il
vouloit intriguer les promeneurs de Vaucluse , et trouver une
promeneuse qui voulût bien l'aimer pour lui-même , et qui
consentit à l'épouser avant de le connoître. C'est la folie des
FEVRIER 1807. 413
héros de roman ; car , dans la société , personne ne voudroit
consentir à se faire priser au-dessous de sa valeur. Quoi qu'il
en soit , le Voyageur se montre si poli , si brave , si spirituel ,
et sur-tout si galant , qu'il commence par se faire admettre
dans la compagnie des beaux esprits , et que bientôt il occupe
la première place dans le coeur d'une charmante veuve ,
madame de Lintz , à laquelle il adresse ces couplets , qu'il
improvise en s'accompagnant de sa mandoline :
« Quand verrai-je le tendre amour
Faire le bonheur de ma vie ?
L'espérance d'un doux retour
Me seroit elle donc ravie ?
Qui veut m'aimer , m'aimer pour moi ,
Qu'elle se nomme , elle a ma foi .
>> A la beauté que puis-je offrir !
Je n'ai ni trésors , ni couronne ;
Mais sous ses lois je sais mourir ,
La constance vaut bien un trône .
Qui veut m'aimer , etc.
>> Coeurs sensibles à mes amours ,
C'est vous seuls que chante ma lyre;
Heureux si ses accords touchans
Vous conduisent jusqu'au délire ;
Vous m'aimerez alors pour moi ,
Et la plus tendre aura ma foi . »
Cette façon de s'exprimer , le bon sens qui paroît dans ses
discours , et la droiture de ses principes , forment un con
traste piquant avec son costume. Il joue tout-à- la- fois le
rôle de Figaro , celui du comte Almaviva et celui de Grandisson.
Il n'en falloit pas tant pour séduire une jeune veuve
que l'hymen tout seul avoit enchaînée. Madame de Lintz
craint de s'abandonner inconsidérément au nouveau sentiment
qu'elle éprouve ; mais tandis que le coeur chemine vers un
objet agréable , la raison , qui calcule tout bas son rang et sa
fortune , l'avertit que cet amant déguisé ne peut être qu'un
homme d'une naissance relevée , et qu'il doit être très-riche :
il n'en faut pas davantage pour la captiver entièrement ; elle
ne souhaite plus que l'aveu de ses amis , pour justifier sa
passion ; après quelque temps d'épreuve et d'examen , elle
l'obtient ; l'inconnu déclare son attachement ; et, sans se
découvrir , il exige que madame de Lintz accepte ou refuse
414 MERCURE DE FRANCE ,
l'offre quil lui fait de l'épouser. Il auroit été facile de sortir
ici de la voie commune des intrigues romanesques , et de faire
sentir à cet inconnu que son procédé n'étoit ni juste ni sage ;
qu'il n'est permis qu'aux femmes qui n'ont rien à perdre ,
d'épouser unhomme qu'elles ne connoissent pas ; que le consentement
qu'il demandoit ne pourroit l'assurer qu'il fût
aimé pour lui-même , puisqu'il étoit aisé de présumer que sa
fortune devoit répondre à son éducation; que la considération
de son état ne pouvoit d'ailleurs être mise de côté dans une
affaire de cette importance ; qu'en s'exposant à un refus , il
hasardoit lui-même de perdre une compagne qu'il avoit jugé
digne de lui ; qu'il s'abusoit en pensant que sa fortune pût
être le seul motif de la confiance d'une femme libre ; qu'elle
établissoit l'espérance de son bonheur personnel sur son caractère
et sur ses qualités morales ; qu'elle ne vouloit pas s'ôter le
mérite d'être généreuse avec connoissance de cause , dans le
cas où lui-même se trouveroit privé des dons de la fortune ;
que l'état du mariage imposoit de grandes obligations , et
qu'il étoit juste d'examiner quels seroient ses moyens pour
les remplir, etc. etc. L'auteur étoit bien en état de développer
toutes ces raisons et d'en former' la morale de son roman.
Peut-être y auroit-il gagné sous le rapport même de l'intérêt;
il eût été plaisant de voir le galant Voyageur obligé de baisser
pavillon devant la petite raison d'une française éveillée , mais
circonspecte , jeune , vive et sensible , mais en sûreté contre
tous les pièges de la séduction . C'étoit un petit modèle de
sagesse qu'il falloit offrir au beau sexe. M. de la Grelaye s'est
contenté de lui en présenter un de sensibilité. Son héroïne
consent à tout , avant d'avoir rien éclairci ; et son superbe
vainqueur, qui s'est éloigné d'elle pour s'épargner la honte
d'un refus , reparoît au bout de quatre jours, et se fait connoître
pour le prince de Cusco , grand d'Espagne , l'illustre
descendant des Incas , et le seul héritier du Pérou. La joie
de sa dame est grande , comme on peut bien l'imaginer , mais
la qualité du Voyageur n'étonne point : il avoit fait des
cadeaux de perles et de diamans qui montroient bien clairement
qu'il venoit du pays d'Eldorado .
Tel est le fonds de l'intrigue principale , sur laquelle l'auteur
a composé son ouvrage. C'étoit trop peu de chose , sans
doute , pour remplir cinq volumes ; il y a joint quelques
fragmens d'une correspondance entre deux amans , dont l'un
se trouve engagé dans les liens du mariage : c'est un combat
perpétuel entre la passion et le devoir ; sujet ingrat , parce
qu'il est des devoirs que l'honneur ne permet pas même de
combattre, et que tout ce qui blesse les moeurs perd ce lustre
poétique qui n'appartient qu'au beau moral .
FEVRIER 1807. 415
Cequi sert à combler le vide de ce Recueil , ce sont let
dissertations légères sur divers sujets , et les pièces de poésie
tirées du porte-feuille de l'auteur. Tout cela se trouve distribué
avec art dans vingt promenades , qui ne ressemblent
pas mal à vingt séances académiques , dans lesquelles on ne
s'épargne pas la louange : par bonheur , il arrive assez souvent
qu'elle est méritée ; mais , comme on n'oublie pas que
c'est l'auteur lui-même qui se la donne , elle produit rarement
l'effet qu'il en attend. Il auroit été plus adroit d'introduire
, parmi ses interlocuteurs , un de ces esprits difficiles
qui vont d'abord chercher l'endroit que l'on sent foible , et
qu'on se veut cacher.
Il nous auroit épargné la peine de remarquer plusieurs
petites fautes de raison et de goût , quelques constructions
vicicuses , et beaucoup de négligences. Page 80 du premier
volume , il paroît , par la tournure de la phrase , que la
Baronne place Numance en Italie ; un peu plus loin , le
Comte dit : « De tous les peuples , les Français nous répugne
>> le moins. » Page 139, le Chevalier récite une longue élégie
, dans laquelle Amyntas cherche à consoler Titre de la
perte de son amante. Après quelques sollicitations inutiles
pour le faire renoncer au dessein qu'il a formé de se laisser
mourir de faim , Amyntas lui dit :
« A ton trépas , Titire elle- même s'oppose ;
» Vis pour la regretter , pour orner son tombeau
>> De ce que nos jardins offriront de plus beau ;
» A ce culte flatteur , son ombre encor sensible ,
>> Dans le séjour des morts errera plus paisible. »
Le Commandeur se contente d'observer qu'errera p'us paisible
durcit l'hémistiche. « Voilà , dit-il , ma critique. » « Elle
>> est juste , répond le Chevalier ; et j'avoue ma stérilité. Je
>> n'ai pu trouver un autre mot, et j'ai eu la foiblesse de
>> tenir à mon idée : trop heureux , s'il n'y avoit dans ma
>>pièce que cette tache ! >> C'est exactement le langage du
poète de Boileau :
<< Ah! monsieur , pour ce vers je vous demande grâce . >>
<< Je le retrancherois. » « C'est le plus bel endroit. >>
L'image est en effet poétique , et le verbe errer convenoit
parfaitement pour exprimer la situation ; mais , malheureusement,
il ne peut s'employer au futur dans le style soutenu :
il falloit le rayer , et chercher une nouvelle construction.
« Delere jubebat.
• Et malè tornatos incuii reddere versus . »
416 MERCURE DE FRANCE ,
Il étoit possible , d'ailleurs , de rendre la même idée par le
mot descendra ; mais Amyntas auroit peut - être ajouté
quelque chose de plus vif et de plus touchant à sa prière ,
s'il avoit dit :
:
« A ta mort , cher Titire , elle- même s'oppose ;
» Vis pour la regretter , pour orner son tombeau
>> De ce que nos jardins offriront de plus beau.
>> Dans ce même bosquet , son ombre encor sensible ,
» Du sein des immortels descendra plus paisible. >>>
e
Ce n'est pas la seule faute qu'on pourroit relever dans cette
même pièce , qui n'est cependant pas mal écrite , et dans
laquelle on reconnoît avec plaisir un imitateur de Virgile ;
mais il faudroit être de bien mauvaise humeur pour s'attacher
à quelques négligences échappées dans la rapidité de la
composition. La lecture de tout l'ouvrage plaira certainement
aux esprits sages , pour lesquels il a été composé. Il mérite
d'être tiré de la foule des livres qui paroissent journellement.
Les principes de l'auteur , autant que ses talens , lui assurent
un rang distingué parmi les écrivains que la philosophie du
siècle n'avoit point entraînés.
VARIÉTÉS..
G.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-
Aujourd'hui vendredi 27 févrir , on donne , sur les
deux premiers théâtres de la capitale , la première représentation
de deux ouvrages nouveaux. A 'Operá , le ballet du
Retour d'Ulysse , en trois actes , par M. Milon ; e ala
Comédie Française , Pyrrhus , ou les acides , tragédie en
cinq actes , par M. Lehoc.
Fleury, qu'une longue maladie avoit éloigné du théâtre ,
a fait sa rentrée cettes maine dans l'Homme à bonnesfortunes,
de Baron , et a Jeunesse de HenroV, de Ni . Duval.
M. Picard quitte définitivement le théâtre à Pâques
prochain.
- Mille . Michu , fille de l'acteur de ce nom , a débuté avec
succès à l'Opera-Comique , dans le rôle de Lucile. Mile. Pingenet
l'aînée quitte ce théatre.
- Dans une de ses dernières séances , la 3º classe de l'Institat
DEPT
DE
LA
FEVRIER 1807 . 417
titut a élu deux correspondans , MM. Faurin de Saint-Vincent
, domicilié à Aix ; et Vincent de Saint-Laurent , conseiller
de préfecture , membre de l'Académie du Gard, résidant à
Nimes.
-Laclassedes beaux-arts de l'Institut va ouvrir les concours
pour les grands prix de peinture , sculpture , architecture ,
gravure et de composition musicale. I's commenceront le
6 mars prochain, par le premier concours d'essai pour le
grand prix de gravure en médail'es. Ce concours, qui consiste
enune esquisse faite dans le jour , sera jugé le lendemain. Le
lundi 9 mars, aura lieu le second concours d'l'eessssaaii ,, qui sera
jugé le 15. Il consistera en une figure modelée ; dans la proportionde50
centimètres sur 36 ( 18 pouces et demi sur 13. )
Le 16 , ceux qui auront été admis sur les deux précédens
concours , commenceront le concours définitif, pour lequel
ils seront tenus de modeler , dans le jour , l'esquisse dont le
sujet aura été déterminé le matin par la classe des beaux arts ,
èt de graver cette esquisse sur acier , dans le module de 5
centimètres. Les concurrens auront quatre-vingt-trois jours
pour cette dernière opération. Les époques pour les concours
aux autres grands prix, seront successivement annoncées.
- L'Académie des sciences , belles- lettres et arts de la ville
de Besançon , distribuera , le 14 août 1807 , deux prix , l'un
d'éloquence , et l'autre d'histoire , consistant chacun en une
médaille d'or de la valeur de 200 fr. Elle propose pour sujet
d'éloquence : << De l'influence que les grands hommes ont
>> exercée sur le siècle où ils ont vécu , et sur le caractère de
>> leur nation . »
Et pour sujet historique : « L'histoire des Séquanois ,
>> depuis leur origine jusqu'au temps ou Auguste divisa la
>> Gaule en provinces romaines. >>
L'Académie prévient les auteurs qui voudront s'occuper du
sujet historique , qu'elle a divisé l'histoire de la ci-devant
province de Franche-Comté en plusieurs époques qui seront
proposées au concours alternativement avec une époque de
l'histoire de la métropole de Besançon. Elle désigne aux concurrens
pour modèle à suivre dans le plan et le développement
de leurs ouvrages, l'Histoire des Gaulois , publiée récemment
par M. Picot , de Genève , et la collection historique des
imétropoles de la France , connue sous le nom de Gallia
christiana.
- Sur le rapport du comité central de la société établie
près du ministre de l'intérieur , pour l'extinction de la petitevérole
en France , S. Exc. a décerné aux personnes dout les
noms suivent , une médaille en argent , comme un témoi
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
gnage public de sa satisfaction pour le zèle qu'elles ont aps
porté , les unes à propager l'inoculation de la vaccine , les
autres , à étudier par des expériences faites dans leurs trou
peaux , si l'inoculation de la vaccine ou du claveau , pouvoit
préserver les bêtes à laine de la contagion de la clavelée.
En adressant ces médailles à MM. les préfets des départemens
dans lesquels les personnes qui les ont obtenues
sont domiciliées , S. Exc. a témoigné le desir que cette
récompense leur fût donnée avec l'éclat et la publicité
que les localités peuvent permettre. Elle a vu , dans l'exécution
de cette mesure , un moyen assuré d'exciter l'émulation
, et dé prouver à toutes les classes de la société com
bien le gouvernement attache de prix à la propagation d'une
découverte dont l'influence sur la population s'est déjà fait
sentir dans quelques départemens d'une manière si avantageuse.
Les médailles ont été décernées à MM. Auber , médecin à
Rouen ; Barrey, médecin à Besançon ; Basler , desservant
à Molleau ; Bretonneau , officier de santé à Chenonceaux ;
Brunard , cultivateur à Sarcelles ; Chaptal , propriétaire à
Chanteloup; Demangeon , médecin à Epinal ; Galeron ,médecin
à l'Aigle ; Ganneron cultivateur à Malnoue ; Guerbois ,
chirurgien à Liancourt ; Guillemeau , médecin à Niort ;
Hennequin , médecin à Charleville ; Saint-Lanne , chirurgien
à Castelnau ; Latour, chirurgien, à Revel ; Lecoz ,
archevêque de Besançon ; Legros , vétérinaire à Amboise ;
Lejeune , médecin , à Laon ; Louis , vicaire à Vatimont ;
Lucas , médecin à Vichy ; Manoury, médecin à Vernon ;
Michel , médecin à Gap ; Morel , médecin à Colmar ; Morlanne
, chirurgien à Metz ; Nedey, médecin à Vesoul ; Odier,
médecin à Genève ; Pignot , médecin à Issoudun ; Rigal ,
chirurgien à Caillac ; Saint- Médard , grand-vicaire à Larochelle;
Schmitz , vicaire à Niederstadtfeldt ; Soret , officier
de santé à Vernon ; Troussel , curé à Chambray ; Valentin ,
médecin à Marseille ; Voisin , chirurgien à Versailles ; Yves ,
chirurgien à Montluçon.
-La statue de saint Vincent de Paule , qui a été exposée ,
il y a quelques années , au Salon, vient d'être placée dans
l'église de l'hospice de la Maternité. On a frappé une médaille,
dont l'effigie est prise sur la statue. Les dames attachées au
service des enfans , à la Maternité , aux Orphelins et aux
Orphelines , portent cette médaille.
- M. Mallet , membre de plusieurs académies , auteur
de l'Histoire de Danemarck , de celle des Suisses , et de
plusieurs autres ouvrages , est mort à Genève , le 8 de ce
mois, dans sa 77 ° année .
:
FEVRIER 1807 . 419
-Les propriétés littéraires de feu M. le docteur Barthez ,
membre de la légion d'honneur , médecin du gouvernement
, etc. , ayant été partagées en trois lots , en exécution
de ses dernières volontés , les livres composant sa bibliothèque
ont été adressés à l'école de Montpellier ; ses manuscrits
littéraires sont demeurés entre les mains de celui de
ses frères qui en fera le dépouillement ; et ses manuscrits
médicaux ont été envoyés à M. Lordat , docteur-médecin à
Montpellier , président de la société-pratique de médecine de
cette ville , et membre de plusieurs sociétés savantes .
M. Lordat s'occupe de mettre en ordre , et de publier
incessamment ceux des ouvrages posthumes de M. Barthez ,
qui ont le degré de perfection que cet auteur aimoit à donner
àses productions médicales. Parmi les manuscrits se trouvent,
1°. des cahiers de thérapeuthique générale , de pathologie ,
de physiologie , de seméiotique ; 2°. trente - quatre leçons
de matière médicale botanique , en français; 3°. vingt-deux
fcuillets et beaucoup d'extraits sur la matière médicale : ce
traité est écrit en latin , et les médicamens y sont classés d'après
leurs vertus et propriétés médicales ; 4°. beaucoup de
consultations sur toute sorte de sujets ; 5°. un recueil de
passages relatifs à la médecine , et extraits des poètes grecs
et latins , avec des notes et éclaircissemens; 6°. enfin des
leçons sur les fiévres , sur les méthodes de traitement; des
-recherches plus ou moins étendues sur diverses maladies , et
une infinité de notes volantes à ajouter à ses différens ouvrages.
-M. Alibert vient de publier la troisième livraison de son
ouvrage sur les Maladies de la Peau. Sans doute ces éruptions
affreuses n'ont point existé dans tous les temps. Elles sont un
des tristes inconvéniens des progrès de notre civilisation et des
écarts du régime. La peau de l'homme paroît s'être souillée
davantage à mesure quu''iiilll s'est corrompu. La livraison qui est
aujourd'hui en vente , a pour objet l'histoire de la grande
famil e des dartres ; on y lit l'observation suivante :
« Le sieur B***, ne à Troyes en Champagne, ville entou-
>> rée de marais qui en rendent l'air très- mal-sain , ne fut
>> exempt d'aucun des exanthèmes qui sont propres à l'en-
>> fance. Sa tête fut couverte par les croûtes de la teigne mu-
>> queuse. Il fut tellement maltraité de la petite-vérole , qu'il
» lui en resta une surdité , laquelle disparut néanmoins par
>> des purgations réitérées que lui prescrivit le célèbre Bou-
>> vard. L'affection cutanée dont il s'agit se développa dans
>> le premier temps de sa vie ; mais ce fut sur-tout vers l'âge
>> de dix-neuf ans qu'elle éclata avec une extrême violence.
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
>> Elle se porta à la tête d'une force singulière , et sortoit par
> le front et les joues, où elle déposoit des écailles épaisses
> d'un aspect affreux. Toute la tête étoit enflée , ainsi que le
>> cou , le dessus du menton, et les parties qui avoisinent les
>> oreilles. Ony observoit un grand nombre de glandes engor-
» gées qui se prolongeoient jusqu'aux aisselles. Ce mal horrible
>> influoit sur toutes les fonctions du malade : il dormoit mal ,
>> étoit tourmenté par des rêves pénibles , perdoit l'appetit,
>> et tomboit de jour en jour dans un état de foiblesse et de
>> langueur. Je spprime ici tous les remèdes dont il fit usage ,
» pour ne m'arrêter qu'à la partie descriptive de la maladie.
>> Il s'opéra une telle érup ion de la dartre sur la face , que
>> cet infortuné , ayant horreur de lui-même , se réfugia à
>> la campagne , pour n'être exposé aux regards de per-
>> sonne. Une matière ichoreuse et roussâtre découloit de son
> corps. On essuyoit et on absorboit l'humidité avec des linges
>> qui s'y colloient et y adhéroient sans cesse. Certes, je le
>> répète , il seroit trop long de détailler ici les ascanes divers
>> auxquels le malade avoit recours , dans le désespoir où il se
>> trouvoit
>> Les drogues qu'il avala le fatiguèrent à un tel point ,
» qu'elles opérèrent en quelque sorte une révolution dans son
>> tempérament; il devint semblable au vieillard , et n'éprouva
>> plus aucun attrait pour le sexe féminin. On remarquoit
>> néanmoins que cette effroyable dartre avoit des instans de
>> calme et qu'elle sévissoit par intervalles , selon que le
>> sieur B*** éprouvoit des chagrins , des inquiétudes domes-
» tiques , selon qu'il étoit exposé aux intempéries de l'air , ou
১) à d'autres causes irritantes . C'est alors que le visage se char-
>> geoit d'une manière épouvantable; l'éruption étoit vive
» et très-enflammée ; elle gonfloit les joues et les oreilles au
>> point qu'elles devenoient d'une épaisseur extraordinaire.
» Il disoit y ressentir des pulsations analogues à celles qui se
>> manifestent dans une partie où il surviendroit un abcés. Ce
>> qu'il faut sur-tout ne pas oublier dans le tableau de cette
>> affection désastreuse , ce sont des accès de démangeaison si
>> subits et si violents , que le malade se grattoit par une
> impulsion involontaire et s'écorchoit jusqu'au sang. Quel-
>> ques efforts que l'on fit alors pour l'arrêter , quelques
>> discours qu'on lui tint , rien ne pouvoit appaiser cette
>> fureur de prurit extraordinaire. Les crises déchirantes se
>> déclaroient quelquefois au milieu de la nuit , quelquefois
» le jour , dans le bain, hors du bain. Le malade qui
>> s'étudie continuellement , a écrit lui - même un rapport
» très-étendu de ses souffrances , dans lequel il attribue les
FEVRIER 1807 . 421
» symptômes qui l'affligent , à ce que sa mère devint enceinte
>> de lui dans le temps de la menstruation ; même elle fut
>> contrainte de sevrer un autre enfant qu'elle allaitoit. Cette
>> cause , à ce qu'il prétend, jeta dès-lors un ferment de
>> corruption dans son sang. Ce qui le confirme dans son
>> opinion , c'est que son père et sa mèrejouissent de la meil-
>> leure santé ; c'est que ses frères et soeurs n'ont jamais
» éprouvé la moindre éruption herpétique , etc. Au surplus,
>> le sieur B*** a obtenu dans le courant de sa vie , des
>> intervalles très - remarquables de soulagement. Ainsi la
>> première invasion dartreuse qui avoit eu lieu à l'âge de
cinq mois, parut s'amender à l'âge de cinq ans , c'est-à-
>> dire en 1765 , par l'apparition de la petite-vérole et autres
>> maladies de l'enfance auxquelles il faillit succomber. En-
>> suite la santé du sieur B*** ne subit aucune altération ,
>> jusqu'en janvier 1779. Voilà donc quatorze ans de relâche.
>> Alors commença la deuxième éruption , qui se prolongea
>> jusqu'en 1789 ; en sorte qu'elle dura environ dix années.
>> Enfin, nouveau calme , et qui conduisit le malade jus-
» qu'en 1805. Pendant ce temps , il n'éprouva que quelques
>> légères inquiétudes , suites inévitables des vestiges de son
>> ancienne affection. Enfin , ce malheureux a essuyé une
>> autre atteinte ; il a suivi tous les conseils ; il a employé
>> tous les remèdes ; il s'est soumis à tous les moyens ; et
>> cependant , à l'heure où j'écris , il est encore dans la plus
>> triste position. Il ne peut goûter le moindre repos. Sou-
» vent , dit-il , la douleur me réveille en sursaut ; elleestsi
>> aiguë , qu'il me semble avoir sur la jambe une étrille qui
>> la déchire et qui la brûle tout à-la-fois. Alors il a beau se
>> contenir pour ne pas se gratter , bientôt le prurit triomphe
>> de sa surveillance, et il se déchire avec ses ongles. Quelles
>> expressions assez fortespeuvent peindre lesangoisses de l'état
>> que nous décrivons ! Quelle existence qui fait des jours d'un
>> homme un tissu continuel de tourmens et d'amertumes !
>> Un semblable fléau n'est-il pas plus affligeant pour l'espèce
>> humaine que la fièvre adynamique ou la péripneumonie
>> dont le péril est au moins d'une courte durée ! >>>
Il vient de paroître un Mémoire sur le plomb laminé ,
qui prouve d'une manière incontestable la supériorité du
plomb laminé sur le plomb coulé : il démontre également
l'avan age que les propriétaires trouveront dans l'emploi du
plomb laminé , autant pour l'économie que pour la solidité.
Ce Mémoire se distribue gratis , au magasin de la manufac
ture de plomb laminé,, rue Bétizy, n°. 20.
3
423 MERCURE DE FRANCE ,
-Les papiers américains viennent de publier une lettre du
capitaine Clark à son frère , qui annonce la réussite complète
de l'expédition dont cet officier avoit été chargé , sous les
ordres du capitaine Lewis , par M. le président Jefferson. Cette
expédition avoit été résolue par le congrès en janvier 1803 ,
dans le dessein d'explorer la rivière du Missouri , depuis son
embouchure jusqu'à sa source ; de traverser ensuite le haut
pays par le plus court portage , et de chercher la meilleure
communication par eau de-là jusqu'à l'Océan-Pacifique. Dės
le 19 février 1806 , M. Jefferson communiqua au congrès
les résultats de la première partie de l'expédition , ainsi que
les observations astronomiques et cartes géographiques que
les voyageurs lui avoient fait parvenir du fort Mandau , lieu
d'où ils se disposoient à partir en août 1805 , pour descendre
vers la mer Pacifique. La lettre du capitaine Clark , datée de
Saint-Louis ,et du 23 septembre 1806, achève , quoiqu'en
abrégé , le récit de l'expédition . M. Clark n'hésite point à
affirmer que lui et ses compagnons ont découvert la route la
plus praticable qui joigne le Missouri et la Columbia , qui se
se jette , comme on sait , dans la mer du Sud. Cette route
conduit , par le Missouri , jusqu'au pied des rapides qui sont
au-dessous des grandes chutes, pendant un espace de 2575
milles anglais. De - là par terre , elle traverse les monts
Rocky , jusqu'à une partie navigable de la Kouskouske , ce
qui fait une longueur de 340 milles , et ensuite 37 milles en
suivant la Kouskouske. On fait après 154 milles sur la rivière
Lewis, et415 sur la Columbia jusqu'à son embouchure. La
distance totale depuis le confluent du Missouri et du Mississipi
jusqu'à la mer du Sud , est de 3555 milles anglais ou d'envi on
1200 lieues. Les 340 milles que l'on fait par terre en traversant
les mont, Rocky, sont la partie la plus pénible et la plus
dangereuse du voyage , quoiqu'on puisse y acheter, au plus
bas prix , les services des naturels du pays. La navigation de
la Columbia a aussi le désavantage d'être interrompue trois
fois par des cataractes qui obligent à autant de portages , l'un
de 1200 pas et les autresde 2000 ; mais il paroît qu'en choi
sissant bien le moment du voyage , c'est-à-dire , en passant
les monts Rocky vers la fin de juin , et en naviguant sur la
Columbia depuis le ser avril jusqu'à la mi-août , on s'épas gne ,
une grande partie des dangers et des fatigues. Quant aux
avantages que les Etats-Unis peuvent se promettre de l'ouverture
de ces communications , quelques passages de la lettre
du capitaine Clark en donneront une idée. « La marée , dit- il ,
se fait sentir sur la Columbia à 183 milles au-dessus de son
embouchure , de grandes chaloupes peuvent la remonter en
FEVRIER 1807 . 433
sûreté jusqu'à cette même distance et des vaisseaux de 300,
tonneaux, jusqu'à 125 milles, c'est-à-dire , jusqu'au confluent
de la Columbia et de la Multonama , rivière qui prend sa
source sur les confins du Nouveau-Mexique. J'envisage ce
trajet , dit encore M. Clark , comme propre à procurer des
avantages immenses au commerce des fourrures. En effet ,
toutes celles qu'on recueille dans les neuf dixièmes des contrées
de l'Amérique qui en fournissent le plus , peuvent être portées
à l'embouchure de la Columbia et de-là chargées pour les
Indes-Orientales , dès le premier août de chaque année ; en
sorte qu'elles arriveront à Canton plutôt que n'arrivent dans
la Grande-Bretagne cel es que l'on expédie annuellement de
Montréal.
MODES du 25 février.
On reprend du goût pour le jaune. Après le bleu-pâle , c'est ce que
les modistes emploient le plus fréquemment , en satin comme en
velours ; vient ensuite le rose , coupé avec du blanc. Les capotes
blanches , de velours épinglé , étoient , dimanche , fort communes
aux Tuileries. Les belles dames , sous cette coiffure modeste , et en
douillette pâle , surmontée d'un fichu gris ou d'un cachemire plié , se
glissoient parmi les toques parées et les redingotes de velours de la rue
Saint-Denis. Les robes neuves de petites toiles fond jaune , à bouquets,
ou fond rose , en soie , à raies blanches , fond cerise , à pois blancs , se
"faisoient remarquer par le défaut d'ampleur , sur-tout à la chute des
reins. Il y avoit quelques tabliers festonnés à grandes dents , quelques
fichus dont les pointes faisoient écharpe par derrière , et quantité de
garnitures basses , de mousseline plissée à petits plis
Ala ville , on voit quelques Paméla de paille jaune , avec un fond
de velours noir. Les lingères raient , moitié en broderie , moitié en
point à jour , quelques fonds de bonnets : le tulle dentelé est celui
qu'elles vendent en plus grande quantité.
-
PARIS, vendredi 27 février.
Le sénat conservateur a déjà terminé les nominations áu
corps législatif , pour les dix-neuf départemens suivans :
Allier : MM. Hennequin, Giraudet. Hautes-Alpes : Bonnet,
législateur sortant. Ardennes : Golzart , législateur sortant ;
Lefebvre -Gineau , membre de l'Institut , inspecteur-général
des études. Aude : Dupré de Saint-Maur ; Martin , maire de
Castelnaudary. Aveyron : Monseignat , législateur sortant ;
Grandsaigal; Clauzel-Coussergues. Cantal: Coffinhal; Salvage.
Cher : Petit , sous- préfet à Sancerre ; Beguin. Corrèze :
Penières , ex-tribun ; Combret - Marcillac , officier de gendarmerie.
Creuze : Colaud-la-Salcette , préfet du département;
Grellet. Eure : Bourlier , évêque d'Evreux; Bouqueton ,
juge au tribunal civil d'Evreux ; leDanois , législateur sortant ;
Frontin, sous-préfet de Louviers. Indre et Loire : Aubert du
424 MERCURE DE FRANCE ,
կո
:
Petit-Thouars , sous-préfet à Chinon ; de la Mardelle , juge
au tribunal civil de Paris. Loir et Cher : Marescot-Periguet
Pardessus , maire de Blois. Lozère : Barrot, législateur sortant.
Lys: Gombault; de Kismakoer ; Herwin , sous - prefet à
Furnes ; Wandersmesche. Haute-Marne : Marquett-Fleury ,
législateur sortant ; Roger , homme de lettres. Pyrénées-
Orientales : Lamer , inspecteur aux revues. Haute-Saône :
Vigneron , législateur sortant ; Martin fils , maire de Gray,
Deux-Sèvies : Fontanes, président du corps législatif; Auguis,
législateur sortant.Aisne : Lobjois, législateur sortant;Leleu;
Colard ; Delorme , maire de Saint-Quentin.
-La tempête qui a souffl le 18 de ce mois, dans la Manche,
avec la plus extrême violence , a couvert de débris la mer et
les côtes , particulierement celles de Dunkerque , Dieppe ,
Calais , Boulogne, le Havre, etc. Il paroît qu'elle ne s'est pas
fait ressentir moins vivement sur les côtes d'Angleterre , et
sur-tout aux Dunes.
la
Le corsaire français l'Anacreon a péri à Dunkerque ........
Un grand nombre de bâtimens anglais ont eu le même sort
à vue des côtes de France , ou sont venus s'y échouer ; on ne
peut encore en déterminer le nombre. Ceux avec lesquels on
acommuniqué , et dont on a recueilli les équipages , sont:
Deux bricks anglais , ayant l'un 7 hommes et l'autre 13
hommes d'équipage, échoués près d'Ostende ; l'Europa ,
de 140 tonneaux et 8 hommes , capitaine John Sanders ;
Cérés , de 196 tonneaux et 8 hommes , capitaine Fynlison ;
le Bacchus , de 100 tonneaux et 6 hommes, capitaine Goldic;
le Bretby, de 140 tonneaux et 7 hommes , capitaine James
Haat; le Fox , de 105 tonneaux et 9 hommes , dont un
mousse a péri ; un navire de 300 tonneaux, perdu sous le
fort de Heurt , ayant 14 hommes , dont 7 ont péri ; la Sebby,
de 250 tonneaux et 14 hommes , dont 2 ont péri ; un navire
de 250 tonneaux et 11 hommes , perdu près Dieppe ; deux
autres navires démâtés , ayant chacun 8 hommes d'équipage ,
remorqués à Dieppe par des chaloupes ; un navire de 300
tonneaux , coulé à 5 lieues au large de Boulogne , et dont
l'équipage , composé de 14 hommes et 2 femmes , a gagné ce
port dans des embarcations ; un brick de guerre , armé de 18
canons et 70 hommes d'équipage , dont 30 se sont sauvés près
de Sotteville; on s'occupoit a secourir le reste ; deux bricks
perdus , l'un à Mildekerke , l'autre à Wendune ; le brickGood
Intention , de 100 tonneaux et 5 hommes.
Six autres bâtimens ennemis désemparés avoient pris un
mouillage entre les bancs de Dunkerque ; ils ont été capturés
par des embarcations de ce port. Ces bâtimens sont:
FEVRIER 1807 . 425
Les Amis , de Londres , de 250 tonneaux et 10 hommes
d'équipage, capitaine Williaıns Dumlin, chargé de munitions
navales ; le Roginsum , de 70 tonneaux et 6 hommes, capitaine
Thomas Brazill , chargé de fer ; le Mediator , de 250 tonneaux
et 8 hommes , capitaine Rowson ; le Peel, de 180 tonneaux
et 19 hommes, capitaine Maimers , chargé de marchandises
sèches ; le brick prussien la spéculation , de 260 tonneaux
et de 12 hommes , capitaine Jacob Lindenstroos ; le brick
anglais le Commerce-de-Bristol , de 150 tonneaux , chargé
de vin de Portugal , est entré a Roscoof; un navire portugais
et le brick américain le Canada, sont les seuls bâtimens neutres
dont on ait appris le naufrage.
(Moniteur. )
- On nous écrit de Laon en Picardie , que toutes les maisonsde
cette ville , et particulièrement celles exposées au nord ,
ont été endommagées par la violence de l'ouragan. L'église
principale , monument immense et bâti avec une admirable
solidité, a souffert notablement. Une partie des vitraux et des
piliers de pierre de taille qui les soutenoient ont été rompus et
dispersés; les plombs de la toiture arrachés , roulés et jetés
dans les rues. A Bruges, quantité de toitures de maisons ont
été enlevées. Le premier étage d'une maison a été entièrement
emporté par le vent.
XLVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Arensdorf , le 5 février 1807.
Après le combat de Mohrungen , où elle avoit été battue et
mise en déroute , l'avant-garde de l'armée russe se retira sur
Liebstadt. Mais le surlendemain , 27 janvier , plusieurs divisions
russes la joignirent , et toutes étoient en marche pour
porter le théâtre de la guerre sur le bas de la Vistule.
Le corps du général Essen , accouru du fond de la Mo!-
davie, où il étoit d'abord destiné à servir contre les Turcs ,
et plusieurs régimens qui étoient en Russie , mis en marche
depuis quelque temps des extrémités de ce vaste empire ,
avoient rejoint les corps d'armée.
L'EMPEREUR donna ordre au prince de Ponte-Corvo de
battre en retraite , et de favoriser les opérations offensives de
l'ennemi , en l'attirant sur le bas de la Vistule. Il ordonna en
même temps la levée de ses quartiers d'hiver.
Le 5% corps commandé par le général Savary , le maréchal
Lannes étant malade , se trouva réuni le 31 janvier à Brok ,
devant tenir enéchec le corps du général Essen , cantonné sur
426 MERCURE DE FRANCE ,
lehautBug. Le3º corps se trouva réuni à Mysiniez; le 4º corps
à Willenberg ; le 6º corps à Gilgenburg ; le 7º corps à Neidenburg.
L'EMPEREUR partit de Varsovie , et arriva le 31 au soir
à Willenberg . Le grand-duc s'y étoit rendu depuis deux
jours , et y avoit réuni toute sa cavalerie.
Le prince de Ponte-Corvo avoit successivement évacué
Osterrode , Tobau , et s'étoit jeté sur Strassburg.
Le maréchal Lefebvre avoit réuni le to corps à Thorn
pour la défense de la gauche de la Vistule et de cette ville.
Le 1er février , on se mit en marche. On rencontra à Passenheim
l'avant- garde ennemie qui prenoit l'offensive , et se
dirigeoit déjà sur Willenberg. Le grand-duc avec p'usieurs
colonnes de cavalerie , la fit charger , et entra de vive force
dans la ville. Le corps du maréchal Davoust se porta à Ortelsburg.
Le 2 , le grand-duc de Berg se porta à Alleinstein avec le
corps du maréchal Soult. Le corps du maréchal Davoust
marcha sur Whastruburg. Les corps des maréchaux Augereau
et Ney arrivèrent dans la journée du 3 à Allenstein.
Le 3 au matin, l'armée ennemie, qui avoit rétrogradé en
toute hâte , se voyant tournée par son flanc gauche et jetée
sur cette Vistule qu'elle s'étoit tant vantée de vouloir passer ,
parut rangée en bataille , la gauche appuyée au village de
Moudtken , le centre àJoukowo , couvrant la grande route
de Liebstadt.
Combat de Bergfried.
L'EMPEREUR se porta au village de Getkendorf, et plaça en
bataille le corps du maréchal Ney sur la gauche , le corps du
maréchal Augereau au centre ,et le corps du maréchal Soult
à la droite , la garde impériale en réserve. Il ordonna au maréchal
Soult de se porter sur le chemin de Gustadt, et de s'emparer
du pont de Bergfried , pour déboucher sur les derrières
de l'ennemi avec tout son corps d'armée : manoeuvre qui donnoit
à cette bataille un caractère décisif. Vaincu , l'ennemi
étoit perdu sans ressource.
Le maréchal Soult envoya le général Guyot , avec sa cavalerie
légère , s'emparer de Gustadt , où il prit une grande
partiedu bagage de l'ennemi , et fit successivement 1600 prisonniers
russes. Gustadt étoit son centre de dépôts. Mais au
même moment le maréchal Soult se portoit sur le pont de
Bergfried avec les divisions Leval et Legrand. L'enneemmii ,, qui
sentoit que cette position importante protégeoit la retraite de
son flancgauche, défendoit ce pont avec douze de ses meilleurs
bataillons.Atrois heures après midi , la canonnade s'engagea,
FEVRIER 1807 . 427
Le 4º régiment de ligne et le 24º d'infanterie légère eurent
la gloire d'aborder les premiers l'ennemi. Ils soutinrent leur
vieille réputation. Ces deux régimens seuls et un bataillon
du 28º en réserve , suffirent pour débusquer l'ennemi , passèrent
au pas de charge le pont , enfoncèrent les douze bataillons
russes , prirent quatre pièces de canon , et couvrirent
le champ de bataille de morts et de blessés. Le 46° et le 55°,
qui formoient la seconde brigade , étoient derrière , impatiens
de se déployer ; mais déjà l'ennemi en déroute , abandonnoit ,
épouvanté , toutes ses belles positions : heureux présage pour
la journée du lendeniain !
Dans le même temps , le maréchal Ney s'emparoit d'un
bois où l'ennemi avoit appuyé sa droite ; la division Saint-
Hilaire s'emparoit du village du centre; et le grand-duc de
Berg , avec une division de dragons placée par escadrons au
centre , passoit le bois et balayoit la plaine , afin d'éclaircir le
devant de notre position. Dans ces petites attaques partielles ,
l'ennemi fut repoussé, et perdit une centaine de prisonniers. La
nuit surprit ainsi les deux armées en présence. ""
Le temps est superbe pour la saison ; il y a trois pieds de
neige; le thermomètre est à deux ou trois degrés de froid.
Ala pointe du jour du 4, le général de cavalerie légère
| Lasalle battit la plaine avec ses hussards. Une ligne de Cosaques
etdecavalerie ennemie vint sur-le-champ se placer devant lui.
Le grand-duc de Berg forma en ligne sa cavalerie , et marcha
pour reconnoître l'ennemi. La casonnade s'engagea ; mais
bientôt on acquit la certitude que l'ennemi avoit profité de la
nuit pour battre en retraite , et n'avoit laissé qu'une arrièregarde
de la droite , de la gauche et du centre. On marcha à
elle, et elle fut menée battant pendant six lieues. La cavalerie
ennemie fut cu butée plusieurs fois ; maisdes difficultés d'un
terrain montueux et inégal s'opposèrent aux efforts de la cavalerie.
Avant la fin du jour, l'avant-garde française vint coucher
à Deppen. L'EMPEREUR coucha à Schlett.
Le5 , à la pointe du jour , toute l'armée française fut en
mouvement. A Deppen , l'EMPEREUR reçut le rapport qu'une
colonne ennemie n'avoit pas encore passé l'Alle , et se trouvoit
ainsi débordée par notre gauche , tandis que l'armée russe
rétrogradoit toujours sur les routes d'Arensdorf et de Landsberg.
S. M. donna l'ordre au grand-duc de Berg et aux maréchaux
Soult et Davoust de poursuivre l'ennemi dans cette
direction. Elle fit passer l'Alle au corps du maréchal Ney ,
avec la division de cavalerie légère du général Lasalle et une
division de dragons , et lui donna l'ordre d'attaquer le corps
ennemi qui se trouvoit coupé.
423 MERCURE DE FRANCE ,
4
Combat de Waterdorf.
Le grand-duc de Berg , arrivé sor la hauteur de Waterdorf,
se trouva en présence de 8 à gooo hommes de cavalerie. Plusieurs
charges successives eurent lieu , et l'ennemi fit sa
retraite.
Combat de Deppen.
Pendant ce temps , le maréchal Ney se canonnoit et étoit
aux prises avec le corps ennemi qui étoit coupé. L'ennemi
voulut un moment essayer de forcer le passage , mais il vint
trouver la mort au milieu de nos baïonnettes. Culbuté au
pas de charge et mis dans une déroute complète , il abandonna
canons , drapeaux et bagages. Les autres divisions de ce corps
voyant le sort de leur avant-garde , battirent en retraite.A la
nuit nous avions déjà fait plusieurs milliers de prisonniers et
pris seize pièces decanon.
Cependant , par ces mouvemens , la plus grande partiedes
communications de l'armée russe ont été coupées. Ses dépôts
deGustadt et de Liebstadt , et une partie de ses magasins de
l'Alle , avoient été enlevés par notre cavalerie légère.
Notre perte a été peu considérable dans tous ces petits
combats; elle se monte à 80 ou 100 morts, et à 5 ou 400
blessés. Le général Gardanne , aide-de-camp de l'EMPEREUR et
gouverneur des pages , a eu une forte contusion à la poitrine.
Le colonel du 4º régiment de dragons a été grièvement blessé.
Le général de brigade , Latour-Maubourg, a été blessé d'une
balle dans le bras. L'adjudant-commandant , Lauberdière ,
chargé du détail des hussards , a été blessé dans une charge.
Le colonel du 4º régiment de l gne a été blessé.
LVII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
APreusich -Eylan, le 7 février 1807.
Le 6 au matin , l'armée se mit en marche pour suivre
l'ennemi : le grand-duc de Berg avec le corps du maréchal
Soult sur Landsberg , le cors du maréchal Davoust sur
Heilsberg , et celui du maréchal Ney sur Worenditt , pour
empêcher le corps coupé à Deppen de s'élever.
Combat de Hoff.
ArrivéàGlaudau, le grand-duc de Berg rencontra l'arrièregarde
ennemie , et la fit charger entre Glaudau et Hoff.
L'ennemidéploya plusieurs lignes de cavaleriequi paroissoient
soutenir cette arrière-garde , composée de douze bataillons ,
ayant le front sur les hauteurs de Landsberg. Le grand-duc
de Berg fit ses dispositions. Après différentes attaques sur la
:
FEVRIER 1807 . 429
droite et sur la gauche de l'ennemi , appuyée à un mamelon
et à un bois, les dragons et les cuirassiers de la division du
général d'Hautpoult, firent une brillante charge , culbutèrent
et mirent en pièces deux régimens d'infanterie russe. Les
colonels , les drapeaux , les canons et la plupart des officiers
et soldats furent pris. L'armée ennemie se mit en mouvement
pour soutenir son arrière-garde. Le maréchal Soult étoit
arrivé : le maréchal Augereau prit position sur la gauche , et
le village de Hoff fut occupé. L'ennemi sentit l'importance
decette position, et fit marcher dix bataillons pour le reprendre.
Le grand-duc de Berg fit exécuter une seconde charge par les
cuirassiers , qui les prirent en flanc et les écharperen . Ces
manoeuvres sont de beaux faits d'armes et font le plus grand
honneur à ces intrépides cuirassiers. Cette journée mérite une
relation particulière. Une partie des deux armées passa la
nuitdu 6 au 7 en présence. L'ennemi fila pendant la nuit.
A la pointe du jour , l'avant-garde française se mit en
marche , et rencontra l'arrière-garde ennemie entre le bois
et la petite ville d'Eylan. Plusieurs regimens de chasseurs à
pied ennemis qui la défendoient furent chargés et en partie
pris. On ne tarda pas à arriver à Eylan , et à reconnoître
que l'ennemi étoit en position derrière cette ville.
LVIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
A Preussich-Eylan , le 9 février 1807.
Combat d'Eylan.
Aunquart de lieue de la petite ville de Preussich-Eylan ,
est un plateau qui défend le débouché de la plaine. Le maréchal
Soult ordonna au 46° et au 18º régimens de ligne de
l'enlever. Trois régimens qui le défendoient furent culbutés;
mais au même moment une colonne de cavalerie russe chargea
l'extrémité de la gauche du 18°, et mit en désordre un de
ses bataillons. Les dragons de la division Klein s'en apercurent
à temps; les troupes s'engagèrent dans la ville d'Eylan.
L'ennemi avoit placé dans une église et un cimetière plusieurs
regimens. Il fit là une opiniâtre résistance , et après un
combat meurtrier de part et d'autre , la position fut enlevée
à dix heures du soir. La division Legrand prit ses bivouaes
au-devant de la ville , et la division Saint-Hilaire à la droite .
Le corps du maréchal Augereau se plaça sur la gauche ,
le corps du maréchal Davoust avoit dès la veille marché
pour déborder Eylan , et tomber sur le flanc gauche de
l'ennemi s'il ne changeoit pas de position. Le maréchal Ney
étoit en marche pour le déborder sur son flanc droit. C'est
dans cette position que la nuit se passa.
1
430 MERCURE DE FRANCE ,
Bataille d'Eylan.
Ala pointedu jour , l'ennemi commença l'attaque par une
vive canonnade sur la ville d'Eylan et sur la division Saint-
Hilaire.
L'EMPEREUR se porta à la position de l'église que l'ennemi
avoit tant étendue la veille. Il fit avancer le corps du maréchal
Augereau , et fit canonner le monticule par quarante
pièces de l'artillerie de sa garde. Une épouvantable canonnade
s'engagea de part et d'autre.
L'armée russe rangée en colonnes , étoit à demi-portée de
canon : tout coup frappoit. Il parut un moment , aux mouvemens
de l'enuemi , qu'impatienté de tant souffrir , il vouloit
déborder notre gauche. Au même moment , les tirailleurs
du maréchal Davoust se firent entendre , et arrivèrent sur les
derrières de l'armée ennemie ; le corps du maréchal Augereau
déboucha en même temps en colonnes , pour se porter
sur le centre de l'ennemi , et , partageant ainsi son attention ,
l'empêcher de se porter tout entier contre le corps du maréchal
Davoust. La division Saint-Hilaire déboucha sur la droite ,
l'une et l'autre devant manoeuvrer pour se réunir au maréchal
Davoust : à peine le corps du maréchal Augereau et la division
Saint-Hilaire eurent-ils débouché , qu'une neige épaisse,
ettelle qu'on ne se distinguoit pas à deux pas , couvrit les deux
armées. Dans cette obscurité , le point de direction fat perdu ,
et les colonnes s'appuyant trop à gauche, flottèrent incertaines.
Cette désolante obscurité dura une demi-heure: Le
temps s'étant éclairci , le grand-duc de Berg , à la tête de la
cavalerie , et soutenu par le maréchal bessières à la tête de la
garde , tourna la division Saint-Hilaire,, et tomba sur l'armée
ennemie : manoeuvre audacieuse , s'il en fut jamais , qui cou
vrit de gloire la cavalerie , et qui étoit devenue nécessaire
dans la circonstance où se trouvoient nos colonnes. La cavalerie
ennemie , qui voulut s'opposer à cette manoeuvre , fut
culbutée ; le massacre fut horrible. Deux lignes d'infanterie
russe furent rompues ; la troisième ne résista qu'en s'adossant
à un bois. Des escadrons de la garde traverserent deux fois
toute l'armée ennemie.
Cette charge brillante et inouie qui avoit culbuté plus de
20 mille hommes d'infanterie , et les avoit obligés à abandonner
leurs pièces , auroit décidé sur-le-champ la victoire sans
lebois et quelques difficultés de terrain. Le général de division ...
d'Hautpoult fut blessé d'un bisçayen. Le général Dalhmann ,
commandant les chasseurs de la garde , et un bon nombre de
ses intrépides soldats moururent avec gloire. Mais les 100 dragons
, cuirassiers ou soldats de la garde que l'on trouva sur le
champ de bataille, on les y trouva environnés de plus de 1000
FEVRIER 1807 . 431
1
Cadavres ennemis. Cette partie du champ de bataille fait horreur
à voir. Pendant ce temps le corps du maréchal Davoust
débouchoit derrière l'ennemi. La neige , qui plusieurs fois
dans la journée obscurcit le temps , retarda aussi sa marche et
l'ensemble de ses colonnes. Le mal de l'ennemi est immense ;
celui que nous avons éprouvé est considérable. Trois cents
bouches à feu ont vomi la mort de part et d'autre pendant
douze heures. La victoire , long- temps incertaine , fut décidée
et gagnée , lorsque le maréchal Davoust déboucha sur le plateau
, et déborda l'ennemi qui , après avoir fait de vains efforts
pour le reprendre , battit en retraite. Au même moment ,
le corps du maréchal Ney débouchoit par Altorff sur la
gauche , et poussoit devant lui le reste de la colonne prussienne
échappée au combat de Deppen. Il vint se placer le soir au
village de Schenaditten; et par-la l'ennemi se trouva telle
ment serré entre les corps des maréchaux Ney et Davoust ,
que craignant de voir son arrière -garde compromise , il résolut
, à huit heures du soir , de reprendre le village de Schenaditten.
Plusieurs bataillons de grenadiers russes , les seuls qui
n'eussentppaassdonné,se présentèrent à ce village; mais le 6º
régiment d'infanterie légère les laissa approcher à bout portant
et les mit dans une entière déroute. Le lendemain , l'ennemi
a été poursuivi jusqu'a la rivière de Frischling. Il se
retire au-delà de la Pregel . Il a abandonné sur le champ de
bataille seize pices de canon et ses blessés. Toutes les maisons
desvillages qu'il a parcourus la nuit, en sont remplies.
Lemaréchal Augereau a été blessé d'une balle. Les généraux
Desjardins , Heudelet , Lochet , ont été blessés. Le général
Corbineau a été enlevé par un boulet. Le colonel Lacuée du
63°, et le colonel Lemarois du 43º, ont été tués par des boulets .
Le colonel Bouvières , du Ii régiment de dragons , n'a pas
survécu à ses blesstires. Tous sont morts avec gloire. Notre
perte se monte exactement à 1900 morts et à 5,700 blessés ,
parmi lesquels un millier qui le sont grièvement , seront hors
de service. Tous les morts ont eté enterrés dans la journée
du 10. On a compté sur le champ de bataille 7000 Russes.
Ainsi l'expédition offensive de l'ennemi , qui avoit pour but
de se porter sur Thorn en débordant la gauche de la Grande-
Armée , lui a été funeste. Douze à quinze mille prisonniers ,
autant d'hommes hors de combat, dix-buit drapeaux, quarante-
cinq pièces de canon , sont les trophées trop chèrement
payés sans doute par le sang de tant de braves.
De petites contrariétés de temps qui auroient paru légères
dans toute autre circonstance , ont beaucoup contrarié les
combinaisons du général français. Notre cavalerie et notre
432 MERCURE DE FRANCE ,
2.
artillerie ont fait des merveilles. La garde à cheval s'est surpassée
, c'est beaucoup dire. La garde à pied a été toute la
journée l'arme au bras , sous le feu d'une épouvantable
mitraile , sans tirer un coup de fusil ni faire aucun mouvement.
Les circons ances n'ont point été telles qu'elle ait dû
donner. La blessure du maréchal Augereau a été aussi un
accident défavorable , en laissant pendant le plus fort de la
mêlée , son corps d'armée sans chef capable de le diriger.
Ce récit est l'idée générale de la bataille. Il s'est passé des
faits qui honorent le soldat français : l'état-major s'occupe de
les recueillir.
La consommation en munitions à canon a été considérable :
elle a été beaucoup moindre en munitions d'infanterie.
L'aigle d'un des bataillons du 18º régiment ne s'est pas
retrouvée ; elle est probablement tombée entre les mains de
l'ennemi. On ne peut en faire un reproche à ce régiment ?
'c'est , dans la position où il se trouvoit , un accident de guerre;
toutefois l'EMPEREUR lui en rendra un autre , lorsqu'il aura
pris un drapeau à l'ennemi.
Cette expédition est terminée , l'ennemi battu et rejeté à
cent lieues de la Vistule. L'armée va reprendre ses cantonne
mens et rentrer dans ses quartiers d'hiver.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FEVRIER.
DU SAM . 21. -Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 76fc6f 75f 950
goc 75f9ic 76f7 f gec 950 76f ooc ooc. ooc.ocooc oof ooc ooc
Iarm. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 500 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. oooof oc. 0000f. ooc. j . durerjanv. oooc ooc
DU LUNDI 23 -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 95f 950 80c. 85c
000. 000 000 ooe ooc oof. oof ooc ool of. ooc coc oue o00
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f 6 c. 400. 000 000
Act . de la Banque de Fr. tazóf oooof. onc j . du 1er janv. ooc. concof
DU MARDI 24. - Cpooc. J. du 22 sept. 1806, 7of 40c 50c. 406.
2c3cac400 500. 400 000 000. 000 000 ос ооc oof of ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 0 c 000 000 000 000. 000 000 000
Act, de la Banque de Fr. 1220fooc j . du erjanv.000 000 f. ooc
DU MERCREDI об. - Ср. оосc. J. du 22 sept . 1806 , 75f. 30c 200 Зов
1
250.000, 250 200 100 75foococ . ooc of ooc.of.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 75c. 6ос . оос оос оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1917fDoc 1210fj . du 1er janv . oocooef
DU JEUDI 26. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 740600 700 5oc one oof
onc ooc of doc oue oo0 000 000 0000000000с оос оос ооC DOC DOC
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807: oof ooc oof. ooc one one oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1210f. 120 f. ooc j . duror janv. oooof oct
DU VENDREDI 27.- C p. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 60 60 700
900 800 907 f 7fgoc 850 900 75 000 000 ooc ooc oof ooc 000
Idem Jouiss. du 22 mars 1807. 72f 25c ooc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 121of oo oooof j . du 1er janv.
SEINE
(Nº. CCXCIV. )
( SAMEDI 7 MARS 1807. )
MERCURE
DEFRANCE.
M
POÉSIE.
LES DEUX AMOURS , ( 1 )
ÉPITRE A MES AMIS ,
( Sur deux rimes . )
"
BS chers amis , l'on vous a raconté
Qu'un seul Amour à Paphos prit naissance ;
Eh bien , ce fait , si souvent répété ,
Amon avis , n'est qu'une fausseté
Sans fondement , sans nulle vraisemblance !
Le voici tel qu'il doit être cité :
Il me paroît plus digne de croyance ..
De deux jumeaux, de même ressemblance ,
Vénus fut mère ; on a même ajouté
Que l'un des deux , par trop de complaisance ,
D'aimable enfant , devint enfant gâté .
Ce qui d'abord n'étoit rien qu'imprudence,
Qu'enfantillage et que frivolité ,
En peu de temps devint perversité.
Bientôt, brisant le frein de la décence,
Loin de l'honneur il se vit emporté;.
Et comme moi , vous avez lu , je pense ,
Que de Phonneur lorsqu'on s'est écarté ,
(1) L'auteur de ces jolis vers n'a pas voulu être nommé .
DEPT
DE
LA
cen
( Note du Rédacteur du Mercure.)
Ee
164
434 MERCURE DE FRANCE ,
De le r'avoir il n'est plus d'espérance.
Dès- lors il fut moins amour que licence ,
Et tour-à-tour eut pour société
L'Effronterie , au visage éhonté ,
Les Jeux bruyans , la folle Extravagance ,
L'affreux Remords et la Satiété ,
La Jalousie et la sombre Vengeance.
Mais des humains voyez l'inconséquence :
De tous les Dieux il fut le plus fêté ;
Même aujourd'hui , dans ce siècle vanté ,
Pour avoir su réunir la science
Et la raison avec l'urbanité ,
C'est encor lui que le plus on encense :
Son temple vil est le plus fréquenté ;
Et , dans des vers dégoûtans d'impudence ,
Chez nous Grécourt et Piron l'ont chanté.
Tels nos aïeux , en semblable démence ,
Ont adoré , dans des temps d'ignorance ,
De Teutatès l'affreuse déité.
L'autre , au contraire , à la naïveté ,
A la décence , à la douce gaieté ,
Réunissoit la paisible innocence.
On le voyoit quelquefois attristé ;
Mais quand ses pleurs couloient en abondance ,
Il savouroit certaine volupté ,
Que pour juger il faut avoir goûté.
De cet enfant , ami de la constance,
De la pudeur , de la sincérité ,
Rien n'égaloit la sensibilité ;
Et , par-là même , avec indifférence ,
Chez les mortels il fut toujours traité :
Ils se moquoient des jeux de son enfance,
De son air neuf, de sa simplicité.
Comme son coeur en étoit affecté !
Il avoit beau leur promettre d'avance
Du vrai bonheur la douce jouissance ,
Rien ne touchoit leur incrédulité ;
Et , cependant , il fut un temps en France
Où son autel se voyoit respecté ;
Où des héros , d'heureuse souvenance ,
Preux chevaliers , remplis de loyauté,
En son honneur ont rompu mainte lance.
C'est à-peu-près dans ce temps regretté,
2
MARS 1807 . 435
Que, dans le sein d'une jeune beauté,
Le pauvre enfant , après fatale chance ,
Au Paraclet gémit déconcerté.
Naguère encor, aux bosquets de Clarence,
Mes bons amis , je l'ai vu transporté
Dans des écrits dont la rare éloquence
A su nous peindre avec sublimité
Les sentimens dont il est agité ;
Et , maintenant , quelle est sa résidence ?
Quel est le lieu par l'Amour habité ?
Je n'en sais rien : • •
.
•
Presqu'inconnu dans son obscurité ,
Des plaisirs purs attestent sa puissance ,
Il donne à ceux dont il est écouté
La douce paix et la félicité;
On le voit peu caresser l'opulence ;
Très-rarement il est à la cité ;
Mais des bosquets il cherche le silence ,
Et suit partout la médiocrité.
Mes chers amis , o vous dont l'indulgence
Ames défauts pardonne avec bonté ,
Dont l'amitié , la douce confiance ,
Le bon esprit , la jovialité ,
Me font encor chérir mon existence,
N'aimez jamais sans avoir consulté
Ces deux portraits faits avec vérité :
Ils sont le fruit de mon expérience.
De ces enfans grande est la différence :
L'un m'a séduit avec malignité ;
Mais peu de temps sa trompeuse influence
Atriomphe de ma crédulité.
Or , vous savez que dans mainte occurence ,
Chez moi son frère eut l'hospitalité.
Le pauvre , hélas , trop souvent rebuté,
Par les ennuis d'une cruelle absence ,
Ou les tourmens de l'infidélite,
Sans m'avertir a toujours déserté !
:
Ee2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Reviens au gré de mon impatience,
Je veux te faire un accueil mérité';
Reviens , Amour, je sais que ta présencé
Fait d'un désert un séjour enchanté ;
Je t'aime plus que mon indépendance ,
Et de ton frère à jamais dégoûté ,
Je te promets entière préférence.
ENIGME .
De ce vaste univers réglant la destinée ,
Je vis toujours captive et toujours enchaînée ;
J'accouche chaque jour de deux fois douze enfans ,
Qu'on peut dire sans crainte être les fils du Temps ;
Deux fois chaque soleil on les voit disparoître ,
Et deux fois on les voit et revivre et renaître.
Si l'on brise ma chaîne , hélas , quel triste sort !
Je suis sans mouvement , on me donne la mort .
LOGOGRIPHE .
Sur six pieds on me place avant qu'on soit à table ;
Sur cinq on m'abandonne en se levant de table ;
A quatre on peut me voir lorsque l'on sort de table;
Sur trois bourgeoisement on me met sur la table ;
Et sur deux je fournis au luxe de la table.
CHARADE .
Dans mon premier , fort utile au ménage ,
Colinette met mon dernier ;
C'est jouer ici-bas un triste personnage
Qu'être affiché sur mon entier .
A
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bouton .
Celui du Logogriphe est Logogriphe , où l'on trouve gorge , horloge,
hier, loge , gloire , loi , pie , loir ( petit poisson ) , Loire , poire , or, póle ,
orgie , roi , proie .
Celui de la Charade est Pois-son .
MARS 1807 . 437
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Deuxième Article . ( Voyez le N° du 14 février. )
0N demande quelquefois s'il ne peut y avoir qu'un genre
de tragédie ? La réponse paroît facile.
Puisque la tragédie est la représentation d'une action de
la société publique , il peut y avoir deux genres de tragédie ,
comme il y a deux constitutions de société.
La société est monarchique ou populaire ; la tragédie
peut être héroïque , politique , ou familière et romanesque.
Ici les exemples feront mieux entendre ma pensée que
les raisonnemens :
Cléopâtre fait périr Séleucus , et veut empoisonner Antiochus
et Rodogune , pour s'assurer la possession du trône ;
Orosmane , dans un accès de jalousie , poignarde son amante.
C'est , de part et d'autre , un assassinat ; mais l'un est un
crime royal , si je puis ainsi parler ; l'autre est un crime
tout- à- fait populaire. Très-peu de personnes ont un trône à
disputer ; tout le monde peut avoir une femme à punir. Le
crime de Cléopâtre , accès de rage d'une ambition trompée
, inspire l'horreur ; le crime d'Orosmane , accès de
démence d'une passion malheureuse , excite la compassion ;
et je ne doute pas que cet Orosmane , si passionné dans ses
amours , si aimable dans ses douleurs , si éloquent dans son
désespoir , n'ait égaré bien des jeunes têtes , et peut- être
fourni des excuses à plus d'un crime.
Pyrrhus est amoureux comine Orosmane , et Hermione
aussi jalouse que le soudan. Mais on voit qu'il entre dans la
passion de Pyrrhus pour Andromaque l'orgueil de tenir seul
tête à toute la Grèce , dont l'ambassadeur ose le menacer
et lui prescrire un autre choix. Hermione est sur-tout sensible
à l'affront public d'être , aux yeux de la Grèce assemblée
, sacrifiée à une esclave troyenne par le fils d'Achille , à
qui elle a été promise , et qu'elle est venue chercher dans ses
propres Etats . Orosmane n'éprouve dans ses amours d'autre
obstacle que la crainte imaginaire d'ètre traversé par un
obscur rival ; et l'infidélité même d'une esclave qu'il peut
punir, est une offense à son coeur , et ne peut être un affront
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
à sa dignité . La situation de Pyrrhus , celle d'Hermione est
fière et héroïque ; la situation d'Orosmane est petite et bourgeoise
, et , au langage près , elle ne diffère pas beaucoup de
celle de tous les amoureux et de tous les jaloux de comédie.
La tragédie héroïque et politique met donc sur la scène
des hommes publics occupés d'une action publique , presque
toujours traversée par des affections personnelles : écueil des
hommes publics au théâtre comme sur le trône.
De grands sentimens se mêlent à de grands intérêts , et
produisent quelquefois de grands crimes. De grands devoirs
éprouvent de grands obstacles , et commandent de grands
sacrifices ; et l'action finit par le triomphe public de la
vertu, et par le châtiment public du crime. L'intérêt public
ou politique agrandit l'intrigue , ennoblit l'action ; etsi les
passions ont moins de violence , les personnages ont un
plus grand caractère , et leurs motifs plus de dignité. Cette
tragédie est l'école des hommes publics , qui y trouvent de
hautes leçons et de grands exemples.
La tragédie romanesque et en quelque sorte familière ,
prend ses sujets dans l'homme , plutôt que dans la société ;
dans des affections privées , plutôt que dans des intérêts
publics ; dans des aventures qui font la matière des romans ,
plutôt que dans les événemens qui font l'entretien de l'histoire.
Cette tragédie est donc populaire , puisqu'elle ne
parle à l'homme que de ses passions , de ses affections , de
ses intérêts . Elle plait aussi davantage au commun des
hommes ; car tous les hommes sont peuple; et le peuple est
par tout le même , et même aux premières loges.
Cette tragédie diffère donc du drame proprement dit ,
par la condition des personnages beaucoup plus que par la
nature de l'action . En effet , que l'on substitue des hommes
d'une condition privée aux personnages publics de Zaïre,
et l'on aura un drame , à peu de chose près , du genre
d'Eugénie ou du Père de Famille ; et que , dans ces derniers
drames , on inette des personnages publics à la place
des personnes privées , et l'on aura des tragédies à-peu-près
du genre de celle de Zaïre. On aperçoit aisément que ce
changement ne pourroit se faire à l'égard d'Athalie ou
d'Héraclius , dont l'action est publique comme les personnages,
et où il est question d'affaires d'Etat , et non d'affaires
de coeur et d'intérêts privés et domestiques.
La tragédie romanesque , et qu'on pourroit appelerpopulaire
, est , en général, plus pathetique que la tragédie
héroïque et politique , parce que l'exagération des passions ,
quel que soit leur abjet, met plus de fracas sur la scène et
MARS 1807 . 439
de mouvement dans l'intrigue que la force des caractères
et la hauteur des sentimens : c'est un rapport de plus qu'a
la tragédie populaire avec les sociétés populaires , où il y
a aussi plus de passions , et qui ont toujours fait plus de
bruit sur la scène du monde que les sociétés monarchiques.
L'ordre en tout est à peine sensible , le désordre seul se fait
entendre ; et , comme toutes les machines , la machine de
la société ne crie que lorsqu'elle se dérange.
Mais si la tragédie romanesque est plus pathétique que
la tragédie héroïque , elle est beaucoup moins morale. Elle
corrompt l'homme privé , en ennoblissant les passions : ces
passions opprobre et fléau de la vie humaine , et qui trop
souvent conduisent sur un autre théâtre ceux qui les
éprouvent. Elle corrompt l'homme public, en affoiblissant
son caractère, et le familiarisant avec des goûts qui lui font
négliger ses devoirs .
Athalie est la première tragédie du genre héroïque ;
Zaïre, je crois , la première tragédie du genre romanesque.
Il eût donc fallu comparer les genres , et non les poètes , et
décider ensuite si le genre de Zaïre a agrandi le genre
d'Athalie , ou plutôt s'il ne l'a pas rappetissé , en substituant
dans l'action dramatique des affections privées à des
intérêts publics.
La tragédie héroïque est proprement la tragédie de caractère
; latragédieromanesque estbeaucoup plus latragédied'intrigue.
Cette distinction est en usage dans la comédie , qui
se divise aussi en haute comédie , comédie sérieuse ou de
caractère , et en comédie bouffonne ou comédie d'intrigue .
On pourroit peut-être soutenir que Corneille et Racine
ont épuisé presque tous les caractères tragiques que fournit
l'histoire de l'homme , et qu'ils ont réduit leurs successeurs
à n'en chercher de nouveaux que dans le roman de son
coeur.
La tragédie héroïque ou de caractère est en général celle
du siècle de Louis XIV: siècle de grands caractères et de
sentimens élevés. La tragédie romanesque , familière , populaire
, la tragédie d'intrigue a plutôt été celle de l'âge suivant
: siècle de petits caractères et de grandes intrigues. Cette
partie de la littérature a donc été , dans l'un et l'autre siècle
l'expression de la société : à l'âge de Louis-le-Grand , plus
monarchique de lois et de moeurs ; au siècle qui a suivi ,
inclinant davantage aux idées populaires ; et l'on a vu , chez
les grands , plus de dispositions aux affections privées et
aux goûts domestiques ; et chez les petits, plus de passions et
plus de crimes.
:
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
Coinme la tragédie , à la première de ces deux époques,
étoit plus noble , et par conséquent plus morale , elle étoit
beaucoup plus l'entretien de l'esprit. A la seconde , devenue
plus passionnée , et par conséquent plus sensible , et en
quelque sorte plus matérielle , elle a plutôt été un spectacle
pour les yeux.
En effet , ce n'est, ce me semble , que dans le siècle dernier
, et depuis M. de Voltaire , qu'on a soutenu d'une manière
absolue qu'une oeuvre de théâtre est faite pour être
représentée plutôt que pour être lue , et que le théâtre litteraire
ne sauroit se passer de spectacle extérieur. Cet homme
célèbre , qui lui-mène a mis beaucoup de spectacle dans
ses pièces de théâtre , et qui tenoit pour maxime d'émouvoir
les sens plus encore que d'occuper l'esprit , a dû natu
rellement accréditer cette opinion , et appeler , pour ses
productions dramatiques , du jugement calme et réfléchi
du cabinet , au jugement précipité du théâtre , où il est si
facile de préoccuper les yeux. On n'avoit pas tout-à- fait les
mêmes idées dans le siècle précédent ; et de là vient peutêtre
le peu de progrès qu'avoit fait à cette époque la partie
matérielle du spectacle , principalement dans le costume
des personnages. Assurément il doit paroître extraordinaire
que dans un siècle où la peinture observoit la vérité
historique avec une fidélité si scrupuleuse , que le célèbre
Le Brun , au rapport de l'abbé Dubos , fit dessiner à Alep
des chevaux de Perse , afin de garder le costume , ou
comme on disoit alors , le costumé , même sur ce point ,
dans les Batailles d'Alexandre , on n'eût pas pensé à
transporter cette même vérité d'objets extérieurs dans les
représentations dramatiques , qui ne sont au fond qu'une
succession rapide de tableaux animés , et que l'on continuât
à jouer Iphigénie, les Horaces , Athalie, Esther, Bajazet,
avec les habits français. Mais c'est , si je ne me trompe ,
qu'on ne pensoit pas alors à faire un plaisir des yeux , de
ce qu'on regardoit presqu'uniquement comme un plaisir de
l'esprit ; et ce qui donne quelque poids à cette conjecture ,
c'est qu'aux fêtes données par Louis XIV en 1644 , les
seigneurs qui figuroient dans les quadrilles des héros de la
Fable ou des romans , étoient vêtus et armés suivant la
tradition du personnage qu'ils représentoient , parce qu'ils
formoient simplement spectacle , et qu'ils n'avoient rien à
dire. Mais , au théâtre , les honnêtes gens se rassembloient
pour entendre un ouvrage de Corneille ou de Racine ,
plutôt que pour voir Cinna ou Phedre , qu'ils connoissoient
assez par l'Histoire ou par la Fable. Partout où se
,
:
MARS 1807 . 44
,
trouvoit la bonne compagnie , elle vouloit que les plaisirs
qu'elle venoit chercher ne fussent pas trop différens de
ceux qu'elle goûtoit dans les salons. Elle croyoit assister à
une lecture faite par des hommes de la société ordinaire
ou qui en avoient l'apparence , plutôt qu'à un spectacle
donné , pour de l'argent , par des acteurs de profession.
On n'étoit pas alors plus étonné de voir au théâtre des
Grecs , des Romains , des Juifs , des Persans , des Turcs ,
vêtus à la française , que de les entendre parler français .
On écoutoit une tragédie récitée par plusieurs voix , comme
on écoute un dialogue de Fénélon ou de Fontenelle , lu par
une seule personne ; et l'on retenoit les vers du poète , et
non les gestes de la Cliampmélé ou de Montfleury. Les
yeux y perdoient peu , l'esprit n'y perdoit rien ; et les
acteurs , jamais travestis , jamais distingués des autres citoyens
, y gagnoient peut- être quelque chose.
D'ailleurs , la tragédie de caractère , telles que sont la
plupart de celles de ce grand siècle de notre littérature ,
perd à la représentation peut- être plus qu'elle ne gagne. Il
est bien peu d'acteurs qui ne restent au-dessous de l'idée
que l'esprit se forme de la profondeur des rôles d'Acomat
ou d'Agrippine , de la force de celui du vieil Horace ,
de la hauteur de celui de Mithridate. Comme le caractère
se dévoile par des mots beaucoup plus que par des gestes ,
il est une foule de traits profonds , de mots heureux , que
l'acteur ne rend pas , que souvent il ne peut pas rendre
dans toute leur énergie , et sur lesquels la rapidité de la
représentation ne permet pas au lecteur , distrait un moment
, de revenir. Au contraire , la tragédie d'intrigue ,
qui a dominé dans le dernier siècle , ne peut guère se passer
de la représentation. L'esprit ne se forme , à la simple
lecture , qu'une idée très - imparfaite du jeu , du mouvement
, du spectacle dont elle est remplie. Elle est aussi
plus aisée à jouer ; et de là vient que , sur les théâtres de
société ou des provinces , on joue fréquemment les tragédies
de Voltaire , et presque jamais celles de Corneille ou
de Racine. Les idées à cet égard ont donc totalement
changé , et nous pouvons en donner un exemple remarquable
:
Dans le compte favorable qu'un homme de lettres connu
a rendu de la Mort d'Henri IV , il dit : « Que Marie de
>>Médicis est replongée dans son juste remords par ce cri
>> de Sully : Ah , Madame ! expression sublime du plus
>> profond sentiment , mot égal à tous ceux qui sont restés
célèbres au théâtre ! >>
442 MERCURE DE FRANCE ,
Il est évident que les mots célèbres au théâtre , tels que le
Moi de Médée , le Qu'il mourût des Horaces , Sortez de
Bajazet , Zaïre , vous pleurez , Seigneur , vous changez de
visage , Il est donc des remords , et autres , ont par euxmêmes
, et indépendamment du jeu de l'acteur , une signification
précise que le lecteur intelligent saisit aussitôt , et
sur laquelle il ne peut se méprendre , ni même hésiter ;
mais , Ah , Madame ! est un mot , ou plutôt un cri qui peut
échapper à tout sentiment profond , mème de joie et de
surprise ; et qui , dans cette circonstance , déterminé à
une affection douloureuse , laisse le lecteur incertain si
cette exclamation est dans la bouche de Sully l'expression
de l'indignation , de l'horreur , de la consternation , même
de la stupéfaction des aveux involontaires que la reine vient
de faire : sentimens tous profonds , mais tous différens ,
et que la même situation peut faire naitre , les.uns comme
les autres, dans l'ame de personnages différens de caractère
et de complexion.
Il est donc nécessaire que le ton et le jeu de l'acteur
fixent le véritable sens du mot de Sully , le sens que l'auteur
a voulu y attacher , et qui en fait la véritable beauté ;
et pour moi , j'avoue ingénument qu'à la seule lecture je ne
puis le démêler avec assez de précision .
Cette digression n'étoit pas étrangère à l'objet général de
cet article , et cependant elle nous a écartés des questions
que nous nous étions proposées. Il convient de les rappeler
ici , pour éviter au lecteur la peine de les aller chercher
dans un numéro précédent de ce Journal :
1º. L'imposture est - elle un caractère digne de la tragédie
?
2º. La crédulité est-elle un moyen digne de la tragédie ?
3º. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement suffisant de la tragédie , lorsque la
scène a été ensanglantée ?
Ces trois questions appartiennent à la partie morale de
la tragédie , que les critiques les plus célèbres ont plutôt
considérée sous le rapport de l'art ; et cependant ce n'est
jamais l'art tout seul ,même le plus heureux , qui fait vivre
une oeuvre de théâtre du genre élevé. Je veux dire que la
versification la plus parfaite , l'intrigue la plus régulièrement
conduite , ne peuvent soutenir une tragédie contre
le vice moral du sujet ; tandis que la grandeur et la beauté
morale de l'action dramatique suppléent souvent à la foiblesse
de l'élocution , et même aux défauts d'ordonnance
des diverses parties du drame : et je n'en veux d'autre
MARS 1807 . 443
preuve que la Mariamne de Voltaire et l'Inês de la Motte.
10. Je ne crains pas d'avancer qu'il n'est permis au
poète de mettre sur la scène tragique que les passions que
l'orgueil avoue , et dont la morale même ne défend pas de
convenir. Ainsi , l'on ne dissimule pas qu'on soit ambitieux
, fier , sensible , vindicatif , emporté , factieux ,
jaloux. La vanité même goûte un secret plaisir à le laisser
croire , parce que ces passions tiennent toutes plus ou
moins à la force du caractère , à l'étendue de l'esprit ,
à la hauteur des sentimens , à toutes les qualités en un
mot qui font les hommes célèbres , et même les grands
hommes ; et que l'on ne peut être déshonoré par le succès ,
ni avili par le revers. Mais personne n'a garde de convenir
qu'il soit envieux , avare ou fourbe ; on s'étudie même
à le cacher , parce que ces passions , ou plutôt ces vices
supposent dans un homme l'absence de toutes les qualités
fortes et généreuses ; qu'ils conduisent à tous les crimes
et ne peuvent être le principe d'aucune vertu ; et qu'ils
sont , en un mot , vils dans leur principe , honteux dans
leurs succès , ridicules dans leurs disgraces. La fourberie
comme l'avarice sont du domaine de la comédie , qui les
expose sur la scène avec toute leur bassesse et tous leurs
ridicules .
La fourberie particulièrement est une foiblesse de carac.
tère , parce qu'on n'emploie la ruse qu'à défaut de la
force , et que l'on ne trompe que ceux que l'on ne peut
contraindre :
C'est le foible qui trompe et le puissant commande ,
१
dit Mahomet ; et cette sentence est la critique la plus juste
de son rôle. Dans les tragédies fondées sur depareils moyens,
ce n'est pas la force qui lutte contre la force , comme
dans Athalie , dans Héraclius , dans Alzire , etc. , c'est
l'habileté contre l'inexpérience , et le charlatanisme contre
la simplicité . Si l'on a reproché à Racine comme indigne
de la grandeur tragique , la feinte que Mithridate emploie
pour éprouver Monime et Néron pour épier Junie ,
quoique ce moyen occupe à peine une scène dans chacune
de ces tragédies , et que le poète , sans rien changer
à l'action , eût pu en employer tout autre ; si Voltaire luimême
a critiqué dans Athalie un mot , un seul mot à
double sens , dont le grand-prêtre se sert pour faire tomber
la reine dans le piége , que penser d'une tragédie fondée
tout entière sur une imposture perpétuelle et sur une
aveugle crédulité , et dont le principal personnage , si l'on
444 MERCURE DE FRANCE ,
en excepte une seule scène १. est sous le masque d'un bout
à l'autre de son rôle ? Si l'on conteste à un poète tragique ,
le droit d'introduire sur la scène , même dans les rôles subal
ternes , un personnage sans dignité au moins relative ; si
la confidence de leur scélératesse que Mathan et Aman font
à Narbal et à Hydaspe a été l'objet de la censure , comment
seroit- il permis de faire d'un caractère d'imposteur
le personnage dominant , le premier rôle d'un drame héroïque
; d'une complicité de fourberie le ressort nécessaire
de l'intrigue ; de la crédulité des deux enfans , le moyen
principal du dénouement ? Qu'on y prenne garde: un carac
tère est vil ou noble par lui-même, et non par le genre de
la scène où il est placé. L'amour pour une bergère , dans
la comédie , est aussi intéressant que l'amour pour une princesse
de tragédie. Le courage est aussi noble dans un
valet que dans un héros ; et l'amitié entre deux personnes
d'une condition obscure , n'est pas d'un genre différent
de l'amitié d'Orèste et de Pylade. La jalousie même peut ,
dans la haute comédie , avoir autant de dignité qu'elle en
a dans le personnage tragique d'Orosmane. Mais l'imposture
vile dans le Tartufe ne peut être noble dans Mahomet ;
et si la comédie n'a pu sauver l'odieux du role qu'en exagérant
le ridicule du personnage , la tragédie ne pourra
en sauver le ridicule qu'en en exagérant l'odieux jusqu'à
Thorrible et au dégoûtant. En vain chercheroit-on à couvrir la
bassesse du sujet par l'emphase de l'élocution , par la pompe.
du spectacle, par l'importance même des résultats; les moyens
doivent être proportionnés à la fin , comme la fin aux
moyens ; et il est autant contre les règles de l'art dramatique
d'employer de petits moyens pour obtenir un grand
résultat , que les plus grands moyens à produire un petit
effet. Mais les résultats de l'action dans Mahomet , sontils
aussi importans que l'adroit Voltaire a voulu le faire
paroître ? C'est ici qu'il faut pénétrer dans le secret du
poëIlmye aetddaannss llaestriangtéedniteiodnes Mduahpooèmtee.t une fin réelle , et
une fin apparente. La fin réelle est la possession de Palmire
et la conquête de la Mecque , car malgré le précepte
de l'Art Poétique ,
Qu'en un lieu , qu'en un jour , un seul fait accompli ,
Tienne, jusqu'à la fin , le théâtre rempli ,
il y a deux faits bien distincts dans Mahomet , deux objets
différens , poursuivis par le même personnage , et dont
l'issue est mème tout-à- fait opposée ; et sans doute cette duplicité
d'action , qui seroit une faute dans Racine , n'est pas un
MARS 1807 . 445
morite dansVoltaire. Mahomet fait périr Séide pours'assurer
la possession de Palmire , et Zopire pour s'emparer de la
Mecque. Les moyens sont- ils ici en proportion avec la fin ?
Jose croire le contraire. En effet , cette Palmire dont la
possession coûte à Mahomet tant d'hypocrisie et tant de
crimes , n'est pas une veuve inconsolable comme l'épouse
d'Hector , une femme vindicative et furieuse comme Emilie,
que Cinna ne peut aborder que teint du sang d'Auguste
une reine fière et hautaine comme la Viriate de Sertorius .
Palmire est une orpheline , une esclave , un enfant , soumise
à tout l'ascendant qu'exerce sur son esprit et sur ses sens ,
Mahomet vainqueur , son maître , son bienfaiteur , son prophète
, presque son Dieu , comme elle le dit elle-même å
Zopire , qui a formé ses premiers sentimens ; et certes ,
ce n'est pas dans les moeurs du paganisme , où Palmire est
née , et auprès des femmes de Mahomet , qui ont élevé son
enfance ; ce n'est pas dans la doctrine de la polygamie
dont Mahomet est l'apôtre , que Palmire peut puiser des
motifs de résistance , oule prophète des principes de retenue.
D'un autre côté, Mahomet est campé avec son armée , aux
portes de la Mecque ; et il peut paroître extraordinaire
qu'avec ses fanatiques soldats , et ces nobles et sublimes
capitaines , invincibles soutiens de son pouvoir suprême ,
cet audacieux aventurier ne puisse enlever de vive force
une petite ville , et qu'il ne veuille y entrer que par une
perfidie odieuse , et le plus lâche assassinat.
Mais il y a dans la pièce un autre charlatanisme que
celui du prophète : il y a celui de l'auteur , qui consiste à
montrer en perspective la conquête de l'univers comme la
fin de l'action. Il n'est question dans la tragédie que de
conquérir la terre , que de subjuguer , d'étonner , de changer
l'univers ; et à peine maître de la Mecque , Mahomet dit
de lui-même , « que l'univers l'adore .>> Mais comme ce fait ,
qui remplit le théâtre jusqu'à la fin , n'est pas de nature à
s'accomplir dans un lieu ni dans unjour, llee poète , pour
lier la conquête de l'univers à l'entrée pacifique du prophète
dans une chétive bourgade de l'Arabie , lui fait dire
à Omar , en assez mauvais vers :
Tu connois quel oracle et quel bruit populaire
Ontpromis l'univers à l'envoyé d'un Dieu ,
Qui , reçu dans la Mecque , et vainqueur en tout lieu , ( 1 )
Entreroit dans ses murs , en écartant la guerre .
(1) Vainqueur en tout lieu est mis pour la rime : car si l'envoyé d'un
Dieu est vainqueur en tout lieu , il n'a pas besoin d'entrer dans la
Mecque pour conquérir l'univers .
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si cet oracle est de l'invention du poète , le moyen est
foible et mesquin. Sil y a dans ce bruit populaire quelque
chose d'historique , ce trait obscur , glissé dans quelques
vers inaperçus , est un palliatif insuffisant à de grandes
invraisemblances , ou plutôt est lui-même une invraisemblance
de plus :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Et ce qui étoit vrai pour des Arabes peut n'être pas vraisemblable
pour des Français. La raison dit que , pour conquérir
l'univers , il faut prendre bien d'autres villes que la
Mecque , et tuer bien d'autres hommes que Zopire. En un
mot, si le but de l'action tragique dans Mahomet n'est que
la possession de Palmire et l'entrée du prophète dans la
Mecque, les moyens sont exagérés relativement à la fin.
Si le but de l'action est la conquête de l'univers , le fait
n'est pas accompli , l'action n'est pas consommée ; la tragédie
n'a point de dénouement , et les moyens sont beaucoup
trop foibles pour une pareille fin.
Les moyens d'imposture et de séduction sont indignes
de la tragédie , non-seulement parce qu'ils sont foibles et
vils , mais encore parce qu'ils sont ridicules ; et je prends
ce mot dans son acception propre, et comme signifiant ce
qui excite le rire. Le contraste de l'éloquence emphatique
de Mahomet , du ton d'oracle , de l'air hypocrite et sanetifié
de ce Tartufe de la tragédie , avec la crédule simplicité
de ses dupes, ne paroîtroit que plaisant , si l'atrocité
de l'objet ne sauvoit le ridicule des moyens. Mais Mahomet
lui-même, en plein théâtre , ne peut s'empêcher d'en rire
quand il est seul avec son confident ; et j'en appelle à ceux
qui l'ont vu jouer , on peut dire en personne , par le fameux
Le Kain. Dans la scène III du second acte , cette
scène si bien connue de tous les écoliers en déclamation ,
et qui commence ainsi :
Invincibles soutiens de mon pouvoir suprême ,
Noble et sublime Ali, Morad , Hercide , Hammon , etc.
le prophète , après avoir fait ses jongleries accoutumées ,
renvoie la foule : il la regarde sortir du théâtre ; et après
qu'elle a disparu , reportant les yeux sur Omar resté seul
sur la scène , au moment de lui dire :
Toi , reste , brave Omar : il est temps que mon coeur
De ses derniers replis t'ouvre la profondeur ,
Le Kain , avec un art prodigieux , détendoit , si je puis le
dire , sa figure , et même son maintien , montés jusque-là au
MARS 1807 . 447
ton de l'inspiration prophétique , et laissoit échapper un sourire
vraiment infernal ( le motn'est pas trop fort) , dans lequel
on lisoit l'ame tout entière de ce scélérat , et qui exprimoit
à la fois le plus profond mépris pour la tourbe imbécille
qu'il venoit de mystifier , et la satisfaction de déposer un
moment le masque fatigant de thaumaturge pour pouvoir
se mettre à son aise , et causer d'affaires avec un complice
(1). Mais ce jeu de physionomie , si parfaitement
d'accord avec l'esprit du rôle de Mahomet et avec sa situation
, est tout ce que l'on peut imaginer de plus éloigné
de la grandeur theatrales ; et le personnage
qui peut lui-même rire de son rôle , sera un personnage
affreux , horrible , abominable , même très-philosophique
: il sera tout ce que l'on voudra, hors un personnage
tragique ; et si c'est là agrandir la tragédie , c'est comme
si l'on croyoit agrandir la colonnade du Louvre en l'alongeant
avec des constructions d'architecture moresque , ou
en la surchargeant d'une énorme tour.
de la noblesse et
,
Ce que nous avons dit de Mahomet peut , avec bien plus
de raison encore , s'appliquer à d'Epernon . Mahomet , du
moins , lutte un moment de force et même de sincérité ,
avec Zopire. Mais d'Epernon trompe toujours , et trompe
tout le monde : il trompe la reine sur les projets de son
époux ; sur l'amour qu'il suppose à Henri pour la princesse
de Condé ; sur la lettre sans adresse qu'il lui remet ; sur
les hommes dont il l'entoure , et les moyens qu'il emploie.
pour la pousser au crime ; il la trompe jusqu'au bout , et
sur le moment du crime qu'elle croit être à temps de
prévenir. Il trompe Henri IV et Sully. Si l'acteur ne rit
pas , certes , il y a de quoi rire ; et toute la différence est
que Mahomet se joue de la foiblesse de l'âge , et d'Epernon
de la foiblesse du sexe ; que l'un est un fourbe conquérant
et législateur ; l'autre , un fourbe intrigant et vil : et l'auteur
a eu soin , dans les piècesjustificatives , de prouver jusqu'à
l'évidence la bassesse et la platitude du personnage.
2º. La crédulité est-elle un moyendigne de la tragédie ?
3º. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement suffisant de la tragédie , lorsque la
scène a été ensanglantée ?
J'examinerai ces deux dernières questions dans le prochain
Numéro. DE BONALD.
(1) La dernière fois que Le Kain a paru dans le rôle de Mahomet, ce jeu
de physionomie fit un effet étonnant sur l'assemblée , qui étoit nombreuse
etbrillante. On ne confondra pas ce sourire avec le rire amer de l'ironie ,
que le dédain et la colère adressent à un personnage présent , et qu'ils
yeulentbraver.
448 MERCURE DE FRANCE ,
Description de Genève ancienne et moderne , et des princi
paux changemens que cette ville a subis dès les temps les
plus reculés ; avec une carte du département de Léman ;
dont elle est devenue le chef-lieu : par M. Mallet , ingénieur
géographe ; suivie de la Relation de l'ascension de
M. de Saussure, sur la cime du Mont-Blanc. Un vol. in-12 .
Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. par la poste . A Genève , chez
Manget et Cherbuliez , libraires ; et à Paris , chez Tilliard
frères , libraires , rue Pavée Saint-André-des-Arcs , n° . 16 ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire.
CETTE ville , d'une médiocre étendue , et d'un territoire
très-resserré , est célèbre dans l'Europe par une multitude de
circonstances assez importantes pour entrer dans l'histoire
générale. Devenue , dans le XVIe siècle , le siége de l'Eglise
de Calvin , regardée par ses partisans comme le centre des
lumières , ainsi que l'annonçoit l'inscription qu'on lisoit sur
plusieurs des édifices : Post tenebras , lux ; considérée enfin
comme l'asile des proscrits et des mécontens de France , elle
offrit le spectacle d'une ville de trente mille ames , luttant
contre l'Eglise romaine , et se croyant la capitale de toutes
les cités qui professoient la réforme calviniste.
Livrée sans cessse à des divisions intestines , cette ville eut
l'art de soutenir son indépendance ; et , quoiqu'elle n'entrât
point dans la confédération helvétique , elle sut se faire un
appui de ce corps puissant , dont elle n'étoit pas aimée. Cette
longue existence , dans une situation toujours incertaine et
difficile , prouve qu'elle comptoit parmi ses magistrats , et
dans ses principales familles , des hommes qui joignoient au
talent de l'administration une politique très-raffinée .
Les troubles dont la religion fut le prétexte , étant apaisés
par l'indifférence du Régent , et par l'esprit qui régnoit alors ,
Genève perdit un peu de son importance ; mais elle sut la
reprendre avant la fin du XVIIIe siècle , non plus comme
autrefois par des moyens puisés daus une croyance religieuse ,
mais d'une manière beaucoup plus funeste. Les écrits de
J. J. Rousseau qui , dans sa fastueuse humilité, prit le titre de
citoyen de Genève , le séjour de M. de Voltaire dans un
village voisin , le récit exagéré des voyageurs sur la beauté du
pays, y attirèrent une multitude de Français et d'étrangers.
Ainsi Genève devint plus fameuse que jamais. L'esprit spécu
latif
MARS 1807 .
DEPT
DE LA
SEIN
449
latif de quelques-uns de ses habitans se tourna vers la politique.
Habitués au commerce , versés dans les calculs de la
banque , nourris dans les maximes d'un petit Etat , ils se crurent
propres à administrer un grand empire. L'ambition
s'éveilla bientôt pármi eux ; et les suffrages publics accueillant
tous les systèmes qui partoient des bords du Léman on exalta,
M. Neker, artisan malheureux d'un édifice fragile , sous les
débris duquel il succomba. Il est superflu de rappeler ici les
Clavière et autres hommes que leur patrie a désavoués , et
qu'elle rougit d'avoir produits .
Cette influence d'une seule ville sur un grand Etat, a dû
nécessairement donner lieu à des jugemens bien différens ; et
Genève a eu le sort des hommes qui , au milieu des malheurs
publics , ont pris aux affaires une part active. Les uns leur
imputent à tort tous les maux qu'ils ont soufferts , les autres
ne veulent leur reconnoître aucune erreur .
Si l'on s'en rapporte aux adversaires de Genève , cette ville
fut un foyer de révolte ; elle produisit des factieux de tous les
genres ; et ce fut de son sein que partirent toutes les opinions
contraires à la société. Si l'on consulte , au contraire , les
hommes que les événemens n'ont pas corrigés , ils regarderont
Genève comme ayant été l'asile des lumières qui ont éclairé
le XVIIIe siècle ; et , sans chercher si ces prétendues lumières
n'ont pas causé les maux les plus affreux , ils soutiendront
que l'on doit à la patrie de J. J. Rousseau toutes les grandes
idées de la régénération sociale .
Il y a de l'excès dans ces deux jugemens. Il seroit injuste
d'attribuer à tous les habitans d'une ville les erreurs de quel
ques- uns. Ces opinions collectives sont toujours fausses. Il
faut convenir que les troubles d'une petite république ont
pu enflammer des imaginations vives , les porter à de vaines
idées de perfection , et causer leurs égaremens quand elles
ont eu à s'exercer sur un plus grand théâtre ; mais il faut
convenir aussi qu'il y a toujours eu à Genève des hommes
sages , déplorant la mauvaise constitution de leur république ,
faisant des voeux inutiles pour la corriger , et cherchant l'or
dre et l'unité au milieu des discordes civiles. Aux rêveurs en
politique , on peut opposer de véritables savans ; à ceux qui
se sont distingués par leur impiété , des hommes qui ont
soutenu avec courage les grandes vérités de la religion. On
doit ajouter encore qu'aujourd'hui les écrivains de Genève se
font remarquer en général par leur sagesse et leur modé
ration.
Si jamais une ville du troisième ordre a mérité une des
cription particulière, c'est sans contredit Genève. L'ouvrage
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
que nous annonçons est d'un ingénieur géographe. Il parolt
fort exact dans ce qui concerne les monumens publics , les
promenades , les principales rues ; mais étoit-ce là seulement
ce que l'on devoit attendre ? Il ne se trouve à Genève aucun
édifice célèbre par son architecture et son antiquité ; les promenades
n'ont rien de bien remarquable. Le seul moyen
d'exciter l'intérêt étoit de passer rapidement sur ces objets ,
et de s'étendre sur les moeurs , dont tous les voyageurs
ne nous ont donné qu'une légère idée. On auroit pu
trouver dans cette Description , si elle eût été bien faite ,
les causes des singularités que Genève a présentées depuis le
XVIe siècle; on auroit pu découvrir pourquoi presque tous les
Genevois , sur-tout quand ils ont quitté leur pays , développent
cet esprit réservé et calculateur , plus solide que brillant ;
choisissant un but , et le poursuivant avec une ardeur cachée ,
sans jamais s'en écarter : esprit qui les fait ordinairement
réussir dans tout ce qu'ils entreprennent. C'est , malheureusement,
ce que n'a pas fait M. Mallet.
4
Son ouvrage , cependant , ne manque pas d'intérêt. Il y a
de la sagesse et de la modération dans la partie historique qui
contient les événemens depuis les temps les plus reculés jusqu'au
XVIe siècle. Dans les descriptions , on remarque quelques
réflexions qui annoncent que l'auteur n'adopte point les
idées des sophistes modernes.
Nous eûmes lieu d'observer , dès l'année 1788 , époque à
laquelle nous nous trouvâmes à Genève , que l'on étoit loin
d'y partager l'enthousiasme que la France témoignoit alors
pour J. J. Rousseau. On ignoroit même la maison où il étoit
né ; son buste ne se trouvoit nulle part , et son nom n'étoit
dans aucune bouche. Nous en témoignâmes notre étonnement
à l'un des principaux magistrats : il nous montra , par sa
réponse , que la partie saine des habitans étoit plus éclairée
qu'un grand nombre de Français qui se disoient philosophes.
M. Mallet confirme cette observation : il ne parle que deux
fois de J. J. Rousseau. La première , à l'occasion d'une rue que
l'on a voulu en vain nommer J. J. Rousseau , et qui a néanmoins
toujours conservé son ancien nom ; la seconde , en
sant la description d'une promenade abandonnée , où se trouve
le buste du philosophe genevois.
fai
Un chapitre de cet ouvrage qui auroit pu être fort intéressant
, est celui où l'auteur donne les noms de tous les écrivains
genevois qui existent aujourd'hui. On auroit desiré que
chacun de ces noms fût accompagné d'une courte notice sur
leurs écrits et sur le caractère de leurs talens . Mais
M. Mallet se borne à les nommer, et à copier les titres de
leurs ouvrages.
2
MARS 1807 . 451
Si l'on peut en juger par le nombre des auteurs , il n'y a
aucune ville du troisième ordre où les lettres soient cultivées
plus généralement. Mais l'on sait qu'à cet égard , on s'arrête
plus à la qualité qu'à la quantité. Les Genevois comptent
aujourd'hui quarante-sept écrivains vivans .
On remarque , dans ce nombre , des auteurs qui méritent
d'être estimés , plus cependant pour leur science ou leur
érudition que pour leurs talens. Dans les sciences exactes et
naturelles , on compte MM. Deluc , Pictet , Tremblay , de
Candolle ; dans l'histoire , MM. Paul-Henri Mallet , Jean
Picot ; l'érudition offre M. Prévost , traducteur d'Euripide ;
dans la poésie française , il n'y a presque que M. Vernes.
Nous avons eu déjà l'occasion de parler de quelques-uns
de ces auteurs. En annonçant l'histoire des Gaulois , de
M. Picot, nous nous sommes plu à rendre justice à la grande
érudition de cet écrivain ; et sans approuver ni rejeter entièrement
son système , nous avons reconnu qu'il étoit établi
avec art. Nous n'avons pas eu la même satisfaction à l'égard
d'un poëme de M. Vernes , intitulé : la Création. Nous
avons cru devoir l'avertir qu'il n'étoit pas né poète , et lui
reprocher quelques combinaisons qui tendoient au déisme.
Il nons écrivit dans le temps , pour se plaindre de ce qu'il
appeloit notre sévérité ; et nous ne crûmes pas devoir répondre
à des observations dictées par l'amour-propre et par
I'humeur. Il nous parut qu'une dispute littéraire , à l'occasion
d'un poëme aussi peu connu , ne pourroit intéresser
le public. Nous profitons de l'occasion pour rappeler à
M.Vernes qu'en critiquant son poëme avec modération , nous
n'avons pas eu l'intention de l'affliger et de l'humilier : nos
avis avoient pour but de l'engager à s'exercer dans un autre
genre. Son ouvrage annonçoit un homme d'esprit , mais non
'un bon poète ; et, comme il le sait, en poésie ,
Il n'est pas de degré du médiocre au pire.
L'ouvrage de M. Mallet est , comme on a pu le voir , fort
utile , non-seulement aux voyageurs , mais à ceux qui veulent
avoir une idée de l'état actuel de Genève. Il auroit été d'un
intérêt plus général , si l'auteur eût adopté le plan que nous
avons indiqué. On auroit aussi desiré que M. Mallet eût
donné plus de soin à son style. On auroit eu tort d'exiger de
lui , dans un livre de ce genre , des tirades éloquentes et des
beautés recherchées ; mais on avoit droit d'attendre que son
ouvrage seroit écrit avec précision et pureté : ces deux qualités
lui manquent presque toujours.
M. Mallet a joint à son travail , un morceau qui le fea
Ff2
452 MERCURE DE FRANCË ,
rechercher : c'est une relation abrégée du Voyage de M. de
Saussure à la cime du Mont-Blanc , en août 1787. Ce morceau
, écrit élégamment , est propre à fixer l'intérêt de ceux
même qui n'ont aucune teinture des sciences : on y voit les
dangers que courut le voyageur dans son audacieuse entreprise
, les précautions qu'il prit pour s'en préserver , les
différens incidens qu'il n'avoit pu prévoir , et qui , cependant
ne retardèrent point sa marche. On n'y remarque aucune
trace de ce charlatanisme si fréquent dans les Voyages modernes
: l'auteur ne s'écarte jamais de la simplicité qui convient
au genre. On trouve aussi dans ce Voyage des situations
touchantes et naturelles : nous ne rappellerons que celle où
l'auteur , parvenu à la cime du Mont- Blanc , s'occupe de sa
famille , qui , restée à Chamouni, observe sa marche :
<<Mes premiers regards , dit- il , furent sur Chamouni , où
» je savois ma femme et ses deux soeurs , l'oeil fixé au télescope,
>> suivant tous mes pas avec une inquiétude trop grande ,
>> sans doute , mais qui n'en étoit pas moins cruelle ; et
>> j'éprouvai un sentiment bien doux et bien consolant ,
>> lorsque je vis flotter l'étendard qu'elles m'avoient promis
>> d'arborer au moment où , me voyant parvenu à la cime
>> leurs craintes seroient au moins suspendues. »
L'auteur donne de très-bons avis à ceux qui ont à voyager
dans les montagnes. Le résultat de l'expérience d'un homme
tel que M. de Saussure , est digne d'être remarqué et médité :
« On dit que quand on passe au bord d'un précipice , il ne
>> faut pas le regarder, et cela est vrai jusqu'à un certain
>> point ; mais voici , sur cet objet, le résultat de ma longue
>> expérience : avant de s'engager dans un mauvais pas , il faut
>> commencer par contempler le précipice , et s'en rassasier ,
>> pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'il ait épuisé tout son effet sur
>> limagination , et qu'on puisse le voir avec une espèce d'in-
>> différence. Il faut en même temps étudier la marche que
>> l'on tiendra , et marquer, pour ainsi dire, les pas que l'on
>> doit faire . Ensuite , on ne pense plus au danger, et l'on ne
>> s'occupe plus que du soin de suivre la route que l'on s'est
>> prescrite. Mais si l'on ne peut pas supporter
>> précipice , et s'y habituer, il faut renoncer à son entreprise ;
>> car, quand le sentier est étroit, il est impossible de regarder
» où on met le pied , sans voir en même temps le précipice ;
à l'improviste , vous donne " et cette vue , si elle vous prend
la vue du
» des éblouissemens , et peut être la cause de votre perte.
>> Cette règle de conduite dans les dangers me paroît appli-
>> cable au moral comme au physique. >>
La dernière réflexion est d'une grande justesse; et M. de
MARS 1807 . 453
Saussure , en généralisant son idée, l'a rendue utile pour
ceux qui voudront la méditer dans toutes les circonstances
critiques de la vie.
Il parle ensuite des précautions qu'il prenoit pour se garantir
du danger :
« J'employai , dit-il , dans les passages dangereux , la manière
de se faire aider par ses guides , qui me paroît tout
>> à- la-fois la plus sûre pour celui qui l'emploie , et la moins
>> incommode pour ceux qui lui aident. C'est d'avoir un
>>bâton léger , mais solide , de huit ou dix pieds de lon-
>> gueur : deux guides , placés l'un devant vous , l'autre der-
>>'rière , tiennent le bâton du côté du précipice , l'un par un
>> bout, l'autre par l'autre , et vous marchez au milieu avec
>> cette barrière ambulante , sur laquelle vous vous soutenez
>> au besoin. Cela ne gène ni ne fatigue les guides en aucune
>> manière , et peut servir à les soutenir eux-mêmes , au cas
» que l'un d'eux vienne à glisser ou à tomber dans une fente. >>
Il est inutile de s'étendre sur la partie scientifique du Voyage
de M. de Saussure. Ses découvertes sont connues de tous ceux
qu'elles peuvent intéresser. Nous remarquerons seulement que
la relation abrégée de ce voyage ajoute beaucoup de prix à
l'ouvrage de M. Mallet.
P.
Voyage à la Cochinchine , par les îles de Madère , de
Teneriffe et du cap Verd , le Brésil et l'ile de Java ;
contenant des renseignemens nouveaux et authentiques , etc.
par John Barrow, etc. , traduit de l'anglais , avec des notès
et additions , par M. Malte- Brun; avec un atlas de dix-huit
planches gravées en taille-douce . Deux volumes in-8°. et
atlas . Prix : 18 fr. , et 22 fr. par la poste. A Paris , chez
Buisson , libr. , rue Git - le - Coeur; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire.
Un ouvrage , qui réunit sur son titre les noms de M. Barrowet
de M. Malte-Brun , doit naturellement exciter la curiosité
et la confiance , et nous reconnoissons avec plaisir , après
l'avoir lu , qu'il justifie l'une et l'autre. Il intéresse , il amuse
il instruit ; il dost satisfaire toutes les classes de lecteurs : ceux
qui exigent qu'un livre leur procure de nouvelles connoissances
, et ceux qui ne lui demandent que de les débarrasser
de leur temps. Enfin cet ouvrage est bon; etil fautbien qu'il le
3
454 MERCURE DE FRANCE,
soit , puisqu'un critique aussi judicieux que M. Malte Brunn'a
pas craint d'y attacher sonnom. Nous prévenonsseulement que
nous avons observé dans l'original quelques traits de vanité
anglaise ; et dans la traduction quelques mots impropres dont
nous citerons plusieurs exemples. Mais si on se souvient que
M. Barrow est Anglais , et que M. Malie- Brun est Danois ,
on trouvera tout simple qu'ils ne soient pas exempts de ces ,
défauts ; il nous semble même qu'on nous auroit facilement,
dispensé de les relever.
Il s'agit de savoir si nous pouvions nousen dispenser nousmêmes
à l'égard du traducteur. Nous nous sommes fait cette
question , et nous n'avons pas hésité à nous répondre
que M. Malte-Brun devoit être traité avec la plus grande
rigueur. Il nous a semblé qu'en devenant collaborateur d'un
journal où la critique exerce ses droits danstoute leur étendue,
il avoit lui-même perdu tout droit à l'indulgence de la
critique. Considérées sous ce double rapport , ses fautes sont
devenues d'un exemple trop dangereux , pour qu'il soit permis
de les passer sous silence. D'ailleurs , lorsque nous avons à
rendre compte d'un ouvrage , nous ne consulions qu'un parti ,
celui de la vérité ; now ne connoissons que trois sortes de
règles , celles du goût , du bon sens et de la grammaire.
Nous commencerons par une observation qui paroîtra
peut-être minutieuse. Il nous semble que le titre même de
cette traduction renferme déjà un terme impropre : une collection
de gravures en taille- douce ne devroit pas s'appeler un
atlas. Puisque les gravures sont maintenant un des grands
moyens qu'on emploie , à défaut d'autres , pour donner du
prix à un livre, il est bon d'apprendre aux libraires qu'Atlas
étoit autrefois un géant , qui portoit , disoit-on , le ciel ser
ses épaules,et que maintenant c'est le nom d'un livre qui porte
non plus le ciel , mais la terre : c'est-à-dire que c'est un recueil
de cartes géographiques. Ajoutons qu'il en faut ordinairement
plus de dix-huit pour mériter ce nom. Les gravures
qui accompagnent cette traduction sont à la vérité fort jolies ,
peut-être même fort curieuses ; mais elles ne sont que cela.
Il est même assez singulier qu'entre tant de planches gravées
pour un voyage à la Cochinchine , il n'y en ait que deux
cui aient quelque rapport à la géographie ; et que l'une soit
un plan de la capitale du Brésil, l'autre une carte de
l'Afrique australe.
Examinons maintenant la méthode que M. Malte-Brun a
suivie en traduisant ce voyage : c'est lui-même qui va nous
l'exposer. « Le troisième chapitre de l'original , nous dit-il
>> dans sa préface , ne renferme que peu de choses nouvelles
MARS 1807 . 455
>> sur les îles du cap Verd : je l'ai fondu dans mon chapitre
>> second. La description de Riojaneiro forme le quatrième
>> chapitre de l'original et le troisième de la traduction. >>
Observons qu'à la place de ce chapitre quatrième , dont le
rang seroit resté vide , M. Malte-Brun en a fait un tout neuf,
qu'il a tiré d'un voyage allemand. Quant au cinquième , je ne
sais ce qu'il est devenu ; mais il se trouve aussi , pour le moins ,
renvoyé ou fondu; et le traducteur a mis à sa place celui qui
étoit le dernier. « Notre chapitre VI,ajoute-t-il , comprend le
>> chapitre VI de l'original et une partie du chapitre VII, etc.>>>
Je trouve dans une note qu'il a placée au commencement du
chapitre second , que « les second et troisième de l'original
>> renferment tant de choses déjà connues par d'autres rela-
>> tions qu'il n'a pas cru devoir en donner une traduction
>> littérale et complète ; » et dans une autre note sur le
chapitre troisième , que celui-là « lui a paru écrit d'une
>> manière assez piquante pour qu'il l'ait traduit littérale-
>>> ment. »
La première idée qui se présente après avoir lu ces aveux ,
c'est que voilà une étrange manière de traduire. M. Malte-Brun
retranche , refond , ajoute , bouleverse tout l'ouvrage , et il nous
le donne encore pour être de M. Barrow. Ce qu'il y a de plus
singulier, c'est qu'après cela il met sur le titre : traduit de
l'anglais, avec des notes et additions ; j'aurois voulu qu'il
eût mis : refait sur l'anglais ; et qu'il eût ajouté : avec des
retranchemens considérables : on sauroit à quoi s'en tenir.
Mais , dit-il , ces chapitres renfermoient des choses déjà
connues par d'autres relations. Ce n'étoit pas une raison pour
les supprimer. Que m'importe que ces choses soient connues ,
si je ne les connois pas ? M. Malte- Brun n'écrit-il que pour
les savans ? Quoi qu'il en soit, nous voilà prévenus : avant de lire
un ouvrage qu'il aura traduit , il faudra que nous commençions
par nous former une bibliothèque de tous les livres qui ont
été composés sur le mêmesujet. Cette méthode seroit peutêtre
bonne ; mais il ne trouvera que peu de lecteurs qui
soient en état de la suivre. Je le préviens d'ailleurs que s'il
est décidément résolu à retrancher des livres qui lui passeront
par les mains tout ce qui se trouve déjà dans d'autres livres ,
il aura beaucoup à faire , et qu'il ne finira pas de sitôt. Où en
seroient donc les auteurs , si cet exemple étoit érigé en loi , et
qu'ils ne pussent plus dire que ce qu'on n'auroit point dit
avant eux ? Où en seroient les libraires , si on ne faisoit plus
de livres qu'avec ce qui est nouveau , pour un homme aussi
instruit que M. Malte-Brun ? Où en seroient enfin tous les
lecteurs , je ne dis pas seulement les lecteurs frivoles , mais
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
ceux mêmes qui veulent s'instruire , s'il leur falloit parcourir
des milliers de volumes , avant d'être seulement en état de lire
un Voyage ? On aime assez , quelque savant que l'on soit , à
rencontrer , dans un ou deux volumes , ce qu'on a le desir
d'apprendre ; et pour moi , je ne vois pas à quoi est bon un
voyage à la Cochinchine , si ce n'est à nous dire tout ce qu'il
y a d'utile ou de curieux à connoître sur ce pays .
Remontons aux principes : Qu'est-ce qu'un livre , et
qu'est-ce qu'une traduction ? Un livre est une collection de
pensées ou de descriptions. On n'exige pas que chacune de
ces pensées ou de ces descriptions soit nouvelle ; ce qu'on
veut avant tout , c'est qu'elles soient amenéés d'une manière
qui le paroisse ; c'est qu'elles soient enchaînées dans un bel
ordre; ou pour mieux dire , un livre est toujours bon , au
moins d'une bonté relative , quand , au moyen de la liaison
qui règne entre toutes ses parties , il produit sur l'esprit de
çeux qui le lisent , l'effet qu'a dû se proposer celui qui l'a
fait. Et comme il est difficile qu'un auteur se propose d'autre
but que celui de plaire ou d'instruire , on exige rigoureusement
qu'un ouvrage nous communique de nouvelles connoissances
, ou qu'il imprime mieux dans notre esprit celles
que nous avons , ou qu'il nous amuse. Il n'en est pas de même
d'une traduction. Celle- ci ne doit être que la copie fidelle
d'un livre quelconque. Lorsqu'on traduit , il ne s'agit plus
de charmer ou d'éclairer ses lecteurs , il s'agit de bien rendre
les pensées et les descriptions de son original ; il faut les
montrer telles qu'on les trouve : brillantes , si elles le sont ;
ennuyeuses si elles ont par hasard le malheur de l'être. Une
traduction peut donc être très-bonne , et n'être cependant
qu'un livre insipide. Mais il faut ajouter que , dans ce cas ,
aulant auroit valu ne pas l'entreprendre.
Ce que j'ai dit d'un livre , en général, je le dirai , et à bie.n
plus forte raison , de cette sorte de livres qu'on appelle des
voyages . Dans un voyage , on n'exige pas même que l'ordre
qui règne entre les pensées et les descriptions soit bien
rigoureux. Il suffit que l'auteur sache nous intéresser aux
dangers qu'il court , aux jouissances qu'il éprouve , et qu'il
peigne d'une manière vive et naturelle les divers sentimens
qu'excitent dans son ame les objets qui passent successivement
sous ses yeux. Pourquoi un voyage , quelquefois même
un voyage mal rédigé et mal écrit, nous inspire-t-il ta t
d'intérêt? C'est qu'il est l'histoire d'un homme et de ses
longue fatigues et de ses plaisirs fugitifs. Dépouillez-le de
cet avantage; faites-en un cours d'histoire naturelle ou de
géographie ; établissez entre toutes ses parties cet ordre que
:
P MARS 1807 . 457
la science exige , mais qui n'est pas celui où les objets se
sont présentés à l'imagination du voyageur ; que celui-ci ,
au lieu d'y être tout simplement un homme qui souffre , qui
jouit, et qui raconte , y paroisse un docteur qui cherche à nous
instruire , vous n'en ferez peut- être qu'un livre ennuyeux .
Ces définitions me paroissent exactes . Si M. Malte-Brun
eât jugé d'après la première , l'ouvrage de M. Barrow , il n'y
auroit pas supprimé tant de chapitres ; il ne se seroit pas
permis d'en retrancher tout ce qui lui a paru n'être pas nouveau.
Et si je juge de sa traduction par la seconde , je ne
crains pas d'assurer qu'elle n'est point bonne. Que sera-ce ,
si je la juge d'après l'idée qu'on se forme ordinairement d'un
voyage? N'est-il pas singulier qu'on fasse un voyage de
M. Barrow , avec des morceaux pris çà et là dans des livres
allemands et français que M. Barrow n'a peut- être jamais lus ?
Et que devient alors l'intérêt ? Où est l'histoire de l'homme ?
Citons un exemple : lorsqu'on va d'Angleterre à la Cochinchine,
on rencontre sur sa route le cap de Bonne-Espérance ;
par conséquent , c'est ce cap qui dans l'ordre géographique se
présente le premier; et la relation des Boushouanas ( c'est une
peuplade de l'Afrique ) que M. Barrow avoitplacée à lafin de
son ouvrage , doit pa ser avant la description de la Cochinchine
elle-même. C'est fort bien raisonné ; si ce que vous faites est
un cours de géographie , il faut commencer par là. Mais
M. Barrow n'avoit prétendu faire que le récit de son voyage;
et comme il n'est point allé dans le pays des Boushouanas , il
avoit placé cette relation à la fin de son livre , et il avoit eu de
bonnes raisons pour cela. C'étoit un appendice qui pouvoit
plaire , mais qui n'auroit servi , s'il l'eût donné plutôt , qu'à
interrompre son récit , et à suspendre l'intérêt qu'il se propo
soit d'inspirer pour lui-même. Je suis étonné que M. Malte-
Brun n'ait pas fait toutes ces observations , et qu'un aussi
bon critique n'ait pas senti la grande différence qu'il y a entre
un voyage et un cours de géographie .
S'il vouloit nous instruire , que ne faisoit-il donc un livre :
il avoit bien assez de talens et de connoissances et de méthode
, pour le faire bon. Que ne composoit-il de lui-même
et tout seul , un voyage à la Cochinchine : on lui eut tout
permis alors , et même de ne pas sortir de chez lui. Nous
avons déjà tant de voyages tout faits ! Sans rien prendre aux
Allemands , il n'y a rien de si aisé que d'en refaire d'autres
avec la plumeet les doigts. Mais quand on s'y prend ainsi ,
il ne faut pas les attribuer à des écrivains connus. C'est une
entreprise assurément fort étrange que de vouloir faire un
voyage de M. Barrow , sur-tout quand ce voyage est déjà
tout fait , et assez bien fait.
458 MERCURE DE FRANCE ,
Γ
:
y
Cet ouvrage, tel qu'il est maintenant publié par M. Malte-
Brun, a donc un grand défaut : c'est qu'il n'est ni de lui , ni
de M. Barrow ; il én a un second : c'est qu'il n'est pas même
un voyage à la Cochinchine ; j'ai déjà parlé d'un troisième :
c'est qu'il n'est peut-être pas une traduction française. Je
vais endonner une analyse rapide : nos lecteurs jugeront par
eux-mêmes s'il mérite ou non les reproches que je lui fais.
La première description qu'on rencontre est celle de
Madère. « Cette île, dit le voyageur , enveloppée comme elle
>> l'est la plupart du temps d'un épais rideau , de sombres
>> nuages , ne présente pas un coup d'oeil fort attrayant. Elle
>> se dépouille si rarement de son manteau nébuleux , que
>> lorsque Gonzalès Zarco découvrit l'île de Porto-Santo ,
>> éloignée seulement de 40 milles ( 16 lieues ) de Madère , il
>> y resta long-temps , sans se douter que ce qu'il voyoit
>> devant lui , fût une autre île. Lui et son équipage avoient
>> bien fait attention à ce nuage épais et noir , qui cou-
>> vroit constamment le même point de l'horizon; mais les idées
>> superstitieuses de leur siècle leur faisoient d'abord voir dans
>> cette vapeur une exhalaison des abymes infernaux , et dans
>> ces rochers sourcilleux un des vestibules de l'empire des
>> morts. »
:
Suit la description de la ville de Funchal « dont les maisons
>> blanches constrastent d'une manière pittoresque avec les
>> noirs rochers de lave , et la vive verdure des plantes sus-
>> pendues sur le talus des montagnes. Au milieu de ces plan-
>> tations , s'élèvent en grand nombre des maisons de cam-
>> pagne , des églises , des chapelles , des monastères. Les
>> formes de ces bâtimens varient autant que leur situation.
>> Tous ils offrent de charmans points de vue : l'un au-dessus
>> de l'autre , ils semblent grimper sur la montagne , et se
>> perdent enfin dans les ombres du grand nuage .... La ville
>> est irrégulièrement et mesquinement bâtie. Nous y trou-
>> vâmes des rues étroites , tortueuses et mal-propres......
>> Ajoutez qu'un grand nombre de cochons se promènent li-
>> brement dans ces rues : telle est la noble familiarité de ces
» bourgeois à quatre pattes , qu'un passant qui chemineroit
>>jusqu'au bout d'une rue , sans être frotté par un d'eux,
>> pourra se vanter d'un rare bonheur, etc. etc. »
Il y a dans cette description , d'ailleurs assez brillante ,
quelques taches , qui en ternissent l'éclat et qu'il eût été facile
de faire disparoître. Je ne parle pas de ce mot de grimper qui ,
appliqué à des édifices , n'est pas supportable dans notre
langue, au moins quand c'est un Français qui la parle. Ace
propos , je me perinettrai de faire observer que , par une
م
MARS 1807 . 459
contradiction qui nous est , à ce qu'il me semble, particulière ,
nous admirons quelquefois dans la bouche des étrangers , des
expressions et des tournures qui nous paroîtroient fort ridicules
dans celle de nos concitoyens. Lorsque les premiers
emploient des mots extraordinaires , faute de connoître ceux
qui sont autorisés par l'usage , nous disons qu'ils prêtent à
notre langue de la grace ou de l'énergie : dans la même occasion,
nous dirions des seconds qu'ils ne savent pas le français.
Quoi qu'il en soit, il est bon d'avertir les étrangers que toute
licence a ses bornes , et que nous ne supportons pas dans la
langue écrite , tout ce que nous supporterions dans la langue
parlée. Ainsi , quand même on pardonneroit à M. Malte-Brun
d'avoir , dars un livre , fait grimper des maisons , on ne
l'excuseroit pas d'y avoir nommédes cochons,des bourgeois
à quatre pottes : puisqu'il a supprimé dans l'ouvrage de
M. Barrow les choses connues, il auroit dû en retrancher
les plaisanteries aussi triviales. Il ne sait peut-être pas assez
combien nous avons le goût délicat , sur-tout quand il s'agit
de plaisanteries. Je l'invite donc à ne jamais publier de livres
dans notre langue , sans avoir auparavant consulté quelques
amis qui soient prompts à le censurer. Cela ne lui sera pas
difficile , puisqu'il a beaucoup d'amis parmi les bons juges ,
c'est-à-dire , parmi ceux qu'on n'accuse pas d'être trop indulgens.
Continuons. On sentque le vin de Madère , et la manière dont
on le fait , et la quantité qu'on en exporte , doivent occuper une
grande place dans le chapitre sur cette île. Le voyageur prétend
s'être assuré que les Indes seules consomment tous les
ans 5500 pipes de ce vin ; et il ajoute que sans l'autorité d'un
monsieur qui a résidé trente ans à Madère , ce fait lui eût
paru incroyable. Il me semble que la quantité même qu'on
en consomme à Paris, est déjà assez étonnante : il me faudroit
l'autorité de plus d'un monsieur , pour que je pusse me persuader
que tout le vin de Madère qui disparoît sur nos tables
y étoit en effet venu de cette île ; mais si j'avois à le dire , je
tâcherois de m'exprimer autrement. Un monsieur est une de
ces expressions tellement familières qu'on ne doit jamais les
écrire. On a beau être Danois : on fait sourire son lecteur,
quand on les emploie.
« Le passage de l'Angleterre à l'île de Madère , est
>> tumultueux ; mais le trajet de Madère aux îles Cana-
>> ries est ordinairement tranquille. » Un passage tumultueux
, un trajet tranquille sont encore de ces expressions
qu'on trouve énergiques ou ridicules , selon que c'est un
étranger ou un français qui s'en sert : cela ressemble aux
!
460 MERCURE DE FRANCE ,
édifices qui grimpent. Je ne m'y arrête donc point : j'ai
d'autres reproches à faire au traducteur , à propos de ce
chapitre sur les les Canaries.
On croyoit que ces îles étoient les îles Fortunées dont les
anciens ont tant parlé : en comparant les passages de divers
auteurs , on s'étoit , disoit- on , assuré que ce nom n'avoit
jamais pu convenir qu'aux Canaries. Il est vrai qu'actuellement
elles ne méritent plus de le porter : la famine y règne ;
les volcans les dévastent , et les Européens y dominent depuis
des siècles . Mais du moins notre imagination qui peut maintenant
parcourir à son aise toute la terre , sans rencon rer nulle
part la paix', l'innocence , le vrai bonheur, se reposoit sur ces
iles , comme ayant été autrefois leur séjour. M. Malte-Brun
les dépouille de toutes ces illusions dont la poésie les avoit
environnées , et qui leur prêtoient encore tant de charmes.
Il a fait , dit-il , une dissertation sur ce sujet. J'en suis faché :
car il est trop savant en géographie , pour que je puisse me
refuser à le croire. Mais qu'a-t-il fait de ces îles fortunées ?
Où les a- t-il mises ? C'est ce que j'ignore , n'ayant point lu
sa dissertation. Je voudrois pourtant le savoir : puisque le
bonheur n'est point parmi nous, il seroit doux de penser qu'il
a existé en un certain temps , dans un certain lieu : cela prouveroit
au moins qu'il n'est pas tout-à- fait impossible.
M. Barrovw avoit dit, en passant , quelques mots sur les
moeurs des Guanches , quisont les anciens habitans de ces îles,
et dont le nom est devenu fameux par plus d'un voyage
romanesque. Mais M. Malte- Brun a retranché ce passage ,
sous le prétexte que M. Bory de St. Vincent en a dit beaucoup
plus dans son Essai sur les îles Fortunées. Ainsi je conseille
de ne point lire la traduction de M. Malte-Brun , sans avoir
Ju auparavant l'Essai de M. Bory ; à moins cependant qu'on
ne veuille rien savoir sur les moeurs des Guanches. Mais
le traducteur n'a rien omis de tout ce que raconte M. Barrow
du pic de Ténériffe , où il n'est point allé , quoique nous
ayons sur ce même pic une foule d'ouvrages tous composés
par des voyageurs qui sont parvenus jusqu'à son sommet.
Cela est fort heureux; car si le traducteur eût usé ici de sa sévérité
ordinaire , nous y aurions perdu une des plus brillantes
descriptions de tout l'ouvrage , et un des morceaux qu'il a le
mieux traduit. On va en juger :
« Nous avions presque atteint , dit le voyageur , la fertile
>>vallée qui renferme la ville et le port d'Orotava , sans que
>> le pic de Ténériffe daignât se montrer à nos regards
>> curieux. Soudain, les nuages , qui nous en déroboiect la
n vue , se dissipèrent ; la masse gigantesque de cette fameuse
MARS 1807 . 461 1
>> montagne vint tout-à-coup frapper nos yeux , et étonner
>> notre imagination . Son sommet dépassoit de loin les vapeurs
>> les plus légères qui flottoient dans l'air : les nuages suspendus
>> autour de son vaste sein , formoient plusieurs ceintures ; et
>> tandis que le front de la montagne se dessinoit majestueu- /
>> sement sur l'azur du firmament , ses bases se confondoient
>> doucement avec les collines , les plaines , le rivage et
» l'Océan.
رد En vain nos amis nous assurèrent que la saison
>>> n'étoit pas favorable pour monter sur le pic , et que cette
>> montagne étoit déjà couverte de neiges; en vain les guides
» qu'on nous avoit cherchés à la ville d'Orotava , nous refu-
>>> sèrent-ilsnettenient leurs services , à cause des incommodités
et des dangers qu'ils prévoyoient..... A midi , nous partîmes
» aux acclamations du peuple qui nous appeloit fous
>> d'Anglais , etc. etc. » Le résultat de tant de préparatifs
fut de retourner à Orotava , après s'être épuisé deux jours en
vains efforts pour gravir la montagne , et avoir essuyé une
pluie horrible. Nos voyageurs se retrouvèrent au point du
départ sans avoir rien vu , mais bien trempés , bien fatigués
, et bien fiers sans doute de n'avoir pas cru à ce que
leur disoient les gens du pays : c'est ainsi que sont tous
ces fous d'Anglais , et quelquefois ces fous de Français.
A ce propos , je me permettrai de faire encore observer à
M. Malte-Brun , qu'en pareille occasion , les cris du peuple
doivent s'appeler des huées et non pas des acc'amations. Des
acclamations sont toujours une sorte d'applaudissemens.
L'histoire et la description du Brésil occupent trois chapitres
, entre lesquels deux , au moins , sont entièrement du
traducteur. Les détails qu'il y donne sur ce pays m'ont paru
nouveaux , et ils sont certainement curieux. Il en fait connoître
l'administration , les revenus , les productions et les habitans;
sur tous ces objets , il paroît avoir consulté de très-bons
mémoires. Mais je ne puis parler de tout , et je me borne à
indiquer aux lecteurs , comme un des morceaux les plus
intéressans de ces chapitres , l'histoire des Palmarésiens :
« C'est , dit M. Malte-Brun , dans la province de Pernambuco
>> quede Nouveau- Monde a vu le premier exemple d'un Etat
indépendant fondé par des negres révoltés..... Il y a plus
>> d'un siècle et demi , à la fin de la guerre avec les Hollandais,
>> les esclaves du voisinage de Pernambuco , accoutumés aux
>> souffrances et à la guerre , résolurent de chercher dans les
>> bois et les plaines de l'intérieur , la liberté qu'ils desiroient.
>> Quarante d'entr'eux mirent cette résolution à exécution ; et
>> après avoir volé des fusils et d'autres instrumens de guerre ,
))
462 MERCURE DE FRANCE ,
>> qu'ils purent cacher , ils abandonnèrent leurs maîtres , et se
>> retirèrent dans un endroit choisi à neuf degrés de latitude
» sud , près de Porto Calvo , et contigu , au pays bien
>> cultivé des Alagoas et de Pernambuco. Ils y furent joints
>> par un nombre considérable de mulâtres et d'autres nègres.
>> Ils sentirent cependant bientôt le manque de femmes , et
>> se déterminèrent à suppléer à ce besoin par la force. L'en'è-
>> vement des Sabines ne fut pas plus général , ni plus complet.
>> Ces rebelles ne tardèrent pas à devenir très-formidables.
>> Plusieurs Portugais , des pays voisins , sollicitèrent leur
>> amitié , en leur fournissant secrètement de la poudre , des
>> balles, des fusils et des étoffes d'Europe , recevant en
>> échange des assurances de protection...... Ils formèrent en
>> peu de temps une nation , et prirent le noun de Palmaré-
>> siens , d'après celui de leur ville. On les vit tracer une
>> constitution et choisir un prince qu'ils appelèrent zombi
» ( ou puissant. )
» .... Appréhendant toujours l'irruption des Portugais,
» ils bâtirent chaque village sur une éminence. Palmarès
>> avoit alors une lieue de circonférence , et étoit environnée
>> d'une double estacade de gros troncs d'arbres qu'ils avoient
>> pris dans les bois voisins.... Les portes étoient gardées , en
>> temps de paix , chacune par deux cents soldats , sous un
>>> chef d'une valeur reconnue. Dans l'intérieur des murs ,
>> les maisons étoient éparses et irrégulières , parce qu'ils
>> avoient conservé une grande portion de terrain pour la
>> culture.... La population montoit à vingt mille ames. >>
Soixante ans s'étoient déjà écoulés depuis la fondation de
cette nouvelle et singulière ville , et les Palmarésiens en
étoient déjà à la troisième génération , lorsqu'en 1696 ils
furent attaqués par toutes les forces de Brésil. Je ne dirai pas
les succès qu'ils eurent d'abord , ni les efforts prodigieux
qu'ils firent pour soutenir leur liberté , leur constitution ,
tous ces grands mots qui inspirent quelquefois tant de courage
, mais qui semblent toujours porter malheur à ceux qui
les soutiennent. Les Palmarésiens finirent par succomber ;
leur zombi se donna la mort , et leur ville fut pour jamais
détruite.
Je regrette de ne pouvoir donner plus d'étendue à l'analyse
de ce chapitre sur le Brésil , l'un des plus intéressans ,
des plus curieux , des plus instructifs de tout l'ouvrage ; et
c'est beaucoup dire. Mais les Boushouanas m'appellent ; et
il faut bien que je me réserve un peu d'espace pour parler
d'un peuple aussi singulier.
Au nord du cap de Bonne-Espérance se trouvent de vastes
MARS 1807 . 463
deserts , où l'on rencontre de temps en temps quelques sau
vages appelés Bosjesmens , qui sont les plus malheureux des
hommes, puisqu'ils éprouvent toutes les angoisses de la plus
extrême misère , sans éprouver aucune des consolations que
procure la société. Ils sont petits , mal-faits , quelques-uns
borgnes , presque tous privés d'une phalange du petit doigt ,
qu'on leur coupe , disent-ils , dans leur enfance , comme un
charme pour les préserver des infortunes. C'est l'excès de la
pauvreté , de l'ignorance et de l'abrutissement. Mais tout-àcoup
la scène change : on trouve des campagnes fertiles , un
peuple civilisé , ayant des lois , un gouvernement modéré ,
des moeurs douces, habitant une grande ville bâtie avec assez
de régularité ; c'est celle des Boushouanas. Litakou , leur
capitale , « est située au 26º degré de latitude sud , et au
>> 27° de longitude E. de Greenwich. Nos voyageurs (M. So-
>> merville , chirurgien en chef du cap de Bonne-Espérance ,
>> et M. Truter , membre de la Cour de justice ) estimèrent
› que cette ville étoit au moins aussi étendue que celle du
>>Cap. Mais d'après l'irrégularité de ses rues , et le peu
>> d'élévation de ses bâtimens , il leur fut impossible d'éva-
>> luer , même à-peu-près , le nombre des maisons.... Il paroît
>> que les deux commissaires , ayant comparé leurs notes ,
>> trouvèrent que l'un avoit évalué la population de cette
>>ville à dix mille ames , et l'autre à quinze mille : il pour-
>> roit se faire que le nombre juste se trouvat entre ces
>> deux.... Une si grande population , rassemblée dans un
>> même endroit , entourée de toutes parts de déserts.... ,
>> privée de toute communication avec d'autres peuples ci-
>> vilisés , doit nécessairement renfermer dans son propre
>> pays des moyens de subsistance proportionnés à ses be-
>>soins. Les troupeaux forment une des plus grandes res-
>> sources des Boushouanas.
» ....... Le système sur lequel repose leur gouvernement
>> paroît entièrement patriarchal. Ainsi le chef doit être l'idole
>> du peuple ; et , en conséquence , il a le pouvoir de se
>> choisir un successeur. Les anciens de la nation , qui com-
>> posent son conseil , l'instruisent des voeux ou des desirs du
>> peuple. Alors , après avoir consulté ces sages , il fait des
▸ règlemens nouveaux ou corrige les anciens , selon qu'il est
>> nécessaire pour le bien de tout le monde.
)) .... Le caractère amical et pacifique , qui paroît être
>>assez généralement celui des Boushouanas , peut , j'ima-
>> gine , s'attribuer , en grande partie , à l'égalité presque par-
>> faite qui règne entr'eux. Les maisons de Litakou se res-
» semblent toutes, ou elles ne different entr'elles que par le
464 MERCURE DE FRANCE ,
>> travail et la propreté que chaque homme propriétaire veut
>> bien se donner la peine de faire ou d'entretenir dans sa
>> demeure. Chaque individu possède autant de terre qu'il
» veut bien en cultiver. »
:
Ce dernier trait gâte un peu le tableau tracé par le voyageur,
des progrès que les Boushouanas ont faits dans la civi
lisation. Il me semble qu'un peuple chez lequel les terres
appartiennent à qui veut bien les cultiver , est un peuple
encore dans l'enfance. Mais celui-ci est bon , paisible , officieux;
il a des arts , des spectacles : c'est beaucoup au
milieu de cette Afrique , dévouée de tout temps à la plus
affreuse barbarie , et dont les habitans , toujours en guerre
les uns avec les autres , semblent tendre d'eux-mêmes les
mains aux fers dont nous les chargeons. Si on songe d'ailleurs
que celui - ci a son établissement à plusieurs centaines de
lieues , non- seulement de toute société vraiment civilisée ,
mais même de toute autre société , on sera étonné du degré
de civilisation auquel il est parvenu , et on lira avec le plus
vif intérêt les détails dans lesquels M. Barrow est entré à son
sujet.
Madère , les Canaries , le Brésil , le cap de Bonne-Espérance ,
sont bien sur le chemin de la Cochinchine; mais les Boashouanas
n'y sont pas ; et c'est à la Cochinchine que nous
voulons aller. Nous y parviendrons ; mais il faut de la patience
: avant d'y arriver , nous passerons encore par l'île de
Java. D'ailleurs , nous n'avons pas tout dit sur l'Afrique. Ses
vastes déserts sont remplis de giraffes , d'éléphans , et peutêtre
de beaucoup d'animaux dont on révoque l'existence en
doute , faute d'avoir fait des recherches suffisantes pour les
rencontrer ; et M. Malte-Brun a quelque chose à nous dire
sur tout cela. Par exemple , il a trouvé dans ses livres
que la licorne pourroit n'être pas un animal fabuleux ; et
il a fait à ce sujet une Dissertation, dans laquelle il prouve
très-bien qu'on n'a rien prouvé en disant que cet animal
n'a jamais été vu par les naturalistes modernes. Il est vrai
que c'est là tout ce qu'elle prouve aussi , et qu'elle paroît
un peu déplacée dans un Voyage à la Cochinchine ,
puisqu'enfin les licornes n'ont jamais passé pour être de ce
pays. Mais qu'importe ? Cette Dissertation est courte , et on
ne dira pas au moins qu'elle est ennuyeuse .
L'île de Java a été si souvent décrite, qu'il seroit difficile ,
même à un homme aussi instruit que M. Malte-Brun , de
nous donner des détails nouveaux sur ses productions et sur
les moeurs de ses habitans. On a tout dit sur cette fameuse
ville de Batavia , qui est si grande , si riche , si mal-saine , qui
dévore
DE LA SEINE
MARS 1807.
E
465
dévore ses habitans , et qui n'en est pas moins une des plus
puissantes villes du monde. Cependant M. Malte-Brun na
pas pu résister au desir de répandre encore sa science au sujet
de ce pays : il a tiré d'un ouvrage allemand un chapitre entier
sur Java ; et de divers ouvrages hollandais et allemands
qui, bien que d'un mérite supérieur, n'avoient point encore
été traduits , un autre chapitre sur Batavia. Au moyen de
quoi , cette partie du Voyage de M. Barrow est entièrement
nouvelle ; et elle le seroit même pour M. Barrow .
Enfin nous arrivons à la Cochinchine : sa description commence
tout juste au milieu du dernier volume. C'est ici le
moment d'apprendre à nos lecteurs que cette expression
de Voyage à la Cochinchine doit être prise dans sa plus
grande rigueur ; c'est-à-dire , que le Voyage dont il s'agit
n'a point été fait dans ce pays , mais vers ce pays : M. Barrow
n'y est pas entré. Ce furent les maladies qui forcèrent
le capitaine du vaisseau , sur lequel il se trouvoit , à relâcher
dans la baie de Turon, située sur la côte de ce vaste empire ;
et c'est dans cette baie qu'il s'est instruit de toutes les particularités
qu'il raconte. Je devois le dire , puisqu'enfin c'est
un fait constant , dont la preuve se trouve à chaque ligne de
ce Voyage : M. Barrów n'a jamais quitté sou vaisseau que
pour venir dîner ou assister sur la côte à quelque spectacle.
Mais je dois ajouter que ses descriptions du pays n'en sont
pas moins curieuses , ni ses récits moins intéressans. Lors
qu'il arriva dans la baie de Turon , la famine et la guerre
civile régnoient dans toute l'étendue de la Cochinchine. Une
révolution , qui avoit éclaté en 1774 , venoit de finir ; et
ses suites se faisoient encore sentir ; le souverain légitime ,
à peine assis sur son trône , n'avoit pu encore guérir toutes
les plaies que l'anarchie avoit faites à son empire. Je ne puis
me dispenser de donner au moins une idée de cette révolution
, et de l'homme dont les vertus et le grand caractère
contribuèrent si puissamment à la terminer.
<<Dans le temps , dit M. Barrow , où la révolte écláta en
>>> Cochinchine , il y avoit à la cour un missionnaire français
nommé Adran. ( Il étoit évêque du siége d'Adran, Note du
$ trad. ) .... Ce missionnaire étoit très-attaché à la famille
>> royale , dont il avoit aussi reçu toutes sortes de marques de
considération et d'estime. Il avoit formé dans le pays une
>> petite colonie de chrétiens ; et le roi, loin de les persé-
Scuter , leur accordoit sa protection. Il étoit si sûr de cet
homme, quoique d'unee religion différente de la sienne
» qu'il lui confia l'éducation de son fils unique , héritier de
>> son trône. Adran , dès que les premiers feux de la révolte
))
Gg
,
466 MERCURE DE FRANCE ,
>> éclatèrent , vit qu'il n'y avoit d'espérance de salut pour
>> lui et ses amis que dans la fuite. Le roi étoit déjà dans les
> mains des rebelles ; mais la reine , le jeune prince avec son
» épouse et leur enfant, et une soeur , par les secours d'A-
>> dran , étoient parvenus à s'échapper. A la faveur de la
>> nuit , ils s'éloignèrent à une distance considérable de la
>> capitale , dans une forêt. Là , pendant plusieurs mois , le
>> jeune roi de Cochinchine , comme un nouveau Charles ,
>> fut caché , avec les restes de sa famille , non dans les
>> branches touffues d'un chêne, mais dans celles d'un bana-
>> nier ou figuier , dont le caractère , inviolable dans le pays,
>> leur promettoit peut - être , dans leur opinion , plus de
>> sûreté.
>>Les malheureux fugitifs gagnèrent ensuite , comme ils
>> purent , la ville de Sai -Gong , dont les habitans se ran-
>> gèrent en foule sous les étendards de leur souverain légi-
>> time ... Précisément , dans ce temps , un bâtiment de guerre
>> français mouilloit à Sai-Gong avec sept vaisseaux mar-
>> chands portugais , et un nombre considérable de barques
>> et de bâtimens chinois. Par le conseil et les secours d'Adran,
>> cette flotte fut engagée, armée et équipée avec le plus
>> grand secret , pour tomber à l'improviste sur la flotte de
>>> l'usurpateur. »
Cette expédition fut d'abord heureuse. Cependant , après
des combats dot les suites ne furent pas assez décisives , le
roi de la Cochinchine fut obligé d'aller chercher un asile
auprès de celui de Siam ; et là encore , comme dans son
propre empire, la fortune, après avoir commencé par le
favoriser , finit par l'abandonner. Il quitta en fugitif cette
cour de Sam , où il avoit été d'abord si bien accueilli ; et
il n'eut plus d'autre ressource que celle d'aller attendre , dans
l'île de Pulowai , un meilleur temps et des circonstances plus
favorables .
« Quelque temps avant cet événement , Adran étoit parti
>> de Siam pour visiter les provinces méridionales de la
>> Cochinchine , et sonder les dispositions du peuple pour
>> leur souverain légitime. Il les avoit trouvés attachés à ses
>> intérêts .... Alors il conçut l'idée d'implorer le secours du
>> roi de France Louis XVI pour replacer sur son trône.
>> l'héritier légitime , à des conditions en tout favorables
» pour lui , et que les événemens pouvoient rendre très-
>> avantageuses à la France. >>>
L'évêque d'Adran arriva en effet à Versailles en 1787 ,
amenant avec lui le fils du malheureux roi de la Cochinchine ,
pour implorer en sa faveur la protection d'un prince qui
MARS 1807 . 407
encore alors étoit puissant et paisible , et qui étoit à la veille
d'être bien plus malheureux. On sait l'accueil favorable qui
lui fut fait , les promesses qu'il obtint, les ordres qui furent
donnés ; mais il étoit écrit que la France subiroit elle-même
toutes les horreurs d'une révolution ; et celle de la Cochinchine
fut bientôt oubliée .
Le respectable missionnaire fut donc encore une fois réduit
aux ressources qu'il pouvoit trouver dans son zèle invariable ,
etdans son génie. Heureusement lorsqu'il arriva dans la Cochin
chine , la face des choses avoit bien changé. Le roi étoit
retourné dans ses Etats; déjà les usurpateurs étoient sur le
point d'en être chassés , etce fut encore aux conseils de l'évêque
età son inconcevable activité , que ce prince , d'ailleurs doué
lui-même de très-grands talens , dut son entier rétablissement
sur ce trône où il se soutient encore à présent.
« Il faut rendre justice , dit M. Barrow , à la mémoire
>> d'Adran , qui est mort en 1800 , et convenir que le carac-
>> tère du monarque , son retour dans ses Etas , ses succès à
>> la guerre , l'amélioration de son pays dans l'intervalle de la
>> paix , et sur-tout ses rapides progrès dans les différens arts
» et sciences , ses établissemens , ses manufactures , sont absolu .
>> ment dus au savoir , aux talens et au fidèle attachement de ce
>> missionnaire. Le roi de son côté l'aimoit jusqu'à l'admira-
>> tion..... Pour témoigner après sa mort sa grande vénération
» pour lui , quand ses restes eurent été enterrés par ses frères
>> missionnaires , suivant le rite de l'église romaine , il fit
>> déterrer son corps , et voulut qu'il fût reporté en terre ,
>> avec la pompe funéraire prescrite par la religion des
>> Cochinchinois. Jamais on ne put le détourner de rendre à
>> sa mémoire cet honneur signalé, qui excita les réclamations
>> pressantes des frères missionnaires, très-scandalisés de ces
>> cérémonies profanes. >>
Maintenant je demande quel est le motifqui excita l'évêque
d'Adran à courir tant dedangers , à ssupporter tantde fatigues ,
à entreprendre tant de voyages ? Est-ce le fanatisme? On voit
que le roi de la Cochinchine , quoiqu'il ait été son élève, ct
qu'il fût son admirateur, n'a point embrassé la religion Chrétienne.
Est-ce le desir des richesses ? Il n'en acquit point.
Est-ce l'ambition , le desis de la gloire , le plaisir de faire
parler de lui ? L'ambition n'inspire pas le projet d'aller se
distinguer dans la Cochinchine : on n'aime à faire parler de
80: que sa famille , ses amis , ses concitoyens. Les éloges qu'on
feroit de nous à sa Chine ou a Japon ne nous flatteroient
qu'autant qu'ils seroient répétés en France. On aura beau
chercher : l'évêque d'Adran ne put être animé que par l'esprit
Gga
468 MERCURE DE FRANCE ,
de cette religion , qui , dans tous les temps et dans tous les
pays , fait de ceux qui la suivent des sujets fidèles , de zélés
citoyens . Mettez un philosophe à sa place ; la révolution qui
précipita Caun-Shung de son trône lui eût paru une chose
toute simple , peut-être un événement heureux , oudu moins
un de ces accidens contre lesquels il est inutile de se révolter.
Un homme, qui étoit aussi évêque , et qui n'en étoit pas
moins philosophe , disoit dans une occasion semblable : si
nous sommes chrétiens , soumettons-nous à la providence ;
si nous sommes philosophes , cédons à la nécessité. Ce
parti est assurément le plus philosophique et le plus cominode
; mais il n'est peut- être pas le plus chrétien, et il n'est
pas toujours le plus sûr. Quoi qu'il en soit , il n'y aura certainement
personne qui ne trouve l'infatigable courage , et
r'imperturbable fermeté de l'évêque d'Adran , bien plus
admirable que l'apathique résignation de l'archevêque de
Sens.
Nous terminerons là l'extrait de cet ouvrage. Nous en avons
assez dit pour inspirer le desir de le lire ; et les fautes que
nous nous sommes fait un devoir d'y relever , ne doivent
point diminuer l'estime dont jouit M. Malte-Brun. Ce que
nous croyons devoir ajouter en finissant , c'est que de tous
ces voyages anglais , dont on nous inonde depuis dix ou douze
ans, il n'y en a peut- être pas un dont la lecture soit aussi
intéressante , et dont la traduction ne fourmille de plus de
fautes.
GUAIRAR D. "
;
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
[
Un accident très - fâcheux a troublé et interrompu la
première représentation du ballet intitulé le Retour a' Ulysse ,
donnée le 27 février.
Voici l'extrait du rapport du directeur de l'Académie impériale
de musique , sur cet événement :
<< Au dernier changement de décoration, au moment où Minerve
descend pour unir Ulysse et Pénélope , le rideau de
fond ayant été enlevé avant le signal du machiniste , la se
conde perche du milieu a formé un pli qui l'a porté en avant ,
MARS 1807 . 46g
la gloire se baissant au même moment, l'a rencontré et a fait
labascule. Il en est résulté la chute de l'actrice , d'une élévationde
quinze pieds. Le rapport du médecin de l'Académie
constate que mademoiselle Aubry a éprouvé une contusion
légère au front , une fracture au bras droit et une luxation
du petit orteil du pied. L'administration s'est empressé de
lui faire donner tous les secours que sa position réclame. Elle
a l'espoir que cet accident n'aura pas de suite plus fâcheuses.
S. M. l'Impératrice vivement touchée de l'accident
arrivé à la première représentation du ballet du Retour
d'Ulysse , a fait remettre à Mlle Aubry une somme de 1200 fr.
Les principaux acteurs de l'Opéra ont fait les démarches
nécessaires pour obtenir une représentation au bénéfice de
Mlle Aubry. Elle aura lieu le 7 mars , et sera composée
d'Alceste et du ballet d'Ulysse. Madame Branchu , depuis
long-temps absente , reparoîtra dans le rôle d'Alceste.
- La tragédie de Pyrrhus , par M. le Hoc , a obtenu un
grand succès, sur-tout à la seconde représentation . Nous rendrons
compte de cet ouvrage , aussitôt qu'il sera imprimé.
-
Le Valet d'Emprunt, ou le Sage de dix-huit ans ,
comédie en un acte et en prose , représentée, pour la première
fois , lundi dernier, sur le Théâtre de l'Impératrice , a obtenu
du succès. L'auteur a été demandé , M. Picard est venu
nommer M. Desaugiers. Jeudi prochain , on doit donner, sur
le même théâtre , la première représentation de l'Influence
des Perruques , comédie en un acte et en prose , de M. Picard.
On mande de Rome , que la statue colossale de S. M.
l'EMPEREUR , exécutée par le célèbre Canova , est terminée , et
qu'elle ne tardera pas à être conduite à Paris.
- M. L. M. d'Aguilar, de la Société des sciences et belleslettres
de Montpellier , vient de publier une Traduction en
vers de quelques poésies de Lope de Vega , précédée d'un
Coup d'oeil sur la Langue et la Littérature Espagnolc.
Nous ne direns rien de sa poésie; des vers traduits ne sont
guère susceptibles que de deux sortes de mérites , celui de
la fidélité , et celui de l'élégance ; et il arrive souvent que
l'un de ces deux mérites nuit à l'autre. Comme nous ne sommes
pas juges du premier , n'ayant pas assez de connoissance de
l'espagnol pour cela nous devons aussi nous abstenir de
juger le second. Mais le Coup d'oeil sur la Langue et la Littérature
espagnole nous a paru d'un homme d'esprit qui a bien
employé les longues années qu'il a passées à Madrid. D'ailleurs,
ses vers sont faciles , et réunis aux réflexions qui les
précèdent , ils forment une petite brochure qui ne peut
amanquer d'intéresser les amateurs de la littérature étrangère .
,
3
470 MERCURE DE FRANCE ,
- On a mis en vente , cette semaine , l'Histoire de l'Anarchicde
Pologne et du Démembrement de cette République ( 1 ) ,
par M. de Rulhières. Nous rendrons un compte prochain et
détaillé de cet ouvrage, le plus intéressant qui ait paru depuis
long-temps .
- Les sieurs Robert et Clémendot, convaincu de contrefaçon
du poëme de l'Imagination , par J. Delille , ont été
condamnés , par le tribunal de police correctionnelle , à une
amende de la valeur de trois mille exemplaires , et à la confiscation
de la contrefaçon.
-M. J. P. Buc'hoz , docteur médecin et naturaliste , est
mort à Paris , le 29 janvier dernier , à l'âge de So ans. Nous
avons de lui un très-grand nombre d'ouvrages , sur les plantes
étrangères et indigènes.
-M. Mallet , de Genève , auteur de l'Histoire du Danemarck,
de celle des Suisse, etc. est mort, le mois dernier , dans
sa patrie. Les lettres, les sciences etles artsont euaussi à regretter
la perte de M. Winkler; employé à la Biblioth. Impériale dans
le cabinet des antiques et des médailles , et auteur de plusieurs
quvrages estimables ; de M. Domairon , inspecteur de l'instruction
publique, l'un des continuateurs du Voyageur Français,
et auteur des Principes généraux de Belles- Lettres ,et
des Rudimens de l'Histoire , et de M. Suvée , peintre d'histoire
, directeur de l'Académie de France à Rome , où il
est mort. Son tableau le plus connu représente la Mort de
Coligny
- M. Hesse , libraire allemand , établi depuis quelques
années à Amsterdam , vient de former une entreprise qui ,
nous l'espérons , ne sera pas moins utile aux lettres grecques
qu'à lui-même. Il se propose de publier la collection des
auteurs classiques grecs , en trois éditions différentes , deux
in-8°, et une in-4°. sur papier vélin , mais celle-ci tirée seule
ment à cinquante exemplaires , qu'on ne pourra se procurer
qu'ensouscrivant. Les savans qui doivent l'aider dans cet important
travail sont MM. Jérome de Bosch , connu par ses
poésies latines ; van Lennep et Vilmet. Les échantillons
imprimés que M. Hesse a soumis au jugement des connoisseurs
, donnent déjà la meilleure idée de la partie typographique
de son entreprise , et les noms que nous venons de
citer seront sans doute d'un bon augure pour ce qui regarde
l'érudition.
(1) Quatre vol. in-8°. Prix : 21 fr . , et 27 fr. par la poste.
AParis , chez Nicolle , rue des Petits-Angustins , nº 15 ; et leNormant,
MARS 1807 . 471
:
Sur la tempére du 18 février dernier, qui a causé dans
la Manche quantité d'accidens fâcheux.
L'intérêt des observations que je vais exposer , me paroît
d'une importance trop grave, pour qu'aucune considération
me fasse retarder d'en faire part au public , et de leur donner
la plus grande authenticité.
Depuis long-temps je me suis convaincu par l'observation ,
que plusieurs points lunaires exerçoient sur l'atmosphère des
influences incontestables , quoique les causes qui modifient
ces influences ne soient pas encore assez justement appréciées ,
pour qu'il soit possible d'assigner à l'arrivée de ces points ,
l'intensité des faits qu'on doit en attendre.
J'ajoute que le dépouillement de mes observations que je
viens de terminer , a fortement confirmé mon opinion à cet
égard, etm'a fait connoître qu'indépendammentdes influences
des sysygies , des quadratures et des deux apsides , les noeuds
de la lune ont aussi une influence assez remarquable , mais
plus énergique dans certains cas particuliers que je suis parvenu
à reconnoître .
Sur 311 , tant noeuds que contre-noeuds , relevés dans
mon recueil d'observations , 177 ont éminemment marqué
leur influence , et 134 ont été à-peu-près sans efficacité.
La différence est de 45 en faveur de l'influence de
ces points lunaires. Mais j'observe que les contre-noeuds
sont un peu plus influens que les noeuds , et que parmi ces
contre-noeuds ce sont sur-tout les boréaux, c'est-à-dire les
contre-noeuds qui arrivent pendant le semestre austral du
soleil , dont l'influence mérite la plus sérieuse attention ; il y a
même des circonstances où je trouve que la mauvaise influence
des contre- noeuds n'a jamais manqué de se manifester. Je les
ferai connoître , ainsi que les détails de mes relevés d'observations,
dans l'Annuaire météorologique prochain. Mais ilimporte
que je fasse remarquer au public que la tempête du 18 février
courant est le résultat du contre-noeud arrivé la veille et dans
la circonstance que je promets de développer.
On ne peut lire dans le Moniteur du 24 février 1807 , sans
être fortement affecté , les détails des nombreux naufrages dont
les lettres du Havre , de Dunkerque , de Dieppe , de Saint-
Valery et de Calais nous font le récit. De nouveaux détails
dans le Moniteur du 25 , et insérés aux articles Laon , Bruges ,
Gand et Paris , ajoutent encore aux récits que je viens de
citer.
Certes il est bientôt temps que l'on prenne séricusement en
considération les causes qui produisent de si fâcheux accidens ,
472 MERCURE DE FRANCE ,
et que la recherche de ces causes obtienne l'attention et l'intérêt
qu'elle doit inspirer.
Paris , ce 25 février 1807 . LAMARCK
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
১
Il ne me paroît nullement probable que les passages de la
lune par ses noeuds produisent des changemens sensibles dans
l'atmosphère , comme le pense M. de Lamarck : mais ses
passages par l'équateur peuvent être bien plus marqués ; je
l'ai observé bien des fois , et cette année même , dans les mois
de janvier et de février , il y a eu des alternatives de froid et
de chaud qui sembloient suivre les passages de la lune par
l'équateur. Voilà pourquoi je les ai marqués dans l'Annuaire
du bureau des longitudes dès les commencemens .
Mais le terrible ouragan du 18 février ne sauroit avoir
rapport à la lune. Ces phénomènes tiennent aux vents , aux
tonnerres , aux volcans , aux lavanges . Peut-être apprendronsnous
qu'il y a eu le 18 février quelques violens coups de
tonnerre , dans quelques provinces du Midi , et je desire
qu'on nous l'apprenne par la voie du Moniteur, qui est le
journal où les savans aiment à déposer leurs observations et
leurs remarques.
1
Au méme.
DE LALANDE.
Paris , 1 mars 1807 .
La question de savoir si telle ou telle cause présumée , peut
avoir donné lieu à la tempête du 18 février, ne peut être,
indifférente au public. Chercher à l'éclaircir , c'est se mettre
sur la voie de parvenir à connoître la vérité à cet égard ;
assurément un pareil résultat vaut bien la peine que l'on
fasse quelques tentatives pour l'obtenir.
M. de Lalande dit « que le terrible ouragan du 18 février
ne sauroit avoir rapport à la lune. » Je fais certainement le
plus grand cas de l'opinion de M. de la Lande ; mais ici
l'autorité ne sauroit tenir lieu des faits , et comme ces faits
déposent en faveur d'une opinion contraire , j'inviterai M. de
la Lande à donner la preuve de son assertion .
Ce savant ajoute : « Ces phénomènes tiennent aux vents ,
>> aux tonnerres , aux volcans , aux lavanges . » Sans doute ces
phénomènes tiennent aux vents : et que seroient-ils sans eux !
mais les vents eux-mêmes , quelle est leur cause ?
Tout ici se réduit à l'une ou l'autre des deux opinions
suivantes , sur lesquelles il faut prendre un parti .
Ou la lune n'a aucune influence sur l'atmosphère , etne
sauroit , dans aucun de ses changemens de situation , exciter
MARS 1807 . 473
aucun déplacement dans les parties de cette enveloppe fluide
de la terre :
Ou cette planète exerce sur l'atmosphère une influence
réelle qui peut être la cause immédiate de certains vents .
Sans doute M. de Lalande admet la seconde opinion , puisqu'il
a observé que les passages de la lune par l'équateur
produisent sur l'atmosphère des effets , tels que des alternatives
de froid et de chaud .
Alors j'observerai , que si la lune exerce quelqu'influence
sur l'atmosphère , elle doit nécessairement dans ses variations
continuelles de situation , exciter des déplacemens dans les
parties de cette atmosphère , et conséquemment donner lieu à
différens courans d'air , c'est-à-dire , à des vents. Or , un phé
nomène tel que la tempête du 18 février , qui ne fat autre
chose qu'un vent très-violent , a donc pu être un produit de
l'influence de la situation où se trouvoit alors la lune.
Déterminer par des faits positifs , et en nombre suffisant
pour être de quelque poids , si la situation où se trouvoit la
lune le 17 février, a dû réellement occasionner la tempête
du lendemain , ce sera faire sûrement une chose véritablement
utile .
PANHARMONICON.
LAMARCK.
M. Jean Maelzl , établi à Vienne en Autriche , est venu à
Paris pour soumettre au jugement du public éclairé de cette
grande capitale une mécanique musicale dont il est inventeur.
Cette mécanique , mue uniquement par des ressorts , rend
le son de tous les instrumens à vent , et lui donne une sûreté ,
une perfection que l'art , malgré les efforts des plus grands
maîtres n'a pu atteindre encore. Les instrumens qui la composentsont
la flûte traversière , la petite flûte (flauto picciolo )
la clarinette , le hautbois , le basson , le cor , la trombone , le
serpent et la trompette. Il faut ajouter les timbales , la grosse
caisse , les cymbales , le triangle , etc. Le nom de panharmonicon
explique parfaitement la nature et les fonctions de cetle
mécanique. MM. Chérubini , Méhul , Pleyel , Rigelse sont
empressés de donner à M. Maelzl un témoignage de leur estime
particulière , en lui offrant des morceaux de musique de
leur composition. Nous avons assisté à l'exécution de la symphonie
militaire de Haydn , d'un écho composé exprès par
M. Chérubini , d'une marche française , et d'une suite de
danses allemandes. Il n'est guère possible qu'une réunion de
musicien rende des pièces d'harmonie avec plus de précision ,
avec des nuances de piano et deforte plus exactement déterminées
, et nous dirons invariablement fixées. Il n'y a pas
sculement illusion, on entend le son véritable des instrumens
۱
474 MERCURE DE FRANCE ,
eux- mêmes. L'exécution de la trompette nous a sur - tout
étonnés : un virtuose ne sauroit aller plus loin. Ce qui fait le
principal mérite de cette mécanique , c'est que l'auteur a su
trouver pour chaque instrument une embouchure propre à
sa nature, et qui, en même temps, répond avec la plus grande
perfection à la faculté des organes humains.
MODES du 5 mars.
Nous avons parlé , il y a quelques mois , d'un peigne dont le dessus,
arrondi vers une de ses extrémités , et fort incliné de l'autre ,avoit la
forme d'une plume : ce peigne a pris faveur; la plume est une plume
de paon , fond or , brodée en perles.
Malgré la singularité , les redingotes à coqueluchon , qui rappellent
les anciennes pelisses , trouvent des partisans. Tout Paris n'en au roit
pas fourni trois, il y a six jours ; on en compte maintenant une douzaine.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 25 février.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Séance du 20. M. Grenville a paru à la barre , et a informé
la chambre que les lords de l'amirauté , ayant jugé
convenable de mettre sir Home Popham , membre du parlement
, en état d'arrestation , en attendant qu'il soit traduit
devant une cour martiale , pour être jugé sur sa conduite
; et , desirant donner , le plus promptement possible ,
à la chambre connoissance de cette mesure , ils lui avoient
enjoint de remettre à la chambre une copie du mandatd'arrêt
rendu contre l'amiral .
Le mandat-d'arrêt ayant alors été remis sur le bureau,
il en a été donné lecture. En voici l'extrait : :
«Attendu que sir Home Popham a quitté le cap de Bonne-
Espérance sans aucun ordre , et qu'il est allé, attaquer un
établissement espagnol situé sur la rivière de la Plata , nous
vous ordonnons , par le présent mandat , de mettre ledit sir
Home Popham en état d'arrestation , en attendant son
procès. Vous ne le gênerez qu'autant que cela sera absolument
nécessaire ; en conséquence, lorsque vous l'aurez
mis en état d'arrestation , vous exigerez sa parole d'honneur
qu'il se présentera devant la cour martiale , dès qu'elle
sera convoquée ; vous l'y conduirez et vous l'en ramenerezs>>
Ce mandat est adressé à J. Cricket , écuyer , maréchal de
l'amirauté.
Le procès de sirHomePopham commencera lundi prochain
à Portsmouth , à bord du Gladiateur. La cour martiale sera
composée d'un amiral, de quatre vice-amiraux, quatre contre
MARS 1807 . 475
amiraux et quatre capitaines. L'amiral Young estmandé de
Plymouth pour présider ce tribunal .
PARIS , vendredi 6 mars.
On écrit de Varsovie que le général Savary , commandant
le 5º corps de la Grande-Armée , soutenu par la réserve des
grenadiers du général Oudinot , a battu le 16 , à Ostrolenka ,
le général Essen. Celui-ci a perdu huit pièces de canon , deux
drapeaux , douze cents prisonniers , et à laissé le champ de
bataille couvert de morts. (Moniteur.)
-M. Rheinard , consul de France à Jassy , qui avoit été
enlevé par les Russes , et envoyé en Russie , vient d'être mis
en liberté par ordre de l'Empereur Alexandre , qui a désapprouvé
formellement la violation du droit des gens exercée
envers lui.
- Des lettres de Hambourg parlent du départ prochain
de M. le maréchal Brune. Le bruit court qu'il prendra le commandement
d'une armée française destinée à se porter dans
la Turquie , et qu'il sera remplacé par M. le maréchal Kellermann,
dans le gouvernement des villes anséatiques.
M, de Gaston inspecteur-général des forêts , est mort à
Paris, le 21 février , dans la45° année de son âge.Unesprit vif
et cultivé le fit distinguer dès son entrée dans le monde. La
franchisedeson caractère lui fit beaucoup d'amis , et il sut les
conserver à travers toutes les vicissitudes des temps orageux
auxquels il opposa un courage et des principes qui caractérisent
une ame indépendante et toujours ferme. Une mort
soudaine et prématurée vient de l'enlever à ses amis et à sa
famille , que sa perte laisse inconsolables .
1
LIX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
よA Praussich-Eylan , le 14 février 1807.
L'ennemi prend position derrière la Prégel . Nos coureurs
sont sur Kænigsberg ; mais l'EMPEREUR a jugé convenable de
mettre son armée en quartiers , en se tenant à portée de couvrir
la ligne de la Vistule .
Le nombre des canons qu'on a pris depuis le combat de
Bergfried se monte à près de soixante. Les vingt-quatre que
l'ennemi a laissés à la bataille d'Eylan , viennent d'être dirigés
sur Thorn .
-L'ennemi a fait courir la notice ci-jointe. Tout y est faux.
L'ennemi a attaqué la ville , et a été constamment repoussé.
Il avoue avoir perdu vingt mille hommes tués ou blessés. Sa
476 MERCURE DE FRANCE ,
perte est beaucoup plus forte. La prise de neuf aigles est aussi
fausse que la prise de la ville.
Le grand-duc de Berg a toujours son quartier-général à
Wittenberg, tout près de la Prégel.
Le général d'Hautpoult est mort de ses blessures : il a été
généralemneenntt regretté.Peu de soldats ont eu une fin plus glorieuse.
Sa division de cuirassiers s'est couverte de gloire à toutes
les affaires. L'EMPEREUR a ordonné que son corps seroit transporté
à Paris.
Le général de cavalerie , Bonardi-Saint-Sulpice , blessé au
poignet , ne voulut pas aller à l'ambulance , et fournit une
seconde charge. S. M. a été si contente de ses services , qu'elle
l'a nommé général de division .
Le maréchal Lefebvre s'est porté le 12 sur Marienwerder.
Il y a trouvé sept escadrons prussiens , les a culbutés , leur a
pris 300 hommes , parmi lesquels un colonel , un major et plusieurs
officiers , et 250 chevaux. Ce qui a échappé à ce combat
s'est réfugié dans Dantzick.
(La notice annoncée dans ce bulletin ne s'y est pas trouvée
jointe. )
LX BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE
A Preussich-Eylan , le 17 février 1807 .
La reddition de la Silésie avance. La place de Schweidnitz
a capitulé. Ci-joint la capitulation. Le gouverneur prussien
de la Silésie a été cerné dans Glatz , après avoir été forcé dans
la position de Frankenstein et de Neuhrode par le général
Lefebvre. Les troupes de Wurtemberg se sont fort bien comportées
dans cette affaire. Le régiment bavarois de la Tour et
Taxis , commandé par le colonel Seydis , et le 6º régiment de
ligne bavarois , commandé par le colonel Baker , se sont fait
remarquer. L'ennemi a perdu dans ces combats une centaine
d'hommes tués , et 300 faits prisonniers .
Le siége de Kosel se poursuit avec activité.
Depuis la bataille d'Eylan , l'ennemi s'est rallié derrière la
Prégel. On concevoit l'espoir de le forcer dans cette position ,
si la rivière fût restée gelée ; mais le dégel continue , et cette
rivière est une barrière au-dela de laquelle l'armée française
n'a pas intérêt de le jeter.
Du côté de Villenberg , 3000 prisonniers russes ont été
délivrés par un parti de 1000 Cosaques .
Le froid a entièrement cessé , et la neige est partout fondue;
et la saison actuelle nous offre le phénomène , au mois
de février , du temps de la fin d'avril .
L'arinée entre dans ses cantonnemens.
1
MARS 1807 . 477
Capitulation de la forteresse de Schweidnitz , convenue
entre M. le général de division Vandamme , grand- officier
décoré du grand-cordon de la Légion-d'Honneur , muni
de pleins-pouvoirs de S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon,
commandant en chef des troupes alliées de S. M. l'Empereur
Napoléon- le-Grand, d'une part; et M. le lieutenantcolonel
de Haxe, commandant de la place de Schweid
nitz , de l'autre.
Art. Ir. La place de Schweidnitz sera rendue aux troupes
alliées de S. M. l'Empereur Napoléon-le-Grand , le 16 février
1807 , si elle n'est pas secourue d'ici à ce temps.
II. Tout ce qui appartient à la forteresse , artillerie , munitions
de guerre , armes , plans et magasins de toute espèce
sera fidellement remis entre les mains des officiers que S. A. I.
le prince Jérôme-Napoléon désignera pour venir en prendre
possession et en dresser procès-verbal.
III. La garnison sera prisonnière de guerre ; elle défilera
devant les troupes du siége , le 16 février , à dix heures du
matin, drapeaux déployés , mèches allumées , et mettra bas
les armes devant elles. Les bas-officiers et soldats conserveront
leurs havresacs.
IV. Les forestiers et gardes-chasse qui ont été sommés de
faire le service dans la place comme chasseurs , obtiendront
la permission de retourner chez eux , à condition qu'ils donneront
leur parole de ne plus prendre les armes contre les
troupes de S. M. l'EMPEREUR et ses alliés. Les surveillans des
ouvriers employés aux fortifications , resteront provisoirement
dans leurs places.
V. Les officiers conserveront leurs épées , chevaux et
bagages , et seront libres de se retirer où bon leur semblera ,
après toutefois avoir signé leur parole d'honneur de ne point
servir contre les troupes de S. M. l'Empereur Napoléon ou
de ses alliés jusqu'à la paix ou leur échange. La même faveur
sera accordée aux feldwebels , porte-enseignes et maréchauxde-
logis de cavalerie. Il sera en outre accordé aux officiers ,
un soldat pour chacun d'eux , comme domestique , et enfin
ils seront en tout traités comme les officiers compris dans la
capitulation de Magdebourg.
VI. Les bas- officiers et soldats mariés , ainsi que les invalides
, auront la permission de se retirer chez eux avec leurs
familles , et seront aussi traités d'après l'article VIII de la
capitulation de Magdebourg.
VII. S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon promet protection ,
au nom de son souverain , à toute espèce de religion qué
478 MERCURE DE FRANCE,
peuvent professer les habitans , propriétaires ou locataires de
Schweidnitz , sûreté entière pour les personnes et propriétés
desdits habitans.
VIII. MM. les magistrats et employés civils conserveront
provisoirement les mêmes fonctions ; et dans le cas où ils donneroient
leur démission , ils seroient libres de rester en ville ,
ou de se retirer où bon leur semblera; et dans ce dernier cas ,
il leur seroit délivré des passeports pour pouvoir voyager en
sûreté avec leurs familles et leurs effets.
IX. Les caisses royales seront remises à l'officier militaire ou
civil , que S. A. I. le prince Jérôme- Napoléon désignera; cet
officier en donnera décharge ; MM. les magistrals resteront
dépositaires des sommes appartenantes aux particuliers .
X. Les blessés et malades seront traités avec soin , et les
chirurgiens qui les ont soignés jusqu'à présent , pourront
rester près d'eux.
XI. Tous les chapitres ecclésiastiques sans exception , de
même que toutes les fondations religieuses et pieuses , de
quelque religion qu'elles puissent être , jouiront de leurs
priviléges et seront protégées , même munies de sauve-garde
si elles en desirent. Les caisses contenant des sommes appartenantes
aux orphelins ou enfans mineurs , seront également
respectées.
XII. Les écoles publiques et la bibliothèque seront aussi
respectées .
XIII. M. le commandant permettra à deux officiers supéricurs
du génie et de l'artillerie , désignés par S. A. I. le prince
Jérôme-Napoléon , d'entrer en ville le 15 février au matin ,
afin de dresser procès-verbal , conjointement avec les officiers
du génie et de l'artillerie de la place , des arsenaux et de tous
les objets appartenans à la forteresse . 1
XIV. La porte dite Barrière Kæppen sera livrée aux
troupes alliées de S. M. l'Empereur Napoléon-le-Grand, le
16 février , à huit heures du inatin.
XV. La ville ayant beaucoup souffert par le bombarde .
ment , S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon promet de diminuer,
autant que possible , la garnison.
XVI. Il sera accordé à M. le commandant un passeport
pour un officier qui ne sera point regardé comme prisonnier
de guerre , pour aller porter la présente capitulation à S. M.
le roi de Prusse.
XVII. Pour tous les articles non prévus , ou qui pourroient
avoir une double interprétation , M. le commandant peut
entièrement s'en rapporter à la générosité et au caractère de
justice bien connu de S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon.
MARS 1807 . 479
1
Fait double , au quartier-général à Zutzendorf, le 7 février
1807 .
Signé HAXE, lieutenant- colonel.
D. VANDAMME , général de division.
S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon , commandant en chef
9 corps de laGrande-Armée, approuve la présente capitulation.
le
Par ordre de S. A. I. ,
Le général de division chef de l'état-major du
9 corps de la Grande-Armée.
T. HÉDOUVILLE.
Au quartier-général de S. A. I. à Breslau , le 8 février 1807.
LXI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Landsberg , le 18 février 1807 .
La bataille d'Eylan avoit d'abord été présentée par plusieurs,
officiers ennemis comme une victoire . On fut dans cette
croyance à Koenigsberg toute la matinée du 9. Bientôt le
quartier-général et toute l'armée russe arrivérent. L'alarme
alors devint grande. Peu de temps après , on entendit des
coups de canon , et on vit les Français maîtres d'une petite
hauteur qui dominoit tout le camp russe.
Le général russe a déclaré qu'il vouloit défendre la ville ;
ce qui a augmenté la consternation des habitans , qui disoient :
Nous allons éprouver le sort de Lubeck. Il est heureux pour
cette ville qu'il ne soit pas entré dans les calculs du général
français de forcer l'armée russe dans cette position.
Le nombre des morts dans l'armée russe , en généraux et
en officiers , est extrêmement considérable.
Par la bataille d'Eylan , plus de cinq mille blessés russes
restés sur le champ de bataille , ou dans les ambulances environnantes
, sont tombés au pouvoir du vainqueur. Partie sont
morts , partie légèrement blessés, ont augmenté le nombre des
prisonniers. Quinze cents viennent d'être rendus à l'armée
russe. Indépendamment de ces cinq mille blessés , qui sont
restés au pouvoir de l'armée française , on calcule que les
russes en ont eu quinze mille.
L'armée vient de prendre ses cantonnemens. Les pays d'Elbing
, de Liedstat , d'Osterode sont les plus belles parties de
ces contrées. Ce sont ceux que l'EMPEREUR a choisis pour y
établir så gauche.
Le maréchal Mortier est entré dans la Pomeranie suédoise.
Stralsund á été bloqué. Il est à regretter que l'ennemi ait mis
le feu sans raison au beau faubourg de Kniper. Cet incendie
offroit un spectacle horrible. Plus de deux mille individus se
trouvent sans maison et sans asile .
.
480 MERCURE DE FRANCE ,
SOLDATS ,
PROCLAMATION.
APreussich-Eylan , le 16 février 1807 .
Nous commencions à prendre un peu de repos dans nos
quartiers d'hiver, lorsque l'ennemi a attaqué le premier corps,
et s'est présenté sur la Basse-Vistule. Nous avons marché à lui ;
nous l'avons poursuivi l'épée dans les reins pendant l'espace
de 80 lieues . Il s'est réfugié sous les remparts de ses places, et
a repassé la Prégel. Nous lui avons enlevé aux combats de
Bergfried, de Deppen , de Hoff , à la bataille d'Eylan ,
65 pièces de canon , 16 drapeaux , et tué , blessé ou pris
plus de 40 mille hommes. Les braves qui , de notre côté ,
sont restés sur le champ d'honneur , sont morts d'une mort
glorieuse : c'est la mort des vrais soldats. Leurs familles auront
des droits constans à notre sollicitude et à nos bienfaits.
Ayant ainsi déjoué tous les projets de l'ennemi , nous allons
nous rapprocher de la Vistule , et rentrer dans nos cantonnemens.
Qui osera en troubler le repos , s'en repentira; car
au-delà de la Vistule , comme au-delà du Danube , au milieu
des frimas de l'hiver , comme au commencement de l'automne
, nous serons toujours les soldats français , et les soldats
français de la Grande-Armée.
: FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 28. -Cp. olo c . J. du 22 sept. 1806 , 74f goc 75f 75f 15c
10C 75f 10c 5c75f 75f 5c ooc oof ooc ooc. ooc. ooc ose oof ooe oec
Item. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000:
Act. de la Banque de Fr. 1210f 1215f. ooc. ooc. j. durer janv. ooo€ 000
DU LUNDI 2 MARS . -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 74f 85c 75f
74f. goc 800 750 700 60. 700 0oc oof ouf. ooc oос оос оос.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof ooc. ooc . оос оос
Act. de la Banque de Fr. tarif oooof. ooc j . du 1er janv. ooc . bo cof
DU MARDI 3. C p . o/o c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 60c 750.800.
7f5c-goc 75f 75f. 5c roc 20c. boc ooc coc ooc oofcof ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 72f. 30c ooc oo0 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1210f 1215f. 50c j . du 1er janv. oocooc
DU MERCREDI 4. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 75f. 300 200 150
Toc 150 200 15C. 200 oofoococ. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 50c . ooc. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1215f 1217f5cc j . du 1er janv. ooccooef
DU JEUDI 5. - Cp . oo c . J. du 22 sept. 1806 , 750-200 150 100 150 100
ooc oue cof ooc oo oo ooc doc ooc oocooco соос оос ооC OOC OOC
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.720 hoc 70c oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. oooof j . du 1er janv . oooof. oooof ooc
DU VENDREDI 6. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 100 200 150
toc 150 ICC 15C ICC oof oof ooc ooc ooc oof oo ooo ooc coc oofooco
Taem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof coc 0oc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 0000f j . du 1er janv.
توم DE
1
(N°. CCXCV. )
(SAMEDI 14 MARS 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LE CEDRE DU LIBAN,
LRcèdre du Liban s'étoit dit à lui-même :
« Je règne sur les monts ; ma tête est dans les cieux ;
>> J'étends sur les forêts mon vaste diademe ;
>> Je prête un noble asile à l'aigle audacieux ;
4
;
5.
cen
>> A mes pieds l'homme rampe.... » Et l'homme qu'il outrage
Rit, se lève ; et d'un bras trop long-temps dédaigné
Fait tomber sous la hache et la tête et l'ombrage
De ce roi des forêts, de sa chute indigné.
t
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
Notedu Rédacteur. Dans le Fragment du poëme de LA NATURE , par
M. Le Brun , inséré dans le numéro du 28 février dernier, il se trouve un
vers sans rime. On sent bien que cette omission est une faute d'impression
. Nous devons la réparer en citant la phrase entière. On se rappelle
que le poète peint un vieillard vertueux habitant la campagne :
Mais que ne charment point l'amour et l'amitié ?
L'amitié sans langueur , l'amour sans jalousie ,
Semèrent tour-d-tour des roses sur sa vie ;
Iln'a point à gémir des outrages du temps :
Son autoine ressemble à nos plus doux printemps;
Adoré de ses fils , leur riante jeunesse
Est l'honneur de ses jours , l'appui de sa vieillesse.
Hh
t
"
482 MERCURE DE FRANCE ,
LE BONHEUR INATTENDU , ÉLÉGIE ,
Adressée à Sa Majesté la Reine de Naples , en lui offrant un
exemplaire de mes Opuscules.
Dans un jour de douleur profonde ,
(Que de jours de douleur ont flétri mon printemps ! )
De cette courte vie , en chagrins si féconde ,
Je déplorois les longs tourmens;
J'accusois le malheur qui m'enlève à moi même ,
En m'ótant à cet art que j'aime :
« Luth , espoir de mes jeunes ans ,
» Toi , mes premiers amours , ma fortune dernière ,
» De mes cruels ennuis tendre dépositaire ,
>> Toi qui les a charmés long-temps,
» Désormais , 6 mon luth , inuet dans mes alarmes ,
Aux amis que le sort relégua loinde moi ,
» A ces amis si chers qui me gardent leur foi ,
>> Tu ne rediras plus ma tendresse et mes larmes.
Eh ! dans quel temps le sort m'arracha-t- il à toi ?
» Alors qu'à t'accorder ma main mieux exercée ,
>> Eût peut-être en mes vers fait vivre ma pensée .
>> Alors qu'un fils des Dieux, alors qu'un nouveau Mars,
>> Qui dompte les saisons, qui se rit des obstacles ,.
» Au bruit de ses nombreux miracles
..
>> Rend le calme à nos coeurs et la voix aux beaux- arts.
" Quand tout veut ou servir, ou célébrer sa gloire ,
>> Et l'amant de Bellone, et l'ami des beaux vers ,
» Ne puis-je , m'unissant à leurs divins concerts ,
Elever l'Elégie an ton de la victoire ?
>> La noble Muse de l'histoire
Seule a le droit brillant de chanterles hauts faits.
"C'est à nos Pindares français
>>Qu'il sied de consacrer les pompes triomphales;
Mais , laissantdes clairons l'homicide frucas ,
>> Ma Muse vraiment femme, et qui craint les combats ,
Pouvoit , en s'emparant de leurs doux intervalles ,.
>> Mollement soupirer la pitié du vainqueur , 1000
» Et le sang qu'à regret répandit la valeur, 1.
>> Etanché par ses mains royales.(1) :
(1 ) Après la bataille de Weymar, donnée le 14octobre 1806, Napoleonle-
Grand, qui y avoit connnandé en personne, au lieu de prendre le repos
que ses fatigues devoient lui rendre nécessaire , passa la nuit à panser luimême
les blessés de son ambulance. La bataille de Weymar mit la Prusse
à la discrétion du vainqueur. (Note de l'Auteur. )
MARS 1807. 483
>>Contemporaine de Louis,
> Deshoulière à jamais l'orgueil de notre Idylle ,
>> Dans un rithme élégant , quoique simple et facile,
>> Tenta d'accroître encor la gloire de nos Lise.
>> Le succès couronna ses veilles,
>> De l'éclat de Louis elle illustra son nom;
» Et moi qui de NAPOLÉON
>> Vois le siècle inspirant, le siècle des merveilles;
>> Moi qui, de Deshoulière enviant lelaurier,
>> Brûlai, dès le berceau, d'une céleste flamme ;
» Moi , qui crus retrouver son taient dans mon ame,
>> Du Pinde mes revers me ferment le sentier ;
> J'aurai vécu sans joie, et mourrai tout entière.
>> Luth , espoir de mes jeunes ans,
>> Toi , mon premier amour, ma fortune dernière ,
. Avec moi périront tes chants.sah
:
« Non , s'écrie une voix qui veut me rendre heureuse
>> Non, ils ne périront pas tous.
>> Cesse ta plainte langoureuse :
» Tu l'obtiendras ce prix dont l'arti te est jaloux.
>> Celle qui jamais ne sommeille
t
>> Quand son coeur inquiet soupçonne un malheureux
Une reine, en bienfaits épuisant chaque veille,
>>Devinetestimides voeux ;
>>Tes vers , portés à son oreille ,
>>Ces vers , sortis du coeur, du sien sont entendus;
>> Reprends tes travaux suspenlus',
>> Des plus fraîches couleurs enrichis ta palette :
>> Elle te nomure son poète.>>
:
A
Premier sourire da Destin , ..
Faveur qui me rend à la gloire ,
Quand j'ai peint les beaux jours de l'antique écrivain
Chan reheureux de son souverain,
Reine, je ne crus pas écrire mon histoire.
Que dis-je ? Son bonheur, que j'avois trop vante,
Ne fut pas aussi pur que l'est ma jouissance :
Il chantoit les vertus moins que la dignité;
Je chante les vertus bien plus que lala puissance .
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11
T
:
Par Madame DUFRESNOT .
Hha
484 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
SOUVENT on me desire , et toujours on me fuit ;
Quand j'attrape quelqu'un je le fais marcher vite;
Quelquefois je surprends , quelquefois on m'évite ,
Etje viens rarement sans faire quelque bruit.
Je puis faire le mal ,jepuis faire lebien;
Je suis du Créateur l'instrument nécessaire;
Bienou mal à propos j'aime à courir la terre,
Et cent choses qui sont, sans moi ne seroientrien.
LOGOGRIPHE.
:
1
t
,
1
Je suis , avec cinq pieds, un bipède aquatique ;
Cherche-moi donc , lecteur, mon nomn'est point magiques
Je vis dans les marais , ainsi que le héron;
J'aimerois beaucoup mieux me nourrir de poisson.
Parbleu, dira quelqu'un , le plaisant stratagême !
Composé de cing pieds ? C'est le héron lui-même .
Il est vrai , cher lecteur , je lui ressemble bien :
De longs pieds , comme à lui , me servent de soutien ; ..
Etje pourrois passer pour oiseau de sa sorte ,
S'il n'étoit le plumage et le nom que je porte."
Mais envisage-moi sous un autre rapport ,
Je suis subitement , hélas , changé de sort !
Tu ne verras en moi qu'un vrai terme d'injure ,
Que mérite souvent undéfaut de nature .
Si tumedécomposes, alors, changeant d'habit , t
Je peux , sur divers points , occuper ton esprit :
Tupourrasd'abord voir ce que l'on se propose
Avant de commencer ou finir une chose.
Tu l'as trouvé , je pense ? Un pronom personnel ;
Un métal bien funeste à plus que d'un mortel ;
La tonique d'un ton qui n'a point de dièse;
Ceque sera ta feinme à ta mère Thérèse;
Ce qu'a fait un ivrogne étant an cabaret;
Ce qu'il ne faut pas perdre en filant au rouet ;
Uneconjonction souvent distribuée ,
Etquidevient adverbe étant accentuée;
Unmot exprimant seul , par l'usage établi ,
Dans l'état qu'est lemarbre avant d'être poli.
Cen'est pas tout encore , et parlons sans proverbe :
Uncertain adjectifqui sert aussi d'adverbe,
Que tu viens de nommer tout-à-l'heure en lisant ;
Enfin, il faut finir , je te laisse à présent .
CHARADE.
St mon premier dévore mon dernier ,
L'homme à son tour dévore mon entier.
1
"
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Montre.
Celuidu Logogriphe est Poivre , où l'on trouve poire , ivre , oie, or.
Celui de la Charade est Pot-cau.
MARS 1807 . 485
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Troisième Article. ( Voyez le dernier Numéro et celui
A
du 14 février. ).
20. La crédulité est-elle
gédie?
1
un moyen digne de la tra-
Si c'est une foiblesse de caractère de tromper , c'est une
foiblesse d'esprit de se laisser tromper. Si la fourberie est
une bassesse , la crédulité est une sottise ; et le poète ne
doit mettre sur la scène tragique que des hommes d'esprit
et de coeur , même dans tous les rôles. Si Mahomet , ce
coryphée de tous les imposteurs , n'est , suivant Voltaire
lui-même , dans sa lettre au roi de Prusse , que le Tartufe
de la tragédie , les armes (1) à la main , Séide , le
patronde tous les fanatiques , en est le Jeannot, le poignard
à la main. Aussi Voltaire , dans cette même lettre , où il
félicite le roi de Prusse d'avoir introduit la philosophie
dans ses Etats , et qui n'en ont pas été mieux défendus
remarque , avec une grande naïveté , « que tous ceux à qui
» le fanatisme a fait commettre de bonne foi de pareils
>> crines , étoient des jeunes gens comme Séide >» ; et il en
cite plusieurs exemples. Il dit lui-même dans la tragédie :
La jeunesse est le temps de ces illusions.
C'est que la jeunesse est foible et crédule , sans connoissance
des hoinmes et sans expérience des choses. Mais lorsqu'on
veut mettre la jeunesse de l'homme sur le théâtre tragique ,
il faut l'y placer avec les sentimens qui l'honorent , les
qualités qui la distinguent , les passions qui l'agitent , avec
les foiblesses du coeur , jamais avec les foiblesses de la
raison. Dans les conseils qu'Horace donne au poète sur le
caractère qu'il doit attribuer au jeune homme , il lui recommande
de le représenter avec des inclinations guerrières
, sourd aux bons conseils , sans prévoyance des choses
utiles , prodigue , hautain , amoureux , inconstant , mais non
sot et crédule ; et cereus in vitiumflecti signifie que le jeune
homme est aisé à égarer par facilité de caractère , et en le
(1 ) Au reste , le Mahomet de la tragédie ne tire pas plus l'épée que le
Tartufe de Molière , et ses ruses sont ses seules armes .
4
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
guidant là où l'entraînent les passions de son âge , mais no
veut pas dire qu'il soit , par foiblesse d'esprit , dupe des
passions des autres , moins encore qu'il soit complice des
plus horribles forfaits , dont la générosité naturelle à cet
age est plus éloignée que la raison de l'âge mûr, et peut-être
que la sagesse de l'âge avancé.
et
Unbonespritpeut être ambitieux , vindicatif, amoureux,
jaloux , impétueux , porté à la révolte contre l'autorité ; jamais
il ne sera crédule et fanatique. La vertu , au théâtre , peut
être malheureuse et l'innocence opprimée ; mais elles ne
doivent pas , du moins sur la scène nnoble , eêtre séduites
criminelles par un excès de simplicité. La tyrannie y doit
ètre l'abus de la force, et non l'usage de la ruse; le tyran
un oppres eur, et non un charlatan; le crime doit avoir sa
noblesse , la vertu sa dignité , la franchise sa réserve , et
l'innocence , même de l'enfant , sa prudence et ses lumières.
Je ne crains pas de le dire : cette situation de deux enfans
innocens dont un hypocrite fomente la liaison incestueuse
pour les entrainer l'un par l'autre ; qu'il élève pour les tromper;
qu'il trompe pour leur faire égorger leur père , dont il
fait périr l'un pour jouir de l'autre , et le frère pour abuser
dela soeur ; cet inceste qu'il présente comme leprixdu parricide;
cette profanation des deux åges de l'homme les plus
respectables , l'enfance et la vieillesse , et des liens les plus
sacrés de la nature ; « ces trois victimes innocentes , dit M. de
>>La Harpe , qui meurent aux pieds d'un monstre impuni; >>
cette passion de Mahomet pour Palmire , que la disproportion
des âges et des fortunes rend si choquante dans nos
moeurs et sur notre théâtre , et qui n'est , après tout , dans ce
séducteur , que la fantaisie de mettre dans son harem une
femme de plus ; cet amour de sérail et non pas de théâtre,
dont le genre est si clairement expliqué dans ces vers inquis
sur notre scène jusqu'à Voltaire :
6
. Tu sais assez quel sentiment vainqueur ,
Parmi mes passions, règne au fond de mon coeur;
Mavie est un con bat ; et ma frugalité
Asservit la nature à mon austérité ;
:
L'amour seul me console: il est ma récompense,
L'objet de mes travaux, l'idole que j'encente,
Le Dien de Mahomet; et cette passion.
Est égale aux foreurs de mon ambition ;
Je préfère en secret Palmire à mes épouses ;
cette Palmire , cette victime
qui doit passer dans ses bras,
Sur la cendre des siens , qu'elle ne connoît pas ;
:
:
MARS 1807 . 487
et si innocente encore , qu'elle ne comprend pas même le
tyran lorsqu'il lui parle de sa passion; tout cet amas d'horreurs
, sans motif, sans noblesse et sans vraisemblance ; cette
intrigue abominable , ou plutôt cette orgie de crimes etd'infamies
, dont la représentation eût été mieux placée dans une
caverné de brigands que sur le théâtre d'un peuple humain
et éclairé , excitent le dégoût et l'horreur à un point qu'on ne
sauroit exprimer; et lorsqu'au commencement du cinquième
acte Omar , après avoir fait prendre à Séide le fatal poison ,
radoucissant son ton , vient dire à Mahomet :
Palmire achèvera le bonheur de ta vie;
Tremblante , inanimée , on l'amène à tes yeux :
à voir l'espèce de joie qui brille dans les yeux du scélérat ,
on croiroit volontiers que le farouche Omar a changé le rôle
de confident du prophète pour celui d'ami du prince; et
l'on ne sait pas trop si l'on ne doit pas s'attendre à une scène
scabreuse du genre de la fameuse scène du Tartufe de
Molière.
Non , ce n'est pas le ciel, comme dit Mahomet , qui voulut
ici rassembler tous les crimes , c'est le poète qui les abien
gratuitement accumulés , pour en composer le fantôme du
fanatisme : tableau à deux faces dont il ne montre aux gens
simples que le revers.
J'ai observé ailleurs que Voltaire a montré peu de connoissance
du caractère qu'il met sur la scène, et peu de profondeur
dans ses conceptions dramatiques , lorsqu'il a donné
un confident à Mahomet qui veut tromper l'univers , tandis
que Molière s'est bien gardé d'en donner un à son Tartufe
qui ne veut tromper qu'une famille. Un joueur de gobelets
peut avoir un compère , si l'on me permet la familiarité de
cette comparaison ; mais un fourbe à grands desseins ne doit
avoir d'autre confident que lui-même : tout doit , autour de
lui, être trompé ou immolé. Il est perdu s'il livre son secret
au mécontentement ou à la légèreté d'un complice. C'est le
Mahomet de Paris , mais ce n'est pas le Mahomet de l'Arabie ;
et , avec les indiscrétions , les passions et les crimes que le
poète lui prête , cet homme fameux, moins imposteur qu'enthousiaste,
loin d'avoir pu soumettre à ses lois la moitié du
monde, auroit été lapidé au premier hameau où il auroit
prêché sa doctrine.
Puisque Voltaire , à l'occasion de son imposteur , rappelle
celui de Molière , et compare mème Mahomet au Tartufe ,
il auroit pu remarquer qu'il y a au théâtre un autre rôle
de scélérat à la fois fourbe , séducteur, hypocrite , rôle d'une.
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
grande beauté dramatique , et bien plus rapproché de la
dignité tragique que de la familiarité de la comédie. Je veux
parler du don Juan du Festin de Pierre , conception forte
et originale , personnage toujours noble , même lorsqu'il est
le plus odieux ; qui se sauve de la bassesse par la plaisanterie
, comme dans la scène avec M. Dimanche ; ou se
relève du crime par la force de caractère , et , quelquefois
, par la générosité des sentimens. Ce scélérat , endurci
et profond , inaccessible à la crainte et aux remords , se
joue également de Dieu et des hommes , insulte à la religion
et aux lois, se moque du ciel et de l'enfer, trompe
les foibles , subjugue les forts ; et son valet même , qui n'est
ni son confident, ni son complice , il en fait l'instrument de
ses crimes par l'ascendant qu'il exerce sur son ame , et même
sur sa raison. Ce caractère est , dans son genre , bien plus
fortement conçu et bien plus habilement tracé que celui de
Mahomet, Au fond , on ne peut pas plus comparer Mahomet
avec don Juan qu'avec Tartufe ; mais il est vrai de dire que
le Mahomet de la tragédie n'emploie que l'imposture et la
ruse, comme le Tartufe de la comédie ; au lieu que don Juan ,
qui montre à la fois une grande adresse d'esprit et une
grande force de caractère , ressemble beaucoup plus au
Mahomet de l'histoire .
Le personnage de Médicis derrière la coulisse , est à-peuprès
le înême que celui de Séide sur la scène, Séide poignarde
Zopire , Médicis consent à la mort de Henri ; la séduction
de Séide est en action , celle de Médicis en récit ; et ,
dépouillée ainsi de la magie du spectacle , elle impose moins
à l'imagination, et ne laisse voir que le côté grotesque du
rôle de cette reine imbécille , aveuglement prosternée au
pied des autels , au milieu de fripons qui se jouent de sa
crédulité , et lui montrent les joies du ciel et les tourmens
de l'enfer pour consommer son égarement : situation sans
dignité , et qui offre le contraste très-peu tragique d'un crime
horrible et d'un coupable ridicule et avili.
3º. Les remords , qui n'empêchent pas le coupable de
triompher , sont-ils un dénouement suffisant de l'action dra
matique , lorsque la scène a été ensanglantée ?
Comme la réponse à cette dernière question tient aux
considérations les plus importantes , on nous permettra de
placer ici quelques principes généraux.
'ordre , cette loi inviolable des êtres intelligens , dit
Malebranche , est la première beauté de la littérature , parce
qu'elle est la loi fondamentale de la société , dont la litterature
est l'expression.
MARS 1807 . 489
Rien n'est beau que le vrai, a dit Boileau ; et l'ordre n'est
que la vérité , appliquée dans le rapport des êtres moraux .
L'ordre , dans les lois , est leur conformité aux rapports
naturels des êtres . L'ordre , dans les actions , est leur conformité
aux lois ; aux lois qui maintiennent , ou aux lois qui
rétablissent , c'est-à-dire, aux lois qui ordonnent sous la sandtion
des récompenses , ou aux lois qui défendent sous la
sanction des peines , fondées , les unes et les autres , sur les
deux affections les plus puissantes et les plus générales de
notre nature , l'amour et la haine , l'espoir et la crainte.
La tragédie , qui représente une action de la société publique
, doit donc se conformer à l'ordre : car tout ce qui
s'écarte de l'ordre est monstrueux. Elle doit récompenser les
actions bonnes , ou conformes aux lois , et punir les actions
mauvaises , ou contraires aux lois. La inorale du théâtre tragique
ne doit pas contrarier la morale de la société ; et
c'est dans cette conformité à la morale publique que consiste
la moralité de l'art dramatique.
En un mot , tout doit tendre à l'ordre chez un peuple
civilisé ; et les plaisirs publics eux-mêmes ne doivent être
qu'unmoyenplus persuasif de porter les hommes à la vertu ,
et de les détourner du vice .
Il est même vrai de dire que comme l'ordre est la loi
de tout et la fin de tout , et que tout ce qui s'écarte de
l'ordre doit , tôt ou tard , y être ramené , toute action bonne
qui n'est pas récompensée , et toute action mauvaise qui
n'est pas punie , ne sont pas des actions finies , et , par conséquent
, ne peuvent être l'objet du drame , qui ne doit représenter
qu'une action consommée,
Ces idées , vraies et naturelles , ne pouvoient pas être connues
des peuples Paiens , comme elles l'ont été des peuples
Chrétiens, élevés dans une meilleure et plus haute philosophie.
« Aristote , dans tout son Traité dela Poétique , dit
>>Corneille , n'a jamais employé le mot utilité une seule
>>> fois ...... Les anciens se sont contentés fort souvent de
>> la peinture du vice et de la vertu , sans se mettre en peine
>>de faire récompenser les bonnes actions ou punir les mau-
>> vaises..... La récompense des bonnes actions et la puni-
» tion des mauvaises n'est pas un précepte de l'art , mais
» un usage que nous avons embrasse , et peut-être qu'il
>> ne plaisoit pas trop à Aristote. >> On voit que le vieux
Corneille étoit subjugué par l'autorité de l'ancien Aristote ,
encore dans toute sa force au temps où écrivoit ce père de
notre tragèdie ; et que ce puissant génie ,
Qui jama's de Lucain ne distingua Virgile ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
étoit plus fait pour créer des modèles de son art , que pour
entracer les règles : semblable à ces fondateurs d'empires
plus forts à dompter les peuples qu'habiles à les policer ; et ,
cependant Corneille s'est , plus qu'un autre , assujetti à cet
usage, dont la raison lui échappe , et qu'il n'osoit encore
regarder comme un précepte, parce que te maître no
l'avoit pas dit.L
Horace, dans un état de société plus avancé , et à l'au
rore du grand jour du Christianisme , Horace fut plus loin
qu'Aristote, et mit en précepte que , dans toute représen
tation dramatique, il faut meler l'utile à l'agréable , utile
dulci, et qu'elles ne sauroient plaire aux hommes sensés
s'ils n'y trouvent des leçons de morale :
Centuria seniorum agitant expertiafrugis .
Enfin , aux derniers temps de la société , et sous l'influence
d'une meilleure doctrine , l'Académie Française , dans son
jugement sur le Cid, s'élève aux idées les plus justes sur cette
matière : « Il n'est pas question, dit-elle , de plaire à ceux
>> qui regardent toutes choses d'un oeil ignorant et bar-
>>bare, et qui ne seroient pas moins touchés de voir affliger
>> une Clytemnestre qu'une Pénélope. Les mauvais exemples
>> sont contagieux , même sur les théâtres. Les feintes repré-
>> sentations ne causent que trop de véritables douleurs ;
» et il y a grand périt à divertir te peuple par desplai-
>> sirs qui peuvent produire un jour des douleurs publi-
» ques. Il vous faut bien garder d'accoutumer ses yeux ni
>> ses oreilles à des actions qu'il doit ignorer, et de luf
> apprendre tantôt la cruauté et tantôt la perfidie , si nous
>> ne lui en apprenons en même-temps la punition. »
Racine, dont l'autorité , en matière littéraire , l'emporte
même sur celle de toute une Académie, va plus loin encore
dans sa Préface de la tragédie de Phèdre : « Je n'ose assurer,
>> dit- il , que cette pièce soit en effet la meilleure de mes
>>tragédies..... Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai
>> point faite où la vertu soit plus mise en jour que dans
➤ celle-ci . Les moindres fautes y sont sévèrement punies.
>>La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'hor
>> reur que le crime même. C'est là proprement le but que
>> tout homme qui travaille pour le public doit se proposer. >>>
Enfin l'abbé Dubos , dans ses Réflexions sur la Poésie et
la Peinture , s'exprime ainsi : « Les poètes dramatiques ,
>>dignes d'écrire pour le théâtre, ont toujours regardé l'obli-
>> gation d'inspirer la haine du vice et l'amour de la vertu ,
> comme la première obligation de leur art. >>
Tel avoit été , jusqu'à nos jours, l'enseignement uniforme
des législateurs de notre poésie; telle avoit été la pratique
MARS 1807 . 49
constante des maîtres de notre scène. Mais lorsqu'une fausse
philosophie eut jeté de la confusion sur les notions les plus
distinctes du bien et du mal; lorsqu'elle eut mis en problème
s'il y a en soi et dans la nature des actions humaines ,
quelque chose d'absolument bon ou d'absolument mauvais ,
conséquente àelle-même , elle nia l'existence des peines et des
récompensesd'une autre vie; et , sous le masque de la philantropie,
elle porta atteinte à lanécessité des châtimens publics
dans celle-ci, et voulut ôter à l'autorité politique son attribut
essentiel, ledroit de glaive, et le pouvoir suprême de vie et
de mort. Elle troubla l'ordre des récompenses , comme elle
avoit troublé celui des peines , et elle attacha des rémunérations
publiques à des vertus domestiques. On vitdes gouvernemens
croire punir le meurtrier en le laissant vivre , et, en
meine- temps , faire , pour ainsi dire , violence à la pudeur
des vertus simples et obscures , et donner des couronnes à
de pauvres villageoises pour avoir été sages et modestes. On
vit des Académies , usurpant le droit de récompenser en
anême temps que les gouvernemens abandonnoient le droit
de punir , décerner à grand bruit des prix d'argent à des
enfans qui avoient nourri leurs parens , à des serviteurs qui
avoient assisté leurs maîtres: et le crime fut enhardi par
l'impunité , et la vertu outragée par les récompenses.
La littérature , expression de la société , en prit la nouvelle
morale , et Voltaire la transporta sur la scène. Dans
son Mahomet, d'équivoques remords furent le seul châtiment
de forfaits épouvantables dont un trone étoit le prix.
La morale de la Mort d'Henri IV n'est pas plus forte.
C'est encore un parricide commis au nom du ciel, encore
des remords qui le punissent , encore un trône qui l'attend !
Mais il faut s'arrêter ici , pour se livrer à des considérations
plus générales..
Chez les Païens , comme nous l'avons dit , les idées d'ordre
social ne pouvoient être que très-imparfaites , puisqu'ils faisoient
les Dieux ou le Destin auteurs du crime, et qu'ils ne
savoient relever la puissance de la Divinité qu'en anéantissant
la liberté de l'homme : opinions que nous avons vues ,
sous d'autres noms et d'autres formes , reparoître en Europe
depuis trois siècles. Mais telle est la force de la vérité et
l'inconséquence inévitable de l'erreur , que pour un crime
même involontaire, les tragiques anciens (1) livroient , en
(1 ) Euripide, dans Oreste et Eschyle , dans les Euménides. Les
Furies parurent , dans cette dernière tragédie. sur le théâtre, sous des
formes si horribles , que des femmes enceintes furentblessées , et que des
eplans moururent de frayeur.
A
492 MERCURE DE FRANCE,
plein théâtre , Oreste aux Furies ; et si les Furies ne sontque
les remords vengeurs du crime , on sent tout ce que ces
remords , personnifiés d'une manière aussi horrible , et qui
transportoient par avance le coupable dans le séjour des
peines éternelles , avoient d'épouvantable et de pire même
que la mort. Notre Racine a emprunté de la fable cet affreux
châtiment; et l'on peut dire qu'il met les Furies sur la scène ,
puisqu'Oreste les voit , ou croit les voir.
Les modernes , instruits à une meilleure école , ont été
plus conséquens ; et les maitres de la scène française , les
premiers tragiques du monde , ont toujours puni d'un châtiment
public les crimes publics , et réservé les remords
pour les foiblesses qui ne sont pas des crimes , quoiqu'elles
produisent de grandes catastrophes :
Et que l'amour souvent , de remords combattu,
Paroisse une foiblesse , et non une vertu ,
adit Boileau. La peine secrète des remords est encore le
châtiment naturel des crimes ignorés , et qui n'ont pu être
punis autrement. On en trouve des exemples dans Crébillon ,
etmême dans Voltaire ; etsil'auteur de la Mort d'Henri IV
eût pu mettre sur la scène Médicis expirant à Cologne
dans la misère et l'abandon , déchirée de remords et
dévoilant , à ses derniers momens , le crime , jusque-là
ignoré , qui lui attiroit une si juste punition , les remords
auroient été naturels à sa situation ; et la représentation eût
été parfaitement morale.
Mais l'issue du crime et sa punition doivent être différentes
comme le caractère du coupable ; et je puise cette
observation dans les ouvrages de nos meilleurs poètes
dramatiques , comme ils l'ont puisée eux-mêmes dans une
profonde connoissance du coeur humain.
Lorsque le crime commis dans le cours de l'action dramatique
, mais public et avéré , a son principe dans la
force d'un caractère d'une énergie extrême dans le mal ,
le poète se gardę bien de donner des remords au coupable ,
parce que les remords seroient un changement dans le
caractère , et que le caractère , une fois établi , ne doit
jamais se démentir :
Servetur ad imum ,
Qualis ab incæpto processerit et sibi constet.
HORAT.
Au contraire , le coupable s'affermit dans son forfait ; il le
nie avec audace , ou s'en vante avec impudence ; parce que
și la première règle du théâtre est de conserver au person
MARS 1807 . 493
nage son caractère , la seconde est d'en accroître l'énergie ,
afin que l'intérêt aille toujours en augmentant. Tels sont
les caractères de Cléopâtre , d'Athalie , de Médée , de Catilina
, de Néron , d'Atrée. Tels sont encore , dans les chefsd'oeuvre
de la comédie sérieuse , les caractères du Méchant,
de Don Juan , même du Tartufe . A de pareils personnages
, le poète ne donne point de remords , qui les rendroient
intéressans et presque vertueux , suivant cette
maxime :
2
Dieu fit du repentir la vertu des mortels ;
mais , pour l'exemple , il les punit dans la ( 1 ) tragédie ,
par une mort forcée ; dans la comédie , par le mépris et
le ridicule ; et même dans le Festin de Pierre , le poète ,
plutôt que de laisser Don Juan impuni , le frappe d'une
Inort surnaturelle. Molière punit son Tartuffe par des
moyens peu naturels au théâtre , et fait intervenir l'autorité
publique dans une action purement domestique , et
pour des délits ou plutot des bassesses qui ne tombent
même pas sous la vindicte des lois positives. !
Lorsque le personnage se laisse aller au crime par la
foiblesse d'un caractère qui n'est pas maître de lui , sui
impotens , le poète lui donne des remords ; mais fidèle au
précepte de soutenir jusqu'au bout le caractère une fois
donne , et d'en renforcer les traits , il porte le remords
jusqu'au désespoir ; qui est le dernier degré de la foiblesse
et le désespoir jusqu'au suicide. Voilà Hermione , Eriphile ,
Atalide , Phèdre , Palmire même , caractères tous de jeunes
femmes plus naturellement coupables par excès de foiblesse
que par excès de force ; et remarquez que Racine punit par le
désespoir et le suicide , même le personnage subalterne
d'Oenone , qui a conseillé le crime , et qu'il laisse vivre
Fatime , innocente des fautes d'Atalide , comme il laisse
vivre Aricie : car ce grand poète donne pour motif au
désespoir la faute commise, et non la douleur ; et jamais ,
je crois , ni lui ni Corneille n'ont attribué à l'homme cet
excès de foiblesse . :
(1) Néron est le seul personnage de l'histoire qui soit assez puni par
l'infamie attachée à son nom ,
Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.
L'histoire, que Racine a fidellement suivie, n'en permettoit pas davantage;
et l'époque de la vie de ce monstre que Racine a choisie , est la seule
où Néron puisse être mis sur la scène . Médée, magicienne, est hors du
domainedes lois humaines. Atrée ne faitque se venger; etdans lessociétés
naissantes, lavengeance n'est que la justice.
494 MERCURE DE FRANCE ,
1
4
C'est , ce ime semble , dans ces différens dénouemens
qu'on peut reconnoitre l'art étonnant de nos premiers
poètes , et l'étude profonde qu'ils avoient faite de nos
affections. En effet , les caractères forts deviennent plus
forts par le crime même ; et leur force va jusqu'à l'audace
et au mépris de toutes les lois divines et humaines. Mais
les caractères foibles deviennent plus foibles après le
crime ; et leurs remords , où il entre une honte qu'ils ne
peuvent supporter , vont jusqu'au désespoir , terme extrême
de l'impuissance de l'ame (1). Tout remords d'un grand
crime qui ne va pas , sur le théâtre , jusqu'au désespoir et
ausuicide , ne ressemble qu'à des regrets ,et ne peut faire
aucune impression.
Qu'on prenne bien garde que je ne parle ici que des
tragédies dont les sujets sont pris dans la morale paienne ,
qui n'interdisoit pas le suicide. Quant aux drames , bien
plus convenables à nos moeurs , qui sont tirés de l'histoire
des peuples chrétiens , dont la morale , d'accord avec la
raison , défend à l'homme d'attenter à sa propre vie , si le
poète ne peut punir le coupable que par des remords , et
que l'histoire ne lui permette pas de le punir parune mort
forcée , il doit abandonner le sujet,comme incompatible
avec les règles de l'art dramatique , autant qu'avec les préceptes
de la morale publique.
Et pour faire l'application de ces principes à des sujets
connus, Orosmane , jeune , ardent , impétueux , facile , a
dans le caractère plutôt de la foiblesse que de la force. II
s'irrite , il s'apaise , il s'alarme , il se rassure , il veut , il ne
veut pas , souvent sans sujet, et presque au mème instant .
Il poignarde son amante dans un premier mouvement , et
sur des apparences qu'un peu de réflexion et de calme
(r) La religion nous ordonne le repentir, et nous défend sévèrement le
désespoir, autant comme une foiblesse dans l'homme, qu'elleveut rendre
fort, que comme un outrage à la puissance et à la bonte divine En preserivant
des rites expiatoires, la religion a, avec raison, mains redo té
pour la société l'abus que l'homme foible peut faire de la facilité du par
don. que la foreur à laquelle la certitude de ne pouvoir être pardonné
pourroit porter un coupable qui , désespérant de se réconcilier avec Dieu
et avec lui-même, diroit, comme Oreste :
Méritons son courroux , justifions sa haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.
La religion suppose l'homme pécheur, et ses fautes expiables. Les fansses
doctrines veulent que l'homme soit naturellement bon, et laissent şes
crimes sans expiation . Il n'y a pas de dogne plus dangereux pour la
société , et nous en avons vu les fruits.
3
MARS 1807 . 495
:
auroient fait évanouir. Foible avant le crime , il est abattu ,
anéanti , après qu'il est commis ; et il entend , sans y paroître
sensible , les injures que lui adresse Nérestan etmême
Fatime. Ses remords vont jusqu'au désespoir , et il se tue.
Le poète a soutenu le caractère du personnage , et en a
porté la foiblesse au dernier degré. Ce sont là les passions
extrêmes d'un jeune homme foible et violent , plutôt , il
est vrai , que les affections et les moeurs d'un Soudan de
vingt ans , dans l'ivresse du pouvoir et de la victoire.
Lorsque Racine a voulu donner à un prince mahométan
del'amour délicat et sensible , il aplacé son personnage
sous l'influence d'une longue infortune et d'une situation
constamment périlleuse , qui dispose le coeur à la tendresse
et ouvre l'ame aux consolations. Mais ces combinaisons
savantes , et puisées dans une intime connoissance de la
nature morale , échappoient à Voltaire , trop léger pour
'être observateur , trop mondain pour être profond ;
et qui , plus jaloux de frapper fort que de frapperjuste ,
inventoit de peur d'étudier , et faisoit les hommes tout
exprès pour ses tragédies ,comme il accommodoit les faits
pour ses histoires.
Mahomet est froid , sombre , dissimulé , profond , hardi,
maître de lui-même et des autres. Rien dans son caractère ,
n'est involontaire et de premier mouvement. Il combine
le crime avec tranquillité , et calcule tout jusqu'à son
audace. Ce caractère est fort ; du moins le poète le donne
pour tel ; et peut-être est-ce au poète une contradiction de
T'avoir fait agir par les moyens foibles de la ruse et de
l'imposture. Quoi qu'il en soit , le crime une fois commis ,
Voltaire lui donne des remords. Mahomet se dément ; et
J'amour pour Palmire qu'on lui a reproché , est bien moins
contre son caractère que les remords. Mais ses remords
sont foibles, parce qu'il est fort ; comme ceux d'Orosmane
sontviolens,parce qu'Orosmane est foible. Les remords de
Mahomet s'exhalent en vaines déclamations ; et même ,
comme il ne les éprouve qu'à l'instant où il perd'l'objet de
sa passion , et qu'ils ne l'empêchent pas de poursuivre ses
projets , ces remords métaphysiques ressemblent tout-à-fait
àdes regrets ; mais enfin il est tourmenté par un sentime at
pénible ; il perd ce qu'il aime , ou plutôt ce qu'il desire. De
ses deux instrumens , l'un est puni par Mahomet lui-même ,
l'autre , moins coupable et plus foible, se punit de sa propre
main. Il y a dans tout cela quelques intentions morales ,
et l'on en peut tirer d'utiles leçons. Mais dans la Mort
d'Henri IV , d'Epernon , détestable machinateur de
496 MERCURE DE FRANCE ,
crimes , triomphe sans obstacle ; et jouit sans crâtiment et
sans remords. Tout occupé des soins de sa nouvelle puissance,
il ne reparoit même plus sur la scène ; et si les remords
sont une punition , la punition ne tombe que sur la reine
foible instrument , qui , cependant , est venue rétracter le
consentement qui lui avoit été arraché dans un instant de
délire , et manifester une douleur qui l'honore aux yeux des
hommes , et pourroit même l'absoudre aux yeux de la
suprême justice; et Voltaire lui-même a dit dans Mahomet:
Si tes remords sont vrais , ton coeur n'est plus coupable.
Le repentir du crime est donc puni dans cette tragédie , et
non la persévérance dans le crime ; et la faute d'un aven
foiblement indécis et encore rétracté , plus sévérement
expiée que la préméditation , la combinaison et l'accomplissement
du forfait. Il est vrai que les remords un peu
brusques de Médicis , et qui , comme ceux de Mahomet ,
vont se perdre dans le souverain pouvoir , ont un côté peu
tragique , et ressemblent à l'extrême désolation de ce personnage
de comédie qui , dans son désespoir , court å la
fenêtre , l'ouvre...... et va se mettre au lit.
Voltaire donne un avis important à ses adorateurs , dans
ce vers qui termine la tragédie de Mahomet :
Mon empire est détruit si l'homme est reconnu ;
et l'on peut dire aussi que Médicis donne une leçon à son
poète dans ce dernier vers de son rôle :
C'est la mort qu'il me faut , et non pas la puissance ;
et comme le poète ne pouvoit lui donner la mort , ni
l'empêcher de parvenir à la puissance , il s'ensuit qu'il y a
dans cette dernière tragédie un crime sans châtiment ; et
par conséquent uncommencementd'action sans fin, un drame
sans dénouement , un spectacle sans morale et sans utilité.
Il faut observer que la tragédie, au choix du poète pour le
sujet et la disposition , doit être plus morale que l'histoire;
et qu'ici l'histoire est plus morale que la tragédie. Carcomme
l'action de l'histoire n'est pas renfermée , ainsi que celle
du drame , dans les limites rigouseuses d'un jour et d'un
lieu , nous voyons , au bout de quelques années , l'orgueilleux
d'Epernon puni , dans sa vieillesse , par la honte d'une
amende honorable sur une place publique (1 ) ; la reine ,
expirant loin de la France , dans l'abandon et le mépris ,
ayant à peine , à ses derniers momens ,un domestique pour
(F) Voyez les Piècesjustificatives de la tragédie d'Henri IV, p. 96.
la
MARS 1807 . 497
:
la servir. Nous voyons tous les partis humiliés ; les grands
abaissés ; et l'Espagne elle-même dépouillée par le petitfils
d'Henri IV de ses plus belles provinces , forcée, à la
fin , de recevoir un maitre de cette même maison qu'elle
avoit juré d'anéantir.
Mahomet a été le passage du genre vrai , moral , héroïque
de la tragédie , au genre romanesque , immoral , ignoble ;
et les passions viles et populaires ont fait irruption dans le
genre noble de l'art dramatique , en même-temps que les
idées populaires ont infecté la société monarchique. On
voit , dans Mahomet, la dégradation des plus grandes qualités
et des plus nobles affections de l'homme : la force du
caractère devenue la ruse de l'esprit ; le génie , devenu l'art
de tromper ; la confiance , une déplorable crédulité ; la
docilité, uinn zèle aveugle ; le courage , un lâche assassinat;
l'amour , une grossière volupté. On y voit le renversement
de l'antique morale de la société : le crime couronné d'un
plein ssuuccccèèss;; l'innocence indignement abusée; et la
ne recueillant que le malheur.
vertu
Mahomet est une tragédie fondée tout entière sur des
négations : sur l'imposture qui est la négation de la force ;
sur la crédulité qui est la négation de l'esprit ; sur les succès
du crime qui sont la négation de la morale et de la raison.
Mahomet a donc été en France la révolution de la tragédie
, et la tragédie de la révolution. Les craintes que
l'Académie française exprimoit dans son jugement sur le
Cid, se sont réalisées de feintes représentations ont
cansé de véritables crimes ; ces plaisirs avec lesquels on
a diverti le peuple , ont produit des douleurs publiques ;
et il n'a que trop profité des leçons de cruauté et de perfidie
qu'on lui a données. En effet , que l'on substitue le mot
liberté au mot Dieu , et l'on retrouvera dans cette grande
tragédie dela révolution française , tragédie d'intrigue aussi ,
beaucoup plus que de caractère , tragédie ignoble et romanesque
, même pour nous qui avons figuré dans cette
lamentable histoire , on y retrouvera des imposteurs qui
trompent au nom de la liberté ; des fanatiques qui égorgent
au nom de la liberté; des gens de bien dont on n'a pu
faire des dupes ni des complices , dépouillés , immolés
au nom de la liberté , pour avoir voulu défendre la société
politique et religieuse , comme Zopire vouloit défendre
son pays et ses dieux. Ces maximes impiés ou sauvages
que les esprits du dernier siècle admirèrent dans
Mahomet :
Les mortels sont égaux: ce n'est point la naissance,
C'est la seule vertu qui fait leur différence , etc.
:
"
Ii
498 MERCURE DE FRANCE,
.
Les préjugés , ami , sont les rois du vulgaire , etc.
Il faut un nouveau culte , il faut de nouveaux fers ,
Il faut un nouveau Dieu pour l'aveugle univers , etc.
Ledroitqu'un esprit vaste et ferme enses desseins
Asur l'esprit grossier des profanes humains , etc.
Oui , je connois ce peuple, il a besoin d'erreurs , etc.
ces maximes , et mille autres semblables , nous les avons
littéralement entendues de la bouche de nos Mahomet , et
nous en avons vu l'application à la société. Nous avons vừ
les mêmes causes , les mêmes moyens , les mêmes effets :
de grandes hypocrisies , de grandes séductions , de grands
forfaits ; des coupables punis par leurs complices ; quelques-
uns punis deleurs propres mains , et de stériles remords
bientôt oubliés .
Quelle fut donc la cause du prodigieux succès de ce drame,
imposteur comme son héros ? Nous la trouverons dans le
Cours de Littérature de M. de La Harpe , que son excessive
prévention pour les tragédies de son maître ne peut rendre
suspect qu'à celui qui en relève les défauts.
« C'est moins , dit ce célèbre critique , sous le point de
» vue de l'utilité générale que Voltaire sembloit préférer la
>> tragédie de Mahomet à toutes celles qu'il avoit faites ,
qu'à cause du dessein qu'il y » cachoit, etqu'on aper-
* çut , de rendre le christianisme odieux. » Et M. de
La Harpe ajoute à la page suivante : « Que l'auteur s'en
» vanta dans la société. »
,
Si M. de Voltaire eût eu affaire à des hommes plus instruits
, et à un siècle moins prévenu contre la religion , it
eût risqué de rendre sa chère philosophie odieuse, plutôt que
le christianisme. En effet , la doctrine de Mahomet n'a rien
de commun avec la religion chrétienne. Elle est , comme
la philosophie du dix-huitième siècle , un vrai déisme
subtil en Europe , grossier en Orient , pensée de Dieu sans
action publique ; culte sans sacrifice ; morale dénuée de
sanction qui , en prêchant à l'homme la tolérance , la tempérance
et la bienfaisance , produit dans les lois et dans les
moeurs , à Paris comme à Constantinople , la haine des autres
religions , la polygamie , et le divorce et l'usure. Il eût fallu ,
çe semble , pour atteindre plus sûrement le but de rendre
le christianisme odieux , mettre sur la scène des personnages
chrétiens ; leur prêter un horrible forfait , concerté
au pied des autels , conseillé par des prêtres, commis au nom
de la religion. Avec tout cela , Voltaire lui-même n'auroit
pas fait une bonne tragédie: car si le desseinde rendre la
MARS 1807 . 499
religionrespectable a produit les chefs-d'oeuvre d'Athalie
et de Polyeucte , il est difficile qu'un dessein tout opposé
puisse en produire de semblables .
Quoi qu'il en soit , « Mahomet, continue M. de La Harpe ,
>> representé trois fois en 1741 , d'abord ne produisit guère
>> qu'un effet d'étonnement , et même en quelque sorte de
>> consternation , sans doute à cause de la sombre et triste
atrocité de la catastrophe. Il parut n'être entendu et senti
» qu'à la reprise de 1751 ; etson succès a toujours augmenté ,
>> depuis que le grand acteur , qui devinoit Voltaire , eut
>> révélé toute la profondeur du rôle de Mahomet. »
On avouera , sans peine , que le goût en France étoit formé
en 1741 , autant qu'il le fut dix ans après , plus formé
même à cette époque , et plus sûr qu'il ne l'avoit été cinquante
ans plutôt , au temps où parut Athalie ; et l'on
n'attribuera pas à la sombre et triste atrocité de la catastrophe
de Mahomet, le peu d'effet que trois représentations
consécutives produisirent sur des spectateurs familiarisės
depuis trente ans avec l'horrible catastrophe de la tragédie
d'Atrée. Ici M. de La Harpe raisonne mal , parce qu'il raisonne
enhomme prévenu. Une tragédie qui ne pèche que
par la catastrophe , n'en est pas moins applaudie dans tout
le reste , sur-tout aux premières représentations , où l'on ne
connoît pas encore le dénouement. La catastrophe de Mahomet
në parut ni moins triste , ni moins sombre , ni moins
atroce en 1751 , elle ne paroit pas meilleure aujourd'hui ;
et M. de La Harpe qui la condamne , n'en donne pas moins
d'éloges au reste de la pièce. ::
Mais en 1741 , le cardinal de Fleury gouvernoit encore ;
et ce ministre , sage administrateur plutôt que profond politique
, avoit retardé , autant qu'il l'avoit pu, les progrès
d'une philosophie dont il prévoyoit les funestes effets . Il y
avoit encore en France , à cette époque , de la religion et
des moeurs. L'attachement aux principes qui avoient fait la
force de notre patrie , aux vertus qui en avoient fait la
gloire , vivoit encore dans le coeur des Français ; et les
germes de désordre que la Régence avoit déposés dans l'Etat ,
n'avoient pas eu le temps de porter leurs fruits. Le dessein
de Voltaire , de rendre le christianisme odieux , ce dessein
aperçu , comme l'avoue M. de La Harpe , et dont l'auteur
s'étoit vanté dans la société , dut donc produire l'étonnement
, et bientôt la consternation. Les hommes de goût
furent étonnés de voir paroitre une tragédie philosophique
qui blessoit les règles les plus autorisées , et s'éloignoit des
modèles les plus accrédités ; et les gens de bien furent cons
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE .
ternés de l'audace d'une production irréligieuse , jouée en
plein théâtre , et durent en tirer de sinistres présages. Il fut
même défendu , par l'autorité supérieure , de jouer Mahomet
; et M. de La Harpe , qui dit que le zèle craignoit les
fausses interprétations , oublie sans doute qu'on ne risquoit
pas de donner une interprétation défavorable au dessein que
Voltaire avoit eu réellement de rendre le christianisme
odieux , à ce dessein qu'on avoit aperçu , et dont l'auteur
lui-même s'étoit vanté.
En 1751 , tout étoit change. La religion , les moeurs , le
goût , l'honneur national , la gloire même de nos armes
alloient disparoitre. Fleury avoit cessé de vivre ; et la volupté
avoit porté la Pompadour sur le trone ; la flatterie lui
érigeoit des autels ; et bientôt une philosophie , ennemie
deDieu et des rois , se mit sous la protection de cette digne
patrone.
Des doctrines qui flattoient les passions du peuple , devoient
naturellement trouver accès auprès d'une favorite
tirée,pour lapremière fois , des rangs obscurs de la société ,
et qui cherchoit àdécorer d'un vernis de bel-esprit sa scandaleuse
existence. Voltaire, qui n'eut jamais de prétentions à
cettenoble indépendance, dont ona voulului faire honneur,
impitoyable censeur des plus petits abus de la religion , vil
flatteur des grandes corruptions des cours , encensoit l'idole
qui faisoit le succès des ouvrages et la fortune des auteurs ;
et en même temps qu'il adressoit des épîtres dédicatoires à
l'ignoble maîtresse d'un maitre avili (1) , il livroit à la plus
grossière diffamation la mémoire honorée de l'héroïne de
Ia France , de la femme forte qui avoit attaché la gloire de
son nom , de son courage et de sa fin , à l'événement le plus
imerveilleux de nos annales. Chose digne de remarque , que
tandis qu'un parti de gens de lettres travailloit à abaisser
devant nos rivaux le génie politique et littéraire de la
France , il eût commencé par couvrir d'un ridicule ineffaçable
la fille valeureuse qui avoit le plus efficacement contribué
à sauver la France du joug de l'Angleterre !
Mahomet fut donc entendu et senti , comme dit M. de
La Harpe , à la reprise de 1751 , et cela devoit être. Ce succès
même fait époque dans l'histoire des progrès de la philosophie
du dix-huitième : et c'est en effet du milieu de ce
( ) Voltaire se tire assez mal de la dédica e de Tancrède à Mad. de
Pom adour . Il commence par alléguer l'exemple de Crébilon , il insiste
beaucoup sur sa reconnoissance, et se sauve à travers unclongue discussion
littéraire.
MARS 1807 . 5or
/
:
siècle que date notre dépravation politique (1) et religieuse.
Le succès de Mahomet nefit qu'augmenter; et cela devoit
ètre encore. On sut gré alors à Voltaire , on lui a su gré depuis
, du dessein qu'il y avoit caché de rendre le christianisme
odieux , ce dessein qu'on avoit aperçu , même avant
qu'il s'en fût vanté. Les mauvais principes en morale produisirent
le mauvais goût en littérature ; et si ce grand acteur
qui avoit devinė Voltaire, fit sentir toute la profondeur
du role de Mahomet , tandis qu'à une époque où le goût
étoit moins exercé , on n'avoit pas eu besoin d'un acteur
extraordinaire pour sentir toute la profondeur des rôles
d'Acomat , d'Agrippine , de Cléopâtre , et que les spectateurs
avoient , sans son secours , deviné Corneille et Racine :
c'est que le caractère d'un charlatan hypocrite se montre
beaucoup moins par des paroles que par le geste et le maintien
, et qu'il doit beaucoup plus au jeu de l'histrion qu'au
génie du poète.
Mahomet , comme oeuvre littéraire , a obtenu d'éclatans
suffrages , je le sais. Mais il faut observer qu'il a été jugé par
des versificateurs qui y ont admiré avec raison un grand
nombre de beaux morceaux , d'une éloquence emphatique ,
il est vrai , mais, par cela même , mieux assortie aux lieux
où le pète a placé la scène , à l'action qu'il met au théâtre ,
à la situation et au caractère des personnages qu'il fait agir
et parler. Mais Mahomet, comme oeuvre dramatique , n'a
pas été jugé par des pairs de l'auteur , par des poètes , parce
qu'il n'en a plus paru sur notre scène tragique depuis Voltaire.
Cet homme célèbre qui doit la partie la plus distinguée
de ses ouvrages à l'école du siècle de Louis XIV , dont il
avoit vu les dernières années ,et l'indigne moitié d'une si
belle histoire , à l'influence du dix-huitième siècle , a été le
premier poète dramatique et le dernier de l'école philosophique.
Une doctrine qui nie la morale et la religion , ne
sauroit faire de poètes tragiques , et elle frappe les esprits de
stérilité pour toutes les productions du genre noble et moral .
M. de La Harpe lui-même , dont j'admire le talent autant
que je chéris sa mémoire , plus versificateur que poète , plus
littérateur que philosophe; d'une vaste critique , d'un goût
sûr, d'un esprit judicieux , et qui veut être împartial dans
ses jugemens , même lorsqu'il est le plus préoccupé par ses
(1) Le Contrat- Social paraten 175a ; l'Eveyclopédie co mine ça dans
le même temps :
Ex illo fluere ac retro sublapsa referri ,
Gallia.
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
affections et ses habitudes , M. de La Harpe , dans l'art draa
matique , n'a presque vu que des vers , des scènes et des
actes. Il relève trop souvent, et particulièrement dansMahomet
, de petites choses , et laisse passer , sans les apercevoir ,
les grandes fautes. On sent trop qu'une belle scène et de beaux
vers le disposent à l'indulgence pour toutle reste ; et cette
partie de son Cours de Littérature , monument qui honore
son auteur et les lettres françaises , véritable lycée écrit , qui
a ouvert avec tant de distinction cette institution littéraire ,
et l'a fermée pour long-temps , laisse beaucoup à desirer du
côté des combinaisons morales et du développement des
passions et des caractères.
Je finirai par remarquer qu'il est important pour le progrès
des lettres d'étudier les rapports généraux et secrets qui
existent entre l'état de la société et celui de la littérature
dramatique. Ces rapports maitrisent le poète. Ils maîtrisent
le spectateur; et il faut pour s'en défendre , lorsqu'ils sont
contraires à l'ordre , une grande force d'esprit et de talent ,
une grande fermeté de principes , et une connoissance appofondie
de ce qui est essentiellement beau et bon, dans tous
les lieux , dans tous les temps , et malgré toutes les révolutions.
Mais il en résulte cette vérité qui doit rendre le vrai
talent plus modeste , et la critique plus indulgente : c'est que
les beautés dans les productions des arts , appartiennent
plus qu'on ne pense , à la société ; et que les erreurs sontplus
souvent la faute du siècle que celle de l'homme.
DE BONAL D.
Histoire de l'Anarchie de Pologne, et du Démembrement
de cette république ; par Cl . Rulhière : suivie des Anecdotes
sur la Révolution de Russie , en 1762 ; par le même
auteur . Quatre vol. in-80 . Prix : 21 fr. , et 27 fr. par la
poste. A Paris , chez Desenne , lib. , Palais du Tribunat,
Galerie de pierre ; H. Nicolle , lib. , rue des Petits-Au-
: gustins , n° . 15 ; Gregoire Desenne , jeune , lib. , Palais
du Tribunat , Galerie Virginie ; et chez le Normant.
M. DE RULHIÈRE , connu de bonne heure par quelques
vers excellens sur les disputes , et , sur ce seul titre , reçu à la
fin de sa vie à l'Académie, vécut plus en hommedu inonde
qu'en écrivain de profession . Jouissant de la réputation
A
MARS 1807 . 503
d'homme d'esprit que lui avoit acquise ce petit poëme , et
quelques autres opuscules non imprimés ,qu'il lisoit dans
des sociétés choisies , il travailloit , sans se presser , à l'histoire
du Démembrement de la Pologne , pour laquelle le
gouvernement le pensionnoit. Ainsi sa gloire littéraire
reposoit particulièrement sur un ouvrage encore inconnu
mais que ses talens présumés recommandoient d'avance à
la curiosité publique. On sait combien ces réputations précoces
sont souvent trompeuses ; et depuis Chapelain jusqu'à
nos jours , on a vu plus d'un auteur fort célèbre jusqu'au
moment où il a fait imprimer une production trop fastueusement
annoncée. Ce sera donc une espèce de singularité ,
si , comme on ne sauroit le mettre en doute , les suffrages
du public confirment les éloges prématurés qu'on avoit
prodigués à M. de Rulhière ; et c'est probablement le
première fois qu'un ouvrage posthume va ajouter à la renommée
de bel esprit , dont avoit joui son auteur , celle
d'écrivain éloquent , peut- être même de grand historien.
Le véritable sujet de l'histoire du Démembrement de la
Pologne ne commence qu'à l'avénement de Catherine II
au trônede Russie. C'est alors que cet empire , qui depuis
long-temps n'avoit cessé d'exercer une influence plus ou
moins marquée sur la république , prend une part plus
active aux différentes révolutions dont elle est la victime ,
et marche à son but sans interruption. Mais avant d'en
venir à cette époque triste et iinnssttructive , il étoit nécessaire
debien faire connoître les vices du gouvernement polonais
qui l'avoient préparée , et la nation antique dont la vertu
et le courage , luttant contre ces vices , retarda long-temps
tous ces désastres. « Un grand corps , dit J.-J. Rousseau ,
>> formé d'un grand nombre de membres morts , et d'un
>> petit nombre de membres désunis , dont tous les mouve-
>> mens , presque indépendans les uns des autres , loin d'a-
>>voir une fin commune, s'entre-détruisent mutuellement ;
>>qui s'agite beaucoup pour ne rien faire; qui ne peut
>> faire aucune résistance à quiconque veut l'entamer ; qui
> tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ; qui
>> tombe en paralysie à chaque effort qu'il veut faire ,
» àchaque besoin auquel il veut pourvoir ; et qui , malgré
>> tout cela, vit et se conserve en vigueur : voilà , ce me
>> semble , un des plus singuliers spectacles qui puissent
>>frapper un être pensant. >>> C'est ce spectacle que
M. de Rulhière développe dans les premiers livres de son
ouvrage. Nous consacrerons aussi ce premier article à
rapprocher les traits les plus frappans de ce grand tableau .
504 MERCURE DE FRANCE ,
r
2
:
Le gouvernement de Pologne étoit le seul qui eût conservé
l'empreinte fidelle de celui de ces peuples barbares à
qui presque tous les Etats qui partagent l'Europe moderne
doivent rapporter leur origine. On n'y voyoit guère d'autres
élémens que ceux qu'on retrouve chez toute société où
la civilisation n'est encore qu'à sa naissance : un roi électif
chargé de diriger les entreprises et de faire exécuter les lois
voulues par l'unanimité des citoyens . Commander les
armées en personne , administrer en personne la justice ,
furent long-temps ses premiers devoirs ; conférer à volonté
toutes les dignités et toutes les charges , sa plus glorieuse
prérogative.
Il est aisé de reconnoître dans ce gouvernement , qui
subsista presque sans altération jusqu'au démembrement
de la république , celui qui fut commun à tous les peuples
sortis des forêts du Nord , et qui précéda en Europe
l'établissement du système féodal . Chez toutes les nations
où le trône devint héréditaire , les nobles acquirent bientôt
ledroit de transmettre à leurs enfans les terres , les charges
et les honneurs , qui d'abord ne se donnoient qu'à vie :
l'intérêt de la dynastie régnante étoit de s'entourer d'un
grand nombre de familles toujours prêtes à la défendre ,
parce qu'elles tenoient d'elle seule leurs biens et leurs
titres : il ne fallut que quelques princes foibles pour laisser
s'accroître hors de toute mesure , ces dangereuses prérogatives
, et pour laisser perdre le pouvoir de les retirer à
volonté. Mais en Pologne , où la couronne resta élective ,
chaque nouveau roi dut toujours se montrer jaloux de ressaisir
le droit de conférer les honneurs et les biens propres
à s'assurer de nouveaux partisans , et nécessaires pour
récompenser ceux dont les suffrages l'avoient porté au trône .
Qu'il se fût trouvé un prince assez fort pour vaincre le
génie indépendant de sa nation , et pour assurer la couronne
à ses descendans , et peut-être que la féodalité s'établissoit
en Pologne comme dans toute l'Europe. On regrette que
le célèbre Robertson , dans son Introduction à l'Histoire de
Charles- Quint , ait laissé échapper une considération si
simple. Une étude apprrooffoonnddiieedduugouvernement polonais,
auroit pu lui fournir ce singulier
système qui , à la même époque , embarrassa dans ses liens
nombreux toutes les autres sociétés européennes .
Le même Robertson assure que tous les peuples barbares
jouissoient d'un degré d'indépendance qui paroit à peine
compatible avec un état d'union sociale , ou avec la subordination
nécessaire pour maintenir cette union. Il auroit
MARS 1807 . 505
pu en trouver un exemple frappant dans l'unanimité qui
detout temps fut exigée dans les diètes pour prendre une
résolution. M. de Rulhière pense que cette unanimité fut
également nécessaire chez toutes les nations qui envahirent
P'Europe ; et en effet , une telle loi paroît singulièrement
analogue aux moeurs indépendantes des Barbares , qui consentent
à peine à céder momentanément cette portion de
liberté , dont leurs incursions guerrières commandent impérieusement
le sacrifice.
T
On a peine à concevoir qu'une république qui fut constamment
entourée de voisins avides , et qui , par sa vaste
étendue , eût exigé de la vigueur et de la précision dans le
gouvernement , ait pu subsister tant de siècles avec le pouvoir
excessif attribué à chacun de ses membres. Cependant
M. de Rulhière fait bien sentir que le droit d'opposition
n'entraîna pas autant de désordres qu'on le supposeroit
d'abord , tant que les Polonais conservèrent une férocité
de moeurs qui n'est peut-être pas incompatible avec un
certain degré de civilisation. Alors le fer levé sur les opposans
rétablissoit souvent l'unanimité , et il falloit être mu
parun intérêt bien pressant , pour oser s'armer d'un droit
dont l'exercice entraînoit tantde dangers ; mais dans la suite,
lorsque les moeurs , devenues plus douces , eurent rendu
l'usage du glaive moins fréquent , les oppositions se multiplièrent
de plus en plus , et s'appuyèrent souvent sur les
prétextes les plus frivoles. Le mal ne fit qu'augmenter
quand l'extension des rapports de la Pologne avec les autres
Etats, et les progrès de la civilisation rendant le gouvernement
plus compliqué , des diètes composées des députés
ou nonces de chaque palatinat , furent presque toujours
substituées aux diètes générales .
Alors les députés venus avec l'ordre de s'opposer à certaines
résolutions , ou de ne laisser proposer aucune affaire
avant celle qui intéressoit immédiatement leur province ,
restoientd'autant plus inflexibles dans leur opposition , que
s'ils eussent cédé , la mort les attendoit peut- être à lear
retour; alors , on se fit un art d'égarer les délibérations ,
de proposer des questions futiles , mais propres à soulever
tous les esprits , de faire perdre ainsi en vaines clameurs
tout le tempsmarqué pour une session. Afin d'arracher des /
résolutions nécessaires à la conduite des affaires , le roi
n'avoit à opposer à cette malheureuse industrie que la patience
et l'obstination : souvent il ne congédioit point la
session que la faim , les veilles et l'épuisement des forces
-n'eussent triomphé enfin de l'opiniâtreté des opposans.
1
506 MERCURE DE FRANCE ,
« Sous le règne de Ladislas IV , c'est l'historienqui parle,
>> le dernier jour de la diète s'étant passé avant qu'on eût
>> rien conclu , le roi ne voulut pas séparer l'assemblée ; et
>>cependant une ancienne loi qui a pour objet de prévenir
>>la trop longue durée de chaque séance , et de la propor-
> tionner à cette durée d'attention que peuvent soutenir les
>> esprits d'une trempe commune , défendoit de rien traiter
>> aux lumières . On resta dans les ténèbres , chacun prenant
>> son repos assis à son rang, et il arriva ce que les romans les
>> plus fabuleux n'oseroient imaginer : un sénat et une diète
>> restèrent assemblés , chacun endormi à sa place , présidés
» par un roi endormi sur son trône .>>>
Toutefois , quelque jaloux que fussent les députés du libre
exercice de leur prérogative , les prières de la plus grande
partie de l'assemblée , le tableau des malheurs qui menaçoient
la patrie , présenté à des hommes sur qui elle avoit
conservé tous ses droits , suffisoient quelquefois pour ramener
l'unanimité des suffrages . Les Polonais détestent la
mémoire de Sizinski , qui , en 1652 , imagina le premier
de se soustraire par la fuite à ces sollicitations importunes ,
et laissa ainsi la diète dans l'impossibilité de rétablir l'unanimité
, et forcée de se séparer sans rien conclure. Dès-lors il
suffit de l'opposition d'un seul député , non-seulement pour
arrêter les délibérations , mais pour rompre toute assemblée.
Cette rupture n'eut pas même besoin d'être fondée sur quelque
prétexte ; et chaque membre d'une diète jouit de cette
prérogative que la république romaine n'avoitaccordée qu'aux
seuls tribuns du peuple , d'arrêter toutes les délibérations
par ce seul mot , je ne consens pas. Ce qui n'est pas moins
étonnant que cette prérogative même , ce sont les dangers
et la vie malheureuse qui attendoient celui qui en faisoit
usage . Il étoit ordinairement obligé de se dérober par la
fuite à l'indignation de ses concitoyens : il restoit caché des
années entières ; et les Polonais , tout en regardant ce droit
funeste comme le garant le plus glorieuxdeleur indépendance
, étendoient leur ressentiment jusque sur la famille
de l'imprudent qui l'avoit exercé : elle étoit comme
déshonorée par le souvenir de son action .
On conçoit que ces ruptures de diète devinrent bientôt un
moyen efficace , et toujours prêt entre les mains des puissances
voisines, toutes les fois qu'elles voyoient la république
disposée à se soustraire à l'anarchie, et à déconcerter tous
leurs desseins par des mesures unanimes et bien concertées .
Il leur suffisoit de trouver un seul nonce disposé à sacrifier
l'intérêt de sa patrie à des vues d'ambition personnelle ; et
MARS 1807 . 507
même, s'il craignoit d'affronter la haine publique qui poursuivoit
presque toujours l'auteur de la rupture , il lui étoit
souvent facile de trouver un prétexte dans quelque formalité
oubliée ou négligée , pour amener la séparation sans se
compromettre. « Le roi de Prusse , dit M. de Rulhière , a
raconté qu'un jour cherchant à faire rompre une diète , et
ses partisans , en petit nombre , ne pouvant trouver un
motif apparent qui cachât leur mauvaise intention , il
feuilleta les lois polonaises , ety découvrit l'ancienne défense
de rien traiter aux lumières : il leur écrivit de chercher à
prolonger quelque session jusqu'à l'entrée de la nuit , et
de faire apporter des chandelles . Il fut obéi. Les chandelles
furent apportées ; grande rumeur dans l'asseinblée : on crie
à la violation des lois ; <<* que l'ancien ordre des diètes est
>> interverti , que le pouvoir arbitraire tente tous les moyens
» de s'établir ; » et dans ce tumulte un nonce proteste contre
la validité d'une diète où les lois sont violées ouvertement . »
* Pendant trente années que dura le règne d'Aguste III ,
-toutes les résolutions proposées dans les diètes trouvèrent
des opposans , et ces assemblées se séparèrent toutes sans
rien conclure. Pendant ce long espace , nul pouvoir légal
pour surveiller la perception des impôts , l'emploi des deniers
publics , et l'entretien des troupes; nulles lois , nulles
mesures pour subvenir aux besoins du trésor , et pourvoir à
la défense de l'Etat. Le roi , le sénat , forcés de suppléer au
silence des diètes , sortoient chaque jour des limites d'une
autorité légitime. Les magistrats pouvoient impunément se
livrer à toutes sortes de vexations ; et le pouvoir arbitraire
exerçoit ses violences au sein même de l'indépendance et
de l'anarchie .
Pour remédier à tant de désordres , les Polonais n'avoient
qu'un moyen consacré par la constitution dans les périls de
l'Etat , la formation d'une ligue générale sous l'autorité d'un
chef choisi par la noblesse. Le consentement unanime n'étoit
plus nécessaire dans ces sortes d'assemblées ; tout s'y
décidoit à la pluralité des suffrages , et elles réunissoient en
elles seules le pouvoir de toutes les magistratures . Ces ligues ,
suivant M. de Rulhière , représentoient , dans la république
polonaise , ce qu'étoit la dictature dans l'ancienne Rome ;
mais ladictature augmentoit les forces du gouvernement,
en les concentrant, et tenoit tous les partis enchaînés; les
confédérations , au contraire , rompoient subitement tous les
liens qui attachoient la noblesse au chef de l'Etat , armoient
les diverses autorités les unes contre les autres , et laPologne
ne se sauvoit des désordres de l'anarchie qu'en se précipitant
dans la guerre civile.
508 MERCURE DE FRANCE ,
On devine bien que les puissances étrangères , suivant
les diverses espérances qu'elles fondoient sur les troubles
de la république , tantôt s'efforçoient d'empêcher ces confédérations
, tantôt se flattoient de les diriger à leur but , et
s'empressoient de leur offrir un perfide appui. Aussi vit-on
quelquefois les meilleurs citoyens s'opposer avec zèle à un
remède trop violent, plus dangereux que le mal même.
M. de Ruthière en raconte un mémorable exemple : les
Czartorinski , famille ambitieuse et puissante, indignés de
cette lutte perpétuelle de la noblesse contre la cour ei contre
lès grands , ne se proposoient pas moins que d'abolir l'unanimité
, de renverser la constitution jusque dans ses fondemens
, et d'y substituer une monarchie héréditaire. Déjà ils:
s'étoient acquis de nombreux partisans , et , cachant leurs
desseins sous de spécieux prétextes , ils alloient former ,
sous la protection intéressée de la Russie , une grande confédération
, qu'ils se flattoient de maîtriser et de conduire
jusqu'à l'exécution entière de leurs projets . Ils avoient entraîné
dans leur parti , en le trompant sur leur véritable but,
le grand général Branicki , l'homme le plus considéré de la
Pologne , moins encore par l'éclat de sa dignité que par la
noblesse de son caractère , et la fermeté d'aine qu'il conservoit
dans un âge avancé. C'étoit dans sa maison qu'ils appeloient
la noblesse pour souscrire à l'insidieux engagement
dont ils prétendoient la lier. Cent trente sénateurs , et Branicki
lui-même , avoient signé , quand Mokranouski entend
parler de cet événement , à l'instant où il alloit se consonmer.
Il se rend aussitôt chez le grand général , il se fait
jour à travers la foule , et saisissant l'acte de confédération
déjà consacré par tant de signatures , il proteste qu'on ne le
lui ôtera qu'avec la vie , et le déchire en morceaux aux yeux
des assistans étonnés. Cette fermeté est digne d'éloges , saus
doute : ce qui ne l'est pas moins , c'est que le grand général ,
frappé de ses raisons , entraîné par son éloquence , et convaincu
bientôt que la protection de la Russie ne peut être
que funeste à la république , lui confesse ingénument son
erreur, l'embrasse avec transport , et lui voue dès ce moment
une éternelle amitié .
Cependant les Etats voisins de la Pologne jetoient des
regards avides sur cette république , affoiblie depuis longtemps
par une inaction inquiète et tumultueuse , ayant
perdu tous ses moyens de défense , excepté son courage et
son amour pour l'indépendance. Leur jalousie mutuelle
pouvoit seule empêcher encore que l'un d'eux n'essayât de
saisir quelques lambeaux d'une si riche proie. Les bons
MARS 1807 . 509
citovens , et Mokranouski à leur tête , voyoient tout le
danger. Ils sentoient le besoin d'un mouvement général
dans l'Etat, pour en ranimer et en vivifier tous les membres :
ils sentoient tous les vices de la constitution , et ils desiroient
ardemment d'y remédier. Mais porter imprudemment le
marteau dans les parties les plus vicieuses de ce monument
antique , c'étoit s'exposer à faire crouler l'édifice entier , et
à voir écrasées sous ses débris la liberté publique et l'indépendance
nationale. M. de Rulhière a peint avec un talent
supérieur cette situation critique. Rien de plus intéressant
que la courageuse inaction de Mokranouski , dédaignant
également les menaces et les promesses de la Russie ; devinant
ses mauvais desseins par l'opiniâtreté de ses efforts
pour Teffrayer et pour le corrompre ; aimant mieux , par
une fermeté vraiment héroïque , laisser soupçonner son
intégrité et sa valeur , et perdre sans retour peut-être la
faveur publique , que d'exposer le salut de l'État par une
démarche hasardée; enfin , attendant avec une patience
à toute épreuve , l'instant où toutes les factions , forcées par
les mêmes craintes , se réuniroient pour le salut commun ,
et où il pourroit opposer aux ennemis de sa patrie une
confédération unanime. Tel étoit à-peu -près l'état de la
Pologne , lorsque Catherine II s'empara du trône de Russie ,
C. :
Métamorphoses d'Ovide , traduction nouvelle , avec le texte
latin ; suivies de l'analyse et de l'explication des Fables , de
notes géographiques , historiques , mythologiques et critiques,
par M. G.T. Villenave ; ornées de gravures, d'après
les dessins de MM. le Barbier, Monsiau et Moreau .
« Cette édition des Métamorphoses d'Ovide sera ornée de
> cent quarante-quatre gravures, dont les dessins ont été
>> confiés à MM.le Barbier , Monsiau et Moreau. Les succès ,
>> disent les éditeurs , que ces artistes ont mérités par leurs
talens sont le garant de celui qu'ils ne peuvent manquer
>> d'obtenir dans l'immense domaine des fictions mytholo-
>> giques. >>>
Ajoutons , pour donner une idée complète du luxe dont ils
prétendent embellir ce poëme , que « M. Didot l'aîné a donné
>> à son impression les mêmes soins qui rendent si recomman-
>> dables les superbes éditions qui sont sorties de ses presses. >>>
510 MERCURE DE FRANCE ,
Il est peut-être étonnant, que dans ce siècle où l'on aime
bien autant les beaux livres , que les bons livres , on n'ait pas
songé plutôt à publier une pareille édition du chef-d'oeuvre
d'Ovide. Car si les Métamorphoses ne sont pas , comme
>> le disent encore les editeurs , le premier poëme de l'anti-
» quité , du moins il n'est aucun ouvrage ancien ou mo-
>> derne qui puisse fournir autant d'inspirations à l'artiste, et
>> ouvrir à son génie une carrière plus vaste , plus riche , plus
>> variée. » Ce poëme est une suite de tableaux , déjà en quelque
sorte , tous dessinés , et qui ne semblent plus attendre que
les burins ou les pinceaux des artistes. Ou, pour mieux dire ,
ces tableaux sont achevés , ces gravures sont faites depuis
long-temps , et par les plus habiles maîtres. Il ne s'agissoit
plus que den choisir un certain nombre , et , en les adaptant
a la forme ordinaire d'un livre , d'en faire hommage au poète
dont le génie les avoit inspirés. Il me semble même que c'est
tout ce qu'il y avoit à faire pour embellir une édition des
Métamorphoses d'Ovide. On auroit vu avec plaisir les chefsd'oeuvres
de nos peintres modernes , réunis à celui d'un des
poètes les plus brillans de l'antiquité , et lui servant comme
de cortége.
,
Mais au lieu de choisir entre tant de tableaux déjà existans,
les éditeurs ont mieux aimé faire composer de nouveaux
dessins et nous devons nous féliciter de ce que les
artistes auxquels ils se sont adressés pour cela , ont eu assez de
talent et de goût , pour donner du bon , même en voulant
donner du nouveau. Cela n'est pas commun, il faut l'avouer .
Ce qui l'est encore moins, c'est de voir des éditeurs , deš
imprimeurs même , s'engager à tant de frais et de soins , dans
l'unique objet de faire paroître avec plus d'éclat qu'il n'en
avoit encore eu , un ancien poëme. Considérée sous ce seul
rapport , leur entreprise mériteroit peut- être des encouragemens
d'une autre nature que les éloges des journalistes , et
l'estime de leurs lecteurs.
Quant à moi , je paierai mon tribut en louant leur zèle ,
mais enmême temps je ne puis m'empêcher de les avertir que
le prix de leurs peines eût été beaucoup plus assuré , si au lieu
de traiter si magnifiquement un poëme ancien , qui n'est guère
lu que par les gens de goût , ils eussent traité de même quelqu'un
de ces ouvrages que tout le monde lit, comme par
exemple , un nouveau Roman , unPoëme modernee,, ou même
un Voyage anglais.
J'ai rendu aux dessinateurs , aux graveurs , et à l'imprimeur
la justice qu'ils méritent : tout ce qui dépendoit
d'eux dans cette édition, est très-bon, et ne mérite que des
MARS 1807 . 511
eloges. Maintenant , il doit m'être permis de relever dans le
texte quelques opinions qui m'ont paru hasardées.
Il y a deux choses principales à considérer dans cette édition
, la traduction et les notes. Je ne compte pas le poëme ,
qui est jugé depuis long-temps , et dont je pourrois par cette
raisonme dispenser de parler. La traduction est un peu diffuse ,
et les notes sont un peu longues ; mais la première est assez
fidèle , et le commentaire est quelquefois instructif. Avant
tout cela, on rencontre une vie d'Ovide , et avant cette Vie
unavertissement des éditeurs. Comme je me propose d'examiner
successivement chaque partie de cet ouvrage, je com
mence par l'avertissement.
<<Ovide , disent-ils , voyoit dans le poëme des Métamora
>> phoses le plus beau monument de son génie , celui de ses on-
>> vrages qui deviendroit son premier titre à l'immortalité, celui
>> qui devoit , avant tous les autres , triompher de l'envie et
>> du temps. La postérité a confirmé ce jugement. » On
croit reconnoître dès cette première phrase un auteur encore
jeune , et qui ne s'est pas assez exercé à écrire. Qu'est-ce qu'un
poëme qui triomphe du temps avant tous les autres ? Cela
veut-il dire qu'il parviendra le premier à la postérité ? Mais
quand on est assez heureux pour arriver là , peu importe le
temps qu'on a mis à faire le chemin , il suffit qu'on l'ait fait.
D'ailleurs , l'essentiel n'est pas tant d'aller à la postérité , que
d'y rester , et le poëme le plus heureux n'est pas celui qui
triomphe le premier du temps , mais celui au contraire qui
en triomphe le dernier. Je reviendrai sur cette phrase , qui
ne s'accorde pas exactement avec celles qui la suivent , et je
continue : « On peut , disent encore les éditeurs , reprocher à
» Ovide un défaut que tant d'auteurs pourroient croire
>> digne d'envie , trop de richesse dans le style , dans l'esprit ,
>> et dans l'imagination. » Cela est parfaitement juste , quoiqu'assez
foiblement exprimé ; Ovide a certainement trop
d'esprit , et il abuse de son imagination. Mais qui le croi
roit ? Les éditeurs ajoutent : « qu'Ovide traduit dans tous
>> ses détails par un bon écrivain , n'offriroit souvent qu'une
» stérile abondance de mots harmonieux. » Quel est encore
le sens de cette phrase ? Qu'ovide ne doit point être traduit
dans tous ses détails ? Mais en ce cas , autant valoit déclarer
qu'il ne faut point le traduire ; c'est aux détails qu'on reconnoît
Ovide ; c'est par les détails qu'il se distingue de tous les
autres poètes , et il est parfaitement inutile de le faire parler
français , quand on ne se propose pas de le faire connoître aux
Français. Si le traducteur a voulu dire qu'il faut être un mauvais
écrivain pour bien traduire Ovide, cela est de sa part beau512
MERCURE DE FRANCE ,
coup trop modeste : car sa traduction , toute foible qu'elle nous
paroît , est pourtant la meilleure que nous ayons encore lu
des Métamorphoses. Mais le sort d'Ovide seroit bien malheureux
, si après avoir passé sa vie parmi des hommes barbares ,
il ne pouvoit, après sa mort , avoir d'autres interprètes que de
mauvais écrivains. Enfin, je demande comment il se fait qu'un
poëme qui , traduit par un bon écrivain , n'offriroit souvent
qu'une sterile abondance de mots harmonieux , annonce trop
de richesse dans l'esprit et l'imagination de celui qui l'a composé
, et s'il est possible qu'Ovide soit un grand poète, et qu'en
înême temps ce poëme (qui n'est qu'un amas de mots harmonieux
) soit le premier monument de son génie , son premier
titre à l'immortalité.
Qu'Ovide soit un grand poëte , ce'an'est pas douteux : je crois
mêmeque le traducteur auroit pu se dispenser denous le prouver
par les autorités de Paterculus , Martial , Sérèque , Quintilien,
Saint Jérôme , Saint Augustin , Lactance et plusieurs
autres auteurs. Il suffisoit pour cela de bien traduiré son
chef-d'oeuvre. Mais point du tout, il faut encore entendre
Muret, Camerarins , Henri Etienne , Jacques Mycille ,
Passeret, Scaliger, Heinsius , etc. , et finir par conclure qu'il
y a de l'exagération duns les jugemens que tous ces auteurs
ontportés sur le poëte de Sulmone. Cette conclusion est juste;
et elleprouve selon moi combien il étoit inutile de citer tous
ces jugemens. Par exemple , que nous importoit de savoir que
Velleïus-Paterculus regarde Ovide comme le plus parfait
>> des poëtes latins ? » Quand on sait que ce même auteur
regarde aussi Séjan comme le plus parfait des ministres , on
se trouve naturellement porté à se métier de ses décisions.
Et que veut-on prouver , lorsqu'on assure que Martial
place toujours Ovide à côté de Virgile ? Je pourrois dire que
Martial avoit trop d'esprit lui-même pour être un bon juge
d'Ovide ; mais j'aime mieux penser que s'il a établi quelque
part un parallèle entre ces deux poètes, c'est sans doute dans
une épigramme contre Virgite.
Tachons de réduire tous ces éloges et toutes ces critiques
à leur juste mesure. Il est très-vrai que les Métamorphoses
sont le meilleur ouvrage d'Ovide. Quelle richesse de couleurs!
Quelle profusion d'images ! Quelle variété de tableaux !
Si on n'avoit lu que ses Tristes , ses Héroïdes , tous ces
poëmes monotones où il fait parler la douleur et l'amour avec
tant d'esprit, on ne le croiroit point capable d'avoir fait un
poëme aussi brillant. Celui-ci est un véritable chef-d'oeuvre ,
non pas seulement d'esprit et de grave, mais de poésie et
d'imagination. Cependant lorsqu'on vient à songer que cette
surabondance
1
MARS 1807 : 5.5.3
DEPT
DE
LA
ةيلمعلا
surabondance de poésie se trouve disséminée dans un espace
si vaste , que jamais peut-être aucun poëte n'entreprinde
parcourir un pareil , on en est un peu moins étonné. « Ce
>> poëme , nous dit l'éditeur, dont l'univers est la scène , em-
>> brasse tous les temps qui se sont écoulés depuis le com-
>> mencement du Monde jusqu'au règne d'Auguste. Les
>>Métamorphoses appartiennent à un genre de poëme que
>> les anciens nommoient cyclique , et qu'Ovide lui-même
>> appelle perpetuum carmen , » c'est-à-dire , que les Métamorphoses
ne pouvoient avoir d'autre fin que l'année et le
jour où il plaisoit au poète de les términer. Il faut ajouter
qu'heureusement pour ce poëme , Ovide vivoit dans un
siècle où on croyoit encore que le monde n'existoit que de
puis environ quatre mille ans : car s'il avoit vécu dans le nôtre ,
il auroit peut être regardé comme une chose impossible de
donner à ce même ouvrage un commencement ? Mais cet éloge
que l'éditeur veut faire des Métamorphoses d'Ovide , n'en
seroit-il point par hasard la critique la plus sévère ? Le poète
chante l'univers ! Voilà donc pourquoi son poëme , tout
brillant qu'il est , excite si peu d'intérêt : on ne s'intéresse pas
à l'univers ; on est peu touché de son histoire , et encore
moins de ses fables : tout ce qu'on peut faire , c'est de s'en
amuser pendant quelques instans. Son poëme embrasse tous
les temps ! Dites plutôt que ce n'est pas un poëme , mais une
collection de divers poëmes. Aussi ne croyez pas qu'il arrive jamais
à personne de lire ce chef- d'oeuvre tout entier. On lira
l'histoise d'Arethuse , puis le combat des Lapithes, puis l'histoire
de Pháéton , et on finira peut-être par la description du
chaos, qui se trouve au commencement : on aura toujours le
mêmeplaisir. Concluons de là que le chef-d'oeuvre d'Ovide , est
à une distance immense de ceux d'Homère et de Virgile ; car
il faut bien plus de talent pour imaginer , composer un
vaste tableau , que pour réunir avec plus ou moins d'art
divers petits tableaux dans un même cadre.
Mais , disent encore les éditeurs : « Vossius blâme ceux qui
>> reprochent à Ovide de n'avoir chanté , à l'exemple d'Ho-
>> mère et de Virgile , ni une seule action , ni un seul héros.
» Eh! comment l'eût il fait , s'écrie-t- il , puisqu'il devoit
» embrasser l'universalité des fables , à l'instar des poëtes
>> cycliques ? » La première de ces phrases signifie sans doute,
( quoiqu'elle dise absolument le contraire ) que Vossius blâme
ceux qui reprochent à Ovide de n'avoir pas suivi l'exem le
d'Homere et de Virgile , dont les poëmes ne contiennent que
le récit d'un seul fait. En ce cas , c'est Vossius qu'il faut
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
blamer ; car la raison qu'il donne pour justifier Ovide ne
prouve rien en faveur de ce poète. Ce ne sont point les mots
savans d'épopée , d'épisode , etc. , qui font l'importance des
règles ; et ce ne sont point non plus d'autres mots savans qui
endémontreront l'inutilité. Quand on nous aura ditque les
poètes qui chantent des universalités se nomment des poètes
cycliques , cela empêchera-t-il que ces poètes ne soient fatigans,
quelquefois même ennuyeux pour tous leurs lecteurs ?
Ovide, il est vrai , n'a jamais ennuyé personne ; mais il
fatigue , comme un autre , par son abondance et par la variété
même de ses tableaux ; et cependant que d'avantages n'a-t-il
pas sur tous ceux qui seroient tentés de former des plans aussi
vastes que le sien , et d'embrasser , dans leur audace , le domaine
entier de la poésie et de l'imagination ! Son ouvrage
étoit , pour les Romains , le recueil de leurs traditions anciennes
; et pour nous , il est encore pleinde tous les faits
dont on nous a entretenus dans notre enfance. Je puis me
tromper , mais quoiqu'il y ait peut-être diverses causes du
plaisir que nous fait la lecture sagement ménagée des Métamorphoses
d'Ovide , je ne puis m'empêcher de penser que
J'uned'elles au moins , est dans le charme des souvenirs que
ce poëme nous rappelle.
Résumons : il n'y a qu'un moyen d'exciter un vif intérêt
dans un poëme : c'est de le concentrer sur un fait, et sur un
homme unique ; c'est de suivre la règle d'Aristote , d'Horace
et de Boileau ; non parce que ces grands hommes l'ont établie ,
mais parce que l'expérience a démontré que telle est la loi de
la raison et du goût. L'autorité de Vossius paroît bien petite
à côté de pareilles autorités . Et si Ovide a réussi en s'écartant
de cette règle , mille autres poètes ont succombé , précisément
pour s'en étre écartés. D'ailleurs son succès est dans la littéra
ture une sorte de phénomène , dont on pourroit peut-être
assigner les causes , mais dont il ne faut pas espérer le retour.
La Vie d'Ovide contient aussi quelques superfluités et
quelques incorrections; mais on n'y trouve point de paradoxes
littéraires ; et les détails intéressans qu'elle renferme
pourroient en faire pardonner l'extrême longueur. Çe qui est
sûr , c'est qu'aucun autre ouvrage ne fait mieux connoître le
caractère de ce poète ; et par ce mot j'entends non-seulement
ce qu'il est pour ceux qui le lisent, mais encore ce qu'il fut
pourses amis et pour tous ceux qui vécurent avec lui. Tachons
d'endonner une idée.
Il est peut-être assez inutile de dire que la même année et
le méme jour virent naître Tibulle et Ovide. Ce qui l'est
moins , c'est de faire remarquer que Tibulle , qui par son
MARS 1807 . 515
:
age, ses goûts , et le genre même de son talent , sembloit ne
devoir être que le rival d'Ovide , fut pourtant son meilleur
ami. C'est une singularité bien digne d'être observée , que ,
dans le siècle d'Auguste, comme dans celui de Louis XIV,
les grands hommes qui se font rencontrés dans la même carrière,
aient fait tous leurs efforts , non pour se renverser les
uns les autres , mais pour se soutenir mutuellement . Virgile
el Horace , Racine et Boileau . Tibulle et Ovide , ont rempli
Jeurs ouvrages des preuves de l'amitié qui les unissoit. Il semble
même que chez les Romains , plus heureux que nous à cet
égard , les grands poètes , les fameux orateurs , les illustres
historiens vécurent toujours en paix ; du moins , il ne paroît
pas qu'à aucune époque , il se soit élevé entre eux de ces
dissensions qui vont jusqu'à rendre ennemis les uns des autres
ceux que la nature avoit unis par les mêmes g ûts. Pourquoi
cette union , tout à-la-fois si honorable pour les lettres et si
heureuse pour ceux qui les cultivent, ne subsiste-t-elle plus
parmi nous ? C'est ce que je n'ai pas l'intention de chercher
ici. Mais ce que je ne puis m'empêcher de dire , c'est que
chez les Romains , et ch z nous jusqu'a une certaine époque ,
les auteurs n'aspirèrent jamais qu'à la gloire littéraire , et qu'il
est dans la nature de cette gloire , et peut- être d'elle seule , de
pouvoir se partager sans s'affo blir. Ainsi il est naturel que
des poètes , des orateurs , des historiens vivent en paix , tant
qu'ils se contentent de cette sorte de gloire qui convient àleurs
occupations et à leurs talens. Mais lorsque l'intérêt , l'ambition
, surtout la fureur de faire prédominer certaines opinions
se mêlent aux discussions littéraires , c'est alors que naissent
les disputes sérieuses , et ces rivalités dangereuses qui produisent
les haines. Et voilà sans doute pourquoi on n'a
vu de grands auteurs enneinis les uns des autres , que chez les
Grecs à toutes les époques , et chez nous , depuis le commencement
de ce siècle , qu'on a appelé du nom de philosophique.
Continuons la Vie d'Ov de. Ce poète ne fut pas seulement
l'ami de Tibulle , de Virgile , et de tous les auteurs de son
temps ; il le fut encore des Gallus , des Cornélius , de tous
les hommes de son siècle , qui se distinguèrent dans les armes
ou dans les emplois civils; et pour tout dire , en un mot , il
fut aimé de tous ceux qui eurent occasion de le connoître. On
-pourroit employer le même mot pour'exprimer la qualité
dominante de son caractère et celle de son talent : on diroit
que la facilité faisoit également le fond de l'un et de l'autre ;
mais ce mot exprime ici des idées trop différentes , et nous
nous contenterons de dire qu'il n'étoit pas moins aimable dans
la société que dans ses ouvrages. L'attachement qu'il avoit su
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
inspirer à une foule d'hommes illustres par leurs places ét pår
la faveur du prince , résista à la plus terrible des épreuves , à
celle du malheur ; et le jour qu'il partit pour son exil , le jour
qu'il se sépara pour jamais de sa femme, de ses enfans , il ne
perdit aucun de ses amis. Plusieurs l'accompagnèrent à une
distance considérable de Rome; d'autres avoient d'avance
pourvu à tous ses besoins , et prévu les dangers qu'il pouvoit
courir. Enfin il arriva à Tomes; etlà, entouré d'hommes assez
barbares pour qu'il ne fût lui-même qu'un barbare au milieu
d'eux , il s'en fit bientôt de nouveaux amis. Ovide chantoit
leurs combats , il célébroit leurs fêtes ; il les célébroit dans
leur langue. Et ces peuples grossiers , émus par ces chants si
nouveaux pour eux, lui décernoient , dans les transports de
leur adımiration , des couronnes , qui le flattoient peu sans
doute, mais qu'il acceptoit peut-être aussi par reconnoissance
pour le sentiment qui les lui avoit fait décerner.
Est-ce donc là , dira-t-on , ce poète qui montre dans ses
Tristes tant de douleur et tant de foiblesse ? Oui , tout en
recevant les distractions que les temps et les lieux pouvoient
lui offrir , Ovide n'en sentoit pas moins le poids du malheur.
Voudroit - on que s'armant d'un courage affecté , et
d'une fausse philosophie , il eût tout-à-coup oublié qu'il
avoit été autrefois père , époux , citoyen ? Qui auroit - il
persuadé ? A qui eût-il pu faire croire que le poète de l'esprit
et des graces se trouvoit heureux sous le ciel nébuleux
du Pont, au milieu de la sauvage ville de Tomes? Ceux qui
parlent de sa foiblesse ont- ils bien réfléchi à ce qu'étoit l'exil
pour unRomain , et sur - tout pour un Romain tel qu'Ovide ?
Ne savent-ils pas qu'excepté Rome , l'Italie et quelques villes
éparses , en très-petit nombre sur la surface de la terre , tout
le restedu monde étoit plongé dans ce qu'on appeloit la barbarie
, c'est-à-dire l'ignorance la plus complète des arts et
des lettres ? Ovide , relégué à Tomes , y étoit plus malheureux
que ne le sont les exilés de Sibérie. Du moins ceux-ci ne
sont point seuls malheureux dans la terre de leur exil , du
moins ils peuventy porter avec eux leurs arts , ils y parlent
leur langue , ils s'y entretiennent de leurs espérances , et ilsy
jouissent enfin de la paix , de celle au moins des tombeaux.
Ovide étoit seul au milieu d'un peuple barbare , que d'autres
barbares menaçoient , fatiguoient tous les jours de leurs incursions
; et il n'avoit pour se consoler , ni des amis qui l'entendissent
, ni les arts , ni la paix , ni l'espérance. Oui , Ovide
étoit malheureux , et dans les ouvrages qu'il écrivit du Pont ,
il se montre ce qu'il étoit. On condamne sa foiblesse , comme
si un poète étoit obligé de se montrer impassible : que ve
MARS 1807 . 517
remarquoit-on plutôt, qu'au milieu de son malheur . son
talent seul fut toujours le même. Ses Tristes sont peut-être le
monument le plus remarquable qu'il nous ait laissé de son
génie , quoiqu'ils ne soient pas le plus beau. Par une singularité
qui n'appartient qu'à lui et à cet ouvrage , il y montre
tout à- la-fois beaucoup d'esprit et une douleur véritable.
Enfin il témoigne de la douleur. Auroit-on une meilleure
idée de son coeur, s'il n'en avoit pas éprouvé ? Ces peines qu'il
déploroit avec tant de oharmes , il les supportoit : il s'en plaignoit
avec ses anciens amis , et il tâchoit de s'en consoler avec
les nouveaux qu'il avoit su se faire. Sa douleur , comme sa
patience , ses Tristes comme les chants de victoire qu'il composoit
pour les habitans de Tomes , me paroissent également
prouver en faveur de son caractère.
Il semble que la foiblesse même d'Ovide auroit dû luiservir
de préservatif contre le malheur qu'il éprouva , et qu'un
homme de son caractère ne devoit point paroître assez dangereux
, pour mériter un exil sans fin. Quelle fut donc la
cause de cet exil ; par quel crime put-il s'attirer la disgrace
d'Auguste ? L'auteur de sa vie a fait sur ce sujet une longue
dissertation , dont je ne donnerai point l'analyse , d'abord
parce qu'elle est fort longue ; ensuite , parce que l'historien
finit par conclure qu'il n'en sait riendu tout.
-Il y a des auteurs qui ont imaginé que le malheur d'Ovide
eutpour cause principale la licence de ses écrits . Quelle erreur !
Ceux qui ont formé de pareilles conjectures , n'avoient sans
doute jamais lu que le titre de ses ouvrages. Il est trèsvrai
que des poëmes intitulés : les Amours , l'Art d'Aimer ,
ou du Remède d'Amour , ne donnent point d'abord une
haute idée des moeurs et de la sagesse de celui qui les a composés.
Il est plus prudent sans doute de ne faire que des
odes ou des églogues. Ces sortes d'ouvrages ont du moins le
mérite de n'effaroucher personne par leur titre. Mais ce
mérite est-il bien réel; et quand on fait de petits écrits qui
récelent quelques dangers , au moins pour une certaine classe
de lecteurs , ne vaut-il pas mieux encore les donner pour ce
qu'ils sont , que de cacher le venin sous une étiquette qui
trompe ? Ce que c'est que les réputations ! Horace , parce
qu'il a fait sans effort et sans travail quelques épîtres qu'il a
semées çà et là de maximes philosophiques , passera toujours
pour le poète de l'âge mur. On oublie qu'il a fait aussi des
odes , dont quelques-unes au moins renferment les tableaux
les plus obscènes , et les maximes les plus licencieuses. Virgile ,
parce qu'il a fait parler Tityre et Ménalque, sera le poète
des enfans , et il conservera toujours le surnomde chaste, que
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
l'antiquité , dit-on , lui avoit donné. Mais il faudra pour
cela qu'on oublie aussi une de ses églogues , et quelques vers
qui se trouvent épars dans les autres. Ovide enfin sera le poète
des jeunes gens , et j'avoue qu'à beaucoup d'égards il mérite
ce titre. Cependant les ouvrages d'Ovide , considérés dans leur
ensemble , sont beaucoup moins licencieux que ceux d'Horace
et de Virgile. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'y trouve pas un seul
vers dont l'explication fût aussi embarrassante s'il falloit la
donner à des enfans , que celle de certains vers d'Horace et
même de Virgile.
J'ai parlé des incorrections qui avoient échappé à l'auteur
de cette vie d'Ovide , et il faut bien que j'en cite au moins
quelques-unes. « Ovide , dit- il , cultivoit l'amitié de Cor-
>> nelius Gallus , favori d'Auguste , gouverneur d'Egypte ,
>> enrichi des dépouilles de cette province , savant distingué
>> et poète é'égiaque célèbre : il fut l'ami de Virgile , qui loi
>> dédia sa dixième églogue , et il se donna la mort pour
>>>avoir conspiré contre son bienfaiteur , etc. »
A qui se rapportent ces it? La grammaire dit que c'est à
Ovide; mais le sens veut que ce soit àGallus. Ailleurs , le biographe
, dit que ce poète « dédaigna de donner une hon-
>> teuse célébrité à quelques noms obscurs , à des hommes
>> avides de ses dépouilles, qui pendant son adversité eurent la
>>bassesse de convoiter ses biens , ce qu'il appelle énergique-
>>mentles tables de son naufrage , etc. >> Cette phrase contient
deuxfautes, toutes les deux extrêmement remarquables. Si l'auteur
eût dit ses biens qu'il appelle , etc. on eût entendu ce
qu'il vouloit dire; mais en mettant ce qu'il appelle , il nous
force de rapporter l'expression suivante , à l'action même
de ces hommes vils dont il parle , et de conclure que la
bassesse de ces hommes étoit une des tables du naufrage
d'Ovide. Mais qu'est-ce que les tables d'un naufrage ? L'auteur
ne sait pas apparemment que lorsqu'un vaisseau s'engloutit ,
les matelots s'accrochent comme ils peuvent à ses débris.Heureux
alors , heureux celui qui peut se saisir d'une planche ;
mais une planche n'est pas une table , et les tables d'un naufrage
ne disent absolument rien. Enfin il prétend qu'Ovide
mérite d'étre classé parmi les poètes les plus célèbres du siècle
d'Auguste, et sans doute il a voulu dire d'étre placé; car on
classe des hommes ou des choses , mais jamais unseul homme
et une seule chose.
Je me proposois d'examiner aussi la traduction du poëme ;
mais cet examen tout seul exigeroit un article beaucoup plus
long que celui - ci , et avant que cette édition des Métamor-.
phoses soit conduite à sa fin, je trouverai l'occasion de le
ةيملااهيلع
MARS 1807 . 519
faire, je me bornerai donc à placer encore ici quelques observations
sur les notes géographiques , historiques , mythologiques
, critiques , dont cette édition est enrichie ou chargée.
Je remarque d'abord que les Fables y sont des mithes, et
que lamythologie y est devenue de la mythographie , d'où il
suit qu'au lieu des raisonnemens d'un mythologiste , nous
aurons ceux d'un mythographe. A la bonne heure : le tort le
plus grave que se soient donnés les auteurs de ce siècle , n'est
pas d'avoir fait des mots nouveaux , et si celui des notes në
les avoit imités qu'en cela , on pourroit le lui pardonner ;
mais comme eux il débite quelquefois des niaiseries auxquelles
it cherche à donner une apparence de profondeur ; comme
eux il appuie ses niaiseries par un vain étalage de science ,
je veux dire par des citations faites sans choix et sans jugement
; comme eux enfin il attribue souvent à des auteurs
graves , ce qu'ils n'ont jamais ni dit, ni pense ; et ces sortes
de fautes ne sauroient s'excuser. Je me bornerai à citer un
exemple de chacune d'elles.
Ovide raconte l'histoire des filles de Minée , qui furent
métamorphosées en chauve-souris , pour avoir fait de la
tapisserie dans un jour consacré aux fêtes de Bacchus. « Leurs
> doigts agiles , dit- il , filent la laine , ou forment de riches
>> tissus , tandis qu'elles excitent leurs esclaves à les imiter. >>>
Cela étoit clair et n'avoit besoin de nul commentaire. Mais
àpropos de laine , l'auteur a jugé nécessaire de faire une
longue note dans laquelle il nous apprend que « toute la ri-
>> chesse des premiers habitans de la terre consistoit dans'eurs
» troupeaux , et qu'ils prenoient le plus grand soin des bêtes
> àlaine , et que Numa fit mettre l'empreinte d'une brebis
» sur lamonnaie qu'il avoit inventée , etc. >> Pourquoi donc
nous parler de ces bêtes , et qu'ont-elles de commun avec
Jes filles de Minée , qu'il appelle les filles de Minyas ? Au
lieu de rappeler tant de choses inutiles , j'aurois mieux aimé
qu'il se souvînt qu'un de nos plus aimables poètes a déjà
raconté en vers charmans cette même histoire , etquelenom
de Minée en est devenu si vulgaire, qu'il ne doit plus être
permis de le changer.
« L'amour , dit le poète , l'amour a soumis aussi à sa puis-
>> sance ce soleil qui féconde tout de sa lumière éclatante >»;
et il raconte les amours du soleil , ou pour mieux dire , il les
peint avec toute la pompe de la poésie , et il charge son
tableau de tout le luxe de son imagination. Mais nous n'en
serons pas quittes pour les fablesd'Ovide ; il faudra que, grace
aux soins du commentateur , nous écoutions encore celles de
M. Dupuis. « M. Dupuis, dit-il, avu dans le soleil, le chefde
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
n l'administration universelle du monde; sa vie fictive sous
>> le nom de Christ , la double nature qu'il a comme Christ ;
» l'incarnation de Christ expliquée par l'union de la lumière
au corps visible du soleil , etc. etc. C'est ainsi , continue-
>> tail , que M. Court de Gébelin , en voulant nous donner
>> le monde primit f, ne nous a donné qu'un monde nouveau.
Mais si la vérité conserve souvent tous ses voiles dans les
» systèmes ingénieux de ces deux savans , elle se montre
» quelquefois dégagée par de merveilleux efforts des ténèbres
>> de lantiquité. » Cette dernière phrase est assez obscure
pour qu'il soit entièrement impossible de savoir si le commentateur
approuve ou s'il désapprouve le passage qu'il a cité de
M. Dupuis. Mais si la vérité lui paroît conserver tous ses
voiles , c'est-à-dire , s'il ne sait pas bien à quoi s'en tenir sur
le fond du système de ce savant , il ne nous cache pas que ce
système lui semble ingénieux.
Il est bien le maître , assurément , de juger, comme il lui
plaît, les opinions qu'il rapporte ; mais si ce commentateur
étoit M. Villenave , je me perime trois de lui demander comment
il entend accorder des opinions pareilles avec celles qu'il
soutient quinze fois par mois, et s'il lui est permis de les rapporter
sans témoigner le mé, ris et l'indignation qu'elles doivent
naturellement inspirer à tout vrai Chrétien.
Des trois notes que j'aurai citées , la suivante est la seule
qui fût nécessaire ; elle n'a que le tort d'être mal faite , et de
contenir une fausseté. Ovide dit à Bacchus : « Ta main presse
>> les lynx at elés à ton char. » L'auteur veut expliquer ce
que les anciens entendoient par un lynx. « Le lynx , dit-il ,
>> animal fabuleux , amalgame des formes réunies , mais fon-
>> dues , de la panthère et d chien levrier. Il avoit les yeux
» perçans , et voyoit à travers les corps. Saint Jérôme raconte
>> sur ce monstre des choses merveilleuses dans sa quatrième
» épître au moine Chrysogone. » C'est ainsi qu'on faisoit
autrefois des notes sur les fables ou sur les mythes des anciens.
Je me souviens d'avoir étudié , dans ma jeunesse , une Mythologie
, ou , si on veut, une Mythographie , dans laquelle
il étoit dit que saint Augustin croyoit avoir vu des Satyres.
Lorsqu'un savant commentateur cite un saint Père , et qu'il
le cite gravement , qui est-ce qui osera révoquer en doute
la fidélité de sa citation ? Par exemple , n'est- il pas clair
maintenant que saint Jérôme , tout savant et tout homme
d'esprit qu'il étoit lui-même , croyoit aux lynx , et qu'il en
raconte des choses merveilleuses ? M. V. n'entend point faire
la censure de ce Saint ; il se contente de le citer : on n'a qu'à
vérifier son passage. C'est ce que j'ai fait , et voici ce que j'ai
MARS 1807 . 521
trouvé . Saint Jérôme écrit à un de ses amis : « Vous avez
n entièrement oublié , lui dit - il , notre ancienne amitié ;
>> vous ressemblez aux lynx , qui n'ont pas plutôt tourné la
>> tête , qu'ils ne se souviennent plus de ce qui étoit devant
» eux. Verum tu , quod naturá lynces insitum habent , ne
> post tergum respicientes meminerint priorum , et mens
» perdat quod oculi videre desierint , ità nostræ es neces-
>> situdinis penitus oblitus . » Ainsi une comparaison ingénieuse
de saint Jérôme est donnée ici pour une preuve de sa
crédulité , ou , ce qui revient au même , de sa sottise. J'aime
à croire que le commentateur s'est plutôt trompé lui-même ,
qu'il n'a voulu nous tromper. Mais, en ce cas , on ne peut
s'empêcher de dire qu'il n'a pas des yeux de lynx.
VARIÉTÉS.
GUAIRARD.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
On a appris à Constantinople , par un bâtimentbarbaresque
entré dans ce port le 28 janvier , que M. de Châteaubriant ,
après avoir parcouru la Syrie et l'Egypte , étoit arrivé en
très-bonne santé à Tunis. Les ruines de Carthage avoient
attiré cet illustre voyageur sur cette côte. Là , il devoit s'embarquer
pour l'Espagne , d'où ses amis espèrent recevoir trèsprochainement
la nouvelle de son heureuse arrivée.
Le conseiller-d'état à vie , directeur-général de l'instruction
publique , à MM. les Proviseurs des Lycées.
Paris , le 3 février 1807 .
Je m'empresse de vous faire part, monsieur le proviseur ,
de la satisfaction avec laquelle je viens d'être instruit que ,
sur cent soixante-quatorze élèves admis cette année à l'Ecola
polytechnique , il y en a cent quatre sortis des Lycées. Ce
résultat si honorable pour ces établissemens , doit être un
puissant encouragement pour vous et pour MM. les professeurs.
Je dois cependant vous prévenir que le conseil de perfectionnement
, quoique très- satisfait en général du degré
d'instruction des élèves qui se sont présentés à l'examen , a
fait sur quelques objets des observations que je crois très-utile
de vous transmettre.
1º. Le conseil a remarqué que beaucoup d'élèves , en arri
522 MERCURE DE FRANCE ,
vant à l'Ecole , ne possèdent que d'une manière imparfaite la
statique é'émentaire. Cette partie des conoissances exigées dans
le programme d'admission n'est pas moins important que les
autres; elle a cependant toujours été négligée. Le changement
que le conseil de perfectionnement a cru devoir faire , cette année,
dans la première partie du programme du cours de mécanique
, exige des élèves arrivans , la connoissance complète
de la statique élémentaire. MM. les examinateurs d'admissiou
seront , ainsi que la lot leur en impose l'obligation , aussi
sévères sur la statique, que sur l'algèbre et la géométrie.
La 2ª observation concerne l'enseignement du dessin de la
figure. Les candidats sortant de diverses Ecoles négligent
beaucoup trop cette partie, ils arrivent très-foibles , et leur
instruction dans les arts graphiques , pour lesquels la main
doit être très-exercée , en souffre nécessairement. Le jury
d'admission sera très-rigoureux , cette année , sur ce genre de
connoissances , et la perfection des dessins présentés influera
beaucoup sur l'admission et sur le classement des candidats.
L'étude des principes de la langue frança se n'a pas encore
été portée aussi loin qu'elle devroit l'être ; il est bien à desirer
que cette partie de l'instruction publique obtienne une attention
toute particulière.
Je vous invite, en conséquence , Monsieur le proviseur,
à redoubler d'attention et de zèle pour que les parties d'enseignement
qui laissent encore à desirer, soient portées cette
année au degré de perfection qui sera exigé de vos élèves.
J'ai l'honneur de vous saluer .
-
SigneFOURCROY.
L'état de mademoiselle Aubry ne laisse plus d'inquiétude.
La réduction de son bras est bien faite. Depuis
quelques jours , elle n'a plus de fièvre . La représentation à
son bénéfice lui a rapporté , dit-on , dix-huit mille fr.
M. Boutron est rentré dans ses fonctions de machiniste.
C'est mademoiselle Léon qui a remplacé mademoiselle
Aubry dans le rôle de Minerve. Le balet a été trèsapplaudi
: on a supprimé la gloire , dont l'aspect eût rappelé
aux spectateurs de trop fâcheuses impressions .
On annonce comme prochaine la première représentation
d'un grand opéra intitulé la Vestale. La musique est
de M. Spontini.
- L'Opéra- Comique doit donner , le r4 , la première
représentation de François Ir.
- La première représentation de l'Influence des Perruques
, donnée jeudi dernier sur le Théâtre de l'Impératrice
, a obtenu du succès. Les premières scènes ont élé .
MARS 1807 . 52.3
beaucoup plus applaudies que les dernières. Cependant ,
l'auteur a été demandé . Cette petite comédie , en un acte et
en prose , est , comme nous l'avons précédemment annoncé ,
de M. Picard , dont il est impossible de louer la fécondité
sans regretter l'abus qu'il en fait. Nous rendrons compte de
cette pièce quand elle sera imprimée.
Les comédiens italiens du même théâtre promettent un
opéra bouffon, intitulé l'Erede di Belprato (l'Héritier de
Belprato ) . Le succès toujours croissant du charmant opéra
des Due Gemelli aura sûrement déterminé le choix en
faveur de cette nouvelle composition de Guglielmi..
-L'exposition publique des projets d'architecture , déposés
au ministère de l'intérieur et au secrétariat de l'Institut
national , pour le monument à élever à la gloire de la
Grande-Armée sur l'emplacement de la Madelaine , a eu
lieu dans la grande galerie du Musée Napoléon , depuis le
samedi 7 mars jusqu'au 12 du même mois . Ces projets sont
au nombre de soixante-treize .
Les projets des élèves de l'école spéciale d'architecture ,
fruit du concours ouverts pour les obsèques de feu M. Ledoux
, un de nos plus célèbres architectes , sont exposés dans
l'une des salles du Palais des Arts aux Quatre-Nations ,
jusqu'au 15 de ce mois.
M. Renard , architecte et membre de l'ancienne académie
d'architecture , membre du comité de consultation des
bâtimens de l'Empereur , directeur en survivance de la manufacture
des Gobelins , est mort le 24 janvier dernier , âgé
de 58 ans. Il a remporté le grand prix d'architecture en 1773 ,
sur un pavillon d'agrément , au centre d'une pièce d'eau ,
destiné à un souverain .
Un décret rendu par S. M. au camp impérial de Varsovie
, le 25 janvier , renferme les dispositions suivantes :
« I ° . Les années de jouissance d'un brevet d'invention , de
perfectionnement ou d'importation , commencent à courir de
la date du certificatde demande délivré par notre ministre de
l'intérieur; ce certificat établit , en faveur du demandeur, une
jouissance provisoire qui devient définitive par l'expédition
du décret qui doit suivre ce certificat .
>> 2°. La priorité d'invention , dans le cas de contestation
entre deux brevetés pour le même objet, est acquise à celui
qui , le premier , a fait au secrétariat de la préfecture du département
de son domicile , le dépôt de pièces , exigé par
P'article IV de la loi du 7 janvier 1791. »
Un décret du même jour , porte que: « les fils des pro.
fesseurs des écoles de droit, pendant le temps que ceux-ci
524 MERCURE DE FRANCE ,
seront en exercice de leurs fonctions , ou lorsqu'ils seront
morts durant le même exercice, sont admis gratuitement ,
ainsi que les élèves nationaux dont est mention à l'art. 67
du décret du 4 complémentaire an 12 , aux études et à la
réception de tous les degrés , dans les mêmes écoles , à la
charge de se conformer à tous ce qui est prescrit par les lois
et réglemens concernant l'étude du droit. >>>
- S. Exc. le ministre de l'Intérieur a fait remettre à
M. Bordier , successeur de M. Argant de Versoix , la somme
de 6,000 fr , à titre d'encouragement et d'indemnité , tant
pour les dépenses qu'il a faites pour l'essai de ses nouveaux
réverbères , que pour celles qu'entraineront les nouvelles
expériences qu'il doit commencer le 1er novembre prochain ,
et qui auront lieu sur les places de la Concorde et du Carrousel
, et dans la rue de Richelieu. Il résulte du rapport
des commissaires nommés par l'administration , que le succès
des nombreuses expériences faites dans plusieurs villes principales
de l'Empire , a prouvé que les réverbères de M. Bordier
présentent les plus grands avantages, tant sous le point de
vue d'utilité publique , que sous celui de l'utilité particulière.
-On assure que M. Coste , premier médecin de laGrande-
Armée , a provoqué , de S. A. S. le prince Alexandre , ministre
de la guerre , l'ordre de faire vacciner tous les soldats qui
n'avoit pas encore eu la petite-verole . et que cet ordre a été
donné. D'après les tableaux parvenus au ministre de l'intérieur,
le comité central de Paris pense pouvoir couclure , que dans
l'espace de quinze mois , il a été vacciné , dans tous l'Empire
Français , environ quatre cent mille individus; c'est-à-dire ,
un tiers de la population naissante , et supposant que le
nombre annuel des naissances soit toujours , comme en
l'an X, d'environ onze cent mille. Il résulte d'après lerapport ,
qu'il est constant que la petite vérole devient plus rare
chaque jour ; des villes où elle revenoit périodiquement
en sont affranchies depuis quelques années. La mortalité diminue
dans laproportion des progrès de la vaccine. L'exemple
le plus frappant de cette différence se trouve à Vienne en
Autriche. Dans cette capitale, le nombre moyen des victimes
de la petite-vérole , calculé sur les dix années de 1790 à 1800 ,
s'est trouvé de 835 ; en 1804, il n'y en a eu que deux.
MODES du 10 mars.
Tout est rose-pâle dans les différens ateli 'rs de mode : on ne vent
ni robes ni chapeauxd'une autre nuance ; et ces Paméla , à petit fond
et å passe large , bien évasée , nouant sous le menton,sont de satin
rose , ou de paille blanche , doublée de rose.
Les lingères ne mettent plus de coques sur leurs bonnets de mousselinebrodée;
ce sont despattescouchées , en ruban rose-pale , ou d'un
blanc-linge , qui en forment la touffe .
MARS 1807 . 525
PARIS , vendredi 13 mars .
S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire a saisi
l'occasion des derniers succès de nos armées pour supplier
S. M. l'Impératrice et Reine d'agréer une fête qu'elle a
daigné accepter. Cette fête doit avoir lieu le 15 du courant
au palais du grand électeur, que S. M. la reine de Naples
abien voulu accorder à cet effet.
- On écrit de Brest , que d'après les nouvelles apportées
par un aviso récemment arrivé de Saint-Domingue , les mulâtres
, insurgés contre Christophe et les noirs , ont appelé le
général Ferrand à leur secours , et lui ont livré toute la partie
du sud de la colonie.
- La clôture des séances du grand sanhédrin a eu lieu le
lundi 9 mars. L'assemblée , en se séparant , a transmis son
travail aux commissaires de l'EMPEREUR , en les priant de
le faire parvenir sous les yeux de S. M.
LXII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Liebstadt , le 21 février 1807 .
La droite de la Grande-Armée a été victorieuse , comme le
centre et la gauche. Le général Essen , à la tête de 25,000 h. ,
s'est porté sur Ostrolenka , le 15 , par les deux rives de la
Narew. Arrivé au village de Flacies- Lawowa , il rencontra
l'avant-garde du général Savary , commandant le 5º corps.
Le 16 , à la pointe du jour , le général Gazan se porta avec
une partie de sa division à l'avant-garde. A neuf heures du
matin , il rencontra l'ennemi sur la route de Nowogorod ,
l'attaqua , le culbuta et le mit en déroute. Mais au même
moment l'ennemi attaquoit Ostrolenka par la rive gauche. Le
général Campana , avec une brigade de la division Gazan , et
le général Ruffin , avec une brigade de la division du général .
Oudinot , défendoient cette petite ville. Le général Savary y
envoya le général de division Reille , chef de l'état-major du
corps d'armée. L'infanterie russe , sur plusieurs colonnes ,
voulut emporter la ville. On la laissa avancer jusqu'à la moitié
des rues. On marcha à elle au pas de charge; elle fut culbutée
trois fois , et laissa les rues couvertes de morts. La perte de
l'ennemi fut si grande , qu'il abandonna la ville , et prit positionderrière
les monticules de sable qui la couvrent.
Les divisions des généraux Suchet et Oudinot avancèrent;
àmidi , leurs têtes de colonnes arrivèrent à Ostrolenka. Le
général Savary rangea sa petite armée de la manière suivante :
Le général Oudinot sur deux lignes commandoit la gauche;
le général Suchet le centre; et le général Reille , commandant
une brigade de la division Gazan, formoit la droite. II
T
526 MERCURE DE FRANCE ,
se couvrit de toute son artillerie , et marcha àl'ennemi. L'ina
trépide général Oudinot se mit à la tête de la cavalerie , fit
une charge qui eut du succès, et tailla en pièces les Cosaques
de l'arriere-garde ennemie. Le feu fut très-vif; l'ennemi
ploya de tous côtés , et fut mené battant pendant trois lieues.
Le lendemain l'ennemi a été poursuivi plusieurs lienes ,
amais sans qu'on pût reconnoître que sa cavalerie avoit battu
en retraite toute la nuit. Le général Suwarow et plusieurs
autres officiers ennemis ont été tués. L'ennemi a abandonné
un grand nombre de blessés. On en avoit ramassé 1200; on en
ramassoit à chaque instant. Sept pièces de canon et deux drapeaux
sont les trophées de la victoire. L'ennemi a laissé 1300
cadavres sur le champ de bataille. De notre côté , nous avons
eu 60 hommes tués et 4 à 500 blessés. Mais une perte vivement
sentie est celle du général de brigade Campana , qui
étoit un officier d'un grand mérite et d'une grande espérance.
Il étoit né dans le département de Marengo. L'EMPEREUR a
été très-peiné de sa perte. Le 103" régiment s'est particulièrement
distingué dans cette affaire. Parmi les blessés sont le
colonel du Hamel , du 21 ° régiment d'infanterie légère , et le
colonel d'artillerie Nourrit.
L'EMPEREUR a ordonné au 5º corps de s'arrêter et de prendre
ses quartiers d'hiver. Le dégel est affreux. La saison ne permet
pasde rien faire de grand. C'est celle du repos. L'ennemi a le
premier levé ses quartiers; il s'en repent.
LXIII . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Osterode, le 28 février 1807 .
Le capitaine des grenadiers à cheval de la garde impériale ,
Auzouï , blessé à mort à la bataille d'Eyland , étoit couché
sur le champ de bataille. Ses camarades viennent pour l'enlever
et le porter à l'ambulance. Il ne recouvre ses esprits que
pour leur dire : « Laissez-moi , mes amis; je meurs content ,
>> puisque nous avons la victoire , et que je puis mourir sur
>> le lit d'honneur , environné de canons pris à l'ennemi et
>> des débris de leur défaite. Dites à l'EMPEREUR que je n'ai
>> qu'un regret ; c'est que , dans quelques momens ; je ne
>> pourrai plus rien pour son service et pour la gloire de
>>> notre belle France ....... A elle mon dernier soupir., >>
L'effort qu'il fit pour prononcer ces paroles épuisa le peu
de forces qui lui restoient.
Tous les rapports que l'on reçoit s'accordent à dire que
l'ennemi a perdu à la bataille d'Eylan 20 généraux et goo officiers
tués et blessés , et plus de 50,000 hommes hors de
combat.
MARS 1807 . 527
Au combat d'Ostrolenka , du 16 , deux généraux russes ont
été tués et trois blessés.
S. M. a envoyé à Paris les seize drapeaux pris à la bataille
d'Eylan. Tous les canons sont déjà dirigés sur Thorn. S. M. a
ordonné que ces canons seroient fondus , et qu'il en seroit fait
une statue en bronze du général d'Hautpoul , commandant
la 2ª division de cuirassiers , dans son costume de cuirassier .
L'armée est concentrée dans ses cantonnemens derrière la
Passarge , appuyant sa gauche à Marienverder , à l'île du Nogat
et à Elbing , pays qui fournissent des ressources.
Instruit qu'une division russe s'étoit portée sur Braunsberg
à la tête de nos cantonnemens , l'EMPEREUR a ordonné qu'elle
fût attaquée. Le prince de Ponte -Corvo chargea de cette expédition
le général Dupont , officier d'un grand mérite. Le 26,
à deux heures après midi , le général Dupont se présenta
devant Braunsberg , attaqua la division ennemie , forte de
10,000 hommes , la culbuta à la baïonnette , la chassa de la
ville et lui fit repasser la Passarge , lui prit 16 pièces de canon ,
2 drapeaux , et lui fit 2000 prisonniers. Nous avons eu trèspeu
d'hommes tués .
Du côté de Gustadt , le général Léger-Belair se porta au
village de Peterswalde à la pointe du jour du 25 , sur l'avis
qu'une colonne russe étoit arrivée dans la nuit à ce village , la
culbuta , prit le général baron de Korff qui la commandoit ,
son état-major , plusieurs lieutenans- colonels et officiers , et
400 hommes. Cette brigade étoit composée de dix bataillons ,
qui avoient tellement souffert qu'ils ne formoient que 1600
hommes présens sous les armes.
L'EMPEREUR a témoigné sa satisfaction au général Savary
pour le combat d'Ostrolenka , lui a accordé la grande décoration
de la Légion-d'Honneur , et l'a rappelé près de sa personne
. S. M. a donné le commandement du 5º corps au maréchal
Massena , le maréchal Lannes continuant à être malade.
A la bataille d'Eylan , le maréchal Augereau couvert de
rhumatismes , étoit malade et avoit à peine connoissance ;
mais le canon réveille les braves : il revole au galop à la tête
de son corps , après s'être fait attacher sur son cheval. Il a été
constamment exposé au plus grand feu , et a même été légèrement
blessé. L'EMPEREUR vient de l'autoriser à rentrer en
France pour y soigner sa santé.
Les garnisons de Colberg et de Dantzick , profitant du peu
d'attention qu'on avoit fait à elles , s'étoient encouragées par
différentes excursions. Un avant-poste de la division italienne
a été attaqué , le 16 , à Stargard , par un parti de 800 hommes
de la garnison de Colberg. Le général Bonfanti n'avoit avec
528 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
ег
lui que quelques compagnies du régiment de ligne italien,
qui ont pris les armes à temps , ont marché avec résolution
sur l'ennemi , et l'ont mis en déroute.
Le général Teulié , de son côté , avec le gros de la division
italienne , le régiment de fusiliers de la garde, et la première
compagnie de gendarmes d'ordonnance , s'est porté pour
investir Colberg. Arrivé à Naugarten, il a trouvé l'ennemi
retranché , occupant un fort hérissé de pièces de canon. Le
colonel Boyer , des fusiliers de la garde , est monté à l'assaut.
Le capitaine de la compagnie des gendarmes, M. de Montmorency,
a fait une charge qui a eu du succès. Le fort a été
pris , 300 hommes faits prisonniers , et six pièces de canon
enlevées. L'ennemi a laissé cent hommes sur le champ de
bataille.
Le général Dabrowski a marché contre la garnison de
Dantzick ; il l'a rencontrée à Dirschan , l'a culbutée , lui a fait
600 prisonniers , pris sept pièces de canon , et l'a poursuivie
plusieurs lieues l'épée dans les reins. Il a été blessé d'une balle.
Le maréchal Lefebvre étoit arrivé sur ces entrefaites au coma
mandement du 10º corps ; il avoit été joint par les Saxons , et
il marchoit pour investir Dantzick.
Le temps est toujours variable. Il geloit hier; il dégèle
aujourd'hui. L'hiver s'est ainsi passé. Le thermomètre n'a
jamais été à plus de cinq degrés.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
A
DU SAM. 7. -Cp. olo c. J. du 22 sept. 1806,75f 75f 100 150 10
TSC ICC 150 7 f 75f 100000 oof ooo ooc . ooc . oocooc oof ooc oóc
Idem. Jouiss . du 22 mars 180772f. 6000০০০০০ ০০০
Aet. de la Banque de Fr. 1220f ovoof. Coc.000.0000 000
DU LUNDI 9. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 75 100 75f 74fgoe
75f. 8oc 75c 6ic 70c 6 c. 60c ooo ooi oof. ooc 000 000 000.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 500.000.coc boc
Act. de la Banque de Fr. 1215f oooof. oocooc. bo cof
DU MARDI 10. - C p. oo c. J. du 22 sept. 1806, 74f 7°c 60c. 550
50c 60c 55c boc 3 c. 400 450 500. 000 000 coc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 72f. o coocooc 000 000. 000 000 000
Act . de la Banque de Fr. 121af500 1210f. 000OOC
DU MERCREDI I1t . - Cp. 0/0 c . J. du 22 sept . fermée. ooc 006
000 000 000 ooc . 200 oofooco c . ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 7af 50c.ooc. oocooc oос оос
Act . de la Banque de Fr. 1212fc 1215 1212fDoc
DU JEUDI 12. Cp . ooc. J. du 22 sept. 1806 , fermée . ooc ooc ००० ००८
ooc ouc of ooc ooc qoc оос оос босоос ооcо соос оос оос COC OOC
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f 60c 7 f 72f 7c ooc oof coc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. 1212 500000oof. oooof
DU VENDREDI 13. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , fermée. 000 000
оос о с оос тос ooc oof oof ooc ooc ooo oof oo ooo ooc coc oof ooc cod
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f ooc ooc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. cooof coc cooof
SELAL
( NO. CCXCVI. )
(SAMEDI 21 MARS 1807
MERCURE
DEPT
DE
LA
5.
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
τ
ESSAI
SUR L'ASTRONOMIE . ( 1 )
Sous un règne propice à la gloire des arts ,
Près du calme des champs , non loin de nos remparts ,
S'éleva cette tour paisible et révérée ,
A l'étude des cieux par Louis consacrée. (2) .
(1) Cet Essai sur l'Astronomie parut en 1789. Les critiques du temps
y reconnurent le talent le plus riche et le plus éminemment né pour la
haute poésie. Ils louerent sur-tout cette versification à la fois savante et
facile , qui sait être originale et hardie , sans être jamais ni bizarre ni
forcée . M. de F ...., moins indulgent que la critique elle-même, a fait depuis
à cet ouvrage des changemens et des additions très-considérables qui paroissent
aujourd'hui pour la première fois. Il a retouché avec le même soin
tous les essais de sa jeunesse . On ne doit pas être surpris qu'avec tant de
sévérité pour lui-même , il trouve peu convenable qu'on publie sous son
nom , et sans son aven , des vers qu'il ne peut souvent reconnoître pour les
siens , tant ils sont différens de l'original ! Dépositaires de quelques manuscrits
, dont il a bien voulu nous permettre de faire 'usage , nous en avons
transcrit les beaux vers qu'on va lire. On les a imprimés sur une copic sevue
par l'auteur . Nous pouvons d'avance l'assurer ici , que le public éclairé partagera
toute notre reconnoissance .
(2) L'Observatoire.
Note du Rédacteur.)
نام
LI
530. MERCURE DE FRANCE ,
Je vins sur sa hauteur méditer quelquefois :
L'auguste poésie anime encor sa voix
En contemplant les cieux dont elle est descendue :
Son audace a besoin de leur vaste étendue .
Je connus , j'entendis les sages de ces lieux ;
.Et quand j'ose chanter leur art audacieux ,
Puissent-ils applaudir à celui du poète !
Déjà , de leurs travaux confidente secrète ,
La nuit descend; la nuit fait dans sa profondeur
De ses mille flambeaux rayonner la splendeur.
Cet empire des cieux qu'aujourd'hui développe
A l'oeil observateur le savant télescope ,
Cacha long-temps ses lois aux mortels curieux ;
En vain sollicité par nos premiers aïeux ,
Il s'ouvrit à nous seuls ; et , vaincu par nos veilles ,
Au verre industrieux confia ses merveilles .
Cependant , vers l'Euphrate , on dit que des pasteurs
Du grand art de Képler rustiques inventeurs ,
Etudioient les lois de ces astres paisibles
Qui mesurent du temps les traces invisibles ,
Marquoient et leur déclin et leur cours passager ,
Le gravoient sur la pierre ; et du globe étranger
Que l'univers tremblant rêvoit par intervalle ,
Savoient même embrasser la carrière inégale . (1 )
Ainsi l'Astronomie eut les champs pour berceau ;
Cette fille des cieux illustra le hameau.
On la vit habiter , dans l'enfance du monde ,
Des patriarches - rois la tente vagabonde ,
Et guider le troupeau , la famille , le char ,
Qui parcouroient au loin le vaste Sennaar .
Bergère , elle aime encor ce qu'aima sa jeunesse :
(1 ) Les tables Chaldéennes .
MARS 1807 . 53
Dans les champs étoilés , la voyez-vous sans cesse
Promener le taureau , la chèvre , le bélier ,
Et le chien pastoral , et le char du bouvier ? :
Ses moeurs ne changent point : et le ciel nous répète.
Que la docte Uranie a porté la houlette . ::
A Bientôt le laboureur imita le berger :
De saison en saison il sut interroger
Les signes immortels qui brillent sur nos têtes ,
Et régla sur leur cours ses travaux et ses fêtes .
Rejouis-toi , Memphis , entonne des concerts :
L'éclatant Sirius se lève dans les airs ;
Avec lui dans les champs l'abondance est venue ;
Le Nil s'enfle , et du fond de sa grotte inconnue
Epanche de ses flots le tribut renaissant ;
Son front porte d'Isis le mobile croissant ;
Une urne est dans ses mains , où , d'or pur enrichie
Brille du firmament l'image réfléchie ;
Et les ailes du sphynx en ombragent le tour.
La rive au loin résonne ; et le Dien tour-à-tour
Compte , et nomme , et bénit les étoiles propices ,
Qui , soulevant le poids de ses eaux bienfaitrices ,
Ont donné le signal des moissons et des jeux. (1 )
Hélas , qu'ils sont changés ces rivages fameux !
L'Alcoran à la main, l'ignorance stupide
S'assied sur les remparts où méditoit Euclide : (2)
Elle y commande seule ; et c'est là qu'autrefois
Hipparque à la science imposa d'autres lois .
De la voûte étoilée il élargit l'enceinte , ( 3 )
1
(1) On sait que les débordemens du Nil firent naître en Egypte les
observations astronomiques . r
(2) Alexandrie , qui vit fleurir dans son école Euclide , Hipparque et
tant d'autres grands hommes.
(3) Hipparque avoit à-peu-près comptédeux mille étoiles.
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
Et toujours de ses pas elle a gardé l'empreinte.
Mais que d'erreurs encor ! Les cieux trop entassés
Dans des cieux de cristal tournoient entrelacés ;
Et les astres , conduits par le seul Ptolémée ,
Publièrent mille ans sa fausse renommée .
Il confondit leur place , il changea leurs emplois.
Le soleil , indigné de perdre tous ses droits ,
Descendit de son trône , et , soumis à la terre ,
Au lieu d'être son roi devint son tributaire .
Cette Muse au front calme , au regard sérieux ,
Qui tient un globe d'or et mesure les cieux ,
A ses frivoles soeurs quelquefois est semblable :
Sous un air de sagesse elle aime aussi la fable ;
Et la fable a des cieux peuplé les régions. .
O mère des beaux vers , des douces fictions :
O Grèce , ne viens plus de ton docte Lycée
Rappeler la splendeur dès long-temps éclipsée !
Je sais que de ton nom les voyageurs épris ,
Sur les pas de Choiseul vont chercher tes débris;
Que ton goût instruisit le ciseau , la palette ;
Qu'Homère anime encor les accens du poète ,
Qu'il est le Dieu des arts; mais tes sages vantés ,
Dans Paris ou dans Londre aujourd'hui transportés ,
Rougiroient des erreurs qu'enfantoient leurs écoles.
Les cieux déshonorés pár tes rêves frivoles ,
Oublièrent Thalès , Démocrite , Platon ,
Mais ils me nomment tous Descartes et Newton.
Aux bois d'Académus , si fameux dans Athène ,
L'imagination trop souvent se promène ;
A Sous le portique même elle vient folâtrer .
C'est à Guide , à Délos , qu'on la veut rencontrer ;
On ne la cherche point dans l'asile des sages.
Qu'Ovide , en prodiguant l'esprit et les images ,
MARS 1807 . 533
Dieu du jour , avec toi fasse errer dans les airs
Les mois , tes douze fils aux visages divers ;
Qu'il monte , qu'il pénètre en ta cour immortelle;
Qu'il t'élève , en des vers éblouissans comme elle ,
Un palais que Vulcain enrichit à grands frais ,
Comme si l'univers n'étoit pas ton palais ! ( 1 )
Ovide en a le droit : volez dans la carrière ,
Coursiers dont les nazeaux nous soufflent la lumière ,
Et qu'en réglant vos pas , les Heures tour-à-tour ,
Soeurs d'un âge pareil , nous mesurent le jour !
J'applaudis ces tableaux ; ils sont faits pour séduire :
Un poète doit plaire , un savant doit instruire .
Et qu'ai -je appris des Grecs , de ces peuples menteurs ?
Bien peu de vérités , d'innombrables erreurs.
Ils croyoient ces grands corps suspendus dans le vide
Des points d'or attachés à leur voûte solide .
Leur soleil fatigué descendoit dans les mers .
Rome , sans l'éclairer , soumettant l'univers ,
Reçut les lois , les arts , les erreurs de la Grèce .
Quel système insensé nous a transmis Lucrèce !
J'aime ses grands tableaux , ses pensers vigoureux :
Soit que , réunissant sous un emblême heureux
Au pouvoir qui détruit le pouvoir qui féconde ,
Entre Mars et Vénus il partage le monde ; (2)
Soit que du genre humain il peigne le berceau ,
Qu'il brise de l'Amour les traits et le flambeau ,
Qu'il foule aux pieds la mort , et quand l'homme succombe ,
L'instruise à mépriser les terreurs de la tombe . (3)
(1 ) Voy. le début du second livre des Métamorphoses :
Regia Solis erat sublimibus alta columnis ,
Clara micante auro , etc.
Voy. l'Invocation à Vénus dans le premier livre de Lucrèce.
(3) Voy. les cinquième , quatrième et troisième livres du même poète.
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
Eloquent défenseur d'un dogme criminel ,
Lucrèce dit en vain que l'esprit est mortel :
Le sien vivra toujours ; mais à tant de génie ,
Pourquoi tant d'ignorance est elle réunie ?
Il veut qu'au haut du Ciel , l'oeil immense du jour
N'ait que cet orbe étroit dont j'embrasse le tour ;
Il se figure , enfin , qu'au réveil de l'Aurore ,
Mille feux s'élevant des monts qu'elle colore
S'arrondissent en globe , et d'un soleil nouveau (1 )
Tous les jours , dans les airs , vont former le flambeau.
Vérité qu'on fuyoit , il est temps de renaître !
Cieux , agrandissez-vous : Copernic va paroître !
Il paroît , il a dit : et les cieux ont changé.
Seul , au centre du sien, le soleil est range ;
Il y règne , et de loin voit la terre inclinée
Conduire obliquement les signes de l'année ,
Et montrant par degrés ses divers horizons ,
En cercle , autour de lui , ramener les saisons .
O grand astre , ô soleil , ta loi toute-puissante
Régit de l'univers la sphère obéissante ,
Depuis l'ardent Mercure , en tes feux englouti ,
Jusqu'à ce froid Saturne au pas apesanti ,
Qui prolonge trente ans sa tardive carrière ,
Ceint de l'anneau mobile où se peint ta lumière !
Tu les gouvernes tous. Qui peut te gouverner ?
Quel bras autour de toi t'a contraint de tourner ?
Soleil , ce fut un jour de l'année éternelle ,
Aux portes du chaos Dieu s'avance et t'appelle !
Le noir chaos s'ébranle , et , de ses flancs ouverts ,
Tout écumant de feux , tu jaillis dans les airs .
(1) G'est dans le cinquième livre de Lucrèce qu'on trouve cette ridicule
opinion.
MARS 1807 . 535
De sept rayons premiers ta tête est couronnée ,
L'antique nuit recule , et par toi détrônée ,
Craignant de rencontrer ton oeil victorieux ,
Te céda la moitié de l'empire des cieux .
Mais quel que soit l'éclat des bords que tu fécondes ,
D'autres soleils , suivis d'un cortége de mondes ,
Sur d'autres firmamens dominent comme toi ;
Et parvenu près d'eux , à peine je te voi .
Qui dira leur distance , et leur nombre , et leur masse ?
En vain de monde en monde élevant son audace ,
Jusqu'au dernier de tous Herschel voudroit monter :
L'infatigable Herschel se lasse à les compter ;
Il voit de toutes parts , en suivant leurs orbites ,
De la création reculer les limites :
Aussi grand que l'auteur , l'ouvrage est infini .
Vers ces globes lointains qu'observa Cassini ,
Mortel , prends ton essor ; monte par la pensée ,
Et cherche où du grand tout la borne fut placée.
Laisse après toi Saturne , approche d'Uranus ;
Tu l'as quitté , poursuis : des astres inconnus
A l'aurore , au couchant , partout sèment ta route ;
Qu'à ces immensités l'immensité s'ajoute .
Vois- tu ces feux lointains ? Ose y voler encor :
Peut- être ici , fermant ce vaste compas d'or
Qui mesuroit des cieux les campagnes profondes ,
L'éternel géomètre a terminé les mondes .
Atteins-les : vaine erreur ! Fais un pas : à l'instant
Un nouveau lieu succède , et l'univers s'étend .
Tu t'avances toujours , toujours il t'environne .
Quoi , semblable au mortel que sa force abandonne ,
Dieu , qui ne cesse point d'agir et d'enfanter ,
Eût dit : « Voici la borne où je dois m'arrêter ! >>>
Newton , qui de ce Dieu le plus digne interprète
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
1
Montra par quelle loi se meut chaque planète ;
Newton n'a vu pourtant qu'un coin de l'univers ;
Les cieux , même après lui , d'un voile sont couverts.
Que de faits ignorés l'avenir doit y lire !
Ces astres , ces flambeaux , qu'en passant l'homme admire ,
A qui le Guèbre antique élevoit des autels ,
Comme leur Créateur seront- ils immortels ?
Au jour marqué par lui , la comète embrasée ,
Vient-elle réparer leur substance épuisée ?
Meurent-ils comme nous ? On dit que sur sa tour ,
Quelquefois l'astronome , attendant leur retour ,
Vit , dans des régions qu'il s'étonne d'atteindre ,
Luire un astre nouveau , de vieux astres s'éteindre .
Tout passe donc , hélas ! Ces globes inconstans
Cèdent comme le nôtre à l'empire du temps ;
Comme le nôtre aussi sans doute ils ont vu naître
Une race pensante avide de connoître :
Ils ont eu des Pascal , des Leibnitz , des Buffons .
Tandis que je me perds en ces rêves profonds ,
Peut- être un habitant de Vénus , de Mercure ,
De ce globe voisin qui blanchit l'ombre obscure ,
Se livre à des transports aussi doux que les miens.
Ah, si nous rapprochions nos hardis entretiens !
Cherche-t-il quelquefois ce globe de la terre ,
Qui , dans l'espace immense , en un point se resserre ?
A-t- il pu soupçonner qu'en ce séjour de pleurs
Rampe un être immortel qu'ont flétri les douleurs ?
Habitans inconnus de ces sphères lointaines ,
Sentez -vous nos besoins , nos plaisirs et nos peines ?
Connoissez-vous nos arts ? Dieu vous a-t- il donné
Des sens moins imparfaits , un destin moins borné ?
Royaumes étoilés , célestes colonies ,
Peut-être enfermez-vous ces esprits , ces génies ,
MARS 1807 . 537
Qui , par tous les degrés de l'échelle du Ciel ,
Montoient , suivant Platon , jusqu'au trône éternel .
Si pourtant , loin de nous , de ce vaste empirée ,
Un autre genre-humain peuple une autre contrée ,
Hommes , n'imitez pas vos frères malheureux !
En apprenant leur sort , vous gémiriez sur eux ;
Vos larmes mouilleroient nos fastes lamentables .
Tous les siècles en deuil , l'un à l'autre semblables ,
Courent sans s'arrêter , foulant de toutes parts
Les trônes , les autels , les empires épars ;
Et sans cesse frappés de plaintes importunes ,
Passent , en me contant nos longues infortunes .
Vous hommes , nos égaux , puissiez-vous être , hélas ,
Plus sages , plus unis , plus heureux qu'ici-bas !
Oh , si j'osois plus loin prolonger ma carrière ,
Je chanterois encor cette cause première ,
Ce grand Etre inconnu dont l'ame fait mouvoir
Les millions de cieux où s'est peint son pouvoir.
Mère antique du monde , ô nuit , peux-tu me dire
Où , de ce Dieu caché , la grandeur se retire ?
Soleils multipliés , soleils , escortez - vous
Cet astre universel qui vous anime tous ?
En approchant de lui , pourrois-je entendre encore
Ces merveilleux concerts dont jouit Pythagore ;
Et que forment sans cesse en des tons mesurés ,
Tous les célestes corps l'un par l'autre attirés !
D'autres en rediront la savante harmonic ;
Moi , je sens succomber mon trop foible génie.
Et vous , qui m'avez vu repoussant le sommeil ,
Franchir les airs , chanter par-delà le soleil ,
Si de plus grands efforts plaisent à votre audace ,
Il est un Cassini , digne encor de sa race , (1 )
( 1 ) Cette famille illustre dans les sciences, compte quatre générations
;
538 MERCURE DE FRANCE ,
1
Qui s'offre à vous guider , qui règne en ce séjour
Où la sage Uranie a rassemblé sa cour .
Ainsi que ses aïeux la Déesse l'inspire :
C'est par eux que cent ans , elle accrut son empire ;
Tout ce qu'ont dit mes vers leur compas l'a prouvé,
Au ciel , d'où je descends , tous les jours élevé ,
Leur fils suit leur exemple : il sait d'une main sûre
Régler les mouvemens des astres qu'il mesure .
Quand la lune arrondie en cercle lumineux
Va , de son frère absent , nous réfléchir les feux ,
Il vous dira pourquoi , d'un crêpe enveloppée ,
Par l'ombre de la terre elle pålit frappée ;
Pourquoi , du haut des airs , cet astre de la nuit
Soulève l'Océan qui retombe à grand bruit ;
Tranquille , il fait rouler , dans leurs justes orbites
Autour de Jupiter , ses quatre satellites ;
Et , les montrant de loin au fier navigateur ,
Dirige en paix de Cook le vaisseau bienfaiteur.
Tout cède à ses calculs : et vous le verrez même
Assujettir aux lois que suit notre système ,
Et Cérès , et Pallas qui , naguère , à nos yeux ,
Ont , après Uranus , prit leur rang dans les cieux .
Sa main ramènera l'étoile déréglée ,
Qui vient , finit , revient , et court échevelée .
Moins de gloire appartient à mes humbles essais .
Toutefois j'ai voulu , des poètes français
Elever les regards vers de si beaux spectacles .
Et lorsque la nature , étalant ses miracles ,
Prodigue devant nous tant de trésors nouveaux ,
Comme elle , s'il se peut , varions nos tableaux .
d'astronomes depuis Dominique Cassini , appelé en France par les bien
faits de Louis XIV , jusqu'à M. de Cassini , son arrière petit - fils,
membre actuel de l'Académie des Sciences.
MARS 1807 . 539
Faut-il offrir toujours sur la scène épuisée ,
Des tragiques douleurs la pompe trop usée ?
Des sentiers moins battus s'ouvrent devant nos pas .
Au festin de Didon , voyez-vous Iopas ( 1 )
Chanter le cours des ans , des saisons incertaines ,
Et des célestes corps les changeans phénomènes ,
Et tout ce qu'autrefois enseignoit dans ses vers
Ce tout-puissant Atlas qui portoit l'univers ?
Reprenez tous vos droits , consultez les vieux âges :
Les poètes jadis furent les premiers sages .
Je choisis des sujets qui les ont inspirés .
Heureux si , les suivant dans des lieux ignorés ,
De l'antique Linus je retrouvois la lyre !
Puisse au moins , animé de leur noble délire ,
Quelque chantre immortel dignement retracer
Ce grand tableau des cieux que j'osai commencer !
(1) Premier livre de l'Enéïde :
Cithara crinitus Iopas ,
Personat auratá , docuit quæ maximus Atlas,
Hic canit errantem lunam solisque labores .
540 MERCURE DE FRANCE ,
11
ENIGME.
Je fus en tous les temps des mortels desiré :
Souvent de mes faveurs j'ai comblé le bas âge ;
Pour moi l'avare en vain a toujours soupiré ,
Et jamais du jaloux je ne fus le partage.
Près du volage amant j'apparois et j'expire ;
Je suis le prix des constantes amours ;
Dans un coeur bienfaisant j'établis mon empire ,
Et chez le sage enfin j'habiterai toujours .
LOGOGRIPHE.
Une étroite prison , à te parler sans feinte ,
M'enferme , ami lecteur . Au pouvoir de mes lois
J'enchaîne les sujets , et je soumets les rois ;
A leur foible raison souvent je porte atteinte.
D'Iris que j'embellis je suis le truchement ;
J'alarme tour-a- tour et rassure un amant .
En cherchant mes huit pieds , si tu veux me connoître ,
Lecteur , en un moment tu vas me voir paroître :
Je renferme un des tons trouvés par Arétin ;
De l'homme vertueux quel sera le destin ;
Un meuble fort utile ; un fruit ; une contrée
Où croît une liqueur à Bacchus consacrée ;
L'ornement des cités ; un titre précieux ;
Un vase où l'on gardoit , par un zèle pieux ,
Les cendres des héros ; un mal assez funeste ;
Un astre lumineux de la voûte céleste ;
Ce qu'un vil intérêt , l'aiguillon du nocher ,
Jusques au sein des mers nous fait souvent chercher .
CHARADE.
MON premier , pour servir , doit être tout entier ;
Grand , moyen , bel ou bas peut être mon dernier ;
Mon tout , bon ou mauvais , se fait dans mon premier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Pluie.
Celui du Logogriphe est Butor, où l'on trouve but, tu, or, ut, bru,
bu , tour, ou , brut .
Celui de la Charade est Bec-figue.
MARS 1807 . 541
Octavie , tragédie en cinq actes et en vers , représentée sur le
Théâtre Français , le 9 décembre 1806. In-8°. Prix : 1 fr. 80 c. ,
et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris , chez Vente , libraire ,
Boulevard des Italiens , n°. 7 ; et chez le Normant.
L'UTILITÉ 'UTILITÉ de la critique consiste principalement à mettre
à leur place les ouvrages dont la réputation est usurpée. Il
arrive souvent que des productions monstrueuses et barbares
fappent la multitude , imposent silence aux connoisseurs , et
jouissent d'un succès qui étonne et décourage le vrai talent.
L'intérêt du goût exige alors qu'on examine ces productions
avec une attention sévère , qu'on en relève tous les défauts ,
qu'on se serve des armes de la dialectique , et même de celles
du ridicule , pour les mettre à leur place, et les réduire à leur
juste valeur. Ces principes bien entendus suffisent pour faire
tomber tous les murmures que l'orgueil humilié fait entendre
sans cesse contre ceux dont le devoir est de rabaisser cet orgueil.
Si la vogue d'un mauvais livre est excessive , si ses proneurs
donnent dans l'exagération , peut-on exiger que la critique
soit indulgente ? Ne la force-t-on pas , au contraire ,
à sortir de la mesure qu'elle se prescrit ordinairement ?
Autant l'on doit être rigoureux à l'égard de ces productions
trop vantées , autant l'on doit mettre de modération
dans l'examen d'un ouvrage étouffé en naissant.
L'auteur d'Octavie se plaint d'une cabale , qui n'a pas même
permis qu'on entendit sa pièce. Il peut y avoir quelque chose
de vrai dans ses réclamations , et la lecture de sa tragédie
suffit pour convaincre que cet ouvrage méritoit du moins
d'être écouté. On n'y trouve ni situations romanesques , ni
caractères exagérés. Le plan est conçu avec assez de régularité ;
et nous avons vu quelques pièces plus défectueuses traitées avec
moins de sévérité. Cependant , on ne peut tout-à-fait accuser
le public d'injustice ; il est très - douteux qu'avec plus de
calme , la tragédie d'Octavie eût pu plaire aux connoisseurs.
Le grand vice tient au choix du sujet ; et sous ce rapport , on
peut dire, avec un critique très-éclairé , que l'auteur n'a pas
eu de plus grand ennemi que lui-méme.
Quoique cette tragédie n'ait pas réussi , l'examen que l'on
doit en faire peut être de quelqu'intérêt. L'auteur a pris pour
modèle une des pièces les plus renommées du célèbre Alfieri.
Le poète italien avoit jugé lui-même son Octavis peu propre
542 MERCURE DE FRANCE ,
à être représentée : il la regardoit plutôt comme un tableau
historique que comme une production théâtrale. Malheureusement,
le poète français n'a pas porté le même jugement
sur ce sujet.
Le parallèle que l'on se propose de faire des deux ouvrages
montrera quel parti le poète français a tiré de son modèle , et
pourra donner une idée de la manière d'Alfieri. On l'a souvent
appelé le Tacite des poètes : aucune de ses pièces n'a pu
lui faire accorder plus justement ce nom que celle dont nous
avons à nous occuper .
Les deux tragédies sont parfaitement conformes à l'histoire.
Tous les détails , et l'indication des principaux caractères se
trouvent dans les chapitres 60 , 61 , 62 , 65 et 64 du 14º livre.
des Annales de Tacite. Cette narration est un des chefs-d'oeuvre
de l'historien. On y admire en même temps la profondeur des
idées , et l'extrême vérité des portraits. La seule fiction que se
soient permise les deux poètes , c'est d'introduire Séneque
dans l'action. Cette fiction est heureuse , en ce qu'elle donne
à Octavie un appui qui soutient pendant quelques momens
l'espoir du spectateur.
Mais une narration parfaite peut être un mauvais sujet de
tragédie. Le caractère de Néron à l'époque de cette catastrophe
ne paroît pas propre au théâtre. Il ne peut l'étre,
comme l'a très-ju icieusement observé Racine, que lorsque ,
placé entre la vertu et le vice, il ne s'est pas encore livré à ses
affreux penchans. Au moment où il a franchi cette barrière
que la fermeté de Burrhus lui opposoit, il ne peut plus paroître
sur la scène. N'ayant pas même le courage du crime , il
n'excite que l'horreur et le mépris. Le caractère touchant
d'Octavie paroît avoir engagé quelques poètes à traiter ce
sujet , et l'auteur français n'est pas le seul que ce personnage
séduisant ait égaré. En effet , les réflexions de Tacite sur
Octavie , au moment où elle est reléguée à l'île de Pandataria
, sont faites pour inspirer le plus tendre intérêt. Après
avoir parlé d'Agrippine et de Julie , il ajoute :
<<Mais ces deux femmes n'étoient plus dans leur première
>> jeunesse ; elles avoient eu quelques momens de bonheur , et
>> le souvenir de leur ancienne prospérité pouvoit adoucir
» l'amertume des maux qu'elles souffroient. Octavie , au
>> contraire , trouva dans le jour de ses noces un jour de deuil.
>> Elle fut conduite dans la maison d'un époux où elle ne
>>devoit voir que des objets de larmes. Son père étoit destiné
>> à y périr par le poison , et son frère , presque en même
>> temps, devoit subir le même sort. Aussitôt qu'elle fut
>>mariée, une de ses femmes fut plus puissante qu'elle; et
1
MARS 1807. 543
>> Poppée n'épousa Néron qu'en jurant la perte de la pre-
>> mière épouse. Enfin , pour comble de maux , elle fut acca-
» blée par une accusation plus cruelle que la mort. Octavie ,
>> à l'âge de vingt ans , fut livrée à des centurions et à des
› soldats ; le pressentiment des malheurs qui la menaçoient
encore la faisoit mourir mille fois , et elle ne pouvoit jouir
>> du repos que la mort procure. » ( 1 )
press
On va voir qu'Alfieri et le poète français ont fait tous leurs
efforts pour peindre Octavie d'après l'idée qu'en donne l'historien
latin.
La première scène de la tragédie d'Alfieri est un beau tableau
historique. Sénèque y est représenté avec les couleurs les plus
vraies. Onyvoit la fausse position dans laquelle ce prétendu sage
s'étoit mis. Néron , sans s'expliquer sur Octavie , demande des
conseils au philosophe
<< Vous voulez des conseils , lui répond- il , lorsque vos pro-
>> jets cruels sont arrêtés dans votre coeur. Vos desseins sur
» Octavie ne me sont pas connus ; mais ce que vous me dites
>> me fait frémir pour elle. - Dites - moi , Sénèque , lui
>> réplique Néron , frémissiez-vous le jour où je crus néces-
>> saire de faire mourir son frère ? Le jour où vous avez
>> déclaré coupable la superbe Agrippine , votre ennemie ,
>> frémissiez-vous ? »
SENECA.
Consiglio a me , pur troppo !
Chieder tu suoli , allor che in core hai ferma
Già la feral sentenza. Il tuo pensiero
Noto or non m'è ; ma per Ottavia io tremo ,
Udendo il parlar tuo.
NERONE.
Dimmi ; tremavi
Quel di, che tratto a necessaria morte
Il suo fratel cadeva ? E il di , che rea
Pronunziavi tu stesso la superba
Madre mia , che nemica erati fera ,
Tremavi tu?
:
:
Néron ajoute bientôt la plaisanterie à l'outrage : lorsque
(1) Sed illis robur ætatis adfuerat : læta aliqua viderant , et præ
sentem sævitiam melioris olim fortunæ recordatione allevabant. Huic
primus nuptiarum dies loco funeris fuit , deductæ in domum in quá nihil
nisi luctuosum haberet , erepto per venenum patre et statimfratre : tum
ancilla domina validior ; et Poppoea non nisi in perniciem uxoris nupta ;
postremo crimen omni exitio gravius . Ac puella , vicesimo ætatis anno ,
inter centuriones et milites , præsagio malorumjam á vitá exempta ,
nondum tamen morte adquiescebat.
(Annales de Tacite , liv. 14, chap . 63. )
544 MERCURE DE FRANCE ;
Séneque le conjure de reprendre ses bienfaits , et de lui laisser
l'estime de lui-même , il répond :
« Je vous la laisse , si vous l'avez . Vous êtes en vérité un
>> grand maître de vertu ; mais vous savez qu'elle n'est pas
>> bonne dans toutes les circonstances. » Il lui reproche ensuite
son amour pour les richesses : « Vous le voyez , ajoute-t-il,
>> quoique je ne sois pas stoïcien , je vous donne des leçons de
» stoïcisme. »
NERONE. 1
Ove tu l'abbi , io la ti lascio. Esperto
Mastro sei tu d'alma virtù : ma , il sai ,
Ch'anco non sempre ella si adopta.....
Il vedi : insegno
Io non stoico a te stoico ; e si il mio senno ,
Tutto il deggio a te solp .
Néron, sans aucun ménagement , ordonne à Sénèque de
perdre Octavie dans l'esprit du peuple. Le philosophe veut
opposer quelque résistance , Néron l'interrompt :
« Je ne vous menace point , lui dit-il , de la mort ; vous
>> la méprisez , je le sais. Mais ce peu de réputation qui vous
>> reste , et dont vous faites tant de cas , souvenez-vous qu'il
>> est en mon pouvoir. Je peux vous l'enlever : ne me faites
» aucune observation , et obéissez . »
NERONE .
Non ti minaccio morte ;
Morir non curi , il so ; ma di tua fama
Quel lieve avanzo , onde esser carco estimi ,
Pensa , che anch' egli al mio poter soggiace .
Torne a te più , che non ten resta , io posso .
Taci omai dunque , e va ; per me t'adopra .
Ce dernier trait est de la plus grande profondeur ; il est
entièrement conforme à la pensée de Tacite sur l'apologie de
la mort d'Agrippine ( liv. 4 , chap . 11 ) .
La conspiration contre Octavie commence au second acte.
Poppée et Tigellin cherchent les moyens de la perdre. Tigellin
croit que le succès est sûr : Poppée , qui a étudié
profondément le caractère de Néron , n'est pas aussi tranquille ;
elle craint que le voeu unanime des Romains en faveur d'Octavie
n'effraye Néron :
« La crainte d'un peuple révolté , dit-elle , ne peut-elle
>> rien sur son ame ? Ne l'avez-vous pas vu trembler devant
>> Agrippine ? Quoiqu'il m'aimât avec fureur , a - t - il osé
>> s'unir à moi tant qu'elle a vécu ? Le silence de Burrhus
>> ne le faisoit-il pas frémir ? Sénèque , qui n'a aucun pou-
>> voir,
DE
MARS 1807 .
5.
Gen
>> voir , ne l'émeut- il pas quelquefois avec sa vaine élo-
» quence ? Voilà les remords dont je le crois capable. Ajou-
>> tez-y les murmures de Rome..... Ils entraîneront Octavie ,
>> répond Tigellin, où ils ont précipité Burrhus , Agrippine
>> et tant d'autres . >>> :
Tigellin , toujours sûr de réussir , se trouve avec. Néron ,
etluidemandequels moyens il emploiera pour perdre Octavie
sans faire murmurer le peuple. Néron lui parle des crimés
deson épouse, « Quels sont- ils, dit à l'instant Tigellin ? » « Je
>> ne l'aimaijamais, répond Néron.» Tigellinobserve avecbeaucoup
de bon sens , qu'un pareil crime ne suffira point pour
apaiser le peuple , indigné de la disgrace de l'impératrice :
il dit ensuite à son maître qu'Octavie en a commis un bien
plus grand; et , sans aucune préparation , il l'accuse d'adultère
avec le musicien Eucérus.
<< Pouvoit- elle démentir le sang de Messaline , dont elle
> est née , répond Néron ? »
Cette scène est odieuse et dégoûtante. Néron est avili aux
yeux des spectateurs. :
:
Bientôt Octavie paroît devant Néron. Elle lui témoigne
sa tendresse , et lui demande pourquoi il lui a ordonné de
revenir à Rome. Néron , avec une atrocité révoltante , lui
dit qu'elle est coupable d'adultère : elle veut se justifier ;
il lui donne un jour pour répondre à l'accusation dirigée
contre elle.
ハ
K
Octavie confie ses peines à Séneque. Il veut prendre sa
défense, et conçoit l'espoir de la sauver. Elle n'espère point ,
et ne demande à Sénèque que des consolations avant de
mourir.
<<Je n'ai pas , dit-elle , le courage de mépriser la vie. Où
>> aurois -je pu l'acquérir ? Je crains la mort , il est vrai ;
>> cependant je la desire , et je tourne mes regards sur vous ,
» ô Sénèque , qui apprenez si bien à la supporter ! »
Nel rientrare in queste
Soglie, ho deposto ogni pensier di vita.
Non ch' io morir non tema; in me tal forza
Donde trarrei ? La morte , è vero , io temo :
Eppur la bramo; e sospiroso il guardo
Ate , maestro del morire , io volgo .
C
Onentend un grand bruit : c'est le peuple romain qui a
appris le retour d'Octavie , et qui se précipite vers le
palais. Les uns croyant qu'Octavie est rentrée en faveur , les
autres qu'on veut la perdre ; tous font des imprécations contre
Poppée , et brisent ses statues. Néron , furieux , veut sur- le-
Mm
i 546 MERCURE DE FRANCE ,
1
!
champ prononcer l'arrêt de mort de son épouse. « Si vous
> voulez perdre en même temps le trône et le jour , lui dit
>> Sénèque , le moyen est tout prêt : faites périr Octavie. >>>
Néron, forcé de suspendre sa vengeance , envoie Tigellin
calmer le peuple , et l'autorise à tout promettre. Il chasse
ensuite Sénèque de sa présence : Poppée survient en ce
moment.
Cette scène de Néron avec ses deux femmes est , et doit être
ridicule. Cependant elle présente de la force et de l'originalité.
Poppée commence par insulter Octavie , qui lui répond
avec une fermeté modeste. Néron s'emporte :
<<Laissez-la parler, dit Poppée. Elle fait biende me choisir
>> pour juge : elle ne peut en avoir un plus indulgent. Quelle
>> punition pourrois-je infliger àcelle qui trahit l'amour de
>> Néron , que de ne plus le voir ? Et quelle punition pourra
>> lui paroître plus légère ? Je consens à ce qu'Octavie ne
>> cache plus son infâme passion: digne amante d'Eucérus ,
>> je veux qu'elle devienne son épouse. »
Eh ! lascia. Ella ben sceglie
Il suo giudice in me : qual mai ne avrebbe
Benigno piu? Qual potrei dare iopena
Achi l'amordel mio Neron tradisce ,
Quale altra mai , che il perderlo per sempre?
Epena a te , qual fia piu lieve? Il vile
Tuo amor, che ascondi in vano , appien ti fora
Per me concesso il pubblicarlo :degna
D'Eucero amante , degnamente io farti
D'Eucero voglio sposa .
Cette réponse est pleine d'adresse. Poppée pique l'amour
et la vanité de son amant. D'un côté , elle montre qu'à ses
yeux rien n'est plus cruel que d'être séparé de Néron, tandis
que de l'autre, elle indique que ce sera pour Octavie un
grand bonheur. Il est difficile de réunir en si peu de mots
une plus profonde méchanceté.
Poppée continue à profiter de ses avantages; elle reproche
à Octavie la honte de sa mère :
« Si je ne puis me vanter, dit-elle , d'avoir des empereurs
>> pour aïeux , suis-je donc d'un sang vil ! Mais quand j'en
» serois , ne me suffiroit-il pas de n'être point la fille de
>> Messaline ? » Octavie lui répond parfaitement : « Mes
» aïeux , dit-elle , étoient sur le trône : dans ce rang élevé ,
>> toutes leurs erreurs étoient exposées au grand jour; mais
personnen'a su ce qu'ont fait les vôtres qui ont vécu dans
>> l'obscurité. Si vous osiez vous comparer à moi , pourriez-
» vous me reprocher d'avoir plusieurs fois changé d'époux ?
:
3
I
:
MARS 1807. 547
A
» Ai-je passé tour-à-tour dans les bras d'un Rufus ou d'un
>> Othon ? >>
POPPEA.
E s'io
Avi nonvanto imperiali ,nata
Di sangue vil son io percio ? Ma, s'anco
Il fossi pur, nonfiglia esser mi basta
Di Messalina.
:
OTTAVIA.
Aveanmiei padri regno ;
Noti ad ogni uomo i loro error son quindi
Ma , degli oscuri o ignoti tuoi , chi seppe
Cosa giammai? Pur , se librar te meco
Alcun si ardisse , a Ottavia appor potria
Gli scambiati mariti ? Avanzo forse
Son io d'un Rufo , o d'un Ottone.
Cependant la révolte ne s'apaise point; et Néron déclare ,
en présence de Sénèque , qu'il dévoilera bientôt les crimes
d'Octavie. Le philosophe alors ne garde plus aucune mesure ;
il parle librement au prince. La finde cette scène est belle :
SÉNÈQUE.
« Prenez garde , Néron , il est plus facile d'opprimer
>> Rome que de la tromper. Vous avez souvent fait l'un ,
>> jamais l'autre.
NÉRONA
>> Je me suis plus d'une fois servi de vous pour la tromper.
>> Vous étiez très-propre a cette fonction.
SÉNÈQUE.
>> Je fus souvent coupable; mais j'étois à la cour de Néron .
>>> Vil esclave !
NERON.
SENEQUE.
:
>> Je le fus tant que je gardai le silence..Le jour est venu
» où je prononcerai librement des discours que vous n'avez
>>jamais entendus. Je sais que ces dernières paroles n'expie-
>> ront point mes fautes : mais peut-être ma mort me jus-
> tifiera-t-elle aux yeux de la postérité.
NERON.
>> Je saurai vous faire avoir la réputation que vous méritez.
SÉNÈQUE.
>>Pendant que j'entends les cris du peuple , et que la
» crainte enchaîne votre fureur , vous êtes forcé de me sup-
Mma
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> porter encore : je me plais à exciter votre vengeance, et
>> à vous dire la vérité avant que vous ayiez recouvré assez
>> de courage pour me faire périr. Vous ne sacrifierez point
>>Octavie tant que je vivrai , je vous le jure. Je peux aug-
» menter la rage d'un peuple déjà ému ; je peux révéler les
>> attentats auxquels j'ai eu part , et vous plonger dans un péril
>> plus grand que vous ne croyez. Je fus le conseiller de
>> Néron , et je m'endurcis le coeur pour le servir par ma
> lâche complaisance. Je crus ou je feignis de croire que
>> Britannicus étoit coupable pour avoir perdu le trône ,
>>Agrippine pour vous l'avoir donné , Plautus et Sylla pour
» en avoir été jugés dignes , et Burrhus pour vous l'avoir
>> conservé tant de fois. Mais je me crus ou je me crois
>> encore plus coupable qu'eux. Je le dirai ouvertement , je
» le répéterai à tous ceux qui voudront m'entendre , soit si
>> je vis , soit au moment de ma mort. Assouvissez votre
>> rage sur moi , vous le pouvez sans danger ; mais trem-
>> blez , si vous faites périr Octavie : je vous l'annonce , tout
» son sang retombera sur votre tête. Il m'importoit de vous
>>parler ainsi : j'ai parlé, répondez-moi suivant votre usage
>> à de tels discours ; envoyez-moi la mort. >>
९
SENECA.
Bada, Neron; piuche ingannar , t'è lieve
Roma atterrir : l'uno assai volte festi ;
:
L'altro non mai.
NERONE.
Ma , di tepur mi valsi
Ad ingannarla io spesso ; è a cio pur eri
Arrendevole tu.......
SENECA.
Colpevol spesso
Anch' io : ma in corte di Nerone io stava.
NERONE.
Vil servo! ....
SENECA.
Il fui , finch' io mi tacqui ; or sorge
Il di , ch'io sciolgo a non piu intesi detti
Libera lingua. Al mio fallire ammenda
Fian lieve i detti , è ver ; ma in fama forse
Tornar potrammi alto morire.
;
1 NERONE.
Infama
Io ti porrò , qual merti.....
SENECA.
In fin che grida
Di plebe ascolto, che il furor tuo erudo
MARS 1807 . 549
1
Col tuo timor rattemprano , t'è forza
Soffrirmi ancora : e l'irritarti intanto
Giova a me molto ; e il farti udir si el vero ,
Che al ritornar del tuo coraggio io cada
Vittima prima : e, se me pria non sveni ,
Ottavia mai svenar non puoi , tel giuro.
Io trar di nuovo , ea piu furore , iiooppoosso
La gia commossa plebe; appien svelarle
Ioposso inostri empimaneggi :io trarti ,
Piuche nol credi , ad ultimo periglio,
Iodi Neronfui consigliero ; e m'ebbi
Vestito il core dell ' acciar suo stesso .
:
Io vil , credei per compiacerti , o finsi
:: Creder , (pur troppo ! )del perduto trono
ReoBritannico pria ; quindi Agrippina
D'avertel dato ; e Plauto , c Silla , rei
D'esserne degni reputati ; e reo
Di piu volte serbato avertel , Burro :
Ma, reo stimai me piu di tutti , e stimo :
Eapertamente , a ogni uom, che udire il voglia,
Invita, e in morte , io'l griderò . Tua rabbia,
Sbramala in me; securo il puoi : ma trema ,
Se Ottavia uccidi : io te l'annunzio, tutto
Sovra il tuo capo tornera il suo sangue.
Dissi ; e il dir ni importava. Ame in riposta
Manderai poscia , a tuo grand' agio , morte.
1 .
مدق
:
(
Cette tirade a quelques rapports à un trait du rôle d'Agrippine
que Racine a imité de Tacite :
Je révélerai tout , exils , assassinats ,
Poisonmême....
mais la situation est différente ; et l'auteur a eu l'art de relever
Sénèque dans le moment où il étoit le plus avili.
Néron est un peu effrayé du discours de Séneque ; mais
Poppée ranime sa fureur.Tigellinl'engage à convaincre Octavie
du prétendu crime qui lui est imputé : alors le peuple ne
s'intéressera plus à elle. 1
Les moyens proposés par Tigellin sont employés dans un
entr'acte. Octavie revient , et Sénèque lui annonce que ses
femmes ont attesté son innocence au milieu des tourmens.
Cela donne quelques lueurs d'espérance ; mais elle est bientôt
détruite par Tigellin , qui a suborné le délateur Anicetus ,
afin qu'il déclarât que l'impératrice a voulu , de concert avec
lui , soulever l'armée navale de Misène. Octavie , accablée de
cette nouvelle accusation , prie Tigellin de faire venir auprès
d'elle Néron et Poppéc, Sénèque , étonné de cet ordre , luí
demande quel en est le motif. Elle dit qu'elle veut mourir
à leurs yeux. Il cherche à la détourner de ce dessein ; elle
ne lui répond qu'en l'invitant à lui dire si elle peut encore
3
550 MERCURE DE FRANCE ,
avoir quelque espérance. Sénèque reste muet; Octavie poursunt
:
« M'aimez - vous assez peu pour me refuser votre
>> secours ? J'ai tout à craindre tant que mon ame ne sera
>> point séparée de ce corps malheureux. Quels supplices ne
>> peut - on pas lui faire supporter ? Si je cédois aux tourmens
» et aux menaces; si jamais la crainte faisoit sortir de ma
>> bouche l'aveu coupable d'un crime que je n'ai pas commis ,
» et auquel je n'ai jamais pensé..... Habitué depuis de lon-
>> gues années à voir la mort de prés , vous êtes sûr de vous ;
>> je ne le suis pas de moi. Je sors à peine de l'enfance ; mon
>> coeur n'est pas encore aguerri ; mes membres délicats ne
>> pourroient résister aux tourmens : je n'ai point été formée
» aux vertus courageuses , et je suis foiblement armée contre
>> une mort cruelle et prématurée. Par vous seul je puis sans
>> effroi sortir de la vie; mais je n'ai pas la force d'attendre
>> le sort affreux qui m'est réservé. »
T
OTTAVIA.
L
Tu , fermo in ciò , da men mi credi ; e m'armi ?
Tremendo ci m'è , fin che dell' alma albergo
Queste misere mie carni esser veggio.
Ohqquuaallpuò farne orrido strazio?Es'io
Alle minace , ai tormenti cedessi ?
Se per timor mi uscisse mai del labro
Di non commesso , ni pensato fallo ,
Confession mendace? .... Da lunghi anni
Uso a mirar dappresso assai la morte
Tu stai securo io non cosi ; d'etade
Tenera ancor , di cor mal fermo forse ;
Di delicate membra ; a virtù vera
Non mai nudrita ; e incontro a morte cruda
Ed immatura , io debilmente armata :
Per te , se il vuoi , fuggir poss' io di vita ;
Ma , di aspettar la morte io non ho forza.
Le suicide ne peut guères être mieux justifié. Séneque
consent enfin à lui donner du poison;; et elle meurt auxyeux
de Néron et de Poppée , en pardonnant à son époux les
maux qu'elle a souffer's.
Cette tragédie d'Alfieri offre, comme on le voit , quelques
beautés ; mais le fonds en est essentiellement vicieux.
L'horreur du crime n'est tempérée ni par l'élévation , ni par
l'importance des motifs ; et la foiblesse opprimée par un
monstre ne peut opposer qu'une froide résignation aux maux
qui l'accablent , sans lui laisser un moment d'espérance. Le
poète français ne paroît point avoir senti ce vice de son
sujet.
MARS 1807. 551
Il a cru devoir commencer sa pièce par une scène où
Sénèque peint à un ami la situation de Rome et du monde ,
sous Néron; cette scène , qui paroissoit nécessaire , offre un
tableau assez vrai :
Dansquelle ignominie , et quelle horreur profonde,
Hélas ! sont descendus les conquérans du monde !
Ces Romains si jaloux de leurs antiques droits ,
Qui ne savoient fléchir que sous le joug des lois;
Ces fiers triomphateurs, enfans de la victoire ,
Plus grands par leurs vertus encor que par leur gloire!
S'il est vrai que ce globe , où règnent tous les maux,
Vieillisse, et doive un jour rentrerdans le chaos;
Pour se renouveler , si cette race impie
Sous la destruction doit être ensevelie,
Sans doute nous touchons à ce terrible instant
Où tout va s'engloutir dans la nuit du néant .
Mais j'aperçois Néron : quel air sombre et farouche !
Ah! quelqu'arrêt de mort va sortir de sa bouche.
Sénèque ne se trompe point : Néron prononce la mort de
Plautus et de Sylla , parens d'Octavie. Il annonce ensuite le
projet de répudier son épouse, et de s'unir à Poppée ; le philosophe
s'y oppose de tout son pouvoir , et plaide avec force
contre ledivorce. Les raisons qu'il fait valoir sont très-bonnes;
mais sont-elles bienplacées dans sa bouche ? On sait qu'avant
l'établissement de la religion chrétienne, les hommes n'avoient
pas la même idée que nous du mariage. Il paroît donc inconvenant
que Sénèque parle sur cette matière , comme un
docteur moderne. Sans condamner , comme il le fait , le
divorce en général , il devoit se borner à opposer les vertus
d'Octavie aux vices séduisans de Poppée. Néron ne fait à
Sénèque aucun reproche sur sa conduite passée ; il lui dit
seulement que ses représentations l'ennuient :
Qu'à vos préceptes Rome accorde son suffrage ;
Dans vos doctes écrits , vous-même , en liberté ,
Transmettez-les aux yeux de la postérité.
Mais veuillez m'épargner leur âpre sécheresse ,
Vous en avez assez fatigué ma jeunesse.
Cette réponse de Néron est plus théâtrale que celle qu'Alfieri
lui prête ; mais elle est moins historique et moins conforme
à l'idée qu'on se fait des personnages. Il est évident
qu'après la mort d'Agrippine , Néron devoit se moquer de
toutes les leçons de Sénèque dont il connoissoit la lâcheté.
L'auteur consacre quelques scènes à développer le caractère
d'Octavie. Quand Néron la condamne à l'exil , elle lui rappelle
la conduite qu'elle a tenue , d'une manière assez touchante.
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
Néron est sourd à tous ses discours. Tigellin vient lui
annoncer que le peuple se révolte : il se montre un peu
moins lâche que dans la tragédie italienne ; cependant il
donneà peu-près les mêmes ordres .
Dans le second acte, le poète français ne s'écarte presque
pas des combinaisons d'Alfieri : on remarque même quelques
imitations dont le choix n'est pas heureux. Nous citerons
entre autres , la réponse de Néron , lorsque Tigellin lui a
dit qu'Octavie est coupable d'adultere :
Peut-elle démentir le sang dont elle sort ?
Digne en toutde sa mère, elle en aura le sort.
Cette situation est révoltante , et , comme nous l'avons
observé , plonge Néron dans le plus grand avilissement.
Le troisième acte est encore une imitation d'Alfieri ; l'auteur
cependant a imaginé quelques situations qui ne sont pas
sans intérêt. Poppée , prête à réussir dans ses projets , éprouve
des pressentimens funestes : la nuit précédente , elle a eu un
songe mystérieux qui lui annonce le sort qui la menace. Le
récit de ce songe , fort bien amené , auroit pu donner lieu à
des beautés poétiques : malheureusement il est écrit d'une
manière foible et peu correcte. L'auteur , en imitant la
scène d'Alfieri , où Séneque ne garde plus aucune mesure
avec Néron , a su ajouter un dialogue vif et serré qui
auroit pu réussir , sans la sévérité extrême des spectateurs.
Peut-être aussi ce dialogue n'est-il pas amené assez adroitement.
Néron , poussé à bout par Sénèque , annonce qu'il ne
croit pas à la Providence. Le philosophe se met en devoir de
le réfuter; et le public présume tout de suite qu'il va écouter
une discussion fatigante. Les idées générales sont presque
toujours déplacées au théâtre; et l'on doit attribuer à ce
défaut les marmures des spectateurs. Leur mécontentement
les a empêchés ensuite d'entendre et d'apprécier le dialogue
suivant , qui nous paroît écrit avec force et précision :
SÉNÈQUE.
Rappelez-vous le sort du noir Caligula.
Y
NÉRON.
Sous cetempereur, Rome obéit et trembla.
SÉNÈQUE.
2
:
Il périt..... D'Appius , de ce tyran farouche ,
Que le sanglant destin vous instruise et vous touche!
Il ne sut pas régner,
NÉRON.
MARS 1807 . 553
SÉNÈQUE .
Il périt.... De Tarquin
Contemplez en un mot et la chute et la fin.
:
Il fut foible.
NÉRON.
SÉNÈQUE .
Il périt.... Lucrèce, Virginie ,
Votre mort arracha Rome à la tyrannie.
(
Cet acte fait peu avancer l'action : seulement on apprend
qu'Octavie sera jugée par le préteur avec solennité ; ce qui
augmente encore l'avilissement volontaire de Néron : on
apprend aussi que Sénèque prendra publiquement la défense
del'accusée. Alfieri s'étoit gardéde présenter un pareil tableau.
Onne conçoit pas commentle poète français s'est cru en état
de surmonter cette difficulté : le talent de nos plus grands
maîtres n'auroit pu y parvenir.
On a lieu de regretter le vice de cette combinaison : car le
quatrième acte , où elle est développée, présente un style plus
fort et plus nourri que les précédens. Mais comment l'auteur
a-t-il pu se flatter qu'on supporteroit une procédure de ce
genre ? Ne sait-il pas qu'une femme quand elle est soupçonnée
, même faussement , perd toute sa dignité ? Et n'a-t- il
pas dû prévoir qu'Octavie , toute intéressante qu'elle est ,
traînée à un tribunal pour y défendre sa chasteté , n'étoit
plus qu'un objet au-dessous de la dignité tragique ? Telle
est l'opinion en France. Cette espèce de crime inspire lemépris
ou devient un sujet de plaisanterie : et l'on sait que le
théâtre qui , comme on l'a très-bien observé , est l'expression
des moeurs, ne doit jamais offrir des objets qui répugnent
trop aux idées généralement reçues.
L'auteur , dans le cinquième acte , s'éloigne entièrement
d'Alfieri. Octavie , déclarée innocente par le préteur , conçoit
quelque espoir. Néron même paroît avoir suspendu sa fureur,
quandTigellin lui annonce que Poppée vient d'e d'être assassinée,
et que les auteurs du crime sont Sénèque et Pison. Néron
ordonne leurmort , et Sénèque se retire en prononçanta-peuprès
les mots qui lui sont attribués par Tacite:
Et je laisse en mourant l'exemple de ma vie.
Octavie n'attend pas long-temps son sort : Néron lui fait
apporter la coupe de Britannicus , et elle meurt empoisonnée.
L'auteur paroît avoir été séduit par ce dénouement ;
mais il n'apas remarqué que le dernier degré de l'atrocité n'a
554 MERCURE DE FRANCE ,
rien de tragique, et que cette cruauté inouie est un deces
objets
Que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille , et reculer des yeux.
La pièce du poète français , si l'on en excepte le quatrième
acte , est plus propre à la représentation que celle d'Alfieri ,
mais elle présente beaucoup moins de beautés historiques.
L'auteur ne paroît pas avoir fait une étude assez approfondie
de Tacite; et il n'a pas essayé , à l'exemple de Racine , de
faire passer dans notre langue la précision et la force des pen->
sées de ce élèbre historien. Ce travail étoit de la plus grande.
dificulté; mais c'étoit une raison de plus pour l'entreprendre.
La tentative seule , n'eût-elle pas été faite avec un succès
complet, auroit concilié au poète les suffrages des connoisseurs.
P.
Histoire d'Alexandre -le - Grand , par Quinte - Curce ,
traduite par M. Beauzée , de l'Académie Française , avec
le texte latin en regard ; quatrième édition , retouchée et
augmentée des supplémens de Freinshemius, nouvellement
traduits. Deux vol, in- 12 . Prix : 5 fr. , broch. , et 6 fr.
50 c. par la poste. A Paris , chez Barbou , et le Normant.
:
De tous les historiens d'Alexandre , Quinte - Curce est le
plus connu. Cet avantage incontestable seroit déjà un grand
préjugé en sa faveur , quand même le mérite réel de son
ouvrage ne justifieroit pas complétement la réputation dont
il jouit depuis tant de siècles .
On ne peut pas cependant le compter parmi les auteurs
originaux ; il a pris dans des écrivains antérieurs tous les
matériaux de sonhistoire : mais , comme ces écrivains sont
perdus pour nous , l'ouvrage de Quinte- Curce acquiert parlà
même , à nos yeux , un prix indépendant du talent avec
lequel il a su raconter et peindre les faits .
Peu de temps après lui , Arrien , historien grec , écrivit
aussi l'histoire du héros Macédonien. Ceux qui ne cherchent
dans l'histoire que les faits , quos historia quoquomodo
scripta delectat , préfèrent ce dernier ; et on ne peut lui
contester le mérite de l'exactitude , sur-tout dans les descriptions
de lieux et dans tout ce qui regarde la tactique.
MARS 1807 .
555
Mais Quinte - Curce , à qui l'on peut faire de graves
reproches ( 1) sous ce rapport, a mieux fait connoître les
moeurs , non- seulement du héros et de ses favoris , mais
même des peuples chez lesquels il porta la guerre. La forme
deson ouvrage est plus attrayante; son style , moins grave
à la vérité , et moins convenable au genre , mais non pas
peut-être au héros , flatte plus le goût du coinmun des lecteurs
, et sur-tout des jeunes gens ; ses harangues et ses réflexions
, quoique trop sentenncciieeuusseess,, le rendentplus propre
que l'autre à servir à l'instruction de la jeunesse.
Un littérateur estimable , dans un article de la Revue , lui a
contesté le mérite , et semble s'étonner qu'Arrien ne lui ait
pas été substitué dans l'enseignement des Collèges ; en quoi
il n'a pas fait preuve de jugement. Il s'agissoit moins , dans
ces établissemens , d'apprendre l'histoire que les langues :
cette connoissance étoit la partie principale , l'autre n'étoit
qu'accessoire ; et ces deux auteurs ayant écrit dans des
langues différentes , il étoit très-simple de ne pas mettre un
historien grec entre les mains d'élèves qui n'étoient encore
capables d'entendre que le latin. Le critique fonde son
motif d'exclusion sur ce que Quinte-Curce n'est , selon lui ,
qu'undéclamateur. C'est ce dont aucun homme instruit ne
conviendra avec lui; il suffiroit pour le réfuter de lui
opposer la harangue des Scythes, où les moeurs de ces peuples
sont si bien observées. Le savant M. de Sainte-Croix , dans
son excellent ouvrage sur les Historiens d'Alexandre , a
rendu plus de justice à l'auteur latin. :
La lecture de cette histoire acquiert un nouveau degré
d'intérêt , aujourd'hui qu'un héros formé sur ce grand
modèle , exécute à nos yeux des projets non moins vastes
et plus sensés que ceux du héros de la Grèce , sans abandonner
comme lui le soin de ses propres Etats .
Ces deux raisons d'utilité et d'à-propos ont sans doute
déterminé M. Barbou , connu par les éditions estimables
qu'il a données de plusieurs ouvrages classiques, à réimprimer
la traduction de Quinte-Curce . Mais il reste à savoir
și le choix qu'il a fait de celle de Beauzée est le meilleur :
je ne le crois pas
On sait qu'il en existe une de Vaugelas qui fit dans son
(1) M. de La Harpe s'est étrangement trompé lorsqu'il a dit dans ses
OEuvres ,et répété dans son Cours de Littérature que Quinte-Curce
excelle dans les descriptions de batailles : c'est précisément la partie
laplus défectueuse de sonhistoire.
556 MERCURE DE FRANCE ,
F
temps un grand bruit, et qui conserve encore aujourd'hui
beaucoup de réputation parmi les gens de lettres . On la
regarda avec raison comme un monument précieux des
premiers efforts tentés pour donner à notre langue le caractère
de noblessee qu'elle acquit dans le grand siècle de la
littérature française. Elle parut plusieurs années avant les
Provinciales ; et son auteur , qui par ses remarques grammaticales
n'avoit déjà pas peu contribué au perfectionnement
de la langue, ne fut pas seulement le digne rival des
d'Ablancour, des Pélisson , des Patru , mais il put même
se flatter d'avoir en quelque sorte servi de modèle au
premier écrivain classique de la France.
Le temps que Vaugelas consacra à faire , à refaire , a
Himer et à polir cet ouvrage , effrayeroit aujourd'hui
nos plus, infatigables travailleurs , et inspire une sorte de
respect pour cette conscience littéraire avec laquelle on
soignoit alors les écrits qu'on vouloit exposer aux regards
du public. Il y travailla pendant plus de trente ans , le
refondant , le corrigeant , le retouchant sans cesse ,
mesure que les expressions et les tours qu'il avoit employés
commençoientà vieillir , qu'il en trouvoit de plus heureux ,
ou que l'usage en introduisoit de nouveaux. Voiture , son
ami , le railloit sur son opiniâtre persévérance ; il lui
appliquoit , en la parodiant, l'épigramme de Martial :
Eutrapelus tonsor , dum circuit ora Luperci,
Expungitque genas , altera barba subit.
à
2
Ainsi , disoit - il : altera lingua subit. La mort le surprit
avant qu'il eût pu y mettre la dernière main; et Chapelain
et Costar choisirent entre les nombreuses variantes dont il
avoit chargé son manuscrit , celles qui leur parurent les
meilleures , et satisfirent enfin l'impatience du public , en
publiant cette oeuvre posthume , que la mort seule avoit pu
arracher des mains de l'auteur.
L'ouvrage, au reste , quand on le compare aux écrits du
temps , et qu'on pèse les circonstances , non-seulement présente
l'excuse de cette lenteur , mais en montre même
l'utilité; et ce qui est assez singulier , c'est que l'empreinte
du travail ne s'y fait pas du tout sentir. Le style en est aussi
français, et plus nombreux que celui des traductions de
d'Ablancour ; et avec autant de naturel , il offre plus
d'élégance. Vaugelas goûtoit pourtant singulièrement la
manière de cet écrivain, le seul qui eût pu le faire renoncer
à celle de Coëffeteau , qu'il avoit pris d'abord pour modèle ,
MARS 1807 . 557
de ce Coëffeteau si oublié aujourd'hui , et si estimé par le
chancelier d'Aguesseau , pour la pureté , le caractère
naturel et le véritable génie de la langue.
Aquelques mots et quelques tours près qui ont vieilli et
qui ont été corrigés dans une édition postérieure , par
l'abbé Dinouart , cette traduction est encore bien préférable
à celle de Beauzée , réimprimée aujourd'hui .
Beauzée , grammairien aride et systématique , écrivain sec
et dur, a précisément toutes les mauvaises qualités opposées
aux qualités heureuses de l'écrivain brillant qu'il a cru
traduire. Cet académicien a pourtant joui dans ces derniers
temps d'une grande réputation , et on ne peut lui contester
des connoissances très-étendues engrammaire ; mais je ne
sais s'il n'a pas répandu sur cette science plus de ténèbres
que de lumières. En effet , on peut le regarder comme le
chef d'école de cette foule de grammairiens qui, ne trouvant
pas apparemment les règles et les difficultés de la
langue assez éclaircies par les savans travaux des Vaugelas ,
des Ménage , des Arnauld, des Regnier-des-Marais , des
Bouhours , des Buffier , des Girard , des d'Olivet , des
Duclos , des Dumarsais et des Condillac , ont cru devoir
travailler de nouveau sur cette matière , comme si elle
n'avoit jamais été traitée , ou qu'elle l'eût été d'une manière
trop imparfaite. Il fut aussi l'un des plus ardens promoteurs
de ce système ridicule d'orthographe, renouvelé de Duclos ,
qui lui-même l'avoit pris à l'abbé de Saint-Pierre , et à Dangeau,
surqui l'on fit dans le temps l'épigramme connue :
Je sens que jedeviens puriste,
J'aligne au cordeau chaque mot;
Je suis les Dangeaux à la piste :
Je pourrois bien n'être qu'un sot.
On sait à quel excés de barbarie un de ses successeurs a
voulu porter dernièrement cette grotesque et puérile extravagance.
M. Beauzée n'avoit pas la main heureuse : il a trouvé l'art
de rendre ennuyeux le livre si ingénieux, si amusant et si
instructif des synonymes de Girard , que l'auteur lui-même
avoit déjà gâté, comme l'a ditVoltaire, par l'abus de l'esprit ,
quin'est pas le défaut de son continuateur.
Il a voulu traduire Salluste , pour autoriser je ne sais quel
système ; et sa traduction est une des plus mauvaises qu'on
ait faites de cet auteur si souvent et si mal traduit , excepté
par le P. d'Otteville , dont le travail , qui avoit paru avant
le sien , auroit dû lui inspirer plus de défiance de ses forces .
558 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si la sécheresse et la dureté de son style contraste
avec Salluste , qu'on juge ce qu'elle doit paroître à côté de
Quinte-Curce.
Loin d'avoir rajeuni Vaugelas , il a lui-même des tours
très-vieux , un plus grand nombre d'expressions ignobles
ettriviales , et de constructions pénibles , etc. Il me seroit
aisé d'enmultiplier les citations ; je me bornerai à un petit
nombre , pour ne pas fatiguer le lecteur : elles suffiront pour
donner une idée du reste. Je n'aurai pas même besoinde
les aller chercher bien loin , je les prendrai toutes au hasard
dans le III Livre , qui est le premier de la traduction de
Beauzée ; et je me dispenserai de citer le latin, qu'on connoît
assez pour être généralement élégant et noble.
Le traducteur fait dire aux héraults d'Alexandre , par les
hommes retranchés dans la citadelle de Célène , &qu'ils
>>sont assurés de ne pouvoir être forcés , et qu'au pis aller,
>> ils mourront plutôt que de se rendre. >>
Il dit , en parlant du noeud des Gordiens , « que l'Oracle
>>avoit promis l'empire de l'Asie à celui qui viendroit à bout
>>de défaire cet enlacement inconcevable. »
Plus loin : <<Darius étoit mécontent de ses généraux , ayant
>>dans l'esprit que la plupart avoient été négligens.>>>
Ailleurs , Charidème dit « que quand les hommes se sont
>>laissés aller au gré de la fortune , ils perdent de vue les
>> sentimens même de la nature. » C'est ainsi que M. Beauzée
rend cette belle et énergique expression: naturam dediscere.
Plus bas : « Darius étoit tourmenté pendant le sommeil ,
>>soit que ses songes fussent l'effet des peines de son esprit,
>>soit , etc.; il avoit changé la forme de son cimeterre, pour
>>prendre la mode des Grecs. »
On trouve dans la description de la marche de l'armée des
Perses : << Sur leurs pas venoient les femmes des parens et des
>> ministres du roi , et des troupeses de goujats , etc. »
Voici la manière tout-à-fait nobleedont il représente
Alexandre prêt à se baigner dans le Cydnus : « S'étant donc
>>déshabillé à la vue deson armée , et jugeant que ce seroit
» une belle chose de se montrer à ses troupes , etc. >>>
Voici une autre phrase que je livre également aux gens
de goût et aux grammairiens : « Tous , fondant en larmes ,
>>se plaignoient que le plus grand roi qui fut jamais , leur
>>étoit enlevé dans le cours rapide de ses succés , et qu'il
>>périssoit , non dans une bataille au moins , non par le fer
>>de l'ennemi , mais en se baignant..... ; que Darius étoit
>> proche et victorieux avant d'avoir va l'ennemi , etc.>>>
MARS 1807 . 559
Revenons à Alexandre : « L'indisposition du corps influoit
» sur l'esprit , d'autant qu'il avoit nouvelle que dans cinq
» jours Darius , etc.
>> Il étoit donc au désespoir d'être livré à l'ennemi pieds
» et poings liés , etc.
>>Il me semble entendre le cliquetis des armes ennemies ;
>> et quoique j'aie apporté la guerre ici de mon propre mou-
>> vement , etc.
>>Un empressement si peu réfléchi donna du chagrin à
» tout le monde. »
Quelques lignes après , le médecin Philippe , digne rival
en galimatias des médecins de Molière , dit à Alexandre :
» Que votre conservation par mon ministère devienne le
>>principe de ma vie ! »
<< Son âge d'ailleurs ( d'Alexandre ) donnoit bien de
>> l'éclat à toutes ses actions .
>> Alexandre ne voyoit plus qu'une nuit , jusqu'à l'événe
>>mentqui devoit déciderl'importante question de son sort ,
» bon ou mauvais.
>>> Se voyant enfin victorieux des deux côtés , il se mit aussi-
>> tốt à leurs trousses. » Il est bien inconcevable que cette expression
triviale reparoisse , après la remarque de Voltaire.
Lorsque Léonatus se présente à la tente de Sisygambis :
* Ces dames ne pouvant l'empêcher de s'introduire , et
» n'osant le faire entrer , etc.
>> Darius avoit confié au gouverneur de Damas , la garde
>>de ce qu'il avoit de plus précieux. Ce gouverneur, pour
>>>faire sa cour au vainqueur , trahit son maître , et livra
» à Alexandre le dépôt commis à sa fidélité. Les porte- faix
>>qui portoient ces richesses , voyant leur maitre vaincu et
>>trahi , avoient , à cause de la gelée et de la neige , mis
par-dessus leurs vêtemens grossiers , de peur de s'enrhu-
>>mer , les robes tissues d'or et de pourpre du grand roi.
>> Ce déguisement occasionne à Parménion une vision de
> Don Quichotte ; aussitôt il ordonne à ses gens ( en style de
» Sancho ) de piquer des deux , et de fondre sur eux.
1 >>Lorsque le gouverneur sortit de la ville , il étoit , dit le
>> traducteur , suivi de plusieurs inilliers d'hommes et de
>> femmes , capables defaire compassion à tout le monde,
>> hormis celui , etc. »
Plus loin : « On voyoit éparses dans toute la campagne ,
>>les parures des femmes de qualité. Dans la troupe des
>>captifs , on distinguoit plusieurs seigneurs de la cour ;
560 MERCURE DE FRANCE ,
>> et à peine , enfin ,y eut-il une maison qualifiée qui n'eût
>> part à cette calamité. »
En voilà assez , et même trop pour avoir une idée de ce
prétendu chef-d'oeuvre. Je me suis borné à tirer les citations
du Ier Livre ; on peut juger par-là du reste :
Ab uno , disce omnes.
1
Pourroit-on croire après cela , si'on ne le lisoit imprimé
en tête du livre , que c'est un pareil écrivain qui reproche à
la traduction de Vaugelas de manquer de grace et de vie ?
Une seule phrase de ce dernier suffira pour donner une
idéede sa supériorité : ex ungue leonem. Cette phrase est
célèbre par sa beauté : c'est la première du IV. Livre ; elle
offre par sa construction même le contraste de la fortune
de Darius (après la bataille d'Issus ) , avec la splendeur de
sapuissance avant cette fatale journée. M. de La Harpe , qui
l'achoisie comme exemple pour établir la supériorité de la
langue latine sur la langue française , l'a traduite à sa ma
nière ; et comme sa traduction est évidemment calquée sur
celle de Vaugelas , je la çiterai la dernière. Voici d'abord
le latin:
Darius , tanti modò exercitus rex , qui , triomphantis
magis quam dimicantis more , curru sublimis inierat
prælium , per loca que prope immensis agminibus compleverat
, jam inania et ingenti solitudine vastafugiebat.
M.Beauzéetraduit : « Darius , qui venoit de se voir à la
>>tête d'une si grande armée , qui s'étoit présenté à la mêlée
>> élevé sur un char , plutôt comme un triomphateur que
>> comme un combattant , fuyoit par des plaines qu'il avoit
>> couvertes de ses bataillons presque innombrables , alors
» désertes et changées en une vaste solitude. >> On sent assez ,
sans que je le dise, combien ce dernier membre de phrase
est détaché et traînant.
Voici la phrase de Vaugelas :
<<Darius , qui s'étoit vu naguères une si nombreuse et si
>> florissante armée, et qui étoit venu à la bataille élevé sur
>> un char , plutôt en appareil de triomphe qu'en équipage
>>de guerre , s'enfuyoit à travers les campagnes naguères
>>couvertes du nombre infini de ses troupes , mais qui
>> n'avoient plus que la face d'un désert et d'une vaste
>>>>solitude. »
Voici celle de M. de La Harpe :
:
<<Darius , un peu auparavant maître d'une si puissante
> armée , et qui s'étoit avancé au combat , élevé sur un char ,
dans
:
MARS 1807. 561 ;
DE
LA
SE
> dans l'appareild'un triomphateur, plutôt que d'un généra
fuyoit alors au travers de ces mêmes campagnes qu'il av
remplies de » ses innombrables bataillons , et qui
>> plus qu'une triste et vaste solitude. »
DEPT
Je pourrois citer plusieurs autres passages de Vautrelas
qui ne déposeroient pas moins en faveur de son goût erde 5.
son oreille; mais je me contente de renvoyer à l'ouvrage en
même,ceux qui seront curieux de savoir comment cethomme
écrivoit la langue plus de 150 ans avant les deux académiciens
que je lui ai comparés .
Balzac a dit que l'Alexandre de Quinte-Curce étoit invincible
, et celui de Vaugelas inimitable : on pourroit ajouter
qu'il étoit invincible aussi , puisqu'avec le secours des
chefs-d'oeuvre de style publiés dans l'espace de plus d'un
siècle , le nouveau traducteur est resté au-dessous de lui.
Quant aux supplémens de Frenshemius que l'éditeur a
fait traduire de nouveau , c'est un soin tout-à- fait superflu
qu'il a pris : ils ne méritoient guères d'être conservés ; et ce
n'étoit pas la peine de le faire , pour faire aussi mal : le
français de du Rier vaut encore celui-là .
L....
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES- JAMES FOX . Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES-JACQUES FOX.
Suite. ( Voyez le N° . CCXCII du 21 février. )
CEPENDANT M. Fox regagnoit la faveur du public par sori
opposition active aux mesures du ministère , qui avoit perdu
de sa popularité à l'occasion des nouveaux impôts. M. Pitt ,
aidé de M. Dundas , avoit établi un système pour le gouvernement
de l'Inde. M. Fox et ses amis le réprouvèrent avec la
plus grande force. Ils avoient à se venger de l'affaire du bill
de l'Inde ; et pour embarrasser de plus en plus le ministère ,
ils firent passer un décret d'accusation contre M. Hastings ,
le gouverneur-général. Ce grand procès ne tourna pas à la
satisfaction de M. Fox et des siens ......
En 1787, le duc de Richemond avoit monté chez lui un
théâtre de société. Le 20 avril , jour auquel le budjet devoit
s'ouvrir dans la chambre des communes , le duc envoya à
M. Pitt un billet pour la représentation du soir. Le ministre ,
Nn
"
562 MERCURE DE FRANCE ,
observant la note qui étoit au bas de la carte d'invitation , et
qui prévenoit que , passé six heures et demie , la porte seroit
fermée , voulut rendre le billet, en disant qu'il lui seroit
impossible d'être libre pour cette heure-là. Le duc insis'a
avec politesse , en observant qu'il étoit juste que M. Pitt fût
privilégié pour venir à l'heure qui lui conviendroit. M. For
lesut; et lorsque le ministre quitta la chambre , à neufheures
du soir , il sortit après lui, et arriva à l'hôtel de Richemond
en même temps que la voiture du ministre. Le portier laissa
entrer celui-ci , et dit à M. Fox qu'il étoit trop tard. M. Fox
lui répondit avec vivacité : « Qu'importe l'heure? Ne voyez-
>> vous pas que M. Pitt me porte aujourd'hui sur ses épaules?
> Par conséquent, j'entre avec lui. » -
M. Fox conservoit son goût pour les courses de chevaux.
Au mois d'avril 1788, il fut de moitié avec le duc de Bedford,
dans les principaux paris de New-Market: ils gagnèrent
huit mille guinées. Ce fut dans une de ces courses que les
chevaux de M. Fox et de lord Barrymore arrivèrent tellement
au même instant , que les juges ne purent décider le
pari.
Ce fut encore aux mêmes courses de New-Market que
M. Fox perdit son porte-feuille , qui contenoit des billets de
banque pour plusieurs milliers de livres sterling. Dès que
le bruit de cette perte se répandit, M. Wyndham et le chevalier
Stepney, voyant un homme qui se sauvoit à toutes
jambes, crurent que c'étoit le voleur du porte-feuille. Ils se
mirent à sa poursuite , et le ramenèrent. On alloit le fouiller ,
lorsqu'on rapporta à M. Fox son porte-feuille , qu'il avoit
oublié sur une table. Il donna cinq guinées à l'homme qu'on
avoit injustement soupçonné. Il observa en riant que si son
porte-feuille ne s'étoit pas trouvé, il auroit fait banqueroute ,
parce que ses paris étoient mauvais.
Dans l'été de 1788, M. Fox fit un voyage sur lecontinent.
Ondit que le principal but de ce voyage étoit de voir un
fils naturel qu'il faisoit élever à Genève. Cet enfant , qui avoit
alors onze ans, avoit des talens distingués ; mais il étoit né
sourd-muet.
M. Fox passa à Lausanne , et il vit le célèbre auteur de
l'Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain. « L'homme du peuple, dit M. Gibbon , échappé
» au tumulte , au sanglant tumulte de l'élection de West-
>> minster , est venu visiter la Suisse. J'appris qu'il étoit ar-
>> rivé au Lion-d'Or; et je lui envoyai mes complimens. Il
>> répondit en personne, et s'établit chez moi pour la journée.
J'avois bu , mangé , causé, et passé des nuits entières avec
:
563 MARS 1807 .
>> Fox en Angleterre ; mais jamais il ne m'étoit arrivé, jamais
>> il ne m'arrivera probablement , de jouir de lui commeje
>> le fis depuis dix heures du matin jusqu'à dix heures du
>> soir. Le pauvre Deyverdun n'étoit pas assez bien pour
>> paroître , et il l'a regretté depuis. Notre conversation ne
>> languit pas un seul instant; et il se montra fort content
>> de sa journée. Nous ne fîmes pas beaucoup de politiques
>> mais il me traça en quelques mots un portrait de Pitt , tel
» qu'il convient à un grand homme de le faire d'un autre
» grand homme , sn rival. Nous parlames beaucoup de
livres , depuis les miens, sur lesquels il me flatta très-
>> agréablement , jusqu'a Homère , et aux Mille et une Nuits.
>> Nous parlames aussi du pys , et de mon jardin, qu'il en-
>> tend infiniment mieux que moi. A tout prendre , je crois
» qu'il envie mon sort; et fût-il ministre , il l'envieroit de
>> même. Le lendemain , je lui donnai un guide pour le
>> promener dans la ville et les environs , et je lui invitai du
>> monde à dîner. Le surlendemain, il partit pour Berne et
>> Zurich. J'ai beaucoup entendu parler de I i. On s'em-
>> presse pour le voir, comme un prodige ; mais il est peu
>> disposé à se livrer dans la conversation . >>
L'historien ne dit pas que M. Fox , dans ce voyage-là, avoit
avec lui mad. Armstead , et qu'ils ne virent nulle part la
bonne société. Les Anglais qui se trouvoient en Suisse , étoient
convaincus que l'esprit de M. Fox avoit sensiblement bassé ;
et la noblesse de ce pays-là évita d'avoir des relations avec
des gens qui donnoient du scandale.
Dans une autre lettre de M. Gibbon , il s'exprime ainsi
sur le compte du voyageur : « M. Fox , dans son tour de
>> Suisse , m'a accordé deux jours de conversation libre et
privée. Il a paru comprendre , et même envier le bonheur
>> de ma situation. J'ai admiré en lui les talens d'un homme
>> supérieur, auxquels il joint la douceur et la simplicité d'un
>> enfant. Jamais créature humaine ne fut plus complétement
>> exempte de malice , de vanité et de fausseté. »
1
L'opinion que Gibbon avoit des talens de M. Fox, comme
orateur , se trouve exprimée d'une manière bizarre , dans un
des mots qu'on a cités de lui. C'étoit au moment où les
premiers débats entre M. Pitt et M. Fox attiroient l'attention
du public. « Pitt , disoit l'historien, ine fait penser à une
>> jolie chaloupe bien peinte et bien pavoisée ; mais malheur
> à la chaloupe , si elle se trouve devant le vaisseau à charbon,
>> le Charles Fox ! »
Le voyageur avoit passé en Italie ; et il approchoit de
Rome vers le milieu de novembre , lorsqu''iill fut atteint par
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
un courrier expédié d'Angleterre , qui lui apportoit la nouvelle
de la maladie du roi. Il revint à l'instant sur ses pas ,
laissant mad. Armstead à Bologne , et ne mit que neuf jours
jusqu'à Londres .
Il est assez probable que cette diligence extraordinaire fut
due à la maladie de lord Hol'and , son neveu , autant qu'à ce
qu'il avoit appris de l'état du roi. Lord Holland fut si malade,
que sa mort fut annoncée dans les papiers , vers la fin
d'octobre. S'il fût mort , M. Fox auroit succédé à sa fortune
et à son titre .
En arrivant en Angleterre , M. Fox eut une dyssenterie ,
jointe à une maladie de la vessie. Ses amis furent fort alarmés
de cette double indisposition , due à la fatigue de son voyage,
et qui ne l'empêcha point d'assister régulièrement aux séances
du parlement......
Nous passons sur ces débats mémorables entre MM. Fox ,
Burke et leurs adhérens , dont le but étoit de faire donner la
régence au prince de Galles , et les ministres , qui se refusèrent
obstinément à cette mesure : une majorité de soixantequatre
voix décida cette grande question. MM. Pitt et Thur-
Low eurent tout l'honneur de cette défense efficace.
M. Fox éprouva dans cette occasion , comme il avoit déjà
eu lieu de s'en apercevoir , que sa réputation morale nuisoit
essentiellement à ses intérêts politiques , et à ceux de ses associés.
Malgré tous leurs efforts pour tromper l'opinion , en
faisant imprimer dans les papiers des relations tronquées des
débats du parlement , la voix publique leur demeura contraire.
Pendant que l'affaire de la régence se débattoit au parlement
, il fut question de former un nouveau ministère, dans
lequel M. Fox devoit entrer. Ses amis se croyoient si sûrs
de certaines places , que le comte Spencer , qui , dans le projet
d'arrangement , devoit être ggoouuvveerrnneeur d'Irlande , fit faire
d'avance les livrées et la vaisselle , qu'il destinoit à sa représentation.
Il se frappa même une médaille , qui représentoit
le prince de Galles , avec cette inscription : « Son Altesse
Royale ; George Auguste Frédéric. 1789. »
Des symptômes de convalescence , puis bientôt après , le
rétablissement de la santé du roi , vinrent changer l'état des
choses. Il reprit les fonctions de la souveraineté ; et toutes les
espérances de M. Fox et de ses amis furent anéanties . Sa santé
étoit restée mauvaise depuis son retour en Angleterre. Il s'obstinoit
à assister aux séances du parlement ; mais ses amis
alarmés lui firent ordonner par les médecins une suspension
absolue de travail , et un séjour aux eaux de Bath.
MARS 1807 . 565
Pendant le séjour qu'il fit aux bains , on eut lieu d'observer
là curiosité et l'intérêt que sa présence excitoit. Toutes les
fois qu'il alloit à la douche , il étoit attendu et suivi par une
foulede gens qui vouloient le voir en passant. Ce traitement lui
fit un effet si merveilleux , qu'il revint au bout d'un mois à
Londres , parfaitement guéri.
Aux courses de New-Market, qui eurent lieu au printemps
de 1789 , M. Fox gagna environ cinquante mille livres sterling.
En octobre 1790 , il vendit à New- Market , deux de
ses chevaux ( Seagull et Chanticleen ) pour quatre mille et
quatre cents guinées.
Lorsqu'il s'éleva contre l'Angleterre et l'Espagne des difficultés
au sujet de la possession de Nootka-sound , M. Fox
fit son possible pour prévenir la guerre. Lorsque la Russie
fut menacée d'une rupture avec la Grande-Bretagne , à l'occasion
des mesures ambitieuses prises contre l'empire ottoman
, M. Fox soutint , au parlement, la convenance de la
paix , et envoya , dit-on , à l'impératrice Catherine , un agent
chargé d'aviser avec elle aux moyens de prévenir la guerre.
Ce qu'il y a de certain , c'est que l'impératrice de Russie
avoit une si haute opinion des talens qu'avoit déployé
M. Fox pour prévenir une rupture , qu'elle écrivoit à son
ambassadeur à Londres , pour prier M. Fox de faire faire par
Nollekins son buste en marbre blanc. Elle vouloit , disoitelle
, placer ce buste entre les statues de Cicéron et de Démosthènes
, pour donner un témoignage de son estime à l'homme
dont l'éloquence avoit prévenu les calamités de la guerre
entre l'Angleterre et la Russie. Le buste fut envoyé au mois
d'août 1791 .
Les premiers événemens de la révolution française commençoient
à attirer l'attention de l'Europe. On les considéra
généralement en Angleterre , comme favorables à la cause
de l'humanité , et de l'état social. M. Fox fut du nombre de
ceux qui saisirent vivement l'espérance de voir la nation française
se créer une constitution libre. Son opinion étoit qu'il
en résulteroit plus de bonheur en France , et plus de tranquillité
chez tous les Etats voisins. Son attention se portoit sur
les effets généraux de la liberté , sur le caractère et les vues
de ceux qui jouoient un rôle actif dans la révolution française.
Il raisonnoit d'après les principes abstrai's , plutôt que
d'après l'expérience , lorsqu'il prétendoit que les peuples
libres sont moins enclins àla guerre que les peuples soumis
au despotisme. S'il eût consulté l'histoire , il auroit vu que
le génie belliqueux chez les peuples libres a toujours été
caractérisé parune plus grande énergie que chez les peuples
soumis au pouvoir arbitraire .
3
*
566 MERCURE DE FRANCE ,
i
Dans la discussion qui eut lieu en 1790, dans la Chambre
basse , relativement aux dépenses , M. Fox exprima son approbation
sur ce qui se passoit en France, M. Burke , qui se leva
après lui , dit qu'il craignoit que l'approbation donnée à la
révolution de France , par un homme dont l'opinion étoit
d'une si grande autorité, ne fût envisagée comme un encouragementà
imiter de pareilles opérations politiques en Angleterre.
Il déclara qu'il étoit convaincu que riende pareiln'étoit
dans les intentions de M. Fox , qu'il s'étoit toujours
montré zélé défenseur de la constitution anglaise. Il dit qu'il
pensoit comme M. Fox sur le despotisme des rois de France;
mais qu'il différoit totalement d'opinion sur les effets probables
de la révolution française, relativement au bonheur de
seshabitans, et àla tranquillité des peuples voisins. M. Burke
termina son discours par un grand éloge des talens et des
vues de M. Fox.
En réponse à ce discours , M. Fox témoigna d'abord son
estime el sa vénération pour M. Burke; puis il ajouta : « J'ai
>> plus appris sur la politique dans la conversation de
» M. Burke , que dans toutes mes études, dans la fréquen
>> tation des hommes , et dans la pratique des affaires. Mais
>> je ne peux pas être de son avis sur larévolution française.
Je suis l'ennemi du despotisme démocratique , comme du
>> despotisme des aristocraties etdes monarchies ; mais je ne
>> crains point que la nouvelle constitution de France dégé-
>> nère en tyrannie sous une forme quelconque. »....
"
4
Après cette discussion , M. Burke saisit toutes les occasions
de maintenir l'opinion qu'il avoit avancée. Il s'opposa
à la suppression du serment du Test, et à la réforme dela
représentation parlementaire. Il continua à avoir des relations
d'amitié avec M. Fox; mais ils ne se voyoient plus
aussi souvent.
En 1791 , à l'occasion d'un projet de constitution pour le
Canada , M. Burke. entra dans la discussion des principes
généraux de la législation; il examina la déclaration des droits
de l'homme, la constitution française , et conclut en disant,
qu'il étoit convaincu que l'on avoit conçu en Angleterre, le
dessein de changer la forme du gouvernement établi.
Pendant ce discours , les membres de l'opposition rapper
lèrent l'orateur plus d'une fois à l'ordre. M. Fox se leva
après lui . Il dit qu'il se croyoit compromis par une insinuation
qui tendoit à le faire considérer comme un républicain. Pour
écarter l'effet de cette expression , il fit sa profession de foi
politique , et avoua que la constitution anglaise , quoique
défectueuse en théorie , étoit admirablement adaptée àl'An
MARS 1807 . 567
gleterre. Mais il répéta les éloges qu'il avoit donnés à la
révolution de France : il la considéroit , dit-il , comme
un des événemens les plus glorieux dans l'histoire des nations.
Il observa que cette discussion , relativement à la
révolution française , étoit déplacée dans l'examen du bill de
Québec; et qu'il différoit d'opinion avec M. Burke , parce
que celui-ci n'étoit plus d'accord avec les principes qu'il
avoit manifestés précédemment.
M. Burke répliqua : « M. Fox m'a traité avec dureté et
>> malice. Il a employé ses troupes légères contre ses autres
>>>antagonistes , et réservé sa grosse artillerie pour moi. >>
Il défendit ensuite son opinion sur la révolution française ,
se justifia du reproche d'inconséquence , et dit que quoique
M. Fox et lui eussent souvent différé d'opinion, ils n'en
étoient pas moins demeurés amis jusqu'à cejour. « Mais ily
a ( ajouta-t-il) dans cette constitution française , quelque
>> chose qui envenime tout. » « Nous ne cesserons pas d'être
>> amis pour cela , dit M. Fox à demi voix. » « Qui , mon-
>> sieur reprit M. Burke, nous avons cessé d'être amis : je sais
>> ce que jeme dois à moi-même. » Il conclut son discours
en exhortarit les deux illustres chefs des partis opposés , soit
qu'ils persistassentdans leurdivision , soit qu'ils se réunissent,
àmaintenir la constitution anglaise exempte de toute innovation.
Lorsque M. Fox entendit cette déclaration formelle dans
la bouche de son ancienami , deson patron, de son instituteur
politique , il éprouva une émotion dont il ne fut pas le
maître. Il se leva pour parler , et il ne put pas articuler une
parole. Ses larmes le soulagèrent , et unprofond silence régna
pendant quelques momens dans l'assemblée. Enfin , il retrouva
la parole : il dit que quelque changement qui fût
survenu dans les opinions de son honorable ami ( car il persistoit
à lui donner de nom ), il ne pouvoit abandonner si
légèrement une relation intime de vingt-cinq ans. Il espéroit
que M. Burke voudroit bien se rappeler le passé , et croire
du moins qu'il n'avoit pas eu l'intention de l'offenser. Dans
sondiscours, il répéta que M. Burke avoit eu autrefois des
principes très-différens , et lui avoit inculqué , à lui Fox ,
ces mêmes principes politiques pour lesquels il le blåmoit.
Ilrappela que M. Burke avoit proposé ou soutenu certaines
mesures qui prouvoient cette façon de penser ; il cita des
expressions marquantes dont on pouvoit se souvenir; et il
termina son discours par ces mots : « Nous pouvons supporter
>> l'ingratitude de ceux auxquels nous avons accordé des
>> faveurs , et de ceux-là même qui nous doivent tout. Mais
4
368 MERCURE DE FRANCE ,
:
>> un coeur reconnoissant ne peut se consoler de se voir
>>traiter avec dureté par celui auquel l'a attaché le senti-
>> ment des bienfaits reçus. >> :
La répétition du reproche d'inconséquence qui se trouvoit
au milieu du discours , détruisit tout l'effet de l'exorde et de
la péroraison. De ce moment-la , ils ne se rapprochèrent
plus, M. Fox en eut beaucoup de chagrin , et fit faire souvent
à M. Burke des propositions de raccommodement. La réponse
invariable de celui-ci fut : « Prononcera-t-il la renon-
>> ciation ? » Il désignoit , par ce mot, un singulier écrit
dont il étoit lui-même l'auteur , et qui contenoit une renonciation
solennelle aux principes de la révolution française ,
et une promesse de ne jamais renouveler la proposition de
la réforme du parlement , et de l'abolition du serment du
Test. M. Burke exigeoit que M. Fox articulât les termes
même de cette renonciation , dans une séance du parlement ,
avec un avertissement préalable , afin que tous les membres
fussent présens , et qu'il lui fût impossible de se rétracter.
M. Fox ne voulut pas se soumettre à cette humiliation ; et
malgré les efforts de tous leurs amis communs , de la duchesse
de Devonshire , et de M. Windham , le favori , et
comme le fils adoptif de M. Burke, celui-ci demeura inflexible.
Ma séparation de M. Fox n'est point l'effet de la
>> passion , mais d'un principe , disoit-il. Je regarde comme
>> un devoir sacré de confirmer ce que j'ai dit et écrit là-
>> dessus. A quoi serviroit de nous réunir pour un moment ?
Je ne puis plus avoir aucun plaisir avec lui , ni lui avec
>> moi. »
On rapportoit souvent à M. Fox des observations sévères
que M. Burke faisoit sur son compte; mais cela ne le détacha
point de son ancien ami. On le savoit si bien autour de
lui , que jamais on ne se permettoit de parler légèrement de
M. Burke en sa présence. Quelqu'un observoit un jour devant
lui , que M. Burke étoit un sophiste ; que c'étoit l'éclat de
son éloquence qui avoit fait sa réputation. « Je ne suis point
>> de votre avis , répondit M. Fox : l'éloquence de M. Burke
•>> fait plutôt tort à sa réputation qu'elle ne la sert. Elle jette
>> un voile sur sa sagesse. Ramenez son langage au simple ;
>> écartez ses images , et vous trouverez qu'il est encore plus
>> sage qu'il n'étoit éloquent. Quand vous aurez ôté l'alliage ,
>> vous trouverez le poids entier de l'or. >> Lord Lauderdale
disoit un jour , en présence de M. Fox , que M. Burke
étoit un fou brillant. M. Fox lui répondit : « Les uns le
>> disent fou , les autres le croient inspiré ; mais ce qu'il y a
>>de certain , c'est qu'il est prophète.>>> :
MARS 1807. 569
Lorsque M. Fox apprit la dangereuse maladie qui conduisit
M. Burke au tombeau , il fut profondément affligé ;
et quand il le sut plus mal , il écrivit à madame Burke ,
pour la prévenir que son intention étoit d'essayer de voir son
mari. Il reçut d'elle la réponse uivante :
<<Madame Burke présente à M. Fox ses complimens , et
>> le remercie des informations qu'il veut bien prendre.
>> Elle a communiqué sa lettre à M. Burke. Il la charge de
>> répondre à M. Fox qu'il lui en a beaucoup coûté pour
>> rompre une ancienne amitié; mais que son devoir exigeoit
>> ce sacrifice. Ses principes demeurent les mêmes ; et quelle
>> que soit la durée d'existence qui lui est encore réservée ,
>> il est résolu de vivre pour les autres , et non pas pour lui-
» même. M. Burke est convaincu que les principes qu'il a
>> cherché à soutenir sont nécessaires au bonheur et à la di-
>> gnité de son pays ; et que ces principes , pour faire tout
>> leur effet sur l'opinion publique , doivent être appuyés
>> par la conviction générale de sa sincérité. Madame Burke
>> renouvelle , en son propre nom , à M. Fox , l'expression
>> de sa reconnoissance pour l'objet de son message.>>>
Ainsi se termina toute relation entr'eux ; et M. Fox pleura
amèrement lorsqu'il apprit la mort de M. Burke.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'OPÉRA comique intitulé François Ier , représenté
samedi dernier , pour la première fois , a obtenu un grand
succès. Les paroles sont des deux auteurs les plus féconds
du siècle , MM. Chazet et Sevvrin. La musique est de
M. Kreutzer , premier violon de l'Opéra. Il faut rendre à
César ce qui est à César : ce succès, et celui de la plupart des
ouvrages donnés depuis quelques mois , font le plus grand
honneur au public: la tolérance dramatique fait chaque jour
de nouveaux progrès. Les loges , le parterre, les journalistes
et les auteurs ne forment plus qu'un peuple de frères :
:
Obligés de s'aimer , sans doute ils sont heureux.
Point d'autre nouveauté cette semaine.
On trouve dans les Annuaires dramatiques publiés au
conimencement de cette année , des détails très-étendus sur
570 MERCURE DE FRANCE ,
/ la composition des divers théâtres de la capitale. Celui de
l'Académie impériale de Musique y tient le premier rang.
Son administration emploie 328 personnes. Ce théâtre , dont
l'établissement remonte à l'an 1645 , et qui a été successivement
placé dans différens quartiers de Paris , a toujours été
sous la surveillance d'un des principaux officiers de la maison
du roi. C'est aujourd'hui M. le premier préfet du palais
qui le dirige. Il a sous ses ordres un directeur particulier, un
administrateur comptable, un secrétaire-général etun ins
pecteur-général. On compte ensuite un caissier , cinq commis
pour les bureaux , quatre maitres et chefs de scène. Les
sujets chantans sont au nombre de 76. Il y en a 103 pour la
danse , y compris les maitrés et les élèves ; l'orchestre emploie
75 musiciens , dont deux chefs : enfin , il y a un bibliothé
caire copiste, 6 peintres ou dessinateurs , et 56 personnes
employées , soit à l'habillement, soit au service du théâtre
oudela salle. On conçoit , d'après cet aperçu , que les dépenses
de l'Opéra sont très-considérables ; car , aux traitemens des
divers employés,s, il faut ajouter les frais des costumes , l'entretien
des machines , le renouvellement des décorations , les
gardes , les pompiers , les lumières , et mille autres détails,
tous également dispendieux. Comme il en coûte beaucoup
pour la représentation des pièces nouvelles sur ce theatre,
c'est celui qui offre le moins de nouveautés. Cependant
, son répertoire est fort riche ; il se compose de ga
opéras et de 24 ballets. On y a donné six ouvrages nouveaux
dans le courant de l'année dernière : Intermède pour le
retour de l'EMPEREUR , par MM. Esménard et Steibelt ;
Nephtali , opéra en trois actes , par MM.... et Blangini;
Figaro , ballet en trois actes , par Duport ; Paul et
Virginie , ballet en trois actes , par Gardel ; Castor et
Pollux , de Bernard , musique de M. Winter ; le Volage
fixé, ballet en un acte , par Duport.
Le Théâtre Français a augmenté davantage son répertoire.
Il a donné quatre tragédies nouvelles et six comèdies :
les Français dans le Tyrol , comédie en un acte , par
M. Bouilly ; le Politique en défaut, comédie en un acte ,
par MM. Sewrin et Chazet; l'Avocat, comédie en trois
actes , par M. Roger ; Authiochus- Epiphanes , tragédie ,
parM.... ; La Jeunesse de Henri V, comédie en trois
actes, par M. Duval; la Mort de Henri IV, tragédie , par
M. Legouvé ; la Capricieuse , comédie en un acte , par
M. Hoffman ; Omasis , tragédie , par M. Baour- Lormian ;
Les Faux Somnambules , comédie en un acte , parM.....
Octavie, tragédie , par M......
MARS 1807 . 571
On ajoué quinze ouvrages nouveaux à l'Opéra-Gomique ,
dix-neuf au Théâtre de l'Impératrice , huit à l'Opéra-Buffa
Ces nouveautés , jointes à celles du Vaudeville et des théâtres
duBoulevart , élèvent le nombre des pièces nouvelles dons
nées pendant l'année 1806, à près de 200.
- Il reste encore des descendans en ligne directe du grand
Corneille. Un garçon et une fille, héritiers de ce nom , étoient
à la charge d'une tante qui , malgré son peu de ressources ,
soutenoit avec le plus grand courage cet honorable et intéressant
fardeau . L'EMPEREUR EMPEREUR , instruit de la position de
Mile Corneille , lui a d'abord fait passer des secours sans
montrer la main d'où ils partoíent; et regardant comme une
dette nationale l'éducation de l'enfant måle , il lui a accordé
une place entière au lycée de Versailles .
-S. Exc. le ministre de l'intérieur desirant de voir la culture
du coton s'établir dans les départemens méridionaux de la
France , a fait annoncer aux cultivateurs qui voudront répondre
à ses vues et tenter des expériences à ce sujet , qu'ils
pourront faire au préfet de leur département , la demande des
graines qui leur seront nécessaires. Des primes et des récompenses
seront en outre accordées à ceux qui parviendront
à offrir les meilleurs produits.
L'école préparatoire polytechnique , établie précédemment
rue de Seine , n°. 6 , avec l'agrément de M. le général .
Lacuée , gouverneur de l'école impériale polytechnique , est
maintenant réunie à l'école de sciences et belles- lettres , rue
de Sèvres , nº . 106.
-M. de Mirbel , secrétaire des commandemens deS. M. le
roi de Hollande , chevalier de l'ordre royal , et connu par un
ouvrage qui contient des découvertes importantes en physique
végétale , a été nommé , lundi 16 mars , membre correspondant
de l'Institut pour la classe des sciences physiques etmathématiques.
-M. Lassus , chirurgien , membre de l'Institut, de l'Ecole
ác Médecine de Paris , etc., vient de mourir d'une maladie qui
n'a durée que quarante-huit heures.
PARIS, vendredi 20 mars.
-Par décret rendu , le 3 mars , à Osterode , sur le rapport
du grand-chancelier de la Légion-d'Honneur , S. M. I.
et R. , a nominé pour être élevées dans la maison d'éducation
des filles des membres de la Légion-d'Honneur , établie à
Ecouen , 109 jeunes demoiselles , dont 44 sont filles de militaires-
légionnaires de tout grade ,attachés àla garde impériale;
572 MERCURE DE FRANCE ,
53 sont filles de militaires appartenant aux divers corps
d'armée ; 6 , filles de marins. On compte aussi dans le nombre
total , 3 filles de préfets ( Miles Bureau-Puzy , fille du
feu préfet de Gênes ; Merlet , fille du préfet de la Vendée;
et Corbigny , fille du préfet de Loir et Cher ) : 3 filles de
membres de l'Institut ( Mlles Bernardin-de-Saint-Pierre ,
Lamarck et Ventenat ) .
-Par décret rendu à Osterode , sur la propositiondugrandchancelier
de la Légion-d'Honneur, MM. de Lachau , aidede-
camp de M. le maréchal Soult ; Bouchet , capitaine de
vaisseau à Brest ; et Buchet , général de brigade , son nommés
en qualité d'officiers de ladite Légion , ajoints , le premier
au collége électoral du département des Hautes-Alpes;
le deuxième , au collège du département du Finistère ; et
le troisième , au collège du département de la Haute-
Vienne. MM. Jarry , Malherbe , Duhil , Grausser, Weifs ,
Chevillet , tous capitaines retirés , et M Charles Jarry , capitaine
de re classe au corps impérial du génie à Brest , sont
nommés , en qualité de légionnaires , adjoints aux colléges
électoraux d'arrondissemens , en vertu de l'article XCIX de
l'acte des constitutions du 28 floréal an 12.
-
Le Journal officiel publie aujourd'hui les élections faites
au corps législatif par le sénat conservateur , dans les séances
du 17 etdu 18févrierdernier, pour les départemens de l'Aisne ,
de l'Allier , des Hautes-Alpes , des Ardennes , de l'Aude , de
l'Aveyron , du Cantal , du Cher , de la Corrèze , de la Creuze ,
de l'Eure, d'Indre et Loire , de Loir et Cher , de la Lozère ,
de la Lys , de la Haute- Marne , des Pyrénées-Orientales , de
de la Haute-Saône et des deux-Sèvres. Les législateursnommés
sont au nombre de 42.
-Les nouvelles de Saint-Domingue , reçues du continent
d'Amérique , sont très- satisfaisantes. Le général Ferrand
est maître de toute la partie du sud de cette colonie. Les
hommes de couleur et les nègres de cette partie ont reconnu
ce général ; et on assure qu'il a fait passer des troupes aux
Cayes pour en prendre possession. Il paroît que Christophe
n'a pas voulu suivre de suite cet exemple; mais il est à
croire qu'il finira par prendre ce parti pour son propre intérêt,
tous les negres du sud ne voulant pas le reconnoître. Les
mêmes lettres du continent nous font espérer , par les premières
occasions , des nouvelles encore plus satisfaisantes.
(Moniteur. )
SENAT- CONSERVATEUR.
Le sénat-conservateur , délibérant sur les communications
qui lui ont été faites au nom de S. M. l'EMPEREUR et Roi ,
MARS 1807 . 573
par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire , dans la
séance du 17 de ce mois , a arrêté , le 20 février , qu'il seroit
fait à S. M. I. et R. , en réponse au message de S. M. du 29
janvier dernier , l'adresse dont la teneur suit :
SIRE ,
« Le message que V. M. I. et R. vient d'adresser au sénat ,
de son camp impérial de Varsovie , et les actes importans
qu'elle a bien voulu lui faire connoître , seront un nouveau
monument de votre sollicitude paternelle pour le bonheur
du peuple français.
>> La date des traités de Posen , que V. M. I. et R. a fait
communiquer au sénat, montreroit seule qu'après les victoires
les plus éclatantes , V. M. n'a pour but que la paix la plus
honorable pour les peuples ; et par conséquent , celle dont
on peut espérer la plus longue durée.
>>Ces traités , en assurant l'indépendance d'une nationgénéreuse
et brave, que ses lumières , son industrie , ses habitudes,
et son intérêt devoient rapprocher de la France , accroissent
et consolident cette grande confédération du Rhin , que réclamoit
l'état actuel de l'Europe , et que les vastes conceptions
de V. M. pouvoient seules lui donner , comme la meilleure
garantie de sa tranquillité future.
>>La haute sagesse de V. M. I. et R. a vu aisément , dans les
dangers de l'Empire-Ottoman , ceux qui menacent l'Europe
entière.
>> Si la Porte pouvoit succomber sous les efforts des
Russes, quelles barrières arrêteroient les torrens dévastateurs
de barbares dont le Nord et l'Orient inonderoient l'Occident
et le Midi ?
>> La violence , le meurtre , l'incendie et la destruction
marqueroient les routes funestes que suivroient ces Scythes
sauvages. Ne voit-on pas encore de tristes ruines attester
leur terrible passage en Italie , en Suisse , en Hollande , auprès
des champs à jamais fameux d'Austerlitz , et dans cette Pologne,
dont tant de rivages vont être illustrés à jamais par
les hauts faits des armées conduites par Votre Majesté ? Les
arts , les sciences , la civilisation périroient ; ou si la force
des institutions européennes résistoit à ces invasions perpétuellement
renouvelées de ces hordes fatiguées de leurs climats
glacés , et qui se précipiteroient sans cesse vers les belles
contrées de l'Europe , quel seroit le sort de l'industrie de la
France , et sur-tout de celle de la France méridionale ?
>> L'existence de cette industrie, si nécessaire à la prospérité
de tant de millions de Français , est liée avec l'indépen-
!
!
574 MERCURE DE FRANCE ,
dance du trône de Constantinople. Les provinces et les mers
qui avoisinent leBosphore , sont le centre vers lequel la nature
avoulu diriger les routes du commerce du monde. Que les
Russes s'en emparent , et le commerce du monde leur sera
bientôt asservi.
>> Heureusement , Sire, l'ascendant irrésistible de V. M. a
rassuré l'Europe.
>> La conquête rapide et imprévue de la Prusse , et l'apparition
des aigles françaises au-delà des bords de la Vistule, ont
déconcerté les projets ambitieux et perfides de la cour de
Pétersbourg. Les Russes ont trouvé à Pultusk et à Golymin ,
les vainqueurs d'Austerlitz. Une combinaison extraordinaire
dans le cours des saisons, et de vastes plages de sables mouvans
et de terres noyées , ont pu seules dérober leurs phalanges a
une entière destruction. Et dans le moment où nous adressons
à V. M. I. et R. , nos voeux et nos hommages , de nouveaux
chants de victoires retentissent des rives de la Prégel, jusqu'a
lagrande capitale de l'Empire français.
>> Et cependant, Sire , que demande Votre Majesté pour
déposer ses armes redoutables? La liberté du commerce et
l'indépendance de ses alliés.
>> La paix , Sire , est l'unique objet de vos desirs , de vos
projets , de vos nobles entreprises. Mais, comme le peuple
français, vous la voulez réelle et durable.
>> Placé au plus haut degré de puissance que la victoire ait
pudonner , vous n'abondonnerez pas aux hasards d'un demisiècle
de nouveaux combats , les destinées de la France et
celles de l'Europe , que la suite de vos triomphes peut bientôt
fixer à jamais.
1
>> Vous ne pouvez plus, Sire , combattre pour la renommée.
Vous avez plus de gloire qu'aucun héros n'en a jamais obtenu.
Mais vous combattez pour une paix qui assure le bonheur du
grand peuple , de celui qui , par son courage , par ses travaux ,
par son industrie, par son amour pour vous , mérite si bien
la félicité pour laquelle vous bravez , chaque jour , tant
d'obstacles et de dangers.
>>Bientôt , Sire , il vous reverra environné d'innombrables
trophées. 11 reverra autour de votre char triomphal vos invincibles
légions faisant briller aux yeux de la France et de
l'Europe reconnoissantes , l'olivier de la paix que vous aurez
conquis.
>> Par quels transports il saluera votre auguste présence ! Ft
par combien de dévouement, de fidélité et d'affection il paiera
tout ce que le plus grand des monarques aura fait pour sa
gloire et sa prospérité!
MARS 1807 . ۱ 575
>>Déjà , Sire , nous nous plaisons à considérer l'arrivée de
votre auguste épouse dans cette grande cité, comme l'annonce
de ce jour si heureux pour tous les Français , et où il sera
permis au sénat d'offrir à V. M. I. et R. le tribut de sa gratitude,
de son admiration et de son respect. >>
:
LXIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Osterode , le 2 mars 1807 .
La ville d'Elbing fournit de grandes ressources à l'armée ;
on y a trouvé une grande quantité de vins et d'eau-de-vie.
Ce pays de la basse Vistule est très-fertile.
Les ambassadeurs de Constantinople et de Perse sont entrés
en Pologne , et arrivent à Varsovie.
Après la bataille d'Eylan , l'EMPEREUR a passé tous les jours
plusieurs heures sur le champ de bataille : spectacle horrible ,
mais que le devoir rendoit nécessaire. Il a fallu beaucoup de
travail pour enterrer tous les morts. On a trouvé un grand
nombre de cadavres d'officiers russes avec leurs décorations.
Il paroît que parmi eux il y avoit un prince Repnin. Quarante-
huit heures encore après la bataille , il y avoit plus de
500 Russes blessés qu'on n'avoit pas encore pu emporter. On
leur faisoit porter de l'eau-de-vie et du pain , et successivement
on les a transportés à l'ambulance.
Qu'on se figure sur un espace d'une lieue carrée 9 ou
10,000 cadavres, 4 ou 5000 chevaux tués , des lignes de sacs
russes , des débris de fusils et de sabres , la terre couverte de
boulets , d'obus , de munitions , 24 pièces de canon auprès
desquelles on voyoit les cadavres des conducteurs tués au
moment où ils faisoient des efforts pour les enlever ; tout cela
avoit plus de relief sur un fond de neige : ce spectacle est fait
pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la
guerre.
Les 5000 blessés que nous avons eus , ont été tous évacués
sur Thorn et sur nos hôpitaux de la rive gauche de la Vistule
sur des traîneaux. Les chirurgiens ont observé avec étonnement
que la fatigue de cette évacuation n'a point nui aux
blessés.
Voici quelques détails sur le combat deBraunsberg :
Le général Dupont marcha à l'ennemi sur deux colonnes .
Le général Bruyère , qui commandoit la colonne de droite ,
rencontra l'ennemi à Ragern, le poussa sur la rivière qui se
trouve en avant de ce village. La colonne de gauche poussa
F'ennemi sur Villenberg , et toute la division ne tarda pas à
déboucher hors du bois. L'ennemi , chassé de sa première
position , fut obligé de se replier sur la rivière qui couvre
576 MERCURE DE FRANCE ,
la ville de Braunsberg : il a d'abord tenu ferme, mais le
général Dupont a marchéà lui , l'a culbuté au pas de charge ,
et est entré avec lui dans la ville, qui a été jonchée de cadavres
russes.
Le 9º d'infanterie légère , le 32º , le 96º de ligne qui composent
cette division , se sont distingués. Les généraux Barrois ,
Lahoussaye , le colonel Semele du 24º de ligne , le colonel
Meunier du 9º d'infanterie légère , le chef de bataillon Bouge
du 32 ° deligne , et le chef d'escadron Hubinet du 9ºde hussards,
ont mérité des éloges particuliers .
Depuis l'arrivée de l'armée française sur la Vistule , nous
avons pris aux Russes , aux affaires de Pultusk et de Golymin ,
89 pièces de canon ; au combat de Bergfried , 4 pièces ; dans
la retraite d'Allenstein , 5 pièces ; au combat de Deppen , 16
pièces ; au combat de Hoff , 12 pièces ; à la bataille d'Eylan ,
24 pieces ; au combat de Braunsberg , 16 pièces ; au combat
d'Ostrolenka , 9 pièces. Total , 175 pièces de canon.
On a fait à ce sujet la remarque que l'EMPEREUR n'a jamais
perdu de canons dans les armées qu'il a commandées , soit
dans les premières campagnes d'Italie et d'Egypte , soit dans
celle de l'armée de réserve , soit dans celle d'Autriche et de
Moravie , soit dans celle de Prusse et de Pologne.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 14. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1806 , fermée . cос ос сов
OOC OCC OOC oof oof 1000oc oof ooc ooc . ooc.ooCooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 80c75c Soc oce
Act . de la Banque de Fr. oooof oooof. coc. oog. ०००० ०००
DU LUNDI 16.- C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. fermée. oof oof ooc
oof. ooc ooc coc ooc ooc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc Qoc.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 73f occ. ooc . cocooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f oooof. oocooc. ooccof
:
DU MARDI 17. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , fermée . ooc. ooc
оос оос оос оос сос . сос oor ooc . ooc ooc coc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 73f. occ 000 000 000 000.000 oco ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 0000f. oocooc
DU MERCREDI 18. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. fermée. ooc ooc
000 000 000 000. 200 oof one o c. ooc cof coc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 200.0oc . oocooc oocooc
Act . de la Banque de Fr. 1217f5cc oof cooof ooc
DU JEUDI 19.- C p . 00 c . J. du 22 mars 1807 , 73125c 50c45c ooc ๑OC
ooc ooc oof oo oo ooo0 000 000 000 000 000 000 000 000 000 босоос
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. oof ooc oof oof coc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1219f. 500 1218f 75c oof. oooof
:
DU VENDREDI 20. - Cp . 00 c . J. du 22 mars 1807 , 73f 50с. 40с. оос
оос об осс соc ooc of oof ooc ooc ooc cof o03 000 000 000 oofooc oce
'Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. cof ooc coc . oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1221f 250 cooof
3
1
DA
(NO. CCXCVII. )
(SAMEDI 28 MARS 1807.)
MERCURE
DE FRANCE.
QUAND an
POÉSIE.
ÉLÉGIE
:
1
UAND à mes yeux séduits la mer paroît tranquille ,
Crédule, je me livre aux conseils du Zéphyre;
Je me plais à guider la barque où ma Zéls ,
Sur la fin d'un beau jour s'abandonne à Téthys ,
Et contemple avec moi l'astre de Cythérée,
Au doux balancement de la vague azurée.
Tandis que sur son char Diane euvrant les cieux,
Argente mollement les flots silencieux ,
Quel charme de n'avoir dans ce calme du monde,
De témoins que l'Amour , de confident que l'onde !.
Mais quand l'azur des caux se trouble et se noircit
Que d'un voile orageux Diane s'obs urcit,
Et que le doux Zéphyr va céder à Borée
Tout l'espace écumant des gouffres de Nérée ,
Et que déjà les flots grondent de toutes parts ,
Je fuis, la terre seule invite mes regards.
Je reviens à Cybèle , à ces rians hocages ,
Où le tremble ondoyant fait parler ses fouillages,
Eh ! qui n'aimeroit pas ce calme des forêts,
Et ces paisibles flots qui dorent les guérêts ?
Que je te plains ô toi , dont la foible nacelle
Va tenter sur les mers une proie infidelle!
Fugitive, elle échappe à tes réseaux confus .
Moi, sous l'asile frais de ces planes touffus ,
4
SEA
578 MERCURE DE FRANCE ;
Heureux , je vais m'asseoir près d'une source pure ,
Qui , loin de m'effrayer , m'endort par son murmure :
Plus heureux si Zélis , troublant ce doux sommeil ,
Enivre de baisers le moment du réveil !
Par M. LE BRUN , de l'Académie Française.
LE CÉDRE DU LIBAN. ( 1 )
Le cèdre du Liban s'étoit dit à lui-même :
« Je règne sur les monts , ma tête est dans les cieux ;
» J'étends sur les forêts mon vaste diadême ;
>> Je prête un noble asile à l'aigle audacieux .
>> A mes pieds l'homme rampe .... » Et l'homme qu'il outrage,
Rit , se lève ; et , d'un bras trop long-tenips dédaigné ,
Fait tomber sous la hache et la tête et l'ombrage
De ce roi des forêts , de sa chute indigné ....
Vainement il s'exhale en des plaintes amères ;
Les arbres d'alentour sont joyeux de son deuil :
Affranchis de son ombre , ils s'élèvent en frères ;
Et du géant superbe un ver punit l'orgueil.
A MON CAFÉ.
Par le méme .
Mon cher café , viens , dans ma solitude ,
Tous les matins m'apporter le bonheur ;
Viens m'enivrer des charmes de l'étude ;
Viens enflammer mon esprit et mon coeur .
Que ta vapeur , pour mon Homère antique ,
Soit un encens qui lui porte mes voeux !
Parfume bien sa barbe poétique ,
Et ce laurier qui croît sur ses cheveux !
Mon cher café , dans mon humble hermitage ,
Que les beaux-arts , les innocens loisirs ,
La liberté , le seul besoin du sage ,
Que tes faveurs soient toujours mes plaisirs ! ....
(1) Ces stances ayant été imprimées avec inexactitude dans le N°. du 14
mars , nous croyons faire plaisir à ceux qui aiment les beaux vers , de rétablir
le texte. (Note du Rédacteur. )
:
:
MARS 1807: 579
1
Mais je soupire ! .... O nectar adorable,
De ton pouvoir est-ce un effet nouveau ?
Ah , ce matin un enfant secourable ,
Pour te chauffer , me prêta son flambeau!
Je m'en souviens, il avoit l'air timide .
Je l'observeis , il voulut m'éviter ;
Dans la liqueur il mit un doigt perfide ....
Oui , c'est l'Amour , je n'en saurois douter.
Il y mêla les langueurs , la constance ,
Les longs desirs , tout ce qui fait aimer ;
Il oublia d'y laisser l'espérance :
J'aimerois seul , je ne veux plus aimer
M. DUCIS , de l'Académie Française.
A M. ISABEY ,
PEINTRE DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE ET ROYALE ,
Sur son dessin de la Barque.
Τοι , dont les flexibles crayons ,
Guidés par la man du génie ,
Rendent chaque nuance , expriment tous les tons ,
Et montrent à l'ame ravie ,
Tantôt ces gracieux tableaux ,
Où brillent 'innocence ,
La modeste candeur , les graces de l'enfance ;
Tantốt ces sübames travaux
Eternisant les trait, du plus grand des héros ;
Isabey, j'aime à voir cette barque légère ,
Où ton aimable épouse et ses tendres enfans ,
Conduits par la main de leur père ,
Voguent sur les flots blanchissans .
Douce et touchante allégorie
D'un père dont les soins et les efforts heureux
Dirigent les objets les plus chers à ses yeux ,
Sur les flots inconstans du fleuve de la vie !
Innocente famille , ah , pourquoi tremblez-vous ?
Votre bonne mère est tranquille :
Elle a pour guide son époux.
O père heureux , pilote habile ,
1
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
Maître du plus riche trésor ,
Acceptes- en l'augure , il gagnera le port ;
Et la barque élégante ,
Que forma ton génie, où s'assied la beauté ,
Sans craindre la tourmente,
Te conduit en famille à l'immortalité.
C. L. MOLLEVAUT.
ENIGME.
Ja suis sorti des bois, et suis fait pour la gloire;
Au milieu des combats je montre ma valeur :
Animé par un souffle avec mon conducteur,
Tout pesant que je suis , je vole à la victoire.
LOGOGRIPHE.
Je règne sans effort , mon joug est passager ;
Je tiens tous mes sujets sous un aimable empire;
Mon pouvoir est sans borne , et non pas sans dangers
Je fais envie à l'un , un autre me desire.
Démembre-moi, lecteur , tu trouveras un ton ;
Le nom d'un élément ; celui d'une saison,
Le faix d'un animal ; un mot qui t'indispose ;
Et ce qu'en ses travaux tout homme se propose.
CHARADE.
Un insecte rampant se trouve en mon premier ;
Le ton familier s'offre dans mon dernier ;
Cherchez-vous le bonheur ? Il est dans mon entier.
Par un Abonné.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Bonheur.
Celui du Logogriphe est Prunelle, où l'on trouve re, élu, pelle, prune,
Lunel, rue , père , urne , lèpre , lune, perle.
Celui de la Charade est Pol-age,
MARS 1807 . 581
1
Histoire de l'Anarchie de Pologne, et du Démembrement
de cette république ; par Gl . Rulhière : suivie des Anecdotes
sur la Révolution de Russie , en 1762 ; par le même
auteur. Quatre vol. in-80 . Prix : 21 fr . , et 27 fr. par la
poste . A Paris , chez Desenne , lib . , Palais du Tribunat,
Galerie de pierre ; H. Nicolle , lib . , rue des Petits-Augustins
, n° . 15 ; Grégoire Desenne , jeune , lib., Palais
du Tribunat ; et chez le Normant.
II . Extrait. ( Voyez le Numéro du 14 mars. )
On a essayé , dans le premier extrait, de donner quelqu'idée
des vices principaux de la constitution polonaise , et des désordres
sans nombre qui en étoient la suite nécessaire. On se
souvient que ces symptômes funestes , accrus pendant le long
règne d'Auguste III , faisoient craindre que la mort de ce prince
ne fût aussi pour cette république l'époque d'une dissolution
complète. Cependant, à la mort de chaque roi , un usage
antique autorisoit les Polonais à remédier à tous les abus introduits
sous son règne, et les plus illustres citoyens se promettoient
bien de faire usage de ce droit à la première vacance
du trône , qu'ils regardoient comme peu éloignée; mais les
moeurs simples et fières qui, durant tant de siècles , avoient
protégé la Pologne contre ses mauvaises lois, n'existoientplus
depuis long-temps ; le grand nombre ne voyoit dans les
troubles prochains d'un interrègne, que lemoment favorable
d'élever leur fortune particulière, en donnant à leurs projets
ambitieux le beau prétexte du bien public.
Parmi ces dangereux citoyens , nous avons déjà indiqué ,
comme les plus redoutables , les deux Czartorinski. Aux
ennemis nombreux que leur avoient fait leurs desseins soupçonnés
ou connus , ils opposoient un crédit puissant, fondé
sur de hautes dignités, sur de rares talens , et sur la protection
de la czarine , qui avoit promis la couronne à leur neveu
Poniatouski. Chacun d'eux auroit pu , il est vrai, prétendre
lui-même au trône ; mais ils se flattoient de dominer à leur
gré le caractère foible de ce jeune homme; et leur ambition
se réduisoit à ramener l'ordre dans l'Etat en abaissant le pouvoir
des grands , en dépouillant les Polonais de leurs droits
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
les plus dangereux , à étendre ainsi les prérogatives de la cou
ronne , et à la fixer peut-être dans leur famille.
L'Europe venoit de voir se terminer cette fameuse guerre
de sept ans , où le roi de Prusse avoit opposé à tant d'Etats
ligués contre lui, toutes les ressources du courage et du génie ,
et où la fortune avoit pris soin de le secourir au moment où
toute la prudence humaine n'auroit pu le sauver d'une ruine
totale . Dans les divers mouvemens de troupes que cettelongue
guerre avoit occasionnés , la Russie avoit profité de l'anarchie
de la Pologne , seule restée neutre au milieu de tant d'Etats
sous les armes, pour faire passer librement différens corps
d'armée sur son territoire : après la conclusion de la paix ,
elle y avoit laissé plusieurs régimens , sous divers prétextes.
Ainsi , la république étoit déjà envahie par ces dangereux
voisins , lorsqu'Auguste mourut.
Jamais les troubles qui , de tout temps , avoient précédé et
accompagné l'élection des rois , ne s'étoient annoncés par des
haines plus envenimées ; jamais aussi les factieux n'avoient eu
enmain des moyens si puissans. Poniatouski , comptant sur
la faveur de la czarine , osa lui demander de nouvelles troupes
pour appuyer ses ambitieuses prétentions. La violence présida
aux diétines ; et lorsque les nonces élus dans ces assemblées
tumultueuses arrivèrent à Varsovie , le spectacle qu'offroit
cette capitale les frappa de terreur , en leur annonçant tous
les projets sinistres qui alloient s'accomplir.
<< Une multitude de gens en armes , qui n'avoient entr'eux
>> aucun rapport de service ni de discipline ; Turcs , Tartares ,
>> Hongrois , Russes , Prussiens , Polonais de toutes les pro-
>> vinces, inondoient tous les quartiers et toutes les rues. On
>> voyoit deux ou trois cents uniformes différens. Il sembloit
>> que ce fût une ville neutre au milieu de plusieurs armées
>> ennemies : toutes les apparences de la paix y régnoient
>> encore. Ni les mouvemens de son commerce intérieur , ni
>> la navigation du fleuve , n'étoient interrompus ; les bou-
>> tiques demeuroient ouvertes , et toutes les marchandises
>> exposées sous les yeux du public. Des bateaux chargés de
>> grains descendoient paisiblement la Vistule , des ouvriers
>> travailloient avec tranquillité au pont qui devoit commu-
>> niquer de la ville au champ électoral. Presque tous ces
>> hommes s'appelaient encore frères , suivant l'usage de la
>> langue esclavonne ; mais on les voyoit apprêter leurs armes
>> pour un combat , et renoncer à cet autre usage antique et
>> sacré de ne point affiler leurs sabres dans leurs discussions
>> civiles. Il y avoit dans la cour de chacun des ministres
>> russesun traind'artillerie.Troisgénéraux de cette nation, avec
MARS 1807 . 583
>> de nombreuses escortes , habitoient dans la ville ; et leurs
>> soldats campés par détachemens ou cantonnés dans les en-
>> virons , y venoient acheter sans désordre les choses dont ils
>> avoient besoin. Mais en même temps les paysans s'y réfu-
>> gioient , chargés de leurs meubles , qu'ils tâchoient de sous-
>> traire au pillage de ces troupes. Toutes les factions vivoient
>> encore en société; et quand il se trouvoit une occasion de
>> célébrer quelque fête , tous les partis y paroissoient réunis
>> dans les plaisirs. Cependant toutes les maisons étoient gar-
» dées; il n'y avoit point de famille où les passions dont
))
»
les ames humaines sont capables , ne fussent au plus haut
>> point de leur activité , l'ambition dans toute son ardeur ,
les haines dans toute leur rage l'intérêt dans toute son
>> avidité , l'amour de la patrie et de la liberté dans leur essor
>> le plus généreux. Les dames polonaises , toujours mêlées
>> dans les affaires de leur république , employoient , pour
>> servir l'un ou l'autre parti , le crédit puissant que
» donne la séduction ; et tandis qu'une multitude de sourdes
» intrigues préparoient en secret la destinée de l'Etat , on
> craignoit , au milieu de tant de gens de guerre prêts , au
>> premier signe de leurs différens maîtres , à devenir les
>> ennemis les uns des autres , que chaque moment n'enfantât
>>des querelles qui pouvoient avoir d'horribles suites , et que
>>l'emportement de quelque soldat ivre ne devînt l'occasion
d'un massacre. Dans cette terreur perpétuelle , on attendoit
>> encore avec plus d'inquiétude les grands événemens qui
» dévoient éclore dans peu de jours ; et personne ne pouvoit
>> prévoir si la république recevroit un roi de la main des
>> étrangers , ou si pour ne pas subir un joug odieux , elle
>> préféreroit de rester sans chef et sans lois . »
Aucun de ceux qui chérissoient encore l'indépendance
de leur patrie , ne pouvoit rester incertain sur un pareil
choix: ils ne virent plus dans une diète convoquée sous de
tels auspices , qu'un instrument aveugle de l'ambition de Catherine
, et ils résolurent de s'exposer à tout pour la dissoudre.
Ce fut Mokranouski qui se dévoua pour la cause
commune. Accompagné de Malakouski , maréchal de la diète ,
il se rend au lieu des séances , réclame contre la violation des
lois antiques qui garantissent la liberté des suffrages , et proteste
, entre les mains du maréchal , contre l'ouverture des
délibérations. La renommée acquise à ce grand citoyen , la
hardiesse de cette démarche, le calme héroïque qu'il montra
à l'aspect des glaives levés sur sa tête , imposèrent assez aux
factieux et aux Russes , pour faire respecter sa vie et celle de
son digne compagnon, mais non pour opérer la dissolution
1
4
584 MERCURE DE FRANCE,
d'une assemblée illégale. Près de se voir forcés à consacrer par
leur présence l'asservissement de leur patrie, les nonces les plus
cour geux furent obligés de prendre les armes pour sortir de
Varsovie , à l'aspect des troupes russes étonnées de leur contenance
ferme et assurée. Mais en vain par cette retraite même ,
protestoient-ils hautement contre les prévarications des Czartorinski.
Ce qu'on n'avoit jamais vu dans les temps les plus
orageux , une diète légalement rompue et abandonnée d'unė
grande partie de ses membres , resta assemblée au milieu des
troupes étrangères , dont la seule présence sur le sol de
Ja Pologne eût dû frapper de nullité toutes ses délibérations.
Dès- lors Poniatouski ne trouva plus parmi les nonces qui
restoient que de zélés partisans ou des adversaires intimidés ,
et il put préparer à loisir toutes les manoeuvres qui devoient
assurer son élection.
Cette élection se fit à la manière accoutumée ; mais au lieu
de cette foule de quatre-vingt mille gentilshommes qui auroient
dûy concourir , il s'en rassembla à peine quatre mille
dans le champ électoral , et sept provinces n'y avoient pas
même de députés. Les Czartorinski avoient envoyé des troupes
russes pour couper le chemin aux gentilshommes qui auroient
pu s'opposer à leurs partisans , et ils parvinrent ainsi à rendre
Ia diète d'élection la moins nombreuse qui eût jamais été.
« Ce beau spectacle , dit M. de Rulhière , que les seuls
>> Polonais pouvoient encore dans notre siècle offrir à l'uni-
>> vers , cette élection du chef d'une nation libre , ne parois-
>> soit en cette occasion , suivant l'expression des Polonais
>> eux-mêmes , qu'une pompe funèbre sous laquelle on ense-
>> velissoit toutes leurs lois. Au lieu des mouvemens tumul-
>> tueux de la liberté , toutes les démarches concertées d'avance
>> n'étoient que des cérémonies : on rendoit tristement à la
>> force des hommages involontaires. >> Ce fut sous ces auspices
que, le 7 de septembre 1764, le comte Poniatouski fut
proclamé roi d'une voix unanime.
Les Czartorinski étoient donc arrivés au but vers lequel depuis
si long-temps se dirigeoient tous leurs efforts. Ilsvoyoient leur
neveu couronné , ils se flattoient de régner sous son nom; ils
avoient réalisé tous leurs projets de réforme dans la constitution
de l'Etat. Quatre conseils à la nomination de lacour avoient été
substitués aux grandes charges , qui trop souvent osoient rivaliser
avec l'autorité royale ; la politiqué insidieuse de la Russie
ne les ayant pas laissés maîtres d'abolir le liberum veto, première
source de tous les désordres , ils avoient eu l'adresse d'en
rendre désormais l'usage presqu'impossible. Ainsi la Pologne
débarrassée d'une liberté tumultueuse , qui n'étoit plus faite
MARS 1807 . 585
pour ses moeurs , alloit leur être redevable d'une constitution
plus monarchique, contraire , il est vrai , aux voeux de la majorité
des citoyens , établie par des moyens injustes , mais assez
forte pour arracher ce malheureux pays aux factions qui le
déchiroient et au joug des étrangers. On devine bien que ce
n'étoit point là l'intention de l'impératrice : elle voyoit dans
les troubles de la république le principe même de sa foiblesse
, et le moyen infaillible de la tenir éternellement dans
la dépendance : c'est dans cette vue qu'elle s'étoit opposée
à l'abolition de la loi absurde de l'unanimité. A peme eutelle
placé sur le trône un prince sans caractère et sans
talens , qui , par sa reconnoissance , et sur-tout parsa foiblesse ,
devoit constamment rester assujetti , qu'elle résolut de renverser
toutes les lois nouvelles , fruits de l'industrieuse persévérance
des Czartorinski ; d'affoiblir de plus en plus la
Pologne , et de jeter dans son sein de nouveaux germes de
troubles et de dissensions. Elle s'arma sur-tout des prétentions
exagérées des dissidens , qui , non contens de jouir du libre
exercice de leur religion, et de pouvoir aspirer à toutes les
dignités militaires , demandoient encore à être admis dans
les diètes et dans le sénat. C'étoit au nom de lá tolérance , de
l'humanité et de la justice , que Catherine appuyoit ses séditieuses
réclamations ; mais elle n'avoit en effet d'autre but
que d'éterniser l'anarchie de la république , sachant bien que
dans des assemblées où tout devoit se décider à l'unanimité ,
il n'y auroit presque plus de conclusions possibles , du moment
qu'on y admettroit des membres dont les opinions et
les intérêts devoient , en mille circonstances , se trouver en
opposition avec ceux de leurs collègues catholiques.
Elle confia l'exécution de ses desseins à son ambassadeur ,
le prince Repnin , homme à la fois impérieux et servile ,
dur et féroce par caractère , toujours prêtà outre-passer les
ordres de rigueur qui lui étoient confiés , ou même à en
supposer au besoin. « Repnin, dit l'historien , plus extrava-
>> gant que ce Gesler dont les absurdes folies s'exercèrentdans
>>un temps barbare , et sur des hommes que du moins leur
>> rusticité exposoit à ses indignes mépris; plus cruel aussitôt
>>qu'il put l'être , que ce duc d'Albe dont la tyrannie ensan-
>> glanta les Pays-Bas , du moins au nom d'un souverain légi-
>> time : assemblage inconcevab'e de perfidie et d'insolence ,
>>que la crainte forçoit quelquefois de recourir à la fourberie
>> naturelle aux Russes , mais que son caractère impétueux
>> et hautain emportoit toujours au-delà de ses artifices , et
>> dont les mains violentes brisoient tous les pièges qu'il
>>>dressoit. >>>Dès que cet ambassadeur vit le roi hésiter à
586 MERCURE DE FRANCE ,
:
sacrifier l'indépendance et les droits de sa couronne , il résolut
de lui opposer tous les ennemis que lui avoit faits son élévation -
forcée. Aussitôt on vit rentrer sous la protection de la Russie
ces illustres Polonais que la Russie elle-même avoit contraints
peu auparavant à s'exiler : on vit tous les mécontens former une
nombreuse confédération ; et par l'ordre même de l'impératrice
, placer à leur tête le prince Radzivil , l'ennemi le plus déclaré
de Poniatouski. Déjà la même puissance qui , contre les
voeux de toutes la Pologne , l'avoit placé sur le trône, se préparoit
à l'en faire descendre , quand ce prince effrayé ne vit
d'autremoyen de conserver le vain titre de roi , que d'abandonner
tout le pouvoir de la royauté à la main qui menaçoit de lui
ravir l'un et l'autre : alors l'ambassadeur change encore une
fois de politique , et se déclare de nouveau contre les ennemis
de la cour. Il s'arme de la double autorité que lui donnent et
l'assentiment du prince,et les forces militaires de la Russie. Il
fransporte à Varsovie le conseil de la confédération ; et là ,
il force les malheureux Polonais à se dépouiller eux-mêmes
de leurs antiques prérogatives , et à travailler de leurs propres
mains à l'asservissement de leur patrie. Tout ce qui pouvoit
entretenir dans l'Etat une éternelle anarchie , lui ôter tout
moyen de résistance, et le livrer sans défense au despotisme
de la Russie , fut mis en oeuvre dans cette constitution nouvelle.
Envain des hommes courageux osèrent- ils protester contre la
violation de tous leurs droits : leurs terres ravagées , leurs
châteaux livrés au pillage , firent voir tout le danger d'une
inutile résistance. Plusieurs furent obligés de se soustraire à
la violence par un exil volontaire ; quelques autres , parmi
lesquels on distinguoit sur-tout l'évêque de Cracovie , furent
arrachés à leurs concitoyens, et conduits dans les déserts de la
Sibérie ; et là , ces inflexibles républicains subirent la destinée
ordinaire des courtisans disgraciés .
Cependant la Pologne accablée de tant de malheurs , et
abandonnée sans défense aux usurpations de la Russie , avoit
encore un moyen de salut dans ces redoutables confédérations
qui , plus d'une fois , l'avoient sauvée d'une ruine presque
certaine. Plusieurs gentilshommes , à la tête desquels on
voyoit Pulawski et ses trois fils , se rendent à Barr , dans le
voisinage de la Hongrie ; de là , ils font parvenir à toutes
les provinces un plan de confédération générale , et leur
donnent par leur exemple le premier signal : ce feu se
communiquant de proche en proche , s'étend bientôt sur
toute la Pologne. Chaque jour les Russes ont à combattre des
ennemis nouveaux , souvent peu formés aux évolutions militaires
, et à peine armés , mais toujours intrépides , toujours
MARS 1807 . 587
animés par le besoin de la vengeance et par le desir de reconquérir
leur patrie . Ainsi cette malheureuse république étoit
livrée au pillage , couverte de sang et de ruines , et n'étoit
pas asservie.
Dans ces circonstances critiques , un événement que les
Polonais attendoient depuis long - temps , et que plusieurs
d'entr'eux s'étoient efforcés de hâter par leurs négociations ,
vint ranimer leurs espérances et suspendre les fureurs des
Russes. Le Grand-Seigneur , constamment abusé par Catherine
sur la véritable situation de la Pologne , apprit enfin
avec indignation les violences qu'elle y exerçoit , et lui déclara
la guerre . La Russie n'étoit point préparée à cet éclat ; il devoit
donc l'alarmer , la forcer à pourvoir à sa propre sûreté ,
et , de quelque côtéque la fortune se déclarât , opérer du moins
pendant quelques années une diversion puissante , à la faveur
de laquelle la république pourroit rassembler ses ruines , et se
préparer à une nouvelle défense. Mais les Turcs n'étoient plus
au temps des Mahomet et des Soliman. Si l'on retrouvoit
encore en eux quelqu'étineelle de leur ancienne valeur , ils
avoient perdu cette continuelle habitude des armes qui les
avoit rendus si redoutables à la chrétienté . Leurs visirs vieillis
dans la mollesse , réunissant l'ignorance à la présomption ,
commandoient à des soldats sans subordination et sans
discipline. Nul ordre dans les combats , nulle sûreté dans les
campemens , nulle prévoyance pour assurer la subsistance des
troupes . Cette multitude de soldats rassemblés de tant de contrées
diverses , tous différens d'habillemens , d'armes et de
manière de combattre , ne pouvoient mettre de l'ensemble
dans leurs attaques , se soutenir les uns les autres , profiter
d'un avantage ou réparer une défaite. Aussi , après trois campagnes
marquées par les plus sanglans revers , le sultan ayant
plus d'une fois tremblé pour le salut de son empire , se vit
forcé d'entrer en négociation pour la paix .
Les Polonais furent donc de nouveau abandonnés à euxmêmes.
Affoiblis , épuisés par l'opiniâtreté même de leur défense
, ne pouvant mettre dans leurs efforts ni la régularité , ni
le concert qui les auroient rendus efficaces , forcés successivement
dans les divers postes dont ils s'étoient emparés lors de
leurs premiers succès , ils n'opposèrent plus qu'une foible et
inutile résistance du moment où la Russie , la Prusse et l'Autriche
se furent accordées pour l'envahissement de leurs provinces.
Ainsi fut accompli le premier démembrement de la
Pologne , que vingt ans plus tard les mêmes puissances devoient
se partager tout entière.
Tels sont les faits principaux que l'on trouvera développés
588 MERCURE DE FRANCE ,
et enrichis des particularités les plus attachantes dans l'ouvrage
de M. de Rulhière. Nous avons cherché dans cet aperçu rapide
à faire connoître la politique de la Russie , qui se cachant
dans une foule de petites intrigues , nous a paru plus d'une
fois obscure et difficile à suivre dans le récit de l'auteur. Nous
terminerons cette analyse par un troisième et dernier extrait ,
où nous essayerons d'apprécier le rare talent qui brille dans
presque toutes les parties de son ouvrage.
C.
La Chimie appliquée aux Arts; par M. J. A. Chaptal ,
membre et trésorier du Sénat , grand officier de la Légiond'Honneur
, membre de l'Institut de France , professeur
honoraire de l'Ecole de Médecine de Montpelier, etc. , etc.
Quatre vol. in-8°. Prix : 27 fr. , et 54fr. par la poste.
A Paris , chez Deterville , libraire , rue Hautefeuille;et
chez le Normant, imprimeur-libraire .
AVANT de parler de cet ouvrage, un des meilleurs et des
plus utiles qui aient été composés sur la chimie , depuis
qu'elle a subi parmi nous une si grande révolution , nous
croyons devoir faire quelques réflexions qui serviront peutêtre
à faire mieux sentir les difficultés que son auteur a dû
surmonter pour l'amener à sa perfection.
La petitesse est comme le caractère dominant de toutes
les découvertes du dernier siècle . C'est une chose assez remarquable
, que dans ce même temps où les sciences ont exercé
sur les lettres et sur les empires une si notable influence , et
où le bruit de leurs progrès a si souvent retenti aux oreilles
de la multitude , il n'ait cependant paru ni sur la physique,
ni sur la chimie, aucun de ces ouvrages qui portenttout-à-coup
la gloire de leur auteur au niveau de celle d'un grand orateur
ou d'un grand poète , et qui font connoître son nom
bien au-delà des bornes ordinaires du monde savant. Lorsque
les Descartes et les Newton se signalèrent par les découvertes
qui ont rendu leur nom immortel, non-seulement les savans ,
mais les gens de lettres , mais tous les hommes un peu instruits
savoient en quoi ces découvertes consistoient : ces derniers
en avoient du moins quelqu'idée ; tout le monde en
parloit. Aussi l'on peutdireque ces grands hommes ne furent
pas seulement admirés par leurs pairs ; ils le furent par tous
leurs contemporains , et ils recurent de leurs nations mêmes le
MARS 1807 . 589
1
tribut d'éloges que les savans de ce siècle ne reçoivent que
de leurs académies et de leurs sociétés littéraires .
Cependant on s'occupoit alors beaucoup moins des sciences
qu'on ne s'en occupe aujourd'hui : on parloit moins de leurs
progrès ; et , tout en rendant hommage aux grands hommes
qui les cultivoient avec tant de gloire , on étoit loin d'attribuer
aux sciences seules le privilége de nous perfectionner.
Au contraire , maintenant qu'on parle partout des progrès
des sciences , peu de gens sauroient dire en quoi consistent ce
progrès: on s'extasie partout sur les découvertes de nos savans ,
et iln'ya plus que les gens très-instruits qui aient quelqu'idée
de ces découvertes. Enfin, le nom des sciences fait beaucoup
plus de bruit qu'autrefois ; et le nom de ceux qui les cultivent
avec succès en fait beaucoup moins. D'où naît cette
différence ?
despr
Elle ne vient point du peu de cas que l'on fait aujourd'hui
des savans. Il seroit , au contraire , aisé de prouver que jamais
ils n'ont été environnés d'autant d'éclat et de dignités qu'à
présent. C'est que les savans se sont mis eux-mêmes hors de
la portée du public , non par la grandeur de leurs conceptions
(car il n'y a peut-être rien de vraiment grand qui ne soit ,
jusqu'à un certain point , à la portée de tout homme d'un
sens droit et médiocrement éclairé ) , mais par la subtilité et
par la délicatesse de leurs découvertes. Qu'a - t- on trouvé
depuis cinquante ans , je ne dis pas qui soit vraiment utile ,
mais dont l'utilité soit assez frappante pour étonnertous les
esprits ? Les sciences, dit-on, font tous les jours des progrès.
Oui, on découvre tous les jours bien de petites choses que les
yeux seuls des savans peuvent apercevoir : on calculeavec une
dextérité merveilleuse de petits effets; et les résultats de tous
ces calculs sont d'une justesse qui étonne quelquefois le savant
même qui les a faits. On a inventé, pour mesurer de petitsangles,
de petits poids, de petites impulsions; on a inventé , dis-je ,
de petits instrumens dont la perfection est telle , que les savans
n'auroientjamais cru qu'on pût y parvenir. Mais ce sont les
savans tout seuls qui admirent et qui s'étonnent : car il n'y a
qu'eux qui puissent voir , apprécier , toucher même cela.
Nous avons déjà eu occasion de faire observer que la physique
elle-même est devenue comme un tortueux labyrinthe, dont
les petites allées tournant sur elles-mêmes , n'aboutissent qu'à
de petits sentiers où les savans se rencontrent sans cesse les uns
les autres, et ne peuvent jamais être sûrs de connoître quel
est le chemin qui a déjà été parcouru , ni quel est celui
d'entre eux qui l'a parcouru le premier. Or, ce que nous avons
dit de la physique, nous le disons aussi , et à bien plus forte
MERCURE DE FRANCE ,
raison , de la chimie : car le chimiste , s'occupant sans cesse a
décomposer de petits corps , et se proposant pour but , quoi
qu'il n'y parvienne jamais , de les réduire à leurs élémens les
plus simples , n'ayant d'ailleurs , poury arriver, d'autres forces
à employer que celles des affinités , c'est - à - dire , les plus
petites de toutes les forces , ou du moins les plus difficiles
à apprécier , puisqu'elles deviennent nulles toutes les fois
qu'elles n'agissent pas à d'infiniment petites distances , il est
clair que le chimiste ne peut guère éviter d'avoir pour
résultat de ses longs travaux , de très-petites découvertes. Je
dis petites, pour employer le langage ordinaire , parce qu'elles'
paroîtront toujours telles au public. Je suis d'ailleurs trèsconvaincu
, sur-tout après avoir lu l'ouvrage de M. Chaptal ,
que ces découvertes peuvent devenir très-utiles.
Et voilà le véritable avantage que les sciences ont sur les
lettres. Voilà ce qui distinguera toujours les travaux du savant ,
de ceux du poète et de l'orateur; l'homme dont l'objet principal
est d'instruire ou d'être utile , de l'homme dont le but
premier est de plaire et d'être agréable. Il y a pour les sciences ,
comme pour les lettres, un temps où elles font des progrès
rapides , et un moment où elles jouissent du plus grand éclat
dont elles soient susceptibles. Mais il y a entre les unes et les
autres cette différence , que les lettres , lorsque le temps de
leur gloire est passé , ne sauroient rien produire qui remplisse
parfaitement leur objet , et que les sciences, au contraire ,
Iorsque le temps des grandes découvertes est fini , non-seulement
sont encore utiles , mais le sont même quelquefois plus
qu'elles ne l'ont jamais été. On a beau faire: onn'enchante plus,
on ne charme plus avec des vers ou des discours médiocres,des
hommes une fois accoutumés à des chefs-d'oeuvre de raison
et de goût ; mais on les instruit , on les aide encore ; et s'il
n'est pas toujours aisé de leur plaire , il l'est toujours de les
servir.Ainsi , on ne peut pas dire que les sciences aient nécessairement
, comme les lettres , un temps de décadence : elles
continuent , au contraire , d'avancer, mais sur la même ligne ,
sans s'élever assez pour se faire remarquer comme auparavant ,
sans s'abaisser à tel point qu'elles en deviennent moins dignes
d'estime : car, remarquons , pour être justes , que le savant ne
s'abaisse pas lorsqu'il s'occupe des détails les plus minutieux
de la science. Souvent même ses découvertes ne s'en adaptent
que plus facilement aux divers besoins de la société. Les découvertes
qui font le plus de bruit ne sont pas toujours celles
dont on fait les plus nombreuses ou les plus avantageuses
applications ; et , pour en donner un exemple connu de tous
les lecteurs , qui est-ce qui oseroit dire que l'idée d'appliquer
MARS 1807 . bg
l'algèbre à la géométrie n'a pas été plus utile à la physique ,
à la mécanique , au plus grand nombre des sciences , que la
découverte même de l'attraction ? Cependant , tout le monde
connoît au moins l'attraction de nom : personne n'ignore que
c'est Newton qui en a parlé le premier ; et il n'y a guèreque
les gens instruits qui sachent qu'on doit la première idée
à Descartes.
Lors donc qu'on est arrivé à ces temps où les sciences ne
font plus que des progrès lents et minutieux , et dans lesquels
les savans ne peuvent plus se distinguer que par de petites
découvertes , il est extrêmement difficile d'apprécier ces progrès;
et un livre dont on veut faire comme le recueil de tout
ceque les savans découvrent d'utile , devient la plus difficile
de toutes les entreprises qu'un savant lui-même puisse former
: car toutes ses inventions si petites qu'il faut alors recueillir
, ont été précédées d'essais encore plus petits qu'il
faut avoir suivis. Il faut avoir vu , et plusieurs fois et de près ,
toutes ces expériences , dont on se promettoit d'abord tant
de merveilles , et dont les résultats ont été si vagues , si insignifians
, quand ils n'ont pas été tout-à-fait trompeurs ; il ne
suffit pas même de les avoir vues , il faut les avoir faites et
répétées pour être en état de les bien juger. N'oublions pas ,
sur-tout , que ce sont les petits détails qui font toute l'utilité
d'un pareil livre , et que ce sont encore ces mêmes détails qui
pourroient en être l'écueil : car, pour bien remplir son objet ,
il doit contenir tout ce qui est bon et utile , quelque petit
qu'il soit; mais aussi , il ne doit contenir que cela.
Et voilà le livre que M. Chaptal vient de faire sur la
chimie. Il ne falloit pas moins que toute sa sagesse , toutes ses
lumières et tout son talent pour y réussir. Nous ne le louerons
pas d'avoir, en quelque sorte , deviné le secret de beaucoup de
petites découvertes que leur petitesse même auroit dérobées à
des yeux moins exercés que les siens; mais nous le féliciterons
d'avoir recueilli avec tant d'attention et de bonheur toutes ces
semences que la chimiea , pour ainsi dire , jetées au milieu
des arts , et de n'avoir négligé aucune de celles qui pouvoient
produire du fruit. Son ouvrage est comme le dépôt
de tout ce que la chimie moderne a découvert d'utile. Il est
beau de voir un savant qui pourroit lui-même s'illustrer par
des découvertes , sacrifier son temps toujours précieux à recueillir
celles des autres. Il est beau de le voir donner à l'instruction
de simples artistes les mêmes soins qu'il s'imposeroit
peut-être , s'il vouloit encore une fois se faire admirer de ses
pairs. Considéré sous ce rapport , l'ouvrage de M. Chaptal ne
demandoit pas seulement du temps , de la science et du talent;
593 MERCURE DE FRANCE ,
il ne suffit pas de dire , enfin , que la Chimie appliquée aux
Arti ne pouvoit être bien faite que par un savant tel que lui,
'il faut ajouter que, pour oser l'entreprendre , il falloit déjà
s'être illustré comme lui par plus d'un bon ouvrage dans un
genre plus élevé : car il faut avoir des titres bien reconnus
à la gloire pour se décider, quand on sent qu'on est fait pour
elle , à ne mériter que la reconnoissance.
:
Ajoutons que,dans cet ouvrage, qu'il a modestement intitule
la Chimie appliquée aux Arts, M. Chaptal ne s'est point
borné à juger les travaux du chimiste. Souvent il jette, en
passant, sur ceux du minéralogiste et du physicien , le coup
d'oeil du savant, qui reconnoît partout ce qui appartient à
son objet, et qui s'en empare. Ainsi , Ion peut dire que son
livre sera un monument de l'utilité dont peuvent être toutes
les sciences physiques; et que parmi les hommes , qui en ce
momentles cultiventavec quelquesuccès, I n'en est pas unseul
peut - être qui n'y retrouvât, sinon les titres de sa gloire , au
moins ceux qu'il peut avoir à la reconnoissance des artistes.
Essayons maintenant de donner une idée de cet ouvrage.
Ilcommence par un discours préliminaire, dans lequel l'auteur,
après avoir déterminé l'objet qu'il se propose , qui est de
rassembler dans un même livre toutes les lumières que la
chimie peut fournir aux arts , entre dans les détails du plan
qu'il a suivi , et des raisons qu'ila eues de se le prescrire. Ainsi ,
l'objet qu'il se propose n'est pas de faire unTraité particulier
sur chaque art ; car , dit-il , « outre qu'une entreprise de cette
>> nature seroit au-dessus des forces d'un seul homme, un
>> tel ouvrage présenteroit nécessairement des répétitions fati-
>> gantes. L'air, l'eau, la chaleur, la lumière , agissent d'après
>> les mêmes lois entre les mains de tous les artistes , et il
>> suffit d'indiquer les propriétés respectives de tous ces agens ,
>> et la loi de leur action, pour que chaque artiste connoisse
>> la cause, le mobile et le principe de ses opérations. »
L'ouvrage de M. Chaptal ne differe doncd'un Traité ordi
naire de chimie, que par les applications plus fréquentes
qu'il fait de cette science aux besoins de la société; et il n'au
roit eu besoin peut-être que d'y ajouter quelques définitions
qui y manquent , pour pouvoir l'intituler : Elemens de
Chimie , à l'usage de ceux qui cultivent ou exercent les arts.
La sagesse de ce plan est assez évidente, pour que nous nous
croyions dispensés de le développer plus longuement ici ;
nous aimons mieux employer l'espace qui nous est accordé, à
faire sur ce même discours préliminaire , quelques observations
critiques qui conviendront peut-être mieux que toute
autre à la nature de ce Journa'
« La
E LA
SEINE
MARS 1807..
« La chimie des arts , dit M. Chaptal, considérée sons ce
>> point de vue , est comme un phare que la main des hommes
» a suspendu dans le sanctuaire des opérations de l'art etde
>> la nature pour en éclairer tous les détails. » 5.
Nous ne savons si la chimie , qui ne consulte ordinairement
la nature qu'à l'aide des cornues et des creusets , et dont
toutes les opérations sont, pour ainsi dire ; ténébreuses , peut
être comparée à un phare ; mais , dans ce cas même , il nous
semble qu'il faudroit plutôt élever ce phare que de le suspendre.
Ce mot est consacré par l'usage , à désigner la tour
qui soutient un fanal , et non pas le fanal lui-même , ou du
moins le fanal tout seul. Nous devons ajouter , pour être
parfaitement justes , que si cette comparaison est ambitieuse ,
elle ne nous a frappé que par le contraste qu'elle forme avec
le ton ordinairement simple et modeste de cet ouvrage , et
que si elle renferme une légère incorrection, au moins c'est
laseule que nous ayons rencontrée dans ces quatre volumes.
Nous serions tentés d'accuser d'un peu d'exagération tout
l'éloge que M. Chaptal fait de la chimie , et sur-tout ce qu'il
ajoute , en parlant de la grande révolution que cette science
a éprouvée de nos jours : « Des élémens inconnus jusqu'alors ,
>> dit-il , ont été ajoutés à ceux qu'on connoissoit déjà......
>> L'analyse de l'air et de l'eau est venue éclairer l'action de
» ces deuxsubstances.>> Enfin , il prétend que la chimie « nous
>> a fourni les moyens de nous élever dans les airs , et d'aller
>> consulter la nature à trois ou quatre mille toises au-dessus
>> de nos tétes. >> Nous pourrions demander si on est bien sûr
que tous ces corps que la chimie moderne n'est point encore
parvenue à décomposer , sont indécomposables , et par quelle
expérienceon s'est convaincu qu'ils sont de véritables élemens.
Nous sseerriioonnss peut-être fondés à dire que celle par laquelle on
croit s'être assuré qu'on peut à son gré décomposer l'eau et la
refaire, n'est pas tellement évidente dans ses résultats qu'elle
ne laisse plus lieu à aucune objection. Sur ces deux assertions
la postérité jugera peut-être autrement que les savans les plus
distingués de nos jours ; et si cela arrive , ce ne sera pas
la première fois que les jugemens d'un siècle, je dis les
jugemens portés par les hommes les plus éclairés et les plus
dignes de foi , auront été cassés par le siècle suivant. Mais
quel est le savant , quel est l'homme qui , lorsqu'il parle de
ce qui fit son bonheur et sa gloire , peut se défendre d'un
peu d'enthousiasme ? Si la chimie doit beaucoup aux travaux
de M. Chaptal , la chimie , à son tour, le lui a bien rendu ;
et on pourroit considérer l'éloge exagéré qu'il en
Pp
fait
594 MERCURE DE FRANCE ;
comme n'étant produit que par un excès de reconnoissance.
Nous nous bornerons donc à lui faire observer que si
on s'élève dans les airs avec le secours d'un gaz qui a été
trouvé par les chimistes , ce n'est pourtant pas un chimiste qui
a inventé les ballons, et que dans les premières expériences
aérostatiques qui furent faites , il ne fut employé aucune sorte
de gaz. Enfin , nous sentons bien que cette expression d'aller
consulter la nature à trois ou quatre mille toises au-dessus
de nos tétes , ne sera prise par personne tellement à la lettre
qu'elle en paroisse contenir un sens ridicule; cependant nous
aimerions mieux que M. Chaptal eût dit à trois ou quatre
mille toises au-dessus de la terre.
Pour donner une idée complète de ce discours et de la
sagesse qui y domine , il ne nous reste qu'à en citer quelques
passages; et ici nous n'avons que l'embarras du choix , entre
des conseils également sages, et des morceaux également bien
écrits. Nous nous contenterons d'en citer deux : le premier ,
parce qu'il prouve que M. Chaptal n'est pas tellement prévenu
en faveur de la chimie , qu'il ne sente lui-même le danger
que courroient les artistes , en donnant inconsidérément trop
de confiance à tout homme qui prend le nom de chimiste ;
le second, parce qu'il nous paroît contenir la démonstration
du double titre qu'il a lui-même à leur confiance ; je veux
dire l'expérience qu'il a en sa double qualité de savant qui a
bien étudié les arts, et d'administrateur qui les a long-temps
dirigés avec succès.
<< En convenant , dit-il , que la chimie a rendu de grands
>> services ; en espérant qu'elle en rendra de plusgrands encore,
>> lorsque ses recherches , éclairées par le progrès des connois-
>> sances , s'appliqueront plus particulièrement aux arts , nous
>> ne pouvons nous empêcher de prévenir l'artiste et le manu-
>> facturier contre l'abus qu'on fait du mot de chimie , et de
>>les inviter à ne pas accorder une confiance aveugle , ni à
>> tous les ouvrages qui portent ce nom, ni à tous les indi-
> vidus qui prennent le nom de chimistes. La chimie a ses
>> adeptes et ses charlatans comme les autres sciences : le fabri-
>> cant pourroit aisément compromettre sa fortune et sa répu-
>> tation , s'il régloit sa conduite ou fondoit des spéculations
» sur des calculs de cabinet , sur quelques petits résultats de
>> laboratoire , ou sur des annonces trompeuses.
>> Ce n'est qu'avec la plus grande circonspection qu'on doit
>> porter dans les ateliers les innovations , quelqu'avantageuses
>> qu'elles paroissent. Avant de changer ce qui est , avant de
> modifier ce qui prospère , avant de détourner un cours
MARS 1807 : 545
> d'opération qu'on croit pouvoir améliorer, il faut que l'ex-
>> périence ait prononcé sur les change mens qu'on projette ,
>>et que le nouveau procédé ait reçu la sanction de la pra-
>> tique , et même l'aveu du consommateur. »
Le second passage concerne ces fabriques que l'on établit
dans un temps avec légèreté , et que dans un autre on a laissé
tomber avec indifférence. M. Chaptal voudroit qu'avant de
les établir on consultat « le sol , le climat , le caractère des
>> habitans et l'intérêt de l'agriculture....
>> En partant de ces principes, dit-il , la France doit s'oc-
>> cuper essentiellement des manufactures de laine , de soie ,
>> de lin , de chanvre , etc. , dont le sol lui présente avec
>> abondance les matières premières. Ce n'est que par une
>> interversion déplorable de cet ordre de choses , qu'on a
>> vu le gouvernement encourager , il y a un demi-siècle , les
>> fabriques de coton , sans penser que le sort de ces établis
>> semens , nourris par des matières du dehors , alloit être livré
» à toutes les chances des révolutions , à toutes les intrigues
>> des cabinets , à toutes les variations des lois sur les douanes;
>> et que les fabriques essentiel ement territoriales souffriroient
>> d'autant plus de cette concurrence, que pour encourager ,
>> multiplier et raffermir ces établissemens naissans , il falloit
>> accorder des primes , etc. etc. L'auteur fat observer
sagement, en note, qu'il « parle de ce qu'on auroit dû faire
>> il y a cinquante ans. Aujourd'hui , ajoute-t-il , que les
>> fabriques de coton forment une branche considérable de
>> notre industrie , aujourd'hui que les travaux sur le coton
>> occupent à-peu-près deux cent mille individus , le gou-
>> vernement doit sans doute les protéger. >>>
Ici notre tâche devroit être finie, car le reste de cet ouvrage
n'est plus du ressort ordinaire de ce Journal. Cependant ,
comme son extrême clarté le met à la portée de presque tous
les lecteurs , nous croyons que , sans trop présumer de la
patience des nôtres , nous pouvons continuer d'en extraire
quelques passages qui nous ont paru les plus remarquables.
Nous suivrons donc avec d'autant plus de confiance la route
que nous nous sommes tracée , que peut-être nous y trouverons
l'occasion de faire encore quelques observations dont
l'objet ne nous sera pas entièrement étranger.
Dans le chapitre Ier, consacré au développement des causes
naturelles qui modifient l'action chimique , l'auteur expose ,
avec sa clarté ordinaire, tous les mystères de l'affinité; mais
il nous paroît tirer , dans ce même chapitre , une conséquence
qui a le double tort de n'être point exactement vraie, et de
Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ,
ne pas suivre de ce qui précède: « Les diverses substances,
>> dit-il , qui composent cet univers sont donc soumises , d'un
› côté , à une loi générale qui tend à les rapprocher ; de
» l'autre , à un agent puissant qui tend à les éloigner. Ces
>> deux grandes forces de la nature , opérant sur tous les corps ,
>> se balancent continuellement dans leur action, et les chan-
>> gemens qui surviennent dans leurs proportions sont la cause
>> principale de presque tous les phénomènes dont s'occupe
>> le chimiste. » Il est possible qu'en effet le chimiste ait cru
reconnoître dans tous les petits corps sur lesquels il opère
l'existence d'une force de répulsion; et ce dont nous ne faisons
aucun doute , c'est que M. Chaptal connoît mieux que
nous ce qui se passe dans les creusets et dans les fourneaux;
mais nous croyons pouvoir ajouter que , dans l'univers , rien
ne démontre l'existence d'une semblable force , ou du moins
d'un agent qui la produiroit continuellement : car si onnommoit
répulsion ce mouvement qui empêche nos planètes de
se réunir à leur centre d'attraction , et qui n'est que l'effet
de cette impulsion qu'elles durent recevoir au moment même
qu'elles furent créées , il est bien clair que cette répulsion ne
seroit pas au moins l'effet d'un agent. Et si M. Chaptal a
voulu désigner par cette répulsion l'effet ordinaire du calorique,
qui tend à dilater tous les corps , et qui les dilate
quelquefois au point de désunir leurs parties , il nous semble
qu'en ce cas cet effet ressemble à celui que doit produire tout
corps qui s'interpose entre deux autres, et qu'il n'est nullement
nécessaire de le désigner par un nom particulier qui , à
l'inconvénient d'être superflu , joindroit celui de donner l'idée
d'une force inconnue .
Ceque l'auteur ajoute , dans ce même chapitre , au sujet da
lumique ( ou de la lumière ) , auroit eu peut-être besoin d'une
légère modification : « Il paroît , dit-il , d'après tous les faits ,
>> que l'existence du lumique est inséparable de celle du calo-
>> rique : car l'action du calorique produit constamment de
>> la lumière ; et lorsque la lumière est recueillie elle-même
>> dans le foyer des lentilles , ou réfléchie dans celui des
miroirs concaves , elle produit tous les effets du calorique
>> accumulé. » Il nous semble que l'auteur auroit dû avertir
que la lumière réfléchie de la lune , quoique concentrée par
les plus grandes lentilles , ou les plus grands miroirs concaves,
n'a cependant jamais fait sensiblement hausser la liqueur d'un
thermomètre ; ce qu'il auroit pu facilement expliquer par
l'immense affoiblissement que subit la lumière avant d'arriver
de la lune à nous. Sa phrase , telle qu'elle est , pourroit faire
croire aux artistes qui la liront que la lumière de la lune doit
produire quelque chaleur.
MARS 1807 . 597
1
Je ne puis terminer mes observations sur ce chapitre sans
relever une citation que M. Chaptal a cru devoir faire d'une
phrase de M. Lavoisier. Je la copie ici telle qu'il la cite : « Sans
>> la lumière ( adit M. Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie ,
>> page 202 ) , la nature étoit sans vie , elle étoit morte et ina-
>> nimée. Un Dieu bienfaisant , en apportant la lumière , a
>> répandu sur la surface de la terre l'organisation , le senti-
>> ment et la pensée. » Nous ne concevons pas comment la
lumière auroit produit l'organisation , encore moins comment
elle produiroit le sentiment , et encore moins comment
elle créeroit la pensée ; et nous déclarons que si nous ne respections
pas déjà infiniment la mémoire de M. Lavoisier , ce ne
seroit pas cette phrase , toute poétique qu'elle est , qui la rendroit
respectable à nos yeux. Nous prévenons encore que cette
phrase a , dans un sens le tort , et dans un autre , le mérite
d'être entièrement étrangère au chapitre qui la contient.
Ce qui fait la véritable gloire de M. Lavoisier, c'est d'abord
d'avoir fait quelques découvertes heureuses ; ensuite c'est
d'avoir donné à la langue des chimistes une justesse et une
précision qu'elle n'avoit point eue jusqu'à lui. Je crois devoir
citeràcepropos une très-bonneobservation que fait M. Chaptal.
Il emploie le mot de solution pour exprimer « la division et
› la disparition d'un corps quelconque , sans qu'aucun des
>> deux éprouve aucune altération dans sa nature; » et il la
distingue de la dissolution , qui « doit, dit-il , être réservée
>> pour expliquer l'action d'un liquide sur un métal , une
>> terre ou un alkali. Dans ce dernier cas , non-seulement il
>> y a solution , mais il y a encore combinaison , et quelquefois
>> décomposition de l'un des corps. » Après avoir averti qu'il
emploie ces mots dans le sens que le célèbre Lavoisier leur a
donné, « il paroîtra étonnant , ajoute-t-il dans une note, que
>> les résultats de la solution et de la dissolution étant si diffé-
>> rens , on ait exprimé jusqu'à Lavoisier ces opérations par
>> un seul mot; car , dans la langue des sciences sur-tout , il
>> faut éviter de désigner sous la même dénomination des
>> résultats opposés , ou des opérations entièrement diffé-
>> rentes. » Cette observation est juste : sans doute cela doit
paroître étonnant ; mais ce qui l'est encore plus , c'est que,
jusqu'àM. Lavoisier, on ait employé pour caractérisermêmeles
produits chimiques, des expressions qui sembloient n'avoir
aucun rapport avec eux ; et , par exemple , qu'on appelât constamment
huile de vitriol un liquide qui n'étoit ni de l'huile ,
ni du vitriol. Mais ce qui doit , d'un autre côté , justifier les
chimistes anciens , c'est que toutes les langues sont pleines
d'expressions pareilles, et que, sans une autorité extraordinaire ,
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
et même avec elle , on ne parviendra peut-être jamais à les
en débarrasser. Qu'on en juge par les efforts que Voltaire a
faits pour expulser de notre langue française certains mots
qui lui déplaisoient , et que l'usage a pourtant soutenus contre
tout le crédit que Volta're avoit.
Après avoir parlé des solutions et des dissolutions , M. Chaptal
a dû naturellement parler de la cristallisation ; et comme
il ne perd jamais une occasion de rendre justice à un homme
illustre , ou de faire valoir ses découvertes , il développe ici ,
avec une clarté peu commune , non pas le système entier de
M. Hüy, mais ce qui en fait la base , et ce qui suffit pour
assurer à son inventeur le premier rang parmi nos minéralogistes.
Nous faisons cette observation avec d'autant plus de
plaisir, que nous avons entendu des hommes , qui d'ailleurs
n'étoient pas dépourvús de science , affecter de confondre les
découvertes de M. Haüy avec les idées de Romé de Lisle ,
commes'ils trouvoient quelque satisfaction à décorer un savant
mort de tous les titres de gloire qui appartiennent à un savant
qui vit. M. Chaptal développe tout à-la- fois les idées de l'un
et de l'autre ; et on voit bien , par le juste partage qu'il en
fait , qu'il est lui-même très-intéressé à ce qu'on ne ravisse à
personne la part de gloire qui lui revient.
Nous voilà à peine arrivés à la fin du premier volume , et si
nous voulions seulement citer de chacun des autres une partie
des passages que nous avions remarqués et notés en les lisant ,
nous passerions de beaucoup les bornes que nous devons
nous prescrire. Nous devons donc nous contenter d'indiquer
quelques-uns des articles qui nous ont paru les plus
curieux et les plus utiles , soit par les nouvelles idées , soit par
les sages conseils qu'ils renferment. Parmi les premiers , nous
compterions ceux sur la fabrication du charbon, sur le fer,
sur le platine , etc. Parmi les autres , les articles sur la distillation
des vins, sur la chaux , sur la meilleure manière de construire
les fourneaux , etc. Et nous ajouterons que nous pourrions
remplir des pages entières des titres seuls des chapitres
danslesquels nous avons remarqué des passages que nous avions
le projet de citer.
Les articles sur les bitumes et sur lahouille nous paroissent
encore plus curieux que tous les autres , par les idées ingénieuses
qu'ils renferment, sur la manière dont ces minéraux
ont pu se former. Nous allons citer un passage du premier ,
afin que nos lecteurs puissent se former une idée de la manière
don M. Chaptal développe son système; et nous donnerons
à cette citation une certaine longueur, parce qu'ayant
à y relever une conséquence qui ne nous a point semblé juste ,
MARS 1807 . 599
nous nous croyons obligés d'exposer , avec le plus grande
exactitude , comment l'auteur l'a déduite.
Après avoir parlé de ces bitumes qui existent au milieu des
terres , « et se présentent quelquefois par couches si épaisses,
>> que l'imagination la plus hardie ose à peine en rattacher
>> l'origine à la décomposition des matières organiques » ,
M. Chaptal ajoute :
« A la vérité , en partant de l'état actuel de notre globe , il
>> est difficile de concevoir la possibilité de la composition
>> de ces couches énormes de bitume , par la décomposition
>> des végétaux: car il est évident que la cause est inférieure
» à la grandeur de l'effet. Mais si nous remontons , par l'ima-
>> gination , jusqu'à ces premiers temps où le globe, peu
>>habité , ne présentoit presque partout qu'un sol couvert de
>> vastes lacs ou d'épaisses forêts , tel que nous le voyons
>> encore dans les contrées où la main de l'homme n'en apas
>> changé l'état primitif; si nous considérons que les mers
>> sont, dans certains parages, tellement couvertes de végétaux
>> vivans , que les vaisseaux ne sauroient s'y frayer une route....
>> nous éleverons alors nosidéesjusqu'à la hauteurdu sujet...
>> Dans les lacs et sur les bords des fleuves , les mêmes
>> causes existent; mais elles sont moins grandes , et l'effet leur
>> est proportionné. Nous trouvons fréquemment, dans les
>> attérissemens qui sont leur ouvrage, des dépôts de tourbe ,
>> de jayet ou dehouille. Ce sont ces lacs primitifs que nous
> observons encore presque partout où l'homme n'a pas
>> défriché , qui nourrissoient ces vastes fleuves dont nous
>> admirons encore aujourd'hui l'étendue des lits. Ce sont ces
>> lacs primitifs , qui , ayant disparu pour la plupart , pour se
)) réunir au réservoir commun, paroissent avoir laissé , sur
>> divers points de notre globe , des dépôts de divers genres ,
>> dont nous rapportons généralement la formation à une
>> cause bien plus difficile à concevoir et à établir , le dépla-
>>> cement successif de la mer.
>> Mais ladécomposition de ces dépôts de plantes ne sauroit
>> présenter constamment et partout la même nature de
abitume..... Il est encore dans l'ordre naturel des choses que
>> ces végétaux amoncelés forment des couches plus ou moins
>> épaisses , que ces couches soient mélangées de matières
>> étrangères , que les unes se forment sous les eaux , les autres
>> au-dehors et sur la rive ....
>> C'est encore en partant de ces principes , qu'il sera facile
>> de concevoir l'existence des plantes exotiques dans des cou-
>> ches de bitume qu'on exploite sous des climats qui leur
» sont étrangers. Le bambou et le bananier existent dans les.
4
600 MERCURE DE FRANCE ,
mines de charbon des environs d'Alais , et M. Jussieu a
>> retrouvéles plantes de l'Inde dans les charbons du Forez. »
Nous avons plusieurs fois relu ces pages , et nous n'avons
pu concevoir comment M. Chaptal pouvoit déduire de ses
principes sur la formation de la houille et des bitumes , que
Je bambou et le bananier doivent se trouver dans les charbons
des Cévenne , et les plantes de l'Inde dans les charbons du
Forez? Il nous semble , au contraire, que si, en chaque région
de la terre , ces bitumes se sont formés au inoyen de lacs qui
existoient autrefois , et qui ont disparu , ils ne devroient contenir
que les végétaux propres à la région même où on les
trouve, et que si ony rencontre maintenant des plantes exotiques
, c'est qu'apparemment il a existé une époque où les
eaux et les terres mêmes furent entièrement bouleversées .
Mais aussi , pourquoi présenter comme étant la suite d'un
système d'ailleurs très-ingénieux , ce qui n'est et ne peut être
que la suite d'un déluge universel ? Il y a des plantes exotiques
dans tous les dépôts de houille et de bitume , parce qu'ellesy
ont été entraînées dans cette grande catastrophe dumonde.
C'est cette conséquence , qui me paroît de rigueur ; et il
me semble même que M. Chaptal doit l'admettre, ou renoncer
à son système , ou nier ce qui est, c'est-à-dire , qu'il
existe des plantes exotiques dans les dépôts de bitumes. Il
n'a qu'à choisir entre l'un de ces trois partis ; car son système
est tel , qu'il ne peut se concilier avec l'existence de ces
plantes, à moins qu'il ne convienne aussi de la vérité de ce
bouleversement : vérité qu'il croit comme moi peut- être , mais
dont il ne dit pas un mot.
Nous devons dire maintenant qu'en rendant compte de
cette Chimie appliquée aux Arts , nous nous sommes moins
proposés de donner l'analyse complète d'un ouvrage aussi
savant , que de payer à un livre aussi utile le tribut d'éloges
qui lui est dû. Il ne nous reste qu'à témoigner le desir que
nous aurions de voir paroître sur chaque science un ouvrage
composé sur le même plan , pourvu que cet ouvrage fut
composé par un savant aussi distingué que M. Chaptal. Ce
seroit peut-être le seul moyen de montrer au grand jour les
obligations que nous avons aux savans de ce siècle. On sauroit,
enfin, à quoi s'en tenir sur le mérite de leurs décou
vertes , et jusqu'à quel point est fondé tout le bruit qu'on
faitdu progrès des sciences.
GUAIRARD.
MARS 1807 . 601 :
;
:
Lucienmoderne , ou légère Esquisse du Tableau du Siècle ;
dialogues entre un singe et un perroquet ; recueillis et
publiés par M. P** D***. Deux vol . in-8°. Prix : 6 fr. , et
8 fr. par la poste. A Paris, chez Allut , rue de la Harpe ,
n°. 93 ; et chez le Normant.
L'AUTEUR de cet ouvrage avertit les lecteurs qu'il n'y a
pas l'ombre de ressemblance entre ses dialogues et ceux de
l'auteur grec dont il a pris le nom : le titre de Lucien moderne
qu'il leur a donné , est un moyen employé par son
libraire , pour stimuler la curiosité des passans. Cet écrivain
n'a pu ni le rejeter , ni l'effacer de son livre : c'est une chose
certaine. Il est également vrai qu'il a retranché de la conversation
du singe et du perroquet beaucoup de longueurs , des
répétitions fastidieuses , et des choses trop libres ; mais on
ne s'inquiète guère de ce qui n'est point dans un ouvrage.
Celui-ci manque d'ailleurs de tant de qualités pour être un
bon livre , qu'il n'est pas étonnant qu'on n'y trouve pas
absolument tout ce qu'il faudroit pour en composer un
détestable.
L'idée de faire censurer la conduite des hommes par des
bêtes n'est pas neuve : elle appartient aux premiers fabulistes
de l'antiquité ; mais aucun moraliste , ancien ou moderne ,
n'avoit encore imaginé de faire une seule fable en mauvaise
prose , qui remplit deux volumes in-8°. de trois cents pages
ehacun. Cette invention est due au génie de M. P** D*** ,
etpersonne ne la lui disputera. Ce n'est donc pas la concision
qu'il faut chercher dans cette nouvelle production : malgré
les retranchemens qu'elle a subis , elle est encore assez longue
pour effrayer plus d'un lecteur.
Le singe et le perroquet mis en scène , sont deux pauvres
créaturesqui ne diroient pas deux mots de suite s'ils étoient
abandonnés à leur propre science ; mais M. P**. D***. , qui
se met à leur place, les fait raisonner comine des docteurs. Ils se
racontent l'un à l'autre leur propre histoire. Celle du perroquet
se compose de tout ce qu'il a pu voir et entendre autour de
lui , depuis cent vingt ans qu'il est en cage. Ses aventures
personnelles se réduisent à bien manger , bien boire , bien
dormir , siffler , chanter , jaser , monter et descendre , se laisser
gratter par ses amis , et pincer les doigts aux étrangers,
Celle du singe est plus sérieuse : il nous raconte , comme
602 MERCURE DE FRANCE ,
une énigme à deviner , tout ce que nous avons vu à Paris
depuis quinze ans. Il suppose que notre révolution est un
orage épouvantable arrivé dans Sémiopolis ; qu'il s'est sauvé
sur un vaisseau qui s'est englouti dans les flots; qu'il étoit
alors sur la chaloupe remplie de belles dames fort embarrassées
; que lui , singe ou sapajou , gros comme un carlin , ne
perdit pas la tête ; qu'il prit un aviron long de vingt pieds,
et le fichu d'une dame pour en faire un drapeau d'alarme ;
qu'il fut aperçu par un navire anglais , et que ce ravire les
recueillit pour les conduire à Londres. Si cette histoire n'est
pas celle de l'auteur lui-même , et si ce n'est pas là le véritablemot
deson énigme , je ne saurois dire ce qu'elle signifie :
il est si rare de rencontrer des singes plus spirituels que de
belles dames , qu'il me paroît bien difficile d'expliquer différemment
cette figure.
Après que le singe etle perroquet se sont bien complimentés
sur leurmanière d'exposer leur histoire , sur la finesse de
leurs observations , et sur la sagacité de leur critique, ils
font les petits philosophes , et dissertent à perte de vue sur
la morale et sur la politique. L'auteur oublie qu'il avoit
promis dans sa préface de ne toucher ce dernier article que
très-légèrement; il le coule à fond , comme on dit, et toute
l'Europe se trouve régénérée par la science de son oiseau.
Fronder les mauvaises moeurs , et n'offrir aucune base pour
asseoir la morale ; condamner les opinions licencieuses , mais
en présenter d'abominables qui ne sont point combattues;
mêler des images obscènes à la critique de quelques abus ,
l'oubli des premiers principes au blâme de la fausse philosophie
; affecter l'amour de l'humanité dans des discours philantropiques
, mais attiser le feu de la discorde par des opinions
exagérées; feindred'avoir le secret de l'Etat , pour étaler
des projets qui peuvent à peine se présumer ; montrer partout
le besoin d'un emploi , le ressentiment des refus essuyés et
l'envie de parvenir par la voie la plus élevée : tel est le fonds
de cet ouvrage , qui paroît n'être qu'une très-longue et trèsennuyeuse
pétition pour obtenir une place. Nous n'en cites
rons qu'un trait pour le faire connoître tout entier. Le singe
raconte au perroquet l'histoire d'un pauvre solliciteur auquel
on avoit fait entendre qu'avec une jolie femme on a toujours
tout ce qu'on veut. Cet homme refuse d'envoyer la sienne à
l'audience de son protecteur , mais il trouve qu'il est utile
d'en louer une pour la représenter ; et , par ce détour , il
obtient ce qu'il souhaite , en ne donnant que l'image de ce
qu'on lui demandoit.
M. P**. D***, l'appelle un mari prudent et sage : l'im
MARS 1807 . 603
telle est sa morale. Ily a des gens qui ne veulent sauver que
les apparences ; il se contente de sauver le fait , et se
moque du qu'en dira-t- on .
Cette petiteaventure me fait souvenir d'un roman nouveau ,
dans lequel on retrouve cette même sagesse , avec un petit
accroissement de liberté , fort commode pour tourmenter un
honnête mari , sans blesser les derniers devoirs , et sans lui
donner ouvertement aucun droit de se fächer. Voici le fait :
Mad. de Beaufort (1) , jeune et belle femme , épouse d'un
ancien militaire retiré du service , et mère d'une jeune fille
de sept ou huit ans , rencontre à Paris , chez son amie Mad. de
Verneuil , un bel officier nommé de Barsa , pour lequel son
coeur se sent prévenu. La bonne morale est impitoyable dans
cette circonstance : elle accuse déjà d'adultère la femme qui
se permet une pensée , un regret, le plus léger soupir. La
sagesse philosophique est bien plus humaine : elle permet à
l'imagination d'aller aussi loin qu'elle peut aller , et de s'égarer
dans les rêveries d'une félicité fantastique. L'auteur du roman
avoit à choisir entre l'un et l'autre guide , poouurr faireunbon
ou un mauvais ouvrage. On pense bien qu'il n'a pas manqué
de préférer la douce et complaisante philosophie , avec
laquelle on se met bien plus à son aise. Nous allons voir quel
secours il en tirera , et dans quelle route assurée cette sage
conductrice saura mener Mad. de Beaufort. 1
La première illusion qu'elle produit dans son esprit , c'est
de lui persuader qu'on peut avoir dans le coeur des sentimens
tout opposés à ceux qu'exige l'état d'épouse et de mère ;
qu'elle peut détester son union et en desirer une nouvelle ,
pourvu qu'elle ne trouble pas la sécurité de son mari par des
actes extérieurs qui lui révéleroient ses ennuis , sa passion ou
ses froideurs. Mad. de Beaufort reçoit cette doctrine ; elle
ouvre son coeur à l'amour , elle adore le vicomte de Barsa ,
mais elle se respecte trop pour manquer à ses devoirs ; elle
se contente de dire à son amant qu'elle l'aime. Le galant chevalier
, qui sait ce que cela veut dire , et dont la morale est
beaucoup plus flexible que celle de cette sage épouse , se
flatte intérieurement qu'avec le temps il lui fera faire des
progrès.
Le premier devoir d'une honnête femme étant de n'aimer
que son mari , je ne sais pas trop comment Mad. de Beaufort
peut idolatrer un autre homme , sans manquer à cedevoir.
(1) Madame de Beaufort , ou La Correspondance d'autrefois ;
par M***
Unvol. in- 12.
604 MERCURE DE FRANCE ,
Sa philosophie la rassure encore sur ce point, en lui faisant entendre
que l'important est que tout le monde soit heureux ,
n'importe comment. Le mari de cette brave femme ne l'est
cependant pas , mais c'est uniquement par sa faute : il s'avisede
s'apercevoir de quelques négligences ; il trouve que sa chère
moitié est triste , abattue ; il s'inquiète , il rêve , il s'agite ;
il déclame contre les couvens; il réfléchit sur son âge , sur
celui de sa femme ; il commence à croire qu'il a eu tort de
l'épouser ; il craint les accidens. De son côté , Mad. de Beaufort
craint aussi qu'elle ne se trouve trop foible contre un
amant qui sait tout ce qui se passe en elle. Sa sagesse la fait
trembler , et sa vertu ne la rassure pas ; elle est esclave de ses
devoirs , mais c'est une esclave échappée qui délibère sur
l'usage qu'elle fera de sa liberté. Enfin , elle prend le parti
d'éloigner son amant ; mais il n'étoit plus temps : les voisins
jaloux et les voisines scandalisées en avoient vu plus qu'il
n'en falloit pour en soupçonner bien davantage. L'une d'elles ,
dont il a plu à l'auteur de faire une dévote ridicule , écrit
au pauvre mari pour le prévenir de ce qui se passe. C'étoit
Jui rendre un véritable service ; et tout autre , en feignant
de ne tenir aucun compte de cet avis , en auroit cependant
profité. Ce nouveau Georges Dandin dissimule avec sa femme ;
mais il va trouver un bon ami de l'amant , pour lui demander
ce qu'il en pense. L'ami lui jure ses grands dieux que
le vicomte de Barsa est un trop honnête homme pour l'exposer
à la triste aventure qu'il redoute ; il le rassure et le tranquillise;
sa tendre compagne lui paroît plus chaste qu'une
Pénélope ; il s'accuse lui seul d'une sotte et soupçonneuse
crédulité.
Jusqu'ici la suprême félicité croissoit en paix dans le coeur
des deux amans : ils s'envoyoient des protestations d'amour
et de respect , des déclarations d'attachement inviolable , des
petits baisers bien doux , bien innocens , bien philosophiques
, enveloppés dans des maximes très-précieuses sur la
vertu , sur les devoirs et sur la foi conjugale. Il ne leur manquoit
qu'une occasion pour prouver à toute la terre qu'ils
étoient les plus vertueux des mortels ; mais le ciel qui sait
qu'on se lasse à la fin d'avoir tant de vertu, ne voulut pas
les mettre à cette épreuve , et la jalousie d'une vieille
douairière , qui n'étoit pas dévote , vint troubler toute cette
belle harmonie , en réveillant de nouveau les soupçons du
mari . Les sots se fâchent très-facilement : celui-ci ne sait plus
se contenir ; quelques lettres supposées suffisent pour le
inettre en fureur. Il fait enfermer sa Pénélope dans son vieux
château , sous la garde d'une mégère ; il lui fait ôter sa fille ;
ةمالا
MARS 1807 . 605
et , sans vouloir rien éclaircir , ni rien entendre , il va se
faire donner , par le vicomte , un bon grand coup d'épée
dans les reins. Ce n'étoit cependant pas là ce qu'il souhaitoit :
il vouloit seulement diminuer le nombre des jolis garçons ;
mais le vicomte ne voulant pas consentir à cet arrangement ,
sans rendre la partie égale , ils se traversèrent réciproquement,
et ne moururent ni l'un ni l'autre de leurs blessures.
Lorsque la belle et plaintive recluse apprit que son amant
souffroit pour elle , et que son mari n'étoit pas mort , elle jeta
les hauts cris , et ne cessa d'admirer les beaux effets de sa haute
vertu; son amour lui parut toujours une chose merveilleuse ,
et sa morale un guide assuré pour conserver la paix dans son
ménage. Seulement son mari lui paroissoit un original qui
ne savoit pas vivre ; une manière de philosophe un peu
brutal , qu'il seroit difficile de mettre à la raison. Elle n'eut
cependant pas lieu de s'en plaindre long-temps : lorsque ce
pauvre honume se vit couvert de sang , il reconnut ses torts;
il députa vers sa femme l'honnête Mad. de Verneuil , qui
l'avoit toujours bien soutenue dans sa sagesse , pour lui
porter l'expression de ses regrets , lui demander pardon et
lui rendre sa fille et la liberté. La candeur de ce procédé la
toucha sensiblement ; elle vit bien que l'adultère n'est pas le
crime le plus punissable ; que son mari , quelque coupable
qu'ilfût , étoit encore un assez bon homme , et qu'elle pouvoit
le pardonner en toute sûreté. Ils se reconcilièrent ; et l'amant ,
comme de raison , obtint ses entrées franches chez Monsieur,
qu'il ne craignoit plus ; et chez Madame , qu'il continuoit
d'adorer comme une divinité qu'il ne falloit pas toucher : le
souvenir de sa blessure et du danger qu'il avoit couru ,
rendoit sa philosophie plus timide; mais Mad. de Beaufost
ne put jamais consentir à quitter celle qui l'avoit perdue dans
l'esprit public , parce qu'elle lui procuroit la satisfaction de
voir tous les jours un homme qu'elle aimoit à la folie , un
brave officier qui s'étoit battu pour elle , et qui même avoit
manqué de tuer son mari. Toute cette sagesse , comme on le
voit, ressemble fort à celle du singe et du perroquet de M. P. D. ,
elle est puisée à la même source, elle cède à tous les caprices
et produit toujours les mêmes effets. Au surplus, le titre même
de ses dialogues , qui n'a pas de rapport avec le sujet qu'il
traite , annonce assez le fonds de la morale de cet ouvrage :
il eût été par trop ridicule de l'appeller le Socrate moderne ;
il falloit un nom qui donnât au moins une idée des licences
qu'il renferme et de l'esprit qui l'a fait entreprendre. Sous ce
rapport , celui de Lucien convenoit parfaitement; mais la
réputation de cet écrivain chez les anciens, n'étoit pas digne
d'exciter l'envie chez les modernes. G......
606 MERCURE DE FRANCE,
:
1
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Le terme fixé par le décret impérial du 24 fructidor an 12 ,
pour le concours relatif aux grands prix fondés par ce décret ,
devant expirer au 8 novembre 1808; et le temps laissé aux
concurrens pour les grands travaux destinés à ce concours
n'étant plus par conséquent que de 19 ou 20 mois, on croit
devoir rappeler les termes de ce dérret.
On doit éspérer que la perspective des honneurs et des
récompenses annoncés pour cette époque aura d'avance excité
l'émulation des savans , des hommes de lettres et des artistes
les plus distingués de l'Empire ; que cette distribution solennelle
verra couronner des chefs-d'oeuvre dignes de passer à
la postérité , et que l'appel fait au génie par la voie du chef
suprême de l'Etat aura redoublé l'ardeur de tous les hommes
passionnés pour la gloire , en leur montrant , dans les palmes
décernées par ses augustes mains, le plus beau triomphe
auquel il soit permis d'aspirer.
Voici les termes du décret dont il s'agit :
Napoléon , Empereur des Français , à tous ceux qui les
présentes verront , salut : Etant dans l'intention d'encourager
les sciences , les lettres et les arts , qui contribuent éminemment
à l'illustration et à la gloire des nations ; desirant nonseulement
que la France conserve la supériorité qu'elle a
acquise dans les sciences et dans les arts , mais encore que le
siècle qui commence l'emporte sur ceux qui l'ont précédé ;
voulant aussi connoître les hommes qui auront le plus participé
à l'éclat des sciences , des lettres et des arts , nous avons
décrété et décrétons ce qui suit :
Art . I. Il y aura , de dix ans en dix ans , le jour anniversaire
du 18 brumaire , une distribution de grands prix donnés
de notre propre main , dans le lieu et avec la solennité qui
seront ultérieurement réglés .
II. Tous les ouvrages de sciences , de littérature et d'arts ;
toutes les inventions utiles , tous les établissement consacrés
aux progrès de l'agriculture et de l'industrie nationale , publiés
, connus ou formés dans un intervalle de dix années ,
dont le terme précédera d'un an l'époque de la distribution ,
concourront pour les grands prix.
MARS 1807 . 607
III. La première distribution des grands prix se fera le
18 brumaire an 18 ; et , conformément aux dispositions de
l'article precédent , le concours comprendra tous les ouvrages ,
inventions ou établissemens publiés ou connus depuis l'intervalle
du 13 brumaire de l'an 7, au 18 brumaire de l'an 17.
IV. Ces grands prix seront , les uns de la valeur de 10,000
fr. , les autres de la valeur de 5000 fr .
V. Les grands prix , de la valeur de 10,000 francs , seront
au nombre de neuf, et décernés : 1 °. aux auteurs des deux
meilleurs ouvrages de sciences ; l'un pour les sciences physiques
, l'autre pour les sciences mathématiques ; 2°. à l'auteur
de la meilleure histoire ou du meilleur morceau d'histoire ,
soit ancienne soit moderne ; 3° . à l'invention de la machine la
plus utile aux arts et aux manufactures ; 4°. au fondateur de
l'établissement le plus avantageux à l'agriculture ou à l'industrie
nationale ; 5º. al'auteur du meilleur ouvrage dramatique ,
soit comédie , soit tragédie, représenté sur les théâtres français;
6°. aux auteurs des deux meilleurs ouvrages , l'un de peinture
, l'autre de sculpture , représentant des actions d'éclat
ou des événemens mémorables puisés dans notre histoire ;
7. au compositeur du meilleur opéra représenté sur le
théâre de l'Académie impériale de Musique.
au VI . Les grands prix , de la valeur de 5000 fr. , seront
nombre de treize , et décernés : 1º . aux traducteurs de dix
manuscrits de la bibliothèque impériale ou des autres bibliothèques
de Paris , écrits en langues anciennes ou en langues
orientales , les plus utiles , soit aux sciences , soit à l'histoire ,
soit aux belles -lettres , soit aux arts ; 2°. aux auteurs des trois
meilleurs petits poëmes ayant pour sujets des événemens mémorables
de notre histoire , ou des actions honorables pour
le caractère français .
VII. Ces prix seront décernés sur le rapport et la proposition
d'un jury composé des quatre secrétaires perpétuels des
quatre classes de l'Institut , et des quatre présidens en fonctions
dans l'année qui précédera celle de la distribution .
Signé NAPOLÉON.
L'Institut national , en exécution de l'arrêté pris dans sa
séance du 25 frimaire an VII , a assisté aux funérailles de
M. Lassus , membre de la classe des sciences physiques et
mathématiques.
Le convoi arrivé au lieu de la sépulture , M. Pelletan ,
membre de la classe , a prononcé un discours dont nous transcrirons
quelques paragraphes :
608 MERCURE DE FRANCE ,
1
<<Pierre Lassus est né en 1741 , d'un maître en chirurgie
de Paris , chargé de famille et dépourvu de fortune. De ces
deux conditions si pénibles pour la plupart des hommes ,
l'une a déterminé son goût pour l'étude , et assuré ses succès ;
l'autre a développé les précieuses qualités de son coeur. Ses
parens consacrèrent toutes leurs facultés à l'éducation de ce
fils unique , livrant celle de ses quatre soeurs aux exemples
de vertus et de piété qu'elles recevoient de leur mère : sans
doute ils pressentoient déjà que ce fils resteroit le soutien de
la famille.
>> Ce fut au collège des Jésuites que le jeune Lassus fit ses
premières études , et qu'il contracta le goût du travail et de
la bonne littérature que cette compagnie célèbre ne manquoit
jamais d'inspirer à ses élèves. Aussi la vie entière de Lassus
fut-elle un cours d'étude sans interruption. Entré peut- être
par nécessité dans la carrière de la médecine , il ne songea
jamais qu'elle devoit fournir à ses besoins ; il ne connoissoit
que son cabinet et ses livres. Il étoit arrivé à l'âge de trente
ans , avoit parcouru avec la plus grande distinction sa licence ,
et reçu le grade de maître-en-chirurgie ; déjà il étoit adopté
par l'Académie , et il laissoit encore sa famille et ses amis dans
P'inquiétude sur son sort et sur les ressources que son art devoit
lui procurer.
>> Son père , qui pouvoit encore fournir aux besoins de
la famille , sembloit respecter les goûts , l'insouciance et la
noble passion du jeune homme , qui n'aimoit l'étude que
pour l'étude , et comme il seroit à souhaiter que l'aimassent
ceux qui naissent suffisamment pourvus des dons de la fortune.
Ce fut à cette époque que Lamartinière , premier chirurgien
de Louis XV, présenta M. Lassus à la place de
chirurgien des princesses Victoire et Sophie , filles du roi.
Quelle étonnante opposition ne devoit-il pas y avoir entre
la vie tranquille de notre philosophe , sa demeure modeste
au faubourg Saint-Laurent , et le projet de le transporter
à la cour de Louis XV ? Rassurons-nous , chers collègues ;
Lassus n'avoit du philosophe que la science , l'érudition
profonde; il avoit acquis des connoissances générales en littérature;
son goût exquis embrassoit tout ce qui est aimable ,
s'attachoit à tout ce qui est beau : il n'étoit pas seulement
nourri de grec et de latin ; les langues italienne , anglaise et
leur littérature lui étoient familières : il aimoit tous les arts ,
et il cultivoit la musique avec succès . Toujours lié d'amitié
avec les gens les plus distingués en tous genres , il savoit
parler à chacun la langue qui lui convenoit.
>> La mort de M. Lassus pere, constitua bientôt le fils chef
d'une
MARS 1807 .
DEPT
DE
LA SEINE
d'une nombreuse famille. Dex soeurs s'étoient rendies religieuses
, malgré l'opposition de leurs parens , et notamment
celle de leur frère , dont les sentimens n'entendoient rely
calculs de l'intérêt. Une mère de soixante-dix ans , pataly
tique , et deux soeurs vouées au célibat , furent donc enme
nées à Versailles : présentées aux princesses , elles partagèrent
bientôt la considération dont jouissoit M. Lassus;et deux
mille écus que la place rapportoit étoient le fords modeste
qui soutenoit honorablement cette famille vertueuse , au
milieu du faste qui l'entouroit , sans lui faire envie .
>> Les tantes de Louis XVI s'étant , à cette époque , retirées
en Italie , le devoir , la reconnoissance , forcèrent Lasus à
les suivre : les événemens se succédèrent avec une telle rapidité
, que Lassus , décidé à revenir dans sa patrie , ne put
devaucer le terme fatal assigné pour la rentrée des émigrés .
* Mais le décret annonçoit que ne seroient pas considérés
comme tels ceux qui auroient été en pays étrangers pour la
culture et les progrés des sciences : M. Lassus n'avoit jamais
abandonné son goût pour l'étude , et il n'eut qu'à présenter
au comité de salut public , les nombreux extrants et autres
travaux qui l'avoient occupé en Italie , pour jour de l'honorable
exception portée dans le décret. Sa défense acquit une
nouvelle force lorsqu'il produisit de semblables résultats d'un
voyage qu'il avoit fait en Angleterre quelques années avant la
révolution.
>> L'amour de l'étude qui diminue les besoins de la vie ; la
science , et le goût des arts qui rendent indifférens aux tracasseries
du vulgaire; la douceur , l'aménité du caractère qui
font des amis , et sur-tout éloignent les envieux ; enfin la bonté
du coeur la tendresse pour les siens , ces douces affections de
l'ame qui adoucissent même les maux qu'on éprouve ; voilà
: les sources du bonheur , le bonheur lui-même : or , Lassus
*possédoit éminemment tous ces avantages , et ils expliquent le
bonheur qui , disoit- on, ne l'avoit jamais abandonné.
>> Aussi , messieurs , Lassus va-t-il être plus que jamais
favorisé de la fortune : c'est lorsqu'il a été admis au milieu de
vous qu'il en a reçu le plus grand bienfait ; ils vous comptoit
tous pour ses amis ; vous lui en donnâtes des preuves bien
précieuses et bien honorables , en l'instituant presque aussitôt
secrétaire temporaire de la première classe. Dientôt après , il
n'eut qu'àse présenter pour obtenir vos suffrages pour la place
de bibliothécaire , et vous crûtes par là ren re justice à son
érudition , à son goût pour l'étude, et à son aptitude pour
tous les genres de littérature , autant que donner à sa personne,
un témoignage de bienveillance et d'amitié.
Qq
610 MERCURE DE FRANCE,
>> L'Ecole de Médecine organisée dans le même temps ,
l'accueillit avec empressement au nombre de ses professeurs;
et certes , il étoit un des plus distingués d'entre nous : mais
sur-tout combien il nous étoit cher à tous ! Une dernière
faveur , qui ne lui couta pas plus de démarches que les autres ,
etqui fut également un tribut rendu à ses rares talens , fut le
titre de chirurgien consultant de S. M. l'EMPEREUR.
>>M. Lassus profita de son loisir pour mettre aujour unTraité
dogmatique de médecine opératoire; bientôt après il s'occupa
d'un Traité de Pathologie chirurgicale qui paroissoit à peine
lorsque la mort a enlevé son auteur. Déjà dans sa jeunesse
M. Lassus , s'étoit exercé et avoit remporté la palme dans des
concours académiques; il avoit traduit de l'anglais divers
ouvrages de chirurgie. Ce n'est point ici le lieu d'analyser ses
productions , mais je dois dire qu'elles sont des modèles de
clarté , de précision , écrites avec toute l'élégance que comportent
de pareils sujets , et que ne désavoueroit pas l'homme
de lettres le plus consommé.
>> Il existe une grande analogie entre la vie laborieuse du
cabinetet les affectations de l'ame qui ont la famille pour
objet : Lassus fidèle à ses affections , s'y est livré jusqu'à la
fin : il avoit conservé et soigné religieusement , pendant dix
ans , sa veille mère paralytique , et l'avoit consolée de la fin
tragique d'une de ses filles : la mort avoit aussi moissonné
une de ses soeurs religieuse : la seconde, chassée de son couvent
par la révolution , revint au logis , et crut après 30 ans
retrouver encore la maison paternelle. Sa petite fortune, fruit
de ses économies , en étoit le patrimoine ; il n'a pas changé de
main à la mort de celui qui l'avoit acquise. » ..
« La soeur aînée de M. Lassus que M. Pelletan dépeint
dans l'éloge de son ami , comme l'objet des soins fraternels
les plus pieux , est morte peu de jours après son frère , des
suites d'une maladie contractée pendant celle de son frère ,
et sans doute agravée par la douleur de sa perte. Ils avoient
passé ensemble 65 ans dans la plus douce et la plus inaltérable
intimité. »
Rapport fait à la Société d'Encouragement , dans sa
séance générale du 11 mars 1807 , par M. Degérando ,
secrétaire de la société, sur le résultatdes divers concours.
Les sociétés formées par le libre concours des amis du
bien, exercent déjà l'influence la plus heureuse , par le seul
effet des exemples qu'elles donnent, des instructions qu'elles
répandent , de l'émulation qu'elles excitent, quelques foibles
MARS 1807 : 611
que soient d'ailleurs les moyens dont elles disposent. Les intentions
généreuses dont elles sont animées , se communiquent
au loin , et réalisent successivement les voeux qu'elles avoient
frmés. Quoi qu'aient pu dire des écrivains, qui ont voulu
bannir de l'économie publique un de ses élémens le plus
essentiel , la connoissance de la nature morale de l'homme ;
quoi qu'ils aient pu dire , l'argent n'est pas le plus efficace dés
encouragemens ; un paiement ne suffit pas pour former une
récompense. Tous les grands travaux aspirent à un plus noble
salaire. J'en appelle à ceux qui , dans cette enceinte , viennent
recevoir la palme que vous leur avez décernée ; j'en appelle
au témoignage de leurs rivaux , et c'est là ce qui donne une
plus haute utilité aux concours annuels que cette société a
étendus chaque année. Ils joignent le suffrage d'une estime
raisonne aux prix qui sont offerts; ils font parvenir , dans
tous les ateliers , les marques de l'intérêt et de la juste sollicitude
que leurs efforts inspirent à la portion la plus éclairée
du public ; ils attestent à ces hommes utiles et modestes que
l'on sent tout le mérite des services que leurs travaux rendent
à la société ; ils honorent , en un mot, les arts ; et les honorer
est déjà les récompenser.
Une partie de ces avantages se réalise encore , alors même
que le prix n'est pas pour le moment obtenu. Déjà c'est une
instruction très-importante pour l'industrie , que de déterminer,
d'une manière précise , ce qui lui manque encore , le
but auquel elle doit tendre. Car on sait que le plus grand
obstacle au perfectionnement de l'industrie provient de ce
qu'elle néglige elle-même de chercher à se perfectionner .
Les esprits s'éveillent , étendent leurs regards au-delà de cette
étroite enceinte formée par les aveugles habitudes de la routine
, et ce mouvement , s'il est bien réglé, produira toujours
quelque chose d'utile.
Les tentatives qui n'atteignent pas complètement au but,
y tendent cependant, en approchent , obtiennent du moins
quelque résultat, quoique ce résultat ne soit pas completa
Voilà pourquoi la société a cru devoir varier et multiplier
ses concours. Elle a senti qu'un petit nombre de prix seulement
seroit obtenu chaque année. Elle s'est rappelée qu'une
société étrangère du même genre , quoique très-magnifique
dans ses récompenses , propose quelquefois le même prix pendant
vingt années de suite ; mais elle s'est persuadée que cette
variétéde problèmes s'accommoderoit à ladiversité des génies,
et que , si elle ne pouvoit toujours procurer une grande découverte
à une branche déterminée des arts , elle obtiendroit
du moins , en faveur de plusieurs , des travaux de quelque
Qqa
612 MERCURE DE FRANCE ,
fruit. Ainsi on pourroit dire que le succès obtenu par les
concours ne doit pas se mesurer seulement par les prix remportés
, mais encore par le nombre des concurrens qui se sont
montrés dignes d'y aspirer. Si la société , cette année, n'a pas été très-heureuse sous le premier rapport , elle l'a été
davantage sous le second , que les années précédentes. Elle a
vu se présenter à ses concours vingt-cinq fabricans ou agriculteurs
, et elle a reconnu , dans leur nombre, des hommes
qui jouissent de la réputation la mieux méritée. Quoiqu'un
seul prix ait pu être décerné, dès ce moment il en est qui ont
été tellement près d'être remportés , qu'on peut regarder le
triomphe comme retardé seulement pour très-peu de temps , et que les succès seuls déjà obtenus sont déjà des résultats
importans et très-honorables pour leurs auteurs.
Prix pour un métierpropre àfabriquer toutes sortes d'étoffes
façonnées et brochées .
:
Plusieurs concurrens se sont présentés pour ce prix , après
l'expiration du délai ; il en est dans le nombre qui , n'ayant
pas été informés à temps du concours ouvert à ce sujet, n'ont
pas pu terminer leurs machines. Plusieurs d'entr'elles exigeoient
quelques essais prolongés , pour qu'on pût apprécier
leur mérite avec certitude. La société a du moins la satisfaction
de vous annoncer que de grandes espérances sont
conçues d'après les seuls modèles qu'elle a déjà recueillis , et qu'une des villes manufacturières les plus intéressantes de
l'Empire , vous sera probablement redevable d'une découverte
long-temps desirée.
Prix pour la fabrication des peignes de tisserand.
Les mêmes causes ont empêché que ce prix ne fût décerné
cette année , et ont déterminé le conseil à le continuer ; on en
espère aussi des résultats satisfaisans .
Prix pour la fabrication du fer-blanc.
Personne , il est vrai , n'a concouru pour ce prix ; mais du
moins la Société a appris avec un vif intérêt qu'un grand
établissement alloit ê're formé , pour cette entreprise , dans
un local propice; que les travaux seroient dirigés par M. Argant
, auteur des procédés , et dont le nom seul est déjà un
augure favorable.
9
Il y a encore trois prix concernant les arts mécaniques ,
qui seront l'objet des rapports particuliers. M. Bardel rendra compte de celui relatifà la fabrication
des fils de fer et d'acier propres à fabriquer les aiguilles à
coudre et les cardes à coton et à laine.
MARS 1807 . 613
:
M. Gillet-Laumont lira deux rapports ; l'un sur le prix
pour une machine à extraire la tourbe sous l'eau ;
L'autre sur le prix relatif à la fabrication en fonte de fer`
de divers ouvrages pour lesquels on emploie ordinairement
le cuivre ou le fer forgé.
Aucun concurrent ne s'est présenté pour le prix relatif à
la fabrication de l'acier fondu; mais M. Argant , que nous
avons déjà cité , nous donne encore , à cet égard , des espérances
fondées .
Il faut le dire , au reste , l'amélioration de nos fers n'est pas
un ouvrage qui puisse être exécuté en un jour. Il manque
encore à cette partie une théorie mieux éclairée par l'expérience.
Le gouvernement vient d'en préparer la formation ,
en établissant à Kaiserslautern une école pratique des mines ,
dont les élèves instruits dans tous les détails de ces opérations ,
iront ensuite porter dans nos usines les lumières qu'ils auront
acquises. Alors des instructions pourront être publiées , alors
des prix pourront être proposés avec plus de confiance; alors
plus d'empressement répondra à votre appel.
Aucun mémoire n'est parvenu sur la fabrication du cinabre .
M. Mérimée doit rendre compte des prix relatifs :
A la fabrication du blanc de plomb ;
A la purification des fers cassant à froid et à chaud ;
Et à la détermination des produits de la distillation du bois.
Personne n'ayant cherché à résoudre le problême du moyen
propre à juger instantanément la qualité du verre à vitre ,
M. Guyton s'est occupé de cette question , en a trouvé la
solution; il doit lire un mémoire à ce sujet: grace au zèle de
notre savant collégue , la Société fera plus qu'elle n'avoit
promis. Elle avoit promis un prix à la découverte , elle donne
la découverte elle-même.
La Société n'a rien reçu sur la fabrication des vases revêtus
d'un émail économique.
M. Lasteyrie lira le rapport sur la reliure économique ;
prix que le conseil a jugé à propos de retirer , attendu que
les expériences faites sur ce sujet par les commissaires de la
Société , ont donné des résultats satisfaisans.
M. Vanhultem lira le rapport sur la gravure en relief.
M. Tessier lira le rapport sur tous les prix relatifs à l'agriculture.
Félicitons-nous de voir les agriculteurs donner ici chaque
année l'exemple des efforts et des succès , et cueillir les premières
couronnes. C'est la marche naturelle des choses , et en
France encore plus qu'ailleurs , la culture des champs sera
toujours la première des manufactures.
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
Fondé sur les mêmes principes , le conseil d'administration
vous propose d'être encore d'être généreux cette année. Il a
pensé que chaque prix obtenu seroit un vrai gain pour elle ,
et si nous étions assez heureux pour que ces prix mêmes fussent
tous remportés , en mesure de les acquitter tous , le jour
où nous serions ainsi ruinés , seroit pour nous le jour de la
plus haute fortune ; mais nous n'avons pas l'espoir d'une telle
opulence. Le conseil va mettre sous vos yeux les propositions
qu'il croit devoir faire à cet égard. >>
- MM. Monvel , Dazincourt , Talma et Lafond viennent
d'être nommés professeurs de déclamation au Conservatoire
impérial de musique : M. Lafond étoit , depuis plusieurs
années , répétiteurdans la classe précédemment établie , dont
M. Dugazon étoit et est encore le professeur.
- On assure que M. Larive , membre correspondant de
l'Institut , et ancien acteur de la Comédie Française , va être
chargé de l'organisation du Théâtre Français à Naples.
On avoit répandu le bruit de la mort de la célèbre
cantatrice Strina-Sacchi , occasionnée , disoit- on , par les
suites d'un coup de sang. Des lettres authentiques , adressées
de Venise , apprennent que Mad. Strina-Sacchi jouit de la
meilleure santé , et que jamais son talent ne fut plus brillant.
-S. M. la reine d'Étrurie vient de destiner le cabinet de
physique de Florence , connu sous le nom de Musée-Royal ,
a servir pour l'instruction publique ; elley a institué un Lycée
public , avec six chaires , pour les sciences physiques et l'histoire
naturelle , savoir : une chaire d'astronomie , une de
physique expérimentale , une de chimie , une d'anatomie
comparée , une de minéralogie , une de zoologie et une de
botanique.
- L'académie de peinture , sculpture et architecture de
Gand , propose pour prix ,
1°. De peinture , le sujet suivant : « Après la conclusion
de la paix entre l'Angleterre et l'Espagne , à laquelle Rubens
eut l'honneur de contribuer , Charles Fer voulut lui donner
un témoignage éclatant d'estime et de faveur. Il se fit présenter
le peintre négociateur en plein parlement , le décora
d'un cordon enrichi de diamans, l'arma chevalier , et lui
donna l'épée avec laquelle il avoit fait la cérémonie. Les
figures doivent avoir au moins 20 pouces de haut. », Le prix
sera une médaille d'or de la valeur de 600 fr .
2°. Prix de sculpture , le buste de François Duquesnoy , dit
le Flamand, de grandeur naturelle , en terre cuite ou en
platre ; prix, une médaille d'argent.
MARS 1807 . 615
3°. Prix de paysage , médaille de 15 louis d'or ; sujet à
choisir entre le commencement de l'automne , un coucher
du soleil , un temps calme et serein.
4°. Une médaille d'argent , à celui des élèves qui aura
placé au salon , le meilleur dessin d'architecture.
-M. J. C. de la Métherie , rédacteur du Journal de Physique
, vient de publier le cahier de janvier de l'année
courante. Ce cahier commence le 64º tome de cet immense
répertoire. Le rédacteur y rend un compte détaillé des travaux
de l'année précédente , et indique en quoi ces travaux
ont ajouté aux connoissances qu'on avoit déjà.
En Astronomie , on a perfectionné la théorie de Saturne ;
un point lumineux vu de nouveau sur le disque noir de la
lune pendant la dernière éclipse , confirme l'existence d'un
volcan dans cette planète. On a découvert une comète qui
est la 97º , et on a suivi sa marche. On a fait sur la parallaxe
des étoiles de nouvelles observations , d'où il s'ensuivroit ,
selon M. de Lalande , que leur distance à la terre ne seroit
que de quatorze cent millions de lieues , on cinq fois moins
considérable qu'on ne le croyoit.
L'Histoire naturelle s'est enrichie cette année « de plu-
>>sieurs faits nouveaux dans les trois règnes. » Quelquesuns
en zoologie , offrent de singuliers écarts de la nature.
D'autres ont procuré des connoissances nouvelles sur divers
organes , notamment sur la structure des dents. La
vaccine s'est propagée , et ses avantages se sont confirmés.
En Botanique , on a continué plusieurs grands et beaux
ouvrages , qui , par l'exactitude des descriptions , la beauté
du dessin et l'élégance de la gravure , font honneur aux
artistes français , en même temps qu'ils contribuent à l'avancement
de cette belle science. L'irritabilité de quelques
plantes étoit connue , mais on ne savoit pas que la laitue
avoit cette propriété. Le docteur Carradori a prouvé qu'elle
la possédoit dans un degré considérable. De son côté , M. de
la Métherie ayant recherché dans le sureau , l'hièble et l'hortensia
, le lieu qu'occupent les trachées destinées à porter
l'air dans les végétaux , a fait voir que ces trachées ne se
trouvoient ni dans le bois , ni dans la substance médullaire
, mais entre l'un et l'autre.
Les travaux en Minéralogie ont été très-étendus. On a
découvert dans le platine plusieurs métaux inconnus jusqu'ici,
tels que le rhodium , l'iridium , l'osmium. La minéralogie
possède maintenant vingt-neuf métaux , y compris
la niccolane annoncée par Richter. Un nombre prodigieux
de substances minérales ont été analysées. Un examen appro616
MERCURE DE FRANCE,
다
fondi du charbon de terre en a fait mieux counoître l'origine
et la nature. Il paroît que la tourbe n'en diffère qu'en ce
qu'elle n'est pas encore parvenue au même degré de minérálisation.
La Cristallographie a acquis quelques nouvelles variétés
de cristaux , fournis par la mussite et l'alalite , ainsi nommées
des vallées de Massa et d'Ala , dans les Alpes , et par
l'hyacinthine , production volcanique.
Les Géologues poursuivent leurs recherches avec ardeur ,
et continuent de rassembler des faits. On découvre chaque
jour de nouveaux amas d'os fossiles , provenus d'animaux dont
les analogues vivent aujourd'hui dans des contrées fort éloignées
du lieu où se trouvent ces dépouilles.
La Géographie a aussi ses progrès à citer. Bientôt l'Afrique
, la Nouvelle-Hollande et le nord de l'Amérique , seront
mieux connus. Du moins d'intrépides voyageurs n'épargnent
ni frais ni peines pour atteindre ce but.
De bons ouvrages de physique et quelques théories savantes
ont paru dans le courant de l'année dernière. On doit ranger
parmi les plus brillantes , celle de M. De la Place , sur l'ascension
des liquides dans les tubes capillaires , et sur l'adhésion
des corps à la surface des fluides. On a fait de nouvelles expériences
sur le spectre solaire , sur la propagation de l'électricité
, sur le galvanisme et sur les phénomènes magnétiques.
Les observations météorologiques se continuent. L'existence
des météorolites ou pierres tombées de l'atmosphère , est
mieux que jamais constatée. Le 5 mars de l'année dernière , il
est tombé deux météorolites ; l'un à S. Etienne de Lohn ,
pesant environ 400 grammes , l'autre à Valence. Celui - ci étoit
de la grosseur de la tête d'un enfant , et tous deux étoient
chauds au moment de leur chute .
La chimie s'est exercée sur les trois règnes. On a prouvé
l'existence de l'hydrogène dans plusieurs corps combustibles
où l'on ne vouloit pas l'admettre. « Proust a réuni plusieurs
faits pour servir à l'histoire de l'or , de l'argent et du cobalt.
Le même chimiste a découvert dans le lichen d'Islande , des
principes qui en font un très-bon aliment. D'autres ont
soumis à de nouvelles analyses le sucre , le café , le quinquina ,
le tanin. Les nids d'oiseaux d'Orient , le bouillon de viande ,
la bile, l'urine , le lait, ont été l'objet de différens travaux ,
et l'on peut dire de ces laborieux savans , nihil est quod intentatum
relinquant.
Ce qui concerne l'agriculture et les arts termine cette longue
nomenclature d'études constantes et d'efforts pour le
perfectionnement des connoissances , et de l'augmentation
MARS 1807. 617
des jouissances de l'espèce humaine. Un cours pour le jardinage
, une école de variétés d'arbres fruitiers , les pépinières
du Luxembourg et de Versailles , un nombre toujours croissant
d'établissemens du même genre dans les départemens ,
les soins pris pour la propagation des races de moutons
d'Espagne et pour l'amélioration de nos races de chevaux ,
les connoissances de physique , de mécanique , de chimie
appliquées aux arts , multiplient chaque jour nos richesses
agricoles et industrielles . >>>
Notice sur l'état actuel de la Perse.
Fethaly-Chah , en succédant à son oncle , le fameux eunuque
Mehemed- Chah , trouva son Empire encore agité des secousses
qui avoient suivi la mort de Thamas Kouly- Khan. La Bactriane
et la Médie we lui obéissoient qu'à demi ; son frère ,
Hussein- Khan , se constituoit en état de rebellion , et le
premier ministre de son prédécesseur paroissoit vouloir le
trahir.
Par une conduite à la fois sage et vigoureuse , et par des .
mesures sévères , il sut apaiser les troubles , reconquit le
Khorasan , parvint à faire reconnoître partout son autorité ,
et régna paisiblement sur toute la Perse. Il prit en otage un
certain nombre des gens les plus considérables et les plus
influens des diverses provinces. Ces otages sont encore retenus
dans la capitale , et astreints à se présenter journellement
devant le roi , dont ils forment ainsi une partie de la cour.
Le gouvernement les rend responsables de la moindre atteinte
qui pourroit être portée à l'ordre public dans leurs provinces
respectives. Aussi la plus grande tranquillité règne-t-elle à
présent en Perse ; les ordres du prince y sont ponctuellement
exécutés ; le voyageur peut la traverser avec sécurité ; il n'a
plus à redouter les bandes errantes d'Arabes , de Curdes , de
Chahsewens et d'autres peuplades qui désoloient jadis le pays ,
et qui sont encore aujourd'hui l'effroi des campagnes de
l'Anatolie turque ; la juste sévérité du sophi actuel a inspiré
à ces nomades une crainte salutaire. Ils ont repris la vie pastorale
; et lorsque l'hiver les oblige à venir chercher un asile
dans les villages , ils y vivent paisiblement , et paient un tribut
au trésor du prince. Il a su habilement tirer parti de l'activité
et de l'inquiétude naturelle à ces peuples , en les employant
dans ses expéditions militaires. Ils composent actuellement
une grande partie de son armée .
D'un autre côté , les campagnes débarrassées de ce fléau ,
commencent à refleurir; les villages se repeuplent , les villes
s'embellissent , etles peuples jouissent enpaix du fruit de leurs
travaux et de leur industrie,
618 MERCURE DE FRANCE ,
La dynastie régnante paroît solidement établie sur le trone ,
et n'avoir rien à redouter que de l'invasion des Russes. Le roi
gouverne avec fermeté ; il compte sur le dévouement de ses
peuples , et particulièrement de ceux du Mazendran ; et c'est
pour rester près d'eux qu'il préfère au séjour de toute autre
ville celui de Teheran , où leur appui et des fortifications le
rassurent contre toute entreprise ennemie.
Les visirs ne sont point , en Perse , investis de toute l'autorité
du prince , et en quelque sorte en possession du gouvernement
, comme c'est l'usage dans l'Orient. Le sophi actuel
dirige tout par lui-même , et ses visirs sont chargés de l'exécution
et des détails des affaires , et passeroient en tous pays
pour des ministres habiles.
On voit souvent à Teheran des ambassadeurs du Candahar ,
de Cachemire , des Husbeks et d'autres Etats de l'Asie, sur lesquels
le sophi paroît exercer une grande influence .
Les Persans font aujourd'hui un commerce important avec
ces divers Etats , et sur-tout avec l'Inde. Il part continuellementdes
caravanes pour Caboul , Delhi et Gehanabad ( Seringapatam.
) Plus de 20,000 Indiens sont habituellement répandus
dans les bazars de la capitale ; ils témoignent tous
nn extrême mécontentement des Anglais. Ils se plaignent
avec amerture des exactions de la Compagnie des Indes , de
ses douanes , des impôts exorbitans qu'elle perçoit sur toutes
les espèces d'objets , et sous tous les prétextes.
Comme le sol de la Perse n'est pas assez riche pour fournir
aux besoins réels et factices de ses habitans , ils sont obligés
d'avoir recours à leur industrie, et de s'adonner beaucoup
au commerce. Indépendamment des relations dont il vient
d'être parlé , ils ont des communications directes et fréquentes
avec Samarcande , Bokhara et le Thibet. S'ils n'en
conservent pas avec la Chine , c'est que la secte d'Aly a cessé
d'y être tolérée. Au reste , les communications avec la Géorgie
n'ont pas été interrompues par la guerre contre les Russes :
les caravanes vont et viennent à Téflis , et la mer Caspienne
est couverte , comme en temps de paix , des vaisseaux des
deux nations.
Les revenus du sophi , fondés en grande partie sur le commerce
avec les nations voisines, s'élèvent , les troupes payées ,
à près d'un million de tomans ( 25,000,000 fr. ) L'abondance
du numéraire est très-grande , et son titre si élevé , que le
gouvernement a été obligé de prendre desvmesures pour en
empêcher l'exportation. }
La quantité de troupes que le roi peut mettre sur pied
seroit difficile à évaluer avec exactitude ; mais il est certain
MARS 1807 . 619
qu'elle est très-considérable. Chaque soldat reçoit 15 ou 20
tomans à l'époque de la revue annuelle.
Les soldats cavaliers et fantassins sont tenus de se fournir
d'armes , de chevaux et de montures pour porter leurs bagages .
Ils sont armés d'une manière assez légère et fort appropriée
au service militaire. Ils ne marchent jamais que de nuit , à la
clarté d'une multitude de flambeaux et au son d'une musique
bruyante.
y
Le Persan est particulièrement doué d'un esprit de curiosité
qui le porte à rechercher les choses utiles et à apprécier
les idées nouvelles. Il est essentiellement tolérant et poli envers
les étrangers , et accueille les Européens sur-tout avec un
empressement fondé sur l'opinion qu'on a dans toute l'Asie
de la supériorité de leurs lumières. Il a dans la nation
beaucoup de haine contre les Russes et de mécontentement
contre les Anglais. Ces derniers n'ont offert au sophi leur
médiation pour terminer ses différends avec la Russie que
dans l'intention de le tromper ; et là , comme en Europe , les
Anglais n'ont cessé de répandre de l'or pour fomenter la continuation
d'une guerre utile à leurs vues. Ils avoient envoyé
Manesty , avec une unission dont l'objet apparent étoit d'obtenir
un port sur le Golfe Persique ; mais on sait que cet
envoyé a fait passer plusieurs sommes d'argent en Géorgie. Il
ne rougissoit pas de dire : Tout cela ne nous coûte rien;
c'est la dépouille de Typpoo .
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 18 mars.
Voici l'arrêt que la cour martiale vient de rendre dans
l'affaire de sir Home Popham , après cinq jours de débats et
cinq heures de délibérations :
« L'opinion de la cour est que les charges contre le capitaine
sir Home Popham ont été prouvées : elle pense qu'en
retirant , sans avoir d'ordre pour cela , la totalité d'une force
navale quelconque du lieu où les instructions du gouvernement
ont décidé qu'elle devoit être employée , et en s'en servant
pour des opérations dirigées contre l'ennemi , à de grandes
distances , principalement s'il est vraisemblable que le succès
de semblables opérations doive empêcher qu'elle puisse reto
rner promptement à sa station , il peut en résulter les
plus sérieux inconvéniens pour le service public , attendu que
le succès d'un plan foriné par les ministres de S. M. pour
des opérations contre l'ennemi, et dans lequel il auroit compris
cette force navale , pourroit être entièrement prévenu
par l'emploi qu'on en auroit fait ailleurs. Et la cour est de plus
620 MERCURE DE FRANCE ,
1
d'opinion que la conduite dudit sir Home popham , en retirant
du cap de Bonne- Espérance la totalité des forces navales
qu'il commandoit , et en les conduisantà la rivière de laPlata,
mérite d'être gravement censurée ; mais en considération des
circonstances , elle se borne à le déclarer très-blamable , et
en conséquence le blâme. >>
Après ce jugement, sir Home Popham ayant été reconduit
à terre , fut accueilli , sur le rivage et jusqu'à sa maison , par
les applaudissemens non interrompus d'une foule immense.
Le peuple avoit dételé les chevaux de sa voiture; mais il refusa
d'y monter, de peur que ses intentions ne fussent inal interprêtées.
M. Pierreponta , dit- on , apporté du continent , un traité
d'ailliance offensive et défensive , entre la Prusse , la Suède
et l'Angleterre.
PARIS, vendredi 27 mars.
On a reçu des nouvelles officielles , en date du 25 octobre
des îles de France et de la Réunion. Ces colonies se trouvent
dans une situation florissante. Un grand approvisionnement
de vivres , armes et marchandises , venoit d'y arriver
heureusement. La frégate la Sémillante , capitaine Motard ,
y a introduit , dans le mois d'octobre , trois prises anglaises
richement chargées. Les colons , pénétrés d'amour et d'admiration
pour l'EMPEREUR , ont solennellement émis le voeu
que l'île de la Réunion prît le nom d'île Napoléon , et ils
ont prié le capitaine-général de faire parvenir ce voeu aux
pieds du trône. (Moniteur. )
-S. A. I. la vice-reine d'Italie est heureusement accouchée
à Milan d'une fille .
-
M. le maréchal Augereau est arrivé à Paris .
M. le général de division , Léopold Berthier , frère du
prince de Neuchâtel , chef de l'état- major du premier corps
de la Grande-Armée , et l'un des commandans de la légion
d'honneur , est mort à Paris , samedi 21 mars.
LXV BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Osterode , le 10 mars 1807 .
L'armée est cantonnée derrière la Passarge ; le prince de
Ponte Corvo , à Holland et à Braunsberg ; le maréchal Soult
à Liebstadt et Morhungen ; le maréchal Ney , à Guttstadt ;
le maréchal Davoust , à Allenstein , Hohenstein et Deppen ;
le quartier-général à Osterode ; le corps d'observation polonais
, que commande le général Zayonchek , a Neidenbourg ;
le corps du maréchal Lefebvre , devant Dantzick ; le 5º corps ,
sur l'Omulew ; une division de Bavarois , que commande le
prince royal de Bavière , à Varsovie ; le corps du prince Jé–
rôme , en Silésie ; le 8º corps , en observation dans la Poméranie
suédoise ..
MARS 1807 . 621
Les places de Breslau , de Schweidnitz et de Brieg sont en
démolition.
Le général Rapp , aide-de-camp de l'EMPEREUR, est gouverneur
de Thorn .
On jette des ponts sur la Vistule , à Marienbourg et à
Dirschau.
Ayant été instruit , le 1er mars , que l'ennemi , encouragé
par la position qu'avoit prise l'armée , faisoit voir des postes
tout le long de la rive droite de la Passarge , l'EMPEREUR
ordonna aux maréchaux Soult et Ney de faire des reconnoissances
en avant pour repousser l'ennemi. Le maréchal Ney
marcha sur Guttstadt. Le maréchal Soult passa la Passarge à
Wormditt. L'ennemi fit aussitôt un mouvenient général et
se mit en retraite sur Kænigsberg. Ses postes , qui s'étoient
retirés en toute hâte , furent poursuivis à huit lieues. Voyant
ensuite que les Français ne faisoient plus de mouvemens , et
s'apercevant que ce n'étoient que des avant-gardes qui avoient
quitté leurs régimens , deux régimens de grenadiers russes se
rapprochèrent, et se portèrent denuit sur le cantonnement de
Zechern. Le 50° régiment les reçut à bout portant ; le 27 ° et
le 39 se comportèrent de même. Dans ces petits combats ,
les Russes ont eu un millier d'hommes blessés , tués ou prisonniers.
Après s'être ainsi assurée des mouvemens de l'ennemi ,
l'armée est rentrée dans ses cantonnemens.
Le grand-duc de Berg instruit qu'un corps de cavalerie
s'étoit porté sur Willenberg , l'a fait attaquer dans cette ville
par le prince Borghèse qui , à la tête de son régiment , a
chargé huit escadrons russes , les a culbutés et mis en déroute ,
et leur a fait une centaine de prisonniers , parmi lesquels se
trouvent trois capitaines et huit officiers.
Le maréchal Lefebvre a cerné entièrement Dantzick , et a
commencé les ouvrages de circonvallation de la place.
LXVI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Osterode , le 14 mars 1807.1
La Grande- Armée est toujours dans ses cantonnemens, où
elle prend du repos. De petits combats ont lieu souvent entre
les avant-postes des deux armées. Deux régimens de cavalerie
russe sont venus le 12 inquiéter le 69º régiment d'infanterie
de ligne dans son 'cantonnement de Lingnau , en avant de
Guttstadt. Un bataillon de ce régiment prit les armes , s'embusqua
, et tira à bout portant sur l'ennemi , qui laissa 80 h .
sur la place. Le général Guyot, qui commande les avantpostes
du maréchal Soult , a eu de son côté quelques rengagemens
qui ont été à son avantage.
BIBL.
UNIV,
GRNT
622 MERCURE DE FRANCE ,
Après le petit combat de Willenberg , le grand-duc de
Berga chassé les Cosaques de toute la rive droite de l'Alle ,
afin de s'assurer que l'ennemi ne masquoit pas quelque mo- ,
vement. Il s'est porté à Wartembourg, Seeburg, Meusguthu
Bischoffsbourg. Il a eu quelques engagemens avec la cavalerie
ennemie , et a fait une centaine de Cosaques prisonniers.
L'armée russe paroît concentrée du côté de Bartenstein ,
sur l'Alle ; la division prussienne du côté de Creutzbourg.
L'armée ennemie a fait un mouvement de retraite , et s'est
rapprochée d'une marche de Kænigsberg.
Toute l'armée française est cantonnée ; elle est approvisionnée
par les villes d'Elbing , de Braunsberg , et par les ressources
que l'on tire de l'île du Nogat , qui est d'une trèsgrande
fertilité.
Deux ponts ont été jetés sur la Vistule : un à Marienbourg ,
et l'autre à Marienwerder. Le maréchal Lefebvre a achevé
l'investissement de Dantzick. Le général Teulié a investi
Colberg. L'une est l'autre de ces garnisons out été rejetées dans
ces places apres de légères attaques .
Une division de 12,000 Bavarois , commandée parle prince
royal de Bavière , a passé la Vistule à Varsovie , et vient
joindre l'armée.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 21. -Cp. o/o c . J. du 22 mars 1807 , 735 150 100 73f coc
ooco cooc oof oof 100 ooc oof ooc ooc.ooc.oocooc oof ooc oос
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 70f. 200 000 сос OCC
Act. de la Banque de Fr. 1223f 70 0000f. oo0.0000 000
DU LUNDI 23.- C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807. 73f 25c 156150 156
20c 15c oof. coc ooc ooc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
'Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807. oof o c . ooc, coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 75c 0000f. ooc. ooucof
DU MARDI 24. - C p. ojo c . J. du 22 mars 1807 , 72fgoc Coc 75e 85c
дос 80с оос оос сос . сос оос occ. ooc ooc coc coc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 70f. 200 000 000 000 000. ००० ००० ००८
Act. de la Banque de Fr. 1220fooo oooof. oocooc
DU MERCREDI 25.- Ср . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 7af90c 800 706 600
800 750 700 7c. 200 oofoococc. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807. oof ooc . ooc . ooc ooc ooc oc
Act . de la Banque de Fr. 1217f 50c oof cooof ooc
DU JEUDI 26.- Cp . oo c . J. du 22 mars 1807 , 7af80c85c Soc 85c ooc
ooc ooc oof ooc oo oo oo oo ooo oo ooс оос ове бос ooc oocooc
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. 70f ooc oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f. 500 0000f coc oof. oooof
DU VENDREDI 27. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f Soc. 70c 80c
750 700 800 coc one of oof ooc ooc ooc oof oos ooc ooc ooc oof cocooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807. oof ooc ooc, oof coc coc
Act. de la Banque de Fr. 12176 500 1215f
TABLE
DU PREMIER TRIMESTRE DE L'ANNÉE 1807
TOME VINGT - SEPTIÈME.
POÉSIE .
E
DE
CO
LE Cimetière de Village ( imitation libre de l'Elégie de Gray, ) page
La Vérité , 19
Traduction des quinze premiers Vers du IIº liv. de l'Enéide ,
Epigramme-Impromptu, faite à une séance de réception de l'Aca-
15
démie , Id.
Premier chant d'un poëme intitulé : La Veillée du Parnasse ,
Chant Lyrique exécuté , le 2 janvier 1807 , sur le Théâtre de l'Aca-
49
démie impériale de Musique , 54
Fragment du poëme ayant pour titre : La Mort de Pâris et d'Enone, 97
La Leçon retenue , 98
Traduction de l'Episode de la Mort de Cacus , tiré de l'Enéide , liv . 8 ,
vers 193 , 100
MonPortrait , 103
Jugement de l'Amour sur les yeux bleus et les yeux noirs , 145
Les Succès littéraires , 146
Début de l'Orlando Furioso de l'Arioste , Id.
Réponse aux vers de M. Le Brun , intitulés : Mon dernier Mot sur les
Femmes poètes, 148
Ode à son auguste Majesté NAPOLÉON , Empereur et Roi , sur la
Guerre de la Prusse . 193
Episode du liv. IV de l'Enéide , sur le jeune Marcellus , 197
Le Stratagème de l'Amour , 24Г.
Vers sur la Galerie des Modèles d'Architecturə , de M. Cassas , 242
Fragment des XXXIIe et XXXII chants de l'Enfer , du Dante,
traduits en vers français , 289
Inscription en vers pour Moulin-Joli , 337
Actions de Graces à tous les Jaloux passés , présens et futurs , 339
Fragment du poëme de la Nature ,
385
Le Temps et l'Amitié ,
387
Epigramme ,
388
La Droite et la Gauche , épigramme , Id.
Ne T'y fie pas , 389
Epigramme ,
1d.
EpitapheduCaprice, Id.
Les deux Amours , Epître å mes Am's, sur deux rimes , 433
Le Cèdre du Liban , 481, 578
Le Bonheur inattendu , 482
Essai sur l'Astronomie , 529
Elégie , 577
Amon Café , 578
A M. Isabey, sur son dessin de la Barque , 579
624 TABLE DES MATIERES.
۱
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Réflexions Phi'osophiques sur le beau moral ,
Coup-d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux ,
Traité élémentaire de Physique,
La Manie de Briller , comédie ,
Dictionaire abrégé de la Bible de Chompré ,
15
31
1
57
70
105
Mémoires , Anecdotes secrètes , galantes, historiques et inédites sur
mesdames de la Val ière , de Montespan , et autres illustres personnages
du siècle de Louis XIV,
Les Saisons , poeme de Thompson ,
112
120
Lettres choisies de Voiture , Balzac , Montreuil , Pélissou et Boursault;
précédées d'un Discours préliminaire et de Notices sur des
écrivains , 131, 3 9
d'Histoire naturelle ,
Réponse de M.Barbier, bibliothécaire du Conseil-d'Etat , à un article
Voyage en Savoie et dans le Midi de la France , en 1804 et 1806 ,
Tableau des Preuves évidentes du Christianisme ,
Opuscules poétiques , avec des Notes et une Relation historique sur
les journées des 2 et 3 septembre 1792 ,
Observations sur l'article Lenticulaire du Nouveau Dictionnaire
Almanach des Moses,et autres pour l'année 1807,
Sermons de Hugues Blair ,
Omasis , ou Joseph en
Egypte, tragédie,
159
173
179
197
211
215
311
215
du MERCURE DE FRANCE , relatif au Dictionnaire des Anonymes
et des Pseudonymes , 252
Eloge historique de Michel Adanson , 267
Questions morales sur la Tragédie , 293, 437, 485
Coup-d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux , 512
Le Forgeron Bazim , conte arabe , 321
Précis historique de la Révo ation française; Directoire exécutif, 343
Recollections of the life of the late Honorable Charles James Fox.
-Souvenirs sur la vie de feu Charles-Jacques Fox ,
Quelques Réflexions sur les Sciences etles Lettres , à l'occasion d'un
Discours sur l'accord des sciences et des lettres , et sur les moti's
29, 561
:
qui concourent à unir ceux qui les cultivent , 1391
Mémoires d'un Voyag ur qui se repose, 398
De la Manière d'étudier les Mathématiques , 404
Les Promenades de Vaucluse , 410
Description de Genève ancienne et moderne, 448
Voyage à la Cochinchine , par les fes de Madère , de Ténériffe et du
Cap Vert,le Brésil et'île de Jaya , 453
Histoire de l'Anarchie de Pologne , et du Démembrement de cette
république , 502 , 581
Octavie, tragédie , J 541
Histoire d''AAlleexxaannddrre- le-Grand, par Quinte-Curce , 554
La Chimie appliquée aux Arts ,
588
( Lucien moderne , ou Légère esquisse du Table ù du siècle,
601
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS ET SPECTACLES.
Pages 38 , 79, 132 , 182 , 225 , 325, 376, 416 , 468 , 52 , 569 , 606.
Pages
NOUVELLES POLITIQUES.
46, 87 , 134 , 184, 229, 243, 329, 474, 619.
PARIS ..
Pages 46, 90, 136, 189 , 232, 284 , 331 , 376 , 423, 475, 525, 571 , 620 .
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
DE LA
ETE
TOME VINGT - SEPΤΙΕΜΕ .
DE
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
co's
COMME
E
A PARIS ,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT,
1807.
BIBL. UNIV,
GENT
(N°. CCLXXXV. )
4
(SAMEDI 3 JANVIER 1807.)
MERCURE
DE FRANCE.
PROSPECTUS
DU MERCURE DE FRANCE POUR L'ANNÉE 1807.
Nous avons exposé , au commencement de l'année dernière
, les idées qui nous paroissoient propres à rendre la
rédaction de ce Journal plus exacte, plus complète et plus
intéressante . Nous nous contenterons de les retracer ici en
peu de mots , afin que nos lecteurs puissent plus aisément
comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons
promis.
?
Nous avions senti depuis long-temps que la partie du
Mercure , consacrée aux spectacles , quel que fût le talent
des rédacteurs , étoit essentiellement froide , et devenoit ,
en quelque sorte , parasite , par la nature même de ce
Journal , qui , ne paroissant que tous les huit jours , est
nécessairement prévenu par les feuilles quotidiennes. Nous
nous proposâmes en conséquence de supprimer cette partie ,
en nous réservant deconsigner comme un simple fait le succès
ou la chute des ouvrages dramatiques. Cette suppression
laissoitun vide à remplir ; nous crûmes que les nouvelles
des arts et des sciences nous en fourniroient un moyen d'autant
plus convenable , que cette partie manquoit au Mercure
, et paroissoit être desirée par un grand nombre de
lecteurs ; mais la suppression de l'article des spectacles , quoique
motivée sur des raisons très-solides , auroit pu cependant
exciter de justes regrets , si nous n'avions annoncéle
را
A2
4 MERCURE DE FRANCE ,
:
dessein de rendre un compte réfléchi et détaillé des pièces
de théâtre , qui soit par leur succès , soit par leur genre
même paroîtroient dignes de fixer les regards et l'attention
de lacritique.
Une autre partie sembloit appeler aussi la réforme :
depuis son origine , le Mercure étoit , en quelque sorte ,
le registre des essais plus ou moins heureux de tous ceux
-qui débutoient dans la carrière de la poésie ; mais à mesure
qu'il est devenu plus aisé de faire des vers mauvais
ou médiocres , ce qui est à peu près la même chose ,
les rédacteurs du Mercure auroient dû devenir plus difficiles
; et c'est d'après ce principe que nous promimes
d'écarter tout ce qui , dans ce genre , ne porteroit pas la
marque d'une certaine perfection , ou d'un certain talent :
sévérité qui menaçoit de sécheresse cette partie , qu'il est
juste de regarder comme un des élémens constitutifs.du
Mercure , si nous n'avions pu rassurer les amateurs de la
poésie , en leur annonçant que les poètes les plus distingués
de l'époque actuelle vondroient bien venir à notre
secours , et , par le plus heureux dédommagement , nous
mettroient , sous ce rapport, à l'abri de toute crainte de
disette.
2
c
९
2
G
P
Les mêmes motifs qui nous avoient portés à retrancher
J'article des spectacles , nous engagèrent à bannir de la
partie politique tous les on ditt,, tout ce qui n'est que bruit
ou conjecture , véritable aliment des feuilles de tous les
jours , matériaux éphémères comme elles, qui ne doivent
-point entrer dans la composition d'un Journal hebdomadaire
, où le certain et la vérité ont seulsde droit de trouver
place. Nous annonçâmes donc que nous n'y publierions ,
avec les actes duGouvernement , que ce qui présenteroit le
caractère de la certitude.
Enfin , le public ayant paru satisfait de la manière dont
- la critique littéraire étoit traitée dans ce Journal , des principes
, soit de goût , soit de morale sur lesquels elle étoit
établie , des écrivains qui en étoient devenus les organes ,
nous crûmes n'avoir à lui promettre , à cet égard , qu'un
JANVIER 1807 . 5
redoublement d'ardeur et de zèle , dont nous lui donnions
d'avance une sorte de gage , en annonçant que MM. de
Bonald et de Châteaubriand ne dédaigneroient pas de s'associer
à nos efforts. Telles furent nos promesses : c'est aux
amis des lettres et aux lecteurs du Mercure à juger si nous
les avons convenablement exécutées .
Il suffit de jeter un coup d'oeil rapide sur les différens travaux
dont s'est composée la rédaction de ce Journal pendant
le cours de l'année qui vient de s'écouler , pour voir
qu'on n'a rien négligé de ce qui pouvoit conduire au but
qu'on s'étoit proposé : on a eu soin de présenter une analyse
exacte , et un extrait médité du petit nombre de pièces de
théâtre qui ont paru avec quelqu'éclat , et qui appelloient
naturellement l'examen de la critique. Cet examen a été ,
comme il nous semble , ce qu'il devoit être dans un Journal
, dont la nature permet de tout refuser aux passions ,
pour accorder tout aux principes . On a tâché de se tenir
également éloigné de l'aveugle engouement des admirateurs
outrés, et de l'emportement suspect des censeurs trop sévères .
La critique trouve souvent un écueil dans ce qui paroît être
le gage le plus assuré de son succès : il aarrrriivvee qu'elle s'écarte
d'autant plus des principes qui devroient toujours la diriger,
qu'elle cherche davantage à flatter la malice des lecteurs ;
ceux à qui elle s'adresse lui demandent rarement compte de
ses motifs , et ne lui sachant gré que de sa malignité , applaudissent
moins à sa justice qu'à sa violence ; mais ni la
violence de la critique , ni les applaudissemens des lecteurs
ne peuvent changer les règles certaines et invariables de
l'art. C'est ce qui nous a engagés à porter dans l'examen des
ouvrages dramatiques la plus exacte impartialité. Nous ne
rappelerons ici au souvenir de nos lecteurs que l'extrait de
la tragédie d'Henri IV, la pièce la plus importante qui ait
paru sur le théâtre dans le cours de l'année dernière : nous
croyons qu'ils ont pu remarquer dans cet extrait autant
d'amour pour la vérité , et d'intérêt pour l'art , que de soin ,
de mesure et d'exactitude . Cette attention particulière ,
accordée aux pièces principales , ne nous a pas empéchés
1
3 1
6 MERCURE DE FRANCE ,
:
de recueillir , comme nouvelles , tout ce qui pouvoit être
relatif aux différens théâtres . Nous n'avons rien omis aussi
de ce qui peut intéresser les arts et les sciences , en gardant
toujours cette mesure , qui convient à un Journal , dont
la littérature , proprement dite , est le principal objet.
Ainsi l'on a vu quelquefois parmi les noms célèbres qui
ont honoré nos feuilles , venir se placer ceux de Messieurs
Deluc et de Saussure , dont les recherches et les travaux ont
répandu tantde lumières sur différentes branches des sciences
physiques. La politique a quelquefois exigé de nous de justes
sacrifices : nous avons cru devoir prendre sur les objets
mêmes , qui sont plus particulièrement du ressort de ce
Journal , pour y consigner , non pas précisément comme
nouvelles , mais comme monumens historiques les pièces
officielles qui nous out annoncé les triomphes de Sa Majesté .
Nous n'ignorons pas que déjà la renommée avoit semé
dans toute l'Europe le bruit de ses exploits , lorsque nous
en avons publié le récit dans nos feuilles ; mais ce récit
entroit nécessairement dans la composition d'un Journal ,
où l'on se propose de recueillir tout ce qui doit un jour
servir à l'histoire. Nous avons même augmenté le volume
des numéros , pour donner plus d'étendue à cette partie ,
toutes les fois que nous l'avons cru nécessaire. Au reste ,
elle a été généralement réduite à ses vraies proportions ,
par le retranchement de toutes les nouvelles vagues , incertaines
, conjecturalles , ou peu exactes .
On ne peut se dissimuler que depuis long - temps la
poésie française penche vers sa décadence : quelques écrivains
, en très-petit nombre , soutiennent encore la gloire
de notre Parnasse ; mais il semble que la facilité d'écrire
en vers en ait détruit le talent : les poètes sont aujourd'hui
plus nombreux que jamais , et jamais aussi, les bons
poètes n'ont été plus rares. Dans cette multitude de pièces
qui nous sont envoyées , à peine pouvons-nous , de temps
entemps , en présenter quelques-unes aux regards du public
, qui ne doit sûrement pas nous savoir mauvais gré de
notre sévérité : outre l'inconvénient de lui offrir de mauvais
vers , il seroit également dangereux , sous tous les rapports ,
JANVIER 1807.τα 7
.
d'encourager de vaines prétentions , et de concourir à multiplier
encore les mauvais poètes. De quel droit , d'ailleurs ,
oserions-nous critiquer avec franchise et rigueur les poèmes
qui sont soumis à notre examen , si , par l'insertion de
pièces trop foibles ou trop médiocres , nous paroissions
soutenir d'une main , ce que de l'autre , nous combattons
sans ménagement ? Il ne faut donc point que la plupart des
rimeurs qui nous ont envoyé leurs productions se plaignent
de nous : ils n'ont à se plaindre que d'eux-mêmes. Nous pensons
que les morceaux de poésie qui ont été insérés dans ce
journal depuis un an , n'ont point démenti la sévérité que
nous avions promise à cet égard ; mais cette partiedu Mercure
adû son principal ornement aux poésies de deux écrivains ,
qui , dans des genres différens, et avec des manières trèsdiverses,
étant les deux premiers poètes de l'époque actuelle ,
auroient été de très-grands poètes àtoutes les époques : l'un
avec une diction très-pure , un tour de vers qui n'est qu'à
lui , une admirable précision que l'harmonie accompagne
toujours , un goût exquis , qui sait rendre intéressans les
moindres détails , ennoblir les objets les plus vulgaires ,
peindre les plus délicats , s'est élevé , par un grand nombre
d'ouvrages , presqu'au niveau des plus hautes renommées;
l'autre , presque sans rien publier , s'est fait honorablement
distinguer de la foule des poètes par le feu , l'énergie , l'audace
de ses expressions , quelquefois moins exactes que
vives , mais toujours marquées au coin du talent : génie
vraiment lyrique , et qui , à l'exemple de son modèle , sait
descendre à des genres inférieurs sans compromettre ses
succès. On voit assez que nous voulons parler de MM. Delille
et Lebrun , qui , depuis un an , ont bien voulu donner
un nouveau lustre au Mercure , en nous communiquant ,
un très-grand nombre de leurs meilleures productions.
Nous pouvons donc , sous ces différens rapports , nous
flatter d'avoir rempli nos engagemens. Nous ajouterons peu
dechosestouchant lapartie littéraire : toujours rédigée d'après
lesmêmes principes , qui sontdevenus ceuxdes rédacteurs du
Mercure depuis qu'il a reparusous les auspices d'un gouvernement
ami des lettres etdes sciences , cette partie n'a cessé
8 MERCURE DE FRANCE ,
d'être consacrée à la défense des règles du goût , et des
maximes de la saine morale et de la vraie politique. Deux
écrivains célèbres se sontempressés , comme nous avions ose
lepromettre, de seconder le zèle des rédacteurs , et d'encourager
leur talent , en les associant, pour ainsi dire , à leur
gloire. M. de Châteaubriand n'a pu fournir qu'un petit
nombre d'articles , parce que son ardeur pour les lettres ,
égale à ses rares talens , l'a emporté loin de nous , dans des
contrées illustres , où sa brillante imagination est allée puiser
de nouvelles couleurs et un nouvel éclat. M. de Bonald
s'est plu à nous dédommager de l'absence d'un tel collaborateur
: il nous est permis de dire que nos lecteurs ont été
frappés et du grand nombre et de la beauté des morceaux,
soit de politique , soit de métaphysique et de littérature ,
dont il a enrichi ce Journal pendant le cours de l'année : il
n'a presque point paru de Numéro auquel son heureuse facilitén'aitdonné
un nouveau prix. Il a traité successivement,
aveccette force de tête qui le caractérise , et cette profondeurqu'on
remarque dans toutes ses productions , des questions
importantes de haute littérature , des objets relatifs aux
plus grands intérêts de la religion, de la morale et de la
société: demanière qu'on peut affirmer qu'à aucune époque,
depuis sa naissance , le Mercure n'a été plus digne de l'attention
du public, soit qu'on examine l'importance des matières
qu'il a présentées , soit que l'on considère le mérite
des écrivains qui ont concouru à sa rédaction , et qui sont
tous plusou moins honorablement connus dans la littérature.
:
Il ne nous reste donc plus qu'à promettre pour l'avenir
lemême zèle, aidé des mêmes secours.De jour enjour nous
attendons le retour de M. de Châteaubriand. Il va revenir,
comme on l'aditd'un illustre voyageur, chargédes dépouilles
de l'Orient; et le Mercure s'embellira des tresors qu'il aura
conquis dans son voyage. Quelques hommes de lettres d'un
talent rare se proposent encore de se réunir à nous. Enfin ,
tout ce que peut inspirer un vifamour des lettres , un entier
+dévouement aux plus sages principes , nous osons le garantir
: trop heureux si nos soins et nos travaux sont pour
le public de quelqu'agrément et de quelqu'utilité.
1
JANVIER 1807 .
POÉSIE
LE CIMETIÈRE DE VILLAGE ( 1 ) ,
IMITATION LIBRE DE L'ÉLÉGIE DE GRAY.
Le jour fuit, et j'entends l'airain mélancolique....
Lepasteur, entouré de ses troupeaux hélans ,
balans
Vers lehameau voisin les ramène à pas lents;
Le laboureur lassé, sous le chaume rustique
Rentre, et laisse le monde aux ténèbres.... à moi.
Déjà, vers l'occident , à peine j'entrevoi
La forêt sans couleur ; et la roche lointaine
Dans la vapeur du soir s'efface avec la plaine;
Du hanneton tardifle sourd bourdonnement ,
Et du marais fangeux l'aigre croassement
Sont à peine entendus dans cet espace immense ,
Oùdescend avec l'ombre un auguste silence.
:
Seulement , au sommet de ce donjon croulant,
Dontle lierre soutient le contour chancelant,
Le hibou , de Phébé détestant la lumière ,
L'accuse d'éclairer le voyageur tremblant
Qui vient troubler son règne antique et solitaire.
:
Sous ces ormeaux, chargés du poids de cent hivers,
Où s'enlace des ifs le lugubre feuillage ,
Sous ces tombeaux épars , que la mousse a couverts ,
Reposent à jamais les aïeux du village.
L'hirondelle en son nid gazouillant son amour,
Du Zéphir au matin l'haleine balsamique ,
Lecri perçant du coq , sentinelle du jour,
Lecor frappant l'écho de la forêt antique....
Tout est perdu pour eux, et perdu sans retour.
Dans un large foyer la flamme pétillante
Ne ranimera plus leur force défaillante ;
"T
(1) Cette imitation de la célèbre élégie de Gray a été imprimée , pour
la première fois , il y a déjà plusieurs années ; mais l'auteur y a fait ,
depuis , des changemens tellement considérables , qu'on doit la regarder
comme un ouvrage nouveau.
10 MERCURE DE FRANCE ,
1
Ils ne reverront pas, pour le festindu soir,
Leur compagne dresser la table héréditaire ;
Bégayant à l'envi le doux nom de leur père,
Leurs enfans auprès d'eux ne viendront plus s'asseoir.
Leur soc brisa souvent une glèbe indocile,
Et leur faux moissonna cette plaine fertile ;
Combien de fois l'écho répéta leurs chansons,
Lorsque sur la colline ils creusoient leurs sillons ,
Ou quand,de la forêt, sous leurs coups inclinée ,
Le long gémissement accusoit la cognée!
Superbe ambition, d'un souris dédaigneux
Garde-toi d'insulter à leurs paisibles jeux !
Leur berceau fut sans gloive et leur tombe est obscure;
Créanciers de la terre , enfans de la nature ,
Des présens de leur mère ils vécurent heureux .
La beauté, le pouvoir, lagloire ,la richesse,
Ne peuvent éviter l'inévitable sort,
La poussière confond le crime et la sagesse;
Le sentier des honneurs nous conduit à la mort.
Et toi, riche orgueilleux ! Si leur tombe ignorée,
Sous des mursdont l'enceinte ose braver le temps ,
De marbres fastueux ne fut point décorée ,
Leur ombre eûtdédaigné ces honteux monumens,
Et l'éloge avili qu'une basse éloquence
Trop souvent, sans rougir, vendit à l'opulence.
Mais lebruit de la gloire, et des voeux impuissans ,
Peuvent- ils réveiller la poussière endormie ?
La verra- t-on sourire à ce funèbre encens ?
L'oreillede la mort sera-t-elle attendrie
Par l'hommage menteur qu'offre la flatterie ?
Sous ce gazon inculte est peut-être enfermé
Un coeur d'd'un feu céleste autrefois animé ,
Un mortel qui pouvoit gouverner un Empire ,
Oucommanderl'extase en éveillant sa lyre.
Mais Clio n'a jamais étalé sous ses yeux
Les dépouilles du temps , dont elle est héritière ;
L'indigence étouffa ces germes précieux ,
Et son génie éteint n'a point vu la lumière.
Del'avareOcéan la vaste profondeur
Enfermedes trésors refusés à la terre';
Dans l'ombre du désert , fière de sa couleur,
La rose exale au loin son parfum solitaire ,
Peut-être ioi repose un Hamden courageux ,
Qui d'un tyran obscur affranchit sa chaumière;
QuelqueMilton muet , moins grand , mais plus heureux;
UnCromwel ignoré, dont la voix sanguinaire
N'a point dictél'arrêt d'un prince généreux.
t
}
4
JANVIER 1807 . 11
Le sort leur défendit d'acheter le suffrage
D'un senat avili dans un long esclavage ,
D'affronter le trépas , la honte et les revers,
De polir l'âpreté d'un peuple encor sauvage ,
De lire leur histoire aux yeux de l'univers .
S'il borna leur vertus , il leur sauva des crimes.
Ah ! sans doute il retint leur bras audacieux
Tout prêts à se baigner dans le sang des victimes,
Et fermant aux remords d'un peuple factieux
L'accès de la clémence et les temples des Dieux.
« Conservez, leur dit-il, cette honte ingénue
>>> Que sur le front de l'homme imprime la candeur :
» Jamais la vérité n'a rougi d'être nue.
» Sur l'autel de l'orgueil , qui brave la pudeur,
>> Le flambeau d'une Muse, à vos succès vendue ,
>> N'allumera jamais un encens corrupteur.>>>
Loin du monde, enfermés dans l'étroite carrière
Quemarqua la fortune à leurs voeux modérés ,
Ilssuivirent enpaix la route solitaire
Où leirs pas, un instant , glissèrent ignorés.
Sur leur cendre s'élève un monument fragile ,
Bienmoins pour l'ennoblir que pour la protéger;
Etdes rimes sans art, empreintes sur l'argile ,
Implorent d'un soupir le tribut passager.
Une Muse rustique y retraça leur âge
Et leur nom, de leur fils à jamais respecté;
C'est là leur élégie et leur célébrité....
Là, le pasteur commun , Socrate du village ,
Grava des Livres Saints l'auguste vérité
Qui console la mort par l'immortalité.
L'homme, quoiqu'oppresse sous le poids de la vie,
Ne rompt qu'avec effort la chaîne qui le lie.
Effrayéde la tombe et de l'oubli muet ,
Il s'arrête.... il se tourne au bout de la carrière,
Pourappeler encor, par undernier regret ,
Cette terre d'exil qu'habita sa misère.
L'ame, de sa prison s'échappant à demi ,
Cherche à se reposer sur le sein d'un ami;
Un oeil mourant réclame une larme pieuse;
Mème aufonddutombeau les manesenfermés
Brilent encor des feux qui les ont animés;
Et laReligion, tendre et mystérieuse ,
Les rejoint aux vivans dont ils furent aimés.
A
ayonné
mort,
:
Pour toi, qui, dans ces vers as crayonné l'histoire
Deces êtres obscurs moissonnés par la
Si quelque solitaire, amant de leur mémoire,
Vient dans ce champ de deuil s'informer de tonsort,
Réjouis-toi.... Peut-être un pasteur vénérable
Lui dira: « Je l'ai vu , foulant aux pieds le thim ,
›› Secouer ia rosée, et , sur ces monts de sable,
>> Surprendre le soleil aux portes du matin,
12 MERCURE DE FRANCE ,
>>Vers le milieu du jour, sous ces hêtres antiques,
>> Qui portent dans les airs leurs cîmes romantiques,
>> Nonchamiment couché, d'un oeil inattentif,
>> Il suivoit les replis d'un ruisseau fugitif,
>> Errant près de ces bois , je l'ai vu , d'un sourire ,
>> De l'homme ambitieux accuser le délire;
» Je l'ai vu murmurer ses chagrins,ses desirs ,
» Ou , dans les noirs accès que la douleur inspire ,
> D'un amour sans espoir exhaler les soupirs .
1
>> Un jour il ne vint point sur cette humble colline ;
>> En vain je le cherchai sous l'arbre accoutumé ,
>> Envain je le cherchai dans la grotte voisine :
>> Le lendemain, ce bois qu'il avoit tant aimé ,
>> Et du même ruisseau le pénible murmure ,
>> Sembloient de son absence accuser la nature.
>> Le lendemain , je vis les regrets du hameau ,
>>Unis au son plaintifde l'hymne funéraire,
>>Accompagner son corps , et le suivre au tombeau.
>>> Ecartez cebuisson, et lisez sur la pierre
»
: 1
Ces vers où , sans orgueil, sepeint son caractère :
ÉPITAPHE.
Icı dort àjamais unjeune homme ignoré
De la fortune et de la gloire;
Mais par les Filles de Mémoire
D'un regard favorable il se vit honoré;
Et la mélancolie
Imprima sur son front le sceau de son génie.
Son coeur aima la vérité ,
Sa vertu fut la bienfaisance;
Aussi le ciel , dans sa bonté ,
Par le plus grand bienfait passa son espérance.
Il offrit au malheur tout ce qu'il possédoit :.
Une larme.-Il obtint tout ce qu'il demandoit
Un ami.-Respectez ce pieux sanctuaire;
Ses foiblesses en paix , dans ce lieu redouté ,
Secachent.... Il tremble.... Il espère
Au grand jour de l'éternité,
;»
Retrouver dans sonDieu moins unjuge qu'un père..
Hyacinthe GASTON
LA VÉRITÉ.
Sije demande au sybarite
Oùse trouvela vérité?
La vérité, me répond-il de suite,
N'estqu'au seinde lavolupté,
Sij'en crois plus d'un moraliste ,
C'est dans un puits qu'est son séjour ;
Mais ce puits- là, qu'à chercher on persiste
Reste inconnu jusqu'à ce jour.
"
JANVIER 1807 .
T
Chaque peintre et chaque poète
A leur gré forgent son portrait....
Lemélomane, en se pamant , répète
Qu'elle git dans l'accord parfait.
Monmaître de mathématiques
Croit l'atteindre avec son compas ;
Lechansonnier, dans ses refrains bachiques ,
S'écrie : in vino veritas.
A la découvrir sur la terre
L'homme fatigue en vain ses yeux :
Donc il est juste , et sur-tout salutaire ,
Qu'il la réclame un jour des Dieux.
M. DE PIIS.
TRADUCTION
DES QUINZE PREMIERS VERS DU II LIVRE DE L'ÉNÉIDE.
Tous les yeux attentifs écoutent en silence ,
Et sur la pourpre assis Enée ainsi commence :
« Reine , vous m'ordonnez de peindre nos malheurs ,
>> Et de renouveler la source de nos pleurs;
دد Devous dire des Grecs la fureur implacable,
>> Et du triste Ilion la chute lamentable:
» Catastrophe inouie , incroyables revers
>> Dont je fus le témoin , et que j'ai trop soufferts !
» Quel Dolope , ou quel coeur endurci dans les armes
>> Pourroit les raconter sans répandre des larmes ?
>>>Déjà la Nuit s'avance , et la soeur du Soleil
>>Emporte sur son char les heures du sommeil.
>> Mais si vous exigez cette touchante histoire
>> D'un désastre à jamais fameux dans la mémoire ;
>> Ce tableau douloureux d'un empire détruit ,
>> L'embrasement de Troie , et sa dernière nuit ,
>> Quoiqu'au'seul souvenir mon ame intimidée
>> Recule d'épouvante à cettehorrible idée ,
>> J'obéis. »
4
M. DESAINTANGE.
ÉPIGRAMME - IMPROMPTU
FAITE A UNE SÉANCE DE RÉCEPTION DE L'ACADÉMIE.
On dit que pour siéger ici ,
Monsieur le récipiendaire ,
Vous n'avez rien fait, Dieu merci!
Etnul n'a la preuve contraire :
Cela s'appellepårvenir!
Mais dans cette brillante sphère
Songez qu'il faut vous soutenir :
Continuez à ne rien faire.
...
7
M. PONS ( de Verdun.)
14 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
FEMELLE , au moindre bruit je suis sur le qui-vive;
Je me cache partout ,et je suis très-craintive .
Mâle, j'aime à briller sur les lèvres d'Iris ,
Et, d'une grâce fugitive ,
Quand ses attraits charmans par moi sont embellis ,
Mon adresse furtive ,
Al'amant qu'elle captive ,
De sa flamme constante enfin promet le prix.
2...
LOGOGRIPHE.
AVEC ma tête , avec ma queue ,
J'ai longue tête et mince queue ;
Avec ma tête , et sans ma queue
Je fais tourner et tête et queue;
Sans ma tête , avec ma queue ,
Je n'ai plus ni tête ni queue ;
Et sans ma tète ni ma queue
Jepuis briser et tête et queue..
7
6
CHARADE.
Lanuit , dansmon premier , se change en un beau jour ,
Et le plaisir souvent y fait place à l'amour :
D'unpauvre quelquefois mon second fait un riche.
Mais de cette faveur la fortune est bien chiche ;
Tel qui , pour l'attraper mit son avoir à bout ,
Pour vivre est obligé d'aller porter mon tout.
(
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . et Soulier.
CeluiduLogogriphe est Potage, où l'on trouveage, otage, Tags.
Celui de la Charade est Zéro.. 11
JANVIER 1807 . 15
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES
SUR LE BEAU MORAL.
Le beau est l'objet des arts; le bon, l'utile , doit en être
lafin.
Lebeau moral est l'objet des arts moraux, des arts de la
pensée , qui sont l'expression de l'être moral .
Le beau physique est l'objet des arts physiques , qui sont
l'expression de l'être extérieur et sensible.
Le beau moral consiste dans l'excellence des qualités de
l'être moral comme le beau physique , dans la supériorité
des qualités de l'être matériel.
Ce qu'on appelle beau idéal , moral ou physique , est le
plus haut degré de beauté morale que la raison puisse concevoir,
ou le plus haut degré de beauté physique que l'imagination
puisse se figurer.
Lebeau moral ou physique, est absolu ou relatif.
Absolu , il est synonyme de perfection morale ou physique.
Relatif, il n'est beau que relativement à de certaines circonstances
et à de certaines données.
Ainsi le beau absolu est toujours etpartoutle bon; etle beau
relatif n'est que le convenable; et alors il prend quelquefois
lenomdebeau poétique.
Ainsi , la poésie peut attribuer à un homme vicieux les
plus grandes qualités de l'esprit et du caractère. Ces qualités
sont enelles-mêmes, et indépendamment de l'usage qu'on en
fait , un beau moral , mais seulement relatif: car tout vice
estenlui-même un défaut d'esprit , et même de caractère.
De là vient la différence que l'opinion met entre les crimes
qui supposent de l'étendue dans l'esprit et de la force dans le
caractère, et ceux qui sont le produit de la foiblesse et de
lalâcheté. Sans doute la révolte à main armée contre le pouvoir
légitime est d'une bien plus dangereuse conséquence
qu'un assassinat obscur ; et cependant le rebelle est puni sans
être déshonoré; et l'assassin est déshonoré , même quand il
neseroit pas puni , parce qu'il y a une beauté morale dans le
crime de l'un , et qu'il n'y a que laideur et difformité dans le
crime de l'autre. : 9
Lapeinture , qui est la poésie des yeux , peut représenter ,
si je l'ose dire, le beau même de l'horrible. Ellepeut mettre
sur le visage d'un scélérat toute l'atrocité de son ame; elle
16 MERCURE DE FRANCE ,
peut peindre un affreux désert dans toute l'horreur de son
aspect. Ce sont là des beautés physiques , mais seulement convenables
ou relatives au caractère du coupable et à la situation
d'un lieu solitaire et sauvage.
Le beau moral, comme le beau physique , doit encore
être relatif à l'âge , au sexe , à la condition des personnages.
La poésie ne fait pas agir et parler l'homme comme l'enfant ,
la femme comme l'homme , le roi comme le berger; et la
peinture ne donne ni la même expression, ni les mêmes attitudes
à ceux-ci et à ceux-là . ১
Dans les premiers temps, etdans l'état purementdomestique
del'homme etde la société, les qualités corporelles de l'homme,
les premières et les plus nécessaires dans la vie domestique ,
devoient être plus remarquées , et les notionsdu beau physique
plus développées et plus distinctes que celles du beau
moral. De là ces épithètes : aux pieds légers , aux cheveux
blonds , aux yeux bleus , qui dans Homère accompagnent
toujours le nom de ses personnages. De là encore la perfec
tion de la statuaire chez les Grecs , et les modèles de beauté
physique que leurs sculpteurs nous ont laissés. Amesure que
la société a avancé vers l'état public et civilisé , qui n'est que
le développement de l'homme moral sous l'influence du
Christianisme , virum perfectum in mensuram ætatis plenitudinis
Christi, comme dit saint Paul , le beau moral a dominé
dans l'expression de l'homme; et déjà Virgile ne donne presque
jamais au héros de son poëme que le surnom de Pieux.
Aujourd'hui , et dans les derniers temps de la société , les arts
de lapensée considèrent dans l'homme le beau moral,, presque
sans mélange de beauté physique. Il seroit ridicule dans
une tragédie de parler encore des beaux yeux d'une princesse
; et ce seroit même un symptôme assuré de dégénération
morale , et une preuve que la société rétrograde vers
l'imperfection du premier âge , que de voir les moeurs devenir
plus attentives aux qualités physiques de l'homme , et les arts
ou les sciences qui s'occupent des étres matériels, prendre rang
dans l'opinion , à côté des arts et des sciences qui ont pour
objet l'être moral.
L'éloquence et la poésie opposent souvent l'un à l'autre,
dans les mots ou dans les actions , l'âge mûr à l'enfance , la
condition privée à la condition publique , la force à la foiblesse,
la grandeur à l'obscurité. La peinture oppose aussi dans
ses tableaux la chaumière au palais , le simple au magnifique ,
et le petit au grand. Il ne faut pas croire que ces contrastes
entre des extrémés , n'aient d'autre raison que le
motif de rendre plus brillantes les productions des arts par
un
JANVIER 1807: 17
tin vain cliquetis de mots antithétiques , ou par le rapprochement
de choses opposées. Ces contrastes nous présentent les
extrêmes du beau , ou le beau dans les extrêmes : vérité im
portante qui renferme des conséquences très- étendues en
morale poétique ou même pratique, et dont il faut chercher
la raison dans l'homme .
L'homme n'est en effet qu'extrêmes et contrastes : tel qu'il
est par sa nature originelle , il se compose de qualités extrêmes,
en contraste par leur contrariété ; de force et de foiblesse;
de grandeur et de misère ; de lumière et d'obscurité
d'empire sur l'univers , et de dépendance de tout ce qui l'entoure;
de hautes pensées et d'indignes penchans. Tel qu'il
peut être par les progrès de sa raison, l'homme se compose
de qualités extrêmes en harmonie même par leur contraste; et
il doit réunir la simplicité à la grandeur , la bonté à la puissance
, la modestie à la gloire , le désintéressement à l'opulence
, la douceur à la force. C'est là le mystère de l'homme ,
le secret des arts , l'enseignement même de la religion.
« Je n'admire point un homme , dit Pascal , qui possède
› une vertu dans toute sa perfection , s'il ne possède en
>> même temps dans un pareil degré la vertu opposée.">
Il me semble apercevoir un emblême de cette vérité , que
le beau moral se trouve à des extrêmes opposés , dans une
statue que l'on voit au Jardin des Tuileries , et qui représente
Hercule caressant un enfant. Ce sont là les deux extrêmes
de l'homme. Hercule , dans les plus antiques traditions de là
Mythologie , étoit le type du plus haut degré de raison et
de vertu dont l'homme puisse être capable , et qui l'approche
le plus de la Divinité , source essentielle du beau et du bon.
Les Païens , qui avoient le sentiment de cette vérité , que la
vertu et la raison rendent l'homme semblable aux dieux ,
l'exprimoient à leur manière , en faisant d'Hercule un demidieu.
Hercule étoit donc , chez les plus anciens , le type du
beau moral dans l'homme fait. Mais il y a aussi une vériritable
beauté à l'extrême opposé ; je veux dire , dans l'enfant
fort de sa foiblesse , et aimable de son innocence ; et cette
beauté est le principe de l'intérêt que cet âge inspire. Il
faut cependant reconnoître que la beauté de l'enfance étoit,
comme toutes les autres beautés morales du même genre ,
du genre doux et simple , bien moins sentie chez les Païens
qu'elle ne l'est chez les Chrétiens. Les moeurs cruelles du
paganisme , et les lois souvent plus cruelles que les moeurs ,
n'avoient pas et n'ont pas même encore pour l'enfance le
respect dont le Christianisme entoure cet âge sans défense ,
en le marquant d'un sceau divin qui rend précieux à la so-
BIBL. UNIV,
GENT
B
18 MERCURE DE FRANCE ,
ciété cet être foible et souffrant , inutile ou même importun
à la politique.
L'effet du groupe que j'ai cité pour exemple n'eût plus
été le même , si le sculpteur , au lieu de l'enfant naissant ,
eût donné à Hercule , pour compagnon , un enfant déjà
grand ou un adolescent; parce qu'il n'y auroit pas eu le
même contraste entre des extrêmes , ni par conséquent les
mêmes idées de beauté qui en résultent. On peut même dire
que l'artiste a donné , sansypenser, dans cette composition ,
l'emblême le plus parfait de la société , quinn''est autre chose
qu'Hercule caressant un enfant; c'est-à-dire , la force qui
relève , qui soutient , qui réchauffe la foiblesse. Et nous
voyons aussi , dans une plus haute doctrine , la toute-puissance
qui laisse approcher d'elle la foiblesse des petits; et la
raison souveraine qui daigne accueillir la simplicité de
l'enfance.
L'enfance a ses périodes , et la raison ses degrés et ses divers
usages. De là , d'autres extrêmes et d'autres beautés.
Joas , dans la tragédie d'Athalie , n'est plus tout-à-fait un
enfant; et son intelligence a commencé à se développer. Mais
s'il n'est plus dans toute l'innocence de l'âge , il est encore
dans toute l'innocence de la raison : élevé à l'ombre du sanetuaire
, loin de tous les yeux et de tout commerce avec des
profanes , il ignore le monde; il s'ignore lui-même, et n'a
d'autres idées que celles que la religion peut inspirer. Ilne
connoît d'autre pays que le temple , d'autres hommes que
des ministres des autels , d'autre occupation que celle de
chanter les louanges du Seigneur et de servir àason culte,
n'a vu d'autres événemens que des cérémonies.
et
Cepersonnage ainsi conçu , cet enfant roi , et qui , dans le
secret de sa haute naissance , cache , à son insu , tant d'alarmes
et de dangers ; cet enfant si innocent , si pur , si simple dans.
la connoissance des hommes et des choses , le poète l'oppose
à ce qu'il y a, sans exception , de plus profondément habile
et de plus décidément pervers dans la nature humaine : à
une femme vieille , ambitieuse , impie, sanguinaire , en qui
les années et les forfaits ont étouffé tous les sentimens qui
peuvent disposer le coeur à la pitié, et dont la pénétration
naturelle àson sexe a été exercée par les soins virils d'un long
règne , et l'habitude d'une vie agitée sur un trone chancelant
etdisputé.
C'est cette opposition entre des extrêmes si marqués , et
tous deux d'un beau moral ou poétique parfait, chacun dans
son genre , qui fait , si je ne me trompe , un des grands
mérites de ce drame inimitable, la plus belle production
JANVIER 1807 . 19
dont l'esprit humain puisse s'enorgueillir ; et qui suppose
de si grands progrès dans l'esprit d'une société , que le peuple
à qui elle appartient doit être le plus avancé , et par conséquent
peut être le plus fort de tous les peuples.
Et remarquez que le poète , défiant les difficultés , ose
présenter le contraste dans toute sa force , et les deux extrêmes
à la fois , et faire paroître , dans une lutte inégale ,
la force et la foiblesse , la pénétration et la naïveté , la profondeur
et l'ingénuité , en mettant Joas seul aux prises avec
Athalie , dans la sublime scène de l'interrogatoire. Le spectateur
lit tous les soupçons d'Athalie, tous les périls de Joas ,
dans ces mots si simples et si terribles :
« Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?
>> C'est à lui de parler....
» Non; revenez ....
» J'entends .... Adieu , je suis contente ;
>> J'ai voulu voir , j'.i vu. »
Et une foule d'autres qui font frémir sur la pénétration de
la reine et sur le secret de l'enfant .
Il est inutile d'ajouter qu'on ne trouve nulle part un autre
exemple d'un contraste aussi frappant , pas même dans Ja
Mérope de Voltaire : car Egiste a déja toute la raison et
toute l'expérience d'un homme , et Polifonte n'a pas la sagacité
, et, si j'ose le dire, l'instinct d'une femme.
On retrouve encore, dans le Bajazet de Racine cette
opposition entre des extrêmes, et le beau moral dans l'un et
l'autre à la fois.
Ce n'est pas ici l'ingénuité d'un enfant , mais la candeur
d'un jeune homme dont une vie solitaire et surveillée a
disposé le coeur à s'ouvrir aux illusions de l'amour et aux
itlusions de l'espérance. Un jeune prince , sans expérience de
la vie, sans connoissance des hommes, sans prévoyance de
l'avenir, ne voit pour lui d'autres intérêts que ceux de son
amour; et dans cette première franchise de sentimens que
le commerce des hommes et l'habitude des affaires n'ont pas
altérée , il regarde comme une lâcheté toute dissimulation ,
et le silence même comme une fausseté.
C'est ce caractère d'une beauté si vraie et si aimable , que
Racinemet en contraste avec la politique ferme et tranchante
d'un vieillard blanchi dans les sanglantes révolutions et les
périlleux honneurs d'une cour orageuse , qui a conservé toute
la cruauté de l'état barbare , et n'a pris de l'état civilisé que
l'intrigue; endurci , par lafatigue et les ans contre toutes
les foiblesses, et que la raison d'Etat rend inaccessible à
tous les scrupules , et même à tous les remords. Lamême
Ba
VIAS F
DEP
?DE
I
20 MERCURE DE FRANCE ,
opposition se trouve encore entre l'ardente et ambitieuse
Roxane et la sensible et tremblante Atalide : caractères tous
deux d'une grande beauté et d'une vérité parfaite. Et tel est
l'art du poète , que la profonde habileté du visir et les volontés
furieuses de la sultane , unis ensemble de vues et d'intérêts
, et disposant de toute l'autorité , échouent contre les
imprudences des deux jeunes amans.
Je saisque la pièce de Bajazet n'est placée qu'au second rang
des chefs-d'oeuvre de Racine. Je respecte ce jugement; mais
je me permettrai d'observer que trop souvent les critiques
même les plus célèbres , plus versés dans la connoissance des
règles positives que dans l'étude du coeur humain , s'arrêtent
au matériel de l'art , plutôt qu'aux grands effets des combinaisons
morales , sans lesquelles un drame, même sans faute ,
peutn'être qu'une tragédie sans intérêt..
Un ouvrage d'un genre différent , le roman de Clarisse ,
nous fournit un autre exemple d'une forte opposition entre
des extrêmes dans deux caractères d'une véritable beauté poétique
, au moins dans le goût anglais. L'auteur met en scène
une jeune personne dans toute la candeur , j'oserois presque
dire dans toute l'innocence d'un premier sentiment , et même
d'une première imprudence ; soumise à l'irrésistible ascendant
d'un séducteur consommé , scélérat par calcul , qui
combine les moyens de se satisfaire avec toute la force de
P'esprit , et les exécute avec toute la force du caractère.
L'auteur est allé plus loin ; et abusant du privilége des
Anglais , d'outrer toutes les situations et de porter le pathétique
jusqu'à l'horrible , il a osé placer la vertueuse Clarisse
, qui ne soupçonne pas le crime, dans un lieu infame où
elle est exposée aux séductions les plus dangereuses , et à la
veille des dernières violences. Là même , elle triomphe par
le seul respect qu'inspire la pudeur , de toute l'adresse , et
même de toute l'audace de son séducteur; et il n'en retire
d'autre fruit que de rendre sa victime malheureuse sans la
rendre coupable. Heureusement que par égard pour la morale
publique , l'auteur a puni le monstre en le faisant périr d'une
mort tragique. Mais il auroit dû , peut-être , pour conserver
quelque proportion entre le crime et la peine , le montrer
expirant à la potence ; et le goût anglais n'eût pas trop réprouvé
ce genrree de dénouement.
La tragédie d'Atrée présente un beau contraste entre deux
extrêmes d'un autre genre , dans la scène de la reconnoissance
des deux frères, opposés l'un à l'autre par les deux situations
de la puissance souveraine et de la plus déplorable misère ,
plus opposés encore par une haine furieuse et réciproque , qui
٤٤
JANVIER 1807 . 21
apressenti son ennemi avant de l'avoir vu , et le devine avant
de le reconnoître.
Dans Mérope , on trouve le contraste de la grandeur et de
l'obscurité dans la belle scène où Egiste , inconnu à tout le
monde , et qui ne se connoît pas encore lui-même , comparoît
devant la reine ; et où la grandeur se montre avec tant
de bonte , et l'obscurité de la condition privée avec tant de
noblesse et de modestie. Ce constraste est d'autant plus heureux
, qu'il ne se présente que bien rarement dans la tragédie
et qu'il ne sauroit y être prolongé.
Si de l'homme nous passons à la société , nous retrouvons
encore le beau moral dans les extrêmes opposés de la vie
sociale.
La royauté, image la plus parfaite de la Divinité , avec tous
ses attributs de force , de sagesse , de justice , de prévoyance ,
est une beauté morale , et la première de toutes dans les idées
sociales; et elle communique cette beauté , quoique dans un
degré inférieur , aux personnes de la société qui participent
au pouvoir ou plutôt à ses fonctions. Cette beauté morale a
été connue ou plutôt sentie des peuples les plus barbares ,
quibus, dit Cicéron pro teg. Manil., regale nomen, magnum et
sanctum essevidetur. Elle est l'objet de la vénération des nations
lesplusavancées; et elle n'a été méconnue que par des peuples
adolescens , à l'âge moyen de la vie sociale, des peuples qui
n'étoient plus barbares , et qui n'étoient point encore civilisés ;
et qui , ayant retenu toutes les passions du premier état sans
avoir les lumières du dernier , crurent n'avoir point de
maître lorsqu'ils plioient sous une multitude de tyrans , et
prirent la turbulence des factions pour la liberté de l'Etat.
Ainsi , dans l'état présent de la société , la royauté chère
<<au peuple et aux habiles qui , pour l'ordinaire , dit Pascal ,
>> composent le train du monde, n'a été un objet de haine
>> que pour ceux d entre deux qui font les entendus , troublent
>> le monde , et jugent de tout plus mal que les autres. >>
Ainsi , dans le cours ordinaire de la vie , l'enfant obéit à
des maîtres , et l'homme fait avoue la nécessité de la dépendance;
et ce n'est que dans l'âge intermédiaire , l'âge des passions
et des plaisirs, que le jeune homme aspire à secouer un
joug importun , pour pouvoir , tandem custode remoto
comme dit Horace , se livrer à toute l'effervescence de son
caractère , et à toute la licence de ses goûts.
,
Mais la condition extrême de la société, et le dernier anneau
de cette chaîne qui lie les hommes les uns aux autres ;
l'état de l'homme champêtre chez un peuple pasteur , libre
comme l'airqu'il respire , àl'abri des événemens par son obs-
3
32 MERCURE DE FRANCE ,
curité , et des coups du sort par sa pauvreté; qui , n'étant
arrêté par aucun des liens qui enchaînent l'homme civilisé ,
pas même par ceux de l'habitation et de la propriété , n'a ,
pour changer de domicile , qu'à lever sa tente , et suivre ses
troupeaux; cet état primitif a aussi sabeauté morale; et c'est
uniquement cette beauté qui fait le mérite et l'intérêt du
poëme pastoral , véritable épopée de l'homme champêtre. Je
vois dans le roi toute l'indépendance du pouvoir ; dans
l'homme pasteur, tout le pouvoir et tout le charme de l'indépendance
; celui-là gouverne les autres , celui-ci n'obéit
qu'à lui-même : et les plus anciennes histoires , en nous transmettant
le souvenir des rois-pasteurs qui ont régné chez le
peuple le premier police , semblent appeler l'attention sur ce
rapprochement naturel entre ces deux situations extrêmes de
l'état social.
L
Et remarquez que la poésie peut prendre également pour
sujet de ses chants , les héros et les bergers dans le poëme
héroïque et pastoral ; mais qu'elle ne peut descendre avec intérêt
et succès jusqu'aux occupations intermédiaires de comptoir
, de bureau , d'atelier ; parce que les deux premiers états ,
l'état public et l'état domestique ou champêtre, sont la condition
primitive , naturelle , nécessaire de l'homme et de la
société , et ont par conséquent une véritable beauté morale,
qu'on chercheroit en vain dans ces conditions factices si multipliées
dans nos sociétés modernes.
Ily a encore un contraste intéressant , et une grande beauté
dans les deux extrêmes de la société elle-même : la société
eivilisée et la société sauvage. L'une avec la perfection de ses
lois, la politesse de ses moeurs , le progrès de ses arts, le développement
de toutes les forces de l'intelligence humaine ;
l'autre avec ses lois , encore dans leur enfance , ou
plutôt ses coutumes et ses traditions , ses moeurs simples et
hospitalières , l'énergie native de ses sentimens qui n'a pas
encore plié sous le joug des institutions ; ces premiers mouvemens
de passions fortes et souvent généreuses , que n'a
point encore modérées la science des convenances et des
égards; ce mépris d'une vie que les jouissances n'ont pas
amollie. Ce contraste est une des plus grandes beautés de la
tragédie d'Alzire : conception peut-être la plus originale de
son auteur, et même la plus dramatique , sans en excepter
celles qui ont fait répandre le plus de larmes , ou qui annoncent
le plus d'intentionsphilosophiques.
C'est dans ces mêmes idées que la peinture oppose avec
grace, dans ses tableaux, à un palais somptueux, une cabane
simple et rustique, plutôt qu'une maison élégante et ornée;
JANVIER 1807.
23
etqu'au milieude tous les embellissemens que le luxe des arts
prodigue dans les vastes enclos de l'homme opulent , il faut
aujourd'hui , de toute nécessité, qu'il se trouve une chaumière.
Ainsi , soit que le beau moral se trouve dans des extrêmes
séparés , soit qu'il naisse de leur rapprochement, c'est toujoursdans
leplus grand ou dans le plus simple, dans le plus
fort ou dans le plus foible qu'il faut le chercher ; et ce qui
n'est que médiocre ou moyen dans la raison, dans la force,
dans le caractère , dans la condition ; ce qui n'est ni fort , ni
foible , ni grand , ni petit , ni vertueux , ni vicieux , ne peut
entrer comme beau moratdans les nobles conceptiors des arts.
Voilà , je crois, pourquoi les personnages vils , comme ceux
de Félix dans Polyeucie , ou de Maxime dans Cinna , qui
n'ont ni vertus , ni vices, ne peuvent que bien difficilement
concourir à l'action de la tragédie , parce qu'ils ne sauroient
servir à la fin morale de l'art dramatique, ni comme modèles
des vertus que la société doit honorer, ni comme exemples
des vices qu'elle doit punir. 2
C'est une chose remarquable , que ce qui est l'objet des
voeux les plus empressésde tous les hommes, etde leurs efforts
lesplus constans, la richesse , la santé , le plaisir, la vie même ,
que la plupart des hommes estiment plus que l'intelligence ,
plus que la raison , souvent même plus que la vertu , nonseulement
ne puisse entrer dans les idées du beau , qui est
l'essence de l'objet de la haute poésie ; mais même qu'il ne
trouve place dans la comédie sérieuse que comme matièrede
ridicule. On ne peut parler de richesse dans unetragédie tout
au plus que comme d'un apanage du pouvoir suprême.
L'amourde la vie y seroit d'une bassesse insupportable. Le
terme de plaisiryest ignoble comme synonyme de jouissance,
etd'une fadeur extrême. Le rire , expression de la joie , en
est sévèrement banni , et elle n'admet , encore avec réserve ,
que le sourire amer de la haine et de la vengeance. Dans la
haute comédie , la richesse ne peut se montrer qu'accompagnée
de la bienfaisance , qui est alors le beau moral. Toute
seule, la richesse est plutôt un objet de ridicule, et ne sert
qu'a mettre en scène des personnages de Turcaret. L'amour
de la viey est aussi déplacé que dans la tragédie ; et ce sentiment
si naturel à l'homme , ne se trouve que dans la bouche
des valets et des bouffons. Le mot de plaisir ne peut y être
employé que dans unsens tout-à-fait moral , et comme synonyme
de bonheur ; et le bonheur même y est froid et sans
intérêt. Trop fidelle image de la vie et de la société ! Dans
toute représentation dramatique du genre élevé , ou seulement
1
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
sérieux , il faut des passions avec leur cortège ordinaire de
douleurs , de malheurs , de larmes , et quelquefois de sang.
Et ne faut-il pas des obstacles et des traverses même dans les
farces destinées à l'amusement de la populace ? « La tragédie
>>> dit Aristote , se termine au malheur ; la comédie au bon-
>> heur. » Mais même dans la comédie, quand les personnages
sont au bout de leurs peines , quand ils sont heureux ,
la toile tombe , la pièce est finie , et le poète n'a plus rien à
apprendre au spectateur qui soit digne de l'intéresser ; et telle
est, si l'on me permet des expressions surannées , l'orgueilleuse
aristocratie du coeur humain que sur nos théâtres ou le poète
puise dans nos sentimens intimes, ses idées les plus vraies et
ses ressorts les plus puissans , le malheur seul est noble , le
bonheur estfamilier et sans dignité. Des représentations dramatiques
où tout le monde seroit heureux et d'accord , où tous
les rois seroient justes , tous les sujets fidèles , tous les pères
raisonnables , tous les enfans dociles , tous les valets honnêtes ,
ne présenteroient sur la scène qu'une galerie de portraits
muets et sans action, et un spectacle dénué d'intérêt , parce
qu'il seroit vide de leçons et de morale. Rien ne nous émeut
plus fortement que le spectacle de la grandeur aux prises avec
I'infortune , de l'héroïsme en butte à la persécution , du génie
luttant contre la pauvreté ; et nous retrouvons , dans ces
extrêmes , le beau , ou plutôt le sublime des situations. On
diroit même que le génie , cet extrême de l'esprit humain ,
ne nous paroît à sa place que dans les extrêmes de la grandeur
ou de l'infortune. La postérité a tenu compie à Homère
de ses malheurs , et au grand Corneille de son indigence ; et
il est permis de douter que les cent mille livres de rentes
qui ont servi si puissamment M. de Voltaire auprès de ses
contemporains , lui soient d'une grande recommandation aux
yeux de ses descendans. Rien n'entraîne davantage notre conviction
comme de voir les apôtres d'une doctrine nouvelle
en devenir les martyrs ; et nous admirons leur courage , plus
encore que nous ne plaignons leur sort. « Je crois, disoit Pascal ,
>> des témoins qui se font égorger. » Et tous ces propagateurs
anonymes , pseudonymes d'opinions morales ou philosophiques
, si hardis contre des mandemens , et si alarmés des
requisitoires , ne nous paroissent que des charlatans. Faut-il
le dire ? La mort elle-même , cet extrême de tout, oui , la
mort , est le premier acteur, et le plus nécessaire de toutes
ces réprésentations où nous allons chercher le plaisir. Les
personnages ne parlent que de la braver pour leurs devoirs ,
ou de la souffrir pour leurs passions. La mort termine toutes
les tragédies; elle est dans la bouche de toutes les amoureuses
JANVIER 1807. 25
de comédie ; et , jusqu'à l'Opéra , la bergère chante le serment
de mourir plutôt que de renoncer à son berger. Les
anciens eux-mêmes invitoient la mort à leurs propos joyeux
d'amour ou de table. Leurs chansons les plus voluptueuses
présentent souvent quelque trait sur la briéveté de la vie:
comme s'ils cherchoient un contraste au plaisir , pour le
rendre plus piquant , et qu'ils ne pussent goûter la douceur
devivre qu'ense rappelant la nécessité de mourir.
Je le demande à ceux qui disent que toutes nos idées
viennent de nos sens , et à ceux qui suivant ce principe jusque
dans ses dernières et ses plus dangereuses conséquences , veulent
que notre ame elle-même avec toutes ses facultés ne soit
que le rapport et l'ensemble desfonctions organiques. Qu'ils
nous expliquent , s'ils peuvent , cette prodigieuse contradiction
entre nos sens et notre raison; nos sens qui abhorrent ,
qui repoussent de toute leur puissance toute idée de souffrance
et de destruction ; et notre raison qui trouve ses plaisirs
les plus nobles et les plus délicieux dans les représentations du
malheur , des privations , des sacrifices , de la mort même , et
qui ne pourroit souffrir le spectacle d'un bonheur sans traverses
, d'une action sans combat, d'un triomphe sans péril.
S'il n'y a dans l'homme que des sens et des organes ; si
ce qu'il appelle son ame , son intelligence , sa raison , n'est
autre chose que sensations et fonctions organiques , à quel
sens , à quel organe faut-il rapporter ces idées , ces sentimens
dont l'application réelle à nos organes , trouble toutes
leurs fonctions , et bouleverse tous nos sens par la sensation ,
ou même par la seule appréhension de la douleur , à moins
qu'une raison supérieure ne raffermisse l'ame contre leur révolte?
Nos sens , je le veux, nous rapportent l'idée de mort ,
et l'idée de volonté , comme ils nous rapportent celle de
cercle et celle de quarré. Mais qu'on subtilise tant qu'on
voudra , que l'on s'enveloppe , de peur d'être entendu et de
s'entendre soi-même , dans le jargon scientifique de l'anatomie
et de la physiologie, si notre ame n'est pas distincte de nos sens
et de nos organes , il me paroît aussi impossible , et je le dis
dans toute la rigueur métaphysique, que notre faculté pensante
puisse composer des deux idées de mort et de volonté ,
celle demort volontaire ou de sacrifice , qu'il lui est impossible
de composer des deux idées de quarré et de cercle celle
de quarré rond ou de cercle quarré. L'alliance de mort et
de volonté seroit incompatible avec notre nature ; comme
celle de cercle et de quarré est contradictoire à notre raison ;
etjamais l'homme ne pourroit , pas plus que l'animal , faire
lesacrifice de sa vie, parce que jamais ilnepourroitmême le
penser.
1
26 MERCURE DE FRANCE ,
:
Dira-t-on que ce sont des idées factices qui nous viennent
de la société ? D'abord , voilà des idées qui viennent d'ailleurs
que des sens; mais ces mêmes idées si opposées à nos
sens, si analogues à notre raison ; ces idées qu'on suppose ne
venir que de la société , nous les retrouvons dans l'âge et les
conditions où l'homme plus asservi à ses sens , obéit le moins
à la raison , et ressent le moins l'influence de la société ; nous
les retrouvons même chez les peuples enfans , les plus éloignés
de la civilisation et de toutes les idées qu'elle produit. Quel'on
essaie d'intéresser des enfans avec des récits , et l'on verra que
ce sont ceux de dangers , de combats , de malheurs qui plaisent
le plus à leur imagination encore novice , qui excitent
le plus vivement leur attention et leur curiosité , et souvent
au point de faire frissonner tous leurs sens et de troubler jusqu'à
leur sommeil. Les chants naïfs des villageoises ne sont
presque tous que de lamentables complaintes sur des amours
malheureux et des événemens tragiques; et même le bas peuple
accoutumé à se laisser aller sans réflexion et sans bienséance
aux goûts naturels à l'homme , court aux exécutions , comme
nous allons à une tragédie , et avec bien plus d'empressement
qu'il n'iroit assister au spectacle d'une distribution de bienfaisance.
Qu'on observe , chez le sauvage lié au poteau fatal
et prêt à être dévoré par les vainqueurs , cet appétit , si j'ose
le dire, des plus extrêmes souffrances , ce mépris de la mort
poussé jusqu'à la frénésie et à l'insensibilité : sentimens exagérés
sans doute , mais dans lesquels un profond philosophe
, ( 1 ) a vu la preuve de la haute dignité de l'homme ,
et même une grande leçon pour la société. Je vais même
plus loin : et je ne crains pas d'assurer que si ces peuples parvenoient
jamais à la civilisation , tout dans leurs institutions
s'agrandiroit en se réglant : leurs caciques deviendroient des
rois; leurs guerriers , des nobles; leurs chansons de guerre ,
des poëmes héroïques ; et si leur littérature , car ils en auroient
une, pouvoit être purement indigène , et ne pas éprouver
l'influence d'aucune imitation étrangère, elle présenteroit le
même fonds d'idées et de sentimens que nous avons observés
chez les peuples civilisés. La douleur, le malheur, les sacrifices
, la mort , y joueroient également les premiers rôles :
preuveque ces sentimens et ces idées sont dans la nature de
Î'homme, mais dans une nature autre que celle de ses sens
et de ses organes , et que toute cette doctrine de chair et de
sang qui , des amphithéâtres d'anatomie , menace de passer
dans les écoles de philosophie , est en contradiction avec
(1) Leibnitz.
7 JANVIER 1807 . 27
P'homme et avec la société, et qu'elle seroit pour les lumières
et la civilisation de l'Europe une nouvelle invasion des Barbares,
dont les conséquences sur les arts et la morale seroient
plus funestes que ne le furent dans les siècles reculés les ravages
des Ostrogoths et des Vandales. ( 1)
Cette digression nous a conduits naturellement à des considérations
d'un ordre plus élevé. Sans doute, nous ne présenterions
pas à des enfans un rapprochement entre la religion
et les arts , dont ils ne pourroient comprendre le but; mais
nous le proposerons avec confiance àdes hommes faits , qui
peuvent abuser de tout , mais qui ne doivent rien ignorer :
et si l'homme moral est le sujet des plus nobles productions
des arts , si la morale en est l'objet , il est évident qu'il existe
des points de contact entre les arts et la religion , dont l'objet
aussi est de former l'homme moral , et qui est la base , la
règle et la sanction de lamorale.
C'est ce qu'a fait sentir , avant moi , et mieux que moi ,
l'illustre auteur du Génie du Christianisme ; et je ne me
permets de rappeler ici cette vérité que pour en déduire des
conséquences plus générales et plus directes.
Nous avons donc vu que le beau moral se trouve dans des
extrêmes en opposition ou en harmonie , et que , dans ce
genre, il n'y avoit pas de beauté plus pénétrante , si j'ose le
dire , que celle qui résulte du contraste, dans le même sujet,
de la grandeur etdu malheur; j'entends du malheur qui n'est
pas châtiment , ou résultat nécessaire d'un crime ou d'une
(1) Il y a sur la morale générale , comme sur la physique générale,
deux systèmes : l'un , le système des yeux et des apparences; l'autre, le
système de la raison et de la vérité. Ce sont, en physique , les systèmes
dePtolémée et de Copernic. Les partisans du premier croyoient, sur la
foi de leurs sens , la terre immobile , et le soleil dans un mouvement continuel.
Les Coperniciens , rejetant le témoignage des sens , et même l'opinion
universelledu genre humain , manifestée par le langage nsuel , croient
le soleil immobile et la terre en mouvement. De même, dans la morale ,
ceux-là, d'après les apparences et le rapport de leurs sens , croient que
lesyeux voient , que la langue parle , que le cerveau pense, ou même qué
tout pense dans nos organes , jusqu'à l'estomac . Ceux- ci , s'élevant audessus
des sens , croient qu'il existe en nous un principe immatériel , mais
réel, qui se rend sensible par les actions qu'il commande et qu'il dirige,
qui voit par les yeux, parle par l'organe de la voix, et pense par l'organe
du cerveau. Il est assez singulier que la Foi, indépendante des sens,
argumentum non apparentium, ait passéde la religion dans la physique;
et cependant elle n'y est pas tout-à-fait sans mérite : car, quelque satisfaisante
que soit l'hypothèse de Copernic , et avec quelque Lonheur qu'elle
rende raison de tous les phénomènes célestes, la raison entre peut-être
plus naturellement dans llee système del'existence de l'ame , quel'imagi
nation dans celui de laprodigieusevitesse du mouvement continuelde la
planètequenous habitons , et qui nous paroît dans un si parfait repos.
28 MERCURE DE FRANCE ,
foiblesse; parce que cette alliance satisfait à la fois l'esprit
et le coeur , et que l'ame éprouve en même temps le respect
qui suit la grandeur , et la compassion qui s'attache à l'infor
tune. Ce genre de beauté est éminemment propre à la haute
poésie , et on la retrouve plus ou moins dans toutes les
tragédies.
Cette espèce de beau moral est d'un ordre encore plus
élevé , si le malheur , loin d'être la peine du crime , est le
prix de la vertu et le salaire du devoir. C'est de cet ordre
qu'est le beau rôle de Lusignan , affoibli par l'âge , vaincu ,
déchu du trône , expirant dans les fers , et , dans cette dernière
extrémité des misères humaines et des misères royales ,
supérieur en dignité morale à Orosmane, que tout l'éclat de
la jeunesse , du pouvoir et de la victoire, ne peut défendre
des plus affreux tourmens , et même des plus grands crimes
que les passions puissent produire dans un coeur qu'elles
tyrannisent.
Enfin le beau moral est au plus haut degré qu'il puisse
atteindre chez les hommes , si le malheur est non-seulement
le prix de la vertu , mais s'il est un sacrifice ; je veux dire ,
un dévouement volontaire aux privations , aux douleurs , à
l'injustice , à la mort , pour une cause juste et de grands
motifs d'utilité publique ou de charité particulière. La raison
de cette beauté est qu'en même temps que la bienfaisance élève
P'homme jusqu'à la plus noble fonction du pouvoir , l'injustice
et l'ingratitude des hommes le laissent à leur égard dans
une entière indépendance : pouvoir sur les hommes , et la
dépendance des hommes , qui sont les attributs essentiels de
la royauté , et même de la divinité. Il faut remarquer que le
beau qui naît de la grandeur et de tout ce qui s'y rapporte ,
c'est-à-dire , de la grandeur en puissance , en force, en génie ,
ensagesse , en science , en gloire, étoit connu des anciens, et
même à-peu-près le seul connu. Les sens, qui ont régné dans
l'univers , comme ils règnent encore dans l'homme avant la
raison, ne communiquent à l'ame qu'une impression trop
vive de la beauté de ces qualités; et c'est ce qui nous porte
à les desirer avec une ardeur trop souvent funeste à la société.
Mais ce que les hommes ignoroient et ce que le Christianisme
est venu leur apprendre , c'est que l'extrême opposé de la
grandeur, c'est-à-dire , le malheur, et tout ce qui peut s'y
rapporter de foiblesse, d'infirmité , de pauvreté , d'abandon,
depersécution, de sacrifices , offre aussi des beautés morales ,
et même d'un genre plus touchant , plus doux , et par-là
même peut-être plus pénétrant et plus fort : en sorte que ,
dans ce passagede l'Apôtre, en laissant à part le sens historique
JANVIER 1807 . 29
qui se rapporte à la première prédication de l'Evangile , il y
aun sens profondément philosophique sous ces paroles énoncées
d'une manière neutre ou générale , et qui comprend
également les hommes et les choses : Infirma mundi elegit
Deus , ut confundat fortia. « Dieu a choisi ce qu'il y avoit
>> de foible selon le monde , pour triompher de ce qu'il y
> avoit de fort. » Je m'arrête ici ; et , en me rappelant tout
ce qui a précédé , je ne peux m'empêcher d'être frappé de
la conformité que j'aperçois entre la morale des plus nobles
arts de la pensée , et la morale de la religion chrétienne ; et
je m'étonne de notre inconséquence.
Nous reprochons au Christianisme , comme une barbarie ,
l'austérité de sa doctrine sur les privations , les sacrifices ,
le malheur , les souffrances , la mort ; et cette même morale ,
nous la demandons aux arts , comme la source de nos jouissances
les plus pures et les plus sensibles. Nous ne voulons
pas que l'Evangile dise : « Heureux ceux qui pleurent ! >> Et
nous disons nous - mêmes des chefs - d'oeuvre de nos arts :
<<Heureux ceux qui font pleurer ! >> La simplicité dans la
grandeur , la modestie dans la victoire , la pauvreté d'esprit
ou le désintéressement dans l'opulence , la fermeté dans le
malheur , l'innocence de l'enfance , la naïveté de la pudeur ,
la candeur de la jeunesse , la tendresse de l'amour conjugal ,
le remords même du crime , constituent l'homme de la
religion : et ces mêmes qualités , nous aimons à les retrouver
dans l'homme tel que les arts nous le présentent ; et la seule
fiction de la vertu enchante l'homme même le moins vertueux.
Eh quoi ! le Christianisme ne seroit-il que la réalisation
et l'application usuelle , si j'ose le dire , à la conduite
ordinaire de la vie , de ce beau moral qui nous ravit , qui
nous enflamme dans des fictions ? Et la religion ne feroit-elle
que prescrire comme une vertu commune et indispensable ,
ceque nous admirons comme un héroïsme dans les représentations
des arts ? Les beatitudes de l'Evangile , où le
législateur suprême proclame heureuses la vertu , l'innocence ,
labontédu coeur,, la simplicité de l'esprit , le désintéressement
, sur-tout la persécution pour la justice , seroient-elles
ces mêmes beautés morales qui obtiennent sur nos théâtres
de si vifs applaudissemens , et qui font couler de nos yeux
des larmes d'admiration et d'attendrissement ? Nous faudroit-
il , comme à des enfans , frotter de miel les bords du
vase , pour nous faire goûter cette morale salutaire ? Et des
hommes raisonnables ne pourroient - ils la reconnoître que
dans les vaines joies d'un spectacle enchanteur , et sous la
pompe orgueilleuse d'un langage apprêté ? N'en doutons
30 MERCURE DE FRANCE,
pas: c'est à la perfectionde la morale chrétienne que nos
arts doivent la perfection de leurs chefs -d'oeuvre ; et le
poète qui décrioit la religion , en même temps qu'il nous
faisoit admirer le courage de la foi dans Lusignan et la
docilité de l'esprit dans Zaïre , les vertus chrétiennes de Gusman
etles remords d'Alvarez , étoit un enfant qui outrageoit
sa mère. C'est même cette conformité secrète entre la morale
sévère de l'art dramatique et la morale austère du Christianisme
, qui fait que nos plus belles tragédies sont celles dont
le sujet ou les principaux ressorts sont pris dans la religion
chrétienne.
Mais si le malheur souffert volontairement pour la vertu ,
le malheur joint à la grandeur , produit , par le contraste de
ces deux extrêmes opposés, le plus haut degré du beau mora'
, de ce beau dont la représentation , même sans réalité ,
élève nos coeurs et satisfait notre raison ; le plus extréme
malheur qu'il soit donné à l'homme de souffrir , joint à une
innocence, à une bienfaisance et à une grandeur infinie,
seroit donc le beau moral dans un degré infini , et qui passeroit
de bien loin tout ce que notre esprit peut-concevoir
de beauté morale : et s'il existoit une doctrine qui personnifiát
ce beau moral , je veux dire , qui le montrât présent
et réel dansune personne, cette doctrine offriroit aux hommes
le type même du beau moral absolu , ou du ton , comme un
modèle dont ils devroient approcher , mais qu'ils ne pourroient
égaler ; qu'ils pourroient peut-être imiter d'une manière
imparfaite, mais qu'ils ne sauroient embellir.
Cette vérité forte et sévère , scandale pour les hommes
voluptueux , et folie pour les esprits légers et superficiels ,
a été entrevue par le plus sage des Grecs, et celui de leurs
philosophes qui s'est élevé aux idées les plus justes du beau
et du bon. Elle a été mieux développée par un de nos
meilleurs esprits , et sous l'influence d'une meilleure école :
«Celui-là , dit La Bruyère , est bon ( ici synonyme de beau ),
» qui fait du bien aux autres ; s'il souffre pour le bien qu'il
>> fait, il est très-bon ; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce
>> bien , il a une si grande bonté qu'elle ne peut être aug-
>> mentée que dans le cas où ses souffrances viendroient à
>> croître; et s'il en meurt , sa vertu ne sauroit aller plus loin :
>>elle est héroïque , elle est parfaite. » La Bruyère ne considère
dans ce passage que la vertu réunie au malheur. Ily faut
joindre la grandeur qui rend le malheur plus volontaire à la
fois et plus sensible , la vertu plus éclatante , et la bienfaisance
plus générale. J'en ai dit asssez pour faire comprendre que
des considérations présentées auxesprits les moins exercés sous
JANVIER 1807 . 31
des rapports mieux appropriés à leur foiblesse , peuvent être
offertes aux esprits les plus éclairés sous des rapports plus
étendus , et qui conviennent à leur force et à leurs lumières.
Ces considérations sont même , sans qu'elle s'en doute, trèsprès
de notre raison , et même de nos idées et de nos sentimens
les plus habituels ; et l'on en conviendroit sans peine si elles
n'étoient qu'une théorie sans application ou des hypothèses
sans réalité. J'ajouterai seulement que lorsque les savans se
donnent tant de peine pour mettre leurs connoissances à la
portée des enfans , il me paroîtroit bien utile un ouvrage
qui mettroit la doctrine des simples à la portée des savans.
DE BONALD.
Coup d'OEil sur quelques Ouvrages nouveaux.
Je ne doute pas qu'avec le temps on ne vienne à bout de
mettre toute la morale en apologues , et qu'on n'en forme
un corps de doctrine, dont toutes les parties seront liées par
quelques rapports de convenance. Le plus difficile ne sera
pas de trouver le sujet des leçons à donner , ni d'inventer les
fables dans lesquelles on voudra les faire entrer : il n'y a
guère de préceptes sur lesquels les poètes ne se soient exercés.
Le travail véritablement pénible a toujours été et sera toujours
de donner au style des fables une couleur aussi aimable
que celle dontnotre La Fontaine a donné l'inimitable exemple.
Peut-être seroit - il possible de se distinguer enne l'imitant
point ; mais jusqu'ici l'expérience n'a pas été favorable à ceux
qui ont tenté des routes nouvelles. Les conteurs originaux
sont rares ; et les imitateurs, quelqu'agréables qu'ils puissent
être, paroissent bien froids et bien compassés à côté d'un
maître aussi simple , aussi naturel , aussi charmant que La
Fontaine. Pour exécuter ce que nous ne faisons qu'indiquer
ici , ce n'est pas même un bon imitateur qu'il faudroit , c'est
un digne rival par la manière de conter, et sur - tout par
Poriginalité du style.
Sans être ni l'un ni l'autre , M. l'abbé Reyre a su produire
encoreun volume de fables , à l'usage des enfans et des adolescens
( 1). Ony remarque avec plaisir le soin tout particulier
qu'il a pris de les mettre à la portée de cet âge , sans les dépouiller
tout-à-fait du charme qui les fait goûter par les
personnes d'un esprit plus mûr, et d'un goût plus difficile.
(1) Le Fabuliste des Enfans et des Adolescens. Un vol. in-12. Prix &
2fr. 50c., et 3 fr. 25 c. par la poste.
AParis , chez Onfroy, lib. , rue Saint-Jacques ; et chez leNormante
32 MERCURE DE FRANCE ;
C'est un livre qu'on peut , en toute sûreté , mettre entre les
mains des enfans , et qu'on doit recommander à leurs parens
et aux instituteurs . La morale la plus douce et laplus pure,
en fait le fonds. Le style , plus précis et plus clair que poétique
, frappe l'esprit plutôt que l'imagination : c'est une
nourriture très-convenable au premier âge. Nous en citerons
une seule fable , qui fera connoître tout à-la-fois le talent
de l'auteur , et l'intention qui l'a dirigé :
Le Jeune Rat.
Un jeune rat , de loin , vit une souricière .
« Ah ! voila donc , dit- il , en la voyant,
» Cette machine meurtrière
>> Dont mon père me parloit tant.
>> Je n'y toucherai pas, je ne suis pas si béte :
>> Je me contenterai seulement de la voir ,
>> Et d'apprendre comme elle est faite :
>> De tout , dit- on, il faut un peu savoir.>>
Vers le piége , à ces mots , le galant s'achemine ;
Il rôde autour , il l'examine .
Il aperçoit dedans le lard ,
Qui d'un fil pendoit avec art .
II trouve qu'il a bonne mine ;
Et, séduit par ses doux attraits :
<< Je voudrois bien , dit-il , le voir d'un peu plus près :
>> Il me faudroit entrer , pour ce , dans la machine ,
» Et , selon mon papa , je ne ferois pas bien.
>> Mais pourquoi done ? Je ne toucherai rien ;
>> Et dès- lors , quel mal puis-je faire ? »
Sur ce propos , il entre doucement ;
Il s'approche du lard , qui , toujours plus charmant ,
L'attire toujours plus : il le fixe , il le flaire ,
Et n'osant pas d'abord tout de bon y toucher,
Il commence pas le lécher;
Mais la tentation étant toujours plus forte ,
Il y porte à la fin la dent :
Il le tire avec force , et comme en le tirant,
De la ratière il fait tomber la porte ,
Le malheureux s'y trouve pris .
Il avoit cependant promis
De ne jamais toucher la machine traîtresse ;
Mais quand on n'a pas soin de fuir l'occasion ,
On oublie hélas ! sa promesse ,
Et l'on succombe enfin à la tentation.
Pour n'y pas succomber, rappelez vous sans cesse
Ceproverbe plein de sagesse :
Loccasion fait le larron.
1
L'estimable auteur de ce nouveau recueil , qui a consacré
tous ses loisirs à l'instruction de la jeunesse , a fait quelques
autres ouvrages , parmi lesquels on trouve le Mentor des
いこEnfans,
JANVIER 1807 . 33
Enfans, qu'il ne faut pas confondre avec le Nouveau Mentor de la Jeunesse ( 1) , qui vient de paroître , et dont l'autem noE LA
SEL
nes'est pas nommé.
DE
J'ai puisé , dit cet auteur, l'Histoire Sainte dans de
>> Catéchisme de l'abbé Fleury ;
La Morale en action , dans un Mentor de la leunesse
» Les Principes de laGrammaire , dans Lhomonde
>> copié mot pour mot;
>>Les Principes de l'Ecriture , dans Léchard ;
>>L'Arithmétique , dans Bezout ;
>> L'Abrégé de l'Histoire de France, dans le Ragois , que
>> j'ai , pour ainsi dire , copié ;
>> L'Abrégé de la Géographie , dans le même, que j'ai copié
> moi pour mot ;
>>Et la Mythologie, dans un abrégé quej'ai copié. »
Si on lui demande de quelle utilité peuvent être tous les
articles copiés et détachés des ouvrages où il les å pris , je ne
sais trop ce que cet auteur répondra ? Mais peut- être s'imagine-
t-il que tout ce qu'il a refusé d'admettre dans son volume ,
est superflu dans ceux dont il a fait des extraits. Que ne se contentoit-
il alors de faire une liste de ses auteurs , et d'indiquer
les pages ou les chapitres que les enfans dévoient lire pour
leur instruction; au lieu d'un gros volume de plus de trois
cents pages , il n'auroit eu que trois ou quatre feuillets à faire
imprimer. Ilya cependantquelque chose de neufdansla manière
dont ce Mentor prétend que les enfans doivent être intruits :
il commence par l'Histoire Sainte , la doctrine chrétienne et
la morale en action ; il passe ensuite à la grammaire , et , supposant
que son élève n'a jamais ouvert un livre , il lui apprend
que l'écriture n'est autre chose qu'une ligne courbe et une ligne
droite , qu'il faut regarder le bec de la plume quand on écrit ,
et que les lettres doivent avoir une certaine mesure en hauteur,
en largeur , et dans l'espace qui les sépare les unes des autres.
Je me garderai bien cependant de blâmer un tel ordre de
matières ; j'aime mieux supposer que l'auteur a mêlé les titres
de ses chapitres , et qu'il les a tirés au hasard ; je suis seulement
fâché qu'il n'en ait pas fait un pour apprendre à lire son
ouvrage. Ceci me rappelle un superbe plan d'éducation
qui avoit été présenté aux autorités administratives sous le
Directoire , et qui m'est tombé sous les yeux il y a quelque
temps; c'étoit une grande feuille qui portoit en titre : Récapitulation
des sujets à traiter pour l'éducation des enfans
(1) Unvol. in-12. Prix : 2 fr . 50 c. , et 3 fr. 50 c. par la poste.
AParis , chez Onfroy , lib . , rue Saint-Jacques ; et chez le Normant.
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
:
confiés à mes soins. Il n'y en avoit pas moins de quarantecinq
, en tête desquels figa roient la Déclaration des Droitset
Ja Constitution de l'an's ; puis la Poésie et la Ponctuation.
Venoient ensuite l'Abrégé des Sciences et Arts , l'Amour de
la Patrie et la Grammuire , la Raison , la Liberté et l'Egalité ,
la Nature et la Vérité , la Géographie et l'Amour Conjugal ,
l'Agriculture et le Bonheur , la Physique , la Philosophieet
les Comptes Etrangers , la Mythologie et le Courage , l'Hydraulique
, la Religion Naturelle et les Fétes Nationales ,
etc. etc. Il ne manquoit à cet intrépide instituteur qu'un peu
moins de connoissances, et un peu plus de sens comimun.
Amoins d'un gros volume , on compose sans gloire .
Telle est la devise des plus chétifs écrivains d'aujourd'hui. Le
sujet d'une élégie devient entre leurs mains celui d'un long
poëme; et d'une simple églogue , ils font un roman qui n'a
pas de fin . Quelques préceptes d'hygiène ou de tempérance
deviennent un ouvrage plus long que les Géorgiques. ( 1 ) Ce
sont des recommandations fort communes , en vers plus communs
, de huit syllabes plus ou moins. Le temps pressoit l'auteur
: « Appelé , dit- il , pour l'emploi de mon ministère à la
>> Grande- Armée , j'ai livré à l'impresssion , et à la háte , un
>> chant qui étoit fait à la place d'un autre qui étoit encore à
>> faire , et que j'ai rimé rapidement avant de partir. >> Il ne
s'est pas souvenu de ce qu'a dit Boileau :
Hatez-vous lentement , quelqu'ordre qui vous presse ,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse. 1
Apollon fut médecin , à la vérité , etiam medicus Apollo ;
mais ce n'est pas une raison pour qu'un médecin soit un
Apollon.
Si l'on vouloit considérer un moment le genre d'occupa -
tions de plusieurs de nos médecins , plus connus que célèbres ,
on pourroit penser que nous n'avons plus de maladies à guérir ,
ou qu'ils méprisent et laissent aux praticiens vulgaires les
pénibles fonctions de leur état. Les maux particuliers ne les
touchent plus ; c'est l'humanité tout entière qu'ils prétendent
guérir. Leur haute philantropie ne peut plus s'abaisser jusqu'au
lit de douleur d'un pauvre fiévreux ; elle ne peut sauver
les hommes qu'en masse. Ce n'est plus le quinquina qu'ils
administrent ; ce sont de bons gros traités d'hygiène en prose
et en vers : trop heureux lorsqu'ils veulent bien encore nous
(1) Hygie, ou l'art de se bien porter, poëme en six chants. Un vol. in- 18
Prix : 1 fr. 25 cent . , et 1 tr. 50 cent. par la poste .
A Paris , chez Allut , lib . , rue de la Harpé , n. 93.
JANVIER 1807 . 35
fecommander la sobrieté ! Il y en a tant qui, par leur doctrine
, et sur-tout par leur exemple , prêchent tout le contraire
de ce qui convient à notre santé ! J'ai cependant devant
moi l'oeuvre nouvelle d'un de ces messieurs , qu'on n'accusera
pas de malice , puisqu'il emploie ses momens de repos à nous
donner l'éclaircissement d'un grimoire qu'aucun homine de
bon sens n'a jamais pu lire , et que lui seul peut comprendre.
C'est l'explication vraiment curieuse des prophéties du grand
Nostradamus (2) , l'oracle universel de tous les temps et de
tous les pays ; qui lisoit dans l'avenir mieux que nous ne
voyons daannssle présent; mais qui , dans son style barbare, est
bien le plus obscur et le plus inintelligible des sorciers.
Cependant , si l'on veut convenir que crocodile veut dire
bourreau ; que Chiron, AnioretHadrie, signifient Henri ; que
la fille de Laure , désigne la ville d'Orange ; la grande poche ,
les Polonais ; Mendosus , Vendôme ; aqueduc , le cardinal
Mazarin ; bossu , Montgommeri ; dix-sept ans , dix ans ;
six cent septante , septante-six ; cinq cent un , vingt millions ;
nouvelle mine, les assignats ; le moine noir , Louis XVI ;
herne , la reine ; vexer , soutenir ; le siége , le Directoire ,
barbare empire , la France ; homme nice , le cardinal de
Fleury, etc. etc.; si l'on veut , dis -je , avoir un peu de complaisance
, et permettre qu'on change quelques lettres et
quelques mots , qu'on les lise à rebours ou qu'on supprime
tout ce qui peut gêner , il n'y aura rien de plus lucide que
les quatrains du fameux Nostradamus ; nous verrons dans ses
prédictions toute notre histoire , et , sous l'apparence des
rêveries d'un imbécille , M. Bellaud, docteur en médecine
de la Faculté de Montpellier , nous fera voir les plus illustres
destinées prédites en termes si clairs, que personne n'osera
douter que Nostradamus ne fût devir. Il est seulement
bien malheureux qu'on ne puisse l'entendre et l'expliquer
qu'après l'événement; ce qui fait qu'on sera toujours en doute
si c'est le fait qui s'arrange sur la prophétie , ou si c'est la
prophétie qu'on arrange sur le fait. M. Bellaud devroit bien ,
pour faire cesser toute espèce d'incertitude , tâcher de nous
expliquer d'avance quelques douzaines de centuries , et de
nous dire ce qui doit nous arriver pendant un certain temps ,
et seulement jusqu'à la fin du siècle qui vient de commencer;
mais il faudroit que cela ne fût pas plus enibrouillé que
l'annonce des phases de la lune , ou que celle des éclipses ,
(2) Un vol in- re . Prix : 1 fr . Soc., et 2 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez Desanne , Palais du Tribunat; et chez le Normant ,
C2
36 MERCURE DE FRANCE ;
afin que tout le monde puisse vérifier qu'à telle heure et telle
minute la chose arrivera comme elle aura été annoncée .
La connoissance des choses futures peut être utile au genre
humain ; mais la découverte d'une prédiction après l'événement
, n'est bonne qu'à repaître la curiosité des oisifs. Le
premier caractère d'une prophétie étant certainement la
publicité , et le second la clarté , je laisse à décider si ces deux
caractères se retrouvent dans les écrits de Nostradamus ; et ,
pour mettre le lecteur à portée d'en juger, nous transcrirons
ici une de ses prédictions les plus claires :
L
Plusieurs mourront avant que Phoenix meure ,
Jusque six cents septante est sa demeure;
Passé quinze ans , vingt-un , trente-neuf,
Le premier est sujet à maladie ,
Et le second au fer, danger de vie ,
Au feu , à l'eau est subjet trente- neuf. >>
Que pense-t-on qu'un pareil radotage puisse indiquer
Leslogogripheess les plus entortillés ne sont-ils pas des chefsd'oeuvre
de simplicité en comparaison ? Eh bien ! les commentateurs
tels que M. Bellaud , n'ont pas craint d'affirme
que c'étoit là toute l'histoire claire et nette de Louis XIV; et
l'on devinera si l'on peut la belle explication qu'ils en ont
donnée.
Il est doux , après avoir parcouru ces traces de la folie
humaine , d'entrer avec un écrivain raisonnable dans le pays
de la saine philosophie, et de se rafraîchir l'esprit par la
régularité d'un plan méthodique , et par les agrémens semés
avec art sur la route où il vous conduit. Le petit poëme
de M. Auguste Gaude, intitulé le Contemplateur Religieux ,
est l'ouvrage qui nous fait faire cette réflexion. Il peut aisément
la justifier, puisqu'il réunit deux genres de mérite assez
rares aujourd'hui , la rectitude de l'esprit , et le charme de la
diction. Le sujet se divise en quatre chants : le premier traite
de l'Existence de Dieu; le second , de l'Immortalité de
l'Ame; le troisième , de la Conscience; et le dernier, de la
Prière , ou du Culte. Les preuves de la destination de l'homme
s'y trouvent développées avec sagesse : elles ne sont pas nouvelles
, il est vrai ; mais l'expression les rajeunit souvent. Cette
expression rappelle quelquefois celle du poëme de la Religion;
mais elle ajoute quelque chose à la pensée , comme
dans ces vers :
Oui, d'un Dieu tout-puissant la sagesse profonde
Se cache tour-à- tour, et se découvre au monde .
Il permet que le doute accompagne nos pas . »
Il nous a paru cependant que, dans la discussion des objec
JANVIER 1807 . 37
tions, l'auteur admettoit trop facilement la possibilité qu'il
se fît quelque chose de régulier par hasard. Un seul mot fait
crouler cette misérable chicane. En philosophie , le hasard est
l'asile des aveugles , et la raison de ceux qui n'en ont pas.
Tout est ordonné dans la nature par des lois invariables. Le
mouvement a un moteur, qui est Dieu : il embrasse tous les
effets , et l'arrangement des grains de sable qui couvrent le
fond des mers est son ouvrage. Sa Providence veille sur tout ;
rien n'échappe à son action , et rien ne se meut sans son ordre.
Pour comprendre cette universelle vigilance , il faut faire attention
qu'il est aussi facile à l'intelligence infinie de penser à
tout , qu'à l'intelligence finie de penser à quelque chose; e
comme il n'y a point de philosophe qui ne veuille qu'on
reconnoisse au moins quelque degré d'intelligence dans son
propre ouvrage , il est évident que , par le même principe de
justice , il doit reconnoître une intelligence infiniment supérieure
dans l'ouvrage de l'univers. Ce n'est pas , au fond ,
l'idée d'une cause première qui embarrasse notre esprit ; car
elle nous est prouvée par la plus forte de toutes les raisons,
qui est la nécessité : il n'y a rien , effectivement , de plus
nécessaire que d'admettre une cause là où il y a des effets.
Celui qui nie cela ne forine pas une idée , et n'entend pas
même ce qu'il dit. Mais d'où vient l'embarras et l'obscurité
sur une chose si visible ? C'est que , dans l'immense variété des
causes secondes , si quelqu'une se dérobe à notre intelligence
, notre orgueil, qui veut tout expliquer, crée un fantôme
, un être chimérique , qu'il appelle hasard. C'est lui
qui fait tout ce que nous ne comprenons pas ; mais la raison
remonte au seul auteur de toutes choses , et ne voit que lui ,
dont la puissance toujours active s'exerce partout. Le hasard
n'est rien, à moins qu'on n'entende par ce mot i'ordre établi
dans l'univers; et cet ordre est le bouclier contre lequel toutes
lesobjections viennent s'émousser. Nous avons aussi remarqué,
dans le style de M. Gaude , quelques négligences que l'auteur
corrigera facilement , s'il veut s'en donner la peine.
Il y a long-temps que nous n'avons vu d'ouvrage qui soit
plus digne de ce soin; et nous n'en exceptons pas même la
traduction de la Guerre des Esclaves, par M. Naudet ( 1 ) ; et
celle des Pseaumes , par M. Tarbourieck. (2) Le premier de
ces traducteurs est encore fort loin d'avoir dans son style la
force en la précision convenables à son sujet ; l'ouvrage de
(1) Un vol. in-8°. Prix : 1 fr . 80 c., et a fr . 25 c. par la poste.
AParis , chez Léopold Collin , rue Git-le-Coeur; et chez le Normant.
(2) Un vol. in-12. Prix: 1 fr. 50 c. , et a fr. par la poste.
1
3
58 MERCURE DE FRANCE ,
l'autre est plutôt une imitation qu'une traduction. Il ya ,
dans un autre genre , un nouvel ouvrage qui se recommande
encore à l'attention des spéculateurs et des curieux ; c'est le
Traité Pratique sur l'Education des Abeilles , par M. Beaunier
(1) : l'esprit d'ordre , et le bon esprit , plus précieux
encore , qui règnent dans cet ouvrage , doivent lui faire
obtenir la préférence sur tous ceux qui l'ont précédé jusqu'à
ce jour..
VARIÉTÉS,
G.
....
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
- Le Journal Officiel a publié dimanche dernier l'article
suivant :
« 1 s'est élevé une discussion dans le sein de l'académie française
, à laquelle le public a pris part. Elle ne feroit probablement
pas tant de bruit , si elle avoit lieu dans la première
classe. Des mathématiciens ne verroient que a - boub - a
dans une question dont la solution ne présente , soit pour
l'afirmative , soit pour la négative , pas plus d'avantages que
d'inconvéniens.
>> De quels termes se servira le président de l'académie en
adressant I parole au cardinal Maury, dans la séance solennelle
de sa réception ?
>> Sans doute , l'académie ne met pas en question si l'on se
servira de cette qualification M. le cardinal. Quoiqu'il n'y ait
aucune loi qui oblige les particuliers de donner à chaque
personne , dans les circonstances d'apparat, le titre de sa
fonction ou de sa dignité, il n'en est pas un qui crût se
maquer à lui-même en le faisant , ou ne pas manquer aux
usages , aux égards , à la politesse en s'en absentant.
>>Il est vrai aussi qu'en envisageant la question sous d'autres
rapports que ceux de la bienséance , un citoyen n'étant tenu
qu'à ce que la loi exige , tout particulier demeure libre de
faire sur ce point ce qui lui convient, et de suivre son caprice
ou ses affections.
(1) Un vol . in- 8°. Prix : 4 fr . 5o c. , et 6 fr. par la poste.
A Paris , chez Debray, libraire , rue Saint-Honoré , vis-à-vis la barrière
des Sergens ; et chez le Normant.
JANVIER 1807. 39
>>L'académie a-t-elle , à cet égard , la même liberté qu'un
particulier ? Elle ne le prétend point , et ce droit, fût-il le
sien , elle ne voudroit pas en faire usage pour humilier un de
ses membres qu'elle a choisi dans l'intention de l'honorer.
elle ne le prétend point , parce qu'en effet elle n'en a pas le
droit. Comme académie , elle est dans une autre cathégorie
que les particuliers : institution de l'Etat, reconnue par l'état ,
elle doit reconnoître ce que l'état reconnoît.
>> Ainsi donc , l'académie donnera à M. Maury son titre de
cardinal ; mais , puisque cela ne peut pas faire et ne fait réellement
pas une question , quelle est donc la qualification qui
peut être l'objet de cette contestation ?
>>Le président appellera-t-il le cardinal Maury Monseigneur
?
>> Il ne peut y avoir ici d'autre règle que l'usage .
» L'académie française a compté parmises membres beaucoup
de cardinaux. Le plus grand nombre n'a été revêtu de la
pourpre romaine que postérieurement à sa réception ; mais si
un seul étoit cardinal au momentde sonélection , etsile directeur
de l'académie , en lui adressant la parole dans une séance publique
, l'a appelé Monseigneur, l'usage dès-lors a été consacré..
Une semblable circonstance ne s'étant pas présentée jusqu'à ce
jour, l'usage n'a pas changé ; et puisque la seule règle est
l'usage , on ne doit pas se dispenser de s'y conformer.
>>Comme il n'y avoit à cet égard qu'un seul fait qui remonte
àune époque déjà fort éloignée , l'académie a pu suspendre
un moment son opinion , et s'occuper des recherches nécessaires
pour constater l'usage. De là les inductions et les suppositions
indiscrètes dont on a rempli lesjournaux. Si ces hommes,
toujours avides de jeter un aliment à la curiosité publique ,
avoient été guidés par un meilleur esprit , ils auroient prévu
qu'une difficulté pareille s'aplaniroit bientôt , et que l'académie
n'auroit aucun penchant à priver d'un droit acquis
par l'usage un homme dontle talent éminent a le plus marqué
dans nos dissentions civiles , dont l'adoption étoit un pas de
plus vers la concorde , et vers cet entier oubli des événemens
passés , seul moyen d'assurer la tranquillité qui nous a été
rendue.
>>Voilà un long article pour une chose en apparence fort peu
importante. Cependant l'éclat qu'on a voulu faire , donne
matière à de sérieuses réflexions. On voit à quelles fluctuations
on seroit exposé de nouveau , dans quelles incertitudes on
pourroit être replongé , si heureusement le sort de l'état n'étoit
confié à un pilote dont le bras est ferme , dont la direction
est fixe , et qui ne connoît qu'un seul but , le bonheur
de la patrie ( Moniteur. )
40 MERCURE DE FRANCE ,
Vendredi , 2 janvier , l'Opéra a dû commencer à six
heures et demie , pour la première représentation de l'Inauguration
du Temple de la Victoire, intermède mêlé de chant
etde danse.
- Les Comédiens français ont donné jeudi la première
représentation de la reprise d'Agamemnon , tragédie de
M. Leme cier . L'ouvrage a été très applaudi ; cette tragédie
a été suivie de Minuit. On a ajouté à cette petite pièce la
scène suivante : ( Les couplets ont été chantés par mademoiselle
Mézeray. )
SERAPHINE.
Relevez-vous ; ne pleurez plus ; je veux que vous chantiez ,
FLORIDOR,
Oui , de tout mon coeur,
CLAIRINE.
Madame, il faut lui faire chanter les couplets qu'il a faits
pour l'EMPEREUR. Un Français qui aime bien sa maîtresse ,
doit aimer à chanter son souverain.
FLORIDOR.
Oui , ma belle cousine , et sur-tout un souverain comme
celui-là.
( On entend une sérénade au-dehors ; Floridor et Florine
ouvrent la fenétre , et vont regarder ce que c'est. )
FLORIDOR à SÉRAPHINE.
C'est sous vos fenêtres ; c'est à vous que cette sérénade
s'adresse.
Je n'en crois rien .
SERAPHINE.
( Ils s'assoient sur le canapé ; la sérénade exécute l'air :
Comment goûter quelque repos ? )
FLORIDOR.
C'est justement notre air ; nous chanterons pendant qu'on
Jejouera,
Honneur au Monarque guerrier,
Qui de l'Etat guide les rênes ,
Et tous les ans , pour nos étrennes ,
Nous présente un nouveau laurier,
Du haut de son char de victoire ,
Il reçoit ns tributs d'amour ,
Aminuit, comme au poiut du jour,
Nous aimons à chanter sa gloirę,
JANVIER 1807. 41
Monarque et soldat à la fois ,
Asa valeur il s'abandonne ;
Il relève l'éclat du trône
Par son génie et ses exploits .
Aux cris terribles de Bellone ,
Bravant le plus affreux séjour,
Aminuit, comme au point du jour,
Partout la gloire le couronne.
Mais d'une plus touchante voix
Fêtons l'auguste Souveraine
Que tous les coeurs proclament Reine ,
Heureux d'obéir à ses lois .
Prêtant un charme à sa puissance ,
Auprès d'elle on voit à sa cour,
La grace à chaque instant du jour
Embellissant la bienfaisance .
Floridor se jette aux pieds de Séraphine, et lui dit en l'embrassant
: A celui qui vient de chanter son souverain , une
cousine aussi jolie , aussi bonne que vous , n'a point d'excuse
pour refuser un baiser. Mais , belle Séraphine , mon oncle
approuvera-t-il ?
GERCOURT.
Ah! tout de suite, etc.
Couplet ajouté à ceux de la fin.
CLAIRINE,
Quand on desire vaincre ou plaire ,
Il faut saisir avidement
En amour, au théâtre , en guerre ,
La circonstance du moment.
Pour un héros que l'on adore
Dans son coeur on trouve aisément
Uncouplet que vient faire éclore
La circonstance du moment.
- On annonce la retraite assez prochaine de mademoiselle
Fleury.
1
La reprise du Huron , opéra comique de Marmontel ,
n'a obtenu qu'un foible succès , malgré l'extrême mérite de
la musique deGrétry, dont cette pièce est le premier ouvrag .
L'académie française , dans la dernière séance qu'elle a
tenue , mercredi dernier , nommé a pour président M. Nai42
MERCURE DE FRANCE ,
geon, et pour vice-président , M. Régnault ( de Saint-Jean
d'Angely) .
-
M. Cassas vient d'ouvrir au public sa riche collection ,
qui renferme soixante-quatorze modèles de monumens de
P'architecture ancienne. Ces modèles sont très-bien exécutés,
et sur une échelle assez étendue pour que les plus considérables
aient jusqu'à quatre pieds d'élévation. Quelques-uns ne
présentent que les ruines de ces édifices , d'autres les montrent
entièrement restaurés , c'est-à-dire tels que d'après les débris
existans on doit croire qu'ils étoient dans leur ensemble. La
galerie de M. Cassas est ouverte tous les jours depuis dix
heures jusqu'à cinq. Le prix d'entrée , avec la feuille explicative
, est de 1 fr. 50 cent.
- S. M le roi de Naples a ordonné des mesures propres
à faire refleurir les conservatoires de musique , sous la
direction de Paësiello , de Finaroli et de Trito , ces successeurs
des Durante et des Leo . Le roi , cependant , n'a pu
voir sans indignation qu'on y admît des élèves qu'on a
mutilés pour leur donner une voix féminine. Il a défendu ,
en conséquence , qu'on y reçût à l'avenir aucun de ces êtres
dégradés . Il y aura dans le conservatoire dit du S. Esprit ,
un établissement pour les femmes . Elles y apprendront le
chant , la danse , la déclamation théâtrale , et à pincer de
la harpe.
- On apprend de Berlin que le quadrige de la porte de
Brandebourg et les autres objets d'arts destinés pour Faris ,
sont arrivés le 19 à Postdam , d'où ils seront embarqués sur
l'Elbe et dirigés sur Hambourg. De cette ville , ils seront
conduits en France par la Hollande .
- Parmi les hommes qui s'étoient fait une grande réputation
en Europe, et que la mort a enlévés dans le courant de
l'année qui vient de finir , on remarque le duc de Brunswick ,
le duc Auguste de Saxe-Gotha; les ministres anglais Pittet
Fox; les amiraux Gravina et Villeneuve; les médecins Barthez
et Fouquet ; le professeur Pallas ; MM. Coulomb , Brisson et
Adanson , physiciens ou naturalistes; le sénateur Tronchet ;
M. Mounier ; Schiller , auteur allemand ; et MM. Gaillard ,
Collin d'Harleville, Anquetil et Rétifde la Bretonne, écrivains
français.
- M. Carmontelle , auteur de proverbes dramatiques , et
de plusieurs autres ouvrages , est mort à Paris le 26 de ce
mois , dans la quatre-vingt-dixième année de son âge. Il travailloit
encore , il y quatre mois , à une comédie et à un
roman.
a
JANVIER 1807 . 43
CONCOURS ouvert pour le monument à élever à Paris , sur
l'emplacement de l'église de la Madeleine.
Le Ministre de l'Intérieur , à tous les Artistes de l'Empire.
Artistes ,
L'EMPEREUR , dont la gloire est impérissable et doit survivre
à tous les monumens destinés à en perpétuer le souvenir,
veut qu'elle n'arrive à la postérité qu'associée à celle de ses
compagnons d'armes. Il appelle les arts pour immortaliser les
noms de ceux qui ont vaincu sous ses ordres, et leurs brillans
exploits. Il vous demande un temple destiné à en célébrer la
mémoire. Qui de vous ne se sentira pas ému , exalté , en lisant
le décret que sa main victorieuse a tracé sous la tente , et qui
passera à la postérité comme un témoignage éclatant de
l'amour qu'il porte à tous les braves de ses armées ! Ce décret
est le plus beau programme que je puisse proposer à des
artistes dignes de ce nom.
Voyez quel noble emploi l'EMPEREUR veut donner aux arts ,
et comment il les fait entrer , pour ainsi dire , en partage de
sa gloire ! De tous côtés s'élèvent des palais , des arcs de
triomphe et des colonnes triomphales : la sculpture doit lèsorner
de ses riches et durables productions. Mais le monument
dont l'EMPEREUR vous appelle aujourd'hui à tracer le projet ,
sera le plus auguste , le plus imposant de tous ceux que sa
vaste imagination a conçus , et que son activité prodigieuse
sait faire exécuter. C'est la récompense que le vainqueur des
rois et des peuples , le fondateur des Empires, décerne à son
armée victorieuse sous ses ordres et par son génie. La postérité
dira : Ilfit des héros , et sut récompenser l'héroïsme .
Ici S. Exc. rapporte le décret impérial du 2 décembre que
nous avons inséré dans le numéro du 19 du même mois , et
continue en ces termes :
Artistes, vous connoissez par ce décret les intentions de
l'EMPEREUR , l'objet du monument , la somme que S. M. veut
bien consacrer à sa construction; voici maintenant quelques
dispositions qui doivent vous servir de règle dans le concours :
J. Les artistes qui se proposent d'envoyer des projets au
concours , doivent sur-tout s'attacher à donner à l'ensemble
et à toutes les parties du monument un caractère de grandeur
et denoblesse quiréponde à sa destination, et soit en harmonie
avec le superbe portique qui en est déjà l'entrée principale.
II. Pour bien faire connoître toutes les parties de leurs
projets , et pour qu'il soit facile d'en saisir tous les rapports ,
les concurrens présenteront , dans des dessins géométraux
seulement , tous les développemens nécessaires. Les dessinsperspectives
ne seront point admis.
s.
44 MERCURE DE FRANCE ,
III . Les projets qui seront envoyés au concours devront être
composés , 1 °. d'un plan ; 2°. d'une élévati n du côté de
l'entrée principale ; 3° . d'une élévation latérale; 4°. de deux
coupes, l'une sur la longueur de l'édifice, l'autre prise dans sa
largeur. Tous ces dessins seront sur une échelle commune ,
afin d'en faciliter le rapprochement et la comparaison. On
donnera en outre les détails des ordres que l'on aura employés ,
ainsi que ceux des principales corniches de l'intérieur et de
P'extérieur de l'édifice , sur une échelle qui sera ci-après déterminée.
Enfin , la conservation du monument dépendant en
grande partie de la couverture , les concurrens devront
joindre un plan dans lequel ils indiqueront la distribution des
eaux pluviales. Ils s'attacheront à rendre cette distribution la
moins compliquée qu'il será possible , à éviter tout ce qui
pourroit occasionner des réparations fréquentes et dispendieuses.
Dans ce plan , ils exprimeront légèrement la distribution
de l'édifice, afin de rendre faciles à saisir les rapports
qui doivent exister entre cette distribution et la couverture.
IV. Le plan annexé au présent programme sera reproduit
par les concurrens. Ils y désigneront , par une couleur rouge
les parties qu'ils projetteront en dedans ou en dehors de ce
qui existe maintenant. C'est sur l'échelle de ce plan que pourra
être fait le plan des combles , ainsi qu'une élévation et une
coupe au trait , qui serviront à prouver la conformité des parties
projetées avec celles qui existent.
V. Des devis devront nécessairement accompagner chaque
projet. Les concurrens se rappelleront que la dépense pour la
construction dumonument ne doit pas excéder trois millions .
Ils sont prévenus que les devis seront soigneusement examinés.
VI. L'échelle des plans, élévations et coupes demandés
par l'article III , devra être d'un centimètre pour mètre; celle
-des détails des ordres ou corniches demandés dans le 5º paragraphe
du même article , est fixée à cinq centimètres pour
thetre.
VII. La distribution des terrains environnans ne sera pas
une partie essentielle des projets. Néanmoins les concurrens
pourront , s'ils le jugent à propos , et sur telle échelle qu'ils
voudront choisir , indiquer une distribution de ces terrains ,
laquelle comprendroit tout l'espace renfermé entre les rues de
Caumartin, de la Madeleine et des Mathurins.
VIII. Tous les projets destinés au concours devront être
déposés au secrétariat de l'Institut, ou dans les bureaux du
ministre de l'intérieur , avant le 20 février 1807. Ce terme est
de rigueur. Les concurrens ne devront point se faire connoître
avant le jugement : ils désigneront seulement leurs projets
pardesdevises.
JANVIER 1807 . 45
IX. L'auteur du projet adopté sera chargé de l'exécution .
Les trois artistes dont les projets auront obtenu les premiers
accessit, recevront des indemnités dont le montant sera proposé
par la commission qui aura prononcé sur les projets.
Ce programme sera envoyé aux architectes de Paris , et à
tous les préfets des départemens, pour qu'ils en donnent communication
aux artistes qui voudroient concourir.
Arrêté à Paris , le 20 décembre 1806.
ACADÉMIE DU GARD.
Programme pour 1807 .
Quoique par le programme de 1806 , le concours pour
l'éloge de Chrétien- Guillaume de Lamoignon- Malesherbes eût
été déclaré fermé , à compter du 1er messidor an XIII , un
nouvel ouvrage sur ce sujet , avec cette épigraphe :
Bonum virum facilè crederes , magnum , libenter. Tac .
étant parvenu à l'Académie , et lui ayant paru digne d'une
mention honorable , l'Académie la lui a solennellement décernée
dans sa séance publique du 21 décembre.
Le sujet pour le prix de 1806 , étoit la question suivante ,
qui devoit être particulièrement traitée dans ses rapports avec
les localités du département du Gard ;
<<Dans quels cas les défrichemons sont-ils utiles ? Dans
>> quels cas sont-ils nuisibles ? »
Le prix a été remporté par un Mémoire ayant pour devise :
Ofortunatos nimiùm sua si bona norint ,
Agricolas ! VIRG .
L'auteur ne s'est pas fait connoître ; un billet joint à son
ouvrage , contenoit , au lieu de son nom , une invitation à
l'Académie de disposer de la médaille pour le prochain concours.
Afin de remplir le voeu de l'anonyme , l'Académie a délibéré
d'ouvrir , en même temps que le concours annuel , un
concours extraordinaire sur la question suivante :
Déterminer le principe fondamental de l'intérêt de l'argent ,
les causes accidentelles de ses variations , et ses rapports
avec la moralc.
L'Académie propose de plus , pour sujet du prix ordinaire ,
le récit , en style épique , de la mort de Henry IV. Ce morceau
devra être de 100 à 200 vers.
Chaque prix consistera en une médaille d'or de la valeur de
300 fr.. Ils seront décernés dans la séance publique de 1807 .
Les ouvrages couronnés seront lus dans la mème séance. Le
concours sera fermé le 1er décembre 1807. Ce terme est de
rigueur.
46 MERCURE DE FRANCE ,
MODES du 31 décembre .
Le bleu est la coulenr dominante: on le porte en chapeaux on en
toques, plus påle que de coutume. On employe aussi , pour tuniques ,
des crèpes bien foiblement azurés. Use tunique laisse, au plas , voir
quatre doigts de la robe blanche de dessous Toutes les robes , toutes
les douillettes , toutes les redingotes de velours , sont espagnoles. Aux
emmanchures et au colet debout , ce sont des crevés en satin blane qui
tranchet , au haut du bras , des tuyaux ; et à la taille , des pattes rondes .
Sur beaucoup de robes parées, la garniture , formée de coquilles , descend
en biais, de la ceinture , au bas de la robe. Les ceintures ont un petit
chou par derrière , et se nouent en devant.
NOUVELLES POLITIQUES.
Pétersbourg , 28 novembre.
Le feld-maréchal comte Kamenskoi est ici depuis quelques
jours. Il doit partir incessamment pour aller prendre le commandement
en chef de nos armées en Pologne ; il est muri
de pouvoirs très-étendus. Ce général s'est distingué dans les
guerres précédentes de la Russie , par ses connoissances en
tactique , et sur-tout par la sévère discipline qu'il fait observer
aux troupes.
PARIS , vendredi 2 janvi r .
XLIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Kutno , le 17 décembre 1806.
L'EMPEREUR est arrivé à Kutno à une heure après midi ,
ayant voyagé toute la nuit dans des calèches du pays , le dégél
ne permettant pas de se servir de voitures ordinaires. La
calèche dans laquelle se trouvoit le grand-maréchal du palais,
Duroc , a versé. Cet officier a été grièvement blessé à l'épaule,
sans cependant aucune espèce de danger. Cela l'obligera à
garder le lit huit à dix jours.
Les têtes de pont de Prag , de Zakroczym , de la Narovw
et de Thorn , acquièrent tous les jours un nouveau degré de
force.
L'EMPEREUR sera demain à Varsovie.
La Vistule étant extrêmement large , les ponts ont partout
3 à 400 toises ; ce qui est un travail très-considérable.
-On assure que le XLIV . bulletin est arrivé ce matin;
qu'il est daté , pour la première fois , de Varsovie , le 21 décembre
; que l'EMPEREUR est arrivé dans cette ville le 19;que
le grand-duc de Berg a eu quelques accès de fièvre , sans que la
maladie ait aucun caractère dangereux ; qu'il y a eu , les jours
précédens , quelques affaires d'avant-postes , et que les deux
armées sont à peu de distance l'une de l'autre .
- Le général en chef de l'armée russe Kamenkoi est
âgé de 75 ans . ( Voyez plus haut l'article Pétersbourg. )
-Le sénat co iservateur procédant au renouvellement d'un
JANVIER 1807 . 47
membre de la commission sénatoriale de la liberté individuelle
, ainsi qu'au renouvellement d'un membre de la commission
de la liberté de la presse , a réélu , pour la première ,
M. le sénateur Lenoir-Laroche , membre sortant ; et pour la
seconde , M. le sénateur Chasset , aussi membre sortant. Ces
deux élections sont proclamées par le prince archichancelier
de l'Empire , président.
Traité de paix signé à Posen , le 11 décembre 1806 , entre
S. M. l'Empereurdes Français et Roi d'I.alie , et S. A. S.
E. l'electeur de Saxe.
S. M. l'Empereur des Français, Roi d'Italie , protecteur de
la confédération du Rhin , et S. A. S. électorale de Saxe ,
voulant pourvoir au rétablissement définitif de la paix entre
leurs Etats , ont nommé pour leurs plénipotentiaires respectifs
, savoir , S. M. l'Empereur des Français , roi d'Italie , le
général de division Michel Duroc , grand-maréchal de son
palais , grand cordon de la Légion-d'honneur , chevalier de
l'ordre de l'Aigle Noir etde l'Aigle Rouge de Prusse et de la
la Fidélité de Bade ; et S. A. S. électorale l'électeur de Saxe ,
le comte Charles de Bose , son grand-chambellan et chevalier
commandant de l'ordre de l'Etoile polaire , lesquels , après
avoir échangé leurs pleins-pouvoirs , sont convenus de ce
qui suit :
Art. Ier. A compter de la signature du présent traité , il y
aura paix et amitiéparfaite entre S.M. l'Empereur des Français,
Roi d'Italie , et la confédération du Rhin , d'une part , et
S. A. S. l'électeur de Saxe.
II . S. A. S. électorale accède au traité de confédération et
d'alliance conclu à Paris , le 12 juillet de la présente année ,
et par son accession elle entre dans tous les droits et dans
toutes les obligations de l'alliance de la même manière que
si elle eût été partie principale contractante audit traité.
III. S. A. S. électorale prendra le titre de roi , et siégera
dans le collège et au rang des rois , suivant l'ordre de son
introduction .
IV. Il ne pourra , sans le consentement préalable de la
confédération du Rhin , dans aucun cas et pour quelque cause
que ce soit, donner passage par le royaume de Saxe à aucune
troupe , à aucun corps ou détacheinent des troupes d'aucune
puissance étrangère à ladite confédération.
V. Les lois et actes qui déterminent le droit réciproque de
divers cultes établis en Allemagne , ayant été abolis par l'effet
de la dissolution de l'ancien corps germanique , et n'étant pas
d'ailleurs compatibles avec les principes sur lesquels la confédération
a été formée , l'exercice du culte catholique sera ,
dans la totalité du royaume de Saxe , assimilé à l'exercice du
culte luthérien , et les sujets des deux religions jouiront sans
48 MERCURE DE FRANCE ,
restriction des mêmes droits civils et politiques , S. M. l'Empereur
et Roi faisant une condition particulière de cet objet.
VI. S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , s'engage à
faire céder à S. M. le roi de Saxe , par le futur traité de paix
avec la Prusse , le Cotbusser creiss , ou cercle de Cotbus.
VII. S. M. le roi de Saxe cède au prince qui sera désigné
par S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et dans la
partie de la Thuringė située entre les principautés d'Eichfeld
et d'Erfurt , un territoire égal en rapport et en population à
celui du cercle de Cotbus ; lequel territoire servant à lier
lesdites principautés , sera possedé par ledit prince en toute
propriété et souveraineté. Les limites de ce territoire seront
fixées par des commissaires respectivement nommés à cet effet,
immédiatement après l'échange des ratifications.
VIII. Le contingent du royaume de Saxe , pour le cas de
guerre , sera de vingt mille hommes de toutes armes , présens
sous les armes .
IX. Pour la présente campagne , et vu les événemens qui
'ont eu lieu , le contingent du royaume de Saxe sera de
1500 hommes de cavalerie , 4200 hommes d'infanterie ,
500 hommes d'artillerie et 12 pièces de canons.
X. Toute contribution cessera du moment de la signature
du présent traité.
XI. Le présent traité sera ratifié , et les ratifications en
seront échangées à Dresde dans le délai de huit jours.
Fait à Posen , le 11 du mois de décembre de l'année 1806.
Signé DUROC ; CHARLES , comte de Bose.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 27. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 76f 76f 10c 76f
76 toe oof ooc . ooc ooc ooc 000 000. ०० ९ . ooc ooc oof ooc вос
Item. Jouiss . du 22 mars 1807 75f. 250 500 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1238f. 75c 1237f 50c 1242f 500.000of
DU LUNDI 29. - C pour o/o c. J. du 23 sept. 1806. 76f 76f 5c 200.
250.-30с 2 с 3oc 5c 76f. ooc obe cocooc. 000 000 000 000. oòc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 25c o с. оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1242f 50c. 1246f. 250 oo of oooof.
DU MARDI 3 . - C p . ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f. 100. 76f.
76f 100 76f 000 ooc . oocooc coc . ooc 000 сос ооe oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 75f. 000. ooc oof occ ooc . oo๐๐ ๑๐๖ ๑๐๐
Act. de la Banque de Fr. 1240f 1241f 250 0000f. 0000 ooc oooof
DU MERCREDI 31. - Ср . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f. 15c 10c 76f
76f 15c . 76f ooc ooc ooc. ooc cof ooc . ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc. oof. ooc cod ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1237f 50c 1240f 000 oooofo ooof .
DU VENDREDI 2 JANVIER . - Cp . oo c . J. du 22 sept. 1806 , 77f 77f
toc 77f76f 80c ooc ooc ooc coc oos ooc oof oof oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 74f oof 000. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1255f 1255f 75c 1250f 1247f. 50c 0000f
(No. CCLXXXVI. )
(SAMEDI IO JANVIER 1807. )
DEPT DE
LA
SEINE
MERCURE
DEFRANCE.
POÉSIE.
37
PREMIER CHANT
D'un poëme intitulé : LA VEILLÉE DU PARNASSE.
44
Récité à l'Institut National, le 8 nivose an V.
QUAND Borée aux Zéphyrs vient déclarer la guerre ,
Et ramène , en grondant, les frimas sur la terre ;
Quand la nuit , prolongeant sa course dans les cieux ,
Semble usurper du jour l'empire radieux ,
Il est sur l'Hélicon de charmantes veillées :
Là , sous l'abri secret des grottes reculées ,
Les Muses , tour-a-tour , d'un récit enchanteur,
Trompent des longues nuits l'importune lenteur.
Une nuit que Phébus , jaloux de les entendre ,
Al'insu de Thétis , près d'elles vint se rendre ,
La sensible Erato voulut chanter l'Amour ;
Pour la tendre amitié Calliope eut son tour;
Et la vive Thalie , au folâtre sourire ,
Joignit son luth badin à leur touchante lyre.
Permesse, impatient d'écouter leurs concerts ,
S'arrête, et l'aquilon n'ose troubler les airs.
<< Mes soeurs , dit Erato , si je romps le silence,
C'estAmour qui le veut : tout lui doit la naissance;
Vous-même lui devez la lumière des cieux ,
Les Dieux ont fait le monde , Amour a fait les Dieux.
D
5.
kent
50 MERCURE DE FRANCE ,
Parmi vous , cependant , sa flamme est condamnée;
Mais craignez-vous l'Amour conduit par l'Hymenée ?
Pour deux tendres époux je demande vos pleurs .
Hélas ! peindre l'amour, c'est peindre des malheurs :
Orphéeen est la preuve, et mon récit l'expose.
Mais je dois de ses maux vous retracer la cause.
O mes soeurs , gardons-nous d'offenser les amans :
Il est, il est des Dieux qui vengent leurs tourmens !
Dans ces rians vallons où le fleuve Pénée
-Promènej entre des fleurs son onde fortunée ,
Poursuivi du Destin , un berger demi- Dieu
Avoit dit à ces bords un éternel adieu :
Aristée est son nom. Loin de ce doux rivage ,
Pleurant ses doux essaims que laParque ravage ,
Aristée égaroit ses pas et ses douleurs.
Aux sources du Pénée il accourt tout en pleurs ;
Et là , tendant les mains vero ses grottes profondes :
« O Cyrène , ô ma mère , ô reine de ces ondes ,
>> Du brillant Apollon si j'ai reçu le jour,
» Si vous êtes ma mère , où donc est votre amour ?
>> Eh ! que m'importe , hélas , cette illustre origine ,
>> Si les destins jaloux ont juré ma ruine ?
>> Est-ce là ce bonheur que vous m'aviez promis ,
>> Cet Olympe où les Dieux attendoient votre fils ?
>> Un seul bien ici -bas , mes abeilles si chères ,
>> Eût de mes jours mortels adouci les misères ,
>> C'étoient les plus doux fruitsde mes soins assidus ;
>> Et vous êtes ina mère , et je les ai perdus !
>> Cruelle, de mes pleurs ne soyez point avare :
»Au sein de mes agneaux plongez un fer barbare ,
» Et que mes jeunes ceps expirent sous vos coups,
>> Si le bonheur d'un fils arme votre courroux , »
Cyrène , assise au fond de sa grotte azurée ,
Entend le bruit confus d'une plainte égarée .
Ses Nymphes l'entouroient : sur leurs fuseaux légers
Brille un lin de Milet , teint de l'azur des mers .
Là , sont en foule Apis , Glaucé, Pyrra , Néère ,
Cydippe vierge encor, Lycoris déjà mère ( 1 ) ;
Nezé, Spio , Thalie ,et Dryopeet Naïs :
Leurs blonds cheveux flottoient autour d'un sein de lis ;
Xanthe , Ephyr, jeunes soeurs , filles du vieux Nérée ,
Ceintes d'or l'une et l'autre , et d'hermine parées ;
Et l'agile Aréthuse , abjurant le carquois ,
Et la jeune Climène à la brillante voix.
Pour charmer leurs loisirs , Climène , au milieu d'elles ,
Leur chantoit de Vénus les amours infidelles ,
Les doux larcins de Mars , les fureurs de Vulcain ,
Et ses réseaux tissus d'un invisible airain .
Les Nymphes en filant écoutoient ces merveilles,
Quandunlugubre cri frappe encor leurs oreilles.
Cyrène , en pâlissant, tremble à ce cri fatal;
(1 ) Un auteur connu emprunta ce vers tout entier, et en imita plu
sieurs autres de cet épisode , encore manuscrit , et composé plus de dix ane
avant la traduction imprimée.Voyez les justes réclamations de M. Clément ,
en1771 , dans le premier volume de ses Observations critiques.
(Note de l'auteur. )
JANVIER 1807: 5
Chaque Nymple se trouble en son lit de cristal :
Toutes , avec effroi , gardent un long silence.
Plus prompte
Et, jelant ses regards sur la face des eaux ,
Lève sa tête humide et ceinte de roseaux;
Et de loin : « O Cyrène ! ô mère infortunée !
prompte que ses soeurs , Arhétuse s'élance ;
Ton fils ! ... Il est en pleurs aux sources du Pénée,
» Il te nomme barbare ! » A ces tristes récits :
Va, cours , vole , Arethuse , amène-moi mon fils;
>> Il a droit de descendre en nos grottes sacrées .>>
Elle dit à sa voix les ondes séparées ,
Se courbant tout-à-coup en mobiles vallons ,
Reçoivent Aristée en leurs gouffres profonds.
Il s'avance , étonde , sous ces voûtes liquides ;
Admire avec effroi ces royaumes humides ,
Tous ces fleuves grondans sous leurs vastes rochers ,
Et la source du Nil nconnue aux nochers ,
Et l'Hèbre et le Caïque , et le Phase , et le Tibre ,
Orgueileux d'arroser les champs d'un peuple libre ,
L'Hipanis à grand bruit sur des rocs écumant ,
Et le mol Anió s'écoulant lenteinent ,
Et l'Eridan fougueux , qui, dans les mers profondes
Précipite en grondant le tribut de ses ondes .
Quand il a pénétré ce liquide palais ,
Cyrène , en l'embrassant , calme ses vains regrets.
Chaque Nymphe à l'envi sert le jeune Aristée :
Les unes sur ses mains versent l'onde argentée ,
Un lin blanc les essuie; et d'autres à ses yeux
Offrent les coupes d'or, les mets délicieux ;
Mais Cyrène : « O mon fils , que cette liqueur pure
>> Coule pour l'Océan , père de la nature,
>>> Pour les Nymphes dès bois , des fleuves et des mers ! >>
Elle dit l'encens fume, et les voeux sont offerts .
Trois fois le vin se mêle aux flammes odorantes ,
Trois fois la flamine vole aux voûtes transparentes.
<<Omon fils , dit Cyrène à ce présage heureux ,
>> Non loin des flots d'Egée est un devin fameux :
>> C'est l'antique Protée , aux regards infaillibles .
>> Sur des coursiers marins il fend les mers paisibles ;
>> Il court vers l'Emathie , et , cotoyant nos ports ,
>>> De Pallène dé à son char touche les bords .
>> C'est l'oracle des mers : les Dieux lui font connoftre
>> Et tout ce qui n'est plus, et tout ce qui doit être.
>> Ainsi le veut Neptune; et lui seul , sous les eaux ,
>> Fait paître de ce Dieu les imnienses troupeaux.
>>>Il saît de nos malheurs la source et le remède .
>> Mais par de longs soupirs c'est en vain qu'on l'obsède
>>Son oracle est le prix de qui l'ose dompter.
>> C'est lui que votre audace enfin doit consulter.
>> Moi-même , dès que l'astre , embrasant l'hémisphère ,
» Auxtroupeaux altérés rendra l'ombre plus chère ,
>> Je veux guider vos pas vers l'antre où le vieillard ,
>> Loin du jour et des mers , se repose à l'écart :
>> C'est là que le sommeil invite a le surprendre.
>> Chargez-le de liens ; mais , prompt å se défendre ,
1
:
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
1
>>A vos yeux, sous vos mains , il se roule en torrent,
>>Gronde en tigre irrité, glisse et siffle en serpent,
>> Dresse en lion fougueux sa crinière sanglante ,
>> Et, tout- à-coup, échappe en flamme pétillante.
>> Mais plus le Dieu mobile est prompt à s'échapper ,
>> Plus de vos noeuds pressans il faut l'envelopper.
>> Vaincu , chargé de fers , qu'il vous rende Protée. »
D'ambroisie , à ces mots, parfumant Aristée ,
Cyrène lui souffla l'espoir d'être vainqueur :
Ses membres respiroient l'audace et la vigueur.
Dans les flancs caverneux d'un roc battu de l'onde ,
S'ouvre un antre' : à ses pieds le flot bouillonne et gronde;
Mais il creuse à l'entour deux golfes dont les eaux,
Loindes vents orageux accueillent les vaisseaux.
Le vieillard , de ce roc aime le frais et l'ombre.
Cyrèneymetson fils vers le flanc le plus sombre,
Et se dérobe au fond de son nuage épais .
Déjà l'astre du jour, enflammant tous ses traits,,
Des fleuvesbouillonnans tarit l'urne profonde,
Et , du haut de sa course , il embrase lemonde:
Des feux du Sirius tout l'air est allumé.
Protée alors , nageant vers l'antre accoutumé ,
Voit ses monstres , autour de sa grotte sauvage ,
D'une rosée amère inonder le rivage;
Et, dans sa grotte assis , loin des feux du soleil ,
Compte ses lourds troupeaux , que presse un lourd sommeil .
Apeine il s'endormoit , que le fils de Cyrène
S'élance, jette un cri , le saisit et l'enchaîne .
Protée, en s'éveillant , s'agite dans ses fers ,
Et, surpris des liens dont ses bras sont couverts ,
Déployant de son art les merveilles en foule
Tigre, flamme , torrent , gronde , embrase , s'écoule.
Vains efforts ! Et , cédant au bras victorieux ,
Alui-même rendu , sa voix l'annonce aux yeux:
« Que me veut ton audace , ô jeune téméraire !
» Et qui te fait tenter ma grotte solitaire ? >>
« Divin pasteur des eaux , tu le sais mieux que moi ;
>> Mes revers et les Dieux guident mes pas vers toi :
>> Parle; j'attends mon sort de ta bouche sacrée. »
Protée alors frémit ; sa prunelle égarée
Roule un bleuâtre éclat dans ses yeux menaçans ,
Et sa bouche au Destin prête ces fiers accens :
« Les Dieux sont irrités ; leur courroux légitime
>> N'égale point encor tes revers à ton crime .
>> Du sein des morts , Orphée arme ces Dieux vengeurs.
>> Malheureux , tu ravis Eurydice à ses pleurs !
>> La Nymphe , un jour fuyant ta poursuite enflammée,
> Pressa d'un hydre affreux la tête envenimée ;
>> Il l'atteint : elle expire ! O douleur ! O regrets !
>> Ses compagnes en pleurs font gémir les forêts ;
>> Du Rodope attendri les rochers soupirèrent ;
» Dans leurs antres sanglans les tigres la pleurèrent .
>> Mais lui , belle Eurydice , en des bords reculés ,
» Seul , et sa lyre en main, plaint ses feux désolés .
> C'est toi , quand le jour naît, toi , quand le jour expire ,
A
2
1
JANVIER 1807 . 53
► Toi qu'appelle ses cris , toi que pleure sa lyre!
>> Mais que ne peut l'amour ? Orphée aux sombres bords ,
>>Osa tenter, vivant, la retraite desmorts ,
► Ces bois noirs d'épouvante , et ces Dieux effroyables,
Aux larmes des humains toujours impitoyables .
>> Il chante : tout s'ément; et du fond des Enfers
>> Les Manes accouroient au bruit de ses concerts .
>> Tels , quand un soir obscur fait gronder les orages ,
>> D'innombrables oiseaux volent sous les ombrages ;
>> Telles , autour d'Orphée , erroient de toutes parts ,
>> Les ombres des héros, des enfans , des vieillards ;
>> Et ces fils qu'au bûcher redemandent leurs mères ,
Et ces jeunes beautés à leurs anmans si chères :
>> Peuple léger et vain , que de ses bras hideux
>> Presse neuf fois le Styx , qui mugit autour d'eux.
>> De l'Erèbe à sa voix les gouffres tressaillirent ;
>> Sur leur trône de fer les Parques s'attendrirent ;
>> L'Eumenide cessa d'irriter ses serpens ,
» Et Cerbère retint ses triples hurlemens .
A
» Déjà l'heureux Orphée est vainqueur du Ténare ;.
>> Il ramène Eurydice , échappée au Tartare :
>> Eurydice le suit; car un ordre jaloux
>> Défend encor sa vue aux yeux de son époux.
:
pdreotjoe.ie.
fait? Quel transport
>> Mais , o d'un jeune amant trop aveugle imprudence !
>> Si l'Enfer pardonnoit , ô pardonnable offense !
» Orphée impatient , troublé , vaincu d'amour,
» S'arrête, la regarde etlaperd sans retour.
» Plus de trève : Pluton redemande sa proie.
>> Trois fois le Styx avare en murmure
>> Mais elle : « Ah! cher amant, qu'as-tu fait?
>>Etnous trahit tous deux, et me rend à la mort ?..
» Déjà le noir sommeil flotte sur ma paupière ;
» Déja je ne vois plus tes yeux ni la lumière :
>> Orphée, un Dieu jaloux m'entraîne malgré moi ,
> Et je te tends ces mains qui ne sont plus à toi !
>> Adieu ! » L'ombre s'exhale . Orphée , au noir rivage
>> Poursuit , embrasse en vain la fugitive image.
>> Mais comment repasser le brûlant Phlégéthon ?
>>> Comment fléchir deux fois l'inflexible Pluton ?
>> Quels pleurs ou quels accens lui rendroient son épouse ?
» L'ombre pâle est déjà dans la barque jalouse .
>> Sur les bords du Strymon, déplorant ses revers ,
>> Orphée erra sept mois sur des rochers déserts.
» Aux tigres , aux forêts , il conta ses disgraces :
>>Les tigres , les forêts gémirent sur ses traces .
>> Telle, pleurant la nuit , sur un triste rameau ,
>> Ses fils , sans plume encor , ravis dans leur berceau ,
>> Philomèle , au milieu des forêts attentives ,
>>Traîne ses longs regrets en cadences plaintives .
"Ah! depuisqquu'Eurydice est ravie a ses feux,
>> Nul aammoouurr,, nul hymen ne flatte plus ses voeux.
» Son désespoir l'égare : il franchit, dans sa course ,
>>Ces monts affreux où luit te char glacé de l'Ourse .
>> Il pleuroit ses amours , hélas ! deux fois trahis ,
>>Quand tout-à-coup , o rage ! o forfaits inquis !
٦
G
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
>> Les Bacchantes en foule , assiégeant le Riphée ,
>> De leurs jalouses mains déchirèrent Orphée ;
>> Lui percèrent le coeur de leurs thyrses sanglans ;
>> Et semèrent au loin ses membres palpitans !
» Dans l'Hèbre impétueux sa tête fut jetée ;
>> Mais , tandis qu'elle erroit sur la vague agitée ,
>> Ses lèvres qu'Eurydice animoit autrefois,
› Et sa langue glacée et sa mourante voix ,
>> Sa voix disoit encor, ô ma chère Eurydice !
Et tout le fleuve , au loin, répétoit Eurydice ! »
A ces mots , tout-à-coup élancé dans les mers ,
Protée a disparu sous les flots entr'ouverts .
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
CHANT LYRIQUE
Exécuté, le 2janvier 1807, sur le Théatre de l'Académie
Impériale de Musique.
Musique de MM. Lesueur et Persuis.
UN POÈTE.
Récit.
REPRENDS ta lyre , Polymnie !
D'autres exploits veulent d'autres concerts ;
Rivaux de gloire et de génie ,
Que les prêtres de l'harmonie
Des travaux du Grand-Peuple instruisent l'univers.
CHOEUR.
Ils avoient oublié les rapides conquêtes
De nos braves victorieux ;
Et du géant du Nord les cris injurieux
Menaçoient l'éclat de nos fêtes.
Deson trônede gpllaaccee , à pas précipités ,
Il descendoit , levant la lance des batailles,
Et son orgueil rêvoit les funérailles
Denos bataillons indomptés .
UN POÈTE.
Air.
Hommage aux enfans de laGloire,
Aux protecteurs de nos foyers !
Que les amans des Filles de Mémoire
D'une palme immortelle ornent leurs fronts guerriers
Une même ardeur les dévore :
Les foudres , remis en leurs mains ,
N'attendent , pour gronder encore ,
Quele signalduchefqui commande aux destins.
JANVIER 1807 . 55
CHOEUR .
Vainqueurs des temps et de l'espace ,
Et des saisons et des frimats ,
Ils marchent : leur bouillante audace
Appelle l'heure des combats.
Elle sonne: l'aigle déploie
L'éclair de son vol souverain ;
Etdéjà ses serres d'airain
Déchirent les flancs de sa proie.
UN GUERRIER,
Récit.
Lesvoilà ces drapeaux contre nous alliés ,
DeBellone etdujour si long-temps oubliés !
Naguère leur pompe flottante
Insultoit à nos légions.
Brisés par une main puissante ,
Dela plaine soumise ils couvrent les sillons,
CHOEUR .
Reconnoissance d'âge en âge
A notre indomptable César !
Notre force est dans son courage ;
La Victoire, conduit son char.
Comme une vapeur matinale
Aux regards du soleil s'enfuit ,
Devant sa marche triomphale
Tout obstacle s'évanouit.
Vous que chérit la Renommée,
Guerriers audacieux ,
La Gaule attentive et charmée
Vous dispense ses voeux.
Vos noms , attendus par l'histoire ,
Vivront sur un autel :
Qui tombe aux champs de la Victoire ,
Se relève immortel.
UN POÈTE.
Elle a fui cette illustre et mémorable année
Qu'entourent des faits éclatans ;
Mais elle n'ira point , par Saturne entraînée ,
Se perdre dans l'oubli des temps.
Unnouveau lustre attend celle qui lui succède :-
Puisse-t-elle en son cours , prodigue de bienfaits,
Voir le héros à qui tout cède
Consoler l'univers , et lui rendre la paix !
CHOEUR GÉNÉRAL .
O temple des héros , ouvre ton sanctuaire ,
Consacré par César, la patrie et l'honneur !
Apprends aux nations quel auguste salaire
Un prince magnanime accorde à la valeur.
Tu porteras unnom , symbole de la Gloire ;
Tu recevras les dépouilles de Mars ;
Et les palmes ddee llaaVictoire
Suniront,dans ton sein, aux palmes des beaux-arts .
BAOUR- LORMIAN.
56 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
1
REDOUTÉ des humains ,desiré tour- a-tour,
20
Je porte dans leurs coeurs la crainte et l'espérance.
Pour moi, l'active prévoyance
Les fait travailler nuit et jour.
Mais , tel estmon destin , j'expire avant de naître ,
Et l'homme meurt sans me connoître.
LOGOGRIPHE.
J'AI quatre pieds avec ma tête,
Et je n'en ai plus sans ma tête ;
Couvert de poil avec ma tête ,
Et nu comme un ver sans ma tête ;
J'ai des cornes avec ma tête ,
Et je n'en ai point sans ma tête;
Je coûte cher avec ma tête ,
Et peu de chose sans ma tête;
Je suis très- fort avec ma tête ,
Mais très-délicat sans ma tête ;
Souvent très-gras avec ma tête ,
Et toujours maigre sans ma tête ;
Je puis courir avec ma tête ,
Je suis immobile sans tête;
Onm'adora jadis avec ma tête ,
F
Et jedonnai le jour à deux Dieux sans ma tête.
C'est assez te casser la tête :
Si je te suis offert avec ou sans ma tête ,
Prends-moi toujours , lecteur, avec ma tête.
CHARADE.
Un musicien fait mon premier ;
Plus d'un aussi fait mon dernier ;
Dieu seul peut faire mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Souris.
Celui du Logogriphe est Brochet , où l'on trouve broche, roche.
Celui de la Charade estBal- lot.
JANVIER 1807 . 57
:
Traité élémentaire de Physique ; par M. l'abbé Haüy ,
chanoine honoraire de l'Eglise de Paris , membre de la
Légion-d'Honneur, de l'Institut des Sciences et Arts , professeur
de minéralogie au Muséum d'Histoire naturelle, etc.
Seconde édition , revue et considérablement augmentée.
Deux vol. in-8°. Prix : 12 fr. , et 15 fr. par la poste. AParis ,
chez Courcier et le Normant.
On sera peut-être étonné d'apprendre que depuis quelque
temps l'étude de la physique étoit extrêmement négligée , et
qu'il s'est fait tout-à-coup dans les rangs de ceux qui la cultivent
un vide immense , qu'on n'a plus aucun moyen de
remplir. J'entends dire que , lorsque la mort vient à frapper
unde nos physiciens célèbres , on a de la peine à lui trouver
un successeur qui soit vraiment digne d'occuper sa place. Je
l'entends dire , et j'en serois surpris , si je n'étois accoutumé à
rencontrer dans les méthodes modernes d'éducation les absurdités
les plus évidentes , et , par une suite naturelle , à
trouver aussi dans leurs conséquences les contradictions les
plus singulières. Car , enfin , puisque les mathématiques et la
chimie ne sont bonnes, ne sont utiles , que par les applications
qu'on en peut faire continuellement à l'étude de la
nature, on devoit s'attendre qu'un siècle si fécond en géomètres
et en chimistes ne le seroit pas moins en bons physiciens.
Mais il en a été autrement : dans l'étude de la nature
et de ses lois , comme dans celle des hommes etdes lois qui
doivent les régir , on s'est borné à des théories ; et , heureusement
pour les sciences, ces théories n'y ont pas produit la
même confusion que dans la société. Ce qu'il y a de vrai ,
c'est que nos modernes savans , comme nos modernes philosophes
, ne se sont distingués que par des abstractions , et que
les instrumens qu'ils ont su le mieux manier sont la règle ,
le compas , le niveau.
Il étoit temps que la véritable étude de la nature reprît ,
dans l'enseignement public , le rang qu'elle n'auroit jamais
dû perdre. Sur-tout, on doit voir avec plaisir que le soin de
composer un Traité élémentaire de cette science ait été confié
àunhomme aussi éclairé , et ( je ne le dis pas sans motif) ,
aussi religieux que M. Haüy. Depuis un assez grand nombre
d'années, ce qui nous restoit de physique étoit livré à des
chimistes, qui ne voient les principes des choses que dans les
sels ou les gaz , àdes jeunes gens qui avoient pris leurs leçons ,
58 MERCURE DE FRANCE ;
ou à des vieillards qui en avoient reçu de plus dangereuses
encore. Enfin , voici un auteur accoutumé à considérer la
nature en grand , un vrai philosophe dont la piété est aussi
connue que la science , et qui , lorsqu'il voudra trouver la
cause première de tout, n'ira certainement pas la chercher
dans les fourneaux des chimistes .
Lorsque ce Traité élémentaire de physique fut publié , il y
atrois ans pour la première fois , on s'empressa de le faire
connoître au public. Ce n'est pas que dans cet ouvrage , spécialement
consacré à la littérature , on se croie obligé de parler
de tous les bons ouvrages qui paroissent de temps en
temps sur les sciences , c'est qu'un Traité élémentaire de
M. Haüy méritoit , par ce titre seul , une distinction particulière.
Il est beau de voir un homme que ses travaux , dans un
autre genre, ont placé parmi les savans les plus illustres de
l'Europe , abandonner les hauteurs de la science qu'il cultive
avec tant de gloire , descendre jusqu'à des élémens , et les
exposer à de simples élèves avec le même soin , le même intérêt
qu'il est accoutumé de donner aux spéculations les plus
élevées. C'est ainsi que , dans le siècle de Louis XIV , Boileau
traduisoit pour les jeunes littérateurs le Traité du Sublime ,
que Lancelot et Arnaud composoient des traités de grammaire
, et que l'on vit quelquefois ces pieux solitaires , qui
ont rendu le nom de Port-Royal si fameux , mettre en commun
leurs talens et leurs lumières , pour donner à des vérités
utiles un peu plus de clarté , et les abaisser à la portée des
enfans. Grand exemple que le siècle du génie a donné à celui
qui s'est appelé le siècle de la raison , et dans lequel pourtant
la raisonne brilloit pas moins que le génie!
En effet , ce seroit une grande erreur de penser qu'un bon
Traité élémentaire pût être l'ouvrage d'un homme médiocre.
Il faut posséder toutes les parties de la science ; il faut , pour
ainsi dire , s'être élevé au-dessus d'elle , et en dominer toutes
les hauteurs , pour bien savoir quels sont les points principaux
vers lesquels on doit diriger les élèves, et sur-tout pourbien
voir toutes les routes qui y conduisent , et être toujours sûr
d'avoir choisi les meilleures. Et cependant quand on a fait ce
choix, on n'a rien fait encore : car ici le succès dépend moins
des choses que l'on enseigne , et de la manière dont on enseigne
chacune de ces choses en particulier , que du talent de les enchaîner
et de les faire naître en quelque sorte les unes des
autres. C'est cette méthode générale , bien différente de la
méthode particulière avec laquelle on développe chaque
partie , qui est le plus grand mérite des livres de science ,
qui est undes plus beaux que puissent avoir les livres d'a
JANVIER 1807 . 59
grément , et qui malheureusement en est devenu le plus rare.
Or cet ordre admirable , au moyen duquel il peut arriver que
toutes les vérités , dont la réunion forme une science ou un
art , se présentent comme une vérité unique , dont l'expression
seule a varié ; cet ordre , qui est toujours le résultat d'un
très-long travail , quelquefois même celui du génie , n'est pas
seulement un des plus grands et des plus beaux mérites d'un
livre élémentaire; il en est une qualité indispensable. Ce n'est
donc qu'à des hommes extrêmement distingués par leurs connoissances
, par leur zèle , ou par leurs talens , qu'il appartient
decomposerde tels ouvrages ; et on peut dire qu'à ce titre seul ,
c'est à M. Haüy qu'il convenoit de faire le Traité élémentaire
de physique à l'usage des Lycées. Certes , quand on voit le
Gouvernement inviter de pareils hommes à seconder les efforts
qu'il fait pour épurer l'instruction publique , et quand on les
voit répondre à son invitation par de pareils livres , il est
permis de croire au retour des bonnes méthodes , des bons
principes , et de ne pas désespérer de l'éducation .
Onme prévient : le nom de M. Haüy ne rappelle pas seulement
les talens et la science , il rappelle aussi la piété , la
modestie , l'inaltérable douceur, toutes les vertus qui inspirent
la confiance. On ne sera donc pas surpris que, chargé d'exposer
les principes de la science de la nature , il ait commencé par
déclarer, dans sa préface , que la nature c'est Dieu ou la
collection des ouvrages de Dieu , et que les lois de la nature
nesontautres que celles de soft créateur. C'est encore ainsi que
Boileau est devenu non moins célèbre par la franchise de ses
principes religieux que par son talent pour la poésie , et que
Racine , même en faisant Athalie et Phedre , se glorifioit
toujours d'être un des plus fidèles disciples de Port-Royal ;
c'est ainsi que , jusque dans les commencemens de ce dixhuitième
siècle qui depuis est devenu si fameux par son
impiété , tous les livres d'éducation inspiroient le respect pour
ces vérités saintes qui doivent toujours occuper la première
place dans l'enseignement public. Car, alors Voltaire et ses
disciples ourdissoient déjà , je l'avoue , leurs complots contre
la vérité ; déjà se levoit , sur l'horizon de la France , cette
comète aux regards funestes , qu'on a ensuite appelée la philosophie;
mais l'enseignement de la jeunesse n'étoit encore
confié qu'à des hommes tels que Rollin , ou à des hommes
dignes de lui être associés ; et le flambeau de la religion
brilloit du moins de tout son éclat dans les écoles publiques.
Autres temps , autres moeurs. Nous avons bientôt vu les philosophes
, devenus plus audacieux , adresser leurs poisons à
l'enfance elle-même ; nous avons vuDiderot et Condorcet ,
60 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
,
avec une réputation déjà souillée par tant d'ouvrages , réussir
à se faire écouter , lorsqu'ils parloient de l'education ; et ,
pour tout dire enfin, nous avons vu la méthode de Jean-
Jacques remplacer celle de Rollin. Il a paru dans ces dervières
années plus de livres pour la jeunesse que tous les
siècles précédens n'en avoient produit; et ces livres , tous
jetés dans le même moule , ont constamment allié à des
méthodes plus ou moins ridicules des principes plus ou moins
dangereux. Ilya des Elémens des sciences , même desElémens
degrammaire, même des Elémens de morale qui ne semblent
faits que dans l'intention de répandre , avec plus de sûreté
des erreurs impies. On diroit que les novateurs , non-contens
du mal qu'ils avoient fait à la génération présente , jaloux en
quelque sorte de perpétuer leur crime , avoient voulu corrompre
d'avance la génération qui s'élevoit , lui transmettre
le soin de corrompre à son tour les générations futures , et
et par ce moyen ensevelir dans la honte impérissable et la
dégradation universelle , leur propre honte et leurs excès. Il
seroit temps de faire justice de tous ces livres, et de renvoyer
dans leurs ténèbres ces grands propagateurs de lumières , qui,
entre toutes les vérités qu'ils publient, n'omettent jamais que
celles qu'il importe avant tout de connoître ; il seroit temps
que tous les savans et les gens de lettres déclarassent franchement
leurs principes ; que les uns abjurassent leurs erreurs ,
et que les autres ne craignissent plus de se prononcer hautement
dans ce grand procès qui se juge , dit-on , actuellement
en Europe , entre la philosophie et la religion , et qui , selon
moi , est heureusement déjà jugé : c'est ici l'intérêt de tous
les pères , c'est celui de tous les hommes , celui de toutes les
vies , de toutes les propriétés : car on ne sait ce que peut
devenir une génération élevée tout entière dans les principes
de l'athéisme , ou , ce qui revient au même, dans l'oubli de
toute religion. Encore aujourd'hui l'erreur a ses chaires , où
elle professe publiquement; je dis publiquement , car elle
n'exclut des asiles où elle s'est réfugiée , que ceux qui pourroient
y porter la lumière , et exposer sa laideur au grand
jour : si le venin ne coule plus, comme autrefois , par torrens
, il coule toujours ; du milieu de Paris , il s'étend dans
toute la France; et de la France , dans toute l'Europe ; il
circule sourdement dans toutes les veines. Il seroit donc temps
qu'au moins les saváns et les gens de lettres qui ont été invités ,
comme M. Haüy, à composer des ouvrages pour l'instruction
de la jeunesse , suivissent en tout son exemple; et j'aime à
croire qu'ils l'ont fait ου qu'ils le feront. Cependant , il
faut le dire encore à lahonte de notre siècle ; il faut le dire ,
JANVIER 1807 . 61
ne fût-ce que pour montrer toute la profondeur de la plaie
qu'il s'agit de guérir : je ne crois pas que cette préface ou
M. Haüy a osé parler de Dieu , ait contribué au succès de
son ouvrage , et je ne serois pas étonné qu'elle y eût nui.
Cet ouvrage étoit bon : je ne croyois pas qu'il pût devenir
meilleur. Mais les hommes d'un vrai talent sont- ils jamais
contens de ce qu'ils ont fait? Ils font bien, ils veulent mieux
faire ; et lorsqu'ils sont parvenus à ce mieux qu'ils voyoient ,
et que des auteurs médiocres n'auroient pas vu , il y en a
toujours un autre qu'ils voient encore , vers lequel ils se
croient obligés de tendre , et qu'ils ne se flattent jamaisd'avoir
atteint. C'est ainsi que M. Haüy , même après avoir refondu
son ouvrage , craint encore den'y avoir pas assez approfondi
certaines vérités , ou de ne les avoir pas présentées sous le
jour le plus favorable , pour en faciliter l'accès. Qu'il se
rassure : ceux qui liront cette nouvelle édition de son Traité
de Physique , trouveront qu'il ne laisse rien à desirer ; et s'il
leur reste un regret , ce sera que l'auteur lui ait sacrifié des
momens qu'il pouvoit mieux employer pour sa gloire. Car
il faut l'avouer encore , la gloire que procurent les bons
livres élémentaires , est loin d'être proportionnée à la peine
qu'ils donnent , et à l'utilité dont ils sont ; et on peut dire que
leurs auteurs méritent d'autant plus de reconnoissance, qu'en
les composant, ils sont sûrs d'en recueillir très-peu. Essayons
de donner une idée des difficultés que M. Haüy a dû surmonter
pour conduire celui-ci à la perfection.
Il n'en est pas de la physique comme des sciences exactes :
dans celles-ci toutes les vérités s'engendrent les unes les autres ,
et ont entr'elles une connexion si étroite , que l'on n'a presque
rien à faire pour en assujétir toutes les grandes divisions à
unordre rigoureux.De là vientque les jeunes gens eux-mêmes,
en transcrivant leurs leçons , font des élémens de géométrie ,
ou d'algèbre , non pas aussi clairs, ni aussi bien développés ,
ni aussi complets , mais à-peu-près aussi bien ordonnés que
pourroient le faire nos Lagrange , nos Laplace. Et de là vient
peut- être aussi que , dans ces dernières années , nous avons
été inondés de tant d'Elémens de mathématiques qu'on ne
peut pas dire absolument mauvais , mais qui ne sont en effet
que des ouvrages de bons écoliers qui se croyoient des savans ,
parce qu'ils avoient appris à aligner régulièrement des a et
des x. Dans laphysique , au contraire , toutes les parties sont
collatérales; il y a toujours quelque chose d'arbitraire dans
l'ordre qu'on suit en les enseignant , et , par conséquent ,
quelque chose qui demande beaucoup d'expérience et de réflexion.
Lorsqu'on a exposé les propriétés de la matière, et les
62 MERCURE DE FRANCE ;
vérités qui en dépendent , quelles raisons y a-t-il pour déves
lopper les propriétés de l'eau plutôt que celles de l'air, et les
phénomènes du magnétisme plutôt que ceux de l'électricité
ou de la lumière ? Il y en a sans doute , et ce n'est pas au
hasard que M. Haüy s'est déterminé à suivre cet ordre ; mais
ces raisons me sont pas à la portée de tout le monde. Il faut
posséder bien parfaitement toutes ces parties de la physique ,
pour savoir aussi bien en quoi l'étude des unes peut faciliter
l'étude des autres , et pour disposer son ouvrage de manière
que la fin serve encore à en graver dans la mémoire le commencement
et le milieu.
Outre cet embarras qui tient à la nature de la physique ,
les auteurs de livres élémentaires en rencontrent maintenant
unautre qui tient a la nature des observations que l'on a faites
dans ce siècle. Cette science , dit-on , a fait de nos jours de
très-grands progrès ; j'aimerais mieux que l'on dit de nombreux
progrès ; c'est-à-dire , qu'on a fait ou cru faire une
multitude de découvertes , qu'on peut appeler toutes curieuses
, parce qu'en effet elles ne sont pas plus importantes
les unes que les autres , et qu'il seroit difficile d'indiquer celle
qu'il convient de développer la première, et qui est digne
d'arrêter le plus long-temps l'attention des jeunes gens. Il arrive
de là que les accès de la physiquesont embarrassés d'une foule
de petites vérités , sur lesquelles les anciens auroient fait
main-basse , mais que nous sommes obligés de ménager par
la seule raison qu'elles sont nouvelles , et sur- tout parce que
l'objet qu'on se propose aujourd'hui en étudiant une science ,
bien différent de celui qu'on se proposoit autrefois , n'est
pas de s'instruire , mais de se mettre au courant de l'instruction
des autres , d'entendre ce que l'on dit , et de se mettre
en état de parler de tout. On sent combien cette nécessité de
donner au moins une idée de toutes ces découvertes , doit
contribuer à grossir les livres élémentaires , et , par conséquent
, à les rendre moins bons ; et qu'un auteur aussi sage
que M. Haïy a beaucoup à faire , lorsqu'il veut contenter
tout à la fois sa propre sagesse et le goût public.
Ajoutons que la démonstration de ces découvertes dépend
quelquefois d'expériences assez délicates pour que nos savans
ne soient pas toujours sûrs d'y réussir ; et qu'ici la preuve est
toujours si fugitive , qu'après avoir long-temps raisonné , et
le plus clairement qu'on peut , on n'est pas bien sûr d'avoir
prouvéquelque chose. J'en pourrois donnerpour exemple cette
fameuse décomposition de l'eau , dont on a tant fait de bruit ,
et dont j'ai vu des hommes , d'ailleurs très-instruits , douter
JANVIER 1807. 63
encore ," même après que tant de chimistes croient l'avoir si
bien démontrée. Je ne nie point ce fait , mais je ne puis
m'empêcher de faire observer que M. Haüy s'y est très-peu
arrêté. Je ne nie point non plus que nos modernes savans
n'aient fait faire à leur science beaucoup de pas , pourvu
qu'on avoue que ce sont des pas encore mal assurés ; quelquefois
même des pas si petits , qu'en vérité il faut plus
d'adresse pour marcher après eux dans les routes qu'ils
tracent avec tant de patience , qu'il n'en coûtoit autrefois
d'efforts pour suivre les Newton et les Descartes dans les hauteurs
où leur génie les élevoit. La physique , telle que ces
grands hommes nous l'avoient transmise , pourroit se comparer
à une forêt immense , percée de grandes routes , auxquelles
aboutissoient de petits sentiers : dans cette forêt , on
savoit toujours quels chemins on devoit d'abord suivre ; et
lors même qu'on s'y égaroit , on pouvoit du moins calculer
l'étendue de son erreur , et revenir quand on vouloit sur ses
pas. Telle que les modernes nous l'ont faite , c'est un tortueux
labyrinthe , où l'on ne sait jamais de combien on s'est avancé
vers la vérité , si tant est qu'on marche vers elle ; et ce qu'ily
a de pis , c'est que les erreurs n'y sont pas moins vastes et pas
moins à craindre que dans la forêt. La folie des conséquences
que plusieurs de nos physiciens et de nos chimistes ont voulu
tirer de leurs découvertes , les met à cet égard hors de pair
avec ceux des anciens qui ont imaginé les systèmes les plus
absurdes.
En développant les découvertes modernes , comme en expliquant
cellesdes anciens , M. Haüy a un avantage que les
auteurs élémentaires n'ont ordinairement pas : c'est que ,
placé par ses connoissances au rang des plus illustres savans de
l'Europe , il a pu s'entretenir avec eux, être témoin de leurs
recherches , recueillir de leur propre bouche les résultats de
leurs observations , et les consigner dans son ouvrage avec la
plus grande fidélité. Mais comme il est aussi en état de les
bien juger , on doit s'attendre qu'il ne les y aura consignés
qu'avec cette réserve qui convient à l'homme sage ; qu'il
se sera moins extasié que tant d'autres sur beaucoup de nouvelles
observations , qui , jusqu'à présent du moins , n'ont
pas été fécondes en grands résultats ; et que , par exemple ,
en parlant de cette nouvelle manière d'électriser , qu'on
appelle le galvanisme , il se sera bien gardé de la présenter
comme un moyen de ressusciter les morts.
Je dirois presque que c'est aussi avec les Newton qu'il s'est
entretenu, avant que d'entreprendre de nous développer leurs
magnifiques systèmes. Car des hommes tels que lui ne vont
64 MERCURE DE FRANCE ;
1
pas chercher dans des Elémens de physique de quoi composer
denouveaux Elémens : lorsqu'ils daignent s'abaisser jusqu'à
faire , comme tant d'autres , des livres avec des livres , c'est
dumoins avec les meilleurs qu'ils les font. Ils remontent à la
source : c'est dans les ouvrages des grands hommes qu'ils vont
s'instruire de leurs pensées ; et comme ils sont à-peu-près les
seuls qui puissent toujours se flatter de les bien entendre , ils
sontaussi les seuls qui nous les transmettent avec une exactitude
sur laquelle on peut toujours compter. Il ne sera peut-être
pas inutile de rappeler ici que Voltaire , qui se glorifioit
d'avoir été le premier, enFrance, à parler des expériences de
Newton sur la lumière , nous les avoit très-mal fait connoître.
Selon lui , Newton avoit démontré qu'un rayon de lumière se
décomposoit en sept rayons ( ni plus ni moins ) différemment
colorés. Il se trouve maintenant que Newton a démontré tout
autre chose , c'est-à-dire , qu'un rayon de lumière se compose
d'une infinitéde rayons , dont les nuances vonten s'affoiblissant
par des dégradations insensibles , depuis le rouge jusqu'au violet.
« Newton , dit M. Haüy , s'exprime à cet égard dans les
>>termes les plus clairs , quoiqu'à en juger par l'exposé que la
>> plupart des physiciens ont fait de sa théorie , il semble n'a--
>> voir admis dans la lumière que sept couleurs bien tranchées,
» qui se succèdent entr'elles par un passage subit. » Mais
pourquoi la plupart des physiciens ont-ils si mal exposé la
théorie de Newton ? C'est que probablement ils avoient puisé
leur science dans les Elémens de Voltaire , qui tenoit la sienne
de quelque poète aussi bpoonnphysicienqquuee lui; et de poète en
poète, d'Elémens enElémens,l'erreur s'étoit transmise jusqu'à
ce que M. Haüy soit venu nous faire connoître la vérité
qu'il a puisée dans les ouvrages même de Newton. A cette
occasion , nous ferons remarquer avec M. Hauy, qu'une the
n'est pas un système , et qu'il y a entre l'une et l'autre cette
grande difference , que par un système on annonce la prétentiond'expliquer
les choses, au lieu que par une théorie on se
propose seulement de les lier entr'elles. C'est donc bien à tort
qu'on oppose encore tous les jours le système de Newton à
celui de Descartes : car , à proprement parler , Newton n'a
jamais eu de système. Il calcula les mouvemens des astres : il
vit que tout se passoit dans le ciel , comme si les planètes tendoient
les unes vers les autres ; il supposa donc que cette tendance
existoit , parce qu'elle lui fournissoit un moyen de lier
àun fait unique les résultats de ses calculs. Mais il ne donna
point sa supposition pour une vérité ; il prétendit encore
moins que la gravitation fût , comme l'assure Voltaire , une
propriété inhérente à la matière ; elle est tout au plus
theorie
un
fait
I
:
JANVIER 1807 . 65
fait particulier , dépendant peut-être lui-même d'un fait plusLA
SEINI
général , qui nous est encore inconnu , et dont la decouverte
est réservée aux Newton futurs. Quand ce nouveau fait nous
aura été révélé , nous ne saurons pas mieux pourquoi les corps
tendent les uns vers les autres ; seulement , la théorie embrassera
probablementdans son ensemble un plus grand nombre de
faits particuliers; elle sera plus vaste , et par consequent plus
utile, en ce qu'elle sera plus propre à soulager la mémoire
en l'aidant à classer et à mettre en ordre une plus grande quen
tité d'observations. C'est ainsi que se forment presque toutes
les sciences : on observe , on classe , on dispose. Mais il est
bon d'apprendre aux ignorans que tout ce qu'on appelle des
découvertes ne consiste jamais qu'en de nouvelles observations
; qu'on devient plus riche en faits , sans en mieux connoître
les causes ; et qu'après avoir bien étudié et bien compris
les plus savantes théories , on ne sait encore la raison de
rien. Il faut répondre aux hommes simples , qui demandent
aux savans l'explication de tout , que la science , comme ils
l'entendent , n'appartient qu'à Dieu seul , et qu'il n'y a point
d'apparence que nous lui arrachions jamais son secret.
Voltaireditquelque part dans une de ses lettres, qu'un jour
en soufflant son feu , il s'avisa de chercher pourquoi il produisoit
de la flamme ; qu'il demanda l'explication de ce fait à
de très-savans physiciens , et qu'aucun n'ayant su lui répondre ,
il avoit pour jamais renoncé à l'étude de la physique. Cette
plaisanterie est peut- être assez bonne ; mais sa question étoit
d'unhomme qui , malgré ses Elémens de Newton qu'il avoit
déjà publiés , ne savoit pas même en quoi consiste la physique.
Il demandoit un système. , parce qu'il n'étoit peut-être
pas en état de comprendre une théorie ; et c'est pour cela
mêmeque personne ne lui répondit. Car il est bien vrai qu'on
•ne sait pas pourquoi en soufflant son feu on produit de la
flamme; comme on ignore aussi pourquoi un corps organisé
d'une certaine manière , produit dans nos yeux la sensation
du rouge ou du bleu ; mais il y a des faits généraux
auxquels ces faits particuliers se lient : la véritable science
consiste uniquement dans la connoissance de ces premiers
faits, etdans la manière plus ou moins parfaite d'y lier les
autres.
Notre objet , en faisant ces réflexions , étoit de montrer
combien il est important que les Traités élémentaires des
sciences physiques soient composés par des savans tels que
M. Haüy ; c'est-à-dire par des hommes dont la vue soit assez
étendue pour s'élever jusqu'au fait général , et assez sage
pour n'aller point au-delà : car on le sent bien , ceux qui
E
ユージン
66 MERCURE DE FRANCE ,
vouloient faire une propriété essentielle à la matière de cette
gravitation , qui ne se lie en effet ni à l'étendue , ni à la
figure, ni à aucune des propriétés vraiment essentielles des
corps , avoient l'intention d'en faire conclure que cette matière
inerte pourroit bien avoir encore d'autres facultés qui
lui paroissent , et qui lui sont en effet bien plus étrangères ; par
exemple , celle de penser. Nous aurions atteint notre but,
si nous étions parvenus à fixer sur cet ouvrage l'attention
de tous les pères qui ne sont pas indifférens au choix des
livres qu'ils mettent entre les mains de leurs enfans. Quant
aux professeurs , j'aime à croire que depuis long-temps ceux
des Lycées n'en enseignent pas d'autre.
LeGouvernement, lorsqu'il a confié à M. Haüy le soin de
composer cet ouvrage , a , ce me semble , assez clairement
manifesté l'intention d'empêcher que désormais l'instruction
publique fût livrée aux vents de tous les systèmes et de toutes
les doctrines. Il me reste à dire en quoi cette nouvelle
édition differe de la première.
Beaucoup de science , beaucoup de sagesse , une excellente
méthode , voilà les titres qui avoient déjà valu à ce Traité
les suffrages de ceux qui sont en état d'en juger. De ces trois
qualités , je ne le cache pas, la première est celle que je prise
le moins dans un livre élémentaire ; et si j'osois juger moimême
l'ouvrage d'un auteur tel que M. Haüy , je trouverois
qu'elle y est un défaut : cependant c'est celle qui a le plus
gagné dans cette nouvelle édition. Les articles sur le
calorique et sur le galvanisme , y ont été tellement augmentés,
qu'onpeut les dire entièrement nouveaux ; je ne parle pas
d'une foule d'autres qui ont été totalement refondus , parce
que ces sortes de détails conviendroient peut- être assez peu à
la nature de ce Journal ; mais je ne puis m'empêcher de
citer encore celui des tubes capillaires , où l'on trouve développée,
comme on pouvoit l'attendre du livre le plus savant ,
la plus savante des théories , celle du célèbre Laplace.
Maintenant , je demande par quelle raison un auteur aussi
sage que M. Haüy, un professeur qui connoît si bien la portée
des jeunes gens , et la quantité de science qu'ils sont capables
de recevoir dans le cours d'une année ; par quelle raison ,
dis-je , il a pu se résoudre à accumuler tant de science dans
ces deux volumes ? S'il s'agissoit d'un homme moins modeste
, je dirois qu'il a senti sa force , et qu'il étoit bien sûr
qu'en faisant un livre très-savant , il faisoit enmême temps un
livre très-clair , très-facile à apprendre ; et j'ajouterois qu'il
ne s'est point trompé. Mais ces sortes de raisonnemens n'étant
point à l'usage de M. Haüy, il faut nécessairement supposer
qu'il en a fait un autre.
JANVIER 1807 . 67
Il paroît convenable en effet que dans les cours d'instruc
tion publique , l'étude de la physique n'occupe pas plus d'un
an. On a trop sacrifié aux sciences dans ces dernières années.
L'éducation ne sera vraiment bonne que lorsqu'on en consacrera
, comme autrefois , la plus grande partie à l'étude des
langues et à celle des lettres. Ce sont les lettres qui , dans tous
les temps est dans toutes les positions font l'ornement et la
consolation de la vie ; ce sont les lettres , et non pas les sciences ,
dont l'étude est utile à tous les hommes , même à ceux qui
ne les cultiveront pas dans la suite, parce que c'est d'elles seules
que l'on peut dire , qu'il est impossible d'oublier entièrement
cequ'on a appris d'elles en les cultivant. Je le demande à tous
ceuxqui ont terminé leur éducation à une époque encore
assez peu éloignée de nous , que leur est-il resté de tout ce
fatras d'équations et de séries auxquelles ils ont employé tant
de temps ? Ils ont tout oublié: ces jeunes savans d'autrefois
conviennent aujourd'hui de leur ignorance ; ils ont tout oublié
, ou il leur reste à peine un souvenir confus de tout ce
qu'ils avoient appris. Cependant , si , à cette époque , l'éducation
avoit le défaut d'être trop savante , elle n'avoit pas
celui d'embrasser trop d'objets . On n'étudioit guère alors
que les mathématiques et la chimie : l'histoire naturelle ,
tout importante qu'elle paroissoit , avoit quelque peine ellemême
à trouver une place dans l'enseignement ordinaire , et
à se soutenir contre les agressions de ces deux sciences , qui
dominoient en souveraines sur toute l'éducation. O folie ! on
voyoit des jeunes gens disserter sur les affinités chimiques , et
connoître à peine de nom cette gravitation universelle , dont
les affinités ne sont qu'une conséquence ; on eu a vu qui
s'enfonçoient avec confiance dans lelabyrinthe d'une immense
série algébrique , et qui n'auroient pas su calculer l'effort
d'un levier ou la chute d'un corps pesant. Mais que leur
reste-t-il maintenant , si ce n'est le regret d'avoir sacrifié
leurs plus belles années à s'instruire rapidement de ce qu'ils
ont encore plus rapidement oublié ?
Il n'en seroit pas de même s'ils avoient employé ces mêmes
années à étudier la littérature. Il est possible qu'on ne se
souvienne plus à trente ans des vers de Virgile et d'Horace
que l'on a appris au college; ce qui ne l'est pas , c'est que
l'on soit faché de les avoir appris : car à mesure que l'on
étudioit , le goût se formoit , l'esprit se développoit ; et
certes , un goût pur , un esprit éclairé, une ame élevée , sont
des qualités assez précieuses pour qu'on ne regrette jamais le
temps qu'on a pu employer à se les procurer. En passant par
notre mémoire , ces beaux vers y laissent des traces qui ne
E3
68 MERCURE DE FRANCE ,
s'effacent plus : traces bien plus profondes , et sur-tout bien
plus utiles que celles qu'y peuvent laisser les séries des ma
thématiciens et les analyses des chimistes ! Les premières sont
comme ces sillons que forme le laboureur pour féconder
son champ , et le disposer à porter ses fruits dans la saison
prochaine; les autres sont comme ces ravins formés par les
torrens , qui , lorsque les eaux ont passé , ne découvrent à
l'oeil affligé , qu'un sable aride et une terre stérile .
Je conclus de là que l'étude de la physique , quoique bien
plus importante que celle de la chimie qui n'en est qu'une
partie , et surtout que celle des mathématiques qui n'en
devroit être que la préparation, ne doit pas ordinairement
absorber plus d'une année dans le cours de l'éducation. Mais
il est possible que parmi ces jeunes gens qui sont élevés ensemble
dans les Lycées , il s'en trouve qui soient nés avec
des talens extraordinaires ou avec un goût particulier pour la
science de la nature , et alors ce qui seroit vrai de tous en
général , ne le seroit point pour eux. Il faut que ceux- là puissent
prolonger ces études qu'ils aiment , et que sans entendre
répéter les mêmes choses , ils suivent pendant plusieurs années
les mêmes cours. Je suppose donc que M. Haüy , en composant
son Traité élémentaire , n'a point entendu qu'il fût
tous les ans expliqué tout entier par les professeurs chargés de
ce soin; s'il y a renfermé tant de science , ce n'est point pour
qu'elle fût jetée tout à-la-fois devant des jeunes gens incapables
encore de la recevoir et de s'en nourrir; c'est pour que
les maîtres pussent y trouver de quoi varier leurs leçons , en
ychoisissant chaque année quelques parties différentes , comme
objet principal de l'étude de leurs élèves.
Ace motif, qui est celui de M. Haüy , j'en pourrois joindre
un autre qui auroit déterminé peut-être un auteur moins sage
que lui à faire un livre encore plus savant : c'est que nous
ne sommes point encore parfaitement guéris de nos préjugés
sur tout ce qui concerne l'éducation , et que nous voulons
encore y faire entrer trop de science ; c'est qu'un Traité
élémentaire qui ne renfermeroit en effet que des élémens ,
paroîtroit aujourd'hui un livre insuffisant : les parens et
les professeurs le dédaigneroient , et l'auteur se trouveroit
avoir fait un livre inutile , par cela seul qu'il auroit voulu le
faire très-bon , mais de la bonté qui convenoit à son espèce.
J'espère qu'on me permettra de développer à cet égard ma
pensée ; car si l'instruction qu'on veut donner aux enfans , est
encore aujourd'hui très-savante et si elle l'est tellement
qu'elle en devient pour le moins ridicule; si ce travers est
tellement enraciné, que les meilleurs auteurs ne peuvent s'emJANVIER
1807 . 69
pêcher d'y sacrifier , lorsqu'ils ne veulent pas travailler en
vain , il ne sauroit être superflu d'arrêter l'attention sur les
causesqui ont pu le produire et le perpétuer parmi nous.
Depuis environ une vingtaine d'années , l'éducation a changé
d'objet. Autrefois , lorsqu'on apprenoit à un enfant les élémens
de physique et de géométrie , c'étoit moins pour en
faire un physicien ou un géomètre , que pour essayer son
goût, et savoir s'il étoit appelé par la nature à cultiver un
jour ces sciences avec quelque succès. On se bornoit donc à
lui en montrer les premiers principes; on le mettoit , pour
ainsi dire , sur la route : c'étoit à lui-même à s'y avancer s'il
pouvoit. Après ces premières études , qu'on regardoit comme
indispensables , on n'étoit pas instruit ,on étoit encore moins
savant; mais on avoit ce qu'il falloit pour pouvoir avec du
talent et de la bonne volonté le devenir par ses propres
efforts. Tel étoit en général l'objet qu'on se proposoit : c'étoit
moins d'instruire les jeunes gens que de leur apprendre
à s'instruire ; l'éducation qu'on leur donnoit n'étoit que le
commencement , ou , pour parler avec plus d'exactitude , que
la préparation de celle qu'ils devoient se donner à eux-mêmes .
Après cela , si ces premières études n'étoient suivies d'aucune
autre dans le même genre , le temps qu'on leur avoit consacré
n'étoit pas perdu . On n'avoit aucun motif de regretter
quelques jours , quelques mois qu'on avoit sacrifiés aux principes
généraux des sciences : car ces principes ont sur les
détails savans , dont on s'occupe aujourd'hui, un avantage
immense ; c'est qu'ils se gravent aisément dans la mémoire ,
qu'on les oublie rarement , et qu'enfin il y a peu de professions
dans la société auxquelles ils ne soient plus ou moins utiles.
Il n'y a plus de raisons pour qu'on suive la même route.
Maintenant , il faut instruire les jeunes gens , si on peut ;
mais il est inutile de leur apprendre à s'instruire : car c'est
de toutes les sciences celle qu'ils seront le moins tentés de
mettre en pratique. Quelles sont en effet les professions où
l'on s'avance à l'aide du travail et du temps ? Dans cet état
d'oscillation et d'incertitude où la révolution a jeté tous
les hommes de ce siècle , et les jeunes gens encore plus
que les hommes , quel motif peut les porter à étudier et à
travailler , lorsqu'ils n'ont plus à côté d'eux un père ou un
maître qui leur recommande continuellement le travail et
l'étude? Ce sont alors d'autres recommandations qu'on leur
fait; et celles-ci ne s'accordent guère avec les premières :
s'enrichir , s'avancer et le plus rapidement qu'on peut ;
voilà le but qu'on leur montre , vers lequel ils dirigent tous
leurs efforts. Or , on ne peut se dissimuler que le travail et
,
BIBL. UNIV,
3
70 MERCURE DE FRANCE ,
l'étude ne sont pas les moyens les plus propres à procurer ni
un avancement rapide , ni des richesses considérables .
Il faut espérer qu'à mesure que les diverses professions
acquerront plus de fixité , il s'établira aussi par l'usage de
nouveaux moyens de s'y avancer , et qu'alors , comme on
comptera sans doute pour quelque chose l'instruction néces
saire pour les bien remplir , les jeunes gens travailleront avec
ardeur à se la procurer. Mais dans ce moment même , où la
société se dispose à prendre une assiette plus ferme et plus
constante , on ne sauroit blâmer les pères qui veulent donner
à leurs enfans une éducation très-savante : car ils savent bien
qu'une fois cette éducation finie , leurs enfans n'apprendront
plus rien. Que faire donc ? Former des voeux pour que le
bien se consolide ; mais en attendant ne cesser d'avertir qu'un
enfant à qui on veut apprendre tout à- la-fois , et avec la
plus grande perfection les lettres , tous les beaux- arts et toutes
les sciences , finit presque toujours par être unhomme trèsignorant
; que des études trop vastes ne sauroient être à son
âge de bonnes études ; et qu'enfin l'éducation ( et je ne parle
pas de l'éducation morale ) est très-loin d'être encore ce
qu'elle deviendra sans doute, si on continue de s'en occuper ,
• et sur-tout de faire travailler pour elle des auteurs aussi savans
, aussi sages , aussi religieux que M. Haüy.
GUAIRARD.
La Manie de Briller, comédie en trois actes et en prose,
par M. Picard ; représentée , pour la première fois , sur le
Théâtre de l'Impératrice, le 23 septembre 1806. Prix : 1 fr.
80 c. , et 2 fr. 20 c. par la poste. A Paris , chez Martinet,
libraire , rue du Coq, nº 15 ; et chez le Normant.
Il est à remarquer qu'aux premières représentations des
pièces de M. Picard , on se récrie presque toujours contre la
trop grande vérité de ses tableaux. On trouve qu'il ne présente
pas des moeurs assez nobles , qu'il s'occupe de travers trop communs
; et quelques personnes ayant la franchise de se reconnoître
dans ses peintures , l'accusent de les avoir eues en vue
dans ses conceptions. Toutes ces critiqnes sont autant d'éloges .
:On les adressoit aussi à Molière , qui n'avoit pas plus que
M. Picard l'intention de tourner en ridicule tel ou tel indie
vidu; mais qui , ayant fait une étude profonde des moeurs
de son siècle , saisissoit les travers les plus cachés , les forçoit
JANVIER 1807 : 71
à se découvrir; et, dans quelques traits composant l'ensemble
de ses caractères , ne pouvoit manquer de rencontrer souvent
la physionomie morale de quelqu'un qu'il n'avoit peut- être
jamais vu.
Molière , en réfutant les critiques qui lui étoient adressées
par ceux qui se plaignoient de la grande fidélité de ses peintures,
a donné la meilleure définition qui existe peut-être de
la véritable et bonne comédie. Dans un ouvrage où il se croit
obligé de faire son apologie , il met sa défense entre les mains
d'un de ses camarades ( Brécourt ). Ce comédien répond à
deux marquis qui prétendent trouver la clef des caractères
tracés par Molière :
<<Vous êtes fous de vouloir vous appliquer ces sortes de cho-
» ses; et voilà de quoi j'ouïs l'autre jour se plaindre Molière ,
>> parlant à des personnes qui le chargeoient de la même chose
>> que vous. Il disoit que rien ne lui donnoit du déplaisir
>>comme d'être accusé de regarder quelqu'undans les portraits
» qu'il fait; que son dessein est de peindre les moeurs sans vou-
>>loir toucher aux personnes , et que tous les personnages qu'il
> représente sont des personnages en l'air, et des fantômes
> proprement , qu'il habille à sa fantaisie pour réjouir les
» spectateurs ; qu'il seroit bien faché d'y avoir jamais marqué
» qui que ce soit; et que si quelque chose étoit capable de
» le dégoûter de faire des comédies , c'étoit la ressemblance
» qu'on y vouloit toujours trouver, et dont ses ennemis
>> tâchoient malicieusement d'appuyer la pensée , pour lui
>>rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à
» qui il n'a jamais pensé. En effet , je trouve qu'il a raison :
>>car pourquoi vouloir , je vous prie, appliquer tous ses
>>gestes , et chercher à lui faire des affaires en disant haute-
> ment : il joue un tel, lorsque ce sontdes choses qui peuvent
>> convenir à cent personnes ? Comme l'affaire de la comédie
▸ est de représenter en général tous les défauts des hommes ,
>> et principalement des hommes de notre siècle, il est impos-
>> sible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre
>> quelqu'un dans le monde ; et s'il faut qu'on l'accuse d'avoir
>> songé à toutes les personnes où l'on peut trouver les dé-
>>fauts qu'il peint , il faut sans doute qu'il ne fasse plus de
>> comédies. »
Le même reproche fut fait à la Bruyère , quand il publia
son livre des Caractères. On s'empressa d'en multiplier les
clefs; et cependant personne ne parvint à découvrir le secret
de l'auteur, parce que , véritablement , il n'en avoit point.
Nous avons entendu raconter à une dame attachée à la cour
d'une princesse qui vit encore , une anecdote qui montre quel
4
72 MERCURE DE FRANCE ,
1
fonds on peut faire sur ces explications , et qui prouve que
les Caractères de la Bruyère peignent non-seulement les
moeurs du siècle où il vécut , mais les hommes en général.
Dans un de ces moinens où la fatigue des plaisirs fait naître
l'ennui , et où l'on sent le besoin de nouvelles distractions , la
conversation s'engagea sur le livre des Caractères, et l'on parla
beaucoup de la clef qui est à la suite de cet ouvrage. Quelques
personnes prétendoient qu'elle étoit vraie, d'autres , plus
exercées , soutenoient qu'elle étoit fausse. Une de ces dernières
proposa une épreuve qui , en éclaircissant la question , devint
en même temps une source d'amusement. Elle dit qu'il ne
seroit peut-être pas impossible, en examinant avec attention
la cour actuelle , d'y trouver les originaux des Caractères de
la Bruyère. Remarquez que c'étoit au commencement du
règne de Louis XVI. La proposition , comme on peut le
penser, fut acceptée avec empressement. La malignité et l'esprit
trouvant à s'exercer, on se fit un jeu de ce travail. Bientôt
on trouva une clef très-juste des Caractères de la Bruyère ; et
l'on eut lieu de se convaincre que le moraliste , en peignant
les vices et les travers de son temps , l'avoit fait d'une manière
si génerale , et avec une intention si éloignée de vues particulières
, que ses observations trouvoient encore leur applica
tion au bout d'un siècle.
En peignant en général tous les défauts des hommes , et
principalement des contemporains , comme c'est l'affaire de
la comédie, ainsi que l'observe Molière , ses successeurs ont
obtenu des éloges mérités, sans cependant approcher de ce
grand génie pour la vérité et la profondeur. Malheureusement,
son école parut fermée par Piron et Gresset. Depuis
cette époque , jusqu'à la fin du XVIIIe siècle , on ne sembla
s'occuper au théâtre qu'à flatter les penchans des hommes.
Atrès-peu d'exceptions près, on ne vit plus que des pein
tures romanesques, des scènes de boudoir, des petites nuances,
de la métaphysique sentimentale , et le monde ne fut plus
' le modèle que se proposèrent les poètes comiques. On subst
titua à la gaieté franche de l'ancienne comédie , un froid persifflage;
aux grandes conceptions des maîtres , de frivoles
intrigues symétrisées ; à l'expression naïve des sentimens , un
jargon de sensibilité souvent inintelligible. Cependant , un
homme sembla vouloir secouer ce joug , que de vaines convenances
imposoient depuis long-temps aux poètes comiques ;
et ce fut la cause de son succès extraordinaire. Mais il tomba
dans un inconvénient plus dangereux que celui qu'il vouloit
éviter. En peignant les turpitudes d'une famille espagnole , il
ne craignit pas de donner de l'attrait , et même des graces aux
JANVIER 1807 . 73
}
1
penchans les plus vicieux : la séduction fut revêtue de tous
les charmes de l'enfance ; l'adultère fut excusé, et la femme
qui s'en étoit rendue coupable parut , à l'aide des plus fausses
combinaisons , un modèle de vertu. Ce n'étoit pas ainsi que
Molière avoit peint la passion du Tartuffe. Dancourt avoit
aussi tracé les vices de ses contemporains , mais avec une
gaieté qui n'en inspiroit pas le goût, et qui ne pouvoit en
faire naître que le mépris.
Nous aimons à le répéter : M. Picard est presque le seul
auteur qui , dans les derniers temps , ait suivi les traces de
Molière. Nous aurons lieu , en examinant sa nouvelle pièce ,
demarquer l'espace qui le sépare de ce grand homme; mais
notre devoir est de reconnoître qu'il est dans la bonne route ,
et que , malgré une négligence qui tient peut-être plus aux
circonstances qu'à son caractère , il occupe , sans contredit, le
premier rang parmi nos auteurs comiques. Lorsque la fin de
nos troubles permit à l'observateur d'examiner les moeurs , et
de les offrir sur la scène , quels objets durent naturellement
se présenter à ses regards ? Toute idée de religion ayant été
étouffée dans une grande partie du peuple , la plus sotte crédulité
y fut substituée. Telle femme qui se qualifioit d'esprit
fort, eut recours aux diseurs et aux diseuses de bonne fortune.
M. Picard eut l'heureuse idée de jouer ce ridicule dans
sa comédie des Trois Maris; et si cette pièce eût été plus
fortement conçue , il est à présumer qu'elle seroit restée au
théâtre. Trop d'incertitude dans les caractères empêcha l'ouvrage
d'obtenir le succès que l'auteur pouvoit se promettre.
Un penchant plus du ressort de la comédie , parce qu'il fut
plusgénéral, se montra aussi dans toute son étendue à l'époque
de la cessation de nos troubles : c'est l'amour de l'argent. Plusieurs
hommes avoient spéculé sur la révolution : loin d'être
dupes des opinions à la mode , ils ne les adoptoient que dans
des vues d'intérêt ; livrés alternativement à tous les partis ,
ceux qui survécurent ne s'occupèrent plus que de leur fortune.
Eblouis de leurs richesses , ils en firent un usage immodéré ;
et, par leurs artifices accompagnés de tous les dehors d'une
fausse sensibilité , ils trompoient leurs créanciers , et s'agrandissoient
encore par des faillites habilement combinées. Encore
une banqueroute , et ma fortune est fuite : c'est un mot qui a
été plusieurs fois répété ; et l'aveuglement étoit tel , que , dans
la société , on ne voyoit pas d'un plus mauvais oeil celui qui
pratiquoit ouvertement cette monstrueuse doctrine. Dans la
comédie de du Haut-Cours ( 1 ) , M. Picard a levé le voile
(1)M, Chéron a eu part à cette pièce,
74 MERCURE DE FRANCE ,
qui couvroit ces ténébreuses intrigues. L'aspect des fortunes
rapides qui venoient de s'élever dut exciter l'ambition de ceux
qui n'avoient pas profité de l'occasion pour s'enrichir. De là
cette inquiétude générale que l'on peut remarquer dans tous
les états : aucun n'étoit content de son sort ; tous tendoient à
se déplacer ; et cependant cette cupidité étoit couverte par
une apparence de désintéressement qui ne pouvoit tromper
que les personnes crédules. Dans l'impossibilité de parvenir,
onprenoit la résolution de vivre en philosophe; mais l'occasion
se présentoit-elle de sortir d'une situation qui gênoit sans
qu'on voulût en convenir, on se précipitoit alors dans toutes
les folies qu'on avoit blåmées avant d'être riche ; aucun frein
ne retenoit plus ; et l'on surpassoit , dans leurs profusions ,
ceux contre lesquels on ne s'étoit élevé que par un sentiment
d'envie. Ce travers n'a point échappé à M. Picard ; et , dans
les Marionnettes, il a prouvé qu'il avoit bien observé le coeur
humain et les moeurs de son temps .
La confusion de tous les états , suite nécessaire d'une révolution
, dut augmenter aussi dans les hommes la manie de
briller. Avant que , dans un nouvel ordre de choses , les rangs
pussent se distinguer, tout le monde aspiroit aux premières
places. Celui qui étoit resté en arrière ne vouloit pas que sa
dépense fût inférieure à celle de l'homme que , peu de temps
auparavant , il avoit regardé comme son égal . Cela se remarqua
sur-tout dans la classe qui s'occupoit récemment du commerce
et de la banque. Ce travers , qui peut être très- comique ,
parce qu'il a pour motif une sotte vanité, ne pouvoit échapper
à M. Picard. Il l'a peint d'une manière très-piquante dans
quelques scènes de sa nouvelle pièce : heureux si , luttant
contre une trop grande facilité, il se fût donné le temps
d'approfondir ce sujet vraiment dramatique !
En général , M. Picard choisit heureusement ses sujets ;
mais , ébloui par les premières idées comiques qu'ils lui présentent
, il ne les étudie pas assez. On ne reconnoît pas , dans
ses conceptions , cette force et cette profondeur qui distinguent
les moindres ouvrages de Molière. De là des détails
agréables dans le commencement de ses pièces ; ensuite de la
langueur ; puis des incidens amenés forcément. Ces défauts se
font sentir sur- tout dans l'ouvrage dont nous avons à rendre
compte.
La fable , et sur-tout l'avant-scène , paroissent assez bien
imaginées . Trois hommes ont passé leurs premières années
ensemble dans un magasin en qualité de commis. Dermance
a fait d'heureuses spéculations , et s'est trouvé trop honoré en
épousant la fille d'un avocat sans fortune, Bourville doit le
JANVIER 1807 . 75
principe de son avancement à un mariage assez riche pour son
état : la dot de sa femme , fille d'un riche fermier, lui sert à
faire le commerce en grand et à agioter. En hasardant sans
cesse le tout pour le tout , il se procure les moyens de vivre
àParis avec l'apparence de l'aisance. Dermance et Bourville
habitent le même hôtel : c'est à qui renchérira l'un sur l'autre
pour la dépense; leurs femmes les ruinent , l'une en reprochant
à son mari la bassesse de son premier état , l'autre en
rappelant sans cesse au sien la dot qu'elle lui a apportée.
Le troisième personnage , la Marlière , a pris un parti plus
sage. Il a élevé à Orléans une manufacture qui réussit ; marié
avec une femme honnête et économe , il a su déjà mettre de
côté une somme considérable qu'il a l'intention de placer : ce
qui lui fournit l'occasion de faire un voyage à Paris , où il
espère que ses deux anciens amis lui procureront des moyens
de faire valoir avantageusement son argent sans les ressources
honteuses de l'usure , pour lesquelles il témoigne une juste
horreur. Son voyage est aussi motivé sur l'exposition prochaine
des produits de l'industrie française : il espère que ses
travaux lui feront honneur , et fixeront sur lui les regards du
ministère.
Dermance a une fille en âge d'être mariée : elle pourroit
convenir au fils de Bourville , jeune homme laborieux , employé
dans la manufacture de la Marlière ; mais les parens de
cette demoiselle ont sur elle des vues beaucoup plus élevées :
ils la destinent à un jeune colonel. Comme dans presque toutes
les comédies , les volontés de ces parens ambitieux ne s'accordent
pas avec les voeux secrets d'Henriette : élevée avec le
jeune Bourville , elle l'aime et ne veut point avoir d'autre
époux que lui.
Dermance , Bourville et leurs femmes , dont les caractères
sont heureusement contrastés , se disputent à qui brillera
le plus. Quand les uns ont un cabriolet , les autres veulent
avoir un carrosse , etc. Les maris enragent contre la vanité de
leurs femmes ; mais entraînés par le même penchant , ils vont
plus loin qu'elles quand leur orgueil est piqué : leur ruine est
inévitable , s'ils ne mettent pas bientôt de l'ordre dans leurs
affaires. Aumilieu de tous ces soins pour se surpasser les uns
les autres en luxe et en dépense , les deux femmes se trouvent
dans un très-grand embarras : Mme Dermance a mis ses diamans
en gage pour subvenir à ses profusions ; Mme Bourville
doit unesomme qu'elle ne peut payer. L'arrivée de la Marlière
et de sa femme leur fait concevoir des espérances ; elles se
flattent que , par des mensonges adroits , elles pourront déci
der Mme la Marlière à venir à leur secours.
76 MERCURE DE FRANCE ,
Les scènes où elles font leurs demandes sont très-comiques.
Le conte qu'invente Mme Dermance mérite sur-tout d'être
remarqué. Elle se donne pour la personne la plus délicate et la
plus sensible : sa mère a laissé des dettes ; l'honneur lui a
prescrit de les acquitter ; voilà pourquoi elle a engagé ses
diamans. La bonne Mme la Marlière ajoute foi à ce que lui
disent ses nouvelles amies ; cependant elle confie tout à son
mari , qui conçoit de justes soupçons , sur-tout quand il réfléchit
que , presque au même moment , Dermance et Bourville
lui ont demandé la somme dont il peut disposer , pour l'employer
à des entı eprises extravagantes. La Marlière voit alors
clairementque ses deux anciens camarades marchent droit à
leur ruine ; il conçoit le projet de les sauver , et de leur
donner une leçon dont ils puissent se souvenir. Pour exécuter
ce projet , il feint de porter beaucoup plus loin qu'eux la
manie de briller; au lieu de leur confier son argent , il fait les
spéculations les plus vastes , rêve aux dépenses les plus folles
et les étonne eux-mêmes par sa vanité supposée. Ils lui font
alors des représentations , lui disent qu'il va se ruiner , plaignent
son égarement. La Marlière , cessant de se déguiser ,
leur répond : Eh bien , appliquez-vous donc à vous-mêmes
tout ce que vous venez de me dive. Grand étonnement de la
part de Dermance et de Bourville ! La Marlière , instruit de
leur position , leur offre , ainsi qu'à leurs femmes , de tout
payer , à condition qu'ils consentiront au mariage du jeune
Bourville et d'Henriette. Leur embarras les force d'y souscrire
, et la pièce finit.
On voit que les premières conceptions de cet ouvrage sont
très-heureuses, Quelques critiques ont reproché à l'auteur
d'avoir pris ses personnages dans un état trop peu élevé : il ne
nous paroît pas que ce reproche soit fondé. La classe la plus
nombreuse de la société est toujours celle qui fournit le plus
de matière au pinceau comique : ce n'est que dans cette
classe que l'on peut trouver la naïveté d'expression et de
sentiment si nécessaire au théâtre. M. Picard ne pouvoit donc
mieux choisir ses personnages ; la vanité d'ailleurs est d'autant
plus ridicule qu'elle est moins fondée.
?
Le reproche le plus grave à faire à l'auteur porte sur ce
que le comiquede la pièce s'affoiblit vers la fin. Le caractère
de la Marlière paroît manqué. Sa générosité est outrée.
Peut-être auroit-il fallu qu'il fût uni par les liens du sang à
l'unde ses anciens camarades : alors il eût été plus naturel
que pour établir convenablement son neveu ou sa nièce , il se
fût prêté à quelque sacrifice ; d'ailleurs le moyen dont il se
sert pour donner une leçon à Dermance et à Bourville ,
JANVIER 1807 . 77
semble forcé. Personne n'est dupe de ses prétentions exagérées
: on voit quelle est son intention ; et son stratagème n'a
plus rien de piquant.
Après avoir fait avec regret la part de la critique , nous
aimerons à remarquer quelques passages de cette pièce qui
nous ont paru du naturel le plus heureux et le plus comique.
A quel degré M. Picard n'atteindroit-t-il pas dans son art ,
s'il travailloit ses ouvrages avec plus de soin , puisque dans ses
plus légères ébauches , on trouve tant de traces de vrai talent !
Il excelle sur-tout dans la peinture des sentimens secrets de
ceux qu'il met en scène. En voici un exemple tiré du rôle de
Bourville. Ce spéculateur insensé pense un moment à sa situation
, s'effraie et se rassure ainsi : « Oh ! je ne m'inquiète
>> guère ..... Une affaire manquée , j'en risque une autre ; et tout
>>cela se succède si bien.... que je ne sais pas trop où j'en
suis ; mais on vit et l'on dépense. Ce dernier trait est
excellent : combien de gens se sont ruinés , pour avoir eu trop
long-temps cette funeste sécurité !
Nous avons eu déjà lieu d'observer que personne n'a mieux
peint la fausse sensibilité que M. Picard. C'est sur-tout dans
les momens où l'égoïsme se fait le plus sentir, que l'auteur
prête à ses personnages tous les déhors de la délicatesse , et le
jargondu sentiment. Nous en citerons quelques exemples.
Dermance et Bourville veulent tous les deux s'emprunter de
l'argent. Après quelques pourparlers , Dermance hasarde la
proposition :
:
:
DERMANCE.
« Prête-moi tes fonds .
BOURVILLE.
>> Ah , tu comptois sur moi !
DERMANCE.
>>Pas du tout : c'est par l'intérêt que je prends à un
ami .
BOURVILLE.
>>Laisse donc. Chacun pour soi. Fais tes affaires , je ferai
>> les miennes.
(à part.)
: » Quel égoïste ! >>
Dermance a l'intention d'acheter une terre : après avoir
dit qu'il détruira tout pour se procurer de l'argent : « Quel
>> bien , s'écrie-t- il, je ferai dans mes terres , à mes pauvres
>> paysans ! >>
Quand la Marlière arrive à Paris , Dermance et Bourville
78 MERCURE DE FRANCE ,
sont sur le point de donner , chacun de leur côté , un grand
repas. Madame Dermance propose d'abord à Bourville de se
charger de l'étranger :
BOURVILLE.
« Pourquoi donc ? N'avez-vous pas du monde ce jour-là ?
Mad. DERMANCE.
>> Vous entendez qu'il y figureroit mal avec nos convives.
BOURVILLE .
>> Il s'ennuieroit avec les miens.
DERMANCE.
:
» Laissons cela , et ne songeons qu'au bonheur de revoir
>>> un ancien camarade.
Mad . BOURVILLE.
>>En effet , qu'est-ce que la vanité auprès des plaisirs de
>> l'ame ? J'aime sa femme de tout mon coeur. Ce qui m'in
>> quiète , c'est que ces provinciales ,quand elles viennent à
>> Paris , veulent tout voir; il faut les accompagner , elles sont
>> d'une tournure , etc. >>
Bourville veut emprunter des fonds à la Marlière. Il ne les
lui demande pas à titre de service ; c'est au contraire lui qui
veut enrichir le prêteur : « Qu'importe , dit-il ? Si tu ne le
>> veux pas , je prends tout à mon compte. Ah ! parbleu , je
>> ne suis pas inquiet; mais tu voudras , j'en suis sûr , c'est
ton intérét, c'est le nôtre. L'union des coeurs , l'union des
» capitaux , quel uvenir enchanteur ! J'en pleure de ten
>>> dresse. »
La première scène de cette pièce est une des meilleures !
elle peut être considérée comme un chef- d'oeuvre d'exposition
comique. Dermance et sa femme font des projets d'économie.
Ils passent en revue tous leurs goûts , et s'accordent
ensemble pour faire des sacrifices qui ne paroissent pas.
Après avoir tout examiné , la délibération finit par restraindre
la toilette de leur fille : une jeune personne , dit
madame Dermance , est toujours bien. Ils donnent aussi
congé à tous les maîtres de cette demoiselle , excepté au
maître de danse : celui-là est trop essentiel; et M. Dermance
ajoute : voilà ce que c'est. Il ne s'agit que de s'entendre.
Si toutes les scènes de cette pièce étoient aussi bien
conçues, nous n'aurions eu que des louanges à donner à
M. Picard. Puisse-t-il , quand il entreprendra un autre
ouvrage , y mettre tous ses soins ; puisse-t- il y montrer partout
le talent dont il a déjà donné tant de preuves , et nous
procurer ainsi le plaisir de lui présenter nos éloges sans res
triction ! P.
:
:
JANVIER 1807 . 79
VARIÉTÉS .
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
La classe des sciences mathématiques et physiques de l'Institut
, a tenu une séance publique le lundi 3 janvier 1807 ;
elle étoit présidée par M. Legendre .
Voici l'ordre des lectures qui ont eu lieu :
1 °. Proclamation des sujets de prix de physique proposés
par la classe.
2° . Eloge historique de M. Brisson , par M. Delambre ,
secrétaire perpétuel.
3°. Mémoire sur la découverte du platine en Europe , par
M. Vauquelin.
4°. Eloge historique de M. Adanson , par M. Cuvier ,
secrétaire perpétuel. :
5°. Rapport sur les phénomènes galvaniques découverts
par M. Ermann , membre de l'Académie de Berlin , qui ont
mérité à ce physicien le prix annuel fondé par S. M. I. et R. ,
par M. Haüy.
6°. Eloge historique de M. Coulomb , par M. Delambre ,
secrétaire perpétuel.
PRIX PROPOSÉS AU CONCOURS POUR L'ANNÉE 1809.
Un grand nombre de substances répandent , dans différentes
circonstances , une lumière phosphorescente plus pu
moins vive , plus ou moins durable. Tels sont le fluate de
chaux et quelques variétés de phosphate de chaux , lorsqu'on
jette leur poussière sur un corps chaud ; le phosphore de
Bologne , lorsqu'après l'avoir présenté à la lumière , on le
porte dans l'obscurité; certains sulfures de zinc , lorsqu'on
le frotte avec un corps dur , ou même avec le tuyau d'une
plume ; le bois pourri , certains poissons , et d'autres substances
animales qui approchent de la putréfaction , lorsqu'elles
se trouvent dans un lieu obscur , etc.
La classe des sciences mathématiques et physiques ,
propose pour sujet du prix de physique qu'elle adjugera dans
la séance publique du premier lundi de janvier 1809 , la
question suivante :
<<Etablir par l'expérience , quels sont les rapports qui
>> existent entre les différens modes de phosphorescence ,
80 MERCURE DE FRANCE ,
net à quelle cause est due chaque espèce , en excluant l'exa
» men des phénomènes de ce genre que l'on observe dans les
>> animaux vivans. >>
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de trois mille
francs.
Les Mémoires envoyés au concours devront être remis au
secrétariat de l'Institut avant le 1. octobre 1808. Ce terme
estde rigueur. T
La classe des sciences mathématiques et physiques a proposé
, dans son avant-dernière séance publique , pour sujet
du prix qu'elle devoit adjuger dans celle du premier lundi
de messidor an 15 , la question suivante , qu'elle a remise au
concours :
« Déterminer , par des observations et des expériences
>> anatomiques et chimiques , quels sont les phénomènes de
>> l'engourdissement que certains animaux, tels que les
marmottes , les loirs , etc. , éprouvent pendant l'hiver ,
>> sous le rapport de la circulation du sang , de la respiration
>> et de l'irritabilité; rechercher quelles sont les causes de ce
>> sommeil ; et pourquoi il est propre à ces animaux. »
Les Mémoires dévoient être remis au secrétariat de l'Institut
avant le ret. germinal an 15, ou 21 mars 1807. La nouvelle
fixation de l'époque annuelle de ses séances publiques
ne permettant à la classe de décerner le prix qu'au mois de
janvier 1808 , elle proroge le terme du concours jusqu'au 1 .
octobre 1807 .
Rapportde la commission du galvanisme , faitpar M. Haüy,
rapporteur, et lu à la séance publique de la classe des
sciences mathématiques et physiques, du 5janvier 1807.
L'origine du prix que la classe des sciences mathématiqueset
physiques vient de décerner à M. Ermann , membre de l'Académie
royaledes sciences de Berlin , est liéeà une époquemémorable
dans les annales de l'Institut. Une année s'étoit à peine
écoulée , depuis que Volta nous avoit communiqué sa découvertedu
véritable principe de l'électricité galvanique , et que ,
sur la proposition de S. M. l'EMPEREUR, présente à la séance ,
nous avions offert une médaille d'or à ce physicien célèbre ,
comme un gage de l'empressement avec lequel les Français
accueilleront toujours les découvertes des savans étrangers.
Sa Majesté , pour donner une nouvelle preuve de l'intérêt
qu'elle prend au progrès des lumières , fonda un prix , consistant
en une médaille de trois mille francs , pour la meilleure
expérience qui seroit faite , dans le cours de chaque année ,
sur le fluide galvanique , et témoigna de plus qu'elle desiroit
donner, en encouragement, une somme de soixante mille
francs ,
JANVIER 1807 . DE
811
SEINE
Francs , à celui qui , par ses expériences et ses décomertes,
feroit faire à l'électricité et au galvanisme un pas comparable à
celui que Francklin et Volta ont fait faire à ces sciences.
Malgré des motifs aussi propres à exciter le zèleetlesefforts
des savans, la classe n'avoit rien trouvé jusqu'alors, dans leurs
recherche, squi lui parût digne , même du prix de trois mille
francs , qui est celui dont elle vient de disposer. Ce n'est pas
que plusieurs résultats intéressans n'eussent été publiés ; mais
elle ne les jugeoit pas au niveau de la récompense promise ,
et cette espèce de sévérité pouvoit être regardée comme un
éloge anticipé du travail , qui procureroit à son auteur la gloire
de voir son nom cominencer la liste des vainqueurs . Cette
gloire étoit réservée à M. Ermann , et la classe , dépositaire
d'une récompense dont l'objet , après une longue attente ,
devoit être d'autant plus digne des regards du public , qu'il
les fixeroit davantage , a été flattée de pouvoir la placer dans
les mains d'un savant qui a dévoilé des phénomènes également
remarquables par leur nouveauté et par leur impor
tance.
:
On sait que quand la pile galvanique qui porte le nom de
Volta, son inventeur , est isolée , ses deux moitiés sont dans
deux états opposés d'électricité. Si elle commence par un
disque de zinc , sa partie inférieure doit son activité au dégagement
du fluide résineux , et sa partie supérieure à celui du
fluide vitré. Les densités des deux fluides diminuent progressivement
en partant des extrémités , où elles sont à leur maximum
; en sorte qu'au milieu de la pile , il y a un point neutre
où l'électricité est zéro .
Alors si l'on applique , par exemple , au pole supérieur
un corps conducteur qui communique , par l'autre bout,
avec le sol , il enlevera du fluide vitré au disque en contact
avec lui ; celui-ci réparera sa perte aux dépens du suivant ,
ét ainsi de proche en proche ; et comme le conducteur ne fait
qu'un avec le globe , qui est censé avoir une masse infinie par
fapport à celle de la pile , il absorbera toute l'électricité vitrée
de celle-ci ; en sorte qu'au bout d'un instant , elle sera tout
entière à l'état d'électricité résineuse . Le maximum de cette
électricité sera toujours au pole inférieur , et l'on conçoit que
le point de zéro devra correspondre au pôle supérieur ..
Les effets auront lieu en sens contraire , si le corps conducteur
touche le pôle inférieur; toute la pile passera à l'état de
l'électricité vitrée , et le zéro descendra au point le plus bas .
Si l'on met le conducteur en contact , à la fois, avec les
deux poles , il s'établira , par son intermède , une circulation
non interrompue des deux fluides , qui se porteront sans cesse
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'un vers l'autre pour se réunir , et seront renouvelés sans
cesse, par l'action spontanée de la pile.
: Mais , si le corps que l'on emploie est du nombre des corps
isolans , qui s'opposent à la propagation de l'électricité , il
n'arrivera rien de nouveau , et la pile conservera son état primitifdans
tous les cas dont nous venons de parler.
Nous avons cru cet exposé nécessaire pour mieux faire
ressortir les diversités que présentent avec les corps ordinaires ,
ceux que M. Ermann a soumis à l'expérience , et dont l'effet
consisteencequ'ils ont, relativement à l'électricité galvanique,
une faculté conductrice particulière , et variable suivan les
circonstances .
De ce nombre est le savon alkalin bien desséché. Si l'on
met un bâton de cette substance en contact avec l'un ou l'autre
pole d'une pile isolée, lepole qu'il touche est déchargé ; le
zéromonte ou descend au point de contact, et le maximum
d'électricité se trouve au pole opposé. Le savon agit donc
alors comme les corps conducteurs ordinaires.
• Concevons maintenant que le bâton communique à la fois
avec les deux poles , et qu'en même temps il soit isolé. Aucun
pole n'est déchargé , et l'on ne remarque aucune variation
sensible dans l'état primitif de lapile. Le savon a changé de
rôle. Il agit à la manière des corps isolans.
L'appareil restant le même , on établit , à l'aide d'un fil
métallique, une communication entre un point quelconque
dusavon et le sol ; à l'instant le pole résineux est déchargé , et
le pole vitré parvient au maximum d'électricité. Le savon
alors fait , à la fois , la fonction de corps conducteur , par
sa partie voisine du pole résineux, et la fonction de corps
insolant , par celle qui est contiguë au pole vitré.
La flamme de l'alkool présente des effets analogues , avec
cette différence que , quand elle communique par un point
avec le sol , c'est le pole vitré qui est déchargé.
Voilà donc des corps qui ont une disposition à exercer ,
suivant les circonstances, deux pouvoirs opposés , dont chacun
n'existe dans les corps ordinaires qu'à l'exclusion de l'autre ,
et qui , par une singularité encore plus remarquables , réunissent
, dans certains cas , l'un et l'autre pouvoir. Ainsi ,
P'électricité galvanique, déjà soumise à des modifications particulières
dans sa production et dans son développement ,
semble se distinguer encore par les espèces de transformations
que subissent les actions de certains corps sur les deux électricités
dont elle est l'assemblage. Ces nouveaux phénomènes
sont des matériaux précieux , qui serviront à étendre et à
perfectionner l'édifice de la théorie, lorsque les physiciens ,
JANVIER 1807 . 83
après les avoir considérés sous toutes leurs faces, en variant
les expériences dans lesquelles ils se manifestent , seront parvenus
à démêler les points communs qui les lient aux autres
faits, à travers les contrastes qui semblent les en séparer.
Nous nous plaisons à répéter , en terminant cet exposé ,que
laPrusse est la patrie de M. Ermann ; on ne verra pas sans un
vif intérêtque ce prix , décerné par la classe aux conquêtes
paisibles dessciences , ait été obtenu dans unpays où le grandhomme
qui l'a fondé vient de s'élever par ses triomphes
militaires au-dessus de tous les héros. L'accueil dont il y a
honoré les savans , les hommages que nous leur rendons ici
de loin, offrent une nouvelle confirmation de cette grande
vérité, que les hommes éclairés de tous les pays ne composent
qu'une même famille dont tous les membres se trouvent
rapprochés , et vivent, en quelque sorte , les uns avec les
autres, par la communication des lumières. La classe éprouve
aujourd'hui, d'une manière d'autant plus agréable , le sentiment
de cette vérité , qu'elle se fécilite d'avoir eu en sadispositionune
récompense digne d'un beau travail qui a obtenu
ses éloges, et que le plaisir d'en apprécier le mérite a été
doublépar celuid'en couronner l'auteur.
-On a donné , cette semaine , trois nouveautés dramatiques,
dont il ne sera question dans ce Journal que pro
memoria : l'une a été représentée sur le Théâtre Français ;
elle est en un acte et en vers , et intitulée le Parleur contrarié.
Quelques vers heureux , quelques traits d'esprit justifient les
applaudissemens et les éloges prodigués à un ouvrage qui
pèche essentiellement par le fonds. L'auteur est M. de Launai.
La seconde nouveauté a pour titre les Trois Rivaux , ou
Chacun sa Manière. Cette comédie en un acte et en vers est
de M. Maurice , auteur du Parleur éternel; elle a été favorablement
accueillie sur le Théâtre de l'Impératrice. Enfin ,
le Secrétaire mystérieux , comédie ou plutôt drame en trois
actes et en vers , représentée jeudi dernier sur le même théâtre ,
est latroisième nouveauté de la semaine. Cette pièce , dont le
moindre défaut est d'avoir un titre amphibologique, a été souvent
applaudie plus qu'elle ne le méritoit , quelquefois sifflée
avec sévérité , mais sans injustice. Cependant on a demandé
l'auteur, qui a été nommé : c'est M. Patrat fils.
-On répète , à l'Académie impériale de Musique , un
F2
84 MERCURE DE FRANCE ,
:
-
houvéau ballet , dont Ulysse est le héros. On annonce",
comme très-prochaine , la première représentation , sur le
Théâtre Français, de Pyrrhus , tragédie nouvelle en cinq actes.
-M. Leclerc , qui a débuté successivement au Théâtre
Français , par les rôles de Mithridate , d'Agamemnon , da
vieil Horace , de Coucy et d'Auguste , et par ceux du Père de
Famille , de Lycandre , etc. est reçu à pension pour doubler
Saint-Prix et Baptiste aîné.
- L'auteur d'Octavie vient de faire imprimer sa tragédie.
Nous rendrons compte de cette pièce dans un de nos plus
prochains numéros.
- On vient de mettre en vente un nouvel ouvrage de S. A.
Mgr. le Prince-Primat , intitulé : Périclès , ou de l'Influence
des beaux Arts sur lafélicité des Peuples , par Charles
Dalberg , associé étranger de l'Institut de France.
- Les deux Précis de l'Histoire ancienne ( 1 ) , de M. Rollin ,
et de l'Histoire du Bas-Empire (2 ), de M. Lebeau , composés
par M. Royou , viennent d'être mis , par M. le Conseillerd'Etat
directeur de l'instruction publique , au nombre des
livres qui doivent faire partie des bibliothèques des Lycées.
Nous renvoyons au compte que nous avons rendu de ces
deux excellens ouvrages , à l'époque de leur publication.
- Le catalogue des livrés mis en vente à la foire de septembre,
à Leipsick, s'est trouvé cette année moindre de 75 pages
que celui de l'année dernière. Le nombre de ces livres , écrits
en allemand , n'est que de 865. Onn'y remarque que 16 ouvrages
philosophiques , et un seul sur la doctrine de Gall ; ce qui sembleroit
prouver que le galimatias métaphysique commence
passer de mode. On ne compte que 47 almanachs , et l'on peut
dire que c'est peu en comparaison des autres années. Mais si
la quantité des livres a diminué , on peut dire , d'un autre
côté , que les bons ouvrages sont aussi nombreux qu'auparavant.
On cite entr'autres la troisième livraison des OOEuvres
de Herder , une nouvelle édition de l'Iliade de Woss , la
(1) Quatre vol . in-8°. Prix : 21 fr. , et 27 fr. par la poste.
(2) Quatre vol. in- 80 . Prix : 20 fr . , et a6 fr. par la poste.
JANVIER 1807 . 85
ف
S
es
à
ut
si
tre
rares
, la
suite du Théâtre de Schiller , les OEuvres posthumes d'Huber,
les Voyages de Humbolt.
- Don Juan de Bragance, duc de Lafoens , oncle de la
reine de Portugal , fondateur et président perpétuel de l'Açadémie
royale des Sciences de Lisbonne , grand-cordon de la
Légion-d'Honneur, est mort à Lisbonne , le 10 novembre
dernier.
La cour de Madrid vient de prohiber , conformément
aux anciennes ordonnances, l'introduction en Espagne des
journaux en langue espagnole , imprimés à Bayonne et à
Paris.
- La société établie à Leipsick, par le prince Jablonowski,
et confirmée par l'électeur de Saxe , a publié le programme de
ses prix pour l'année 1807. Ces prix sont au nombre de
trois :
1 °. Prix d'histoire. Quels sont les différens systèmes que
l'on a suivis en Allemagne depuis les temps les plus reculés
jusqu'à nos jours , dans l'économie politique et l'administration
de ces différens états ? Quelle en a été l'influence sur l'industrie
et la richesse de ces pays ? Quelles raisons ont fait
décheoir les meilleurs de ces systèmes , et par où ont-ils commencé
à dégénérer ?
2. Prix de mathématiques. Exposé critique des efforts
que l'on a tentés pour établir une mesure universelle et immuable.
( Cette question est la même que la société avoit
proposée en 1805 ; elle la renouvelle parce que les Mémoires
qu'elle a reçus étoient peu satisfaisans , sur-tout quant à la
partie historique. )
2
3º. Prix de physique. Un Mémoire sur la chaleur et la
lumière comme résultats d'une compression forte et rapide
de l'air ; on y recueillera les phénomènes relatifs à la question ;
on les expliquera , et on en tirera les conséquences.
2
- On mande de Baltimore , 5 novembre , qu'il s'y trouve
en ce moment , un voyageur qui est depuis peu de temps de
retour des bords du Missouri. Il en a rapporté une énorme
dent de Mammouth. Il raconte qu'étant occupé , avec d'autres
personnes qui l'accompagnoient dans ce voyage , à chercher
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
4
s'il n'existoit pas quelque mine dans le voisinage du fleuve , ils
trouvèrent un espace d'environ un quart de mille en carré
d'étendue , entièrement rempli , à six pieds au-dessous de la
surface actuelle du terrain , d'ossemens d'une énorme grosseur.
Il offre de fournir à celui qui voudra le payer , unsquelette
complet de Mammouth , qui a 54 pieds de long , et 22 pieds
de hauteur. Le doigt du milieu du pied de devant de ce squelette
a sept pieds huit pouces , depuis son extrémité jusqu'à
l'endroit où il s'unit au pied. Chaque mâchoire porte huit
énormes dents mâchelières. Celle qu'a apportée le voyageur a
été donnée par lui au muséum de Baltimore. Ce qu'il dit de
la quantité d'ossemens qu'il a trouvés , et de leurs proportions
énormes , peut être exagéré; mais on sait depuis longtemps
que le Mammouth a sûrement existé dans notre continent,
et que les dimensions de cet animal surpassoient de
beaucoup celles des plus grands animaux connus.
- On écrit de Naples , le 20 décembre :
Le ministre du culte a fait connoître à tous les évêques du
royaume que l'intention de S. M. est qu'il y ait des imprimeries
dans chacune des villes capitales des provinces , ou qu'on
remette en activité celles qui s'y trouveroient déjà établies.
S. Exc. engage les évêques à concourir de tout leur pouvoir
aux vues de S. M. , qui veut bien pourvoir elle-même aux
frais de premier établissement.
Tous les colléges , écoles , académies de Naples , ont été
ouverts le 1er de ce mois : l'affluence de la jeunesse est surtout
extraordinaire à l'Université des études , où toutes les
chaires nouvellement créés par S. M. sont en plein exercice.
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
Parmi les mérinos qui sont maintenant en France , on doit
distinguer ceux que S. M. l'Impératrice et Reine possède à
Malmaison. Je les ai examinés avec attention, le mois dernier,
époque qui précédoit la naissance des agneaux. Ily avoit alors
403brebis et 115 beliers. Total , 515 têtes.
Les mérinos de Malmaison ont les formes prononcées de
leur race; la laine en très-fine , tassée , abondante ; ils sont
sains et vigoureux.
:
JANVIER 1807. 87
!
L
Ces animaux, extraits d'Espagne , y ont été choisis dans les
troupeaux du Paular, les plus beaux de ce royaume; les laines
qu'ils fournissent aux fabriques de drap sont si estimées , qu'on
leur assigne le premier rang, sous le nom de laines de la pile
du Paular.
Il vient d'être construit à Malmaison une bergerie qui me
paroît réunir la salubrité à la commodité du service.
Il est satisfaisant pour les amis de la prospérité française , de
voir donner de si puissans et de si utiles exemples d'un véritable
intérêt pour la branche d'industrie la plus importante.
Paris, ce24 décembre 1806.
TESSIER , de l'Institut de France et commissaire
du Gouvernement, chargé de l'inspection des
bergeries nationales.
MODES du 5 janvier
Au jour de l'an , les montres de col , émaillées ,avoient , chez plusieurs
joailiers, la forme d'un abricot ou d'une pomme , avec cette devise , en
diamans : A la plus Belle; chez d'autres , c'étoit un scarabée, or ,
émail, diamans ou perles fines , qui , sous ses ailes , cachoit un cadran.
Quelques orfèvres aussi tendent à la singularité : deux salières , par exemple
, ont pour support le Lût d'un animal qui brait.
Pour les voitures , on revient à l'uni. Les impériales n'ont presque plus
de pente , les panneaux de côté redeviennent plats , et les cabriolets font
moins le casse-col. On peint beaucoup de voitures en petit-gris , enjaune
et jaune : les garnitures sont bleues , et les housses , bleues aussi , se
drapent à grands ou petits plis , avec des franges à bou'es jaunes .
NOUVELLES POLITIQUES.
Vienne , 27 décembre.
S. M. impériale , royale et apostolique , en qualité de chef
de l'auguste maison régnante , et souverainde la primogéniturc
de l'empire d'Autriche , a jugé à propos de conférer à
tous ses augustes frères et soeurs le titre d'Altesse impériale ,
etdeprince etprincesse impériale , qui , jusqu'à présent , et
en vertu de la loi pragmatique du 11 août 1804 , s'étoit seulement
étendu aux descendans des S. M. , des deux sexes , et
à leurs succeseurs, dans le gouvernement de la maison impériale
d'Autriche.
Le 24 décembre , dans l'après-midi , est décédé à Vienne ,
des suites d'une hydropisie de poitrine,S. A. R. le très-au-
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
guste archiduc Ferdinand , prince royal de Hongrie et de
Bohême , archiduc d'Autriche , oncle de S. M. l'empereur et
roi actuellement régnant. Il étoit né le 1er juin 1754 , et avoit
épousé , le 15 décembre 1774 , la princesse Marie-Béatrix ,
fille de S. A. S. le due Hercule III de Modène , Reggio et
Mirandola, Les funérailles auront lieu aujourd'hui,
La Haye, 29 décembre.
Des nouvelles reçues d'Angleterre , par voie indirecte , nous
apprennent que toutes les craintes qu'on y avoit conçues
qu'il n'éclatât une rupture entre ce pays et les Etats-Unis
d'Amérique , se sont dispersées. On a la certitude qu'il a été
conclu entre les plénipotentiaires des deux puissances un
traité définitif.
Le discours prononcé par la commission chargée de faire ,
au nom de S. M. B. , l'ouverture du nouveau parlement ;
est conçu en ces termes :
<< Milords et Messieurs : S. M. nous a chargés de vous
assurer qu'au milieu des circonstances difficiles et importantes
dans lesquelles nous sommes placés , elle éprouve
une grande satisfaction en voyant dans les choix faits par
son peuple des membres qui composent le nouveau parlement
, la preuve de la sagesse qui les a dictés.
» S. M. fera mettre sous vos yeux les papiers relatifs à la
dernière négociation avec la France .
>> S. M. a fait tout ce qui étoit compatible avec l'indépendance
et l'honneur de son peuple , et avec la sûreté de ses
alliés pour le rétablissement de la paix générale.
>> Les prétentions injustes et l'ambition de l'ennemi ont
rendu vains ces efforts, et ont rallumé en Europe une nouvelle
guerre dont les premières opérations ont eu les résultats
les plus désastreux.
>> Le renversement de l'ancienne constitution germanique ,
ét les résultats que cet événement devoit avoir pour les autres
Etats , ont forcé la Prusse à songer à sa propre sûreté , et l'ont
conduit à prendre la résolution de s'armer enfin ouvertement
pour prévenir sa ruine. Cette résolution et ces mesures n'ont
pas été concertées avec S. M. Il n'y avoit même encore rien
de définitivement arrêté pour faire cesser l'état d'hostilité
qui existoit entre les deux pays.
>>Dans cette situation , Š. M. s'est cependant empressée
de prendre toutes les mesures qu'elle a cru les plus propres ,
soit par ces conseils , soit par des secours effectifs , à établir
entr'elle et la Prusse un concert contre l'ennemi commun.
>>Au milieu des événemens malheureux qui ont eu lieu ,
JANVIER 1807 . 89
les alliès de S. M. sont restés inébranlables dans leur fidélité
. S. M. le roide Suède s'est distingué par la plus louable
ferineté. L'harmonie la plus heureuse existe entre l'empereur
de Russie et S. M. Elle a été consolidée par des
preuves réciproques de loyauté , et S. M. ne doute pas
que vous ne soyez disposés à contribuer à l'affermissement
d'une alliance qui est désormais l'espérance la plus solide
qui existe pour la sûreté du continent de l'Europe.
>> Messieurs de la chambre des communes , S. M. se repose
, avec la plus grande confiance , sur les efforts que
vous ferez pour soutenir l'honneur et l'indépendance de ce
pays. La n'écessité d'augmenter les impôts vous frappera sans
doute ; S. M. ne l'a vue qu'avec le plus vif regret. Vous
concilierez dans les mesures que vous adopterez pour assurer
le service public , l'économie , avec ce qu'exige la nécessité
de s'opposer efficacement aux progrès de la puissance
ennemie.
>> Milords et messieurs : La longue série de calamités dont
le continents'est trouvé accablé , a eu nécessairement quelques
suites fâcheuses pour notre pays ., Cependant au milieu de
ces difficultés , S. M. a vu avec satisfaction la constance
inébranlable de son peuple , et les exemples de courage et de
discipline que ses armées et ses flottes ont donnés . Jamais le
peuple anglais ne fut plus uni , et jamais le caractère national
ne semontra sous un jour plus favorable que dans ce momentci.
Avec de semblables dispositions , et avec l'aide toute
puissante de la providence , S. M. se flatte que nous sortirons
de la crise actuelle. Elle sait tout ce qu'elle doit attendre de
votre patriotisme et du courage de son brave peuple. >>
Mayence , 3 janvier.
Nous recevons à l'instant , de Varsovie , des lettres qui
contiennent les détails suivans :
L'EMPEREUR est parti le 22 de Varsovie.
L'ennemi a été rencontré sur l'Ukra , et a été forcé dans ses
positions.
Le 24 , il l'a été de nouveau à Nazielsh
battu .
,
et a encore été
Parmi les prisonniers on compte beaucoup de personnes
de marque.
Ces attaques des avant-gardes de l'ennemi surpris et déconcerté
dans ses projets , annoncent une action prochaine et plus
décisive.
Des nouvelles de Silésie annoncent la reddition de Breslau.
( Moniteur. )
90 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS , vendredi 9 janvier.
-Le consul-général de France à Lisbonne , annonce , par
une lettre du 19 décembre dernier , que le gouvernement
portugais a reçu officiellement la nouvelle de la reprise de
Buenos-Ayres par les troupes de S. M. C. , aux ordres du
gouverneur de Montevideo; que les habitans de Buenos-
Ayres avoient parfaitement secondé l'armée espagnole , et
que tout ce qu'il y avoit de troupes anglaises avoit été taillé
en pièces , excepté un petit nombre de prisonniers.
( Moniteur. )
-Un décret impérial , rendu à Posen le 15décembre 1806 ,
ordonne la publication du sénatus-consulte du 4 du même
mois , relatif à la conscription de 1807. Ce sénatus-consulte
porte ce qui suit :
« Quatre - vingt mille conscrits seront levés en 1807.
L'appel en sera fait aux époques qui seront fixées par les
décrets impériaux. Ils seront pris parmi les Français nés depuis
et compris le 1er janvier 1787 , jusques et compris le 31 décembre
de la même année. >>>
-S. M. a rendu le 18 décembre le décret suivant , relatif
à la levée de la conscription de 1807 :
NAPOLEON , Empereur des Français et Roi d'Italie , sur
le rapport de notre ministre de la guerre , notre conseil d'Etat
entendu , nous avons décrété et décrétons ce qui suit :
Art. 1º . Soixante mille conscrits , pris sur les 80,000 dont
la mise en activité est autorisée par le sénatus-consulte du 4
de ce mois , sont appelés et seront répartis entre les départemens
, conformément au tableau annexé au présent décret.
II. Vingt mille conscrits formeront la réserve.
III. Toutes les opérations relatives à la levée ci-dessus prescrite
seront exécutées conformément aux dispositions de notre
décret du 8 fructidor an 13.
JV. Il sera prélevé sur le contingent de chaque département
, pour les carabiniers , les cuirassiers et l'artillerie à
pied et à cheval , un nombre d'hommes d'élite , déterminé
par le tableau de répartition entre les corps , joint au présent
décret. Les conscrits choisis pour les carabiniers et les cuirassiers
ne pourront pas avoir moins de 5 pieds 5 pouces ;
ceux de l'artillerie devront avoir 5 pieds 3 pouces 6 lignes et
au-dessus.
JANVIER 1807. gr
V. Toutes les opérations qui doivent précéder la convocation
du conseil de recrutement , seront terminées avant
le 15 janvier. Les conseils de recrutement s'assembleront
le 15 janvier. Le premier détachement de chaque département
sera mis en route le 25 du même mois. Les autres
départs se succéderont de jour en jour.
VI. Les 60,000 conscrits de 1807 , appelés par notre présent
décret, seront répartis entre les différens corps de l'armée,
conformément aux tableaux annexés au présent décret.
VII. Les 20,000 hommes restant des 80,000 dont la mise en
activité est autorisée par le sénatus-consulte du 4 de ce mois ,
formeront la réserve de 1807. On continuera à observer , à
l'égard des conscrits de la réserve , les arrêtés des 18 thermidoran
10 et 29 fructidor an 11 , et notre décret du 8 nivose
an 13.
VIII. Si parmi les conscrits appelés , il s'en trouve qui
appartiennent à la garde nationale mise en activité , ils seront
remplacés dans cette garde suivant le mode prescrit par notre
décret du 8 vendémiaire de cette année.
En vertu de ce décret , le contingent du département de la
Seine est fixé , pour l'armée active , à 1049, et pour la réserve,
à350.
- L'avis suivant vient d'être publié par ordre de M. le
conseiller-d'Etat Lacuée , directeur-général des revues et de
la conscription militaire .
« Les conscrits de 1806 et des classes antérieures , en
remontant jusqu'à l'an to inclusivement , et ceux qui par
suite pourroient être appelés , sont toujours sonmis aux dispositions
du décret du 17 thermidor an 12. Ceux d'entr'eux
qui sont dispensés du service , et qui remplissent des fonctions
directement ou indirectement salariées des deniers du
trésor public , doivent continuer à envoyer leurs titres en
orginal au ministre de la guerre. M. Dubreil , inspecteur aux
revues , employé près le directeur-général des revues et de la
conscription militaire , vient d'être chargé , par interim ,
d'apposer son visa sur ces pièces. M. Dubreil reçoit les titres
des conscrits , à son bureau , rue Saint-Dominique, maison
Saint-Joseph.
-M. Durand , ci-devant ministre plénipotentiaire de
S. M. I. près la cour de Saxe , vient d'être nommé pour remplir
les mêmes fonctions auprès du roi de Wirtemberg.
-M. Guiot , avocat à Paris , et ancien administrateur du.
1
92 MERCURE DE FRANCE ,
département de la Côte-d'Or , est nommé secrétaire-général
de l'administration générale des Etats de Parme et de Plaisance.
-M. Wischer de Celles , maître des requêtes , remplace
comme préfet de la Loire- Inférieure , M. de Belleville ,
nommé intendant des Etats d'Hanovre .
M. le conseiller-d'Etat , procureur-général impérial de
la cour de cassation, commandant de la Légion-d'Honneur ,
a écrit à M. le procureur-général impérial de la cour de
justice criminelle du département de la Haute-Garonne , la
lettre suivante :
* « Monsieur, toutes les rentes ci-devant féodales sont éteintes
sans distinction au préjudice des ci-devant seigneurs ou possesseurs
de fiefs ou d'alleux nobles , et la cour de cassation le
juge ainsi constamment.
» Il importe peu que les ci-devant seigneurs , au profit
desquels avoient été créées ces rentes , fussent ou ne fussent pas
hauts-justiciers : dès que ces rentes sont féodales , c'est-à-dire ,
dès qu'elles sont récognitives de la seigneurie directe , ou de
ee qu'on appelle chez vous la directité , l'abolition n'en peut
pas être douteuse.
>> Vous trouverez dans mon recueil des Questions de Droit ,
articles locatairie perpétuelle , moulin à rente foncière et
terrage , un grand nombre de dissertations et d'arrêts de la
cour de cassation , qui mettent tout cela dans le plus grand
jour.
» Si vous connoissiez des arrêts des cours d'appel , qui
eussent jugé le contraire , et contre lesquels les parties interressées
ne se fussent pas pourvues , je vous prierois de me les
faire connoître , afin que je pusse en provoquer la cassation
dans l'intérêt de la loi » .
Agréez , monsieur , etc. >>
-
Signé MERLIN .
On assure que l'ouverture du grand sanhedrin est définitivement
fixée au 1er de février prochain. Il arrive des rabbins
et des députés de tous les pays , pour assister aux délibérations
de cette assemblée.
-Il paroît qu'il s'est manifesté des insurrections parmi les
soldats des ci-devant troupes hessoises : les journaux ont donné
trois proclamations différentes adressées à ces troupes et aux
habitans , par le gouverneur de la Hesse, le général Lagrange ;
dans la troisième, datée de Cassel , du 18 décembre , il leur
annonce que c'est pour la dernière fois qu'il les invite à renJANVIER
1807 . 93
trer dans l'ordre , et que , s'ils persistent dans leur égarement ;
ils attireront sur eux et leur pays les plus funestes châtimens .
On mande de Dunkerque , sous la date du 18 novembre,
que le corsaire le Voltigeur a capturé et conduit en ce port le
navire anglais the Margaret of Whitby , capitaine Mathews
Florin , du port de 500 tonneaux , sur son lest.
On mande de Saint-Valery-sur-Somme , sous la date du
21 novembre , que le brick anglais le Voodbine , capitaine
Robert Hoog , du port de 120 tonneaux , pris par le corsaire
l'Espoir , s'est échoué , par suite du mauvais temps , sur lå
côte de Routhianville , près la baie d'Autie.
Du Havre , sous la date du 8 décembre , que le corsaire
la Réciprocité a pris et conduit à Fécamp le sloop anglais
laDove, du port d'environ 16 tonneaux.
D'Amsterdam , sous la date du In du même mois , que le
corsaire français le Chasseur a capturé et conduit au Texel lè
navire anglais the Dove , capitaine Martin Webster , du port
de 220 tonneaux , dont la cargaison , composée de chanvre ,
fer et planches , est évaluée à plus de 150,000 fr.
De Dunkerque , sous la date du 13 dudit , que le corsaire
le Voltigeur , a capturé , à l'embouchure de la Tamise , et
conduit en ce port, le brick anglais le Jupiter , capitaine
Richard Oxtaby, du port d'environ 150 tonneaux , chargé
de diverses marchandises .
De Dunkerque , sous la date du 20 dudit, que les corsaires
laRevanche et le Glancur , ont pris et conduit en ce port le
navire anglais à trois mâts , l'Amphitrite , capitaine Thomas
Stielney , du port de 250 tonneaux , chargé de bois de teinture
et autres marchandises.
De Dieppe , sous la date du 26 décembre , que les corsaires
les Deux Frères et l'Espoir , ont pris et conduit en ce port
le navire anglais l'Elisabeth et Marguerite , du port de 184
tonneaux, armé de 3 canons , chargé de charbon de terre .
De Dunkerque , sous la date du 29 du même mois , que
le corsaire le Chasseur a pris et conduit en ce port deux
bricks anglais , chargés de charbon de terre, l'un de 141 tonneaux
, l'autre de 100. (Moniteur. )
4
-Voici les prises entrées en différens ports :
Le 1 janvier , à la Hougue , le brick anglais le Kingstown,
ayant un chargement de marchandises sèches. Le 4 , à Cherbourg
, le brick anglais le William , de 150 tonneaux , chargé
d'huile, the , eau - forte, prise du corsaire la Réciprocite.
94 MERCURE DE FRANCE ,
Le même jour, à Dunkerque , un navire prussien de 400 tonneaux
, chargé pour l'Angleterre de mâtures du Nord , prise
du Brave. Le 5 , à Calais , les bricks anglais le Good-Intent ,
de 150 tonneaux , chargé de charbon de terre , prise de l'Eglé;
et le HenryetMary, de 237 tonneaux , chargé de planches ,
goudron, fer et cordages , prise de la Revanche. Du 4 , à
Ostende, le brick anglais l'Eagle , de 180 tonneaux , chargé
de chanvres et fer, prise de l'Egle. Le 4 , à Flessingue , le
navire anglais l'Hesperus, de 245 tonneaux, chargé de goudron
, brai et suif; prise de la Revanche. (Moniteur.)
-Suivant une lettre de Koenigsberg , du 18 décembre , le
quartier- général du roi de Prusse a rétrogradé , et a été
transféré à Wehlau .
-D'après l'autorisation qui lui en a été donnée par M. le
conseiller d'Etat directeur-général de la conscription militaire,
le préfet de la Seine a décidé que , pour la conscription de
1807 , le service des officiers de santé près le conseil de
recrutement, seroit fait exclusivement par un médecin et un
-chirurgien désignés par le sort, entre ceux inscrits sur une
liste de 36 médecins ou chirurgiens , préalablement choisis
et présentés par la sociéte de médecine deParis. Grand nombre
d'officieux alloient, les années précédentes , offrant et vendant
leurs prétendus services auprès des personnes connues pour
être attachées au conseilde recrutement, etdont, à les entendre,
ils avoient toujours le honheur d'être les parens , les compatriotes
ou les amis ; on a lieu d'espérer qu'au moyen de la
mesure adoptée pour cette année , ces officieux , tout en
conservant le desir de vendre , ne trouveront plus personne
pour acheter leurs services auprès d'examinateurs qui dans le
faitn'existent pas aujourd'hui , n'existeront pas encoredemain
ni après , mais seulement même au moment de la séance
d'examen , et à laquelle encore ils seront appelés , non par
une volonté individuelle , mais par le sort.
- L'intention de S. M. I. et R. étant de porter à une force
plus considérable le corps de ses gendarmes d'ordonuance , le
maire de Strasbourg vient de faire un appel aux jeunes gens,
même à ceux de la conscription de 1807 , pour les engager
à entrer dans ce corps.
-Des lettres de Madrid disent que le titre d' Altesse a été
donné au prince de la paix , comme allié à la famille royale.
-Le grand-juge ministre de la justice a adresé, le 7 de ce
mois , la circulaire suivante aux procureurs-généraux impériaux
près les cours de justice criminelle:
:
JANVIER 1807. 95
» J'apprends , Messieurs , que quelques tribunaux semblent
persuadés que l'escroquerie en matière de conscription n'est
point consommée , lorsque l'escroc , ne pouvant obtenir le
congé de réforme par lui promis , restitue l'argent qu'il avoit
reçu sous cette promesse , ou dont il avoit exigé la consignationentre
les mains d'un tiers , ordinairement son complice.
>>Je ne puis considérer une telle opinion , adoptée par des
jugemens , que comme un misérable prétexte imaginé par la
foiblesse pour se dispenser d'une justice sévère que commandent
pourtant les plus grands intérêts de l'Etat. Qu'importe
en effet pour le délit d'escroquerie , que l'escroc ne soit point
parvenu à corrompre les agens de l'autorité; la corruption
qu'il a tentée est un erime de plus dans lequel il a échoué;
mais l'escroquerie en subsiste t-elle moins ? N'a-t-elle pas
été consommée lorsque , pour prix de ses promesses trompeuses,
et de l'assurance qu'il a donnée d'employer son crédit
pretendu , il s'est fait compter de l'argent , ou l'a fait consigner
entre les mains de son affidé ?
» Après cela que , pressé par les remords d'une conscience
agitée , ou épouvanté par les menaces de ses dupes , il restitue
l'argent escroqué , en résulte-t-il que l'escroquerie n'ait point
été commise ?Diroit-on d'un voleur qu'il n'est coupable que
d'une simple tentative de vol, si , après avoir dérobé la chose,
et l'avoir retenue ou recelée dans les mains d'un tiers , il se
déterminoit ensuite à la restituer, pressé par la crainte d'être
dénoncé et poursuivi ?
>>La restitution que fait l'escroc, comme celle que feroit le
voleur, peut bien désintéresser la partie civile ; mais satisfaitelle
la vindicte publique qui , certes , est d'une toute autre
importance que des simples intérêts privés , et qui réclame
avec d'autant plus de force, que le crime dont elle sollicite
la punition est plus dangereux pour l'Etat ?
>>Eh quoi ! Messieurs , lorsqu'à l'époque d'une levée trèsprochaine
, il seroit nécessaire de porter la terreur et le découragement
dans l'ame de ces coquins ténébreux , dont les
spéculations honteuses sont un véritable fléau pour l'Etat
et pour les familles , on chercheroit à introduire par de dé
plorables subtilités , une jurisprudence fausse et pusillanime,
dont l'infaillible résultat seroit d'enhardir les escrocs par l'e:-
pérance d'une impunité presque certaine. Non , Messieurs
ni vous, ni moi ne devons le souffrir. La voix de la patrie ,
le service de l'EMPEREUR , tout nous fait un devoir de déployer
notre zèle contre ces opinions et ces jugemens dictés
par la foiblesse.
96 MERCURE DE FRANCE ,
>> Que nulle considération n'arrête votre énergie; commu
niquez-la aux procureurs-impérianx , et concourez ensemble ,
d'un commun effort , à dissiper toutes les erreurs capables de
retarder l'entière extirpation d'un brigandage odieux , et dont
les progrès pourroientdevenir si funestes à la chose publique. >>>
M. le préfet du département de l'Eure a fait organiser,
dans la ville de Louviers , une garde nationale à cheval qui
seconde le service de la gendarmerie , et contribue par son
activité à la sûreté des routes et à l'exécution de toutes les
mesures nécessaires à la tranquillité publique. Ces cavaliers
volontaires sont armés et équipés avec soin. Dimanche dernier
, le préfet les a passés en revue à Evreux , et après les
avoir félicités sur leur bonne tenue , il les a conviés à un
banquet. Le soir même ils sont retournés à Louviers.
er
Les 1 et 2º bataillons de fusiliers de la garde impériale
sont passés à Verdun le 25 et le 26 décembre , se rendant à la
Grande-Armée.
- Par décret du 12 décembre , en date de Posen , M. Girod
fils ( de l'Ain ) , substitut du procureur-impérial près le tribunal
de première instance à Turin , a été nommé procureurà
Alexandrie .
- Les Serviens son enfin parvenus à s'emparer de Belgrade .
La citadelle se trouve encore au pouvoir des Kersales .
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI 3. — Ср. olo c . J. du 22 sept. 1086 , 76f 500 600 76f
76 200 300 200. 100 250 200 100 ooc . ooc . ooc ooc oof ooc оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 200 000 ooc orc
Act. de la Banque de Fr. 1240f. 1242f 500 12450 000 000. oo of
DU LUNDI 5. C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 76f 150 766 76f
IOC. 150 200 300 250 150. 250 ooc coc ooc . ooc ooc oocooc .
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 20c o c . ooc . ooc
Act. delaBBaanngque de Fr. 1225fj . durer janv. ooc. oooof. ooc oo of
DU MARDI 6. - C p . o/o c . J. du 22 sept. 1806, 76f 50c 4 c. 5oc
40c 50c oof ooc doc . oocooc coc . 000 000 00 ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 73f. 40c. ooc oof ooc ooc. noc 000 ๑๐๕
Act. de la Banque de Fr. 123. f 1232f50c 1232f. 5oc j. du 1er janv.
DU MERCREDI 7. Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f. Soc 700 6 с
70c 75c. 77f 00c ooc ooc . ooc of ooc . ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 75c. oof. ooc oocooc oc
Act. de la Banque de Fr. 1232f 50c 1233f 75c 1235fj. du er janv .
DU JEUDI S. -C p . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 761 75c goc 8cc 850 750
600 700 600 00c ooc oof oof oocoocoocooco00 000 000 000 000 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807: 73f 800 74f. ooc ooc ooo oof ooc ,
Act. de la Banque de Fr. 1237f. 5oc 1233f. 75c j. du 1 janv . oooofoc
DU VENDREDI 9. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806, 76fgoc 80c 750.
60c 55c 60c 65c ooc ooc coc oo oo ooc oof oof oof oo ooc
Item . Jouiss. du 22 mars 1807. 74f nof ooc. oof coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1235f 1232f 50cj . du 1er janv.
:
4
1
(No. CCLXXXVII. )
(SAMEDI 17 JANVIER 1807. )
DEPT
DE
LA SEIND
MERCURE
DE FRANCE.
s
sub POÉSIE
;
C
a
5.
cen
i
FRAGMENT
Du poëme ayant pour titre : LA MORT DE PARIS ET D'OENONE.
(Début du premier Chant . )
TANDIS qu'aux Grecs vengeurs voué par le Destin
Ilion chancelant déjà touche à sa fin;
Du volage Paris épouse abandonnée,
La Nymphe de l'Ida pleuroit sa destinée.
Fille du Xanthe , Enone , à quoi servent tes pleurs?
Paris , aux pieds d'Hélène , insulte à tes douleurs .
Malheureuse ! depuis que saigne sa blessure ,
Neuf fois de fleurs Zéphyre a paré la nature :
Ses chagrins n'ont pas fui sur les ailes du Temps ;
Et , pour elle , l'année a perdu son printemps .
De ses doux chants d'amour, sa voix mélodieuse
Ne fait plus résonner sa grotte harmonieuse :
Le jour, elle soupire; et de ses longs ennuis ,
Seule , elle attriste encor le long repos des nuits .
Près d'elle , on voit en deuil ses compagnes pensives.
Son arc est à ses pieds ; de ses flèches oisives
:
G
2
98 MERCURE DE FRANCE ,
1
La pointe n'atteint plus l'hôte innocent des bois ;
Le fer ailé s'endort au fond de son carquois.
Souvent, aux bords fleuris de l'onde paternelle ,
Son coeur cherche la paux : la paix y fuit loin d'elle !
Et, dans ces lieux peuplés de trop chers souvenirs ,
L'image du bonheur sigrit ses déplaisirs.
Souvent sur le rivage , où la poupe fatale
De Mycène en triomphe amena sa rivale ,
Elle rêve immobile ; ou , les yeux languissans ,
Marche silencieuse au bruit des flots grondans:
El ey croit voir voguer son heureuse ennemie ;
Et, morte au doux plaisir, voudroit l'être à la vie.
Comme la biche atteinte à l'insu du chasseur,
Si le trait acéré pénètre au fond du edoeurs
Elle fuit : vains efforts ! la blessure est mortelle ;
Ases flancs attaché, le trait vole avec elle.
Telle Enone, livrée à d'éternels regrets ,
Fuit du fleuve aux rochers , fuit des mers aux forêts :
Pâris absent la suit, la suit pour son martyre;
Soncoeurporte partout le frait qui ladéchire.
DE GUERLE
LA LEÇON RETENUE ,
CONTE.
Unhobereaudes bords de laDordogne,
(Autant valoit vous dire de Gascogne) ,
Dans son castel , non loin de Périgueux ,
Vivoit, encor plus glorieux que gueux,
Avec son chiên, sa chatte et sa servante,
Laquelle étoit une grande innocente
De dix-neufans ,'plus douce qu'un mouton,
Mais pour le moins aussi bere, dit-on.
De cent repas qu'en faisant sa tournée
Chez les voisins , cousins , oncles , neveux ,
MonsBroutignac attrapoit dans l'année ,
Il s'acquitfoft de coutume avec deux,
En combinant leur distance de sorte
:
????
JANVIER 1807.
99
Que le deuxième étoit presque en entier
Recomposé des bribes du premier :
Ce qui rendoit la dépense moins forte.
Un jour, c'étoit jeje croisunun jeudi gras,
Vers lemilieu de ce premier repas,
Unmal-adroit , à qui la main échappe,
Répand le plat de civet sur la nappe;
La nappe unique : ainsi l'on peut juger
Qu'iln'étoit pas aisé de la changer.
Ce néanmoins, payant d'effronterie ,
1
:
Le chevalier à sa servante crie : 1
« Une autre nappe à l'instant, Rose.e. >> << Eh mais!
» Dit celle-ci du ton le plus niais,
>> Vous savez bien que vous n'en avez qu'une. »
« D'où viens- tu done ? Tombes-tu cde la lune
>>Avec ton air imbécille et demi ?
de la
>>Pour monhonneur il feroit beau te croire !
» Jen'enai qu'une ici; mais dans l'
コラ
noire s Larmo
"
>> N'en ai-jepas là haut....? » « Mon lon cher ami,
:
>> Vous en auriez mille et mille en réserve;
» Qu'aucun de nous ne seroit assez sot
>> Pourconsentir à croquer le marmot
i
>> En attendant qu'on desserve et resserve :
» Laissez-nous done finir in statu quo. »
L'hôte, joyeux d'entendre de l'écho ,
Cède, et promet que la nappe gâtée,
Puisqu'on le veut , ne sera pas ôtée.
Joyeusement le dîner se poursuit :
On ne quitta le patron qu'à minuit .
Quand il fut seul avec sa chambrière ,
S'il la tança de la bonne manière,
Vous le pensez : Pécore ! étroit cerveau!
» Héquoi , toujours me faire affront nouveau !
>>Vint-on jamais dire comme une buse
>>Que l'on n'a pas ce qu'on pourroit avoir ?
Onréfléchit.... on invente une excuse ;
› Avec adresse on la fait recevoir :
1
>>Mauvais, effet cesse par bonne cause.
>> Ainsi, tantôt quand je t'ai, crié : « Rose,
» Une autre nappe, àl'instant, il falloit
و د
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
>> Me risposter : « Vous savez qu'elle est
» A la lessive , » ou trouver autre chose . >>>
« J'ai bien mal dit : j'ai tort , monsieur; c'est vrai;
>> Je m'en repens , et je profiterai
» De la leçon ; mieux que ma patenôtre
>> Je vous promets que je la retiendrai. »
Deux jours après l'un des repas suit l'autre :
Comme on étoit au dessert , un cousin
Prend la parole , et dit : « Je me hasarde
>> Au nom de tous à réclamer le vin
>> De Jurançon , qui nous parut divin
ינ
** >> L'hiver passé ; franchement il nous tarde
» D'en boire encor . » Las ! il avoit pris fin ;
Mais Broutignac de l'avouer n'a garde .
<<Vous en voulez ? he bien ! je vous en garde;
» Je le crois même un tantinet plus fin
>> Que le dernier. Rose ! Rose ! » Elle arrive. "
« Vas nous chercher le vin de Jurançon
>> Dans le caveau, derrière le poinçon.>>>
« Monsieur, répond Rose sur le qui vive ,
>> Et répétant mot à mot sa leçon ,
>> Vous savez bien qu'il est à la lessive. »
f
1
ن ر و آ
M. PONS ( de Verdun. )
TRADUCTION
De l'Episode de la Mort de Cacus , tiré de l'ENÉIDE , liv. 8,
vers 193 : Hic spelunca fuit.
CET antre , inaccessible à la clarté du jour,
Etoit du noir Gacus l'effroyable séjour :
Une éternelle nuit y couvroit tous ses crimes , ::
Et la terre fumoit du sang de ses victimes . Y
Là , des meurtres nouveaux marquoient tous les instans ;
Le seuil étoit paré de restes dégoûtans ,
De troncs tout mutilés et de têtes livides ,
Dont le sang ruisselot sur les herbes humides.. "
Fils du Dieu de Lemnos , et fier de sa vigueur ,
Cacus semõit partout l'épouvante et l'horreur.
Des feux épais et noirs s'élançoient de sa bouche ,
JANVIER 1807. 101
Sa taille étoit immense , et son regard farouche;
Mais le ciel , que nos voeux imploroient tous les jours ,
Permit qu'un Dicu vengeur nous prêtât ses secours :
Du triple Géryon le vainqueur intrépide ,
Fier de ce grand exploit , le généreux Alcide ,
Avec le jour naissant arrivé sur ces bords ,
Yconduisoit le prix de ses nobles efforts ;
Ses troupeaux remplissoient les monts et les prairies :
A cet aspect , Cacus , poussé par les Furies ,
Et craignant de laisser quelque crime oublié ,
Quelque nouveau forfait dont il ne fût souillé ,
Ravit quatre taureaux , avec quatre génisses ,
Qu'Alcide destinoit aux jours des sacrifices .
Mais , de peur que leurs pas , sur le sable imprimés ,
Indiquant dans quels lieux il les tient enfermés ,
Ne conduisent le Dieu vers son affreux repaire ,
Le monstre , avec effort les traînant en arrière ,
Retourne ainsi la trace en un sens opposé ,
Et croit que pour jamais Alcide est abusé.
Le héros , cependant, quittoit nos pâturages ;
Ses troupeaux rassemblés couvroient tous ces rivages ,
Quand les boeufs , que sa main conduisait lentement ,
Remplirent nos forêts d'un long mugissement ;
Et bientôt , à leurs voix une seule génisse ,
Trahissant de Cacus le coupable artifice ,
Du fond de l'antre creux répondit à son tour .
Ses cris font retentir les échos d'alentour .
Alcide entend , écoute , et son courroux s'enflamme ;
Un fiel noir et brûlant s'allume dans son ame ;
Il s'arme ; et , pour venger un si cruel affront ,
Aussi prompt que l'éclair , vole au sommet du mont.
Pour la première fois Cacus tremble et frissonne ,
Le trouble est dans ses yeux , sa force l'abandonne :
Il fuit , glacé d'effroi .... L'effroi le fait voler ;
Il arrive à son antre , et , pour s'y mieux céler ,
Brisant les gonds d'airain et la forte barrière
Que fixa sur le seuil l'adresse de son père ,
Il détache le roc , qui , jadis suspendu ,
Tombe , et vient enfermer le brigand éperdu.
Alcide, cependant , accourt , bouillant de rage;
Il cherche , mais en vain , à se faire un passage ;
Roulant de toutes parts des yeux pleins de fureur,
Il palit de colère , et frémit de douleur.
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
L
Trois fois il fait le tour du coteau qui le porté,
Trois fois de la caverne il ébranle la porté ,
Et, lassépar trois fois, s'éloigne de ces lieux.
Un rocher menaçant soudain frappé ses yeux ;
Des aigles , des vautours effrayante retraite ,
De l'antre ténébreux il dominé le fafte ;
Vers la gauche , son front, incline sur les flots ,
Semble les menacer. L'invincible héros ,
Sur ladroite appuyé, le pousse en sens contraire ,
Frappe , presse , redouble ; et, du sein de la terre,
Le déracine enfin. Le róc précipité
Roule, et de ce fracas le ciel est agité ,
La rive s'en ébranle ; et , suspendant sa course,
Le fleuve avec effroi remonte vers sa source.
Alors, de l'antre affreux le seuil est éclairé,
Cacus n'y trouve plus un asile assuré ,
Alcide a découvert ses détours les plus sombres ,
Et les rayons du jour en ont chassé les ombres.
Tels , du monde ébranlé si les flancs entr'ouverts,
Dévoiloient aux mortels le chemin des Enfers ,
Cet empiredudeuil et ces pâles royaumes
Détestés par les Dieux , et peuples de fantomes,
Notre oeil avec effroi fixeroit ce séjour ;
Et les Manes tremblans fairoient l'eclat dujour.
Le monstre , cependant, surpris par la lumière ,
Cherche au fond de son antre une vaine barrière,
Et , poursuivi partout , pousse d'horribles cris .
Alcide , des rochers lui lance les débris ,
Et des troncs renversés roulant l'énorme masse ,
L'accable sous le poidsdes chênes qu'il entasse.
Cacus alors , ( qui peut le croire et le penser? )
De ce péril nouveau se voyant menacer,
Vomit des tourbillons de flampe et de fumée;
Verse autour de son antre une nuit enflammée,
Et , pour se dérobér au bras qui le poursuit ,
Mê'e l'éclat des feux aux horreurs de la nuit .
:
Alcide, à ce moment , ne contient plus sa rage
Il s'éla ce soudain au plus fort du nuage ,
Plonge au milieu des feux , en affronte l'horreur ,
Et de l'antre embrasé parcourt la profondeur.
Cacus vomit en vain un nouvel incendie,
Le héros le saisit , l'étreint avec furie,
?
JANVIER 1807 . 103
Et,pressant songosier de ses doigts tout sapglans ,
Fait jaillir de son front ses yeux étincelans.
De la caverne alors la porte tombe et s'ouvre,
Du brigand terrassé le crime se découvre ,
Les taureaux enlevés , et les nombreux larcing
Quefaisoient chaque jour ses criminelles mains.
On trafne avec effort ce cadavre terrible ;
Son visage défait offre un aspect horrible :
La joie avec l'effroi dans les coeurs se confond ;
Oncontemple ses traits, la pâleur de son front,
Son sein large et velu, sa tête dégoûtante ,
Et de feux mal éteints sa bouche encor fumante .
GUIZOT.
MON PORTRAIT,
CHANSON A MADEMOISELLE ***.
Air : Philis demande son portrait.
Vousmedemandez mon portrait:
Il faut yous satisfaire ;
Mais un peintre legâteroit;
J'aime mieux vous le faire.
De Teniers burlesque rival ,
Je vais, pour Olympie ,
Tracer d'un triste original
La risible copie.
Embarrassé dans mon maintien,
Je penche un per la tête;
Et, même quand je ne dis rien,
Ondit que j'ai Fair bête.
Mais n'appuyons pas sur ce trait:
Je crains qu'on ne me gronde
De faire, en tracant mon portrait,
Celui de bien du monde.
Des besicles couvrent mes yeux ,
C'est undouble avantage :
Tandis que j'y vois beaucoup mieux,
On voit moins mon visage.
Cependant, lorsque j'aperçois
Tel et tel sur ma route ,
Jetrouve plusheureux cent fois
Celui qui p'y voit goutte.
1
T
104 MERCURE DE FRANCE ,
.7
Sombre ou joyeuse avec excès ,
Ma figure est mobile ;
Je ris au Théâtre Français ,
Je pleure au Vaudeville ;
Par désoeuvrement , quelquefois ,
Si le sort veut que j'aille
Voir un nouveau drame à Louvois ,
Je vois bâiller, je bâille.
Qu'un sot parle à tort , à travers ,
Ma figure se ride ;
Qu'on me lise de méchans vers ,
Mon sourire est perfide;
Je fais la moue au sot traitant
Comme au faquin en place :
Ainsi , ma chère , à chaque instant ,
Je fais une grimace. A
:
Du reste , j'ai deux pieds , deux mains ,
J'ai deux jambes pareilles ;
J'ai , comme les autres humains ,
Deux fort belles oreilles ;
Sur un trône sans être né ,
Je chéris mon partage :
Aussi-bien qu'un roi , j'ai le nez
Au milieu du visage.
:
M. ARMAND -GOUFFÉ.
ENIGME.
Un élément est mon père ;
L'autre est mon trône , et souvent mon tombeau;
A mes destins un autre est nécessaire ;
Le quatrième est mon fléau.
LOGOGRIPHE .
Dans le règne animal je suis avec mon coeur;
Animal , végétal , minéral sans mon coeur .
Dans le vaste Océan je suis avec mon coeur;
Dans l'univers entier on me trouve sans coeur ;
Tu me verras oiseau sans ma tête et mon coeur ;
Je suis un aliment salubre avec mon coeur ;
J'ai très-souvent commis des crimes sans mon coeur.
CHARADE.
ADIEU mon tout , si mon dernier
Te porte à couper mon premier .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. estAvenir.
Celui du Logogriphe est Boeuf, où l'on trouve oeuf.
Celui de laCharade est Mi-racle .
эг.
JANVIER 1807.
105
Dictionnaire abrégé de la Bible , de Chompré ; nouvelle édit. ,
revue et considérablement augmentée , par M. Petitol.
Un vol. in -8°. Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr . 50 c. par la poste .
Un vol. in- 12 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 75 c. par la posto .
A Paris , chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 17.
un LE Dictionnaire de la Bible de Chompré , est de ces
ouvrages que leur utilité recommande suffisamment à l'attention
publique , et qui pourroient même se passer d'une exécution
parfaite pour obtenir une juste estime. Aussi , lorsque
ce livre parut, ferrna-t-on les yeux sur le peu d'élégance
du style et sur les nombreuses ormissions qu'on auroit pu
critiquer, pour ne voir que l'intention de l'auteur , qui parut
assez bien remplie. Les diverses éditions qui se succédèrent
alors avec rapidité , étant depuis long - temps entièrement
épuisées , M. Petitot a pensé avec raison que le public en
recevroit avec plaisir une nouvelle ; mais pour assurer désor
maisà l'ouvrage un succès mérité et durable , il a fait beaucoup
de corrections et d'additions importantes qui l'ont
rendu , pour ainsi dire, un livre nouveau. Quelques réflexions
au sujet d'une nation calomniée si souvent , et pourtant si
digne d'être étudiée , même en mettant à part toute considération
religieuse , nous donneront occasion de faire connoître
le but et l'utilité de ce livre , ainsi que le travail du
nouvel Editeur.
Le principal objet de Chompré , en composant le Dictionnaire
abrégé de la Bible, étoit, comme il le dit dans sa préface
, de faciliter l'explication des tableaux, des bas-reliefs ,
des gravures qui ont pour sujet quelque trait de l'Histoire
Sacrée. A cette époque , les artistes aimoient à choisir dans la
foule des scènes intéressantes qui y sont présentées , et l'on
ne peut trop regretter qu'ils se soient aujourd'hui presque
fermé une carrière où s'étoient illustrés les plus grands maîtres.
S'il est dans l'antiquité une histoire éminemment pittoresque ,
c'est sans doute celle d'un peuple simple de moeurs et de langage
, mais mettant souvent dans ses gestes et dans ses actions
une expression muette, plus énergique et plus éloquente que
tous les discours; sans faste dans la vie privée , mais magnifiquedans
ses cérémonies publiques , et appelant à ses solennitésreligieuses
tout ce qui peut étonner la vueet commander
106 MERCURE DE FRANCE ,
le respect et l'admiration. Des patriarches vénérables par leurs
années et par leurs vertus , les marches religieuses des lévites ,
les prières ferventes d'un grand prêtre , les têtes inspirées des
prophètes , les anges , qui , dans les premiers temps servent si
souvent d'intermédiaire entre Dieu et les hommes . Dieu luimême
se rendant quelquefois visible sous l'aspect le plus imposant
et le plus propre à agrandir l'imagination , quelles
sources fécondes de beautés idéales inconnues à l'antiquité
païenne ! Raphaël étoit plein de l'Ecriture-Sainte , lorsqu'il
peignoit la galerie si célèbre sous le nom de Loges du
Vatican. Il semble , sur-tout , qu'il ait partagé l'inspiration
qui l'a dictée , dans le tableau où il a représenté la lumière
séparée des ténèbres : composition sublime , où il a mis dans
l'attitude et les traits de Dieu une telle puissance et une telle
majesté , que le spectateur, saisi de respect, reconnoît aussitôt
sous des formes humaines l'être indépendant qui a créé d'un
mot le ciel et la terre , et qui existe par lui-même dans tous
les temps etdans tous les lieux! Le peintre qui , après Raphaël ,
amis le plus de poésie dans ses tableaux, le Poussin , affectionnoit
aussi particulièrement les sujets tirés de la Bible. Il
y en amême quelques-uns , tels que Moïse sauvé des eaux et
lamannedans le désert, qu'il atraités plusieurs fois à différentes
époques de sa vie : preuve certaine de la fécondité de
son génie , et de la beauté singulière de ces scènes , qu'il ne se
lassoit pas de représenter sous des points de vue toujours
nouveaux et toujours intéressans.
L'Histoire sacrée , si féconde pour la peinture , ne l'est
pas moins pour la poésie , à qui elle ouvre une mine, qui
après avoir produit des chefs-d'oeuvre , est loin encore d'être
épuisée. Il semble qu'à ces noms de patriarches et de prophètes
soit attaché je ne sais quel charme secret capable d'élever un
poète au-dessus de lui-même, et que les rives du Jourdain
soient encore plus poétiques que celles du Simoïs et du Scamandre.
Sans parler ici des deux poëmes qui font peut-être
le plus d'honneur aux modernes , parce qu'ils étincellent de
beautés qui n'ont aucun modèle dans la littérature grecque
ni latine , Athalie et le Paradis Perdu , sans citer le style enchanteur
d'Esther , ni les peintures naïves et touchantes de la
Mort d'Abel , on sait que Duryer , auteur tragique, généralement
au-dessous du médiocre , trouva des beautés réelles
dans le sujet de Saül, et que Duché traita avec plus de succès
encore celui d'Absalon. On sait avec quel éclat, Tiridate ,
tragédie dont le sujet est puisé à la même source , parut longtemps
au théâtre , et que cette pièce, toute foible qu'elle est
de conception et de style, s'y soutiendroit peut-être encore,
4
JANVIER 1807. 107
și Campistron ne lui eût pas ôté presque tout son intérêt , en
changeant mal-à-propos le lieu de la scène et les noms des
personnages, et en se privant ainsi des couleurs touchantes
que l'Ecriturepouvoit lui fournir.
Tout récemment encore l'histoire de Joseph , transportée
sur le Théâtre Français , a excité un vif intérêt et a fait couler
des larmes. Ce succès n'est pas dû sans doute aux ressorts
dramatiques inventés par le poète , puisque tout le monde en
a-condamné l'extrême foiblesse ; mais on a retrouvé dans plusieurs
scènes quelques traces de cette sensibilité si naïve et si
vraie qui donne tant de charme au récit de l'historien sacré ;
et sans examiner si l'auteur avoit su mettre à profit tant de
beautés qu'il avoit sous la main, on a applaudi parce qu'on
a été touché. Que de trésors poétiques se dévoileroient encorebaux
yeux de l'écrivain qui méditeroit attentivement
ces précieuses écritures , et quels succès l'attendroient , s'il
parvenoit à s'approprier tour-à-tour leur simplicité touchante
et leur sublime poésie !
Plusieurs écrivains du dernier siècle ont voulu représenter
les Juifs comme un peuple grossier ,absolument étranger aux
jouissances de l'esprit et à la culture des sciences et des arts.
Ils avoientpourtantdes astronomes assezhabiles pour enseigner
àconnoître la marche de l'année, età régler les fêtes; et plusieurs
passages des Livres Saints prouvent que la littérature
juive étoit fort étendue. Salomon avoit écrittrois mille paraboles
etmille cinq cantiques. Il avoit composé des Traités sur
tous les animaux et sur toutes les plantes; et il paroît même
quede son temps le goût des lettres , et même la manie d'écrire
étoient généralement répandus , puisqu'il se plaint de la
multitude de livres qu'on publioit tous les jours. Sans doute
les Juifs ne connurent ni les longues épopées , ni l'art dramas
tique , qui n'ont pu être inventés et perfectionnés que chez
une nation passionnée pour la poésie, et dont les citoyens
avoient assez de loisir pour apprécier et récompenser dignement
les travaux des grands poètes; mais dans les genres de
poésie qui n'exigent nideprofondes études, ni de longs efforts,
et où l'on réussit avec beaucoup d'imagination et de sensi
bilité, tout le monde sait que les Juifs n'ont point de maîtres
ni même de rivaux dans l'antiquité païenne. Il est vrai que
la délicatesse moderne se révolte souvent contre l'audace des
expressions et des figures prodiguées dans les cantiques , dans
les élégies , dans les odes sublimes de David et des prophètes,
Onveut juger ces poëmes sur les mêmes principes que les
nôtres , destinés à être lus froidement dans le silence du
cabinet. On ne songe pas à se représenter le poète sacré ,
fa
108 MERCURE DE FRANCE ,
saisi du besoin d'exprimer les sentimens qui l'agitoient , implorant
le secours de la musique pour seconder son enthousiasme
en présence de tout un peuple , qui , loin de se prêter
avec peine à l'exaltation de ses pensées , partageoit bientôt
ses transports et s'associoit à son inspiration .
L'histoire de la littérature hébraïque ayant été complètement
oubliée par Chompré , M. Petitot s'est attaché à réparer
cette omission. Ses articles sur les prophètes ne contiennent
pas seulement les circonstances de leur vie et de leur mission
: il y considère aussi leurs ouvrages sous le rapport littéraire,
et il apprécie en peude lecaractèrede leur génie;
il mêle à ces observations des rapprochemens curieux et instructifs
, qui en font d'excellens morceaux de critique. Je citerai
pour exemple les réflexions suivantes sur Jérémie :
mots
>< Rempli des malheurs qui vont accabler Sion, le pro-
>> phète donne à son style un caractère de mélancolie et de
>> tristesse. Sa sensibilité est toujours vraie : on n'y trouve
» jamais aucune trace de déclamation ; et Jérémie , obligé de
>> revenir souvent sur les mêmes images , reproduisant presque
» à chaque moment la même douleur et les mêmes plaintes ,
>> n'est cependant ni fatigant, ni monotone. Saint Jérôme le
>> trouve simple dans ses expressions , sublime dans ses pen-
>> sées ; mais cette simplicité , selon ce Père , offre souvent des
>> termes pleins de force et d'énergie.
۱
>> Racine a plusieurs fois imité ce prophète dans Esther et
>> dans Athalie. Quand Joad , au moment où il est inspiré par
>> l'Esprit -Saint , prédit les malheurs de Jérusalem , le poète
>> met dans sa bouche les mêmes regrets exprimés par Jérémie
>> d'une manière si touchante : ( Jérém. , chap. 9. )
>> Jérusalem , objet de ma douleur,
>> Quelle main , en ce jour, t'a ravi tous tes charmes ?
>>Qui changera mes yeux en deux sources de larmes ,
>> Pour pleurer ton malheur ?
>> On a dit souvent , avec raison , que Racine , dans ces
>> deux tragédies , a plutôt pris la couleur générale des Livres
>> Saints , qu'il n'a cherché à en traduire scrupuleusement des
» passages. En voici un exemple qui mérite quelqu'attention.
>> Le poète veut peindre le crime des Israélites infidèles à
>> Dieu , et lui préférant des idoles :
>> La nation chérie a violé sa foi :
» Elle a répudié son époux et son père ,
>>> Pour rendre à d'autres Dieux un honneur adultère .
>> Cette dernière alliance de mots , aussi hardie que belle et
>> poétique , a été fournie à Racine par Jérémie. Le prophète
JANVIER 1807. 109
>> compare le peuple infidèle à une jeune épouse qui a quitté
» l'écharpe nuptiale. ( Jérém. , ch. 2.)
>> Ce sens est encore plus développé dans le chapitre suivant.
Jérémie , après s'être étendu sur l'énormité de се
>> crime, met Israël idolâtre au rang des plus viles pros-
» tituées. ( Jérém. , chap. 3. )
>> Jérémie peint les malheurs destinés aux Juifs , avec la
>> sensibilité la plus pathétique. Parle-t-il d'une jeune mère
>> privée de tous ses enfans ? Le soleil, dit- il , s'est couché
>> pour elle lorsqu'il étoit encore jour. ( Jérém. , ch. 15. )
>> Ce mottouchant ne peut- il pas être comparé à l'expres-
>> sion figurée dont se servit Périclès , après la perte d'une
>> bataille où toute la jeunesse d'Athènes avoit péri ? L'année ,
>>disoit- il , a perdu son printemps , ( Aristote , Rhétorique ,
>>liv. 3 , chap . 10. ) Quand Jérémie parle en général de ces
>> affreuses calamités , il n'excite pas moins d'attendrissement :
» Je pleurerai , s'écrie-t-il , sur la dévastation des mon-
» tagnes ; je pleurerai sur ces lieux chéris , autrefois si
>> agréables , aujourd'hui si tristes . Ils ont été brûlés ; per-
>> sonne n'ypasse ; on n'y entend plus la voix des hommes :
>> tout s'en est retiré , tout a fui , depuis les oiseaux du ciel
» jusqu'aux animaux de la terre. (Jérém. , ch. 19, vers. 10.)
>> Lorsque les Juifs furent conduits en captivité , Nabucho-
> donosor offrit à Jérémie ou de les suivre , ou de rester en
>> Judée. Le prophète choisit le dernier parti . L'Ecriture nous
>> le représente assis sur les ruines de Jérusalem , et donnant
>>un libre essor à sa douleur. Quoiqu'il n'eût que trop prévu
>> tous ces maux, son coeur tendre n'en est pas moins touché :
» O vous qui passez par cette route , s'écrie-t-il , arrétez-vous ,
» et voyreezz s'il est une douleur comparable à la mienne !
» ( Jérém. , chap. 1 , vers. 12. ) Malgré l'excès de son déses-
» poir, Jérémie montre une résignation entière aux volontés
>> de Dieu : Il faut attendre en silence ses divins arréts .
» ( Jérém. , ch. 3. , vers. 26. )
>> Les moeurs de l'antiquité se peignent dans plusieurs pas-
>> sages de Jérémie. Il suffira , pour se faire une idée du respect
>> que les Juifs avoient pour les vieillards , de réfléchir sur le
>> verset 12 de la prière qui termine les Lamentations. Le pro-
>> phète raconte que les princes ont été immolés , et, passant
>> rapidement sur cet attentat, il met au même rang les outrages
>> qui ont été faits à quelques vieillards. » ( Oratio , vers 12. )
Si le Dictionnaire de Choimpré étoit insuffisant pour la connoissance
de la littérature des Hébreux , il ne l'étoit pas moins
pour celle de leurs moeurs et de leurs lois , l'objet ordinaire
des plaisanteries et des sarcasmes de Voltaire et de ses secta
110 MERCURE DE FRANCE ,
teurs. M. Petitot a donné un soin particulier à cette partie
intéressante ; et , pour n'y rien laisser àdesirer, il a mis à con
-tribution tous les auteurs les plus estimés sur cette matière ,
Flav. Joseph , l'abbé Guénée , D. Calmet, l'abbé de Vence , etc.
Il a sur-tout puisé dans Fleury, cet écrivain si judicieux , si
profond et si modéré , qui excelle particulièrement dans l'art
quidistingue les vrais savans, celuide tirer beaucoup d'inductions
claires et précises de tel passage qui seroit à peine remarqué
de la plupart des lecteurs, etde voir dans un fait succintement
raconté toutes les circonstances et toutes les particula-
-rités qu'il suppose.En lisant les différens articles qui ont rapport
aux lois , on admirera la sagesse et l'étendue des vues de
Moïse , qui doit être regardé comme le premier des législateurs,
par ceux-là même qui ne voudroient pas reconnoître
ce qu'il y eut de surnaturel dans sa mission. On verra
:sa vaste prévoyance non-seulement établir toutes les institutionspropres
à assurer la gloire et le bonheur de sa nation ,
mais pénétrer dans l'intérieur de chaque famille , pour veiller
à la sûreté , aux moeurs , à la santé même de chacun de ses
membres. On remarquera , par exemple , la police qu'il établit
pour arrêter la communication de la lépre , police à la fois si
humaine et si sévère , qu'on diroit qu'elle a servi de modèle
à celle de ces lazarets auxquels l'Europe doit d'être désormais
àl'abri des contagions terribles qui moissonnèrent àdiverses
*époques des générations entières.
: Ce qui a sur-tout excité la verve de nos philosophes , c'est
la prétendue cruauté de Moïse. Aucun d'eux n'a songé à
:remarquer la situation où se trouvoit ce grand homme , situation
unique dans l'histoire du monde. Chefd'une nation qu'il
venoit de délivrer d'un long esclavage, législateur politique
et religieux tout ensemble , il avoit tout à créer, tout à
établir. Que ne devoit-il pas craindre de l'humeur difficile et
inconstante d'un peuple indiscipliné , prêt à tout moment à se
précipiter dans cette anarchie qui succède presque toujours à
la servitude ? Obligé d'avancer l'épée à la main à travers des
sables stériles , toujours sur le point d'être surpris et attaqué ,
menacé tour à tour par des nations ennemies et par ses propres
soldats , son gouvernement devoit être tout militaire; et, plus
d'une fois , il fut contraint de déployer une sévérité terrible ,
afin d'assurer, par le châtiment de tous les coupables , la soumission
et le salut du peuple entier.
Ons'est aussi récrié contre les cruautés exercées quelquefois
par les Juifs dans les démêlés qu'ils eurent avec leurs
voisins. Cependant les lois de la guerre étoient plus douces
chez eux que chez la plupart des peuples anciens. Lorsqu'ils
JANVIER 1807 . itt
1
S
s
entroient chez une nation ennemie , il leur étoit défendu de
couper les arbres fruitiers , et même d'en abattre d'autres
au-delà de ce qui leur étoit nécessaire. Ils faisoient aux assiégés
des offres de paix , et quoique , dans les villes prises d'assaut,
ils eussent le droit de passer au fil de l'épée tous les hommes
en état de porter les armes , on voit, dans l'Ecriture , que souvent
ils faisoient des prisonniers. Il est vrai que, dans plus
d'une rencontre , ils se portèrent à d'horribles excès; mais il
n'ya point de peuple ancien ni moderne qui n'ait à rougir
de cruautés semblables; et des circonstances particulières ne
prouvent rien contre le caractère habituel d'une nation. On
peut même dire que , par cela seul qu'un peuple admet un
droit de la guerre , quel qu'il soit , il n'est plus permis de le
confondre avec des hordes barbares qui ne reconnurent jamais
aucunes lois les armes à la main. Celles des Juifs , dont nous
venons de rappeler quelques dispositions , suffiroient donc
pour indiquer que la civilisation fut aussi avancée chez eux
que chez la plupart des peuple anciens; et cette présomption
devient certitude dès qu'on jette un coup d'oeil sur leurs
moeurs, leurs usages , et leur gouvernement civil.
CLAA
Ontrouvera sur tous ces objets des détails succincts , mais
clairs et suffisans , dans la nouvelle édition du Dictionnaire
de la Bible. C'est tout ce qu'on peut attendre de cette espèce
d'ouvrages , qui ne sauroient jamais être destinésàdonner des
connoissances approfondies , ni à dispenser des premiers élémens
, mais qui servent utilement à suppléer à des études
imparfaites , et à rappeler sans peine à la mémoire des détails
qu'on oublie facilement , et qu'il n'est pourtant pas permis
d'ignorer. Gelui que nous annonçons se recommandant également
par l'intérêt du sujet et par le mérite de l'exécution ,
doit trouver place dans toutes les bibliothèques à côté des
meilleurs livres de ce genre. C'est donc un nouveau service
rendu aux bonnes études par M. Petitot , qui , pouvant aspirer
dans les lettres à plus d'un genre de succès, paroît ambitionner
avant tout la gloire d'être utile.
G. 1
112 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoires, Anecdotes secrètes , galantes , historiques et
inédites, sur mesdames de la Vallière , de Montespan ,
de Fontanges , de Maintenon , et autres illustres personnages
du siècle de Louis XIV; ornés de quatre portraits ,
par madame Gacon- Dufour, auteur de différens ouvrages ,
et membre de plusieurs académies et sociétés savantes et
littéraires. Deux vol. in-8° . Prix : 10 fr. , et 13 fr. par la
poste. AParis , chez Léopold- Collin , lib . , rue Gît-le-Coeur.
Rien ne pèse tant qu'un secret;
Le porter loin est difficile aux dames .
८७
:
APRÈS nous avoir appris à faire de la bonne confiture avec
de mauvaises prunelles , et de la toile fort douce avec des
orties , madame Gacon- Dufour vient nous instruire de choses
bien plus importantes , et nous révéler bien d'autres secrets.
Son admirable Recueil d'Economie rurale et domestique ne
renfermoit que des recettes d'une utilité locale , faciles à
comprendre et sur-tout à exécuter, telles que la suppression
des jachères dans les bois , pour augmenter le revenu des
terres; la plantation des haies vives autour des champs pour
empêcher les pigeons d'approcher , et le rétablissement des
fêtes de Palès , pour honorer l'agriculture. Ses révélations sur
plusieurs personnages célèbres du siècle de Louis XIV sont
bien autrement intéressantes , et lui préparent des droits plus
singuliers à notre reconnoissance .
Paul-Emile étoit , dit-on , également habile à tracer l'ordre
d'une bataille et à préparer un festin. A l'exemple de ce
fameux consul , madame Gacon-Dufour sait plier son esprit
aux plus petits objets et l'élever aux plus sublimes : elle
enseigne aux ménagères à composer du ratafia de jonquille
et, de la même main dont elle le fabrique , elle rétablit les
réputations les plus décriées, et renverse celles que trente ans
d'expiation et de sagesse avoient consacrées ; elle nous apprend
a respecter la mémoire des Ninon et des Montespan , et à
mépriser celle des Maintenon et des la Vallière. Voilà , je
crois, tout l'objet de ce nouveau recueil, si toutefois on peut
se flatter de l'avoir compris. Je suppose que madame Gacon-
Dufour, emportée par un esprit de curiosité que je ne comprends
pas , a voulu faire une expérience en morale comme
on en fait quelquefois en physique, et qu'elle cherche à transformer
BLA
SEINE
ent a
JANVIER 1807.
former le vice en vertu , comme les alchimistes cherchent
faire de l'or avec du cuivre. Tous les moyens leur sontbens
il assemblent toutes sortes de drogues qu'ils ne coonoissent
pas, ils les amalgament et les laissent fermenter; a la fin
ils ne reste qu'un caput mortuum ; ou bien le vase, trop foible
pour soutenir les efforts de la liqueur, leur sauteeen cefals
au visage , et les défigure pour le reste de leur vie. Je souhaite
pour madame Gacon-Dufour, qu'un pareil malheur ne lui
arrivejamais.
Il faut faire ici une remarque qui sera très-favorable à
cette dame : les alchimistes physiciens tâchent de bonifier
le cuivre ; mais aucun ne s'est avisé jusqu'ici de dénaturer le
plus pur des métaux , et de le changer en plomb ; il n'appartenoit
qu'à la haute philosophie de madame Gacon-Dufour
d'entreprendre ce bel oeuvre ; et c'est ce qu'elle a fait , sans
succès à la vérité , parce qu'il est encore plus difficile de ternir
la vertu que l'or ; mais elle a fait preuve d'une volonté opiniatre
qui lui fera beaucoup d'honneur, et qui doit , avec le
temps , lui procurer un rang distingué parmi les plus fameux
alchimistes philosophes.
L'autre partie de son expérience , qui tendoit à changer
le crime en sagesse , n'a pas eu d'issue plus favorable ; mais
elle doit également lui procurer les hommages de tous les
penseurs , puisqu'elle tendoit visiblement à détruire toute
distinction entre le bien et le mal , et à nous ramener à l'état
de pure innocence. Nous examinerons rapidement les moyens
quemadame Gacon-Dufour avoit employés pour opérer l'un
et l'autre effet , afin de les signaler comme des écueils , et
ponr donner à cette dame la satisfaction d'apprendre que son
ouvrage a été parcouru au moins une fois.
Madame Gacon - Dufour établit , comme principe de
son opération , que toutes les religions sont indifférentes.
Voici ses propres paroles : « On peut juger , par l'attache
>>ment des hommes à leur religion , que la liberté des cultes
>> est un des plus grands bienfaits de l'humanité. Le souve-
>>rain qui la maintient dans ses Esats , s'assimile à la Divinité ,
>> qui protége tout ce qui respire , et voit du même oeil les
>>hommages du mahométan, du calviniste , du catholique
>> et du juif. >>
Si la liberté des cultes est un des plus grands bienfaits de
l'humanité , comme madame Gacon-Dufour l'assure , on lui
demandera pourquoi , dans ses écrits , elle affiche un mépris
si profond pour la religion catholique , et sur-tout pour ses
ministres les plus respectables , au point de taxer Bossuet
d'hypocrisie ? Iljouoit, dit-elle, la dévotion par état : co
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
n'étoit qu'un évéque hypocrite. Pense-t-elle qu'un Prince ;
qui veut protéger également toutes les religions, puisse voir avec
indifférence l'une d'elles insultée, sa morale foulée aux pieds
et ses ministres méprisés ? La liberté des cultes est-elle la
liberté de diffamer celui qui condamne nos penchans ? Si
madame Gacon - Dufour a une religion , elle doit y être
attachée ; et si par hasard elle est juive (car on ne peut la
supposer chrétienne ), de quel oeil verroit-elle qu'on se permit
publiquement de la confondre avec des Turcs ? N'en concluroit-
elle pas qu'on a le dessein de l'humilier , et qu'on
veut lui donner un ridicule ? Elle dira peut- être qu'elle aime
autant la religion turque qu'une autre. Est- ce une raison pour
nous traiter de Turc à More , comme elle le fait en vingt
endroits ? Si la tolérance permet les outrages réciproques entre
les hommes de différentes religions , elle est une source de
discordes qu'aucun souverain ne peut souffrir; si elle recommande
les ménagemens , les égards mutuels et le respect ,
faudra-t- il, toutes les fois que madame Gacon-Dufour voudra
faire une expérience philosophique , qu'elle ne tienne aucun
compte de cette recommandation ? La Divinité , dit- elle ,
voit du même oeil les hommages de tous les mortels. Cela
signifie-t- il qu'il voit du même oeil le mensonge et la bonnefoi
? Cela veut-il dire qu'il protége également l'erreur et la
vérité ? il souffre l'une , il aime l'autre ; les princes en font
autant en morale comme en politique , mais ils souhaitent
toujours ramener les esprits à l'unité de principes qui fait la
force des Etats. Si toutes les religions sont indifférentes , il est
bien facile de prouver qu'il n'y en a pas une qui mérite le
plus léger examen ; et cela convenu , tout le monde pourra
s'en créer une à sa fantaisie , ou même n'en avoir aucune,
Alors on agira selon son caprice , et nulle passion n'aura
de frein. La décence sera de l'hypocrisie , l'adultère un simple
manque de convenances , comme il plaît à madame Gacon-
Dufour de le qualifier ; et le libertinage public d'une Ninon
pourra passer pour Onpeut remarquelraqsuueprdêemteoussagleessseé.crivains qui se sont
permis, dans ces derniers temps , d'attaquer le mémoire de
Louis XIV , il n'y en a pas un seul qui lui ait opposé la
sévérité de la morale évangélique sur la liberté de ses actions
privées. Cette morale étoit cependant bien propre à couvrir
d'un beau voile leur animosité , puisqu'elle est inflexible , et
qu'elle prononce anathème contre celui qui viole la foi jurée.
Ils se sont appliqués à lui trouver des torts qu'il n'avoit pas ,
ou sur lesquels il étoit facile d'élever des doutes; tandis qu'ils
pouvoient , avec quelque apparence de raison , lui reprocher
JANVIER 1807...... 115
d'avoir altéré les moeurs par l'influence de son exemple , et
d'avoir ouvert la barrière aux excès qui ont suivi son règne.
A quels motifs attribuerons-nous ce silence sur des faits connus,
et ce déchaînement sur des intentions et des actions supposées
ou problématiques ? Craignoient- ils d'employer une
arme qu'on pouvoit retourner contre eux-mêmes , ou bien
ont-ils résolu de ne plus écouter cette loi si simple et si
claire qui condamne toutes les passions , et avec laquelle
l'homme juste est tellement fort qu'il n'a qu'à la montrer au
coupable pour le confondre ? Est-ce qu'ils se seroient flattés
de mettre à la place de ce palladium des nations chrétiennes
les bizarres caprices de leur folle raison, et de changer la
nature des actions humaines au gré de leur sot orgueil? Quoi
qu'il en soit , il est aisé de concevoir que celui qui rejette
cette loi pour n'écouter que ses passions , et qui veut ensuite
juger les hommes , ressemble parfaitement au géomètre qui
voudroit mesurer toute la surface du globe sans règle ni compas,
et sur le seul rapport de ses yeux. Madame Gacon-
Dufour a cru devoir adopter cette nouvelle manière d'apprécier
les personnes et les choses , pour obtenir plus facilement
ce qu'elle souhaitoit; mais,nous le répétons , ce n'étoit qu'une
expérience qu'elle vouloit faire pour s'amuser un moment, et
pour satisfaire une curiosité qui pouvoit être utile.
C'est donc dans toute la simplicité de l'innocence qu'elle
parle avec respect de la sage Ninon , qui ne sut jamais résister
à personne , et de la sensible madame de Montespan , qui se
fit chasser de la cour à cause de l'aigreur de son caractère ;
elle a peur de blesser leur délicatesse , elle leur prodigue les
marques du plus tendre intétêt , elle ne cite que les bons
mots de l'une , elle ne parle que de l'esprit de l'autre : ce
sont deux femmes délicieuses. Quant à la rusée la Vallière ,
qui pleura sa faute pendant plus de trente ans , et à la farouche
Maintenon , qui ramena Louis XIV à l'amour légitime ,
ce sont deux créatures dissimulées , sottes et ambitieuses ,
dont madame Gacon - Dufour ne peut prononcer le nom
sans y ajouter quelque épithète injurieuse. Le repentir de la
première ne peut lui faire trouver grace devant elle : ce n'est
que du désespoir et de l'hypocrisie. La sagesse de l'autre n'est
qu'un orgueil déguisé : c'est l'opprobre du genre humain
pour avoir épousé son amant , et le fléau de l'humanité pour
avoir souhaité que les catholiques ne fussent pas opprimés par
les religionnaires , lorsque l'édit de Nantes fut révoqué. Madame
Gacon-Dufour , qui ne peut appuyer son opinion sur
aucun fait , est contrainte d'imaginer des entrevues , des conversations
, des confidences , dont elle rapporte toutes les
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
expressions , comme si elle les avoit écrites sous la dictée.
Elle compile tous les mémoires suspects , elle compulse tous
les libelles ; elle extrait toutes les correspondances des amis ou
des ennemie selon le besoin. Elle entasse tout cela sans plan ,
sans ordre , sans méthode , sans aucune liaison , de la même
manière qu'on réunit des ingrédiens dans une opération chimique.
Son esprit , qui ne peut approfondir aucune conséquence
, reste toujours à la surface des objets ; elle commence
une phrase , et perd de vue ce qu'elle vouloit dire ; elle entreprend
un parallèle entre madame de Montespan et madame
de Maintenon; et , dès les premières lignes , elle divague et
ne sait plus où elle en est.Voici ce début, qui donnera la
mesure de tout l'ouvrage : « Il est bien étonnant , dit-elle ,
>> que madame de Montespan , avec autant d'esprit , n'ait pas
> réfléchi que Louis XIV, qu'elle avoit rendu pèrede plusieurs
>> enfans qu'il aimoit beaucoup, qui avoit contracté l'habitude
>> de sa société , dans laquelle il s'étoit plu avant que les repro-
>> ches et les aigreurs ne fussent venus en troubler le charme ;
>> il est étonnant , dis-je , qu'avec tous ces titres pour faire du
>> roi un ami , quand il ne pouvoit plus être amant , elle se
>> soit conduite de manière àfaire établir un parallèle de son
>> caractère avec celui de la veuve Scarron. » Il n'est pas
nécessaire de s'arrêter ici pour faire remarquer le défaut de
cette période , qui nous annonce une réflexion qu'on finit par
ne pas donner ; mais il faut s'épargner l'ennui d'un pareil
style , et considérer un moment le résultat de ce brillant
parallele. Qui ne croiroit que madame Gacon- Dufour va
faire un effort de tête pour pénétrer dans le caractère des
deux personnages qu'elle met en scène , et que , pressée par la
vérité, elle finira par reconnoître que madame de Maintenon
avoit une supériorité d'esprit et de jugement qui devoit la
faire triompher. C'est précisément tout le contraire : madame
Gacon-Dufour se borne à dire que madame de Montespan ne
put s'accoutumer à la moindre contrariété ; mais sur le compte
de madame de Maintenon , elle s'étend davantage , et nous
assure qu'elle avoit merveilleusement secondé son naturel
astucieux , souple , et même rampant ; qu'elle avoit pour
maxime de toujours mentir, et que c'est elle qui a perfectionné
l'art de flatter . Madame Gacon-Dufour termine par
ce trait piquant son éloquent discours ; et sans s'inquiéter
de la conclusion qu'il falloit tirer de sa comparaison , elle
passe à un autre sujet sans aucune transition , mais avec la
confiance d'un esprit libre et supérieur qui vient de produire
un chef-d'oeuvre.
C'est avec la même naïveté que cette dame raconte , sans
JANVIER 1807 . 117
façon, les aventures les plus scandaleuses , vraies ou fausses ,
et qu'elle descend jusqu'à des détails que le respect public
nous défend de citer ici , mais qu'il est facile de vérifier dans
son ouvrage , et notamment pages 83 et 205 du premier
volume. Il est impossible de dire ce que l'amour des découvertes
et les progrès de la philosophie sont capables de produire
dans un esprit facile , qui compte pour rien les plus
grands sacrifices .
Nous possédons je ne sais combien de correspondances authentiques
, de Mémoires reconnus fidèles , d'histoires qui
n'ont point été contredites. Tout cela dément , d'un bout à
l'autre, les prétendues anecdotes inédites de madame Gaoon-
Dufour ; mais , pour s'en venger , madame Gacon-Dufour
nie toute vérité historique. Elle déterre , par exemple , je ne
sais dans quelle méprisable compilation , une lettre fabriquée
pour compromettre la mémoire de madame de Maintenon ;
et , sans se donner la peine d'examiner si cette lettre est vraie
ou fausse , elle affirme que l'original existe à la Bibliothèque
impériale , ou bien aux archives. Voici ce qu'on lui fait écrire
à son frère d'Aubigné : « Ruvigny ( 1) est intraitable ; il a dit
>> au roi que j'étois née calvinste , et que je l'avois été jusqu'à
>> mon entréeà la Cour. Ceci m'engage à approuver des choses
>> fort opposées à mes sentimens , d'autant plus que Ruvigny
>>veutquejesois encore calviniste dans le fond du coeur (2). Il a
>> persuadé au roi que j'étois capable de sacrifier ma religion à
>> ma politique ; jamais je ne lui pardonnerai (3). Il faut que
>> je me livre entièremedt à la conversion des Calvinistes ; se-
>> condez-moi dans mon entreprise. Madame d'Aubigné devroit
>> bien convertir quelques-uns de nos jeunes parens. Ce qui
>> m'afflige, c'est qu'on nevoitque moi dans la familleconduire
>> quelques huguenots dans les églises ; dites à notre cousin qu'il
>> se convertisse , s'il veut participer aux graces du roi ; qu'il
>> se convertisse avec Dieu seul , si cela lui convient mieux ;
>> mais enfin qu'il se convertisse , sans quoi je ne vois d'autres
» moyens que la violence , même pour nos parens (4) . Quant
( 1) Député-général des protestans à la Cour. ( Note de l'auteur de cet
article. )
(2) Madame de Maintenon , née catholique , avoit été élevée dans la
religion prétendue réformée , par une de ses parentes ; mais elle avoit
fait son abjuration à quatorze ans. ( Note de l'auteur de cet article . )
(3)Ruvigny fut un des premiers expulsé du royaume. ( Note de Mad.
Gacon-Dufour. )
(4) Madame de Maintenon fut la première à solliciter des lettres de
cachet pour soustraire ses jeunes parens à l'éducation de sa famille.
(Nole de Mad, Gacon-Dufour.)
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
>> aux autres conversions , vous n'en sauriez trop faire ; mais
ne corrompez pas les moeurs en prêchant la doctrine, >>.....
Madame Gacor-Dufour ajoute qu'en 1788 , on a com
pulsé les plus secrètes archives au Louvre , aux Augustins ,.
à l'hôtel de la guerre , au dépôt des affaires étrangères ; qu'on
a vérifié les ordres donnés dans le temps de la révolution ,
aux intendans , aux commandans des troupes , etc. , etc. , et,
que d'après cela , c'est son expression , il est difficile de
douter de l'authenticité de la lettre qu'elle rapporte. Il eût
sans doute été plus sage de conclure que cette lettre n'ayant
pas été trouvée , malgré toutes ces recherches , on pouvoit
croire qu'ellen'existoit pas. La passion ne raisonne pas ainsi :
elle croit tout ce qui la flatte , sans aucun examen. Il étoit
aisé de reconnoître qu'une pareille pièce étoit au moins
falsifiée , celle qui recommande le respect pour les moeurs ,
ne pouvant en même temps prêcher la persécution ; mais
cette réflexion n'est pas pas venue à l'esprit de Mad. Gacon-
Dufour. Au surplus , il n'est pas hors de propos d'observer.
que ce Ruvigny , dont il est ici question , se conduisit à la
Cour en ministre secret des ennemis de la France , plutôt,
qu'en député de sujets soumis et fidèles. Lorsqu'il eut reconnu
qu'il ne pouvoit rien obtenir , il alla recevevoir le prix de sa
mission du roi Guillaume III , qui le créa lord Galloway.
(C'est un genre de martyre qu'on souffre toujours avec plus.
de plaisir que de gloire. ) Quant à la lettre , si madame Gacon-
Dufour avoit voulu prendre la peine d'ouvrir le Recueil de la
correspondance de madame de Maintenon , elle auroit bientôt
reconnu qu'elle n'est qu'une corruption maligne de plusieurs
lettres véritables adressées à différentes personnes. La première
partie est tirée d'une lettre à madame de Frontenac ,
juqu'à ces mots : « Ceci m'engage à approuver des choses
fort opposées à mes sentimens. » Cette phrase : Ruvigny
veut que je sois encore calviniste au fond du coeur ,
peut appartenir à une autre lettre; elle montre que Ruvigny
ne s'accordoit pas trop bien avec lui-même , puisqu'en même
temps qu'il tenoit ce langage , il accusoit Mad. de Maintenon
d'être opposée aux Calvinistes . « Jamais je ne lui pardonnerai >>
est un mouvement de haine que la lâche et calomnieuse délation
du député pourroit faire excuser , mais qui n'appartient
qu'au fabricateur de la lettre. Le surplus de cette même
lettre se compose encore de quelques fragmens réunis , dans
lesquels on a fait entrer avec une intention détestable ce peu
de mots : « Je ne vois d'autres moyens qe la violence ,
méme pour nos parens. » Pour entrer dans le véritable sens
de cette phrase tronquée, il faut rétablir le passage original
JANVIER 1807. : 119
où elle se trouve : « Il y a long-temps , dit mad. de Main-
>> tenon, que le petit de Murçay est catholique ( Lettre au
>> comte d'Aubigné , 19 décembre 1681 ). M. de Saint-Her-
>> mine est arrivé aujourd'hui; il me donnera plus de peine.
>> J'aurai dans peu de jours mesdemoiselles de Saint-Her-
>> mine , de Caumont et de Murçai. J'espère que je n'en
>> manquerai pas une ; mais j'aime Minette (1) que j'ai vue à
>> Cognac, Si vous pouviez me l'envoyer , je la convertirois
>> aussi. Il n'y a plus d'autres moyens que la violence. On
>> sera si affligé dans la famille de la conversion de Murçai ,
>>qu'on ne me confiéra plus personne. Il faudroit donc que
>>>vous obtinsiez d'elle de m'écrire qu'elle veut être catho-
>> lique , vous m'enverriez cette lettre là. J'y répondrois
>> par une lettre de cachet , avec laquelle vous prendriez
>> Minette chez vous , jusqu'à ce que vous trouvassiez une
>> occasion de la faire partir par le moyen de M. de Xaintes ,
de M. de Marillac , ou de M. de Tours. Je trouverois des
>> amis sur toute la route. J'ai de l'inclination pour cette petite
>>fille ; et je ne puis mieux la lui témoigner qu'en lui ensei-
>> gnant la vérité. Je vous associe à cette bonne oeuvre .
>> Quant aux autres conversions , vous n'en pouvez trop faire ;
>> mais ne corrompez pas les moeurs en prêchant la doctrine.
>> Adieu, mon cher frère. >> Ainsi , cette violence dont le
falsificateur de cette lettre ne spécifie ni la force , ni l'étendue,
afin que le lecteur ne conçoive que des attentats qui frappoient
toutes les familles , se réduit à faire conduire à Saint-
Cyr une petite fille , à laquelle Mad. de Maintenon vouloit
faire du bien contre le gré de ses parens. Si la manière
offre quelque chose de violent , comme le dit Mad. de Maintenon,
il faut convenir que l'intention qui lui fait avoir recours
à cemoyen est bien propre à lejustifier.
Il seroit facile de citer ici vingt autres passages de ses lettres ,
pour prouver qu'avant , et même après l'affaire de Ruvigny,
madame de Maintenon n'a jamais voulu persécuter personne;
mais il faut se rappeler que ce n'est pas pour défendre sa
mémoire que nous écrivons cet article. Il s'agissoit seulement
d'examiner și madame Gacon-Dufour avoit réussi dans
son expérience, et dapprécier son travail. Il n'est pas nécessaire
de s'étendre davantage pour en donner une juste idée.
Nous croyons avoir suffisamment justifié ses motifs , et nous
n'avons qu'une seule observation à faire sur ses moyens. Ils
sont tels qu'on pouvoit les attendre dans une entreprise aussi
(1) Depuis , madame de Mailly .
)
120 MERCURE DE FRANCE ,
difficile que la sienne. On ne peut faire croire à la transmutation
des métaux qu'en jetant avec adresse dans le creuset
quelques petits morceaux d'or pour faire de l'or, ou quelque
vil alliage pour le dénaturer.
G.
Les Saisons , poëme de Thompson. Traduction nouvelle ,
avec des notes ; par F..... B. Un volume in-8° . Prix :
4 fr . , et 5 fr . par la poste. A Paris , chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, nº . 17 .
De toutes les traductions qu'on a faites du chef- d'oeuvre
de Thompson , celle-ci nous paroît la plus fidelle , la plus
élégante , la plus poétique. Nous nous bornerons à prouver
qu'elle vaut mieux que la dernière qui fut réimprimée à
Paris en 1800 , et qui étoit apparemment la meilleure de
toutes , puisque c'est encore la seule qui ait joui des honneurs
d'une seconde édition. Mais auparavant nous examinerons la
préface du nouveau traducteur , et nous tâcherons de réduire
àune juste mesure les éloges qu'il y a donnés à Thompson. Ce
poète est assurément un des plus originaux que , non-seulement
l'Angleterre , mais tous nos siècles modernes aient produit :
or , depuis que les anciens nous ont donné , dans leurs ouvrages
, l'exemple et la règle de toutes les beautés , il est
devenu difficile , pour ne pas dire impossible à un auteur
d'être extrêmement original , sans être en même temps
chargé de très - grands défauts. Nous serions donc fachés
que quelqu'un de nos lecteurs , étonné des éloges presque
sans restrictions que nous donnerons à la traduction de
M. Fremin-Beaumont , se crût en droit d'en conclure que
nous approuvons aussi sans restrictions l'éloge qu'il fait de
son modèle.
Nous commencerons par réfuter un paradoxe qui a été soutenu
en dernier lieu par un de nos meilleurs journaux. L'auteur
de l'article que nous avons en vue , y prétendoit que
les anciens ont fait , long-temps avant les poètes modernes ,
ce que nous appelons de la poésie descriptive ; et il en
donnoit pour preuve quelques descriptions que l'on trouve
dans l'Iliade et l'Odyssée : il alloit même jusqu'à dire
qu'Hésiode avoit fait un poëme purement descriptif. D'où il
concluoit que ce genre de poésie est très-bon , et que l'ouvrage
dont il rendoit compte auroit été excellent , si son
JANVIER 1807. 121
auteur avoit eu le talent de le faire tel. Sa conséquence est
juste , mais sa conclusion n'est pas vraie. Elle le seroit , si on
entendoit par poëmes descriptifs ceux qui renferment seulement
quelques descriptions. Mais comme on donne ordinairement
ce titre à ceux qui ne renferment absolument que
des descriptions , il nous semble que le critique n'a rien
prouvé, et que l'lliadee ,, l'Odyssée , même le poëme des
Ouvrages et des Jours , n'ont rien ou presque rien de commun
avec nos chefs-d'oeuvre modernes .
Le but d'Hésiode , dans ce dernier poëme , ne fut peutêtre
que de donner une suite à celui qu'il avoit déjà composé
sur les générations des Dieux. Il a fait l'histoire des
premières générations des hommes , de l'âge d'or , de l'âge
d'argent , de l'âge d'airain : il s'arrête sur- tout au quatrième
âge ( qui est , comme on voit , bien vieux , puisqu'il
étoit déjà dans sa force il y a trois mille ans ) ; et le poète
y donne de fort bons avis sur la manière de couler son temps
le plus doucement possible, dans ce malheureux âge de fer.
Son poëme n'est donc qu'un recueil de proverbes , semés de
quelques images , mais où l'on ne trouve pas une seule
description , en prenant ce mot dans le sens que nous y attachons
actuellement. Du reste , les maximes en sont fort
bonnes , quoiqu'elles soient ordinairement exprimées en style
assez peu poétique ; et si ce n'étoit que souvent elles sont
extrêmement triviales , je n'hésiterois pas à les mettre à côté
de nos plus brillantes descriptions. Mais la trivialité y est
quelquefois portée à tel point , qu'il faut se résoudre à les
pratiquer , sans les admirer. Nous pourrions en citer de nombreux
exemples , qui surprendroient peut-être beaucoup ceux
qui ,n'ayant jamais lu Hésiode , n'en jugent que sur les éloges
que les anciens ont fait de son style , toujours coulant et harmonieux.
Nous nous bornerons à un seul ; et , ne pouvant le
citer en grec , parce que peu de gens seroient en état de l'entendre
, ni en notre langue, parce qu'on y trouve des mots
qui ne peuvent se traduire en bon français , nous citerons la
vieilleversion latine , qui a du moins le mérite d'être presque
toujours assez littérale :
Neque contra solem versus slans meito ,
Sed etiam postquam occidit , memorejus rei , usque adorientem;
Nequein vid, neque extra viam , inter eundum meias;
Nequedenudatus ( 1 ) ; Deorum quippe noctes sunt .
Sedens verò , divinus vir et prudens ,
Aut ad parietem accedens bene septæ cauloe.
(1) Pour entendre ce mot et la phrase suivante , il faut connoître la
forme des vêtemens des Grees.
122 MERCURE DE FRANCE ,
Les vers dont ce passage est la traduction , peuvent être
très-beaux ; mais il ne faut pas mettre le poëme qui les renfeme
à côté de ceux de Thompson et de M. Delille .
Il me semble donc que tous les anciens , à l'exemple d'Homère
et d'Hésiode , se sont proposé de donner , du moins dans
leu's grands poëmes, l'histoire ou la représentation d'un fait ,
ou les préceptes d'un art. Voilà leur premier objet , et le but
dont ils ne se sont jamais écartés. Qu'ensuite , dans l'exécution
de leur plan , ils se soient montrés de grands peintres ,
c'est-à-dire , qu'endonnant ces préceptes , ou en racontant ces
actions , ils aient souvent employé les expressions les plus
pittoresques , c'est ce dont il faut les louer ; et en cela , comme
dans tout le reste , il faut chercher à les imiter. Mais ce n'est
pas tout que d'être bon peintre , et d'être en état de faire de
beaux tableaux , il faut encore trouver , comme eux , une
toile où l'on puisse fixer ses couleurs. Ce ne sont pas les anciens
qui ont imaginé d'entasser des peintures sur des peintures,
et de décrire (uniquement pour décrire ) des soleils couchans
après des soleils levans , et des nuits sereines ou sombres après
des jours brillans ou brumeux. Ce sont bien les modernes qui
ont les premiers enfilé , les unes au bout des autres , des descriptions
, brillantes à la vérité , mais qui n'ont rien de commun
entr'elles , excepté le titre qui les réunit : aussi ont- ils composé
de fort beaux poëmes , où ils fatiguent toujours un peu leurs
lecteurs , à force de talent et d'esprit.
S'il s'agissoit donc de trouver les modèles de la poésie
descriptive, ce n'est point parmi les anciens , c'est parmi les
modernes que je les chercherois ; et entre ceux-ci , Thompson
seroit le premier que je nommerois. Ce n'est pas que son
poëme des Saisons soit un véritable modèle , dans le sens
rigoureux de ce mot ( il faut laisser ce titre aux bons ouvrages
faits dans des genres qui sont eux-mêmes généralement reconnus
pour bons ) ; c'est que ce poëme est le premier grand ouvrage
de son genre , dont l'auteur ait montré un grand talent , et
peut-être même toutes les qualités qui font le poète. Je dis
peut-être, car on n'entreprend pas de décrire tant de choses ,
lorsqu'on se sent en état d'intéresser par la peinture d'une
seule. Cette variété qu'on admire dans nos poëmes descriptiſs
est une variété trompeuse , qui n'annonce rien moins que le
talent d'inventer; et on pourroit dire enfin, que nos poètes
n'ont montré tant d'imagination dans la manière dont ils ont
traité leurs vastes projets , que faute d'en avoir assez pour
embellir des sujets mieux choisis et plus resserrés .
C'est ici le cas de laisser parler M. Detille : personne n'étoit
assurément mieux que lui en état d'apprécier les grandes qua
JANVIER 1807 . 123
lités deThompson, et personnen'étoitaussi moins que lui intéressé
à nous faire sentir ses défauts. J'avertis que c'est M. deBeaumont
lui-même qui a rapporté dans sa préface le passage que je
vais citer. Nous examinerons ensuite , si , en souscrivant à tous
les éloges qui y sont contenus , il a eu raison de réfuter les reproches
que le Thompson français adresse à l'anglais.
« Quelle profusion d'images , s'écrie M. Delille dans la
>> Préface de sa traduction des Géorgiques , quelle magnifi-
>> cence d'expression ! Rien de si frais que son Priutemps ,
>> de si brûlant que son Eté , de si riche que son Automne ,
>> de si sombre que son Hiver. Les épisodes sont en général
>> infiniment supérieurs à ceux de Vanière et de Rapin. Les
>> moeurs et le séjour de la campagne ont dans son livre un
>> attrait délicieux. Il ne s'est pas contenté de peindre le
>>climat qu'il habitoit : l'Afrique , l'Asie , l'Amérique , le
>> monde entier ont payé tribut à sa poésie. Mais il ne sait
>> point s'arrêter , il n'abandonne jamais une idée sans l'avoir
» épuisée, il manque d'ordre et de transitions. Il imite souvent
>>Virgile , et l'imite mal; et c'est sur-tout dans ces morceaux
>>que l'on sent combien le poète latin connoissoit mieux l'art
>>d'écrire , combien ses images sont plus vraies , ses expres-
>> sions plus justes , ses peintures moins chargées. D'ailleurs
>>Virgile a un but et Thompson n'en a point. Dans Virgile, le
>> retour successifdes préceptes etdes digressions, forme une va-
>>riété piquante; dansThompson,la continuitédesdescriptions
>>rebute à la longue le lecteur de cette multitude de tableaux.
>>Quoi qu'il en soit , je conseillerois la lecture de ce poëme ,
>>non-seulement aux poètes , mais encore aux peintres, qui
>>y trouveront partoutlesgrands effets et les plus magnifiques
>> tableaux de la nature. »
Ce jugement si mesuré , et qui semble avoir été inspiré à
M.Delille par le génieet le goût du poète qu'il venoit de traduire,
ces éloges donnés au Poëme des Saisons , et avec tant
d'enthousiasme , et avec des modifications si légères et si bien
motivées , n'ont point paru suffisans à M. F... B... Sans doute ,
si, en matière pareille , il appartenoit à quelqu'un de n'être
pas de l'avis de M. Delille , c'est à M. B. seul que cela pouvoit
couvenir ; sans doute il n'y avoit que le plus heureux des
traducteurs de Thompson, qui pût avoir le courage de combattre
le plus heureux de ses rivaux. Mais sans désapprouver
l'audace de M. F... B... , j'ose me permettre de n'être pas de
son avis.
Ce qui le blesse dans ce jugement , c'est le reproche fait au
poète anglais de n'avoir pas de but. « Je ne puis , dit - il ,
>> convenir que Thompson n'apoint de but. Il n'a point , il
124 MERCURE DE FRANCE ,
>> est vrai , développé ses intentions dans une longue préface;
>> il ne s'est point érigé en legislateur dans cette partie du
>> Parnasse où il montoit le premier ; et quoiqu'on eût pu lui
>> pardonner de composer une poétique nouvelle , pour un
>> poëme original , il n'a point établi les règles d'après les-
>> quelles la critique devoit juger son ouvrage..... Mais il
>> expose dans toute leur magnificence les trésors de la nature ;
>> il s'élève sans cesse vers l'Eternel auteur des merveilles qu'il
>>> décrit ; il donne à tous les détails de la vie champêtre un
>> attrait délicieux ; et lorsqu'il excite dans mon ame les trans-
>>> ports de l'admiration et de la reconnoissance , lorsqu'il me
>>>fait aimer les champs et la vertu , puis -je me tromper sur le
>>>but qu'il s'est proposé ? >>>
Je conviens avec le traducteur que Thompson a le méritede
n'avoir point fait de préface pour son poëme des Saisons : les
préfaces ne sont bonnes avant un poëme que lorsqu'elles sont
aussi courtes que celle de M. F... B... , ou aussi bien raisonnée
que celle de M. Delille. Ila de plus celui de n'y avoir point
inséré des notes , et le traducteur auroit bien dû ne pas oublier
celui-là . Mais falloit-il le louer de n'avoir point établi
de règles pour un poëme qu'il avoit composé sans règles , j'ai
presque dit contre les règles ? Falloit- il le louer aussi de n'avoir
point développé dans une préface l'intention de chanter tous
les trésors de la nature , après avoir annoncé sur le titre celle
de chanter les Saisons ? Et peut-on dire que Thompson a un
but , parce qu'il se propose , dans son poëme , d'exciter les
transports de l'admiration ? Certes, j'admire autant qu'un
autre le talent de ce poète , mais j'admire encore plus Homère
et Virgile , qui semblent penser un peu moins à se faire admirer.
Je dis qui semblent: car en effet tous les poètes ont eu en
général ce but-là ; cependant on pourroit sy tromper , et
croire qu'ils n'ont eu d'autre objet que de développer , l'un
les effets de la colère d'Achille , l'autre les effets de la vengeance
des dieux: c'est vers ce but particulier qu'ils ont dirigé
tous les efforts qu'ils ont dû faire, et dont le succès leur a
valu notre admiration . Voilà ce qui manque à Thompson :
il n'a pas ce but particulier , ce but nécessaire , sans lequel il
n'y a point d'unité , et par conséquent point de bon poëme.
Quelles sontdonc les règles qu'il a suivies , et qu'il auroit pu
nous développer dans une préface ? Les voici , telles qu'il les
reçut peut- être de quelque philosophe plein de génie à la manière
de notre siècle. « Jeune homme , dut-on lui dire , vous
avez du talent : donnez-lui donc tout son essor. Il y a trop
long-temps qu'on se traîne sur les pas d'Homère et de Virgiles
osez marcher seul , et allez plus loin. Ces grands hommes
:
JANVIER 1807 . 125
» n'ont chanté qu'un seul fait, un seul héros, une seule nation:
› choisissez un sujet plus vaste; chantez tout , tout l'univers ,
>> toute la nature. Ces règles qu'on vous donne sur la nécessité
>> de concentrer, tant qu'on peut , l'intérêt qu'onveut inspirer;
>> ces règles ne prouvent que la timidité de ceux qui les firent.
» Intéressez par votre audace : faites-vous des routes nouvelles :
» élancez-vous dans l'espace : élargissez votre imagination. >>>
Voilà ce qu'on lui dit, et on sent où cela a dû le conduire.
Des routes nouvelles ne sont jamais des routes sûres ; et , en
littérature sur-tout , il est presque impossible de ne pas s'égarer
quand on s'écarte des sentiers battus. Quels sont depuis
trois mille ans les succès solides qu'on ait obtenus sans marcher
sur les trace des anciens ? L'empire des lettres est immense
, mais il y a grand nombre de siècles, qu'on l'a parcouru
dans tous les sens, et qu'on en a reconnu toutes les parties.
Souvenez-vous, dirai-je plutôtà un jeune poète , souvenez- vous
des nombreux triomphes et des chutes plus nombreuse encore
de ceux qui vous ont précédé dans la vaste carrière qui s'ouvre
devant vous ; ce sont comme des fanaux qui ont été élevés sur
tons les points , pour vous empêcher de vous égarer. Ne les
perdez pas de vue: et vous vousapercevrez que dans cet espace
si étendu en apparence , et où on vous excite à faire des découvertes
, il y a long-temps que tout est chemin battu ou
précipice.
L'exemple de Thompsonet du succès , àbeaucoup d'égards
si bien mérité , qu'a obtenu son ouvrage , ne me paroît point
propre à encourager ceux qui voudroient tenter de nouvelles
entreprises de ce genre. Ce poète nous etonne en effet par
l'éclat de ses expressions, il nous éblouit par la mobilité , la
richesse , la profusion de ses couleurs et de ses tableaux ; mais
il n'intéresse point. On reliroit vingt fois de suite Homère , et
même le Tasse ; et cependant , quand on les a lus une fois , il
est impossible de les oublier. Au lieu qu'il n'est peut-être
jamais arrivé à personne de parcourir , sans s'arrêter , un chant
tout entier des Saisons , et que lorsqu'on l'a lu on n'y revient
point , excepté après de longues années , quand on l'a entièrement
perdu de vue. Il me semble enfin que la lecture du meilleur
poète descriptif, quelque plaisir qu'elle fasse éprouver,
n'est jamais exempte de fatigue , et qu'après l'avoir achevée ,
on n'en revient qu'avec plus d'empressentent à celle des modèles
anciens , où on trouve , avec plus de goût et moins de
profusion , une richesse plus réelle et une vérité mieux entendue.
Tel le voyageur qui s'est transporté au milieu des régions
lointaines , pour y chercher de nouveaux trésors , sentdans
son coeur une inquiétude secrète qui le ramène vers sa patries
126 MERCURE DE FRANCE ,
il ne jouit pas sans quelque regretdes merveilles qui , a chaque
instant se développent à ses regards étonnés; c'est dans sa demeure
accoutumee, c'est peut- être au fond d'un vallon étroit
et d'un horizon plus borné, qu'il se propose de goûter un jour
le repos et les vrais plaisirs.
Thompson chante les quatre Saisons de l'année. Mais qui
s'intéresse aux quatre Saisons? Quelque Anglais peut- être qui
sera flatté de rencontrer dans ce poëme l'éloge de l'Angleterre,
des grands hommes qu'elle a produit , et jusques aux sombres
couleurs du triste climat qu'il habite. Car dans cet ouvrage
tout est Anglais, et il n'y a pas jusqu'aux Saisons elles - mêmes
qui ne le soient. Par exemple, le poèteya placédans l'Automne
le tableau de la moisson: n'est- ce pas dans l'Eté qu'il auroit
dù le faire ?Depuis que les Grecs, nos maîtres entableaux de
ce genre, nous ont tant parlé des moissonneurs courbés sous
lepoids dela chaleur et du jour, est- il permis de les peindre
autrement? N'y a-t-il pas aussi dans la poésie des traditions
anciennes dont il n'est jamais permis de s'écarter ? Et ne doit
on pas reprocher à Thompson d'avoir voulu être anglais
jusque dans ces petits détails , en dépit des Grecs et du goût?
Jene le blâme point d'avoir fait l'Hiver toujours sombre, l'Automne
toujours riche , l'Eté brûlant , le Printemps délicieux:
des saisons tempérées figureroient aussi mal dans un tel poëme ,
quedans l'épopée un guerrier toujours sage , unhéros toujours
vertueux; mais il me semble que ses tableaux , tous chargés
qu'ils sont , ne sauroient émouvoir notre ame. Il n'y a point
ici de révolutions inespérées ; iln'ya rien à craindre; et quand
on voit arriver l'Hiver entouré de cette armée de glaçons qui
accompagne toujours ses pas , quand cet Hiver impitoyable
roule tout entier dans les airs obscurcis , on sait bien que le
soleil ardent de l'Eté le chassera quelque jour avec sesflèches
enflammées.
Que m'importe ensuite que Thompson ait mêlé d'autres
tableaux à ces tableaux si particuliers à l'Angleterre ? Que
m'importe qu'il ait peint tous les climats et toute la nature ?
Jene m'intéresse point à tout l'univers. D'ailleurs , si l'Afrique,
l'Asie, l'Amérique ou le monde entier ont payé tribut à sa
poésie , ce tribut ne lui a pas coûté beaucoup de peine à lever.
Par quel secret enchaîne-t-il l'une à l'autre ses descriptions
si diverses ? Il commande à son imagination de le transporter
du milieu de l'Angleterre dans le milieu de l'Asie ; et son imagination
toujours prompte lui obéit. Il étoit en Egypte , sur
les bords du Nil: Viens ma Muse , s'écrie-t- il , ose entrerdans
le désert; et aussitôt l'y voilà arrivé : en deux vers il a franchi
cette affreuse étendue , où l'oeiln'aperçoit qu'un sable ar-
|
JANVIER 1807 . 127
dent etun cieldefeu , et il se trouve dansla vallée de Sennaar.
C'est ainsi qu'il va toujours courant , et que le plus long voyage
ne lui coûte jamais qu'un ordre à sa Muse ou à son imagination.
Le défaut d'intérêt est un inconvénient presque inévitable
dans tout poëme qui n'est point la représentation ou le récit
d'une action ; à cet égard , j'avoue que les Géorgiques ne
seroient pas un sujet mieux choisi que les Saisons. Mais avec
combien plus de talent Virgile a su varier le fonds même de
ses descriptions ! Comme il sait nous intéresser , sinon aux
travaux de la campagne, du moins aux plaisirs et au bonheur
de ceux qui la cultivent ! Avec quel air il mêle les tableaux
aux préceptes , et les préceptes aux tableaux; et comme il sait
nous délasser des uns et des autres par des épisodes qui inspirent
enfin un véritable intérêt! Tel n'est point l'art et le
talent de Thompson : ses tableaux sont admirables , mais
ce sont toujours des tableaux. Ses épisodes , sont dit-on ,
préférables à ceux de Vanière et de Rapin : je le crois aisément
sur la parole d'un aussi bon juge que M. Delille ; mais
est-ce avoir assez fait pour un pareil sujet , que d'avoir, en
quatre chants, imaginé àpeine trois épisodes ? Et quels épisodes
? La peinture des jeunes amans frappés ensemble par la
foudre , est bien intéressante , j'en conviens ; mais elle l'est
encore plus dans la lettre que Gray écrivoit à Pope pour lui
raconter ce fait qui venoit de se passer sous ses yeux. L'histoire
de Palémon et Lavinie est bien touchante saus doute;
mais elle ressemble trop à celle de Booz de Ruth , dont elle
n'a plus ni la grace , ni la simplicité natives. Reste celui de
Damonet Mussidore , qui paroît être entièrement de l'invention
de Thompson , mais dont le style est trop maniéré , pour
qu'on ne soit pas étonné de le rencontrer dans un poëme et
dans un chant où il est tant parlé de bocages et de ruisseaux.
Ainsi , ce poète , dont l'imagination passe pour si riche , n'a
réellement imaginé qu'un seul épisode: il est le moins bon des
trois.
Jusqu'ici je n'ai examiné que son plan , et pour ainsi dire
que le fond de tous ses tableaux , et j'avoue avec plaisir que
plusieurs des défauts qu'on y remarque , étoient inséparables
du sujet qu'il avoit choisi . Mais les idées accessoires , celles
qui ne forment , en quelque sorte , que le remplissage de
son poëme , sout-elles toujours bien justes ? Par exemple ,
pour ne citer ici que l'éloge qu'il fait des hommes illustres
de son pays, il loue Thomas Morus , connu par des vertus et
par des ouvrages plus fameux que lus, et encore plus lus que
dignes de P'être; mais ce qui prouve que ce ne sont'ni les
128 MERCURE DE FRANCE ,
vertus ni les ouvrages de Thomas Morus qui l'ont rendu st
recommandable aux yeux du poète , c'est qu'il loue aussi
Raleigh , qui ne fut qu'un aventurier distingué , et Hambden
qui n'est connu aujourd'hui que par les excès auxquels il se
portapendant cette révolution qui conduisit Charles Ier . à l'échafaud
! Cette observation a été faite par M. de Beaumont luimêmedans
une note; mais M. de Beaumont se trompequandil
ajouteque, « de tousles grands que l'auteur des Saisons a chantés
>> dans son poëme , Littleton est le seul qu'il appelle son
>> ami ; » car , à la seconde page après cette note même , on
trouve que Thompson donne aussi ce titre au lord Dodington,
qui avoit, comme Littleton , le suprême mérite d'être du
parti de l'opposition .
Que dirai-je maintenant de son style quelquefois enflé ,
souvent maniéré, toujours trop chargé d'épithètes et de figures
pour le moins extraordinaires ? A cet égard , Thompson a
manqué à la première règle de tous les poëmes :
Que le début soit simple , et n'ait rien d'affecté.
1.Lorsqu'on alu sa première page, on ne doit être surpris de rien
de ce qu'on rencontre dans les suivantes. Qu'attendre en effet
d'un poète qui « veutdès son début , que l'imagination dans ses
>> jeux créateurs , s'approche de ce coloris savant, de ces teintes
» si délicatement fondues qu'on admire dans chaque fleur
>> naissante, » qui craint que « son imagination ne reste au-des-
>> sous de cette tâche sublime » , qui veut « teindre ses paroles
>> de ces nuances si variées » , qui cherche « des expressions
>>dont la magie répande sur ses vers ces flots d'essences par-
>> fumées qu'une source intarissable verse sans cesse autour
>> de lui ? » Après l'avoir entendu tenir un pareil langage ,
sera-t- on surpris de ses éternelles épithètes , éternellement les
mêmes ? On sent bien que , dans son poëme , les rivages seront
toujours battus par des flots toujours tumultueux ; que les
forêts y seront toujours mugissantes, parce que les vents y
seront toujours déchaînés; et que , dans ces forêts , on ne verra
que des pius antiques et des chênes majestueux. La flammey
sera toujours ondoyante , le roc escarpé, la chaleurpuissante;
et sans compter que l'Eté ysera toujours ardent , l'Hiver toujours
sombre , le soufle de l'aimable Printemps ne cessera
pas d'y être vivifiant. ( 1 )
( 1) Je ne puis me dispenser de faire à ce propos une observation qui
étonnera peut-être ceux qui ne connoissent la langue française que par les
-conversations des salons , et par les livres qu'on a faits dans ces vingt dernières
années . Toutes les fois que Thompson parle des chants des poètes ,
il ne manque pas de louer avec enthousiasme le noble emp'oi qu'ils font de
leurs momens sacrés , et d'exiger de tous ceux qui les écoutent une
J'ai
JANVIER 1807: 129
SEINE
J'ai choisi ces derniers exemples , pour montrer que les
épithètes , même lorsqu'elles ajoutent à l'idée du
vent devenir par leur accumulation Buprpeseqruefldueemegse. ls
faut-il en penser lorsqu'elles sont
Par exemple, Thompson veut peindre ces essaims d'oiseaux
>> brillans qui voltigent au-dessus des fortis épaisses que
>>sépare le cours tortueux des grands fleures. De loin
dit-il, iis brillent comme desfleurs vivantes like vivid floors
glowing from a far. Peut-on dire que cette cofthete vivante
ajoute quelque force à son expression , et ne valout- il
mieux laisser à l'imagination le soin de la suppléer fr , le
traducteur , je dois l'avouer , s'est mis encore au-dessus de
son modèle. De loin , a-t-il dit , vous croiriez voir des
feurs superbes emportées par les vents . Ces vents qui emportent
des fleurs sont une image agréable empruntée de
Vanière , dans sa description du papillon. Mais dans Thompson,
il n'est point parlé de vents ni de fleurs superbes .
,
J'ai parlé de ses figures extraordinaires , et je crois en avoir
déjà donné quelqu'idée par le passage que j'ai cité de son
début. Mais il faut que j'en cite une autre ou le galimatias
quoique moins sensible , n'est pas moins réel. Que vois-je ,
dit-il , le verd serpent sort à midi de sa retraite obscure , où
l'imagination elle- même tremble de poser le pied. Le pied
de l'imagination ! C'étoit bien assez de lui avoir donné ailleurs
des oreilles. Mais je dois avouer qu'ici le traducteur a encore
un peu exagéré l'expression de son modèle. Thompson a dit
seulement : Que l'imagination tremble de fouler : imagination
feurs to tread. Quoi qu'il en soit, c'étoit le cas où
jamais de lui laisser ses vieilles ailes : à la manière dont le
poète la mène , elle ne paroît pas avoir besoin de pieds.
La part de la critique est faite ; faisons maintenant celle de
l'éloge : c'est une tâche que nous remplirons avec d'autant plus
de plaisir , qu'en rendant justice au poète , nous aurons
presque toujours occasion de la rendre aussi à son traducteur.
Et d'abord , je reconnois avec satisfaction que Thompson n'a
eu que la moitié des erreurs modernes : s'il a été un mauvais
politique , du moins il n'a pas été ce que nous appelons un
philosophe ; et c'est ainsi peut-être qu'on pourroit expliquer
l'enflure de son style, et la vérité de ses tableaux , la
attention solennelle . J'ai quelquefois entendu employer ce dernier mot
dans des occasions à-peu-près pareilles . On dit un ton solennel , un air
solennel : mais je ne ccoomprends pas ce que cela veut dire. Je ne connois
de véritablement solennel que les fêtes et les cérémonies qu'on célèbre
toutes les années pour rappeler le souvenir de que que événement impor
tant.
I
1
130 MERCURE DE FRANCE ,
monotonie et la chaleur de ses descriptions : son esprit et son
goût l'égarent , son coeur anime tout, jamais il n'est froid ;
etson imagination toujours vagabonde s'élève quelquefois si
haut , que l'oeil humain a peine à l'atteindre. Citons-en ur
exemple : il vient de peindre cet astre « dont la présence seule
>> donne l'apparence de la vie à la nature inanimée. » Mais
qu'est-ce que le soleil , qu'est-ce que la nature entière devant
son créateur ? « Comment , s'écrie-t-il , comment tente-
>> rois-je de chanter celui qui est la lumière même , ou plutôt
» qui , environné d'une lumière éternelle dans la profondeur
>> de son redoutable sanctuaire, reste cependant invisible et
>> pour l'oeil de l'homme et pour la vue perçante des anges !
» Un seul de ses regards alluma ces lampes immortelles , qui
>> brillent dans l'étendue infinie du firmament ; et s'il voiloit
» un instant son front , le soleil étonné , les astres éteints ,
> errant loin de leurs orbites , rouleroient en désordre dans
>> l'espace ; et l'affreux chaos régneroit une seconde fois sur
>> l'univers. Mais quand la langue humaine n'oseroit bégayer
tes louanges , grand Dieu , tes ouvrages eux-mêmes éleve-
>> roient la voix; et jusqu'au fond des forêts où l'homme n'a
» jamais pénétré , ils proclameroient ta puissance , et célé-
>>>breroient , avec les choeurs célestes , l'éternel conservateur,
>> le principe et la fin de toutes choses. Admirer ces onvrages,
>> lire le livre instructif de la nature toujours ouvert devant
>> moi ; ou , heureusement inspiré par ses pages divines , en
>>>traduire quelques passages faciles , voilà ma seule ambition ,
>> voilà mes plaisirs les plus doux. »
Est- ce une traduction que je viensde citer ? Et ne pourrois-je
di e que M. de Beaumont,en traduisant par hasard Thompson ,
n'a fait ici autre chose qu'exprimer ses propres sentimens ?
Quoi qu'il en soit , à la facilité de son style , au naturel de ses
expressions , on reconnoît facilement l'homme qui , en faisant
l'éloge de son modèle , s'est plu à faire remarquer qu'il s'élevoit
sans cesse vers l'éternel auteur des merveilles qu'il décrit.
Dans la traduction qui fut réimprimée en 1800 , ce passage
est rendu avec tant de fidélité , et , si l'on veut , tant d'énergie
, qu'il en est à peine français. Il y est dit que « la création
>> inanimée semble recevoir par l'influence ( du soleil ) ,
>> le sentiment et la vie. » Le mot création peut être en anglais
synonyme de nature ; mais il ne l'est pas en français ,
dumoins en bon français ; et quand nous recommencerons à
parler notre langue, nous ne saurons plus ce que c'est que
la création inanimée. Il dit ensuite , en parlant à Dieu : « Si
> mes foibles accens gardoient le silence sur tes louanges ,
>> ◊ Père universel , tes ouvrages les plus inanimés s'uniroient
:
131 JANVIER 1807 .
» pour élever une voix générale d'amour et d'actions de
>>> graces. >> Qu'est-ce que des accens qui gardent le silence ?
Qu'est-ce que les ouvrages les plus inanimés ? Ce dernier
mot est-il susceptible de plus et de moins ? Enfin qu'est-ce
qu'une voix générale , et une voix d'actions de graces ?
Cette traduction étoit estimée , parce qu'elle est ordinairement
assez bonne , et sur-tout parce que c'étoit la meilleure
quenous eussions. Mais son auteur n'avoit peut-être pas le
goût assez pur et la marche assez ferme pour résister à l'impulsion
du génie anglais. En général , les auteurs de cette nationsont
de fort mauvais guides pour les nôtres ; ce n'est pas
d'eux que nous apprendrons à parler la langue toujours sublime
, et pourtant toujours correcte et facile des Racine et
des Bossuet : ce qu'il y a de singulier , mais non pas d'inexplicable
, c'est que nous l'apprenons fort biendes bons auteurs
grecs et latins. Telle est , à cet égard , l'influence d'un bon modèle,
quemadameDacier elle-même, en traduisantHomère, a su
prendre quelquefois un style qui n'est dépourvu ni d'énergie ,
ni d'intérêt; et telle est l'influence d'un mauvais guide , que
M. F... B... , avec tout le goût dont il donne partout des
preuves , n'a pu toujours se préserver de la contagion à laquelle
il s'étoit exposé. Il dit quelque part : « Plus vive est
la lumière , plus brillant est l'azur, etc. » Il me semble que
cette tournure, qui est tout-à- fait anglaise , ne convient point
à notre prose; je ne sais même si elle convient à notre poésie.
Il parle ailleurs de la matière inerte : je l'invite à chercher
cemot dans le Dictionnaire de l'Académie française.
Mais de pareilles fautes sont très-rares dans la traduction
de M. F... B... ; au lieu que dans l'autre on en rencontre de
bienplus fortesà chaque page et à chaque ligne. On s'est déjà
aperçu de l'extrême différence qui se trouve entre les phrases ,
quej'ai citées de l'un et de l'autre , et je devrois peut-être ne
pas donner d'autres preuves de la supériorité du nouveau
traducteur sur l'ancien. Cependant , comme on pourroit me
soupçonner d'avoir choisi les passages où cette différence est le
plus sensible , je vais en citer un autre, qu'on ne m'accusera
pas d'avoir cherché long-temps : c'est le début même du
роёте.
<< Viens , dit M. F... B... , viens , aimable Printemps , viens
>> calmer, viens adoucir les airs. Sors du sein de ces vapeurs
>> humides qui roulent sur nos têtes : la musique des bocages
>> se réveille et t'appelle. Descends sur nos campagnes, dans
>>unnuage de roses. >>
Voici maintenant la manière dont l'ancien traducteur a
rendu le même passage : « Viens, doux Printemps , viens
1
I a
132 MERCURE DE FRANCE ,
>> douceur éthérée ( ethereal mildnes ) ; et tandis que des
>> concerts réveillent toute la nature, du sein de ces nuages
>> qui distillent ( dropping ) , la rosée , descends sur nos
>> plaines enveloppé dans une ondée teinte de la couleur des
> roses ( in a shower of shadowing roses). »
Je ne conteste pas à la dernière version le mérite de la
fidélité ; mais être fidèle ainsi , c'est avoir plutôt calqué que
traduit ? M. F... B... a donc tout seul le mérite d'avoir rendu ,
en notre véritable langue , les expressions et le sens du poète ;
et à moins qu'on n'établisse pour règle , que pour bien:
traduire un auteur anglais, il faut nécessairement le faire
parler anglais en français, on ne pourra contester la supériorité
de son ouvrage sur celui que je lui ai comparé.
Les notes dont M. F... B... a enrichi la traduction , sont
courtes , peu nombreuses , souvent nécessaires . Ce sont trois
mérites auxquels les auteurs et les traducteurs de ce siècle
ne nous ont pas accoutumés .
GUAIRARD.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
On a donné , jeudi dernier, sur le Théâtre de l'Imperatrice ,
la première représentation d'une comédie en un acte et en
prose, intitulée les Ricochets. Ce nouvel ouvrage de M. Picard
a réussi. Le nom de l'auteur nous fait un devoir d'en rendre
compte, lorsqu'il sera imprimé. La troupe italienne de ce
même théâtre a représenté la veille , pour la première fois ,
le Due Gemelli , opéra bouffon du célèbre Guglielmi. La
musique est charmante , et a partagé les applaudissemens avec
madame Barilli , qui a débuté dans le rôle de Clorinda. Cette
cantatrice a obtenu et mérité un très-grand -succès : elle a une
voix douce et fraîche , et chante avec expression .
- Dans l'analyse des travaux de la classe des sciences
mathématiques et physiques de l'Institut impérial , pendant
le deuxième semestre de 1806 , faite par M. Guvier, secrétaire
perpétuel , nous avons remarqué le passage suivant , relatif à
la vaccine :
« La médecine , qui n'est qu'une application des lois de
l'économie animale à la guérison des maladies , a fait, comme
JANVIER 1807: 33
on sait , dans ces dernières années , l'une de ses découvertes
les plus importantes , la vaccine. Sa propriété préservative
est aujourd'hui suffisamment démontrée ; mais il reste encore
bien des observations à faire sur les modifications dont elle est
susceptible. M. Hallé en a communiqué à la classe de trèsintéressantes
sur les irrégularités que l'inoculation de la vaccine
a éprouvées à Lucques dans le cours de l'année 1806 .
>> Ces différences n'ont point affecté la marche , les périodes
ni les caractères essentiels de l'éruption vaccinale.
>> Elles se sont seulement manifestées :
>> Dans la forme du bouton , qui en s'étendant et se confondant
avec de petites pustules réunies autour de la pustule
principale, perdoit et sa forme régulière , et la dépression
ombilicale qu'il offroit au moment de sa formation ;
>> Dans la nature de la croûte qui succède à la pustule
celle-ci n'avoit point la couleur brune , luisante , polie de l'
croûte de la vaccine ordinaire ; elle étoit irrégulière dans sa
forme , comme le bouton qui lui avoit donné naissance ; ea
laissoit dans la peau un enfoncement plus ou moins profond t
qui se remplissoit ensuite complettement ; ,
» Enfin , dans des éruptions de pustules sur tout le corps ,
qui se sont montrées dans le moment où se formoit l'aréole
autour du bouton principal .
>> Ces irrégularités ont été épidémiques dans tout le territoire
de Lucques.
>> Les contre épreuves faites par l'inoculation de la petite
vérole , sur les individus qui avoient éprouvé des vaccines irrégulières
, ont démontré que leur irrégularité n'a aucunement
altéré la propriété préservatrice de la vaccine. »
- La société de l'école de médecine de Paris , dans sa séance
du vendredi 26 décembre , a nommé pour son président
M. Tenon , membre de l'Institut national et de l'ancienne
académie de chirurgie.
- L'académie impériale Joséphine , de Vienne , a fait
remettre , par M. Percy , l'un de ses membres et chirurgien
en chefde la Grande-Armée des diplomes d'associé honoraire
et d'associé correspondant , à MM. Corvisart , Sabatier ,
Thouret , Hallé , Dubois , Dupuytren , Pinel , Lassus , Lepreux
, Leroux , Pelletan , Alibert et Richerand , tous médecins
ou chirurgiens de l'école de Paris.
- L'Académie de Lyon , dans sa séance du 23 déc. 1806,
a élu , au nombre de ses associés honoraires , le général
Duhesme , auteur du précis historique de l'Infanterie légère.
Cette compagnie a placé au nombre de ses associés correspondans
,MM. de Beausset ,préfet du palais de LL. MM. , auteur
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
du Memnon de Voltaire , ou les Projets de Sagesse, comédie
en trois actes et en vers : Lemontet auteur de plusieurs
pièces de théâtre ; et Chabot ( de l'Allier ) , ex-tribun , auteur
d'un ouvrage sur les dispositions du code civil , concernant les
successions en lignes directes et indirectes.
- L'Académie des sciences , belles-lettres et arts de la ville
de Besançon distribuera , le 14 août 1807 , deux prix , l'un
d'éloquence et l'autre d'histoire , consistant chacun en une
médaille d'or de la valeur de 200 fr. Elle propose pour sujet
d'éloquence : « De l'influence que les grands hommes ont
>> exercé sur le siècle où ils ontvécu, et sur le caractère de
>> leur nation. » Et pour sujet historique : « L'histoire des
>> Séquanois , depuis leur origine jusqu'au temps où Auguste
>> divisa la Gaule en provinces romaines, » Les Mémoires
seront adressés francs de port au secrétaire perpétuel de
l'Académie , avant le 1er juillet 1807.
NOUVELLES POLITIQUES,
Philadelphie , 25 novembre.
Les gazettes de cette ville annoncent le changement qui
vient d'arriver dans le gouvernement d'Haïti ( Saint - Domingue).
On ne connoît pas encore avec exactitude les circonstances
qui ont occasionné cette révolution dans l'empire
nègre. Autant qu'on a pu le savoir , il paroît que la ville de
Fort-Dauphin fut attaquée , dans un moment où l'on ne s'y
attendoit pas , par un parti d'Espagnols , qui en passèrent au
fil de l'épée tous les habitans nègres. La nouvelle de cet événement
parvint d'abord à Christophe , le principal général de
Dessalines : il dépêcha sur-le-champ un courrier à son maître ,
et vint lui-même avec toute la diligence possible. Mais Dessalines
refusa de lui donneraudience.Dans un pareil embarras ,
Christophe se décida , sans attendre les ordres de Dessalines ,
à marcher pour reprendre le Fort-Dauphin ; il avoit eu la
hardiesse d'y arriver , lorsqu'il fut joint parDessalines , ce qui
produisit une scène de rage et d'horreur.
Ou fit sur-le-champ fusiller les deux généraux Gabarre et
Le Brave. Dans la mêlée que cette exécution occasionna ,
Dessalines fut blessé mortellement d'une balle , sans qu'on ait
pu savoir d'où elle étoit partie. On dit que Christophe a été
de suite déclaré chef du gouvernement.
Nous savons que ces deux généraux , Gabarre et LeBrave,
étoient les favoris les plus distingués de Dessalines , dont ils
avoient reçu toutes sortes de marques de distinction et de
confiance. D'après cela , si la nouvelle est vraie , il est trèsJANVIER
1807 . 135
probable que ce tyran inexorable les aura sacrifiés dans un
moment de férocité sauvage , à laquelle il étoit si sujet.
Bude , 25 décembre.
On avoit publié dans toutes les gazettes les articles d'un traité
conclu entre la Porte et la Russie. Il s'est trouvé que tous
ces bruits étoient faux. Il y a loin d'une alliance à la guerre
qui vient d'éclater entre ces deux puissances. L'excès du mal
que la Russie fait à la Porte , va rallier tous les Musulmans
àla cause commune. Déjà Michelson et Dolgoroucki , qui
commandent l'armée russe , ont fait demander des secours.
On apprend aussi que le schah de Perse se prépare également
à repousser l'injuste agression de la Russie , et à entrer
enGeorgie. ( Journal Officiel. )
Vienne , 28 décembre.
La marche des Russes sur la Moldavie et la Valachie a
dévoilé les projets de la Russie contre ses voisins . On croiroit
qu'avec de telles intentions , il étoit de sa politique de terminer
ses différends avec la France , et de ne point forcer
un redoutable ennemi à prendre les armes. Mais les
intérêts de la Russie guident-ils son cabinet ? ce sont les
passions de celui de Saint-James qui dirigent les conseils de
Pétersbourg .
La Russie a mis de côté les égards que se doivent les nations ,
et au moment même où elle faisoit entrer ses troupes en Moldavie
, elle déclaroit qu'elle agissoit d'accord avec le Grand-
Seigneur; et elle faisoit imprimer dans toutes les gazettes , et
colporter par tous ses agens , un prétendu traité d'alliance que
le divan vient de démentir.
La Porte court aux armes. Passwan - Oglouet Mustapha-
Baraietar , successeur de Terzeriek-Oglou à Rostchack , ont
passé le Danube , et occupé Bucharest avec 30,000 hommes ,
ce qui a arrêté la marche de l'armée russe. La Porte ayant
fait demander des explications au ministre de Russie , celui-ci
a répondu qu'il ne savoit ce que l'on vouloit dire. Mustapha-
Baraietar , et le pacha de Widin , instruits que les Russes
avoient arrêté le consul de France à Bucharest, ont fait arrêter
le consul de Russie. Quatre vaisseaux anglais sont devant
Constantinople , pour en imposer à la Porte; ils n'y réussiront
pas.
On s'étonneroit d'ailleurs que l'Angleterre , secondant les
prétentions démesurées de la Russie , agît ainsi contre ses
plus chers intérêts. Elle trouveroit sans doute à piller quelques
bâtimens, mais tous les ports de la Turquie lui seroient fermés.
Les pertes auxquelles elle exposeroit son commerce, sont une
considération qui n'échappéra pas à sa politique.
:
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156 MERCURE DE FRANCE ,
-
PARIS , vendredi 16 janvier.
Plusieurs décrets impériaux , datés de Posen les 12 et
14 décembre , contiennent 185 promotions dans la Grande-
Armée , parmi lesquelles cent soixante-neuf élèves de l'Ecole
militaire de Fontainebleau et de l'Ecole polytechnique sont
nommés sous-lieutenans dans des régimens de cavalerie et
d'infanterie.
- Par un autre décret du 14 décembre , 56' élèves des
Ecoles militaires sont répartis à l'état-major-général et auprès
de chaque maréchal , en qualité de sous-lieutenans d'ordonnance
; savoir : 24 près le major-général de la Grande-Armée ;
4 près le grand-duc de Berg , et 4 près chacun des maréchaux
prince de Ponte-Corvo , Davoust, Soult , Lannes , Ney,
Augereau et Lefebvre.
M. de Litta , grand-chambellan du royaume d'Italie , est
nommé grand-officier de la Légion-d'Honneur.
XLV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Paluky , le 27 décembre 1806.
Le général russe Benigsen commandoit une armée que
l'on évaluqit à 60,000 hommes. Il avoit d'abord le projet de
couvrir Varsovie ; mais la renommée des événemens qui
s'étoient passés en Prusse lui porta conseil , et il prit le
parti de se retirer sur la frontière russe. Sans presque aucun
engagement , les armées françaises entrèrent dans Varsovie ,
passèrent la Vistule et occupèrent Prag. Sur ces entrefaites ,
le feld-maréchal Kaminski arriva à l'armée russe au moment
même où la jonction du corps de Benigsen avec celui de
Buxowden s'opéroit. Il s'indignoit de la marche rétrograde
des Russes. Il crut qu'elle compromettoit l'honneur des armes
de sa nation , et il marcha en avant. La Prusse faisoit instances
sur instances , se plaignant qu'on l'abandonnât après lui avoir
promis de la soutenir , et disant que le chemin de Berlin
n'étoit ni par Grodno , ni par Olita , ni par Brezsc; que
ses sujets se désaffectionnoient; que l'habitude de voir le
trône de Berlin occupé par des Français , étoit dangereuse
pour elle , et favorable à l'ennemi. Non-seulement le mouvement
rétrograde des Russes cessa , mais ils se reportèrent
en avant. Le 5 décembre , le général Benigsen rétablit son
quartier-général à Pultusk. Les ordres étoient d'empêcher
les Français de passer la Narew , de reprendre Prag , et
d'occuper la Vistule jusqu'au moment où l'on pourroit effectuer
des opérations offensives d'une plus grande importance.
La réunion des généraux Kaminski, Buxhowden et Benigsen
fut célébrée au château de Sierock par des réjouissances etdes
JANVIER 1807 . 137
illuminations , qui furent aperçues du haut des tours de Varsovie
.
Cependant au moment même où l'ennemi s'encourageoit
par des fêtes , la Narew se passoit. Huit cents Français , jetés
de l'autre côté de cette rivière , à l'embouchure de l'Wkra ,
s'y retranchèrent cette même nuit , et lorsque l'ennemi se
présenta le matin pour les rejeter dans la rivière , il n'étoit
plus temps, ils se trouvoient à l'abri de tout événement.
Instruit de ce changement , survenu dans les opérations de
l'ennemi , l'EMPEREUR partit de Posen le 16. Au même moment
, il avoit mis en mouvement son armée. Tout ce qui
revenoit des discours. des Russes , faisoit comprendre qu'ils
vouloient reprendre l'offensive .
Le maréchal Ney étoit depuis plusieurs jours maître de
Thorn. Il réunit tout son corps d'armée à Gallup. Le maréchal
Bessières , avec le a corps de la cavalerie de la réserve ,
composée des divisions de dragons Sahuc et Grouchy , et de
la division des cuirassiers d'Haupoult , partit de Thorn pour
se porter sur Biezun. Le maréchal prince de Ponte-Corvo
partit avec son corps d'armée pour le soutenir. Le maréchal
Soult passoit la Vistule vis-à-vis de Plock ; le maréchal Augereau
la passoit vis-à-vis de Zakroczim , où l'on travailloit à
force à établir un pont. Celui de la Narevv se poussoit aussi
vivement.
Le 22 , le pont de la Narew fut terminé. Toute la réserve
de cavalerie passa sur-le-champ la Vistule à Prag , pour se
rendre sur la Narew. Le maréchal Daveust y réunit tout son
corps. Le 23 , à une heure du matin , l'EMPEREUR partit de
Varsovie et passa la Narew à neuf heures. Après avoir reconnu
'Wrka et les retranchemens considérables qu'avoit élevés
l'ennemi, il fit jeter un pont au confluent de la Narew et de
l'Wrka. Ce pont fut jeté en deux heures par les soins du
général d'artillerie.
Combat de nuit de Czarnowo.
La division Morand passa sur-le-champ pour aller s'emparer
des retranchemens de l'ennemi près du village de Czarnowo.
Le général de brigade Marulaz la soutenoit avec sa
cavalerie légère. La division de dragons du général Beaumont
passa immédiatement après. La canonnade s'engagea à Czarnowo.
Le maréchal Davoust fit passer le général Petit avec
le 12º de ligne pour enlever les redoutes du pont. La nuit
vint , ondut achever toutes les opérations au clair de lune ,
et à deux heures du matin l'objet que se proposoit l'EMPEREUR
fut rempli . Toutes les batteries du village de Czarnowo furent
enlevées; celles du pont furent prises; 15,000 hommes qui
1
138 MERCURE DE FRANCE ,
les défendoient furent mis en déroute malgré leur vive résis
tance. Quelques prisonniers et six pièces de canon restèrent
en notre pouvoir. Plusieurs généraux ennemis furent blessés.
De notre côté , le général de brigade Boussard a été légèrement
blessé. Nous avons eu peu de morts , mais près de 200
blessés. Dans le même temps , à l'autre extrémité de la ligne
d'opérations , le maréchal Ney culbutoit les restes de l'armée
prussienne , et les jetoit dans les bois de Lauterburg , en leur
faisant éprouver une perte notable. Le maréchal Bessières
avoit une brillante affaire de cavalerie , cernoit trois escadrons
de hussards qu'il faisoit prisonniers , et enlevoit plusieurs
pièces de canon.
Combat de Nasielsk.
Le 24 , la réserve de cavalerie et le corps du maréchal
Davoust se dirigèrent sur Nasielsk. L'EMPEREUR donna le
commandement de l'avant-garde au général Rapp. Arrivé à
une lieue de Nasielsk , on rencontra l'avant-garde ennemie.
Le général Lemarrois partit avec deux régimens de dragons ,
pour tourner un grand bois et cerner cette avant-garde. Ce
mouvement fut exécuté avec promptitude. Mais l'avant-garde
ennemie voyant l'armée française ne faire aucun mouvement
pour avancer, soupçonna quelques projets , et ne tint
pas. Cependant il se fit quelques charges , dans l'une desquelles
fut pris le major Ourvarow, aide-de-camp de l'empereur de
Russie. Immédiatement après , un détachement arriva sur la
petite ville deNasielsk . La canonnade devint vive. La position
de l'ennemi étoit bonne : il étoit retranché par des marais et
des bois. Le général Kaminski commandoit lui-même. Il
eroyoit pouvoirpasser la nuit dans cette position, en attendantqued'autres
colonnes vinssent le joindre. Vain calcul ! il
en fut chassé , et mené battant pendant plusieurs lieues.
Quelques généraux russes furent blessés , plusieurs colonels
faits prisonniers , etplusieurs pièces de canon prises. Le colonel
Bekler , du 8º régiment de dragons , brave officier , a été blessé
mortellement.
Passage de l'Wkra .
Au même moment, le général Nansouty , avec la division
Klein et une brigade de cavalerie légère , culbutoit en avant
de Kursomb les Cosaques et la cavalerie ennemie qui avoit
passé l' Wkra sur ce point, et traversoit là cette rivière. Le
septième corps d'armée , que commande le maréchal Augereau
, effectuoit son passage de l' Wkra à Kursomb , et culbutoit
les 15,000 hommes qui la défendoient. Le passage du
pont fut brillant. Le 14º de ligne l'exécuta en colonnes serrées,
pendant que le 16º d'infanterie légère établissoit une
JANVIER 1807. 139
vive fusillade sur la rive droite . Apeine le 14º eût-il débouché
du pont , qu'il essuya une charge de cavalerie , qu'il soutint
avec l'intrépidité ordinaire à l'infanterie française ; mais un
malheureux lancier pénétra jusqu'à la tête du régiment , et
vint percer d'un coup de lance le colonel , qui tomba roide
mort. C'étoit un brave soldat , digne de commander un si
brave corps. Le feu à bout portant , qu'exécuta son régiment ,
et qui mit la cavalerie ennemie dans le plus grand désordre ,
fut le premier des honneurs rendus à sa mémoire.
Le 25 , le troisième corps , que commande le maréchal
Davoust, se porta à Tykoczyn , où s'étoit retiré l'ennemi. Le
cinquième corps , commandé par le maréchal Lannes , se
dirigeoit sur Pultusk , avec la division de dragons Beker .
L'EMPEREUR se porta avec la plus grande partie de la cavalerie
de réserve à Ciechanow.
Passage de la Sonna.
Le général Gardanne , que l'EMPEREUR avoit envoyé avec
30 hommes de sa garde pour reconnoître les mouvemens de
l'ennemi , rapporta qu'il passoit la rivière de Sonna à Lopackzinet
et se dirigeoit Tykoczyn.
Le grand-duc de Berg , qui étoit resté malade à Varsovie ,
n'avoit pu résister à l'impatience de prendre part aux événemens
qui se préparoient. Il partit de Varsovie, et vint rejoindre
l'EMPEREUR. Il prit deux escadrons des chasseurs de la
garde pour observer les mouvemens de la colonne ennemie.
Les brigades de cavalerie légère de la réserve , et les divisions
Klein et Nansouty pressèrent le pas pour le joindre. Arrivés
au pont de Lopackzin, il trouva un régiment de hussards
russes qui le gardoit. Ce régiment fut aussitôt chargé par les
chasseurs de la garde, et culbuté dans la rivière sans autre
perte de la part des chasseurs qu'un maréchal-des-logis blessé .
Cependant la moitié de cette colonne n'avoit pas encore
passé , elle passoit plus haut. Le grand-duc de Berg la fit
charger par le colonel Dalhmanu , à la tête des chasseurs de
la garde, qui lui prit trois pièces de canon, apès avoir mis
plusieurs escadrons en déronte.
Tandis que la colonne que l'ennemi avoit si imprudemment
jetée sur la droite , cherchoit à gagner la Narew pour
arriver à Tykoczyn, point de rendez-vous , Tykoczyn étoit
occupé par le maréchal Davoust , qui y prit 200 voitures de
bagages et une grande quantité de traînards qu'on ramassa de
tous côtés.
Toutes les colonnes russes sont coupées , errantes à l'aventuredans
undésordre difficile à imaginer. Le général russe a
fait la faute de cantonner son armée , ayant sur ses flancs
140 MERCURE DE FRANCE ,
l'armée française , séparée , il est vrai , par la Narew , mais
ayant un pont sur cette rivière. Si la saison étoit belle , on
pourroit prédire que l'armée russe ne se retireroit pas , et seroit
perdue sans bataille; mais dans une saison où il fait nuit à
quatre heures , et où il ne fait jour qu'à huit , l'ennemi qu'on
poursuit a toutes les chances poure sauver , sur-tout dans
un pays difficile et coupé de bois. D'ailleurs les chemins
sont couverts de quatre pieds de boue , et le dégel continue.
L'artillerie ne peut faire plus de deux lieues dans un jour. II
est donc à prévoir que l'ennemi se retirera de la position
fâcheuse où il se trouve : mais il perdra toute son artillerie ,
toutes ses voitures , tous ses bagages.
Voici quelle étoit , le 25 au soir , la position de l'armée
française :
La gauche , composée des corps du maréchal prince de
Ponte-Corvo et des maréchaux Ney et Bessières , marchant
de Bièzun sur la route de Grodno. Le maréchal Soult arrivant
àCiechanow. Le maréchal Augereau merchant sur Golymin.
Le maréchal Davoust entre Golymin et Pultusk . Le maréchal
Lannes à Pultusk. Dans ces deux jours nous avons fait quinze
à seize cents prisonniers , pris vingt-cinq à trente pièces de
canon , trois drapeaux et un étendard.
Le temps est extraordinaire ici ; il fait plus chaud qu'au
mois d'octobre à Paris ; mais il pleut , et dans un pays où il
n'y a pas de chaussées , on est constamment dans la boue.
XLVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Golymin , le 28 décembre 1806.
,
Le maréchal Ney , chargé de manoeuvrer pour detacher le
lieutenant-général prussien Lestocq de l'Wkra , déborder et
menacer ses communications , et pour le couper des Russes ,
adirigé ces mouvemens avec son habileté et son intrépidité
ordinaires. Le 25, la division Marchand se rendit à Gurzno.
Le 24 , l'ennemi a été poursuivi jusqu'à Kunsbrock. Le 25
l'arrière-garde de l'ennemi a été entamée. Le 26 , l'ennemi
s'étant concentré à Soldau et Mlavva , le maréchal Ney résolut
de marcher à lui et de l'attaquer. Les Prussiens occupoient
Soldau avec 6000 hommes d'infanterie et un millier d'hommes
de cavalerie; ils comptoient , protégés par les marais et les
obstacles qui environnent cette ville, être à l'abri de toute
attaque. Tous ces obstacles ont été surmontés par les 69° et
76°. L'ennemi s'est défendu dans toutes les rues, et a été
repoussé partout à coups de baïonnettes. Le général Lestocq
voyant le petit nombre de troupes qui l'avoient attaqué , voulut
reprendre la ville. Il fit quatre attaques successives pendant
JANVIER 1807 . 141
la nuit , dont aucune ne réussit. Il se retira à Neidenbourg. Six
pièces de canon , quelques drapeaux , et un assez bon nombre
de prisonniers ont été le résultat du combat de Soldau. Le
maréchal Ney se loue du général Wonderveidt qui a été
blessé. Il fait une mention particulière du colonel Brun , du
69 , qui s'est fait remarquer par sa bonne conduite. Le même
jour , le 59 a été poussé sur Lauterburg.
Pendant le combat de Soldau , le général Marchand , avec
sa division , poussoit l'ennemi de Mlavwa , où il eut un trèsbrillant
combat.
Le maréchal Bessières , avec le second corps de la réserve
de cavalerie , avoit occupé Biézun dès le 19. L'ennemi ,
reconnoissant l'importance de cette position , et sentant que
la gauche de l'armée française vouloit séparer les Prussiens
des Russes , tenta de reprendre ce poste ; ce qui donna licu
au combat de Biézun. Le 23 , à huit heures , il déboucha par
plusieurs routes. Le maréchal Bessières avoit placé les deux
seules compagnies d'infanterie qu'il avoit près du pont.
Voyant l'ennemi venir en très-grande force , il donna ordre
au général Grouchy de déboucher avec sa division. L'ennemi
étoit déjà maître du village de Karmidjen , et y avoit jeté un
bataillon d'infanterie.
Chargée par la division Grouchy, la ligne ennemie fut
rompue : cavalerie et infanterie prussienne, fortes de 8000 h. ,
ont été enfoncées et jetées dans les marais. Cinq cents prisonniers
, cing pièces de canon , deux étendards sont le résultat
de cette charge. Le maréchal Bessières se loue beaucoup du
général Grouchy , du général Rouget et de son chef d'étatmajor
le général Roussel. Le chef d'escadron Renié , du 6º régiment
de dragons , s'est distingué. M. Launay , capitaine de
la compagnie d'élite du même régiment , a été tué.
M. Bourrau , aide-de-camp du maréchal Bessières , a été
blessé. Notre perte est du reste peu considérable. Nous avons
eu huit hommes tués et une vingtaine de blessés . Les deux
étendards ont été pris par le dragon Plet , du 6 régiment de
dragons , et par le fourrier Jenffroy , du 3º régiment.
S. M. desirant que le prince Jérôme eût occasion de s'instruire
, l'a fait appeler de Silésie. Ce prince a pris part à tous
les combats qui ont eu lieu , et s'est trouvé souvent aux
avant-postes.
S. M. a été satisfaite de la conduite de l'artillerie , pour
l'intelligence et l'intrépidité qu'elle a montrées deva: t l'ennemi
, soit dans la construction des ponts , soit pour faire
marcher l'artillerie au milieu des mauvais chemins.
Le général Marulaz , commandant la cavalerie légère du
142 MERCURE DE FRANCE ,
3º corps , le colonel Excelmans du 1er de chasseurs , et le
général Petit , ont fait preuve d'intelligence et de bravoure.
S. M. a recommandé que dans les relations officielles des
différentes affaires , on fit connoître un grand nombre de traits
qui méritent de passer à la postérité ; car c'est pour elle et
pour vivre éternellement dans sa mémoire , que le soldat
français affronte tous les dangers et toutes les fatigues .
XLVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Pultusk , le 30 décembre 1806.
Le combat de Czarnovo , celui de Nasielsk , celui de
Kursomb , le combat de cavalerie de Lopaczyn ont été suivis
par les combats de Golymin et de Pultusk ; et la retraite
entière et précipitée des armées russes a terminé l'année et la
campagne.
Combat de Pultusk.
Le maréchal Lannes ne put arriver vis-à-vis Pultusk que
le 26 au matin. Tout le corps de Benigsen s'y étoit réuni dans
la nuit. Les divisions russes qui avoient été battues à Nasielsk ,
poursuivies par la 3ª division du corps du maréchal Davoust ,
entrèrent dans le camp de Pultusk à deux heures après minuit.
Adix heures , le maréchal Lannes attaqua , ayant la division
Suchet en première ligne , la division Gazan en seconde ligne ,
la division Gudin du 3 corps d'armée , commandée par le
général Daultanne , sur sa gauche. Le combat devint vif.
Après différens événemens , l'ennemi fut culbuté. Le 17º régi
ment d'infanterie légère et le 54º se couvrirent de gloire. Les
généraux Vedel et Claparede ont été blessés. Le général Treil-
Iard , commandant la cavalerie légère du corps d'armée ; le..
général Boussard , commandant une brigade de la division de
dragons Beker; le colonel Barthelmy, du 15º régiment de dragons
, ont été blessés par la mitraille . L'aide-de-camp , Voisin ,
du maréchal Lannes , et l'aide - de-camp , Curial , du général
Suchet , ont été tués l'un et l'autre avec gloire. Le maréchal
Lannes a été touché d'une balle. Le 5º. corps d'armée a montré
dans cette circonstance ce que peuvent des braves, et l'immense
supériorité de l'infanterie française sur celle des autres
nations. Le maréchal Lannes , quoique malade depuis dix
jours , avoit voulu suivre son corps d'armée. Le 85° régiment
a soutenu plusieurs charges de cavalerie ennemie avec sangfroid
et succès. L'ennemi, dans la nuit , a battu en retraite et
a gagné Ostrotenka.
Combat de Golymin.
Pendant que le corps de Benigsen étoit àPułtusk , et y étoit
JANVIER 1807 . 143
battu , celui de Buxhowden se réunissoit à Gołymin , à midi.
La division Panin de ce corps , qui avoit été attaquée la veille
par le grand-duc de Berg ; une autre division qui avoit été
battue à Nasielsk , arrivoient par différens chemins au camp
deGolymin.
Le maréchal Davoust qui poursuivoit l'ennemi depuis
Nasielsk , l'atteignit , le chargea , et lui enleva un bois près
du camp deGolymin.
Dans le même temps , le maréchal Augereau arrivant de
Golaczima , prenoit l'ennemi en flanc. Le général de brigade
Lapisse , avec le 16º d'infanterie légère , enlevoit à la baïonnette
unvillage qui servoit de point d'appui à l'ennemi. La
division Heudelet se déployoit et marchoit à lui. A trois
heures après midi , le feu étoitdes plus chauds. Le grand-duc
de Berg fit exécuter avec le plus grand succès plusieurs charges
dans lesquelles la division de dragons Klein se distingua.
Cependant la nuit arrivant trop tôt , le combat continua
jusqu'à onze heures du soir. L'ennemi fit sa retraite en désordre ,
laissant son artillerie , ses bagages , presque tous ses sacs , et
beaucoup de morts. Toutes les colonnes ennemies se retirèrent
sur Ostrotenka.
Le générrl Fenerolle , commandant une brigade de dragons,
fut tué d'un boulet. L'intrépide général Rapp , aide-de-camp
de l'EMPEREUR , a été blessé d'un coup de fusil , à la tête de sa
division de dragons. Le colonel Sémélé , du brave 24º de
ligne , a été blessé. Le maréchal Augereau a eu un cheval tué
sous lui.
Cependant le maréchal Soult avec son corps d'armée étoit
déjà arrivé à Molati , à deux lieues de Makow ; mais les
horribles boues , suite des pluies et du dégel , arrêtèrent sa
marche et sauvèrent l'armée russe , dont pas un seul homme
n'eût échappé sans cet accident. Les destins de l'armée de
Benigsen et de celle de Buxhowden devoient se termire endeçà
de la petite rivière d'Orcye ; mais tous les mouvemens
ont été contrariés par l'effet du dégel , au point que l'artillerie
a mis jusqu'à deux jours pour faire trois lieues. Toutefois
l'armée russe a perdu 80 pièces de canon, tous ses caissons ,
plus de 1200 voitures de bagages et 12,000 hommes tués ,
blessés ou faits prisonniers. Les mouvemens des colonnes
françaises et russes seront un objet de vive curiosité pour les
militaires . lorsqu'ils seront tracés sur la carte. On y verra à
combien peu il a tenu que toute cette armée ne fût prise , et
anéantie en peu de jours: et cela par l'effet d'une seule faute
dugénéral russe.
Nous avons perdu 800 hommes tués, et nous avons eu
144 MERCURE DE FRANCE ,
2000 blessés. Maître d'une grande partiede l'artillerie eansmie,
de toutes lespositions ennemies , ayant repoussél'ennemi
àplus de40 lieues , l'EMPEREUR a mis son armée en quartier
d'hiver.
Avant cette expédition , les officiers russes disoient qu'ils
avoient 150,000 hommes; aujourd'hui ils prétendent n'en
avoir eu que la moitié. Qui croire , des officiers russes avant
la bataille , ou des officiers russes après la bataille?
Da Perse et la Porte ont déclaré la guerre àla Russie.
Michelson attaque la Porte. Ces deux grands empires , voisins
de la Russie, sont tourmentés par la politique fallacieuse du
cabinet de Saint - Pétersbourg , qui agit depuis dix ans chez
eux, comme elle a fait pendant cinquante ans en Pologne.
M. Philippe Ségur , maréchal-des- logis de la maison de
l'EMPEREUR , se rendant à Nasielsk , est tombédans une embuscade
de Cosaques , qui s'étoient placés dans une maison du
bois qui se trouve derrière Nasielsk . Il en a tué deux de sa
main, mais il a été fait prisonnier.
L'EMPEREUR l'a fait réclamer; mais le général russe l'avoit
sur-le-champ dirigé sur Saint-Pétersbourg.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI TO . - С р. о/о с. J. du 22 sept. 1806 , 76f 50c 40c 358
4c50c 60c 60с. Дос бос бос 400 50с. сос. оссоос oof ooc ooc
DOC.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. (00000 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 123af 500 1233f soc j. du 1erjanv. 0000f.Doc.
DU LUNDI 12.- C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 76f 800 750 700
65c. 700 600 cocooc ooc . occ one coc 000. 000 000 000 000.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807.73f. 800 70.000.000
Act . de la Banque de Fr. 1233f 7 ej . du janv. ooc. oooof. oo of
DU MARDI 13. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 200 250. 156
200 150 KCC 000. 000 000 000.000 0occoc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807 oof. 000. 00c oof ooc ooc. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 123f 75fj . du 1er janv. ooc ouo f. coc
DU MERCREDI 14. - Cp . ooc . J. du 22 sept . 1806 , 76f. 75f Soc 70€
750 700 650 6 c. 700 600 500 55c. 6oc of ooc. ouf.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f ooc . oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1230fj du 1erjanv. oocoooof o crooef
DU JEUDI 15.-Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 100 75f 74f goc 75f
100 750 750 100 2 c oof oof oocoococonco соос оос оос сос 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f ooc oof. ooc ood oor oof ooc .
Act. de la Banque de Fr. oooof. ooc oooof. oos j . du 1er janv. oooof on
DU VENDREDI 16. - Cp . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 75f 50c 25c 40c,
Зос ас Зос дос 35с дос-Зос. 350 40 300 250 200 oofooс оос
Idem Jouiss . du 22 mars 1807.72f 72f 50c. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1232f 50cj . du 1erjanv. 0000f
DEFT
DE
(No. CCLXXXVIII. )
(SAMEDI 24 JANVIER 1807
MERCURE
5.
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
SEINE
JUGEMENT DE L'AMOUR
SUR LES YEUX BLEUS ET LES YEUX NOIRS
Un jour les beaux yeux noirs , auxvives étincelles ,
Et les bleus , aux regards doux , tendres et mourans ,
(Jamais plus grave objet n'intéressa les belles ! )
Voulurent à la fin terminer leurs querelles ,
Et que l'Amour fixât leurs rangs .
Aujuge de Cythère ils présentent requête:
Ils plaident. Mes amis , c'est bien en pareil cas
Qu'il est charmant de voir plaider les avocats.
L'Amour, en bonne et grave tête ,
Sur la foi des baisers , intègres rapporteurs ,
-Met ainsi d'accord les plaideurs :
« Les yeux noirs savent mieux briller dans une fête ;
» Les bleus sont plus touchans à l'heure du berger :
» Les yeux noirs savent mieux conquérir, ravager;
» Les bleus gardent mieux leur conquête :
» Les noirs prouvent un coeur plus vif, mais plus léger ;
» Les bleus , un coeur plus tendre et moins prompt à changer :
>> Les noirs lancent mes traits , les bleus ma douce flamme :
>> Les noirs peignent l'esprit, et les bleus peignent l'ame. >>
1,
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
८
LES SUCCÈS LITTÉRAIRES.
TOUJOURS il faut payer la gloire .
Jadis chez les Romains jaloux ,
Pour les enfans de la Victoire
Le triomphe avoit ses dégoûts .
A leur char s'attachoit l'offense.
En pompe la reconnoissance
Couronnoit leur front radieux ;
Mais l'insolence et la bassesse
Aux chants de la publique ivresse
Mêloit des cris injurieux .
Ce vil et consolant usage
Au Pinde renaît d'âge en age.
Là toujours un pouvoir ingrat
Du triomphe punit l'éclat .
Dans le cortége il pousse et guide
L'envieux , dont la voix perfide
Commence les sourdes rumeurs ,
Et tous les brigands littéraires
Vendant aux haines étrangères
Leurs indifférentes clameurs ( 1 ) .
Mais en vain l'audace impunie
Croit vaincre : de la vérité
L'hymne s'élève , et le génie
Entend son immortalité.
M. DE PARNY, de l'Académie Française.
DÉBUT DE L'ORLANDO FURIOSO ,
DE L'ARIOSTE.
Je vais chanter les guerriers et les dames ,
Les grands exploits, les amoureuses flammes
Des paladins généreux et courtois ,
Dans notre France admirés autrefois ,
Lorsque Agramant, pour venger son vieux père ,
De Charlemagne implacable adversaire ,
Aux Sarrasins , contre cet empereur,
Souffla le feu de sa jeune fureur.
(1) Vains efforts ! vous ne tromperez ni vous-même , ni les autres. Le
génien'a rien à redouter de la voix perfide de l'envieux , des indiffe
rentes clameurs des brigands littéraires. Mais le talent le plus heureux
ne parviendra point à étouffer la voix des hommes de bien, ni les énergiques
protestations tous les gens de lettres dignes de ce nom , contre
unouvrage qui outrage à la fois la littérature , la morale et la religion.
de
(Note du Rédacteur. )
JANVIER 1807 . 147
Je vous dirai ce que ni vers, ni prose,
Du fièr Roland ne vous ont encor dit :
Vous saurez comment l'Amour fut cause
Que du héros le bon sens se perdit .
Vous le saurez, si la beauté cruelle
Qui dans mes sens verse un pareil poison ,
De mon esprit me laisse une étincelle ,
Et si l'Amour épargne ma raison.
Roland, épris de la belle Angélique ,
Pour elle avoit , par mille exploits divers ,
Dans tous les coins de ce vaste univers ,
Eternisé son ardeur héroïque.
Du fond de l'Inde elle l'avoit suivi ;
Tous deux étoient aux confins de l'Espagne ,
Lorsque Germains et Français , à l'envi ,
Venoient combattre auprès de Charlemagne.
Cet empereur s'apprête à châtier
Deux rois païens qui l'osent défier ;
L'Espagne s'arme à la voix de Marsile :
L'Afrique suit les drapeaux d'Agramant ;
Et chacun d'eux se flatte également
Que des Français la ruine est facile .
Fort à propos Roland croyoit venir .
Mais qu'un mortel connoît peu l'avenir !
De vingt rivaux la haine opiniâtre ,
Au fond de l'Inde, aux bords les plus lointains ,
N'a pu jamais séparer ses destins
De la beauté dont il est idolâtre .
Mille guerriers n'ont pu la conquerir ;
Et maintenant , c'est dans son pays même ,
Parmi les siens , dans une cour qu'il aime ,
Que ce héros la perd sans coup férir .
De l'empereur la prudence alarmée
La lui ravit pour sauver son armée ;
Le fier Roland et Renaud son cousin
De même ardeur pourchassoient cette belle ,
Et pouvoient bien, en se battant pour elle ,
Laisser la France en proie au Sarrasin .
Sagement donc au bon duc de Bavière
Charles remit la belle aventurière .
Ka
148 MERCURE DE FRANCE, }
Mais, par les lois du plus noble concours,
Pour récompense elle fut destinée
Au paladin qui , dans cette journée ,
De la victoire auroit hâté le cours .
Un prix si doux invitoit à bien faire;
Et les héros sont une fois plus grands
Lorsque l'amour doit être leur salaire .
Mais le destin trahit les concurrens .
M. FRANÇOIS ( de Neufchâteau ) , de l'Académie Française.
RÉPONSE
Aux Vers de M. Le Brun, intitulés : MON DERNIER MOT
SUR LES FEMMES POÈTES.
t
(Voyez le Mercure du 29 novembre 1806. )
QUAND Le Brun, dans ses vers heureux ,
De toute femme auteur condamnant la manie ,
Déplora la triste folie
Qui faisoit d'une belle un poète ennuyeux ;
Dans l'antique Mythologie
Cherchant quelques appuis à son droit incertain ,
A coté de Psyché, des Graces,
Aux femmes désormais il désigna leurs places .
Mais dans l'Olympe féminin
Je vois les neuf Soeurs qu'il oublie;
La Beauté , les Talens , mêlant leurs attribute,
Et la ceinture de Vénus
Près de la lyre d'Uranie .
Au Pinde , comme ailleurs , les hommes sont jaloux :
Il faut partout céder, et borner tous nos goûts
A briguer de leur choix la gloire passagère .
Ils savent que l'esprit peut défendre le coeur.
Ainsi d'un adroit adversaire
Le langage toujours menteur
Ne vante en nous que l'art et d'aimer et de plaire :
Et ce seroit une ruse de guerre
Si ce n'étoit une ruse d'auteur .
OMuses , des talens aimables
Versez le charme sur nos jours ;
i
JANVIER 1807 . 149
Bannissez loinde nous des Dieux plus redoutables :
J'implore vos présens bien moins que vos secours !
Dérobez à l'Amour ladouce rêverie
Qui remplit des beaux ans les dangereux loisirs;
D'un coeur né pour aimer soyez les seuls plaisirs ,
Et trompez-le du moins sur l'emploi de la vie .
Ah ! lorsque de leurs dons nous comblant à la fois
La Beauté, l'heureuse Jeunesse
Appellent des plaisirs la dangereuse ivresse ,
Souvent de la raison nous négligeons la voix.
Neparlez pas alors et d'étude et de gloire ;
Elle offriroit en vain ses brillantes faveurs :
Songe-t- on au moyen d'occuper la mémoire
Si l'on peut d'un regard occuper tous les coeurs ?
Ade si vains succès quand l'âge en vain s'oppose ,
Quand laGloire à nos yeux offre un nouvel attrait,
Toute femme en soupire , et place avec regret
Les lauriers sur un front où se fane la rose.
Par l'ordre d'un destin jaloux ,
La Beauté détrônée a perdu sa puissance ;
Mais l'esprit peut encor d'un empire aussi doux
Lui rendre l'heureuse espérance ;
Et l'Hippocrène alors pour nous
Est la fontaine de Jouvence .
Toujours humble dans nos projets ,
N'allons point ,en Muses hardies ,
Disputer aux mâles Génies
Les chants de gloire et les vastes sujets ;
Mais du moins mon sexe réclame
Les sujets simples et touchans :
Qui peut mieux parler qu'une femme
Le langage des sentimens ?
Leurplume tour-à-tour et sensible et légère ,
Sut immortaliser Corinne et Deshoulière :
Du Pinde leur domaine osez les rappeler .
Semblable à ces peuples barbares
Qui de leurs paradis bizarres
Vouloient , dit-on , nous exiler,
Le zèle ardent qui vous enflamme
Au même sort nous asservit :
On peut bien contester une ame
Aqui l'on refuse l'esprit.
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
O siècles de chevalerie ,
Siècles d'amour et de vertus ,
Que toute femme un peu jolie
Regrette en son ame attendrie ,
Et qu'en France on ne verra plus ,
Qui de Mars soumis à Vénus
Nous retraçoient l'allégorie !
Alors , inspirant les héros ,
De leurs combats , de leurs travaux
Nos regards étoient le salaire :
Aceux qui commandoient par le droit de la guerre ,
Nous commandions par droit d'amour .
Règne aimable , heureux temps disparus sans retour !
Mon sexe est soumis à son tour .
Mais contre un arrêt tyrannique
De l'empire lettre nous invoquons les lois ;
Et l'on sait que toujours l'égalité des droits
Fut celle de sa république .
Auteurs , vous ne permettrez pas
Qu'un réformateur monarchique ,
Dece gouvernement changeant la forme antique ,
Introduise dans nos Etats
Les abus de la loi salique .
Madame DE VANNOZ.
:
ENIGME .
Qur , sans rire , pourroit ouir mon aventure ?
Une barbare main me tranche insolemment ,
Pour me remettre où la nature
Avoit fixé mon logement.
LOGOGRIPHE.
Je suis comme une pépinière
D'où l'on tire différens plans .
1
Quand on a dans mon sein accompli sa carrière ,
On me quitte , et j'en perds quelques-uns tons les ans.
Je suis fertile en moi , mais mon nom est stérile :
On y trouve pourtant le Dieu modérateur
Qui d'un clin -d'oeil excite , et peut rendre tranquille
De la terre et des eaux le régiment grondeur .
CHARADE.
Mon tout ne vaut pas mon premier;
Mais tel brilla souvent paré de mon dernier,
Qui fut bientôt réduit à prendre mon entier.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Vaisseau.
Čelui du Logogriphe est Poisson.
Celui de la Charade est Cou- rage.
JANVIER 1807 . 151
:
Lettres choisies de Voiture , Balzac , Montreuil , Pélisson
et Boursault; précédées d'un Discours préliminaire et de
Notices sur ces écrivains. Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . , et
8 fr. par la poste. AParis , chez Dentu, imprimeur- libraire ,
quai des Augustins , nº. 17 ; et chez le Normant.
Nous
(Ir. Extrait. )
ous ne nous occuperons , dans ce premier extrait , que
des lettres de Voiture et de Balzac. L'influence de ces deux
auteurs sur le goût de leur temps , les services qu'ils ont pu
rendre à la langue française, nous paroissent exiger une attention
particulière.
L'éditeur auroit bien mérité de la littérature , s'il n'eût
présenté le choix qu'il a fait qu'avec des observations dictées
par une saine critique ; mais il s'est éloigné de cette marche
sage et prudente; et , soit dans le dessein de soutenir un paradoxe
nouveau, soit dans l'espoir de procurer un succès assuré
à son édition , il ne met aucune restriction aux éloges qu'il
prodigue à Voiture et à Balzac . Il annonce donc ce Recueil
comme un livre classique. Selon lui , le bon ton ne se trouve
que dans ces deux auteurs : madame de Sévigné ne peut être
un modèle de style épistolaire que pour les femmes. « On
>> étale, dit l'éditeur, et on multiplie sans reláche les Recueils
>>précieux de madame de Sévigné , et de quelques autres
>> femmes illustres : c'est offrir aux femmes le style qui leur
>> sied ; c'est les garantir de celui de nos dames qui se font
>> hommes. A la bonne heure ; mais , encore une fois , leurs
>> plumes faciles et molles seroient , en des mains viriles ,
>> comme les fuseaux d'Omphale entre les doigts d'Hercule. >>>
L'éditeur, dans le commencement de cette phrase , paroît
avoir de l'humeur de ce que l'on réimprime souvent les
Lettres de madame de Sévigné. La figure qu'il emploie n'est
rien moins que juste , et ne peut convaincre que ceux qui se
paient d'unepointe ou d'un bon mot. D'abord , il est faux que
la plume de madame de Sévigné soit toujours molle : le peu
de mots qu'elle dit sur la mort de Louvois, l'éloge qu'elle
fait de M. de Turenne après l'accident qui priva la France de
ce héros , ont toujours été considérés comme des morceaux
sublimes; et la plume qui a tracé ces grandes images ne seroit
4
152 MERCURE DE FRANCE ,
pas déplacée dans des mains viriles. Ensuite , lorsque les gens
de goût ont cru devoir proposer les Lettres de madame
de Sévigné comme un modèle , mêmeaux hommes qui veulent
s'exercer dans le genre épistolaire , ils n'ont jamais prétendu
qu'on imitât ni ses pensées , ni ses expressions. Son amour
excessif pour sa fille , ses réflexions légères , ses petits contes
de société , seroient déplacés dans toute autre personne qu'elle.
En recommandant ses Lettres comme un modèle , on s'est
donc borné à en prescrire l'étude , pour n'écrire que d'après le
caractère qu'on a , pour éviter toute espèce d'affectation , pour
conserver dans le style épistolaire ce tour naturel , cette facilité
de passer d'un objet à un autre , et de prendre tous les
tons : qualité qui distingue la conversation des personnes
bien élevées . Les lettres particulières ne sont que la conversation
écrite : si l'on s'éloigne de sa rapidité et de son aisance ,
si l'on y substitue l'emphase et la prétention , on manque aux
règles du goût ; et, au lieu d'un entretien libre que l'on
avoit promis au lecteur, on ne lui donne que des traités de
politique , de morale ou de littérature trop peu étendus pour
être utiles et intéressans , et trop longs , trop sérieux, trop
travaillés pour procurer le plaisir que l'on attend d'une correspondance
familiere. Personne n'a jamais révoqué en doute
que Voitureet Balzac n'aient eu ces défauts, quoique dans un
genre différent , comme on le verra ci-après. Pourquoi donc
l'éditeur offre- t- il leurs Lettres comme des modèles de style
épistolaire qui doivent faire abandonner aux hommes l'étude
des Lettres de madame de Sévigné ? S'il se fût borné à les proposer
comme les premiers efforts que fit la prose française
pour se perfectionner, s'il en eût indiqué la lecture aux personnes
deja instruites , afin d'y démêler les traces de l'élégance
propre à notre idiome ; si , après avoir condamné sans
indulgence tout ce qui tient au faux goût des sociétés d'alors ,
il eût fait valoir quelques morceaux où ces défauts ne se
trouvent point , alors son Recueil auroit été aussi utile pour
les jeunes gens qu'il peut leur être nuisible tel qu'il est .
L'éditeur, pour relever Voiture et Balzac , se sert d'un
moyen pen acroit. Il ne craint pas de rabaisser le mérite des
Lettres Provinciales considérées avec raison comme le premier
chef-d'oeuvre de la prose française. Attribuant à l'esprit
de parti le jugement qu'on en a porté, jugement qu'il prétend
ne dater que du milieu du 18º siècle , il s'exprime ainsi :
« C'est Voltaire qui a donné la vogue à Pascal.... Mais
» parmi ses jugemens , en général pleins de goût , il en est.
>> plus d'un que la malice a dicté. Telle est l'exagération
» qu'il a mise à louer les Lettres de Pascal, et l'opinion qu'il
JANVIER 1807 . 153
>>> a su accréditer, en faisant regarder les Provinciales, non-
>> seulement comme un excellent modèle , ce qui est vrai ,
>>> mais comme le premier qui ait paru en prose française ,
et avant lequel il ne faut rien chercher d'irréprochable. >>>
Ondoit être bien convaincu de l'ignorance de ses lecteurs
quand on hasarde un tel jugement. Presque toutes les propositions
avancées par l'éditeur manquent de vérité. Cela peut
être prouvé jusqu'à l'évidence en très-peu de mots.
Les Lettres Provinciales parurent d'abord successivement ;
elles furent lues avec l'avidité que peut faire naître un ouvrage
de circonstance. Quand elles furent réunies en corps d'ouvrage ,
on en sentit encore mieux le prix. Malgré le crédit des nombreux
partisans des Jésuites , elles eurent une multitude d'éditions;
on les traduisit en plusieurs langues; elles devinrent
même la lecture des personnes les moins familiarisées avec les
anatières théologiques. Une anecdote racontée par madame
de Sévigné suffira pour prouver que ce n'est pas M. de Voltaire
qui a donué la vogue aux Provinciales, et que si l'on
trouve de l'exagération dans les louanges qu'il leur prodigue,
il faut adresser encore de plus grands reproches à
Boileau , qu'on n'accusera cependant pas de manquer de goût.
:
Ce poète dînoit chez M. de Lameignon, où se trouvoient
l'évêque de Troyes , l'évêque de Toulon , Corbinelli, le Père
Bourdaloue et son compagnon (1). La conversation s'engagea
sur les anciens et les modernes , sujet alors très à la mode par
lesdisputes deBoileau et de Perrault. « Despréaux , continue
>> madame de Sévigné , soutint les anciens , à la réserve d'un
>> seul moderne qui surpassoit , à son goût , et les vieux et les
>> nouveaux. Le compagnon du Père Bourdaloue , qui faisoit
>>l'entendu , et qui s'étoit attaché à Despréaux et à Corbinelli ,
>> lui demanda quel étoit donc ce livre si distingué dans son
>> esprit : il ne voulut pas le nommer. Corbinelli lui dit :
>> Monsieur, je vous conjure de me le dire , afin que je passe
» toute la nuit à le lire. Despréaux lui répondit en riant :
>> Ha, monsieur , vous l'avez lu plus d'une fois , j'en suis
>> assuré ! Le Jésuite reprend , et presse Despréauxde nommer
>> cet auteur si merveilleux , avec un air dédaigneux , un cotal
> riso amaro. Despréaux lui dit: Mon Père , ne me pressez
>> point. Le Père continue; Despréaux le prend par la main ,
>> et , le serrant bien fort , lui dit : Mon Père, vous le voulez ,
>> eh bien , c'est Pascal! >>>
M. de Voltaire en a-t-il jamais autant dit de Pascal ? Et ne
(1) Un Jésuite n'alloit jamais seul dans le monde : quand il sortoit, il
avoit avec lui ug de ses confrères qu'on appeloit son compagnon .
154 MERCURE DE FRANCE ,
voit-on pas que l'opinion de Despréaux sur ce grand écrivain
lui étoit encore plus favorable que celle de l'auteur du
Siècle de Louis XIV. Il est vrai qu'emporté par la chaleur de
la dispute , et peut-être poussé par le desir secret de déconcerter
un Jésuite présomptueux , Boileau alla plus loin qu'il
ne vouloit ; mais , en rabattant quelque chose du jugement
porté par lui chez M. de Lamoignon, il n'en reste pas moins
démontré que le législateur du goût avoit l'admiration la plus
vive pour les Provinciales : sentiment qu'il partageoit avec ses
contemporains , si l'on en croit les Mémoires du temps.
Sans doute il avoit paru quelques bons morceaux en prose
française avant les Provinciales, mais il n'existoit pas d'ouvrage
irréprochable, La traduction de Quinte-Curce par
Vaugelas ( 1 ) , qui avoit coûté à son auteur trente années de
travail , les Remarques de ce grammairien sur la langue française
, les Observations de Ménage , les Sentimens de l'Académie
sur le Cid , et quelques autres écrits , étoient les seuls
ouvrages en prose qui pussent faire prévoir l'essor que prendroit
bientôt notre littérature. Mais on y trouva ensuite de
grands défauts , soit de goût , soit de diction , et aucune de ces
productions ne devint livre classique.
Dans tous les ouvrages de ce temps-là , on voit la langue
faire des efforts timides pour se perfectionner. L'impulsion
donnée par Voiture et Balzac pouvoit être dangereuse; et les
bons esprits de cette époque auroient probablement été obligés
d'y céder, si le génie de Pascal n'eût renversé cette barrière
qui nous séparoit de la bonne route. Rejettant loin de
lui l'emphase et l'affectation de ses prédécesseurs , et n'employant
que les armes de la raison et du goût , il sut réunir
dans unseul ouvrage tous les genres d'éloquence.
L'opinion étant formée depuis long-temps sur Voiture et
Balzac, il n'y avoit , comme nous l'avons dit, aucun inconvénient
à faire un choix de leurs meilleurs morceaux , en ayant
le soin de relever les fautes de goût qui s'y trouvent encore.
Un Recueil de ce genre auroit eu l'avantage d'indiquer l'origine
de plusieurs alliances de mots consacrés , de montrer les
acceptions anciennes données à certaines expressions , et de
faciliter la connoissance des premiers progrès de la langue française;
mais il ne falloit pas, comme l'a fait l'éditeur, proposer
Voiture et Balzac comme des modèles de style épistolaire.
Il y a une différence essentielle entre ces deux auteurs :
nous ne ferons qu'indiquer leur caractère principal .
(1 ) Cette traduction a été corrigée par l'abbé Dinouart : ainsi retouchée
, elle passe , avec raison , pour un des monumens les plus précieus
de la langue française.
JANVIER 1807 . 155
Voiture cherche tous les raffinemens d'une politesse exquise
, et cette intention le porte souvent à s'exprimer d'une
manière peu naturelle lorsqu'il parle des objets les plus fami
liers . C'est le ton de l'hôtel de Rambouillet si bien tourné en
ridicule , par Molière , dans les Précieuses et les Femmes savantes.
Il court après l'esprit , et , quoiqu'il en ait beaucoup ,
sa prétention à être toujours brillant , l'entraîne nécessairement
à des rapprochemens forcés et à des saillies mal amenées.
Sa figure favorite , et celle dont ilse sert jusqu'à la satiété , est
l'ironie. Il se permet toutes les exagérations imaginables , et
croit pouvoir les faire passer en ne les donnant que comme
des plaisanteries. Cette figure , employée à propos , peut
être agréable quelquefois ; mais quand , ainsi que Voiture , on
l'emploie sans cesse , et toujours avec les mêmes formes , on
ne peut manquer de fatiguer et d'ennuyer ses lecteurs.
Balzac , encouragé par le succès des lettres de Voiture ,
voulut courir la même carrière; mais le caractère de son
esprit lui fit prendre une route différente. Il exagère autant
que Voiture ; et , malheureusement , ses exagérations sont
presque toujours sérieuses. Il est trop connu par ses hyperboles
outrées , pour que nous essayions de donner une idée
de ce défaut qui lui est particulier. Cependant Balzac mérite
d'être distingué pour plus d'une qualité estimable. Doué d'un
esprit élevé , il a donné les premiers exemples du tour oratoire
dans la langue française. Son style a de la noblesse et du
nombre : on remarque dans quelques morceaux une clarté
majestueuse et une dignité calme qui paroissent avoir été
étudiées avec fruit par le célèbre Buffon. Sa morale , du reste,
est beaucoup plus pure que celle de son maître.
On voit donc qu'il étoit possible de tirer de ces deux écrivains
un petit nombre de fragmens dignes de la belle époque
qu'ils ont précédée ; mais le choix devoit être sévère , et l'éditeur
devoit s'imposer le travail d'un critique pointilleux. Il y
a dans Voiture et dans Balzac tant de beautés fausses , capables
d'éblouir les jeunes gens , qu'on ne pouvoit trop s'efforcer
de les prémunir contre ce clinquant.
Le travail de l'éditeur devoit avoir aussi pour objet de faire
remarquer les changemens qui ont eu lieu dans l'acception de
quelques mots : ce travail , en facilitant l'intelligence de nos
anciens auteurs , auroit eu encore l'avantage de marquer les
progrès de la langue française. Nous donnerons une légère
idée de ce que nous aurions exigé de l'éditeur sous ce rapport.
Voiture s'exprime ainsi : « L'affection dont je vous ai honoré
toute ma vie. » On croiroit que l'auteur parle à son
156 MERCURE DE FRANCE ,
inférieur ; au contraire il s'adresse à un maréchal de France,
et lui fait entendre que son affection est une preuve de son
respect. Bienfaire à quelqu'un vouloit dire alors luifaire du
bien. Voiture dit au duc de la Trimouille : « Vous ne vous.
lassez point de me bien faire. » C'est comme si l'auteur avoit
dit : « Vous ne vous lassez pas de me faire du bien. On
trouve aussi quelquefois dans Voiture des tournures qui
blessent la syntaxe adoptée depuis; par exemple : « Cela m'a
arrété long- temps de vous écrire. On ne dit plus arrêterde
faire quelque chose.
Le mot ressentiment n'exprimoit pas seulement colère,
souvenir d'une injure , il exprimoit aussi reconnoissance ,
souvenir d'un bienfait, d'un service. Balzac, en parlant des grands
seigneurs qui oublient les services qu'on leur a rendus , les
appelle des grands sans ressentiment. Le mot dévotion signifioit
aussi dévouement. Balzac , dans une lettre à M. Bouthilier
, surintendant des finances , s'exprime ainsi : « Je vous pro-
>> teste avec le zèle et la dévotion d'une ame sensiblement
>> obligée , etc. >>>
L'éditeur employant tous les moyens de faire valoir les
auteurs qu'il nous présente comme des modèles , nese borne
pas àrabaisserPascal , il rabaisse aussi Boileau.
7 << Boileau , dit- il , de qui la prose ne valut jamais la leur
>> a été cause par ses deux plaisantes lettres écrites à M. de
» Vivonne , sous leur nom , qu'on a cru que la plume de ces
>> deux auteurs mettoit partout la surcharge du style empha-
>> tique que Boileau leur a prêté. Ce même Boileau , plus
>> jeune , avoit mis Voiture au rang d'Horace. On a encore
>> cru , d'après Voltaire , qu'il en avoit appelé de cette opinion
>>> comme d'un ridicule. n
C'est la première fois qu'on s'est avisé de dire que la prose
de Boileau ne valoit pas celle de Voiture et de Balzac. Il est
vrai que dans le 18º siècle , quelques mauvais critiques, entr'autres
l'abbé Trublet, ont cru trouver des fautes dans une
préface de Boileau , dont le tour naturel ne plaisoit pas à
l'esprit raffiné de ces élèves de Fontenelle; mais ces critiques
étoient encore loin d'établir même un parallèle entre l'auteur
de l'Art poétique , et des écrivains tels que ceux dont nous.
nous occupons. L'éditeur a sans doute oublié que la traduction
de Longin auroit assuré à Boileau une place distinguée
parmi les prosateurs , si d'ailleurs il ne s'étoit pas mis par ses
chefs-d'oeuvre au premier rang des poètes.
Il est certain qu'il s'est repenti d'avoir assigné auprosateur
français une place trop honorable ; mais ce n'est point M. de
Voltaire qui a répandu ce bruit; c'est l'auteur de l'Art poétique
JANVIER 1807 . 157
lui-même qui a cru devoir appelerde son premier jugement ,
en composant les deux lettres à M. de Vivonne , où il tourne
en ridicule le style de Voiture et celui de Balzac. L'éditeur
prétend que Boileau leur a prété la surcharge du style emphatique:
on vavoir par quelques rapprochemens sice reproche
est fondé , et si , au contraire , le critique n'a pas saisi parfaitement
la manière des auteurs dont il avoulu s'amuser. Pour
que l'éditeur n'ait aucune réclamation à faire , on choisira les
objets de comparaison dans les lettres même qui ont fixé son
choix.
Le duc de Vivonne étoit entré au milieu des plus grands
dangers dans le phare de Messine , et avoit porté à propos des
vivres dans cette ville , que la famine menaçoit. Comme le duc
étoit fort gai , Boileau imagina de supposer qu'il avoit trouvé
sous sonchevet en s'éveillant, deux lettres , l'une de Voiture ,
l'autre de Balzac , datées des Champs-Elysées. Il les envoya
auduc, qui en rit beaucoup. Voici un passage de la lettre
attribuée à Voiture :
« A voir de quel air vous courez la mer Méditerranée , il
> semble qu'elle vous appartienne tout entière. Il n'y a pas à
>> l'heure qu'il est dans toute son étendue , un seul corsaire en
>>sûreté ; et pour peu que cela dure, je ne vois pas de quoi
>>vous voulez que Tunis et Alger subsistent. Nous avons ici
>>> les César , les Pompée et les Alexandre ; ils trouvent tous
>> que vous avez attrapé leur air dans votre manière de com-
>> battre. Sur-tout César vous trouve très-César. Il n'y a pas
> jusqu'aux Alaric , aux Genseric, aux Théodoric , et à tous
>> ces conquérans en ic qui ne parlent fort bien de votre
>> action; et dans le Tartare même, il n'y a point de diable ,
>>Monseigneur , qui ne confesse ingénument qu'à la tête
> d'une armée vous êtes beaucoup plus diable que lui. >>
En comparant ce fragment avec celui d'une véritable lettre
deVoiture au cardinal de la Valette , on se convaincra que Boi
leau l'a très-bien imité , et ne lui a rien prété de trop fort.
« Il est vrai , Monseigneur, dit Voiture , que toutes les fois
▸ que je m'imagine de vous voir, avec huit ou dit mestres
* de camp à l'entour de vous , j'ai pitié de Térence, de
>> Virgile et de moi ; je plains extrêmement ceux qui desirent
> ici que vous vous souveniez souvent' d'eux; et je suis
> assuré qu'il n'y a pas de si petit bastion dans votre place
» qui ne vous soit plus considérable , et que vous n'aimiez
>>beaucoup plus que moi. Toutefois je n'osois pas en mur-
▸ murer: je considérois qu'il y avoit quelques personnes qui
» avoient plus de droit de s'en plaindre , et je ne voulus pas
» avoir de différend avec un homme que l'on dit qui peut
158 MERCURE DE FRANCE ,
>> disposer de toutes les troupes du maréchal de la Force......
>> Je ne suis pas bien maître de moi , et tout mon esprit se
>> renverse quand je songe que la place qu'avoit en votre
>> coeur la plus adorable créature qui fut jamais est peut-être
>> à cette heure tenue par le colonel Ebron; que mademoi-
» selle de G... et mademoiselle de Rambouillet ont quitté la
>> leur à un aide- de- camp ou à un sergent-major, et que vous
» avez donné la mienne à un misérable anspessade ( grade au-
>> dessous de celui de caporal. ) »
Ne remarque-t- on pas dans ces deux fragmens la même
manière et le même ton de plaisanterie ?
Boileau imite Balzac avec autant de succès :
« Vous avez , lui fait-il dire , redonné du pain à une ville
» qui a accoutumé de le fournir à toutes les autres. Vous avez
>> nourri la mère nourrice de l'Italie. Les tonnerres de cette
>> flotte qui vous fermoit les avenues de son port n'ont fait
>> que saluer votre entrée. Sa résistance ne vous a pas arrêté
>> plus long-temps qu'une réception un peu trop civile. Bien
>> loin d'empêcher la rapidité de votre course , elle n'a pas
>> interrompu l'ordre de votre marche. Vous avez contraint à
>> sa vue le Nord et le Sud de vous obéir ; sans châtier la mer
>> comme Xercès , vous l'avez rendue disciplinable. >>>
Cet étalage d'érudition est très-déplacé , quoiqu'il s'agisse
d'une action véritablement éclatante. Cependant Boileau n'a
rien exagéré : Balzac employoit les hyperboles les plus outrées
dans des objets beaucoup plus simples. Il s'exprime ainsi en
écrivant au président de Pontac , auprès duquel il sollicite
pour un procès:
<< Autrefois les Dieux et Caton furent de contraire avis
>> dans la plus importante cause qui fut jamais : j'espère qu'en
>> celle-ci, qui n'est pas de telle importance, ils s'accorde-
>> ront pour l'amour de moi. Je veux dire, monsieur, qu'un
>> Caton plus doux et plus gracieux que ce Caton qui disoit
>> injures à la fortune , nous la pourra rendre favorable en
>> cette occasion , et portera bonheur à une affaire qu'il entre-
>> prendra , etc. » Le lecteur se souviendra que nous n'avons
puisé ces rapprochemens que dans les lettres choisies par
l'éditeur lui-même.
Il paroît qu'on en a dit assez pour prouver que ce premier
volume , qui contient le choix des lettres de Voiture et de
Balzac, ne peut être d'aucune utilité ni d'aucun agrément ,
etque l'éditeur, loin de suivre la marche qui pouvoit rendre
un tel Recueil intéressant et instructif, s'est au contraire livré
à des sophismes qu'on a cru devoir réfuter. Dans un second
extrait , on parlera des lettres de Montreuil, de Pélisson et
deBoursault. P.
JANVIER 1807 . 159
Voyage en Savoie et dans le Midi de la France, en 1804
et 1806. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la
poste. A Paris , chez Giguet et Michaud , rue des Bons-
Enfans ; et chez le Normant.
« CE Voyage est , nous dit l'auteur, un enfant perdu qu'il en-
>> voie à ladécouverte : son succès l'avertira s'il doitêtre ou non
>> suivi d'un autre . » Que cet auteur se rassure : son enfant a
beaucoup d'esprit , ce qui est , quoiqu'en disent les pères , assez
rare ; et , cequi l'est devenu encore plus , il parle correctement
sa langue. Au moyen des heureuses dispositions qu'il
annonce , je crois qu'il réussira dans le monde; mais il a aussi
desdéfautsnotables, qu'il il est bonde faire observer, afin qu'on
ne les laisse pas imiter à son frère. Par exemple , il a trop de
penchant à la mélancolie.Un soleil levant,unsoleil couchant ,
quelquefois un petit rocher, moins encore, une simple fleur,
lejettent dans des rêveries profondes. On diroit que cet enfant
visedéjà à la sensibilité , qui , comme on sait , vise au ridicule.
Son style aussi est trop poétique. Qu'est-il besoin de toujours
nous dire que la nuit avoit replié ses voiles , et que le soleil,
sortant du sein des ondes, coloroit de pourpre l'amas des
vapeurs qui flottoit devant son disque ? En bon français , on
dit que le jour commençoit à paroître, et cela s'entend mieux
que toute autre expression. Je n'ose condamner ses exclamations
et ses apostrophes. Cela n'est pourtant bon qu'au collége.
Dans le monde , ou aime mieux un seul fait, bien narré par un
voyageur qui abien vu , que vingt figures de rhétorique. «Mais,
>>nous dit- il lui-même , à mesure que l'on voyage , on devient
» moins susceptible d'admiration, et ce que le sentiment
perd en chaleur et en vivacité, l'esprit le gagne peut-être
>>en exactitude et en justesse. » Cela n'est peut-être pas vrai ;
car le fruit qu'on retire des voyages dépend sur-tout des dispositions
qu'on y apporte , et de l'esprit dans lequel on les
fait : cependant cela donne des espérances. Il faut croire que
lorsqu'il aura fait autre chose qu'aller de Paris à Chambéry, et
de Chambéry à Paris , en visitant sur sa route quelques montagnes
, cet enfant admirera beaucoup moins , et qu'il verra
mieux. Tous ses défauts tiennent à la jeunesse et au défaut
d'expérience.
Cetouvrage est d'un homme d'esprit un peu léger, un peu
raisonneur, un peu philosophe , un peu chrétien ( comme
on l'est dans le monde, quand on a assez d'esprit pour cela ) ;
160 MERCURE DE FRANCE ,
du reste , ami des arts , et grand admirateur de la nature.
Pour le faire connoître , nous parcourrons avec lui quelquesuns
des pays qu'il visite; nous voyagerons le plus rapidement
que nous pourrons sur ses traces; el, comme nous
profiterons souvent de ses observations , il nous permettra de
Jui témoigner notre reconnoissance eu lui faisant aussi part
des nôtres .
« A peine, dit-il , commencions-nous à sortir de la tristesse,
>> où de pénibles adieux nous avoient plongés ; nous étions déjà
>> dans la forêt de Senart , jadis l'effroi des voyageurs. » Il y a
quelque chose d'inutile dans ce début. Tout le monde sait que ,
lorsqu'on va un peu vite , on arrive bientôt de Paris dans la
forêt de Senart. Mon premier sentiment a donc été comme le
sien , un sentiment pénible: j'ai craint qu'il ne perdit beaucoup
de temps sur sa route ; mais je me suis rassuré quand j'ai
vu que , dès la huitième page , nous avions passé Chalons , et
nous étions déjà à Tournus : « Tournus , quia donné le jour à
>> l'immortel Greuze , le créateur du drame dans la pein-
>> ture , et l'égal des plus grands peintres d'histoire par l'or-
>> donnance et le pathétique de ses compositions. » Cela estil
bien juste ? Greuze le créateur du drame dans la peinture !
Et que dira - t - on du Poussin ? Greuze d'égal des plus
grands peintres d'hist ire ! J'avois bien d'autres exclamations
à faire; mais j'ai songé qu'il y avoit diverses sortes de pathétiques;
et comme celui de notre voyageur ressemble assez à
celui de Greuze , lequel est , comme on sait , du pathétique un
peu maniéré ; comme d'ailleurs ils ont à-peu-près le même
genre de beautés et de défauts , j'ai cru qu'il ne falloit pas
s'étonner de trouver dans l'ouvrage de l'un,l'éloge exagéré des
ouvrages de l'autre .
A Mâcon il n'y a rien à voir , et à Lyon il y a d'abord son
histoire à apprendre. Cette histoire est un peu hors d'oeuvre; et
quoique l'auteur passe assez rapidement sur tous ses détails , je
n'ai pas été faché de voir qu'il passoit plus rapidement encore
sur les siècles où lefil incertain de l'histoire est trop souvent
trempé dans le sang. A ce propos , je me permettrai de lui
faire observer que du fil est une petite chose , et que du sang
en est une très-grande. Quelle espèce de sentiment a-t-il donc
voulu exciter, en nous montrant dufil trempé dans du sang ?
Si c'est celui de l'horreur, il s'est trompé ; et je l'avertis qu'il
réussit mieux à exprimer les sentimens doux. Par exemple,
j'aime à l'entendre nous dire qu'il fut bien reçu de M. Saget,
«qui joint aux dons de la fortune le rare talent d'en bien
>> user. Sa table , ajoute-t-il , est toujours ouverte à ses amis ,
>> et particulièrement aux pauvres chanoines de Lyon , qui
>> l'appellent.
1
SEINE
))
JANVIER 1807.
:
16
pere E >> l'appellent leur doyen.: ils pourroient puisqu'il leur en tient lieu. >> On se pll'aaipnptelaevrecleruarison de
rencontrer trop souvent de pareils détails dans nos Livres
a
LA
modernes. Cependant, s'il y deux sentimens dont l'expression
soit presque toujours agréable , et ne soit presque jamais dé- 5.
placée , ce sont l'amitié et la reconnoissance; et ce sont axlicen
sans doute ,, qui , unis à la vérité , ont , en cette occasion , ins
piré notre voyageur.
A Chambéry , il fut reçu par un prélat respectable , le
plus aimable et le meilleur des hommes. On croit reconnoître
à ce portrait M. de Mérinville, ancien évéque de Dijon,
alors évêque de Chambéry, et actuellement chanoine de Saint-
Denis. Là , il vit Pie VII , qui venoit ajouter le sceau de la
religion au sceau de la victoire. Il fut témoin de l'enthousiasme
et de la vénération de tout un peuple se précipitant
sur son passage : il entendit le saint pontife, disant à la garde
qui l'entouroit , comme autrefois Jésus- Christ à ses apótres :
« Laissez-les approcher , n'éloignez pas les enfans de leur
père. » Ces détails sont intéressans , quoiqu'ils ne rappellent
que ce qu'on a vu partout. Pourquoi l'auteur a-t-il gâté son
ouvrage par des tableaux d'un genre si différent , et qui forment
avec celui-ci un si grand contraste ?
Etant à Chambéry , il n'a pu se dispenser , à ce qu'il a cru ,
d'aller aux Charmettes , et nous l'y suivrons . Mais falloit- il
qu'à propos des Charmettes , où Jean-Jacques Rousseau ,
passa, s'il faut l'en croire , le temps le plus heureux de sa
vie , et si on croit la vérité , des années dont le souvenir
pesera éternellement sur sa mémoire , falloit-il qu'il citât un
long passage des Confessions ? Etoit-il obligé de terminer ce
passage par une réflexion qui semble l'approuver ? « Selon
> moi , dit-il , rien ne prouve mieux la grandeur et les hautes
>> destinées de l'homme que ce privilége d'attacher tant d'in-
» térêt aux lieux qui furent témoins de son passage sur la
>> terre. » A quoi bon rappeler en cette occasion la grandeur
et les hautes destinées de l'homme ? Est-ce niaiserie ,
est-ce inadvertance ? Quoi ! à propos de Jean-Jacques et de
la vie qu'il menoit en ce lieu avec madame de Warens ! Il est
donc vrai qu'avec de l'esprit , même assez de bon sens ,
même avec les plus solides principes , on n'est pas à l'abri ,
pour peu qu'on soit inconsidéré , de dire des choses pour le
moins bien singulières. Rien ne montre mieux , selon moi ,
la légéreté de quelques honnêtes gens de notre siècle , que
cette réflexion d'un honnête homme à propos d'un tel lieu et
d'un tel homme , d'un lieu où les sentimens les plus respectables
, l'amitié , la reconnoissance , j'ai presque dit l'amour
L :
162 MERCURE DE FRANCE ,
filial , furent si indignement profanés , d'un homme qui se
fit une sorte de gloire de les avoir foulés aux pieds , et qui
publia tous les détails de sa conduite en ce même lieu avec
une si scandaleuse effronterie.
Détournons nos regards : hâtons-nous de suivre notre voyageur
à la Grande-Chartreuse. «L'aspect, dit-il , de ce saint éta-
>> blissement conquis sur la nature, prêt à rentrer dans le chaos
>> d'où ses fondateurs l'avoient tiré ;le souvenirdes pieux disci-
>> ples de Bruno , qui , dans ce désert inaccessible aux hommes
>> se vouoient à la prièreet à la méditation ; la profondeur du
>> silence que rien n'interrompoit, et qui n'étoit plus , comme
>>> autrefois , celui de la pénitence , mais celui de la des-
>> truction; tout jeta dans notre ame un douloureux senti-
>> ment de mélancolie. Nous entrâmes ; nous traversâmes la
» cour et le cloître ; nous cherchâmes le prieur : nous ne
>> trouvâmes à place qu'un régisseur, dont l'air sombre et
>> farouche repoussoit l'hospitalité. Nous visitâmes l'église
>> ensevelie sous des décombres ; nous parcourûmes une
» galerie le long de laquelle régnoient les cellules des Char-
>> treux : toutes étoient vides , excepté une. Nous frappâmes
>> à la porte : dom Paulin ouvrit. Nous lui fîmes plusieurs
>> questions; il n'y répondit point. Fidèle à ses statuts , malgré
>> sa démence , il jeûne , il prie , il garde le silence , et il con-
>> serve ses habits. Je le contemplai avec vénération ; je crus
> voir un monument : ce malheureux avoit survécu à som
>> ordre et à lui-même. »
sa
C'est ainsi qu'écrit notre voyageur, quand c'est le sentiment
qui dirige sa plume : alors ses tableaux sont touchans, et toutes les couleurs en sont vives et naturelles. Mais il n'en
est pas de même quand c'est sa raison : alors ses réflexions
manquent quelquefois de justesse , et ses pensées semblent
avoir quelque chose de faux. On va s'en convaincre. A la
Chartreuse de Pommier , « nous ne trouvames , dit-il , aucune
>> trace de sa première destination. Des marchands de Genève
>> ont remplacé les enfans de saint Bruno. Nous le savions
>> avant d'y aller ; et cependant nous fûmes frappés de ce
>> changement , comme si nous l'avions ignoré. Le coeur
>> humain ne peut se défendre d'une secrète impression de
>>> tristesse , à la vue des asiles sacrés de la religion , con-
>> vertis en des usages profanes : Ilfaut du temps pour que
» la raison approuve ce que le sentiment condamne. » La
pensée qui termine ce passage ne me paroît pas exact.
J'appelle sentiment ce mouvement rapide , qui , indépendamment
de toute réflexion , nous entraîne vers ce qui est
juste , et sur-tout vers ce qui est bon et ce qui est beau. Le
JANVIER 1807 . 163
Sentiment ainsi entendu ne sauroit être en opposition avec la
raison. Pour tout homme qui a un esprit éclairé et un coeur
droit, ce sont deux guides également sûrs , et qui ne le trom
peront jamais ; il me semble même que s'ils paroissoient
se contredire , ce seroit la raison qu'il faudroit condamner :
en ce cas , ce n'est point elle qui auroit parlé ; c'est son fantôme
: le sentiment a toujours la raison pour lui.
Le voyageur retourne à Lyon , où il s'embarque sur le
Rhône pour aller à Avignon , et de là à Nîmes , à Montpellier,
à Toulouse; d'où il passe en Provence , où il visite
Aix , Marseille , Toulon , Nice , etc. Puis il revient encore
sur ses pas pour aller à Genève , et vers les montagnes qui
sont comme le terme de son voyage. Partout il observe rapidement,
mais avec le coup d'oeil d'un homme d'esprit ; c'està-
dire , que ses observations sont souvent légères , quelquefois
même un peu fausses , et ordinairement assez justes. Tachons
de donner une idée de cette manière d'observer : nous pouvons
assurer que , dans son livre , si elle n'instruit pas, au
moins elle amuse.
En passant sous le pont du Saint-Esprit , il s'est aperçu
que ce passage étoit absolument sans danger. « Le Rhône ,
dit-il , au-dessus de ce pont , est agité par de violens tour-
>> billons , et se divise en plusieurs courans rapides. Tout
>>l'art des bateliers consiste à en saisir un qui les dirige au
>> milieu d'une arche ; et ils sont tellement accoutumés à
» cette manoeuvre , qu'on n'entend jamais parler d'accidens
>>qui n'aient pour cause ou leur ivresse ou les ténèbres. Or ,
> comme il est farile de se prémunir contre ces deux incon-
» véniens , on peut affirmer que cette traversée n'offre aucun
>> danger réel. » Je n'ai jamais entendu parler de ces violens
tourbillons , ni de ces courans rapides. Le Rhône , dans cette
partie de son cours, est tout entier entraîné avec une impétuosité
telle , que , si les bateliers ne prenoient bien juste , et
de très-loin , leurs mesures , toute autre précaution , toute
habileté seroit inutile. La direction une fois donnée au ba
teau , il faut qu'ils la suivent : ils se seroient brisés contre
les piliers du pont avant qu'ils se fussent seulement aperçus
de leur erreur. En ajoutant ces petits détails à ceux que
donne notre voyageur , je ne vois pas que le danger contre
lequel il veut nous rassurer soit absolument nul; et quant à
ces inconvéniens qu'il est facile de prévoir, par exemple ,
verre de vinque les bateliers auroient pris de trop , j'admire
sa confiance.
un
Lenom seul d'Avignon rappelle le vent impétueux qui la
désole pendant une grande partie de l'année. L'auteur en fait
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
un portrait peu flatté , et qui n'est que trop ressemblant. Mais
ce n'étoit pas tout que d'être vrai , il falloit encore être juste ,
et ne pas charger le mistral de tous les torts de la bise. Dans
cette ville , le nom même du mistral est à peine connu ; c'est
la bise qui occupe sa place , et elle l'occupe très-bien.
On voit partout la description du pont du Gard, et des
arènes de Nîmes , et de sa maison carrée; il me semble que
c'est une assez bonne raison pour qu'on ne la voie pas ici.
J'aime mieux en citer une autre que notre auteur fait à propos
de Montpellier , et qu'il assure être fort exacte. Je ne
dirai point d'abord ce qu'il y a prétendu décrire : je la propose
ici comme une énigme à deviner , et dont je ne donnerai
le mot qu'à la fin. Il s'agit d'un lieu où on se réunit comme
au spectacle : « C'est là qu'en hiver , une fois par semaine ,
>> se donne un grand bal , précédé d'un concert im-promptu
>> et d'une comédie d'amateurs. Lorsque ces derniers se sont
>> égayés pendant deux ou trois heures aux dépens de l'as-
>> semblée , on enlève à la hâte les bancs des musiciens , la
>> scène et les décorations du théâtre. Le bal commence ,
>> et , durant toute la nuit, on se mêle , on se choque, on
>> se prend sans se connoître , on se quitte sans s'être dit
>> un mot. La musique , la comédie , le bal , ne sont pas les
>> seules ressources de ces établissemens. On y trouve tous les
>> journaux , et une bibliothèque assortie au goût des habitans.
>> Telle est la peinture d'un Lycée de province » ( 1 ).
Heureuses les provinces ! Si j'essayois de décrire un lieu où
l'incrédulité proclame tous les jours ses sophismes , le mauvais
goût ses arrêts burlesques , et la philosophie toutes ses absurdités
; où dans une salle , qu'on a décorée de tous les attributs
des sciences et des arts , on affecte de soutenir avec une audace
qu'on appelle de la franchise , toutes ces opinions qui replongent,
comme nous l'avons déjà vu, les peuples dans la barbarie;
un lieu où on se rassemble sous le prétexte d'honorer
les grands hommes de notre littérature , et où l'on calomnie
en effet les institutions qui les formèrent , et les lois sous la
protection desquelles ils se sont élevés ; où on attaque tous leurs
principes , en ne parlant jamais que de soutenir la vérité; et où
les précautions sont si bien prises , pour empêcher toute
vérité d'approcher , que les applaudissemens n'y sont jamais
plus nombreux que dans ces momens où les paradoxes du professeur
insultent avec la plus grande évidence à la vérité ellemême
, à la croyance de tous les siècles , et à l'expérience de
toutes les nations .... Si je décrivois un tel lieu ,y a-t-il dans
(1) L'auteur prévient que par Lycée , il faut entendre Athénée.
JANVIER 1807 . 165
tous nos départemens quelque OEdipe qui se flattât de le re.
connoître ? Et dans Paris même , n'est-ce pas au Palais-Royal
ou dans ses environs qu'on le chercheroit , en supposant qu'il
pût se trouver ?
Revenons à notre sujet. Danser , chanter , jouer la comédie,
sont , par elles-mêmes , des choses très-innocentes , et c'est
peut-être ce qu'il y a de mieux à faire dans un Athénée : celui
de Montpellier pourroit à cet égard servir de modèle à bien
d'autres. Mais l'auteur a cru que l'éloge de son Athénée suffiroit
à celui de Montpellier , et en cela il s'est trompé. J'aurois
voulu qu'il n'eût point dit que cette ville n'a presque rien de
remarquable,et sur-tout qu'elle ne renferme aucun monument
des arts; car une ville où l'on trouve une place comme celle
du Peyrou ne mérite assurément pas ce reproche. Cette place ,
d'où on découvre , tout à-la-fois , la mer , les Alpes et les
Pyrénées ( circonstances que l'auteur auroit bien dû ne pas
oublier ) , seroit devenue , sans la révolution , l'une des plus
remarquables de l'Europe. « La statue de Louis XIV , dit
>> notre voyageur lui-même , décoroit autrefois cette place, et
>> on avoit conçu l'idée de l'environner de tous les grands
» hommes qui firent l'honneur de son règne et la gloire de la
>> nation.... Le voeu de tous les bons Français a été trompé.
>> Des mains que le crime seul rendoit hardies , et qui
» n'avoient de force que pour le commettre , ont renversé la
>> statue de Louis XIV. J'ai ouï dire qu'elle avoit résisté long-
>> temps à leurs coups redoublés , et qu'enfin , forcée de tomber
, le retentissement de sa chute avoit été si terrible , qu'il
>> avoit jeté l'effroi dans l'ame de cette vile populace ; comme
>> si , dans ce moment , l'ombre indignée de ce grand roi
>> leur eût apparu , pour leur reprocher leur sacrilège au-
>> dace. >>>
Les habitans de nos grandes villes , qui n'ont jamais vu de
canal de navigation, croient peut-être s'en former une idée
exacte , en se figurant un canal comme un vaste ruisseau. Je
voudrois donc qu'il me fûtpermis de suivre ici notre voyageur
dans quelques-uns des détails qu'il donne sur lesdifficultés qu'on
eut à vaincre pour conduire celui du Languedoc à sa perfection.
Ne pouvant tout citer , je rapporterai du moins ce qu'il
ditde plus remarquable , soit pour le fond ,soit pour l'expression.
Pour alimenter le canal du Languedoc, il fallut d'abord
disposer au milieu des montagnes un vaste bassin , dont le
projet seul fut déjà une conception gigantesque. La longueur
de cebassin est de huit cents toises; sa largeur près de la digue
est de quatre cents ; et la plus grande profondeur de quatrevingt-
dix-neuf pieds. Onsent combien de murs et de voûtes
3
166 MERCURE DE FRANCE ,
et d'appuis de toute espèce , il a fallu construire pour le soutenir.
omme les eaux , dit notre auteur , étoient entièrement
>> écoulées , il nous fut facile d'en examiner les diverses parties.
>>>Nouspa courûmes toutes les voûtes, précédésd'unguide muni
>> d'un flambeau de résine. Nous avancions les uns à la file
› des autres. Cette marche lente et progressive avoit quelque
>> chose d'imposant et de solennel. L'épaisseur des ténèbres
>> que perçoit à peine autour de nous la lueur sépulcrale de
>>> nos torches ; des intervalles d'un profond silence , suivis tout-
>>> à-coup du bruit terrible de l'écho , retentissant dans ces
>> galeries souterraines ; la transparente humidité des murs , le
>>>long desquels filtroient en rosée de diamans quelques gouttes
>> échappées de cet immense volume d'eau, qui forme et
>> entretient la jonction des deux mers ; mille circonstances
>> réelles , sans parler de celles que l'imagination exaltée ne
>> manque jamais d'ajouter à la vérité; tout fit sur nous l'im-
>>>pression la plus vive : nous fûmes également frappés des
>> phénomènes de l'art et de ceux de la nature. »
Ces détails sont intéressans ; ils m'ont paru d'un homme
d'esprit qui ne seroit point fâché de passer pour un peu poète.
En voici qui ne sont que d'un Parisien. « Le passage des éclu-
>> ses , dit- il , nous fournit alors l'occasion d'observer une ma-
>>> noeuvre nouvelle. Quand on monte , comme nous avions.
>> fait depuis Agde , il faut attendre que les bassins se rem-
>>plissent , pour atteindre le lit supérieur du canal ; lorsqu'on
>> descend, il faut attendre , au contraire , que l'eau qui les
>> remplit s'écoule , et s'abaisse au niveau du lit supérieur. )
Cette description est exacte : l'auteur y explique fort clairement
en quoi consiste une écluse , et à quel usage elle est
bonne sur un canal; mais pour les hommes qui se sont quelquefois
un peu éloignés de Paris , il auroit pu se dispenser de
la faire. Quant à moi, j'aimerois autant , qu'arrivé à la barrière
, il nous eût décrit une plante nouvelle qui s'alonge en
épi , et qui s'appelle du blé.
La réflexion qui termine le passage suivant, semble au premier
coup d'oeil être d'un philosophe , elle n'est que d'un
homme léger. Ecoutons-le: <« Le mauvais temps et le desir
>> de faire une excursion intéressante nous engagèrent à
>> séjourner à Castelnaudary. Le lendemain , qui étoit un
>> dimanche , nous entendîmes la messe à l'ancienne Collégiale..
Trois marguilliers se mirent à quêter, l'un
>> pour le luminaire du Saint-Sacrement , l'autre pour le
>> culte , le troisième pour les ames du Purgatoire. Quelque
>> pièces de monnoie tomboient de loin en loin dans les
>», bassins des deux premiers : elles se précipitoient en foule
:
....
JANVIER 1807 . 167
➤ dans celui du troisième. Heureuse ville que Castelnaudary !
>> elle doit éire peuplée de bien honnétes gens , puisqu'ony
>> craint méme lePurgatoire. » Et pourquoi ne craindroit-on
pas méme le Purgatoire , lorsqu'on est catholique , et que
méme on va à la messe? Mais le voyageur ne sait donc pas
que les honnêtes gens dont il parle , ne le craignent point
pour eux , et que leurs foibles aumônes avoient pour objet le
soulagement d'un père , d'une épouse , d'un frère , peut-être
d'un fils. Il travestit en sentiment puéril , cette croyance si
touchante qui unit encore les vivans aux morts , par un commerce
de secours; qui renoue par les bienfaits des liens qui
sembloient pourjamais rompus; qui donne à des coeurs inconsolables
, du moins l'espérance d'être encore utiles à ceux
dont ils déplorent la perte; cette espérance devroit pourtant
paroître bien douce à des coeurs sensibles : cette idée devroit
leur plaire et certainement elle est une des plus admirables de
la religion catholique.
Mais nous avons beau faire , les objets se teignent toujours
ànos yeux des couleurs du sentiment qui domine dans notre
ame au moment où nous essayons de les peindre. Ecoutez un
voyageur , vous trouverez presque toujours que ses réflexions
et même ses descriptions pouvoient se réduire à l'histoire de
cequi lui est arrivé d'heureux ou de malheureux dans les
divers pays dont il parle. Il faisoit mauvais temps , il pleuvoit,
lorsquenotre voyageur passa quelques heures à Castelnaudary :
les honnétes gens de cette ville s'en sont ressentis ; je crois
pourtant qu'il auroit mieux fait d'appeler à son secours une
réflexion plus sage qu'il fait en des circonstances à peu-près
semblables. Il étoit encore sur le canal, le mauvais temps
l'obligea d'aller chercher un abri dans l'intérieur du bateau :
<< Cette ressource , dit- il , excellente contre les injures de l'air,
>> n'en étoit pas une contre l'ennuietla mauvaise humeur , sa
>>compagne assidue. Quand on est jeune , et qu'on a peu
>> souffert, on s'irrite des pluslégers désagrémens,des moindres
>> contrariétés; un mal imaginaire en produit un réel. Cette
>> foiblesse se corrige par les dures leçons de l'expérience; il
>> vaudroit mieux s'en guérir par le secours de la réflexion. >>
J'ai citécepassage pour montrer que la raison de notre auteur
parle quelquefois aussi bien que son imagination; et son livre
seroit peut-être excellent , s'il s'étoit contenté d'y parler des
choses que le sentiment , quelques études, et l'usage dumonde,
ont pului apprendre. Malheureusement il ne sait pas tout ,
quoiqu'il parle à-peu-près de tout.
Sur la Provence, où il faut maintenant le suivre , ses erreurs
sont,commepresque partout ses observations, assez légères :
4
168 MERCURE DE FRANCE ,
:
je crois même que les Provençaux seuls s'en apercevront. II
faut ajouter qu'ici , comme partout, il dit toujours bien ,
quand il ne veut que témoigner de l'estime ou de la reconnoissance
: il est bon de faire observer que son coeur et la
vérité tiennent toujours le même langage. A Aix , par exemple ,
il visita « le cabinet de M. le président Desnoyers. Le goût,
>> dit-il , le plus éclairé , l'érudition la plus profonde en ont
>> dirigé la formation. Il est très-riche en fragmens d'anti-
» quités , en inscriptions , en livres , en dessins , et sur-tout
>> en médailles. M. Desnoyers possède la suite complète de
> celles du Bas-Empire, ainsi que toutes les monnaies frappées
>> en France , depuis le commencement de la monarchie. Ce
>>respectable savant, qui consacre au soulagement de l'huma-
>> nité toutes les heures qu'il dérobe à l'étude , accueille les
>> étrangers avec une bonté pleine de grace , et ne dédaigne
>> pas de partager avec eux les trésors de ses veilles et les fruits
>> d'une longue expérience. » Cela est très-vrai. Mais je crois
que le voyageur se trompe , quand il ajoute que les deux urnes
çinéraires que l'on conserve à l'Hôtel-de- Ville ont été trouvées
dans les ruines des anciennes tours qui servoient de défense
à la ville. Son erreur tend à donner à la ville d'Aix
un petit air guerrier , qui ne lui feroit aucun tort, mais auquel
elle n'a jamais prétendu. Les tours dont il est ici parlé ,
servoient de stérile ornement à l'ancien Palais de Justice. On
les abattit , on démolit le palais lui-même , avec le projet
d'en éléver un autre , qui n'a point été achevé : au moyen
de quoi , on a maintenant , au lieu de vieilles tours et d'un
vieux palais , des ruines toutes neuves
Quand on est à Aix , et qu'on aime les montagnes , on
ne se dispense pas de visiter le rocher qui s'élève à deux
lieues de la ville d'Aix , et qui est un des points les plus hauts
de la Provence. Notre auteur peut maintenant se vanter d'avoir
atteint la cime de Sainte- Victoire. De là , il a vu le
soleil ..... montant sur l'horizon , il a vu la mer , laplaine
de la Crau , le Verdon , etc., etc. Que n'a-t-il pas vu ? Il a
distingué jusqu'aux villages de Cadenet et de Merindole ,
si cruellement incendiés dans les guerres de religion : malheureusement
je le soupçonne d'avoir pris Cadenet pour
Cabrières .
Il a fait bonne chère à Aix ; et dans l'heureuse disposition
où il se trouvoit sans doute , il a vu tout en beau : « Illya ,
>> dit- il , du mouton qui vaut celui de pré salé , du gibier
>> renommé , des volailles inférieures à celle du Mans ou du
>> pays de Caux , mais qui ont leur mérite, quand on sait
> bien choisir les espèces, et les engraisser convenablement ,
JANVIER 1807 . 169
:
1 ,
>> et du poisson: jamais on n'en manque. Voulez-vous des
>> sardines, des rougets , des soles , de l'esturgeon , du loup ,
>> du thon , des merlans , du turbot, de grasses anguilles de
>> l'étang de Berre ? Vous en avez à souhait. » Il étoit sans
doute dans une disposition à-peu-près pareille , lorsque les
Provençales se sont présentées à son imagination ; et le portrait
qu'il en a faitn'y a rienperdu.>>>>Levoyageur, dit-il , qui
>> n'a pour but que d'amuser , évite la petitesse desdétails et
>> la monotonie des descriptions. Celui qui veut plaire et ins-
>> truire tout à-la-fois , ne craint pas de peindre avec fidélité
>> la nature et les moeurs. Pour lui , rien de bas , rien de
>> méprisable : il vous dira sans rougir , qu'en Provence , les
>> femmes de la campagne mettent par-dessus leur coiffe
>> un chapeau de feutre ou de paille , pour se garantir des
>> ardeurs du soleil; que , le dimanche , les plus riches en
>> portent un garni d'une large bordure d'argent ; qu'elles sont
>> toutes si ennemies de l'oisiveté , qu'elles travaillent même
>> en marchant ; qu'elles tricotent , ou qu'elles filent tenant
>> d'une main la quenouille et de l'autre le fuseau . Cette habi-
>> tude de l'occupation est une source précieuse de commo-
>> dités pour la vie , et un préservatif admirable contre la
>> séduction du vice . »
Après la Provence , il visite en courant la comté de Nice ;
ensuite il vient à Lyon , en passant par Vienne , et arrive à
Genève. A Nice il reste quelque temps en contemplation
devant les ruines de l'antique ville de Cimiers , dont trèspeu
de gens se souviennent : il est fâché de voir que la béche
et le hoyau déchirent tous les jours ce sol classique; mais
il se console en songeant que ces sombres yeuses , ces tristes
cyprès , ornement convenable à la scène , pressent peut-être
de leurs profondes racines la tombe ignorée d'un sage ou
d'un héros. Pourquoi ce sol est-il appelé classique ? Seroitce
parce qu'on a donné ce nom à l'antique Grèce , et à
l'antique Italie , qui furent l'une et l'autre si fécondes en
grands poètes , en illustres artistes , en grands maîtres de
toute espèce? En ce cas il est bon d'avertir l'auteur que le
mot classique n'est pas synonyme d'antique , et qu'on ne
l'emploie jamais que lorsqu'il s'agit des chefs-d'oeuvre des
arts ou des lettres. Et comme les sages et les héros ignorés
de Cimiers , n'ont rien de commun avec ceux de la Grèce
et de l'Italie , le même éloge ne sauroit convenir au sol de
Cimiers, et à celui de l'Italie et de la Grèce.
AVienne, il se souvient que cette ville « fut , pour ainsi
>> dire, le tombeau d'un ordre célèbre , plus malheureux
>> peut-être que coupable. Un concile général , ajoute- t-il ,
170 MERCURE DE FRANCE ,
> assemblé dans cette ville en 1311 le jugea sans appel; et
>> malgré la décision de ce tribunal respectable , l'opinion
>> de la postérité est demeurée indécise sur la justice de
>> l'arrêt prononcé contre les Templiers. » Voilà comment
décident les gens d'esprit , lorsqu'ils veulent juger des choses
qu'il leur seroit d'ailleurs permis d'ignorer. Il faut apprendre
à notre voyageur que l'Eglise approuve un ordre religieux ,
lorsqu'elle le croit utile , et qu'elle le supprime dès l'instant
qu'il devient dangereux ou seulement superflu. Le concile
de Vienne , en prononçant l'abolition des Templiers , ne fit
donc qu'user d'un droit qu'il avoit , et constater un fait , sur
lequel je ne crois pas que la postérité ait jamais élevé de
doute; je veux dire l'inutilité désormais bien reconnue de
leur ordre. Si ensuite on fut injuste et barbare envers eux ,
c'est ailleurs , et non à Vienne, que l'iniquité fut commise.
A Genève , rien ne le frappe tant , et il a raison , qu'une
pyramide élevée à Jean - Jacques Rousseau , l'an 2 de
l'égalité. « Ce monument , dit-il , repose sur la place même
>> arrosée du plus pur sang de Genève; il étoit impossible
> de faire une satire plus frappante du Contrat social et
>> une injure plus cruelle à son auteur. O Rousseau , illustre
>> misantrope , te voila dans la solitude après laquelle tu
>> soupirois ( cette place autrefois très-fréquentée , est main-
>> tenant déserte toute l'année ). On se détourne à l'aspect
>> de ton image; la terre que l'on a prétendu consacrer à ta
>> gloire est maudite. Ah ! combien ton ombre indignée doit
>> rougir de l'encens de tes adorateurs. Quand tu osas remonter
>>à l'origine du pouvoir et de la législation , tu croyois ré-
>> véler au monde d'utiles vérités ; et tes leçons de politique
>> sont devenues des arrêts de proscription et de mort; tes
>> panégyristes , des bourreaux. Ils ont fait du défenseur des
droits de l'homme , l'apôtre du pillage et du massacre. >>>
Ce qui m'étonne dans ce passage , c'est qu'une censurefrappante
du Contrat social y soit appelée une injure cruelle à
son auteur. Cela même est l'insulte la plus cruelle qu'on puisse
lui faire: car je ne connois pas d'état au-dessous de celui où
s'est placé unhomme auquel on ne peut plus , sans l'insulter ,
dire des vérités frappantes. Mais enfin , il est bon de savoir
qu'à Genève même , la place où s'élève la statue d'un de ses
plus fameux citoyens est devenue une solitude. Les auteurs
qui corrompent leur siècle par leurs ouvrages et par leurs
discours , devroient aller , dans cette solitude , réfléchir sur
les applaudissemens dont on les étourdit tous les jours. C'est
là qu'ils apprendroient peut - être que la gloire n'est pas le
bruit, et que les hommes qui font tant parler d'eux pendant
))
JANVIER 1807 . 171
leur vie , ne sont pas toujours ceux dont la postérité parle
avec le plus d'honneur ; mais pour apprendre cela , il n'est
pasnécessaire d'aller àGenève. Et moijaussi jai vu des monumens
élevés dans le désert , je les ai vu renversés , et leurs débris
traînant dans la poussière : j'ai lu sur des pierres brisées et dont
les inscriptions , déjàà peine lisibles , sembloient avoir été usées
par les siècles , qu'ils avoient été élevés , il y a dix ans , à l Inventeur
des Droits de l'Homme , à l Ami de la vérité.
Quand on a tant fait que d'aller à Genève , on dit qu'il faut
aller à Ferney; mais qu'y va-t-on faire ? et quel motif a pu
y entraîner notre voyageur ? Que nos lecteurs se rassurent ;
celui dont j'annonce I ouvrage , comme étant d'un homme
estimable , n'est pas allé y porter son profane encens au souvenir
de l'idole qu'on y admiroit autrefois. Il y a vu de
beaux points de vue, de belles montagnes : il admire la propreté
des maisons ; et de l'idole , pas un mot. « Nous son-
>>geâmes , dit- il , à retourner enfin sur nos pas. En chemin ,
>> il me vint à l'esprit que j'avois passé plus d une heure dans
>> le parc de Ferney à contempler la nature , et que j'en étois
>> sorti sans presque penser à l ancien propriétaire. C'est que
>>la mémoire de cet homme immortel , qui réunit tous les
>> genres de talent et d'esprit , ne réveille aucune idée douce
>> et tendre. La curiosité est le seul motif qui conduise à
>> Ferney , et on n'y reste que le temps nécessaire pour la
>> contenter. >>>
Je vais bientôt quitter notre auteur. Je ne me serois même
pas donné la peine de le suivre sur les montagnes où il fait
quelques excursions , si je n'avois eu , comme lui , à y
admirer que de beaux rochers , de belles glaces , de beaux
brouillards. Que les Deluc, que les Saussure, gravissent , au
péril de leur vie ,des montagnes inaccessibles au commundes
hommes , cela me paroît explicable : ils n'y vont pas pour
le stérile plaisir de jouir pendant quelques instans de la vue
d'un plus vaste horizon ; c'est pour étendre celui de la
science; assez ordinairement ils y réussissent , et lorsqu'ils
en descendent , il leur reste autre chose que le souvenir d'y
être montés. Mais qu'y vont faire nos gens aimables , qui n'ont
quede l'esprit? Croient-ils nous avoir donné une bien hauteidée
de leurs talens, lorsqu'ils nous ont appris que pendant
quelques heures ils ont été élevés de sept ou huit cents toises
au-dessus de nous ? Leur extase à cette hauteur , et les sen
sations délicieuses qu'ils y éprouvent , ressemblent , beaucoup
plus qu'ils ne pensent, à la joie qu'éprouve un enfant monté
sur une table.
172 MERCURE DE FRANCE ,
Voici quelque chose de bien plus beau que toutes ces montagnes
et tous ces jeux de la nature qu'on court y admirer ;
voiciunspectacle vraiment fait pour être placé entre la terre et
le ciel : il nous est donné par des hommes qui ne sont ni des
savans , ni des gens d'esprit , et qui s'élèvent aussi sur les montagnes
, qui les parcourent , qui ne les abandonnent jamais.
Qu'y sont-ils venus chercher ? Qu'y font-ils ? Quel motif les
y fixe ? Ils sont venus y poursuivre l'occasion de faire du
bien; ils y cherchent des malheureux à soulager. « Au milieu
>> d'une gorge étroite , l'hospice de Saint-Bernard se montre
>> aux passagers comme un port dans la tempête. Nous y
>> fûmes accueillis , dit l'auteur , par les religieux , avec une
>> extrême bonté. Les uns s'empressèrent d'allumer du feu
>> dans la chambre qui nous étoit destinée ; les autres nous
>> apportèrent des habits à changer. A voir le zèle actif, le
>> tendre intérêt , avec lequel ils s'occupoient de nous , on eut
>> dit que nous étions leurs parens , leurs amis de l'enfance.
>> Nous n'avions pas besoin de ces titres aux yeux des ministres
>> d'une religion qui regarde tous les hommes comme des
>> frères.
>> Cet hospice est ouvert à tous les voyageurs , sans distinc-
>> tion d'âge , de sexe , de pays , ni de religion. Les religieux
>> leur prodiguent tous les secours , toutes les consolations,
>> et n'exigent aucune rétribution en récompense de leurs
>> soins , en indemnité de leurs dépenses.
>> Depuis le mois de novembre jusqu'au mois de mai ,
>> deux domestiques appelés Maronniers descendent tous les
>> jours à une certaine distance , l'un vers le Valais , l'autre
>> vers l'Italie ; ils se munissent de pain et de vin , et sont
>> accompagnés de gros chiens dressés à reconnoître le chemin
>> au milieu des neiges , et à découvrir les traces des voyageurs
» égarés. Quand les Maronniers ne sont pas de retour à l'heure
➤ accoutumée , ou qu'un passager plus heureux que ses com-
>> pagnons vient annoncer au couvent la nouvelle de leur dé-
>> tresse , les religieux armés de longs bâtons ferrés , s'élancent
>> aussitôt dans les neiges et volent à leur secours ; ils les rani-
>> ment , ils les soutiennent, leur frayent la route en marchant
>> devant eux, et souvent les portent sur leurs épaules. Leur
>> intelligence et leur courage se signalent sur-tout dans la
>> recherche des voyageurs surpris par les avalanches. Si les
>> victimes de ces cruels accidens ne sont pas ensevelis trap
>> profondément, les chiens les découvrent à l'odorat ; mais
• >> l'instinct de ces animaux ne pénètre pas très-avant : les reli-
>> gieux y suppléent en sondant avec des grandes perches les
>> endroits suspects. Lorsqu'ils jugent à la résistance qu'ils ont
JANVIER 1807. 173
rencontré un corps humain , ils déblaient promptement la
>> neige , et quelquefois ils ont le bonheur de rendre à la vie
>> des infortunés prêts à expirer. Ils les ramènent en triomphe
» au couvent, et les y gardent aussi long-temps qu'ils ont
besoin de leur secours. »
Que pourrois-je ajouter à ces détails ? Ils étoient connus :
onles alus dans tous les livres que les voyageurs ont publiés :
il me semble qu'on les relit toujours avec un nouveau plaisir.
C'est le motif qui m'a engagé à les transcrire ici. Peut-être
aussi devois-je à un auteur dont l'ouvrage annonce des sentimens
honnêtes, l'amour de lavertu, et un grand respect pour la
religion , mais dont j'ai relevé les fautes avec quelque sévérité,
demontrer que ces fautes ne sont pas ce qui occupe la plus
grande place dans son livre. On peut lui pardonner , après
avoir lu de pareils morceaux , de s'être extasié sur les formes
sévères des montagnes et sur l'austérité de certains sites . Si ,
avec son langage un peumaniéré, il n'avoit fait que des descriptions
pareilles à celles que je viens de citer , je ne me
serois certainement pas permis de le censurer.
Après avoir quitté Genève , le voyageur revient àParis ,
biencontent d'avoir visité des villes , des ponts , des fleuves ,
des canaux, des montagnes , et de pouvoir dire qu'il a vu ce
que mille autres ont vu avant lui. Mais il le dit avec agrément,
et le récit de son voyage , sans contenir rien de nouveau
, se fait lire avec intérêt.
GUAIRARD.
Tableau des Preuves évidentes du Christianisme ; par William
Paley, M. A. archidiacre de Carlisle. Traduit de l'anglais
par D. Levade , M. du S. E. à Lausanne. Deux vol. in-8°.
Prix : 7 fr. 50 c. , et so fr. 50 c. par la poste. A Paris ,
chez Belin , libraire , rue Saint-Jacques , près Saint-Yves ;
et chez le Normant.
De quelque côté que nous arrive la lumière, elle peut toujours
nous éclairer , et nous ne devons jamais la recevoir sans reconnoissance.
Un ministre protestant peut enseigner aux hommes
les vérités historiques de la religion chrétienne ; et quoiqu'ensuite
il se trouve en dissidence sur la doctrine avec l'Eglisemère,
le catholique, qui tient la pierre fondamentale de l'édifice
, peut encore l'écouter sans péril.
Si nous voulons en croire les sceptiques, ils sont toujours
disposés à se rendre à l'évidence des preuves de la religion;
174 MERCURE DE FRANCÊ ,
mais quand on la leur montre , ils ne la trouvent jamais assez
forte : il faudroit , pour les convaincre, leur donner une
seconde représentation des temps passés , et une répétition
complète de l'avenir. Hs ne demandent pas moins que d'enfer--
mer tous les temps et toute l'éternité dans le petit cercle de
jours qui leur est destiné, ou, ce qui est la même chose , de
réunir , en un même temps, le passé, le présent et le futur. A
cette condition , ils deviendroient de bons Chrétiens , et ils ne
craindroient plus de passer pour de petits esprits . Quant aux
philosophes , qu'on peut appeler les martyrs de l'orgueil , ce
qui est difficile , ce n'est pas de les convaincre , mais de leur
arracher l'aveu de cette conviction qui les humilie. Plus la
vérité les presse et les accable , plus ils la nient avec fureur. Ils
seveugent des tourmens qu'elle leur cause par les outrages
qu'ils lui prodiguent. Ils voudroient rejeter sur elle une partie
du mépris qu'elle les force de ressentir pour eux-mêmes : aussi
mal-adroits dans les coups qu'ils lui portent que malheureux
par la haine qui les déchire, ils découvrent, sans le savoir, toute
la honte de leur impuissance et toute la profondeur de
deur supplice. Ce n'estdonc pas pour cesdeux espèces d'incrédules
que le ministre William Paley vient de composer son
Tableau des Preuves du Christianisme , puisque les uns demandent
l'impossible , et qu'on ne convertiroit pas les autres
en le leur montrant. Il y a dans le monde une autre classe
d'hommes , estimables sous bien des rapports , qui se sont
laissé surprendre par les livres des docteurs en philosophisme ,
et qui n'attendent, pour quitter leur bannières , que les leçons
d'une raison plus sage et plus éclairée . Ce sont principalement
*ceux dont l'enfance avoit été soumise par l'autorité des livres
saints dépouillés de leurs preuves. En grandissant , ils ont été
bien étonnés de se trouver sans défense humaine contre les
objections; et au lieu de s'appuyer, dans leur ignorance , sur le
fondement d'une humble soumission , ils ont abandonné le
dogme, en conservant , toutefois , les principes et le fonds de
la morale. Ils sont restés Chrétiens dans le coeur; mais leur
raison n'a pu résister aux attaques qu'elle a reçues. Leur esprit
est comme un champ mal cultivé : le bon grain s'y développe ,
mais il n'a pas assez de force pour étouffer l'ivraie. Ceux-la
pourront trouver des instructions secourables dans l'ouvrage
duministre protestant. L'histoirede la naissance et des progrès
du Christianisme s'y trouve développée avec une éminente
clarté. Les preuves de la mission divine de son fondateury
sont exposées dans le plus grand ordre. Entre ces preuves,celles
qui tiennent le premier rang , sont les miracles dont la vérité
aété scellée par le sang des premiers martyrs.
د
JANVIER 1807. 175
A cemot de miracles , il est aisé de concevoir quel mouve
ment de mépris se fait remarquer chez les hommes qui se
flattent d'avoir approfondi tous les mystèresde la nature. Ces
hommes-là ne voient rien d'étonnant dans l'ordre de l'univers .
Il ne faut pas leur dire que la nuit et la mort ressaisiroient à
l'instant même leur empire, si le miracle de la lumière et du
mouvement cessoit de se manifester : ils feroient un nouveau
soleil , si le nôtre venoit à se retirer ou à s'éteindre. Ce n'est
pas pour eux que cet éclatant prodige nous éblouit tous les
jours. Ils font partie de l'ordre établi par une intelligence ; ils
ont des sens qui se trouvent en harmonie avec tout ce qui
existe ; ils ont de plus un esprit pour concevoir qu'il estabsurde
d'attribuer tant de rapports parfaits entre des objets de
différentes natures à des causes fortuites et aveugles ; ils peuvent
comprendre qu'il faut une force pour agir , qu'il faut un esprit
pour agir avec ordre , et que même toute force physique naît
del'esprit, et ne peut naître quede l'esprit; rienne peutles con.
vaincre niles toucher. Ils gardent pour eux seuls l'explication
différente de toutes ces merveilles; et s'il ne faut pas leur
parler d'un Dieu créateur de toutes choses, on sent qu'on se
rendroit bien ridicule à leurs yeux en leur parlant de ses miracles.
Il n'y a pas de religion pour ceux qui croient à la
puissance de la matière indépendante de l'esprit. Au contraire,
ceux qui savent que le moindre grain de blé atteste l'intelligence
qui l'a créé , comme l'horloge atteste un ouvrier , pour
ront aisément concevoir qu'il est encore plus facile de faire
revivre un germe étouffé que de le tirer du néant , comme il
estplus aisé à l'horloger de remonter une montre arrêtée que
d'en faire une toute neuve: la difficulté est nulle pour l'urt
comme pour l'autre , et cependant le miracle est égal des
deux côtés , l'un dans l'ordre qui crée , l'autre dans l'ordre qui
met en oeuvre l'objet créé .
Des hommes nouveaux ont préché une morale nouvelle.
Aucun autre homme n'oseroit dire que cette morale n'est
pasla pluspure et la plus sainte qui jusque-là eût été annoncée
sur la terre. Ces hommes avoient vu des événemens extraor
dinaires s'opérer sous leurs yeux , par la puissance de celut
dont ils publioient la doctrine. Ils les racontoient comme un
témoignage de sa divinité: ils ont prouvé , par leur vie et par
leur mort, la vérité de leurs récits;et leur religion, proscrito
alors généralement, est aujourd'hui répandue dans les quatre
parties du monde. Voilà le sommaire de tout l'ouvrage du
ministre anglais , et il n'y a pas une seule proposition qu'il
n'ait établie d'un manière victorieuse. « Dans une position
aussi cruelle que celle où se sont trouvés les apôtres , dit-il ,
176 MERCURE DE FRANCE ,
des hommes prétendroient-ils avoir vu ce qu'ils n'ont pas vu ?
Affirmeroient- ils des faits dont ils n'ont aucune connoissance?
Courroient-ils le monde , le mensonge dans la bouche , pour
enseigner lavertu ? Et convaincus, non-seulement que Jésus-
Christ est un imposteur , mais encore que le supplice de la
croix a été le seul fruit de son imposture,persisteroient-ils à
la propager , et à attirer sur leurs têtes, sans aucun motif ,
connoissant tous les dangers auxquels ils s'exposent , la haine
publique, les persécutions et la mort?>>>
Les hommes qui admettent les premiers principes de la
religion doivent donc bien se garder de donner au mot de
miracle la signification qu'ils attachent au mot impossible ,
puisqu'ils se trouveroient démentis formellement par les
témoignages les plus forts. Le miracle ne doit être considéré
par nous et par eux que comme une chose qui sort des règles
ordinaires , mais qui n'interrompt pas l'ordre , parce que cet
ordre est toujours la volonté du Créateur, et que cette volonté,
quelle qu'elle soit, est toujours un ordre. Dès qu'ils seront
convenus que le témoignage humain peut être admis pour
établir la vérité d'un fait , s'ils veulent être conséquens , ils se
trouveront forcés de croire aux miracles , puisqu'il ne leur
manquera aucune preuve sous ce rapport, et que , d'un autre
côté, ils admettent l'existence de la puissance créatrice et intelligente
qui peut les opérer.
Après avoir rapporté tout ce qui sert à former l'évidence
'historique et directe du Christianisme , l'auteur s'attache à la
distinguer de celle qu'on allègue en faveur d'autres miracles ;
et quoiqu'il se trouve dans cette partie de son ouvrage des
insinuations que les Catholiques romains ne peuvent pas approuver,
on conviendra cependant qu'il faut en effet établir
une différence entre la croyance que l'on doit à un fait établi ,
attesté par le sang des apôtres , et celle que réclame un fait
isolé dont les premiers témoins sont inconnus , ou qui , étant
connus, ne l'annonçoient pas comme preuve d'une doctrine ,
ou dont enfin la foi n'a pas été mise à la dernière épreuve . Telle
pouvoit être celle des disciples de Socrate ou de Mahomet ,
ſes uns enseignant avec circonspection une morale fortimparfaite
, les autres la prêchant ouvertement et le glaiveà la main .
Il est également convenable de ne pas confondre les miracles
qui ont eu pour objet direct l'établissement de la religion
chrétienne , avec les grâces particulières accordées à quelques
individus , sans dessein visible de les faire servir à l'utilité
générale; parce que ces faveurs n'ont ordinairement pour
témoinque celui qui les reçoit , et que le chapitre des exceptions
aux règles établies est si vaste, qu'il n'y a pas d'individu
qui
SEINE
JANVIER 1807 .
DEPT
DE
LA
qui n'ait quelque raison de se croire dans bien des circons
tances le sujet d'une attention directe de la Providence
et qui n'ait en lui-même le sentiment de quelque miracle
opéré pour son bien-être ou pour le sauver de quelque danger
imminent. On ne doit à ceux- ci qu'une croyance libre,qui
peut se mesurer sur le degré de mérite ou de saintete le reus
qui les opèrent ou sur qui ils sont opérés. Le miracle public
avec un objet public commande la foi , le miracle particulier
avec un objet particulier la réclame et ne la commande pas .
Saint-Paul pouvoit résister à la voix qui se fit entendre sur le
chemin de Damas ; mais lorsqu'il eut connu les miracles de
Jésus - Christ , il ne lui fut plus possible de douter.
Le caractère tout particulier des miracles qui servent de
fondement à la foi ; est donc une preuve unique qui ne peut
être produite qu'en faveur du Christianisme; et cela seul suf
fisoit pour en assurer l'établissement et la perpétuité , parce
que ce caractère ne peut convenir qu'à la religion sainte et å
la morale par excellence. Cettesuprême sagesse qui règne dans
son enseignement est encore une preuve auxiliaire de son
origine toute céleste. Le ministre la rappelle dans un chapitre
qu'il a consacré à l'établissement de ce genre de preuves : il
n'oublie pas d'y insérer la principale prophétie qui se rapporte
à son fondateur , et qui est celle d'Isaïe , C. LII. v. 13 , etc.;
laquelle , au rapport de Hulse , fait le tourment des docteurs
juifs , qui , pour s'en tirer plus facilement , prennent le parti
de n'en pas parler; « Vaticinium hoc Esaicæ est carnificina
>> Rabbinorum , de quo aliqui Judæi mihi confessi sunt
» Rabbinos suos ex propheticis scripturis facilè se extricarè
>> potuisse , modo Esaias tacuisset. Hulse, Theol.Jud. p. 318.
Le même docteur Paley réunit dans ce chapitre , des observations
sur la candeur des écrivains du Nouveau Testament ,
sur la coïncidence non préméditée de leurs écrits, et la conformité
des faits particuliers avec ce que des Mémoires étrangers
en rapportent. L'histoire de la résurrection de Jésus-
Christ est aussi placée par lui au rang des preuves auxiliaires ,
mais peut-être n'étoit-ce pas là sa place , parce que ce miracle
, qui achève l'accomplissement des prophéties , est
commela clefde tout l'édifice , la dernière et la plus forte
preuve que les apôtres attendoient, et sans laquelle le trouble
et l'incertitude enchaînoient encore leurs pas et leur fermoient
la bouche. C'étoient des hommes bien forts que ceux
qui avoient vu tant de choses extraordinaires confirmées par
un dernier prodige ! Tout ce qu'on peut attendre de pareils
hommes, ils l'ont fait , cela est certain. Si nous voulons done
juger des causes par les effets , nous sommes forcés d'avouer
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
qu'elles doivent sortir de la règle commune; et si nous voulons
les connoître il fautnécessairement nous en rapporter au
témoignagede ces mêmes hommes, puisqu'il remplit toutes les
conditionsque pourroient exiger les esprits les plus difficiles ,
pour en acquérir la certitude. :
L'auteur termíne son ouvrage par un examen abrégé de
quelques objections rebattues contre la religion chrétienne. La
plus forte , au jugement des sceptiques, est que le Christianisme
n'est pas connu et admis universellement , ses preuves
manquant de clarté. Nous avons observé plus haut que les
philosophes ont adopté ce moyen de ne rien trouver d'assez
clair, parce qu'il dispense de toute obligation , et qu'en le
poussant jusqu'où il peut aller , ils vous mettentbientôt dans
l'impossibilité de les satisfaire. Supposez pour un moment
quele Christianisme soit admis universellement, ils vous demanderont
pourquoi sa morale n'est pas toujours observée ;
supposez qu'elle le soit, ils vous diront qu'il n'est pas certain
que cet effet appartienne à la religion quile commande , et
vous reconnoîtrez qu'il ne faut rien discuter avec des gens qui
ont résolu de ne rien voir et de ne rien entendre. Si le Christianisme
n'est pas encore généralement reconnu, ce n'est pas
parce que sespreuvesmanquentde clarté ,c'est parce que tous
les hommes n'ont pu les connoître, ou parce qu'ils n'ontpas
voulu les apercevoir.
Nous ne finirons pas cet article sans dire un mot du styleda
l'ouvrage et de la traduction qu'en a faite le docteur Levade.
Les Catholiques éprouveront quelque peine à la lecture d'une
oudeux propositions étrangères à leur croyance, et ils seront
choqués de voir plusieurs noms qu'ils révèrent ou qu'ils honorent
, dépouillés du titre consacré par l'usage ; mais ils
voudront bien se rappeler que c'est un docteur protestant qui
est l'auteur du livre, et que c'est un écrivain de la même
communion qui l'a traduit. Je crois devoir observer à ce
traducteurque le mot septante n'est plus en usage pour exprimer
le nombre soixante et dix , excepté lorsqu'onparle
de laversiondes septante qui traduisirent l'Ancien Testament
d'Hébreu en Grec. On ne dit point: Ilpensa de perdre la
vie , mais : Ilpensaperdre la vie. On ne pense pas de quelque
chose , mais on pense quelque chose et à quelque chose.
Penser quelque chose , c'est concevoir dans son esprit , et
penser à quelque chose , c'est réfléchir sur une chose dėja
connue. Il n'est pas dans l'usage d'écrire depuis le commencement
à lafin ; il faut jusqu'à lafin. Le mot tractation pour
signifier l'action de traiter un sujet quelconque est nouveau
pour nous , mais il n'est pas heureux. Le traducteur l'emploia
JANVIER 1807. 17g
dans cette phrase : Je commence la tractation de cette partie
demon raisonnement. Ce mot est d'autant plus désagréable ici,
qu'ily est parfaitement inutile , et que le sens reste le même
si on écrit tout simplement : Je commence cette partie de
mon raisonnement. Ces légères fautes sont très-sensibles dans
un écrivain comme le docteur Levade , qui traduit fort élé
gamment dans notre langue , et qui l'écrit avec une intelligence
qui n'est pas commune parmi nous.
G.
Nota. Dans le dernier Mercure, page 112 , ligne 8 , au lieu
de c'est dans les bois, lisez : c'est dans la Brie , etc.
Opuscules poétiques , par madame A. B. Dufrenoy; avec
des Notes , et une Relation historique sur les Journées
des 2 et 3 septembre 1792 , par M. l'abbé Sicard. AParis ,
chezArthus Bertrand , libraire , rue Hautefeuille ; et chez
le Normant.
e
Dans legrand nombre de poésies dont retentissent chaque
jour les Athénées , et dont on inonde le public , il n'est rieni
deplus rarequed'en trouver quelques- unes qui se distinguent
par des qualités ou même par des défauts qui leur soient
propres. C'est dans toutes la même foiblesse dans la conception,
la même incertitude dans la marche , le même vague.
et lamême impropriété dans l'expression.Toutes les périodes ,
toutes les coupes de vers semblent jetées dans les mêmes
moules. On diroit que tous les versificateurs subalternes sorit
convenus de se piller impunément les uns les autres, et que
dans la république des lettres , comme à Lacédémone , le vol
est autorisé , avec cette différence qu'on n'exige même pas
aujourd'hui qu'il soit fait avec adresse. De là lajuste préventionque
les lecteurs raisonnables ont conçue contre les nouveauxRecueils
de poésies, et l'habitude qu'ils ont prise de n'ea
lire aucun, et de ne pas même songer à s'informer de leur
existence. Il est donc dudevoir d'un critique de les avertir ,
lorsqu'au milieu de cette foule d'ouvrages insignifians , il en
paroît un par hasard digne de leur attention. Tels sont les
Opuscules Poétiques de madame Dufrenoy.
Deux livres d'Elégies composent la partie la plus intéres
sante de cet agréable Recueil. Ce genre de poésie qui veut
une sensibilité naturelle et vraie , réunie au talent de saisir et
de peindre les nuances les plus délicates des passions , paroît
par cela même particulièrement propre à exercer le talent
M2
180 MERCURE DE FRANCË ,
poétique d'une femme. Mais il présente aussi un écueil a
redouter. Celle même qui y réussit assez pour forcer l'envie à
applaudir à ses succès, doit craindre de lui donner en même
temps un prétexte pour s'égayer sur sa vie privée. Aussi ,
madame Dufrenoy , en présentant au public un Recueil d'élégies
amoureuses , a-t-elle cru avoir besoin d'un mot d'apologie
, afin de prévenir toute maligne interprétation . Suivant
elle , ce seroit une grande inconséquence de permettre
aux femmes de composer des romans passionnés , et de leur
défendre d'exprimer en vers des sentimens tendres , qu'une
ame sensible sait deviner , et qu'elle peut peindre avec suc
cès , sans s'y être jamais livrée. On dira peut-être que les
auteurs de romans ne se mettent pas eux- mêmes en scène ,
que d'ailleurs ils doivent toujours avoir un but moral qu'il
ne leur est pas permis de perdre de vue , et qui peut excuser
les peintures voluptueuses auxquelles ils sont obligés de se
livrer dans le cours de la narration ; madame Dufrenoy répondra
qu'on voit bien à la complaisance avec laquelle le
romancier s'arrête sur les situations les plus passionnées , qu'il
s'est mis du moins en idée à la place de ses auteurs , et elle
soutiendra que l'intérêt attaché aux peintures de l'amour ést
presque toujours le but principal du récit, tandis que la morale
n'en est que le prétexte. Mais ce qui la justifiera encore
mieux , c'est l'aimable talent qu'elle a déployé dans ses Elégies
, la délicatesse et la vérité des sentimens qu'elle y a exprimés
; c'est sur-tout que se gardant biend'une méprise oùsont
tombés la plupart des poètes élégiaques , elle n'a jamais peint
l'ivresse de la volupté , au lieu du véritable amour. Je me
hâte de citer pour que le lecteur puisse prononcer lui-mêmes
L'ABANDON .
F
Vous le voulez , l'amitié la plus tendre
Va succéder aux plus tendres amours .
Ce n'est plus vous qui me ferez entendre
Ces doux sermens de m'adorer toujours !
Ce n'est plus moi qui peux d'une caresse
Calmer vos maux , enivrer tous vos sens ;
Il m'est ravi ce titre de maîtresse
(
Dont votre amour me para quelque temps !
Qu'il m'étoit cher ! hélas , dans ma foiblesse ,
Mon coeur, fidèle à ses premiers penchans ,
Tient mal encor sa dernière promesse.
Ce coeur du moins , discret dans son malheur,
Renferme en soi sa douleur importane ;
Par le récit d'une vaine infortune
:
2
i
JANVIER 1807 . 181
1
Je ne veux point troubler votre bonheur .
Ah ! quel que soit le chagrin qui me tue ,
Qui , je saurai vous le cacher toujours ;
J'essaierai de prendre à votre vue
Cet air serein de nos anciens beaux jours .
Je contraindrai mes regards à vous taire
Tout le plaisir que je sens près de vous .
Vous me loûrez celle qui vous est chère ,
Sans que mon coeur en paroisse jaloux :
Je la verrai sans montrer de colère !
J'éviterai de chercher votre main ;
Je m'armerai d'un regard plus austère .
Si je me trouble auprès de vous , soudain
Je songerai que j'ai cessé de plaire .
A vos côtés , dans un doux entretien ,
J'étudîrai jusques à mon langage .
Loin de blâmer votre humeur trop volage ,
Pour exciter votre nouveau lien ,
Je vous dirai qu'un autre amant m'engage :
Je le dirai , mais vous , n'en croyez rien.
:
Nous avons des poètes érotiques fort agréables : je ne sais
s'ils ont rien fait de plus tendre et de plus délicat que cette
petite pièce. En voici encore une autre qui ne plaira pas
moins :
LE RÉPIT.
C'est trop , en des vers superflus ,
Perdre les jours de mon bel âge ;
C'est trop , par des soins assidus ,
D'un ingrat mendier l'hommage.
Dès ce moment ne l'aimons plus ,
C'est le seul parti qui soit sage .
Mais ce soir en secret il demande à me voir ;
Son coeur peut-être a su m'entendre .
Peut-être que ce soir l'entretien sera tendre ;
Aimons-le encor jusqu'à ce soir.
Madame Dufrenoy ne s'est pas bornée à prendre l'amour
pour sujet de ses vers. L'amitié , la tendresse maternelle , la
piété filiale ne l'ont pas moins heureusement inspirée. Elle a
pensé avec raison que tous ces sentimens pouvoient étre aussi
du ressort de l'élégie , lorsqu'ils se rattachoient à quelque
situation triste et mélancolique ; mais on ne sauroit être de
son avis quand elle avance que les modernes ont rétréci le
cadre de l'élégie en n'y admettant que peu de sujets étrangers
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
à l'amour, et quand elle paroît croire qu'elle a essayé la première
de rendre à ce genre de poésie laforme , la pompe et
la simplicité antiques. L'Elégie de La Fontaine sur la disgrace
de Fouquet , le Cimetière de Gray, la Chartreuse , et le Jour
des Morts , de M. de Fontanes , sont absolument étrangers à
l'amour, et il faut bien convenir que medame Dufrenoy n'a
approché nulle part de la pompe de style qui distingue ces
belles élégies.
Je dirai peu de chose de ses autres poésies. Ce sont des
romances fort agréables , et quelques épîtres où le style , généralement
pur et correct, n'est peut-être pas assez poétique
pour faire paroître nouvelles des idées un peu rebattues.
Mad. Dufrenoy excelle à exprimer les sentimens mélancoliques
et tendres; elle ne réussit pas aussi bien à faire parler poétiquement
la raison. Mais loin de lui faire un reproche de
n'avoir montré dans son style que les qualités qui appartiennent
spécialement aux femmes, il faut l'engager à ne pas imiter
celles qui s'abusent assez sur leurs propres forces , pours'obstiner
à se traîner péniblement sur les traces de Montesquieu
ou de Boileau; elles perdent ainsi les graces particulières à
leur sexe , sans pouvoir atteindre à cette vigueur d'imagination
ou de logique que la nature n'accorde qu'à un petit nombre
dhommes privilégiés .
Les poésies de mad. Dufrenoy sont accompagnées de notes
oùelle cite , unpeu longuement , les différens titres littéraires
des écrivains qu'elle célèbre dans ses vers. Ces notes paroîtront
peut-être superflues : plus ces écrivains ont de renommée ,
moins il étoit nécessaire de rappeler les ouvrages qui la leur
ont faite. D'ailleurs on sait que le public est trop disposé à
s'amuser des louanges qu'un poète prodigue à ses confrères,
sur-tout quand ce poste est une femme , parce qu'il est
assuré d'avance que tous les éloges lui seront rendus au
centuple. C.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
-
* NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Les Artistes par occasion , représentés jeudi dernier
sur le théâtre de l'Opéra- Comique , ont obtenu du succès.
Les paroles sont de M. Alexandre Duval , la musique de
M. Catel .
- Les connoissances exigées pour l'admission' à l'écola
JANVIER 1807 . 183
polytechnique , sont : 1º l'arithmétique et l'exposition du
nouveau système métrique ; on insistera sur l'application du
calcul décimal à ce systeme. 2º L'algèbre comprenant la résolution
des équations des deux premiers degrés , celles
des équations indéterminées du premier degré , la composition
générale des équations , la démonstration de la
formule du binôme de Newton , etc. 3º La théorie des proportions
, des progressions , des logarithmes , et l'usage des
tables. 4° La géométrie élémentaire , la trigonométrie rectiligne
, et l'usage des tables des Sinus. 5º La discussion compělte
des lignes représentées par les équations du premier et
du deuxième degrés à deux inconnues , et les propriétés principales
des sections coniques. 6º La statique appliquée à
l'équilibre des machines les plus simples , telles que le levier ,
la poulie , le treuil , etc. 7º Les candidats seront tenus de
traduire, sous les yeux de l'examinateur , un morceau des
Offices de Cicéron. Ils feront ensuite l'analyse grammaticale
de quelques phrases françaises de leur traduction. On exige
en outre qu'ils sachent écrire lisiblement. 8° Ils seront tenus
enfin de copier une tête d'après l'un des dessins qui leur
seront présentés par l'examinateur. Tous ces articles sont
obligatoires. Les examens ouvriront le 15 août , à Paris et
dans les principales villes de l'Empire. Ce programme est
signé J. H. Lacuée.
-En exécution de l'article 141 du règlement général des
lycées , S. Ex. le ministre de l'intérieur a pris l'arrêté suivant :
I. Il est expressément défendu aux femmes des proviseurs,
censeurs , professeurs , et employés quelconques des lycées ,
'd'habiter dans l'intérieur de ces établissemens. II. Nulle
femme ne pourra même loger dans les bâtimens attenant à un
lycée, qu'autant que ces bâtimens auront des entrées et sorties
particulières , qui n'auront aucune communication avec l'intérieur.
III. Les logemens spécifiés dans l'article précédent ,
ne pourront même être habités par des femmes , qu'autant
que les fenêtres ou jours quelconques donnant sur l'intérieur
du lycée , seront entièrement murés. IV. Le présent arrêté sera
exécuté sur-le-champ , et sans aucune réclamation.
1
-M. le maréchal Brune estarrivé le 15 janvier à Mayence.
On assure que S. Ex. se rend à Hambourg pour prendre le
gouvernement général des villes anséatiques.
Une lettre de Montefiascone ( Etat Romain ) annonce
qu'on vient de découvrir , dans un champ voisin de la grande
route , une grotte souterraine. Le propriétaire du champ
ayant été averti de cette découverte , se rendit sur les lieux ,
et descendit dans la grotte. Elle est taillée dans le roc , et n'a
que onze palmes de longueur sur huit de largeur. Deux
184 MERCURE DE FRANCE ,
" çadavres , en apparence bien conservés étoient étendus surun
petit mur; mais à peine les eut-on touchés , qu'ils tombèrent
en poussière. Sur un second mur étoient placés divers vases
de terre et de métal. Ces vases ont été retirés de la grotte , et
vont être envoyés au pape , pour être placés dans le Musée des
antiques de la bibliothèque du Vatican. Ils sont au nombre
de vingt-un.
9 MODES du 20 janvier.
On porte , en dépit de la saison , sur le devant des chapeaux parés ,
des roses épanouies , et de l'espèce qui abonde en juin et juillet. Ces
roses sont au nombre de cinq ou de six . Elles n'excluent ni le fichu
de cygne niles rebords de poil : on a pour les fourrures un goût trop
général.
Bleu clair et couleur de chair sont deux nuances favorites . Nombre
de capotes noires sont garnies en couleur de chair , et de capotes blanches
, enjolivées de bleu. Le bleu s'emploie aussi en ruches pour tuniques
ou robes , et rebords pour ceintures de pattes . Toutes les perles
bleues sont de composition , et non de lapis lazulí.
Quelques redingotes de velours noir ont une doublure couleur de
chair. Quelques autres sont amaranthe ou orange , avec doublare
blanche.
Les bas noirs , loin d'être aussi sévèrement proscrits que les années
précédentes , sont aujourd'hui presqu'en crédit pour le négligé , toutefois
avec un bord de couleur au soulier noir .
NOUVELLES POLITIQUES.
Pétersbourg , 2 décembre .
La gazette allemande , qui s'imprime dans cette capitale ,
contenoit hier la proclamation suivante :
( Nous , par la grace de Dieu , Alexandre It , etc.
faisons part à tous nos sujets :
30 août .... >> Par notre manifeste du 11 septembre , nous avons donné
connoissance de la situation des choses entre nous et le gouvernement
français. Dans une position aussi peu amicale ,
la Prusse formoit , seule encore , un rempart entre nous et
les Français qui s'étoient établis dans différentes parties de
l'Allemagne ; mais bientôt le feu de la guerre ayant éclaté
de nouveau , et s'étant répandu dans les états prussiens ,
par suite de différentes affaires malheureuses , nos propres
frontières se trouvent aujourd'hui menacées par l'ennemi.
>> Si l'honneur nous a guidé en tirant l'épée pour la
*défense de nos alliés , à combien plus forte raison ne devons-
nous pas lever le glaive pour la conservation de notre
propre existence ? Nous avons de bonne heure pris toutes
les mesures nécessaires pour être en état d'aller au-devant
des événemens , même avant qu'ils aient pu s'approcher
de nas frontières. Après avoir donné à notre armée l'ordre de
P JANVIER 1807. 185
4
passer les frontières, nous en avons confié le commandement
à notre maréchal , comte Kamensky.
>> Nous sommes persuadés que tous nos fidèles sujets se
joindront à nous dans les prières qu'ils adresseront à celui qui
dirige les empires et les succès des guerres ; espérons que le
Seigneur prendra sous son égide notre propre cause , et que
sa puissance , ainsi que sa bénédiction', accompagneront les
colonnes russes armées contre l'ennemi commun de l'Europe.
>> Nous sommes également convaincus que les départemens
frontiers s'empresseront , dans les circonstances actuelles , à
nous donner des nouvelles preuves de leur attachement , et
que , sans se laisser ébranler ni par la crainte , ni par des illusions
frivoles , ils poursuivront tranquillement leur carrière
sous un gouvernement paternel et doux , et sous la protection
des lois .
>> Enfin , nous ne doutons pas que tous lesfils de lapatrie,
se confiant dans la puissance divine , sur la valeur de nos
troupes et sur l'expérience constatée de leur général , se prêteront
volontiers aux sacrifices que pourront exiger la sûreté
de l'empire et l'amour de la patrie.
>> Donné à Pétersbourg le 16/27 novembre 1806 ; de notre
règne le sixième .
>> Par l'Empereur ,
Signé, ALEXANDRE.
>> Le ministre des affaires étrangères ,
>>> ANDREI BUDBERG . »
Semlin , 30 décembre .
Aussitôt après la prise de la ville de Belgrade , les Serviens
s'occupèrent à démolir les trois fortins qui la défendoient.
Ils construisirent ensuite des batteries, y placèrent de l'artillerie
, et commencèrent à battre de tous côtés la citadelle ; par ce
moyen , les Turcs n'eurent plus aucune communication avec
notre rive , et il leur fut conséquemment impossible de se
procurer curer les vivres dont ils avoient le plus grand besoin. La
canonnade fut continuée sans interruption jusqu'au 19 décembre
. Dans la nuit du 21 , mille hommes de troupes serviennes
occupèrent la partie de l'île dite Kriegs- Insel , située
du côté de Belgrade , et ils y établirent une batteric de cinq
pièces de canon. Les Turcs s'en étant aperçus au point du
jour, firent un feu très-vif sur cette batterie ; les insurgés y
répondirent : cette canonnade dura sans relâche jusqu'à neuf
heures du soir ; alors les Serviens forcèrent les Turcs à cesser
leur feu. Le 22 , Kusanzi-Ali envoya un député au général en
chef Czerni-Georges , et demanda à capituler. L'on apprend
maintenant que Kusanzi- Ali s'est rendu le 24 décembre. Voici
les principaux articles de la capitulation , 1º, la citadelle sera
186 MERCURE DE FRANCE ,
remise aux Serviens le 30 ; 2°. la garnison turque sortira avec
les honneurs de la guerre ; elle se rendra par eau à Widdin ,
et sera escortée par les Serviens. Pour sûreté , il a été remis ,
le 28, de part et d'autre , deux otages, qui seront rendus
après l'arrivée des Turcs a à Widdin.
La seule conquête qui reste à faire aux Serviens , est la forteresse
de Schabatz : cette place a une forte garnison , et elle
est pourvue des vivres et munitions nécessaires. Il y est encore
entré dernièrement 6,000 quintaux de farine , et autant de
mesures d'orge.
Le mohasil , ou plénipotentiaire de la Porte , qui étoit à
Semendria , est arrivé le 24 à Belgrade ; il veut être présent
l'entrée solennelle des Serviens dans la citadelle.
La Haye , 13 janvier.
Un événement affreux a porté hier la désolation dans la
ville de Leyde. Versles quatres heures et demie , une barque ,
chargés de deux cents cinquante barils de poudre , venant de
l'arsenal de Delft , et allant à Utrecht , a fait explosion sur le
Raapenbourg vis-à-vis du Garenmarkt et du Langebourg, c'està-
dire , dans le plus beau quartier de la ville : on ignore la
cause de ce malheur. La violence de l'explosion a renversé
toutes les maisons de ce quartier ; et la plupart des maisons
de la ville ont plus ou moins souffert. Il ne reste plus que
quelques débris du Saayhall. L'église de Saint-Pierre est fortement
endommagée , et l'on n'en laisse aborder personne ,
crainte d'accident. Toutes les vitres de l'Hôtel-de-ville ont
été brisées. Il en est de même de celles de l'Académie. On
compte parmi les maisons écroulées : trois écoles publiques ;
l'école départementale, une école de Juifs , et une école
d'enfans. Elles étoient remplies au moment de l'explosion.
On ne sait encore ni le nombre des maisons renversées , ni
celui des infortunées victimes de cette catastrophe. On désigne
cependant parmi ces dernières , MM. les professeurs
Luc ( auteur de la Gazette de Leyde ) , et Kluit ; Mesdames
van Hoogstraaten , van Alphen et Cunaeus. Les décombres
couvrent encore une partie des infortunés qui ont péri dans
cette circonstance. Les autorités constituées , la bourgeoisie et
le militaire ont rivalisé de courage , d'activité et de zèle. Les
secours les plus prompts et les mieux entendus ont été portés
sur -le-champ , et partout. On a réparé , autant qu'il est possible
de le faire , dans le premier moment, les maux arrivés :
ona prévenu ceux qui auroient pu les suivre ; le plus grand
ordre a régné dans ces instans , où le danger et l'agitation
laissent souvent place à plus d'un excès.
La garde royale a quitté la Haye à la première nouvelle de
JANVIER 1807 . 187
cet événement , et s'est portée à Leyde avec un empressement,
une ardeur que rienn'égale , si ce n'est le courage et la belle
discipline qu'elle a montrée dans cette occasion. Mais le roi a
sur-tout déployé au milieu de ce funesse événement cette
humanité , cette bonté qui le font adorer de tous ses sujets.
S. M. , instruite de ce qui se passoit à Leyde , s'y est rendue
sans délai ; il étoit à peu près dix heures du soir quand elle
est entrée dans cette ville;elle y est restée jusqu'au lendemain
matin , et n'en est partie qu'à huit heures. Son coeur paternel
a pris la plus vive part à ce qui avoit lieu sous ses yeux. Elle
avoit même auparavant envoyé au secours des malheureux
habitans son premier chirurgien, M. Giraud, auquel on doit
les plus grands éloges , pour la manière dont il a rempli les
ordres du roi. S. M. a parcouru elle-même tous les lieux où
l'explosion a exercé ses ravages; elle gravissoit les décombres
et bravoit les dangers , encourageant d'exemple et de parole
ceux qui portoient des secours aux personnes blessées ou
exposées; consolant par les discours les plus affectueux tous
ceux qui avoient à regretter quelque perte; et distribuant ,
sur la place même, des récompenses à ceux qui se distinguoient
par leur courage à sauver leurs compatriotes. S. M. a ordonné
un premier fonds de 50,000 florins pour parer aux besoins les
plus pressans des victimes de cette triste journée.
Les malades entrés à l'hôpital civil de Leyde , dans la nuit
du 12 au 13 , et jusqu'à neuf heures du matin, s'élèvent au
nombre de treize ; en outre trois femmes et un enfant sont
morts de leurs blessures en y entrant. Les malades ont été
pansés sous la direction de MM. les docteurs Brungmans et
Giraud. Ce dernier doit, par ordre de S. M., rester à Leyde
tant que sa présencey sera nécessaire.
Du 15.-Le nombre des personnes qu'on retire journellement
, à Leyde , de dessous les décombres , est très-considérable;
cependant on espère que le nombre des victimes ne se
montera pas à 300, comme on l'avoit craint d'abord. Il est
remarquable qu'aucun étudiant de l'Université n'a péri ; plusieurs
ont été blessés.
Le roi ,accompagné d'une suite peunombreuse, s'est encore
rendu à Leyde aujourd'hui ; outre les 30,000 florins que
S. M. avoit d'abord envoyés pour secourir les infortunés ,
elle a fait remettre la somme de 100,000 florins entre les
mains du ministre de l'intérieur, qui se trouve dans cette
ville depuis le premier jour de son désastre. S. M. , pour
récompenser le zèle et l'activité du colonel Cunaeus , qui
commande la bourgeoisie armée de Leyde , l'a créé chevalier
de l'ordre du Mérite.
4
188 MERCURE DE FRANCE ,
Les boulangers de la Haye ont reçu l'ordre de cuire díx
mille pains qui seront envoyés à Leyde ; on fait parti aussi
des ouvriers de toute espèce.
Des témoins oculaires de cet événement désastreux assurent
que peu après l'explosion et la dévastation qui en fut la suite ,
les rues étoient couvertes de personnes mutilées , blessées et
estropiées , qui s'y traînoient , et se plaignoient amèrement
de leur malheureux sort. On entendoit dans les maisons écroulées
et de dessous les décombres des bruits sourds , ou des gémissemens
plus distincts que faisoient les personnes qui y
étoient enterrées. D'autres couroient çà et là , dans le déses
poir le plus terrible , et demandoient des nouvelles de leurs
parens , époux et enfans. Un nuage noir et épais , suite de
l'explosion de la poudre , rendoit cette scène de sang et d'horreur
encore plus effrayante. Quelques-uns couroient par les
rues en déplorant la perte de leur fortune , qui consiste dans
cette ville, pour la plus grande partie , dans les portefeuilles
des particuliers , qui sont les créanciers de l'Etat et les proprié
taires d'obligations d'emprunts faits dans ce pays par plusieurs
puissances étrangères .
Nuremberg , 11 janvier.
On connoît le traité de paix qui a été conclu le 14 décembre
1806 , à Posen , entre S. M. l'empereur des Français
et S. A. l'électeur , aujourd'hui roi de Saxe. Le même jour
les ministres plénipotentiaires des ducs saxons , ont signé , avec
M. le grand maréchal du palais , Duroc , le traité suivant :
S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et protecteur
de la confédération du Rhin , et LL. AA. SS. les ducs de
Saxe-Weimar , Saxe-Gotha , Saxe-Meinungen , Saxe-Hildbourghausen
, et Saxe-Cobourg , en voulant fixer l'accession
de LL. AA. SS. Mgrs. les ducs précités , à la confédération
du Rhin , ont nommé leurs ministres plénipotentiaires , qui ,
après l'échange préalable de leurs pleins-pouvoirs , sont con
venus des articles suivans :
Art. Ier . LL. AA. SS. les ducs de Saxe-Weimar , etc.
( Voyez ci-dessus ) , accèdent au traité d'alliance conclu à
Paris le 12 juillet de l'année passée , et acquerront par cette
accession tous les droits et contracteront toutes les obligations
qui résultent de cette convention , de la même manière que
s'ils avoient eux-mêmes pris part à la conclusion de ce traité.
II . LL. AA. SS . Mgrs. les ducs siégeront au colége des
princes. Leur rang sera déterminé par l'assemblée de la confédération
.
III. Le passoge par les Etats de L. A. S. Mgrs. les ducs de
Saxe ne pourra être accordé à aucunes troupes , corps séparés
JANVIER 1807 . 189
hi détachemens , d'une puissance étrangère qui ne fait point
partie de la confédération du Rhin , sous quelque prétexte
que ce soit , sans l'agrément préalable de toute la confédéra
tiondu Rhin.
IV. Tous ceux qui professent la religion catholique seront
assimilés , quant à l'exercice de leur culte , à ceux qui
professent la religion luthérienne dans tous les Etats de Mgrs.
les ducs de Saxe , et les sujets des deux religions jouiront sans
exception des mêmes privilèges , civils et de droit, sans cepen
dant qu'il en soit effactué aucun changement.
V. Le contingent militaire que Mgrs. les ducs de Saxe
Weimar etc. , fourniront en cas de guerre , consistera en
2800 hommes d'infanterie , qui seront répartis de manière
que la quote-part, de Saxe-Weimar sera de 800 , celle de Saxe-
Gotha de 1100; celle de Saxe-Meinungen de 300 ; celle de
Saxe - Hildbourghausen de 200; enfin celle de Saxe-Cobourg
de 400 hommes. Ces 2800 hommes formeront un régiment
d'infanterie de trois bataillons , dont le commandement et
l'inspection en chef alterneront entre les deux principales
lignes de la maison.
PARIS , vendredi 25 janvier.
S. M. a adressé à tous les archevêques et évêques de France ,
la lettre dont la teneur suit :
« M. l'archevêque ( ou évêque ) , les nouveaux succès que
nos armées ont remportés sur les bords du Bug et de la
Narew , où , en cinq jours de temps , elles ont mises en
déroute l'armée russe , avec perte de son artillerie , de ses
>> bagages , et d'un grand nombre de prisonniers , en l'obli-
>> geant à évacuer toutes les positions importantes où elle
>>s'étoit retranchée , nous portent à desirer que notre peuple
adresse des remercîmens au ciel , pour qu'il continue à
>> nous être favorable , et pour que le Dieu des armées
>> seconde nos justes entreprises , qui ont pour but de donner
> enfin , à nos peuples , une paix stable et solide , que ne
puisse troubler le génie du mal. Cette lettre n'étant pas à autre
>> fin , nous prions Dieu , M. l'archevêque ( ou évêque ) , qu'il
vous ait en sa sainte garde. De notre camp impérial de
> Pultusk , le 31 décembre 1806. »
Signé NAPOLÉON .
-En exécution des ordres de S. M. , contenus dans sa lettre
écrite de son camp impérial de Pultusk , du 31 déc. 1806 , à
MM. les évêques de l'Empire , S. Em. M. le cardinal-arche
190. MERCURE DE FRANCE ,
vêque de Paris s'est rendu chez S. A. S. Mgr le prince archichancelier
de l'Empire , afin de se concerter avec lui pour
l'exécution des ordres de S. M. Il a été déterminé que le
Te Deum sera chanté dans l'église métropolitaine, dimanche
25 du présent mois , à midi précis , et qu'on se conformera
au cérémonial observé lors du Te Deum qui fut chanté en
actions de graces de la mémorable bataille d'Jena .
(Moniteur.)
-Les lettres de Varsovie , du 7 , disent que S. M. l'empereur
étoit encore dans cette ville, et ne parlent point de
son départ ; celles de Berlin , du 10 et du 11 , disent , au
contraire , qu'on l'attend d'un moment à l'autre dans cette
capitale.
- On a tout lieu de croire , d'après des ordres arrivés
aujourd'hui à plusieurs dames de l'Impératrice , que sa
majesté sera à Paris sous peu de jours.
-S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire a fait
connoître à M. Fontanes une décision de Sa Majesté , portant
qu'il reste président du corps législatif jusqu'à l'ouverture de
la session.
- Ledécret impérial qui défend à toutes personnes indistinctement
de porter la parole dans l'église , sans la permission
de l'évêque diocésain , a été rendu sur le rapport de S. Ex. le
ministre des cultes , à l'occasion de quelques discours qui
s'étoient tenus dans certaines églises , et qui pouvoient être
pour les fidèles un objet d'inquiétude et de scandale.
Un décret impérial , du 12 décembre dernier , rend à
leur destination primitive les biens non-aliénés et les rentes
non-transférées , provenant de l'ancien séminaire de Namur.
Cesbiens et rentes seront gérés par des administrateurs nommés
par l'évêque diocésain.
-- Un autre décret , en date du même jour , autorise l'ordination
de plusieurssujets présentés par MM. les archevêques
de Rouen et de Tours , et les évêques d'Aix- la - Chapelle ,
Mende , Liége , Namur , Nancy , Soissons et Valence.
- M. Bourgoin , ci-devant ministre de France à Madrid ,
et ensuite à Copenhague , vient d'être nommé ambassadeur
de S. M. I. et R. près le roi de Saxe.
-D'après les mercuriales adressées au ministre de l'intérieur
par les préfets , dans le cours du mois d'octobre , on
voit que le prix moyen de l'hectolitre de fromenta été de 10 f.
68 cent. dans le département d'Ille et Vilaine , et de 12 fr. et
quelques cent. dans les départemens du Morbihan et de
Maine et Loire ; tandis qu'il a été de 30 et 51 fr dans les
départemens des Alpes , du Var, desApennins et desBouchesduRhône.
JANVIER 1807. 191
PARIS , 18 janvier.
XLVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Varsovie , le 3 janvier 1807.
er
Le général Corbineau , aide-de-camp de l'EMPEREUR , est
parti de Pultusk , avec trois régimens de cavalerie légère ,
pour se mettre à la suite de l'ennemi. Il est arrivé le 1 janvier
à Ostroviec , après avoir occupé Brock. Il a ramasse
400 prisonniers , plusieurs officiers et plusieurs voitures de
bagages.
Le maréchal Soult , ayant sous ses ordres les trois brigades
de cavalerie légère de la division Lasalle , borne la petite
rivière d'Orcye , pour mettre à couvert les cantonnemens de
l'armée. Le maréchal Ney , le maréchal prince de Ponte-
Corvo et le maréchal Bessières ont leurs troupes cantonnées
sur la gauche. Les corps d'armée des maréchaux Soult, Davoust
et Lannes occupent Pultusk et les bords du Bug.
L'armée ennemie continue son mouvement de retraite.
L'EMPEREUR est arrivé le 2 janvier à Varssoovviiee ,, àà deux
heures après midi .
Il a gelé et neigé pendant deux jours ; mais déjà le dégel
recommence , et les chemins , qui paroissoient s'améliorer ,
sont devenus aussi mauvais qu'auparavant.
Le prince Borghèse a été constamment à la tête du régiment
de carabiniers qu'il commande. Les braves carabiniers
et cuirassiers brûloient d'en venir aux mains avec l'ennemi ;
mais les divisions de dragons qui marchent en avant , ayant
tout enfoncé , ne les ont pas mis dans le cas de fournir une
charge.
S. M. a nommé le général Lariboissière général de division,
et lui a donné le commandement de l'artillerie de sa garde.
C'est un officier du plus rare mérite.
Les troupes du grand-duc de Wurtzbourg forment la garnison
de Berlin. Elles sont composées de deux régimens qui se
font distinguer par leur belle tenue.
Le corps du prince Jérôme assiége toujours Breslau. Cette
belle ville est réduite en cendres. L'attente des événemens et
l'espérance qu'elle avoit d'être secourue par les Russes l'ont
empêchée de se rendre ; mais le siége avance. Les troupes
bavaroises et wurtembergeoises ont mérité les éloges du
prince Jérôme et l'estime de l'armée française .
Le commandant de la Silésie avoit réuni les garnisons des
places qui ne sont pas bloquées , et en avoit formé un corps
de 8000 hommes , avec lequel il s'étoit mis en marche pour
192 MERCURE DE FRANCE ,
inquiéter le siége de Breslau. Le général Hédouville , chef de
l'état-major du prince Jérôme , a fait marcher contre ce corps
le général Montbrun , commandant les Wurtembergeois ,
et le général Minucci , commandant les Bavarois. Ils ont
atteint les Prussiens à Strelen , les ont mis dans une grande
déroute , et leur ont pris 400 hommes , 600 chevaux , et des
convois considérables de subsistances que l'ennemi avoit le
projet de jeter dans la place. Le major Erschet , à la tête
de 150 hommes des chevau-légers de Linange , a chargé deux
escadrons prussiens , les a rompus , et leur a fait 36 prisonniers
.
S. M. a ordonné qu'une partie des drapeaux pris au siége
de Glogau fût envoyée au roi de Wurtemberg , dont les
troupes se sont emparées de cette place. S. M. voulant aussi
reconnoître la bonne conduite de ces troupes , a accordé au
corpsdeWurtemberg dix décorations de la Légion-d'Honneur.
Une députation du royaume d'Italie, composée de MM. Prina,
ministre des finances , ethomme d'un grand mérite; Renier,
podestat de Venise , et Guasta Villani , conseiller-d'Etat, a été
présentée aujourd'hui à l'EMPEREUR.
S. M. a reçu le même jour toutes les autorités du pays , et
les différens ministres étrangers qui se trouvent à Varsovie.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER.
DU SAMEDI 17. - Cp: olo c. J. du 22 sept. 1806, 75f 7 of 90c 75f
74fgoc 75f 5c . 100 300 000 ооc ooc . ooc . oocooe oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 0000໐ ໐໐໐ ໐໐c
Act. de la Banque de Fr. 123of j . duar1erjanv. oooof. ooc. ooo oooof ooc
DU LUNDI 19. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806: 75f 3oc 40c 30c
25c. 300 20 300 400 50с . 400 000 000 000. oocooc oog ooc.
}
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. 72f. 30c 4 c. оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1251fa cj . du 1er janv. ooc . oooof. oo of
DU MARDI 20. C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 75f 80c 76f. 75f
Soc goc 76f 100 76f.000.000 coc . 000 000 cocooc oof cof boc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 000. ooc oof оос ооc . co০ ০০০ ১০০
Act. de la Banque de Fr. 123 f j . du 1er janv. occ ooc oooof, voc
DU MERCREDI 21. Cp.oo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f. 75c 76f 75f
90 751 76f 50.20 30cbocope , ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 75c. oof. ooc ooc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1230fj . du er janv. oocoooof o cooef
DU JEUDI 22.-Cp. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 76f 4oc 3oc 35c 30€ 450
500 550 600 650 бос 55с бос бос дос о соос о coocoocooc сосоос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 . 73f75c oof. ooc ooc ooo oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1236f. 25c 1235f. ooc j . du ter janv . oooof ooc
DU VENDREDI 23. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 65c 50c 450.
40с 35с дос 35c 3ос 4ос 400 350 000 оосоос ooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof of ooc. oof ooc Coc
Act. de laBanque de Fr. oooof doe j. du 1erjanv. oooof
t
DEPT
DE
LA
SEIN
E
( No. CCLXXXIX. )
(SAMEDI 31 JANVIER 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
:
5.
cen
ODE
A son Auguste Majesté NAPOLÉON , Empereur et Roi,
sur la Guerre de la Prusse.
Du front de l'Apennin, voilé par les nuages ,
Tel qu'un torrent fougueux , nourri de longs orages ,
Au bruit des Aquilons ,
S'élance , frappe , emporte une digue impuissante ,
Et roule avec fracas dans l'onde mugissante
Les trésors des vallons :
Tels, et plus orageux , les flots de nos cohortes
Renversent les guerriers , brisent l'airain des partes ;
Asile de la peur :
La Prusse est engloutie en ce vaste déluge ,
Et son dernier naufrage a pour dernier refuge
La pitié du vainqueur.
D'une cour insensée ô funeste délire !
4
Toi seul du coup mortel as frapi é cet empire
Naguère florissant ; ८
Hélas , faut- il toujours que les tristes provinces
Rachètent les erreurs de leurs coupables primes
Par des larmes de sang!
N
:
194 MERCURE DE FRANCE ,
Monarques, le sang pur, donts'abreuve la terre,
Vous accuse ,et vous crie : Ah ! fuyez la colère
Dugrand NAPOLÉON .
N'a-t-il pas accompli ses terribles oracles ,
Et rempli l'univers du bruit de ses miracles,
De l'éclat de son nom ?
Interrogez l'Asie et les plages qu'inonde
Ce fleuve paternel,dont le limon féconde
Un facile labeur :
L'Arabe vagabond , dans sa demeure errante ;
Les cent voix du désert , sous la zone brûlante ,
Proclament sa valeur.
Répondez , Marengo , vous , champs de l'Ausonie ,
De combien de trépas l'antique Germanie
Apayé nos succès ,
Quand les Alpes, berceau des célestes tempêtes ,
Courboient avec respect leurs orgueilleuses têtes
Sous les pas des Français !
Envain, pour arrêter leur course triomphante,
Albion s'arme d'or, et laRussie enfante
Des bataillons nouveaux ;
Les lacs ensanglantés servent de sépulture
Aux fiers enfans du Nord , devenus la pâturę
Des habitans des eaux,
Dans les champs d'Jena , riches en funérailles ,
Où la Prusse dressoit ses vivantes murailles
D'immobiles guerriers ,
Vingt mille en même temps, dans une même tombe ,
S'abyment , renversés comme un rempart qui tombe
Sous les coups des béliers.
Tout le Nord retentit de cette chute immense :
L'Elbe , l'Oder, la Sprée , implorent la clémence
Du plus granddes Césars ;
Et Magdebourg (1 ) , sorti de ses cendres brûlantes ,
Frémit de voir flotter sur ses portes tremi lantes,
Nos brillans étendards.
(1 ) Magdebourg fut pris d'assaut en 1631, et réduit en cendres par le
semtedeTilly.
JANVIER 1807. 195
Un laurier reste encore ; il est beau d'y prétendre :
Français, il faut percer les soldats d'Alexandré
: De traits victorieux;
Et toi , NAPOLÉON , n'éteins point ta colère
Sans avoir écrasé de ton dernier tonnerre
Leurs fronts audacieux.
Alors , tel que le cèdre , au sommet des montagnes ,
D'unvaste diadême embrasse les campagnes 3
Et brave les Autans ,
Régulateur du monde , ainsi ta noble gloire,
Dans letemple immortel des Filles de Mémoire ,
Bravera tous les temps.
:
C. L. MOLLEVAUT .
("
ÉPISODE DU LIVRE IV DE L'ÉNÉIDE,
SUR LE JEUNE MARCELLUS , FILS D'OCTAVIE.
Traduction fidelle , vers pour vers.
Enée auprès de lui voit , couvert d'une armure ,
Unjeune homme , un héros d'une aimable figure ;
Mais son visage est triste , et ses yeux abattus . )
<< O mon père ! Quel est , non loin de Marcellus ,
» Ce guerrier près de qui ce grand concours s'assemble ?
>> Est-il son fils ? Combien leur maintien se ressemble !
>> Mais son front se noircit de l'ombre du trépas . >>>
« O mon fils , vois mes pleurs , ne m'interroge pas !
» Quels regrets pour les tiens ! Quelle douleur profonde!
» Les Destins ne feront que le montrer au monde.
>> Dieux , si Rome eût joui de ce don de vos mains ,
>> Vous auriez envié le bonheur des Romains !
>> Quels cris au Champ-de-Mars ! Et quelles funérailles
» Tu verras promener autour de nos murailles ,
» O Tibre , quand, mêlant tes pleurs à nos sanglots ,
>> Près d'un tombeau récent tu rouleras tes flots !
» Jamais un rejeton d'une famille illustre
>> N'aura porté si haut son espoir et son lustre.
>> Jamais Rome, féconde en héros triomphans ,
>> Ne verra son parel entre tous ses enfans .
» O candour, o vertus , dignes de l'âge antique !
O sainteté des moeurs , ô valeur héroïque !
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
» Jamais impunément un superbe ennemi
>> Ne se fût aux combats présenté devant lui :
>> Soit qu'on l'y vit courir d'un pied ferme et rapide;
» Soit qu'il pressât les flancs d'un coursier intrépide .
>> Jeune héros , ô toi que j'admire et je plains ,
» Si tu peux vaincre un jour la rigueur des Destins ,
» Tu seras Marcellus ! Donnez , que je répande
>> Et la rose et le lis , que son ombre demande ;
>> Donnez , que prodiguant les fleurs à pleines mains ,
>> Je lui rende du moins ces hommages trop vains . »
DESAINTANGI.
:
ENIGME.
A LA candeur qui brille en moi,
Se joint le plus noir caractère :
Il n'est rien que je ne tolère ;
Mais je suis méchant quand je boi .
LOGOGRIPHE.
Ma plus grande valeur dans ma force réside ,
De mes attraits bien des gens sont épris ;
Je vaux aussi bien peu quand j'ai le ventre vide;
Et sitôt qu'il est plein , je suis d'un plus grand prix.
Mais si de moi ma tête est divisée ,
Changeant de sexe , et toujours plus prisée,
Je devance , ou suis le desir ,
Et souvent après moi l'on trouve le plaisir.
i
Ami lecteur, toujours je t'intéresse ;
Bien souvent tu m'attends comme ton seul espoir.
Je laisse décider à ta délicatesse ,
Lequel vaut mieux me faire , ou bien me recevoir.
CHARADE .
Mon premier revient tous les ans,
Pour égayer et fleurir la nature ;
Dans mon second voyez une pâture ,
Et dans mon tout l'abri des habitans ..
f
1
1)
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Cheveux.
Celui du Logogriphe est Collége, où l'on trouve Eolc.
Celui de la Charade est Ecu-moire .
:
JANVIER 1807 . 197.
OBSERVATIONS sur l'article Lenticulaire du
Nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle , ( 1 )
avec des Remarques de physique terrestre , et
quelques Réflexions morales nées du sujet.
i
LES articles du nouveau Dictionnaire d'histoire naturellequ
concernent les basaltes et les corps cristallisés renfermés dans
les laves , dont j'ai donné un examen dans le n°. 279 du
Mercure , m'ont engagé à parcourir quelques autres articles
de ce Dictionnaire ; et mon attention s'est particulièrement
fixée sur celui qui traite de la pierre lenticulaire , parce que
j'ai donné des observations sur ce fossile , qui ont été insérées
dans le Journal de Physique , aux cahiers de ventose an 7 , de
ventose an 10 et defloréal an II .
Ces observations ayant paru avant la publication du nouveau
Dictionnaire d'histoire naturelle , et dans un journal
très-connu , qui s'imprime à Paris même , on devoit s'attendre
que dans un ouvrage fait pour l'instruction , on auroit
profité des connoissances acquises depuis la publication du
précédent Dictionnaire. Cependant c'est ce qui n'est point
pour cet article , non plus que pour celui de Bélemnite.
On revient aux mêmes erreurs sur l'origine et la nature de ces
fossiles , sans avoir fait attention aux preuves que j'ai données
pour les réfuter , et pour établir des notions conformes aux
faits et à des observations plus exactes.
La lenticulaire numismale dont il s'agit principalement
dans l'article Lenticulaire , est un fossile de forme orbiculaire
qui s'amincit vers les bords , ce qui lui donne la forme d'une
lentille. Quand elle est partagée dans le sens de ses surfaces ,
elle présente dans son intérieur une spirale cloisonnée , qui
est celle de toutes ses sections la plus curieuse , quoique la
moins instructive sur son organisation. On trouve des numismales
de cette espèce depuis une ligne de diamètre jusqu'à
neuf lignes : celles qui atteignent le diamètre de deux pouces
ne sont pas de la même espèce: elles sont minces et presque
planes; on les trouve principalement dans le Véronais et aux
environs de Bayonne. Une troisième espèce a les révolutions
de la spirale beaucoup plus larges , et par conséquent moins
nombreuses.
(1)Vingt-quatre vol. in 8º. Prix : 180 fr .
AParis , chez Déterville, rue Hautefenille; et le Normant.
3
198 MERCURE DE FRANCE ,
4
界
L
Un fossile d'une forme aussi remarquable et d'une organisation
intérieure plus remarquable encore , répandu si généralement
, et dans quelques endroits en multitudes innombrables
, devoit fixer l'attention même des plus ignorans: aussi
a-t-il donné lieu à des idées très extraordinaires , depuis
celles de la superstition et de l'ignorance jusqu'aux nombreuses
conjectures des hommes instruits. Les anciens naturalistes
l'ont nommé numismale d'après sa forme , qui se
rapproche de celle des monnaies et des médailles ..
Je citerai un seul exemple du nombre prodigieux de ces
fossiles réunis quelquefois dans un même lieu , parce que
cet exemple est curieux et très-intéressant. Il décide une question
élevée autrefois sur la nature de la pierre dont les pyramides
d'Egypte sont construites. Il est constaté aujourd'hui
quecette pierre est entièrement composée de numismales , de
même que le rocher sur lequel elles sont bâties, et plusieurs
autres rochers calcaires des confins de la Basse-Egypte.
On ne peut pas douter que ce fossile ne soit originaire de
la mer. On le trouve fréquemment mêlé avec des débris de
coquilles marines , etquelques individus ont des vermiculites
sbattachés à leur surface.
Dans le nombre des conjectures sur sa nature , on remarque
celles de Scheuchzer, qui le croyoit une corne d'Ammon , à
cause de sa spirale intérieure ; de Bourguet , qui en faisoit un
opercules de Linnés , qui le croyoit un madrépore ; deTargioni
Tozzetti , qui l'a divisé en deux classes , dont l'une
appartenoit, suivant lui, aux nautiles et l'autre aux zoophytes;
et de Saussure , qui n'ayant fait attention qu'à sa section
horizontale parallèle aux surfaces , qui présente alors une spirale
cloisonnée, a considéré cette spirale comme un canal isolé,
et en à fait un vermiculite. Brugnière et Fortis ont aussi traité
⚫de ce fossile ; mais ils ne s'en sont pas fait une idée juste. Le
premier l'a nommé camérine , et l'a totalement méconnu ;
le second l'a nommé discoliche , et il a réuni sous cette
dénomination plusieurs fossiles très - différens les uns des
autres, et jeté ainsi la confusion sur la connoissance d'un fossile
fort intéressant', seul de son genre , et dont le petit nombre
d'espèces ne diffèrent que par de fort légères variétés dans
l'organisation . Les planches qui sont jointes à son Mémoire
sont d'ailleurs incorrectes et peu instructives.
Cependant aucune des conjectures de ces naturalistes ne
satisfaisoit aux diverses apparences de ce singulier fossile. Il
n'a pas servi de demeure à un animal , puisque lorsqu'il est
complet et bien conservé , il ne montre aucun orifice : ce
JANVIER 1807 . 199
n'est donc ni une coquille ni un vermiculite ; ce n'est pas
un opercule : on ne l'a jamais vu à la bouche d'une coquille ,
et lesmyriades qu'on trouve réunies dans une même couche ne
sont souvent associées à aucune coquille; ce n'est pas non plus
un madrépore : car il n'a aucundes caractères de ces ouvrages
de polypes,
Il ne restoit qu'une manière de déterminer son origine :
c'étoit de le regarder comme l'os d'un animal du genre des
mollusques , dont l'enveloppe charnue et gélatineuse s'étoit
décomposée et détruite , et avoit laissé cet os dans son entier
et dans l'isolement où on le trouve.
Cette solution m'ayant paru la plus vraisemblable , jecher
chai à pénétrer dans l'organisation la plus intime de ce fossile
par toutes ses sections différentes , ou la contexture qu'elles
mettoient successivement à découvert confirma mon opinion.
L'animal à qui appartenoit cet os , étant jusqu'ici inconnu ,
je cherchai à me rappeler s'il n'y en avoit point de ce genre
dans la nature vivante, qui eût un os ou tel autre corps dur
dans son intérieur qui représentat la numismale. Je trouvai la
sèche , espèce de mollusque qui renferme un os dont l'organisation
est non moins compliquée et régulière que celle de
la numismale; cet os a même des rapprochemens très-marqués
avec ce fossile , dont j'ai donné le détail dans mes
observations publiées dans le Journal de Physique de ventose
an 7 ( mars 1798) , cinq ans avant la publicationdu nouveau
Dictionnaire d'histoire naturelle.
Laplanche qui accompagne celles qui ont paru'dans lemême
Journal , cahierde ventose an 10(mars 1801), montre tous ces
rapprochemens.Cette planche présente septdifférentes sections
delanumismale, et trois de l'os de la séche , chacune ayant la
descriptiondétaillée dans l'explication des figures.Et ces observations
et ces dessins ont' paru en 1801 dans un journal , jele
répète, très-connu , publié à Paris même. Que penser donc du
silence gardé sur ces observations , qui concernent , sur-tout
l'un des fossiles marins les plus intéressans àbien connoître ,
dansun ouvrage d'histoire naturelle destiné à l'instruction, où
le lecteur doit trouver réuni ce qui a paru de mieux prouvé
sur lanature de l'objet qu'il veut connoître ? 7
L'auteur de l'article le résume en ces termes : « Les pierres
» lenticulaires sont - elles bien certainement des restes de
»
>> corps marins proprement dits ? C'est ce que je n'oserois
affirmer. On n'en trouve jamais à l'état de coquille , elles
>> sont toujours à l'état pierreux. » L'auteur présente ici des
4
YP
200 MERCURE DE FRANCE ,
objections qui portent sur un état de choses qu'il n'a pas compris
, quoique très - évident; après quoi il ajoute : « La pro-
>> priété qu'a ce fossile de se fendre parallèlement à ses
>> grandes faces , cette espèce de clivage est une circonstance
>>> de plus , qui paroît le rapprocher des substances pierreuses
>> purement minérales. Enfin , on le voit souvent avoir des
>> formes tellement irrégulières et indécises qu'il paroît n'être
>> qu'une concrétion fortuite. Ces différentes considérations
>> ont tellement frappé la plupart des naturalistes , qu'ils
>> ont été fort embarrassés de savoir quelle place assigner à ce
>>>fossile, que sa structure éloigne manifestement de toutes les
>> autres productions animales connues .......
>> Ceux des naturalistes qui suivent la nature pas à pas ,
>> reconnoissent fort bien qu'elle passe par nuances insensibles
>> de la cristallisation à l'organisation : on pourroit , ce me
>> semble , regarder la lenticulaire comme une des nuances de
>> ce passage d'une modification à l'autre. >>
Telles sont les conséquences auxquelles on est entraîné
lorsque , adoptant des idées qui n'ont de fondement que sur
une vue superficielle , on ne fait aucune attention à celles
d'autres naturalistes qui les ont fondées sur des observations
exactes et sur des analogies évidentes.
,
** « La plupart des naturalistes, dit l'auteur, ont été fort em-
>> barrassés de savoir quelle place assigner à ce fossile , que
›› sa structure éloigne manifestement de toutes les autres
>> productions animales connues. >>
Tous les naturalistes que j'ai cités ( et ce sont certainement
les principaux qui ont traité de ce fossile ) ont pensé au contraire
que la lenticulaire numismale a appartenu à un animal;
ils ont varié seulement sur l'espèce de l'animal , et l'ont
méconnue. Il n'est pas étonnant qu'on ne le trouve pas à l'état
de coquille , puisque ce n'est pas une coquille.
La propriété qu'a ce fossile de se fendre plus aisément
dans le sens de ses grandes faces est une simple particularité et
rien de plus. Toutes les parties d'un échinite , coque et piquans
, se fendent constamment dans un sens oblique , et on
ne lui contestera pas , sans doute , d'être un corps organisé.
La cause de cette propriété vient de ce que la coque et les
piquans d'un oursin sont d'une contexture spongieuse extrêmement
fine. Les particules spathiques qui ont circulé dans
les couches qui les renferment , ont pénétré si intimement
cette spongiosité , qu'elles lui ont communiqué la propriété
du spath calcaire rhomboïdal, de se rompre obliquement
dans le sens des faces du rhombe: c'est pourquoi les
fractures d'un échinite et de ses piquans , qui , dans l'oursin
JANVIER 1807 . 201
vivant, sont irrégulières et ternes, ont leurs faces aussi lisses
et polies que les fractures du spath même.
Cette conclusion que les numismales ne paroissent être
qu'une concrétion fortuite , ( conclusion que l'on tire des
formes irrégulières de quelques numismales ,) a sa source dans
une observation bien superficielle . Ce n'est pas ainsi qu'on
étudie la nature quand on veut la connoître. L'arbre rabougri
n'en est pas moins un arbre. Les os difformes de l'individu
rachitique n'en sont pas moins des os. Il en est de même de
la numismale irrégulière : c'est un défaut dans l'individu; son
organisation intérieure est la même que celles des numismales
dont la forme est parfaite. On connoîtroit ces exceptions , les
exemples de cas semblables se présenteroient à l'esprit , si l'on
étoit impartial dans les recherches.
Les dernières expressions des passages que j'ai transcrits
méritent sur-tout l'attention ; car elles dérivent de systèmes
qui ne sont pas ceux de la nature bien étudiée : « Les natu-
>> ralistes qui suivent la nature pas à pas , est- il dit , recon-
>> noissent fort bien qu'elle passe par des nuances insensibles
>> de la cristallisation à l'organisation : d'où l'on tire la
conséquence « que les lenticulaires pourroient bien être
>> regardées comme une des nuances de ce passage d'une mo-
>> dification à l'autre. » Quelle doctrine , et quelle instruction
pour les jeunes gens qui desirent étudier la nature !
Il n'y a point de passage de la cristallisation à l'organisation.
La cristallisation terminée reste la même , elle ne
change plus. Les cristaux, sans doute , sont une production
minérale très-intéressante , ils font le plus bel ornement des
collections de minéralogie , mais c'est là tout. Ils n'ont ni
fibres , ni glandes , ni vaisseaux , aucun fluide n'y circule , et
leur origine est dans les roches et les couches minérales.
Les végétaux , ceux des corps organisés qui se rapprocheroient
le plus de la cristallisation ( s'il existoit aucun rapprochement
), quoique fixés sur le lieu où leur semence s'est
développée , se parent, chaque saison, de fleurs , de feuilles et
de fruits ; chaque saison ils embellissent la nature , et nourrissent
l'homme et les animaux; chaque saison ils produisent
de nouvelles semences qui perpétuent leur espèce et les bienfaits
de la Providence. L'animal, qui est fixé sur le lieu qui l'a
vu naître , donne des signes très-prompts de sensibilité et de
vie, et ses émanations produisent d'autres animaux semblables
à lui. La ligne qui sépare la cristallisation de l'organisation
est donc tranchée ; il n'y a point de passage d'une
substance minérale à un corps organisé.
Cependant on revient sous une autre forme à cette étrangè
doctrine , et l'on dit : « On voit des substances purement
202 MERCURE DE FRANCE,
>> minérales qui présentent des rapports marqués avec des
>> corps organisés. Le flos ferri , par exemple, et les stalag-
>> mites fungiformes , ont un mode d'accroissement tout sem-
>> blable à celui des végétaux d'un ordre inférieur. >> Qu'est-ce
que ces végétaux d'un ordre inférieur ?Si ce sont des végétaux,
ils sont organisés, et ne s'accroissent point à la manière
dessubstancesminérales. Si cene sontpasdes végétaux, ils restent
dans la classe des substances inorganisées , qui , semblables
aux deux exemples cités duflosferriet de lastalagmite, s'augmentent
à l'extérieur par une superposition de particules
minérales amenées successivement par l'infiltration des eaux ,
dans les cavités des roches où ces substances se forment... :
Ce système est répété dans l'article Nature du même Dictionnaire
: « La pierre brute , dit l'auteur de cet article ,
>> passe par des nuances à la pierre cristallisée;celle-ci remonte
>> aux pierres fibreuses comme l'amiante; plus loin , nous
>> trouvons les végétations minérales , telles que leflos ferri,
» ou les ludus helmontii , les stalactites , ou même les den-
>> drites , etc. Tout auprès , on peut placer les productions
>> marines , telles que les madrépores , les coraux , les éponges ;
nou les végétaux, tels que les champignons , les algues , etc.
La nuance est donc bien prononcée , et montre une aug-
> mentation dans les facultés vitales. » Et voilà comment ,
par des assertions qui ne sont fondées sur rien de bien vu ,
ni rien de réel, on forme des systèmes absolument imaginaires.
Pour établir ces passages d'une substance minéraleàun corps
organisé,onappelle, et non sansdessein,les pierresfilamenteuses,
tellesquel'amiante,pierresfibreuses,parce que lemotfibre s'appliqueuniquement
aux corps organisés: ainsi l'ondit,fibres nerveuses,
fibresdes végétaux. Les fils de l'amiante etdes autres
substances minérales filamenteuses n'ont point d'organisation.
Le flos ferri , stalactite blanche , s'augmente à l'extérieur
par couches successives , comme toutes les autres stalactites
et stalagmites ; ses fractures présentent une surface
rayonnée comme plusieurs autres substances minérales , telles
que la mine de fer hématite, et quelques espèces de pyrites.
Les ludus kelmontii ne sont autre chose que les gersures
d'une argile durcie, remplies d'un spath jaune calcaire. Les
dendrites sont des dissolutions d'une matière minérale colorée
, qui pénètrent dans des fissures de roches , et tracent à
leur face ces formes arborisées. Elles n'ont pas plus de rapport
avec les végétaux, que ces ramifications produites par un
liquide sur les faces polies de deux plateaux de marbre lorsqu'on
les sépare. Les madrépores , les coraux, les éponges ,
les champignons , les algues, amenés sur la sočne pour éta
JANVIER 1807 . 203
blir ce passage , sont les uns des loges construites par de
petits animaux qui les habitent , dont la charmante variétéde
structure fait l'un des plus intéressans ornemens des cabinets
d'histoire naturelle. Les autres corps sontdes végétaux terrestres
et des végétaux marins. Ainsi , loin que ces exemples
établissent ce passage prétendu des substances minérales aux
corps organisés , ils en font au contraire la réfutation la plus
complète.
Présenter la numismale comme paroissant n'être qu'une
concrétion fortuite , c'est faire rétrograder la science au
temps où l'on regardoit les fossiles marins comme des jeux
de la nature formés par une sorte de cristallisation.
Dans le même article lenticulaire , il est fait mention de
celle des rochers de la perte du Rhône ; petit fossile trèsremarquable
, d'une à deux lignes de diamètre , convexe d'un
côté et concave de l'autre , qui attira particulièrement notre
attention, dans les diverses courses que nous fîmes mon frère
et moi à ces rochers. L'auteur de cet article a adopté l'opinion
dunaturaliste quia considéré cette lenticule comme une mine
de fer terreuse en grains. Cependant j'ai donné des observations
très-détaillées sur ce fossile , publiées dans le Journal de Physique
de ventose an 7, où j'ai prouvé avec une parfaitelévidence:
Que c'est un petit madrépore du genre qu'on a appelé
dans l'état de fossile , porpite ou bouton , d'après sa forme;
Que sa qualité ferrugineuse n'est qu'un accident, quelques
portions de cet amas de lenticules s'étant trouvées sur le
chemin d'une dissolution ferrugineuse , due vraisemblablement
à la décompsition de pyrites martiales , dont on aperçoit
des traces; dissolution qui a pénétré et imprégné cette
lenticule très-poreuse ;
Que cet effet n'est pas général ; que plusieurs de ces lenticules
sont très-peu ferrugineuses , et un grand nombre ne
le sont point du tout ;
Que plusieurs autres fossiles marins renfermés dans les
parties de ces rochers qui ont été pénétrés par la dissolution
ferrugineuse sont aussi ferrugineux, tels que des cames , des
éehinites, des coraux, de petits pectinites ;
Que les lenticules où l'on ne découvre pas d'organisation
sont celles qui ont été si complètement pénétrées par la disso.
lution ferrugineuse , ou par les particules spathiques , que l'organisation
a été effacée. Ce qui arrive fréqueminent à tout
autre fossile. Ainsi , j'ai trouvé dans une même couche du
mont Salève des madrépores où l'on distingue l'organisation
avec la plus grande netteté, et d'autres où elle n'est point
apparente. 11 en est demême des bois pétrifiés , dont les uns
204 MERCURE DE FRANCE ;
montrent très-distinctement leurs plus petites fibres , et d'autres
les ont effacées.
Le naturaliste cité dans l'article n'a dû observer que celles
des lenticules où l'organisation ne paroît pas , et n'a pas étendu
son observation au-delà; il n'a pas vu, par la même raison , la
porosité de l'intérieur de ce fossile , quoiqu'elle soit très-distincte
dans les individus renfermés dans les parties de la pierre
qui peuvent être polies , et cette porosité est aussi régulière.
que celle de tout autre madrépore.
J'annonce dans mon Mémoire , que j'ai présenté à la
Société des Naturalistes de Genève, tous les morceaux dont
je fais mention , en les accompagnant d'une description trèsdétaillée.
Cette circonstance devoit donner, ce semble , quelque
confiance à l'auteur de l'article , ou tout au moins lui faire
suspendre son jugement , puisqu'il ne paroît pas qu'il ait
observé lui-même cette lenticulaire.
Beaucoup de corps marins peuvent être méconnus dans
l'état de pétrification , si l'on ne s'est pas exercé à comparer
les corps marins pétrifiés avec les corps marins récens , et à
saisir tous les indices qui les rapprochent. Souvent un individu
ne suffit pas pour cela : il fout s'en procurer plusieurs du
même lieu , parce que tel caractère qui est détruit dans l'un
est conservé dans l'autre , et que de leur réunion se forme un
ensemble qui conduit à la vérité. Dans la nature vivante , tous.
'les individus d'une espèce quelconque montrent également
leur organisation; il n'est pas besoin de faire un choix. Il n'en
est pas de même des pétrifications ; il faut faire choix des individus
les mieux conservés .
Si dans le nombre des géodes quartreuses et calcédonieuses
du Jura , que j'ai recueillies , il ne s'en étoit pas trouvé une
qui montroit distinctement à l'extérieur qu'elle avoit été un
madrépore , et qui m'éclaira sur toutes les autres, peut-être
ne me serois-je jamais douté de cette origine; car la substance
quartreuse dans les unes et la calcédonieuse dans les autres ,
ont tout effacé, et pris la place du madrépore (1 ) .
L'auteur de l'article Lenticulaire persistant à donner la
préférence à l'opinion que la lenticule de la perte du Rhône
est une mine de fer, elle est , suivant lui , figurée en lentilles,
comme on en voitd'autres figurées en amandes , en pois , en
fèves. La nature , ajoute-t-il ,et c'est sa conclusion , « la nature
>> a mis dans la configuration de ces lenticulaires des grada-
>> tions de régularité , depuis la forme la plus brute jusqu'aux
(1 ) J'ai donné un Mémoire sur ces géodes, qui a paru dans le Journal
de Physique de frimaire an 7 .
JANVIER 1807 . 205
> apparences d'un corps organisé.» Quand on se laisse prévenir
à ce point, il est difficile que l'évidence ait quelque
accès. Mais cette opinion tient à l'hypothèse chimérique du
passage des corps inorganisés à l'organisation.
A J'ai publié un second Mémoire sur cette lenticulaire , qui a
paru dans le Journal de Physique defloréal an 11 ( mai 1803) ;
il est accompagné d'une planche gravée. Cette planche contient
six figures très-exactes de cette lenticulaire , dont quatre
sont fort agrandies àla loupe. Il est possible , absolument , que
ce Mémoire ne fût pas connu de l'auteur lorsqu'il a fait son
article ; mais quand il l'auroit connu , je n'espère pas qu'il
eût changé d'avis , puisque les dessins qui sont joints à mon
Mémoire sur la Numismale , parfaitement instructifs sur son
organisation, ne l'ont pas empêché de regarder ce fossile comme
une concrétionfortuite.
J'ai cité, dans ce Mémoire , une lenticulaire semblable à
celle de la perte du Rhône , qu'on trouve dans des fragmens
de pierre calcaire , tombés d'une couche supérieure , répandus
sur les talus de rocailles de la montagne de Lavarat , près le
mont Anzeindre , au-dessus de Bex. Un jeune botaniste coureur
de montagnes , a eu la complaisance de m'apporter un dences
fragmens. Les lenticules y sont en grand nombre ; et les extérieures
, anatomisées par les injures de l'air, montrent en tous
points la même organisation que celles de la perte du Rhône.
N'y ayant ici rien de ferrugineux , ni dans la pierre , ni dans
les lenticules , on ne peut plus se méprendre sur la nature de
ce fossile , et la question est décidée.
Le système du passage de la cristallisation à l'organisation
n'est qu'une branche appartenant à des racines plus profondes ,
dont les émanations dangereuses se manifestent particulièrement
dans l'article Nature du même Dictionnaire.
« Si l'on considère , y est- il dit , que la terre couverte d'eau
› a été exposée aux rayons du soleil pendant une multitude
>> de siècles , les substances les plus échauffées par ses rayons ,
>> et favorisées par l'humidité , se sont peu à peu figurées; à
>> l'aide de cette vie interne de la matière , elles ont donné
>> naissance à une sorte d'écume ou de limon gélatineux , qui
>> a reçu graduellement une plus grande activité par la chaleur
>> du soleil. Sans doute on vit paroître des ébauches informes ,
» des êtres imparfaits que la main de la nature perfectionne
>> lentement , en les imprégnant d'une plus grande quantité
>> de vie. D'ailleurs la terre , dans sa jeunesse , devoit avoir
>> plus de sève et de vigueur végétative que dans nos temps
>>>actuels , que nous la voyons épuisée de productions ......
>> Notre monde est une sorte de grand polipier dont les êtres
>> vivans sont les animalcules. Nous sommes des espèces de
206 MERCURE DE FRANCE ,
>> parasites , des cirons , de même que nous voyons une foule
>>de pucerons , de lichens, des mousses et d'autres races qui
>> vivent aux dépens des arbres. Nous sommes formés de
>> l'écume et de la crasse de la terre. >>
Dans les égaremens des conceptions de l'auteur, « on vit
» paroître , dit- il ,des ébauches informes, des êtres imparfaits
>> que la main de la nature perfectionne lentement , en les
» imprégnant d'une plus grande quantité de vie. » Eh ! qui
le lui a révélé ? D'après quel fait connu ose-t-on avancer une
opinion si contraire à tout ce que nous observons dans la
nature ? Où voit-on, dans le nombre innombrable des êtres
qui peuplent les mers et la terre, des ébauches informes ?
Chaque êtren'a-t-il pas,dans son organisation et ses moyens,
tout ce qu'il faut pour remplir sa destination ? Voit-on
paroître des espèces nouvelles ? Toutes celles qui existent ,
plantes , poissons , oiseaux , animaux terrestres , jusqu'a
l'homme, ne seperpétuent-ils pas par leurs semblables?Voit-on
naître , dans les atterrissemens formes sur le rivage de la mer
par les sables et le limon que les flots y repoussent et y accumulent,
et qui sont échauffés par les rayons du solcil , des
êtres nouveaux, des plantes nouvelles ?
Ces réflexions , dictées par la saine observation et par l'évidence,
embarrasseroient trop pour y répondre par des argumens
qui pussent satisfaire la raison. On a recours alors àune
supposition plus contraire encore , s'il étoit possible, à ce que
nous montrent les merveilles de la nature : « La terre, dit-on
>> hardiment, devoit avoir, dans sa jeunesse , plus de sève et
>> de vigueur végétative que dans nos temps actuels , où nous
>> lavoyons épuisée de productions. >>>
Cependant, chaque année , la nature s'embellit et fructifie;
chaque année, loin d'être épuisée, elle répand avec
profusionles bienfaits de la Providence; tous les êtres animés
en jouissent; les oiseaux célèbrent , par leur chants , ce retour
desbienfaits de leur créateur; et l'homme raisonnable et religieux
lui en rend graces dans ses hymnes et dans ses cantiques.
Divine harmonie des sons, donprécieux fait à l'homme
pour élever son ame jusqu'à la source de cette merveille
sublime , jusqu'à l'harmonie céleste ! Que ceux qui , dans
l'égarementde leurs pensées , supposent un épuisement dans
les productions et les bienfaits dela Providence, doivent être
peu sensibles aux beautés ravissantes de l'harmonie !
Pour couvrir d'une sorte de veile ces idées sinistres,et leurs
donner une apparence d'autorisation , l'auteur cite en note
leverset 24 du chapitre Iet de la Genèse: << Puis Dieu dit:
>> que la terre produise des animaux selon leur espèce , le
>> bétail, les reptiles , et les bêtesde la terre selon leur espèce;
JANVIER 1807 . 207
>> et il fut ainsi. » Mais il se garde bien de rapporter le
verset suivant , qui donne très-clairement le sens du verset
qu'il cite : «Dieu donc fit lesbêtes de la terre selon leurespèce ,
>> lebétailselon son espèce , et les reptiles de la terre selon leur
>> espèce; et Dieu vit que cela étoit bon.>> Ce fut donc Dieu
lui-mêmequi fit tous les êtres , en donnant à la terre la faculté
de les produire à sa parole toute-puissante, et à chaque espèce
la faculté depropager sen semblable. Cette vérité importante
est répétéedans chaque verset de ce chapitre sublime de la
Création.
« Les subtances les plus échauffées par les rayons du soleil ,
➤ dit l'auteur , et favorisées par l'humidité se sont peu-à-peu
>> figurées à l'aide de cette vie interne de la matière. » Il est
remarquable qu'entre les propos trompeurs que le poète
anglais, dans son Paradis Perdu , met dans la bouche du tentateur
pour séduire Eve et causer sa perte , est celui- ci , parfaitement
semblable :
TheGods are first , and that advantageuse
Onour belief, that all from them proceeds :
Iquestion it , for this fair earth isee
Warm'd by the sun,producing every kind,
Them nothing.
Si l'on en croit ces Dieux , de l'homme trop jaloux,
Existant les premiers, ils nous ont créé tous.
Maispeut-on le penser ? Non, non : l'astre du monde ,
Lui seul a tout produit par sa chaleurféconde :
Tout existe sans eux.
Traduction de M. DELILLE.
39
Aumilieu de ces combinaisons fantastiques attribuées à une
nature aveugle substituée à Dieu ; au milieu de ces idées si
opposées au spectacle ravissant d'ordre et d'harmonie que nous
présentent les merveilles de l'Univers, on est frappé d'étonnement
de trouver ces expressions: « Les facultés que Dieu a
>> données à cette matière se sont exaltées et modifiées ensuite
›selon les circonstances ; ainsi nous tirons notre vie et nos
>> forces de la terre. >> Faire intervenir le nom de Dieu dans
cette accumulation d'égaremens de l'imagination, est un outragede
plus fait à la sagesse suprème.
:
L'auteur admire dans quelques passages les beautés de la
nature , et paroît en avoir le sentiment : il admire aussi quelquefois
l'intelligence de l'homme ; mais cette admiration
n'étant fondée que sur sa propre manière de concevoir leur
existence, il passe bientôt àdes idées très-différentes , quoiqu'il
fasse souvent intervenir Dieu ou la Nature. C'est unmélange
si extraordinaire de quelques bonnes idées et d'égaremens ,
qu'il est difficile de le suivre et de le comprendre. Peut- être
cet étrange mélange n'est-il pas fait sans dessein.
208 MERCURE DE FRANCE ,
Représentant la terre exposée dans son origine à des com
binaisons tumultueuses et continuelles des élémens: << Aujour
>> d'hui , dit- il , la terre ne nous présente que rarement ces
>> grandes scènes de discorde entre les élémens; elle semble
>> fatiguée de ses anciens combats, et s'avancer vers la foiblesse
» et la décrépitude.
>> Tous les animaux , toutes les plantes , dit-il ailleurs , ne
>> sont que des modifications d'un animal , d'un végétal origi-
>>> naires..... Le règne animal n'est en quelque sorte qu'un
>> animal unique , mais varié et composé d'une multitude
>> d'individus, tous dépendans de la même origine......
>> Les êtres les plus imparfaits , poursuit- il , aspirent à une
>> nature plus parfaite. C'est pourquoi les espèces remontent
» sans cesse à la chaîne des corps organisés par une sorte de
>> gravitation vitale. Par exemple , le polype tend à la nature
>> du ver; celui-ci tend à l'organisation de l'insecte; l'insecte
> aspire à la conformation du mollusque; celui-ci tend à se
>> rendre poisson , et ainsi de suite jusqu'à l'homme. Chez
> les plantes on observe la même gravitation , parce que la
>> nature aspire toujours à la perfection de ses oeuvres. Il
>> paroît donc certain que les êtres les plus parfaits sortentdes
>> moins parfaits. Les animaux tendent tous à l'homme ; les
» végétaux aspirent tous à l'animalité ; les minéraux cherchent
>> à se rapprocher du végétal . >>
Je terminerai ici la citation des conceptions étranges de
l'auteur , où il donne avec le ton de la certitude , les assertions
les plus contraires à tout ce qui existe. Quand on est entraîné
par une imagination égarée , on tombe facilement dans des
contradictions. L'auteur dit ici que la nature aspire toujours à
laperfection de ses oeuvres, et il venoit d'affirmer que la terre
s'avance vers lafoiblesse et la décrépitude ; et plus haut , que
nous la voyons épuisée de productions. Dans cet état supposé
d'épuisementet de décrépitude de la terre , comment la nature
pourroit-elle tendre à la perfection de ses oeuvres , puisque ,
suivant lui , nous tirons notre vie et nos forcesde la terre?
Le minéral , reste minéral et ne tend point à se rapprocher
du végétal ; celui- ci reste à sa place , et n'aspire point à l'animalité;
chaque espèce d'animal reste ce qu'elle est , et propage
son semblable ; chaque espèce , en un mot , dans les règnes
minéral , végétal et animal , jusqu'à l'homme , ne tendent à
aucun changement : ils restent tels qu'ils furent au premier
moment de leur existence. C'est ainsi qu'on en impose aux
hommes inattentifs qui n'observent rien par eux-mêmes , et
qu'on réussit trop souvent à faire naître le doute sur les vérités
les plus évidentes.
Pourquoi,
JANVIER 1807 .
ةمق
SEINE
4
Pourquoi, dit-il enfin , cette éternelle circule
GLA
дрехи
foure,sur
quels nous
>> tous les êtres? Tout périt..... Devons - nous
>> tence sans avoir jeté les yeux sur ce qui nous
>> les abymes du passé et de l'avenir, entre
>>>sommes placés pour nous yprécipiter à jamais? Dicu seul
» reste grand au
milieu deces ruines du monde
Ces dernières expressions semblent être placées comme une
sorte de couverture sur celles qui précèdent. Tous les hommes
qui croient en Dieu , savent qu'il est éternel dans la
comune il l'est dans le passé ; ils en ont la persuasion intime,
quoique cette essence de la Divinité soit au-dessus de notre
intelligence. Mais cette persuasion ne leur présenteroit aucune
consolation , si leur existence individuelle finissoit à la mort ,
si leur ame , comme son enveloppe mortelle, devoit rentrer
dans une masse continuelle de circulation ; si elle devoit se
dissiper, comme il ditailleurs , dans le commun réservoir des
élémens. Cependant c'est ce qui résulte de ce système , qui
« en terminant notre existence , nous précipite à jamais dans
>> l'abyme du passé et de l'avenir. >>
Et comme sil'auteur eût craint qu'on pût se méprendredans
la suite de ses raisonnemens , il est au début plus explicite
encore : « La foiblesse de nos organes, dit-il , et l'imperfection
>> de nos instrumens , nous empêchent d'apercevoir ces loin-
>> tains univers , de cet atome de boue sur lequel nous ram-
>> pons un instant , pour nous perdre à jamais dans l'océan de
>> la mort. »
Familles malheureuses mais vertueuses , qui fondez votre
résignation aux épreuves que la Providence vous envoie , sur
l'espérance d'une rétribution dans une vie future qui nous est
promise et assurée par le Sauveur des hommes , restez fortement
attachées à cette ancre de salut; repoussez loin de vous
ces systèmes tristes et désolans qui tendent à vous la faire
abandonner pourvous plonger sans espoir dans un douloureux
découragement , au lieu de jouir de la tranquillité d'esprit , ce
bienfait si précieux de la résignation .
Ah! je le répèteet ne cesserai de le répéter : que ceux qui se
plaisent et s'égarent dans ces tristes conceptions les gardent
pour eux ; aucun homme raisonnable ne les leur enviera. Mais
de les répandre pour enlever aux hommes inattentifs et hors
d'état de les apprécier , les douceurs et les consolations qui
naissent des sentimens religieux , c'est se rendre bien coupable.
Jeunes naturalistes qui avez le goût de l'étude des merveilles
dela nature , fermez de bonne heure l'accès de votre esprit et
de votre coeur à ces systèmes funestes , fruit d'une imagination
présomptueuse qui veut tout soumettre à ses propres
0
210 MERCURE DE FRANCE ;
conceptions. Laissez ces écrivains s'enfoncer dans cette écume
etcette crasse de la terre , puisqu'ils la préfèrent aux sentimens
délicieux qui naissent de la contemplation de l'Univers ,
lorsqu'on s'élève à sa source divine. Laissez-les se dégrader
en appelant atome de boue sur lequel nous rampons , ce globe
tout couvert des merveilles et des bienfaits de son créateur ,
sur lequel l'homme, loin de ramper, marche dans une attitudedroite
et élancée , élevant ses regards versle ciel , étudiant
la sagessedivine dans les oeuvres qui l'environnent , et qui loin
de s'attendre àpérir àjamais dans l'océan de la mort ( expressions
qu'on ne peut répéter sans une profonde répugnance ) ,
espère de revivre dans une vie future où il contemplera de
plus près l'auteur de son existence. Laissez-les préférer de
s'avilir par une suite de leur présomption , parce qu'ils ne
peuvent comprendre ce qui est caché dans le sein de la
divinité , plutôt que de s'élever à l'idée sublime révélée dans
le récit que l'historien sacré de la création nous donne de
l'orgine de l'homme : Dieu, dit- il , créa l'homme à son image!
A l'ouie de cette origine révélée , on croit apercevoir de
leur part un mouvement presque de pitié , comme si , dans
les conceptions présomptueuses de ces écrivains , ils avoient
des notions plus certaines. Quant à nous qui voyons cette
imagede la divinité empreinte dans l'intelligence de l'homme ,
nous y ajoutons une entière foi , et cette persuasion fait le
bonheur de notre vie.
Vous apprendrez encore dans l'histoire révélée de la création,
que Dieu créa les plantes et les animaux chacun dans
son espèce , et leur donna la faculté de produire leurs semblables.
Qu'ainsi il n'y eut ni des ébauches informes , ni de
ces transitions qui ne sont que les résultats d'une imagination
égarée. Lors même que l'historien sacré ne nous apprendroit
pas d'une manière positive que chaque espèce reçut dès l'origine
son existence particulière , cette marche de la nature
est trop évidente , elle est trop conforme à la raison et à l'observation
, pour ne pas la reconnoître.
Garantissez-vous , surtout , des erreurs et des dangers de
cette philosophie trompeuse , qui jette l'homme dans l'incertitude
de son sort et de son origine, et ne présente à ses pensées
qu'un vide sans espoir et sans consolation. Pénétrez - vous
profondément , que ce n'est que dans le sein de la divinité ,
que , plus avancés dans votre carrière , vous trouverez des
consolations dans les vicissitudes et les épreuves de la vie , et
qu'enfin vous recevrez la récompense de votre attachement à
la vérité la première des vertus , de votre résignation et de
vos bonnes oeuvres.
Genève, le 15 janvier 1807. G. A. DELUC.
JANVIER 1807 . 211
Almanach des Muses (1 ) , et autres pour l'année 1807 .
Il faut même en chansons , du bon sens et de l'art .
Au lieu d'un ou deux Recueils de chansons , nous en avons
maintenant plus d'une douzaine chaque année ; mais cette
abondance atteste plutôt l'avidité des spéculateurs littéraires
que le talent de nos versificateurs , et même que leur vanité.
Ce ne sont pas les Chansonniers qui séduisent les éditeurs; ce
sont les éditeurs qui séduisent les Chansonniers ; ils tendent
des piéges à tous les rimailleurs , en leur offrant des moyens
faciles de publier leurs productions. On nous imprime , disent
ces derniers ; donc on nous lit. Pauvres dupes , qui ne savent
pas que la nécessité de remplir un volume fait adopter toutes
les folies qui leur passent par le tête , et , qu'à défaut de toute
autre pâture , les loups se nourrissent de terre ! Ce seroit
cependant un mal bien léger si cette même nécessité ne faisoit
admettre que de foibles ouvrages sans couleur et sans goût ,
puisqu'on est toujours libre de ne point les acheter , ou du
moins de ne pas les fire ; mais elle produit un autre effet , sur
lequel il est à propos de s'arrêter un moment.
Parmi cette foule de petits auteurs qui remplissent nos
Almanachs de leurs couplets innocens , il en est beaucoup auxquels
il échappe mille extravagances qui sont accueillies , et
que les sots admirent, parce qu'elles flattent leurs penchans
vicieux. C'est là véritablement ce que la critique ne peut
jamais tolérer , et ce qu'il lui appartient de relever avec persévérance.
Quoiqu'en général on ne s'attende pas à trouver des préceptes
d'une morale bien sévère dans une chanson, il faut
convenir néanmoins qu'il n'est pas permis d'en préconiser de
dangereux. Non-seulement cette licence montre un défaut
d'esprit, mais la chanson étant destinée, par sa nature , à
devenir populaire , il peut être important de la surveiller ,
pour que le fonds s'accorde toujours avec l'honnêteté publique.
La violation des bienséances est une faute qui ne
déshonore que celui qui s'en rend coupable; mais l'insinuation
d'un faux principe peut corrompre la société. Il est permis à
úne Musejoyeuse de chanter les divinités païennes; leur puis-
( 1) Un vol . in- 18 . Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 cent. par la poste.
A Paris, cher Louis , rue de Savole, et le Normant.
2
212 MERCURE DE FRANCE ;
sance n'est pas dangereuse ; mais lorsqu'un chanteur vous dit
sérieusement :
Dans l'oratoire de Vénus ,
On répète des oremus ,
Qui valent bien ceux de l'église , ( 1 )
il est impossible de ne pas reconnoître les rire faux et caustique
de l'impuissance , ou l'expression de la satiété , qui
mèle le sacrilége à la débauche , pour réveiller ses sens engourdis.
Cemélangedétestable du sacré et du profane , dont Voltaire
a le premier donné l'exemple , parce qu'il écrivoit pour un
siècle blasé sur tous les plaisirs; cette affectation de vouloir
établir la supériorité des objets qui frappent les sens , et de les
préférer à ceux qui ne touchent que l'esprit ; cet emploi
scandaleux des mots consacrés par la religion pour réchauffer.
les transports glacés du libertinage; toute cette doctrine matérielle
est le digne hommage offert à la beauté délicate et
sensible , par les galans philosophes du 18. siècle. Le poison
n'est pas dangereux. Ces petits Anacreon ont une pudeur qui
feroit rougir une Bacchante.
Lorsque le Chantre de Téos amusoit la Grèce par ses couplets ,
il ne dépensoit pas tout son esprit pour acquérir le titre de
mauvais plaisant :
Jamais la timide innocence
Ne s'alarma de sa gaité ;
Chaste amant de la volupté ,
Il la célébra sans licence :
Il savoit trop que la beauté
Doit ses attraits à la décence .
Apótre zélé des vertus ,
Toujours maître de son ivresse ,
Il sacrifie à la sagesse
Sur l'autel même de Bacchus. (2)
2
Il est assez ridicule de faire d'Anacreon un apótre; et si
l'auteur de ces vers entend ce qu'il a voulu dire , je lui en fais
bien mon compliment. C'est cependant une des bonnes pièces
de cet Almanach des Muses , qui , dit-on, est rédigé par un
homme de goût. On a bien fait de ledire: je ne l'aurois jamais
deviné. De quel oeil pense-t-il que des écrivains estimables
puissent voir leurs légères productions confondues à côté des
petits blasphèmes de quelques esprits faux qui , pour attraper
la rime , donnent à chaque pas une entorse au bon sens ? Mais
puisqu'ily a tant d'Almanachs , que n'en fait-on un pour les
( 1 ) M. Millevoye , épître à M. de Parny.
(2) M. Boileau, épître à M. Amon , traducteur des odes d'Anacreon .
JANVIER 1807 . 213
philosophes ? Ils auroientdu moins l'avantage de réunir toutes
leurs ordures dans cette sentine commune; et le public , averti
par le titre , pourroit éviter les émanations qu'elle produiroit.
Onprétend qu'il existe déjà quelque chose dans ce genre , et
qu'on l'appelle la Décade ou la Revue philosophique. Pourquoi
les éditeurs , qui sont d'habiles gens et qui saventdistinguer
les oeillets des chardons et les rosesde la ciguë, laissent-ils
croître dans leur petit jardin les plantes vénéneuses qui glacent
lesang lorsqu'on les respire? Que ne les renvoient-ils à cette
Décade, à qui les poisons sontplus familiers qu'à Mithridate !
S'il s'élevoit un Almanach philosophique, je conseillerois
qu'on lui donnât pour épigraphe , ces bouts rimés qui se
trouvent dans le PetitMagasin des Dames :
Nos sentimens
Sont dans nos sens ,
Et nos sens sont notre ame. ( 1)
Je suis encore à pouvoir comprendre comment des hommes
en état de barbouiller deux lignes , et même de rimer un
méchant couplet, peuvent consentir à ne donner au public
que des certificats de leur incurable déraison. Nous voyons
bien qu'ils veulent passer pour des gens d'esprit , mais nous
ne voyons pas qu'ils fassent rien pour prouver qu'ils le sont .
Ils se donnent bien du mal pour obtenir quelques coups de
fouet en passant , et pour être à jamais ensevelis dans l'oubli le
plus profond. On n'ignore pas à la vérité le nom de Linière ,
mais y a-t-il un homme en France qui puisse citer une seule
de ses chansons ?
Malgré ce mélange , on trouve dans les Almanachs de cette
année des pièces de vers assez distinguées par les pensées et
par le style. Nos lecteurs auront pu déjà les remarquer dans
le Mercure , où les meilleures ont été puisées : elles se repro-
•duisent avec avantage dans l'Almanach des Muses , qui
conservetoujours son droit d'aînesse. Celui des Graces (2) vient
'après ; il garde également son rang : c'est un cadet plein
d'esprit , qui saura se tirer d'affaire ; il a son petit ballot
de chansons décentes et joyeuses , et il les chante avec agrément
: la musique gravée des airs nouveaux se trouve à la fin.
Il y a trois ou quatre de ces airs qui lui feront faire fortune
cette année : celui du Point du Jour se distingue par sa fraîcheur
et par le rare mérite qu'il a de peindre parfaitement
*le réveil de la nature à la naissance d'une belle matinée du
(1) Chanson de madame la marquise de Boufflers .
(2) Un vol. in-18 . Prix : a fr . , et 2 fr . 50 cent. par la poste.
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
printemps. Le Chansonnier des Muses (1 ) est un petit båtard ,
qui se nourrit de ce que ses aînés dédaignent : il reçoit et
prend de toutes mains , mais il est encore bien maigre. Les
chansonniers du Rocher de Cancale lui jettent leurs os quand
ils ont biendîné. Le Portefeuille- Français (2 ) est un arrièrecousin
, qui s'enfle tant qu'il peut de lourde prose , pour
paroître bien nourri. Le Journal des Gourmands lui fournit
ses vers et ses chansons. Il n'a point donné la table de ce qu'il
renferme : c'est un petit fripon qui cache sa misère. L'Almanach
de Famille (3) n'est pas de la famille : c'est un inconnu
qui vit de miracles ; car il ressuscite toutes les fadaises
qui se sont débitées dans toutes les circonstances imaginables ;
il prétend nous apprendre tout ce qu'il faut dire dans telle
occasion donnée , pour la naissance d'un garçon ou d'une
fille , pour un mariage , pour une fête , pour un diner ,
pour un baptême , pour un portrait , pour un lendemain
de noces , etc. , etc. Il pourroit être de quelqu'utilité , si l'on
vouloit convenir que c'est un excellent guide pour nous avertir
de tout ce qu'il faut taire. Le PetitMagasin des Dames (4) est
incontestablement un enfantdes Muses françaises et d'Apollon ,
puisqu'il est nourri par toutes nos dames auteurs ; mais je ne
voudrois pas assurer qu'il est légitime. Il commence à parler
en vers , et quelquefois il s'exprime avec une grace qui décèle
son origine. Cette année a vu naître la Sphinxillomanie (5)
petite fille bizarre , née du trouble et de l'oisiveté , et qui ne
parle que pour n'être pas entendue . Tout en elle est charade ,
énigme ou logogriphe. Elle propose aux amateurs un mot à
deviner ; mais , moins cruelle que le sphinx , elle ne tourmente
que leur esprit dans le moment qu'ils s'en occupent ,
et elle leur offre , pour prix de leurs efforts et de leurs succès,
un atlas de quarante-cinq cartes coloriées. Le mot qu'il s'agit
de trouver ne doit avoir par lui-même aucun sens déterminé ,
parce qu'il peut s'entendre de différentes manières , ou parce
quec'estunde ces mots qui ne signifient rien , si quelqu'autre
mot ne s'y trouve ajouté : tel seroit , par exemple, le substantifpièce
, qui sans doute a déjà servi dans la composition de
plus d'une énigme , mais qui n'en est pas meilleur poury être
employé. Au surplus , si par hasard , quelqu'un rencontre un
mot qui puisse exprimer un objet que l'on voit partout et
qui n'a pas deforme déterminée ; qui soit l'oeuvre de tous , et
que l'on nomme sans rien nommer, il peut faire un couplet
(1) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . , et 1 fr . 25 cent. par la poste.
(2) Un vol . in-18 . Prix : 1 fr . 50 cent . , et 2 fr . par la poste.
(3) Un vol . in- 18 , Prix : 1 fr. 50 cent. , et 2 fr . par la poste.
(4) Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . 50 cent. , et 2 fr. par la poste.
(5) Un vol. in 18. Prix : 1 fr . 50 cent. , et a fr. par la poste,
JANVIER 1807 . 215
sur sa découverte , et l'envoyer , franc de port , à l'adresse du
directeurde la poste , à l'Arbresle , département du Rhône ,
pour être remis à Q. A. L. : il recevra le prix proposé , le
1er. mai 1807. Si de certains auteurs payoient aussi généreusement
ceux qui pourroient les comprendre , ils trouveroient
sans doute plus de lecteurs qu'ils n'en ont , et ils ne risqueroient
pas de se ruiner. Au surplus , la Sphinxillomanie peut
amuser tous ceux qui n'ont rien de mieux à faire qu'à deviner
des énigmes ; et il seroit à souhaiter que ceux qui projettent
quelque chose de plus mal , voulussent bien s'en occuper.
G.
Sermons de Hugues Blair , ministre de l'église cathédrale ,
et professeur de belles-lettres dans l'université d'Edimbourg;
traduction nouvelle, faite sur la 22° édition anglaise ,
par M. de Tressan , ancien abbé commandataire. Deux
vol. in-8°. Prix : 10 fr. , et 13 fr . par la poste. A Paris , chez
Dufour, lib. , rue des Mathurins ; et chez le Normant.
IL me semble qu'à ces noms de Hugues Blair , et de M. de
Tressan , l'attention de tous les lecteurs se réveille. Ceux qui
aiment le genre mélancolique , qui préfèrent à tout les rochers
, les tempêtes , les nuages et ce qui s'ensuit , doivent
se souvenir que Hugues Blair fut un des plus illustres défenseurs
des chants d'Ossian, que ce fut lui qui engagea M. Macpherson
à les publier , et que sans lui , peut-être , on n'auroit
jamais connu ces chefs-d'oeuvre de la poésie des nuages. S'ils
lui doivent donc quelque reconnoissance pour les tristes
plaisirs qu'il leur a procurés , ils s'empresseront de la lui
témoigner , en jetant un coup-d'oeil sur son propre ouvrage.
Ceux dont les goûts sont plus légers, plus naturels , mieux
assortis au caractère français , qui savent se contenter de
petits romans et de petits contes , et auxquels un livre est toujours
sûr de plaire quand il est gracieux; ceux - là , dis-je ,
connoissent mieux le nom de M. de Tressan que celui du docteur
Blair ; et peut-être que se rappelant les jolis ouvrages
qui portent ce nom , ils voudront lire aussi cette traduction.
Leur attente sera trompée : ils trouveront un livre bien différent
de celui que le nom de Tressan semblait leur promettre.
M. l'abbé de Tressan est un traducteur et même un auteur
fort estimable ; mais sans lui faire aucun tort , on peut assurer
, que s'il publie jamais ses oeuvres , elles ne ressembleront
pas plus à celles de M. le comte de Tressan , que les chants
de M. Macpherson ne ressemblent à ceux du Barde écossais. :
216 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux qui ont des goûts solides , et qui n'aiment que les
bons livres , seront peut - être les seuls qui soient plei---
nement satisfaits de la lecture de celui-ci : ils penseront que
les sermons de Hugues Blair peuvent être donnés , sinon
en France, du moins en Angleterre , comme des modèles de
l'éloquence chrétienne ; peut-être même en trouveront - ils le
style si naturel et si facile , qu'ils seront étonnés de se souvenir
qu'ils ne lisent qu'une traduction. Il me reste à parler
de ceux qui n'ont absolument aucun goût , qui , pour lire un
ouvrage, attendent de savoir ce que d'autres en ont pensé , et
qui n'en jugent guère que par le succès qu'il a eu : il est bon
d'apprendre à ceux- ci que les sermons de Hugues Blair ont eu
en Angleterre vingt-deux éditions en moins de six ans. Il me
semble que , même en France, où les libraires ont le secret
de multiplier les éditions en changeant seulement les frontispices
des livres , des sermons qui en auroient eu vingt-deux
en si peu de temps , pourroient passer pour avoir obtenu un
succès extraordinaire. Essayons de donner une idée de tout
l'ouvrage.
Il commence par une Vie du docteur Blair; et cette Vie est
un peu longue , comme le sont toutes les Vies anglaises. Il n'y
a peut-être pas dans les trois royaumes un seul biographe ,
qui , à la place de M. Finlayson , auteur de celle-ci , se fût
dispensé de nous parler de tous les Blair qui ont jamais occupé
des places de chapelains ou de ministres , ou , ce qui est non
moins remarquable , qui se sont rendus célèbres par quelque
petit poëme. C'est une sorte d'érudition qu'il faut se résoudre
à supporter lorsqu'on lit un ouvrage de cette espèce fait en
Angleterre. Pour moi , qui heureusement y suis accoutumé ,
je n'ai été surpris que de ne pas trouver dans celle-ci une
longueur de plus , je veux dire des notes. Il paroîtra singulier
que je fasse en quelque sorte à un traducteur moderne le
reproche de n'avoir pas mis des notes dans son ouvrage ; il
est pourtant bien sûr qu'on y en desireroit quelquefois , et
Pourtant
que faute d'un petit cominentaire , il m'a fallu renoncer à en
comprendre certains passages . Par exemple , je ne sais pas ce
que c'est que de prendre dans une université d'Angleterre les
degrés de A. M. , ni quel honneur c'est que d'y être reçu
docteur D. D. J'avoue mon ignorance : je n'entends rien à ces
dignités.
Il n'y a pas d'ouvrage si long , qui , lorsqu'il est fait par un
auteur de bon sens , ne compense à la fin par quelques détails ,
lapeine qu'on s'estdonnée de le lire. Cette Vie du docteurBlair
en contient donc quelques-uns , qui échapperont peut- être
aux lecteurs inattentifs , mais qu'il me paroît bon de faire
JANVIER 1807 . 217
observer : j'espère qu'on me permettra de m'y arrêter quelques
instans.
Ce que je cherche avant tout à connoître dans la vie d'un
homme célèbre, c'est la manière dont il est parvenu à se dis
tinguer des autres. Car , il faut l'avouer , entre un assez
grand nombre d'hommes qui , dans l'espace d'un siècle , parviennent
à se faire remarquer dans la foule , il en est peu qui
doivent cet avantage à la nature et à leur génie : presque tous
le doivent , non pas au hasard , comme on le dit communément
, mais à leur travail et à l'habileté avec laquelle ils ont
su mettre en oeuvre tous leurs moyens. Je trouve dans la Vie
de notre orateur , qu'il s'étoit imposé la loi de faire un extrait
detous les ouvrages qu'il lisoit , et qu'il n'y manqua jamais
tant qu'il vécut. Quand on songe que cet usage fut aussi
celui de Leibnitz , on est tenté de croire qu'il eut sur les
succès littéraires de M. Blair , une plus grande influence qu'il
ne pensoit peut- être lui-même. Cette méthode est excellente ,
non-seulement pour former le jugement , mais aussi pour
développer les talens , c'est- à-dire , pour apprendre tout à-lafois
à penser et à écrire; peut- être même est-elle indispen-
-sable pour ceux qui veulent retirer un profit durable de leurs
lectures. Mais s'il en est ainsi , que faut-il penser de la rapidité
avec laquelle on lit , ou, pour parler plus exactement, avec
laquelle on parcourt aujourd'hui tous les livres ; et quelle
espérance,peut-on concevoir de tous ces jeunes gens qui
jugent le soir avec tant de confiance celui qu'ils ont commencé
et achevé dans la matinée ? Pour moi , j'admire la
promptitude de leur coup d'oeil , mais je me dis en même
temps que ce n'est point ainsi qu'on s'exerce à bien juger; et
quand je songe à la lenteur que Leibnitz , et tant d'autres ,
devenus ensuite des hommes célèbres , mettoient à juger
leurs pareils , je tremble pour les succès futurs de ces petits
juges dont le coup d'oeil est si prompt. Oserai-je le dire ?
Quelquefois , en pensant au travail et au temps qu'un livre ,
même médiocre , même mauvais , a dû coûter à son auteur ,
je suis effrayé moi-même du peu que j'en ai mis à le juger
dans ce journal, et si quelque chose m'excuse à mes propres
yeux, c'est cette multitude d'écrivains ridicules , qui , attendant
tous , à ce qu'ils pensent , le moment d'être loués , nous
poursuivent de leurs sollicitations , et nous forcent en quelque
sorte à nous dispenser envers eux des égards que la prudence
elle-même sembloit nous commander.
-
Mais, nous dit ση , cette méthode de Leibnitz et de
Hugues Blair est partout employée , et il n'y a inaintenant
point d'enfant à qui on ne la prescrive. Oui , on la prescrit
218 MERCURE DE FRANCE ,
aux enfans , à qui elle est parfaitement inutile ; aux enfans ,
qui n'ont point encore assez d'idées pour faire un bon choix
entre celles qu'on leur présente , et qui ne peuvent par conséquent
faire que de mauvais extraits; aux enfans , dont il
faudroit , quoi qu'en aient pu dire Jean- Jacques et ses échos ,
exercer l'imagination plutôt que la raison; car ils ont déjà
l'une, et ils n'ont pas encore l'autre. Celle- ci nous est naturelle ;
et comme les fruits indigènes , elle vient mieux , et sur-tout
elle vaut beaucoup mieux lorsqu'on la laisse venir dans son
temps; l'autre est factice, et on peut sans danger la développer
quand on veut. On prescrit enfin cette méthode aux
enfans; et il faut le dire , c'est parce qu'elle est très-commode
pour ceux qui les dirigent. Mais elle ne peut être vraiment profitable
qu'aux jeunes gens et aux hommes. Si l'on me dit maintenant
que les hommes et les jeunes gens de cè siècle sont
déjà assez formés pour n'en avoir nullement besoin , j'admirerai
les progrès que nous avons faits; mais je ne cesserai de
rappeler que le grand Leibnitz s'étoit déjà fait connoître par
plus d'un bon ouvrage , où l'esprit d'analyse brille encore
plus que l'imagination , lorsqu'il s'exerçoit encore à analyser
ceux des autres , et que c'est peut- être ainsi qu'il est parvenu
à en composer de meilleurs et de plus beaux.
Une autre particularité qui m'a frappé dans la Vie du docteur
Blair , c'est que les sermons, dont M. de Tressan publie
la traduction , « ne sont , dit son biographe , que la plus foible
>> portion des discours qu'il a composés pour la chaire; mais
>> sa modestie , ajoute-t-il , lui a laissé croire qu'ils n'étoient
>> pas tous dignes des honneurs de la presse ; et , par une solli-
>> citude bien naturelle et bien excusable , lorsqu'il écrivoit
>> ses dernières dispositions , il enjoignit formellement d'a-
>> néantir les nombreux manuscrits qu'il n'avoit point fait
>> imprimer. >> J'ignore si cette sollicitude est naturelle , mais
je la trouve louable ; et l'estime que j'ai conçue pour le docteurBlair,
en lisant sa Vie et ses ouvrages , me fait desirer que
sa volonté ait été accomplie. Puisse donc , puisse son repos
n'être jamais troublé par le bruit des éloges menteurs que des
amis perfides distribueront aux discours qu'il n'a pas voulu
publier ! Puisse sa cendre reposer en paix à l'abri des recherches
de tout nouvel éditeur ! Puissent enfin ses discours n'avoir
jamais d'édition complète !
Ceci me conduit naturellement à parler de ses Sermons ;
mais avant d'exposer ce que j'en pense , qu'il me soit permis
de dire un mot sur les qualités qui devroient distinguer
l'orateur sacré de tout autre orateur, et de jeter un coupd'oeil
sur les divers caractères que l'éloquence sacrée a pris a
JANVIER 1807 . 219
diverses époques , et dans les diverses communions chrétiennes.
L'orateur chrétien ne devroit peut- être point aspirer à une
autre gloire que celle d'annoncer aux hommes de grandes et
utiles vérités , et de les dire toujours avec simplicité et noblesse
: instruire et toucher , voilà son but , comme celui de
tout autre orateur ; mais instruire des vérités éternelles , et
annoncer aux peuples les paroles qui ne passeront point ,
voilà ce qui le distingue: l'Evangile enfin, voilà son modèle.
La simplicité et la sublimité de l'Evangile sont , en quelque
sorte, le but vers lequel il doit tendre sans cesse , mais auquel
il ne doit pas se flatter d'arriver , puisqu'un langage
humainne sauroit y atteindre.
C'est celui que les SS. Pères se sont proposé ; et c'est ainsi
qu'ils se sont élevés si haut , qu'on ne se flatte plus de les
atteindre eux-mêmes , et que la plus grande gloire du plus
grand de nos orateurs , est d'avoir obtenu après eux la première
place. Ceux qui ne connoissent les SS. Pères que par les
éloges qu'on leur a donnés dans tous les siècles , se tromperoient
bien , s'ils s'imaginoient que l'éloquence chrétienne
avoit déjà de leur temps quelque chose de commun avec l'éloquence
profane. Je n'ai , certes , pas la pensée de déprécier en
aucune manière les Cicéron et les Démosthènes : ces orateurs
sont grands , sans doute ; mais , dans les momens même
où ils le paroissent le plus , on sent qu'ils ne le sont pas sans
un peu d'effort. Au contraire , les Basile et les Chrysostome
semblent toujours faire effort pour se rabaisser. Qu'est-ce qui
les élève donc malgré eux , et qu'est-ce qui les soutient à cette
hauteur qui nous étonne ? C'est l'Evangile , dont tous leurs
discoursne sontque l'interprétation. Ils vouloient être simples,
ils ont été sublimes , sans y penser , et parce qu'ils ne pouvoient
pas s'empêcher de l'être .
Ainsi , la simplicité et la sublimité de l'Evangile , voilà le
caractère qu'ils tâchèrent d'imprimer à l'éloquence sacrée , et
dont elle conserva toujours quelque empreinte , tant que les
chrétiens conservèrent la simplicité de leur foi et la pureté de
leurs moeurs. Qu'eût-elle fait de tout autre ornement ? Alors fl
n'y avoit parmi ceux qui se rassembloient dans les temples ni
des incrédules qu'il fallût convaincre , ni des hommes dépravés
qu'il fût utile d'épouvanter , ni des hommes délicats et superbes
dont il fût nécessaire de charmer les oreilles , pour
arriver plus sûrement à leur coeur : il n'y avoit que de vrais
fidèles. Alors aussi , on n'étoit pas réduit à chercher pour
une grande solennité l'orateur le plus distingué par ses succès ,
afin qu'il ajoutât par l'éclat de son éloquence à l'éclat de la
fête qu'on célébroit. La fête paroissoit toujours assez belle par
220 MERCURE DE FRANCE ,
les souvenirs qu'elle rappeloit ; et le pontife , quelquefois le
prêtre ordinaire , dont la voix connue interrompoit toutà-
coup les saints mystères pour faire entendre la parole
de Dieu , étoit toujours sûr de se faire écouter des chrétiens
, en leur développant , sans préparations et sans
recherches , quelqu'une de ces vérités dont leur coeur étoit,
pour ainsi dire, déjà rempli. Que sont devenus ces temps de
simplicité et de ferveur , temps heureux , où pour plaire , le
ministre de l'Evangile n'avoit besoin que de se montrer , ce
qu'il étoit en effet , le père de ses peuples , et le ministre du
Dieu qui les lui avoit confiés ?
Lorsque le christianisme eut étendu au loin son empire ;
lorsque la société des fidèles ne fut plus seulement une partie
du peuple , mais qu'elle fut devenue le peuple même , toutes
les nations , l'univers entier ; alors il lui arriva ce qui arrive
à toutes les sociétés qui s'agrandissent : ses liens se relâchèrent ,
son caractère s'affoiblit , ses moeurs s'altérèrent. Alors , comme
il fallut décorer les temples , pour captiver l'imagination de
cette multitude légère qui les remplissoit , il fallut , si j'ose
m'exprimer ainsi , décorer l'Evangile lui-même, pour qu'il ne
cessât pas de plaire aux chrétiens. Alors l'éloquence sacrée se
vit réduite à employer les ressourcesde l'éloquence humaine ,
et à couvrir de quelques ornemens ces vérités , non plus toujours
douces à entendre , non plus toujours consolantes , mais
quelquefois sévères et terribles , qu'elle étoit chargée d'annoncer.
Alors enfin , il fallut souvent que l'orateur chrétien se
fit pardonner à force de talent et d'esprit , de ne prêcher que
ces vérités , qui dans la bouche des premiers apôtres , seules
avoient suffi pour fixer l'attention des maîtres du monde , et
converti le monde lui-même.
Je ne puis qu'indiquer ici les divers changemens qu'éprouva
l'éloquence chrétienne dans ces temps de mauvais goût et de
faux bel esprit , qu'on a nommés les temps d'ignorance. Il est
certain qu'on se trompa d'abord, et qu'on s'agita long-temps
avant de trouver quels étoient les ornemens dont on pouvoit
la couvrir sans altérer sa noblesse primitive. Dans cette nuit
épaisse qui s'étendit sur deux ou trois siècles , quoique l'Evangile
n'ait pas cessé d'être annoncé , on trouveroit à peine un
de ses interprètes qui n'ait pas sacrifié au faux goût , et dont
les discours aient pleinement répondu à la dignité de son
ministère. Cependant , au milieu même de ces ténèbres , les
orateurs , ou du moins les auteurs chrétiens , sont encore àpeu-
près les seuls qui brillent de quelque éclat. Ce sont des
enfans déshérités , et autour desquels on ne voit plus rien de
de ce qui faisoit la grandeur de leurs pères; mais on sent qu'il
JANVIER 1807 . 221
n'en ont pas perdu tout souvenir ; et jusque dans la fausse
magnificence dont ils se parent , il est aisé de reconnoître les
restes de leur splendeur passée. Nous lisons dans l'Ecriture
Sainte , qu'avant la captivité de Babylone, les Juifs, au moment
de quitter leur patrie et leur temple , ensevelirent le feu sacré
dans une citerne , où ils ne trouvèrent à leur retour qu'une
eau bourbeuse; mais qu'ayant répandu de cette eau sur les
autels , elle s'y changea tout-à-coup en une flamme qui consuma
les victimes. Ainsi on peut dire que dans ce temps de
captivité ppoouurr les lettres , tout ce qui restoit dans le monde,
delumière et de goût , fut enseveli dans l'obscurité des écoles
ecclésiastiques , d'où il ne sortit pourtant que des ouvrages
médiocres , quelquefois même des ouvrages de mauvais goût;
mais ces ouvrages en ont ensuite fait naître d'autres qui ont
été des modèles. Le feu sacré paroissoit éteint , une eau
bourbeuse sembloit avoir pris sa place : tout-à-coup la flamme
a paru. Qui oseroit nier que les Bossuet, les Massillon , les
Bourdaloue , m'ont pas quelquefois profité des travaux de ceux
qui les ont précédés ? Ne sait-on pas que les ouvrages de mauvais
goût , c'est-à-dire , où les bonnes pensées sont ensevelies
sous une foule d'ornemens superflus, quelquefois même entre
beaucoup de pensées fausses , sont une mine abondante de
richesses pour ceux qui savent les y chercher , et surtout qui
savent les mettre en oeuvre ? Virgile trouvoit des perles dans
le fumier d'Ennius , et plus d'une fois nos Massillon n'ont
pas craint d'avouer qu'ils devoient à des orateurs bien inconnus
aujourd'hui leurs plus belles idées. Quoi qu'il en soit , on ne
pourra s'empêcher de convenir que l'éloquence chrétienne
fut la seule qui conserva toujours quelque trace de son éclat
primitif; que cet éclat lui-même ne s'affoiblit que lorsque
celui des arts et des lettres s'étoit tout-à-fait éteint; et qu'enfin
les orateurs chrétiensne cessèrent d'êtredes modèles que lorsque
les modèles en tout genre avoient entièrement disparu.
Et d'où partirent ensuite les premières leçons de bon goût ?
Sur quel point du vaste horizon , qui embrasse l'empire des
lettres , la lumière commença-t-elle à se montrer? Lorsque la
véritable éloquence sortit enfin de son long sommeil , n'est-ce
pas la voix des Bossuet , des Massillon et des Bourdaloue qui
fat la première à se faire entendre ? Et aujourd'hui même ,
quelle voix s'élève au-dessus de la leur ? Certes, après avoir
nommé de tels hommes, dont le nom est devenu en quelque
sorte celui de l'éloquence chrétienne elle - même , je puis
me dispenser de dire quel est le caractère qu'il convient
de lui donner aujourd'hui : sans doute il faut qu'encore maintenant
les orateurs chrétiens annoncent l'Evangile , les vérités
222 MERCURE DE FRANCE ,
de l'Evangile , rien que ces vérités ; sans doute ils doivent :
encore maintenant se nourrir de la lecture des SS. Pères ;
mais il faut qu'ils annoncent l'Evangile comme Massillon, il
faut qu'ils marchent comme Bossuet sur les traces des SS.
Pères : voilà les modèles qu'ils doivent imiter , ou eux-mêmes
ne serviront jamais de modèles.
Je n'ai pas l'intention de faire ici la censure d'aucun orateur
chrétien , et encore moins celle des diverses Eglises qui
se sont séparées de l'Eglise catholique. Mais il paroît que, sur:
ce point , les protestans ne pensent pas comme nous. La simplicité
qui règne dans leurs temples , semble avoir servi de
modèle à celle qui distingue les discours de leurs plus fameux
orateurs : on diroit qu'en renonçant à la pompe des cérémonies
, ils ont aussi voulu renoncer à celle de l'éloquence : its
ont enfin , je l'avoue , des prédicateurs estimables ; mais je ne
sais s'ils ont eu de vrais orateurs , et si les formes qu'ils ont
adoptées ne leur défendent pas toute espérance d'en avoir à
leur tour. Rendons-leur du moins justice , comme ils la rendent
eux-mêmes aux talens de nos Massillon et de nos Bourdaloue.
La lecture des sermons de Saurin , et je puis maintenant
dire de ceux de Hugues Blair , ne sauroit être inutile à
ceux qui se destinent au ministère de la parole. S'ils n'y
trouvent pas des modèles de haute éloquence , au moins ils
n'y prendront pas des leçons de mauvais goût , et ils y puiseront
cette instruction solide , sans laquelle il n'y a que peu
d'orateurs profanes et point d'orateurs chrétiens.
Examinons maintenant quel est le mérite particulier qui
distingue les sermens de Hugues Blair , et quels sont les défauts
qu'on peut y remarquer.
D'abord , il a cela de commun , ce me semble , avec tous
les bons prédicateurs des communions protestantes , que ses
expressions sont toujours naturelles , mais communes ; et que
son style est toujours simple , mais un peu froid. Point de
grands mouvemens, point de figures hardies , rien qui commande
l'admiration ; mais aussi rien qui appelle la critique :
il est difficile de le lire sans l'approuver ; mais on l'approuve
sans enthousiasme , et tout ce qui en reste après l'avoir lu,
c'est le plaisir de connoître un bon ouvrage de plus et beaucoup
d'estime pour son auteur . On croit pourtant sentir que
Hugues Blair auroit pu s'élever plus haut qu'il n'a fait , si
l'usage , ou quelque loi particulière qu'il s'étoit faite , n'avoit
contenu son talent : on sent du moins qu'il avoit entrevu
d'autres modèles que ceux qu'il s'étoit dit de suivre ; on va en
juger par le début de son premier sermon sur l'Union de la
Piété et de la Morale.
« Celui qui , du haut de sa gloire domine tous les trônes ,
JANVIER 1807 . 223
>> veille aussi d'un oeil attentif jusque sur la plus foible de ses
>> créatures. L'état le plus obscur, la simplicité du langage,
» l'ignorance même la plus profonde, ne rendent point indi-
>> gne de ses regards paternels. Pour le payer de ses bienfaits ,
>> ilne commande que l'obéissance et l'amour. L'ardente prière
>> implorant sa bonté du fond de la retraite la plus ignorée ,
>> a le pouvoir de s'élever jusqu'à lui ; et les dons que la mo-
>> deste charité répand en se couvrant d'un voile religieux ,
>> sont écrits dans les cieux. »
Onconviendra que le débutde cediscours rappelle le fameux
exorde deBossuet: Celui qui règne dans les cieux, et de qui releventtous
les empires, etc. Ce n'est plus, il est vrai, ni la même
magnificence des expressions , ni le même éclat des images ,
ce n'est plusBossuet , c'est à peine un orateur. Mais aussi la
lumière que répand Hugues Blair est plus douce, et par cela
même plus assortie , non pas tant peut-être à son goût particulier
qu'à l'usage de son Eglise. On diroit qu'en formant le
plandeson exorde, il s'est d'abord proposé l'aigle de Meaux
pourmodèle, etqu'ensuite il a évité avec affectation d'en imiter
le style. Car enfin , pourquoi s'en seroit-il autant éloigné :
l'idée qu'il avoit à exprimer n'étoit- elle pas également
belle ? Certes , je ne craindrois pas de dire qu'elle l'est encore
plus que celle qui nous frappe d'admiration au moment
que nous ouvrons le livre de Bossuet. Celui qui règne dans
les cieux ne paroît pas moins grand , lorsqu'ilfait la leçon
aux rois , que lorsqu'il accueille la prière du pauvre , et
qu'il veille d'un oeil attentif sur la plus foible de ses créatures.
Et à quoi nous menera cet exorde ? Elles sont belles les deux
idées que je viens de comparer : mais combien celle de Bossuet
est mieux placée au commencement d'un discours où il va
montrer la puissance humaine, d'abord dans tout son éclat , et
ensuite renversée par toutes les tempêtes qui peuvent s'élever
contre elle ! Où veut en venir Hugues Blair ? Qu'a de commun
le pouvoir de la prière avec l'Union de la Morale et de
laPiété?
Avantde traiter un pareil sujet , l'orateur auroit dû le mieux
examiner. Alors il auroit vu peut-être qu'en le traitant il se
réduisoit à la nécessité, ou de ne pas faire un discours chrétien,
ou de n'employer que des idées vagues. Il mesembleque
l'union de la morale et de la piété est si indispensable que
l'orateur chrétien ne doit point entreprendre d'en prouver la
nécessité. C'est une vérité de fait , qu'il n'y a point de véritable
morale sans religion: ce n'est ni dans l'Evangile , ni dans aucun
livre de l'Ecriture , c'est dans le monde qu'on en trouve la
preuve, et ce ne sont pas les SS. Pères qui le démontrent ,
1
224 MERCURE DE FRANCE ,
1
çe sont les actions de ceux quin'ont pas de piété. Je ne suisdonc
pas étonné que Hugues Blair voulant faire un discours chrétien
sur un pareil sujet, ait commencé par exposer une vérité
qui ne tend pas directement à son but; ce qui m'étonneroit ,
ceseroitque son discours ne fût pas entièrement rempli de
vérités et d'images pareilles .
J'endirois autant de son sermon sur les Avantages de l'ordre.
C'est encore la une de ces vérités du second rang, qui dépendent
des grandes vérités du Christianisme, et qu'il ne convient
peut-être pas dedévelopper avec ttrroopp de soin, du haut de la
chaire chrétienne. Il faut tout dire à ceux qui ne sont que
moralistes et philosophes : leursvérités n'ont point de base commune,
etil n'y a presque point de liens qui les réunissent. Mais
quand on a dit à des Chrétiens qu'il y a dans les cieux unjuge
éternel qui leur demandera compte un jour de l'emploi qu'ils
ont faitde tous les momens de leur vie, est-il bien nécessaire
de leur démontrer les avantages de l'ordre ? On sait du reste
que l'ordre est un des grands moyens d'économiser le temps :
ou si omme le sait pas , je ne crois pas qu'on parvienne jamais
à le démontrer dans un disconrs vraiment chrétien, et par des
preuves tirées de l'Evangile.
Cependant il faut être juste envers Hugues Blair : si son
éloquence n'est point assez chrétienne , assez évangélique , ce
n'est pas moins la véritable éloquence; et il fautavouer que souvent
elle ne manque ni de force , ni de chaleur. Qu'on en juge
par le passage suivant , qui est tiré de ce même discours sur
la nécessité d'unir la piété à la morale , dont j'ai déjà cité
l'exorde : « Le sentiment dujuste ou de l'injuste , les principes
>> de l'honneur , ou les mouvemens généreux de la bienfai-
>> sance , sont des barrières trop foibles pour résister au choc
>> redoublé des passions. Lorsque rien n'interrompt la tran-
>> quillité de la vie ces soutiens naturels des lois sociales
>> pourront peut-être lui suffire ; mais qu'il tremble au jour
>> de l'épreuve , et lorsque toutes les passions viendront
>> l'assaillir. Peut - être un malheur imprévu va l'accabler ;
>> peut - être un déchirement affreux , des bouleversemens
>> terribles vont bouleverser son coeur. Que leur opposera-
>> t- il ? Ah , c'est alors qu'il sentira la nécessité d'appeler la
>> Religion au secours de son impuissante vertu ! C'est alors
» que, privé de sa défense la plus sûre..... on le verra succom-
>> her sous le poids du malheur , ou s'abandonner sans réserve
» à l'ivresse des passions ! >>
Cela est biendit sans doute ; mais cela est-il bien nouveau?
C'est une question qu'on ne peut s'empêcher de faire , après
avoir lu ce passage; et il me semble qu'on ne la feroit pas ,
SI
JANVIER 1807 . 225
LA
SEINE
erreur
,
:
je veux dia
ont
traitnep
si l'orateur avoit prouvé une vérité chrétienne
une de celles que les Massillon et les Bourdaloue
traitées . C'est une grande de penser qu'en
sujets nouveaux , on trouvera l'occasion de dire des choses
nouvelles. A proprement parler , il n'y a rien de nouveau,et
cela même est une vérité rebattue ; mais ce qui aparit
toujours , c'est ce qui est grand et important par somenis
ce qui est fécond en conséquence , ce qui est d'un usage con
tinuel , ce sont les grandes vérités de la Religion , celles mane
qu'on annonce tous les jours dans nos temples.
On trouve encore dans l'un de ces deux volémés , un discours
sur le gouvernement des Coeurs , qui se trouve être
sur le gouvernement des Pensées . Cela fait honneur à Hugues
Blair , si cela prouve que ses pensées partoient toujours du
coeur ; malheureusement on ne peut s'empêcher de croire
qu'elles partoient quelquefois de son esprit : on voit évidemment
par les sujets qu'il a choisis qu'il a voulu briller , et
c'est l'esprit qui veut cela ; le coeur ne cherche qu'à se répandre.
Il faut donc lire ses sermons comme un ouvrage estimable
, propre à former fe goût; ensuite il faut relire Massillon
, Bossuet , Bourdaloue , traiter les mêmes sujets qu'eux,
et s'il se peut , aussi bien qu'eux.
GUAIRARD.
VARIÉTÉS:
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
POINT de nouveautés dramatiques cette semaine. La reprise
d Héraclius , et la rentrée de mademoiselle Raucourt dans le
rôle de Léontine , attirent la foule à la Comédie Française.
Le succès des Ricochets et des Due Gemelli , súr le
Théâtre de l'Impératrice , va toujours croissant.
-Le prix de poésie que l'Académie Française doit décernër
cette année , a été obtenu , dit-on , par M. Millevoye , l'accessit
par M. Victorin-Fabre . M. Brugnieres sera mentionné honorablement.
On se rappelle que les deux premiers ont eu le
même honneur l'année dernière.
On voit actuellement sur le quai des Orfevres , chez
M. Cheret , au Chariot d'or, une statue de la PAIX destinée
à être placée dans la salle du trône. Le siége sur lequel la
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
Déesse est assise , est de bronze avec des ornemens d'or moulu ,
et décoré des attributs des arts, du commerce et de l'agriculture.
La figure est assise et dans la proportion d'a-peu-près
sept pieds. Elle est d'argent; le dos de son vêtement est en
galon d'or fixé avec des clous d'argent ; les lacets de sa chaussure
sont également d'or, ainsi que la couronne d'épis de maïs
qui pare sa tête ; elle tient dans une main un caducée d'argent
doré, et dans l'autre une corne d'abondance de même matière.
Le modèle de cette figure a été donné par M. Chaudet.
-Des ouvriers , en fouillant la terre dans l'enclos de la
maison qu'occupe , à Saint-Germain, madame Campan , ont
trouvé , à 87 pieds de profondeur, un buste avec draperie. Il
seroit curieux , mais il est difficile de savoir comment ce buste
a pu se trouver placé à une telle profondeur. M. Visconti ,
antiquaire , membre de l'Institut , l'a visité , et se propose de
publier une dissertation à ce sujet.
-La Société de Médecine de Marseille a délibéré , dans
sa séance du 20 décembre , de proposer pour sujet d'un prix ,
consistant en une médaille d'or de la valeur de 300 francs ,
la question suivante :
« Déterminer le caractère de la maladie des accouchées ,
» qui a été décrite sous le nom de fièvre puerpérale : faire
>> connoître le traitement convenable aux types divers qu'elle
>> peut présenter. >>>
La Société desire que les Mémoires envoyés au concours,
soient basés sur l'expérience et l'observation , seuls flambeaux
qui puissent éclairer la théorie et la thérapeutique d'une maladie
dont la marche rapide et souvent insidieuse , peut tromper
la perspicacité du praticien le plus consommé .
Les Mémoires devront être remis , avant le 15 septembre
1807 : ce terme est de rigueur. Ils seront adressés , francs de
port , à M. Seux , secrétaire perpétuel , rue de Rome.
Ils pourront être écrits en latin ou en français.
-La Société de Médecine de Toulouse avoit proposé, l'année
dernière , pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle devoit
décerner dans sa séance du 10 novembre dernier , la question
suivante : « Déterminer quels sont les avantages et les in-
>> convéniens de la multiplicité des nomenclatures , relati-
> vement aux travaux des anatomistes , des physiologistes et
>> des nosographes. >> Des quatre Mémoires envoyés au corcours
, aucun n'a obtenu le prix entier ; cependant deux
ayant paru contenir des choses utiles , la Société a adjugé ,
à titre d'encouragement , une médaille d'or de 200 fr. au
Mémoire n° . 3 , qui s'est trouvé anonyme, et une autre médaille
en or de la valeur de 100 fr. au Mémoire n°. 4 , dont
JANVIER 1807 . 237
l'auteur est M. Senaux fils , docteur-médecin à Montpellier.
En récompensant ces auteurs , la Société nentend pas admettre
leurs opinions sur tous les points.
,
La Société propose pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle
distribuera dans sa séance publique de 1807 , la question suivante
: « Indiquer les plantes indigènes qui peuvent remplacer
>>> avec succès le kina CINCHONA OFFICINALIS LINN. , et ses
>> différentes espèces. » La Société invite les auteurs qui traiteront
cette question , à suivre le système et la nomenclature
de Linné. Elle desire moins une analyse chymique des principes
constitutifs des plantes succédanées du kina , qu'un
exposé clair et précis des faits et des observations qui constatent
l'efficacité de ces plantes dans la curation des fièvres
intermittentes pernicieuses , dont l'écorce du Pérou paroît ,
au moins jusqu'à présent , être le véritable spécifique. La
Société invite encore les concurrens à faire connoître , autant
qu'il sera possible , si les plantes dont ils parlent dans leurs Mémoires
possèdent , comme le kina une vertu anti-septique.
Les Mémoires envoyés pour ce concours , seront adressés ,
francs de port , à M. Tarbés , secrétaire général de la Société ,
avant le premier août de l'année 1807 .
-
,
La Société d'Amateurs des Sciences et des Arts de la
ville de Lille a arrêté que , dans sa séance publique du mois
d'août 1807 , elle accordera une médaille d'or de la valeur de
150 fr. à l'auteur du meilleur Mémoire sur le sujet suivant ;
« Le vinaigre de bierre que l'on fabrique dans les départe-
>> mens du Nord , retient toujours une matière muqueuse
» qui s'oppose à sa conservation. Indiquer un procédé éco-
>> nomique pour débarrasser le vinaigre de bierre des prir-
>>cipes étrangers qu il contient, et lui donner des qualités qui
>> le rapprochent du meilleur vinaigre de vin. >>
-En conséquence de l'intention manifestée par le fondateur,
la seconde Société de Teyler ( à Harlem ) propose la
question suivante :
« Quelle est la raison pour laquelle notre école de pein-
>> ture , dans le temps de sa plus grande splendeur , et même
>> encore à présent , a fourni si peu de maîtres dans le genre
>> historique; tandis qu'elle a excellé constamment dans tout
>> ce qui a rapport à la simple imitation de la nature , et
>> dans tout ceque peut offrir de difficile le cercle étroit de la
>> vie domestique? Quels sont les moyens de former de bous
>>peintres d'histoire dans ce pays ? >>
La Société promet une récompense de 400 florins à celui
qui, avant le 1er avril 1808 , aura fait parvenir la meilleure
réponse à cette question. Les Mémoires peuvent être écrits en
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
latin , français , anglais ou allemand; ils doivent être munis
d'unbillet cacheté , contenant le nom de l'auteur , et adressés
à la maison de la fondation de Teyler , à Harlem .
-Les Princes qui s'étoient chargés de la direction des spectacles
de Vienne ( Autriche ), se sont dégoûtés de leur administration
, et le baron de Braun ne veut plus la reprendre. Un
procès qui a suivi quelques démêlés, et dont on ne connoît
point encore l'issue , menace le public d'une disette de spectacles.
Les nouveautés ne sont point abondantes dans des
circonstances aussi fâcheuses. Cependant , on a joué sur le
Théâtre de la Cour , uuecomédie nouvelle qui a eu beaucoup
de succès. On continue à traduire , pour les théâtres de Vienne,
plusieurs opéra français. Gulistan a réussi par le poëme et la
musique. Le succès qu'ont eu sur les théâtres de cette capitale
de l'Autriche , plusieurs mélodrames de nos boulevards , ne
donnent point une bienbonne opinion du goût de ses habitans.
Mais ce jugement ne doit point être porté sans quelque modification.
La pièce de Monsieur Boite, que plusieurs journaux
allemands s'étoient empressés de vanter comme un chefd'oeuvre
dramatique , n'a eu que le succès qu'elle méritoit :
c'est une parodie du Bourru bienfaisant.
-Basilius , savant médecin grec , vient de publier , à Constantinople
, dans l' mprimerie patriarcale , un Epistolaire ou
collection de mod les de lettres pour se former au style épistolaire
en grec moderne. Il y a fait entrer plusieurs lettres
d'Alexaudre Maurocordato , ministre de la Porte , qui a eu
une si gr nde influence sur la guerre et la paix de 1655 et
et 1699. Ces lettres , qui sont les plus intéressantes du recueil ,
sont suivies de quelques autres de Nicolas Maurocordato , fils
du ministre, qui fut alternativement prince de la Valachie et
de la Moldavie. Cette collection est encore enrichie de quelques
notices sur des savans grecs , tels que Jacques Manas
d'Argos , Gerasimus , Dosithéus , patriarche de Jérusalem .
L'ouvrage entier forme un volume in-4°. de 340 pages.
- Les nouvelles qu'on a reçues , à Copenhague , de M. Giesecke
, sont très-satisfaisantes . Ce savant parcoure présentementl'Islande
pouryfaire des recherches géonoptiques et minéralogiques
; il a fait d'heureuses découvertes au pied du mont
Hécla , et dans l'intérieur du pays.
M. Klaproth , jeune homme très-versé dans la connoissances
des langues orientales , accompagnera l'Ambassadeur
Russe qui doit se rendre à Pékin. Il est probablement le seul
de tous les savans désignés pour faire partie de cette embassade
, qui remplira sa destination; il accompagnera l'Archimandrite
qui va renouveller la Mission grecque qui se trouve
àPékin.
JANVIER 1807 . 229
1
1
MODES du 25 janvier.
Les chapeaux parés ont moins de bord que jama's : quelques -uns sont
entourés d'une plume ronde , indépendante des trois plumes courtes , que
l'on voit sur le devant : d'autres sont ornés de cinq à six plum's frisées ,
qui se groupent au-dessus du front ; d'autres enfin admettent une
toufſe de fleurs sans feuilles , de roses , comme nous nous l'avons dit , ou
bien de tubéreuses , d'oeillet d'inde , de jacinthes , etc.
Pour les coiffures en cheveux , si l'on en excepte la fleur d'oranger ,
en guirlande , ce sont des perlés , au lieu de fleurs , que les coiffeurs
emploient , et spécialement des perles de corail. Dans l'intérieur du
chou de nattes , cette partie lisse qui demeuroit en réserve sur le derrière
de la tête , est maintenant occupée par des grains de corail ;
outre cela , du corail enfilé , se tortille dans les nattes , et des chapelets
de corail forment un double et triple bandeau à peu de distance dis
sourcils .
Point de rubans sur la table de travail des modistes. Un petit velours
épinglé , qu'elles coupent à la pièce , par bandes , leur en tient lieu . Ce
velours , marié avec du satin qui dépasse en façon de liserets , est assez
ordinairement blanc. Blanc sur blanc , ou gris-blanc et blanc mat , ravalisent
avec le rose et le bleu- pâle , qui continuent d'être à la mode .
NOUVELLES POLITIQUES,
Constantinople , 18 décembre .
Leconseil des ministres s'est assemblé hier , et la guerre à la Russie a
été déclarée. Lesulémas ont prononcé qu'elle étoit juste ; l'étendard du
prophète a été arboré. Tout le pays est en mouvement . Les pachas de la
Romélie ont recu l'ordre de porter toutes leurs troupes sur le Danube ,
Une armée s'avance de l'Asie , et suivra la même direction'; le grand visir
en prerdra le commandement , et marchera avec l'étendard sacré.
M. Italinski alloit être mis aux Sept- Tours ; l'ambassadeur franças , ben
Join d'imiser la conduite de ce mini tre . a été le premier à conseiller à la
Porte de le renvoyer hoorablement .
Dix vaisseaux de ligne sont en armement. La presse a été faite , et elle
a produit beaucoup de marins
Les deux vaisseaux anglais sont encore devant Constantinople ; le mini-
tre d' ngleterre paroît n'avoir pas d'instruction pour une circonstance
aussi inopidée.
C'est l'insultanse proclamation du général Michelson quí a excité dans
tout l'Empire ce mouvement général . Plutôt , disent les Tures , périr le
cangiar à la main , et l'étendard du prophète sous les yeux, que de souffrir
de tels Cutrages .
Le patriarche, homme vénérable , et qui a une très-grande influence
et les princes Cllenacht et Suzza, oct fait connoître à la populatio
grecu , ar une proclamation , les malheurs incalculables qui viendroient
la frapper si elle ne terancit l'oreille aux perfides insinuations des agens
russes . Victime tour-a-tour des armées russes , des armées turques , et
3
230 MERCURE DE FRANCE ,
peut-être de que qu'autre puissance , le pays seroit dévasté pour un siècle ;
car enfin le braves ne sont pas morts en Europe, et l'on ne souffrira pas
que le vaste empire qui appuię ses confins à la Chine règne encore sur le
Bosphore. Les Turcs seront peut-être battus ; mais ils finiront par être
vainqueurs . Ils auront pour eux notre puissant allié. C'est sur lui que
repose notre conbance. Il ne souffrira pas que ses ennemis les plus acharnés
, que les peuples qu'il a déjà vaincus , viennent détruire le plus ancien
et le plus nécessaire de ses ami . Dejà son camp est sur la Vistule ; déja les
Rus es qui sont en résence de nos troupes , expriment assez la terreur
qu'il leur inspire. Nos ennemis seront confondus , et notre empire sortira
de cet e lutte retrempé et réassis sur ses a'liances naturelles .
Silistria, 23 décembre .
La Bulgarie est traversée en tout sens par de nombreux détachemens
tures qui se dirigents or Rotschuk. L'avan de Rosgratz , cenx de Bourgas ,
de Schumlay , et ceux de tous les pays voisins , ont mis des troupes en
marche. Le mouvement est général . Layan de Roschus fait reparer les
fortific tions de la ville, quis le principal point du rendez-vous de
Parmée . Un grand nombre d'habitans , et des familles entières , se re tirent
de la Valachie , et emportent leurs effets pour les mettre en sûreté sur
P'autre rive du Danube. Mustapa Byractar mostre beaucoup de rislution
et d'activité. Il reçit à Rot-chus des familles fugitives , et ne
paroît pas craindre que les Russes passent le Danube , dont la rive méridionale
se garnit de troupes.
Widdin , 24 décembre.
Le plus grand zèle se manifeste sur toute notre frontière pour la défense
du pays . Passwan-Ogl u a déjà rassemblé ich des troupes nombreuses . On
répare avec activité les fortifications de Sistow et de Nipa. Oo vint
d'apprendre que les Serviens ont fait hier une incurion dans un village ,
et qu ils en ont enlevé une vingtaine d'hommes.
Naples , 12 janvier.
Le maréchal Massena est parti , hier , dans la soirée ,
pour se rendre à Paris. Il emmène avec lui toute sa suite .
Le sénat de cette ville , voulant reconnoître les services
signalés que ce général a rendus au royaume , lui a offert
un collier de la valeur de 16,000 ducats .
Francfort , 25 janvier.
On écrit de Berlin , le 20 janvier , que le quartier-général
de la Grande-Armée française est toujours à Varsovie. On croit
qué l'Empereur Napoléon ne quittera cette ville que lorsque
tout ce qui concerne les cantonnemens de l'armée aura été
définitivement réglé. Le major-général prince Alexandre de
Neuchâtel , sera , dit- on , chargé du commandement en chef
pendant l'absence de S. M.
Vienne , 14 janvier .
La régence provinciale vient d'émettre la circulaire suivante
:
« S. M. l'empereur et roi a daigné déclarer que le jour de
son retour parmi les habitans de Vienne, il y a un an , est
JANVIER 1807 . 231
trop profondément gravé dans sa mémoire pour qu'elle le
laisse passer sans donner des marques extérieures de ses sentimens.
Il y aura en conséquence, le 16 de ce mois , cette année
et à l'avenir , une fête en actions de graces dans l'église métropolitaine
de Saint- Etienne , à laquelle S. M. assistera . Les
fidèles Etats de la Basse-Autriche et la loyale bourgeoisie de
la ville de Vienne , prendront part à cette solennité , à laquelle
est aussi réunie pour l'avenir la fête de la Levée générale , qui
a eu lieu l'année dernière le 17 avril. »
S. A. I l'archiduc-grand-duc de Wurtzbourg est attendu
incessamment à Vienne.
L'armée autrichienne est actuellement composée de 8 régimens
de cuirassiers , 6 de dragons , 6 de chevau-légers , 12 de
hussards , 3 de hulans , 63 régimens d'infanterie de ligne,
18 régimens frontières , I régiment de chasseurs , 4 régimens
d'artillerie , et de divers corps de sapeurs , bombardiers, pontonniers
, etc. Tous les corps sont complets depuis que les
prisonniers revenus de France ont été renvoyés à leurs régimens
respectifs.
Pultusk , 8 janvier.
L'EMPEREUR a passé trois jours ici , après la bataille de
Golymin ; le quartier-général étoit au palais épiscopal. La
ville de Pultusk est agréablement située , et forme amphithéâtre
sur la rive droite de la Narew. Avant le dernier partage
de la Pologne , l'évêque de Plock étoit prince souverain
de Pultusk. Le roi de Prusse s'est emparé des propriétés et
des revenus de l'évêque , en lui assignant une pension. Ce
prélat réside ici , et conserve le titre de prince , mais seulement
par courtoisie.
On sera peut-être étonné en France que Kaminski , général
en chef des Russes , n'ait point paru dans les combats qui ont
eu lieu jusqu'à présent ; mais l'étonnement cessera quand on
saura que ce vieillard de 70 ans peut à peine porter sa tête , et
qu'il n'a été envoyé à l'armée avec un grand titre , que pour
obvier aux malheurs qui pouvoient résulter de l'active jalousie
qui règne entre les généraux Benigsen et Buxhowen. Kamenski
est hors d'état de supporter les fatigues du commandement ,
et l'on craint même que sa raison ne souffre des efforts qu'il
a faits pour paroître commander. Il étoit parti pour Ostrolenka
la veille de la grande affaire : Benigsen n'a pas manqué l'occasion
de se vanter d'avoir commandé seul ; il n'a pas oublié
non plus de jeter des soupçons sur le général Buxhowden qui
le lui rendra bien à la première occasion; car ces deux hommes
se détestent cordialement.
Dans notre route pour arriver ici , nous n'avons rencontré
232 MERCURE DE FRANCE ,
:
que canons et équipages russes abandonnés ; les généraux ont
laissé leurs voitures aux premiers qui ont voulu s'en saisir.
Dans le bois en avant de Pultusk , tout est parsemé de morts ,
et l'on va employer les prisonniers à ensevelir leurs concitoyens.
On amène chaque jour des prisonniers faits sur l'autre
bord de la Narevy : les régimens s'enfuient , laissant leur bagage
et leurs malades en arrière ; mais malheureusement la
saison est un obstacle insurmontable. Pour avancer, il faut un
terrain , et il n'y en a point ici ; le pied enfonce où on le pose ,
et nos canons se perdroient dans la boue.
Les vivres sont rares , quoique la Gallicie soit ouverte aux
deux puissances belligérantes pour les objets qu'elles veulent
y faire acheter ; mais les Russes ont dévasté tout le pays qu'ils
ont occupé. Ils avoient promis de payer comptant , ils n'ont
donné que des bons ; et comme ces bons sont écrits en langue
russe , langue qu'on ne connoît pas dans la Pologne prussienne
, on peut aisément deviner l'abus qu'ils en ont fait.
Le froid , que nous avons tant desiré , ne vient de temps
àautre que pour nous donner de nouveaux regrets , et nous
faire éprouver des contrariétés. Dans la nuit d'avant-hier , nos
ponts sur la Vistule , le Bug et la Narew ont été dérangés
par les glaçons ; de sorte que nous sommes en ce moment sans
aucun renseignement positif sur le dernier lieu que les Russes
auront choisi pour leur retraite.
PARIS , vendredi 30 janvier.
Sa Majesté l'Impératrice arrivera demain à Paris .
-La frégate de S. M. la Thet's s'est emparée, le 15 décembre,
de la corvette anglaise le Metley , de 18 canons et
100 hommes d'équipage , et la conduite à l'a Guadeloupe.
Le 19 du même mois, cette frégate est partie des Antilles
avec le brick le Lynx , et est arrivée en France le 16 janvier.
Elle a rapporté les nouvelles les plus satisfaisantes sur la Martinique
et la Guadeloupe. Le corsaire le Glaneur , de Saint-
Malo , a amené à l'Isle-d'Aix , le 20 de ce mois , une prise
anglaise du port de 400 tonneaux , venant d'Antigues , et
chargée de denrées coloniales. Le brick anglais l'Unité , du
port de 200 tonneaux , et l'Entreprise , de Londres , de 260
tonneaux , chargés de denrées coloniales , venant de Surinam ,
ont été pris par le corsaire le Général Pérignon , et conduits
à Péros le 18 de ce mois, ainsi que le brick le Richard , de
180 tonneaux , chargé de coton , pris par la Constance .
(Moniteur. )
JANVIER 1807 .
233
- Le 15 janvier, on a ressenti à Bayonne et dans les environs
une secousse de tremblement de terre , dont la direction
étoit du sud-ouest au nord-est.
-Un détachement de prisonniers de différens corps prussiens
ayant pris , à Nancy , du service dans les armées françaises
, est passé à Tours le 27 janvier , se dirigeant sur
Rennes. Suivant le rapport des soldats , un nouveau détachement
de 200 hommes doit les suivre à peu de jours de distnce.
-
Des lettres de New-Yorck , du 21 novembre , portent
que l'expédition de Miranda est totalement manquée ; il s'est
sauvé avec deux de ses compagnons seulement. Tous ceux qui
avoient débarqué ont été pris , pendus ou fusillés. Les Espagnols
qui étoient du parti de Miranda ont été écartelés .
XLIX . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie, le 8 janvier 1807 .
Breslau s'est rendu . On n'a pas encore la capitulation au
quartier-général. On n'a pas non plus l'état des magasins de
subsistances , d'habillement et d'artillerie. On sait cependant
qu'ils sont très - considérables. Le prince Jérôme a dû faire
son entrée dans la place. Il va assiéger Brieg , Schweidnitz et
Kosel.
Le général Victor , commandant le 10º corps d'armée ,
s'est mis en marche pour aller faire le siége de Colberg et de
Dantzich , et prendre ces places pendant le reste de l'hiver.
M. de Zastrow , aide-de-camp du roi de Prusse , homme
sage et modéré , qui avoit signé l'armistice que son maître
n'a pas ratifié , a cependant été chargé , à son arrivée à Koenigsberg
, du portefeuille des affaires étrangères .
Notre cavalerie légère n'est pas loin de Kænigsberg.
L'armée russe continue son mouvement sur Grodno . On
apprend que dans les dernières affaires elle a eu un grand
nombre de généraux tués et blessés . Elle montre assez de
mécontentement contre l'empereur de Russie et la cour. Les
soldats disent que si l'on avoit jugé leur armée assez forte
pour se mesurer avec avantage contre les Français , l'empereur
, sa garde , la garnison de Pétersbourg et les généraux de
la cour auroient été conduits à l'armée par cette même sécurité
qui les y mena l'année dernière; que si au contraire les
évènemens d'Austerlitz et ceux d'Jena ont fait penser que les
Russes ne pouvoient pas obtenir des succès contre l'armée
française , il ne falloit pas les engager dans une lutte inégale .
Ils disent aussi : L'empereur Alexandre a compromis notre
gloire. Nous avions toujours étévainqueurs , nous avions établi
234 MERCURE DE FRANCE ,
et partagé l'opinion que nous étions invincibles. Les choses
sont bien changées. Depuis deux ans on nous fait promener,
des frontières de la Pologne en Autriche , du Dniester à la
Vistule , et tomber partout dans les pièges de l'ennemi. Il est
difficile de ne pas s'apercevoir que tout cela est mal dirigé.
Le général Michelson est toujours en Moldavie. On n'a pas
de nouvelles qu'il se soit porté contre l'armée turque qui
occupe Bucharest et la Valachie. Les faits d'armes de cette
guerre sebornentjusqu'à présent à l'investissement de Choczim
et de Bender. De grands mouvemens ont lieu dans toute la
Turquie pour repousser une aussi injuste agression .
Le général baron de Vincent est arrivé de Vienne à Varsovie
, porteur de lettres de l'empereur d'Autriche pour
l'Empereur Napoléon .
Il étoit tombé beaucoup de neige , et il avoit gelé pendant
trois jours. L'usage des traîneaux avoit donné une grande
rapidité aux communications ; mais le dégel vient de recommencer.
Les Polonais prétendent qu'un pareil hiver est sans
exemple dans ce pays-ci. La température est effectivement
plus douce qu'elle ne l'est ordinairement à Paris dans cette
saison.
L BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 13 janvier 1807 .
Les troupes françaises ont trouvé à Ostrolenka quelques
malades russes que l'ennemi n'avoit pu transporter. Indépendamment
des pertes de l'armée russe en tués et en blessés,
elle en éprouve encore de très-considérables par les maladies
qui se multiplient chaque jour. La plus grande désunion s'est
établie entreles généraux Kaminski, Benigsen etBuxhowden.
Tout le territoire de la Pologne prussienne se trouve actuellement
évacué par l'ennemi.
Le roi de Prusse a quitté Koenigsberg et s'est réfugié à
Memel.
La Vistule , la Narew et le Bug avoient , pendant quelques
jours , charrié des glaçons ; mais le temps s'est ensuiteradouci,
ettoutannonceque l'hiver sera moins rude à Varsovie qu'il
ne l'est ordinairement à Paris.
Le 8 janvier, la garnison de Breslau , forte de 5500 h. ,
a défilé devant le prince Jérôme. La ville a beaucoup souffert .
Dès les premiers momens où elle a été investie , le gouverneur
prussien avoit fait brûler ses trois faubourgs. La place ayant
été assiégée en règle , on étoit déjà à la brêche lorsqu'elle s'est
rendue. Les Bavarois et les Wurtembergeois se sont distingués
par leur intelligence et leur bravoure. Le prince Jérôme
(
JANVIER 1807 . 235
investit dans ce moment , et assiège à la fois toutes les autres
places de la Silésie. Il est probable qu'elles ne feront pas une
longue résistance.
Le corps de 10,000 hommes que le prince de Pless avoit
composé de tout ce qui étoit dans les garnisons des places , a
été mis en pièces dans les combats du 29 et du 30 décembre.
Le général Montbrun , avec la cavalerie wurtembergeoise ,
fut à la rencontre du prince de Pless vers Ohlau , qu'il occupa
le 28 au soir. Le lendemain, à cinq heures du matin , le prince
de Pless le fit attaquer. Le général Montbrun , profitant d'une
position défavorable où se trouvoit l'infanterie ennemie , fit
un mouvement sur sa gauche , la tourna , lui tua beaucoup
de monde , et lui prit 700 hommes , 4 pièces de canon et
beaucoup de chevaux.
Cependant les principales forces du prince de Pless étoient
derrière la Neisse , où il les avoit rassemblées après le combat
de Strehlen. Parti de Schurgaft et marchant jour et nuit , il
s'avança jusqu'au bivouac de la brigade wurtembergeoise placée
en arrière de d'Hubé sous Breslau. Ahuit heures du matin ,
il attaqua avec govo hommes le village de Grietern occupé
par deux bataillons d'infanterie et par les chevau-légers de
Linange, sous les ordres de l'adjudant-commandant Duveyrier
; mais il fut reçu vigoureusement et forcé à une retraite
précipitée. Les généraux Montbrun et Minucci qui revenoient
d'Ohlau , eurent aussitôt l'ordre de marcher sur Schweidnitz
pour couper la retraite à l'ennemi. Mais le prince de Pless
s'empressa de disperser toutes ses troupes et les fit rentrer par
détachemens dans les places, en abandonnant dans sa fuite
une partie de son artillerie , beaucoup de bagages et de chevaux.
Il a deplus perdu dans cette affaire beaucoup d'hommes
tués et 800 prisonniers.
S. M. a ordonné de témoigner sa satisfaction aux troupes
bavaroises et wurtembergeoises.
Le maréchal Mortier entre dans la Poméranie suédoise.
Des lettres arrivées de Bucharest donnent des détails sur les
préparatifs de guerre de Barayctar et du pacha de Widin. Au
20 décembre , l'avant - garde de l'armée turque , forte de
15,000 hommes , étoit sur les frontières de la Valachie et de
laMoldavie. Le prince d'Olgoroucki s'y trouvoit aussi avec ses
troupes. Ainsi l'on étoit en présence. En passant à Bucharest ,
les officiers turcs paroissoient fort animés; ils disoient à un
officier français qui se trouvoit dans cette ville : « Les Français
>> verront de quoi nous sommes capables. Nous formons la
>>droite de l'armée de Pologne ; nous nous montrerons dignes
>> d'être loués par l'Empereur Napoléon. »
236 MERCURE DE FRANCE,
Tout est en mouvement dans ce vaste Empire ; les scheiks
et les ulhemas donnent l'impulsión , et tout le monde court
aux armes pour repousssseerr la plus injuste des agressions.
M. Italinski n'a évité jusqu'à présent d'être mis aux Sept-
Tours , qu'en promettant qu'au retour de son courrier les
Russes auroient l'ordre d'abandonner la Moldavie , et de
rendre Choczim et Bender. Les Serviens , que les Russes ne
désavouent plus pour alliés , se sont emparés d'une île du
Danube qui appartient à l'Autriche , et d'où ils canonnent
Belgrade. Le gouvernement autrichien a ordonné de la
reprendre.
L'Autriche et la France sont également intéressées à ne pas
voir la Moldavie , la Valachie , la Servie , la Grèce , la
Romélie , la Natolie , devenir le jouet de l'ambition des
Moscovites.
L'intérêt de l'Angleterre dans cette contestation , est au
moins aussi évident que celui de la France et de l'Autriche ;
mais le reconnoîtra-t-elle ? Imposera-t-elle silence à la haine
qui dirige son cabinet ? Ecoutera-t-elle les leçons de la politique
et de l'expérience ? Si elle ferme les yeux sur l'avenir ,
si ellene vit qu'au jour le jour , si ellen écoute que sa jalousie
contre la France, elle déclarera peut-être la guerre à la Porte ,
elle se fera l'auxiliaire de l'insatiable ambition des Russes , elle
creusera elle-même un abyme dont elle ne reconnoîtra la
profondeur qu'en ytombant.
LI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Varsovie , le 14 janvier 1807 .
Le 29 décembre , la dépêche ci-jointe du général Benigsen
parvint à Kænigsberg , au roi de Prusse. Elle fut sur-lechamp
publiée et placardée dans toute la ville , où elle excita
les transports de la plus vive joie. Le roi reçut publiquement
des complimens ; mais le 31 au soir, on apprit par des officiers
prussiens et par d'autres relations du pays , le véritable état
des choses. La tristesse et la consternation furent alors d'autant
plus grandes , qu'on s'étoit plus entièrement abandonné à
l'alégresse . On songea dès lors à évacuer Kænigsberg , et l'on
en fit sur-le-champ tous les préparatifs. Le trésor et les effets
les plus précieux furent aussitôt dirigés sur Memel. La reine ,
qui étoit assez malade , s'embarqua le 3 janvier pour cette ville.
Le roi partit le 6 pour s'y rendre. Les débris de la division du
général Lestocq se replièrent aussi sur cette place , en laissant
àKoenigsberg deux bataillons , et une compagnie d'invalides,
JANVIER 1807. 237
Le ministère du roi de Prusse est composé de la manière
suivante :
M. le général de Zastrow est nommé ministre des affaires
étrangères ; M. le général Ruchel , encore malade de la blessure
qu'il a reçue à la bataille d'Jena , est nommé ministre de
la guerre ; M. le président de Sagebarthe est nommé ministre
de l'intérieur.
Voici en quoi consistent maintenant les forces de la monarchie
prussienne :
Le roi est accompagné par 1500o hommes de troupes , tant
à pied qu'à cheval . Le général Lestocq a , à- peu-près , 5000
hommes, y compris les deux bataillons laissés à Koenigsberg
avec la compagnie d'invalides. Le lieutenant-général Hamberger
commande à Dantzick , où il a 6000 hommes de garnison.
Les habitans ont été désarmés ; on leur a intimé qu'en
cas d'alerte , les troupes feront feu sur tous ceux qui sortiront
de leurs maisons. Le général Gutadon commande à Colberg
avec 1800 hommes. Le lieutenant-général Courbière est à
Graudentz avec 3000 hommes. Les troupes françaises sont en
mouvement pour cerner et assiéger ces places. Un certain
nombre de recrues que le roi de Prusse avoit fait réunir , et
qui n'étoient ni habillés ni armés , ont été licenciés , parce
qu'il n'y avoit plus de moyens de les contenir. Deux ou trois
officiers anglais étoient à Koenigsberg , et faisoient espérer
l'arrivée d'une armée anglaise. Le prince de Plessa en Silésie
12 ou 15,000 hommes enfermés dans les places de Brieg ,
Neisse , Schweidnitz et Kossel , que le prince Jérôme a fait
investir.
Nous ne dirons rien de la ridicule dépêche du général
Benigsen; nous remarquerons seulementqu'elle paroît contenir
quelque chose d'inconcevable. Ce général semble accuser son
collègue le général Buxhowden; il dit qu'il étoit à Makow.
Comment pouvoit-il ignorer que le général Buxhowden étoit
allé jusqu'à Golymin où il avoit été battu ? Il prétend avoir
remporté une victoire , et cependant il étoit en pleine retraite
à dix heures du soir ; et cette retraite fut si précipitée , qu'il
abandonna ses blessés. Qu'il nous montre une seule pièce de
canon , un seul drapeau français , un seul prisonnier, hormis
douze ou quinze hommes isolés qui peuvent avoir été pris par
les Cosaques sur les derrières de l'armée, tandis que nous pouvons
lui montrer 6000 prisonniers , deux drapeaux qu'il a
perdus près de Pultusk , et 500o blessés qu'il a abandonnés
dans sa fuite. Il dit encore qu'il a eu contre lui le grand-duc
deBerg et le maréchal Davoust, tandis qu'il n'a eu affaire
238. MERCURE DE FRANCE ,
e
qu'à la division Suchet , du corps du maréchal Lannes ; le
17 régiment d'infanterie légère , le 34º de ligne , le 64° et
le 88°, sont les seuls régimens qui se soient battus contre lui.
Il faut qu'il ait bien peu réfléchi sur 1. position de Pultusk
pour supposer que les Français vouloient s'emparer de cette
ville. Elle est dominée à portée de pistolet.
Si le général Buxhowden a fait , de son côté , une relation
aussi véridique du combat de Golymin , il deviendra évident
que l'armée française a été battue , et que par suite de sa défaite
, elle s'est emparée de 100 pièces de canon et de 1600
voitures de bagages , de tous les hôpitaux de l'armée russe ,
de tous ses blessés , et des importantes positions de Sieroch
de Pultusk , d'Ostrolenka , et qu'elle a obligé l'ennemi à
reculer de 80 lieues.
,
Quant à l'induction que le général Benigsen veut tirer de
ce qu'il n'a pas été poursuivi , il suffira d'observer qu'on se
seroit bien gardé de le poursuivre , puisqu'il étoit débordé de
deux journées ,et que, sans les mauvais chemins qui ont
empêché le maréchal Soult de suivre ce mouvement , le
général russe auroit trouvé les Français à Ostrolenka.
Il ne reste plus qu'à chercher quel peut être le but d'une
pareille relation. Il est le même , sans doute , que celui que
se proposoient les Russes dans les relations qu'ils ont faites de
labataille d'Austerlitz ? Il est le même, sans doute, que celui
des ukases par lesquels l'empereur Alexandre refusoit la
grande décoration de l'ordre de Saint-Georges , parce que ,
disoit-il , il n'avoit pas commandé à cette bataille , et acceptoit
la petite décoration pour les succès qu'il y avoit obtenus ,
quoique sous le commandement de l'empereur d'Autriche .
Il y a cependant un point de vue sous lequel la relation du
général Benigsen peut être justifiée. Ona craint sans doute
l'effet de la vérité dans les pays de la Pologne prussienne et
de la Pologne russe que l'ennemi avoit à traverser , si elle y
étoit parvenue avant qu'il eût pu mettre ses hôpitaux et ses
détachemens isolés à l'abri de toute insulte.
Ces relations , aussi évidemment ridicules , peuvent avoir
encore pour les Russes l'avantage de retarder de quelques jours
l'élan que des récits fidèles donneroient aux Turcs; et il est des
circonstances où quelques jours sont un délai d'une certaine
importance. Cependant l'expérience a prouvé que toutes ces
Juses vont contre leur but ; et qu'en toutes choses, la simplicité
et la vérité sont les meilleurs moyens de politique.
JANVIER 1807 . 2.39
Copie d'une dépéche du général russe Benigsen.
J'ai le bonheur de mander à V. M. R. , que l'ennemi m'a attaqué hier
avant midi , près de Pultusk , et que j'ai réussi à le repousser sur tous
les points. Sa première grande attaque , commandée parde général Suchet,
ayant 15,000 hommes , fut di isée sur mon aile gauche contre louvrage
avancé de Gurka , afin de se rendre maître de la ville, je n'avois
que5,000 hommes sous les ordres du général Baggouwut , à lui opposer ,
qui se défendit avec beaucoup de bravoure, jusqu'à ce que je lui aie
envoyé trois bataillons de la réserve à son secours ; et à la fin , je détachai
le général Ostermann Tolstoy , avec trois autres bataillons sur son
même point , ce qui fut c use quel'ennemi fut totalement hattu sur son
aile droite. La seconde attaque de l'ennemi , qui étoit aussi vive , fut dirgée
sur mon flanc droit , où se trouvoit le général Burkley de Tolly , avec
l'avant-garde : cette aile étoit sur la route de Stegozio , appuyé contre
un buisson , dans lequel j'avois placé une batterie masquée. Malgré cette
disposition , l'ennemi fit mine de vouloir me tourner par le flane , ce qui
me détermina à faire un changement de front en arrière à droite avec
toute ma ligne. Ce mouvement réussit complètement. Après avoir ren
forcé le général Barkley de Tolly de trois bataillons , dix escadrons et
d'une batterie d'artillerie , l'ennemi fut délogé du bois et battu complètement
, après quoi il commença sa retraite .
L'attaque commença à 11 heures du matin et dura jusqu'à la nuit close,
D'après les rapports de tous les prisonniers, le prince Murat , Davoust
et Lannes , ont commandé contre moi ; de manière que j'ai eu à combattre
une armée de plus de 50,000 hommes.
Toutes mes troupes se sont battues avec la plus grande bravoure. Les
généraux suivans se sont particulièrement distingués : les généraux Ostermann
, Tolstoy , Barkley de Tolly , le prince Dolgorouki , Baggouwut,
Summow et Gondorff dans la cavalerie ; le général Kosin , le colonel de
Zégulin a chargé avec le régiment des Tartares polonais de Kochowski
sur l'aile gauche de l'ennemi , et lui a fait l eaucoup de mal. Le colonel
de Knorring, avec son régiment de Tartares , a presqu'entièrement
détruit un régiment de chasseurs à cheval , et le régiment de cuirassiers
de l'empereur a attaqué une colonne d infanterie , et l'a repoussée dans
le plus grand désordre.
de
Le maréchal Kamenskoi partit le 14 ( 26 ) ,le matin , avant l'attaque
de Pultusk pour Ostrolenka, et me remit le commandement général ;
sorte que j'ai été assez heureux pour commander seul pendant
toute l'affaire , et pour battre l'ennemi. Je regrette que le secours tant
desiré du général Buxhowden ne soit point rrivé à temps , quoiqu'il ne
fût éloigné de moi que de deux milles dan la position de Makow, et qu'il
eût fait halte à moitié chemin , pour être en état de contribuer aux avantages
de ma victoire ; je regrette aussi que le manque absolu de vivres et
defourrages m'ait forcé à rétrograder avec tout mon corps jusqu'a Rozan,
pour réunir sur mes derrières quelques provisions . Ce qui prouve combien
Pennemi doit avoir été battu , c'est qu'il n'a pas même inquietémon arrièregarde
pendant ma marche rétrograde .
Je fais passer le présent rapport à V. M. R. par le capitaine Wranges
qui a été à mes côtés pendant toute l'affaire , et qui pourra transmettre
à V. M. tous les autres détails relatifs à cette affaire .
Rozan, le 15 ( 27 ) décembre 1806.
Signé BENIGSEN.
240 MERCURE DE FRANCE ,
Copie d'une lettre écrite à M. le prince de Bénévent , ministre
des relations extérieures , par le chancelier du
consulat de France à Bucharest.
Monseigneur ,
Bucharest , le 13 décembre 1806.
Les troupes ruses , commandées par leprince Dolgorouki , ont arrêté
àYassi , et enyové en Russie , M. le consul-général Reinhard et toute sa
mission. Les détails de cette acte de violence sont aussi inouis que barbaress
Le prince Dolgorouki , après avoir fait arracher les armes impériales , a
sommé M. Reinhard de quitter son poste , et lui a donné un passeport
pour se rendre sur les frontières de l'Autriche . M. Reinhard part ; il
n'est qu'à une liene de Yassy , qu'une bande de Cosaques l'entoure , le
saist d'une manière indigne , et le couduit en Russi . Ce trait done
basse trehison , a révolté tout le monde. Les Russes mêmes sont indignés ,
et ne l'attribuent qu'au prince Dolgorouki ; il est indigne d'une nation
civilisée qui entre sur le territoire du grand- seigneur en proclamant des
intentions pac fiques.
Moustapha-Balayetar fit de grands préparatifs . Il jure qu'il mettra
toutes ses forces sur pied pour résister aux Russes . Son colonel , qui commande
à Bucharest , veille jour et nuit à la tranquillité et à la sûreté publiques.
Il a posté des soldats à toutes les portes de la ville, et a soleunellement
déclaté que le premier boyard qui en sortioit , perdroit la tête .
Le pacha d'Ibraïl est à la tête de vingt-cing mille hommes qu'il a réunis
aux forces de Moustapha Barayctar.
Je suis avec respect , etc. Signé LEDOULX.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE JANVIER .
DU SAMEDI 24. - Ср . 0% c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 500 400 300
400 350 400 ot . ooc ooc ooc 000 000.000 . oocooc oof ooс оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. goc ooo ooc orc
Act. de la Banque de Fr. 123 f 1236f. 2 c. j . durer janv. oooc ooof ooe
DU LUNDI 20. - C pour oro c. J. du 22 sept. 1806. 76f 250 200 1OC
20C. 25C TOC 150 000 ooc . oo oo0 000 000.000 000 ooc ooc .
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 700 0 с.оосоос
Act. de la Banque de Fr. 1235f 7 ' c'j . du er janv. ooc. oooof. oo of
DU MARDI 27 Cp. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 70c 756. 800
goc 7. c Soc 700 45c. 400 450 50c. oooococooc oof of ope
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 73f. 73f. 100 0ос 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. oooof j . du 1erjanv. ooc ooc ooo f. coc
DU MERCREDI 28. - Ср . оо c . J. du 22 sept . 1806 , 75f. 700 600 650
600 700 700 7001 000 00000c occ . ooc of ooc. oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f toc . oof. ooc ooc ooc 000
Act. de la Banque de Fr. 1232f5 cj . du er janv.oocoooofooef
DU JEUDI 29.-Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 75f 50c oc boc 650-6. с
65с бос оос ос оос оос 000 000 000 000 000 000 000 000 000 сос оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 50c oof, ooo oo ooo oofooc
Act. de la Banque de Fr. cooof. ooc oooof. ooc j . du 1er janv. oooofove
DU VENDREDI 30. - Cp . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 73f6 c 70c Co.
90c 76f goc ooc Coc 000 000 000 000 000 000 00c oofooc ooc
Igem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof cof ooc. oof oocooc
Aet. de la Banque de Fr. oooof oocj . du 1er janv. oooof
(N°. CCXC.)
19
(SAMEDI 7 FÉVRIER 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
DEPT
D
5.
cen
POÉSIE...
LE STRATAGÉME DE L'AMOUR ,
ODE ANACRÉONTIQUE.
PALE encor de la blessure
Qu'avoit faite dans mon sein
Thémire et l'enfant parjure
Qui lui conduisoit la main.
J'errois comme la génisse
Qui, le couteau dans le flanc ,
Echappée au sacrifice ,
Se traîne d'un pas sanglant.
: 1
Je m'écriois : « Ο Minerve ,
» Guéris ce coeur douloureux ;
» Que ton secours le préserve
>> De tous tes traits amoureux ! »
Minerve daigna m'entendre;
Et du céleste séjour
Elle accourut me défendre
Contre les pièges d'Amour.
3 AL
Q
242
MERCURE DE FRANCE ;
Loin d'elle fuyoient de Guide
Les dangereuses beautés :
Je dormois sous son égide;
Je veillois à ses côtés.
Même l'oiseau qui l'escorte,
Son hibou , nouvel Argus ,
En sentinelle à ma porte ,
Chassoit l'oiseau de Vénus .
De ses colombes confuses
Je n'entendois plus la voix;
Trompé dans toutes ses ruses ,
Je crus l'Amour aux abois.
Mais une nuit , le perfide ,
En songe ouvrant mon rideau ,
Me fit voir Adélaïde
A l'éclat de son flambeau.
Il'fuit: je m'éveille et j'aime ;
Eton coeur , depu's ce jour ,
Au sein de Minerve même
Ne rêve plus que d'amour.
Par M. LE BRUN , de l'Académie Française.
VERS
Sur la Galerie des Modèles d'Architecture, de M. CASSAS
HONNEUR à l'heureuse industrie
Qui sut réunir sous nos yeux
Tous ces monumens du géne
De tous les temps, de tous les lieux.
Sans sortir de sa capita'e ,
Le Français pourra désormais
Al er v siter ces palais
Qui , loin de sa terre natale ,
Couvrent de leurs détris épars
Des chamos illus résar la guerre ,
Leslois , les tatens et les arts ,
Riches encor de leur poussière,
L'artiste en ce cadre nouveau ,
FEVRIER 1807 . 243
Vaste malgré sa petitesse ,
4
Des siècles sut, avec adresse ,
Renfermer l'immense tableau.
L'homme parle dans ses ouvrages;
Et sur ces marbres renversés ,
On découvre des premiers âges
Les traits vivement retracés .
Dans ces monumens où respire
La noble fierté des Césars ,
Dans cette pompe que j'admire ,
Rome se monte à mes regards.
Sous une forme plus touchante,
Elégante avec majesté ,
Cette architecture présente
La Grèce à mon el enchanté.
Des arts la fertile patrie,
L'Egypte éleva , pour ses Dieux ,
Ces palais où l'allégorie
Dérobe son culteà nos yeux.
Une auguste munificence
Brille en ces tombeaux démolis :
J'y crois retrouver la puissance
De Suze et de Persépolis .
Plus rapprochés de la nature ,
Ces temples , simples et grossiers ,
Font voir des peuples sans culture ,
Rappellent nos aïeux guerriers.
De l'antiquité vénérable
:
Les ouvrages, vainqueurs des ans ,
Unissent d'un lien durable
Les siècles passés et présens.
Ces débrisque letemps nous laisse
Font la gloire du genre humain ;
Et le sage contemporain
Y voit ses titres de noblesse.
ENIGME.
Fits du plaisir et de la jouissance ,
J'assassine en naissant ceux dont je tiens lejour.
Mon aïeu paternel, le Dieuqu'on nomine Amour,
Chargea les ris élever mon enfance.
Je profitai si bien de leurs soins généreux,
Que tous les jours on me fête pour eux ,
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Tant on se trompe à notre ressemblance !
Quand je fus grand je parus à la cour ,
Et j'ose dire avec quelqu'avantage ,
Les courtisans m'y rendirent hommage :
Je les payai bien de retour !
Je liai même une intrigue secrette
Avec certaine majesté ,
Dont il naquit une rare beauté; beauté ;
Faut-il vous la nommer ? la superbe Etiquette .
Il n'est mortel dans ce vaste univers ,
Grand, petit , jeune ou vieux , qui ne soitdans mes fer s.
Je suis qui me veut fuir. Soit qu'avec modestie ,
Jeglisse dans le cercle où je veux ê re admis ,
Soit qu'avec bruit j'y fasse ma partie ,
On me cède l'honneur d'amuser mes amis ;
Et , la bouche béante , en silence on m'admire.
J'ai tout l'esprit du cercle , on n'a rien à se dire.
Mais, c'est assez vanter mes vertus , mon pouvoir ;
Adieu , lecteur, adieu , jusqu'au revoir .
LOGOGRIPHE.
DANS l'air, sur terre et sous les mers ,
D'un bout d'un pôle à l'autre exerçant mon empire,
Mon dur aspect fait frémir l'univers .
Demon sceptre de fer accablant les pervers ,
Je frappe également les hons ; j'aime à détruire,
Et mon pouvoir s'étend sur tout ce qui respire;
Je porte dans mon sein un bien vil et fatal ,
Source de tout le mal
Et des excès abominables
Que commit autrefois un peuple dur, altier,
En massacrant un monde entier :
Des fureurs des humains exemples incroyables .
CHARADE.
LECTEUR, dans mon premier tu verras très-souvent
Le nouvel enrichi , au ton dur, insolent ,
Qui , montrant à tes yeux son or, son arrogance ,
Semble vouloir encore écraser l'indigence ;
Mon second est un nom donné par sobriquet
A celui qui montra beaucoup trop de caquet :
Dans bien des accidens mon tout est nécessaire ;
Mais il devient encor plus utile à la guerre .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Papier.
Celui du Logogriphe est Coffre , où l'on trouve offre .
Celui de la Charade est Mai-son .
FEVRIER 1807 . 245
Omasis , on Joseph en Egypte, tragédie en cinq actes et en
vers , par M. Baour-Lormian ; représentée sur le Théâtre
Français , le 14 septembre 1806 , et le 18 du même mois , à
Saint- Cloud , devant Leurs Majestés Impériales et Royales.
In-8°. Prix : 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris ,
chez Vente , libraire , Boulevard des Italiens , n° . 7, près la
rue Favart ; et chez le Normant, imprimeur-libraire.
ΟΝN.voit avec plaisir les poètes revenir aux sujets tirés de
l'Ecriture-Sainte. Sans espérer des productions comparables
aux chefs-d'oeuvre d'Esther et d'Athalie , on se flatte du
moins que l'on entendra sur la scène , si long-temps flétrie par
des pièces barbares , quelques imitations heureuses des Livres
Saints , plus féconds peut-être en beautés poétiques que les
ouvrages des Grecs et des Latins. Quand on a cette prévention
favorable pour un poète qui a eu le mérite de puiser à une si
bonne source , on ne peut s'empêcher de voir avec regret
qu'il n'a pas bien choisi son sujet , et qu'il n'a pas eu l'art
d'en tirer parti.
L'histoire de Joseph , une des plus touchantes de l'Ancien
Testament , ne paroît pas propre à être mise au théâtre. Les
circonstances dont elle est accompagnée n'ont pas la noblesse
qu'exige la tragédie ; et si l'on supprime ces circonstances , on
dépouille le sujet de ses plus grands charmes. Cette histoire ,
et M. de Bitaubé l'a prouvé , peut fournir un récit poétique
d'un grand intérêt. La narration admet des détails qui ne
peuvent entrer dans une représentation théâtrale; il faut , dans
la tragédie, des passions prononcées , des dangers pressans : et
l'histoire de Joseph ne présente pas des beautés de ce genre.
Cependant l'auteur, après avoir fait un mauvais choix ,
pouvoit encore mettre à profit les beautés touchantes que lui
offroit son sujet. Il devoit se rapprocher le plus possible de la
vérité historique, et ne se permettre que les changemens indispensables
qu'exigeoit l'art. M. Baour-Lormian a pris une
autre route : il a mieux aimé dénaturer absolument l'histoire
de Joseph , que d'essayer, à force de travail , de lui donner une
forme dramatique.
Toute la fable de sa tragédie se réduit à un fait qui n'a par
lui-même ni importance, ni intérêt. Joseph , devenu ministre
de Pharaon , reconnoît un jour ses frères parmi les étrangers
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
qui viennent acheter du blé. Il ne se déclare pas devant eux ;
mais , voulant réunir en Egypte sa famille , il leur ordonne de
lui amener Jacob , et retient pour otage de la promesse qu'il
leur arrache , Siméon et Benjamin. Jacob arrive, reconnoît
son fils , et s'établit avec ses enfans dans la terre de Gessen. On
voit combien l'Ecriture est défigurée dans cette conception :
les passages pathétiques de la Bible ne peuvent y trouver
place; et Joseph manque aux devoirs d'un fils , en forçant
Jacob à venir lui-même délivrer deux dé ses enfans , parmi
lesquels se trouve celui qu'il chérit le plus. Tout le reste
de cette fable est accessoire : c'est un roman mal tissu , et
dépourvu de toute espèce d'intérêt. Il suffira , pour en être
convaincu, de se rappeler les principaux traits de l'histoire
de Joseph dans l'Ecriture.
Quelle sagesse , quelle résignation , et quel courage dans la
conduite de Joseph avant son élévation ! Quelle vertu , quelle
justice , lorsqu'il est dépositaire du pouvoir souverain ! Quelle
affection lorsqu'il revoit ses frères pour la première fois , et
quelle tendre inquiétude sur le sort d'un père affoibli par le
chagrin et par les années ! Ne le voit-on pas lutter sans cesse
contre la sensibilité de son ame, lorsque pour obéir à Dieu ,
il est forcé de traiter ses frères avec sévérité ? Ne reconnoît-on
pas dans la punition qu'il leur impose la douceur d'un ami
qui ne punit qu'à regret son ami coupable , et qui s'empresse
de répandre un baume salutaire sur les blessures que son
devoir l'a obligé de faire ? L'Eglise a souvent appliqué au
Sauveur du Monde les passages de l'Ancien Testament qui
peignent le caractère de Joseph : elle a vu , dans cet homme
vertueux qui ramène les coupables à leur devoir par la plus
douce indulgence , l'image de l'homme-Dieu qui ouvre aux
coeurs égarés les trésors du repentir et de la miséricorde.
Outre un fonds riche de pathétique , l'histoire de Joseph a
un but très-moral : Dieu punit Jacob d'avoir accordé une
préférence trop marquée aux enfans de Rachel ; il punit aussi
les frères de Joseph , mais plus sévèrement. M. Baour-Lormian
a méconnu , comme on va le voir , cette répartition si bien
graduée de la justice divine : dans sa pièce , Jacob est puni
d'une manière plus rigoureuse que les fils de Lia .
Ce sujet , comme nous l'avons dit , n'est pas propre au
théâtre ; cependant il étoit possible d'en tirer des situations
touchantes , et sur-tout de donner au caractère de Joseph les
plus belles couleurs. En examinant avec soin la tragédie de
M. Baour-Lormian , nous mettrons le lecteur a portée de
juger si ce poète a rempli le but qu'il devoit se proposer.
Joseph, sous lenom d'Omasis , raconte àAzaël ses premiers
FEVRIER 1807 . 247
malheurs : il lui dit qu'aujourd'hui même il reverra son père
et ses frères. Ce récit , beaucoup trop resserré , est privé de
presque tous les détails qui pouvoient le rendre intéressant,
Azaël parle à Joseph d'un prince du sang royal appellé
Rhamnes , qui est jaloux de la grandeur du ministre; il
craint quelque conspiration : Joseph le rassure. Azaël le félicite
ensuite sur ce qu'il va bientôt s'unir à Almaïs , soeur de
Rhamnės. Joseph lui répond :
Cher Azaël , lis mieux dans le fond de mon ame .
Oui , la belle Almaïs a trop su me charmer ,
Et, si j'en crois mon coeur, il est doux de l'aimer ;
Mais dans ce jour heureux la nature est plus forte :
Sur tout autre desir sa puissance l'emporte.
Il est impossible de parler avec plus de froideur et de sécheresse
d'un personnage qui tient cependant une grande place
dans la pièce. Dès ce moment, on convient avec le poète de
ne prendre aucun intérêt à Almaïs , et de ne considérer son
rôle que comme un remplissage. Il est à observer que l'auteur
emploie toujours le motvaguede nature pour exprimer l'amour
paternel et l'amour filial : c'est un neologisme qu'on devoit
moins se permettre dans le sujet de Joseph que dans tout
autre.
Rhamnès, dont il a été parlé, arrive sans qu'on sache pourquoi
: Joseph lui fait entendre qu'il n'ignore pas ses projets.
Rhamnės , resté avec Phanor son confident , se plaint de la
rigueur de son sort ; rien ne lui réussit contre son ennemi : il
est sur-tout irrité de ne pouvoir empêcher Pharaon de
donner Almaïs au ministre. Phanor lui répond :
Depuis quand la nature obéit-elle aux rois ?
Cette expression vague ne signifie rien : il faut lire les deux
vers suivans pour expliquer l'énigme , et comprendre que
l'auteur entend par le mot nature le pouvoir qu'un frère a sur
sa soeur. Rhamnės veut faire périr Joseph ; et son projet est
d'employer le bras de Siméon , qui est amoureux d'Almaïs.
Le prudent Rhamnès n'a négligé aucune précaution ; il ne
veut pas attaquer lui-même le ministre , parce qu'il a peur
de lui : si le coup manque , il se retirera dans le pays de
Chanaan avec ses trésors ; s'il réussit , au lieu de donner sa
soeur à Siméon , il le tuera. Tout cela , comme on le voit ,
n'est pas très-héroïque.
Le défaut absolu de logique se fait sentir dès ce début.
Comme il seroit trop long de remarquer toutes les inconséquences
qui se trouvent dans la pièce, nous nous bornerons ,
48 MERCURE DE FRANCE ,
pour faire connoître la manière de l'auteur, à en indiquer
deux frappantes qui se trouvent dans cette scène.
Rhamnès commence par dire :
Il n'est donc plus d'espoir; et la faveur des Dieux
Seconde les projets de cet audacieux.
Quelques vers plus bas , le même personnage est rempli
d'espérance :
Ma vengeance s'apprête: et peut-être demain
Les peuples de Memphis n'auront qu'un souverain .
La seconde inconséquence est encore plus forte.
Dans la première scène , Joseph a dit, en parlant de ses deux
frères :
Et les grands de la cour , à mes ordres soumis ,
Les traitent en égaux , leur parlent en amis .
Phanor, à ce qu'il paroît , n'est pas soumis aux ordres de
Joseph , car il ne traite pas Siméon comme son égal ; il en
parle ainsi :
Quoi , de ce vil esclave empruntant le secours ,
Vous daignez le charger du bonheur de vos jours !
Pourquoi l'appelle-t-il esclave ? Il sait que Siméon n'est
retenu que comme un otage pour lequel on a la plus grande
considération,
Siméon , appelé par Rhamnès , paroît. Ce dernier lui confie
vaguement ses projets , mais ne lui dit point encore qu'Almaïs
sera le prix de son crime : seulement il lui fait espérer que tous
ses voeux seront remplis. Ensuite il sort , contre toutes les vraisemblances
, sans s'être assuré que Siméon consent à seconder
ses desseins. Le frère de Joseph resté seul , indique , dans un
long monologue , qu'il a des remords : il pense à celle qu'il
aime; il croit que sa main sera le premier objet des voeux que
Rhammės veut remplir. Cependant il repousse encore l'idée
de tuer Joseph , et veut conserver un reste de vertu.
Almaïs s'inquiète , comme on peut le penser, de la froideur
de Joseph ; elle craint son frère , qui vient la prier de refuser
sa main au ministre. Cette démarche de Rhamnès est entièrement
dépourvue de raison . Puisqu'il a fait une conspiration
contre Joseph , son intérêt est de cacher sa haine , pour assurer
le succès de ses desseins , Au contraire , il menace sa soeur, et se
retire. Joseph vient , et Almaïs ne peut s'empêcher de lui
donner des soupçons contre Rhamnès : situation mal conçue,
et que l'auteur n'a pas même su ménager. Il auroit fallu
FEVRIER 1807 . 249
qu'Almaïs éprouvât des combats , et que la violence de ses
craintes la forçat seule à accuser son frère. Joseph , qu'elle
quitte, ne s'occupe nullement des moyens de prévenir les
complots de son rival ; il s'abandonne à des idées absolument
contraires au caractère que l'Ecriture lui assigne :
O toi , Dieu d'Abraham , Dieu que mon père adore ,
Permets à ton Joseph de se contraindre encore !
Quel est le but de cette permission que Joseph demande à
Dieu ? C'est d'inquiéter Jacob , et de remplir ses frères de
crainte . L'Ecriture dit au contraire que Joseph fut forcé par
Dieu de dissimuler avec sa famille. Combien le héros ne
seroit- il pas plus intéressant , si l'auteur eût suivi cette idée ?
Au lieu de le présenter comme un homme qui ménage avec
adresse un coup de théâtre , il auroit offert un fils et un frère
pleinde tendresse , qui n'obéit que malgré lui aux ordres du
ciel , et qui se trouve à regret l'instrument de la vengeance
divine. Joseph ensuite parle de son mépris pour la grandeur:
Dans la pourpre éclatante où tu m'as fait asseoir,
Tu sais quels voeux je forme , et quel est mon espoir ;
Combien avec ennui je vois ma destinée ,
En ces climats lointains au pouvoir condamnée !
Cette idée est imitée d'Esther ; mais convient- elle à Joseph ?
Dieu l'a placé pour sauver un peuple nombreux : ce n'est
point à lui à murmurer contre les décrets de la Providence.
Son dégoût n'annonce qu'une mollesse indigne d'un homme
tel que lui: ce qui dans Esther est une beauté , se trouve un
défautdans ce personnage. D'ailleurs , cette idée est exprimée
d'une manière pénible et forcée : il suffira , pour s'en convaincre
, de comparer les vers de Racine à ceux de M. Baour :
<<Tu sais , dit Esther au Seigneur , que cette pompe où je
>> suis condamnée ,
>> Ce bandeau dont il faut que je paroisse ornée
>> Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés ,
>> Senle et dans le secret , je les foule à mes pieds;
>> Qu'à ces vains ornemens je préfère la cendre ,
>> Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre. »
Benjamin vient interrompre le monologue de Joseph; c'est
une des meilleures scènes de la pièce. Le poète entre enfin
dans son sujet. Joseph s'informe des circonstances qui ont
suivi son malheur. Benjamin les lui raconte avec une naïveté
qui convient àson âge. Il lui peint , sur-tout , d'une manière
250 MERCURE DE FRANCE ,
naturelle et touchante les regrets de Jacob quand il eut appris
la nouvelle de la mort de son fils bien aimé :
Le temps semble ajouter à ses tourmens secrets .
Le calme , le bonheur ont fui de sa demeure :
C'est avec moi qu'il souffre , avec moi seul qu'il pleure
De son fils hien-aimé le funeste trépas ;
Et mes soins assidus ne le consolent pas .
Que di -je ? Mes regards , mes traits et mon langage ,
Ma voix, tout de Joseph lui retrace l'image .
Par nos tremblantes maios SOD tombeau fut creusé.
Triste et vain monument de nos pleurs arrosé !
Al'ombre des palmiers , dans le vallon tranquille ,
Si fécond autrefois , aujourd'hui si stérile ,
Il s'élève ; et Jacob , de cendre tout couvert ,
Redemande son fils à ce tombeau désert .
Joseph , après avoir promis à Benjamin que bientôt sa famille
sera heureuse , l'engage à calmer la douleur de Siméon, Il
entame ensuite un monologue ; et pour qu'on n'oublie pas
Almaïs , il en dit quelques mots.
Le poète ne reste pas dans la bonne route : il va encore
s'éloigner long-temps de son sujet. Almaïs reparoît : elle
annonce que Rhamnès a cédé à ses larmes , et ne pense plus
à perdre Joseph. Siméon s'adresse à Almaïs pour obtenir la
permission de retourner dans la terre de Chanaan. Son amour
perce dans ses discours . La princesse lui répond que son hymen
s'apprête , que la famille de Jacob va bientôt arriver , et
qu'elle augmentera par sa présence la pompe de cette fête
auguste. Siméon devient furieux. Almaïs , qui ne sait pas le
motif de son emportement , se retire étonnée. Rhamnès arrive
à propos, excite la fureur de cet insensé , et lui fait promettre
de tuer Joseph. On entend du bruit : Rhamnès quitte
Siméon , et , contre toute vraisemblance , ne s'aperçoit pas
que c'est le ministre lui-même qui approche. Siméon , qui
doit être dans le délire du crime, reprend son sang froid , et
soutient une longue conversation avec celui dont il vient de
jurer la mort. Par une combinaison très-extraordinaire , jamais
ce furieux n'a montré plus de bon sens que dans cette
scène. Quand Joseph lui demande si Jacob n'a pas eu quelque
préférence pour un de ses enfans , Siméon lui répond :
Sous ses augustes lois ses fils vivent ensemble.
Dans son sein vertueux sa bonté les rassemble.
S'il étoit vrai pourtant que son injuste choix
Eût à l'un de ses fils transporté tus mes droits ,
Je devrois , par respect , autant que par tendresse ,
D'un père à tous les yeux dérober la foiblesse.
Cette réponse est très-sensée : mais Siméon doit- il raisonner
FEVRIER 1807 . 251
ainsi dans la situation où il se trouve ? Non erat his locus.
Joseph le quitte ; et ce furieux persiste dans ses projets d'assassinat
: cruauté froide , qui enlève à ce rôle toute espèce d'intérêt.
Enfin , le touble s'empare de l'ame de Siméon , quand
Benjamin vient lui annoncer l'arrivée de Jacob : il ne veut
pas voir son père , et sort dans la plus grande agitation .
Le tableau de Jacob au milieu de ses enfans , est plein d'intérêt
: il rappelle des souvenirs tendres et religieux ; et l'auteur
a pu présumer avec raison que cette peinture feroit
passer sur tous les défauts de son ouvrage ; mais il a
fallu attendre cette situation pendant trois actes . Jacob , dont
la tendresse est plus naturelle et plus pathétique que celle
d'OEdipe , parle dans cette scène suivant son caractère. Il
regrette le pays qui l'a vu naître , et où il a passé sa vie : cela
fournit à l'auteur de belles couleurs poétiques.
Jacob s'inquiète de l'absence de Siméon. Quand Joseph
paroît , tous se prosternent devant lui , suivant l'usage de
I'Orient. Cette scène est d'un grand intérêt , quoiqu'elle n'ait
aucun résultat. Joseph demande à Jacob s'il a toujours été
heureux. Le vieillard lui répond qu'un grand chagrin le consume
, et il ajoute :
Maintenant , fatigué par les ans et les maux ,
Je suis un voyageur qui cherche le repos .
La terre des vivans pour mon âge est stérile ,
Abraham près de lui me garde un sûr asile.
A une tache près , cette réponse est bien dans le caractère
de Jacob . Il y a dans cette scène une autre intention dramatique
vraiment touchante. Jacob demande à Joseph s'il plaint
ses malheurs. Celui-ci , fortement touché , lui répond :
Si je les plains , mon père ?
JACOB .
Ah , répétez encore !
Lorsque votre pitié si tendrement m'honore ,
Le dirai -je , du sort je crois tromper les coups ,
Et qu'un autre Joseph me donne un nom si doux ?
A ce moment on annonce que Siméon , avec les conjurés ,
attaque le palais : douleur de Jacob. Joseph court arrêter le
désordre.
Les conjurés sont vaincus : Siméon est dans les fers; et
Rhamnès vient de se donner la mort. Jacob tremble pour ses
enfans : il voudroit qu'on répandit son sang plutôt que celui
de son fils. Benjamin arrive, et le rassure un peu : il lui dit
qu'il a reçu de Joseph un accueil favorable et que
ministre va bientôt paroître. On voit avec peine que Joseph
,
ce
252 MERCURE DE FRANCE ,
laisse si long-temps son père dans la plus cruelle incertitude.
Il vient enfin , et ordonne que Siméon lui soit amené. Ce
personnage paroît enchaîné : Jacob lui adresse des reproches ,
et Joseph l'interroge. Siméon ne pouvant plus résister à ses
remords , avoue qu'il a vendu son frère , et entre dans de
longs détails sur ce crime. Qu'on se figure la douleur de
Jacob dans cette terrible situation! Un aussi bon fils que
Joseph , doit- il le livrer si long-temps à des angoisses qui
peuvent causer la mort d'un vieillard ? Enfin , après de grands
détours , il dit , comme dans l'écriture : Je suis Joseph . On
voit trop que le poète n'a cherché qu'un coup de théâtre aux
dépens de la vraisemblance.
Il résulte de l'analyse détaillée de cette pièce , que M. Baour-
Lormian a montré pour la poésie un talent peu commun
aujourd'hui : son style a de l'éclat ; mais il n'est pas exempt
de grands défauts. Ses idées sont trop souvent vagues et insignifiantes
: rendues avec des mots sonores , elle peuvent éblouir
pendant quelquetemps la multitude. Du reste , l'ouvrage prouve
que le poète ignore absolument les lois du théâtre. Tous ses
caractères sont manqués , à l'exception de celui de Jacob.
En effet , Rhamnès n'a ni dignité , ni énergie; Almaïs est
nulle , Siméon est odieux , Benjamin a l'air d'un enfant gâté ;
et Joseph , qui n'est pas guidé par la main de Dieu , ne
montre pointcette tendresse qui devoit le rendre si intéressant,
si l'auteur l'eût offert, comme l'Ecriture , luttant contre les
volontés célestes , et ne retenant qu'à regret l'effusion de san
amour pour Jacob et pour ses frères .
P.
RÉPONSE de M. Barbier , Bibliothécaire du Conseil
d'Etat , à un article du MERCURE DE FRANCE ,
relatif au Dictionnaire des Anonymes et des
Pseudonymes.
TEL est le titre d'une brochure que M. Barbier vient de
publier contre moi. Je savois depuis long-temps qu'il y travailloit.
Je croyois qu'il alloit faire paroître un gros livre , tout
plein des erreurs que j'aurois commises en rendant compte.
de son ouvrage ; me voilà rassuré : sa brochure est petite , et
elle ne contient que des injures .
Lorsque j'annonçai son Dictionnaire des Anonymes , je dis
FEVRIER 1807 . 253
ce que j'en pensois , et je le dis sans ménagement. Je n'en
devois point à une longue liste de noms et de titres , où
l'on trouve ( on ne sait pourquoi) l'éloge de tout ce qui a
été imprimé de plus abominable et de plus absurde contre
toutes les religions et tous les gouvernemens. Mais en
même temps , j'eus pour l'auteur tous les égards qu'alors je
croyois lui devoir. On me permettra de faire observer que ,
lorsqu'à propos d'un livre , je parle de son auteur, ce n'est
que pour en faire l'éloge , ou que , si j'en dis du mal , c'est
toujours le mal dont il fait gloire et que lui-même affecte de
publier. Or je n'ignorois pas que M. Barbier étoit prêtre,
et que même il avoit été autrefois curé; et je ne pouvois
m'imaginer qu'un prêtre ne connût rien au monde de plus
important et deplus intéressant qu'une lettre de Fréret ou de
Boulanger , et rien de si utile que les illustrations et les
commentaires de M. Naigeon sur ces mêmes lettres. Je
rejetai donc l'idée que M. Barbier fût l'auteur de tous ces
éloges , contre lesquels je ne pouvois me dispenser de réclamer
, et je n'accusai que la foiblesse qui les lui avoit fait
admettre dans un ouvrage auquel il attachoit son nom. Je
ne savois point alors que M. Barbier eût dit : je suis philosophe;
et quand je l'aurois su , je n'aurois pas voulu révéler
au public un aveu si humiliant pour lui , et qu'il n'avoit encore
fait qu'àquelques amis. Je devois donc espérer que M. Barbier
seroit au moins poli envers moi , et qu'en me répondant,
il ne s'écarteroit pas des règles que la bienséance , et j'ose dire
aussi quelque reconnoissance, devoient lui imposer. Je mesuis
trompé: c'est par des injures qu'il répond à mes observations ;
tout ce qui résulte de sa brochure , c'est que je me suis
trompé , en assurant qu'il étoit un savant estimable , incapable
d'avoir tracé ces malheureux éloges , si malheureusement
répétés à chaque page de son Dictionnaire . Il prétend dans
cette brochure qu'il a de grandes obligations à M. Naigeon ;
mais, ajoute-il , je déclare avec la méme assurance et lamême
véracité , qu'il n'y a pas dans tout mon livre une seule ligne
qui lui appartienne. End'autres occasions M. Barbier a tenu un
autre langage , et il parloit alors , sinon avec la méme véracité,
du moins avec la méme assurance. Mais qu'importe
que M. Barbier dise la vérité au public , ou qu'il ne la dise
qu'à ses amis ? Il résulte de ses écrits , comme de ses discours ,
que s'il n'a pas fait ces éloges , il est très-capable de les avoir
faits. Et cette conséquence me paroît également fâcheuse pour
lui.
Mais quel intérêt avoit-il à relever cette erreur ? Et comment
se fait-il que ce soit la seule qu'il ait démontrée ? II
254 MERCURE DE FRANCE ;
ts
n'a pas même entrepris de prouver que la Lettre de Thrasybule
à Leucippe fût un ouvrage important ; ni que la Lettre
de Boulanger à Helvétius fút une INTÉRESSANTE LETTRE ;
et , certes , il est bien loin d'avoir démontré que l'Examen
critique des Apologistes de la Religion chrétienne est un ouvrage
de M. de Burigny. Quel est donc le but de cette nouvelle
brochure? Quel motif a pu engager M. Barbier à la
publier ? « Je crois , dit - il en finissant , avoir assez bien défendu
mon livre , et les auteurs que j'ai cités dans mon
>> Dictionnaire » Eh ! non monsieur , vous n'avez défendu
ni ces auteurs , ni par conséquent votre livre; et vous ne l'auriez
pas osé. Tout ce que vous avez fait , c'est de montrer
que vous ne méritiez pas les éloges que je vous ai donnés. Oh ,
l'adroite réfutation que vous avez faite ! De toutes les erreurs
que vous prétendez avoir relevées dans mon article , la seule
que vous démontrez est celle qui vous faisoit quelque honneur
; et il se trouve , à la fin de tous vos raisonnemens , que
si je me suis trompé , c'est vous qui devez en rougir.
Il faut maintenant vous laisser parler :
« J'avois appris , dites- vous , par le N°. du 9 novembre du
» Mercure de France , que l'on rendroit dans ce Journal uni
>> compte prochain de mon Dictionnaire des Ouvrages ano-
>> nymes et pseudonymes. J'espérois que ce travail seroit
>> confié à quelqu'un qui auroit au moins les premiers élé-
>> mens des connoissances nécessaires pour juger un ouvrage
» de la nature du mien. J'ai été bien surpris , je l'avoue , en
>> voyant le nom de M. Guairard au bas de l'article qui me
>> concerne , dans le Nº. du 29 novembre ; car je connoissois
» déjà , par plusieurs morceaux insérés sous la lettre S dans
>>le Journal de l'Empire , la science profonde , et sur-tout
>> la bonne foi de mon censeur ; et après avoir lu son indé-
>> cente et ridicule diatribe contre M. Naigeon, ou plutôtcontre
>> moi , j'ai trouvé que M. Guairard du Mercure étoit tou-
>> jours M. Guairard du Journal de l'Empire..... La liste
>> de ses bévues et de ses erreurs est si considérable , quil me
>>permettra de les indiquer dans l'ordre numérique. >>>
Je ne sais ce qu'entend M. Barbier , par les connoissances
nécessaires pourjuger un ouvrage de la nature du sien : le pre
mier mérite d'un pareil ouvrage consiste à rapporter bien exac
tement les titres des livres ; le second, à donner les noms de
leurs vrais auteurs. Pour juger du premier , il suffit de savoir
lire; et quant au second , je laisse au public le soin de déci
der qui de M. Barbier ou de moi, a mieux dit les noms de
certains auteurs. Je soupçonne M. Barbier de penser qu'il
n'y a d'autre science au monde que celle d'un bibliothécaire ,
FEVRIER 1807 . 255
ét que sans la connoissance parfaite des frontispices , on ne
sauroit passer pour un homme instruit. Il est possible , en
effet , qu'il connoisse mieux que moi les titres des livres ;
mais quant à ce qu'ils contiennent ,je le sais mieux que lui.
Ceux qui auront comparé les éloges qu'il fait de certains
ouvrages avec les passages que j'en ai cités , trouveront que ,
lorsque je m'exprime ainsi , c'est que même après avoir lu ses
injures , je ne veux pas manquer de politesse envers lui. Car la
la plus grande injure qu'on pût lui faire après avoir lu ces
éloges , ce seroit delui soutenir qu'il a lu lès ouvrages auxquels
il les a donnés. Quoi qu il en soit , je lui abandonne mascience,
et surtout je n'entends point la comparer à la sienne.
Mais il a dû s'attendre que si je lui abandonnois ma science ,
je défendrois ma bonne foi. Quel droit lui ai-je donné de
l'accuser ? L'ai-je cité à faux ? Qu'il le dise. Ai-je tronqué des
passages pour les faire paroître plus dangereux ? Qu il les
rétablisse. Ai - je attribué des ouvrages abominables à des
auteurs qui en sont innocens ? Qu'il le dise encore , et qu'il le
prouve ; sur-tout si ces écrivains sont revêtus d'un caractère
respectable , et que peut- être je dois plus qu'un autre desirer
de voir toujours respecter ! Il sait bien que je ne puis avoir
aucun plaisir à voir un prêtre se plonger dans la boue ,
etque je n'ai aucun intérêt à lui en jeter. Mais alors même,
s'il trouve que je me suis trompé , qu'il ne m'accuse pas ,
sans preuves , d'avoir encore voulu tromper le public. Que
veut- il donc qu'on pense de lui -même , et quelle idée
pourra-t-on se former de sa bonne foi , lorsqu'on s'apercevra
qu'après avoir accusé la mienne , lui-même ne peut reprendre
dans mon article que ce qu'il appelle des bévues et des erreurs ?
Certes, j'espère lui prouver bientôt que c'est lui qui a fait des
bévues , et que s'il y a une erreur dans mon article , il n'avoit
aucun intérêt à la relever .
Mais si je n'ai pas de la bonne foi , comment se fait-il que
je sois toujours le même ? Je devrois peut- être vous remercier,
Monsieur , d'avoir appris au public , que M. Guairard du
Mercure, est toujours M. Guairard du Journal de l'Empire .
Oui, j'ai toujours tenu aux mêmes vérités , toujours soutenu
les mêmes principes ; et vous pouviez ajouter encore que
jamais je n'ai désavoué ni ce que j'étois , ni ce que je suis.
Cherchez , vous ne trouverez dans ma vie entière aucune
action dont j'aie à rougir. Avec cela , je me crois toujours
assez fort contre veus et contre tous les philosophes. Mais
qu'est - ce que cela fait au public , et quel intérêt pouvezvous
avoir à le lui apprendre ? Ailleurs, vous m'apprenez à
moi-même que j'ai été Doctrinaire : cela est vrai encore ;
j'ai long-temps vécu dans une de ces congrégations dont
256 MERCURE DE FRANCE ,
C
tous les membres , sans autre lien que leur propre volonté ,
et sans autre intérêt que celui d'être utiles, se dévouoient à
l'instruction de la jeunesse. Mais , encore un coup , qu'est- ce
que cela fait au public , à votre ouvrage , à vous-même , et en
quoi cela peut-il servir à votre justification ? Si j'avois soutenu
dans mon article des principes différens de ceux que j'ai
dû soutenir autrefois ; si j'avois entrepris d'y louer tous les
ouvrages pernicieux à la jeunesse , tous ceux qui enseignent
l'athéisme, et qui conduisent à l'anarchie ; si enfin j'y avois
immolé ma religion à la philosophie , c'est alors qu'il faudroit
me faire souvenir de mon ancien état, et me rappeler aux
devoirs que je m'étois imposés. Mais seroit-ce vous , Monsieur,
qui auriez le droit de le faire? J'ai été Doctrinaire ! Eh sans
doute :je m'en souviens avec d'autant plus de plaisir, qu'aucun
remords , aucun regret ne se mêle aux souvenirs que j'en ai
conservé. Vous ne savez peut- être pas combien j'aime à repasser
dans ma mémoire ces jours heureux que j'ai coulés
autrefois en remplissant des devoirs obscurs , plus obscurs sans
doute que ceux qui me sont maintenant imposés par vous et
vos pareils , mais suivis de bien plus de satisfaction. Ces sortes
de plaisirs ne sont pas à la portée de tout le monde ; et je vous
plains bien sincèrement s'ils ne sont pas à la vôtre.
Je prévois que vous allez m'accuser d'intolérance , et crier
que je rappelle des souvenirs qu'il faudroit au contraire effacer,
si on le pouvoit. Non , Monsieur , non; je ne suis point
intolérant , et je vais , à ce que j'espère , vous le prouver. Puisque
vous savez que j'ai été Doctrinaire , vous savez aussi que
j'ai dû vivre pendant les années de notre révolution avec des
hommes de partis bien différens . Eh bien , Monsieur , quoique
mes opinions ( qu'il importe peu de vous faire connoître
ici ) fussent assurément bien prononcées , je puis vous dire
avec assurance que tous mes collègues , de tous les partis et
de toutes les opinions , sont constamment restés mes amis, et
que je suis encore moi-même l'ami de tous ceux dont je l'ai
une fois été. Et quand j'emploie cette expression avec assurance
, c'est que j'entends que cela est incontestable , et que
je ne crains pas d'étre démenti.
Ainsi , Monsieur , quand je m'élève de toutes mes forces
contre les éloges que vous avez donnés dans votre Dictionnaire
à de détestables ouvrages , et que je tâche de repousser
les injustes imputations que vous me faites dans votre brochure,
ne feignez plus de prendre le change , et de mal comprendre
ce que je dis. Ne dites pas que je serois bien aise de
voir prendre à votre égard une mesure un peu plus que de
précaution. Vous savez vous-même que de tels plaisirs ne
sont
DEPT
Dre
DE
LA
SEINE
FEVRIER 1807 . 20
sont pas les miens. D'ailleurs , je ne suis qu'un critique , et
vous , Monsieur , vous êtes un bibliothécaire ; je ne suis rien ,
et vous êtes quelque chose. Je n'ai de crédit enfin , je n'ai de
pouvoirque sur mes lecteurs. S'il est donc quelque precau
tion que je sois bien aise de voir prendre , c'est celle de ne
pas vous lire , et c'est à mes lecteurs seuls que je la conseille .
Voilà peut - être aussi ce qui vous tourmente ; et je le
conçois, vous seriez faché que votre livre ne se vendît pas.
Mais convenez-en du moins, avouez que vous ne craignez pas
autre chose ; et que si je vous parois par quelqu'endroit redoutable,
cen'est que par mon extrême véracité.
Mais n'ai-je pas porté la véracité trop loin ? Avois-je en
effet le droit de vous rappeler ce que vous fûtes , et de vous
dire ce que vous êtes ? Oui , vous me l'avez donné ce droit ,
lorsque vous m'avez vous-même rappelez un titre que je regrette
, mais que je n'ai plus; et sur-tout lorsque vous m'avez
ensuite chargédes qualifications les plus odieuses. Mais quand
vous ne m'en auriez pas donné l'exemple, je pouvois , je devois
vous faire souvenir des bornes que des hommes comme nous
ne doivent jamais passer. Car , si nous sommes libres , Monsieur
, si nous le sommes sur-tout dans nos opinions , il est
vrai aussi que toute liberté a ses bornes; et que celle d'un
honnêtehomme en a de plus étroites qu'aucune autre. Nous
sommes libres : mais un prêtre ne l'est pas de renverser les
autels sur lesquels il a sacrifié , d'insulter à la religion qui
l'a nourri , et d'affliger ainsi les hommes respectables qui
furent autrefois ses amis , ses maîtres , peut-être ses protecteurs.
Et quand je dis qu'il n'est pas libre de le faire ( comprenez-
moi bien , Monsieur ) , c'est qu'on est libre de ne pas
l'estimer quand il le fait .
Maintenant suivrai - je M. Barbier ? Parcourrai - je avec
lui cette liste de mes bévues et de mes erreurs qu'il
annonce avec tant de faste , et qui est si considérable,
que lui , qui n'avoit aucun intérêt d'en omettre , et qui les
rapporte bien exactement dans l'ordre numérique , en compte
jusqu'àdouze, entre lesquelles je pourrois, par condescendance,
en avouer une ou deux ? Non, Monsieur , non ; vous voudriez
bien que je vous suivisse , et que je perdisse mon temps
à réfuter les observations minutieuses que vous faites sur certaines
parties de mon article. Mais je vous l'ai dit : je vous
abandonne ma science , et je n'aspire qu'à la gloire de défendre
quelquesvérités que je crois nécessaires au bonheurdeshommes.
Jedevrois donc peut-être borner ma réponse à répéter ce que
vous n'avez pas réfuté. Boulanger , pourrois -je vous dire ,
Helvétius , Fréret, Diderot , M. Naigeon , sont les hommes
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
que vous louez , que vous admirez , que vous proclamez de
grands hommes ? Les éloges que votre Dictionnaire fait d'eux
sont de vous , et non pas de M. Naigeon ? Vous êtes le seul
auteur de ces notes absurdes , que vous vous êtes une fois
excusé de n'avoir pas même lues ? En un mot , vous déclarez
qu'il n'y a pas dans tout votre Dictionnaire une seule ligne qui
ne soit de vous ? Prenez pour vous chaque ligne de mon
article ; c'est à vous qu'il est adressé.
Mais vous triompheriez peut-être de mon silence , et vous
diriez que si je ne vous ai pas répondu , c'est que je n'avois
rien à vous répondre. Il faut donc vous suivre , et vous montrer
que mes douze erreurs sont toujours les vôtres , et que vous
ne m'avez nulle part réfuté. Je vous préviens seulement que
sur les erreurs légères , je ne m'arrêterai pas aussi long-temps
que vous le voudriez .
Ma première erreur se rapporte au n°. 1260 de l'ouvrage
de M. Barbier. Il est parlé dans ce numéro d'un Dictionnaire
portatif de Mythologie ( par l'abbé de Claustre ) etc., et je
disois dans mon article que ce titre étoit faux , parce que ce
Dictionnaire n'est point portatif. Sur cela , M. Barbier me
demande commentjepuis dire qu'un ouvrage en trois volumes
in- 12 n'est point portatif. La réponse est aisée : il ne s'agit
pas d'un ouvrage , mais de son titre , et ce Dictionnaire n'est
point intitulé portatif, au moins dans mon édition. « Mais ,
>> reprend- il , je n'ai point cité l'edition que vous possédez
>> du Dictionnaire de Mythologie , parce que le nom de
>> l'auteur se trouve au bas de l'épître dédicatoire..... Si
>> j'eusse inséré dans mon Dictionnaire tous les onvrages
>> parvenus à ma connoissance , dont les auteurs sont nommés
>> dans une épître dédicatoire , ou dans une préface , mon
» travail eût été inutile . >> Il y a quelque apparence de raison
dans cette réponse, mais il nn''yy en a que l'apparence , et surtout
elle ne vaut rien pour M. Barbier. J'ouvre son livre , et
je trouve, non-seulement dès la première page , mais dès le
premier mot : « On appelle ouvrage anonyme , celui sur le
>> frontispice duquel l'auteur n'est pas nommé. Quelquefois
> le nom de l'auteur se trouve , soit au bas d'une épître dédi-
>> catoire , soit dans une préface...... On pourroit donc dis-
>> tinguer différentes espèces d'ouvrages at onymes ; mais
>> l'usage est de les ramener toutes à une seule , et de s'en
>> rapporter au frontispice pour la déterminer. » Ainsi ,
l'édition que j'ai citée à M. Barbier est anonyme , selon
lui-méme : ainsi , son Dictionnaire dont toutes les pages sont
remplies des titres d'éditions pareilles , est un ouvrage inutile
selon lui-même. Il me semble que c'est la seule conséquence
FEVRIER 1807 . 259
qu'on puisse tirer de son adroite réfutation de ma première
erreur.
Ma seconde erreur est d'avoir pensé qu'il falloit dire la congrégation
et non pas la communauté de S. Sulpice. A ce propos,
M. Barbier croit se souvenir que dans une analyse que fai
faite de la nouvelle édition de la Vie de Jésus- Ch ist , j'ai
dit dom Carrieres , pour le P. de Carrières , et qu'ainsi
j'ai pris un Oratorien pour un Bénédictin. Cela peut être !
Mais il me permettra de lui faire observer que dans un ouvrage
de la nature du sien , qui ne doit contenir , lorsqu'il est bien
fait , que de petites vérités , on est rigoureusement obligé
d'éviter jusqu'aux plus petites erreurs. Qu'il copie mal un
titre , qu'il écrive mal un nom , qu'il y ajoute une seule lettre,
on ne sait plus à quoi s'en tenir , et son Dictionnaire devient
inutile. Il n'en est pas de même de nos journaux : qu'importe
que nous écrivions mal le nom d'un auteur? C'est son ouvrage
et non pas lui , que nous voulons faire connoître. Du reste ,
je n'ai certainement jamais annoncé aucune édition de la Vie
de Jésus-Christ , et si j'ai fait l'erreur que M. Barbier me
reproche , ce ne sera pas dans une analyse de cette Vie ; mais
j'avoue que j'en ai quelquefois trouvé de bien plus fortes
encore dans mes articles imprimés. Si même cela peut amu er
M. Barbier , j'offre de lui en envoyer la liste. Je crois cependant
que ce soin seroit inutile , car je ne doute pas qu'il n'en
trouve plusieurs de lui- même , dans ces pages que je lui
adresse , sur- tout si je n'ai pas le temps , comme cela m'arrive
presque toujours , d'aller corriger les épreuves.
M. Barbier me permettra de lui faire encore une observation.
Il a cité dans sa brochure quelques mots grecs dont je n'avois
que faire. J'entends le grec ; mais que m'importe que le
P. Rapin , en expliquant un passage d'Eustathe , commentateur
d'Homère , ait fort mal entendu un mot grec ? Il ne s'agissoit
entre nous ni du P. Rapin , ni d'Eustathe , ni même
d'Homère . M. Barbier n'auroit-il pas mieux fait de s'occuper
un peu plus du latin qu'il m'adresse directement ? En parlant
de ces mesures que je serois , dit-il , bien aise de voir prendre
contre lui. Il a ajouté « que je serois aussi très-satisfait en
>> criant sur lui le Cornuferit ille caveto d'Horace. >> Je l'invite
à chercher ces mots dans Horace , et je l'avertis qu'il ne lesy
trouvera pas. Il les a lus peut- être dans le Journal de l'Empire,
où je les ai quelquefois employés à propos d'anteurs tels que
lui; mais c'e dans Virgile que je les ai pris. Il est fâcheux
qu'un savant bibliothécaire qui sait trouver si bien les erreurs
des autres , et qui s'étonne qu'un imprimeur confonde un
Ra
260 MERCURE DE FRANCE ,
oratorien avec un bénédictin , se trouve ensuite convaincu
lui-même d'avoir pris Virgile pour Horace.
J'avoue la troisième erreur. J'ai appris que , dans le Journal
de l'Empire, quelques articles non signés du Feuilleton n'appartenoient
pas à M. Geoffroy. Mais , à propos de journaux ,
M. Barbier auroit dû répondre quelque chose au reproche
que je lui ai fait d'avoir parlé du Journal de la Rapée ou de
Ça ira , et de n'avoir rien dit de l'Ami du Roi. Ce procédé
me paroît peu digne d'un homme sincèrement dévoué au
gouvernement réparateur , qui prend tous les moyens d'effacer
jusqu'aux moindres traces de nos malheureuses dissentions .
Cettephrase, que M. Barbier ne craint pas de m'adresser, p. 22
de sa brochure , je crois avoir le droit de l'appliquer à luimême.
Et à quel propos me l'adressoit-il ?Apropos de ce que
j'ai dit sur l'infame Testament du curé Meslier ,sur l'infame
dithyrambe de Diderot , et sur les éloges ( que je ne me permets
plus de caractériser ) donnés par M. Naigeon à ce Testament
, et par conséquent à ce dithyrambe. C'est le comble de
la déraison. Il semble que M. Barbier en s'inscrivant parmi
les philosophes , leur ait juré de ne plus dire une vérité , et de
n'avoir pas même le sens commun.
Qu'il vienne maintenant nous dire qu'on seroit bien aise
de voir prendre contre lui des mesures de précaution. N'est- ce
pas lui quimedénonce, lui , qquui le premier ( pour employer
une de ses expressions ) a crié sur moi ? Voilà comme ils
sont tous : ce sont eux qui nous attaquent , et ce sont eux
qui se plaignent , qui crientà la persécution : on diroit qu'eux
seuls ont le droit de dénoncer; et que les mesures de précaution
ne doivent être qu'à leur usage. Avertissez-les des erreurs
qu'ils commettent : ils diront , dans un temps , que vous êtes
des fanatiques , des ennemis de la liberté ; en d'autres temps ,
ils changeront de langage : ils diront que vous êtes les
ennemis de l'autorité, et toujours des fanatiques. Montrezleur
la profondeur de l'abyme où ils se précipitent , et où
ils entraînent ceux qui les lisent ou qui les écoutent ;
tâchez de les retenir par de salutaires avis : ils crient que vous
voulez les enchaîner. Eh ! non , insensés , on ne vouloit que
vous empêcher de tomber.
Mais où m'entraîne M. Barbier ? Où me conduiront des
observations et des reproches de cette nature? Voilà la première
fois , et j'espère hien que ce sera aussi la dernière qu'on
en aura trouvé de semblables dans un article signé de moi.
Jusqu'ici , j'ai été fidèle à la loi que je me suis faite , de censurer
les livres , et non pas les auteurs. Si je suis sorti un instant
de ma route ordinaire , c'est M. Barbier qui doit s'accuser de
m'en avoir écarté. J'y rentre le plus vite que je puis , etje
me promets bien de n'en plus sortir.
FEVRIER 1807. 261
Ma quatrième erreur est d'avoir cru que MM. Morellet et
La Harpe n'étoient point , en l'an VIII , coopérateurs du
Mercure de France. M. Barbier m'apprend que dans l'un
des numéros de cette année , on trouve un article qui est
très-probablement du premier; et qu'à la même époque , le
second laissoit mettre dans ce journal quelques morceaux de
sa traduction de la Jérusalem délivrée. Je remercie M. Barbier
de m'avoir détrompé ; dorénavant je le compterai luimême
parmi les coopérateurs du Journal de l'Empire : car
on a une fois inséré dans ce journal , un extrait de je ne sais
quelle notice qu'il a publiée ; et comme actuellement M. Delille
etM. Lebrun enrichissent souvent le Mercure de leurs vers,
je pourrai me vanter d'avoir pour coopérateurs deux illustres
poètes.
La cinquième est d'avoir soupçonné , avec tout le monde ,
que l'excellente compilation ,intitulée , Selectæ è Profanis ,
avoit été faite par Rollin , et de n'avoir pas cru comme à une
vérité certaine , qu'elle est l'ouvrage de Jean Heuzet.
}
La sixième est plus considérable : elle est de n'avoir pas
su que M. Naigeon est un littérateur très-instruit , un homme
quijouit, dans la république des lettres , d'une réputation
méritéepardes travaux très-utiles en des genres très-divers ,
et que l'estime de tous ceux qui le connoissent, venge assez
de mes injustes dédains et de mes invectives. J'avoue encore
cette erreur : jusqu'ici je n'ai lu de M. Naigeon que ce qu'il
a écrit dans le genre philosophique. Je le connoissois comme
unhomme qui dit qu'on n'apas le sens commun quand on
croit en Dicu etàlaRReelliiggiioonn chrétienne , etqui trouveque
le spectacle de lanature n'est ni beau ni laid. J'apprends avec
plaisir que c'est un homme respectable par ses principes et
par ses talens. Honneur à M. Barbier qui a fait cette découverte
!
La septième est d'avoir dit , que Damilaville étoit auteur
du Christianisme dévoilé , comme l'assurent Voltaire et La
Harpe, qui devoient en savoir quelque chose, et non pas
M. le baron d'Holbach, comme le dit M. Barbier , qui n'en
sait rien du tout. « Ce qui est sûr, dit-il , c'est que les deux
>>premiers exemplaires de l'imprimé furent adressés par
>>Voltaire à Damilaville. » Et moi , je crois être sûr que ces
mêmes premiers exemplaires furent envoyés par Damilaville
à Voltaire. « Damilaville , ajoute-t-il , n'en a jamais vendu
>> un seul ; et il a même eu beaucoup de peine à en procurer
>> un exemplaire au baron d'Holbach , qui l'a attendu long-
>> temps. >> Mais alors comment peut-il assurer que M. le
baron d'Holbach étoit l'auteurde cet ouvrage. Enfin il invoque
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
sur tout cela le témoignage de M. de Villevieille , ami de
Voltaire. M. Barbier va être bien étonné : c'est M. de Villevieille
qui porta à Voltaire, de la part de Damilavılle , les six
premiers exemplaires de cet ouvrage , qui aient paru à Ferney.
Et qui me l'a dit ? M de Villevieille lui-même.
Je passe à ma neuvième erreur. Il s'agit de savoir si l'Examen
critique des Apologistes de la Religion chrétienne est de
M. de Burigny, ou d'un auteur encore vivant , et qui est assez
connu pour qu'il soit inutile de le nommer,
M. Barbier veut absolument que cet ouvrage ait été composé
de 1724 à 1732 , et il le prouve par un ou deux
passages de cette misérable brochure , dans lesquels l'auteur,
quel qu'il soit , cite comme devant bientôt paroître ,
des livres qui furent publiés à cette époque. J'ai déjà répondu
à cette preuve : un auteur , capable d'entasser dans un livre
autant de faussetés que l'Examen critique en renferme , ne
doit pas craindre de dire ( sur-tout lorsque son intérêt l'exige )
un petit mensonge de plus. Or , cet auteur qui ne vouloit pas
être connu , et qui avoit peut - être quelque intérêt à ne
pas l'être , puisqu'il prétendoit à une abbaye , et qu'on n'en
donnoit point à ceux qui écrivoient de pareils ouvrages , cet
auteur , dis-je , voulut, en composant ce misérable livre , se
mettre en état de prouver qu'il n'avoit pu le composer ; et
pour cela il y inséra , avec l'air de la négligence , quelques
mots d'où l'on devoit inférer que ce livre avoit paru en 1722,
époque où lui-même n'ayant pas encore vingt ans , étoit évidemment
incapable de l'avoir fait. Car il est bien vrai qu'a
cet âge , il est difficile d'avoir déja rassemblé assez de mensonges
pour en former un volume aussi gros. C'est moi qui ai
déja fait dans mon article tous ces raisonnemens et tous ces
calculs , et ce qu'il y a de plaisant , c'est que maintenant
M. Barbier les oppose à moi-même. Nous ne différons que
dans la manière de les présenter.
Mais voici du nouveau : « Selon M. Barbier , l'érudition
>> répandue dans l'examen critique , ressemble beaucoup à
>>celle qui a rendu célèbre M. de Burigny. Comparons , en
>> effet , ajoute - t - il , différens passages de la Theologie
» païenne , ouvrage qui porte le nom de M. de Burigny ,
>> avec quelques mo ceaux de l'Examen critique , etc. » Et
là-dessus , il fait imprimer en deux colonnes , deux différens
passages , l'un de la théologie païenne , l'autre de l'Examen
critique , et il se trouve que ces deux passages sont à-peu-près
les mêmes.
Tout ce qu'il devoit en conclure , c'est que l'auteur du
second de ces ouvrages a volé quelques phrases à celui du
premier. Mais , soit que ce plagiat lui ait paru trop philosoFEVRIER
1807. 263
phique pour qu'il osât l'avouer , soit que cette conséquence
fût trop simple et trop naturelle pour qu'un savant tel que
lui s'abaissât à la tirer , il aime mieux conclure de la ressemblance
de ces passages que l'auteur du premier ouvrage est
aussi l'auteur du second. Belle conclusion , et digne de
l'exorde .
Mais si on lui opposoit maintenant deux autres passages ,
qui fussent aussi tirés , l'un de la Théologie païenne , l'autre
de l'examen critique , et qui disent précisément tout le contraire
l'un de l'autre , que concluroit - il alors ? Je l'ignore .
Tout ce que je sais , c'est qu'un philosophe est rarement embarrassé
par les contradictions , même quand ce sont les
siennes. Ce n'est donc point à M. Barbier que j'adresse les
deux passages suivans , mais à ceux de nos lecteurs qui auront
eu la patience de lire sa brochure , et auxquels ses raisonnemens
sur les morceaux qu'il cite auroient pu faire quelque
illusion.
Voici ce que je lis dans la
Théologie païenne , tom. II,
pag. 386 , édition de 1754 :
Pythagore réunit à la plus excessive
superstition , la plus grande
fourberie. Son plus grand crime
est d'avoir voulu faire croire qu'il
étoit né d'une semence plus distinguée
que le reste des hommes ; d'avoir
avancé les mensonges les plus
absurdes et les plus impudens . On
sait encore d'autres particularités de
la vie de Pythagore , qui prouvent
qu'il y a eu peu d'aussi grands
fourbes .
Et je trouve dans l'Examen
critique , tel qu'il est imprimé
parmi les OEuvres de Fréret ,
pag . 259 :
On a vu des sectes entières de
philosophes pratiquer les plus hautes
vertus avec un zèle admirable.
Pythagore ne fut pas plutôt arrivé à
Crotone , qu'il en chassa le luxe , y
rétablit la frugalité , engagea les
dames à quitter leurs habits magnifiques
, et à les consacrer à Junon ,
en leur persuadant que la pudeur
étoit le plus digne ornement de leur
sexe.
Il seroit , ce me semble , assez difficile de faire tout à-lafois
un plus grand éloge et une plus terrible censure dela
conduite de Pythagore. Et si M. de Burigny étoit l'auteur de
ces deux passages , s'il étoit tombé dans une aussi lourde
contradiction , il seroit vraiment digne de figurer parmi nos
philosophes modernes. Mais il n'y a que M. Barbier qui ait
jamais pensé à la lui prêter.
M. Barbier finit par me demander de quel droit j'ai cherché
à troubler lhonorable vieillesse d'un des doyens de notre
littérature , et pourquoi je l'ai fait intervenir au milieu de la
ridicule querelle que j'ai suscitée à M. Naigeon et à lui. De
quel droit , Monsieur ? Du droit qu'a tout honnête homme
de défendre un autre honnête homme qu'il voit injustement
1 4
204 MERCURE DE FRANCE ,
attaqué: sur-tout quand celui-ci ne peut plus se défendre.
Vous me parlez d'un des doyens de notre littérature ! Moi , je
yous parle d'un homme mort, dont vous troublez les cendres ,
etdont vous poursuivez la mémoire. Commencez vous-même
par respecter ceux qui reposent loin de nos disputes dans
le silence du tombeau, et nous verrons ensuite quelle espèce
d'ég rds nous devons aux vivans dont il vous plaît de
prendre ladéfense, Vous me demandez pourquoij'aifuit inter.
venir dans cette querelle le véritable auteur de l'Examen critique
? Je n'y pensois pas, Monsieur : c'est vous qui m'y avez
forcé, en accusant M. de Burigny de cet infame ouvrage qu'il
n'a point fait. Cessez de publier des mensonges , et nous cesserons
de les repousser,
Que puis-je répondre à ce que M. Barbier appelle ma
10º 11º et 12 erreur ? J'ai cru que Voltaire avoit pu se contredire
, que Diderot étoit très-capable d'avoir faitun mauvais
ouvrage de plus , que M. Naigeon n'est pas un des hommes
qui font le plus d'honneur à notre littérature ; je l'ai cru , j'en
conviens , et je le crois encore. Les raisonnemens de M. Barbier
ne m'ont pas convaincu du contraire. Mais par où les
attaquer ces raisonnemens ? Comment suivre un homme qui
me parle tout à-la- fois de Ferney et de la Chine , de Possidonius
et du Père Souciet, et qui après avoir commencé par
m'opposer le témoignage du Publiciste , finit par m'opposer
des éc ipses anciennement observées ?
S'il faut l'en croire , on ne trouve rien dans la correspon
dance de Voltaire , qui dise qu'un homme de lettres encore
vivant est le vérit ble auteur de l'Examen critique. M. Barbier
est difficile en preuves ; mais c'est quand il s'agit des autres ,
car , pour lui , il croit toujours avoir assez bien prouvé. Atous
les raisonnemens qu'il fait sur les passages cités par moi
de cette correspondance , je pourrois ne répondre qu'une
seule chose montrez , lui dirois - je , ces passages à un
homme de bonne foi , impartial , point philosophe surtout
, cela me suffit : je n'exige pas même qu'il soit chrétien,
Que cet homme les lise , et qu'il nous dise ensuite qui
étoit , selon Voltaire , le véritable auteur de l'Examen critique,
S'il ne nomme pas aussitôt celui qui tant de fois a
été nommé , j'avouerai que non-seulement je me suis trompé ,
mais que je ne sais plus lire.
Il faut cependant donner une idée de la manière dont
M. Barbier explique ces mêmes passages. Les efforts qu'il fait
pour en éviter le vrai sens seroient risibles , si l'on ne songeoit
qu'ils ont un objet odieux , et qu'il ne disculpe un auteur
vivant que pour rejeter sur un homme mort toute la honte
qui peut résulter d'un pareil ouvrage.
FEVRIER 1807 . 265
• «Quant à la lettre , dit-il , adressée par Voltaire à M. Mo-
>> rellet lui-même, elle n'a rapport qu'à la Réfutation de
» l'Examen critique , publiée par l'abbé Bergier. Toujours
>> plein de l'idée que M. Morellet est un habile défenseur de
>> la philosophie , Voltaire lui dit : » « Iln'apparti nt qu'à
vous , Monsieur , de faire voir le foible de ces apologies
>> qui ne trompent que des ignorans. >>><<<Quel autre , ajoute-t-il ,
>> quel autre que M. Guairard a pu voir dans ce compliment
>> une preuve que l'Examen critique est de M. Morellet? »
Mais je prie M. Barbier de nous dire quel est donc le sens
qu'il veut donner à l'expression de Voltaire ; seroit-ce :
Iln'appartient qu'à vous , Monsieur , de nous faire voirle
foible de cette Refutation de l'Examen critique des apologies
qui ne trompent que tes ignorans ? Il faut convenir que
L'ellipse seroit trop forte , et que cela n'auroit plus de sens.
J'ai donc le droit de dire à mon tour : Quel autre que M. Barbier
a pu entendre ainsi la phrase de Voltaire , et quel autre
que lui a pu y voir un compliment?
Tous les raisonnemens qu'il fait sur les autres passages que
j'ai cités de cette correspondance sont de la même force.
Pour qu'il ait raison il faut toujours que Voltaire ait dit le
raire de
,
contraire ce qu'il veut dire. M. Barbier est malheureux en
apologies , tout comme en réfutations : je ne crois pas qu'il
prenne jamais envie à personne de le choisir pour son avocat.
Îl veut se défendre contre moi , et il me fournit de nouvelles
armes contre lui. Il veut faire oublier qu'un écrivain encore
vivant est l'auteur de l'Examen critique , et il ne trouve pour
eela de meilleur moyen que de nous obliger à le répéter tous
les jours. Enfin , il veut expliquer Voltaire , et il fait si bien
que , sous sa plume , Voltaire n'a plus le sens commun.
Ailleurs , il feint d'ignorer que la correspondance de Voltaire
n'a été imprimée qu'après sa mort ; et après en avoir
cité ces mots : « Je sais très-bien quel est l'auteur du livre
» attribué à Fréret , et je lui garde une fidélité inviolable , »
il ajoute fièrement : « Croyez après cela que Voltaire vous
>> ait laissé entrevoir clairement le nom de l'auteur de ce fa-
» meux ouvrage, » Ce n'est pas une opinion , une croyance,
c'est un fait certain que Voltaire a dit le nom de cet auteur;
mais il croyoit peut-être ne le dire qu'à ses amis .
Et M. Barbier est assez aveugle pour se flatter d'arriver à
lapostérité avec tous ce fatras de noms , et de titres , et de
notes , et de raisonnemens aussi ennuyeux qu'ils sont faux !
Et il me menace de m'y trainer à sa suite ! Il fera , dit-il ,
imprimer sa réponse en téte du troisième volume de son
Dictionnaire , et il conclud de là que M. Guairard peut étre
sûr d'arriver à la postérité avec lui. Dieu me préserve d'yarri
266. MERCURE DE FRANCE ,
ver en pareille compagnie ? Mais il se trompe beaucoup : je
l'assure à mon tour qu'il tombera bientôt dans ll''oubli , detout
le poids de ses trois gros volumes. S'il a pris sérieusement les
craintes que je lui ai témoignées dans mon article , sur les
erreurs que son Dictionnaire pouvoit répandre dans l'Europe
et dans la postérité , il s'est trompé encore : je ne voulois alors
que lui f ire un compliment , j'avois assez lu de son livre pour
être bien sûr qu'il n'arriveroit pas plus que mes analyses à la
postérité. Il ajoute que pour ce qui concerne l'Europe, il ne
dépendplus de lui de me tranquilliser. Oh ! je n'ai nullement
besoin qu'il me tranquillise; je suis parfaitement rassuré ;
je n'ignore pas que l'Europe ne sait pas mieux son nom que
lemien.
Les trois derniers articles de M. Barbier ne sont qu'une fastidieuse
répétition de tout ce qu'il vient de dire , et par conséquent
déjà réfuté. Qu'importe au public tout ce queje pourrois
y répondre ? Ce qui lui importe , c'est que la vérité ne soit
pas indignement sacrifiée à la philosophie ; c'est que nos philo
sophes , qui l'ont si souvent trompé sur les choses , ne le trompent
pas encore sur les noms , et qu'ils ne puissent pas attribuer
impunément à des écrivains estimables , des erreurs et des
erreurs graves qu'eux seuls étoient capables de concevoir et de
publier; c'est que ces grands mots de vérité, de gloire, d'utilité
publique ne soient jamais indignement avilis ; cest que la
louange ne soit pas prostituée aux plus détestables ouvrages ;
que les auteurs de ces ouvrages ne soient pas recommandés à
P'admiration comme les gens de lettres les plus estimables par.
leurs talens ; c'est enfin que le gardien d'une vaste et importante
bibliothèque n'ait pas le droit de mettre au premier
rang de ses livres , ceux de Boulanger, de Fréret , de M. Naigeon.
Ce qui importoit enfin à M. Barbier , c'étoit de montrer qu'il
n'a rien fait de tout cela , et c'est précisément ce qu'il a oublié
de prouver.
Je devrois peut- être remercier M. Barbier de m'avoir confondu
dans sa diatribe avec l'auteur , assurément plus connu
que lui , des Mélanges de Philosophie , de Morale , d'Histoire
et de Littérature. Mais je ne puis souffrir qu'il se vante
d'avoir été mis par moi à côté de M. Anquetil. Celui- ci ,
quoiqu'il n'ait composé qu'une médiocre Histoirede France ,
alaissé de lui en mourant des souvenirs assez respectables ; et
il avoit droit à quelques égards. Mais je ne sais à quoi on peut
prétendre, et dequel front on ose parler de l'Europe et de la
postérité , quand on n'a fait , comme M. Barbier , qu'une longue
liste de titres et une petite brochure : et encore quelle
liste et quelle brochure ! une liste qui n'est qu'une suite
d'éloges donnés à des ouvrages abominables ! une brochure
5
FEVRIER 1807. 267
qui n'est encore que l'apologie de ces mêmes ouvrages et de
leurs auteurs !
* Et c'est M. Barbier qui m'accuse d'être un de ces hommes
qui ont , dit-il , le projet , aujourd'hui constamment suivi,
d'outrager , d'offenser grievement les gens de lettres les
plus estimables par leurs talens et par leurs moeurs ! O
temps , ô gloire ancienne de notre littérature ! devionsnous
nous attendre , après avoir rempli les deux journaux
dont parle M. Barbier , de notre admiration pour
Bossuet , Massillon , Corneille , Racine , Boileau ; devionsnous
craindre que ce fût nous qu'on accusât d'un pareil
projet ? Et qui outrage les gens de lettres , Monsieur ? Est- cenous
qui mettons à leur tête les grands hommes que je viens de
citer , ou vous qui en salissez la liste des noms de tous nos
athées ? GUAIRARD.
Eloge historique de MichelAdanson , prononcé à la séance
publique de la classe dessciences physiques et mathématiques
de l'Institut national , le lundi 5 janvier 1807 ; par
G. Cuvier , secrétaire perpétuel pour les sciences physiques
.
Michel Adanson , membre de l'Institut et de la Légiond'Honneur
, membre étranger de la Société royale de Londres,
ci-devant pensionnaire de l'Académie des sciences et censeur
royal , naquit à Aix en Provence , le 7 avril 1727 , d'une
famille écossaise qui s'étoit attachée au sort du roi Jacques.
Son père , écuyer de M. de Vintimille , archevêque d'Aix ,
suivit ce prélat lorsqu'il fut nommé à l'archevêché de Paris ,
et amena avec lui dans la capitale le jeune Michel , alors âgé
de trois ans. M. Adanson le père avoit encore quatre autres
enfans et n'étoit pas riche ; mais la protection de l'archevêque
l'aida dans leur éducation : chacun d'eux reçut un petit bénéfice
, et Michel Adanson en particulier eut , àà l'âge de sept
ans, un canonicat à Champeaux en Brie , qui servit à payer
sa pension au collège du Plessis.
Beaucoup de vivacité dans l'esprit , une mémoire imperturbable
et un ardent desir des premiers rangs , c'en étoit plus
qu'il ne falloit pour avoir de grands succès de collége , et
pour être montré avec complaisance dans toutes les occasions.
Le célèbre observateur anglais , Tuberville Needham , renommé
alors par les faits nombreux et singuliers que ses
microscopes lui avoient fait découvrir , assistoit un jour aux
exercices publics du Plessis. Frappé de la manière brillante
1
268 MERCURE DE FRANCE ,
dont le jeuneAdanson les soutenoit , il demanda la permission
d'ajouter un microscope aux livres que l'écolier alloit recevoir
en prix: et en le lui remettant , il lui dit avec une sorte de
solennité : Vous qui étes si avancé dans l'étude des ouvrages
des hommes , vous étes digne aussi de connoître les oeuvres
de la nature.
Ces paroles décidèrent la vocation de l'enfant ; elles étoient
restées profondément gravées dans la mémoire de M. Adanson,
et il les répétoit encore avec intérêt vers la fin de sa vie.
Dès cet instant , sa curiosité ne change plus d'objet ; l'oeil
attaché pour ainsi dire à cette étonnante machine , il y soumet
tout ce que lui fournit l'enceinte étroite de son collége ,
tout ce qu'il peut recueillir dans les promenades en s'écartant
furtivement des sentiers tracés à ses camarades : les plus petites
parties des mousses , les insectes les plus imperceptibles ; il
connut ces productions que la nature semble avoir réservées
pour l'oeil curieux du physicien , avant celles qu'elle abandonne
aux jouissances générales; et son esprit étoit déjà tout
rempli de ces merveilles de détail, que son ame n'avoit point
encore éprouvé l'impression du grand spectacle de l'univers.
Peut-être même ne fut-elle jamais livrée à ces émotions à la
fois si douces et si vives ; il n'eut point de jeunesse ; le travail
et la méditation le saisirent à son adolescence, et pendant
près de 70 ans, tous ses jours , tous ses instans furent remplis
par les observations pénibles , par les recherches laborieuses
d'un savant de profession.
Admis au sortir du collége dans les cabinets de Réaumur
et de Bernard de Jussieu, une riche moisson s'ouvrit à son
activité : il la dévora avec une sorte de fureur ; il passoit ses
journées au Jardin-des-Plantes : non content d'entendre les
professeurs en chaire, il répétoit leurs leçons aux autres écoliers :
aussi disoit-il , en plaisantant, des professeurs actuels , qu'ils
étoient ses élèves à la troisième génération. Nous nous
sommes assurés , par ses manuscrits , que vers l'age de 19 ans
il avoit déjà décrit méthodiquement plus de quatre mille
espèces des trois règnes. Les seules opérations manuelles qu'un
semblable travail exige , prouvent qu'il y employoit une
partie de ses nuits.
,
C'étoit beaucoup pour son instruction , mais ce n'étoit
presque rien pour l'avancement de la science. La plupart de
ces êtres étoient déjà connus et décrits dans les livres : quelque
climat peu visité pouvoit seul lui en fournir en abondance
quin'eussent jamais été vus ni examinés par les naturalistes.
M. Adanson brûlant dès lors de l'ambition de se placer , à
quelque prix que ce fût, parmi ceux qui ont reculé les
bornes de l'histoire naturelle, et ne connoissant pour cela ,
FEVRIER 1807 . 269
comme la plupart des jeunes étudians , que la voie facile
demultiplier lesdescriptions des espèces , prit donc le parti
de voyager. Il résigna son bénéfice , obtint , à force d'instances,
et par le crédit de M. de Jussieu , une petite place
dans les comptoirs de la Compagnie d'Afrique , et partit pour
le Sénégal , le 20 décembre 1748.
Les motifs de son choix sont curieux : « C'est que c'étoit
>> ( dit- il dans une note restée parmi ses papiers ) , de tous
>> les établissemens européens le plus difficile à pénétrer , le
>>plus chaud , le plus mal-sain , le plus dangereux à tous les
>> autres égards , et par conséquentle moins connu des natu-
>> ralistes. >> Il ne faut pas avoir un zèle équivoque pour se
déterminer précisément sur de pareilles raisons.
Au reste , il devoit sentir moins qu'un autre la différence
de Paris et d'un désert : travaillant partout dix-huit heures par
jour , il ne s'apercevoit guère s'il étoit près ou loin des jouissances
du monde. Il paroît d'ailleurs avoir eu toujours un tempérament
très-robuste. On le voit dans sa relation , tantôt parcourir
des sables échauffés à 60 degrés , qui lui raccourcissoient
les souliers , et dont la reverbération lui faisoit lever la
peau du visage ; tantôt inondé par ces terribles orages de la
zone torride , sans que son activité en fût ralentie un instant.
En cinq ans qu'il passa dans cette contrée : il rassembla et
décrivit un nombre prodigieux d'animaux et de plantes nouvelles.
Il leva la carte du fleuve aussi avant qu'il pût le
remonter , et l'assujétit à des observations astronomiques ; il
dressa des grammaires et des dictionnaires des peuples de ses
rives. Il tint un registre d'observations météorologiques , faites
plusieurs fois chaque jour ; il composa un Traité détaillé de
toutes les plantes utiles du pays ; il recueillit tous les objets
de son commerce , les armes , les vêtemens , les ustensiles de
ses habitans.
Nous avons vu chez lui tous ces travaux en manuscrit , et
nous avons été étonnés qu'un homme seul et dénué de toute
assistance , ait pu y suffire en si peu de temps ; et cependant
ce court espace fut encore occupé par des méditations générales
plus importantes , qui devinrent les principes de ses
autres travaux , et qui déterminèrent la marche de ses idées ,
et le caractère du restede sa vie.
Que l'on se représente un homme de 21 ans , quittant pour
ainsi dire les bancs de l'école , encore en grande partie étran
ger à tout ce qu'il y a de routinier dans nos sciences et dans
nos méthodes , presque sans livres , et ne conservant guère
que par le souvenir les traditions de ses maîtres : qu'on se le
représente transporté subitement dans un pays barbare , avec
une poignée de compatriotes que le langage seul rapproche
370 MERCURE DE FRANCE ,
de lui , mais qui ignorent ses recherches ou les dédaignent ,
livré par conséquent pendant plusieurs années à l'isolement
le plus absolu , sur une terre nouvelle , dont les météores ,
les végétaux , les animaux , les hommes ne sont point ceux
de la nôtre ; ses vues auront nécessairement une direction propre
, ses idées une tournure originale ; il ne se traînera point
dans nos sentiers battus ; et si d'ailleurs la nature lui a donné
un esprit appliqué et une imagination forte , ses conceptions
porteront l'empreinte du génie ; mais n'ayant point à les
faire passer dans l'esprit des autres , sans adversaires à combattre
, sans objections à réfuter , il n'apprendra point cet
art délicat de convaincre les esprits sans révolter les amourspropres
, de détourner insensiblement les habitudes vers des
routes nouvelles , de contraindre la paresse à recommencer
un nouveau travail. D'un autre côté , toujours seul avec luimeme,
et sans objet de comparaison , prenant chaque idée
qui lui vient pour une découverte , jamais exposé à ces petites
luttes de société , qui donnent si vîte à chacun la mesure de
ses forces , il sera enclin à pendre de son talent des idées exagérées
, et n'hésitera point à les exprimer avec franchise.
Ce qu'un tel jeune homme devroit devenir , M. Adanson le
devint; ceux qui l'ont connu ont dû observer en lui tout ce
qu'il y de bon et de mauvais dans ce portrait ; et de ce
caractère une fois donné , se déduit presque nécessairement le
sort de ses ouvrages et celui de sa personne.
a
Deretour en Europe , le 18 février 1751 , avec sa riche provisionde
faits et de vues générales, il chercha aussitôt à prendre
parmi les naturalistes le rang qu'il croyoit lui appartenir.
L'état de l'histoire naturelle avoit notablemeut changé pendant
son absence. Réaumur étoit près de mourir. Ses ingénieuses
recherches n'avoient dans de Geer qu'un continuateur
foible et moins heureusement placé. Mais Linnæus et Buffon
commerçoient à se frayer le chemin vers l'empire qu'ils se
sont partagé pendant près d'un demi-siècle.
L'un , d'un esprit perçant , d'une application opiniatre ,
embrassant toutes les productions de la nature, les contraignoit
en quelque sorte dans des classifications arbitraires , mais
précises et faciles à saisir , leur imposoit des noms étrangers ,
mais invariables et commodes à retenir ; les décrivoit dans
un langage néologique , mais court , expressif, et d'une signification
rigoureusement fixée .
L'autre , d'une imagination élevée , grave et imposant dans
son style , comme dans ses manières , s'attachant à un moindre
nombre d'êtres , négligeant ces échaffaudages artificiels que
l'étude de productions plus nombreuses auroit exigés , épuisoit,
pour ainsi dire, chacun des sujeis qu'il traitoit; il en traçoit
FEVRIER 1807 . 271
des tableaux animés; la pompe et la majesté de la nature
régnoient dans leur ordonnance , son éclat et sa fraîcheur dans
leur coloris ; ils étoient liés par des vues neuves , hardies ,
quelquefois téméraires , mais toujours exposées avec un art
entraînant.
Les livres de Linnæus renfermant sous un petit volume
une immense série d'êtres de toutes les classes , étoient le
manuel des savans : ceux de Buffon , offrant dans une suite de
portraits enchanteurs , un choix des êtres les plus intéressans,
faisoient le charme des gens du monde ; mais tous les deux
presqu'exclusivement livrés à leurs idées particulières , avoient
trop négligé un point de vue essentiel : l'étude de ces rapports
multipliés des êtres , d'où résulte leur division en familles ,
fondées sur leur propre nature ; et c'étoit précisément la ce
quiavoit fait le principal sujet des méditations de M. Adanson
dans sa solitude.
Il en développa le premier avec énergie toute l'importance ,
et en suivit très-loin l'application ; la hardiesse de sa marche ,
la précision de ses résultats frappèrent les naturalistes , au
point qu'ils crurent un instant voir en lui un digne rival de
ces deux grands maîtres; et peut- être n'a - t - il , en effet ,
manqué à sa réputation pour approcher de la leur , qu'un
aussi heureux emploi des moyens accessoires dont ils surent
si bien se servir.
Essayons de tracer une esquisse rapide , et de ce point de
vue en lui-même , et de la manière particulière dont
M. Adanson l'envisagea.
Un être organisé est un tout unique , un ensemble de
parties qui réagissent les unes sur les autres , pour produire
un effet commun. Nulle de ces parties ne peut donc être
modifiée essentiellement sans que toutes les autres ne s'en
ressentent. Il n'y a donc qu'un certain nombre de combinaisons
possibles parmi les grandes modifications des organes
principaux ; et sous chacune de ces combinaisons supérieures ,
il n'y a encore qu'un certain nombre de combinaisons subordonnées,
de modifications moins importantes qui puissent
avoir lieu .
Par conséquent , si l'on avoit une connoissance exacte de
toutes ces combinaisons des différens ordres , et que chacune
fût rangée à la place déterminée par les organes qui la constituent
, l'on auroit aussi une représentation véritable de
tout le système des êtres organisés ; tous leurs rapports , toutes
leurs propriétés se laisseroient réduire à des propositions générales
; la nature intime de chacun d'eux se laisseroit clairement
démontrer; en un mot , l'histoire naturelle seroit une science
exacte.
272 MERCURE DE FRANCE ,
Voilà ce qu'on entend par la méthode naturelle ; principale
clef des mysteres de l'organisation , seul fil propre à
guider dant cet inextricable labyrinthe des formes de la vie :
ce n'est que par elle que le naturaliste pourra s'élever un
jour à cette hauter d'où la nature entière lui apparoîtra
dans son ensemble et dans ses détails , comme un seul et vaste
tableau. Mais jusqu'à présent nous ne faisons qu'entrevoir
quelques portions de ce tableau sublime; et le point d'où
nous pourrons l'embrasser tout entier , n'est encore pour
nous qu'une espèce de but idéal que nous n'atteindrons peutêtre
jamais tout-à-fait , quoiqu'il soit de notre devoir d'y
tendre constamment, et qu'à force de travail nous puissions
tous les jours en approcher davantage.
La route la plus directe seroit de déterminer les fonctions
et l'influence de chaque organe, pour calculer l'effet de ses
modifications : formant alors ses grandes divisions d après les
organes les plus importans , et descendant ainsi aux divisions
inférieures , on auroit un cadre , qui , pour être fait d'avance,
ét presqu'indépendamment de l'observation des espèces, n'en
seroit pas moins l'expression réelle de l'ordre de la nature. C'est
ce principe qu'on nomme la subordination des caracteres .
Il est parfaitement rationel et philosophique. Mais son application
supposeroit , touchant la nature , les fonctions et l'influence
des organes , des connoissances dont on étoit trop
éloigné à l'époque où M. Adanson commença ses travaux ,
pour qu'il pût songer à l'employer ; peut- être même n'en
eut-il jamais l'idée.
Il eut donc recours à une méthode inverse que l'on peut
appeler empirique , ou d'expérience , celle de la comparaison
effective des espèces ; et il imagina , pour l'appliquer ,
un moyen qui lui est propre , et qu'on ne peut s'empêcher
de regarder comme infiniment ingénieux.
Considérant chaque organe isolément , il forma de ses
différentes modifications un système de division , dans lequel
îl rangea tous les êtres connus. Répétant la même opération
par rapport beaucoup d'organes il construisit ainsi un
nombre de systèmes , tous artificiels et fondés chacun sur un
seul organe arbitrairement choisi.
à
,
Il est évident que les êtres , qu'aucun de ses systèmes ne
sépareroit , seroient infiniment voisins , puisqu'ils se ressembleroient
par tous leurs organes ; la parenté seroit un peu
moindre dans ceux que quelques systèmes ne rassembleroient
pas dans les mêmes classes. Enfin , les plus éloignés de tous
seroient ceux qui ne se rapprocheroient dans aucun syst me.
Cette méthode donneroit une estimation précise du degré
d'affinité
DEPE
DE
LA
a
FEVRIER 1807 .
une
3
d'affinité des êtres , indépendante de la connoissance Ction
nelle et physiologique de l'influence de leurs organs Mais
elle le défaut de supposer autre connoissance di
pour être simplement historique , n'en est pas moins étendue
ni moins difficile à acquérir , celle de toutes les espèces et
de tous les organes de chacune. Un seul de ceux- ci négligé
peut conduire aux rapports les plus faux; et M. Adanson
lui-même , malgré le nombre immense de ses observations,
en fournit quelques exemples:
C'est là ce qu'il appeloit sa Méthode universelle , et c'est
aussi l'idée mère qui domine dans tous ses grands ouvrages
imprimés ou manuscrits.
Îl en publia , en 1757 , une espèce d'essai dans le Traité
des Coquillages , qui termine le premier volume de son
Voyage au Sénégal. Ce livre ouvrit les portes de l'Académie
dessciences et de la Société royale de Londres à M. Adanson ,
alors âgé seulement de trente ans , non parce qu'il étoit allé
chercher quelques coquilles sur la côte d'Afrique , mais parce
qu'il s'annonçoit comme un homme de génie, plein de vues
neuves , d'activité , et capable d'honorer encore ces illustres
compagnies par un grand nombre de travaux semblables.
L'ouvrage méritoit en effet d'exciter ces espérances , et
d'obtenir cesmmaarrqquueess d'estime , sur-tout par l'attention que
son auteur avoit donnée aux animaux des coquilles , presqu'entièrement
négligés avant lui, et dont quelques-uns même
n'ont pas été décrits depuis. Sa distribution méthodique ,
appuyée sur une vingtaine de ces systèmes partiels dont
nous venons de donner une idée , étoit bien supérieure à toutes
celles de ses prédécesseurs. Néanmoins , il lui resta encore
quelques défauts par la raison que nous venons anssi d'exposer :
c'est que , faute de dissections anatomiques , il n'avoit pu connoître
les organes intérieurs , et sur-tout le coeur. Cette omis
sion le fit même errer dans la circonscription générale de
la classe, où il ne comprit point les mollusques sans coquille.
Son projet étoit d'abord de traiter ainsi en huit volumes toute
l'histoire du Sénégal, et elle est en effet déjà fort avancée
dans ses manuscrits ; mais jugeant que l'utilité de sa méthode
seroit mieux sentie dans une application plus générale , il
cessa bientôt de publier ce premier travail , pour se livrer
entièrement à celui des fantilles des plantes , qu'il fit imprimer
en 1763. Il y trouva aussi l'avantage d'opérer sur des
êtres plus nombreux, étudiés sous plus de rapports , et pour
lesquels la méthode empirique est plus excusable , parce que
Ies fonctions de leurs organes sont plus obscures.
Beaucoup de botanistes avoient déjà senti l'importance de
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
distribuer les plantes , selon leurs rapports naturels. Morison ,
Magnol etRay en avoient conçu l'idée presqu'en même temps
dans la dernière moitié du 17° siècle , sans toutefois se bien
rendre compte des moyens d'y réussir.
Haller eut long-temps cet objet en vue; mais il n'eut pas
le bonheur de pouvoir accorder entièrement les rapports
naturels avec un système absolu , et , malgré tous ses soins ,
celui qu'il adopta en rompit encore quelques-uns.
Linnæus y avoit renoncé volontairement, en formant le
sien, et n'y fut quelquefois ramené que par la force du sentiment
de l'analogie , qui le contraignit à enfreindre lui-même.
les règles qu'il s'étoit prescrites.
2
En un mot , de tous les botanistes antérieurs à M. Adanson
le seul qui n'ait jamais abandonné cette recherche , et celui
qui en obtint le plus de succès, qui mérita même d'être considéré
à cet égard comme le maître et de ses contemporains
etde ses successeurs , fut Bernard de Jussieu. Cet homme extraordinaire
, qui allia des vertus et une modestie dignes des premiers
âges, à des lumières qu'à peine aucun âge a surpassées ,
s'en occupa toute sa vie ; mais, toujours mécontent de ce
qu'il avoit fait, parce qu'il voyoit mieux que personne ce
qui lui restoit à faire , il ne consigna point ses résultats par
écrit ; on ne les connoît que par l'arrangement qu'il avoit
introduit , en 1758 , au jardin de Trianon , et par les fragmens
que ses amis ou ses disciples en ont publiés.
Il y a de fortes raisons de croire que Linnæus avoit profité
des conversations de Bernard de Jussieu , sur ce sujet; car les
rapprochemens indiqués dans ses Ordines naturales , publiés
en 1755 , sous forme de simple liste non motivée, auroient
difficilement pu naître des vues qui ont dirigé cet homme
célèbre dans ses autres ouvrages.
On a pensé aussi que M. Adanson, élève de Bernard de
Jussieu , avoit recueilli dans les leçons de son maître , les premiers
germes de quelques-unes des familles ; mais cette conjecture
fût-elle fondée , sa gloire y perdroit peu. S'il profita
de ses leçons , c'est en homme de génie qu'il le fit. Le plan
général de son livre , les principes directs qu'il établit , sa
marche franche et hardie , tout cela est bien à lui , et ce n'est
pas ainsi qu'on emprunte. Quelques erreurs même que Bernard
de Jussieu avoit évitées , prouvent l'originalité de
M. Adanson ; elles venoient toujours de la même cause , la
négligence de quelque organe important : et ce n'étoit pas
pour avoir établi ses distributions sur un nombre trop petit
de systèmes partiels ; car il avoit commencé par en faire
soixante- cinq , fondés sur autant de considérations différentes;
mais c'est, comme nous l'avons insinué, faute d'aveir
FEVRIER 1807 . 275
bien saisi le principe fécond de la subordination des caracteres.
Au reste , ces erreurs sont peu nombreuses , parce
qu'un tact délicat suppléa souvent à ce que la méthode n'auroit
pu donner par elle-même , et l'ouvrage offre en revanche
une foule d'aperçus heureux que les découvertes plus récentes
n'ont fait que confirmer.
M. Adanson , par exemple , indique le périsperme , et son
importance pour caractériser les familles , quoiqu'il ne lui
ait point donné de nom. Il a formé la famille des hépatiques ,
et bien limité celle des joubarbes. Il a senti le premier le
rapprochement des campanulacées avec les composées ; des
aristoloches avec les éléagnées ; des menyanthes avec les
gentianées ; et celui du trapa avec les onagres , que Bernard de
Jussieu ignoroit , et qu'on a reconnus depuis. Ses divisions des
liliacées , des dipsacées , des composées , sont originales et
bonnes. Ses groupes de champignons sont supérieurs à ceux
de Linnæus. Il a séparé avec raison les thymelées des é éagnées
, et les nyctaginées des amaranthacées , que Bernard de
Jussieu confondoit. Enfin , un très - grand nombre de ses
genres ont été reconnus et adoptés par les botanistes les plus
modernes.
Dans sa préface , M. Adanson fait l'histoire de la botanique
avec une érudition étonnante dans un homme presque toujours
occupé d'observer. Il y assigne avec précision de combien
de plantes , de figures et d'idées nouvelles chaque auteur
a enrichi cette science. Il y donne même une sorte d'échelle
du mérite des systèmes de ses prédécesseurs ; mais c'est seulement
dans leur accord plus ou moins parfait avec ses familles
naturelles qu'il en prend la mesure. C'étoit se mettre luimême
à la tête de tous les botanistes ; et en effet il n'étoit
pas trop éloigné de cette opinion. Il ne cache point sur - tout
l'espèce de dépit que lui donnoit la vogue du système sexuel
de Linnæus , l'un des plus opposés aux rapports naturels des.
végétaux. L'espoir de la voir cesser un jour , consoloit bien
un peu M. Adanson ; mais il ne faisoit en cela que montrer à
quel point les hommes lui étoient mal connus , tandis que..
c'étoit sur leur connoissance intime que Linnæus fondoit
presque tous ses succès.
Aimable , bienveillant , entouré de disciples enthousiastes ,
dont il se faisoit autant de missionnaires attentif à enrichir
de leurs découvertes des éditions multipliées , favorisé par les
grands , lié par une correspondance active avec les savans en
crédit , soigneux de faire paroître la science aisée , plus que
de la rendre solide et profonde , le naturaliste suédois,voyoit
chaque jour étendre sa doctrine malgré la résistance des
amours propres et des préjugés nationaux.
276 MERCURE DE FRANCE ,
Adanson , au contraire , conservant ses habitudes du désert ,
inaccessible dans son cabinet , sans élèves , presque sans amis ,
ne communiquant avec le monde que par ses livres , sembloît
encore les hérisser exprès de difficultés rebutantes ,
comme s'il avoit craint qu'ils ne se répandissent trop .
Au lieu de cette nomenclature si simple et si commode ,
imaginée par Linnæus , il donnoit aux êtres des noms arbitraires
qu'aucun rapport d'étymologie ne rattachoit à la
mémoire , et dédaignoit même quelquefois d'indiquer leur
concordance avec les noms employés par les autres. Il avoit
imaginé jusqu'à une orthographe particulière , qui faisoit
ressembler son français à quelque jargon inconnu. C'étoit ,
disoit-il , pour mieux représenter la prononciation. Mais pour
que la prononciation pût être représentée, il faudroit qu'elle
pût être fixée ; et comment fixer un son dont il ne reste pas
de traces ? Aussi change-t-elle à chaque demi-siècle comme
dans chaque province, et c'est sur l'orthographe seule que
reposent la durée et l'étendue d'une langue. Pour le sentir,
qu'on se demande ce que deviendroit , par exemple , le latin ,
si chaque nation s'avisoit de vouloir l'écrire comme elle le
prononce ?
Ainsi , malgré la beauté réelle et reconnue du plan qu'il
avoit suivi et le grand nombre de faits qu'il avoit découverts ,
malgré les éloges que son ouvrage reçut des plus savans naturalistes
, M. Adanson n'obtint pas , à beaucoup près , sur la
marche de la science , l'influence qu'il auroit du avoir; les
systèmes artificiels régnèrent encore presque exclusivement
pendant plus de trente ans. Mais loin de se rebuter de ce peu
de succès , à peine s'en aperçut- il. Alors , comme dans tout le
reste de sa vie , son propre jugement suffit pour le satisfaire ;
et travaillant toujours avec la même ardeur , ses familles des
plantes n'étoient pas entièrement imprimées , qu'il s'occupoit
déjà d'un ouvrage infiniment plus général.
L'imagination la plus hardie reculeroit à la lecture du plani
qu'il soumit en 1774 , au jugement de l'Académie des
sciences ( 1 ) , et plus encore à la vue de l'énorme amas des
matériaux qu'il avoit effectivement rassemblés. Il ne s'agissoit
plus d'appliquer sa méthode universelle , seulement à une
classe, à un règne , ni même à ce qu'on appelle communément
les trois règnes , mais d'embrasser la nature entière dans
P'acception la plus étendue de ce mot. Les eaux , les météores ,
les astres , les substances chimiques , et jusqu'aux facultés de
l'ame , aux créations de l'homme ; tout ce qui fait ordinairement
l'objet de la métaphysique , de la morale et de la poli-
(1) Journal de Physique , mars 1775.
FEVRIER 1807 . 277
tique; tous les arts , depuis l'agriculture jusqu'à la danse , devoienty
être traités.
Les nombres seuls étoient effrayans : 27 gros volumes
exposoient les rapports généraux de toutes ces choses et leur
distribution; l'histoire de 40,000 espèces étoit rangée par ordre
alphabétique dans 150 volumes ; un vocabulaire universel
donnoit l'explication de 200,000 mots ; le tout étoit appuyé
d'ungrand nombre de Traités et de Mémoires particuliers , de
40,000 figures et de 30,000 morceaux de trois règnes.
2
Chacun se demanda comment un seul homme avoit pu ,
non pas approfondir , mais seulement embrasser tant d'objets
différens , et quels trésors suffiroient à leur publication ?
En effet, les commissaires de l'Académie trouvèrent l'exécution
fort inégale. Les parties étrangères à l'histoire naturelle
se réduisoit à de simples indications : les deux tiers des
figures étoient coupées ou calquées dans des ouvrages connus;
beaucoup de volumes étoient grossis par des matériaux
qui attendoient encore leur rédaction.
Ces commissaires donnerent donc à M. Adanson le conseil
très sage de détacher de ce vaste ensemble les objets de ses
propres découvertes, et de les publier séparément , en se contentant
d'indiquer d'une manière générale les rapports nouveaux
qu'il pourroit leur apercevoir avec les autres êtres ,
Les sciences auront long-temps à regretter qu'il ait refuséde
suivre ce conseil ; car divers Mémoires , indépendans de ses
grands ouvrages , montrent qu'il étoit capable de beaucoup
de sagacité dans l'examen des objets particuliers .
Qu'onnous permette de présenter ici une analyse succincte
des principaux de ses écrits,
Le taret, ce coquillage qui ronge les vaisseaux et les pieux ,
et qui a menacé l'existence même de la Hollande , avoit été
examiné par plusieurs auteurs. M. Adanson fut pourtant le
premier qui en fit connoître la vraie nature et l'analogie avec
la pholade et les bivalves . La description qu'il en donne est
unmodèle en ce genre. ( 1 )
On en doit dire autant de celle du baobah (2). C'est un
arbre du Sénégal , le plus gros du Monde; car son tronc a
quelquefois 24 pieds de diamètre , et sa cime 120 à 150 ;
mais il lui faut des milliers d'années pour arriver au terme
Ade son accroissement. On lui a donné le nom d'Adansonia
, d'après le botaniste qui l'a si bien décrit; et Linnæus
l'a généreusement conservé à l'arbre , malgré toutes les rai-
(1) Mémoire de l'Académie , pour 17 9.
(2) Idem. ..... 1761
278 MERCURE DE FRANCE ,
ز
sons qu'il avoit de se plaindre du patron qu'on lui avoit
choisi.
L'histoire des gommiers (1) et les nombreux articles que
M. Adanson a insérés dans le supplément de la première
Encyclopédie , réunissent à quantité de faits nouveaux , beaucoup
d'érudition et de netteté. Ils montrent par le fait , que
notre langue peut exprimer avec clarté toutes les formes des
plantes , sans recourir à cette terminologie barbare qui commençoit
alors à s'introduire , et qui rebute inutilement dans
tant d'ouvrages modernes. Malheureusement , ces articles ne
vont que jusqu'a la lettre C. On ignore ce qui a empêché
d'imprimer la suite qui étoit préparée.
4
Une des questions les plus intéressantes de l'histoire naturelle
est celle de l'origine des diverses variétés de nos
plantes cultivées. M. Adanson a fait beaucoup d'expériences
sur celles des blés , et en a vu naître deux dans l'espèce de
l'orge ; mais elles se ne sont pas propagées long-temps (2).
Quelques naturalistes , poussant trop loin les conséquences
de ces faits et d'autres semblables , et soutenant que les espèces
p'ont rien de constant, alléguant même des exemples qui
sembloient prouver qu'il s'en forme de temps en temps de
nouvelles , il montra que ces espèces prétendues n'étoient
pour la plupart que des monstruosités qui rentroient bientôt
dans leur forme originaire (5) .
Depuis long-temps on avoit comparé les mouvemens des
feuilles de la sensitive et des étamines de quelques plantes ,
àceux des animaux , quoique les premiers aient pour la plupart
besoin d'être excités par une cause extérieure. M. Adanson
en découvrit de spontanés dans une substance fibreuse ,
verte , vivant au fond des eaux , et qu'il croyoit une plante ;
il en donna une histoire fort exacte (4) , et la plaça en tête de
***son Système desVégétaux.
M. Vaucher a pensé depuis que c'est un zoophyte. Il l'appelle
oscillatoria Adansonii.
C'est M. Adanson qui a le premier reconnu que la faculté
*'*engourdissante de certains poissons dépend de l'électricité. Il
* avoit fait ses expériences sur le Silure trembleur (5) .
On assure aussi qu'il est l'auteur de la lettre sur l'électricité
de laTourmaline , qui porte le nom du duc de Noya Caraffa (f ).
(1 ) Mémoires de l'Académie, pour 1773et 1779.
(2) Mémoires de l'Académie 1765.
(3)Mémoires de l'Académie 1769,
(4) Mémoires de l'Académie 1767.
(5) Voyage au Sénégal , page 134.
(6) Paris 1759. Voyez le Joyand , Notice sur Adanson , page 12-
FEVRIER 1807. 279
Il auroit donc contribué en deux points importans aux progrès
de cette branche de physique.
On voit en général qu'il possédoit bien cette science , par
ce qu'il a occasion d'en emprunter pour son Traité de Physiologie
végétale et de culture. Il avoit fait de longues
recherches sur les inégalités de dilatations des thermomètres
remplis de liqueurs différentes.
Il n'avoit pas non plus négligé les applications de l'histoire
naturelle ou de la physique aux arts utiles.
Il découvrit le premier les moyens de tirer une bonne
fécule bleue de l'indigo du Sénégal.
Dans un Mémoire adressé au ministère, il montroit que
cette colonie seroit très favorable à tous les produits de nos
Îles et même à ceux des Grandes-Indes , et qu'il seroit aisé de
les y faire cultiver par des nègres libres ; idée heureuse , seule
capable de faire cesser un commerce honteux pour l'humanité.
Une société d'Anglais et de Suédois , animés par un sentiment
religieux , en avoit fait , il y a quelques années , un essai
qui promettoit d'être heureux : on nous assure même que cet
établissement se soutient encore , quoique des corsaires en aient
détruit une partie.
S'il arrivoit un jonr que les suites des dernières révolutions
et l'état actuel des îlesà sucre décidassent enfin les gou-
*vernemens européens à proscrire un système à-la-fois si cruel
pour les esclaves et si dangereux pour les maîtres , il seroit juste
de se souvenir que M. Adanson a, l'un des premiers , fait
connoître les moyens d'y suppléer sans rien perdre de nos
jouissances.
Quoique le Ministère de France et la compagnie d'Afrique
n'eussent point fait d'attention à ce mémoire , M. Adanson
refusa , par patriotisme, de le communiquer aux Anglais , qui
lui en avoient offert des récompenses considérables.
Ces divers morceaux , tous remplis d'intérêt , auroient pu
être suivis de beaucoup d'autres , si M. Adanson l'eût voulu.
Ses voyages , son cabinet , et ses observations continuelles lui
auroient fourni assez de riches matériaux.
Buffon a fait connoître , d'après lui , plusieurs quadrupèdes
et plusieurs oiseaux d'Afrique. M. Geoffroy qui a décrit le
galago , espèce fort extraordinaire de la famille des quadrumanes
, nous apprend que M. Adanson le possédoit depuis
long-temps. Nous nous sommes assurés qu'il avoit le sanglier
d'Ethiopie bien avant qu'Allemand et Pallas ne le décrivissent
, et ses nombreux porte-feuilles sont encore pleins de
semblables richesses .
ネ
Mais tous ces trésors , et il est douloureux de le dire
4
280 MERCURE DE FRANCE ,
M. Adanson lui-même, furent perdus pour la science et pour
la société , du moment qu'il se fut entièrement consacré à
l'exécution du plan gigantesque dont nous avons parlé..
Si M. Adansou eût été un homme ordinaire , nous terminerions
ici, son éloge ; ses erreurs n'auroient rien d instructif;
mais c'est précisément parce qu'il est un vrai génie , c'est précisément
parce que ses découvertes le mettent dans les premiers
rangs de ceux qui ont servi les sciences , qu'il est de
notre devoir d'insister sur cette dernière et pénible partie de
son histoire. L'utilité principale de ces honneurs que nous
rendons aux savans est d'exciter quelques jeunes esprits à
marcher sur leurs traces ; mais cet encouragement deviendroit
souvent funeste , si , dispensant la louange sans discernement ,
nous ne signalions aussi les fausses routes ou quelques-uns
de ces hommes célèbres ont eu le malheur de s'égarer.
Une fois donc que M. Adanson se fut livré àson grand ouvrage
, il réserva , pour lui donner plus d'intérêt , tout ce
qu'il avoit de faits particuliers, et ne voulut plus rien publier
séparément.
Craignant de perdre un instant , il se séquestra plus que
jamais du monde; il prit sur son sommeil, sur le temps de ses
repas Lorsque quelque hasard permettoit de pénétrer jusqu'à
lui , on le trouvoit couché au milieu de papiers innombrables
qui couvroient les parquets , les comparant, les rapprochant
de mille manières ; des marques non équivoques d'impatience
engageoient à ne pas l'interrompre de nouveau ; lui-même
trouva moyen d'éviter jusqu'aux premières visites, en se retirant
dans une petite maison isolée et dans un quartier éloigné.
Dès-lors ses idées ne sont plus alimentées , ni redressées par
celles d'autrui; son génie n'agit plus que sur son propre
fonds , et ce fonds ne se renouvelle plus; tous ces germes
fâcheux que les premières habitudes solitaires avoient déposés
en lui , se développent et s'exaltent; calculant l'étendue de ses
forces par celles de ses projets , il se place autant au-dessus
des autres philosophes, que l'ouvrage qu'il veut faire lui paroît
au-dessus de ceux qu'ils ont laissés; on lui entend dire qu'Aristote
seul s'approche de lui , mais de bien loin , et que tous les
autres naturalistes en sont restés à une distance immense,
Oubliant que sa méthode ne repose essentiellement que sur
Jes faits acquis , il lui attribue une vertu intérieure pour les
faire prévoir , et prétend deviner d'avance les espèces inconnues.
Je possede , disoit-il toutes les grandes routes des
sciences ; qu'ai-je besoin des sentiers de travers ? De là,
mépris profond pour les travaux de ses successeurs , négligence
absolue des découvertes modernes , même des objets
FEVRIER 1807. 281
que les voyageurs rapportent , attachement opiniâtre à ses
anciennes idées , ignorance complète de leurs réfutations les
plus décisives; enfin inutilité absolue d'efforts si longs, si
laborieux, mais si faussement dirigés. Par exemple , quoiqu'il
s'occupât des mousses , il ne connoissoit pas encoorree,, en1800 ,
l'existence d'hedwig , ni aucune des découvertes publiées sur
cette classe singulière depuis plus de 20 ans,
Ceux qui avoient occasion d'être les confidens de son état ,
en souffroient d'autant plus, que tout en le plaignant , ils
ne pouvoient s'empêcher de l'aimer,
En effet , si une solitude prolongée avoit donné à sou
esprit une direction malheureuse , cette défiance funeste que
la retraite produit si souvent , et qui a troublé le repos de
tant de solitaires , n'avoient point pénétré dans son coeur. Ses
manieres toujours vives étoient aussi toujours bienveillantes;
il avoit de lui-même des idées exagérées ; mais il ne doutoit
point que tout le monde ne les partageât , et au milieu des
privations les plus cruelles de sa vieillesse , on ne l'entendoit
point accuser les autres,
Il faut avouer cependant qu'il y a eu des momens où il en
auroit eu le droit. Sa fortune consistoit en deux pensions
médiocres , prix de ses travaux au Sénégal , et des objets qu'il
avoit cédés au cabinet du roi. Les mesures rigoureuses de
l'assemblée constituante l'en privèrent , et son isolement ne
lui laissa aucun moyen de les faire rétablir. La pension de
l'Académie lui restoit; cette compagnie étoit d'ailleurs pour
lui unpoint de contact avec le monde ; elle n'auroit pas cessé
de veiller sur son sort; mais elle succomba bientôt dans la ruine
générale : un décret de la Convention la supprima et dispersa
ses membres. Ces hommes , dont le nom remplissoit 1Europe
, furent heureux d'être restés inconnus aux farouches
dominateurs de leur patrie. Ils coururent chercher dans les
asiles les plus obscurs quelque abri contre ce glaive épouvantable
continuellement suspeudu sur tout ce qui avoit eu
de l'éclat , et qui n'auroit peut-être épargné aucun d'eux , si
les ministres de ses fureurs n'eussent été aussi ignorans qu'ils
étoient cruels.
A cette époque , où tout manquoit aux plus opulens , on
imagine aisément dans quel état dut tomber un septuagénaire
déjà infirme , à qui vingt années de vie sédentaire
avoient été toute relation , toute connoissance des hommes
et des choses.
Je n'ai pas le courage de retracer un tableau si affligeant ;
mais que n'ai-je le talent de peindre son admirable patience ,
282 MERCURE DE FRANCE ,
/
et cette ardeur invincible pour l'étude , à l'épreuve de tout
coque son dénuement eut de plus affreux .
Unejuste reconnoissance nous oblige de déclarer que dès
l'instant où le Gouvernement eût été instruit de la position de
M. Adanson , tous les ministres qui se sont succédés se sont
fait un devoir de montrer par son exemple , que l'Etat n'abandonne
point la vieillesse de ceux qui ont consacré leur vie à
l'utilité publique ; la munificence impériale elle - même n'a
pas dédaigné d'adoucir ses derniers momens.
Mais tous ces soins bienveillans n'ont pu arrêter les effets
de l'âge et des infirmités aggravés pendant quatre années si
pénibles , et si nous avons encore eu le plaisir de recevoir
quelquefois M. Adanson dans nos assemblées , nous n'avons
pas eu celui de le voir prendre une part active à nos travaux
communs.
Il a supporté ses maux comme il avoit supporté sa pauvreté;
plusieurs mois en proie aux douleurs les plus cuisantes ,
les os ramollis , une cuisse cassée par suite d'une carie , on
ne lui entendoit pas pousser un cri. Le sort de ses ouvrages
étoit l'unique objet de
biet de sa sollicitude.
Lamort a mis fin à l'état le plus douloureux , le 3 août
de l'année dernière.
Il a demandé par son testament qu'une guirlande de fleurs
prises dans les 58 familles qu'il avoit établies , fût la seule
décoration de son cercueil : passagère , mais touchante image
du monument plus durable qu'il s'est érigé lui-même !
Quelque ami des sciences ne manquera point sans doute à
lui en élever bientôt une autre , en se hâtant de rendre
public tout ce que ses immenses recueils contiennent encore
de neuf et d'utile.
MODES du 5 février.
Lorsque la broderie étoit de mode , une bande assez large du bas ,
partoit du bord inférieur de la robe , pour aboutir au creux de l'esiomac
; aujourd'hui , par le moyen d'une échancrure de pareille dimension
, ce sont de petites pattes , prises dans la robe , ou des rubans de
sa couleur , qui tranchent sur le jupon.
Toujours beaucoup de dentelures , de crans , de festons , dans les
collets rabattus , les collerettes et les fichus , que vendent les lingères.
Les bonnets du matin conservent aussi leur touffe dentelée , et souvent
on les surmonte d'un demi-fichu en marmotte , dentelé dans tous les
sens .
L'usage subsiste de mettre un fichu ou un schall par-dessus une
redingote de drap , malgré la disparate de ce vêtement grossier , qui
rappelle les habits d'homme , avec les chiffons affectés au costume des
femmes.
1
FEVRIER 1807 . 283
NOUVELLES POLITIQUES.
Madrid , 23 janvier.
Un officier de marine , don Thomas Blanco Calsrera , expédié
par le gouverneur de Monte-Video , pour porter en
Espagne la nouvelle de la reprise de Buenos-Ayres , vient
d'arriver à Aranjuez. Il avoit été pris par les Anglais , à la
hauteur du cap Spartel ; mais , en jetant à la mer ses dépêches ,
il a réussi à cacher dans la forme de son chapeau , une copie
de l'office adressé au prince de la Paix , par don Santiago
Liniers , français d'origine , commandant-général des forces
de terre et de mer destinées à reconquérir Buenos-Ayres . Les
Anglais ont été faits prisonniers au nombre de 1200. Ils avoient
perdu dans l'action 412 soldats , tant tués que blessés , et 5 officiers.
Les Espagnols en ont perdu 180 ; et parmi leurs blessés se
trouvent un enseigne de vaisseau et un officier français. Le
fort avoit 55 canons montés et 4 mortiers ; les Espagnols ont
en outre pris aux Anglais , 1600 fusils , 26 canons et 4 obus .
Le sérénissime prince généralissime et grand- amiral d'Espagne
(c'est le titre que porte maintenant le prince de la
Paix ), a fait parvenir à tous les capitaines-généraux commandans
du royaume , l'ordre royal suivant :
<<< Pour éviter les réclamations du gouvernement français
relativement à l'extradition des individus de sa nation qui se
réfugient en Espagne pour se soustraire à la conscription militaire
de leur pays , le roii ,, notre maître , a arrêté qu'on feroit
avec une extrême ponctualité l'examen des papiers et passeports
des Français qui voudroient s'introduire dans ce royaume,
soit par les frontières , soit par les côtes maritimes ; qu'on
s'opposera au passage de tous ceux qui auront de 19 à 25 ans ;
qu'on ne permettra pas de séjourner en Espagne à ceux de cet
âge qui voyagent ou habitent sous un prétexte quelconque
dans les provinces du royaume , et spécialement dans celles
qui sont limitrophes de la France. A cette fin nous ordonnons ,
Monsieur, qu'on s'assure des Français de l'âge ci-dessus mentionné
qui se trouvent dans le ressort de votre gouvernement
ou commandement , et qu'on les remette aux commissaires du
commerce de l'Empire français , s'il s'en trouve dans l'étendue
du pays où vous commandez ; et en cas qu'il ne s'en trouve
pas , vous m'en donnerez avis pour que je prenne en conséquence
des mesures ultérieures. Je vous recommande trèsparticulièrement
l'exécution et l'observation de ces dispositions
souveraines. >>
384 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS , vendredi 6 février.
L'arrivée de S. M. l'Impératrice et Reine a été annoncée,
le 1 février , par trois salves d'artillerie .
- Jeudi , 5 février, à une heure précise , les différens
corps de l'Etat ont été admis à l'audience de S. M. l'Impératrice
et Reine.
M. Monge , président du sénat , a adressé le discours suivant
S. M.:
Madame ,
« Il y a quatre mois , le coeur de V. M. I, et R. s'affligeoit
aux approches d'une guerre inévitable autant qu'imprévue ,
qui devoit encore coûter du sang à la France.
>>Le sang français est si precioux , disoit V. M.: faudra-
t-il encore en verser pour arréter les folies d'un monarque
mal conseillé ?
>> Ainsi , V. M. desiroit la paix.
>> L'EMPEREUR , dont on avoit voulu tromper la vigilance
par les protestations mensongères d'une amitié personnelle ,
n'étoit peut-être pas lui-même , en partant , sans espérance
d'écarter une guerre que rien ne motivoit. Les menaces outrageantes
d'un jeune prince sans expérience n'altérèrent pas le
calme de sa grande ame; et , la veille de la première bataille ,
qui fut aussi la dernière , en lui dévoilant le danger de sa
position et la certitude de sa perte , il lui ouvroit la porte du
salut , et même celle de l'honneur.
>> l'EMPEREUR vouloit donc la paix.
>>Mais est-ce la paix que veulent nos implacables ennemis ?
Non, Madame. Depuis long-temps ils s'étoient flattés d'effacer
le nom de la France de la liste des nations , comme depuis ils
en ont effacé celui de la Pologne. Peut-être même , dans leur
aveuglement , nourrissent-ils encore ce fol espoir. Ils ont renoncé
envers elle à toute moralité , aucune promesse ne les
engage , aucun traité ne les lie. Pour elle ils sont sans loyauté
dans leur conduite , et la vérité n'est pas dans leur bouche.
Contre elle rien n'est sacré pour eux ; et si le roi de Prusse a
pris enfin les armes , c'est qu'il étoit certain que , sans cela , ils
le poignarderoient au milieu de sa cour comme ils avoient
poignardé Paul Ior au milieu de la sienne. Et les perfides ! ils
ont ensuite l'impudeur d'insulter au malheur de leur victinie.
>>>Le Dieu des empires se lasse enfin de tant d'iniquité. On
ne peut méconnoître que c'est de la France qu'il veut se servir
pour réformer la morale des rois , puisque dans sa bonté il en
aconfié les destinées aux mains d'un héros qu'il s'est complu
FEVRIER 1807: 285
àdouerde toutes les grandes qualités ; auquel il daigne ouvrir
lui-même les voies de la sagesse , et dont il soutient le bras
dans les combats.
Madame ,
>> Le sénat apporte aux pieds de V. M. I. et R. le tribut de
son profond respect , et l'hommage de l'admiration dont il
est pénétré pour toute vos vertus. Il la supplie d'agréer ses
respectueuses félicitations sur la glorieuse et incroyable campagne
par laquelle S. M. l'EMPEREUR-ROI a terminé l'année
1806. Il se félicite de revoir au sein de la capitale , l'épouse
auguste qu'un chef adoré a investie de toute sa confiance , et
qui en est digne à tant de titres.
» Puisse V. M. I. et R. vivre long-temps pour le bonheur
de la France , et pour le bonheur de l'EMPEREUR ! >>
Après la députation du sénat , S. M. a reçu celle du conseil
d'état , du corps législatif, du tribunat , de la cour de
cassation , de la cour d'appel , de la cour de justice criminelle
de la Seine , du chapitre et du clergé de Paris , de la
comptabilité nationale , du corps municipal et du conseil
général du département , de MM. les officiers du gouvernement
de Paris , au nom desquels M. le général Junot a porté
laparole.
S. M. l'Impératrice et Reine a répondu à tous les discours
qui lui ont été adressés , avec cette bienveillance constante
qui la caractérise , et cette affabilitétouchante qui lui est
naturelle. Nous désirerions pouvoir recueillir et retracer
ici les expressions littérales de toutes ces réponses ; mais dans
l'impossibilité de les retrouver toutes , telles qu'elles sont
sorties de la bouche de S. M., nous sommes forcés de nous
être borner à répéter en substance ce qui a pu retenu de
quelques-unes d'entr'elles.
S. M. , en s'adressant à M. le président du sénat , a dit : « Je
>> suis touchée des sentimens qui viennentde m'être exprimés
>> au nom du sénat. Dans la peine que j'éprouve de me voir
>> éloignée de l'EMPEREUR , il m'est doux de retrouver dans le
>> premier corps de l'Etat les memes regrets de son absence et
» le même dévouement pour sa personne. >>>
S. M. a également remercié le président du conseil d'Etat
des sentimens qu'il venoit d'exprimer. « Ces sentimens , a-t-elle
>> dit , me sout d'autant plus agréables , que je les considère
>> comme un gage de cet attachement que l'EMPEREUR se plaît
>>à reconnoître à chacun des membres qui composent son
>> conseil d'Etat. >>>
S. M. , répondant à la députation de la ville de Paris ,
adit:
286. MERCURE DE FRANCE ,
« M. le préfet , je suis sensible à ce que vous venez de me
>> dire an nom de la ville de Paris. Accoutumée à partager tous
>> les sentimens de l'EMPEREUR ; vous ne devez pas douter de la
>> satisfactionque j'éprouve à me retrouver dans les murs d'une
>> villequelui-même se plaîtà nommer sa bonne ville de Paris.>>
S. M. a ensuite reçu le corps diplomatique , introduit par
M. de Beaumont , l'un de ses chambellans.
A cette audience , M. le comte de Metternich , ambassadeur
de l'empereur d'Autriche , a présenté à S.Μ.: M. le comte de
Mier , chambellan de S. M. l'empereur d'Autriche , attaché à
son ambassade à Paris ; M. de Floret, premier secrétaire d'ambassade
; M. le Fevre de Rechtenbourg , second secrétaire ;
M. de Neuman , troisième secrétaire .
M. le prince de Masserano , ambassadeur d'Espagne , a
présenté : MM. le chevalier de Los Rios , colonel et gentilhomme
de la chambre de S. M. C.; Camille de Los Rios ,
son frère , secrétaire d'ambassade de S. M. C. à Lisbonne ; le
chevalier Aristisaval , second secrétaire d'ambassade à Paris ;
le chevalier Thomasi , gentilhomme toscan.
M. le chargé d'affaires de S. M. le roi de Hollande a présenté
: M. de Janssens , conseiller d'Etat de S. M. le roi de
Hollande , et directeur de l'administration de la guerre.
- Le corsaire l'Etoile , capitaine Fourmentin , a pris et
conduit à Calais le brick anglais de Héro , de Tigmouth , du
port de 140 tonneaux , allant de Belfoast à Londres , avec un
chargement de salaisons et toiles. Le même corsaire s'est aussi
emparé du sloop anglais le Phénix , de go tonneaux , chargé
de pipe , qu'il a conduit au même port.
LII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Varsovie , le 19 janvier 1807 .
Le 8º corps de la Grande-Armée, que commande le maréchal
Mortier , a détaché un bataillon du 2* régiment d'infanterie
légère sur Wollin. Trois compagnies de ce bataillon y
étoient à peine arrivées , qu'elles furent attaquées avant le jour
par un détachement de mille hommes d'infanterie , avec cent
cinquante chevaux et quatre pièces de canon. Ce détachement
venoit de Colberg , dont la garnison étend ses courses jusque- là .
Les trois compagnies d'infanterie légère française ne s'étonnèrent
point du nombre de leurs ennemis , et lui enlevèrent
un pont et ses quatre pièces de canon , et lui firent cent prisonniers.
Le reste prit la fuite en laissant beaucoup de morts
dans la ville de Wollin, dont les rues sont jonchées de cadavres
prussiens .
FEVRIER 1807 . 287
La ville de Brieg, en Silésie , s'est rendue après un siége de
cinq jours. La garnison est composée de trois généraux et de
1400 hommes.
Le prince héréditaire de Bade a été fort dangereusement
malade ; mais il est rétabli. Les fatigues de la campagne et les
privations qu'il a supportées comme le simple officier , ont
beaucoup contribué à sa maladie.
La Pologne , riche en blés , en avoine , en fourrages , en
bestiaux , en pommes de terre , fournit abondammant à nos
magasins. La seule manutention de Varsovie fait cent mille
rations par jour , et nos dépôts se remplissent de biscuit.
Tout étoit tellement désorganisé à notre arrivée , que pendant
quelque temps les subsistancs ont été difficiles.
Il ne règne dans l'armée aucune maladie; cependant, pour
la conservation de la santé du soldat , on desirerolt un peu
plus de froid. Jusqu'à présent il s'est à peine fait sentir , et.
I'hiver est déjà fort avancé. Sous ce point de vue , l'année est
fort extraordinaire.
L'EMPEREUR fait tous les jours défiler la parade devant le
palais de Varsovie, et passe successivement en revue les différens
corps de l'armée , ainsi que les détachemens et les
conscrits venant de France , auxquels les magasins de Varsovie
distribuent des souliers et des capottes.
LIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Varsovie , le 22 janvier 1807 .
On a trouvé à Brieg des magasins assez considérables de
subsistances. Ci-joint la capitulation de cette place.
Le prince Jérôme continue avec activité sa campagne de
Silésie . Le lieutenant - général Deroi avoit déjà cerné Kosel
et ouvert la tranchée. Le siège de Schweidnitz et celui de
Neisse se poursuivent en même temps.
Le général Victor se rendant à Stettin , et étant en voiture
avec son aide-de-camp et un domestique , a été enlevé par
un parti de vingt-cinq chasseurs qui battoient le pays.
Le temps est devenu froid. Il est probable que sous peu dé
jours les rivières seront gelées. Cependant la saison n'est pas
plus rigoureuse qu'elle ne l'est ordinairement à Paris. L'EMPEREUR
fait défiler tous les jours la parade , et passe en revue
plusieurs régimens.
Tous les magasins de l'armée s'organisent et s'approvisionment.
On fait du biscuit dans toutes les manutentions . L'EMPEREUR
vient d'ordonner qu'on établit de grands magasins ,
et qu'on confectionnat une quantité considérable d'habillemens
dans la Silésie .
288 MERCURE DE FRANCE,
Les Anglais , qui ne peuvent plus faire accroire que les
Russes, les Tartares , les Calmoucks vont dévorer l'armée
française , parce que , même dans les cafés de Londres , on
sait que ces dignes alliés ne soutiennent point l'aspect de nos
baïonnettes , appellent aujourd'hui à leur secours la dysssenterie,
la peste et toutes les maladies épidémiques.
Si ces fléaux étoient à la disposition du cabinet de Londres ,
point de doute que non-seulement notre armée, mais même
nos provinces et toute la classe manufacturière du continent ,
ne devinssent leur proie. En attendant, les Anglais se contentent
de publier et de faire publier, sous toute espèce de
formes, par leur nombreux émissaires, que l'armée française
est détruite par les maladies. A les entendre , des bataillons
entiers tombent comme ceux des Grecs au commencement
du siége de Troie. Ils auroient là une manière toute
commode de se défaire de leurs ennemis; mais il faut bien
qu'ils y renoncent. Jamais l'arinée ne s'est mieux portée; les
blessés guérissent , et le nombre des morts est peu considé
rable. Il n'y a pas autant de malades que dans la campagne
précédente ; il y en a même moins qu'il n'y en auroit en
France en temps de paix, suivant les calculs ordinaires .
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FÉVRIER.
Th
DU SAM. 31 janv.-C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 300 200 306
250 300 200 76f ooc ooc ooc oocooc. ooc . uoc one oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 60€ 500 оос бос
Act. de la Banque de Fr. 1233f 75c. oooof. j . du 1er janv . oooc ooof o០៩
DU LUNDI 2 FÉV.- C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 76f 75f 9 c.
Soc . 730 76f 75f goc 76f. 75f 900 761 75f. goc 000 000 000.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f. 25c o c. 0001 000
Act. de la Banque de Fr. 1230f 1231f. a5cj . du er janv. ooc. oo of
DU MARDI 3. - C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 8 °c goc. 8°c.
75c 80c 75c 85c Soc . 8 ° c 9085c. 80 85сос ooc oof of ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f. oof. 1000ое 000 000. 000 000 ๐๐๕
Act. de la Banque de Fr. 1252f5oc j . du 1er janv. ooc ouof. ooc
DU MERCREDI 4. - Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 73f. goc 75f 75f
8509с оос оос. 000 000 00000c. ooc of doc. opf.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f 25c. oof. poc ooc ooc oc
Act. de la Banque de Fr. 1232f5 cj. du er janv. oocoooof ooef
DU JEUDI 5. -Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806. 75f goc 76f 7 of 90c 76f
goc6f 75f 9 c oue ooo oo ooсорсо соосоос 600 000 000 cocooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f a5c oof ooc ooc oor oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1232f.Doc 1231f25c j. du 1er janv. oooof oo
DU VENDREDI 6. - Cp . o/o c . J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f20c 100%
200 1ỚC 150 300 250 200 000 000 000 000 000 000 oof oue ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f Suc 2 c oof coco0C
Act. de la Banque de Fr. 123af 50c j . du 1er janv. 00oof
id:ta
DE LA
SEINETAR
(N°. CCXCI . )
(SAMEDI 14 FÉVRIER 1805.
MERCURE
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
FRAGMENT
Des XXXII° et XXXIII chants de l'ENFER , du Dante ,
traduit en vers français.
(Ugolin, comte de la Guirardesqua , étoit un noble Pisan de la faction
Guelfe ; il s'accorda avec Roger , archevêque de Pise , lequel étoit Gibelin ,
pour ôter à Nino Visconti le gouvernement de la ville : ils y réussirent ,
et gouvernèrent quelque temps ensemble: mais l'archevêque , jaloux de
l'ascendant que son collègue prenoit sur lui , voulut le perdre, et, il fit
répandre le bruit qu'Ugolin avoit livré quelques châteaux aux Florentins
et aux Lucquois , sous prétexte de restitution.Quand il vit les esprits bien
préparés , il se rendit à la maison du comte, précédé de la croix et suivi
de tout le peuple , le fit saisir et jeter dans une tour , avec ses quatre enfans .
Il fit ensuite fermer la porte de la tour , en jeta les clefs dans la rivière , et
défendit qu'on leur apportat aucune nourriture. )
Le poète , supposant que ce qu'on vient de lire est connu de tout le
monde, fait raconter seulement à Ugolin ce qui se passa dans la tour entre
lui et ses enfans , après qu'on eut fermé la porte , et qu'on leur eut refusé
toute nourriture. On observera que le comte Ugolin se trouue en Enfer,
dans les lacs glacés , parce qu'il étoit vrai , sans doute , qu'il avoit trahi la
patrie.
TRADUCTION.
t
SOUDAIN je découvris , sur ces étangs de glace ,
Deux fantômes fixés en une même place :
L'un , étant moins plongé dans le marais profond ,
... Sa tête surmontoit la tête du second ;
Mais , ô spectacle affreux ! cette tête livide ,
14
)(1
T
390 MERCURE DE FRANCE ,
Osoit porter sur l'autre une dent homicide !
Tel un homme affamé s'acharne sur son pain ,
Et tel on vit Tydée , en sa barbare faim ,
De son ennemi mort dévorer le visage .
<< Fantôme , m'écriai -je ! apprends-moi quelle rage
>> T'a rendu le bourreau de l'être malheureux
>> Qui partage tes maux en ce séjour affreux ,
» Et s'il a pu jamais commettre quelque offense
» Qui mérite de toi cette horrible vengeance ?
>> Parle , je publierai les horreurs que je voi ,
>> Si ma bouche , en s'ouvrant , ne se glace d'effroi . >>>
Le fantôme, laissant la tête décharnée ,
Essuie à ses cheveux sa bouche forcenée :
« Tu veux renouveler , me dit-il , la douleur
>> Dont le seul souvenir me glace encor d'horreur ;
>> Mais si mes cris plaintifs retombent sur le traître ,
» Dost les Destins vengeurs enfin m'ont rendu maître ,
» Tu m'entendras bientôt et parler et pleurer .....
>> Comment , en ce séjour , as- tu pu pénétrer ?
>> D'où viens-tu ? Quel es-tu ? Que veux- tu ? Je l'ignore ;
>> Mais , si mes sens troublés ne m'abusent encore ,
>> En t'écoutant parler je te crois Florentin :
>> Regarde donc ; en moi vois le comte Ugolin.
>> Conçois-tu ma fureur contre ce misérable ?
» Du perfide Roger c'est la tète coupable.
>> Tu sais qu'il me trahit , et me fit mettre à mort;
>> Mais sais-tu quels tourmens aggravèrent mon sort ?
>> Ecoute mes malheurs , et viens juger toi-même
>> Si , pour de tels forfaits, la vengeance est extrême.
» Déjà , jusques au fond du séjour inhumain ,
>> Qu'on n'appellera plus que laTour de la Faim ,
>> Une foible lumière , à mes yeux parvenue ,
>> Du jour m'avoit souvent annoncé la venue ,
>> Quand un songe sembla de mes maux m'avertir ,
>> Et vint à mes regards dévoiler l'avenir .
>> Au milieu du sommeil je vis , avec surprise ,
>> Sur le mont qui s'élève entre Lucques et Pise ,
» Mon ennemi chassant un loup et ses petits ,
» Qui par la fam déjà paroissoient affoiblis :
>> Ils voulurent en vain échapper par la fuite ;,
>> Des chiens maigres et prompts , étoient à leur poursuite ,
>> Conduits par les Sismonds , les Lanfrancs , les Guaslands. ( 1)
(1) Familles de Pise , de la faction opposée à Ugolin .
FEVRIER 1807 . 291
› Je les vis dévorer le père et les enfans .
» Je m'éveille , effrayé de ce présage horrible ,
» Je cours; et mes enfans , dans un songe pénible
>> Plongés encor, hélas , ils demandoient du pain !
>> Etranger qui m'entends , ton coeur est inhumain
>> Si tu ne frémis pas des maux qu'on me prépare ,
>> Si tu n'es pas touhé d'un sort aussi barbare .
>> Sur qui pleureras- tu , si ce n'est pas sur moi ?
>> Mes fils étoient levés , et tous , avec effroi ,
>> Nous attendions du pain , et nous desirions l'heure
» Où s'ouvroit tous les jours notre triste demeure ,
>> Quand j'ouïs tout-à-coup bâtir un mur affreux ,
» Pour fermer à jamais ce séjour ténébreux.
>> Je reste sans parole , et la douleur m'atterre ;
>> Immobile , et le coeur durci comme la pierre ,
>> Je fixois , sans pleurer, mes yeux sur mes enfans . >>
« Pourquoi jeter sur nous ces regards effrágans ?
» Qu'as- tu , me disoient- ils ? réponds nous , o mon père ? »
« Je ne dis rien , je pu leur cacher ce mystère ;
» Je demeurai muet tout le reste du jour,
» Toute la nuit encor; mais l. rsqu'à son retour
>> Le jour eut pénétré ma prison doul ureuse ,
>> En voyant mes enfans , ma peine fut affreuse .
» Où fus- je ? Qu devins-je , hélas , quand je revis ,
» Quand je considérai leurs visages chéris ?
>> Je mesurai l'horreur de notre destinée :
» Tournant contre moi-même une dent forcenée , '
» Je me mordis les mains , transporté de douleur .
>> Ils crurent que la faim excituit ma fureur :
« Puisqu'il nous faut périr, dirent- ils , ô mon père ,
» Viens , détruis- nous , la mort nous sera moins amère ;
» Dévore sans pitié tes fils infortunés ,
>> Reprends de nous ces corps que ta nous a donnés ! »
« Alors , ne voulant pas les contrister encore ,
» Je paras m'apaiser ; et depuis cette aurore ,
>> Jusques après deux jours , nous ne parlames pas....
» Terre , de pouvoista t'entr'e vrir sos nos pas ?
» Le quatrième jour nous éclairoit à peine ,
» Quand mon plus jeune fils , sentant sa mort prochaine ,
>> Tombe à mes peds , criant : « Mon père , secours moi ! >>
« Il y mourut : je vis , ainsi que tu me voi ,
» Tous mes autres enfans , tombans en défaillance ,
>> Dans les deux jours suivaus , mourir en ma présence.
>> Alors , n'y voyant plus , je me jette sur eux ,
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
» J'embrasse tour-à- tour leurs restes précieux.
>> Deux jours après leur mort je les appelle encore ;
>> Deux jours j'attends en vain le trépas que j'implore ,
» Jusqu'à ce que la faim vienne détruire en moi
>> Tout ce que m'ont laissé la douleur et l'effroi . »
C'est ainsi qu' parla cette ombre infortunée .
Dès qu'elle m'eut conté sa triste destinée ,
Je la vis , l'oeil hagard , ressaisir à l'instant
Le crâne , qui rompoit sous l'effort de sa dent .
Pise , opprobre éternel d'une belle contrée ,
Puissent se déplacer et Gorgone et Caprée ! ( 1 )
Et, puisque tes voisins sont lents à te punir,
Qu'aux bouches de ton fleuve ( 2) elles viennent s'unir !
Qu'engloutis sous les eaux tes fils perdent la vie ! ...
Fût - il vrai qu'Ugolin eût trahi la patrie ,
Falloit- il à la mort livrer les innocens ,
Mettre à la même croix le père et les enfans ?
Pleure , nouvelle Thèbes , une affreuse vengeance !
Leur enfance , Pisans , faisoit leur innocence !
( 1 ) Les îles de Gorgone et de Caprée.
( 2 ) Le flcuve Arno .
/
Jh . D'ANGLESY-
4
:
ENIGME.
J'ÉTOIS ou meuble ou vêtement ;
Mais par un changement qu'on aura peine à croire ,
De l'esprit et du coeur je suis le confident ,
Et je supplée à la mémoire.
Enfin veux-tu , lecteur , apprendre à me connoître ?
Pense que tu me vois et me touches peut- être .
LOGOGRIPHE.
LECTEUR, connois-tu la grammaire ?
Je suis un substantif du genre féminin :
Ma première moitié compose la dernière;
Avec cinq pieds on peut me traduire en latin .
CHARADE .
Dans mon premier une bête inquiète
Au moindre bruit court se réfugier ;
C'est la fraîcheur de mon dernier
Qu'on admire dans Henriette ;
Sur les coteaux , au son de la musette ,
Lise promène mon entier .
Le mot du Logogriphe du dernier N° . est Mort , où l'on trouve or.
Celui de la Charade est Char-pie .
FEVRIER 1807 . 293
1
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Si l'on proposoit , en forme de problème , la question
suivante : « Trouver dans notre théâtre des tragédies ,
» où un scélérat poussé par l'ambition et la vengeance ,
>> abuse de la crédulité religieuse d'un esprit foible , et des
>> passions d'une ame ardente , pour faire tourner à la perte
>> d'un homme vertueux , les liens les plus sacrés de la nature
>> et de la société , » Mahomet et la Mort d'Henri IV rempliroient
, l'une comme l'autre , toutes les conditions de la
question, et donneroient la solution du problème.
En effet , Mahomet et d'Epernon sont des scélérats animés
par l'ambition et le desir de la vengeance. Séide et Médicis
sont des esprits foibles , susceptibles des impressions religieuses
les plus désordonnées ; des ames ardentes , dévorées
d'amour et de jalousie. Zopire et Henri , tous deux d'un
grand caractère et d'une haute vertu , succombent sous leurs
coups , et périssent , l'un par la main de son fils , l'autre
de l'aveu formel de son épouse ; et pour rendre la ressemblance
complète , dans l'une et dans l'autre tragédie , d'équivoques
remords sont la seule peine du parricide ; et un trône
en stle prix.
Ces deux tragédies réduites à leur plus simple expression,
si l'on me permet de transporter dans une question littéraire
une locution géométrique , et considérées dans les causes ,
dans les moyens , dans les effets de l'action dramatique , sont
donc semblables au fond , et ne different entr'elles que par
les formes.
Ainsi , que Mahomet soit lui-même amoureux de Palmire ,
c'est une petite tragédie dans une grande ; une tragédie qui a
son exposition , son intrigue , son dénouement par la mort
de Palmire ; c'est une action incidente et secondaire , liée ,
tant bien que mal , à l'action principale , qui en complique la
marche sans en changer la nature , et rend la fourberie plus
odieuse , sans rendre la crédulité plus intéressante.
Que Mahomet agisse directement et par lui-même sur
l'esprit de Séide , pour l'enivrer de fanatisme ; ou que l'auteur
de la Mort d'Henri IV, n'osant pas risquer une scène de ce
genre , ait interposé entre d'Epernon et la Médicis des prêtres
3
294 MERCURE DE FRANCE ,
vendus , des ligueurs attentifs , c'est - à - dire , des fourbes
qui la retiennent au pied des autels , et mettent au nom du
ciel tout l'enfer dans son sein ; que Séide enfin plonge luimême
le poignard dans le sein de Zopire , ou que Médicis
ne fasse que consentir au meurtre de son époux , ces différences
, et quelques autres moins importantes , ne changent
rien au fond du sujet; etl'on trouve toujours , dans l'un et
dans l'autre drame , l'ambition et la vengeance qui conspirent
, l'imposture qui séduit , l'amour et le fanatisme qui
obéissent , la vertu qui succombe et le crime qui triomphe.
Ces deux tragédies auroient même pu porter un titre
absolument semblable. En effet , si le nom de Zopire eût
été aussi connu que celui du prophète de la Mecque , Voltaire
auroit pu , dans le titre de sa pièce , substituer le nom
de Zopire au nom de Mahomet , et l'intituler : le Fanatisme
ou la Mort de Zopire ; et l'auteur de la nouvelle
tragédie auroit fort bien pu aussi intituler la sienne : la Mort
d'Henri IV ou le Fanatisme .
Car il faut remarquer qu'il y a dans l'intention du rôle de
Médicis beaucoup plus de fanatisme religieux qu'il n'en paroît
au dehors. On voit très-bien que le seul motif que des
prétres vendus à ce sanglant dessein , et des Ligueurs attentifs
aient pu employer au pied des autels pour arracher à la reine
son consentement à la mort de Henri , ce consentement
nécessaire , et sans lequel d'Epernon ne veut pas hasarder le
coup , n'a pu être que la crainte qu'ils lui ont inspirée que
le roi ne voulût tourner ses armes contre le Saint - Siége , et
détruire la religion catholique. La reine en fait le reproche
à son époux , et d'Epernon veut : « .... ... que la
>> reine conspire même pour l'intérêt de la religion. >> Et sans
doute quelque crédule qu'on la représente , des prêtres même
au pied des autels , ne lui auroient pas persuadé qu'elle pouvoit
en conscience consentir à la mort de son époux , uniquement
parce qu'il avoit des maîtresses , ou qu'il vouloit nommer
un conseil de régence.
Observons cependant , avant d'aller plus loin , que s'il y
a moins d'horreurs dans la tragédie de Henri IV , il y a un
peu plus de morale dans celle de Mahomet.
Seide assassine son père sans le connoître ; Médicis concourt
sciemment à la mort de son époux ; et même les remords
déchirans que Seide éprouve après avoir appris qu'il est fils
de Zopire , et la haine désespérée qu'il conçoit contre le scélérat
qui l'a trompé , annoncent plus de vertu , et même plus
d'éloignement d'un parricide que le désaveu tardif et suppliant
de la Médicis ,
FEVRIER 1807. 295
1
Mahomet éprouve des remords ou quelque chose qui y
ressemble ; il perd l'objet de son amour ; et Seide , et même
Palmire , sont punis de leur crédulité. D'Epernon triomphe :
il survit à tous les personnages par la mort du roi , la retraite
de Sully , le désespoir de la reine ; il jouit sans trouble du
fruit de ses forfaits et de la réalité du pouvoir , et laisse à la
reine , son instrument , d'inutiles remords , et le vain titre de
régente.
L'imposture , dans Mahomet,, ne triomphe pas sans obstacle.
Zopire , le beau rôle de la pièce , égal , ou même supérieur à
Mahomet en force de caractère et en étendue d'esprit , trop
habile pour être trompé , trop vertueux pour vouloir tromper ,
combat, par ses discours et ses actions, la doctrine et les desseins
du prophète. Henri IV et Sully , les deux hommes les
plus habiles de la cour , sont , jusqu'au bout , dupes de
d'Epernon , d'un présomptueux intrigant , que le roi n'estimoit
pas , que Sully aimoit encore moins , ami de Biron ,
ami des d'Entragues , complice secret ou déclaré de toutes
les conspirations ourdies contre la sûreté de l'Etat et la personne
du roi. Les pressentimens de Henri ne peuvent même
éveiller les soupçons de Sully sur des dangers connus et publics
en Europe, bien avant l'événement. La vertu est donc ,
dans cette tragédie , sacrifiée au vice , et même sans résistance ;
l'habileté , à l'intrigue ; la grandeur du caractère , à la bassesse
des sentimens. Henri IV et Sully , les deux plus grands hommes
de leur temps , ne sont , dans cette pièce , que deux personnages
subalternes , subordonnés à d'Epernon , personnage
principal et dominant , puisqu'il trompe tous les autres, sans
être même soupçonné par eux , et qu'il vient à bout de ses
desseins sans éprouver aucun obstacle.
Enfin , l'élévation démesurée de Mahomet , prophète , legislateur
et conquérant , la grandeur de ses projets , ses succès
prodigieux sont si fort au-dessus de toutes les combinaisons et
de toutes les situations vulgaires que l'exemple de ses crimes
ne sauroit être contagieux , et que personne n'est tenté d'imiter
un homme qui a voulu soumettre à ses lois le monde entier ,
et enasubjugué la moitié. Mais Marie de Médicis est, commel'a
dit un ami de l'auteur, unefemme commune et de la nature la
plus vulgaire ; les torts de son époux sont un grief assez commun
; la jalousie qu'elle en conçoit est encore un sentiment extrêmement
commun; le crime même auquel elle se porte n'est
malheureusement pas très-rare : tout est donc commun et vul-.
gaire dans cette action dramatique , hors le dénouement , qui ,
heureusement pour la société, se passe autrement. Mais quand
les Médicisdela Halle , finissent à la Grève , il est , je crois ,
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
dangereux pour la morale publique de montrer au peuple
une Médicis de la cour qui finit sur le trône.
Je le répète : la tragédie de Mahomet et celle de la Mort
de Henri IV , ont entr'elles des rapports frappans. Mêmes
mobiles , mêmes ressorts , même issue ; et les différences
qu'elles peuvent offrir sous le rapport de la morale , sont
peut-être à l'avantage de Voltaire.
Car c'est uniquement dans leurs intentions morales ou dans
leur moralité, que je considère ici ces deux tragédies. La morale
est de droit commun , et elle est de la compétence de tout
homme raisonnable. Au lieu que la littérature a son tribunal
et ses juges , et que sur une question purement littéraire , un
auteur doit jouir du privilége de ne comparoître que devant
ses pairs.
J'oserai dire cependant que l'observation des règles morales
de l'art dramatique constitue le grand poète , l'homme inspiré
, autant au moins que l'observation des règles purement
littéraires sur l'élocution du poëme , les unités de temps et
de lieu , l'exposition , le noeud , le dénouement de l'action ,
la division des actes et l'enchaînement des scènes. La poésie
considérée dans son essence et son objet primitif , est l'art de
dired'une manière élevée des choses élevées ; (et qu'y a-t-il de
plus élevé que la morale ? ) Et le langage des Dieux ne devroit
être employé que pour donner des leçons aux hommes.
La poésie , pour le dire en passant , est donc la plus noble
expression des plus nobles pensées de l'être intelligent. Et si
quelques hommes célèbres par leur génie , tels , dit - on ,
parmi nous , que Buffon et Montesquieu , en ont méconnu la
dignité et les charmes , on pourroit peut- être sur cela seul ,
et même sans connoître ce qu'ils ont écrit , assurer qu'il y a
quelque chose de faux dans leurs systèmes , et d'incomplet
dans leurs idées : et je comparerois volontiers un esprit étendu
et fort, qui est insensible aux beautés de la poésie, à un instrument
qui n'a pas toutes ses cordes.
Le parallèle que nous avons établi entre les deux tragédies
de Mahomet et de la Mort de Henri IV, nous conduit à trois
questions importantes en morale dramatique :
1°. L'imposture est - elle un caractère digne de la tragédie
?
2°. La crédulivé est-elle un moyen digne de la tragédie ?
3°. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement assez tragique , lorsque la scène a
été ensanglantée ?
Mais avant detraiter questions , ces
s , nous nous
arrêterons
sur le consentement de Médicis au meurtre de son époux , et
FEVRIER 1807 . 297
sur le fanatisme employé pour obtenir ce consentement : deux
moyens liés étroitement l'un à l'autre , puisqu'il ne falloit pas
moins que la nécessité d'un consentement formel pour motiver
le recours de l'auteur au fanatisme ; et qu'il ne falloit
pas moins que le fanatisme pour arracher ce consentement.
Mais ce consentement est- il assez vraisemblable pour en faire un
moyen tragique ; et le fanatisme n'est-il pas un moyen dangereux
en morale? C'est ce que nous examinerons dans des
vues d'utilité publique , et non dans un esprit de critique personnelle.
Lorsqu'on a lu attentivement l'histoire de la France telle
qu'elle étoit à la mort de Henri IV, on ne sait quel parti
accuser de cet attentat ; ou même l'on ne sait si l'on doit en
accuser aucun , parce qu'on peutlesen accuser tous : les Ligueurs
et les Calvinistes , les grands et le peuple , l'étranger et le sujet ,
la ville et la cour , la reine et les maîtresses , et jusqu'au roi
lui-même. Ainsi , dans les temps déplorables par lesquels
nous venons de passer, on peut justement imputer les malheurs
de l'Etat à la nation tout entière et au pouvoir luimême.
Dans un crime national , il n'y a point d'innocens ,
parce que les révolutions arrivent par un secret relâchement
de principes et de conduite dans tous les ordres de l'Etat ,
plutôt que par un dessein formel d'en renverser les institutions.
On peut dire que tout le monde alors sans le vouloir
et sans le savoir , conspire au désordre. Mais au milieu de
tant de conspirateurs sans concert entr'eux , et souvent opposés
les uns aux autres , il est à peine possible qu'il y ait une conjuration
; et la seule conspiration dont on puisse affirmer
l'existence , est l'habileté avec laquelle quelques - uns font
tourner à leurs vues personnelles , des circonstances que tous
ont fait naître.
Ainsi , pour revenir au sujet qui nous occupe , les catholiques
ligueurs ne croyoient pas , ou feignoient de ne pas croire
à la sincèrité de la conversion de Henri , tandis que les Calvinistes
, mécontens de son abjuration , prenoient , pour faire
éclater leur dépit , le moment des plus grands embarras de
l'Etat et du roi. Les peuples étoient échauffés par des prédications
imprudentes ou séditieuses. Les grands et les chefs
des troupes , accoutumés à la licence des temps passés , et aux
profusions insensées des règnes précédens , ne plioient qu'à
regret sous une autorité ferme et indépendante , et murmuroient
hautement contre l'esprit d'ordre et d'économie du
sévère surintendant. « Il régnoit à la cour , dit l'Intrigue du
>> Cabinet, ( à l'égard du roi) une licence de propos effrénée. >>
La reine, qui déguisoit mal une ambition beaucoup au-des298
MERCURE DE FRANCE ,
sus de son esprit , et qui ne pouvoit contenir la violence d'un
tempérament trop fort pour son caractère ( 1 ) , devenoit
furieuse , à la seule idée de partager avec des rivales le coeur
de son époux et la faveur du roi ; et la maîtresse en titre , la
marquise de Verneuil , dirigée par une famille intrigante et
ambitieuse , osoit se prévaloir de la promesse que Henri avoit
eu la foiblesse de lui souscrire , et porter encore ses vues
jusqu'au trône , même après le mariage du roi et la naissance
d'un Dauphin. Enfin l'Espagne n'avoit pas renoncé au
projet qui l'avoit si long-temps occupée , de changer en
France l'ordre de la succession . Elle s'obstinoit à marcher
dans cette voie , même depuis qu'elle étoit devenue impraticable.
Ses ambassadeurs en France n'étoient que des agens
de désordre ; et ses principaux ministres , des ennemis personnels
et acharnés de Henri .
Mais le plus dangereux ennemi du roi étoit Henri luimême
, avec ses amoureuses foiblesses , qui donnoient à la
guerre qu'il alloit entreprendre , une couleur si odieuse ; et
cette déplorable facilité de caractère qui , d'un côté , l'attachoit
à la marquise de Verneuil , « avec laquelle , dit Sully ,
>> il ne pouvoit compatir , et sans laquelle il ne pouvoit
>> vivre , » quoiqu'elle eût déjà été impliquée dans une conspiration
contre l'Etat , et peut-être contre la personne du
roi ; et de l'autre , ne lui laissoit pas la force d'éloigner d'auprès
de la reine quelques hommes dangereux qui remplissoient
l'ame de Médicis de soupçons et de terreurs ; et « de
>> faire passer , comme le vouloit Sully , à quatre ou cinq
>> personnes , la mer; et à quatre à cinq autres , les montagnes
; » en sorte que ce malheureux prince , le plus aimable
et le plus aimant des hommes , étoit odieux à sa femme , et
n'étoit pas même aimé de sa maîtresse.
Tous ces partis , si opposés les uns aux autres , se réunissoient
néanmoins pour troubler le repos du roi ; « et la fac-
>> tion espagnole , qu'on appeloit catholique afin de lui
>> donner un air légitime , dit l'Intrigue du Cabinet , parut
>> ouvertement d'accord avec les Calvinistes , pour empêcher
>> le monarque d'ôter toute ressource à l'indépendance. >>
Dans une telle disposition des esprits et des choses , il ne
falloit qu'un homme d'un caractère ardent et sombre , d'un
esprit foible et prévenu , d'un tempérament chagrin et mé-
(1 ) On lit , dans les écrits du temps , que Marie de Médicis étoit
d'une si prodigieuse violence , que , dans ses fureurs , elle ne pleuroit pas
à la manière des autres femmes; et que les larmes , au lieu de couler le
long de ses joues , jaillissoient avec force de ses yeux.
FEVRIER 1807 . 299
lancolique , pour devenir , même sans instigation particulière
, et par la seule impulsion de son caractère et des circonstances
, le vengeur de toutes les haines sans être l'instrument
d'aucun parti. Cet homme fut le détestable Ravaillac.
« Ce
monstre , dit l'auteur déjà cité , paroît toujours seul ,
>> en proie à des visions tantôt puériles , tantôt impies; dévoré
>> de scrupules causés par l'ignorance et une fausse idée de la
>> religion ; curieux des nouvelles d'Etat ; écoutant avide-
>> ment , sans choix ni discernement , ce qui se disoit sur ce
>> sujet entre les gens de la lie du peuple , sa compagnie
>> ordinaire ; et réalisant , dans sa noire imagination , les
>> desseins injustes que les personnes mal instruites prêtoient
>> au roi. >> Et plus loin: << Ces faits minutieux qui sont les plus
>> importans dans ces sortes d'affaires ; faits tous également
>> prouvés , ne laissent conjecturer aucun complot dont
>> Ravaillac ait été l'instrument. Il ne faut pas toujours des
>> exhortations , de l'argent et des promesses pour armer de
>> pareils monstres. Des murmures sourds, des plaintes trop
>> hardies , de la licence dans les réflexions et les conjectures ,
>> peuvent enflammer ces tempéramens bilieux devorés
» d'un feu sombre , qui se nourrissent de mélancolie , et sa-
>> vourent , pour ainsi dire , les mécontentemens. >> Aussi , dès
les premiers momens de la mort du roi , con en accusa des
>> personnes de parti et de caractère absolument contraires :
>> la reine et la marquise de Verneuil , les Jésuites et les
>> Huguenots ; le prince de Condé , le conseil d'Espagne , le
>> comte de Fuentes ; tous ceux enfin , tant au dedans qu'au
>> dehors du royaume qui avoient des relations directes ou
>>indirectes à la cour..... Mais Ravaillac , au moment qu'il
>> fut arrêté , dans ses interrogatoires , à la torrttuurree ,, sur l'é-
>> chafaud , pendant la durée d'un cruel supplice , a soutenu ,
>>sans jamais varier , qu'il n'avoit aucun complice. » On
sait combien les derniers aveux d'un coupable , qui n'attend
rien des hommes et n'a plus à craindre que la justice divine ,
ont paru , chez tous les peuples , un témoignage décisif
en faveur de la vérité.
م
Ce n'est pas là ce qu'il faut aux écrivains qui veulent faire
des histoires dramatiques ; encore moins aux poètes qui veulent
faire des drames historiques. Ils aiment à suivre la trame
ténébreuse et les détails romanesques d'une conjuration ; à
circonstancier les faits et à personifier les partis, La poésie , il
est vrai , est , à cet égard , moins gênée que l'histoire ; et elle
peut se contenter de vraisemblances , là où l'histoire est
astreinte à se renfermer dans l'exacte vérité des faits. Mais je
ne sais cependant si , dans un sujet tel qu'est, pour les Français,
300 MERCURE DE FRANCE ,
après deux siècles seulement , la mort de Henri IV, et lorsque
tant de familles et de choses qui existoient alors , subsistent
encore , la poésie peut prendre plus de licence que l'histoire.
Quoi qu'il en soit , et toutes les circonstances inûrement
examinées , si la reine fut coupable , elle fut coupable d'indiscrétion
sur ses dispositions secrètes à se consoler de la mort
de son époux : dispositions que les hommes qui l'entouroient ,
saisirent à travers ses emportemens , et sur lesquelles ils fondèrent
l'espoir de gouverner sous son nom. Elle fut coupable
peut-être de silence à l'égard de son époux , sur des dangers
qu'elle pouvoit soupçonner, puisque toute l'Europe en étoit
instruite : et ce seroit bien assez pour qu'elle pût être justement
accusée de parricide. Ce ne seroit pas au reste le seul
mal qu'eût fait à la France cette mésalliance de nos rois avec
des femmes élevées dans la mollesse italienne , dans le luxe des
princes du commerce , et la politique fausse et étroite d'une
petite démocratie. Sans doute la jalousie furieuse de la Médicis,
et la crainte que les esprits malfaisans qui l'obsédoient lui
avoient inspirée sur sa propre sûreté , auroient pu motiver
assez les éclats de sa colère , et son coupable silence. Mais il
falloit , pour l'effet dramatique , un consentement formel de
sa part à la mort de Henri; et pour l'obtenir d'une femme
qu'on représente quelques scènes auparavant comme amoureuse
de son époux et attachée à sa religion, il falloit un
motif plus puissant que la jalousie ou l'ambition; et ce motif,
l'auteur l'a cherché dans le fanatisme .
Que d'Epernon et l'ambassadeur d'Espagne , qui conspiroient
pour leur propre compte , n'aient pas voulu entendre
àdemi-mot et se contenter d'un aveu foiblement indécis , et
qu'ils aient exigé de la reine un consentement positif à la
mort de son époux , c'est ce qui ne paroît pas plus vrai en
histoire que vraisemblable en poésie dramatique; parce que
ceconsentement étoit inutile ou même dangereux en politique;
et le motif est faux en art tragique , s'il est faux dans l'art des
conspirations. Les conspirateurs, s'il y en a eu, trop sûrs avant
le crime des dispositions secrètes d'une épouse irritée , et
après le crime , de l'aveu tacite ou du silence d'une régente
ambitieuse , gouvernée par de vils intrigans , n'auroient eu
garde de pousser cette ame foible et violente aux dernières
extrémités et hors de la limite de son caractère , en lui demandant
à l'avance un consentement formel qui l'auroit
épouvantée, et les eût exposés à un refus , et peut-être à une
révélation du complot; et l'auteur l'a si bien senti , qu'aussitôt
le consentement donné , il ramène Médicis sur le théâtre ,
pour le lui faire désavouer. Les ames qui ne sont pas familia
FEVRIER 1807. 301
risées avec les forfaits , voudroient se cacher à elles-mêmes la
part qu'elles y prennent ; et c'est bien assez , dans une conspiration,
de pouvoir compter sur leur neutralité , sans leur
demander plus qu'elles ne peuvent faire. La plupart des
conjurations n'ont échoué que par une pareille faute; et tout
ce que Médicis auroit pu répondre de plus positif à une insinuation
de ce genre , eût été peut-être ce que Louis XIV
répondit au grand Dauphin, qui lui faisoit part du projet
qu'il avoit d'épouser mademoiselle de Choin : « Pensez -y
>> bien , et ne m'en parlez plus. >> Sans doute , un Egysthe
auroit demandé, auroit obtenu davantage d'une Clytemnestre
: l'amour , dans les conjurations , ne refusa jamais rien
à la haine ; mais l'auteur a eu soin d'écarter toute idée
d'un sentiment de ce genre entre d'Epernon et Médicis;
et l'histoire ne lui a pas permis , ce que la tragédie
auroit exigé , de faire l'épouse adultère pour la rendre
parricide. Ce consentement eût-il été demandé et obtenu ,
( à moins qu'il n'eût été par écrit ) , n'auroit pas pu rassurer
des coupables sur un changement de disposition à
leur égard de la part d'un complice parvenu à la suprême
puissance. Une reine capable de tremper dans l'assassinat de
son époux , n'auroit pas été arrêtée au besoin par un vain
consentement , que personne n'auroit osé même lui rappeler
; et de pareils secrets ne sont dangereux que pour
les confidens. C'est peut-être ainsi qu'auroient conspiré des
gens d'affaires , qui cherchent des sûretés dans des engagemens
; mais les hommes d'Etat savent qu'il n'y a d'autres sûretés
dans les conspirations que la secrète complicité des passions
, la communauté des intérêts , l'audace des conjurés , et
le hasard des événemens.
Je le répète : si Médicis eut part à l'assassinat du roi , ce
que je crois comme particulier, et ne voudrois pas affirmer
comme historien , pas même comme poète , elle fut coupable
ou de laisser voir à ses confidens des premiers mouvemens de
colère qu'ils prirent pour des dispositions habituelles , ou de
fermer volontairement les yeux , et de ne pas les ouvrir au roi
sur des dangers connus de toute l'Europe : cette supposition ,
la seule vraisemblable , explique le mot terrible du président
Hénaut : « Médicis ne fut ni assez surprise , ni assez affligée de
>> la mort d'un de nos plus grands rois. >> Elle suffit pour
expliquer ce que dit Sully des joies indécentes qui régnoient
dans les entresols. Elle suffit pour expliquer l'intérêt que la
reine , ou plutôt ses favoris ( car , une fois régente , Médicis negouverna
plus ) mirent à étouffer les procédures et à arrêter
les poursuites judiciaires. Elle suffit même pour expliquer
1
302 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'abandon ou Louis XIII , prince humain et même religieux ,
laissa sa mère finir ses jours en pays étranger, et où Richelieu ,
ministre vindicatif, mais qui connoissoit les convenances ,
laissa une reine de France et la veuve du grand Henri.
Sans doute , on trouve dans les nombreux écrits du temps ,
des anecdotes plus décisives sur la part qu'eût la reine au
meurtre de son époux. Mais on doit prendre garde que tout
ce qui nous reste de cette époque désastreuse , rédigé par
des écrivains tous de l'un ou de l'autre parti , (car il n'y
avoit pas encore de modérés ) , est à-peu-près également suspect
sur les faits importans : et je ne voudrois pas en excepter
même les Mémoires de Sully , qui avoit aussi ses préventions,
et qui, tout sujet fidèle qu'il étoit , se joignit , après la
mort du roi , à ce parti très-dangereux de mécontens, dans
lequel entroient presque tous les princes , un grand nombre
de provinces et les Calvinistes. La génération actuelle a un
grand intérêt a ne pas donner trop de créance à ces monumens
des temps de trouble et de révolution , recueillis avec
les passions du moment et avec la partialité et la crédulité de
tous les temps. Et quels matériaux ne laisserions-nous pas
dans ce genre à la postérité , si jamais elle s'avisoit d'ajouter
foi à tout ce qui parut vers le commencement de l'Assemblée
Constituante , sur ces éternelles conspirations contre lanation ,
conspirations alors si ridicules , et depuis si atroces ; sur ces
dénonciations solennelles contre le roi , la reine , les princes ,
les ministres , les parlemens , les prêtres , les nobles , le cabinet
autrichien , etc. , etc. ?
Mais si le consentement formellement exigé de la reine à
la mort de son époux paroît peu vraisemblable , le fanatisme
employé pour l'obtenir présente quelques inconvéniens.
Il faut établir , avant tout , que le fanatisme religieux est
dans la pièce d'Henri IV, le moyen décisif employé pour
déterminer la reine ; et même , pour parler avec plus d'exactitude
, qu'il y est le moyen décisoire ( 1 ).
D'Epernon dit à l'ambassadeur :
Je veux que la reine conspire,
Même pour l'intérêt de la religion .
Et notre auguste foi triomphera par elle.
:
Et après la scène où d'Epernon montre à la reine la lettre
(1 ) Cette expression , prise de la jurisprudence , comme le mot
péremptoire ,et autres , dit plus que décisif : décisif signifie ce qui
peut et doit décider ; décisoire , ce qui décide réellement , et c'est dans
cesens qu'on dit un serment décisoire .
1
FEVRIER 1807. 303
supposée pour sa rivale , et où il la laisse fortement ébranlée ,
il dit à l'ambassadeur :
Tous deux de Médicis
Déterminons l'aveu foiblement indécis ;
Et, vainqueurs une fois de son ame égarée ,
Entraînons-là soudain dans l'enceinte sacrée ,
Où des prêtres , vendus à ce sanglant dessein ,
Mettront , au nom du ciel , tout l'enfer dans son sein.
Dans la scène première de l'acte cinquième , d'Epernon dit
au même interlocuteur :
Nous triomphons : la reine , aux autels entraînée ,
Nous laisse de Henri trancher la destinée.
A quoi l'ambassadeur répond :
L'Espagne vous doit tout, et ne l'oubliera pas .
Combien de fois j'ai craint que , dans ses longs combats ,
La reine , s'effrayant d'une sanglante image,
N'osât jamais donner cet aveu qui l'engage ?
Mais le saint appareil dont j'ai su l'investir,
Les mots religieux qu'on a fait retentir,
Et l'art de vos discours l'ont contrainte à se rendre.
D'Epernon ajoute :
Des Ligueurs attentifs , avec elle en prière ,
Retiendront Médicis au fond du sanctuaire .
Dans la scène suivante , Sully dit au roi :
On m'a dit qu'aux autels , par son zèle entraînée ,
Dans le temple voisin elle étoit prosternée.
Et déjà la reine avoit préparé le spectateur à ce moyen ,
dans la scène où elle reproche à Henri de
Menacer sans respect le pouvoir du Saint-Siége.
5
Même dans la scène où la reine vient conjurer d'Epernon
d'épargner la vie de Henri , elle paroît plus épouvantée du
forfait qui va se commettre , que désabusée sur les moyens
qu'on a employés pour l'y faire consentir; et elle ne les
reproche pas à d'Epernon.
Les mêmes moyens sont employés pour enivrer le monstre
qui doit frapper le coup :
au fond d'un temple , où l'a conduit son zèle ,
Il nous attend tous deux, de Ligueurs entouré.
Ils l'ont du régicide à tel point enivré ,
Qu'il croit voir de Clément l'ombre fière et sanglante
Qni , du meurtre d'un roi la main encor fumante,
L'appelle au même honneur, et fait luire à ses yeux
La palme qu'en tombant il reçut dans les cieux.
Voltaire pouvoit , avec quelque raison , mettre sur la scène
le fanatisme de la religion mahométane , prêchée par l'impos
304 MERCURE DE FRANCE ,
ture , propagée par la force , adoptée par l'ignorance et par
lá crainte , et qui se répandit d'abord chez des peuples dont
la stupidité féroce étoit susceptible de toutes les illusions ,
et disposée à toutes les violences . Sans doute , les intentions
secrètes de l'auteur n'étoient pas équivoques , et il s'en explique
assez clairement dans sa lettre au roi de Prusse ; mais elles
étoient du moins assez déguisées pour qu'il pût , sans trop
d'inconvenance , en faire au chef de l'Eglise un hommage
perfide. Et qu'est-ce qui prend après tout parmi nous aucun
intérêt aux crimes vrais ou faux du prophète de la Mecque ,
et au fanatisme de ses sectateurs ? L'auteur de la Mort de
Henri IV est allé plus loin : il a déchiré le voile dont Voltaire
s'étoit couvert ; et il montre le fanatisme dans la religion
chrétienne , la fourberie dans les prêtres , la crédulité dans
les grands ; et il leur impute le forfait le plus odieux ,
celui qui a laissé dans le coeur des Français le plus profond
souvenir et les plus justes douleurs.
Je ne peux m'empêcher de remarquer , puisque l'occasion
s'en présente , l'extension qu'a reçue de nos jours le sens du
mot fanatisme .
Au siècle de Bossuet et de Port-Royal , des pensées justes
et d'un style exact , une action indiscrète ou coupable entreprise
pour des motifs de religion , étoit le fruit d'un zèle de
religion , aveugle , outré , insensé .
La foiblesse d'esprit qui fait ajouter foi aux personnes et aux
prédictions les plus dépourvues d'autorité , et attendre sur
cette assurance , ou des lumières surnaturelles dans la recherche
de la vérité , ou une assistance miraculeuse dans des dangers
évidens , s'appeloit dufanatisme.
Ainsi , le fanatisme croit que Dieu , sans nécessité , agit
toujours par lui-même , et sans l'intermédiaire de moyens
ou de causes secondes ; et la superstition croit que Dieu agit
par des moyens qui n'ont aucun rapport avec leur fin.
Un prince , qui dans une guerre même contre les Infidèles ,
négligeroit de lever des troupes , et attendroit un secours miraculeux
; et la femmelette qui sachant à peine lire , croiroit
recevoir d'en haut l'intelligence des passages les plus obscurs
des Livres Saints , seroient des fanatiques. L'homme qui croiroit
guérir d'une maladie mortelle , en portant sur lui des
amulettes , et ne voudroit faire aucun des remèdes que l'intelligence
humaine a découverts , seroit un superstitieux ; et
celui qui , dans des vues de religion , assassinenoit un homme ,
ou sans mission iroit prêcher sur les places publiques , seroit
un zélateur de religion , aveugle , outré , furieux , extravagant.
Une
SEING
FEVRIER 1807 .
DEPS
DE
LA
ut
Une piété exaltée dans un esprit foible peut le con luire u
fanatisme. Une piété craintive dans une ame timits part
produire la superstition. Le zèle aveugle suppose pus
bile que de piété ; et il prend sa source dans un temp
ment ardent, et le plus souvent mélancolique.
Le fanatisme n'est souvent qu'insensé; la superstition est
toujours ridicule ; lefaux zèle toujours indiscret , même lorsqu'il
n'est pas criminel.
Ce n'est pas que la Providence , pour des desseins extraordinaires
, ne puisse agir par des moyens qui sont hors de
l'ordre commun. Ces moyens sont eux-mêmes des lois , parce
que Dieu , auteur de l'ordre , n'agit jamais sans loi ou sans
règle. Mais ces lois extraordinaires , et de circonstance , si l'on
peut parler ainsi , n'étant pas l'objet de notre connoissance ,
ne peuvent être la règle de notre conduite. Elles ne nous sont
connues qu'après l'événement , et ne doivent être jugées que
par l'événement. Cette réflexion est particulièrement applicable
au peuple juif , et à son état ancien et même moderne..
Le faux zèle est de toutes les religions et de tous les temps ;
mais le fanatisme tant reproché à la religion chrétienne , est
directement contre l'esprit et le dogme d'une doctrine
qui fait de la soumission de l'esprit et du coeur à une
autorité universelle , le principe fondamental de la croyance ,
et qui défend d'écouter même un Ange , s'il venoit prêcher
d'autres vérités que celles qui sont enseignées uniformément
et universellement par cette autorité devant laquelle toute
science , toute inspiration , toute révélation extraordinaire
doit se tairė.
Mais vers le milieu du dernier siècle , une philosophie
plutôt de littérateurs que de philosophes , et de littérateurs
qui connoissoient le pouvoir d'un mot mis'en sa place , et
même nors de sa place , et sur-tout d'un mot vagu , de construction
étrangère , qui s'enchaîne aisément dans les vers ,
peut signifier tout ce qu'on veut , et qu'on emploie à tout
propos sans jamais le définir , appelèrent fanatisme tout abus
d'un sentiment religieux . Bientôt transporté dans le Dictionnaire
de lasangue révolutionnaie , le fanatisme signifia toute.
croyance religieuse , même toute pratique pieuse ; et le verre
d'eau froide donné au paure , au nom de Jésus- Christ , fut
un acte de fanatisme .
Comme la religion catholique agit plus sur les sens queles
autres croyances; qu'elle a d'ailleurs des consécrations particulières
et des cérémonies mystérieuses , on trouva theatral
de lui fare bénir des poignards , et consacrer des meurtres ;
:
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
et l'on ne craignit pas assez d'affo blir le respect des peuples
pour les croyances les plus raisonnables , en cherchant à lui
inspirerdel'horreur pour des crimes imaginaires.
Cependant il seroit temps de remarquer qu'à l'époque de
la persécution la plus violente à la fois et la plus astucieuse
que la religionait essuyée depuis Néron et Julien l'Apostat ,
lorsque les traitemens les plus barbares contre ses ministres ,
et les dérisions les plus outrageantes envers les objets de son
culte, auroient pu exciter le zèle , et même en faire pardonner
l'excès , il y a eu bien plus d'exemples de ce qu'on appelle du
fanatismedans les persécuteurs que dans les victimes ; et que
la religion a, ce me semble, bien plus enseigné à mourir qu'à
tuer. Le fanatisme qui a régné alors a consisté beaucoup
moins àse défendre contre une agression injuste ,qu'à attendre ,
dans l'inaction, des moyens miraculeux de dénouement.
»
Il en fut de même dans la révolution religieuse d'Angleterre
; et Hume en fait le reproche aux Anglicans. On peut
même dire que le zèle de seligion n'a pris un caractère violent
et outré que lorsque les dissentions politiques se sont
jointes aux troubles religieux : preuveque les crimes qui ont
souillé ces époques déplorables de l'histoire des nations chrétiennes
, ont plutôt été les crimes de la politique que ceux de
la religion ; et qu'ils étoient produits par le fanatisme d'Etat ,
beaucoup plus commun qu'on ne pense » , dit avecbeaucoup
de raisonl'auteur de l'Intrigue du Cabinet. Enfin , l'on
ne doit jamais oublier que si quelques monstres aveuglés par
un faux zèle de religion ont attenté à la vie des rois , c'est la
re igion qui consacre , qui affermit ou qui relève la royauté.
Ce dernier sujet , traité par Racine , dans Athalie , est bien
plus propre à la poésie dramatique , que l'assassinat des rois
par le faux zèle. Il est aussi plus utile à la société; et l'on ne
peut s'empêcher de regretter que l'auteur de la Mort
d'Henri IVait employé, sur un sujet atroce et ignoble , un
talent éprouvé , et qui semble fait pourungenre de tragédie
moins triste et plus élevé. (1)
(1) Le personnage d'Henri IV est à la fois propre à l'épopée et au
drame familier , parce qu'il étoit grand dans ses actions, et simple, ou
mème naïf dans le discours. C'est ce qui fait qu'il aa été placé conve
nablement dans la Henriade , et avec succès dans la Partie de Chasso.
Sa mort est un événement affreux , plutôt qu'un événement dramatique ,
parce qu'elle ne fut et ne pouvoit être qu'un lâche assassinat , sans grandeur
dans son objet, sans noblesse dans les moyens, sans importance
réelle dans les suites, toujours prévues et arrangéesdans les Etats héréditaires.
La conspirationde Biron est peut- être le seul événement du règne
de Henri qui puisse , dans quelques siècles, fournir la matièred'une traFEVRIER
1807. 307
Quoi qu'il en soit, si la dignité du théâtre eût permis de
mettre sur la scène le personnage de Ravaillac , le poète eût
pu , avec vraisemblance, attribuer aufanatisme l'attentat de
ce misérable visionnaire , qui déclara , dans ses dépositions ,
«qu'en soufflant son feu la nuit , il se voyoit entouré d'étin-
>> celles comme en Enfer , et que des hosties enflammées sor-
>> toient de son soufflet. >> Mais n'est-ce pas aussi trop avilir
la reine de France , jalouse , emportée , vindicative , ambitieuse
, il est vrai , mais qui n'étoit pas sans quelque esprit ,
qui avoit du moins celui que donnent les habitudes d'un si
haut rang et d'une éducation distinguée ; n'est - ce pas trop
l'avilir que de supposer qu'elle ait été entraînée à un aussi
détestable forfait par des jongleries qu'on n'oseroit pas hasarder
sur une femmelette de la lie du peuple ? Puisque le poète
la vouloit parricide, mieux eût valu pour sa dignité la faire
adultère que la supposer imbécille. Si Henri IV eût été aux
portes de Rome, ou qu'il eût abjuré la religion catholique,
on conçoit quedes dangers aussi pressans auroient pu allumer
le zèle religieux et le porter aux plus grands excès; ma's la
seule supposition d'un projet , et d'un projet encore désavoué
parHenri ! Et lorsque le pape , en apprenant la mort de
Henri , dit en pleurant au cardinal d'Ossat : « Vous perdez
» un bon maître ,et moi mon bras droit , » peut-on croire
que la reine de France eût moins connu que Rome les dispositionsamicales
de son époux envers le Saint-Siége , ou qu'elle
eût mieux connu que cette cour habile , et toujours si bien
instruite de ce qu'il lui importe de savoir , les projets hostiles
du roi contre la religion, s'il en eſit formé de pareils ? Et
encore comment la supposer réellement fanatique , lorsque
son époux ne la croyoit pas même sincèrement jalouse ? ( 1 )
gédie, parce que ce prince ymontra toute la tendresse d'un ami et toute
lafermeté d'un roi. Encore faudroit-il en altérer les principales circons
tances : rendreBiron plus important , son complot plus dangereux , e snrtout
son châtiment moins juridique, La tragédie , qui suppose presque
toujours un grand abus du pouvoir , et un usage prompt et même violent
del'autorité,ne peut guère trouver de sujets qui lui conv etinentque dans
les constitutions despotiques anciennes ou modernes. Heureusement les
constitutions des Etats chrétiens sont trop régulières pour que nos sociétés
soient très-dramatiques. Le sujet n'a pas la force de conspirer , et le pou
voirn'apas personnellement la fonction de punir. Cette raison entre pour
quelque chose dans la stérilité actuelle de notre theatre tragique. J. J.
Rousseau a dit : « Un peuple ne devient célèbre que lorsque sa législation
› commence à décliner. » On peut parodier cette maxime , et dire : « Un
>> peuple cesse d'être dramatique lorsque sa législation est formée. »
(1) Voyez , dans les Pièces justificatives, une conversation entre
Henri IVet Sully:
2
308 MERCURE DE FRANCE ,
A
,
La seule anecdote que l'on trouve dans les Pièces justificatives
sur la prétendue complicité de Médicis et des prêtres,
n'est absolument d'aucun poids. « M. de Bouillon et moi , dit
>> Robert Sydney , ambassadeur d'Angleterre en France
>> nous nous entretenions à Paris , en 1636 , de plusieurs
>> choses qui regardoient Henri IV et sa mort. Je dis que je
>> croyois que le coup étoit parti de l'Espagne. » « Cela
>> venoit d'un autre côté , répondit-il , insinuant , à ce que
>> j'imaginai , qu'il s'agissoit de la reine aidée des petits
>> coltet . >> Jobserverai d'abord qu'il falloit à Sydney une
grande pénétration pour voir tant de choses dans ce peu de
Cela venoit d'un autre côté. » Ensuite M. de
Bouillon , d'une famille toujours opposée à Henri IV , et
dont le père ou lui-même avoit été impliqué dans toutes
lesconspirations contre l'Etat , pouvoit avoir ses raisons pour
détourner les soupçons sur la reine. Et Sydney qui , après
tout , ne fait qu'imaginer ce que Bouillon ne fait qu'insinuer ,
pouvoit aussi , en bon anglican , avoir quelques préventions
con're les petits collets.
mo's : «
J'irai plus loin : il y eut sans doute , dans ces temps désastreux
, du zèle aveugle , du fanatisme , si l'on veut, dans le
peuple, et de tous les côtés ; mais il n'y en eut jamais chez
les grands , même d'aucun parti ; et tous les excès , et les plus
malheureusement célèbres , ne furent que des mesures de
détestablė politique , et non des accès de zèle religieux. Elle
n'étoit pas fanatique cette Catherine de Médicis, assez indifférente
à ce qu'on priát Dieu en français ; elle n'étoit pas
fanatique de religion cette duchesse de Montpensier, qui , pour
exciter Jacques Clément au meurtre d'Henri III , employa ,
dit-on , sur ce jeune libertin un genre de séduction qui n'étoit
rien moins que religieux ; il n'étoit pas fanatique de religion
ce Montbrun , chef des Calvinistes du Dauphiné , qui disoit
qu'un gentilhomme qui avoit le cul sur la selle et l'epée au
poing étoit égal au roi; ils n'étoient pas fanatiques ni même
trop zélés pour leur religion , ces seigneurs calvinistes amis
de Henri IV, qui conseillèrent à ce prince de se faire catholique.
Les Sully, les Coligny, les Condé , Henri lui-même , et ,
plus tard , les Rohan et les Soubise , n'étoient pas plus fanatiques
que les Guise et les Montmorency. Ils n'étoient pas non
plus des fourbes : c'étoient , de part et d'autre, des hommes
qui suivoient leur religion , et des grands seigneurs qui combattoient
pour leur politique; et dans tous ces troubles ,
comme dit Brantôme , « il y eut plus de mal- contentement
>> que de huguenoterie. » On ne sauroit croire combien souvent
l'histoire a été écrite par de petits esprits qui voyoient
:
:
:
FEVRIER 1807. 309
de la religion partout où ils voyoient des croix , comme des
esprits de la même trempe voient de l'impiété partout où ils
voient quelque désordre.
4 Faut-il le dire ? L'histoire ne peut s'empêcher de parler de
protestans et de catholiques , pour raconter leurs querelles
et les excès de tous les partis. Une philosophie religieuse
peut en parler, pour terminer leurs différends , et les ramener
tous , s'il est possible, à l'unité de dogme , qui n'est que
le dogme de l'unité ; mais la poésie , qui n'est propre ni à la
narration des faits historiques , ni à la discussion des opinions
religieuses , la poésie dramatique sur-tout qui ne vit
que de passions et d'affections , doit s'abstenir d'enchaîner
dans les rimes ces noms malheureusement célèbres , mots de
rappel de tant de souvenirs , et peut-être de tant de haines .
Ce n'est pas dans les phrases paisibles de la philosophie ou de
l'histoire , mais dans les traits vifs et énergiques de la poésie
que les partis vont chercher des armes. Toutes les querelles ,
celle-là entr'autres , ont commencé par des chansons ; et
Voltaire a semé plus d'irréligion avec deux vers imprudens
de son OEdipe sur les prêtres , qu'avec toute sa philosophie
d'Epîtres , d'Histoires , de Contes, de Dictionnaires , où l'on
ne trouve pas une pensée forte à retenir, ni un mot profond à
citer.
Un auteur dramatique peut, sans danger , livrer au ridicule
les abus de la plaidoierie ou de la médecine , parce que
ces professions , quoiqu'utiles , ne sont pas nécessaires , et
que des hommes sages peuvent terminer leurs différends sans
procureur , et mourir sans médecins. Mais il seroit justement
traité de mal-intentionné , s'il exposoit sur les théâtres , à la
risée ou à l'indignation publique , les abus inséparables de tout
gouvernement, même le plus parfait , au lieu de les faire
connoître sans éclat à l'autorité qui peut les corriger. Nous
n'avons tous que trop de penchant au mécontentement contre
ceux qui nous gouvernent , et cependant nous ne pouvons
nous passer d'être gouvernés ; et il résulte , après tout , plus de
bien que de mal de tout gouvernement , quelqu'imparfait
qu'on le suppose. Mais , pour la même raison, il est plus dangereux
encore de représenter sur la scène , sous des couleurs
odieuses , la religion d'où les gouvernemens tirent leur force
et la société sa stabilité. C'est l'exposer aux passions humaines ,
comme autrefois on exposoit sur l'arène ses sectateurs aux
bêtes féroces. Le poète qui traite de pareils sujets , ne peut
s'empêcher , même sans mauvaise intention, d'y mêler les
objets les plus respectables de la croyance du geure humain ,
etde les présenter d'une manière défavorable , capable d'af-
3
310 MERCURE DE FRANCE ,
foiblir la foi du peuple,pour lequel une tragédie est toujours
une histoire. D'ailleurs la religion inspire des haines plus
fortes que le gouvernement , parce qu'elle est un frein plus
incommode aux passions; et elle leur impose moins , parce
qu'elle n'a pas de moyens extérieurs de puissance. Enfin, ce
n'est pas lorsque le gouvernement , occupé d'une guerre
civile ou étrangère , peut à peine,défendre ses prérogatives
les plus essentielles au bonheur des peuples , qu'un sujet
fidèle se permet de censurer en pleinthéâtre les abus de l'autorité
, ou les fautes de ses agens. Et ce n'est pas non plus
lorsque la religion respire à peine des coups terribles qu'on
lui a portés , et qu'elle est toute couverte de plaies qui saignent
encore,qu'il convientde remonter dans les siècles passés pour
lui chercher, ou plutôt pour lui créer des torts qui, bien loin
d'être les torts de la religion , sont , au contraire , les malheurs
d'un temps où la religion, déchirée par ses enfans , étoit sans
force et sans autorité. Et de quoi ont servi ces déclamations
éternelles des Voltaire , des Diderot, des Raynal, et de tant
d'autres, contre le fanatisme religieux , qu'à livrer sans défense
au fanatisme irrréligieux l'Etat et la religion , la fortune publique
et particulière,ll''hhoornneur et laviedes citoyens?.
Oserai-je le dire ? Tout ce que la tragédie nous montre
dans Henri IV; de la tendresse pour les siens , sans fermeté ;
de la confiance dans ses courtisans , sans discernement ; des
pressentimens des événemens , sans prévoyance; un roi qui ne
prend aucunes mesures ; des ministres, avertis de toutes parts,
qui s'endorment dans une funeste sécurité ( 1 ) , rien de tout
cela n'est nouveau pour nous : nous avons vu toutes ces scènes
sur un plus grand théâtre ; nous en avons vu le terrible dénouement.
Toutes les imitations pâlissent et s'effacent devant
cette mémorable représentation , où nous avons tous été acteurs
ou spectateurs ; les abaissemens de la royauté et les malheurs
de la foiblesse , ne sauroient plus nous intéresser ; et
désormais , au théâtre comme dans la société, il faut que le
pouvoir paroisse dans toute sa dignité , et l'autorité avec toute
son indépendance et tous ses bienfaits.
On ne peut s'empêcher de remarquer , particulièrement
depuis quelque temps , je ne dis pas dans les pièces de théâtre ,
dont les intentions sontpresque ttooujours innocentes , mais
dans des écrits plus sérieux, dans des systèmes accrédités ,
peu de bienveillance pour une religion que la nation veut et
que le gouvernement protége. L'impiété , couverte par de
2
(1) «Al'exemple de leur maître, les ministres , Sully lui-même, ne
faisoient aucun cas de ces avertissemens.>> Intri, du Cabi.
FEVRIER 1807. 31г
grands talens , étoit coupable et n'étoit pas ridicule. Mais ces
talens ne sont plus : les copies sont foibles , et les répétitions
insipides. L'irréligion a tout dit dans le genre badin et dans le
genre sérieux : Voltaire a épuisé le sarcasme , et J. J. Rousseau
lesophisme, tandis que la religion , qui n'a eu long-temps à
combattre que des théologiens , ne s'est presque pas occupée
des philosophes. Mais telle que l'Etat , elle s'est exercée dans
la guerre civile , àsoutenir la guerre contre l'étranger. Le mal
deces attaques , au fond plus incommodes que dangereuses ,
est qu'elles empêchent les hommes simples d'oublier lepassé,
et les habiles de se confier à l'avenir, « en montrant àquelles
>> fluctuations on seroit exposé de nouveau , dans quelles
>>incertitudes on pourroit être replongé si, heureusement,
)) le sort de l'Etat n'étoit confié à un pilote dont le bras est
>> ferme , dont la direction est fixe, et qui veut le bonheur
>> de la France. >>
Prémunir contre le fanatisme un peuple récemment échappé
à l'athéisme , et revenu à peine à la religion, c'est ordonner
la saignée de peur d'apoplexie à un homme malade d'épuisement.
D'ailleurs, dans le jargon hypocrite du dernier siècle ,
fanatisme signifioit zèle, comme tolérance vouloit dire indifférence.
Mais le zèle est bon en soi , comme le courage; et de
même que le courage bien ou mal employé, fait les héros ou
les brigands , le zèle bien ou mal dirigé, faitles propagandistes
ou les missionnaires. Faut-il condamner le courage ou le zèle ?
Non : il faut punir le crime lorsqu'il se montre , et récompenser
la vertu , et se bien garder de détruire le principe pour
extirper jusqu'à le possibilité de l'abus. « Laissez , nous dit
>> le grand maître en morale , l'ivraie croître avec le bon
>> grain jusqu'au temps de la moisson, de peur qu'en voulant
>> arracher l'ivraie , vous n'arrachiez aussi le bon grain.
Les vices comme les vertus sont en effet également dans la
nature de notre condition mortelle; et des hommés sans vices ,
mais sans vertus, feroient un peuple éteint , et les plus méprisables
des créatures humaines. Le faux zèle est dangereux ,
parce qu'il germe dans des esprits bornés. Mais le zèle réglé
par la science et la raison , est la source des plus hautes vertus
etdes plus grands bienfaits qui aient honoré, servi ou consolé
l'humanité ; ( 1 ) et qu'est, à le bien prendre, le génie luimêmeque
l'enthousiasme de la vérité ? Et pour ramener tout
ce que nous venons de dire à des considérations politiques :
( 1) J. J. Rousseau , parlant dufanatisme, dit à-peu-près les mêmes
choses,avec sonénergie ordinaire , dans un passage que je n'ose citer de
mémoire.
4.
312 MERCURE DE FRANCE ,
sans affections religieuses , point d'affections politiques ; sans
zèle pour la religion , peu de fidélité publique au gouvernement.
Il ne faut pas oublier que si le fanatisme religieux a
enlevé à la France le grand Henri , c'est le zèle religieux qui
le lui avoit donné. On peut apprécier aujourd'hui à leur juste
valeur ces déclamations éloquentes , ces assertions tranchantes
des écrivains du XVIIIe siècle sur la force de certains
peuples, et sur la foiblesse de quelques autres ; sur les lumières
et les richesses de ceux-ci , et sur l'ignorance et la misère de
ceux-là ; sur l'énergie de la fibre dans les climats du Nord ,
et sur sa mollesse et son relâchement dans les climats du Midi.
On peut voir par de grandes expériences , si les institutions
religieuses , même les institutions catholiques anathématisées
par la politique moderne, ôtent beaucoup à la force de résistance
, cette première vertu politique des nations ; et si les
institutions philosophiques, le commerce, les arts , les théâtres ,
les académies , les manufactures, les idées libérales, même la
tactique ,y ajoutent davantage. Ne semble-t-il pas qu'en dépit
denos systèmes , leNord avec ses opinions et ses fibres , a montré
en général moins d'énergie que le Midi ; et que de petites
contrées , telles que quelques cantons de la Suisse , où il n'y
avoit que des pâtres et des capucins , ont mieux défendu leur
indépendance , ou ce qu'ils prenoient pour elle , et plus honoré
leurs derniers momens que ne l'a fait la vaste monarchie prussienne
, avec ses soldats et ses philosophes ? Je ne sais ; mais
s'il faut croire à l'influence des opinions morales sur la force
politique des Etats, il y a quelque discordance entre les faits
et nos systèmes; et les opinions du Nord n'auroient pas dû ,
l'année dernière , triompher à l'Institut ; ou la politique du
Nord ne devoit pas , cette année , succomber à Jena .
Nous traiterous dans un autre article les questions que nous
nous sommes proposées.
DE BONALD.
Coup d'Eil sur quelques Ouvrages nouveaux.
On a souvent comparé l'esprit de l'homme au champ qu'il
faut d'abord défricher, et qu'il est ensuite indispensable d'entretenir
dans un bon état de culture, pour que les premiers
germes de mauvaises semences ne puissent plus se reproduire
; c'est une de ces harmonies qu'on remarque entre le
monde moral et le monde physique , et qui nous fait connoître
toute l'étendue de la loi du travail. Il est certain que
FEVRIER 1807 . 33
l'esprit le plus heureusement né , comme le champ le plus
fertile , qu'on abandonneroit à ses propres facultés , n'offriroit
bientôt que des productions sauvages , vigoureuses peut-être ,
mais aussi dépourvues d'utilité que d'agrément. L'auteur qui
nous rappelle cette réflexion , est un exemple frappant de la
vérité qu'elle renferme : séparé de la mère-patrie par l'Océan ,
confiné dans une habitation des Antilles , sans aucun moyen
d'entretenir ses connoissances acquises et de cultiver son goût
pour les belles-lettres , il a fait soixante pièces de vers , qu'il
décore du titre pompeux d'Odes ( 1 ) , dans lesquelles on trouveroît
difficilement six lignes écrites en Von français :
En croirai- je aux transports de la plus sainte ivresse ?
Telle est la première phrase de son livre : il tombe avant
d'avoir pris l'essor ; et c'est par ce faux-pas qu'il s'élance dans
la carrière. Il commence par violer les premières règles de
la syntaxe ; et , transporté d'ivresse , il se demande froidement
s'il peut croire à son transport. Mais ce n'est là qu'une
bagatelle; il faut voir ce qui suit :
Parmi les demi-Dieux, moi , sur le mont Parnasse ,
En esprit emporté , chaque jour je me place.
Il est malheureux que le sens de ces beaux vers soit estropié
par le premier hémistiche du second , où le mot emporté
pourroit être pris pour synonyme de furieux . Un Gascon feroit
aisément disparoître ces taches , en substituant cette nouvelle
version :
Tous les jours , comme un Dieu , je monte sur Pégasse ,
Et je ne fais qu'un saut de ma chambre au Parnasse.
Arrivé sur ce mont sacré , l'auteur , pour chanter les douceurs
de son habitation , commence par mettre tout en feu :
Champêtre enclos , chères murailles ,
De mes goûts humble monument ,
De mes combustibles entrailles
Secondez donc l'embrasement.
Il n'oublie pas de célébrer son vin :
Voyons , à nos nerfs combustibles ,
S'il cause un doux chatouillement.
Mais son ame inquiète , ardente , combustible ,
passe de la louange du vin à celle d'Angélique , d'Ursule , de
Sophie , de Céleste et de Louise. Voici comment il parle à
(1) Un vol. i -3 ., contenant en outre deux Lettres sur l'Esclavage des
Wègres,et sur les Anglais Prix : 4 fr. , et 5 fr . par la poste .
A Paris , chez Samson , libr., quai des Augustins ; et le Normant.
314 MERCURE DE FRANCE ,
la belle Angélique , qui avoit le bonheur d'être née Quarteronne,
et dont le teint étoit , dit-il , aussi brillant que la jonquille
:
Qu'à son gré l'envie en impose
Au fou, dont le public asservit le penchant;
Va, va , sans l'éclat de la rose,
Tesjoues en leur teint ravissent ton amant :
Ces joues où vit ce cortége
Qui servit de tout temps d'escorte au tendre Amour ;
Cesjoues où se creuse unpiége,
Filet de l'étourdi qui folâtre à l'entour.
Dans l'ode à Sophie, il chante ses cheveux avec le même
agrément :
Etale ,belle amie, étale-moi la cendre
De ces cheveux tressés ;
En nappe déployés , que je les voie se rendre
Aux Zéphyrs empressés .
L'auteur fait sur le mot voie une remarque fort sensée.
« Il seroit temps , dit- il, que cette syllabe oie fût regardée
comme masculine. » Il a raison, ses vers y gagneroient beaucoup;
mais il faudroit aussi convenir qu'on pourra désormais
placer au milieu des vers les féminins pluriels , tels quejoues,
sans hiatus , et qu'il sera permis de dire de ce poète :
Lesjoues gonflées, il proclame une loi
Qui fait rimer ici le noble jeude foie .
Il s'élève ensuite à des sujets plus relevés; il dit au gou.
verneur de son île , qui , selon lui,n'étoit qu'un sot :
O toi, dont la droiture affable
Nous réservoit ces purs instans;
O toi, dont la pudeur aimable.
Voile l'éclat d'un graud talent,
L'Olympe à nos destins propice,
Et clairvoyant dans sa justice ,
Estdonc revenu sur ses torts?
Il s'adresse à l'abbé Raynal :
Toi donc, Raynal , dont l'ame fière ,
En elle impétueux torrent ,
Renversa tonte digue altière ,
D'erreur antique monument ,
Permets qu'encor républicaine ,
Ma Muse , que ton ame entraîne ,
Ose en célébrer la vigueur,
Et qu'à ta gloire elle proclame
Ou du moins brile cette flamme
Si lâchement éteinte aujourd'hui dans tout coeur.
3
Pour lajustification de ses principes , l'auteur avertit dans
une note qu'il étoit jeune quand il a fait l'Ode d'où cette
FEVRIER 1807. 315
strophe est tirée; et il assure que la grande leçon de notre
révolution ne l'avoit pas encore éclairé , et qu'il jugeroit
aujourd'hui tout autrement le même personnage. D'où
nous pouvons conclure que tous les philosophes ne sont pas
incorrigibles , comme onse plaîtà le dire , et qu'on sera toujours
assuré d'en convertir quatre ou cing , toutes les fois
qu'on voudra massacrer deux ou trois millions d'hommes avec
leurs principes.
Dans une autre note, il s'excuse encore d'avoir dit que la
ruine des Blancs par les Noirs, est un acte légitime : « C'é-
>> toit , dit-il , une maladie que cette menteuse passion pour
> l'humanité , dont la contagion devoit gagner toutes les
> plumes, et qui , dans ce moment m'entraînoit comme un
>> autre dans notre sécurité commune. » On trouvera peutêtre
qu'il est trop commode de supposer que la contagion
devoit gagner tout le monde, afin de pouvoirseperdredans
la foule; mais il faut savoir ici s'accommoder des plus mauvaises
excuses , et tenir compte de l'aveu qu'elles renferment.
Cequi paroîtra moins rassurant pour l'avenir , c'est la publication
de ces turpitudes littéraires , que l'auteur condamne
lui-même , et qui ne sont en effet que les rêves d'un cerveau
félé. Si la vanité peut lui faire sacrifier ainsi le soin desa
propre réputation , que pourra-t-on attendre de lui , si jamais
son intérêt exige quelque grand sacrifice ? Mais ce ne sont
pas ses opinions politiques que nous voulions discuter , et
nous en avons dit assez sur ses écrits. D'autres littérateurs ,
poètes,historiens et romanciers , attendent un moment d'audience
, que la politesse ne nous permet pas de leur refuser.
L'auteur d'un Voyage Pittoresque et Sentimental ( 1 ) se
présente le premier, La crainte d'avoir mis au jour un mauvais
ouvrage lui fait taire son nom. C'est une marque de
prudencequi n'est pas d'un bon augure , et je prévois que son
livre sera fort ennuyeux. Il ne l'est en effet que depuis le commencement
jusqu'à la fin; mais il a cela d'agréable , qu'il suffit
d'en lite trois ou quatre pages pour en être rassasié. C'est le
journal d'un très-jeune homme , qui part de Paris à pied
pour Bordeaux , quelque temps avant la révolution , et qui
remplit l'intervalle d'une ville à l'autre par un intarissable
babil.
Il faudroit avoir, pour le suivre, une dosede courage dont
peu d'hommes sont capables ; et nous le laisserons courir
tout seul tant qu'il voudra.
(1) Unvol. in-12. Prix: 2 fr. 50c. , et 3 fr. par la poste.
Paris , chez Guillaume , lib., rue de la Harpe , Collége d'Harcourt .
3.6 MERCURE DE FRANCE ,
M. Costard paroît ensuite avec sa petite brochure intitulée
le Louvre , Louis XVet sa Cour ( 1). On se demande d'abord
ce que le Louvre et Louis XV peuvent avoir de commun ;
mais M. Costard n'en parle que pour nous apprendre que
Louis XV ne l'habitoit pas : c'est une des particularités de
son règne qui , dit - il , ont échappé aux historiens de ce
prince. Il nous révèle une chose à laquelle personne n'avoit
jamais pensé. Je la crois , puisqu'il l'affirme , mais je ne la
répète qu'en tremblant qu'on ne m'accuse d'avoir trop de
confiance : « Il y avoit tel Français qui n'avoit jamais vu la
>> face de son souverain que sur les gros sous. >> On avouera
que c'est une chose qui crie vengeance au ciel , et qu'il est
fort heureux que M. Costard se soit souvenu d'avoir lu ce
trait fameux de l'histoire de Louis XV, dans je ne sais quel
Livre que j'ai lu moi-même autrefois , mais dont je ne me
souvenois plus. « Un étranger , continue-t-il , entrant sur le
>> territoire de la France , la cherchoit partout et ne la trou-
>> voit nulle part. » Cela se conçoit aisément ; on cherche
quelquefois son chapeau quand on l'a sur la tête : avec un
degré de distraction de plus on chercheroit Paris quand on
est sur le Pont-Neuf; et je ne serois pas étonné de voir un
jour M. Costard chercher la terre sans pouvoir la trouver ,
tant ses idées l'élèvent et le perdent dans le vide ! L'étranger
demandoit à voir Lyon , Marseille , Bordeaux , Lille , Strasbourg
; en un mot , toute la monarchie : on lui répondoit que
tout cela éloit à Paris ; mais comme Paris étoit introuvable ,
ne pouvant rencontrer le pays , il cherchoit les habitans , et
il ne voyoit que quelques sauvages dispersés , sifflant une
espèce de jargon , réduits à l'instinct des animaux , grattant
la terre et mangeant des glands. Tel étoit , sous Louis XV,
l'état du pays qu'on nomme aujourd'hui la France. M. Costard
l'avu; et quand il ne l'auroit pas vu, il faudroit le croire ,
puisqu'il assure , dans son avertissement , que nul esprit de
parti ne l'a dirigé. Il est vrai qu'un peu plus loin il assure que
ces mêmes Sauvages étoient habillés comme le roi lui-même ,
tant le luxe étoit extravagant. « Le dernier de l'Etat , dit-il ,
>>étoit mis comme le premier; l'artisan se paroit comme le
>>bourgeois , le bourgeois comme le gentilhomme , le gentil-
>>homme comme le prince , et le prince comme le roi. >>De
manière que nos grands-pères , suivant M. Costard , alloient
gratter la terre et ramasser du gland dans les forêts en manteau
royal , la couronne sur la tête et le sceptre à la main. Il faut
(1) Broch. in- 12 , de 47 pages . Prix : 75 c.
AParis , chez Frechat, lib ., rue du Petit-Bourbon; et le Normant.
*** FEVRIER 1807 . 317:
avouer qu'aucun historien n'avoit recueilli ce fait important ,
et que sans M. Costard il étoit perdu pour la postérité.
J'entrevois un nouvel éditeur anonyme de faits bien plus
récens , et dont nous avons été les témoins. Ces faits sont des
anecdotes particulières de la fin du dix-huitième siècle ( 1 ) .
La multiplicité et l'importance des événemens publics qui se
sont pressés , depuis cette époque , avec tant de rapidité , ont
prodigieusement affoibli l'intérêt des aventures purement
domestiques. Il est peu de Français , depuis les premières
scènes de la révolution , qui ne puissent trouver dans leur
propre histoire une ample inatière pour exciter vivement la
curiosité ; mais notre attention est trop préoccupée par des
spectacles d'un genre extraordinaire , pour écouter avec plaisir
des anecdotes qui n'ont pas de garant certain , qui sont même
chargées ou changées pour la plupart , qui ne sont point liées
entr'elles , et dont le style commun appartient à plusieurs
plumes inexpérimentées. Il nous seroit facile d'en relever quelques-
unes qui sont ànotre connoissance particulière ; mais les
faits d'un pareil Recueil n'ont pas besoin d'être redressés : on
en croit ce que l'on veut, tout ou rien, selon le degré dejugcment
de chaque lecteur.
:
Un nouveau poète anonyme m'offre la Terrasse de l'Anglar,
poëme , suivi de plusieurs autres pièces de poésie (2). C'est
une description inanimée d'un paysage charmant de la Limagne.
Mad. de Sévigné , qui l'a visité dans ses voyages à Vichy,
en fait une peinture magnifique à sa fille. Le château , bâti sur
le sommet de la montagne, étoit alors habité ; aujourd'hui ce
n'est plus qu'une ruine. L'auteur paroît avoir choisi ce sujet
pour s'exercer à la composition des tableaux pittoresques et
romantiques ; mais il ne suffit pas de peindre des arbres , des
rochers , des coteaux , des campagnes ,
Où toujours leLignon , dans une paix profonde ;
Promène mollement le cristal de son onde ,
il faut animer cette froide scène par la présence de l'homme
en action. Mettons-nous bien dans l'esprit que le plus petit
mouvement du coeur intéresse mille fois plus que la vue du
plus beau désert. Parmi les pièces qui suivent ce morceau ,
l'auteur a placé quelques traductions foibles à la vérité , mais
( 1 ) Anecdotes inédites de la fin du 18º siècle. Un vol. in-12. Prix :
2 fr . , et 3 fr . par la poste .
AParis, chez Debraux , lib . , rue Gît-le-Coeur ; et chez le Normant.
(2) Un vol . in- 12 . Prix : 1 f . , et 1 fr. 25 c. par la poste .
AParis , chez Debray, libr. , Barrière des Sergens , rue Saint-Honoré ;
et chezle Normant.
- 3.8 MERCURE DE FRANCE ,
écrites avec une certaine correction. Nous nedirons qu'unmot
decelledeGallus , dont voici le début :
Daigne encor m'inspirer, nymphe de l'Arethuse.
Le poète pouvoit à la rigueur se contenter de cevers pour
rendre celuidu poète latin:
Extremum hunc, Arethusa , mihi concede laborem;
mais il lui falloitune rime ; et pour l'amener , il fabrique unt
vers inutile:
Daigne encor accorder quelques vers àma Muse :
C'est pour mon cher Gallus. Que ces der iers écrits
Saient lus, grace à tes soins , même de Lycoris.
Aux desirs de Gallus ne sois pas indocile.
Paucameo Gallo .
Carımina sunt dicenda ,
he signifie pas c'est pour mon cherGallus .
• Sed quæ legat ipsa Lycoris,
ne veut pas dire : soient lus même de Lycoris. Et
Neget quis carmiina Gallo?
n'est pas rendu par le vers :
Aux desirs de Gallus , etc.
Toute la finesse de la pensée consiste dans cette opposition :
Pauca , sed quæ legat.... peu de vers, mais si touchans que
Lycoris elle-même en soit attendrie.
Ainsi , puisse toujours la mer de 'a Sicile
Te perm ture de tuisà travers de ses flots,
Sans mêler d'amertume au cristal de tes aux.
Atravers de est un solécisme ; il falloit au travers.
Commence , et de Gallus plaignons la foi trahie.
Ce vers rendoit passablement :
Incpe sollicitos Galli dicamus amores;
mais la maudite rime lui fait retourner la même phrase , et
énerver la concision de l'original.
Plaignons le fol amour qui consuma savie.
Tandis quedes buissons, des jeunes a brisseaux ,
La chèvre va tondant les plus tendres rameaux.
Ces deuxvers durs et languissans, rendent bien mal celui
de Virgile, qui fait image :
Dum tenera attondent simæ virgulta capella.
FEVRIER 1807 . 319
Onretrouve à chaque vers le même caractère de prolixité :
Ici tout nous promet une oreille attentive,
Et les bois red rent notre chanson plaintive ,
pour
Non canimus surdis , respondent omnia sylva. +
Tout le reste de l'Eglogue n'est ni mieux ni plus mal rendu :
les circonlocutions , pour arriver au sens , et les épithètes inu
tiles , pour former la rime , augmentent la traduction de près
de cinquante vers , sur soixante-dix-sept que contient l'ori
ginal : ce qui prouve clairement que s'il a perdu quelque chose
de sa qualité dans la traduction , il en est amplement dédommagé
par la quantité.
J'ai fait attendre la jolie Bouquetière d'Athènes , de
M. Wieland , ( 1) parce qu'il faut que les honnêtes gens
passent devant les courtisanes. Pline le naturaliste rapporte
qu'une simple copie du portrait de cette jeune beauté , nomméeGlycere
, fut payée deux talens par Lucullus. Je doute
fortque son histoire rapporte autant à son auteur. Cet auteur ,
qui nous a déjà procuré beaucoup d'autres ouvrages , a découvert
dansAlciphron , écrivain grec, une lettre supposée de
Glycère à Ménandre , le père de la bonne comédie. Cette
lettre est celle d'une maîtresse à son amant; et c'est sur la
liaison qu'elle suppose, que M. Wieland a cru devoir composerun
volume. Son véritable objet n'étoit cependant pas
d'écrire une histoire du poète , ni de la bouquetière devenue
courtisane , il vouloit seulement profiter de la petite circonstance,
vraie ou fausse , qu'Alciphron venoitde lui offrir,
pour peindre les moeurs des Athéniens. Les faits qu'il imagine
ont le méritede la simplicité , mais de cette simplicité vulgaire
qui ne mérite point l'attention d'un homme de goût.
Ménandre voit par hasard , à Athènes , chez Xantippides le
portrait de Glycère , peint par son amant Pausias, de
Sicyone ( 2 ) . Il l'aime , et, sans pouvoir deviner s'il la verra
jamais , il grave son nom sur tous les arbres qu'il rencontre ,
et il devient jaloux du Zéphire qui la caresse. En Europe ,
onmettroit un pareil foudans un lieu de sûreté ; mais, selon
M. Wieland , c'étoit ainsi qu'on faisoit l'amour à Athènes.
Glycère vient s'établir avec sa famille dans le quartier du
(1) Ménandre et Glicère , ou la Bouquetière d'Athènes , traduit de
l'allemand , de M. Wieland , par J. G. J. G. Un vol . in-12. Prix : 2 fr . ,
et a fr. 50 c . par la poste .
AParis, chez Latour, cour du Palais du Tribunat; et chez le Normant.
(2) Amavit in juventa Glycerum municipem suam. PLINE,
liv. XXXV, ch. XI.
320 MERCURE DE FRANCE ,
ཆེ།
Pirée , pour y cultiverety vendre ses fleurs ; mais une belle
fille sans fortune , qui laisse sa petite ville pour venir dans
la capitale , peut bien être soupçonnée d'avoir le dessein de
vendre autre chose que des bouquets. Ménandre la voit , et ,
sans autre cérémonie , il propose à sa mère de partager avec
elle et avec sa fille son petit revenu d'auteur. Cette mère , qui
n'avoit fait le voyage que pour trouver quelque dupe, accepte
le marché; Glycère le ratifie , et tout le monde est content.
Dans nos moeurs , un langoureux Céladon , qui voit la terre
fécondée par les rayons des yeux de sa maitresse , et qui
cherche noise au Zéphire , parce qu'il voltige autour d'elle,
seroit révolté par la seule pensée qu'avec un peu d'argent il
pourra s'épargner tous les soupirs d'un amour timide et malheureux;
mais dans la capitale de la Grèce , on gémit le
matin ; et le soir on trouve dans sa bourse un remède à son
mal. On pourroit croire que le roman finit ici , puisque Ménandre
et Glycère sont parfaitement d'accord ; mais qui ne
sait qu'un pareil lien ne fixe personne ? Glycere avoit le don
de distiller le nectar de l'amour ; mais à la longue on s'en
rassasie . Elle devient coquette , Ménandre devient volage ; et
de chute en chute , l'auteur traîne leur histoire jusqu'à la fin
du volume. Glycère attrape un riche financier , et Ménandre
se console avec les Muses. Le temps qui sépare leur premier
attachement et leur rupture , est rempli par deux ou trois
aventures sans intérêt , comme tout le reste , et par un fatras
de maximes glaciales tirées du boudoir de Léontine , maîtresse
d'Epicure. Tel est le nouvel ouvrage de M. Wieland , le
Voltaire de l'Allemagne. J'ignore pourquoi cet auteur va
chercher à Athènes des exemples de corruption qui ne sont
pas rares de nos jours , et sur-tout dans sa patrie. Je sais seule--
ment que notre siècle auroit plutôt besoin d'arrêter sa vue sur
les vertus des anciens que sur leurs vices , et qu'un écrivain
qui rivalise , dit-on , avec l'auteur de Candide , ne devroit
chercher à lui ressembler que du côté de l'agrément. Il est vrai
que son traducteur a pu le dépouiller de son esprit germanique
; mais , à coup sûr , il ne lui a rien ôté de son
jugement.
G.
LE
DEPT
DE
SEINE
5.
: FEVRIER 1807 .
LE FORGERON BAZIM ,
CONTE ARABE.
:
Le calife Haroun- al-Raschid avoit pour habitude de faire
dans Bagdad des visites nocturnes , et de s'assurer par lui-même
si ses ordonnances sévères sur la police étoient bien exécutées.
Un soir il se trouva avec son visir Giafar le Barmecide , et
Mezrour son chef de harem , devant une maison qui retentissoit
de chants joyeux. Le calife ordonna à Mezrour de
frapper à la porte : « Qui va là, demanda-t- on d'une voix
>> brusque ? >> << Nous sommes , répondit Giafar, des étrangers
>> qui se sont égarés ; il est tard , et nous craignons que la
>> police ne nous arrête : nous vous prions de nous ouvrir,
>> et de nous permettre de passer la nuit chez vous. » « Non
>> pas , dit la voix du dedans; vous êtes de francs écornifleurs
» qui avez imaginé ce prétexte pour m'escamoter gratis une
>> partie de mon souper. >>>
Le calife rit de cette idée , et Giafar fit tant d'instances
qu'à la fin le maître du logis ouvrit , à condition pourtan
qu'ils n'iroient pas le lendemain raconter à leurs semblables
l'accueil qu'ils auroient reçu. Ils entrèrent donc , et trouvèrent
un homme tout seul à une table bien dressée , et couverte
de plats et de bouteilles. Il leur demanda qui ils étoient;
à cette demande prévue , ils se dirent des marchands de Moussoul
, arrivés à Bagdad pour des affaires de commerce : à son
tour, Giafar s'informa de son nom et de sa profession. Celui- ci
leur fit d'abord jurer qu'ils n'abuseroieut pas de sa franchise :
puis il leur confia que son nom étoit Bazim le forgeron ;
qu'il gagnoit tous les jours cinq dirhems ; que le soir venu ,
il achetoit pour deux dirhems de pain et de viande , pour un
de fruits , pour un de chandelle , pour un de vin; qu'il étoit
son propre cuisinier ; qu'il s'amusoit à chanter, et qu'il avoit
mené régulièrement cette vie paresseuse , solitaire et joyeuse
depuis vingt ans , jour par jour, et nuit par nuit, sans que les
cinq dirhems nécessaires aux frais de son ménage lui eussent
jamais manqué.
« Mais , lui dit Giafar, si demain un édit du calife défen-
>>doit aux forgerons d'ouvrir leur boutique, d'où prendriez-
>>vous pain , viande , vin, fruits et chandelle ? » « Eh bien !
>> ne l'avois-je pas dit, répliqua Bazim , que vous étiez des
>> espions ? vous irez demain raconter à tout le monde la vie
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
» que je mène, vous me peindrez comme un homme sans
>> conduite. Que je m'en veux de vous avoir laissé entrer ! si
>> mes craintes se réalisoient , j'irois vous chercher dans tout
› Bagdad , et sûrement je vous déterrois , et vous ferois payer
>>> cher votre indiscrétion . »
Le calife eut bien de la peine à contenir l'envie de rire
qui le pressoit : il s'amusa beaucoup des alarmes et des menaces
du forgeron , et la nuit étoit fort avancée lorsqu'ils se retirèrent.
Le lendemain, le calife ordonna à Giafar de faire publier
un ordre qui défendoit aux forgerons, sous les peines les plus
sévères , d'ouvrir boutique durant trois jours. Quand Bazim
arriva à la porte de son atelier, il la trouva fermée ; l'un des
compagnons assis à la porte , lui apprit la défense du calife.
Le forgeron se retira tout consterné, et ne sachant que devenir.
Il s'arrêta pour boire à la fontaine d'un bain public. Le maître
baigneur, qui étoit une de ses anciennes connoissances , l'aperçut
, et lui demanda ce qu'il faisoit. Bazim lui raconta l'embarras
dans lequel le mettoit la défense du calife. « N'est-ce
>> que cela , lui répondit son ancien ami ? reste ici les trois
>> jours , et viens m'aider à recevoir mes pratiques : voici un
>> peigne , un frottoir, du savon et un essuie-main. » Bazim
frotta son monde de son mieux , et avant le soir, il avoit déjà
gagné cinq dirhems.
Apeine avoit- il cette somme en main, qu'il laissa là le bain
et le baigneur, et s'en alla au marché acheter sa provision ordinaire
pour s'amuser chez lui , comme il avoit fait depuis vingt
ans, jour par jour et nuit par nuit , en mangeant , buvant et
chantant à sa guise. La nuit venue , Haroun se rappela l'aventure
de la veille , et dit à Giafar : « Allons voir notre forge-
>> ron ; le pauvre diable n'aura rien à manger ce soir ! >>Arrivés
à la maison, quel fut leur étonnement d'entendre les mêmes
chants que la veille ! Giafar frappa à la porte , et Bazim , qui
avoit déjà bu quelques coups, mit la tête à la fenêtre , reconnut
ses hôtes , et les fit entrer. « Nous sommes venus , dirent les pré-
>> tendus marchands , pour voir comment vous vous trouvez de
>> la défense du calife contre les forgerons. >> << N'avois-je pas
>> bien raison de vous dire, répondit Bazim, que vous étiez des
>> oiseaux de mauvais augure ? mais Dieu est grand ! ..... J'ai ma
>> viande , mon pain , mon vin, mes fruits , dont cependant , je
>> vous le dis d'avance , vous ne tâterez pas plus aujourd'hui
>>qu'hier , car depuis vingt ans que je vis demême , jen'ai
>> jamais eu de parasites à ma table. >>
Le calife et Giafar le rassurèrent, en lui disant qu'ils
n'étoient pas venus pour son souper, mais seulement pour
FEVRIER 1807 . 323
avoir le plaisir de sa compagnie. Il leur raconta ensuite son
aventure du jour , et Gafar lui demanda encore ce qu'il
feroit si le lendemain les bains étoient fermés. A ce propos ,
Bazim , irrité , exhala sa colère en înjures contre le questionneur
, et le calife étouffait de rire. Haroun et son visir rentrèrent
fort tard par la porte secrète du palais.
Le lendemain les crieurs publierent 1 ordre du calife de
fermer tous les bains pendant trois jours , sous peine , pour le
maître de celui qui seroit trouvé ouvert , d'être pendu devant
sa porte
Les trois grands bains de Bagdad . celui du calife , celui de
la princesse Zobéide , et celui du visir Gi far furent fermés
sur-le-champ : et les betits bains n'eurent garde de ne pas
imiter leur exemple. Le peuple commença à murmurer. « Que
>> Dieu bénisse le calife ! hier il a fait fermer les ateliers de for-
>>>gerons , aujourd'hui ce sont les bains, demain sans doute ce
>>sera le tourdes boulangeries et des boucheries ; mais il faudra
» qu'en même temps il avise aux moyens de nous fermer la
>>>bouche. >>
Bazim , désespéré , ne savoit plus quel parti prendre ; il
rentra chez lui , se mit à réfléchir , et midi étoit sonné qu'ancunexpédient
ne s'étoit encore présenté à son imagination : enfin
il lui revint en mémoire qu'il avoit parmi ses hardes de famille ,
un vieil habit d'huissier; il l'endossa , et alla se mêler dans la
foule , devant la mosquée, à l'endroit où ces sortes de gens
ont pour ordinaire de se tenir. A peine étoit-il arrivé qu'une
femme, le prenant pour un véritable suppôt de justice , le
requit de citer son mari contre lequel elle vouloit plaider.
Bazim se fit sur-le-chanıp donner deux dirhems , taxe ordinaire
des citations ; et quand il eut appelé le mari , il consentit
qu'il se rachetât , pour ce jour la , moyennant la modique
somme de trois dirhems; ce qui fit justement les frais
deson souper.
Le soir, le calife Giafar et Mezrour allèrent voir ce qu'étoit
devenu le forgeron ex-baigneur, et le trouvèrent comme
les jours précédens , à manger , à chanter et à boire. Ils furent
d'abord assez mal accueil is : c'étoient leurs visites qui lui
avoient ocasionné tous ces malheurs ; et que leur avoit-il
fait pour les poursuivre avec cet acharnement ? Cependant ,
comme au fond il il étoit bon homme , il s'appaisa bientôt ,
et se réconcilia d'autant plus aisément avec ex , qu'ils ne
touchoient point à son souper , et qu'il étoit tant soit peu
babillard ...
Il leur raconta donc la nouvelle du jour ; comment il avoi
été une seconde fois trompé dans son attente comment i
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
avoit trouvé un habit d'huissier , dont il s'étoit affublé; comment,
à défaut de lame , il avoit mis dans son fourreau uu
morceau de bois ; comment à la faveur de cet accoutrement ,
il avoit gagné les frais de son souper ; il ajouta qu'il comptoit
en faire autant le jour suivant. Le ca'ife et ses deux compagnons
epplaudirent à ce projet. La singu'arité des expédiens
auxquels le forgeron avoit eu recours , leur avoit fait
passer une soirée fort amusante , et ils se retirèrent assez
tard.
Le lendemain , Basim se leva de grand matin , tout satisfait
de son nouveau métier , et jurant par son marteau et par
son enclume qu'il seroit huissier le reste de sa vie. Il endossa
la jaquette noire , ceignit son fourreau à lame de bois , et prit
le bâton d'amandier que ces officiers ont coutume de porter.
Le calife étoit à peine éveillé , qu'il donna ordre d'appeler
tous les huissiers du quartier de la ville , où il savoit que
Bazim devoit se tenir, pour leur faire une gratification considérable;
du moins c'est ce qu'annonça le crieur public.
Bazim ne put résister à cet appât , et se rendit avec les
autres au palais du calife. Le prince ordonna au chef des
huissiers de les appeler tous , chacun par son nom , pour leur
assurer à l'avenir une augmentation de traitement. Bazim
n'étoit pas fort curieux de l'honneur d'être ainsi appelé en
présence du calife ; mais il lui étoit impossible de s'esquiver ,
et il se vit obligé d'attendre le résultat. Le calife demanda à
chaque huissier son nom , celui de son père , le temps de son
service et le montant de son traitement. Bazim , très-embarrassé
de savoir comment il répondroit aux questions du
callfe , perdoit courage à mesure que ses compagnons étoient
appelés. Le calife avoit une telle envie de rire , qu'il étoit
obligé de tenir un mouchoir devant sa bouche pour ne pas
éclater.
Il n'y avoit plus que Bazim à appeler , et l'huissier de
nouvelle date trembloit de tous ses membres ; il resta longtemps
le visage contre terre avant d'avoir le courage de lever
lesyeux. Enfin, le calife lui demandal: « Es- tu huissier ? » « Oui ,
>> calife; mon père , mon grand-père , ma mère , ma grand'-
>> mère , l'étoient aussi. » « N'as-tu pas vingt dirhems par
>> jour ? » « Oui , calife ; mais je me contente de cinq. >><< Es-
>>tu capable d'exercer les fonctions de ton état ? » « Oui ,
>> calife; votre hautesse n'a qu'à ordonner. » « Eh bien ! dit
>> le calife , qu'on amène un malfaiteur; je veux que tu lui
>> coupes la tête en ma présence. »
Le pauvre Bazim étoit sur les épines : le malfaiteur est
amené; il se met à genoux , et n'attend plus que le coup fatal.
1
FEVRIER 1807 . 325
* Dis que tu es innocent, lui dit Bazim à l'oreille. » « Je suis
>> innocent, s'écria l'autre aussitôt. » « Oh ! répliqua Bazim ,
>> nous allons bientôt en avoir la preuve. >> Puis se prosternant
devant le calife : « Commandeur des croyans , lui dit-il , l'épée
» que je porte est un héritage que je tiens de mes ancêtres ;
>> c'est un talisman , et toutes les fois qu'elle doit frapper un
>> coupable , elle tranche comme la foudre ; mais lorsqu'elle
>> doit frapper un innocent , elle se change en lame de bois. »
« Eh bien ! fais-en l'expérience ; allons , tire et frappe ; je le
» veux. » « C'est donc avec la permission de votre hautesse ,
>> dit Buzim , en tirant son épée. » Quand on vit qu'elle étoit
de bois , des éclats de rire partirent de tous côtés.
Le calife satisfait du dénouement , pardonna au coupable ;
découvrit à Bazim quels étoient les marchands qui lui avoient
rendu visite , et le fit chef des huissiers du palais , avec un
traitement convenable.
Ainsi il étoit écrit sur la table de lumière , que le forgeron
gagneroit ses cinq dirhems par jour , et plus encore.
VARIÉTÉS.
------
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LA Classe de la Langue et de la Littérature française de
l'Institut national a jngé , dans sa séance de mercredi 28 janvier,
le concours pour le prix de poésie. Elle a donné, comme
nous l'avons déjà annoncé, le prix à la pièce intitulée : le
Voyageur, qui est de M. Charles Millevoye ; elle a ensuite
déclaré qu'elle témoigneroit publiquement le regret de n'avoir
pas un second prix à décerner à la pièce intitulée : Discours
en vers sur les Voyages, qui étoit sans nom d'auteur, mais
qu'on assure être de M. Victorin-Fabre. La Classe a ensuite
accordé l'accessit à une pièce dont M. Brugnières est l'auteur.
On dit qu'il a été fait quelques changemens , le mercredi
4 février, dans l'énoncé de ce jugement ; mais il fut porté positivement
ainsi dans la séance précédente. S. E. le ministre de
l'intérieur, informé du regret qu'avoit éprouvé la Classe de
n'avoir pas un second prix à donner à la pièce qui avoit
approché le plus de celle de M. Millevoye , a arrêté de mettre
à la disposition de la Classe une somme de 1000 fr. pour cet
objet, et a bien voulu transmettre sur le champ son arrêté à
M. Suard, secrétaire -général de cette Classe.
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
- Il est rare que les nouveautés dramatiques que fait naître
le Carnaval survivent au Mardi gras. Celles de cette année ne
feront point exception.
La représentation au bénéfice de Florence , donnée
samedi dernier sur le théâtre de l'Opéra , a été très-brillante.
S. M. l'Impératrice l'a honorée de sa présence. La recette s'est
montée à 23,000 liv.
On parle de la prochaine reprise du Comte d'Essex ,
tragédie de Thomas Corneille , pour la représentation au
bénéfice de Mad. Gonthier.
La première représentation de la nouvelle tragédie de
Pyrrhus , annoncée depuis long-temps, doit avoir lieu avant
la fin du mois.
On annonce , à l'Opéra-Comique , un nouvel ouvrage
en trois actes , intitulé Joseph. Les auteurs de ce drame sont
accoutumés à de grands succès sur ce théâtre. Les paroles
sont , dit- on , de M. Duval , et la musique de M. Méhul.
Elleviou jouera le rôle de Joseph .
On assure que la nouvelle salle de théâtre des Théatins
và s'ouvrir incessamment , et que l'administration en sera
confiée à M. Révalard.
La Chimie appliquée aux arts , sera publiée le 2 mars
prochain. Cet ouvrage de M. le sénateur Chaptal , attendu
depuis long-temps , formera quatre forts volumes in-8°. Les
planches sont gravées avec soin.
- Un décret rendu par S. M. au camp impérial de Varsovie
, le 13 janvier 1807 , contient les dispositions suivantes :
1°. Le pont construit sur la Seine , en face du Champ-de-
Mars , s'appellera pont d'Jena.
2º. Le quai sur lequel il doit s'appuyer du côte de Chaillot ,
et qui doit être élargi et refait dans une nouvelle direction ,
s'appellera , dans la partie qui sera comprise entre la barrière
et les pompes à feu , quai de Billy, du nom du général tué
dans cette bataille ;
5°. La rue à ouvrir en face du pont, depuis le quai jusqu'à
l'enceinte de Paris , et les rues projetées dans son voisinage ,
porteront les noms des colonels Houdart-Lamotte , Barbenegre
, Marignyet Dulembourg , tués dans la journée d'Jena .
-Un nombreux convoi d'objets d'arts recueillis par M. Denon,
directeur-général du Musée Napoléon , dans les palais de
l'électeur de Hesse-Cassel , est arrivé à Francfort-sur-le-Mein ,
d'où il sera transporté à Paris. La France , qui doit déjà
tant de monumens précieux à S. M. I. , valui devoir encore
la jouissance de nouveaux chefs-d'oeuvre. Ce convoi se compose
de plusieurs statues antiques , ainsi que d'ouvrages
FEVRIER 1807. 327
1
des premiers peintres de l'Ecole allemande , et sur - tout
des tableaux les plus capitaux de Paul Potter , François
Mieris , Teniers , Claude Lorrain, Rembrandt, etc. Ce convoi
ne fait pas partie d'un autre beaucoup plus considérable et
non moins précieux , expédié de Berlin et Brunswick , il y
a six semaines .
MM. Swebak et Bertaux viennent de dessiner et de
faire graver par MM. Couché fils et Bovinet , les batailles
dAusterlitz et d'Jena, gagnées par l'Empereur Napoléon .
- Un tableau de la galerie de Versailles , peint par le
cèlèbre Lebrun , et représentant Saint-Charles , patron du
père de S. M. l'Empereur et Roi , vient d'être mis à la disposition
de S. M. I. Madame , mère de Sa Majesté , pour
servir à la décoration de sa chapelle.
- Depuis quelques années , on a vu s'introduire dans le
commerce des écorces de différentes espèces de quinquina ,
que la grande rareté du vrai quinquina du Pérou , et le prix
plus modique des nouvelles espèces , ont fait rechercher et
employer dans beaucoup de pharmacies , pour le traitement
des fièvres. Le peu de succès qu'on en a obtenus , et les plaintes
desmédecins probes et éclairés , ont fixé l'attention du gouvernement.
Il a été , en conséquence , pris des mesures pour
empêcher à l'avenir l'introduction en France de ces écorces ,
qui n'ont avec le quinquina qu'une analogie très-éloignée ,
qu'on vend très-cher , et qui , à défaut de vrai quinquina ,
penvent être remplacées par des écorces indigènes qui ont des
vertus reconnues , et qu'on peut se procurer presque pour
rien.
S. M. le roi de Hollande a rendu , sous la date du 28
janvier , le décret suivant :
Louis Napoléon , par la grace de Dieu , etc., roi de
Hollande ;
Considérant que le malheur dont notre bonne ville de
Leyde a été accablée , le 12 de ce mois , a non-seulement
fait beaucoup de victimes , mais a encore privé une grande
partie des habitans de leurs effets ;
Considérant que la situation de cette ville exige particulièrement
notre attention , et qu'en outre des mesures déjà
prises , il est nécessaire d'employer tous les moyens possibles
pour réparer les malheurs de cette journée , et même pour
rétablir la splendeur et faire revivre la prospérité de ladite
ville , avons décrété et décrétons :
Art. 1º . Les rentes de la dette de la ville de Leyde , ainsi
que de la dette de ses fondations , seront acquittées par le
trésor public , pendant dix années consécutives , à commencer
328 MERCURE DE FRANCE ,
de l'an 1807. Après l'échéance de ce terme , le magistrat aura
la faculté de demander la continuation de cette faveur spéciale
.
II. La maison de Ville , l'Académie et autres édifices
publics , seront réparés aux frais du gouvernement.
III. L'Université de Leyde prendra le nom d'Université
royale de Hollande. Il sera pris des mesures pour lui procurer
le plus grand lustre.
Le ministre de l'intérieur nous présentera un rapport
'détaillé à ce sujet , qui comprendra en outre l'érection d'un
professorat de politique et de statistique .
IV. On emploiera tous les moyens pour encourager les
fabriques existantes , et l'établissement des nouvelles fabriques
dans la ville de Leyde. Le ministre de la guerre nous préseutera
l'étas de tout ce qui peut être fabriqué dans les manufactures
de Leyde , pour l'habillement de l'armée.
( Voyez , dans la partie politique de ce Numéro , de nouveaux
détails sur la terrible catastrophe dont la ville de
Leyde vient d'être le théâtre . )
1
-La Société du dessin , dite Felix meritis , à Amsterdam ,
a tenu assemblée générale pour juger les tableaux qui ont
été exposés au concours. Le sujet proposé étoit Marius assis
sur les ruines de Carthage. Des quatre tableaux qui ont con
couru , celui de M. Alberti , d'Amsterdam , a été jugé le
meilleur , et a obtenu la médaille d'or Pour donner à son
tableau un aspect plus énergique , l'auteur a représenté Marius
assis sur des ruines et parlant à ses licteurs. Il a placé dans lę
même cadre le tombeau qu'Annibal avoit élevé à son pere
Hamilcar , avec cette inscription : A la mémoire de son père
Hamilcar , Annibalconsacra ce monument. Le piedde Marius
repose sur un autel renversé , le même sur lequel Hamilcar
fit jurer à son fils , âgé de neuf ans , une guerre éternelle au
peuple romain. Marius , en répondant au licteur qui lui est
envoyé par Sextilius , lui montre les débris d'une statue , sur
le bas-relief de laquelle on voit les armes de Carthage. Plus
loin, on voit les débris d'un temple magnifique , un amphithéâtre
et les restes des fortifications de la ville ; toutes ces
ruines ont l'air d'avoir été non l'ouvrage du temps , mais
celui de la violence et des flammes. I es costumes sont dessinés ,
d'aprés ce qu'ont dit Plutarque, Pline et Pétrone,
:
1
FEVRIER 1807 . 329
NOUVELLES POLITIQUES.
Leyde, 7 février.
Aprésent que le principal théâtre du désastre de cette ville
se trouve déblayé , et que l'on commence à se reconnoître
au milieu des ruines , il ne sera pas sans intérêt d'esquisser
le tableau que présente cette malheureuse cité.
Lenombre des maisons détruites par l'explosion , ou condamnées
jusqu'ici à être démolies , s'élève à 800. Quoique les
édifices publics aient moins souffert , on évalue à 500,000 fl.
les réparations que l'on sera forcé d'y faire.
Pour ceux qui ne connoissent pas la ville de Leyde , et qui
peuvent desirer de se former une idée exacte des ravages
qu'elle a essuyés , il faut répéter que l'explosion a eu lieu au
centre et dans le plus beau quartier de la ville. On a dit dans
les journaux , que les deux rangées de maisons qui bordoient
le canal de Rapenburg , avoient été foudroyées et détruites
jusque dans leurs fondemens ; cela est vrai , mais ne donne
qu'une idée très-imparfaite du désastre qu'a éprouvé tout le
quartier.
L'explosion a formé tout autour du point d'où elle est
partie , un vide immense et exactement circulaire , dont le
diamètre est de quatre à cinq cents pas. Il en est résulté une
place plus grande que celle de la Concorde à Paris. Tout a
été balayé dans ce vaste espace , à l'exception d'un clocher
bâti en brique , et qui est resté debout comme une pyramide ,
au milieu des ruines de l'église ; il reste aussi une belle maison
neuve bâtie en pierre de taille , qui toutefois est fort ébranlée ,
et qui probablement se seroit écroulée , si on n'y avoit appliqué
, pour l'étayer , une vingtaines de grosses poutres. Cette
immense place sera nue comme une nape d'eau , lorsqu'on
aura démoli les deux édifices dont il s'agit.
Au-delà de cette première conférence , dans laquelle tout
est détruit , qu'on se figure une bordure large et puofonde ,
sur laquelle il n'existe que des maisons à moitié détruites ,
dépouillées entièrement de leurs toits , et dans un état de délabrement
et de ruine qui en rend la démolition indispensable.
Au-delà de cette enceinte , et toujours dans toute l'étendue
de cet espace circulai e qui comprend dans cet endroit la
moitié de la ville , on remarque un second cordon de maisons ,
d'une certaine profondeur, sur lesquelles il ne reste que des
charpentes de toits , sans une seule tuile ni ardoise. Non-seulement
toutes les vitres en ont été brisées et réduites en pous
330 MERCURE DE FRANCE ,
sière , mais toutes les boiseries des croisées et les vo'ets intérieurs
en ont été arrachés et brisés.
Plus loin enfin les maisons sont beaucoup moins endome
magées , et n'ont guère perdu que leurs vitres. D'après cette
explication , il est aisé de se figurer que la secousse s'amortissant
en proportion des distances , a causé , d'une manière
pour ainsi dire régulière , et dans une direction toujours circulaire,
tous les ravages dont on vient d'esquisser le tableau.
Il n'y a pas deux cents maisons qui n'aient éprouvé quelques
dommages.Ce sont celles des extrémités de la ville, et l'on
imagine bien que ce ne sont pas les plus be'les.
On rencontre de tous côtés des personnes en deuil. Cepen.
dant il n'a pas péri autant de monde qu'on le croyoit au premier
moment. On a peine à concevoir la multitude des chances
heureuses qui ont préservé les trois quarts des personnes qui
sembloient ne pouvoir survivre à ce désastre. Il y a telles maisons
qui se sont écroulées jusques dans leurs fondemens , et
dont les habitans se sont échappés à travers les fenêtres , ou
même à travers les crevasses causées par l'explosion .
Des milliers d'ouvriers , envoyés des autres villes , sont
employés à nettoyer le quartier détruit , de tous les décombres
dont il étoit rempli, et à démolir les maisons condamnées.
On transporte hors de la ville toutes les ruines que l'on retire ;
de sorte que , de quelque côté que l'on entre à Leyde , le
désastre s'annonce par des montagnes de brique et de pierre
de taille , et par des monceaux de bois provenant des charpentes
des maisons détruites .
L'enceinte du principal théâtre du désastre , est fermée par
des barricades , et il faut des laissez-passer poury entrer.
Dans toutes les parties de la ville , les croisées sont remplacées
pardes planches de sapin, clouées extérieurement , et que l'on
ya appliquées provisoirement.
L'explosion a agi contre les arbres qui bordoient le Rapenburg
, avec un degré de violence proportionné aux diverses
distances , à peu près comme à l'égard des maisons. Près du
lieu où la barque a sauté , les arbres ont été coupés jusqu'à
leurs racines, et jetés à des distances incroyables. Un peu plus
loin , ils sont rompus àquelques pieds de terre ; plus loin , ils
sont dépouillés de leurs écorces , et comme noircis par la foudre.
Dans les branches de ceux qui restent debout, sont, comme
accrochées , des feuilles de plomb déchirées , des chaises brisées
, des lambeaux de meubles , etc.
tous les débris On a recueilli , dans une salle de la mairie,
qu'on a pu retrouver de la barque qui a sauté .
Par l'effet d'une cause physique bien connue , presque pere.
FEVRIER 1807 . 33
sonne dans la ville n'a entendu le bruit de l'explosion. La se
cousse se faisant sentir plus vite que le son ne parcourt l'air ,
chacun a été étourdi par le craquement des maisons , et par
le bruit immédiat des objets qu'on avoit autour de soi , sans
pouvoir distinguer le coup principal qui avoit donné l'impulsion
à tout le reste. Dans un éloignement plus considérable,
les uns ont cru entendre un affreuxcoup de tonnerre ;
les autres ont pris cette secousse pour un tremblement de
terre ; en général , l'idée de la fin du monde a frappé le peuple.
Plusieurs personnes qui se sont trouvées à portée d'apercevoir
l'effet de l'explosion , disoient avoir vu comme une
énorme colonne de feu qui s'est élevée fort haut , et dont la
clarté a duré plus de trente secondes sans se dissiper , et sans
que le volume de la flamme diminuât.
1
PARIS, vendredi 15 février.
Le dimanche , 8 février , à deux heures , ont été présentées
à S. M. l'Impératrice-Reine :
Mad. la comtesse de Metternich , ambassadrice de la cour
de Vienne .
A trois heures :
Mad. la princesse de Caramanica; Mad. la comtesse de
Valsbourg-Truchsesf, épouse du ministre de Wurtemberg ;
Mad. la comtesse de Mortonska ; Mad. Armstrong , épouse
du ministre plénipotentiaire des Etats-Unis.
-S. M. l'Empereur et Roi , adoptantles conclusions d'un
rapport qui lui a été présenté , par son ministre des cultes ,
sur plusieurs questions proposées par M. l'archevêque-évêque
de Troyes , a autorisé ce prélat , par décision du 6 janvier
dernier , à faire , par intervalle , des visites pastorales dans
les établissemens consacrés dans son diocèse , à l'instruction
publique , pour s'assurer 1º. si les chapelles ouvertes dans ces
établissemens pour l'exercice du culte , sont dans un état décent
et convenable ; 2°. si le culte y est exercé , conformément aux
règles établies ; 3°. si les aumôniers qui les desservent , rem--
plissent exactement leurs devoirs et leurs fonctions ; 4°. enfin ,
si on a soin d'instruire les élèves dans les principes de la religion,
et de leur enseigner le catéchisme publié dans le
diocèse.
- S. M. l'EMPEREUR a rendu à Varsovie, le 6 janvier dernier
, le décret suivant :
Art. Ier. Tout conscrit qui sera réformé par l'inspecteurgénéral
pour des vices d'organisation ou de conformation ,
ou pour des infirmités reconnues et constatées à son arrivée
au corps , sera remplacé par son département , si ces vices ou
infirmités existoient antérieurement au départ du conscrit de
332 MERCURE DE FRANCE ,
son département. Le conscrit qui sera ainsi réformé sera ,
comme s'il eût été réformé dans sou département, paisible
de l'indemnité , s'il y est soumis par ses contributions.
II. Tout remplaçant accepté dans les départemens , qui sera
réformé par l'inspecteur-général , pour des vices de conformation
ou d'organisation , ou pour des infirmités reconnues
et constatées à son arrivée au corps , sera remplacé aux frais
de celui qui l'aura fourni , si ces vices ou ces infirmités existoient
antérieurement à l'admission du remplaçant.
III. Tout remplaçant accepté au corps , qui sera réformé
par l'inspecteur-général , sera remplacé aux dépens du chef du
corps qui l'aura admis. Il sera dressé un état particulier
des réformes de remplaçans.
:
IV. Tout conscrit qui se sera volontairement mutilé avant
ouaprès son arrivée au corps , et rendu incapable de servir
dans la ligne par l'effet de sa mutilation , sera envoyé par
l'inspecteur-général , à un corps de pionnier , pour y travailler
pendant cinq ans. Si la mutilation est antérieure à
son arrivée au corps, il sera remplacé ainsi qu'il est dit à
l'article 1er.
V. Tout conscrit qui , après son arrivée au corps , aura
feint , pour se faire réformer , une infirmité ou une maladie ,
ou qui aura montré une volonté ferme de ne pas bien servir ,
sera envoyé , par l'inspecteur-général , à un corps de pionniers ,
pour y travailler pendant cinq ans.
LIV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 27 janvier 1807 .
Quatre-vingt-neuf pièces de canon , prises sur les Russes,
sont rangées sur la place du palais de la république à Varsovie.
Ce sont celles qui ont été enlevées aux généraux Kaminski,
Benigsen et Buxhowden, dans les combats de Czarnowo ,
Nazielsk , Pultusk et Golymin. Ce sont les mêmes que les
Russes traînoient avec ostentation dans les rues de cette ville ,
lorsque naguères ils la traversoient pour aller au-devant des
Français. Il est facile de comprendre l'effet que produit l'aspect
d'un si magnifique trophée sur un peuple charmé de
voir humiliés les ennemis qui l'ont si long-temps et si cruellement
outragé.
Il y a dans les pays occupés par l'armée plusieurs hopitaux
renfermant un grand nombre de Russes blessés et
malades.
Cinq mille prisonniers ont été évacués sur la France , deux
mille se sont échappés dans les premiers momens du désordre,
et quinze cents sont entrés dans les troupes polonaises.
FEVRIER 1807 . 333
Ainsi les combats livrés contre les Russes leur ont coûté
une grande partie de leur artillerie, tous leurs bagages , et
vingt-cinq ou trente mille hommes tant tués que blessés ou
prisonniers.
Le général Kaminski , qu'on avoit dépeint comme un
autre Suwarow, vient d'être disgracié ; on dit qu'il en est de
même du général Buxhowden ; et il paroît que c'est le général
Benigsen qui commande actuellement l'armée.
Quelques bataillons d'infanterie légère du maréchal Ney
s'étoient portés à vingt lieues en avant de leurs cantonnemens ;
l'armée russe en avoit conçu des alarmes , et avoit fait un
mouvement sur sa droite : ces bataillons sont rentrés dans la
ligne de leurs cantonnemens sans éprouver aucune perte.
Pendant ce temps le prince de Ponte-Corvo prenoit possession
d'Elbing et des pays situés sur le bord de la Baltique.
Le général de division Drouet entroit à Christbourg , où il
faisoit 300 prisonniers du régiment de Courbières , y compris
un major et plusieurs officiers. Le colonel Saint-Genez , du
19º de dragons , chargeoit un autre régiment ennemi , et lui
faisoit 50 prisonniers , parmi lesquels étoit le colonel-commandant.
Une colonne russe s'étoit portée sur Liebstadt , au-delà de
la petite rivière du Passarge , et avoit enlevé une demi-compagnie
de voltigeurs du 8 régiment de ligne qui étoit aux
avant-postes du cantonnement. Le prince de Ponte- Corvo ,
informé de ce mouvement, quitta Elbing , réunit ses troupes ,
se porta avec la division Rivaud au-devant de l'ennemi , et le
rencontra auprès de Mohring.
Le 25 de ce mois, à midi, la division ennemie paroissoit
forte de 12,000 hommes ; on en vint bientôt aux mains ; le 8 "
régiment de ligne se précipita sur les Russes avec une valeur
inexprimable , pour réparer la perte d'un de ses postes. Les
ennemis furent battus , mis dans une déroute complète , poursuivi
pendant quatre lieues , et forcés de repasser la rivière
de Passarge. La division Dupont arriva au moment où le
combat finissoit , et ne put y prendre part.
Un vieillard de 117 ans a été présenté à l'EMPEREUR , qui
lui a accordé une pension de cent napoléons , et a ordonné
qu'une année lui fût payée d'avance. La notice jointe à ce
bulletin donne quelques détails sur cet homme extraordinaire.
Le temps est fort beau ; il ne fait froid qu'autant qu'il
le faut pour la santé du soldat et pour l'amélioration des chemins
qui deviennent très-praticables .
Sur la droite et sur le centre de l'armée , l'ennemi est
éloigné de plus de 30 lieues de nos postes.
334 MERCURE DE FRANCE ,
L'EMPEREUR est monté à cheval pour aller faire le tour de
ces cantonnemens; il sera absent de Varsovie pendant huit ou
dix jours.
François- Ignace Narocki , né à Witki près de Wilna , est
fils de Joseph et Anne Narocki ; il est d'une famille noble ,
et embrassa dans sa jeunesse le parti des armes. Il faisoit partie
de la confédération de Bar , fut fait prisonnier par les Russes
et conduit à Kasan. Ayant perdu le peu de fortune qu'il
avoit , il se livra a l'agriculture , et fut employé comme fermier
des biens d'un curé ; il se maria en premières noces à l'âge
de 70 ans , et eut quatre enfans de ce mariage. A 86 ans , il
épousa une seconde femme , et en eut six enfans qui sont tous
morts; il ne lui reste que le dernier fils de sa première
femme. Le roi de Prusse , en considération de son grand âge ,
lui avoit accordé une pension de 24 florins de Pologne par
mois , faisant 14 liv . 8 sous de France. Il n'est sujet à aucune
infirmité , jouit encore d'une bonne mémoire , et parle la
langue latine avec une extrême facilité ; il cite les auteurs
classiques avec esprit et à propos. La pétition dont la traduction
est ci-jointe , est entièrement écrite de sa main. Le carac
tère en est très-ferme et très- lisible.
Sire ,
Pétition.
7
Mon extrait baptistaire date de l'année 1690 ; donc j'ai à
présent 117 ans. Je me rappelle encore la bataille de Vienne,
et les temps de Jean Sobieski. Je croyois qu'ils ne se reproduiroient
plus; mais assurément je m'attendois encore moins à
revoir le siècle d'Alexandre. Ma vieillesse m'a attiré les bienfaits
de tous les souverains qui ont été ici , et je réclame ceux
du grand Napoléon , étantà mon âge plus que séculaire , hors
d'état de travailler . Vivez , Sire , aussi long-temps que moi ;
votre gloire n'en a pas besoin, mais le bonheur du genrehumain
le demande. Signé NAROCKI .
LV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Varsovie , le 29 janvier 1807 .
Voici les détails du combat de Mohringen :
Le maréchal prince de Ponte-Corvo arriva à Mohringen
avec la division Drouet , le 25 de ce mois , à onze heures du
matin , au moment où le général de brigade Pactod étoit
attaqué par l ennemi.
Le maréchal prince de Ponte-Corvo fit attaquer sur-lechamp
le village de Pfarresfeldehen par un bataillon du 9º
d'infanterie légère. Ce village étoit défendu par trois batail
FEVRIER 1807 . 335
lons russes que l'ennemi fit soutenir par trois autres bataillons.
Le prince de Ponte-Corvo fit aussi marcher deux autres
bataillons pour appuyer celui du 9. La mêlée fut très-vive.
L'aigle du 9º régiment d'infanterie légère fut enlevée par
l'ennemi ; mais à l'aspect de cet affront dont ce brave régimentalloit
être couvert pour toujours , et que ni la victoire ,
ni la gloire acquise dans cent combats n'auroient lavé , les
soldats , animés d'une ardeur inconcevable , se précipitent sur
l'ennemi , le mettent en déroute et ressaisissent leur aigle.
Cependant la ligne française , composée du 8 de ligne ,
du 27° d'infanterie légère , et du 94 , étoit formée. Elle aborde
la ligne russe qui avoit pris position sur un rideau. La fusillade
devient vive et à bout portant.
A l'instant même le général Dupont débouchoit de la route
d'Holland avec les 32º et 96° régimens. Il tourna la droite de
l'ennemi. Un bataillon du 32º régiment se précipita sur les
Russes avec l'impétuosité ordinaire à ce corps ; il les mit en
désordre et leur tua beaucoup de monde. Il ne fit de prisonniers
que les hommes qui étoient dans les maisons. L'ennemi
a été poursuivi pendant deux lieues. La nuit a empêché de
continuer la poursuite. Les comtes Pahlen et Gallitzin , commandoient
les Russes. Ils ont perdu 300 hommes faits prisonniers
, 1200 hommes laissés sur le champ de bataille , et
plusieurs obusiers. Nous avons eu 100 hommes tués et 400
blessés.
e
Le général de brigade Laplanche s'est fait distinguer. Le
19º de dragons a fait une belle charge sur l'infanterie russe.
Ce qui est à remarquer, ce n'est pas seulement la bonne
conduite des soldats et l'habileté des généraux , mais la rapidité
avec laquelle les corps ont levé leurs cantonnemens , et
fait une marche très-forte pour toutes autres troupes , sans
qu'il manquât un seul homme sur le champ de bataille. Voilà
ce qui distingue éminemment des soldats qui ne sont mus que
par l'honneur.
Un Tartare vient d'arriver de Constantinople , d'où il est
parti le 1er janvier. Il est expédié à Londres par la Porte.
Le 30 décembre , la guerre contre la Russie avoit été solennellement
proclamée. La pelisse et l'épée avoient été envoyées
au grand-visir. Vingt-huit régimens de janissaires étoient
partis de Constantinople. Plusieurs autres passoient d'Asie
en Europe.
L'ambassadeur de Russie , toutes les personnes de sa légation ,
tous les Russes qui se trouvoient dans cette résidence , et tous
lesGrecs attachés à leur parti , au nombre de 7 à 800 , avoient
quitté Constantinople le 29..
336 MERCURE DE FRANCE ,
Le ministre d'Angleterre et les deux vaisseaux anglais res
toient spectateurs des événemens , et paroissoient attendre les
ordres de leur gouvernement.
Le Tartare étoit passé à Widdin le 15 janvier. Il avoit
trouvé les routes couvertes de troupes qui marchoient avec
gaieté contre leur éternel ennemi. 60,000 hommes étoient
déjà à Rodschuk , et 25,000 hommes d'avant-garde se trouvoient
entre cette ville et Bucharest. Les Russes s'étoient
arrêtés à Bucharest , qu'ils avoient fait occuper par une avantgarde
de 15,000 hommes.
Le prince Suzzo a été déclaré hospodar de Valachie. Le
prince Ypsilanti a été proclamé traître , et l'on a mis sa tête
à prix.
Le Tartare a rencontré l'ambassadeur persan à moitié chemin
de Constantinople à Widdin , et l'ambassadeur extraordinaire
de la Porte au-delà de cette dernière ville.
Les victoires de Pultusket de Golymin étoient déjà connues
dans l'empire ottoman. Le courrier tartare en a entendu le
récit de la bouche des Turcs avant d'arriver à Widdin.
Le froid se soutient entre deux et trois degrés au-dessous de
zéro ; c'est le temps le plus favorable pour l'armée.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FÉVRIER.
DU SAM . 7. -C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 150 76f 76f 5c
150 200 13C IOC 150 100 150оос оос . оос . оocooc oof oóc dọc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 150000 ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 123af 50c. 1233f. 75c. j . durer janv. ococ ono
DU LUNDI 9. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 76f 150 200. 15€
200. 15c oof oofooc oof. oof ooc oof oof. ooc ooc oo ooc.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.73f. 65c 7 700.600.000
Act. de la Banque de Fr. oooof oooof. occ j . du 1er janv. ooc. oo of
DU MARDI 10. — Ср . 0/0 с. J. du 22 sept. 1806 , 76f 76f 150. FOC
150 200 150 000 000. 000 000 000. 000 0oc coc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 5oc ooc ooc ००० ००८. ००० ००১ ১০৫
Act. de la Banque de Fr. oooofooc j . du 1er janv. ooc ooo f. ooc
DU MERCREDI II . - Cp. ojo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f. 16 toc 200
000 000 000 ooc . oocoocooc ooc . ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 6oc . oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 123af5oc j. du 1erjanv. oocoooofcooef
DU JEUDI 12. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 76f 150 200 250 200 150
100 150 oof ooc ooc ooc oo oo oo oo oo oo oo ooc 000 000 оос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 40c oof, boc ooc ooc oofooc
Act. de la Banque de Fr. 1232f. 5oc oof. ooc j . du 1er janv . oooof ooc
DU VENDREDI 13. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 76f 100 150 100.
150 roc 7of 850 goc Soc goc 000 003 000 000 000 oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 40c ooc. oof ooc ooc
Act, de la Banque de Fr. 123af 50c 123ofj . du 1erjanv.
▼
DEPT DE
D LA
SEINE
(No. GGXCII. )
(SAMEDI 21 FÉVRIER 1807.)
te
MERCURE
44
DE FRANCE..
POÉSIE.
INSCRIPTION EN VERS
POUR MOULIN - JOLI.
N. B. Cettemaison de campagne appartenoit à M. Watelet ,
de l'Académie Française , qui y avoit fait placer les vers qu'on
va lire :
:
Je suis le talisman de ces lieux de féeries :
Malheur à qui me détruira ;
Bonheur à qui conservera
Les droits de la nature et ces rives chéries !
Un bon meûnier autrefois me plaça
Sur le cours de cette onde pure ;
Un vieux curé me conserva ;
Un couple heureux, ami de la nature ,
Me prit en gré , me respecta ,
Et dit , lorsqu'il me répara :
Deviens le talisman de ces lieux de féeries
>> Malheur à qui te détruira ;
>> Bonheur à qui conservera
>>> Les droits de la nature et ces rives chéries ! >>
Il dit encore : « Ah ! crains que quelque jour
Le faste destructeur, l'ignorance hardie ,
35 Pénétrant en ces lieux , n'usurpe ce séjour.
>> L'ignorance , avec industrie ,
>> D'un air capable enlaidira
3
1
5.
cen
338 MERCURE DE FRANCE ,
>> Ce quesans art, sans symétrie ,
>> La nature en riant de ses mains décora .
>> Les détours ondoyans de ces rives fleuries ,
>> Le faste les redressera ;
>> Ces arbres , de leurs bras couronnant les prairies ,
>> Le faux goût les mutilera ;
» Ces réduits ombragés , propres aux rêveries ,
>> Un coeur faux les profanera ;
Et sur-tout la nature , insultée et flétrie ,
>> En détestant la barbarie ,
>> De ce séjour disparoîtra .
>> Ah , sois le talisman de ces lieux de féeries :
>> Malheur à qui te détruira ;
>> Bonheur à qui conservera
» Les droits de la nature et ces rives chéries ! » (1 )
J. DELILLE , de l'Académie Française.
( 1 ) Les mêmes lieux ont encore inspiré à M. Delille ces beaux vers :
Tel est , cher Watelet , mon coeur me le rappelle ,
Tel est le simple asile où , suspendant son cours ,
Pure comme tes moeurs , libre comme tes jours ,
En canaux ombragés la Seine se partage ,
Et visite en secret la retraite d'un sage :
Ton art la seconda ; non cet art imposteur ,
Des lieux qu'il croit orner hardi profanateur.
Digne de voir , d'aimer, de sentir la nature,
Tu traitas sa beauté comme une vierge pure
Qui rougit d'être nue, et craint les ornemens.
Je crois voir le faux goût gâter ces lieux charmans :
Ce moulin , dont le bruit nourrit la rêverie,
N'est qu'un son importun , qu'une meule qui crie :
On l'écarte. Ces bords doucement contournés ,
Par le fleuve lui-même en roulant façonnés ,
S'alignent tristement . Au lieu de la verdure
Qui renferme le fleuve en sa molle ceinture ,
L'eau dans des quais de pierre accuse sa prison ;.
Le marbre fastueux outrage le gazon;
Et des arbres tondus la famille captive
Sur ces saules vieillis ose usurper la rive.
Barbares , arrêtez , et respectez ces lieux !
Et vous , fleuve charmant , vous , bois délicieux ,
Si j'ai peint vos beautés , si , dès mon premier âge ,
Je me plus à chanter les prés , l'onde, et l'ombrage,
Beaux lieux , offrez long-temps à votre possesseur
L'image de la paix qui règne dans son coeur.
FEVRIER 1807. 339
P
ACTIONS DE GRACES
À TOUS LES JALOUX PASSÉS , PRÉSENS ET FUTURS
Vous que l'on trouve insupportables ,
Vous que l'on a maudits cent fois ,
Epoux et ruteurs intraitables ,
Qui fermez de vos malins doigts
La porte aux verroux redoutables
Qui vous rassure sur vos droits ;
Ennemis de la bande heureuse
Qui toujours poursuit le plaisir ,
Et, sous la bannière amoureuse ,
Vole où la conduit le desir;
Tyrans haïs de la jeunesse ,
Je plains votre sort malheureux.
En aimant se rendre odieux ,
Toujours craindre , veiller sans cesse
Sur l'amant et sur la maîtresse ,
Etre trompé par tous les deux;
Lesvoir rirede sa foiblesse ,
De ses mains attiser leurs feux ,
Et sentir qu'une Agnès traîtresse ,
Par ses ruses , de votre adresse
Triomphe même sous vos yeux....
Est-il undestin plus affreux !
Ami jaloux je m'intéresse
Ates affronts , à ta douleur:
Enferme toujours ma Lucrèce,
Je te devrai tout mon bonheur.
Je craignois son indifférence ,
Alors tu n'étois point jaloux ;
Tu le fus et ta vigilance
Inventa les triples verroux.
Au sitôt un cri de vengeance
Sortit de son coeur irrité ;
L'amour, au flambeau de la haine ,
Alluma son teu redouté.
Je la vengeai.... de l'inhumaine
J'obtins le prix de tes rigueurs ,
Et ma Muse reconnoissante
Contre la foule médisante
Défendra tes imitateurs .
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
Voyez comme la jalousie
Des Dieux irritoit les desirs :
Fatigué de son ambroisie ,
Et de ses faciles plaisirs ,
Et de ses tristes immortelles ,
Jupiter descendoit chez nous.
Il y trouvoit peu de cruelles ,
Mais il y trouvoit des jaloux .
Voyez , sous des formes nouvelles ,
Soapirer le Dieu des humains ,
Etdes amours infidelles
Cacher les fortunés larcins .
Satyre, il séduit Antiope ;
Cygne , il se baigne avec Léda;
Le Dieu ne put charmer Europe ,
Mais l'heureux taureau l'enleva .
Calisto , qui lui résista ,
L'aima sous les traits de Diane;
Dans une tour il pénétra ,
Et Danaé vit ce profane
Sous les plus aimables couleurs.
Voilà le secret qui nous damne .
Il le croyoit un des meilleurs ,
Ce Dieu de très - mauvaise vie ,
Qui , pour punir la jalousie ,
L'apprit à tous nos grands seigneurs.
Vénus auroit paru moins belle
Si Vulcain n'eût été jaloux ;
Lorsqu'il la surprit infidelle ,
Le sort de Mars fut bien plus doux ;
Car des Dieux la troupe immortelle
Ne se moquaque de l'époux.
Ovous ! qui craignez les obstacles ,
N'espérez jamais être heureux.
L'Amour est le Dieu des miracles,
Il gravit le roc sourcilleux
Où Léandre , pour sa maîtresse ,
Place le fanal lumineux
Qui doit éclairer sa tendresse ,
Et guider ses efforts douteux.
Son amant tremble sur la rive ,
Implorant les vents et les Dieux ,
!
FEVRIER 1807 . 341
1
Et chaque vague fugitive
Qui vient se briser à ses yeux ,
Brise son ame impatiente .
Héro fend l'onde , et palpitante
Se précipite dans ses bras ;
Pour servir sa pudeur mourante ,
La nuit a voilé ses appas ;
Dans le creux d'un écueil sauvage
Ce couple seul dans l'univers
Au ciel ne voit pas un nuage ;
Il jouit , sans prévoir d'orage ,
Heureux .... des maux qu'il a soufferts.
Faut-il traîner dans l'indolence
Une monotone existence ?
Le plaisir veut être ravi ;
Oui , cher jaloux , oui , mon Cerbère ,
L'amour sans toi mourroit d'ennui ;
Tes soupçons , ton regard sévère ,
S'ils déplaisent à ma bergère ,
Près d'elle m'ont beaucoup servi .
Mais il me semble que ton zèle
Depuis deux jours s'est ralenti;
Même , si j'en crois l'infidelle ,
Une nuit .... on t'a vu dormir....
De grace , fais mieux sentinelle :
Si tu ne te fais point haïr ,
Puis-je toujours être aimé d'elle ?
HYACINTHE GASTON.
ENIGME.
AMI lecteur, en mille endroits divers
Nous habitons , même sous les chaumières .
Au même lieu nous sommes plusieurs frères ,
Souvent tournés de même , et de même couverts .
Chez les uns nou brillons de pourpre et de dorure ;
Chez d'autres nous portons une simple parure .
Nous figurons au Louvre , au théâtre , à la cour ;
Nous sommes bien souvent des confidens d'amour.
Tantôt , ranges san goût , et tantôt à la ronde ,
Nous présentons un pied droit ou tortu ,
Et nous tendons les bras à tout le monde.
3
342 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE.
Je suis un petit ustensile
A tout écrivain fort utile :
Cependant, des anciens Romains
Je n'exerçai jamais les mains ;
Jamais même au divin Homère
:
Je ne prêtai mon ministère .
Veux-tu , lecteur, en savoir la raison ?
Tu l'apprendras en devinant mon nom.
Mon chef de moins , je te fournis sans peine
L'épithète de La Fontaine ,
De Marot et de Rabelais ,
Et du discours que nous tient une Agnès.
Pour un instant je veux bien te permettre
De m'ôter ma dernière lettre ;
Ensuite, prends celle qui reste enfin ,
Fais-lui place après la seconde ,
Et tu verras , pour le certain,
Le premier assassin du monde :
A ma queue est un arbre vert ,
Même pendant les rigueurs de l'hiver ;
Cet arbre pourra te produire,
Quand tu voudras , une exclamation
Pour témoigner l'aversion .
Mais , cher lecteur, s'il faut tout dire ,
Joins-y ma lettre du milieu,
Et tu verras mon terme. Adieu .
4
CHARADE.
Mon premier sur ses pas ramène le Zéphir,
Et mon dernier produit la crainte ou le plaisir :
Lecteur, dans mon entier tu me cherches sans doute;
Pourrai-je t'échapper ? je t'ai mis sur la route.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Papier,
Celui du Logogriphe est Téte.
Celui de la Charade est Trou-peau,
FEVRIER 1807 . 343
Précis historique de la Révolution française , Directoire
exécutif; par Lacretelle , jeune. Deux vol. petit in-12.
Prix 10 fr. , et 12 fr. par la poste; l'ouvrage entier , cinq
vol. in-18 , 25 et 30 fr. AParis , chez Treuttel et Wurtz ,
libraires , rue de Lille , n°. 17; Onfroy , rue Saint-Jacques ,
n°. 31 ; et chez le Normant , libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 17.
CET JET ouvrage fait suite aux Précis historiques de la Corvention
et de l'Assemblée Législative , par le même auteur.
Réunis tous trois à celui de l'Assemblée Constituante , par
J. P. Rabaut de Saint-Etienne , ils présentent l'ensemble des
événemens et des désastres à jamais mémorables qui ont
signalé la révolution française.
On a prétendu , non sans quelque raison , que l'Histoire
n'offroit le plus souvent dans le tableau des débats sanglans
des gouvernemens et des rois , auquel elle est prequ'exclusivement
consacrée , qu'un spectacle beaucoup plus curieux
qu'utile pour le commundes lecteurs : il n'en sera pas ainsi
de l'histoire de la révolution. Les citoyens de toutes les
classesy puiseront les leçons les plus utiles. En voyant avec
effroi un peuple long-temps célèbre par la douceur de ses
moeurs , devenu l'instrument ou la victime de tantde cruautés
et de désordres , dontpeud'années auparavant la seule idée
lui auroit fait horreur , ils sauront qu'on doit trembler en
se livrant aux modifications même les plus justes et les plus
utiles , et sur-tout regarder comme sacrées toutes les institutions
antiques qui assurent la morale d'une nation. Ils apprendront
à imposer silence au fol amour des nouveautés , et à
se reposer avec reconnoissance dans l'ordre de choses où la
Providence les aura placés.
Mais quel sera l'homme de génie digne de retracer , ppour
la postérité , cette époque féconde en événemens divers , en
dissentions cruelles , en combats meurtriers, sanglante méme
pendant la paix ( 1) ? Qui peindra le successeur de tant de
rois périssant sur un échafaud , des guerres tout à-la-fois
civiles et étrangères , de grands revers , des succès plus grands
encore , les provinces révoltées , les villes saccagées et livrées
aux flammes , les temples souillés par toutes sortes de profa-
(4) TACITE , Hist. Liv. I.
4
344 MERCURE DE FRANCE ,
nations , les mers couvertes d'exilés , et des bords déserts
jonchés de cadavres ; la noblesse , les biens , les honneurs
exercés ou refusés , également imputés à crime , et la vertu
devenue un titre certain de proscription ; les serviteurs trahissant
leurs maîtres ou par haine ou par crainte ; et ceux à
qui il manquoit un ennemi , livrés au supplice par leurs amis
mêmes ? Qui louera dignement ces parens courageux , ces
amis fidèles , ces épouses accompagnant leurs maris dans
leur fuite , ou marchant avec eux à la mort ; ces filles arrachant
leurs pères aux glaives des assassins ; les femmes , les
vieillards , les enfans même supportant leur destinée sans murmure
, et marchant d'un pas ferme à l'échafaud ? En un mot ,
qui saura caractériser cet assemblage inoui de crimes qui font
frémir l'humanité , de vertus qui la consolent etqui l'honorent;
enfin tous ces partis tour-à-tour opprimés et triomphans ,
tour-à-tour victimes et bourreaux , jusqu'au momenttou
une main ferme et courageuse saisissant tout-à-coup une
autorité tutélaire , fait renaître l'ordre du sein même de la
confusion et du chaos , et ramène la France à cette unité de
pouvoir qui avoit fait si long-temps son bonheur et sa gloire ,
etqu'elle avoittant de fois juré de proscrire à jamais ?
Ces grands tableaux exigeroient sans doute le pinceau de
Tacite : et cependant ils seront loin de former toute la tâche
de l'historien de la révolution. En effet, ce seroit peu de
raconter éloquemsent tous nos malheurs , il faudra qu'il
remonte jusqu'à leur source; il la trouvera dans le funeste
changement qui s'introduisit dans nos moeurs , lorsque l'égoïsme
, l'avidité et l'esprit de calcul prirent la place des
sentimens de patriotisme et d'honneur qui avoient élevé la
monarchie au plus haut degré de gloire. Il fera voir toutes
les colonnes qui soutenoient cet édifice antique successivement
renversées , les diverses classes de la société réunies par
les mêmes passions , consommant à l'envi cette funeste entre
prise; l'aveugle ingratitude des grands , conspirant avec l'obs.
cur plébéien contre ces institutions mêmes qui avoient fait
toute leur élévation , et qui devoient les entraîner dans leur
chute ; en un mot , c'est peut- être à l'époque de la régence
qu'il commencera l'histoire de la révolution française.
M. Lacretelle est loin d'avoir embrassé ce vaste sujet
dans une si grande étendue. Le titre seul de Précis historique
fait voir qu'il ne regarde lui-même son ouvrage que
comme une simple esquisse ; mais cette esquisse a de quoi
exciter un vif intérêt , du moins jusqu'au moment où un
écrivain placé assez loin des événemens pour les saisir dans
leur ensemble , osera entreprendre d'en présenter le vaste
tableau.
FEVRIER 1807 : 345
a
:
Une grande difficulté pour l'auteur qui raconte des événemens
contemporains , c'est de reconnoître la vérité parmi la
foule de circonstances souvent contradictoires dont les différens
partis ont chargé tous les faits. Les assertions du
ressentiment et de la haine , les exagérations de l'amourpropre
ne sont pas encore discréditées. Beaucoup de Relations
et de Mémoires , qui par leur unanimité ou leur opposition
confirmeront , affoibliront , ou détruiront totalement
des opinions long-temps répandues , n'ont pas encore été
publiés. Dans cette position embarrassante , M. Lacretelle
n'a appelé à son secours que l'impartialité et la bonne foi.
Il donne pour douteux ce qui est douteux. Quelquefois il
expose l'événement , sans hasarder aucune conjecture sur
les causes qui l'ont amené ; et la candeur avec laquelle il
avoue qu'il n'a pu recueillir aucun renseignement satisfaisant
, doit lui concilier une confiance entière , toutes les fois
qu'il ne craint pas d'affirmer. Obligé de réveiller tant de
tristes souvenirs , il a craint , avec raison ', de tomber dans
l'erreur et l'injustice qui accompagnent les jugemens précipités.
Comment distinguer , en effet , ce qui appartient au
caractère de chaque acteur , des excès odieux qu'il ne faut
quelquefois imputer qu'à la force des circonstances , ou aux
passions féroces des vils instrumens qu'il a été obligé de mettre
en oeuvre ? Pour n'être injuste envers personne , M. Lacretelle
a pris le parti d'être extrêmement modéré envers tout
le monde ; il a mieux aimé se montrer trop indulgent que
trop sévère : aussi n'a-t-il donné occasion à personne de réclamer
contre la partialité de ses récits. Ceux même qu'il a
été forcé de peindre sous des couleurs peu favorables , auroient
mauvaise grace à se plaindre , puisqu'il est au moins trèsprobable
que si la postérité casse quelques-uns de ses jugemens
, ce ne sera que pour en prononcer de plus rigoureux.
Aucun talent n'est plus nécessaire à l'historien que celui
de choisir les faits , et de mesurer l'étendue de son récit sur
le degré d'intérêt qu'il peut lui donner. Ce talent , qui au
premier coup d'oeil paroît peu difficile à acquérir , a cependant
manqué à la plupart de ceux qui ont écrit sur l'histoire
de France. Ils attachent la même importance à tous les événemens
, ils disent tout ce qu'ils savent ; et le lecteur qui ne
peut saisir aucun résultat dans cet amas de détails sans intérêt ,
étudie long-temps sans rien apprendre. M. Lacretelle écrivant
un Précis historique a dû particulièrement s'attacher à
se préserver de ce défaut aussi , dans la multitude de faits
qui s'offroient à sa mémoire , s'est-il scrupuleusement borné
à ceux qui pouvoient servir à caractériser l'époque singulière
qu'il avoit à retracer.
346 MERCURE DE FRANCE ,
Le règne du Directoire n'effraie pas l'imagination comme
celui de Robespierre et de ses complices ; mais cette dernière
époque de nos désastres révolutionnaires ne sera pas moins
féconde en instructions qu'aucune de celles qui l'ont précédée.
Ce sera un tableau bien digne des regards de la postérité,
que celui de ce gouvernement toujours chancelant pendant
sa courte durée , qui , par sa foiblesse même , fut souvent
contraint de recourir aux mesures violentes , et qui
n'ayant pas la force de comprimer les divers partis , se vit
constamment réduit à les opposer les uns aux autres , et se
rendit également odieux et méprisable à tous. L'Histoire , qui
ne dédaigne pas les petits détails quand ils servent à peindre
les gouvernemens et les hommes , consacrera sans doute
quelques lignes à décrire l'espèce de cour dont s'entouroient
ces nouveaux rois. Elle n'oubliera pas ce luxe à la fois mesquin
et bizarre , qui montroit les meubles précieux dont
Jes appartemens royaux avoient été décorés , mêlés à tous
les attributs de l'égalité révolutionnaire. Elle remarquera
que cette cour singulière avoit aussi des flatteurs d'une
espèce nouvelle , qui , au lieu de protester de leur servitude ,
savoient affecter à propos la franchise républicaine , comme
un hommage rendu sans dessein à la popularité dont se
piquoient ces magistrats suprêmes.
Tel est le malheur de l'humanité , que la guerre occupe
toujours la place la plus considérable dans toutes les histoires.
Souvent le lecteur s'afflige d'être arraché au spectacle de la
religion , du gouvernement , des moeurs et des lois , pour
reporter ses regards sur le tableau triste et monotone des expéditions
militaires. Ce tableau produit un effet tout différent
dans l'histoire de la révolution française. Lelecteur fatigué de
tant de crimes qui souillent l'intérieur de la France , se réfugie
au milieu des armes. Là , du moins , il retrouve dans tout
son éclat ce brillant caractère national , qui partout ailleurs
sembloit avoir expiré sous la hache des bourreaux . On se doute
bien que le récit de nos triomphes remplit une partie considérable
du Précis historique. Il est fâcheux que l'auteur
ne lui ait pas donné tout l'intérêt qu'on s'attendoit à y
trouver. Soit à cause de l'obligation qu'il s'est imposé de se
resserrer strictement dans les bornes étroites d'un abrégé , soit
plutôt par le défaut de matériaux instructifs , cette partie de
sa narration pourra paroître beaucoup trop incomplète. Elle
n'offre pas assez de détails sur les révolutions arrivées dans le
système militaire , sur cette tactique plus entreprenante et
plus hardie à laquelle nous devons tous les jours de si prodigieux
succès : elle n'entre pas assez dans les ressources parti
FEVRIER 1807 . 347
culières , dans le caractère et dans le génie des généraux
célèbres dont elle présente les exploits. Il me semble , pour
ne citer qu'un exemple , que l'histoire de l'armée d'Egypte
un peu plus approfondie , eût excité un intérêt beaucoup plus
pressant , et que l'auteur n'a pas fait ressortir assez le caractère
singulier de cette mémorable expédition , où les armes
apportoient la civilisation , les lois et les arts qu'elles font
ordinairement fuir devant elles , et qui cessa d'avoir la
fortune favorable , sans cesser d'être glorieuse. Plus la matière
est riche et féconde , plus le lecteur a droit d'exiger.
Le style de M. Lacretelle est en général vif et rapide :
quelquefois il manque de naturel et d'aisance. Il y a du feu
dans ses descriptions ; mais les expressions et les tours conviendroient
mieux quelquefois à l'épopée qu'à l'histoire. La
plupart du temps sa narration est au présent. Cette figure ,
dont un historien doit user sobrement, produit de l'effet et
donne plus de rapidité au style quand elle est employée à propos;
mais prodiguée sans mesure , elle fait naître la monotonie
et la fatigue. M. Lacretelle paroît avoir fait une étude particulière
de Tacite , et plus d'une fois il a saisi heureusement
sa nerveuse concision. L'historien latin n'auroit pas donné
avec plus de précision le secret de la modération cruelle du
Directoire, qui n'osant frapper ses ennemis de la hache révolutionnaire
, les envoyoit chercher une mort plus lente dans
les déserts insalubres de la Guyane. « L'opinion publique ,
>> dit M. de Lacretelle , pouvoit tout supporter , hormis les
>> échafauds. >>
Qui n'applaudiroit pas encore à la manière simple et énergique,
dont il caractérise la supériorité du conquérant de
l'Italie ? « La subordination de tous les généraux , de tous
>> les officiers supérieurs au jeune homme de vingt-six ans
» qui les commandoit , tenoit encore moins à l'éclat de sa
>> gloire , qu'à l'énergie de son caractère. Il régnoit une vive
» émulation entre les généraux Joubert , Massena , Augereau ,
>> Serrurier , Dallemagne , Guyeux , Vaubois Murat ,
>> Lannes , Rampon, à qui seroit le meilleur des lieutenans
>> de Bonaparte : nul ne songeoit à devenir son rival. » Ce
peu de mots en dit plus qu'un long panégyrique. Quel
peuple ne se seroit pas empressé de reconnoître pour son
chef le héros qui , dès son debut , avoit pris un ascendant si
glorieux sur tant d'illustres guerriers ?
,
Le style de Tacite a séduit plus d'un écrivain ; mais peutêtre
faudroit-il avoir tout son génie pour être fondé à le
prendre pour modèle. La prétention d'enfermer beaucoup
de sens dans peu de mots, fait trop souvent tomber dans
348 MERCURE DE FRANCE ,
l'obscurité , dans l'affectation , dans le faux. M. Lacretelle ne
s'est pas toujours préservé de ce dangereux écueil. Dès la
première page , je trouve cette phrase singulière : « La révo-
>> lution avoit promis unpeuple de penseurs ; elle fournit un
>> peuple de soldats. >> Comment une anarchie cruelle ,
annoncée par le pillage et les assassinats , avoit-elle promis un
peuple de penseurs ? Comment concevoir une nation qui ne
seroit composée que de penseurs ?
Il est également impossible d'approuver une phrase comme
lasuivante , dont le tour est à la fois trivial et maniéré : « Le
>> peuple jouissoit d'avance du plaisir de dire à cinq magis-
>> trats , sans renommée et sans popularité : Tenez , voilà un
>> grand homme. » Et cette autre qui présente une métaphore
bizarre et peu noblement exprimée : « Le Directoire trou-
>> voit grand plaisir à voir son image réfléchie dans une
>> suite de Directoires batave , cisalpin , ligurien. >>>
こんな
On n'est pas moins fâché de rencontrer dans un ouvrage
dicté par un si bon esprit quelques traces de ces abus de mots
si communs dans la révolution , mais dont il faut soigneusement
se garder aujourd'hui , parce qu'ils ne seront bientôt
plus compris. L'auteur désigne plus d'une fois les partisans
des principes révolutionnaires par le titre d'amis de la liberté.
Mais convient-il de donner ce titre aux zélateurs d'une révolution
qui a couvert la France d'échafauds et de prisons , et
qui a voulu enchaîner jusqu'à la pensée , ou bien à ceux même
qu'elle proscrivoit , à ceux qui desiroient un gouvernement
assez fort pour pouvoir garantir à chaque citoyen la portion
de liberté à laquelle il a droit de prétendre?
On ne multipliera pas davantage ces observations : elles
n'ont d'autre but que d'appeler l'attention de l'auteur sur
quelques taches qui déparent un ouvrage estimable , trèssupérieur
à tout ce que nous connoissons jusqu'aujourd'hui
sur l'histoire de la révolution française , et qui porte partout
l'empreinte d'un écrivain judicieux et sage , et d'un excellent
citoyen.
C.
FEVRIER 1807. 349
Lettres choisies de Montreuil, Pélisson et Boursault , précédées
d'une Notice sur ces deux écrivains. ( Article faisant
suite à l'Extrait des Lettres choisies de Voiture et Balzac.
Voyez le N°. CCLXXXVIII du Mercure du 24 janvier. )
Deux vol. in- 12 . Prix : 6 fr . , et 8 fr. par la poste. AParis ,
chez Dentu , quai des Augustins, nº 17 ; et chez le Normant.
CE second Recueil est plus intéressant que le premier.
Quoique Montreuil ait destiné ses Lettres à être publiques,
cependant il n'a ni le précieux de Voiture , ni l'enflure de
Balzac. Homme de plaisir, plus curieux des succès de société
que des triomphes littéraires , Montreuil s'est beaucoup plus
rapproché du véritable ton épistolaire que ses deux prédécesseurs
. Il étoit en correspondance avec madame de Sévigné ,
et probablement il s'étoit formé le goût dans le commerce
de cette femme aimable. Combien madame de Sévigné , qui
avoit un tact si délicat des convenances , ne se seroit-elle pas
moquée de lui , s'il avoit écrit dans le style de Voiture et de
Balzac ? Les Lettres de Pélisson sont d'une toute autre importance.
On connoît son dévouement pour son protecteur ,
dévouement qui plaça le défenseur de Fouquet parmi les
hommes les plus éloquens de son siècle. On connoît la faveur
dont l'honora ensuite Louis XIV, touché sans doute de cette
fidélité et de cette reconnoissance à toute épreuve qui faisoient
le caractère de Pélisson. On sait que cet écrivain , l'un
des premiers qui perfectionna notre prose , fut chargé par
Louis XIV d'écrire l'histoire de son règne. Il suivoit ce prince
dans ses campagnes , et en marquoit les principaux événemens
à mademoiselle Scudéry. Ces Lettres précieuses étoient peu
connues , et l'on doit savoir gré à l'éditeur de les avoir fait
entrer dans son Recueil ; d'ailleurs , le choix en paroît judicieux.
Les Lettres de Boursault sont moins curieuses : cependant
elles ne manquent pas d'intérêt. Ce poète est un exemple
presqu'unique de ce que peut le talent naturel joint à un bon
esprit , quoique dépourvu de tous les secours que donne une
éducation soignée. Boursault n'avoit point fait d'études ; et
cependant il parvint à composer des comédies justement estimées
, et à donner à la poésie française une élégance et une
précision qui n'étoient alors connues que d'un petit nombre
de grands maîtres. Ses Lettres demandoient un choix sévère ;
et peut-être l'éditeur a-t-il été trop indulgent, quoiqu'il
n'en ait admis que huit ou neuf.
350 MERCURE DE FRANCE ,
On voit que ce Recueil est bien supérieur à celui contre
lequel nous avons cru devoir exercer une critique sévère.
Nous allons nous étendre sur les trois écrivains qui le composent,
et tâcher de donner une idée du caractère de leurs
talens.
<< Montreuil , dit l'éditeur, eut , un des premiers , dans la
>> correspondance familière , l'idée du mélange des vers
>> et de la prose. » L'éditeur se trompe : long-temps avant
Montreuil , quelques poètes français s'étoient exercés dans ce
genre , et principalement Théophile. Mais cette erreur est de
peu d'importance, et mérite à peine d'être relevée. Un tort
plus grave est d'avoir réuni un trop grand nombre de ces
Lettres en prose et en vers. Adressées à des femmes connues ,
elles avoient , dans le temps , l'agrément de l'à propos ;
aujourd'hui elles ne signifient plus rien. Ce sont presque
toujours de froids madrigaux qui ne brillent ni par la pensée
, ni par l'expression. L'éditeur même a conservé des vers si
mauvais , qu'on ne peut deviner quelle a été son intention.
Les premiers qu'on trouve sont sur-tout fort ridicules :
Douce félicité que j'ai sitôt perdue ,
Que ne vous ai-je encore , etpourquoi vous ai-je eue ?
Ce début ne donne pas une idée bien favorable du talent
poétique de Montreuil. Les vers où il prend le ton plaisant et
familier sont moins médiocres que ceux où il veut être tendre
et pathétique. On trouve dans ses Lettres une Epître dont le
sujet est fort heureux , et paroît bien convenir à son talent.
Pendant la guerre de la Fronde , il faisoit la cour à une demois
selle : le père , obligé de monter la garde , ne pouvoit surveiller
sa fille ; et les soeurs de cette jeune personne , occupées
sans cesse à voir défiler sous leurs fenêtres les bourgeois armés ,
fournissoient à l'amant l'occasion de parler souvent à celle
qu'il aimoit. Des bruits de paix se répandent ; Montreuil,
très-inquiet , écrit à sa maîtresse :
1
Toute la France a beau se plaindre et desirer
Que la guerre finisse , et qu'on quitte les armes ,
En l'état misérable où m'ont réduit vos charmes ,
Il ne faut que cela pour me désespérer.
En retardant la paix , c'est ma mort qu'on retarde;
Cette ville à mes yeux n'aura plus riende doux :
Votrepère importun n'ira plus à la garde;
Et moi , belle Philis , je n'irai plus chez vous.
C'étoit bien, en effet, pour contenter mes yeux
Que dans votre balcon je vous demandois place,
Mais vous seule , Philis , me rendiez curieux ,
Non le bourgeois armé qui passe et qui repasse.
FEVRIER 1807 . 351
1
Quand ona vudeux fois filer, dans une rue,
Des gens et des chevaux , on en est bientôt las ;
Mais vous , lorsqu'aujourd'hui cent fois je vous ai vue ,
Je songe que demain je ne vous verrai pas .
Cette peur et ce soin m'occupe à tout moment;
Je crains plus que jamais que ce trouble s'apaise :
Si la reine s'accorde avec le parlement ,
Je ne pourrai , Philis , vous parler à mon aise.
Aprésent que je suis auprès de vos tisons ,
Au seul bruit du tambour on court à la fenêtre ;
Vos servantes , vos soeurs , tout vient à disparoître ,
Et l'on n'écoute plus ce que nous nous disons .
A quelques taches près , et quoique la tournure des vers
soit en général prosaïque et sans élégance, cette épître est
sur le ton qui convient. On regrette que l'auteur ait choisi
la mesure grave des alexandrins , et qu'il ait adopté la coupe
des stances. Son épître auroit beaucoup gagné à être en vers
dedix syllabes.
Les particularités intéressantes de ces Lettres sont quelques
anecdotes sur la paix des Pyrénées , ménagée par le cardinal
Mazarin et don Louis de Haro . L'auteur avoit suivi la
cour à l'île des Conférences : il fut témoin oculaire de tout le
cérémonial , et vit marier l'Infante. Ces détails étoient peu
connus : on ne sera pas fâché d'en parcourir quelques-uns ,
qui contribueront en même temps à donner quelqu'idée des
moeurs espagnoles.
:
Montreuil parle du roi d'Espagne , Philippe IV , et peint
la manière dont il recevoit les seigneurs français :
« Le roi d'Espagne , dit-il , reçut hier cinq ou six Fran-
» çais de qualité : il me sembla qu'il ne les regarda pas. Sans
>> mentir , si nous avons notre défaut, en ce que nous som-
» mes trop évaporés , ils vont dans un autre excès qui n'est
> pas moins condamnable , avec leur gravité. Le roi d'Es-
>> pagne se promena une heure sans lever les yeux,nonplas
>> qu'un jeune novice : il relâcha de son grand sérieux pour
>> M. le maréchal de Turenne , et le reçut comme un des
>> plus grands hommes du monde.>>>
Louis XIV témoigna beaucoup d'empressement à voir
l'épouse qui lui étoit destinée. Bravant le cérémonial espagnol
, il vint , presque sans suite , à l'île de la Conférence.
On aime cet empressement , qui ne put que flatter la princesse
qui en étoit l'objet.
« Mardi dernier , dit Montreuil , sur les deux heures après
» midi , comme M. le cardinal étoit renfermé avec don Louis
>> de Haro , et nous à l'attendre et à nous ennuyer dans une
352 MERCURE DE FRANCE ,
>> des galeries du côté de l'Espagne , on vint dire à M. le
>> cardinal que le roi étoit à deux cents pas de là , dans une
>> maison de paysan , et qu'il étoit venu à cheval lui troi-
>> sième. M. le cardinal s'en étonna , car il pleuvoit d'une
>> étrange sorte. >>>
Le tableau de la première entrevue du roi et de l'infante
est fort curieux : « La conférence, dit Montreuil , étant sur le
>> point de finir , on vit arriver le roi de France qui étoit
>> venu au galop. Il avoit ôté son ordre , de peur d'être
>> connu du roi d'Espagne. Il demeura à la porte de la confé-
>> rence ; et passant sa tête entre les épaules de don Louis de
>> Haro et de M. le cardinal , qui l'occupoient , il regarda
>> l'infante un bon quart d'heure. Il étoit un peu pâle durant
>> tout le chemin qu'il fit dans la galerie; et quand il vit
>> l'infante , il acheva de le devenir. L'infante qui , au signe
>> de l'oeil que lui fit don Louis de Haro , jeta la vue sur le
>> roi de France , se doutant que c'étoit lui , devint presque
>> de la même couleur de son côté . Comme il étoit là incognito
, le roi d'Espagne ne le salua pas , etc. »
Montreuil donne quelques détails sur la littérature dramatique
des Espagnols , qu'il trouve , avec raison , très-inférieure
à la nôtre , quoique nous n'eussions alors ni les chefsd'oeuvre
de Racine , ni ceux de Molière. Il vit représenter la
comédie du Menteur en castillan : « On y reconnut , dit-il ,
>> cent choses dont l'illustre Corneille s'est servi ; mais en
>> vérité , plus agréablement qu'eux : l'on peut dire qu'il sait
>> faire une admirablement belle dépense du bien d'autrui.>>>
Il s'étend beaucoup sur les fêtes religieuses qui , comme on
De sait , sont très-pompeuses en Espagne : mais ses détails
les plus précieux sont ceux qu'il donne sur les moeurs : on
regrette souvent qu'ils ne soient pas plus étendus. Il loue les
Espagnols sur leur sobriété ; et il parle , à ce sujet , d'un
usage qui leur fait beaucoup d'honneur. Un homme qui s'est
enivré une seule fois ne peut plus prétendre à aucune charge :
« Ils montrent bien en cela , ajoute Montreuil , qu'ils sont
>> plus raisonnables que nous , puisqu'ils ne permettent pas
>> qu'on perde la raison , même un moment , sans perdre
>>> l'honneur. »
Ou voit par ces citations que les Lettres de Montreuil renferment
des particularités intéressantes. Le défaut le plus
fréquent que l'on y trouve tient au goût du temps : c'est
une prétention à dire toujours des galanteries , même en parlant
des objets qui s'y prêtent le moins. Nous n'en remarquerons
que deux exemples. MMoontreuil rappelle queMarseille
fut souvent rebelle au roi , sans cependant vouloir se soustraire
a
1
FEVRIER 1807 . 353
SEINE
a son autorité : il ajoute , pour faire de l'esprit , que c'estune
femme d'honneur qui n'est pas capable de
se laisser posséder
LA
par un galant; mais qui , à cause qu'elle est femme de bien
croit qu'il lui est permis , toutes les fois qu'il lui plaira , de
faire enrager son mari. Il dit dans un autre endroit, qu'en
Espagne, les lames d'épée sont toutes de la même grandeur ,
et qu'il est défendu aux fourbisseurs d'en vendre une plus
longue que l'autre : « cette loi, ajoute-t-il, devroit être la même
>> partout ; on ne devroit attaquer les gens qu'avec des armes
>>égales.>>>Apropos de ces lames d'épée, Montreuil revient aux
yeux de Mile d'Hautefort : le jour que je fus vaincu , dit-il ,
vos yeux , etc. Ces rapprochemens forcés sont imités de
Voiture : sans ce modèle vicieux , il est à présumer que l'auteur
auroit écrit beaucoup plus naturellement.
Quand on quitte les Lettres de Montreuil pour celle de Pélisson
, il semble qu'on passe d'un siècle à un autre. Cependant
cesdeux auteurs vivoient dans le même temps ; mais ils appartenoient
à une école différente. On ne trouve dans les Lettres
de Pélisson aucune trace de mauvais goût : il prend toujours
le ton qui convient au sujet ; et ses Lettres , qui n'étoient pas
destinées , ne s'écartent pas de la facilité d'une conversation
naturelle et amusante. Quoique Mlle Scudéry, à qui ces Lettres
sont adressées , eut beaucoup de goût pour une délicatesse
de sentiment , et un raffinement d'esprit déplacés même dans
des romans , son correspondant ne la flatte point sous ce
rapport ; il lui raconte les nouvelles de la guerre , les anecdotes
qui peuvent piquer sa curiosité , comme s'il conversoit
tête à tête avec elle , et sans qu'une assemblée nombreuse le
force à faire briller son esprit. C'est là le véritable genre épistolaire.
On n'aime à lire les lettres des personnes célèbres , que
parce qu'on espère pénétrer dans le plus profond secretde
leurs coeurs , y démêler leurs sentimens les plus cachés , et
se mettre à portée de les juger , comme si l'on avoit eu le
bonheur d'être admis dans leur société intime. Si ces lettres
ne sont que des morceaux travaillés avec soin , des pièces
d'éloquence, on perd toute la satisfaction qu'on s'étoit promise
, et la curiosité s'éteint .
Parmi les Lettres de Pélisson , une des plus intéressantes est
celle du 18 mars 1677 : il raconte la prise de Valenciennes.
On sait que cette importante conquête fut due à Vauban , qui
conseilla de faire en plein jour une attaque , qu'auparavant on
ne hasardoit que de nuit. Vainement Louvois et le roi luiîmême
furent d'un avis contraire : ce grand homme persista
avec une fermeté modeste , qui annonçoit qu'il étoit assuré du
succès de l'entreprise. Louis XIV céda enfin ; il ne voulut
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
pas , comme l'observe Pélisson , laisser à Vauban l'excuse de
dire : c'est qu'on ne m'a pas cru. Tous les détails de ce siége,
racontés par un témoin oculaire , sont du plus grand intérêt.
Pélisson avoit pour Vauban un penchant naturel , qui pouvoit
avoir pris sa source dans la conformité d'esprit de ces
deux hommes , qui se signalèrent cependant dans des carrières
si différentes. L'un et l'autre avoit plus de bon sens que de
génie , et tous les deux se faisoient distinguer par une modestie
quidonnoit un nouvel éclat à leurs talens. Pélisson cite un
trait fort curieux de la modestie de Vauban. Un jour l'auteur
le félicitoit sur le succès qu'il avoit obtenu depuis qu'il avoit
changé la manière d'attaquer les places : « Il me dit ,continue
>> Pélisson , que M. de Louvois en étoit plus à louer que lui.
» L'explication de cette énigme fut que, par l'envie que
>> M. de Louvois avoit d'apprendre quelque chose en l'attaque
>> des places , où il ne savoit rien au commencement de la
>> guerre , il avoit obligé Vauban d'en écrire quelque chose
>> qu'il pût étudier ; que là-dessus Vauban s'enfermant , et
>> rappelant toutes ces espèces d'attaque , avoit fait un gros
>> volume d'écritures ; que rien ne lui avoit jamais été si utile
" à lui-même que cette considération attentive et exacte , la
>> plume à la main, de tout ce qu'il avoit jamais eu dans l'es-
>> prit et devant les yeux sur cette matière ; que ce fut par
>> cette réflexion qu'il se fixa à la manière d'attaquer qu'il
>> pratique aujourd'hui.... Il y a long-temps que j'ai dit que ,
>> pour bien savoir quelque chose , il la faut écrire. >> Cette
dernière maxime est pleine de vérité et de justesse , à quelqu'objet
qu'elle s'applique. Ce n'est point en parcourant
rapidement les principes d'une science , en observant avec
légéreté ses développemens et ses résultats , qu'on peutjamais
s'y distinguer : cette mauvaise méthode nous a inondés de
demi-savans ; c'est , au contraire, en l'étudiant avec opiniatreté
, en la méditant continuellement , et , comme le dit
Pélisson, la plume à la main , qu'on parvient enfin à se la
rendre familière , et à la posséder entièrement.
On vient de voir jusqu'où Vauban portoit la modestie,
puisqu'il attribuoit ses succès à Louvois. Et qu'on ne croie
pas qu'il vouloit par-la faire sa cour au ministre : nul homme,
n'eut plus d'éloignement que lui pour ce manége. Une autre
anecdote qui ne se trouve pas dans ce Recueil , peut encore
servir à donner une idée du caractère de Vauban. Un jeune
officier de génie , enthousiasmé des moyens que Vauban avoit
inventés pour fortifier les places , lui dit un jour : M. le
maréchal, César ne seroit qu'un écolier , s'il se trouvoit
devant les villes que vous avez fortifiées. -Taisez-vous ما
&
FEVRIER 1807 . 355
jeune homme, répondit Vauban ; César , dans quinze jours ,
en sauroit plus que nous , dès qu'il auroit connu nos armes.
Nos mains sont un peu plus adroites que les siennes , mais
son intelligence étoit fort supérieure à la nôtre. Ce mot , déjà
cité par M. de Fontanes , dans un excellent morceau de critique
( 1) , est , comme il l'observe , unedes meilleures réponses
que l'on puisse faire à ceux qui prétendent que l'espèce hu
maine s'est perfectionnée , parce que le hasard et le temps
lui ont faitdécouvrir quelques secrets dans les sciences et dans
les arts.
Pour revenir à Pélisson , cet homme célèbre se distingua
par son courage , sa fidélité et ses talens : il fut un des orne
mens de son siècle. Il s'exerça peu à la poésie , pour laquelle
il n'avoit pas une vocation marquée : on connoît de lui le
Prologue des Fâcheux , qui n'annonce pas un grand poète ,
mais un homme de beaucoup d'esprit et de sens. Quand il
fit ce Prologue à la louange de Louis XIV , pour lequel il
avoit disposé , à Vaux, une fête aussi ingénieuse que magnifique
, il étoit loin de s'attendre au sort qui menaçoit son
protecteur. Les lettres furent sa consolation dans son malheur
: il se perfectionna par l'étude et la méditation ; et l'on
ne peut faire un plus grand éloge de sa correspondance avec
mademoiselle Scudéry, qu'en disant qu'elle donne une idée
fort juste de son esprit et de son caractère.
Il nous reste à parler de Boursault. Quoique ses Lettres
fussent destinées à être publiques , il sut se préserver des défauts
de ses prédécesseurs. Si elles ne roulent pas toutes sur
des objets bien intéressans , elles ont du moins le mérite
d'être écrites d'un style pur et naturel , et de présenter une
agréable variété. On en trouve sur presque tous les tons.
L'auteur cherche à convertir le fameux Desbarreaux , et saisit
pour cela l'occasion de la mort d'une femme à laquelle ce
dernier étoit attaché : tantôt il parle de théologie à l'archevêque
de Paris , et veut soutenir que la comédie n'est pas
prohibée par la religion. Quittant bientôt le ton sérieux , il
raconte fort plaisamment des anecdotes littéraires , et fait à
une dame le récit d'un voyage où , manquant d'argent , il
eût été fort'embarrassé , s'il ne se fût trouvé dans le voisinage
de la maison de campagne du surintendant , qui lui fit
prêter la somme nécessaire pour continuer sa route. Cette
dernière lettre est la plus amusante du Recueil. On voit que
l'auteur étoit habitué à faire des comédies : il raconte ses infortunes
d'une manière très-piquante , et peint fort bien les
(1) Examen d'un ouvrage de madame de Staël. (V. le Mercure du .... )
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ;
personnages de différens états avec lesquels il se trouve. Si
cette lettre n'étoit pas si longue , nous pourrions en égayer
les lecteurs ; nous aimons mieux citer un trait de Santeuil ,
que nous n'avons encore vu dans aucun Recueil d'anecdotes.
On connoît le caractère singulier , et l'extrême vanité de
ce poète : il avoit prié M. de La Fuillade de montrer une
de ses épigrammes latines à Bossuet. Etant venu savoir quel
avoit été le jugement de l'évêque de Meaux , le duc de La
Feuillade lui répondit, « qu'il n'avoit pas trouvé l'épigramme
>> trop belle. » -« M. de Meaux ! répondit brusquement
Santeuil , un bel ignorant ! » Le duc lui fit sentir avec chaleur
tout le mérite de Bossuet. « Je demeure d'accord , ré-
>> pondit Santeuil , qu'il est tout ce que vous dites : grand
>> évêque , grand théologien , grand prédicateur , grand con-
>> troversiste : il a fait enrager Claude et Jurieux ; mais c'est
>> un grand ignorant en vers latins , dontje ne voudrois pas
>> pour mon caudataire sur le Parnasse. Il faut que vous et
» lui , vous ayez oublié que je suis Santeuil ; lui d'avoir la
>> hardiesse de blâmer unes vers , et vous l'assurance de me
>> le dire. » M. de La Feuillade , irrité de cette sortie , étoit
prêt à perdre toute mesure. <<E<coutez , monsieur , lui dit
>> Santeuil , je ne puis trahir la vérité. Comme vous êtes le
>> premier homme du monde pour la guerre , je suis le pre-
>> mier homme du monde pour les vers latins ; et je ne crois
>> pas qu'il y en ait aucun sur la terre assez hardi pour nous
>> disputes celte primauté. Cette réponse faite avec beaucoup
de présence d'esprit , adoucit , comme on le pense ,
M. de La Feuillade , qui ne manquoit pas de vanité. Ce qu'il
y eut de plus heureux pour Santeuil , c'est qu'immédiatement
après cette scène , qui avoit commencé par être très-violente,
le duc fit rendre au poète une pension qui avoit été
supprimée.
D'après ce que nous avons dit des trois auteurs dont les
Lettres composent ce second Recueil , on a pu voir qu'il
avoit au moins le mérite d'être amusant. Nous aurions desiré
seulement que le choix fût plus judicieux dans les Lettres de
Boursault. Il s'en trouve une qui n'auroit pas dû être admise ,
parce qu'elle ne peut être de lui. C'est celle où , voulant
justifier la comédie , il fait des citations latines L'éditeur
savoit bien que Boursault n'avoit pas fait d'études : il le dit
dans la notice. Pourquoi donc insérer cette Lettre ?
: P.
FEVRIER 1807 . 357
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES -JAMES FOX. Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES - JACQUES FOX.
(Londres 1806. )
(Le volume dont nous allons tirer quelques détails sur la
vie de M. Fox , a paru à Londres à la fin d'octobre. ).
HENRI Fox ( lord Holland ) jeta les fondemens de sa fortune
par son application aux affaires , et les talens qu'il y
déploya. Il entra jeune au parlement ; il y montra une grande
sagacité dans les affaires , et Georges II lui donna , en 1754 ,
la place de secrétaire d'Etat aú département du Sud. La guerre
de sept ans éclata en 1756 , et son début fut malheureux pour
P'Angleterre. Le peuple mécontent demanda un changement
de ministre. Georges II remplaça M. Fox par M. Pitt , et les
affaires prirent une tournure favorable.
Comme plusieurs des amis de M. Fox étoient rentrés dans
les places, il se fit une coalition , au moyen de laquelle il obtint
la charge de trésorier-général de l'armée. C'est dans les
fonctions de cet office qu'il accumula les immenses richesses
qu'il laiss à ses enfans , et qui l'ont fait souvent accuser de
péculate En 1763 , il fut élevé à la pairie , sous le nom de baron
Holland de Foxley. Voici comment Horne-Tooke a fait le
portrait de ce lord , et l'esquisse de sa vie :
<< Jeunesse dissipée , imprudente , et prodigue. Enlèvement
>> de la duchesse de Richemond : outrage dont la famille de
>> celle-ci a conservé long- temps de profonds regrets , et une
>> vive indignation. Trésorier de l'armée , faisant argent de
>> tout , et n'abandonnant la place qu'à la dernière extrémité,
>> avec une fortune immense. Reliquataire à ce jour ( 1788) de
>> plus de 50,000 liv. sterling , sans avoir rendu compte.
>> Procès de la trésorerie pour des millions , lequel ne se juge
» point ; et fraude énorme découverte après sa mort chez son
>> agent, lequel se tue de désespoir. Abusant d'un pouvoir
>>ministériel illimité , il égara la chambre des communes ,
>> après l'avoir corrompue. Il amassa , en opprimant le peu-
>> ple , d'immenses richesses à ses enfans. Il paya cent mille
>> livres sterling de dettes que deux de ses fils avoient faites
>> avant d'être arrivés à l'âge d'homme. Il laissa en mourant
>> des sommes prodigieuses; et des établissemens brillans à tous
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> les siens. Sa mémoire est universellement méprisée ; et si
>> ses héritiers lui ont élevé un tombeau aux dépens du pu-
>> blic , celui- ci n'a pas été consulté . Son histoire ne brillera
>> pas dans celle de son pays, et il faut espérer qu'on n'essaiera
>> pas de l'y insérer. Ses amis auront soin que son épitaphe
>>> soit courte , et en termes très-généraux. >>
Voici comment le même auteur s'exprime sur lord Chatam :
<< Jeunesse prudente , sage et morale. Il épouse la soeur du
>> comte Temple, avec la pleine approbation de tous les
>> parens de celle-ci. Trésorier-général de la guerre , il refuse
>> ses appointemens , et se retire volontairement , sans avoir
>> augmenté sa fortune. Il rend ses comptes sans retard , sans
>>discussion, et sans nuages. Il prend la conduite des affaires
>>> dans un moment où la nation étoit humiliée et abattue. Il
›› fait une guerre glorieuse , et relève l'Angleterre. Il n'eut
>> point de dettes à payer pour ses enfans : car ceux-ci n'en
>> contractèrent aucune. Il ne laissa en mourant, à sa femme et
>> à ses enfans , que sa réputation et son exemple. Il mourut
>> universellement regretté et admiré, et il obtint d'une adresse
>> unanime du parlement , un monument public à sa mémoire.
» Son histoire est liée à celle de son pays.
Charles-Jacques Fox naquit le 24 janvier 1749. Il étoit , par
sa mère , parent des familles royales de Stuart et de Brunswick....
Il fut , dès son enfance , le favori de son père. Celui-ci
découvrit de bonne heure les germes de ses beaux talens , et
n'épargna rien pour les développer. Il le traita en homme
dès sa plus tendre jeunesse , et le rendit ainsi propre aux.
affaires importantes, dans un âge où les jeunes gens le sont
rarement.
La nation a vu deux rivaux dans la carrière politique se
retirer successivement des affaires , pour se vouer à l'éducation
de leurs fils cadets , et les préparer à jouer un grand rôle , en
les consultant sur les questions les plus difficiles . Ces deux
enfans, héritiers de la rivalité de leurs pères , ne se sont jamais.
démentis dans l'opposition des vues à laquelle ils avoient été
formés.
LordHolland avoit pour principe de suivre , et de ne jamais
contrarier la nature. Charles étoit toujours bien venu à se
mêler dans la conversation des hommes qui se trouvoient chez
son père; et il s'y faisoit admirer, Cette habitude précoce
d'exprimer librement tout ce qu'il pensoit , a sans doute beaucoup
contribué à cette promptitude de répartie qui l'a distingué
si éminemment dans la carrière politique.
L'indulgence de son père n'avoit point de bornes. Lady..
FEVRIER 1807 . 359
Holland fit un jour sur l'Histoire Romaine une observation
que Charles trouva fausse. Il demanda à sa mère, d'un ton fort
peu respectueux, ce qu'elle pouvoit savoir d'Histoire Romaine;
et ensuite il lui prouva qu'elle s'étoit grossièrement trompée ;
et son père trouva cela fort bon.
Charles se vantoit souvent d'avoir toujours fait ce qu'il
avoit voulu faire. Avant d'avoir atteint l'âge de six ans , il
se trouvoit un jour auprès de son père, tandis que celui-ci
remontoit sa montre .
<<Papa , dit- il , j'aurois bien envie de briser cette montre là. >>
«Ce seroit une sottise. » « J'en ai furieusement envie. >>
« Eh bien , mon enfant si tu en as une si forte envie , je
ne veux pas te contrarier , la voila. » L'enfant prit la montre ,
>> et la lança de toute sa force sur le parquet.
Un autre jour , lord Holland , alors secrétaire d'Etat , venoit
d'écrire une longue lettre fort importante. Il alloit mettre du
sable dessus. Le petit Charles mit la main sur l'écritoire, et dit :
« Papa , j'ai bonne envie de renverser l'écritoire sur la
>> lettre. >>
« Fais , mon enfant, si cela t'amuse.>>>Le petit bonhomme
ne se le fit pas dire deux fois : et le secrétaire d'Etat , bien
content de l'énergie de son fils , recommença tranquillement
sa dépêche.
On ne peut guère douter que cette indulgence excessive
n'ait préparé les vices qui ont souillé le caractère de cet
homme extraordinaire. Accoutumé d'enfance à suivre tous ses
caprices , sans trouver, ni en lui-même ni chez les autres ,
un seul principe propre à régler ses actions , il se plongea
dans tous les excès , et se jeta dans tous les écarts , lorsque ses
passions et son imagination l'y invitèrent. Les libertés du
petit Charles durent souvent embarrasser son père , mais elles
ne l'impatientèrent jamais.
Pendant une des crises de son ministère , se trouvant surchargé
de dépêches importantes qu'il falloit expédier pour le
lendemain , lord Holland , après avoir travaillé tout le jour
dans les bureaux , fit porter les dépêches dans son cabinet
pour les achever pendant la nuit. Charles , qui avoit alors
neuf ans , se mit à examiner les lettres que son père avoit
signées, et qui alloient être cachetées. Il en trouva une qui lui
déplut, et sans consulter son père , il la jeta au feu. Lord Hotland
ne l'en gronda point , et refit lui-même une nouvelle
copie.
Al'âge de quatorze ans, Charles accompagna son père sur
le continent , et séjourna avec lui aux eaux de Spa , où il y
avoit beaucoup de monde. On dit que tant qu'ils y furent
4
360 MERCURE DE FRANCE ,
ensemble , lord Holland donna à son fils cinq guinées par
soirée pour son jeu.
Lord Holland avoit mis son fils à l'école de Westminster.
Ason retour du Continent , il le plaça au co'lége d'Eaton. Son
instituteur particulier à ce collége , le Dr. Newcome , depuis
archevêque d'Armagh , fut aussi tourmenté de la légéreté et
de la pétulance de son élève qu'émerveillé de ses talens et
de la rapidité de ses progrès. Il eut dans toutes les classes
une supériorité décidée sur ses camarades , et toutes les fois
qu'il s'agissoit de parler , il étoit choisi pour leur chef. La
force de sa constitution étoit égale à la vigueur de son esprit.
L'étude et la dissipation l'absorboient tour-à-tour , sans que
jamais l'une des deux parût nuire à l'autre. Il étoit ardent et
extrême en tout. Il montra toujours de la disposition à défendre
le foible. Ses camarades avoient une pleine confiance
en lui ; et il étoit à -la- fois le Solon et le Démosthènes de cette
petite République .
Charles étoit aussi l'espiègle par excellence ; et on raconte
de lui divers tours qui le prouvent :
Un lundi de Pâques , il rencontra une femme aveugle qui *
crioit des petits pâtés. « Venez avec moi , la bonne femme ,
>> lui dit-il , je vais du côté de la place de Moorefields : it y
>> a beaucoup de monde aujourd'hui , et vous aurez une
>> bonne vente. » « Bien obligé , monsieur , je m'en vais
>> vous suivre. » Il la mena dans l'église la plus voisine , où
l'on commençoit à se rassembler pour le service ; et quand
elle fut dans la nef, il lui dit : vous y voilà ! Alors la marchande
se mit à crier de toutes ses forces : « Petits pâtés tout
>> chauds ! petits pâtés tout chauds ! » Ce fut un grand scandale.
Le bedeau vint l'avertir qu'elle étoit dans une église.
Elle lui répondit qu'il en avoit menti ; et il n'y eut que le
son des orgues qui pût la détromper.
Le jeune Fox montra dès-lors son goût pour les matières
et la carrière politique. Il s'en occupoit vivement pendant
les vacances. Il s'étudioit à la déclamation et aux discours
improvisés.
fai-
Il passa d'Eaton à l'Université d'Oxford , où il parut ne
faire que jouer et se divertir , et où cependant ses progrès
dans les études furent d'une rapidité inconcevable. Il devint
excellent littérateur. Il lisoit Aristote dans le texte grec ,
avec une facilité aussi grande que les professeurs qui ne
soient pas autre chose. Longin et Homère étoient ses auteurs
favoris. Il savoit , en quelque sorte , ce dernier par coeur.
Un philologue de profession n'auroit pu connoître plus à
fond la phraséologie et la versification de cet immortel poète.
FEVRIER 1807. 361
Un ecclésiastique qui avoit la réputation de savoir très - bien
le grec , essayoit un jour de prouver qu'un certain vers de
I'lliade avoit été intercalé , et n'avoit pas la caractère de la
versification d'Homère . M. Fox , qui se trouvoit présent , cita.
à l'instant vingt vers d'Homère , d'une mesure toute semblable.
Il étoit capable de disserter avec Longin , de philosopher
avec Aristote , et de discuter la fabrication des vers
avec un pédagogue. La facilité de son esprit , et l'universalité
de' ses connoissances étoient telles qu'il se trouvoit toujours
au niveau du savant ou du littérateur avec lequel il faisoit la
conversation.
La vie uniforme d'Oxford contrarioit l'ardeur de ses dispositions.
Il obtint bientôt de son père , la permission de faire
son tour d'Europe. Il porta dans ce voyage une égale ardeur
pour s'instruire etpour s'amuser. Il étudia à la fois la politique
des nations , l'histoire et les moeurs des peuples , l'étiquette des
cours , et s'occupa de rendre ses connoissances utiles à son
pays. Mais le jeu, les femmes et la table , l'entraînoient toura-
tour. Ses sottises allèrent jusqu'à lasser l'indulgence de lord
Holland lui-même. Il. le rappela à plusieurs reprises en Angleterre
, avant d'être obéi , et quand il vint à payer les dettes
de son fils , il s'en trouva une de seize mille liv. sterl. qu'il
avoit faite à Naples.
Ceux qui n'ont vu M. Fox que dans les dernières années de
sa vie politique ne pourroient pas se représenter qu'il fût , dans
le temps dont nous parlons, un petit-maître consommé. Il y a
encore à Londres des gens qui se rappellent l'avoir vn déployer
ses graces en habit brodé, en talons rouges, avec le chapeau de
soie sous le bras , et un énorme bouquet sur la poitrine. Il se
piqua de donner le ton à tous les jeunes gens de la cour.
Il avoit achevé ses études , fait son tour d'Europe , et toutes
les folies dont nous venons de parler , avant d'avoir accompli
sa dix-neuvième année. Son père impatient de le retirer de
cette carrière de dissipation , réussit à le faire entrer au parlement
en 1668 : il fut nommé pour un bourg de Sussex. M. Fox
n'avoit pas l'âge requis par la loi. L'observation n'en fut pas
même faite par le comité des priviléges , ni par l'orateur de
la chambre des communes : circonstance singulière , et qui
fait soupçonner que des hommes qui comptoient sur son
appui pour leur fortune , avoient vendu leur silence .
Son début fut extrêmement brillant. Il parut un orateur
accompli , dans un âge où les autres hommes ne donnent
encore que des espérances. Il montra une facilité prodigieuse
à se saisir des matières à mesure qu'elles lui étoient
présentées , à découvrir à l'instant le fort et le foible des
argumens , à indiquer le vrai point de vue, et le noeud de
362 MERCURE DE FRANCE ,
2
chaque question. Enfin , il parut aussi heureux dans le choix
des expressions , dans l'abondance et la force de sa diction
qu'il étoit remarquable par sa dialectique. Lord North , alors
chancelier de l'Echiquier, le fit entrer dans le bureau de
l'Amirauté.
En 1770 , M. Fox fit un voyage à Paris , qui donna lieu à
toutes sortes de conjectures : on crut y voir un but politique ,
et on lui soupçonna quelque mission secrète. Mais ce voyage
n'avoit d'autre objet que l'achat de certaines étoffes françaises
, pour l'anniversaire de la naissance du roi. Il y avoit
alors une amende de deux cents liv, sterling pour ceux qui
portoient des étoffes de fabrique française. M. Fox trouvoit
piquant d'échapper à la loi , et il prêta son ministère à plusieurs
personnages de la cour , qui avoient envie de faire faire
leurshabits à Paris. M. Fox y porta leur mesure. Lorsque le
ballot des habits arriva en Angleterre, il fut saisi à la douane.
M. Fox insista en vain pour en obtenir la main-levée : on ne
laissa passer que les habits qui avoient été portés , et le reste
fut brûlé.
La conduite irrégulière de M. Fox , et son adhésion aux
mesures du ministre , lui attirèrent la haine du peuple. Sa
voiture fut brisée par la populace , un jour qu'il se rendoit
à la chambre des communes. Il passoit sa vie au jeu ; et les
huissiers de l'amirauté étoient obligés de courir après lui
dans les tripots , pour lui faire signer des ordres , des décrets,
ou des dépêches : ce qu'il faisoit en tenant la plume d'une
main , et le cornet ou les cartes de l'autre , sans jamais lire ce
qu'on lui présentoit.
En 1774 , M. Fox se brouilla avec lord North , et perdit
sa place. Il n'étoit pas moins fameux parmi les jeunes gens ,
comme un des meneurs de la mode , qu'il n'étoit célèbre par
ses talens politiques. Il faisoit des dépenses excessives ; et
malgré les libéralités de son père , il devoit des sommes prodigieuses.
Lord Holland , à sa mort , légua à son fils Charles
un préciput de vingt mille liv. sterl. et neufcents liv. sterl. de
rente , outre les belles terres de Thanet et de Sheppy , qui
rendoient quatre mille liv. sterl. Il dissipa en très - peu de
temps tous ces biens ; et comme il avoit perdu sa place dans
la trésorerie , il se trouva sans aucune autre ressource que le
jeu , qui , jusqu'alors , lui avoit fort mal réussi , et où ses
pertes avoient été aussi souvent le résultat de la mauvaise foi
que de la mauvaise chance. Avec toute sa sagacité et tous ses
talens , il étoit journellement dupe des escrocs , et ne pouvoit
pas devenir défiant. Cette mauvaise société ne le corrompit
FEVRIER 1807. 363
point : il joua toujours avec honneur et délicatesse ( 1 ) . Il étoit
aussi assidu aux courses de chevaux , qu'aux maisons de jeu ,
Il avoit confondu ses intérêts avec ceux de lord Foley , pour
les paris de New- Market. Ils avoient leurs coureurs à eux ;
et pendant vingt ans , que leur association a duré , on n'a jamais
essayé de mettre en doute leur délicatesse dans les
moindres procédés. Ils eurent des années fort heureuses. En
1772 , ils gagnèrent seize mille guinées , dont la plus grande
partie contre le célèbre coureur Pincher , lequel perdit ,
d'une demi-encolure seulement , le plus fort des paris. En
1790 , le fameux Seagull , qui appartenoit aux deux associés ,
gagna aux courses d'Ascott la Poule d'Oatlands , à laquelle
dix-neuf souscrivans avoient mis chacun cent livres sterling.
L'Escape , le Serpent , et d'autres bons coureurs du prince
deGalles, furent battus , ce jour-là , à la grande mortificationde
son altesse royale , qui voulut prendre sa revanche ,
quatre jours après , avec la Pie. Seagull gagna encore cette
course , avec des paris énormes. Les deux associés avoient
cette année-là trente-deux chevaux de course à eux.
Lord Foley mourut en 1793. Il étoit entré dans la carrière
des paris avec mille huit cent liv. sterl. de rente , et cent
mille guinées d'argent. Il en sortit avec des dettes , et une
santé épuisée par le travail et les inquiétudes inséparables
d'une telle vie.
M. Fox se piquoit d'être à la tête des autres dans les amusemens
, comme dans les affaires. Il jouoit admirablement
bien tous les jeux de combinaison ; mais les courses de chevaux
étoient son amusement favori. Il étoit toujours de sangfroid
au jeu ; et il jetoit les dés pour mille guinées , avec la
même tranquillité qu'il l'auroit fait pour un schelling. Mais
lorsqu'undeses chevaux favoris couroit, il se donnoit lui-même
en spectacle d'une manière plaisante. Il se plaçoit à cheval
auprès de l'endroit où ces animaux font d'ordinaire les derniers
efforts pour atteindre le but avant leurs concurrens. Il suivoit
des yeux son coureur , pendant que celui-ci faisoit le tour de
(1) Le frère aîné de M. Fox se laissoit également duper au jeu par les
joueurs de profession. Il entra un soir dans un tripot avec treize mille
guinées dans sa poche, et en ressortit sans un schelling. Il étoit habituellement
fort endormi; mais , cette nuit-là , il dormoit en quelque sorte debout,
et tout en perdant son argent. Ses camarades s'en divertissoient
parfaitement. L'un le tiroit par la manche , en lui disant : « Etienne !
>> tu me dois deux mille guinées , entends-tu? » Un autre lui disoit
« Tu ne m'as payé que cinq cents guinées , c'est mille qui me reviennent.».
Quand les treize mille guinées furent perdues , Etiennedormit tout àson
aise.
364 MERCURE DE FRANCE ,
la lice, et il rest it lui-même dans une immobilité parfaite ,
jusqu'à ce que l'animal se rapprochât du poste qu'il occupoit.
Alors sa respiration s'accéléroit ; et lorsque les chevaux passoient
auprès de lui , il s'élançoit à leur suite , en fouettant ,
donnant de l'éperon et soufflant de toutes ses forces , comme
s'il eût voulu infuser son courage et ses propres ressources
dans l'animal fatigué. Une fois le pari décidé , il sembloit,
tout-à-fait indifférent au gain ou à la perte ; et il mettoit
d'abord la conversation sur la course qui alloit succéder.
,
Nous ne pouvons pas répondre de l'anecdote suivante
que l'on raconte de M. Fox. Il étoit du nombre des admirateurs
de madame Crewe , femme aussi remarquable par
sa bonté que par ses agrémens. Un homine de la société
de madame Crewe perdit avec elle au jeu une somme assez
forte , sur sa parole. Obligé de s'absenter de Londres le
lendemain , il porta la somme à M. Fox , dont il connoissoit
les relations avec madame Crewe et le pria de se
charger de lui remettre son argent. M. Fox, comptant sur
l'extrême bonté de madame Crewe , et ayant , comme à son
ordinaire , besoin de fonds , fit usage de la somme dans
une séance de jeu , et la perdit tout entière. Trois mois se
passèrent. Madame Crewe rencontroit souvent son débiteur,
et étoit fort étonnée qu'il ne lui parlat point d'une dette
d'honneur qui devoit être payée dans les vingt - quatre
heures. Enfin elle lui insinua délicatement qu'ils avoient
un compte à régler ensemble. « Comment done ! s'écria-t-il ;
>> le jour même , je portai mon argent à M. Fox pour vous
>> le remettre . » <<Ah ! sans doute....... à présent je me
souviens...... Il m'a payée. Il est incroyable comme on
>>> oublie ! >>Lorsqu'elle en parla à M. Fox , il lui dit
en riant : « Vous êtes la seule femme avec laquelle j'eusse
>> osé prendre cette liberté » ; et il la pria de lui donner
un peu de temps pour se mettre en règle.
C
.....
Il avoit une vieille dette de jeu à payer à un baronet
qu'on appeloit , parmi les joueurs , sir John Jehca. Se trouvant
un jour en argent comptant , il demanda un rendezvous
au baronet pour s'acquitter de ce qu'il lui devoit.
Pendant que M. Fox comptoit l'argent , sir John demanda
une plume et de l'encre . M. Fox voulut savoir pourquoi.
<<Pour faire le compte de l'intérêt. » « Al,ah ! dit M. Fox
>> en remettant son argent dans sa poche , croyois qu'il
>> s'agissoit d'une dette d'honneur. Mais je vous dirai que
>>>j'ai pour principe de ne payer les Juifs que les derniers :
FEVRIER 1807. 365
» ainsi vous aurez la bonté de m'attendre un peu. Je pen
serai à vous quand j'aurai à faire à mes amis d'Israël. >>> »
Quoique M. Fox eut dans le caractère beaucoup de candeur
, de libéralité et de bienveillance , il étoit impérieux et
irritable à l'excès. Dans sa conduite publique , comme dans
la vie privée , la décision étoit le trait le plus marquant. Il
ne se cachoit point. Il alloit ouvertement à ses fins ; et il
n'employa jamais l'intrigue pour réussir. Un tel caractère
convient peu à un courtisan; et M. Fox ne sut pas mieux
se plier à l'étiquette des cours , que soumettre sa candeur
aux artifices qu'on y emploie.
Dans l'année 1774 , plusieurs événemens fâcheux pour
M. Fox se succédèrent coup sur coup . Son père mourut en
juillet , sa mère en août , et son frère aîné lord Holland en
novembre. Enfin , il perdit l'élection qu'il disputa pour
Poole , quoique bientôt après il fût élu pour Malmesbury.
Immédiatement avant de perdre sa place , il avoit fait
un discours étudié , dans lequel il avoit développé au parlement
le tableau dubonheur et de la gloire de la nation. Lorsqu'il
s'enrôla dans l'opposition , il tint un langage tout contraire
; et on lui appliqua ces vers de Pope :
« Ask men's opinions . Scoto now shall tell
>> How trade increases , and the world goes well.
» Strike off his pension, by the setting sun ,
isundone.'" » And Britain , if not Europe (1)
Depuis 1774 à 1781 , les questions que firent naître les
mesures des ministres pour réduire les Américains par la
force , et pour armer contre l'Angleterre les principales
puissances de l'Furope , donnèrent lieu aux débats les plus
intéressans qui aient jamais occupé le parlement. MM. Fox ,
Burke , Barré , Dunning étoient les orateurs de l'opposition .
MM. Thurlow , Wedderbune , et lord North déployèrent
des talens d'un genre différent , mais peu inférieurs peutêtre
. Elève de Burke dans les travaux d'un chef de parti ,
initié par lui dans le dédale des affaires , M. Fox prit un
ascendant de plus en plus marqué , soit comme orateur, soit
comme homme d'Etat. Ses efforts affoiblirent les moyens
des ministres. Ils devinrent timides ; ils s'attachèrent à
échapper à la censure plutôt qu'à décider les succès. L'oppc-
(1) « Consultez un pensionnaire du gouvernement , il vous dira que
>> le commerce prospere , et que les affaires vont à ires vontàmerveilles.Si dansle
>> jour mène on lui retire sa pensioonn ,, l'Angleterre cst perdue , etl'Eu-
>> rope entière est menacée de sa ruine. »
366 MERCURE DE FRANCE ,
sition fit faire une partie des fautes qu'elle condamnoit ; et
amena les ınalheurs qu'elle affectoit de déplorer : Washing
ton ne contribua pas plus peut-être à la liberté de son pays ;
par ses victoires en Amérique , que l'éloquence de M. Fox
et de ses amis dans le parlement d'Angleterre.
C'est sur-tout pendant le cours de ces sept années que
les principes politiques et moraux de M. Fox durent
prendre une assiète fixe. Il avoit appris de son père que de
grands talens font tout pardonner ; que sa fortune devoit
ètre le fruit de son industrie ddaannss llaa carrière politique ; que
les excès à la mode sont une sorte de recommandation pour
celui qui se montre d'ailleurs habile et appliqué. Il avoit
appris du parti Rockingham que les grandes familles des
Whigh dont les ancêtres avoient placé sur le trône la maison
de Hanovre , devoient tenir le roi en tutelle , et ne lui laisşer
que l'ombre du pouvoir. Junius , Franklin , Dunning ,
Hummee,, Smith, Voltaire et Price lui avoient donné legoût
de cette philosophie , qui préfère la perfection idéale aux
choses que l'expérience a démontrées convenables. Burke
lui apprit à jeter les voiles et les ornemens de l'imagination
sur les préceptes de ce bon sens pratique dont il avoit l'instinct
comme homme d'Etat. Son habitude du jeu , sa pratique
des affaires , la fréquentation des hommes à cabales et
à intrigues , lui avoient donné une plus parfaite connois
sance du coeur humain , plus d'empire sur ses passions , et
plus de confiance en ses propres talens ; et s'il n'y avoit pas
gagné un sentiment plus délicat sur - tout ce qui tient aux
principes moraux , il avoit certainement acquis plus de cette
persévérance courageuse , qui naît de la conscience de la
force et de la certitude de surmonter tous les obstacles.
Bien des gens attribuèrent l'acharnement de M. Fox
contre le ministère à sa haine personnelle pour lord North .
Ce ministre avoit mis beaucoup d'activité à faire rentrer
dans le trésor public les sommes dont lord Holland étoit
demeuré reliquataire , et il avoit déjà tiré des exécuteurs
testamentairesde celui-ci deux cent mille liv. sterl . à compte
de cette créance.
En 1776 , M. Fox fit un voyage en France. Le ministère
avoit espéré qu'il s'y oublieroit dans les plaisirs ; mais il
reparut bientôt dans la chambre des communes avec l'avantage
que lui donnoient contre le système des ministres les
informations positives qu'il avoit recueillies en France; et
quand lord North assura la chambre que l'Angleterre n'avoit
rienà craindre des dispositions de la France et de l'Espagne ,
FEVRIER 1807 . 367
M. Fox soutint , au contraire , que le cabinet de Versailles
n'attendoit qu'une occasion favorable pour déclarer la guerre ;
et qu'il n'y manqueroit pas , s'il arrivoit de mauvaises nouvelles
d'Amérique. L'événement justifia sa conjecture. ...
Il avoit coutume de dire qu'il ne nourrissoit de haine personnelle
contre aucun individu , et que le sentiment de la
malveillance lui étoit totalement étranger. Ceux qui étoient
témoins de la manière acre et mordante avec laquelle il
`s'exprimoit sur lord North , doutent qu'il fût en effet exempt
de malveillance contre celui-ci. La dureté avec laquelle il
donnoit son opinion sur ses antagonistes , lui attira plus d'une
querelle. Dans la session de 1779 , M. Adams , gentilhomme
écossais , qui jusque-là avoit voté dans le sens de l'opposition ,
annonça à la Chambre qu'il voteroit pour l'administration
dans une mesure proposée. Cette déclaration indigna contre
lui ses anciens amis , et donna plus de consistance au parti
ministériel . Les orateurs de l'administration accusèrent les
chefs du parti opposé d'être eux-mêmes la cause des désastres
publics , et de ne s'occuper que de vues personnelles , en
affectant le plus pür patriotisme. M. Fox , après s'être
défendu de ces imputations , ajouta ce qui suit : « J'ai sup-
>> porté , dit-il , leur ignorance , leur sottise , leur incapacité ,
> leur corruption , et je leur pardonne encore l'amour du
>> pouvoir. Leur impudence et leur stupidité ne m'inspirent
>> que du mépris. Je comprends qu'ils sont réduits à se jeter
>> dans le précipice , parce que la retraite est devenue impos-
>> sible. Je m'étudie autant que je le puis à conserver des
>> ménagemens pour leurs personnes , en considération des
>>places qu'ils occupent ; mais , quand je vois des hommes
* de cette espèce, qui ont entraîné la nation dans un abyme
>> de honte et de malheurs , des hommes qui ne méritent que
>> la hache , ou la corde , et qui viennent nous parler des
> services qu'ils ont rendus , nous soutenir froidement que
>>toutes les calamités sous lesquelles nous gémissons n'existent
>> point , ou qu'elles sont l'ouvrage de ceux qui s'en plaignent ,
>>je défie que la patience humaine puisse tenir contre un pareil
>> assemblage de folie , de méchanceté , d'ignorance , d'orgueil
>> et d'audace. >>>
M. Adams fut vivement piqué des expressions de M. Fox ;
et le lendemain , celui-ci reçut le billet suivant :
« M. Adams présente ses complimens à M. Fox. Il prend la
» liberté de lui représenter qu'après avoir mûrement réfléchi
>> sur ce qui s'est passé hier au soir, il croit devoir à sa propre
» réputation de faire insérer dans les papiers publics l'avis
>> ci-après :
368. MERCURE DE FRANCE ,
>> Nous sommes autorisés à assurer le public que , dans une
>> conversation entre MM. Fox et Adams , à l'occasion des
>> débats de jeudi dernier , dans la chambre des communes ,
» M. Fox a déclaré qu'il n'avoit point eu l'intention de rien
>> dire de désobligeant contre M. Adams.
>> Le major Humbertson me fait l'honneur d'être porteur
>> de ce billet , et me rendra votre réponse. >>>
M. Fox répondit ce qui suit :
<< Monsieur, je suis faché de ne trouver aucune convenance
>> à mettre dans les papiers une explication sur un discours
» qui n'en a pas besoin. Vous avez entendu ce discours. Vous
>> devez savoir qu'il ne contenoit aucune réflexion qui fût di-
>> rigée contre vous , à moins que vous ne sentiez l'avoir
>> méritée. Mon discours a été mal rendu dans les papiers , et
» je désavoue ce qui n'est pas vrai : je n'ai rien à dire de plus.
» La conversation qui s'est passée chez. Broock n'a rien de
>> secret , non plus que cette lettre ; et vous pouvez parler
>> de l'une et de l'antre. >>>
Je suis , etc.
Le résultat de cette correspondance fut unduel , qui eut lieu
le 28 novembre . Le major Humbertson accompagna M. Adams,
et le colonel Fitzpatrick fut le second de M. Fox. Voici le
rapport que les deux témoins firent sur cette affaire :
«Ils se réunirent à huit heures du matin , comme ils en
» étoient convenus. Lorsque le terrain eut été mesuré à la
>> distance de quatorze pieds , M. Adams pria M. Fox de
>> tirer ; à quoi celui-ci répondit : « Tirez vous-mêmes : je
>> n'ai pas de querelle avec vous. » M. Adams tira alors , et
>> blessa M. Fox , ce dont nous croyons que ledit M. Adams
>> ne s'aperçut pas , car nous n'en fûmes pas certains nous-
>> mêmes. M. Fox tira ensuite sans effet. Nous intervînmes ;
>> et nous demandâmes à M. Adams s'il étoit satisfait. Il répon-
>> dit : « M. Fox consent-il à déclarer qu'il n'a pas eu l'inten-
>> tion d'attaquer ma réputation ? » Sur quoi M. Fox répartit,
>> que ce n'étoit pas là le lieu propre à se justifier , et il pria
» M. Adams de continuer. M. Adams tira son second coup
>> de pistolet sans effet. M. Fox tira son second coup en
>> l'air , et dit que comme l'affaire étoit terminée , il n'avoit
>> aucune répugnance à déclarer qu'il n'avoit pas plus eu
>> l'intention d'offenser M. Adams que les deux gentils-
>> hommes présens. M. Adams lui répondit qu'il s'étoit
>> conduit en homme d'honneur. M. Fox dit alors qu'il
» se croyoit blessé. Il ouvrit sa veste , et nous vîmes qu'il
>> avoit reçu une blessure légère. Les partis se séparèrent, ex
: la
DEPT
NE
FEVRIER 1807. 360
» la blessure de M. Fox ayant été examinée , ne parut pas
>> dangereuse . » :
RICHARD FITZPATRICK .
T. MACKENSIE HUMBERSTON.
Gette affaire augmenta la popularité de M. Fox. On lui
sut gré du courage et de la générosité qu'il avoit montré ; et
et il eût, à cette occasion , la visite d'un très-grand nombre
de personnages marqans.....
Gibbon, le célèbre historien , étoit membre du parlement ,
qui fut dissous en 1780. On eut connoissance de l'opinion
de M. Fox sur son compte , par un singulier hasad. Dans
lavente d'une bibliothèque , on trouva sur le premier volume
de l'histoire de Gibbon , une note de la main de M. Fox , en
ces termes : « Lorsque l'Espagne déclara la guerre , en 1779 ,
>> l'auteur de ce livre affirma publiquement chez Brook ,
qu'il n'y avoit point de salut poouurr l'Angleterre , àà moins
>> qu'on ne fit couper six têtes dans le conseil d'Etat , et quon
» ne les étalât sur une table en plein parlement , pour
>> l'exemple. Moins de quinze jours après , cet auteur accepta
» une place dans le conseil d'Etat. >>
"
Après cette note , on lisoit les vers suivans , également de
la main de M. Fox :
« King George in a fright
» Lest Gibbon should write
> The story of Britain's disgrace ,
» Thought no means more sure
>>His pen to secure
» Than to give the historian a place.
But his caution is vain.
>> Tis the curse of his reing
is That his projects should never succeed.
» Though he write not a line,
> Yet a cause of decline
» In the author's example we read.
His book well describes
> How corruption and bribes
» Overthrew the great empire of Rome ;
An hit writings declare
A degen racy there
>> Which his conduct exhibits at home (1 ) . "
3
(1) « Le roi George ayant pris la peur que Gibbon n'écrivit l'histoire
>> de la décadence de l'Angleterre , a jugé convenable de s'assurer de sa
>> plume , en donnant à l'histonen une place.
› Mais la précaution a été vaine. Aucun projet ne réussit sous ce
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
:
M. Fox fut élu pour Westminster en 1780. On ne l'appeloit
plus que l'homme du peuple. Le bruit s'étant répandu
qu'il avoit été tué en duel par lord Lincoln , un de
ses rivaux pour l'élection , il se rassembla près de chez lui
une foule prodigieuse. Un plaisant qui passoit , cria a la
foule : « Soyez tranquilles , messieurs , et retirez-vous chacun
>> chez vous. Si M. Fox avoit été tué , vous comprenez bien
» qu'on auroit tiré le canon de la Tour. » Les badauds
trouvèrent qu'il avoit raison, et la foule se dissipa.
En février 1781 , M. Burke proposa , pour la seconde
fois , son plan général d'économie. M. Fox le seconda ; et
ils furent appuyés par un homme qui devoit jouer bientôt
le rôle le plus brillant : ce fut dans cette occasion que
William Pitt , alors âgé de vingt-deux ans , fit sonpremier
discours , et donna les plus grandes espérances sur ses talens.
Ce fut dans cette session que M. Fox proposa que la
Chambre se formât en comité pour prendre en considération
la guerre d'Amérique ; mais tous ses moyens , réunis
à ceux de MM. Burke , Pitt , Sheridan et Dunning , ne
purent faire passer cette motion. L'année suivante , M. Fox
renouvela ses attaques contre le ministère : l'opposition
commença a devenir très -redoutable ; et , bientôt après , la
majorité en faveur du ministre fut si foible , que le roi se
vit obligé de changer l'administration.
Le marquis de Rockingham en fut le chef apparent, et
M. Fox , comme secrétaire d'Etat , l'agent le plus influant.
Les ouvertures de paix à la Hollande et à l'Amérique furent
le premier acte de son ministère. Il fit adopter au parlement
plusieurs bills de réforme et d'économie , que l'opinion
publique sollicitoit.
Le marquis de Rockingham mourut le 1er juillet. M. Fox
ne doutoit pas que sa place ne lui fût destinée; mais quelques
jours s'étant passé sans que le Roi lui fit rien dire , il rassembla
un comité de ses amis les plus puissans ; et il les prévint
que , s'ils ne faisoient pas les plus grands efforts pour parer
le coup , Lord Shelburne seroit nommé premier Ministre.
Il fut convenu que le duc de Portland seroit un bon mannequin
de premier ministre , et M. Fox fut chargé d'engager
le Roi à le nommer ; mais , lorsqu'il arriva au cabinet de
› règne malheureux. Sans que l'auteur ait écrit un seul mot , nous trou-
>> vons dans son exemple une cause de décadence .
» Son livre nous dit comment la corruption amena le déclin et la
>> chute de l'Empire Romain. Ses écrits nous dépeignent la dégénération
des hommes , et sa conduite nous la démontre. >>>
FEVRIER 1807. 371
:
:
1
Sa Majesté , il rencontra lord Shelburne , qui en sortoit ,
avec llaa nnoommiinnaattiioonn de premier lord de la trésorerie. M. Fox
extrêmement déçu , demanda aauu roi ,, si Sa Majesté voudroit
bien lui permettre de nommer le nouveau secrétaire d'Etat.
>> Cela est déja fait , répondit le roi. » « Alors , je pense que
>>Votre Majesté pourra se passer de mes services. » « Assuré-.
>> ment, monsieur , si vous les trouvez le moins du monde
<< pénibles . » M. Fox fit une profonde révérence , et se retira .
Le lendemain, il eut une audience, pour remettre les sceaux,
M. Pitt , qui avoit refusé une place dans le minist re précédent
fut nommé Chancelier de l'Echiquier ; et lord Temple
succéda à M. Fox , comme secrétaire d'Etat , pour le département
du Nord.
»
: se
Peu de temps après sa retraite du ministère , M. Fox devint
fortamoureux de Mad. Robinson, qui étoit connue sous lenom
de Perdita. Elle logeoit en Berkeley-square , et son appartement
donnoit sur le superbe hôtel du comte de Shelburne.
M. Fox passoit sa vie chez elle : ses amis ne le voyoient plus .
Un de ceux- ci l'ayant rencontré par hasard, Jui demanda
pourquoi il ne paroissoit plus chez Brooke. « Ne savez-vous
pas, réponditM. Fox , que j'ai pris eennvveerrss llee public,, l'enga-
>> gement de surveiller les démarches de lord Shelburne ?
>> C'est pour cela que j'habite àà Berkeley-square. » Il ne
chercha poiinntt a faire unmystère de cette iinnttrriigguuee et il
promenoit souvent avec Mistriss Robinson , dans Ja voiture de
celle - ci. Georges Selwyn remarqua un jour , à cette occasion ,
que c'étoit sans doute en sa qualité d'homme public qu'il
avoit pris une femme publique.Mad. Robinson,, presséepar
ses créanciers , fut obligée de quitter l'Angleterre. Immédiatement
après son départ , M. Fox s'attacha a Mad. Armstead,
femme de la même classe , mais dont la vie a offert une
circonstance remarquable. Elle faisoit une dépense prodigieuse
, avoit deux équipages , un nombreux domestique.
Elle recevoit à sa table tous les jeunes élégans de la Cour et
de la ville ; et cependant , elle n'a jamais ruiné personne.
Ala rentrée du Parlement , en 1782 , M. Fox se trouvoit
trop foible pour agir seul contre un ministère , qui acquéroit
tous les jours plus de consistance. Il prit alors le parti de
se lier avec l'homme auquel il avoit fait pendant 8 ans , une
guerre à outrance. Lord North , qu'il avoit appelé l'humble
ministre de la couronne , l'appui de la corruption , le patron
des entrepreneurs , le père des agioteurs , le pilote endormide
l'Etat , l'homme dontle sang devoit expier les calamités qu'il
avoit attirées surl'Angleterre ; cemême LordNorth fut recherhé
par M. Fox; et il signèrent ensemble un traité d'alliance.
2
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
On a prétendu que le noble lord s'étoit trouvé comme force à
accepter les offres de M. Fox , parce que celui-ci avoit gagné
à son fils des sommes énormes , qui étoient encore dues.
Lorsque les préléminaires de la paix avec la France et l'Espagne
furent communiqués aux parlement , ils excitèrent les
plus vives réclamations de lord North , de M. Fox , et de leurs
amis . Les efforts de cette opposition furent te's, qu'elle obtint
la majorité , et arriva comme de force au ministère , sans
avoir la confiance du Roi , ni de la nation. Dans cette nouvelle
administration , M. Fox et lord North furent les principaux
secrétaires d'Etat , lord John Cavendish fut chancelier de l'échiquier
, et le duc de Portland , chef de la trésorerie.
M. Fox n'oublia pas dans cette occasion un précepte que
son père lui avoit donné dans une de ses lettres. «Aspire , lui
disoit- il , aux premières places , mais non pas à être le
>> favori du prince : car ce poste s'obtient avec peine, se con-
> serve avec anxiété , et sa perte jette dans le désespoir. >>
1
1.
Lorsque M. Fox parvint au ministère , il vendit tous ses
chevaux , et il raya son nom dans les divers clubs dont il étoit
membre ; mais en octobre 1783 , il avoit déjà racheté des
chevaux , et il parioit aux courses de Newmarket. Un messager
du Roi fut obligé de venir chercher le ministre parmi
les joueurs de la course, pour lui remettre des dépêches dort
le sort de l'Angleterre pouvoit dépendre. On observa que
Je messager d'Etat éprouvoit une sorte de honte de paroître
dans ce lieu , et qu'il cacha avec soin les marques distinctivesde
son office.
M. Fox eut beaucoup de peine à se soutenir pendant cette
session. Il en employa la dernière partie à procurer un
apanage au Prince de Galles , ce qui établit entr'eux une relation
d'amitié , qui a duré jusqu'a u'à lala mort de M. Fox. On ne
sauroit douter que la société de M. Fox et de ses amis n'ait
contribué à confirmer certains penchans peu convenables dans
l'héritier du trône. Les goûts et les habitudes du Prince de
Galles ont donné lieu , cependant , à des traits fort honorables
pour lui. Au mois d'avril 1784 , Son Altesse Royale et trois
deses compagnons de plaisir , furent pris par la garde , au
milieu de la nuit, après s'être bien défendus. Ils furent conduits
au corps-de-garde de Mountstreet , et ils envoyèrent
chercher un homme de leur connoissance , pour leur servir
de caution. Celui-ci , lorsqu'il vit le Prince , fit un cri de
surprise. Le constable , et les gens du guet , lorsqu'ils appri
rent le rang de leur prisonnier , se hâtèrent de lui faire des
excuses , et le supplièrent de n'être point offensé de ce qu'ils
avoit fait.- « Offense , mes amis , j'en suis très-loin. Graces
FEVRIER 1807 . 373
à Dieu , la loi l'emporte sur le rang , dans notre pays ; et
» lorsque les grands oublient ce qu'il se doivent , ils n'ont
>> droit à aucune distinction. Il me semble qu'un Anglais
>>doit être fier de voir le Prince deGalles obligé de recourir
› à la caution d'un tailleur . >>
Dans la session du Parlement , qui s'ouvrit en novembre
1783 , M. Fox présenta son célèbre bill sur le gouvernement
de l'Inde. Il établit que la compagnie des Indes étoit insolvable
, et qu'elle s'étoit rendue coupable d'une oppression
révoltante dans ses possessions. Pour obvier aux maux qui
devoient résulter d'un tel état de choses , M. Fox proposa
d'enlever à la Compagnie , le gouvernement de ses affaires
territoriales et commerciales , pour en revêtir une commission
de huit membres , nommés pour la première fois ,
par le parlement , et ensuite par le roi. Les amis particuliers
de M. Fox étoient désignés pour commissaires. M. Pitt attaqua
le projet avec beaucoup de force. Il soutint que la violation
des droits de la charte de la compagnie préparoit
l'anéantissement de toutes les autres chartes. Il observa que
ce projet tendoit à établir une influence indépendante de la
législature ; et , par conséquent , dangereuse pour la constitution.
Il ajouta que cette commission se trouveroit sous la
direction immédiate du créateur de ce projet , lequel paroissoit
avoir conçu le desir de s'assurer une dictature perpétuelle.
M. Dundas soutint que les affaires de la Compagnie n'étoient
point dans l'état où M. Fox les avoit représentées. Les directeurs
demandèrent que l'on suspendit la discussion d'un bill ,
qui les menaçoit de la confiscation de leurs propriétés , jusqu'à
ce qu'on leur eût démontré leurs crimes , puisqu'un jugement
étoit indispensable avant de les dépouiller, comme le proposoit
le projet. Le public paroissoit frappé des argumens
qu'on opposoit aux projets du ministre ; et cependant le projet
passa dans la chambre des Communes à une grande
majorité. Mais il fut rejeté dans la chambre des Pairs. Le
roi lui - même se montra alarmé des suites que devoit avoir
un pareil bill , s'il eût été converti en loi ; et quoique les
ministres eussent la majorité dans la Chambre basse , il les
renvoya , pour donner leurs places à M. Pitt et à ses amiss
M. Fox reprit son rôle de chef de l'opposition , et il voulut
y joindre celui de démagogue. Il rassembla plusieurs fois à
Westminster-hall , ce qu'il appeloit ses constituans , et il
s'efforça de les animer contre la nouvelle administration.
Dans une de ces assemblées , M. Fox éprouva l'effet d'une
méchanceté d'un genre odieux. On introduisit sous la place
qu'il occupoit ordinairement , un sac dont il sortit une
354 MERCURE DE FRANCE ,
L
poussière qui faillit l'étouffer. On s'assura , en examinant ce
sac, qu'il contenoit deux poisons très-subtils , l'Euphorbium
, et le Capsicum. On proposa inutilement , deux
cents livrés sterl. de récompense , à celui qui découvriroit
l'auteur de cette action infâme .
Quelques jours après , il parut une caricature qui représentoit
M. Fox éternuant. Cet éternuement produisoit un
nuage composé des élémens suivans : <<< Coalition empoi-
>> sonnée , Bill de l'Inde , Violation des Chartes , Ambition
>>de Cromwell , Talens de Catilina , Loyauté de Damiens
>>Politique de Machiavel. » Au-dessous du portrait on lisoit
en vers, cê qui suit :
<< Considérant que certains scélérats , coupables de haute
>> trahison , m'ont fait éternuer quand je voulois raisonner ;
>> considérant que le contenu du sac auroit empoisonné la
>>nation, et que le coup qui a été manqué une fois , peut
>> être tenté une autrefois avec plus de succès , je conjure
>> mes constituans de prendre garde à eux , et d'avoir soin
>> de moi. >>
Lorsqué M. Fox se rendoit aux assemblées de Westminster
, le colonel Hanyer lui servoit de cocher et le colonel
North étoit en laquais derrière sa voiture. Ce dernier avoit
une place de contrôleur dans la maison de la reine : quand
elle apprit ce qui se passoit, elle le congédia , en disant
qu'elle ne vouloit pas débaucher les domestiques des autres.
:
Cependant l'opposition avoit la majorité dans la chambre
des communes , tandis que le voeu de la nation appuyoit évidemment
le ministère. Les motions se renouveloient fréqueinment
dans la chambre basse, ppoouur que les ministres
fussent renvoyés , parce qu'il étoit inouï que l'administration
eût cheminé avec la minorité dans la chambre des communes.
Le roi , voyant cette persévérance de l'opposition ,
etvoulant connoître le véritable voeu du peuple , prit le parti
de dissoudre le parlement.
Jamais les efforts de la cabale ne s'étoient développés avec
une activité comparable à celle dont cette élection offrit le
spectacle. Les femmes sur-tout s'y distinguèrent. La du
chesse de Devonshire , alors dans la fleur de sa beauté , se
donna une peine inconcevable ; et elle alla , comme on le
sait , jusqu'a se laisser embrasser par un boucher , pour
gagner des suffrages a M. Fox.
Le foi , dyant appris que le prince de Gallés , lui-même se
métoit des cabales de lélection, lui envoya un de ses cham
bellans , pour lui représenter l'inconvenance qu'il y avoit à ce
FEVRIER 1807 . 375
que l'héritier du trône , prit une part active aux élections.
« Ayez la bonté , répondit le prince , de présenter mon res-
>> pect à Sa Majesté , et de lui dire qu'il est bien plus étrange
>>de voir Sa Majesté elle-même s'occuper activement des
>> élections : c'est elle qui m'en a donné l'exemple.>>>
»
د
ce
Ona raconté dans le temps diverses anecdotes qui démontrent
l'excessive chaleur que l'on mit de part et d'autre dans
cette élection. Il y eut des émeutes et des combats des deux
partis ,dans les rues de Londres. Les deux antagonistes de
M. Fox , lord Hood et le chevalier Cecil Wrai , balancèrent
long-temps l'élection , et M. Fox l'emporta sur ce dernierde
très-peu de voix. On cite un trait d'un médecin attaché au
parti ministériel , qui démontre que de part et d'autre on ne
négligeoit aucun moyen pour réussir. Ce médecin avoit un
malade, honnête charpentier , dont la femme étoit admiratricepassionnée
de M. Fox. Elle témoigna plusieurs fois au
médecin ses regrets de ce que son mari étoit trop malade
pour aller voter en faveur de l'homme du peuple. A la veille
du déchiffrement des suffrages , le médecin trouva sonpatient
tout habillé et prêt à sortir. « Qu'est-ce que cela signifie ,
>> s'écria-t-il ? vous vous levez sans ma permission ! » « Monsieur
, dit le malade d'une voix foible j'ai profité de
que ma femme étoit sortie pour me faire habiller par ma
>> garde. J'ai envie d'aller donner ma voix pour l'élection. >>
<<Mon ami , je ne peux pas vous permettre cela : c'est impos-
>> sible ! je ne peux pas. » « Monsieur, j'irai en voiture, »,
<< Impossible ! vous vous tueriez. Remettez-vous au lit , car
>> vous allez prendre froid. » « Il me fache bien de ne pas
>>donner ma voix à ce brave chevalier Wray. » « Qu'est-ce
» que vous dites-là? Voyons votre pouls.... Un moment ! ne
>> lui õtez pas ses bas que je n'aie bien réfléchi..... A-t- il pris
>> ses pillules hier au soir ? » « Oui , monsieur , mais elles
>>l'ont beaucoup tourmenté. » « Cela ne prouve rien; c'est
>>l'effet qu'elles doivent faire.... Ce pouls n'est pas mauvais.
>>Comment a-t-il dormi ? » « Il a un peu sommeillé vers le
>> matin. » « C'est bon. S'il a de l'inquiétude sur cette élec
>>tion , il faut lui faire sa fantaisie. Quelquefois ces choses-
>> là font du bien. Le temps est assez beau , et voici ce que
>> nous allons faire : je le mettrai dans ma voiture. » Le pauvre
homme alla , en effet , donner son suffrage , et mourut
deux heures après avoir quitté son ami le médecin.
376 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTES.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
-
-
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut a élu M. de Montgolfier , pour remplir la place
vacante dans la section de physique , par la mort de M. Frisson .
La première représentation de Joseph , drame en trois
actes et en musique , a obtenu , mercredi dernier, le plus
brillant succès sur le Théâtre de l'Opéra- Comique. L'auteur
et le compositeur, M. Duval et M. Méhul , ont été demandés.
Il y a du mérite dans le travail du premier; mais c'est le
musicien sur-tout qui a mérité le triomphe. La beauté de la
musique promet à cet ouvrage de nombreuses représentations.
On amisen vente cette semaine , chez le Normant , une
traduction de Joseph Andrews , roman de Fielding. Quatre
vol. in-12. Prix: 8 fr. , et 10 fr. par la poste.
-
PARIS , vendredi 20 fevrier.
Un courrier , expédié le 6 de Varsovie , par le prince de
Bénévent à S. M. l'Impératrice et Reine , est arrivé le 18 au
soir , apportant à S. M. les détails suivans , écrits le 4 sur le
champ de bataille de Liebstadt , par le prince de Neuchâtel ,
ministre de la guerre.
( Nous avons joint l'ennemi à Allenstein , où il a été atta-
>> qué par l'EMPEREUR , tandis que par une autre colonne il le
>> faisoit tourner à Gustadt. Il a été culbuté sur toute la ligne
>> qu'occupoit son avant-garde. Nous avons beaucoup de pri-
>> sonniers , quelques pièces de canon ; l'ennemi coupé est en
>> pleine retraite , qu'il fait dans le plus grand désordre , toute
>> l'armée est à ses trousses. L'Empereur commande son avant-
>>> garde , et ne s'est jamais mieux porté.
>> Le grand- duc de Berg se porte bien. >>>
SÉNAT CONSERVATEUR.
Le 17 à midi , en exécution des ordres de S M. l'EMPEREUR
ET ROI , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire,
s'est rendu au sénat , où , après avoir été reçu avec le cérémonial
d'usage , il a pris séance et a dit:
MESSIEURS ,
« Je vous apporte , au nom de S. M. l'EMPEREUR etRor,
deux traités conclus avec le roi de Saxe et avec les princes de
sa maison ; et un rapport du ministre des relations extérieures
, dont S. M. a voulu qu'il vous fût donné communication.
>> La lettre adressée par S. M. au sénat , et dont vous allez
entendrelalecture, vous expliquera les motifs de ces transactions
diplomatiques. Elle vous fera connoître aussi la nécessité des
FEVRIER 1807 . 377
déterminations prises par S. M. , d'après la situation de l'Empire
ottoman , dont l'indépendance est menacée par un voisin
ambitieux , et dont la conservation est essentiellement liée
à la sûreté de l'Europe. Si les considérations importantes exposées
dans le rapport du ministre , paroissent devoir différer de
quelque temps le rétablissement de la paix , c'est que cette
même paix ne peut être digne du peuple français et des
grandes vues de S. M. , qu'autant qu'elle sera glorieuse pour
l'Empire ; qu'autant qu'elle lui assurera une prospérité durable
, en donnant aux autres puissances une garantie contre
l'ambition de la Russie , dont les progrès toujours croissans
doivent exciter la plus sérieuse attention.
>> Les succès récens des armes de S. M. , ceux qui les attendent
encore, n'apporteront ni obstacle , ni délai à la consommation
de cet oeuvre desirable. J'ai déjà eu , Messieurs , l'ocçasion
de vous le dire , et je me plais à le répéter , l'EMPEREUR
veut la paix , il l'offre , il la recherche. Toutefois , il ne la veut
qu'à des conditions dont il ne se départira point , attendu
qu'elles lui sont prescrites par le sentiment de sa gloire , par
les conseils de sa prévoyance et par sa juste sollicitude pour le
bien de son Empire. La confiance qu'inspire un génie supérieur
à tous les obstacles, n'exclut point le sentiment pénible
causé par l'absence de S. M. Mais lorsque nous ressentons
le plus vivement cette privation , il est doux pour les habitans
de la ville de Paris , d'avoir reçu une nouvelle marque
de l'affection de notre souverain , par le retour dans cette
grande cité , de sa compagne chérie. La présence de notre
auguste Impératrice sera dans tous les temps , pour les
Français , un présage de bonheur et une source de consolation.
>>
S. A. S. a ensuite déposé sur le bureau les pièces qu'il devoit
communiquer , et dont lecture a été faite dans l'ordre suivant :
De notre camp impérial de Varsovie , le 29 janvier 1807 .
NAPOLÉON , Empereur des Français , Roi d'Italie , Nous
ayons décrété et décrétons ce qui suit :
Le sénat se réunira le 17 du mois de février prochain , dans
le lieu ordinaire de ses assemblées , sous la présidence de notre
cousin l'archichancelier de l'Empire . Signé NAPOLÉON.
SÉNATEURS,
>> Nous avons ordonné à notre ministre des relations exté-
>> rieures de vous communiquer les traités que nous avons
>> faits avec le roi de Saxe et avec les différens princes souve-
>> rains de cette maison.
>> La nation saxonne avoit perdu son indépendance le 14
>> octobre 1756 ; elle l'a recouvrée le 14 octobre 1806. Après
>> cinquante années , la Saxe garantie par le traité de Posen ,
>> a cessé d'être province prussienne.
:
378 MERCURE DE FRANCE ,
>> Le duc de Saxe-Weimar, sans déclaration préalable , a
>> embrassé la cause de nos ennemis. Son sort devoit servir de
>> règle aux petits princes qui , sans être liés par des lois fon-
>> damentales , se mêlent des querelles des grandes nations ;
>>> mais nous avons cédé au desir de voir notre réconciliation
>> avec la maison de Saxe entière et sans mélange.
>>Le prince de Saxe-Cobourg est mort. Son fils se trouvant
>> dans le camp de nos ennemis , nous avons fait mettre le
>> séquestre sur sa principauté.
>> Nous avons aussi ordonné que le rapportde notre ministre
>> des relations extérieures , sur les dangers de la Porte otto-
>> mane , fût mis sous vos yeux. Témoin , dès les premiers
>> temps de notre jeunesse , de tous les maux que produit la
>> guerre , notre bonheur, notre gloire , notre ambition, nous
>> les avons placés dans les conquêtes et les travaux de la paix.
>> Mais la force des circonstances dans lesquelles nous nous
>> trouvons , mérite notre principale sollicitude. Il a fallu
>>quinze ans de victoires pour donner à la France des équi-
>> valens de ce partage de la Pologne , qu'une seule campagne,
>> faite en 1778 , auroit empêché.
>>Eh! qui pourroit calculer la durée des guerres , le
>> nombre de campagnes qu'il faudroit faire un jour pour
> réparer les malheurs qui résulteroient de la perte de l'Em-
>> pire de Constantinople , si l'amour d'un lâche repos et des
>> délices de la grande ville l'emportoit sur les conseils d'une
>> sage prévoyance ? Nous laisserions à nos neveux un long
>>héritage de guerres et de malheurs. La tiare grecque , rele-
» vée et triomphante depuis la Baltique jusqu'à la Méditerra-
>> nee , on verroit de nos jours nos provinces attaquées par
>> une nuée de fanatiques et de barbares : et si dans cette lutte
>> trop tardive l'Europe civilisée venoit à périr , notre cou-
>>pable indifférence exciteroit justement les plaintes de la
>>postérité , et seroit un titre d'opprobre dans l'histoire.
>> L'empereur de Perse , tourmenté dans l'intérieur de ses
>> Etats , comme le fut pendant plus de 60 ans la Pologne ,
>>comme l'est depuis 20 ans la Turquie , par la politique du
>> cabinet de Pétersbourg , est animé des mêmes sentimens que
>> la Porte , a pris les mêmes résolutions , et marche en per-
>> sonne sur le Caucase pour défendre ses frontières.
» Mais déjà l'ambition de nos ennemis a été confondue ,
>> leur armée a été défaite à Pultusk et à Golymin , et leurs
>> bataillons épouvantés fuient au loin à l'aspect de nos aigles.
>> Dans de pareilles positions , la paix , pour être sûre pour
>> nous , doit garantir l'indépendance entière de ces deux
>> grands empires. Et si par l'injustice et l'ambition démesurée
» de nos ennemis , la guerre doit se continuer encore , nos
>> peuples se montreront constamment dignes par leur énerFEVRIER
1807 . 79
>> gie , par leur amour pour notre personne ,des hautes des-
>> tinées qui couronneront tous nos travaux; et alors seule-
>> ment une paix stable et longue fera succéder pour nos
>> peuples , à ces jours de gloire , des jours heureux et pai-
>> sibles.
>> Donné en notre camp impérial de Varsovie , le 29 jan-
>> vier 1807. Signé NAPOLÉON.
(Suit la teneur des deux traités conclus à Posen , l'un
avec S. M. le roi de Saxe , et l'autre avec les différentes
branches de la maison de Saxe. Nous les avons déjà fait
connoître. )
A Rapport du ministre des relations extérieures.
SIRE ,
La Russie cesse de dissimuler. Elle a jeté le masque dont
elle avoit jusqu'à présent essayé de se couvrir. Ses troupes sont
entrées en Moldavie ( le 23 novembre ) et en Valachie ( dans
les premiers jours de décembre ). Elles ont assiégé les forteresses
de Chóczim et de Bender ( du 23 au 28 novembre ). Les
garnisons peu nombreuses , attaquées à l'improviste , et lorsqu'elles
se confioient en la foi des traités , ont dû céder à la
supériorité du nombre , et les deux forteresses ont été occupées
par les Russes.
Tout ce qui est sacré parmi les hommes a été foulé aux
pieds. Le sang humain couloit , pendant que l'envoyé de
Russie , dont la présence seule devoit être la preuve et le
garant de la continuation de l'état de paix , étoit encore à
Constantinople , et ne cessoit d'y donner des assurances de
l'amitié de son souverain pour Ša Hautesse. La Porte n'a su
qu'elle étoit attaquée , ellen'a apprisque ses provinces étoient
envahies , que par le manifeste du général Michelson , que
j'ai l'honneur de mettre sous les yeux de V. M.; et , ce qui
est aussi révoltant que bizarre , au moment où la Porte recevoit
ce manifeste , l'envoyé de Russie , protestant qu'il n'avoit
reçu aucune instruction de sa cour , et qu'il ne croyoit pas à
la guerre , paroissoit désavouer les proclamations des généraux,
et révoquer en doute l'entrée des armées russes sur le territoire
ottoman .
A quel sort l'Europe seroit-elle réservée , si ses destins
pouvoient dépendre des caprices d'un cabinet qui change
sans cesse , que différentes factions divisent , et qui , ne suivant
que ses passions , semble ou ignorer ou méconnoître les sentimens
, les procédés , les devoirs qui entretiennent la civilisation
parmi les hommes ?
La Porte-Ottomane avoit depuis long-temps la certitude
qu'elle étoit trahie par le prince Ipsilanti , hospodar de
Valachie. Le prince Moruzzi, hospodar de Moldavie , ne lui
380 MERCURE DE FRANCE ,
inspiroit plus une entière confiance. Usant de son droit incontestable
de souveraineté , elle les déposa l'un et l'autre , et les
remplaça par les princes Şuzzo et Callimachi. Cette mesure
déplut à la Russie. Son envoyé déclara ( le 29 septembre )
qu'il quitteroit Constantinople , si les hospodars destitués
n'étoient pas rétablis.Acette époque , une inconcevable guerre
paroissoit sur le point d'éclater entre la France et la Prusse.
Etonnée de voir en mésintelligence les deux puissances les
plus intéressées à sa conservation , la Porte sentit quel avantage
leur désunion donneroit à son ennemi naturel. Un amiral
anglais parut ( le 12 octobre ) avec une escadre , et signifia
que l'Angleterre feroit cause commune avec les Russes , si
les anciens hospodars n'étoient pas rétablis. La Porte céda
à la nécessité , et conjura l'orage dont elle étoit menacée , en
remettant en place (le 15 octobre) les hospodars qu'elle venoit
dedéclarer traîtres , et en déposant les hommes de son choix,
La Russie devoit être satisfaite : l'Angleterre le fut au-delà
de ses espérances. La Porte avoit cru et dû croire que , pour
prix de sa condescendance , elle conserveroit la paix qu'elle
avoit si chèrement , si douloureusement achetée. Mais la
nouvelle de la guerre déclarée par la Prusse , et des premières
hostilités commises , ne tarda point à arriver à Saint-Pétersbourg
( vers le 25 ou 26 octobre. ) La cour de Russie s'applaudit
intérieurement d'une guerre qui mettoit aux prises
deux alliés contre lesquels elle nourrissoit en secret un égal
ressentiment , deux puissances qui devoient être constamment
d'accord pour s'opposer à ses projets contre l'Empire ottoman.
Dès-lors elle ne garda plus aucune mesure. Elle expédia au
général Michelson l'ordre d'entrer en Moldavie , et dévora en
espérance une proie qu'elle convoitoit depuis tant d'années ,
et que l'union de la France et de la Prusse l'avoit jusque-là
forcée de respecter. Heureusement pour la Turquie , la guerre
de la Prusse n'a duré qu'un moment; et l'armée française
arrivant sur la Vistule , lorsque les troupes russes se concentroient
sur le Dniester, les a forcées de rétrograder et d'accourir
pour défendre leurs frontières menacées. La Porte-
Ottomane a senti son espoir renaître ; elle a sondé dans toute
sa profondeur l'abyme que sa condescendance avoit creusé
sous ses pas ; elle a reconnu qu'un miracle l'avoit sauvée , et
toute la Turquie a couru aux armes , pour être désormais
l'inséparable alliée de la France , sans le secours de laquelle
elle étoit en danger de périr. Le 29 décembre , l'ambassadeur russe a quitté Constantinople
avec toutes les personnes attachées à sa légation , avec
tous les négocians russes , et même avec les négocians grecs
qui étoient à Constantinople sous la protection de la Russie.
Tous ont été respectés , tous ont pu se retirer librement ,
FEVRIER 1807 . 381
tandis que les Russes emmenoient prisonnier en Russie lë
consul de V. M. à Yassi , quoiqu'ils lui eussent donné des
passeports pour se retirer par l'Autriche.
Le 30, la déclaration de guerre de la Porte a été proclamée
àConstantinople. Les marques du commandement suprême ,
l'épée et la pelisse ont été envoyées au grand-visir. Le cri de
guerre a retenti de toutes les mosquées. Tous les Ottomans se
sont montrés unanimement convaincus que la voie des armes
est la seule qui leur reste pour préservér leur empire de
l'ambition de ses ennemis.
Peu de nations ont mis dans la poursuite de leurs dessein's
autant d'artifice et de constance que la Russie. La ruse et la
violence qu'elle a tour-a-tour employées pendant 60 anis
contre la Pologne , sont encore les armes dont elle se sert
contre l'Empire ottoman. Abusant de l'influence que depuis
les dernières guerres elle avoit acquise sur la Moldavie et la
Valachie , elle a , du sein de ces provinces , soufflé partout
l'esprit de sédition et de révolte. Elle a encouragé les Ser
viens rebelles à la Porte. Elle leur a fait passer des armes ,
elle leur a envoyé des officiers pour les diriger. Profitant du
naturel sauvage des Monténégrins et de leur penchant à la
rapine , elle les a soulevés et armés . Elle. a pareillement , et
pour ses futurs desseins , armé secrètement la Morée , après
P'avoir effrayée de dangers imaginaires dont elle avoit adroitement
semé le bruit. Elle a enfin , sous les prétextes les plus
frivoles , continué d'occuper Corfou et les autres îles de la
mer Ionienne , dont elle avoit elle-même reconnu l'indépendance.
L'exécution de ses projets étant ainsi préparée par tous
les moyens que l'artifice et l'intrigue pouvoient lui fournir ,
elle asaisi habilement l'occasion que fui offroit la guerre de
la France et de la Prusse , et marché ouvertement à son but
avec cette violence qui ne connoît aucun droit ou n'en respecte
aucun.
Des circonstances aussi graves m'obligent de rappeler à
V. M. la conduite que tint l'ancien gouvernement de France ,
à une époque à laquelle il faut remonter pour trouver la
cause des événemens actuels. De toutes les fautes de ce gouvernement
, la plus impardonnable , parce qu'elle a été la
plus funeste , fut de souffrir , comme il le fit , avec une inconcevable
imprévoyance , le premier partage de la Pologne ,
qu'il auroit pu si facilement empêcher. Sans ce premier
partage , les deux autres n'auroient pu s'effectuer , et n'auroient
pas même été tentés à l'époque où ils furent faits. Lå
Pologne existeroit encore. Sa disparition n'auroit pas laissé
un vide , et l'Europe auroit évité les secoussés et les agitations
qui l'ont tourmentée sans relâche depuis dix ans.
Le cabinet de Versailles aggrava encore cette faute en lais
J
382 MERCURE DE FRANCE ,
sant laPorte-Ottomane seule aux prises avec les Russes , et
forcée aux plus douloureux sacrifices , quand il pouvoit les lui
épargner, quand il lui étoitsi facile de la secourir, soit en 1783,
après la paix qu'il venoit de faire , soit cinq ans plus tard, lorsque
commença cette guerre qui fut terminée par la déplorable
paix de 1791. Cet oubli des intérêts de la France et de
l'Europe entière auroit encore aujourd'hui pour l'une et
l'autre des conséquences nouvelles et bien plus funestes , sĩ
V. M. ne les avoit pas rendues impossibles.
Mais V. M. a tout fait pour que ses ennemis desirent la paix,
et elle a tout fait encore pour la rendre facile. Car on ne peut
pas supposer que la Russie s'aveugle elle-même au point de
renoncer àtous les bienfaits de la paix , en refusant de prendre
le seul engagement que V. M. veuille exiger d'elle , celui de
s'abstenir désormais des entreprises qu'elle a faites depuis
trente ans , et qu'elle poursuit ou renouvelle en ce moment
sur les Etats qui l'avoisinent au Midi , et de reconnoître l'indépendance
et l'intégrité de l'Empire ottoman , qui importent
si essentiellement à la politique de la France et au repos du
monde.
Varsovie , le 28 janvier 1807.
er
26
Signé CH. MAUR. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Nº. Ir.-Traduction de la copie d'une lettre adressée en
turc , aux autorités constituees ottomanes , par le général
russe.
Après avoir rempli les devoirs de l'amitié , et offert mes voeux au
très-vertueux, très- élevé ordonnateur , le cadi-effendi , à l'ayan et aux
autres notables et hommes d'affaires , je leur expose amicalement ce qui
suit:
pro-
Acompterde la date du traité de paix conclu entre la cour de Russie
et la Sublime-Porte ottomane , la première observant avec une extrême
exactitude les nombreuses stipulations dudit traité, lors de l'invasion
de l'Egypte par les Français , et antérieurement encore quand ils s'emparèrentdes
Sept Isles et des pays sis sur la côte d'Albanie dans le golfe
Adriatique, toutes possessions de la république de Venise ; la cour de
Russie , dis- je , bien loin de vouloir , auxdites époques , se prévaloir de
l'état de guerre et d'embarras où se trouvoit la Sublime-Porte, pour en
faire son profit , ne songea qu'à contracter alliance avec elle , à lui dønner
secours en troupes et en forces navales, pour l'aider à renvoyer et à
-éloignerrolleess Français de son,voisinage et enfin elle parvint à lui pr
curer la reprise desdites îles et places. La même cour de Russie n'attendit
pas l'expiration du terme de son alliance avec la Sublime-Porte ,
mais elle s'empressa de la renouveler. Ce nouveau traité porte que les
amis et les ennemis de l'une des deux puissances contractantes seront
considérés comme les amis et les ennemis de l'autre , qu'au besoinelles
se secourroient mutuellement , et qu'elles ne concluroient ni trève ni
paix que de concert et d'un commun consentement. Cependant, en dépit
de cette alliance , la Sublime-Porte violant les actes les plus sacrés , et
se laissant entraîner par l'impulsion astucieuse des Français , s'est permis
envers la courde Russie des infractions de toute espèce, et l'oubli.completdes
égards et des procédés.
FEVRIER 1807 . 383
Mais quoique d'après une semblable conduite , S. M. l'empereur de
Russie , mon auguste maître , eût été en droit de la regarder comme
son enremie, par l'effet néanmoins du desir qu'auroit sadite majesté de
conserver la paix et la bonne inteligence qui subsistent entre les deux
empires , elle se persuadoit que l'altération survenue dans les dispositions
de la Sublime Porte , n'étoit pas le fait et l'ouvrage de la partialité pour
les Français , de certains individus parmi les membres du ministère
Ottoman; et dans cette pensée , elle avoit fait parvenir à sa hautesse l'auguste
sultan Sélim , toutes les insinuations possibles pour que la Sublime-
Porte fût invitée et engagée à revenir et à s'écarter de sa manière d'agir
nouvellement adoptée , qui contrarioit également et l'ancienne amitié et
sonpropre intérêt politique ; mais ceux qui , dans le ministère actuel ,
ont laparole, étant portés d'inclination et affectionnés pour Bonaparte ,
les exhortations de mon souverain n'ont fait aucune impression,
Cepremier moyen ayant été infructueux , etne restant plusdde doute
que lebut apparent de Bonaparte ne soit d'introduire une armée fran.
çaisedans le sein de la Romélie , en promettant à sa hautesse l'auguste
2 sultan Selim de la seconder dans son projet de suppression de l'ancien;
corps des janissaires , et de réduction à l'obéissance de tout Musulman
qui s'opposeroit au maintien du nizani djedid ( nouvel ordre des choses )
n'étant pas moins évident que la véritable intention du même Bonaparte
est de se rendre maître de l'Empire ottoman demeuré sans défense , et
de se faire aussi Empereur d'Orient ; dans cette combinaison de circonstances
, S. M. l'empereur de Russie se voit contraint d'user définitivement
de l'unique ressource qui reste à sa disposition , pour soustraire sa
hautesse à la prépondérance de la partie de ses ministres dévouée à Bonaparte;
pour préserver la cour et les Etats de ce sultan , du danger de
devenir la proie de l'ambition demesurée de Bon parte , et pour acquérir
enfin la possibilité de faire concevoir à la Sublime-Porte la nécessité où
elle est de se tenir en alliance avec les cours de Russie et d'Anglete: re.
Enconséquence, sadite majesté fait savoir qu'elle a distrait de ses armées
impériales une division qui entre dans les provinces de Moldavie et de
Valachie; qu'après qu'il aura été pourvu , suivant les règles de la guerre,
aux besoins et aux mesures de sûreté militaire de ladite division envers
son général , tant pour la tranquil ité des troupes que pour celle du pays,
il n'y sera commis aucun acte hostile , ni aucune espèce de violence ; et
que si sa hautesse destitue ceux de ses agens en place qui , pour être partisans
des Français, la stimulent à enfreindre ses engagemens envers la
cour de Russie ; si la permission stipulée dans le dernier traité d'alliance ,
en faveur des vaisseaux de la couronne de Russie , de traverser le canal de
Constantinople pour le transport des munitions de guerre dans le golfe
de Venise, et le libre transit pour l'allée et la venue leur sont accordés;
sipour faire évacuer les lieux pris par les Français ou qu'ils pourroient
prendre à l'avenir, sa hautesse fait , de concert avec nous , tous, ses efforts
tendant à les chasser de la Dalmatie, sadite majesté fera rentrer ses
troupes dans ses limites: elle le promet, et y engage sa parole impériale .
D'après cette explication amicale et ce qu'exigent les instructions et
ordres qui nous ont été donnés par S. M. I. , tant que de votre part il
n'émanera aucun acte contraire à l'amitié , tant que yotre auguste empereur
ne se montrera point éloigné de redresser les griefs qu'il a commis
ànotre égard et démarches contre tous nos ennemis , et qu'il nepréférera
pas de faire la guerre aux Russes , je promets et déclare hautement que
nulle hostilité n'aura lieu de la part des troupes impériales sous mes
ordres dans le district qui vous est soumis.
Au surplus,l'énumération des autres plaintes que nous avons à porter
seroit trop longue. Abstraction faite decelles que nous négligeons de détailler
ici , il a été mis des entraves à notre commec ; ce qui est COR384
MERCURE DE FRANCE ,
traireaux règlemens convenus. Les sujets de laRussie ont éprouve dans
tout l'Enipire ottoman, de la part des employés, toutes sortes de vexations,
Leurs marchandises ont été surchargées de droits onéreux. On a donné
des interprétations forcées aux articles les plus clairs des traités . Il a été
imaginé et inventé des moyens inouis et opposés à nos conventions contre
nos drogmans barataires . Les conditions insérées dans l'acte spécialement
relatifà la république des Sept-Isles et aux pays sis sur la côtede l'Albanie
ex-vénitienne , n'ont obtenu aucune exécution. Le pacha d'Yanina s'est
conduit contrairement aux traités . Il n'a cessé de deployer sa désobéissance
aux ordres et commandemens de la Porte , et sa partialité prononcée.
Le district de Buthrinto n'a jamais été évacué.
Toutes ces plaintes étant fondées sur notre récent traité d'alliance ,
la Sublime Porte est évidemment obligée d'y faire droit pour confirmer
la paix . La Russie , de son côté , ne desirant que l'amitié, la sûre.é et le
repos des deux Empires , tout pourroit être rétabl sur le même pied
qu'auparavant , moyennant ce qui a été dit plus haut.
Le 20 novembre, l'an de l'ère chrétienne 1806,
Votre ami ,
Legénéral MICHELSON , commandant les troupes impériales
destinées pour ces contrées.
-
N°. II. Traduction de la copie d'une lettre adressée , en
turc , à Moustapha Baïraktar , par le gén ral russe. -
N° . III . Copie d'une lettre écrite par M. d Italinsky , envoyé
deRussic près la Porte-Ottomane , à M. Hautzeri , drogman
de la Porte. Nº. IV. Copie d'une lettre écrite par
M. Fonton , drogman de la légation russe , à M. Hautzeri
, drogman de la Porte. N°. V. Copie de la
traduction de la lettre de M. Rodophinikin , à S. Exc.
M. l'envoyé de Russie,jointe à la lettre écriteparM. Fonton,
drogman de la légation russe , à M. Hautzeri , drogman de
laPorte.-N° . VI. Copie d'une lettre ecrite par M. Arbuthnot,
ambassadeur d'Angleterre , près la Sublime-Porte , à
M. Hautzeri , drogman de la Porte ( Le défaut d'espace ne
nous permet pas de donner le texte de ces pièces diplomatiques.
)
DU MARDI 17 .
تس
FONDS PUBLICS .
С р. о/о с. J. du 22 sept. 1806, 7 ° f goc Soc. 750.
700 650 750 700 65с. бос оос оос. 000 000 oCooc oof of ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 75c ooc doc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f5oc j . du 1er janv. ooc ooouf. ooc
DU MERCREDI 18. — Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f. 6oc 40€ 50€
A
400 500 55c 60c . ooc oocooc occ. ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f ooc. oof. ooc ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. cooofo cj . du er janv. oocoooof ooef
DU JEUDI 19. -Cp. oo c. J. du 22 sept . 1806. 76f 75fgoc 85c goc 76f
ooc occ oof ooc ooc ooc ooc OOC 000 осоосоос оо оос оос COC 000 !
1 Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 400 oof. goc one one oofooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f. ooc cof. ooc j. du 1er janv . oooof ooc
DU VENDREDI 20.-Cp. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 75f goc 76f 76f
5c 10c 76f 5c 76f 75f goc 76f 000 000 000 000 00c oof ooe oog
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.73f 40 000. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 000 00oof j. du 1erjanv.
(N°. CCXCHI. )
1
(SAMEDI 28 FÉVRIER 1807. )
MERCURE
DEPT
DELA
SER
DEFRANCE.
POÉSIE.
5.
FRAGMENT
Du poëme de LA NATURE.
N. B. Le poète peint un vieillard vertueux , habitant la
campagne :
* AINSI, d'un champ fertile exerçant la culture,
Aux sources du bonheur plongé dans la Nature ,
Il ne soupçonne pas le plus vil de nos maux ,
L'ennui : son bonheur pur naît du sein des travaux;
Ses longs jours , écoulés loin du Dieu d'Epidaure ,
Semblent braver les maux que déchaîna Pandore .
S'il en connut jamais ce fut par la pitié.
Mais, que ne chartnent point l'amour et l'amitié ?
L'amitié sans langueur , l'amour sans jalousie,
Semèrent tour-à-tour des roses sur sa vie .
Son automne ressemble à nos plus doux printemps .
Adoré de ses fils , leur riante je nesse
Est l'honneur de ses jours , l'appui de sa vieillesse.
Quand sa dernière autore enfin bril'e à ses yeux ,
Couronné de sa race , il va chez ses aïeux :
Ala terre échappé, sa s'péiné il y retombe ,
Et loinde son berceau n'égare point sa, tombe
i
I
!
i
вь
386 MERCURE DE FRANCE ,
Tel est, dompté par l'âge , un chêne aimé des Dieux,
Que jamais n'ont flétri les vents contagieux.
Il vieillit , mais du Temps la faulx inévitable
Ne frappe qu'à regret sa tête vénérable .
Ses rameaux bienfaisans , même dans leurs débris ,
Au temple de la Paix serviront de lambris ;
Caressé des Zéphyrs , respecté des tempêtes ,
Citoyendes hameaux , il protégeoit lens fêtes.
Jamais il n'a prêté d'asiles aux forfaits ;
Il n'est plus , mais il vit encor dins ses bienfaits.
Il n'a point profanéses ombres ingénues
Autour de ces palais , fiers de tant d'avenues :
La colombe y vola sans crainte du vautour ;
Le myrte des amans se p'aisoit à l'entour ;
Les Nymphes , les pasteurs ont gémi de sa perte;
La forêt qui le plaint semble veuve et déserte ;
Le tronc qui reste à peine est encore immortel ,
Jadis cher à Palès, il en devient l'autel;
Et le voyageur même , instruit de sa disgrace ,
Du lieu qu'il ombrageoit révère encor l'espace.
Voilà donc tes destins , ô vieillard fortuné !
Mais tel n'est point le sort d'un tyran couronné :
Il meurt , et sa mémoire expire et s'évapore
Avec le fol encens du flatteur qui l'adore;
Et , même de sa cour en mourant exilé ,
Il s'ouvre loin du trône un tombeau reculé.
La terre le dévore , et n'est plus son empire .
Ainsi du sein des mers disparoît un navire :
La Dryade , en pleurant , vit cet audacieux
Fuir l'asile ombragé des sapins ses aïeux ;
Impatient , il vole , il dédaigne la terre;
Un Dieu même en ses flanes déposa son tonnerre
Il entraîne avec Ini les mortels égarés
Vers les sources de l'or , dontils sont altérés.
Souveraine des airs , sa voile triomphante
Lear promit les trésors que le Potose enfante ;
Il rouloit sur les mers , coloss impérieux ;
Son corps pressoit l'abyme , et sa tès les cieux.
Mais quand , au jour fatal, les noires destinées
Enveloppent ses mats , ses voiles consternées ,
Qu'en vain il lutte encor sur un gou.fre orageux ,
Où déjà le naufrage ouvre son sein hideux ,
Ni les voeux, ni les cris de ces pâles victimes,
FEVRIER 1807 . = 381
1
Dans leur tombe flottante implorant les abymes ,
Ni les trésors de l'Inde , en son sein renfermés ,
Ni les foudres des Dieux, dont ses ſlancs sont armés;
Rien n'a pu l'arracher au gouffre qui l'embrasse ,
Et l'onde inexorable en absorbe la trace :
Àpeine un vildébris, rejetépar les mers ,
Redira son naufrage à de lointains déserts.
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
:
LE TEMPS ET L'AMITIÉ ,
FABLE.
Le Temps , ce vieillard inflexible ,
Par qui tout est détruit et tout est remplacé,
Qui glace tous les coeurs et porte un coeur glacé ,
Le Temps un jour parut sensible ;
Il venoit d'immoler l'Amour ,
Pour la première fois il pleura sa victime.
Pour calmer ses regrets , pour expier son crime ,
Il va trouver l'Estime , il s'arrête à sa cour.
Bientôt l'Amitié voit le jour ,
Fille du Temps et de l'Estime.
La Terre, avec transport, l'accueille et 'ui sourit;
Sonpère est déjà loin. Sous les yeux de sa mère
L'Amitié croît et s'embellit;
La Confiance la nourrit,,
La Vertu la dirige et la Raison l'éclaire;
Entre leurs sages mains , l'Amitié chaque jour
Acquiert une grace nouvelle;
Elle devient plus vive , et plus tentre et plus belle ;
Elle feroit oublier l'Amour ,
Si l'on ne retrouvoit sa ressemblance en elle.
Cependant le Temps vole , et , sourd à tous les cris,
Moissonnant sans pité les Plaisirs , la Jeunesse ,
Sur nos momens heureux glissant avec vitesse,
Il poursuit sa carrière au milieu des débris.
Fuyez, jeunes beautés , évitez sa présence ;
On ne l'affronte pas en vain ....
Paisible , et de son père ignorant la puissance ,
L'innocente Amitié s'offre sur son chemin ;
Déjà le coup fatal al'oit frapper sa tête ....
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Le Temps la reconnoît.... il s'étonne , il s'arrête....
Et sa faulx tombe de sa main.
« Rassure-toi , fille charniante ,
» Dit-il , va , ne crains rien de l'auteur de tes jours ;
>> Qu'un autre à mon aspect frémisse d'épouvante :
» De mes sévères lois tout doit subir le cours ;
>> Mais toi , dont la candeur me désarme et m'enchante ,
» Toi qui trouves ta gloire à demeurer constante ....
» Je te respecterai toujours . »
D. B .... r.
ÉPIGRAMME.
ZULNY, Muse ennuyeuse et fade ,
Jamais comme Sapho n'eût péri dans les mers ,
Et Phaon eût lui seul fait le saut de Leucade
Pour ne plus entendre ses vers .
M. LE BRUN , de l'Académie Française.
LA DROITE ET LA GAUCHE ,
ÉPIGRAMME.
MONSIEUR LOURDAT , beaunois des plus ignares ,
Convoitoit à tout prix le titre d'avocat ,
Rien que le titre.... ( On sait que cet état ,
Pour être bien rempli , veut des talens bien rares. )
Quelqu'un lui dit : « A Reims va-t-en tout droit.
>> Va ; sur la grande place est une double école :
➡ A gauche on est reçu médecin sur parole;
>> A droite , en un clin d'oeil , on est docteur en droit .>>>
Lourdat part .... et revient muni de son diplôme.
« O mes amis ! j'ai rempli mon dessein ,
>> Et j'avois eu grand tort de m'en faire un fantôme :
>> Moyennant cent écus , versés dans un bassin,
>> Comme enfant de Cujas à droite on vous embauche ;
>> Mais , par hasard , si vous donniez à gauche ,
>> Vous vous trouveriez médecin. »
M. DE PIIS.
FEVRIER 1807 . 389
NE T'Y FIE PAS.
Il n'aime point la flatterie
Mon cher ami Jean de Beauvais :
A qui veut l'entendre il le crie ,
Et si haut qu'on le croiroit ; mais
Critiquez , lorsqu'il vous en prie ,
La prose ou les vers qu'il a faits ,
Il va vous quitter en furie ,
Et ne vous reverra jamais .
Il n'aime point la flatterie
Mon cher ami Jean de Beauvais .
M. PONS ( de Verdun. )
ÉPIGRAMME.
HIER Florise , à la fringante allure ,
Al'oeil coquet , au folâtre maintien ,
Sur une boîte étaloit la peinture
De son milord , honnête citoyen ,
Dont par tendresse elle engloutit le bien.
« Confiez-moi , lui dis-je , cette figure
>> Pour un seul jour. » « Je m'en garderois bien. »
« Eh ! pourquoi donc, s'il vous plaît, ce scrupule ?>>>
« Pourquoi , monsieur ? j'ai besoin d'un maintien ,
» Et ce portrait me sert de ridicule .>>>
M. DUPUY - DES - ISLETS .
ÉPITAPHE DU CAPRICE.
Sous ce tombeau git le Caprice ,
Enfant débile , être factice ;
Il eut un faux air de l'Amour .
Les femmes aimoient sa figure.
Né d'un rien , il vécut un jour ;
Il est mort.... d'une égratignure.
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
Je su's gris , vert , blanc , rouge, enfinde cent couleurs ;
L'on me voit au village , ainsi que dans la ville.
Peu grand et très-utile,
Je passe fort souvent dans les mains des tailleurs
Mais , par un changement et bizarre et nouveau ,
Je deviens tout d'un coup jumeau .
Par une autre métamorphose ,
Mon sein produit des fleurs , et la poire et la rose.
LOGOGRIPHE.
TANTÔT long , tantôt court, je te rends , cher lecteur ,
Plus de vingt fois par an, curieux et rêveur.
Dix pieds forment mon tout . Fais- tu mon analyse?
Je t'offre un des attraits de la charmante Lise ;
Ce que l'art inventa pour mesurer le temps;
Ce qui du jour passé rappelle les instans ;
Aux Francs -Maçons, aux fous la retraite propice ;
Le prix de la victoire ; un frein à l'injustice ;
Un habitant des airs ; un citoyen des eaux ;
Une rivière ; un fruit ; le plus pur des métaux ;
Les deux extrémités de ce vaste univers ;
Une fête bruyante, objet de tant de vers ,
Où le vin et l'amour décernent la couronne ;
Le titre précieux qui place sur le trône;
Ce que maint animal déchire avec sa griffe....
C'est richement , lecteur, rimer à logogriphe .
CHARADE.
Ou vert , ou sec , on mange mon premier ;
Sec ou mouillé se mange mon dernier ;
Ou frais , ou sec , se mange mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Fauteuil.
Celui du Logogriphe est Canif, où l'on trouve naif, Cain, if, fi,fin
Celui de la Charade est Maison. 4
FEVRIER 1807 . 39
Quelques Réflexions sur les Sciences et les Lettres, à l'occasion
d'un Discours sur l'Accord des Sciences et des
Lettres , et sur les Motifs qui concourent à unir ceux qui
les cultivent , lu le 6 décembre 1806 , à la rentrée solennelle
de l'Académie des Sciences , Belles- Lettres et Arts de
Besançon; par M. Génisset , professeur au Lycée Impérial
de cette ville, membre de l'Académie.
AVANT
1
VANT de rien dire sur les sciences et sur les lettres , il faudroit
fixer exactement ce qu'on doit entendre par ces deux
mots ainsi comparés entre eux. S'il est des sciences qui , par
leur objet autant que par les qualités qu'elles supposent dans
ceux qui les cultivent , n'ont aucun rapport avec les lettres , il
y a aussi des ouvrages sur plusieurs parties des connoissances
humaines , également appelées sciences , qui appartiennent de
droit à la littérature , en prenant ce mot dans sa véritable
acception : tels sont, par exemple, les livres sur la théorie du
gouvernement et des lois. En effet , les principes sur lesquels
ils reposent ne peuvent avoir été puisés que dans une étude
approfondie des moeurs et de l'histoire des peuples , dans un
commerce assidu avec les écrivains anciens et modernes ; et
de plus , ces principes ne répandroient aucune lumière , n'entraîneroient
aucune conviction, s'ils n'étoient développés dans
un style clair, méthodique , précis sans sécheresse, et orné sans
affectation; en un mot, formé par la lecture raisonnée des
modèles , et perfectionné par de longs exercices, Aussi les
grands écrivains politiques, tels que Platon, Aristote, Machiavel
et Montesquieu , ont-ils toujours été comptés parmi les
hommes qui ont le plus honoré les lettres. En continuant cet
examen , on se convaincra que toutes les sciences morales sont
liées à la littérature par tant de rapports, qu'elles ne sauroient
en être séparées. Ainsi , toutes les fois qu'on veut comparer les
lettres aux sciences , on ne sauroit comprendre , sous cette
dernière dénominaion, que les corps de doctrine qui ont
pour objet la nature physique , ou les notions abstraites qui
en dérivent : telles sont les mathématiques , l'astronomie, la
chimie, etc. Celui qui cultive ces sciences peut trouver sans
doute un délassement utile dans l'étude de la littérature. Il
peut apprendre d'elle à les présenter sous des formes plus
agréables , et à orner l'instruction de quelques fleurs ; mais
4
392 MERCURE DE FRANCE ,
i
1
elles n'ont avec les belles- lettres aucun rapport direct et
nécessaire .
Aqui des lettres ou des sciences est dû le plus haut degré
d'estime ?C'est une question qui a été agitée plus d'une fois,
etqui est encore indécise. C'est qu'en effet il n'y a aucun juge
compétent pour la résoudre , et que tous les arrêts qu'on
pourra rendre à cet égard ne prouveront jamais autre chose
que le goût particulier et la manière de sentir de ceux qui
les auront prononcés. Tout ce qu'on peut établir d'après l'expérience
, c'est que les chefs-d'oeuvre littéraires ne sont pas
moins rares que les grandes découvertes dans les sciences ; c'est
que les Homère , les Virgile , les Racine , les Corneille ne sont
pas en plus grand nombre que les Archimède , les Descartes ,
les Leibnitz et les Newton. La grande influence que les savans
ont obtenue pendant quelques années , soit dans la société ,
soit principalement sur l'éducation, au préjudice des belleslettres
, ne sauroit donc être justifiée par de bonnes raisons.
C'est à ce sujet que je hasarderai ici quelques réflexions .
D'Alembert , moins aveugle dans sa prédilection pour les
sciences exactes que bien de savans d'aujourd'hui , a dit
quelque part que celui à qui l'on donneroit à opter entre la
gloire d'un grand poète et celle d'un grand géomètre , et qui
se décideroit sur-le-champ, se montreroít, par cela même ,
peu digne d'avoir à faire un pareil choix. Cet arrêt , quoique
fort modéré , ne paroît pas juste : il est probable que bien du
monde seroit d'abord séduit par la gloire brillante du poète ,
et l'on pourroit même alléguer des raisons fort plausibles
pour justifier cette préférence.
N'est-ce pas , en effet , un avantage réel pour le grand
poète d'être senti et apprécié par tous ceux qui portent un
coeur susceptible d'émotions , tandis que le savant , parlant
une langue qui n'est intelligible que pour un petit nombre
d'initiés , n'est admiré que sur parole par le commun des
hommes ? N'est-ce pas un privilége qui n'appartient qu'aux
grands écrivains , de n'avoir rien à redouter du temps , et
d'arriver à la postérité avec toute leur gloire ? Homère n'a
point été détrôné par Virgile , et Virgile n'a rien à craindre
de la renommée de Milton cu du Tasse. Il n'en est pas ainsi
des savans. Toute la mécanique d'Archimède , si justement
admirée dans l'antiquité , se trouve aujourd'hui comme perdue
dans la multitude de découvertes que cette science a
faites depuis ce grand homme. Newton a presque effacé
Descartes. On voit les théories les plus accréditées pendant
un temps , s'écrouler devant des idées nouvelles. Les tourbillons
ont fait place à la gravitation universelle ; et, bien
1
FEVRIER 1807 . 393
que ce dernier système paroisse appuyé sur des faits incontestables
, et que , pour la première fois , il ait fait voir une
théorie claire et simple , en harmonie parfaite avec toutes
les observations connues , peut - on affirmer qu'il restera
constamment inattaquable , et qu'une découverte nouvelle
n'y fera pas remarquer tout-à-coup quelqu'imperfection ?
Pour former un système complet et à jamais incontestable
sur les ressorts secrets de l'univers physique , il faudroit l'apercevoir
sous toutes ses faces : à peine nous est-il donné d'en
découvrir quelques petites parties les plus voisines de nos yeux.
Chaque siècle pourra ajouter quelque chose à nos connoissances
sur cet objet , sans qu'elles cessent jamais d'être fort
bornées . En vain tous les savans mettent-ils en commun leurs
efforts pour les étendre : on peut dire qu'ils se fatiguent
tous pour apporter chacun quelques petites pierres à un
édifice immense qui ne sera jamais achevé. Les travaux des
grands écrivains sont d'une autre nature : chacun de leurs
ouvrages forme un tout complet ; et leurs chefs - d'oeuvre
sont autant de monumens achevés dans toutes leurs parties ,
dont nos derniers neveux admireront l'aspect imposant et
les savantes proportions .
Les gens de lettres reprochent aux savans la sécheresse de
leurs spéculations, et les regardent comme privés de cette
espèce de sens qui fait goûter avec transport les charmes de
la littérature et la beauté des fictions poétiques. Les savans
ne croient pas que la raison puisse se concilier avec l'imagination
exaltée qui fait le vrai poète , et ils ne voient
dans les plus belles productions des arts que de brillantes et
inutiles folies. Des exemples célèbres ont prouvé que la première
de ces opinions n'est pas toujours juste : la seconde ,
quoique plus répandue encore, me paroît destituée de tout
fondement. Sans doute , on a vu plus d'une fois de malheureux
métromanes offrir , dans leur enthousiasme , de vrais
symptomes de folie , et peut-être même montrer quelques
étincelles assez brillantes parmi ces tourbillons de fumée exhalés
de leur imagination ; mais seroit- ce à ces bruyans accès que se
feroit reconnoître l'homme privilégié vraiment digne du
titre de poète ? Ce bel art ne se fonde-t-il pas , au contraire ,
sur la ra son la plus sévère ? Et n'est-ce pas d'elle seule que
les plus beaux poëmes empruntent et leur lustre et leur
prix ? (1) Si , comme le dit encore Boileau , rien n'est beau
que le vrai , l'objet des arts n'a-t-il donc pas quelque rap -
port avec celui des sciences? Bien plus , s'il faut une grande
(1) Boileau , Art Poét.
394 MERCURE DE FRANCE ,
rectitude de jugement pour pénétrer dans des vérités soumises
à d'exactes démonstrations , quelle raison plus fine et
plus perfectionnée ne doit pas présider aux conceptions poétiques
, où le vrai et le faux sont séparés souvent par des
nuances si délicates , qu'elles échappent aux yeux du vulgaire ?
Et comment le poète saura-t-il graduer la marche de son
ouvrage , faire naître , soutenir et accroître l'intérêt ; en un
mot , diriger avec précision tous ses moyens vers le but qu'il
veut atteindre , s'il n'est doué de cette raison d'une espèce
supérieure , qu'on nomme le goût, et qu'on a si bien caractérisée
en l'appelant le bon sens du génie ? ( 1 )
Mais c'est peu d'un don si précieux ; avec un sens droit ,
secondé d'un travail assidu , on avancera loin dans la carrière
des sciences : le poète , à un jugement plus parfait encore ,
doit joindre une imagination créatrice. Et c'est cette réunion
de qualités heureuses, lesquelles semblent s'exclure mutuellement
, qui rend les bons poètes si rares. Toutes les forces
de l'esprit sont mises en action ; tous les ressorts de l'intelligence
sont tendus dans l'exécution d'un poëme ; et si nous
voulons nous faire une idée de ce que ce long enfantement a
de laborieux et de pénible , entendons un grand poète, J. B.
Rousseau (2). Aux premiers accès de l'enthousiasme divin,
il est tel que le ministre d'Apollon qui, le regard furieux et
la téte échevelée , fait mugir le temple par ses cris. Son
esprit alarmé redoute l'assaut du génic ; il s'étonne , il combat
en vain l'ardeur qui le possède; il voudroit secouer le joug
du démon qui vient l'obséder. Le savant , absorbé dans ses
paisibles méditations , s'arrache avec peine au silence du
cabinet, où il passe ses heures les plus heureuses ; et l'intérêt
attaché à ses travaux , suffiroit seul , sans la renommée , pour
le payer amplement des efforts qu'ils exigent. Les heures du
poète ou de l'orateur ne sont pas toutes aussi réglées et aussi
douces. Souvent il jette la plume de dépit , il sent les mains
paternelles tomber : fatigué de se consumer en efforts stériles ,
il jure de renoncer à une vaine chimère , et il languit dans
l'inaction , jusqu'au moment où le desir de la gloire et le
besoin d'une imagination active qui cherche à se répandre au
dehors, le ramène, comme malgré lui , à ses travaux ébauchés:
tant il est vrai que les créations poétiques sont l'effort le plus
pénible de l'esprit humain !
Un astronome célèbre qui , en sa qualité de savant , met
sans hésiter , les sciences fort au-dessus des lettres , a , dit-on ,
( 1 ) Génie du Christianisme .
(2) Ode au comte Du Luc.
FEVRIER 1807 . 395
récemment prétendu mesurer le degré d'estime dû aux
diverses connoissances humaines , sur l'utilité immédiate
qu'en retire la société. Tout le monde sent combien ce principe
est déraisonnable. La conséquence la plus directe à
en tirer ,'c'est que le dernier artisan auroit plus de droits à
la considération publique, que ce savant lui-même : conclusion
absurde, et contre laquelle celui-ci seroit le premier à
réclamer ; car tout homine peut devenir un bon artisan , et
se rendre ainsi plus directement utile à la société qu'un bon
astronome, Mais pour découvrir tant de milliers d'étoiles , il
faut une excellente vue , une patience à toute épreuve , et
une tête assez libre de pensées pour se renfermer dans un
cercle toujours semblable de minutieuses observations : qualités
qu'il est sans doute fort rare de réunir au même degré
que le savant dont il s'agit.
Mais tous les travaux des hautes sciences ont-ils donc un
but également utile ? et toutes ces théories presqu'inaccessibles
, qui exigent bien plus de méditations que des résultats
vraiment usuels , contribuent -elles fort efficacement à la
prospérité publique ? On alléguera les grandes découvertes
de l'astronomie , qui ont donné de nouveaux moyens à la
navigation ; mais qui ne sait que presque tous les progrès de
ces deux sciences sont dus à la boussole et aux télescopes ,
inventions trouvées par hasard dans des temps à demi barbares ,
etdont les savans ne sauroient s'attribuer l'honneur? On citera
les prodiges de la mécanique et tant d'ingénieuses machines
qui servent à multiplier ou à remplacer les forces de l'homme.
Mais les anciens , sans être initiés dans la plupart de nos
savantes théories sur l'équilibre et le mouvement , soulevoient
des masses énormes , transportoient d'Egypte en Italie des
obélisques entiers , détournoient le cours des fleuves , élevoient
des aqueducs immenses , dont plusieurs sont encore debout
après tant de siècles. On sait aujourd'hui calculer d'avance les
résultats de la machine la plus compliquée : malheureusement
il y a toujours dans ses élémens physiques quelques
accidens que le calcul le plus subtil ne peut apprécier ; et
dans tous les problèmes de mécanique , il entre des abstractions
, qui , dans l'application , en rendent toujours la solution
fort incomplète. On suppose les corps ou parfaitement élastiques
, ou parfaitement durs ; on suppose les frottemens
nuls, ou on ne les évalue que par approximation : il faut donc
en revenir, dans la pratique, au tâtonnement : il faut confesser
que tous ces calculs savans ne sont la plupart du temps
qu'une espèce de luxe dont les artistes vraiment utiles ne
songent guère à se parer. Mais que dire de tant d'autres
396 MERCURE DE FRANCE ;
calculs purement abstraits , de tant de lignes ou surfaces
courbes qu'on imagine à plaisir pour en chercher laborieusement
les équations? Que tous ces objets paroissent fort importans
à ceux qui en font l'affaire de leur vie; mais qu'il nous
soit permis de faire aussi quelqu'estime du talent de lire dans
les abymes du coeur, de peindre les passions qui l'agitent ,
d'exciter dans l'ame de vives émotions, et de la porter aux
sentimens généreux ; osons même regarder toutes ces spéculations
profondes , lorsqu'elles ne servent ni à la connoissance
des phénomènes de l'univers , ni aux besoins de la société ,
comme de savantes bagatelles qui n'ont pas même le mérite
d'amuser la curiosité de tout le monde.
Les sciences mathématiques et physiques , à l'époque où
fleurissoient nos plus grands écrivains , furent comme renfermées
entre un petit nombre de savans. Elles se répandirent
plus généralement , et devinrent une espèce de mode dans le
siècle suivant. Les sophistes , qui prenoient à tâche de rendre
problématiques toutes les idéesmorales, regardées jusqu'alors
comme sacrées , affectoient de ne voir le caractère de la certitude
que dans les spéculations mathématiques , et ils tournoient
vers ces études tous les esprits soumis à leur funeste
influence. On commença , dès cette époque , à leur donner
dans l'éducation beaucoup plus de place qu'elles n'en avoient
occupé jusque-là. Mais , pendant la révolution , on alla bien
plus avant; et, à voir tant d'établissemens nationaux et particuliers,
consacrés exclusivement à l'étude des sciences , on
auroit cru qu'on alloit former un peuple entier de mathematiciens
et de chimistes. Aujourd'hui que des idées plus
saines ont repris leur empire , on a beaucoup modifié ce ridicule
système , et l'on doit espérer y renoncer bientôt toutà-
fait. En effet , le but de l'éducation doit être moins de
donner des connoissances positives , que de préparer l'élève
à en acquérir , que de former le jugement , d'exercer la raison ,
d'orner l'esprit et l'imagination , de nourrir dans l'ame des
sentimens nobles et élevés. C'est l'avantage qu'on retire du
commerce des grands écrivains anciens et modernes. Les
sciences exactes , utiles ou nécessaires à quelques emplois ,
sont rarement un moyen de réussir dans le monde ; mais dans
quelque situation qu'on se trouve placé , quelque devoir
qu'on ait à remplir, il est utile de penser avec justesse , de
s'énoncer avec élégance, de forcer l'assentiment par une dialectique
ferme et vigoureuse , de gagner la bienveillance par
les graces de l'esprit. On regarde les mathématiques comme
très-propres à faire raisonner conséquemment , et à donner
se goût pour l'ordre et pour la méthode, si avantageux dans
1
FEVRIER 1807 . 397
laconduite de la vie; mais cette opinion , qui paroît plau
sible , est- elle souvent confirmée par l'expérience ? Les mathématiques
mettent dans la tête des formules de raisonnement ,
ce qui n'est pas perfectionner la raison. Comme, par la simplicité
de leur objet et la rigueur de leurs calculs , elles ne
laissent aucune prise aux subtilités et aux sophismes , un esprit
faux peut y faire de rapides progrès. Il n'en prendra que plus
de confiance dans ses lumières ; il prononcera , sans hésiter ,
sur les questions les plus délicates de la morale , sur les chefsd'oeuvre
littéraires , qui ne peuvent être appréciés que par le
goût le plus exercé. Voulant soumettre au calcul et à l'analyse
des beautés ou des défauts dont le sentiment est souvent
le seul juge , il sera ramené d'autant plus difficilement à des
idées justes , qu'il aura appris à déraisonner avec méthode.
Concluons de toutes ces considérations , que l'ancien système
d'éducation étoit sage , de n'assigner que peu de temps à
l'étude des sciences exactes. Les élémens qu'on enseignoit aux
jeunes gens à la fin de leurs classes , sont à-peu-près la seule
partie des mathématiques qui puisse trouver son application
dans les usages ordinaires de la vie , et ils suffisoient
pour avertir les dispositions de ceux que la nature avoit
particulièrement doués , et pour leur donner le secret de leur
génie. Cultivées au préjudice des belles-lettres , les sciences
auroient le danger de refroidir et d'éteindre l'imagination , et,
avec elle , le noble enthousiasme , qui est la source des belles
actions , poury substituer l'esprit de discussion et de calcul; et,
pour me servir des expressions d'un auteur célèbre ( 1 ) : << elles
>> feroient contracter l'habitude d'exiger dans les jugemens
>> la rigoureuse démonstration : habitude destructive du-no-
>> ble sentiment de l'évidence morale, fait pour déterminer
>> les opinions et les actions de notre vie. >>
Ces réflexions me conduisent à parler du Discours qui me
les a suggérées. Ce n'est pas qu'il porte exactement sur lesmêmes.
idées ; mais l'objet en est le même , puisque l'auteur a aussi
pour but de défendre la dignité des lettres , en prouvant aux
savans combien elles ont de droit à leur estime , et combien
ils trouveroient d'avantages à les cultiver. Il exhorte aussi les
gens de lettres à fréquenter ceux qui professent les sciences ;
il s'étend sur les avantages qui résulteroient pour les uns et
pour les autres de ce commerce réciproque , et il fait voir
les rapports qui existent entre leurs études respectives. Il finit
en traçant le portrait du véritable savant et du véritable
homme de lettres : portrait qui fait honneur au peintre ,
( 1 ) Mémoires de Gibbon.
398 MERCURE DE FRANCE ,
bien qu'il paroisse un peu flatté. Les Discours académiques
ne se composent trop souvent que d'un ramas de lieux communs
et de déclamations. Celui que nous annonçons a l'avan
tage d'avoir un but intéressant et utile ; il joint le mérite
non moins rare d'être écrit d'un style élégant et facile , également
éloigné de la sécheresse et de l'enflure ; en un mot,
parfaitement convenable au sujet. Si les idees n'y sont pas
bienneuves , ni bien approfondies , c'est sans doute parce que
l'auteur n'a pas cru pouvoir se livrer à une longue discussion:
placé entre des savans et des gens de lettres , il a dû surtout
s'appliquer à ménager l'amour-propre des uns et des
autres. C'étoit marcher entre deux écueils ; et dans une situa→
tion si délicate , c'est avoir réussi , que d'avoir intéressé
quelques momens sans déplaire à personne.
C.
1
Mémoires d'un Voyageur qui se repose , contenant des
Anecdotes historiques , politiques et littéraires, relatives à
plusieurs des principaux personnages du siècle ; par
M. Dutens . Avec cette épigraphe :
Dulcis inexpertis cultura potentis amici,
Expertus metuit,
HORAT. , lib . 1 , Epist. 18.
Trois vol. in-8°. Prix : 12 fr. , et 16 fr. 50 c. par la postes
AParis , chez Bossange , Masson et Besson, libraires, rue
de Tournon ; et chez le Normant.
Nous sommes tous des voyageurs , mais nous ne nous repo--
sons pas tous ; nous nous arrêtons quelquefois pour écouter
les aventures de ceux qui sont parvenus au terme du voyage,
et nous tâchons de trouver dans leurs récits quelques leçons
dont nous puissions profiter : ils nous amusent un instant , et
nous les quittons bientôt pour continuer notre route. Nous
racontons , à notre tour, ce qui nous est arrivé ; d'autres
voyageurs nous écoutent , et tous vont à la fin se reposer sous
le fameux Hic jacet. J'ignore dans quel lieu M. Dutens a
fixé sa retraite , et je ne saurois dire si le titre de son livre a
maintenant acquis le sens moral qu'on peut lui supposer. Il
annonce , dans sa préface, qu'en 1782 il a brûlé tous les
exemplaires de son ouvrage , en 3 vol. in-8°.; qu'il lui restoit
encore quelques matériaux dont il n'avoit pu faire usage , et
FEVRIER 1807. 399
qu'il les donne au public en un volume, sous le titre de
Dutensiana. Mais , avec ce volume , ses Mémoires reparoissent
aujourd'hui sans qu'on voie comment ils ont été sauvés. La
préface qu'il avoit faite pour le seul Dutensiana , se trouve
en tête des Mémoires condamnés au feu ; et ces Mémoires sont
maintenant imprimés en deux volumes. Il paroîtroit donc
que le tout a été recueilli par un tiers , et que l'auteur , âgé
d'environ quatre-vingts ans , a réellement terminé sa carrière.
Il faudroit croire alors que cet auteur avoit revu et continué
ce qu'il avoit écrit avant 1782 , puisqu'au milieu des événemens
antérieurs à cette époque , il place des réflexions qui
se rapportent au temps de la révolution , et qu'ensuite il rend
compte de faits arrivés postérieurement. Quelque soupçon que
puisse faire naître ce défaut d'éclaircissement , les Mémoires
et le Dutensiana sont assez curieux pour mériter que nous
leur donnions un moment d'attention .
Quoique M. Dutens n'ait pas eu le dessein d'écrire son histoire
, etqu'elle ne lui serve que de canevas sur lequel il brode ,
dit-il , ses anecdotes et ses observations , il n'a pu se dispenser
de la faire connoître en partie; et la simplicité de son récit
est cela même qui, dès le commencement , peut engager le
lecteur à l'écouter jusqu'à la fin.
Né d'une famille protestante, dans le temps que la politique
du gouvernement écartoit encore des emplois tous les
religionnaires , il sentit de bonne heure la nécessité de se
choisir une nouvelle patrie , où l'éducation qu'il avoit reçue
pût servir à l'établissement de sa fortune. Il tourna les yeux
vers l'Angleterre; et dans un premier voyage qu'il fit à
Londres , il lui fut aisé de voir que la bonne volonté ne suffit
pas toujours pour faire son chemin. Toutes ses lettres de
recommandation lui furent inutiles; et les sollicitations de
son oncle , richement établi dans la capitale , n'aboutirent qu'à
lui faire essuyer un refus chez une dame à laquelle il fut présenté
pour accompagner son jeune fils dans ses voyages. Cet
oncle , après avoir vanté les talens de son neveu , s'avisa de
dire qu'outre ses autres bonnes qualités , il avoit beaucoup de
mo ale et de religion: sur quoi miladi se récria qu'elle ne vouloit
pas faire un Saint de son fils , et leur tourna le dos sans
vouloir en entendre davantage. Ce mauvais succès ne déplaisoit
pas trop au jeune Dutens, parce qu'il avoitfaitconnoissance
avec une demoiselle qu'il n'auroit pas voulu quitter pour une
place d'ambassadeur. Il projetoit même avec elle de se retirer
du monde, et d'aller vivie d'amour dans un désert, lorsque la
mère de cette aimable miss parvint à leur faire comprendre
que l'amour tout seul est une assez triste nourriture , et qu'il
(
400 MERCURE DE FRANCE ,
est prudent , avant tout , de se précautionner contre les
atteintes du besoin. Ces raisons déterminèrent les deux amans
à se séparer. Le jeune homme revint en France , où le chagrin
de n'avoir pu réussir dans ses projets lui fit éprouver une
longue et douloureuse maladie : elle affoiblit beaucoup ses
passions; et la raison reprenant son empire dans son esprit ,
il crut qu'il étoit temps d'examiner ces trois questions importantes
, proposées par Pascal : Qui es-tu ? D'où viens-tu ? Où
vas-tu ? Cet examen tourna toute son attention vers le beau
moral , d'où jamais il ne s'est écarté dans le cours d'une vie
aussi longue que difficile , et quoiqu'il fût entouré d'exemples
publics et particuliers qui n'étoient pas faits pour l'encourager.
Il trouva bientôt l'occasion de mettre sa sagesse à l'épreuve ,
dans une circonstance qui mérite d'être rapportée.
Peu de temps après son retour en France , il fut rappelé
en Angleterre par son oncle , et placé par lui dans la maison
d'un riche seigneur , pour instruire son fils aîné : celui-ci
mourut , le cadet le remplaça dans ses études ; et pour calmer
son chagrin , le père fit venir dans sa maison une fille qu'il
avoit fait éleverà la campagne , et qu'il tenoit éloignée , parce
qu'elle étoit sourde et muette de naissance. M. Dutens devoit
donner ses soins au jeune Anglais , qui n'avoit que dix ans , et
il s'étoit flatté qu'il pourroit en même temps faire l'éducation
dela jeune demoiselle, et développer ses facultés intellectuelles
qui , à dix-sept ans , étoient encore enveloppées des plus
épaisses ténèbres . Cette entreprise étoit délicate : le coeur pouvoit
aller plus vite que l'esprit ; et dans un âge où les passions
sont ordinairement éveillées , il étoit à craindre que cette
innocente ne prit le jeune homme pour un amant avant
même qu'elle eût pu comprendre ce que c'étoit qu'un précepteur.
Les commencemens de son instruction furent cependant
paisibles ; mais les complaisances de son maître la touchèrent
insensiblement , et la reconnoissance qu'elle éprouvoit
pour lui se changeant bientôt en amour, elle ne se
trouvoit bien qu'avec cet être extraordinaire , qui devinoit sa
pensée , et qui , par le moyen de quelques signes , se communiquoit
à elle d'une façon aussi merveilleuse que nouvelle.
M. Dutens observoit tout à-la-fois les progrès de son esprit
et ceux de son attachement ; il applaudissoit aux uns , et ne
s'alarmoit pas des autres , parce qu'il ne les considéroit que
comme des preuves d'une amitié que la raison n'avoit pas
encore réglée ; mais son élève, quuii confondoit tous les sentimens
, et qui , dans son ignorance , leur donnoit étourdiment
un libre cours , étoit bien étonnée de ne pas rencontrer le
même
LA
SEIN
FEVRIER 1807 .
DIEOT
DE
40
même abandon dans celui dont elle recevoit cependant des
marques d'intérêt qui lui donnoient une nouvelle vie. Cette
sorte de résistance augmenta tellement sa passion , et les signes
qu'elle employa pour la faire connoître devinrent siifs , que
M. Dutens ouvrit enfin les yeux , et fut très-embarrassé sur le
parti qu'il devoit prendre. Mais se rappelant tout de suite
ce qu'il devoit à la famille qui l'avoit reçu dans son sein , a
Thonneur et à la religion, il eut presque honte , dit- il , d'avoir
délibéré un seul moment , et il retint la jeune demoiselle , en
lui serrant là main pour adoucir son refus. Elle ne pouvoit
revenir de sa surprise ; et lorsque son maître lui eut expliqué
succinctement ses motifs , et qu'il lui eut fait concevoir que
le mariage seul pouvoit rendre légitimes les marques de sa
tendresse , elle lui fit comprendre qu'elle souhaitoit d'être
imariée tout de suite ; mais il lui répondit qu'il falloit avoir le
consentement de ses parens , et qu'il penseroit au moyen de
lever cette difficulté.
Il n'eut pas la pensée de s'en occuper long-temps : peu dé
jours après cette étrange déclaration , il survint un événement
quimit finà son embarras , et qui fut la source de sa fortune :
le ministre du roi d'Angleterre à la cour de Turin , l'emmena
avec lui en qualité de son secrétaire. En peu de jours il se vit
lancé dans une carrière où il devoit trouver , comme il le dit
lui-même , plus de brillant et moins de repos , plus d'agrénrens
et moins de bonheur.
Nous ne le suivrons pas dans de nouvel état, qui le fit
bientôt connoître d'une manière avantageuse , qui le mit en
relation avec les premiers personnages de son temps , et qui
lui procura des occasions pour visiter les principales villes de
l'Europe. Nous observerons seulement qu'au milieu de ce
tourbillon du grand monde , il ne s'est jamais laisséjentraîner
aux maximes du siècle, et que ses principes se trouvent en
opposition avec ceux des faux philosophes, qui faisoient beau
coup de bruit alors : il se vit souvent dans la nécessité de les
combattre; ce qui lui valut l'honorable haine du grand patriarche
de Ferney. Il y a sur ce sujet, dans le Dutensiana ,
deux lettres de cet écrivain infatigable , qui font un plaisant
contraste avec une troisième qu'il avoit écrite dans le même
temps. Celle-ci , adressée au chevalier de Châtellux, est conçue
en termes injurieux contre M. Dutens. Pour lui servir de
contre-poison , il paroissoit convenable d'insérer dans le trop
volumineux Recueil de Beaumarchais , les deux autres lettres
écrites par Voltaire à M. Dutens , pour le féliciter d'avoir
entrepris de donner au public les OOEuvres de Leibnitz , et pour
le remercier du présent qu'il lui avoitfait de cet ouvrage; mais
C
5.
cen
402 MERCURE DE FRANCE ,
M. deCondorcet, le principal éditeur des oeuvres du patriarche,
pensa que ces deux lettres pourroient compromettre la gloire
de son maître , et il ne les publia pas. C'est ainsi que ces honnêtes
gens remplissoient leurs devoirs , et qu'ils observoient
-lajustice et la probité , dont cependant ils se piquoient beaucoup.
M. Dutens ne les ménage pas dans le cours de ses
Mémoires ; mais il faut convenir que l'événement a bien justifié
ses différentes attaques et les craintes que leur doctrine
faisoit naître dans son esprit : « J'allois autrefois souvent à
>> Paris , dit-il ; je voyois beaucoup ce qu'on appeloit alors
>> les philosophes. C'étoit sur-tout chez Mad . Geoffrin , chez
>> le baron d'Holbach et chez M. d'Alembert , qu'étoient
>> leurs principaux rendez-vous. C'étoit là que l'on tramoit
>> sourdement la destruction de la Religion , du Clergé , de
>> la Noblesse , du Gouvernement. Dès l'année 1766 , je disois
» aux évêques liés avec eux : ils vous détestent ; aux grands
>> seigneurs qui les protégeoient : ils ne peuvent soutenir l'éclat
>> de votre rang qui les eblouit ; aux financiers qui les prô-
>> noient : ils envient vos richesses. On continuoit à les ad-
>> mirer, à les flatter , à les proner. » L'engouement étoit
général , et la manie philosophique descendoit jusque dans
les dernières classes de la société. M. Dutens en raconte plusieurs
traits assez plaisans , entre lesquels nous avons remarqué
celui-ci , que nous donnons textuellement , pour faire connoître
en même temps le style de l'auteur :
>>Le chevalier de la Luzerne , dit-il , fut chargé de la part
>> d'une dame qui étoit à la campagne, de lui procurer du
>> fameux cordonnier Charpentier, quelques paires de sou-
>» liers , sur un modèle qu'elle lui envoyoit. Il va lui-même
>> trouver le cordonnier. On lui indiqua sa demeure à une
» belle maison où se trouvoient deux domestiques en livrées
» à la porte. Il demande Charpentier le cordonnier ; on lui
>>>dit : c'est ici ; et l'un des laquais s'empresse à lui montrer
>> le chemin, quoique le chevalier le priåt de n'en rien faire.
>> Voyant qu'on l'introduisoit dans un bel appartement , il
>> crut qu'il y avoit de la méprise , et répéta qu'il cherchoit
>> Charpentier le cordonnier. « C'est ici l'appartement de mon
>> maître, répliqua le laquais ; donnez-vous la peine de passer
>> ici , je vais l'avertir. » Le chevalier de la Luzerne traverse
>> une belle antichambre , un salon richement meublé , une
>> chambre à coucher , et de là fut introduit dans un cabinet
>> charmant , où , en attendant M. Charpentier, il ne se lassoit
>> point de regarder une commode du travail le plus riche et
>> le plus élégant , garnie , dans ses compartimens , des por-
>> traits des premières dames de la cour, de la princesse de
FEVRIER 1807 . 403
2
1
>> Guémené, de madame de Clermont , etc.; et pendant qu'il
>> étoit à examiner avec étonnement tout ce qui se présentoit
» à sa vue , M. Charpentier entre dans un négligé de petit-
>> maître. » « Ah , monsieur Charpentier , dit le chevalier, en
>> montrant la commode, j'étois dans l'admiration de tout ce
» que je vois ici. » « Monsieur , vous êtes bien bon de faire
attention à ces choses-là. » « Ah , disoit le chevalier , quel
> goût , quelle élégance ! » « Monsieur , vous voyez , c'est la
>> retraite d'un homme qui aime à jouir; je vis ici en philo-
» sophe. » « Mais , monsieur Charpentier , à ce que je vois ,
>> vous êtes bien traité des dames. » « Ma foi , monsieur , il
>> est vrai que quelques-unes de ces dames ont des bontés pour
» moi, elles me donnent leur portrait ; vous voyez que je suis
>> reconnoissant , et que je ne les ai pas mal placées . Mais ,
>> monsieur le chevalier, puis-je savoir ce qui me procure
>> l'honneur de faire votre connoissance? » « Monsieur , voici
>> unmodèle de souliers qu'une dame de mesamies m'envoie. >>>
« Ah ! je sais ce que c'est ; je connois ce joli pied ; on feroit
>> vingt lieues pour le voir. Savez-vous bien qu'après la
» petite Guém né , votre amie a le plus joli pied du monde?
<< Fort bien, monsieur , je ferai son affaire. » Le chevalier
>> vouloit se retirer , lorsque M. Charpentier lui dit : « Sans
» façon, si vous n'êtes point engagé , restez à manger ma
>> soupe; j'ai ma femme qui est jolie , et j'attends quelques
>> autres femmes de notre société qui sont fort aimables; nous
>> jouons Edipe après dîner , et vous pourriez bien ne pas
>>vous repentir d'être resté avec nous. » « Je n'en doute pas,
>>monsieur Charpentier ; mais je suis malheureusement en-
>> gagé pour aujourd hui : ce sera pour une autre fois. »
Personne, dans ce temps , ne vouloit être peuple : les derniers
de la société se croyoient des marquis et des génies supérieurs
, lorsqu'ils pouvoient trouver l'occasion de faire connoître
qu'ils avoient lu cette même pièce d'OEdipe , et
qu'ils avoient appris les deux vers si connus :
:
Les prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense , etc.
Ils étoient bien éloignés d'apercevoir que ce mot vain n'a
pas de sens raisonnable , puisqu'assurément il n'y a pas de
vanité dans la pensée qui honore une classe de la société
respectable par son état , et qu'il seroit aussi injurieux que
déplacé de l'entendre comme synonyme d'inutile ou de vil.
Ils ne voyoient pas qu'un philosophe qui s'élève ainsi fort
au-dessus de la croyance populaire, ne peut pas dire :
Notre crédulité fait toute leur science ,
puisqu'il ne croit rien de ce que les autres croient; puisqu'ils
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ,
pense , au contraire, que tous les prêtres sont des imposteurša
On auroit bien perdu son temps et sa peine à vouloir faire
comprendre à ces insensés que la crédulité de l'un ne peut
pas faire la science de l'autre. Ils n'avoient des oreilles que
pour entendre le langage barbare des passions déchaînées , et
des mains que pour applaudir au triomphe de la sottise .
G.
De la Manière d'étudier les Mathématiques; ouvrage destiné
à servir de guide aux jeunes gens , à ceux sur-tout qui veulent
approfondir cette science , ou qui aspirent à être admis à
l'Ecole impériale Polytechnique : par P. H. Suzanne ,
professeur de Mathématiques au Lycée Charlemagne , à
Paris , etc. Première partie , renfermant les préceptes généraux
, et leur application à l'Arithmétique. Un vol. in-8°.
Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. par la poste. A Paris , chez
Bernard, libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant.
LES mathématiques n'ont pas toujours dominé en souveraines
sur toute l'éducation. Il fut un temps où leur nom même
étoit à peine connu des gens du monde, et de tous ceux qui
n'étoient pas , à proprement parler , des savans . La logique ,
et quelque peu de physique , voilà toutes les sciences qu'on
enseignoit aux enfans ; encore ne leur en parloit-on que le
plus tard qu'on pouvoit, et lorsque le cours d'études étoit ,
pour ainsi dire , fini. Ce fut vers le milieu du dernier siècle
qu'il se fit tout-à-coup dans l'enseignement une révolution,
dont les suites se font bien péniblement sentir aujourd'hui.
Un monarque , qui en tenoit paisiblement le sceptré depuis
près de mille ans , fut tout-à-coup renversé : le latin , puisqu'il
faut le nommer , fut banni des écoles ; ses lois furent
honnies ; les grammaires , les rudimens , les selecte , tous
les appuis , tous les ornemens de son trône tombèrent avec
lui ; et les mathématiques , la chimie , l'histoire naturelle ,
la botanique , etc. , formant comme une sorte de convention ,
se mirent à sa place. Les suites de ce bouleversement furent ,
ainsi qu'on devoit s'y attendre , beaucoup de désordres et de
confusion. Mais enfin les mathématiques , plus heureuses que
leurs rivales , s'emparèrent de l'autorité ; et depuis ce moment
, elles ont régné sur toute la jeunesse. Cependant l'empire
leur a été quelquefois disputé ; j'ai vu un moment oit
FEVRIER 1807 . 405
Ja chimie auroit peut-être réussi à les détrôner, si elle n'avoit
eu contre elle l'odeur de ses gaz , et l'attirail de ses
cornues et de ses fourneaux.
Différente des autres révolutions , celle-ci commença par
les provinces ; je veux dire, par les éducations particulières.
C'est de là que peu à peu , et par des envahissemens successifs
, elle gagna l'enseignement public. Les colléges résistèrent
long-temps ; mais il fallut se soumettre ; et les vieux professeurs
, après avoir déploré sans doute l'humiliation où
étoit tombé le latin , finirent par enseigner d'assez bonne
grace des a -- b. Alors Virgile et Horace , effrayés de ce
jargon barbare , n'osèrent plus se montrer. Ils suivirent le
sort de leur souverain détrôné , et ils coururent cacher leur
honte auprès des vieux amis de la bonne littérature , qui ,
bien qu'en petit nombre , ne laissèrent pas que de soutenir
long- temps , avec courage , la cause du latin.
Dès ce moment , excepté parmi les partisans de l'ancienne
éducation , il n'y eut presque plus rien de commun entre
les jeunes gens et les vieillards : ils avoient reçu des principes
différens ; l'idée qu'ils se formoient d'une véritable instruction
n'étoit plus la même ; ils ne parloient plus le même langage.
Deux générations , dont l'une avoit vu naître l'autre , se trouvèrent
séparées , dans leurs opinions et leurs jugemens ,
comme par un intervalle de dix siècles. Lorsque les vieillards
interrogeoient les enfans pour s'assurer de leurs progrès ,
ceux - ci , au grand étonnement des premiers , au lieu de
réciter quelques principes de leur grammaire ou quelque
beau morceau de Virgile, leur répondoient par des théorèmes
et par des équations en x et en a ce langage nouveau , qui
faisoit sourire les pères , dut quelquefois bien faire gémir
les aïeux.
Cependant cette génération nouvelle , qui se comparoît
avec tant d'orgueil , il y a quarante ans , à celle qui l'avoit
précédée , et qui étoit si fière alors des progrès que l'éducation
avoit faits , est devenue ancienne à son tour; et elle s'est
aperçue qu'elle se souvenoit un peu moins de ses axiomes
et de ses équations , que ses aïeux ne se souvenoient des vers
d'Horace ou de Virgile : elle a compris alors que des principes
abstraits de mathématiques ne sont pas plus utiles par
eux-mêmes , sur-tout quand on les a oubliés, que des principes
abstraits de grammaire ; et qu'à choisir entre deux langages
barbares , autant valoit faire apprendre aux enfans celui
qui conduit à des connoissances dont il reste toujours quelque
chose dans l'âge avancé. Elle revient donc peu-à-peu des
erreurs qu'elle avoit, pour ainsi dire, sucées avec le laita
3
406 MERCURE DE FRANCE ,
:
Déjà l'éducation ancienne a repris quelque faveur : ce fol
enthousiasme dont on s'étoit pris pour les sciences commence
à baisser ; et il faut espérer qu'avec le temps on n'éprouvera
plus pour elles que l'estime qui leur est due.
On retourne au latin; on parle même du grec : il y a
déjà des jeunes gens qui peuvent , sans rougir , entendre
parler de Virgile et de Cicéron, attendu qu'on les leur a
fait connoître. C'est l'aurore du bon sens qui commence à
poindre : mais tout n'est pas fait encore ; et il reste bien
des enthousiastes à guérir, bien des aveugles à éclairer. Nous
ressemblons à des malades long - temps désespérés , qu'une
crise heureuse a retirés du plus grand danger : il est probable
que nous guérirons ; mais nous sommes extrêmement
affoiblis . Il y a des levains dangereux à neutraliser , de mauvaises
humeurs à dompter ; et les rechutes seroient peut- être
àcraindre , si le médecin n'étoit toujours là pour les éloigner,
Il n'est donc pas inutile d'examiner d'où nous est venu
notre mal ; c'est-à-dire , comment a pu naître parmi nous
ce fol enthousiasme pour les sciences , qui a failli à étouffer
notre littérature ; et , en particulier , comment s'est établie
peu-à-peu dans les écoles cette fureur de mathématiques ,
qui en a été pendant un demi-siècle le plus terrible fléau.
Car, si nous commencions par bien connoître quel a été le
véritable principe de notre erreur, en quoi précisément elle
a consisté , peut- être qu'il nous seroit plus facile d'en empêcher
le retour.
Et d'abord , notre erreur n'a pas été d'admirer trop les
mathématiques , car elles sont véritablement admirables. J'oserois
même dire que , parmi les sciences que l'esprit humain
a créées , elles sont une des plus belles et des plus utiles.
Sans elles , auroit-on jamais mesuré ces intervalles immenses
qui , à des distances presque infinies de nous , séparent les
astres errans dans l'espace ? Ce que l'imagination elle-même ,
si audacieuse dans ses conceptions , a de la peine à concevoir,
le géomètre le voit clairement , et il l'assujétit à ses calculs.
Avec ses calculs , que n'a-t-il point entrepris ? Que ne fait- il
pas? Il apprit aux navigateurs l'art de donner la forme la
plus convenable à ces demeures fragiles qui les portent sur
les abymes; et il fit plus , il leur traça dans le ciel la route
qu'ils devoient suivre sur la terre : il inventa , il combina du
moins ces machines , dont l'heureux emploi semble multiplier
nos forces , et à l'aide desquelles il souleveroit le monde
entier de dessus ses fondemens , si le monde avoit d'autres
fondemens que la volonté de celui qui l'a créé. Dirai-je que
ces globes meurtriers qu'une autre science inventa pour la
FEVRIER 1807 . 407
destruction des hommes , c'est lui qui les dirige, et qui fixe le
point précis où ils devront exercer leurs ravages ? Il faut le dire
sans doute , puisque c'est un des prodiges de son art ; mais je
l'admire avec bien plus de satisfaction, lorsqu'il contient dans
leur lit ces fleuves redoutables, qui , toujours menaçant leurs
rivages , sont toujours contraints, par lui seul, à les féconder
et les enrichir ; et je l'estime bien plus encore, lorsqu'abandonnant
les hautes spéculations, il daigne s'occuper de choses
plus aisées en apparence , et d'un usage plus vulgaire : car,
si le géomètre paroît moins grand , il n'est , certes , pas moins.
utile lorsqu'il mesure un champ que lorsqu'il calcule lahauteur
d'un astre; et il ne mérite pas plus de reconnoissance
lorsqu'il maîtrise les vastes fleuves ou les vagues de la mer,
que lorsqu'il va chercher dans les montagnes, et qu'il conduit
par de longs travaux à travers les plaines , le ruisseau
qui portera la santé dans les villes et la fécondité dans les
campagnes. Il n'est donc aucune sorte de services que les .
mathématiques ne rendent aux hommes : le ciel raconte leurs
succès; la terre est pleine de leurs bienfaits , et leur influence
s'étend depuis le soleil jusqu'à la plus obscure chaumière.
Ainsi les mathématiques sont une science très - utile et
très-admirable : c'est un principe convenu , et dont la vérité
ne sauroit être révoquée en doute. Mais observons qu'elles
ne sont utiles que par l'appui qu'elles prêtent à d'autres
sciences; etque si elles paroissent admirables , c'est toujours
dans les applications qu'on en fait aux phénomènes de la nature
et aux divers procédés des arts. On ne devoit donc pas
conclure de ce principe , qu'il faut étudier les mathématiques ,
et s'arrêter là , ni en tirer cette conséquence encore plus fausse,
qu'il faut les faire étudier à tous les enfans. Car tous les enfans.
'ne sont pas appelés par leurs goûts ou par leurs talens àmesurer
un jour le cours des astres , ou a cultiver ces arts qui
font la sécurité de nos campagnes et l'ornement de nos villes ;
et cen'est qu'enles appliquant à de pareils usages que les mathematiques
acquièrent leur utilité. Réduisez l'arithmétique
à ses nombres abstraits , la géométrie à ses lignes encore plus
abstraites , l'algèbre à ses a- b ; chacune de ces sciences ne
sera plus qu'un jeu difficile , qui n'aura pas même le mérite
d'amuser ceux qui le joueront.
Et voilà l'erreur qu'il importe de combattre, voilà celle
qui n'auroit jamais dû s'établir. On a étudié les mathématiques
pour elles-mêmes , les mathématiques pures ; on en fait
l'objet de l'étude et des recherches de tous. On leur a sacrifié
la jeunesse tout entière et toutes ses années. Cette science
'est devenue pour les enfans de notre siecle, ce qu'étoit pour
4
408 MERCURE DE FRANCE ,
:
ceux des Lacédemoniens la statue de leur Diane Orthia: on les
tourmente à son occasion; on les lui immole en quelque sorte,
et ils doivent se montrer fiers de lui avoir été immolés. Quand
ils sont laborieusement parvenus à passablement arranger,
ensemble des a et des x, on les admire , et ils s'admirent
peut-être eux-mêmes ; on appelle cela avoir fait des progrès.
Mais qu'est- ce que des progrès qui ne mènent à rien ? Car enfin
que restera-t-il au plus grand nombre d'entr'eux , que leur
restera-t-il , après un petit nombre d'années, de tant de peines
etd'ennuis que cette étude leur a fait éprouver , si ce n'est le
plaisir de dire qu'ils ont su autrefois les mathématiques , et
qu'ils ne les savent plus ? Heureux encore , heureux bien
souvent quand ils réussissent à les oublier , et ne font
pas un perfide usage des souvenirs confus qu'ils peuvent en
conserver!
Les mathématiques servent, dit-on , comme d'introduction
à toutes les sciences . Cela n'est peut-être pas vrai ; mais quand
cela le seroit , tout ce qu'on devroit en conclure encore , c'est
qu'il faut les faire étudier à ceux qui ontla noble ambition de
devenir des savans. Pour le médecin , l'avocat , le poète ,
l'homme de lettres , pour le plus grand nombre des hommes ,
ce seroit la plus ingrate , comme la plus ennuyeuse de toutes
les études. Que m'importe qu'elles introduisent aux sciences ,
si je ne veux pas y entrer? Eh ! que sert de se mettre en route,
quand on est bien sûr de ne pas arriver ? 1
Les mathématiques sont utiles ! Mais les langues le sont aussi;
et leur étude est indispensable pour ceux qui n'ont pas moins
besoin d'orner leur raison que de l'éclairer : c'est-à-dire,
pour tous ceux qui fréquentent les écoles publiques , et pour
les savans eux- mêmes. L'étude des langues anciennes n'est-elle
pas la seule clefde ce vaste et magnifique édifice qui fut élevé
autrefois par les Grecs et par les Romains , comme pour être
Je point de réunion de tous les poètes , de tous les orateurs,,
de tous les historiens , et où les hommes. de tous les siècles
iront sans cesse s'instruire dans les principes du goût , et
chercher les modèles du beau ? Mais que sert de se procurer
à grands frais la clef d'un superbe palais , si on est
décidé d'avance à ne jamais y entrer ? On ne prétend point
que ceux qui par état doivent rester étrangers à la littérature ,
doivent nécessairement commencer leur vie par apprendre le
latin ou le grec; on regrette seulement que cette étude ait
élé sacrifiée à des études bien moins généralement utiles.
Car il est bien sûr que s'il y a quelques professions dans
lesquelles on peut se distinguer, sans avoir jamais lu Virgile
ou Homère , il y en a bien plus encore pour lesquelles il est
1
FEVRIER 1807 . 409
parfaitement inutile d'avoir su balancer dans de longues équations
les premières et les dernières lettres de l'alphabet.
Allons plus loin : ces mathématiques , qui sont pour l'astronome
, pour le mécanicien , pour l'ingénieur, un instrument
précieux, qui leur fait enfanter des prodiges , que
seroient-elles pour l'avocat , pour le médecin , sur- tout pour
le moraliste , pour le méthaphysicien , et pour tous ceux
qui s'occupent des sciences que l'esprit humain n'a point
faites , de ces sciences sublimes dont nous trouvons les principes
dans nos coeurs , et qui sont d'une évidence bien supérieure
à toutes celles de la géométrie ; que seroient-elles pour
eux, si ce n'est un instrument de dommages ? Malheur à
eux, s'ils osoient s'en servir ; malheur à nous, si alors nous les
écoutions ! Car cette science qui jette tant de lumière sur les
occupations de quelques savans , n'est propre en effet qu'à
accumuler les ténèbres sur les principes les plus évidens et
les plus nécessaires au maintien des sociétés ; elle ne seroit
pour le plus grand nombre des hommes , si par malheur elle
devenoit leur unique guide, qu'un moyen infaillible de s'éga
rer avec méthode : ce qui est la pire manière de s'égarer.
Que dirai-je maintenant de la propriété qu'a , dit- on , la
géométrie , de rendre l'esprit juste ? Certes , si elle avoit un
pareil privilége , je n'hésiterois pas à la mettre au premier
rang de toutes les sciences , et à dire qu'il faut la faire étudier
à tous les enfans ; car un esprit juste est , après un coeur droit ,
le plus beau présent que le ciel puisse faire aux hommes :
peut-être même que ces deux qualités ne sont pas aussi différentes
qu'on le croit. Mais , à cet égard , tout ce qui distingue
les mathématiques du reste des sciences , c'est que la sévérité
de leurs méthodes peut en faire , pour les esprits justes , une
sorte de logique-pratique qui les dispense d'en étudier une
autre. C'est dans ce sens qu'il faut entendre peut- être l'éloge
qu'en faisoit d'Alembert, bon juge en cette matière , lorsqu'il
disoit que la géométrie rectifie les esprits droits. Il est vrai
encore quel'inflexibilité de leurs règles semble ôter aux esprits
faux qui s'en occupent , mais seulement tant qu'ils s'en occupent,
jusqu'à la faculté de mal raisonner. Mais qu'importe
à ceux-ci de bien combiner des nombres , et que leur sert
de bien mesurer des lignes , si , dans tout le reste , ils conservent
le pouvoir de s'égarer à leur aise , et de raisonner aussi
mal qu'ils veulent ? Pour prouver que les mathématiques ne
rendent pas l'esprit juste , je n'aurois besoin que de nommer
certain savant bien connu, et de citer les pitoyables raisonnemens
qu'il fait , toutes les fois qu'il lui arrive de parler
d'autre chose que de géométrie et d'astronomie.
410 MERCURE DE FRANCE ,
Ce qui me reste à dire , c'est qu'au lieu d'un ouvrage sur
la meilleure manière d'étudier les mathématiques , il auroit
mieux valu en faire un sur la meilleure manière de guérir le
plus grand nombre des pères , de la folie de les faire étudier
à leurs enfans. Ce livre seroit fort utile , sur-tout s'il étoit fait
par un homine aussi éclairé que M. Suzanne ; car celui qu'il
publie en ce moment est très-bon; et malgré tout ce que
nous venons de dire sur l'étude des mathématiques , nous ne
pouvons nous dispenser d'en faire l'éloge.
Ce qui le distingue de la foule des Traités élémentaires quí
ont été publiés dans ce siècle par la foule des professeurs , c'est
d'abord qu'il est adressé aux élèves de l'Ecole Polytechnique ;
c'est-à-dire , à ceux auxquels il convient véritablement de
l'étudier. Seulement , j'aurois voulu que l'auteur expliquât
ce qu'il entend par ceux qui veulent approfondir cette
science : car cette volonté est folle dans tous ceux qui ne
se sentent pas le talent nécessaire pour la perfectionner et lui
faire faire de nouveaux progrès. A cela près , les réflexions
qu'il fait sont trop justes , et la forme qu'il a donnée à ses
Elémens est trop nouvelle pour que nous ayons pu nous dispenser
de faire connoître son ouvrage à nos lecteurs. Nous ne
dirons point que ses réflexions sont neuves ; car elles ne le sont
pas; et , selon nous , c'est ce qui fait leur éloge. Nous ne le
louons pas non plus d'avoir suivi un ordre nouveau dans
l'exposition des principes élémentaires : car c'est l'expérience
seule qui pourra éclairer les professeurs sur les avantages et
les inconvéniens de cette innovation. Nous nous bornons à dire
que M. Suzanne nous a paru être un excellent professeur; et
nous attendrons , pour porter un jugement plus détaillé sur
son ouvrage, qu'il l'ait achevé.
GUAIRARD.
Les Promenades de Vaucluse ; par M. Renaudde la Grelaye ,
membre de plusieurs Académies, et auteur des Soupers de
Vaucluse. Cinq vol. in- 12. Prix : 9 fr. , et 13 fr. par la poste.
A Paris , chez Guyon , et chez le Normant.
L'HISTOIRE la plus intéressante que l'on rencontre dans
cesPromenades , est celle de l'auteur, M. Renaud de laGrelaye,
qui vient d'être enlevé aux lettres et à sa famille , au moment
même où il faisoit imprimer son ouvrage. Ce littérateur esti
FEVRIER 1807 . 411
mable avoit tout perdu dans le cours de la révolution; mais
il espéroit que ce nouveau fruit de ses loisirs changeroit sa
situation , et qu'après l'avoir charmé dans le temps de sa prospérité
, il le nourriroit dans l'infortune. C'étoit son unique
espérance , et c'est le seul héritage qu'il laisse à sa veuve
désolée. Mais , en littérature , le fonds le mieux cultivé ne
donne pas toujours ce qu'on en attend; il faut , pour le féconder,
qu'il attire les regards du public , et que chacun de nous
laisse échapper de sa main quelques goutes de cette rosée
miraculeuse qui fertilise tout ce qu'elle touche.
Le Mercure du mois de mai 1739, a rendu compte des
Soupersde Vaucluse du même auteur; les Promenades en
sont la suite. Le charme du paysage et la douceur de la température
ont réuni , dans un château voisin de cette fontaine
célèbre , une compagnie de femmes aimables et de beaux
esprits , qui forment une espèce d'académie , où chacun d'eus
apporte son petit tribut de prose , de vers , de dissertatious sur
divers sujets; le tout entremêlé de réflexions et de saillies , qui
naissent assez librement de la conversation. Dans un temps de
calme, il n'en falloit pas davantage pour fixer des lecteurs
qui n'avoient jamais éprouvé que de douces émotions; mais
depuis que les esprits se sont accoutumés aux plus violentes
agitations, et que chaque matin nous lisons dans les journaux
la ruine d'une ville ou d'une province , il est devenu comme
impossible d'attacher par des compositions purement littéraires.
L'auteur des Promenades avoit bien senti que cette
nouvelle situation demandoit une nouvelle source d'intérêt
pour exciter notre curiosité. Cette considération l'a déterminé
àfaire entrer dans son ouvrage une intrigue de comédie , dont
le fonds , dit-il , est véritable . La manière dont il l'amène est
assez pittoresque pour que nous la rapportions ; elle fera
connoître enmême temps les personnages qu'il met en scène ,
et l'esprit qu'il prête à chacun d'eux.
Le Marquis. « Faire le bien est le premier devoir de
>> l'homme , et malheureusement celui qu'il remplit avec le
plus de tiédeur ..... Mais quel est cet ingambe piéton qui
>> saute si lestement les fossés ? Sa garde-robe ne le charge pas.
>> Les cheveux sous un filet , une mandoline en bandouliere ,
>> une gibecière et des castagnettes ; avec un mousqueton , ce
>> seroit un vrai miquelet qui croit la sainte Hermandad à ses
trousses. Holà , camarade , où vas-tu si vite ? »
Le Voyageur. « Partout , excellence. >>>
Le Comie. « Tu as donc des affaires par toute la terre ?>>
Le Voyageur. « Et nulle part. »
Le Commandeur. « Quel métier, maître ? >>
412 MERCURE DE FRANCE ,
Le Voyageur. « Comme les grands seigneurs , je sais tout
>> sans avoir rien appris. >>>
Dorival. « Il est bref et serré. Tu dois être musicien ? >>>>
Le Voyageur. « Avec del oreille , qui ne l'est pas ? >>
Saintré. « Tu ne ressembles pas mal à Figaro . >>
Le Voyageur . « Il y a un air de famille ..... >>
La Marquise. « Quel dégourdi ! Tu ne crains pas les vo-
>»>leurs , à ce qu'il paroît ? »
Le Voyageur. « Ce sont eux qui ont peur de moi. »
Cantabit vacuus coram latrone viator.
L'Abbé. « Il dit que le voyageur à sec se rit des voleurs.>>
Mad. de Chanceaux. « L'ami , comment t'appelle-t- on ? »
Le Voyageur. « Souvent trop tard pour dîner.... »
Le Marquis. « Tu parois un bon vivant; tu ne manques
>> pas d'esprit : pourquoi ne pas l'employer à t'assurer
>>> l'avenir ? »
Le Voyageur. « Qui vous a dit qu'il me manquera ? >>
Le Comte. << Mais tu fais souvent mauvaise chère ; et vêtu ,
>> comme tu l'es , à la légère ..... »
Le Voyageur. « La diète prévient les maladies , et l'habit
>>> ne fuit pas le moine. »
Mad. de Lintz . « Tu ne parles que par sentences. »
Le Voyageur. « Cela se retient mieux. >>>
Le Marquis. « C'est un philosophe à sa manière. »
Le Voyageur. « Je ne suis cependant encore d'aucune aca-
>> démie . >>>
La Baronne . « Tu fais des livres : cela viendra. >>>
Le Voyageur. « Non : je les fais bons. >>>
Madame de Chanceaux. « Il ne manque pas d'amour
>> propre. >>>
Le Voyageur. « Il en faut au malheureux : daigne-t-on
>>> le faire valoir ? >>
Madame Saintré. « Tu as l'air si joyeux et si bien portant !
>> tu ne dois pas éprouver l'infortune . >>>
Le Voyageur. « Non ; mais j'en porte la livrée , et l'on
>> juge là-dessus. »
L'Abbé. « Ce gaillard-là est étonnant ! C'est quelque fils
>> de famille que le libertinage promène. >>>
M. l'Abbé ne se trompoit pas tout-à-fait. Il devinoit la
qualité duVoyageur; mais son habit le trompoit sur sa manière
d'exister. Cen'étoit qu'un déguisement à la faveur duquel il
vouloit intriguer les promeneurs de Vaucluse , et trouver une
promeneuse qui voulût bien l'aimer pour lui-même , et qui
consentit à l'épouser avant de le connoître. C'est la folie des
FEVRIER 1807. 413
héros de roman ; car , dans la société , personne ne voudroit
consentir à se faire priser au-dessous de sa valeur. Quoi qu'il
en soit , le Voyageur se montre si poli , si brave , si spirituel ,
et sur-tout si galant , qu'il commence par se faire admettre
dans la compagnie des beaux esprits , et que bientôt il occupe
la première place dans le coeur d'une charmante veuve ,
madame de Lintz , à laquelle il adresse ces couplets , qu'il
improvise en s'accompagnant de sa mandoline :
« Quand verrai-je le tendre amour
Faire le bonheur de ma vie ?
L'espérance d'un doux retour
Me seroit elle donc ravie ?
Qui veut m'aimer , m'aimer pour moi ,
Qu'elle se nomme , elle a ma foi .
>> A la beauté que puis-je offrir !
Je n'ai ni trésors , ni couronne ;
Mais sous ses lois je sais mourir ,
La constance vaut bien un trône .
Qui veut m'aimer , etc.
>> Coeurs sensibles à mes amours ,
C'est vous seuls que chante ma lyre;
Heureux si ses accords touchans
Vous conduisent jusqu'au délire ;
Vous m'aimerez alors pour moi ,
Et la plus tendre aura ma foi . »
Cette façon de s'exprimer , le bon sens qui paroît dans ses
discours , et la droiture de ses principes , forment un con
traste piquant avec son costume. Il joue tout-à- la- fois le
rôle de Figaro , celui du comte Almaviva et celui de Grandisson.
Il n'en falloit pas tant pour séduire une jeune veuve
que l'hymen tout seul avoit enchaînée. Madame de Lintz
craint de s'abandonner inconsidérément au nouveau sentiment
qu'elle éprouve ; mais tandis que le coeur chemine vers un
objet agréable , la raison , qui calcule tout bas son rang et sa
fortune , l'avertit que cet amant déguisé ne peut être qu'un
homme d'une naissance relevée , et qu'il doit être très-riche :
il n'en faut pas davantage pour la captiver entièrement ; elle
ne souhaite plus que l'aveu de ses amis , pour justifier sa
passion ; après quelque temps d'épreuve et d'examen , elle
l'obtient ; l'inconnu déclare son attachement ; et, sans se
découvrir , il exige que madame de Lintz accepte ou refuse
414 MERCURE DE FRANCE ,
l'offre quil lui fait de l'épouser. Il auroit été facile de sortir
ici de la voie commune des intrigues romanesques , et de faire
sentir à cet inconnu que son procédé n'étoit ni juste ni sage ;
qu'il n'est permis qu'aux femmes qui n'ont rien à perdre ,
d'épouser unhomme qu'elles ne connoissent pas ; que le consentement
qu'il demandoit ne pourroit l'assurer qu'il fût
aimé pour lui-même , puisqu'il étoit aisé de présumer que sa
fortune devoit répondre à son éducation; que la considération
de son état ne pouvoit d'ailleurs être mise de côté dans une
affaire de cette importance ; qu'en s'exposant à un refus , il
hasardoit lui-même de perdre une compagne qu'il avoit jugé
digne de lui ; qu'il s'abusoit en pensant que sa fortune pût
être le seul motif de la confiance d'une femme libre ; qu'elle
établissoit l'espérance de son bonheur personnel sur son caractère
et sur ses qualités morales ; qu'elle ne vouloit pas s'ôter le
mérite d'être généreuse avec connoissance de cause , dans le
cas où lui-même se trouveroit privé des dons de la fortune ;
que l'état du mariage imposoit de grandes obligations , et
qu'il étoit juste d'examiner quels seroient ses moyens pour
les remplir, etc. etc. L'auteur étoit bien en état de développer
toutes ces raisons et d'en former' la morale de son roman.
Peut-être y auroit-il gagné sous le rapport même de l'intérêt;
il eût été plaisant de voir le galant Voyageur obligé de baisser
pavillon devant la petite raison d'une française éveillée , mais
circonspecte , jeune , vive et sensible , mais en sûreté contre
tous les pièges de la séduction . C'étoit un petit modèle de
sagesse qu'il falloit offrir au beau sexe. M. de la Grelaye s'est
contenté de lui en présenter un de sensibilité. Son héroïne
consent à tout , avant d'avoir rien éclairci ; et son superbe
vainqueur, qui s'est éloigné d'elle pour s'épargner la honte
d'un refus , reparoît au bout de quatre jours, et se fait connoître
pour le prince de Cusco , grand d'Espagne , l'illustre
descendant des Incas , et le seul héritier du Pérou. La joie
de sa dame est grande , comme on peut bien l'imaginer , mais
la qualité du Voyageur n'étonne point : il avoit fait des
cadeaux de perles et de diamans qui montroient bien clairement
qu'il venoit du pays d'Eldorado .
Tel est le fonds de l'intrigue principale , sur laquelle l'auteur
a composé son ouvrage. C'étoit trop peu de chose , sans
doute , pour remplir cinq volumes ; il y a joint quelques
fragmens d'une correspondance entre deux amans , dont l'un
se trouve engagé dans les liens du mariage : c'est un combat
perpétuel entre la passion et le devoir ; sujet ingrat , parce
qu'il est des devoirs que l'honneur ne permet pas même de
combattre, et que tout ce qui blesse les moeurs perd ce lustre
poétique qui n'appartient qu'au beau moral .
FEVRIER 1807. 415
Cequi sert à combler le vide de ce Recueil , ce sont let
dissertations légères sur divers sujets , et les pièces de poésie
tirées du porte-feuille de l'auteur. Tout cela se trouve distribué
avec art dans vingt promenades , qui ne ressemblent
pas mal à vingt séances académiques , dans lesquelles on ne
s'épargne pas la louange : par bonheur , il arrive assez souvent
qu'elle est méritée ; mais , comme on n'oublie pas que
c'est l'auteur lui-même qui se la donne , elle produit rarement
l'effet qu'il en attend. Il auroit été plus adroit d'introduire
, parmi ses interlocuteurs , un de ces esprits difficiles
qui vont d'abord chercher l'endroit que l'on sent foible , et
qu'on se veut cacher.
Il nous auroit épargné la peine de remarquer plusieurs
petites fautes de raison et de goût , quelques constructions
vicicuses , et beaucoup de négligences. Page 80 du premier
volume , il paroît , par la tournure de la phrase , que la
Baronne place Numance en Italie ; un peu plus loin , le
Comte dit : « De tous les peuples , les Français nous répugne
>> le moins. » Page 139, le Chevalier récite une longue élégie
, dans laquelle Amyntas cherche à consoler Titre de la
perte de son amante. Après quelques sollicitations inutiles
pour le faire renoncer au dessein qu'il a formé de se laisser
mourir de faim , Amyntas lui dit :
« A ton trépas , Titire elle- même s'oppose ;
» Vis pour la regretter , pour orner son tombeau
>> De ce que nos jardins offriront de plus beau ;
» A ce culte flatteur , son ombre encor sensible ,
>> Dans le séjour des morts errera plus paisible. »
Le Commandeur se contente d'observer qu'errera p'us paisible
durcit l'hémistiche. « Voilà , dit-il , ma critique. » « Elle
>> est juste , répond le Chevalier ; et j'avoue ma stérilité. Je
>> n'ai pu trouver un autre mot, et j'ai eu la foiblesse de
>> tenir à mon idée : trop heureux , s'il n'y avoit dans ma
>>pièce que cette tache ! >> C'est exactement le langage du
poète de Boileau :
<< Ah! monsieur , pour ce vers je vous demande grâce . >>
<< Je le retrancherois. » « C'est le plus bel endroit. >>
L'image est en effet poétique , et le verbe errer convenoit
parfaitement pour exprimer la situation ; mais , malheureusement,
il ne peut s'employer au futur dans le style soutenu :
il falloit le rayer , et chercher une nouvelle construction.
« Delere jubebat.
• Et malè tornatos incuii reddere versus . »
416 MERCURE DE FRANCE ,
Il étoit possible , d'ailleurs , de rendre la même idée par le
mot descendra ; mais Amyntas auroit peut - être ajouté
quelque chose de plus vif et de plus touchant à sa prière ,
s'il avoit dit :
:
« A ta mort , cher Titire , elle- même s'oppose ;
» Vis pour la regretter , pour orner son tombeau
>> De ce que nos jardins offriront de plus beau.
>> Dans ce même bosquet , son ombre encor sensible ,
» Du sein des immortels descendra plus paisible. >>>
e
Ce n'est pas la seule faute qu'on pourroit relever dans cette
même pièce , qui n'est cependant pas mal écrite , et dans
laquelle on reconnoît avec plaisir un imitateur de Virgile ;
mais il faudroit être de bien mauvaise humeur pour s'attacher
à quelques négligences échappées dans la rapidité de la
composition. La lecture de tout l'ouvrage plaira certainement
aux esprits sages , pour lesquels il a été composé. Il mérite
d'être tiré de la foule des livres qui paroissent journellement.
Les principes de l'auteur , autant que ses talens , lui assurent
un rang distingué parmi les écrivains que la philosophie du
siècle n'avoit point entraînés.
VARIÉTÉS..
G.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-
Aujourd'hui vendredi 27 févrir , on donne , sur les
deux premiers théâtres de la capitale , la première représentation
de deux ouvrages nouveaux. A 'Operá , le ballet du
Retour d'Ulysse , en trois actes , par M. Milon ; e ala
Comédie Française , Pyrrhus , ou les acides , tragédie en
cinq actes , par M. Lehoc.
Fleury, qu'une longue maladie avoit éloigné du théâtre ,
a fait sa rentrée cettes maine dans l'Homme à bonnesfortunes,
de Baron , et a Jeunesse de HenroV, de Ni . Duval.
M. Picard quitte définitivement le théâtre à Pâques
prochain.
- Mille . Michu , fille de l'acteur de ce nom , a débuté avec
succès à l'Opera-Comique , dans le rôle de Lucile. Mile. Pingenet
l'aînée quitte ce théatre.
- Dans une de ses dernières séances , la 3º classe de l'Institat
DEPT
DE
LA
FEVRIER 1807 . 417
titut a élu deux correspondans , MM. Faurin de Saint-Vincent
, domicilié à Aix ; et Vincent de Saint-Laurent , conseiller
de préfecture , membre de l'Académie du Gard, résidant à
Nimes.
-Laclassedes beaux-arts de l'Institut va ouvrir les concours
pour les grands prix de peinture , sculpture , architecture ,
gravure et de composition musicale. I's commenceront le
6 mars prochain, par le premier concours d'essai pour le
grand prix de gravure en médail'es. Ce concours, qui consiste
enune esquisse faite dans le jour , sera jugé le lendemain. Le
lundi 9 mars, aura lieu le second concours d'l'eessssaaii ,, qui sera
jugé le 15. Il consistera en une figure modelée ; dans la proportionde50
centimètres sur 36 ( 18 pouces et demi sur 13. )
Le 16 , ceux qui auront été admis sur les deux précédens
concours , commenceront le concours définitif, pour lequel
ils seront tenus de modeler , dans le jour , l'esquisse dont le
sujet aura été déterminé le matin par la classe des beaux arts ,
èt de graver cette esquisse sur acier , dans le module de 5
centimètres. Les concurrens auront quatre-vingt-trois jours
pour cette dernière opération. Les époques pour les concours
aux autres grands prix, seront successivement annoncées.
- L'Académie des sciences , belles- lettres et arts de la ville
de Besançon , distribuera , le 14 août 1807 , deux prix , l'un
d'éloquence , et l'autre d'histoire , consistant chacun en une
médaille d'or de la valeur de 200 fr. Elle propose pour sujet
d'éloquence : << De l'influence que les grands hommes ont
>> exercée sur le siècle où ils ont vécu , et sur le caractère de
>> leur nation . »
Et pour sujet historique : « L'histoire des Séquanois ,
>> depuis leur origine jusqu'au temps ou Auguste divisa la
>> Gaule en provinces romaines. >>
L'Académie prévient les auteurs qui voudront s'occuper du
sujet historique , qu'elle a divisé l'histoire de la ci-devant
province de Franche-Comté en plusieurs époques qui seront
proposées au concours alternativement avec une époque de
l'histoire de la métropole de Besançon. Elle désigne aux concurrens
pour modèle à suivre dans le plan et le développement
de leurs ouvrages, l'Histoire des Gaulois , publiée récemment
par M. Picot , de Genève , et la collection historique des
imétropoles de la France , connue sous le nom de Gallia
christiana.
- Sur le rapport du comité central de la société établie
près du ministre de l'intérieur , pour l'extinction de la petitevérole
en France , S. Exc. a décerné aux personnes dout les
noms suivent , une médaille en argent , comme un témoi
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
gnage public de sa satisfaction pour le zèle qu'elles ont aps
porté , les unes à propager l'inoculation de la vaccine , les
autres , à étudier par des expériences faites dans leurs trou
peaux , si l'inoculation de la vaccine ou du claveau , pouvoit
préserver les bêtes à laine de la contagion de la clavelée.
En adressant ces médailles à MM. les préfets des départemens
dans lesquels les personnes qui les ont obtenues
sont domiciliées , S. Exc. a témoigné le desir que cette
récompense leur fût donnée avec l'éclat et la publicité
que les localités peuvent permettre. Elle a vu , dans l'exécution
de cette mesure , un moyen assuré d'exciter l'émulation
, et dé prouver à toutes les classes de la société com
bien le gouvernement attache de prix à la propagation d'une
découverte dont l'influence sur la population s'est déjà fait
sentir dans quelques départemens d'une manière si avantageuse.
Les médailles ont été décernées à MM. Auber , médecin à
Rouen ; Barrey, médecin à Besançon ; Basler , desservant
à Molleau ; Bretonneau , officier de santé à Chenonceaux ;
Brunard , cultivateur à Sarcelles ; Chaptal , propriétaire à
Chanteloup; Demangeon , médecin à Epinal ; Galeron ,médecin
à l'Aigle ; Ganneron cultivateur à Malnoue ; Guerbois ,
chirurgien à Liancourt ; Guillemeau , médecin à Niort ;
Hennequin , médecin à Charleville ; Saint-Lanne , chirurgien
à Castelnau ; Latour, chirurgien, à Revel ; Lecoz ,
archevêque de Besançon ; Legros , vétérinaire à Amboise ;
Lejeune , médecin , à Laon ; Louis , vicaire à Vatimont ;
Lucas , médecin à Vichy ; Manoury, médecin à Vernon ;
Michel , médecin à Gap ; Morel , médecin à Colmar ; Morlanne
, chirurgien à Metz ; Nedey, médecin à Vesoul ; Odier,
médecin à Genève ; Pignot , médecin à Issoudun ; Rigal ,
chirurgien à Caillac ; Saint- Médard , grand-vicaire à Larochelle;
Schmitz , vicaire à Niederstadtfeldt ; Soret , officier
de santé à Vernon ; Troussel , curé à Chambray ; Valentin ,
médecin à Marseille ; Voisin , chirurgien à Versailles ; Yves ,
chirurgien à Montluçon.
-La statue de saint Vincent de Paule , qui a été exposée ,
il y a quelques années , au Salon, vient d'être placée dans
l'église de l'hospice de la Maternité. On a frappé une médaille,
dont l'effigie est prise sur la statue. Les dames attachées au
service des enfans , à la Maternité , aux Orphelins et aux
Orphelines , portent cette médaille.
- M. Mallet , membre de plusieurs académies , auteur
de l'Histoire de Danemarck , de celle des Suisses , et de
plusieurs autres ouvrages , est mort à Genève , le 8 de ce
mois, dans sa 77 ° année .
:
FEVRIER 1807 . 419
-Les propriétés littéraires de feu M. le docteur Barthez ,
membre de la légion d'honneur , médecin du gouvernement
, etc. , ayant été partagées en trois lots , en exécution
de ses dernières volontés , les livres composant sa bibliothèque
ont été adressés à l'école de Montpellier ; ses manuscrits
littéraires sont demeurés entre les mains de celui de
ses frères qui en fera le dépouillement ; et ses manuscrits
médicaux ont été envoyés à M. Lordat , docteur-médecin à
Montpellier , président de la société-pratique de médecine de
cette ville , et membre de plusieurs sociétés savantes .
M. Lordat s'occupe de mettre en ordre , et de publier
incessamment ceux des ouvrages posthumes de M. Barthez ,
qui ont le degré de perfection que cet auteur aimoit à donner
àses productions médicales. Parmi les manuscrits se trouvent,
1°. des cahiers de thérapeuthique générale , de pathologie ,
de physiologie , de seméiotique ; 2°. trente - quatre leçons
de matière médicale botanique , en français; 3°. vingt-deux
fcuillets et beaucoup d'extraits sur la matière médicale : ce
traité est écrit en latin , et les médicamens y sont classés d'après
leurs vertus et propriétés médicales ; 4°. beaucoup de
consultations sur toute sorte de sujets ; 5°. un recueil de
passages relatifs à la médecine , et extraits des poètes grecs
et latins , avec des notes et éclaircissemens; 6°. enfin des
leçons sur les fiévres , sur les méthodes de traitement; des
-recherches plus ou moins étendues sur diverses maladies , et
une infinité de notes volantes à ajouter à ses différens ouvrages.
-M. Alibert vient de publier la troisième livraison de son
ouvrage sur les Maladies de la Peau. Sans doute ces éruptions
affreuses n'ont point existé dans tous les temps. Elles sont un
des tristes inconvéniens des progrès de notre civilisation et des
écarts du régime. La peau de l'homme paroît s'être souillée
davantage à mesure quu''iiilll s'est corrompu. La livraison qui est
aujourd'hui en vente , a pour objet l'histoire de la grande
famil e des dartres ; on y lit l'observation suivante :
« Le sieur B***, ne à Troyes en Champagne, ville entou-
>> rée de marais qui en rendent l'air très- mal-sain , ne fut
>> exempt d'aucun des exanthèmes qui sont propres à l'en-
>> fance. Sa tête fut couverte par les croûtes de la teigne mu-
>> queuse. Il fut tellement maltraité de la petite-vérole , qu'il
» lui en resta une surdité , laquelle disparut néanmoins par
>> des purgations réitérées que lui prescrivit le célèbre Bou-
>> vard. L'affection cutanée dont il s'agit se développa dans
>> le premier temps de sa vie ; mais ce fut sur-tout vers l'âge
>> de dix-neuf ans qu'elle éclata avec une extrême violence.
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
>> Elle se porta à la tête d'une force singulière , et sortoit par
> le front et les joues, où elle déposoit des écailles épaisses
> d'un aspect affreux. Toute la tête étoit enflée , ainsi que le
>> cou , le dessus du menton, et les parties qui avoisinent les
>> oreilles. Ony observoit un grand nombre de glandes engor-
» gées qui se prolongeoient jusqu'aux aisselles. Ce mal horrible
>> influoit sur toutes les fonctions du malade : il dormoit mal ,
>> étoit tourmenté par des rêves pénibles , perdoit l'appetit,
>> et tomboit de jour en jour dans un état de foiblesse et de
>> langueur. Je spprime ici tous les remèdes dont il fit usage ,
» pour ne m'arrêter qu'à la partie descriptive de la maladie.
>> Il s'opéra une telle érup ion de la dartre sur la face , que
>> cet infortuné , ayant horreur de lui-même , se réfugia à
>> la campagne , pour n'être exposé aux regards de per-
>> sonne. Une matière ichoreuse et roussâtre découloit de son
> corps. On essuyoit et on absorboit l'humidité avec des linges
>> qui s'y colloient et y adhéroient sans cesse. Certes, je le
>> répète , il seroit trop long de détailler ici les ascanes divers
>> auxquels le malade avoit recours , dans le désespoir où il se
>> trouvoit
>> Les drogues qu'il avala le fatiguèrent à un tel point ,
» qu'elles opérèrent en quelque sorte une révolution dans son
>> tempérament; il devint semblable au vieillard , et n'éprouva
>> plus aucun attrait pour le sexe féminin. On remarquoit
>> néanmoins que cette effroyable dartre avoit des instans de
>> calme et qu'elle sévissoit par intervalles , selon que le
>> sieur B*** éprouvoit des chagrins , des inquiétudes domes-
» tiques , selon qu'il étoit exposé aux intempéries de l'air , ou
১) à d'autres causes irritantes . C'est alors que le visage se char-
>> geoit d'une manière épouvantable; l'éruption étoit vive
» et très-enflammée ; elle gonfloit les joues et les oreilles au
>> point qu'elles devenoient d'une épaisseur extraordinaire.
» Il disoit y ressentir des pulsations analogues à celles qui se
>> manifestent dans une partie où il surviendroit un abcés. Ce
>> qu'il faut sur-tout ne pas oublier dans le tableau de cette
>> affection désastreuse , ce sont des accès de démangeaison si
>> subits et si violents , que le malade se grattoit par une
> impulsion involontaire et s'écorchoit jusqu'au sang. Quel-
>> ques efforts que l'on fit alors pour l'arrêter , quelques
>> discours qu'on lui tint , rien ne pouvoit appaiser cette
>> fureur de prurit extraordinaire. Les crises déchirantes se
>> déclaroient quelquefois au milieu de la nuit , quelquefois
» le jour , dans le bain, hors du bain. Le malade qui
>> s'étudie continuellement , a écrit lui - même un rapport
» très-étendu de ses souffrances , dans lequel il attribue les
FEVRIER 1807 . 421
» symptômes qui l'affligent , à ce que sa mère devint enceinte
>> de lui dans le temps de la menstruation ; même elle fut
>> contrainte de sevrer un autre enfant qu'elle allaitoit. Cette
>> cause , à ce qu'il prétend, jeta dès-lors un ferment de
>> corruption dans son sang. Ce qui le confirme dans son
>> opinion , c'est que son père et sa mèrejouissent de la meil-
>> leure santé ; c'est que ses frères et soeurs n'ont jamais
» éprouvé la moindre éruption herpétique , etc. Au surplus,
>> le sieur B*** a obtenu dans le courant de sa vie , des
>> intervalles très - remarquables de soulagement. Ainsi la
>> première invasion dartreuse qui avoit eu lieu à l'âge de
cinq mois, parut s'amender à l'âge de cinq ans , c'est-à-
>> dire en 1765 , par l'apparition de la petite-vérole et autres
>> maladies de l'enfance auxquelles il faillit succomber. En-
>> suite la santé du sieur B*** ne subit aucune altération ,
>> jusqu'en janvier 1779. Voilà donc quatorze ans de relâche.
>> Alors commença la deuxième éruption , qui se prolongea
>> jusqu'en 1789 ; en sorte qu'elle dura environ dix années.
>> Enfin, nouveau calme , et qui conduisit le malade jus-
» qu'en 1805. Pendant ce temps , il n'éprouva que quelques
>> légères inquiétudes , suites inévitables des vestiges de son
>> ancienne affection. Enfin , ce malheureux a essuyé une
>> autre atteinte ; il a suivi tous les conseils ; il a employé
>> tous les remèdes ; il s'est soumis à tous les moyens ; et
>> cependant , à l'heure où j'écris , il est encore dans la plus
>> triste position. Il ne peut goûter le moindre repos. Sou-
» vent , dit-il , la douleur me réveille en sursaut ; elleestsi
>> aiguë , qu'il me semble avoir sur la jambe une étrille qui
>> la déchire et qui la brûle tout à-la-fois. Alors il a beau se
>> contenir pour ne pas se gratter , bientôt le prurit triomphe
>> de sa surveillance, et il se déchire avec ses ongles. Quelles
>> expressions assez fortespeuvent peindre lesangoisses de l'état
>> que nous décrivons ! Quelle existence qui fait des jours d'un
>> homme un tissu continuel de tourmens et d'amertumes !
>> Un semblable fléau n'est-il pas plus affligeant pour l'espèce
>> humaine que la fièvre adynamique ou la péripneumonie
>> dont le péril est au moins d'une courte durée ! >>>
Il vient de paroître un Mémoire sur le plomb laminé ,
qui prouve d'une manière incontestable la supériorité du
plomb laminé sur le plomb coulé : il démontre également
l'avan age que les propriétaires trouveront dans l'emploi du
plomb laminé , autant pour l'économie que pour la solidité.
Ce Mémoire se distribue gratis , au magasin de la manufac
ture de plomb laminé,, rue Bétizy, n°. 20.
3
423 MERCURE DE FRANCE ,
-Les papiers américains viennent de publier une lettre du
capitaine Clark à son frère , qui annonce la réussite complète
de l'expédition dont cet officier avoit été chargé , sous les
ordres du capitaine Lewis , par M. le président Jefferson. Cette
expédition avoit été résolue par le congrès en janvier 1803 ,
dans le dessein d'explorer la rivière du Missouri , depuis son
embouchure jusqu'à sa source ; de traverser ensuite le haut
pays par le plus court portage , et de chercher la meilleure
communication par eau de-là jusqu'à l'Océan-Pacifique. Dės
le 19 février 1806 , M. Jefferson communiqua au congrès
les résultats de la première partie de l'expédition , ainsi que
les observations astronomiques et cartes géographiques que
les voyageurs lui avoient fait parvenir du fort Mandau , lieu
d'où ils se disposoient à partir en août 1805 , pour descendre
vers la mer Pacifique. La lettre du capitaine Clark , datée de
Saint-Louis ,et du 23 septembre 1806, achève , quoiqu'en
abrégé , le récit de l'expédition . M. Clark n'hésite point à
affirmer que lui et ses compagnons ont découvert la route la
plus praticable qui joigne le Missouri et la Columbia , qui se
se jette , comme on sait , dans la mer du Sud. Cette route
conduit , par le Missouri , jusqu'au pied des rapides qui sont
au-dessous des grandes chutes, pendant un espace de 2575
milles anglais. De - là par terre , elle traverse les monts
Rocky , jusqu'à une partie navigable de la Kouskouske , ce
qui fait une longueur de 340 milles , et ensuite 37 milles en
suivant la Kouskouske. On fait après 154 milles sur la rivière
Lewis, et415 sur la Columbia jusqu'à son embouchure. La
distance totale depuis le confluent du Missouri et du Mississipi
jusqu'à la mer du Sud , est de 3555 milles anglais ou d'envi on
1200 lieues. Les 340 milles que l'on fait par terre en traversant
les mont, Rocky, sont la partie la plus pénible et la plus
dangereuse du voyage , quoiqu'on puisse y acheter, au plus
bas prix , les services des naturels du pays. La navigation de
la Columbia a aussi le désavantage d'être interrompue trois
fois par des cataractes qui obligent à autant de portages , l'un
de 1200 pas et les autresde 2000 ; mais il paroît qu'en choi
sissant bien le moment du voyage , c'est-à-dire , en passant
les monts Rocky vers la fin de juin , et en naviguant sur la
Columbia depuis le ser avril jusqu'à la mi-août , on s'épas gne ,
une grande partie des dangers et des fatigues. Quant aux
avantages que les Etats-Unis peuvent se promettre de l'ouverture
de ces communications , quelques passages de la lettre
du capitaine Clark en donneront une idée. « La marée , dit- il ,
se fait sentir sur la Columbia à 183 milles au-dessus de son
embouchure , de grandes chaloupes peuvent la remonter en
FEVRIER 1807 . 433
sûreté jusqu'à cette même distance et des vaisseaux de 300,
tonneaux, jusqu'à 125 milles, c'est-à-dire , jusqu'au confluent
de la Columbia et de la Multonama , rivière qui prend sa
source sur les confins du Nouveau-Mexique. J'envisage ce
trajet , dit encore M. Clark , comme propre à procurer des
avantages immenses au commerce des fourrures. En effet ,
toutes celles qu'on recueille dans les neuf dixièmes des contrées
de l'Amérique qui en fournissent le plus , peuvent être portées
à l'embouchure de la Columbia et de-là chargées pour les
Indes-Orientales , dès le premier août de chaque année ; en
sorte qu'elles arriveront à Canton plutôt que n'arrivent dans
la Grande-Bretagne cel es que l'on expédie annuellement de
Montréal.
MODES du 25 février.
On reprend du goût pour le jaune. Après le bleu-pâle , c'est ce que
les modistes emploient le plus fréquemment , en satin comme en
velours ; vient ensuite le rose , coupé avec du blanc. Les capotes
blanches , de velours épinglé , étoient , dimanche , fort communes
aux Tuileries. Les belles dames , sous cette coiffure modeste , et en
douillette pâle , surmontée d'un fichu gris ou d'un cachemire plié , se
glissoient parmi les toques parées et les redingotes de velours de la rue
Saint-Denis. Les robes neuves de petites toiles fond jaune , à bouquets,
ou fond rose , en soie , à raies blanches , fond cerise , à pois blancs , se
"faisoient remarquer par le défaut d'ampleur , sur-tout à la chute des
reins. Il y avoit quelques tabliers festonnés à grandes dents , quelques
fichus dont les pointes faisoient écharpe par derrière , et quantité de
garnitures basses , de mousseline plissée à petits plis
Ala ville , on voit quelques Paméla de paille jaune , avec un fond
de velours noir. Les lingères raient , moitié en broderie , moitié en
point à jour , quelques fonds de bonnets : le tulle dentelé est celui
qu'elles vendent en plus grande quantité.
-
PARIS, vendredi 27 février.
Le sénat conservateur a déjà terminé les nominations áu
corps législatif , pour les dix-neuf départemens suivans :
Allier : MM. Hennequin, Giraudet. Hautes-Alpes : Bonnet,
législateur sortant. Ardennes : Golzart , législateur sortant ;
Lefebvre -Gineau , membre de l'Institut , inspecteur-général
des études. Aude : Dupré de Saint-Maur ; Martin , maire de
Castelnaudary. Aveyron : Monseignat , législateur sortant ;
Grandsaigal; Clauzel-Coussergues. Cantal: Coffinhal; Salvage.
Cher : Petit , sous- préfet à Sancerre ; Beguin. Corrèze :
Penières , ex-tribun ; Combret - Marcillac , officier de gendarmerie.
Creuze : Colaud-la-Salcette , préfet du département;
Grellet. Eure : Bourlier , évêque d'Evreux; Bouqueton ,
juge au tribunal civil d'Evreux ; leDanois , législateur sortant ;
Frontin, sous-préfet de Louviers. Indre et Loire : Aubert du
424 MERCURE DE FRANCE ,
կո
:
Petit-Thouars , sous-préfet à Chinon ; de la Mardelle , juge
au tribunal civil de Paris. Loir et Cher : Marescot-Periguet
Pardessus , maire de Blois. Lozère : Barrot, législateur sortant.
Lys: Gombault; de Kismakoer ; Herwin , sous - prefet à
Furnes ; Wandersmesche. Haute-Marne : Marquett-Fleury ,
législateur sortant ; Roger , homme de lettres. Pyrénées-
Orientales : Lamer , inspecteur aux revues. Haute-Saône :
Vigneron , législateur sortant ; Martin fils , maire de Gray,
Deux-Sèvies : Fontanes, président du corps législatif; Auguis,
législateur sortant.Aisne : Lobjois, législateur sortant;Leleu;
Colard ; Delorme , maire de Saint-Quentin.
-La tempête qui a souffl le 18 de ce mois, dans la Manche,
avec la plus extrême violence , a couvert de débris la mer et
les côtes , particulierement celles de Dunkerque , Dieppe ,
Calais , Boulogne, le Havre, etc. Il paroît qu'elle ne s'est pas
fait ressentir moins vivement sur les côtes d'Angleterre , et
sur-tout aux Dunes.
la
Le corsaire français l'Anacreon a péri à Dunkerque ........
Un grand nombre de bâtimens anglais ont eu le même sort
à vue des côtes de France , ou sont venus s'y échouer ; on ne
peut encore en déterminer le nombre. Ceux avec lesquels on
acommuniqué , et dont on a recueilli les équipages , sont:
Deux bricks anglais , ayant l'un 7 hommes et l'autre 13
hommes d'équipage, échoués près d'Ostende ; l'Europa ,
de 140 tonneaux et 8 hommes , capitaine John Sanders ;
Cérés , de 196 tonneaux et 8 hommes , capitaine Fynlison ;
le Bacchus , de 100 tonneaux et 6 hommes, capitaine Goldic;
le Bretby, de 140 tonneaux et 7 hommes , capitaine James
Haat; le Fox , de 105 tonneaux et 9 hommes , dont un
mousse a péri ; un navire de 300 tonneaux, perdu sous le
fort de Heurt , ayant 14 hommes , dont 7 ont péri ; la Sebby,
de 250 tonneaux et 14 hommes , dont 2 ont péri ; un navire
de 250 tonneaux et 11 hommes , perdu près Dieppe ; deux
autres navires démâtés , ayant chacun 8 hommes d'équipage ,
remorqués à Dieppe par des chaloupes ; un navire de 300
tonneaux , coulé à 5 lieues au large de Boulogne , et dont
l'équipage , composé de 14 hommes et 2 femmes , a gagné ce
port dans des embarcations ; un brick de guerre , armé de 18
canons et 70 hommes d'équipage , dont 30 se sont sauvés près
de Sotteville; on s'occupoit a secourir le reste ; deux bricks
perdus , l'un à Mildekerke , l'autre à Wendune ; le brickGood
Intention , de 100 tonneaux et 5 hommes.
Six autres bâtimens ennemis désemparés avoient pris un
mouillage entre les bancs de Dunkerque ; ils ont été capturés
par des embarcations de ce port. Ces bâtimens sont:
FEVRIER 1807 . 425
Les Amis , de Londres , de 250 tonneaux et 10 hommes
d'équipage, capitaine Williaıns Dumlin, chargé de munitions
navales ; le Roginsum , de 70 tonneaux et 6 hommes, capitaine
Thomas Brazill , chargé de fer ; le Mediator , de 250 tonneaux
et 8 hommes , capitaine Rowson ; le Peel, de 180 tonneaux
et 19 hommes, capitaine Maimers , chargé de marchandises
sèches ; le brick prussien la spéculation , de 260 tonneaux
et de 12 hommes , capitaine Jacob Lindenstroos ; le brick
anglais le Commerce-de-Bristol , de 150 tonneaux , chargé
de vin de Portugal , est entré a Roscoof; un navire portugais
et le brick américain le Canada, sont les seuls bâtimens neutres
dont on ait appris le naufrage.
(Moniteur. )
- On nous écrit de Laon en Picardie , que toutes les maisonsde
cette ville , et particulièrement celles exposées au nord ,
ont été endommagées par la violence de l'ouragan. L'église
principale , monument immense et bâti avec une admirable
solidité, a souffert notablement. Une partie des vitraux et des
piliers de pierre de taille qui les soutenoient ont été rompus et
dispersés; les plombs de la toiture arrachés , roulés et jetés
dans les rues. A Bruges, quantité de toitures de maisons ont
été enlevées. Le premier étage d'une maison a été entièrement
emporté par le vent.
XLVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Arensdorf , le 5 février 1807.
Après le combat de Mohrungen , où elle avoit été battue et
mise en déroute , l'avant-garde de l'armée russe se retira sur
Liebstadt. Mais le surlendemain , 27 janvier , plusieurs divisions
russes la joignirent , et toutes étoient en marche pour
porter le théâtre de la guerre sur le bas de la Vistule.
Le corps du général Essen , accouru du fond de la Mo!-
davie, où il étoit d'abord destiné à servir contre les Turcs ,
et plusieurs régimens qui étoient en Russie , mis en marche
depuis quelque temps des extrémités de ce vaste empire ,
avoient rejoint les corps d'armée.
L'EMPEREUR donna ordre au prince de Ponte-Corvo de
battre en retraite , et de favoriser les opérations offensives de
l'ennemi , en l'attirant sur le bas de la Vistule. Il ordonna en
même temps la levée de ses quartiers d'hiver.
Le 5% corps commandé par le général Savary , le maréchal
Lannes étant malade , se trouva réuni le 31 janvier à Brok ,
devant tenir enéchec le corps du général Essen , cantonné sur
426 MERCURE DE FRANCE ,
lehautBug. Le3º corps se trouva réuni à Mysiniez; le 4º corps
à Willenberg ; le 6º corps à Gilgenburg ; le 7º corps à Neidenburg.
L'EMPEREUR partit de Varsovie , et arriva le 31 au soir
à Willenberg . Le grand-duc s'y étoit rendu depuis deux
jours , et y avoit réuni toute sa cavalerie.
Le prince de Ponte-Corvo avoit successivement évacué
Osterrode , Tobau , et s'étoit jeté sur Strassburg.
Le maréchal Lefebvre avoit réuni le to corps à Thorn
pour la défense de la gauche de la Vistule et de cette ville.
Le 1er février , on se mit en marche. On rencontra à Passenheim
l'avant- garde ennemie qui prenoit l'offensive , et se
dirigeoit déjà sur Willenberg. Le grand-duc avec p'usieurs
colonnes de cavalerie , la fit charger , et entra de vive force
dans la ville. Le corps du maréchal Davoust se porta à Ortelsburg.
Le 2 , le grand-duc de Berg se porta à Alleinstein avec le
corps du maréchal Soult. Le corps du maréchal Davoust
marcha sur Whastruburg. Les corps des maréchaux Augereau
et Ney arrivèrent dans la journée du 3 à Allenstein.
Le 3 au matin, l'armée ennemie, qui avoit rétrogradé en
toute hâte , se voyant tournée par son flanc gauche et jetée
sur cette Vistule qu'elle s'étoit tant vantée de vouloir passer ,
parut rangée en bataille , la gauche appuyée au village de
Moudtken , le centre àJoukowo , couvrant la grande route
de Liebstadt.
Combat de Bergfried.
L'EMPEREUR se porta au village de Getkendorf, et plaça en
bataille le corps du maréchal Ney sur la gauche , le corps du
maréchal Augereau au centre ,et le corps du maréchal Soult
à la droite , la garde impériale en réserve. Il ordonna au maréchal
Soult de se porter sur le chemin de Gustadt, et de s'emparer
du pont de Bergfried , pour déboucher sur les derrières
de l'ennemi avec tout son corps d'armée : manoeuvre qui donnoit
à cette bataille un caractère décisif. Vaincu , l'ennemi
étoit perdu sans ressource.
Le maréchal Soult envoya le général Guyot , avec sa cavalerie
légère , s'emparer de Gustadt , où il prit une grande
partiedu bagage de l'ennemi , et fit successivement 1600 prisonniers
russes. Gustadt étoit son centre de dépôts. Mais au
même moment le maréchal Soult se portoit sur le pont de
Bergfried avec les divisions Leval et Legrand. L'enneemmii ,, qui
sentoit que cette position importante protégeoit la retraite de
son flancgauche, défendoit ce pont avec douze de ses meilleurs
bataillons.Atrois heures après midi , la canonnade s'engagea,
FEVRIER 1807 . 427
Le 4º régiment de ligne et le 24º d'infanterie légère eurent
la gloire d'aborder les premiers l'ennemi. Ils soutinrent leur
vieille réputation. Ces deux régimens seuls et un bataillon
du 28º en réserve , suffirent pour débusquer l'ennemi , passèrent
au pas de charge le pont , enfoncèrent les douze bataillons
russes , prirent quatre pièces de canon , et couvrirent
le champ de bataille de morts et de blessés. Le 46° et le 55°,
qui formoient la seconde brigade , étoient derrière , impatiens
de se déployer ; mais déjà l'ennemi en déroute , abandonnoit ,
épouvanté , toutes ses belles positions : heureux présage pour
la journée du lendeniain !
Dans le même temps , le maréchal Ney s'emparoit d'un
bois où l'ennemi avoit appuyé sa droite ; la division Saint-
Hilaire s'emparoit du village du centre; et le grand-duc de
Berg , avec une division de dragons placée par escadrons au
centre , passoit le bois et balayoit la plaine , afin d'éclaircir le
devant de notre position. Dans ces petites attaques partielles ,
l'ennemi fut repoussé, et perdit une centaine de prisonniers. La
nuit surprit ainsi les deux armées en présence. ""
Le temps est superbe pour la saison ; il y a trois pieds de
neige; le thermomètre est à deux ou trois degrés de froid.
Ala pointe du jour du 4, le général de cavalerie légère
| Lasalle battit la plaine avec ses hussards. Une ligne de Cosaques
etdecavalerie ennemie vint sur-le-champ se placer devant lui.
Le grand-duc de Berg forma en ligne sa cavalerie , et marcha
pour reconnoître l'ennemi. La casonnade s'engagea ; mais
bientôt on acquit la certitude que l'ennemi avoit profité de la
nuit pour battre en retraite , et n'avoit laissé qu'une arrièregarde
de la droite , de la gauche et du centre. On marcha à
elle, et elle fut menée battant pendant six lieues. La cavalerie
ennemie fut cu butée plusieurs fois ; maisdes difficultés d'un
terrain montueux et inégal s'opposèrent aux efforts de la cavalerie.
Avant la fin du jour, l'avant-garde française vint coucher
à Deppen. L'EMPEREUR coucha à Schlett.
Le5 , à la pointe du jour , toute l'armée française fut en
mouvement. A Deppen , l'EMPEREUR reçut le rapport qu'une
colonne ennemie n'avoit pas encore passé l'Alle , et se trouvoit
ainsi débordée par notre gauche , tandis que l'armée russe
rétrogradoit toujours sur les routes d'Arensdorf et de Landsberg.
S. M. donna l'ordre au grand-duc de Berg et aux maréchaux
Soult et Davoust de poursuivre l'ennemi dans cette
direction. Elle fit passer l'Alle au corps du maréchal Ney ,
avec la division de cavalerie légère du général Lasalle et une
division de dragons , et lui donna l'ordre d'attaquer le corps
ennemi qui se trouvoit coupé.
423 MERCURE DE FRANCE ,
4
Combat de Waterdorf.
Le grand-duc de Berg , arrivé sor la hauteur de Waterdorf,
se trouva en présence de 8 à gooo hommes de cavalerie. Plusieurs
charges successives eurent lieu , et l'ennemi fit sa
retraite.
Combat de Deppen.
Pendant ce temps , le maréchal Ney se canonnoit et étoit
aux prises avec le corps ennemi qui étoit coupé. L'ennemi
voulut un moment essayer de forcer le passage , mais il vint
trouver la mort au milieu de nos baïonnettes. Culbuté au
pas de charge et mis dans une déroute complète , il abandonna
canons , drapeaux et bagages. Les autres divisions de ce corps
voyant le sort de leur avant-garde , battirent en retraite.A la
nuit nous avions déjà fait plusieurs milliers de prisonniers et
pris seize pièces decanon.
Cependant , par ces mouvemens , la plus grande partiedes
communications de l'armée russe ont été coupées. Ses dépôts
deGustadt et de Liebstadt , et une partie de ses magasins de
l'Alle , avoient été enlevés par notre cavalerie légère.
Notre perte a été peu considérable dans tous ces petits
combats; elle se monte à 80 ou 100 morts, et à 5 ou 400
blessés. Le général Gardanne , aide-de-camp de l'EMPEREUR et
gouverneur des pages , a eu une forte contusion à la poitrine.
Le colonel du 4º régiment de dragons a été grièvement blessé.
Le général de brigade , Latour-Maubourg, a été blessé d'une
balle dans le bras. L'adjudant-commandant , Lauberdière ,
chargé du détail des hussards , a été blessé dans une charge.
Le colonel du 4º régiment de l gne a été blessé.
LVII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
APreusich -Eylan, le 7 février 1807.
Le 6 au matin , l'armée se mit en marche pour suivre
l'ennemi : le grand-duc de Berg avec le corps du maréchal
Soult sur Landsberg , le cors du maréchal Davoust sur
Heilsberg , et celui du maréchal Ney sur Worenditt , pour
empêcher le corps coupé à Deppen de s'élever.
Combat de Hoff.
ArrivéàGlaudau, le grand-duc de Berg rencontra l'arrièregarde
ennemie , et la fit charger entre Glaudau et Hoff.
L'ennemidéploya plusieurs lignes de cavaleriequi paroissoient
soutenir cette arrière-garde , composée de douze bataillons ,
ayant le front sur les hauteurs de Landsberg. Le grand-duc
de Berg fit ses dispositions. Après différentes attaques sur la
:
FEVRIER 1807 . 429
droite et sur la gauche de l'ennemi , appuyée à un mamelon
et à un bois, les dragons et les cuirassiers de la division du
général d'Hautpoult, firent une brillante charge , culbutèrent
et mirent en pièces deux régimens d'infanterie russe. Les
colonels , les drapeaux , les canons et la plupart des officiers
et soldats furent pris. L'armée ennemie se mit en mouvement
pour soutenir son arrière-garde. Le maréchal Soult étoit
arrivé : le maréchal Augereau prit position sur la gauche , et
le village de Hoff fut occupé. L'ennemi sentit l'importance
decette position, et fit marcher dix bataillons pour le reprendre.
Le grand-duc de Berg fit exécuter une seconde charge par les
cuirassiers , qui les prirent en flanc et les écharperen . Ces
manoeuvres sont de beaux faits d'armes et font le plus grand
honneur à ces intrépides cuirassiers. Cette journée mérite une
relation particulière. Une partie des deux armées passa la
nuitdu 6 au 7 en présence. L'ennemi fila pendant la nuit.
A la pointe du jour , l'avant-garde française se mit en
marche , et rencontra l'arrière-garde ennemie entre le bois
et la petite ville d'Eylan. Plusieurs regimens de chasseurs à
pied ennemis qui la défendoient furent chargés et en partie
pris. On ne tarda pas à arriver à Eylan , et à reconnoître
que l'ennemi étoit en position derrière cette ville.
LVIII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
A Preussich-Eylan , le 9 février 1807.
Combat d'Eylan.
Aunquart de lieue de la petite ville de Preussich-Eylan ,
est un plateau qui défend le débouché de la plaine. Le maréchal
Soult ordonna au 46° et au 18º régimens de ligne de
l'enlever. Trois régimens qui le défendoient furent culbutés;
mais au même moment une colonne de cavalerie russe chargea
l'extrémité de la gauche du 18°, et mit en désordre un de
ses bataillons. Les dragons de la division Klein s'en apercurent
à temps; les troupes s'engagèrent dans la ville d'Eylan.
L'ennemi avoit placé dans une église et un cimetière plusieurs
regimens. Il fit là une opiniâtre résistance , et après un
combat meurtrier de part et d'autre , la position fut enlevée
à dix heures du soir. La division Legrand prit ses bivouaes
au-devant de la ville , et la division Saint-Hilaire à la droite .
Le corps du maréchal Augereau se plaça sur la gauche ,
le corps du maréchal Davoust avoit dès la veille marché
pour déborder Eylan , et tomber sur le flanc gauche de
l'ennemi s'il ne changeoit pas de position. Le maréchal Ney
étoit en marche pour le déborder sur son flanc droit. C'est
dans cette position que la nuit se passa.
1
430 MERCURE DE FRANCE ,
Bataille d'Eylan.
Ala pointedu jour , l'ennemi commença l'attaque par une
vive canonnade sur la ville d'Eylan et sur la division Saint-
Hilaire.
L'EMPEREUR se porta à la position de l'église que l'ennemi
avoit tant étendue la veille. Il fit avancer le corps du maréchal
Augereau , et fit canonner le monticule par quarante
pièces de l'artillerie de sa garde. Une épouvantable canonnade
s'engagea de part et d'autre.
L'armée russe rangée en colonnes , étoit à demi-portée de
canon : tout coup frappoit. Il parut un moment , aux mouvemens
de l'enuemi , qu'impatienté de tant souffrir , il vouloit
déborder notre gauche. Au même moment , les tirailleurs
du maréchal Davoust se firent entendre , et arrivèrent sur les
derrières de l'armée ennemie ; le corps du maréchal Augereau
déboucha en même temps en colonnes , pour se porter
sur le centre de l'ennemi , et , partageant ainsi son attention ,
l'empêcher de se porter tout entier contre le corps du maréchal
Davoust. La division Saint-Hilaire déboucha sur la droite ,
l'une et l'autre devant manoeuvrer pour se réunir au maréchal
Davoust : à peine le corps du maréchal Augereau et la division
Saint-Hilaire eurent-ils débouché , qu'une neige épaisse,
ettelle qu'on ne se distinguoit pas à deux pas , couvrit les deux
armées. Dans cette obscurité , le point de direction fat perdu ,
et les colonnes s'appuyant trop à gauche, flottèrent incertaines.
Cette désolante obscurité dura une demi-heure: Le
temps s'étant éclairci , le grand-duc de Berg , à la tête de la
cavalerie , et soutenu par le maréchal bessières à la tête de la
garde , tourna la division Saint-Hilaire,, et tomba sur l'armée
ennemie : manoeuvre audacieuse , s'il en fut jamais , qui cou
vrit de gloire la cavalerie , et qui étoit devenue nécessaire
dans la circonstance où se trouvoient nos colonnes. La cavalerie
ennemie , qui voulut s'opposer à cette manoeuvre , fut
culbutée ; le massacre fut horrible. Deux lignes d'infanterie
russe furent rompues ; la troisième ne résista qu'en s'adossant
à un bois. Des escadrons de la garde traverserent deux fois
toute l'armée ennemie.
Cette charge brillante et inouie qui avoit culbuté plus de
20 mille hommes d'infanterie , et les avoit obligés à abandonner
leurs pièces , auroit décidé sur-le-champ la victoire sans
lebois et quelques difficultés de terrain. Le général de division ...
d'Hautpoult fut blessé d'un bisçayen. Le général Dalhmann ,
commandant les chasseurs de la garde , et un bon nombre de
ses intrépides soldats moururent avec gloire. Mais les 100 dragons
, cuirassiers ou soldats de la garde que l'on trouva sur le
champ de bataille, on les y trouva environnés de plus de 1000
FEVRIER 1807 . 431
1
Cadavres ennemis. Cette partie du champ de bataille fait horreur
à voir. Pendant ce temps le corps du maréchal Davoust
débouchoit derrière l'ennemi. La neige , qui plusieurs fois
dans la journée obscurcit le temps , retarda aussi sa marche et
l'ensemble de ses colonnes. Le mal de l'ennemi est immense ;
celui que nous avons éprouvé est considérable. Trois cents
bouches à feu ont vomi la mort de part et d'autre pendant
douze heures. La victoire , long- temps incertaine , fut décidée
et gagnée , lorsque le maréchal Davoust déboucha sur le plateau
, et déborda l'ennemi qui , après avoir fait de vains efforts
pour le reprendre , battit en retraite. Au même moment ,
le corps du maréchal Ney débouchoit par Altorff sur la
gauche , et poussoit devant lui le reste de la colonne prussienne
échappée au combat de Deppen. Il vint se placer le soir au
village de Schenaditten; et par-la l'ennemi se trouva telle
ment serré entre les corps des maréchaux Ney et Davoust ,
que craignant de voir son arrière -garde compromise , il résolut
, à huit heures du soir , de reprendre le village de Schenaditten.
Plusieurs bataillons de grenadiers russes , les seuls qui
n'eussentppaassdonné,se présentèrent à ce village; mais le 6º
régiment d'infanterie légère les laissa approcher à bout portant
et les mit dans une entière déroute. Le lendemain , l'ennemi
a été poursuivi jusqu'a la rivière de Frischling. Il se
retire au-delà de la Pregel . Il a abandonné sur le champ de
bataille seize pices de canon et ses blessés. Toutes les maisons
desvillages qu'il a parcourus la nuit, en sont remplies.
Lemaréchal Augereau a été blessé d'une balle. Les généraux
Desjardins , Heudelet , Lochet , ont été blessés. Le général
Corbineau a été enlevé par un boulet. Le colonel Lacuée du
63°, et le colonel Lemarois du 43º, ont été tués par des boulets .
Le colonel Bouvières , du Ii régiment de dragons , n'a pas
survécu à ses blesstires. Tous sont morts avec gloire. Notre
perte se monte exactement à 1900 morts et à 5,700 blessés ,
parmi lesquels un millier qui le sont grièvement , seront hors
de service. Tous les morts ont eté enterrés dans la journée
du 10. On a compté sur le champ de bataille 7000 Russes.
Ainsi l'expédition offensive de l'ennemi , qui avoit pour but
de se porter sur Thorn en débordant la gauche de la Grande-
Armée , lui a été funeste. Douze à quinze mille prisonniers ,
autant d'hommes hors de combat, dix-buit drapeaux, quarante-
cinq pièces de canon , sont les trophées trop chèrement
payés sans doute par le sang de tant de braves.
De petites contrariétés de temps qui auroient paru légères
dans toute autre circonstance , ont beaucoup contrarié les
combinaisons du général français. Notre cavalerie et notre
432 MERCURE DE FRANCE ,
2.
artillerie ont fait des merveilles. La garde à cheval s'est surpassée
, c'est beaucoup dire. La garde à pied a été toute la
journée l'arme au bras , sous le feu d'une épouvantable
mitraile , sans tirer un coup de fusil ni faire aucun mouvement.
Les circons ances n'ont point été telles qu'elle ait dû
donner. La blessure du maréchal Augereau a été aussi un
accident défavorable , en laissant pendant le plus fort de la
mêlée , son corps d'armée sans chef capable de le diriger.
Ce récit est l'idée générale de la bataille. Il s'est passé des
faits qui honorent le soldat français : l'état-major s'occupe de
les recueillir.
La consommation en munitions à canon a été considérable :
elle a été beaucoup moindre en munitions d'infanterie.
L'aigle d'un des bataillons du 18º régiment ne s'est pas
retrouvée ; elle est probablement tombée entre les mains de
l'ennemi. On ne peut en faire un reproche à ce régiment ?
'c'est , dans la position où il se trouvoit , un accident de guerre;
toutefois l'EMPEREUR lui en rendra un autre , lorsqu'il aura
pris un drapeau à l'ennemi.
Cette expédition est terminée , l'ennemi battu et rejeté à
cent lieues de la Vistule. L'armée va reprendre ses cantonne
mens et rentrer dans ses quartiers d'hiver.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE FEVRIER.
DU SAM . 21. -Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 76fc6f 75f 950
goc 75f9ic 76f7 f gec 950 76f ooc ooc. ooc.ocooc oof ooc ooc
Iarm. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 500 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. oooof oc. 0000f. ooc. j . durerjanv. oooc ooc
DU LUNDI 23 -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 95f 950 80c. 85c
000. 000 000 ooe ooc oof. oof ooc ool of. ooc coc oue o00
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f 6 c. 400. 000 000
Act . de la Banque de Fr. tazóf oooof. onc j . du 1er janv. ooc. concof
DU MARDI 24. - Cpooc. J. du 22 sept. 1806, 7of 40c 50c. 406.
2c3cac400 500. 400 000 000. 000 000 ос ооc oof of ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 73f. 0 c 000 000 000 000. 000 000 000
Act, de la Banque de Fr. 1220fooc j . du erjanv.000 000 f. ooc
DU MERCREDI об. - Ср. оосc. J. du 22 sept . 1806 , 75f. 30c 200 Зов
1
250.000, 250 200 100 75foococ . ooc of ooc.of.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 75c. 6ос . оос оос оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1917fDoc 1210fj . du 1er janv . oocooef
DU JEUDI 26. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 740600 700 5oc one oof
onc ooc of doc oue oo0 000 000 0000000000с оос оос ооC DOC DOC
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807: oof ooc oof. ooc one one oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1210f. 120 f. ooc j . duror janv. oooof oct
DU VENDREDI 27.- C p. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 60 60 700
900 800 907 f 7fgoc 850 900 75 000 000 ooc ooc oof ooc 000
Idem Jouiss. du 22 mars 1807. 72f 25c ooc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 121of oo oooof j . du 1er janv.
SEINE
(Nº. CCXCIV. )
( SAMEDI 7 MARS 1807. )
MERCURE
DEFRANCE.
M
POÉSIE.
LES DEUX AMOURS , ( 1 )
ÉPITRE A MES AMIS ,
( Sur deux rimes . )
"
BS chers amis , l'on vous a raconté
Qu'un seul Amour à Paphos prit naissance ;
Eh bien , ce fait , si souvent répété ,
Amon avis , n'est qu'une fausseté
Sans fondement , sans nulle vraisemblance !
Le voici tel qu'il doit être cité :
Il me paroît plus digne de croyance ..
De deux jumeaux, de même ressemblance ,
Vénus fut mère ; on a même ajouté
Que l'un des deux , par trop de complaisance ,
D'aimable enfant , devint enfant gâté .
Ce qui d'abord n'étoit rien qu'imprudence,
Qu'enfantillage et que frivolité ,
En peu de temps devint perversité.
Bientôt, brisant le frein de la décence,
Loin de l'honneur il se vit emporté;.
Et comme moi , vous avez lu , je pense ,
Que de Phonneur lorsqu'on s'est écarté ,
(1) L'auteur de ces jolis vers n'a pas voulu être nommé .
DEPT
DE
LA
cen
( Note du Rédacteur du Mercure.)
Ee
164
434 MERCURE DE FRANCE ,
De le r'avoir il n'est plus d'espérance.
Dès- lors il fut moins amour que licence ,
Et tour-à-tour eut pour société
L'Effronterie , au visage éhonté ,
Les Jeux bruyans , la folle Extravagance ,
L'affreux Remords et la Satiété ,
La Jalousie et la sombre Vengeance.
Mais des humains voyez l'inconséquence :
De tous les Dieux il fut le plus fêté ;
Même aujourd'hui , dans ce siècle vanté ,
Pour avoir su réunir la science
Et la raison avec l'urbanité ,
C'est encor lui que le plus on encense :
Son temple vil est le plus fréquenté ;
Et , dans des vers dégoûtans d'impudence ,
Chez nous Grécourt et Piron l'ont chanté.
Tels nos aïeux , en semblable démence ,
Ont adoré , dans des temps d'ignorance ,
De Teutatès l'affreuse déité.
L'autre , au contraire , à la naïveté ,
A la décence , à la douce gaieté ,
Réunissoit la paisible innocence.
On le voyoit quelquefois attristé ;
Mais quand ses pleurs couloient en abondance ,
Il savouroit certaine volupté ,
Que pour juger il faut avoir goûté.
De cet enfant , ami de la constance,
De la pudeur , de la sincérité ,
Rien n'égaloit la sensibilité ;
Et , par-là même , avec indifférence ,
Chez les mortels il fut toujours traité :
Ils se moquoient des jeux de son enfance,
De son air neuf, de sa simplicité.
Comme son coeur en étoit affecté !
Il avoit beau leur promettre d'avance
Du vrai bonheur la douce jouissance ,
Rien ne touchoit leur incrédulité ;
Et , cependant , il fut un temps en France
Où son autel se voyoit respecté ;
Où des héros , d'heureuse souvenance ,
Preux chevaliers , remplis de loyauté,
En son honneur ont rompu mainte lance.
C'est à-peu-près dans ce temps regretté,
2
MARS 1807 . 435
Que, dans le sein d'une jeune beauté,
Le pauvre enfant , après fatale chance ,
Au Paraclet gémit déconcerté.
Naguère encor, aux bosquets de Clarence,
Mes bons amis , je l'ai vu transporté
Dans des écrits dont la rare éloquence
A su nous peindre avec sublimité
Les sentimens dont il est agité ;
Et , maintenant , quelle est sa résidence ?
Quel est le lieu par l'Amour habité ?
Je n'en sais rien : • •
.
•
Presqu'inconnu dans son obscurité ,
Des plaisirs purs attestent sa puissance ,
Il donne à ceux dont il est écouté
La douce paix et la félicité;
On le voit peu caresser l'opulence ;
Très-rarement il est à la cité ;
Mais des bosquets il cherche le silence ,
Et suit partout la médiocrité.
Mes chers amis , o vous dont l'indulgence
Ames défauts pardonne avec bonté ,
Dont l'amitié , la douce confiance ,
Le bon esprit , la jovialité ,
Me font encor chérir mon existence,
N'aimez jamais sans avoir consulté
Ces deux portraits faits avec vérité :
Ils sont le fruit de mon expérience.
De ces enfans grande est la différence :
L'un m'a séduit avec malignité ;
Mais peu de temps sa trompeuse influence
Atriomphe de ma crédulité.
Or , vous savez que dans mainte occurence ,
Chez moi son frère eut l'hospitalité.
Le pauvre , hélas , trop souvent rebuté,
Par les ennuis d'une cruelle absence ,
Ou les tourmens de l'infidélite,
Sans m'avertir a toujours déserté !
:
Ee2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Reviens au gré de mon impatience,
Je veux te faire un accueil mérité';
Reviens , Amour, je sais que ta présencé
Fait d'un désert un séjour enchanté ;
Je t'aime plus que mon indépendance ,
Et de ton frère à jamais dégoûté ,
Je te promets entière préférence.
ENIGME .
De ce vaste univers réglant la destinée ,
Je vis toujours captive et toujours enchaînée ;
J'accouche chaque jour de deux fois douze enfans ,
Qu'on peut dire sans crainte être les fils du Temps ;
Deux fois chaque soleil on les voit disparoître ,
Et deux fois on les voit et revivre et renaître.
Si l'on brise ma chaîne , hélas , quel triste sort !
Je suis sans mouvement , on me donne la mort .
LOGOGRIPHE .
Sur six pieds on me place avant qu'on soit à table ;
Sur cinq on m'abandonne en se levant de table ;
A quatre on peut me voir lorsque l'on sort de table;
Sur trois bourgeoisement on me met sur la table ;
Et sur deux je fournis au luxe de la table.
CHARADE .
Dans mon premier , fort utile au ménage ,
Colinette met mon dernier ;
C'est jouer ici-bas un triste personnage
Qu'être affiché sur mon entier .
A
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bouton .
Celui du Logogriphe est Logogriphe , où l'on trouve gorge , horloge,
hier, loge , gloire , loi , pie , loir ( petit poisson ) , Loire , poire , or, póle ,
orgie , roi , proie .
Celui de la Charade est Pois-son .
MARS 1807 . 437
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Deuxième Article . ( Voyez le N° du 14 février. )
0N demande quelquefois s'il ne peut y avoir qu'un genre
de tragédie ? La réponse paroît facile.
Puisque la tragédie est la représentation d'une action de
la société publique , il peut y avoir deux genres de tragédie ,
comme il y a deux constitutions de société.
La société est monarchique ou populaire ; la tragédie
peut être héroïque , politique , ou familière et romanesque.
Ici les exemples feront mieux entendre ma pensée que
les raisonnemens :
Cléopâtre fait périr Séleucus , et veut empoisonner Antiochus
et Rodogune , pour s'assurer la possession du trône ;
Orosmane , dans un accès de jalousie , poignarde son amante.
C'est , de part et d'autre , un assassinat ; mais l'un est un
crime royal , si je puis ainsi parler ; l'autre est un crime
tout- à- fait populaire. Très-peu de personnes ont un trône à
disputer ; tout le monde peut avoir une femme à punir. Le
crime de Cléopâtre , accès de rage d'une ambition trompée
, inspire l'horreur ; le crime d'Orosmane , accès de
démence d'une passion malheureuse , excite la compassion ;
et je ne doute pas que cet Orosmane , si passionné dans ses
amours , si aimable dans ses douleurs , si éloquent dans son
désespoir , n'ait égaré bien des jeunes têtes , et peut- être
fourni des excuses à plus d'un crime.
Pyrrhus est amoureux comine Orosmane , et Hermione
aussi jalouse que le soudan. Mais on voit qu'il entre dans la
passion de Pyrrhus pour Andromaque l'orgueil de tenir seul
tête à toute la Grèce , dont l'ambassadeur ose le menacer
et lui prescrire un autre choix. Hermione est sur-tout sensible
à l'affront public d'être , aux yeux de la Grèce assemblée
, sacrifiée à une esclave troyenne par le fils d'Achille , à
qui elle a été promise , et qu'elle est venue chercher dans ses
propres Etats . Orosmane n'éprouve dans ses amours d'autre
obstacle que la crainte imaginaire d'ètre traversé par un
obscur rival ; et l'infidélité même d'une esclave qu'il peut
punir, est une offense à son coeur , et ne peut être un affront
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
à sa dignité . La situation de Pyrrhus , celle d'Hermione est
fière et héroïque ; la situation d'Orosmane est petite et bourgeoise
, et , au langage près , elle ne diffère pas beaucoup de
celle de tous les amoureux et de tous les jaloux de comédie.
La tragédie héroïque et politique met donc sur la scène
des hommes publics occupés d'une action publique , presque
toujours traversée par des affections personnelles : écueil des
hommes publics au théâtre comme sur le trône.
De grands sentimens se mêlent à de grands intérêts , et
produisent quelquefois de grands crimes. De grands devoirs
éprouvent de grands obstacles , et commandent de grands
sacrifices ; et l'action finit par le triomphe public de la
vertu, et par le châtiment public du crime. L'intérêt public
ou politique agrandit l'intrigue , ennoblit l'action ; etsi les
passions ont moins de violence , les personnages ont un
plus grand caractère , et leurs motifs plus de dignité. Cette
tragédie est l'école des hommes publics , qui y trouvent de
hautes leçons et de grands exemples.
La tragédie romanesque et en quelque sorte familière ,
prend ses sujets dans l'homme , plutôt que dans la société ;
dans des affections privées , plutôt que dans des intérêts
publics ; dans des aventures qui font la matière des romans ,
plutôt que dans les événemens qui font l'entretien de l'histoire.
Cette tragédie est donc populaire , puisqu'elle ne
parle à l'homme que de ses passions , de ses affections , de
ses intérêts . Elle plait aussi davantage au commun des
hommes ; car tous les hommes sont peuple; et le peuple est
par tout le même , et même aux premières loges.
Cette tragédie diffère donc du drame proprement dit ,
par la condition des personnages beaucoup plus que par la
nature de l'action . En effet , que l'on substitue des hommes
d'une condition privée aux personnages publics de Zaïre,
et l'on aura un drame , à peu de chose près , du genre
d'Eugénie ou du Père de Famille ; et que , dans ces derniers
drames , on inette des personnages publics à la place
des personnes privées , et l'on aura des tragédies à-peu-près
du genre de celle de Zaïre. On aperçoit aisément que ce
changement ne pourroit se faire à l'égard d'Athalie ou
d'Héraclius , dont l'action est publique comme les personnages,
et où il est question d'affaires d'Etat , et non d'affaires
de coeur et d'intérêts privés et domestiques.
La tragédie romanesque , et qu'on pourroit appelerpopulaire
, est , en général, plus pathetique que la tragédie
héroïque et politique , parce que l'exagération des passions ,
quel que soit leur abjet, met plus de fracas sur la scène et
MARS 1807 . 439
de mouvement dans l'intrigue que la force des caractères
et la hauteur des sentimens : c'est un rapport de plus qu'a
la tragédie populaire avec les sociétés populaires , où il y
a aussi plus de passions , et qui ont toujours fait plus de
bruit sur la scène du monde que les sociétés monarchiques.
L'ordre en tout est à peine sensible , le désordre seul se fait
entendre ; et , comme toutes les machines , la machine de
la société ne crie que lorsqu'elle se dérange.
Mais si la tragédie romanesque est plus pathétique que
la tragédie héroïque , elle est beaucoup moins morale. Elle
corrompt l'homme privé , en ennoblissant les passions : ces
passions opprobre et fléau de la vie humaine , et qui trop
souvent conduisent sur un autre théâtre ceux qui les
éprouvent. Elle corrompt l'homme public, en affoiblissant
son caractère, et le familiarisant avec des goûts qui lui font
négliger ses devoirs .
Athalie est la première tragédie du genre héroïque ;
Zaïre, je crois , la première tragédie du genre romanesque.
Il eût donc fallu comparer les genres , et non les poètes , et
décider ensuite si le genre de Zaïre a agrandi le genre
d'Athalie , ou plutôt s'il ne l'a pas rappetissé , en substituant
dans l'action dramatique des affections privées à des
intérêts publics.
La tragédie héroïque est proprement la tragédie de caractère
; latragédieromanesque estbeaucoup plus latragédied'intrigue.
Cette distinction est en usage dans la comédie , qui
se divise aussi en haute comédie , comédie sérieuse ou de
caractère , et en comédie bouffonne ou comédie d'intrigue .
On pourroit peut-être soutenir que Corneille et Racine
ont épuisé presque tous les caractères tragiques que fournit
l'histoire de l'homme , et qu'ils ont réduit leurs successeurs
à n'en chercher de nouveaux que dans le roman de son
coeur.
La tragédie héroïque ou de caractère est en général celle
du siècle de Louis XIV: siècle de grands caractères et de
sentimens élevés. La tragédie romanesque , familière , populaire
, la tragédie d'intrigue a plutôt été celle de l'âge suivant
: siècle de petits caractères et de grandes intrigues. Cette
partie de la littérature a donc été , dans l'un et l'autre siècle
l'expression de la société : à l'âge de Louis-le-Grand , plus
monarchique de lois et de moeurs ; au siècle qui a suivi ,
inclinant davantage aux idées populaires ; et l'on a vu , chez
les grands , plus de dispositions aux affections privées et
aux goûts domestiques ; et chez les petits, plus de passions et
plus de crimes.
:
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
Coinme la tragédie , à la première de ces deux époques,
étoit plus noble , et par conséquent plus morale , elle étoit
beaucoup plus l'entretien de l'esprit. A la seconde , devenue
plus passionnée , et par conséquent plus sensible , et en
quelque sorte plus matérielle , elle a plutôt été un spectacle
pour les yeux.
En effet , ce n'est, ce me semble , que dans le siècle dernier
, et depuis M. de Voltaire , qu'on a soutenu d'une manière
absolue qu'une oeuvre de théâtre est faite pour être
représentée plutôt que pour être lue , et que le théâtre litteraire
ne sauroit se passer de spectacle extérieur. Cet homme
célèbre , qui lui-mène a mis beaucoup de spectacle dans
ses pièces de théâtre , et qui tenoit pour maxime d'émouvoir
les sens plus encore que d'occuper l'esprit , a dû natu
rellement accréditer cette opinion , et appeler , pour ses
productions dramatiques , du jugement calme et réfléchi
du cabinet , au jugement précipité du théâtre , où il est si
facile de préoccuper les yeux. On n'avoit pas tout-à- fait les
mêmes idées dans le siècle précédent ; et de là vient peutêtre
le peu de progrès qu'avoit fait à cette époque la partie
matérielle du spectacle , principalement dans le costume
des personnages. Assurément il doit paroître extraordinaire
que dans un siècle où la peinture observoit la vérité
historique avec une fidélité si scrupuleuse , que le célèbre
Le Brun , au rapport de l'abbé Dubos , fit dessiner à Alep
des chevaux de Perse , afin de garder le costume , ou
comme on disoit alors , le costumé , même sur ce point ,
dans les Batailles d'Alexandre , on n'eût pas pensé à
transporter cette même vérité d'objets extérieurs dans les
représentations dramatiques , qui ne sont au fond qu'une
succession rapide de tableaux animés , et que l'on continuât
à jouer Iphigénie, les Horaces , Athalie, Esther, Bajazet,
avec les habits français. Mais c'est , si je ne me trompe ,
qu'on ne pensoit pas alors à faire un plaisir des yeux , de
ce qu'on regardoit presqu'uniquement comme un plaisir de
l'esprit ; et ce qui donne quelque poids à cette conjecture ,
c'est qu'aux fêtes données par Louis XIV en 1644 , les
seigneurs qui figuroient dans les quadrilles des héros de la
Fable ou des romans , étoient vêtus et armés suivant la
tradition du personnage qu'ils représentoient , parce qu'ils
formoient simplement spectacle , et qu'ils n'avoient rien à
dire. Mais , au théâtre , les honnêtes gens se rassembloient
pour entendre un ouvrage de Corneille ou de Racine ,
plutôt que pour voir Cinna ou Phedre , qu'ils connoissoient
assez par l'Histoire ou par la Fable. Partout où se
,
:
MARS 1807 . 44
,
trouvoit la bonne compagnie , elle vouloit que les plaisirs
qu'elle venoit chercher ne fussent pas trop différens de
ceux qu'elle goûtoit dans les salons. Elle croyoit assister à
une lecture faite par des hommes de la société ordinaire
ou qui en avoient l'apparence , plutôt qu'à un spectacle
donné , pour de l'argent , par des acteurs de profession.
On n'étoit pas alors plus étonné de voir au théâtre des
Grecs , des Romains , des Juifs , des Persans , des Turcs ,
vêtus à la française , que de les entendre parler français .
On écoutoit une tragédie récitée par plusieurs voix , comme
on écoute un dialogue de Fénélon ou de Fontenelle , lu par
une seule personne ; et l'on retenoit les vers du poète , et
non les gestes de la Cliampmélé ou de Montfleury. Les
yeux y perdoient peu , l'esprit n'y perdoit rien ; et les
acteurs , jamais travestis , jamais distingués des autres citoyens
, y gagnoient peut- être quelque chose.
D'ailleurs , la tragédie de caractère , telles que sont la
plupart de celles de ce grand siècle de notre littérature ,
perd à la représentation peut- être plus qu'elle ne gagne. Il
est bien peu d'acteurs qui ne restent au-dessous de l'idée
que l'esprit se forme de la profondeur des rôles d'Acomat
ou d'Agrippine , de la force de celui du vieil Horace ,
de la hauteur de celui de Mithridate. Comme le caractère
se dévoile par des mots beaucoup plus que par des gestes ,
il est une foule de traits profonds , de mots heureux , que
l'acteur ne rend pas , que souvent il ne peut pas rendre
dans toute leur énergie , et sur lesquels la rapidité de la
représentation ne permet pas au lecteur , distrait un moment
, de revenir. Au contraire , la tragédie d'intrigue ,
qui a dominé dans le dernier siècle , ne peut guère se passer
de la représentation. L'esprit ne se forme , à la simple
lecture , qu'une idée très - imparfaite du jeu , du mouvement
, du spectacle dont elle est remplie. Elle est aussi
plus aisée à jouer ; et de là vient que , sur les théâtres de
société ou des provinces , on joue fréquemment les tragédies
de Voltaire , et presque jamais celles de Corneille ou
de Racine. Les idées à cet égard ont donc totalement
changé , et nous pouvons en donner un exemple remarquable
:
Dans le compte favorable qu'un homme de lettres connu
a rendu de la Mort d'Henri IV , il dit : « Que Marie de
>>Médicis est replongée dans son juste remords par ce cri
>> de Sully : Ah , Madame ! expression sublime du plus
>> profond sentiment , mot égal à tous ceux qui sont restés
célèbres au théâtre ! >>
442 MERCURE DE FRANCE ,
Il est évident que les mots célèbres au théâtre , tels que le
Moi de Médée , le Qu'il mourût des Horaces , Sortez de
Bajazet , Zaïre , vous pleurez , Seigneur , vous changez de
visage , Il est donc des remords , et autres , ont par euxmêmes
, et indépendamment du jeu de l'acteur , une signification
précise que le lecteur intelligent saisit aussitôt , et
sur laquelle il ne peut se méprendre , ni même hésiter ;
mais , Ah , Madame ! est un mot , ou plutôt un cri qui peut
échapper à tout sentiment profond , mème de joie et de
surprise ; et qui , dans cette circonstance , déterminé à
une affection douloureuse , laisse le lecteur incertain si
cette exclamation est dans la bouche de Sully l'expression
de l'indignation , de l'horreur , de la consternation , même
de la stupéfaction des aveux involontaires que la reine vient
de faire : sentimens tous profonds , mais tous différens ,
et que la même situation peut faire naitre , les.uns comme
les autres, dans l'ame de personnages différens de caractère
et de complexion.
Il est donc nécessaire que le ton et le jeu de l'acteur
fixent le véritable sens du mot de Sully , le sens que l'auteur
a voulu y attacher , et qui en fait la véritable beauté ;
et pour moi , j'avoue ingénument qu'à la seule lecture je ne
puis le démêler avec assez de précision .
Cette digression n'étoit pas étrangère à l'objet général de
cet article , et cependant elle nous a écartés des questions
que nous nous étions proposées. Il convient de les rappeler
ici , pour éviter au lecteur la peine de les aller chercher
dans un numéro précédent de ce Journal :
1º. L'imposture est - elle un caractère digne de la tragédie
?
2º. La crédulité est-elle un moyen digne de la tragédie ?
3º. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement suffisant de la tragédie , lorsque la
scène a été ensanglantée ?
Ces trois questions appartiennent à la partie morale de
la tragédie , que les critiques les plus célèbres ont plutôt
considérée sous le rapport de l'art ; et cependant ce n'est
jamais l'art tout seul ,même le plus heureux , qui fait vivre
une oeuvre de théâtre du genre élevé. Je veux dire que la
versification la plus parfaite , l'intrigue la plus régulièrement
conduite , ne peuvent soutenir une tragédie contre
le vice moral du sujet ; tandis que la grandeur et la beauté
morale de l'action dramatique suppléent souvent à la foiblesse
de l'élocution , et même aux défauts d'ordonnance
des diverses parties du drame : et je n'en veux d'autre
MARS 1807 . 443
preuve que la Mariamne de Voltaire et l'Inês de la Motte.
10. Je ne crains pas d'avancer qu'il n'est permis au
poète de mettre sur la scène tragique que les passions que
l'orgueil avoue , et dont la morale même ne défend pas de
convenir. Ainsi , l'on ne dissimule pas qu'on soit ambitieux
, fier , sensible , vindicatif , emporté , factieux ,
jaloux. La vanité même goûte un secret plaisir à le laisser
croire , parce que ces passions tiennent toutes plus ou
moins à la force du caractère , à l'étendue de l'esprit ,
à la hauteur des sentimens , à toutes les qualités en un
mot qui font les hommes célèbres , et même les grands
hommes ; et que l'on ne peut être déshonoré par le succès ,
ni avili par le revers. Mais personne n'a garde de convenir
qu'il soit envieux , avare ou fourbe ; on s'étudie même
à le cacher , parce que ces passions , ou plutôt ces vices
supposent dans un homme l'absence de toutes les qualités
fortes et généreuses ; qu'ils conduisent à tous les crimes
et ne peuvent être le principe d'aucune vertu ; et qu'ils
sont , en un mot , vils dans leur principe , honteux dans
leurs succès , ridicules dans leurs disgraces. La fourberie
comme l'avarice sont du domaine de la comédie , qui les
expose sur la scène avec toute leur bassesse et tous leurs
ridicules .
La fourberie particulièrement est une foiblesse de carac.
tère , parce qu'on n'emploie la ruse qu'à défaut de la
force , et que l'on ne trompe que ceux que l'on ne peut
contraindre :
C'est le foible qui trompe et le puissant commande ,
१
dit Mahomet ; et cette sentence est la critique la plus juste
de son rôle. Dans les tragédies fondées sur depareils moyens,
ce n'est pas la force qui lutte contre la force , comme
dans Athalie , dans Héraclius , dans Alzire , etc. , c'est
l'habileté contre l'inexpérience , et le charlatanisme contre
la simplicité . Si l'on a reproché à Racine comme indigne
de la grandeur tragique , la feinte que Mithridate emploie
pour éprouver Monime et Néron pour épier Junie ,
quoique ce moyen occupe à peine une scène dans chacune
de ces tragédies , et que le poète , sans rien changer
à l'action , eût pu en employer tout autre ; si Voltaire luimême
a critiqué dans Athalie un mot , un seul mot à
double sens , dont le grand-prêtre se sert pour faire tomber
la reine dans le piége , que penser d'une tragédie fondée
tout entière sur une imposture perpétuelle et sur une
aveugle crédulité , et dont le principal personnage , si l'on
444 MERCURE DE FRANCE ,
en excepte une seule scène १. est sous le masque d'un bout
à l'autre de son rôle ? Si l'on conteste à un poète tragique ,
le droit d'introduire sur la scène , même dans les rôles subal
ternes , un personnage sans dignité au moins relative ; si
la confidence de leur scélératesse que Mathan et Aman font
à Narbal et à Hydaspe a été l'objet de la censure , comment
seroit- il permis de faire d'un caractère d'imposteur
le personnage dominant , le premier rôle d'un drame héroïque
; d'une complicité de fourberie le ressort nécessaire
de l'intrigue ; de la crédulité des deux enfans , le moyen
principal du dénouement ? Qu'on y prenne garde: un carac
tère est vil ou noble par lui-même, et non par le genre de
la scène où il est placé. L'amour pour une bergère , dans
la comédie , est aussi intéressant que l'amour pour une princesse
de tragédie. Le courage est aussi noble dans un
valet que dans un héros ; et l'amitié entre deux personnes
d'une condition obscure , n'est pas d'un genre différent
de l'amitié d'Orèste et de Pylade. La jalousie même peut ,
dans la haute comédie , avoir autant de dignité qu'elle en
a dans le personnage tragique d'Orosmane. Mais l'imposture
vile dans le Tartufe ne peut être noble dans Mahomet ;
et si la comédie n'a pu sauver l'odieux du role qu'en exagérant
le ridicule du personnage , la tragédie ne pourra
en sauver le ridicule qu'en en exagérant l'odieux jusqu'à
Thorrible et au dégoûtant. En vain chercheroit-on à couvrir la
bassesse du sujet par l'emphase de l'élocution , par la pompe.
du spectacle, par l'importance même des résultats; les moyens
doivent être proportionnés à la fin , comme la fin aux
moyens ; et il est autant contre les règles de l'art dramatique
d'employer de petits moyens pour obtenir un grand
résultat , que les plus grands moyens à produire un petit
effet. Mais les résultats de l'action dans Mahomet , sontils
aussi importans que l'adroit Voltaire a voulu le faire
paroître ? C'est ici qu'il faut pénétrer dans le secret du
poëIlmye aetddaannss llaestriangtéedniteiodnes Mduahpooèmtee.t une fin réelle , et
une fin apparente. La fin réelle est la possession de Palmire
et la conquête de la Mecque , car malgré le précepte
de l'Art Poétique ,
Qu'en un lieu , qu'en un jour , un seul fait accompli ,
Tienne, jusqu'à la fin , le théâtre rempli ,
il y a deux faits bien distincts dans Mahomet , deux objets
différens , poursuivis par le même personnage , et dont
l'issue est mème tout-à- fait opposée ; et sans doute cette duplicité
d'action , qui seroit une faute dans Racine , n'est pas un
MARS 1807 . 445
morite dansVoltaire. Mahomet fait périr Séide pours'assurer
la possession de Palmire , et Zopire pour s'emparer de la
Mecque. Les moyens sont- ils ici en proportion avec la fin ?
Jose croire le contraire. En effet , cette Palmire dont la
possession coûte à Mahomet tant d'hypocrisie et tant de
crimes , n'est pas une veuve inconsolable comme l'épouse
d'Hector , une femme vindicative et furieuse comme Emilie,
que Cinna ne peut aborder que teint du sang d'Auguste
une reine fière et hautaine comme la Viriate de Sertorius .
Palmire est une orpheline , une esclave , un enfant , soumise
à tout l'ascendant qu'exerce sur son esprit et sur ses sens ,
Mahomet vainqueur , son maître , son bienfaiteur , son prophète
, presque son Dieu , comme elle le dit elle-même å
Zopire , qui a formé ses premiers sentimens ; et certes ,
ce n'est pas dans les moeurs du paganisme , où Palmire est
née , et auprès des femmes de Mahomet , qui ont élevé son
enfance ; ce n'est pas dans la doctrine de la polygamie
dont Mahomet est l'apôtre , que Palmire peut puiser des
motifs de résistance , oule prophète des principes de retenue.
D'un autre côté, Mahomet est campé avec son armée , aux
portes de la Mecque ; et il peut paroître extraordinaire
qu'avec ses fanatiques soldats , et ces nobles et sublimes
capitaines , invincibles soutiens de son pouvoir suprême ,
cet audacieux aventurier ne puisse enlever de vive force
une petite ville , et qu'il ne veuille y entrer que par une
perfidie odieuse , et le plus lâche assassinat.
Mais il y a dans la pièce un autre charlatanisme que
celui du prophète : il y a celui de l'auteur , qui consiste à
montrer en perspective la conquête de l'univers comme la
fin de l'action. Il n'est question dans la tragédie que de
conquérir la terre , que de subjuguer , d'étonner , de changer
l'univers ; et à peine maître de la Mecque , Mahomet dit
de lui-même , « que l'univers l'adore .>> Mais comme ce fait ,
qui remplit le théâtre jusqu'à la fin , n'est pas de nature à
s'accomplir dans un lieu ni dans unjour, llee poète , pour
lier la conquête de l'univers à l'entrée pacifique du prophète
dans une chétive bourgade de l'Arabie , lui fait dire
à Omar , en assez mauvais vers :
Tu connois quel oracle et quel bruit populaire
Ontpromis l'univers à l'envoyé d'un Dieu ,
Qui , reçu dans la Mecque , et vainqueur en tout lieu , ( 1 )
Entreroit dans ses murs , en écartant la guerre .
(1) Vainqueur en tout lieu est mis pour la rime : car si l'envoyé d'un
Dieu est vainqueur en tout lieu , il n'a pas besoin d'entrer dans la
Mecque pour conquérir l'univers .
1
416 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si cet oracle est de l'invention du poète , le moyen est
foible et mesquin. Sil y a dans ce bruit populaire quelque
chose d'historique , ce trait obscur , glissé dans quelques
vers inaperçus , est un palliatif insuffisant à de grandes
invraisemblances , ou plutôt est lui-même une invraisemblance
de plus :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Et ce qui étoit vrai pour des Arabes peut n'être pas vraisemblable
pour des Français. La raison dit que , pour conquérir
l'univers , il faut prendre bien d'autres villes que la
Mecque , et tuer bien d'autres hommes que Zopire. En un
mot, si le but de l'action tragique dans Mahomet n'est que
la possession de Palmire et l'entrée du prophète dans la
Mecque, les moyens sont exagérés relativement à la fin.
Si le but de l'action est la conquête de l'univers , le fait
n'est pas accompli , l'action n'est pas consommée ; la tragédie
n'a point de dénouement , et les moyens sont beaucoup
trop foibles pour une pareille fin.
Les moyens d'imposture et de séduction sont indignes
de la tragédie , non-seulement parce qu'ils sont foibles et
vils , mais encore parce qu'ils sont ridicules ; et je prends
ce mot dans son acception propre, et comme signifiant ce
qui excite le rire. Le contraste de l'éloquence emphatique
de Mahomet , du ton d'oracle , de l'air hypocrite et sanetifié
de ce Tartufe de la tragédie , avec la crédule simplicité
de ses dupes, ne paroîtroit que plaisant , si l'atrocité
de l'objet ne sauvoit le ridicule des moyens. Mais Mahomet
lui-même, en plein théâtre , ne peut s'empêcher d'en rire
quand il est seul avec son confident ; et j'en appelle à ceux
qui l'ont vu jouer , on peut dire en personne , par le fameux
Le Kain. Dans la scène III du second acte , cette
scène si bien connue de tous les écoliers en déclamation ,
et qui commence ainsi :
Invincibles soutiens de mon pouvoir suprême ,
Noble et sublime Ali, Morad , Hercide , Hammon , etc.
le prophète , après avoir fait ses jongleries accoutumées ,
renvoie la foule : il la regarde sortir du théâtre ; et après
qu'elle a disparu , reportant les yeux sur Omar resté seul
sur la scène , au moment de lui dire :
Toi , reste , brave Omar : il est temps que mon coeur
De ses derniers replis t'ouvre la profondeur ,
Le Kain , avec un art prodigieux , détendoit , si je puis le
dire , sa figure , et même son maintien , montés jusque-là au
MARS 1807 . 447
ton de l'inspiration prophétique , et laissoit échapper un sourire
vraiment infernal ( le motn'est pas trop fort) , dans lequel
on lisoit l'ame tout entière de ce scélérat , et qui exprimoit
à la fois le plus profond mépris pour la tourbe imbécille
qu'il venoit de mystifier , et la satisfaction de déposer un
moment le masque fatigant de thaumaturge pour pouvoir
se mettre à son aise , et causer d'affaires avec un complice
(1). Mais ce jeu de physionomie , si parfaitement
d'accord avec l'esprit du rôle de Mahomet et avec sa situation
, est tout ce que l'on peut imaginer de plus éloigné
de la grandeur theatrales ; et le personnage
qui peut lui-même rire de son rôle , sera un personnage
affreux , horrible , abominable , même très-philosophique
: il sera tout ce que l'on voudra, hors un personnage
tragique ; et si c'est là agrandir la tragédie , c'est comme
si l'on croyoit agrandir la colonnade du Louvre en l'alongeant
avec des constructions d'architecture moresque , ou
en la surchargeant d'une énorme tour.
de la noblesse et
,
Ce que nous avons dit de Mahomet peut , avec bien plus
de raison encore , s'appliquer à d'Epernon . Mahomet , du
moins , lutte un moment de force et même de sincérité ,
avec Zopire. Mais d'Epernon trompe toujours , et trompe
tout le monde : il trompe la reine sur les projets de son
époux ; sur l'amour qu'il suppose à Henri pour la princesse
de Condé ; sur la lettre sans adresse qu'il lui remet ; sur
les hommes dont il l'entoure , et les moyens qu'il emploie.
pour la pousser au crime ; il la trompe jusqu'au bout , et
sur le moment du crime qu'elle croit être à temps de
prévenir. Il trompe Henri IV et Sully. Si l'acteur ne rit
pas , certes , il y a de quoi rire ; et toute la différence est
que Mahomet se joue de la foiblesse de l'âge , et d'Epernon
de la foiblesse du sexe ; que l'un est un fourbe conquérant
et législateur ; l'autre , un fourbe intrigant et vil : et l'auteur
a eu soin , dans les piècesjustificatives , de prouver jusqu'à
l'évidence la bassesse et la platitude du personnage.
2º. La crédulité est-elle un moyendigne de la tragédie ?
3º. Les remords qui finissent par le triomphe du crime ,
sont-ils un dénouement suffisant de la tragédie , lorsque la
scène a été ensanglantée ?
J'examinerai ces deux dernières questions dans le prochain
Numéro. DE BONALD.
(1) La dernière fois que Le Kain a paru dans le rôle de Mahomet, ce jeu
de physionomie fit un effet étonnant sur l'assemblée , qui étoit nombreuse
etbrillante. On ne confondra pas ce sourire avec le rire amer de l'ironie ,
que le dédain et la colère adressent à un personnage présent , et qu'ils
yeulentbraver.
448 MERCURE DE FRANCE ,
Description de Genève ancienne et moderne , et des princi
paux changemens que cette ville a subis dès les temps les
plus reculés ; avec une carte du département de Léman ;
dont elle est devenue le chef-lieu : par M. Mallet , ingénieur
géographe ; suivie de la Relation de l'ascension de
M. de Saussure, sur la cime du Mont-Blanc. Un vol. in-12 .
Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr. par la poste . A Genève , chez
Manget et Cherbuliez , libraires ; et à Paris , chez Tilliard
frères , libraires , rue Pavée Saint-André-des-Arcs , n° . 16 ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire.
CETTE ville , d'une médiocre étendue , et d'un territoire
très-resserré , est célèbre dans l'Europe par une multitude de
circonstances assez importantes pour entrer dans l'histoire
générale. Devenue , dans le XVIe siècle , le siége de l'Eglise
de Calvin , regardée par ses partisans comme le centre des
lumières , ainsi que l'annonçoit l'inscription qu'on lisoit sur
plusieurs des édifices : Post tenebras , lux ; considérée enfin
comme l'asile des proscrits et des mécontens de France , elle
offrit le spectacle d'une ville de trente mille ames , luttant
contre l'Eglise romaine , et se croyant la capitale de toutes
les cités qui professoient la réforme calviniste.
Livrée sans cessse à des divisions intestines , cette ville eut
l'art de soutenir son indépendance ; et , quoiqu'elle n'entrât
point dans la confédération helvétique , elle sut se faire un
appui de ce corps puissant , dont elle n'étoit pas aimée. Cette
longue existence , dans une situation toujours incertaine et
difficile , prouve qu'elle comptoit parmi ses magistrats , et
dans ses principales familles , des hommes qui joignoient au
talent de l'administration une politique très-raffinée .
Les troubles dont la religion fut le prétexte , étant apaisés
par l'indifférence du Régent , et par l'esprit qui régnoit alors ,
Genève perdit un peu de son importance ; mais elle sut la
reprendre avant la fin du XVIIIe siècle , non plus comme
autrefois par des moyens puisés daus une croyance religieuse ,
mais d'une manière beaucoup plus funeste. Les écrits de
J. J. Rousseau qui , dans sa fastueuse humilité, prit le titre de
citoyen de Genève , le séjour de M. de Voltaire dans un
village voisin , le récit exagéré des voyageurs sur la beauté du
pays, y attirèrent une multitude de Français et d'étrangers.
Ainsi Genève devint plus fameuse que jamais. L'esprit spécu
latif
MARS 1807 .
DEPT
DE LA
SEIN
449
latif de quelques-uns de ses habitans se tourna vers la politique.
Habitués au commerce , versés dans les calculs de la
banque , nourris dans les maximes d'un petit Etat , ils se crurent
propres à administrer un grand empire. L'ambition
s'éveilla bientôt pármi eux ; et les suffrages publics accueillant
tous les systèmes qui partoient des bords du Léman on exalta,
M. Neker, artisan malheureux d'un édifice fragile , sous les
débris duquel il succomba. Il est superflu de rappeler ici les
Clavière et autres hommes que leur patrie a désavoués , et
qu'elle rougit d'avoir produits .
Cette influence d'une seule ville sur un grand Etat, a dû
nécessairement donner lieu à des jugemens bien différens ; et
Genève a eu le sort des hommes qui , au milieu des malheurs
publics , ont pris aux affaires une part active. Les uns leur
imputent à tort tous les maux qu'ils ont soufferts , les autres
ne veulent leur reconnoître aucune erreur .
Si l'on s'en rapporte aux adversaires de Genève , cette ville
fut un foyer de révolte ; elle produisit des factieux de tous les
genres ; et ce fut de son sein que partirent toutes les opinions
contraires à la société. Si l'on consulte , au contraire , les
hommes que les événemens n'ont pas corrigés , ils regarderont
Genève comme ayant été l'asile des lumières qui ont éclairé
le XVIIIe siècle ; et , sans chercher si ces prétendues lumières
n'ont pas causé les maux les plus affreux , ils soutiendront
que l'on doit à la patrie de J. J. Rousseau toutes les grandes
idées de la régénération sociale .
Il y a de l'excès dans ces deux jugemens. Il seroit injuste
d'attribuer à tous les habitans d'une ville les erreurs de quel
ques- uns. Ces opinions collectives sont toujours fausses. Il
faut convenir que les troubles d'une petite république ont
pu enflammer des imaginations vives , les porter à de vaines
idées de perfection , et causer leurs égaremens quand elles
ont eu à s'exercer sur un plus grand théâtre ; mais il faut
convenir aussi qu'il y a toujours eu à Genève des hommes
sages , déplorant la mauvaise constitution de leur république ,
faisant des voeux inutiles pour la corriger , et cherchant l'or
dre et l'unité au milieu des discordes civiles. Aux rêveurs en
politique , on peut opposer de véritables savans ; à ceux qui
se sont distingués par leur impiété , des hommes qui ont
soutenu avec courage les grandes vérités de la religion. On
doit ajouter encore qu'aujourd'hui les écrivains de Genève se
font remarquer en général par leur sagesse et leur modé
ration.
Si jamais une ville du troisième ordre a mérité une des
cription particulière, c'est sans contredit Genève. L'ouvrage
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
que nous annonçons est d'un ingénieur géographe. Il parolt
fort exact dans ce qui concerne les monumens publics , les
promenades , les principales rues ; mais étoit-ce là seulement
ce que l'on devoit attendre ? Il ne se trouve à Genève aucun
édifice célèbre par son architecture et son antiquité ; les promenades
n'ont rien de bien remarquable. Le seul moyen
d'exciter l'intérêt étoit de passer rapidement sur ces objets ,
et de s'étendre sur les moeurs , dont tous les voyageurs
ne nous ont donné qu'une légère idée. On auroit pu
trouver dans cette Description , si elle eût été bien faite ,
les causes des singularités que Genève a présentées depuis le
XVIe siècle; on auroit pu découvrir pourquoi presque tous les
Genevois , sur-tout quand ils ont quitté leur pays , développent
cet esprit réservé et calculateur , plus solide que brillant ;
choisissant un but , et le poursuivant avec une ardeur cachée ,
sans jamais s'en écarter : esprit qui les fait ordinairement
réussir dans tout ce qu'ils entreprennent. C'est , malheureusement,
ce que n'a pas fait M. Mallet.
4
Son ouvrage , cependant , ne manque pas d'intérêt. Il y a
de la sagesse et de la modération dans la partie historique qui
contient les événemens depuis les temps les plus reculés jusqu'au
XVIe siècle. Dans les descriptions , on remarque quelques
réflexions qui annoncent que l'auteur n'adopte point les
idées des sophistes modernes.
Nous eûmes lieu d'observer , dès l'année 1788 , époque à
laquelle nous nous trouvâmes à Genève , que l'on étoit loin
d'y partager l'enthousiasme que la France témoignoit alors
pour J. J. Rousseau. On ignoroit même la maison où il étoit
né ; son buste ne se trouvoit nulle part , et son nom n'étoit
dans aucune bouche. Nous en témoignâmes notre étonnement
à l'un des principaux magistrats : il nous montra , par sa
réponse , que la partie saine des habitans étoit plus éclairée
qu'un grand nombre de Français qui se disoient philosophes.
M. Mallet confirme cette observation : il ne parle que deux
fois de J. J. Rousseau. La première , à l'occasion d'une rue que
l'on a voulu en vain nommer J. J. Rousseau , et qui a néanmoins
toujours conservé son ancien nom ; la seconde , en
sant la description d'une promenade abandonnée , où se trouve
le buste du philosophe genevois.
fai
Un chapitre de cet ouvrage qui auroit pu être fort intéressant
, est celui où l'auteur donne les noms de tous les écrivains
genevois qui existent aujourd'hui. On auroit desiré que
chacun de ces noms fût accompagné d'une courte notice sur
leurs écrits et sur le caractère de leurs talens . Mais
M. Mallet se borne à les nommer, et à copier les titres de
leurs ouvrages.
2
MARS 1807 . 451
Si l'on peut en juger par le nombre des auteurs , il n'y a
aucune ville du troisième ordre où les lettres soient cultivées
plus généralement. Mais l'on sait qu'à cet égard , on s'arrête
plus à la qualité qu'à la quantité. Les Genevois comptent
aujourd'hui quarante-sept écrivains vivans .
On remarque , dans ce nombre , des auteurs qui méritent
d'être estimés , plus cependant pour leur science ou leur
érudition que pour leurs talens. Dans les sciences exactes et
naturelles , on compte MM. Deluc , Pictet , Tremblay , de
Candolle ; dans l'histoire , MM. Paul-Henri Mallet , Jean
Picot ; l'érudition offre M. Prévost , traducteur d'Euripide ;
dans la poésie française , il n'y a presque que M. Vernes.
Nous avons eu déjà l'occasion de parler de quelques-uns
de ces auteurs. En annonçant l'histoire des Gaulois , de
M. Picot, nous nous sommes plu à rendre justice à la grande
érudition de cet écrivain ; et sans approuver ni rejeter entièrement
son système , nous avons reconnu qu'il étoit établi
avec art. Nous n'avons pas eu la même satisfaction à l'égard
d'un poëme de M. Vernes , intitulé : la Création. Nous
avons cru devoir l'avertir qu'il n'étoit pas né poète , et lui
reprocher quelques combinaisons qui tendoient au déisme.
Il nons écrivit dans le temps , pour se plaindre de ce qu'il
appeloit notre sévérité ; et nous ne crûmes pas devoir répondre
à des observations dictées par l'amour-propre et par
I'humeur. Il nous parut qu'une dispute littéraire , à l'occasion
d'un poëme aussi peu connu , ne pourroit intéresser
le public. Nous profitons de l'occasion pour rappeler à
M.Vernes qu'en critiquant son poëme avec modération , nous
n'avons pas eu l'intention de l'affliger et de l'humilier : nos
avis avoient pour but de l'engager à s'exercer dans un autre
genre. Son ouvrage annonçoit un homme d'esprit , mais non
'un bon poète ; et, comme il le sait, en poésie ,
Il n'est pas de degré du médiocre au pire.
L'ouvrage de M. Mallet est , comme on a pu le voir , fort
utile , non-seulement aux voyageurs , mais à ceux qui veulent
avoir une idée de l'état actuel de Genève. Il auroit été d'un
intérêt plus général , si l'auteur eût adopté le plan que nous
avons indiqué. On auroit aussi desiré que M. Mallet eût
donné plus de soin à son style. On auroit eu tort d'exiger de
lui , dans un livre de ce genre , des tirades éloquentes et des
beautés recherchées ; mais on avoit droit d'attendre que son
ouvrage seroit écrit avec précision et pureté : ces deux qualités
lui manquent presque toujours.
M. Mallet a joint à son travail , un morceau qui le fea
Ff2
452 MERCURE DE FRANCË ,
rechercher : c'est une relation abrégée du Voyage de M. de
Saussure à la cime du Mont-Blanc , en août 1787. Ce morceau
, écrit élégamment , est propre à fixer l'intérêt de ceux
même qui n'ont aucune teinture des sciences : on y voit les
dangers que courut le voyageur dans son audacieuse entreprise
, les précautions qu'il prit pour s'en préserver , les
différens incidens qu'il n'avoit pu prévoir , et qui , cependant
ne retardèrent point sa marche. On n'y remarque aucune
trace de ce charlatanisme si fréquent dans les Voyages modernes
: l'auteur ne s'écarte jamais de la simplicité qui convient
au genre. On trouve aussi dans ce Voyage des situations
touchantes et naturelles : nous ne rappellerons que celle où
l'auteur , parvenu à la cime du Mont- Blanc , s'occupe de sa
famille , qui , restée à Chamouni, observe sa marche :
<<Mes premiers regards , dit- il , furent sur Chamouni , où
» je savois ma femme et ses deux soeurs , l'oeil fixé au télescope,
>> suivant tous mes pas avec une inquiétude trop grande ,
>> sans doute , mais qui n'en étoit pas moins cruelle ; et
>> j'éprouvai un sentiment bien doux et bien consolant ,
>> lorsque je vis flotter l'étendard qu'elles m'avoient promis
>> d'arborer au moment où , me voyant parvenu à la cime
>> leurs craintes seroient au moins suspendues. »
L'auteur donne de très-bons avis à ceux qui ont à voyager
dans les montagnes. Le résultat de l'expérience d'un homme
tel que M. de Saussure , est digne d'être remarqué et médité :
« On dit que quand on passe au bord d'un précipice , il ne
>> faut pas le regarder, et cela est vrai jusqu'à un certain
>> point ; mais voici , sur cet objet, le résultat de ma longue
>> expérience : avant de s'engager dans un mauvais pas , il faut
>> commencer par contempler le précipice , et s'en rassasier ,
>> pour ainsi dire, jusqu'à ce qu'il ait épuisé tout son effet sur
>> limagination , et qu'on puisse le voir avec une espèce d'in-
>> différence. Il faut en même temps étudier la marche que
>> l'on tiendra , et marquer, pour ainsi dire, les pas que l'on
>> doit faire . Ensuite , on ne pense plus au danger, et l'on ne
>> s'occupe plus que du soin de suivre la route que l'on s'est
>> prescrite. Mais si l'on ne peut pas supporter
>> précipice , et s'y habituer, il faut renoncer à son entreprise ;
>> car, quand le sentier est étroit, il est impossible de regarder
» où on met le pied , sans voir en même temps le précipice ;
à l'improviste , vous donne " et cette vue , si elle vous prend
la vue du
» des éblouissemens , et peut être la cause de votre perte.
>> Cette règle de conduite dans les dangers me paroît appli-
>> cable au moral comme au physique. >>
La dernière réflexion est d'une grande justesse; et M. de
MARS 1807 . 453
Saussure , en généralisant son idée, l'a rendue utile pour
ceux qui voudront la méditer dans toutes les circonstances
critiques de la vie.
Il parle ensuite des précautions qu'il prenoit pour se garantir
du danger :
« J'employai , dit-il , dans les passages dangereux , la manière
de se faire aider par ses guides , qui me paroît tout
>> à- la-fois la plus sûre pour celui qui l'emploie , et la moins
>> incommode pour ceux qui lui aident. C'est d'avoir un
>>bâton léger , mais solide , de huit ou dix pieds de lon-
>> gueur : deux guides , placés l'un devant vous , l'autre der-
>>'rière , tiennent le bâton du côté du précipice , l'un par un
>> bout, l'autre par l'autre , et vous marchez au milieu avec
>> cette barrière ambulante , sur laquelle vous vous soutenez
>> au besoin. Cela ne gène ni ne fatigue les guides en aucune
>> manière , et peut servir à les soutenir eux-mêmes , au cas
» que l'un d'eux vienne à glisser ou à tomber dans une fente. >>
Il est inutile de s'étendre sur la partie scientifique du Voyage
de M. de Saussure. Ses découvertes sont connues de tous ceux
qu'elles peuvent intéresser. Nous remarquerons seulement que
la relation abrégée de ce voyage ajoute beaucoup de prix à
l'ouvrage de M. Mallet.
P.
Voyage à la Cochinchine , par les îles de Madère , de
Teneriffe et du cap Verd , le Brésil et l'ile de Java ;
contenant des renseignemens nouveaux et authentiques , etc.
par John Barrow, etc. , traduit de l'anglais , avec des notès
et additions , par M. Malte- Brun; avec un atlas de dix-huit
planches gravées en taille-douce . Deux volumes in-8°. et
atlas . Prix : 18 fr. , et 22 fr. par la poste. A Paris , chez
Buisson , libr. , rue Git - le - Coeur; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire.
Un ouvrage , qui réunit sur son titre les noms de M. Barrowet
de M. Malte-Brun , doit naturellement exciter la curiosité
et la confiance , et nous reconnoissons avec plaisir , après
l'avoir lu , qu'il justifie l'une et l'autre. Il intéresse , il amuse
il instruit ; il dost satisfaire toutes les classes de lecteurs : ceux
qui exigent qu'un livre leur procure de nouvelles connoissances
, et ceux qui ne lui demandent que de les débarrasser
de leur temps. Enfin cet ouvrage est bon; etil fautbien qu'il le
3
454 MERCURE DE FRANCE,
soit , puisqu'un critique aussi judicieux que M. Malte Brunn'a
pas craint d'y attacher sonnom. Nous prévenonsseulement que
nous avons observé dans l'original quelques traits de vanité
anglaise ; et dans la traduction quelques mots impropres dont
nous citerons plusieurs exemples. Mais si on se souvient que
M. Barrow est Anglais , et que M. Malie- Brun est Danois ,
on trouvera tout simple qu'ils ne soient pas exempts de ces ,
défauts ; il nous semble même qu'on nous auroit facilement,
dispensé de les relever.
Il s'agit de savoir si nous pouvions nousen dispenser nousmêmes
à l'égard du traducteur. Nous nous sommes fait cette
question , et nous n'avons pas hésité à nous répondre
que M. Malte-Brun devoit être traité avec la plus grande
rigueur. Il nous a semblé qu'en devenant collaborateur d'un
journal où la critique exerce ses droits danstoute leur étendue,
il avoit lui-même perdu tout droit à l'indulgence de la
critique. Considérées sous ce double rapport , ses fautes sont
devenues d'un exemple trop dangereux , pour qu'il soit permis
de les passer sous silence. D'ailleurs , lorsque nous avons à
rendre compte d'un ouvrage , nous ne consulions qu'un parti ,
celui de la vérité ; now ne connoissons que trois sortes de
règles , celles du goût , du bon sens et de la grammaire.
Nous commencerons par une observation qui paroîtra
peut-être minutieuse. Il nous semble que le titre même de
cette traduction renferme déjà un terme impropre : une collection
de gravures en taille- douce ne devroit pas s'appeler un
atlas. Puisque les gravures sont maintenant un des grands
moyens qu'on emploie , à défaut d'autres , pour donner du
prix à un livre, il est bon d'apprendre aux libraires qu'Atlas
étoit autrefois un géant , qui portoit , disoit-on , le ciel ser
ses épaules,et que maintenant c'est le nom d'un livre qui porte
non plus le ciel , mais la terre : c'est-à-dire que c'est un recueil
de cartes géographiques. Ajoutons qu'il en faut ordinairement
plus de dix-huit pour mériter ce nom. Les gravures
qui accompagnent cette traduction sont à la vérité fort jolies ,
peut-être même fort curieuses ; mais elles ne sont que cela.
Il est même assez singulier qu'entre tant de planches gravées
pour un voyage à la Cochinchine , il n'y en ait que deux
cui aient quelque rapport à la géographie ; et que l'une soit
un plan de la capitale du Brésil, l'autre une carte de
l'Afrique australe.
Examinons maintenant la méthode que M. Malte-Brun a
suivie en traduisant ce voyage : c'est lui-même qui va nous
l'exposer. « Le troisième chapitre de l'original , nous dit-il
>> dans sa préface , ne renferme que peu de choses nouvelles
MARS 1807 . 455
>> sur les îles du cap Verd : je l'ai fondu dans mon chapitre
>> second. La description de Riojaneiro forme le quatrième
>> chapitre de l'original et le troisième de la traduction. >>
Observons qu'à la place de ce chapitre quatrième , dont le
rang seroit resté vide , M. Malte-Brun en a fait un tout neuf,
qu'il a tiré d'un voyage allemand. Quant au cinquième , je ne
sais ce qu'il est devenu ; mais il se trouve aussi , pour le moins ,
renvoyé ou fondu; et le traducteur a mis à sa place celui qui
étoit le dernier. « Notre chapitre VI,ajoute-t-il , comprend le
>> chapitre VI de l'original et une partie du chapitre VII, etc.>>>
Je trouve dans une note qu'il a placée au commencement du
chapitre second , que « les second et troisième de l'original
>> renferment tant de choses déjà connues par d'autres rela-
>> tions qu'il n'a pas cru devoir en donner une traduction
>> littérale et complète ; » et dans une autre note sur le
chapitre troisième , que celui-là « lui a paru écrit d'une
>> manière assez piquante pour qu'il l'ait traduit littérale-
>>> ment. »
La première idée qui se présente après avoir lu ces aveux ,
c'est que voilà une étrange manière de traduire. M. Malte-Brun
retranche , refond , ajoute , bouleverse tout l'ouvrage , et il nous
le donne encore pour être de M. Barrow. Ce qu'il y a de plus
singulier, c'est qu'après cela il met sur le titre : traduit de
l'anglais, avec des notes et additions ; j'aurois voulu qu'il
eût mis : refait sur l'anglais ; et qu'il eût ajouté : avec des
retranchemens considérables : on sauroit à quoi s'en tenir.
Mais , dit-il , ces chapitres renfermoient des choses déjà
connues par d'autres relations. Ce n'étoit pas une raison pour
les supprimer. Que m'importe que ces choses soient connues ,
si je ne les connois pas ? M. Malte- Brun n'écrit-il que pour
les savans ? Quoi qu'il en soit, nous voilà prévenus : avant de lire
un ouvrage qu'il aura traduit , il faudra que nous commençions
par nous former une bibliothèque de tous les livres qui ont
été composés sur le mêmesujet. Cette méthode seroit peutêtre
bonne ; mais il ne trouvera que peu de lecteurs qui
soient en état de la suivre. Je le préviens d'ailleurs que s'il
est décidément résolu à retrancher des livres qui lui passeront
par les mains tout ce qui se trouve déjà dans d'autres livres ,
il aura beaucoup à faire , et qu'il ne finira pas de sitôt. Où en
seroient donc les auteurs , si cet exemple étoit érigé en loi , et
qu'ils ne pussent plus dire que ce qu'on n'auroit point dit
avant eux ? Où en seroient les libraires , si on ne faisoit plus
de livres qu'avec ce qui est nouveau , pour un homme aussi
instruit que M. Malte-Brun ? Où en seroient enfin tous les
lecteurs , je ne dis pas seulement les lecteurs frivoles , mais
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
ceux mêmes qui veulent s'instruire , s'il leur falloit parcourir
des milliers de volumes , avant d'être seulement en état de lire
un Voyage ? On aime assez , quelque savant que l'on soit , à
rencontrer , dans un ou deux volumes , ce qu'on a le desir
d'apprendre ; et pour moi , je ne vois pas à quoi est bon un
voyage à la Cochinchine , si ce n'est à nous dire tout ce qu'il
y a d'utile ou de curieux à connoître sur ce pays .
Remontons aux principes : Qu'est-ce qu'un livre , et
qu'est-ce qu'une traduction ? Un livre est une collection de
pensées ou de descriptions. On n'exige pas que chacune de
ces pensées ou de ces descriptions soit nouvelle ; ce qu'on
veut avant tout , c'est qu'elles soient amenéés d'une manière
qui le paroisse ; c'est qu'elles soient enchaînées dans un bel
ordre; ou pour mieux dire , un livre est toujours bon , au
moins d'une bonté relative , quand , au moyen de la liaison
qui règne entre toutes ses parties , il produit sur l'esprit de
çeux qui le lisent , l'effet qu'a dû se proposer celui qui l'a
fait. Et comme il est difficile qu'un auteur se propose d'autre
but que celui de plaire ou d'instruire , on exige rigoureusement
qu'un ouvrage nous communique de nouvelles connoissances
, ou qu'il imprime mieux dans notre esprit celles
que nous avons , ou qu'il nous amuse. Il n'en est pas de même
d'une traduction. Celle- ci ne doit être que la copie fidelle
d'un livre quelconque. Lorsqu'on traduit , il ne s'agit plus
de charmer ou d'éclairer ses lecteurs , il s'agit de bien rendre
les pensées et les descriptions de son original ; il faut les
montrer telles qu'on les trouve : brillantes , si elles le sont ;
ennuyeuses si elles ont par hasard le malheur de l'être. Une
traduction peut donc être très-bonne , et n'être cependant
qu'un livre insipide. Mais il faut ajouter que , dans ce cas ,
aulant auroit valu ne pas l'entreprendre.
Ce que j'ai dit d'un livre , en général, je le dirai , et à bie.n
plus forte raison , de cette sorte de livres qu'on appelle des
voyages . Dans un voyage , on n'exige pas même que l'ordre
qui règne entre les pensées et les descriptions soit bien
rigoureux. Il suffit que l'auteur sache nous intéresser aux
dangers qu'il court , aux jouissances qu'il éprouve , et qu'il
peigne d'une manière vive et naturelle les divers sentimens
qu'excitent dans son ame les objets qui passent successivement
sous ses yeux. Pourquoi un voyage , quelquefois même
un voyage mal rédigé et mal écrit, nous inspire-t-il ta t
d'intérêt? C'est qu'il est l'histoire d'un homme et de ses
longue fatigues et de ses plaisirs fugitifs. Dépouillez-le de
cet avantage; faites-en un cours d'histoire naturelle ou de
géographie ; établissez entre toutes ses parties cet ordre que
:
P MARS 1807 . 457
la science exige , mais qui n'est pas celui où les objets se
sont présentés à l'imagination du voyageur ; que celui-ci ,
au lieu d'y être tout simplement un homme qui souffre , qui
jouit, et qui raconte , y paroisse un docteur qui cherche à nous
instruire , vous n'en ferez peut- être qu'un livre ennuyeux .
Ces définitions me paroissent exactes . Si M. Malte-Brun
eât jugé d'après la première , l'ouvrage de M. Barrow , il n'y
auroit pas supprimé tant de chapitres ; il ne se seroit pas
permis d'en retrancher tout ce qui lui a paru n'être pas nouveau.
Et si je juge de sa traduction par la seconde , je ne
crains pas d'assurer qu'elle n'est point bonne. Que sera-ce ,
si je la juge d'après l'idée qu'on se forme ordinairement d'un
voyage? N'est-il pas singulier qu'on fasse un voyage de
M. Barrow , avec des morceaux pris çà et là dans des livres
allemands et français que M. Barrow n'a peut- être jamais lus ?
Et que devient alors l'intérêt ? Où est l'histoire de l'homme ?
Citons un exemple : lorsqu'on va d'Angleterre à la Cochinchine,
on rencontre sur sa route le cap de Bonne-Espérance ;
par conséquent , c'est ce cap qui dans l'ordre géographique se
présente le premier; et la relation des Boushouanas ( c'est une
peuplade de l'Afrique ) que M. Barrow avoitplacée à lafin de
son ouvrage , doit pa ser avant la description de la Cochinchine
elle-même. C'est fort bien raisonné ; si ce que vous faites est
un cours de géographie , il faut commencer par là. Mais
M. Barrow n'avoit prétendu faire que le récit de son voyage;
et comme il n'est point allé dans le pays des Boushouanas , il
avoit placé cette relation à la fin de son livre , et il avoit eu de
bonnes raisons pour cela. C'étoit un appendice qui pouvoit
plaire , mais qui n'auroit servi , s'il l'eût donné plutôt , qu'à
interrompre son récit , et à suspendre l'intérêt qu'il se propo
soit d'inspirer pour lui-même. Je suis étonné que M. Malte-
Brun n'ait pas fait toutes ces observations , et qu'un aussi
bon critique n'ait pas senti la grande différence qu'il y a entre
un voyage et un cours de géographie .
S'il vouloit nous instruire , que ne faisoit-il donc un livre :
il avoit bien assez de talens et de connoissances et de méthode
, pour le faire bon. Que ne composoit-il de lui-même
et tout seul , un voyage à la Cochinchine : on lui eut tout
permis alors , et même de ne pas sortir de chez lui. Nous
avons déjà tant de voyages tout faits ! Sans rien prendre aux
Allemands , il n'y a rien de si aisé que d'en refaire d'autres
avec la plumeet les doigts. Mais quand on s'y prend ainsi ,
il ne faut pas les attribuer à des écrivains connus. C'est une
entreprise assurément fort étrange que de vouloir faire un
voyage de M. Barrow , sur-tout quand ce voyage est déjà
tout fait , et assez bien fait.
458 MERCURE DE FRANCE ,
Γ
:
y
Cet ouvrage, tel qu'il est maintenant publié par M. Malte-
Brun, a donc un grand défaut : c'est qu'il n'est ni de lui , ni
de M. Barrow ; il én a un second : c'est qu'il n'est pas même
un voyage à la Cochinchine ; j'ai déjà parlé d'un troisième :
c'est qu'il n'est peut-être pas une traduction française. Je
vais endonner une analyse rapide : nos lecteurs jugeront par
eux-mêmes s'il mérite ou non les reproches que je lui fais.
La première description qu'on rencontre est celle de
Madère. « Cette île, dit le voyageur , enveloppée comme elle
>> l'est la plupart du temps d'un épais rideau , de sombres
>> nuages , ne présente pas un coup d'oeil fort attrayant. Elle
>> se dépouille si rarement de son manteau nébuleux , que
>> lorsque Gonzalès Zarco découvrit l'île de Porto-Santo ,
>> éloignée seulement de 40 milles ( 16 lieues ) de Madère , il
>> y resta long-temps , sans se douter que ce qu'il voyoit
>> devant lui , fût une autre île. Lui et son équipage avoient
>> bien fait attention à ce nuage épais et noir , qui cou-
>> vroit constamment le même point de l'horizon; mais les idées
>> superstitieuses de leur siècle leur faisoient d'abord voir dans
>> cette vapeur une exhalaison des abymes infernaux , et dans
>> ces rochers sourcilleux un des vestibules de l'empire des
>> morts. »
:
Suit la description de la ville de Funchal « dont les maisons
>> blanches constrastent d'une manière pittoresque avec les
>> noirs rochers de lave , et la vive verdure des plantes sus-
>> pendues sur le talus des montagnes. Au milieu de ces plan-
>> tations , s'élèvent en grand nombre des maisons de cam-
>> pagne , des églises , des chapelles , des monastères. Les
>> formes de ces bâtimens varient autant que leur situation.
>> Tous ils offrent de charmans points de vue : l'un au-dessus
>> de l'autre , ils semblent grimper sur la montagne , et se
>> perdent enfin dans les ombres du grand nuage .... La ville
>> est irrégulièrement et mesquinement bâtie. Nous y trou-
>> vâmes des rues étroites , tortueuses et mal-propres......
>> Ajoutez qu'un grand nombre de cochons se promènent li-
>> brement dans ces rues : telle est la noble familiarité de ces
» bourgeois à quatre pattes , qu'un passant qui chemineroit
>>jusqu'au bout d'une rue , sans être frotté par un d'eux,
>> pourra se vanter d'un rare bonheur, etc. etc. »
Il y a dans cette description , d'ailleurs assez brillante ,
quelques taches , qui en ternissent l'éclat et qu'il eût été facile
de faire disparoître. Je ne parle pas de ce mot de grimper qui ,
appliqué à des édifices , n'est pas supportable dans notre
langue, au moins quand c'est un Français qui la parle. Ace
propos , je me perinettrai de faire observer que , par une
م
MARS 1807 . 459
contradiction qui nous est , à ce qu'il me semble, particulière ,
nous admirons quelquefois dans la bouche des étrangers , des
expressions et des tournures qui nous paroîtroient fort ridicules
dans celle de nos concitoyens. Lorsque les premiers
emploient des mots extraordinaires , faute de connoître ceux
qui sont autorisés par l'usage , nous disons qu'ils prêtent à
notre langue de la grace ou de l'énergie : dans la même occasion,
nous dirions des seconds qu'ils ne savent pas le français.
Quoi qu'il en soit, il est bon d'avertir les étrangers que toute
licence a ses bornes , et que nous ne supportons pas dans la
langue écrite , tout ce que nous supporterions dans la langue
parlée. Ainsi , quand même on pardonneroit à M. Malte-Brun
d'avoir , dars un livre , fait grimper des maisons , on ne
l'excuseroit pas d'y avoir nommédes cochons,des bourgeois
à quatre pottes : puisqu'il a supprimé dans l'ouvrage de
M. Barrow les choses connues, il auroit dû en retrancher
les plaisanteries aussi triviales. Il ne sait peut-être pas assez
combien nous avons le goût délicat , sur-tout quand il s'agit
de plaisanteries. Je l'invite donc à ne jamais publier de livres
dans notre langue , sans avoir auparavant consulté quelques
amis qui soient prompts à le censurer. Cela ne lui sera pas
difficile , puisqu'il a beaucoup d'amis parmi les bons juges ,
c'est-à-dire , parmi ceux qu'on n'accuse pas d'être trop indulgens.
Continuons. On sentque le vin de Madère , et la manière dont
on le fait , et la quantité qu'on en exporte , doivent occuper une
grande place dans le chapitre sur cette île. Le voyageur prétend
s'être assuré que les Indes seules consomment tous les
ans 5500 pipes de ce vin ; et il ajoute que sans l'autorité d'un
monsieur qui a résidé trente ans à Madère , ce fait lui eût
paru incroyable. Il me semble que la quantité même qu'on
en consomme à Paris, est déjà assez étonnante : il me faudroit
l'autorité de plus d'un monsieur , pour que je pusse me persuader
que tout le vin de Madère qui disparoît sur nos tables
y étoit en effet venu de cette île ; mais si j'avois à le dire , je
tâcherois de m'exprimer autrement. Un monsieur est une de
ces expressions tellement familières qu'on ne doit jamais les
écrire. On a beau être Danois : on fait sourire son lecteur,
quand on les emploie.
« Le passage de l'Angleterre à l'île de Madère , est
>> tumultueux ; mais le trajet de Madère aux îles Cana-
>> ries est ordinairement tranquille. » Un passage tumultueux
, un trajet tranquille sont encore de ces expressions
qu'on trouve énergiques ou ridicules , selon que c'est un
étranger ou un français qui s'en sert : cela ressemble aux
!
460 MERCURE DE FRANCE ,
édifices qui grimpent. Je ne m'y arrête donc point : j'ai
d'autres reproches à faire au traducteur , à propos de ce
chapitre sur les les Canaries.
On croyoit que ces îles étoient les îles Fortunées dont les
anciens ont tant parlé : en comparant les passages de divers
auteurs , on s'étoit , disoit- on , assuré que ce nom n'avoit
jamais pu convenir qu'aux Canaries. Il est vrai qu'actuellement
elles ne méritent plus de le porter : la famine y règne ;
les volcans les dévastent , et les Européens y dominent depuis
des siècles . Mais du moins notre imagination qui peut maintenant
parcourir à son aise toute la terre , sans rencon rer nulle
part la paix', l'innocence , le vrai bonheur, se reposoit sur ces
iles , comme ayant été autrefois leur séjour. M. Malte-Brun
les dépouille de toutes ces illusions dont la poésie les avoit
environnées , et qui leur prêtoient encore tant de charmes.
Il a fait , dit-il , une dissertation sur ce sujet. J'en suis faché :
car il est trop savant en géographie , pour que je puisse me
refuser à le croire. Mais qu'a-t-il fait de ces îles fortunées ?
Où les a- t-il mises ? C'est ce que j'ignore , n'ayant point lu
sa dissertation. Je voudrois pourtant le savoir : puisque le
bonheur n'est point parmi nous, il seroit doux de penser qu'il
a existé en un certain temps , dans un certain lieu : cela prouveroit
au moins qu'il n'est pas tout-à- fait impossible.
M. Barrovw avoit dit, en passant , quelques mots sur les
moeurs des Guanches , quisont les anciens habitans de ces îles,
et dont le nom est devenu fameux par plus d'un voyage
romanesque. Mais M. Malte- Brun a retranché ce passage ,
sous le prétexte que M. Bory de St. Vincent en a dit beaucoup
plus dans son Essai sur les îles Fortunées. Ainsi je conseille
de ne point lire la traduction de M. Malte-Brun , sans avoir
Ju auparavant l'Essai de M. Bory ; à moins cependant qu'on
ne veuille rien savoir sur les moeurs des Guanches. Mais
le traducteur n'a rien omis de tout ce que raconte M. Barrow
du pic de Ténériffe , où il n'est point allé , quoique nous
ayons sur ce même pic une foule d'ouvrages tous composés
par des voyageurs qui sont parvenus jusqu'à son sommet.
Cela est fort heureux; car si le traducteur eût usé ici de sa sévérité
ordinaire , nous y aurions perdu une des plus brillantes
descriptions de tout l'ouvrage , et un des morceaux qu'il a le
mieux traduit. On va en juger :
« Nous avions presque atteint , dit le voyageur , la fertile
>>vallée qui renferme la ville et le port d'Orotava , sans que
>> le pic de Ténériffe daignât se montrer à nos regards
>> curieux. Soudain, les nuages , qui nous en déroboiect la
n vue , se dissipèrent ; la masse gigantesque de cette fameuse
MARS 1807 . 461 1
>> montagne vint tout-à-coup frapper nos yeux , et étonner
>> notre imagination . Son sommet dépassoit de loin les vapeurs
>> les plus légères qui flottoient dans l'air : les nuages suspendus
>> autour de son vaste sein , formoient plusieurs ceintures ; et
>> tandis que le front de la montagne se dessinoit majestueu- /
>> sement sur l'azur du firmament , ses bases se confondoient
>> doucement avec les collines , les plaines , le rivage et
» l'Océan.
رد En vain nos amis nous assurèrent que la saison
>>> n'étoit pas favorable pour monter sur le pic , et que cette
>> montagne étoit déjà couverte de neiges; en vain les guides
» qu'on nous avoit cherchés à la ville d'Orotava , nous refu-
>>> sèrent-ilsnettenient leurs services , à cause des incommodités
et des dangers qu'ils prévoyoient..... A midi , nous partîmes
» aux acclamations du peuple qui nous appeloit fous
>> d'Anglais , etc. etc. » Le résultat de tant de préparatifs
fut de retourner à Orotava , après s'être épuisé deux jours en
vains efforts pour gravir la montagne , et avoir essuyé une
pluie horrible. Nos voyageurs se retrouvèrent au point du
départ sans avoir rien vu , mais bien trempés , bien fatigués
, et bien fiers sans doute de n'avoir pas cru à ce que
leur disoient les gens du pays : c'est ainsi que sont tous
ces fous d'Anglais , et quelquefois ces fous de Français.
A ce propos , je me permettrai de faire encore observer à
M. Malte-Brun , qu'en pareille occasion , les cris du peuple
doivent s'appeler des huées et non pas des acc'amations. Des
acclamations sont toujours une sorte d'applaudissemens.
L'histoire et la description du Brésil occupent trois chapitres
, entre lesquels deux , au moins , sont entièrement du
traducteur. Les détails qu'il y donne sur ce pays m'ont paru
nouveaux , et ils sont certainement curieux. Il en fait connoître
l'administration , les revenus , les productions et les habitans;
sur tous ces objets , il paroît avoir consulté de très-bons
mémoires. Mais je ne puis parler de tout , et je me borne à
indiquer aux lecteurs , comme un des morceaux les plus
intéressans de ces chapitres , l'histoire des Palmarésiens :
« C'est , dit M. Malte-Brun , dans la province de Pernambuco
>> quede Nouveau- Monde a vu le premier exemple d'un Etat
indépendant fondé par des negres révoltés..... Il y a plus
>> d'un siècle et demi , à la fin de la guerre avec les Hollandais,
>> les esclaves du voisinage de Pernambuco , accoutumés aux
>> souffrances et à la guerre , résolurent de chercher dans les
>> bois et les plaines de l'intérieur , la liberté qu'ils desiroient.
>> Quarante d'entr'eux mirent cette résolution à exécution ; et
>> après avoir volé des fusils et d'autres instrumens de guerre ,
))
462 MERCURE DE FRANCE ,
>> qu'ils purent cacher , ils abandonnèrent leurs maîtres , et se
>> retirèrent dans un endroit choisi à neuf degrés de latitude
» sud , près de Porto Calvo , et contigu , au pays bien
>> cultivé des Alagoas et de Pernambuco. Ils y furent joints
>> par un nombre considérable de mulâtres et d'autres nègres.
>> Ils sentirent cependant bientôt le manque de femmes , et
>> se déterminèrent à suppléer à ce besoin par la force. L'en'è-
>> vement des Sabines ne fut pas plus général , ni plus complet.
>> Ces rebelles ne tardèrent pas à devenir très-formidables.
>> Plusieurs Portugais , des pays voisins , sollicitèrent leur
>> amitié , en leur fournissant secrètement de la poudre , des
>> balles, des fusils et des étoffes d'Europe , recevant en
>> échange des assurances de protection...... Ils formèrent en
>> peu de temps une nation , et prirent le noun de Palmaré-
>> siens , d'après celui de leur ville. On les vit tracer une
>> constitution et choisir un prince qu'ils appelèrent zombi
» ( ou puissant. )
» .... Appréhendant toujours l'irruption des Portugais,
» ils bâtirent chaque village sur une éminence. Palmarès
>> avoit alors une lieue de circonférence , et étoit environnée
>> d'une double estacade de gros troncs d'arbres qu'ils avoient
>> pris dans les bois voisins.... Les portes étoient gardées , en
>> temps de paix , chacune par deux cents soldats , sous un
>>> chef d'une valeur reconnue. Dans l'intérieur des murs ,
>> les maisons étoient éparses et irrégulières , parce qu'ils
>> avoient conservé une grande portion de terrain pour la
>> culture.... La population montoit à vingt mille ames. >>
Soixante ans s'étoient déjà écoulés depuis la fondation de
cette nouvelle et singulière ville , et les Palmarésiens en
étoient déjà à la troisième génération , lorsqu'en 1696 ils
furent attaqués par toutes les forces de Brésil. Je ne dirai pas
les succès qu'ils eurent d'abord , ni les efforts prodigieux
qu'ils firent pour soutenir leur liberté , leur constitution ,
tous ces grands mots qui inspirent quelquefois tant de courage
, mais qui semblent toujours porter malheur à ceux qui
les soutiennent. Les Palmarésiens finirent par succomber ;
leur zombi se donna la mort , et leur ville fut pour jamais
détruite.
Je regrette de ne pouvoir donner plus d'étendue à l'analyse
de ce chapitre sur le Brésil , l'un des plus intéressans ,
des plus curieux , des plus instructifs de tout l'ouvrage ; et
c'est beaucoup dire. Mais les Boushouanas m'appellent ; et
il faut bien que je me réserve un peu d'espace pour parler
d'un peuple aussi singulier.
Au nord du cap de Bonne-Espérance se trouvent de vastes
MARS 1807 . 463
deserts , où l'on rencontre de temps en temps quelques sau
vages appelés Bosjesmens , qui sont les plus malheureux des
hommes, puisqu'ils éprouvent toutes les angoisses de la plus
extrême misère , sans éprouver aucune des consolations que
procure la société. Ils sont petits , mal-faits , quelques-uns
borgnes , presque tous privés d'une phalange du petit doigt ,
qu'on leur coupe , disent-ils , dans leur enfance , comme un
charme pour les préserver des infortunes. C'est l'excès de la
pauvreté , de l'ignorance et de l'abrutissement. Mais tout-àcoup
la scène change : on trouve des campagnes fertiles , un
peuple civilisé , ayant des lois , un gouvernement modéré ,
des moeurs douces, habitant une grande ville bâtie avec assez
de régularité ; c'est celle des Boushouanas. Litakou , leur
capitale , « est située au 26º degré de latitude sud , et au
>> 27° de longitude E. de Greenwich. Nos voyageurs (M. So-
>> merville , chirurgien en chef du cap de Bonne-Espérance ,
>> et M. Truter , membre de la Cour de justice ) estimèrent
› que cette ville étoit au moins aussi étendue que celle du
>>Cap. Mais d'après l'irrégularité de ses rues , et le peu
>> d'élévation de ses bâtimens , il leur fut impossible d'éva-
>> luer , même à-peu-près , le nombre des maisons.... Il paroît
>> que les deux commissaires , ayant comparé leurs notes ,
>> trouvèrent que l'un avoit évalué la population de cette
>>ville à dix mille ames , et l'autre à quinze mille : il pour-
>> roit se faire que le nombre juste se trouvat entre ces
>> deux.... Une si grande population , rassemblée dans un
>> même endroit , entourée de toutes parts de déserts.... ,
>> privée de toute communication avec d'autres peuples ci-
>> vilisés , doit nécessairement renfermer dans son propre
>> pays des moyens de subsistance proportionnés à ses be-
>>soins. Les troupeaux forment une des plus grandes res-
>> sources des Boushouanas.
» ....... Le système sur lequel repose leur gouvernement
>> paroît entièrement patriarchal. Ainsi le chef doit être l'idole
>> du peuple ; et , en conséquence , il a le pouvoir de se
>> choisir un successeur. Les anciens de la nation , qui com-
>> posent son conseil , l'instruisent des voeux ou des desirs du
>> peuple. Alors , après avoir consulté ces sages , il fait des
▸ règlemens nouveaux ou corrige les anciens , selon qu'il est
>> nécessaire pour le bien de tout le monde.
)) .... Le caractère amical et pacifique , qui paroît être
>>assez généralement celui des Boushouanas , peut , j'ima-
>> gine , s'attribuer , en grande partie , à l'égalité presque par-
>> faite qui règne entr'eux. Les maisons de Litakou se res-
» semblent toutes, ou elles ne different entr'elles que par le
464 MERCURE DE FRANCE ,
>> travail et la propreté que chaque homme propriétaire veut
>> bien se donner la peine de faire ou d'entretenir dans sa
>> demeure. Chaque individu possède autant de terre qu'il
» veut bien en cultiver. »
:
Ce dernier trait gâte un peu le tableau tracé par le voyageur,
des progrès que les Boushouanas ont faits dans la civi
lisation. Il me semble qu'un peuple chez lequel les terres
appartiennent à qui veut bien les cultiver , est un peuple
encore dans l'enfance. Mais celui-ci est bon , paisible , officieux;
il a des arts , des spectacles : c'est beaucoup au
milieu de cette Afrique , dévouée de tout temps à la plus
affreuse barbarie , et dont les habitans , toujours en guerre
les uns avec les autres , semblent tendre d'eux-mêmes les
mains aux fers dont nous les chargeons. Si on songe d'ailleurs
que celui - ci a son établissement à plusieurs centaines de
lieues , non- seulement de toute société vraiment civilisée ,
mais même de toute autre société , on sera étonné du degré
de civilisation auquel il est parvenu , et on lira avec le plus
vif intérêt les détails dans lesquels M. Barrow est entré à son
sujet.
Madère , les Canaries , le Brésil , le cap de Bonne-Espérance ,
sont bien sur le chemin de la Cochinchine; mais les Boashouanas
n'y sont pas ; et c'est à la Cochinchine que nous
voulons aller. Nous y parviendrons ; mais il faut de la patience
: avant d'y arriver , nous passerons encore par l'île de
Java. D'ailleurs , nous n'avons pas tout dit sur l'Afrique. Ses
vastes déserts sont remplis de giraffes , d'éléphans , et peutêtre
de beaucoup d'animaux dont on révoque l'existence en
doute , faute d'avoir fait des recherches suffisantes pour les
rencontrer ; et M. Malte-Brun a quelque chose à nous dire
sur tout cela. Par exemple , il a trouvé dans ses livres
que la licorne pourroit n'être pas un animal fabuleux ; et
il a fait à ce sujet une Dissertation, dans laquelle il prouve
très-bien qu'on n'a rien prouvé en disant que cet animal
n'a jamais été vu par les naturalistes modernes. Il est vrai
que c'est là tout ce qu'elle prouve aussi , et qu'elle paroît
un peu déplacée dans un Voyage à la Cochinchine ,
puisqu'enfin les licornes n'ont jamais passé pour être de ce
pays. Mais qu'importe ? Cette Dissertation est courte , et on
ne dira pas au moins qu'elle est ennuyeuse .
L'île de Java a été si souvent décrite, qu'il seroit difficile ,
même à un homme aussi instruit que M. Malte-Brun , de
nous donner des détails nouveaux sur ses productions et sur
les moeurs de ses habitans. On a tout dit sur cette fameuse
ville de Batavia , qui est si grande , si riche , si mal-saine , qui
dévore
DE LA SEINE
MARS 1807.
E
465
dévore ses habitans , et qui n'en est pas moins une des plus
puissantes villes du monde. Cependant M. Malte-Brun na
pas pu résister au desir de répandre encore sa science au sujet
de ce pays : il a tiré d'un ouvrage allemand un chapitre entier
sur Java ; et de divers ouvrages hollandais et allemands
qui, bien que d'un mérite supérieur, n'avoient point encore
été traduits , un autre chapitre sur Batavia. Au moyen de
quoi , cette partie du Voyage de M. Barrow est entièrement
nouvelle ; et elle le seroit même pour M. Barrow .
Enfin nous arrivons à la Cochinchine : sa description commence
tout juste au milieu du dernier volume. C'est ici le
moment d'apprendre à nos lecteurs que cette expression
de Voyage à la Cochinchine doit être prise dans sa plus
grande rigueur ; c'est-à-dire , que le Voyage dont il s'agit
n'a point été fait dans ce pays , mais vers ce pays : M. Barrow
n'y est pas entré. Ce furent les maladies qui forcèrent
le capitaine du vaisseau , sur lequel il se trouvoit , à relâcher
dans la baie de Turon, située sur la côte de ce vaste empire ;
et c'est dans cette baie qu'il s'est instruit de toutes les particularités
qu'il raconte. Je devois le dire , puisqu'enfin c'est
un fait constant , dont la preuve se trouve à chaque ligne de
ce Voyage : M. Barrów n'a jamais quitté sou vaisseau que
pour venir dîner ou assister sur la côte à quelque spectacle.
Mais je dois ajouter que ses descriptions du pays n'en sont
pas moins curieuses , ni ses récits moins intéressans. Lors
qu'il arriva dans la baie de Turon , la famine et la guerre
civile régnoient dans toute l'étendue de la Cochinchine. Une
révolution , qui avoit éclaté en 1774 , venoit de finir ; et
ses suites se faisoient encore sentir ; le souverain légitime ,
à peine assis sur son trône , n'avoit pu encore guérir toutes
les plaies que l'anarchie avoit faites à son empire. Je ne puis
me dispenser de donner au moins une idée de cette révolution
, et de l'homme dont les vertus et le grand caractère
contribuèrent si puissamment à la terminer.
<<Dans le temps , dit M. Barrow , où la révolte écláta en
>>> Cochinchine , il y avoit à la cour un missionnaire français
nommé Adran. ( Il étoit évêque du siége d'Adran, Note du
$ trad. ) .... Ce missionnaire étoit très-attaché à la famille
>> royale , dont il avoit aussi reçu toutes sortes de marques de
considération et d'estime. Il avoit formé dans le pays une
>> petite colonie de chrétiens ; et le roi, loin de les persé-
Scuter , leur accordoit sa protection. Il étoit si sûr de cet
homme, quoique d'unee religion différente de la sienne
» qu'il lui confia l'éducation de son fils unique , héritier de
>> son trône. Adran , dès que les premiers feux de la révolte
))
Gg
,
466 MERCURE DE FRANCE ,
>> éclatèrent , vit qu'il n'y avoit d'espérance de salut pour
>> lui et ses amis que dans la fuite. Le roi étoit déjà dans les
> mains des rebelles ; mais la reine , le jeune prince avec son
» épouse et leur enfant, et une soeur , par les secours d'A-
>> dran , étoient parvenus à s'échapper. A la faveur de la
>> nuit , ils s'éloignèrent à une distance considérable de la
>> capitale , dans une forêt. Là , pendant plusieurs mois , le
>> jeune roi de Cochinchine , comme un nouveau Charles ,
>> fut caché , avec les restes de sa famille , non dans les
>> branches touffues d'un chêne, mais dans celles d'un bana-
>> nier ou figuier , dont le caractère , inviolable dans le pays,
>> leur promettoit peut - être , dans leur opinion , plus de
>> sûreté.
>>Les malheureux fugitifs gagnèrent ensuite , comme ils
>> purent , la ville de Sai -Gong , dont les habitans se ran-
>> gèrent en foule sous les étendards de leur souverain légi-
>> time ... Précisément , dans ce temps , un bâtiment de guerre
>> français mouilloit à Sai-Gong avec sept vaisseaux mar-
>> chands portugais , et un nombre considérable de barques
>> et de bâtimens chinois. Par le conseil et les secours d'Adran,
>> cette flotte fut engagée, armée et équipée avec le plus
>> grand secret , pour tomber à l'improviste sur la flotte de
>>> l'usurpateur. »
Cette expédition fut d'abord heureuse. Cependant , après
des combats dot les suites ne furent pas assez décisives , le
roi de la Cochinchine fut obligé d'aller chercher un asile
auprès de celui de Siam ; et là encore , comme dans son
propre empire, la fortune, après avoir commencé par le
favoriser , finit par l'abandonner. Il quitta en fugitif cette
cour de Sam , où il avoit été d'abord si bien accueilli ; et
il n'eut plus d'autre ressource que celle d'aller attendre , dans
l'île de Pulowai , un meilleur temps et des circonstances plus
favorables .
« Quelque temps avant cet événement , Adran étoit parti
>> de Siam pour visiter les provinces méridionales de la
>> Cochinchine , et sonder les dispositions du peuple pour
>> leur souverain légitime. Il les avoit trouvés attachés à ses
>> intérêts .... Alors il conçut l'idée d'implorer le secours du
>> roi de France Louis XVI pour replacer sur son trône.
>> l'héritier légitime , à des conditions en tout favorables
» pour lui , et que les événemens pouvoient rendre très-
>> avantageuses à la France. >>>
L'évêque d'Adran arriva en effet à Versailles en 1787 ,
amenant avec lui le fils du malheureux roi de la Cochinchine ,
pour implorer en sa faveur la protection d'un prince qui
MARS 1807 . 407
encore alors étoit puissant et paisible , et qui étoit à la veille
d'être bien plus malheureux. On sait l'accueil favorable qui
lui fut fait , les promesses qu'il obtint, les ordres qui furent
donnés ; mais il étoit écrit que la France subiroit elle-même
toutes les horreurs d'une révolution ; et celle de la Cochinchine
fut bientôt oubliée .
Le respectable missionnaire fut donc encore une fois réduit
aux ressources qu'il pouvoit trouver dans son zèle invariable ,
etdans son génie. Heureusement lorsqu'il arriva dans la Cochin
chine , la face des choses avoit bien changé. Le roi étoit
retourné dans ses Etats; déjà les usurpateurs étoient sur le
point d'en être chassés , etce fut encore aux conseils de l'évêque
età son inconcevable activité , que ce prince , d'ailleurs doué
lui-même de très-grands talens , dut son entier rétablissement
sur ce trône où il se soutient encore à présent.
« Il faut rendre justice , dit M. Barrow , à la mémoire
>> d'Adran , qui est mort en 1800 , et convenir que le carac-
>> tère du monarque , son retour dans ses Etas , ses succès à
>> la guerre , l'amélioration de son pays dans l'intervalle de la
>> paix , et sur-tout ses rapides progrès dans les différens arts
» et sciences , ses établissemens , ses manufactures , sont absolu .
>> ment dus au savoir , aux talens et au fidèle attachement de ce
>> missionnaire. Le roi de son côté l'aimoit jusqu'à l'admira-
>> tion..... Pour témoigner après sa mort sa grande vénération
» pour lui , quand ses restes eurent été enterrés par ses frères
>> missionnaires , suivant le rite de l'église romaine , il fit
>> déterrer son corps , et voulut qu'il fût reporté en terre ,
>> avec la pompe funéraire prescrite par la religion des
>> Cochinchinois. Jamais on ne put le détourner de rendre à
>> sa mémoire cet honneur signalé, qui excita les réclamations
>> pressantes des frères missionnaires, très-scandalisés de ces
>> cérémonies profanes. >>
Maintenant je demande quel est le motifqui excita l'évêque
d'Adran à courir tant dedangers , à ssupporter tantde fatigues ,
à entreprendre tant de voyages ? Est-ce le fanatisme? On voit
que le roi de la Cochinchine , quoiqu'il ait été son élève, ct
qu'il fût son admirateur, n'a point embrassé la religion Chrétienne.
Est-ce le desir des richesses ? Il n'en acquit point.
Est-ce l'ambition , le desis de la gloire , le plaisir de faire
parler de lui ? L'ambition n'inspire pas le projet d'aller se
distinguer dans la Cochinchine : on n'aime à faire parler de
80: que sa famille , ses amis , ses concitoyens. Les éloges qu'on
feroit de nous à sa Chine ou a Japon ne nous flatteroient
qu'autant qu'ils seroient répétés en France. On aura beau
chercher : l'évêque d'Adran ne put être animé que par l'esprit
Gga
468 MERCURE DE FRANCE ,
de cette religion , qui , dans tous les temps et dans tous les
pays , fait de ceux qui la suivent des sujets fidèles , de zélés
citoyens . Mettez un philosophe à sa place ; la révolution qui
précipita Caun-Shung de son trône lui eût paru une chose
toute simple , peut-être un événement heureux , oudu moins
un de ces accidens contre lesquels il est inutile de se révolter.
Un homme, qui étoit aussi évêque , et qui n'en étoit pas
moins philosophe , disoit dans une occasion semblable : si
nous sommes chrétiens , soumettons-nous à la providence ;
si nous sommes philosophes , cédons à la nécessité. Ce
parti est assurément le plus philosophique et le plus cominode
; mais il n'est peut- être pas le plus chrétien, et il n'est
pas toujours le plus sûr. Quoi qu'il en soit , il n'y aura certainement
personne qui ne trouve l'infatigable courage , et
r'imperturbable fermeté de l'évêque d'Adran , bien plus
admirable que l'apathique résignation de l'archevêque de
Sens.
Nous terminerons là l'extrait de cet ouvrage. Nous en avons
assez dit pour inspirer le desir de le lire ; et les fautes que
nous nous sommes fait un devoir d'y relever , ne doivent
point diminuer l'estime dont jouit M. Malte-Brun. Ce que
nous croyons devoir ajouter en finissant , c'est que de tous
ces voyages anglais , dont on nous inonde depuis dix ou douze
ans, il n'y en a peut- être pas un dont la lecture soit aussi
intéressante , et dont la traduction ne fourmille de plus de
fautes.
GUAIRAR D. "
;
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
[
Un accident très - fâcheux a troublé et interrompu la
première représentation du ballet intitulé le Retour a' Ulysse ,
donnée le 27 février.
Voici l'extrait du rapport du directeur de l'Académie impériale
de musique , sur cet événement :
<< Au dernier changement de décoration, au moment où Minerve
descend pour unir Ulysse et Pénélope , le rideau de
fond ayant été enlevé avant le signal du machiniste , la se
conde perche du milieu a formé un pli qui l'a porté en avant ,
MARS 1807 . 46g
la gloire se baissant au même moment, l'a rencontré et a fait
labascule. Il en est résulté la chute de l'actrice , d'une élévationde
quinze pieds. Le rapport du médecin de l'Académie
constate que mademoiselle Aubry a éprouvé une contusion
légère au front , une fracture au bras droit et une luxation
du petit orteil du pied. L'administration s'est empressé de
lui faire donner tous les secours que sa position réclame. Elle
a l'espoir que cet accident n'aura pas de suite plus fâcheuses.
S. M. l'Impératrice vivement touchée de l'accident
arrivé à la première représentation du ballet du Retour
d'Ulysse , a fait remettre à Mlle Aubry une somme de 1200 fr.
Les principaux acteurs de l'Opéra ont fait les démarches
nécessaires pour obtenir une représentation au bénéfice de
Mlle Aubry. Elle aura lieu le 7 mars , et sera composée
d'Alceste et du ballet d'Ulysse. Madame Branchu , depuis
long-temps absente , reparoîtra dans le rôle d'Alceste.
- La tragédie de Pyrrhus , par M. le Hoc , a obtenu un
grand succès, sur-tout à la seconde représentation . Nous rendrons
compte de cet ouvrage , aussitôt qu'il sera imprimé.
-
Le Valet d'Emprunt, ou le Sage de dix-huit ans ,
comédie en un acte et en prose , représentée, pour la première
fois , lundi dernier, sur le Théâtre de l'Impératrice , a obtenu
du succès. L'auteur a été demandé , M. Picard est venu
nommer M. Desaugiers. Jeudi prochain , on doit donner, sur
le même théâtre , la première représentation de l'Influence
des Perruques , comédie en un acte et en prose , de M. Picard.
On mande de Rome , que la statue colossale de S. M.
l'EMPEREUR , exécutée par le célèbre Canova , est terminée , et
qu'elle ne tardera pas à être conduite à Paris.
- M. L. M. d'Aguilar, de la Société des sciences et belleslettres
de Montpellier , vient de publier une Traduction en
vers de quelques poésies de Lope de Vega , précédée d'un
Coup d'oeil sur la Langue et la Littérature Espagnolc.
Nous ne direns rien de sa poésie; des vers traduits ne sont
guère susceptibles que de deux sortes de mérites , celui de
la fidélité , et celui de l'élégance ; et il arrive souvent que
l'un de ces deux mérites nuit à l'autre. Comme nous ne sommes
pas juges du premier , n'ayant pas assez de connoissance de
l'espagnol pour cela nous devons aussi nous abstenir de
juger le second. Mais le Coup d'oeil sur la Langue et la Littérature
espagnole nous a paru d'un homme d'esprit qui a bien
employé les longues années qu'il a passées à Madrid. D'ailleurs,
ses vers sont faciles , et réunis aux réflexions qui les
précèdent , ils forment une petite brochure qui ne peut
amanquer d'intéresser les amateurs de la littérature étrangère .
,
3
470 MERCURE DE FRANCE ,
- On a mis en vente , cette semaine , l'Histoire de l'Anarchicde
Pologne et du Démembrement de cette République ( 1 ) ,
par M. de Rulhières. Nous rendrons un compte prochain et
détaillé de cet ouvrage, le plus intéressant qui ait paru depuis
long-temps .
- Les sieurs Robert et Clémendot, convaincu de contrefaçon
du poëme de l'Imagination , par J. Delille , ont été
condamnés , par le tribunal de police correctionnelle , à une
amende de la valeur de trois mille exemplaires , et à la confiscation
de la contrefaçon.
-M. J. P. Buc'hoz , docteur médecin et naturaliste , est
mort à Paris , le 29 janvier dernier , à l'âge de So ans. Nous
avons de lui un très-grand nombre d'ouvrages , sur les plantes
étrangères et indigènes.
-M. Mallet , de Genève , auteur de l'Histoire du Danemarck,
de celle des Suisse, etc. est mort, le mois dernier , dans
sa patrie. Les lettres, les sciences etles artsont euaussi à regretter
la perte de M. Winkler; employé à la Biblioth. Impériale dans
le cabinet des antiques et des médailles , et auteur de plusieurs
quvrages estimables ; de M. Domairon , inspecteur de l'instruction
publique, l'un des continuateurs du Voyageur Français,
et auteur des Principes généraux de Belles- Lettres ,et
des Rudimens de l'Histoire , et de M. Suvée , peintre d'histoire
, directeur de l'Académie de France à Rome , où il
est mort. Son tableau le plus connu représente la Mort de
Coligny
- M. Hesse , libraire allemand , établi depuis quelques
années à Amsterdam , vient de former une entreprise qui ,
nous l'espérons , ne sera pas moins utile aux lettres grecques
qu'à lui-même. Il se propose de publier la collection des
auteurs classiques grecs , en trois éditions différentes , deux
in-8°, et une in-4°. sur papier vélin , mais celle-ci tirée seule
ment à cinquante exemplaires , qu'on ne pourra se procurer
qu'ensouscrivant. Les savans qui doivent l'aider dans cet important
travail sont MM. Jérome de Bosch , connu par ses
poésies latines ; van Lennep et Vilmet. Les échantillons
imprimés que M. Hesse a soumis au jugement des connoisseurs
, donnent déjà la meilleure idée de la partie typographique
de son entreprise , et les noms que nous venons de
citer seront sans doute d'un bon augure pour ce qui regarde
l'érudition.
(1) Quatre vol. in-8°. Prix : 21 fr . , et 27 fr. par la poste.
AParis , chez Nicolle , rue des Petits-Angustins , nº 15 ; et leNormant,
MARS 1807 . 471
:
Sur la tempére du 18 février dernier, qui a causé dans
la Manche quantité d'accidens fâcheux.
L'intérêt des observations que je vais exposer , me paroît
d'une importance trop grave, pour qu'aucune considération
me fasse retarder d'en faire part au public , et de leur donner
la plus grande authenticité.
Depuis long-temps je me suis convaincu par l'observation ,
que plusieurs points lunaires exerçoient sur l'atmosphère des
influences incontestables , quoique les causes qui modifient
ces influences ne soient pas encore assez justement appréciées ,
pour qu'il soit possible d'assigner à l'arrivée de ces points ,
l'intensité des faits qu'on doit en attendre.
J'ajoute que le dépouillement de mes observations que je
viens de terminer , a fortement confirmé mon opinion à cet
égard, etm'a fait connoître qu'indépendammentdes influences
des sysygies , des quadratures et des deux apsides , les noeuds
de la lune ont aussi une influence assez remarquable , mais
plus énergique dans certains cas particuliers que je suis parvenu
à reconnoître .
Sur 311 , tant noeuds que contre-noeuds , relevés dans
mon recueil d'observations , 177 ont éminemment marqué
leur influence , et 134 ont été à-peu-près sans efficacité.
La différence est de 45 en faveur de l'influence de
ces points lunaires. Mais j'observe que les contre-noeuds
sont un peu plus influens que les noeuds , et que parmi ces
contre-noeuds ce sont sur-tout les boréaux, c'est-à-dire les
contre-noeuds qui arrivent pendant le semestre austral du
soleil , dont l'influence mérite la plus sérieuse attention ; il y a
même des circonstances où je trouve que la mauvaise influence
des contre- noeuds n'a jamais manqué de se manifester. Je les
ferai connoître , ainsi que les détails de mes relevés d'observations,
dans l'Annuaire météorologique prochain. Mais ilimporte
que je fasse remarquer au public que la tempête du 18 février
courant est le résultat du contre-noeud arrivé la veille et dans
la circonstance que je promets de développer.
On ne peut lire dans le Moniteur du 24 février 1807 , sans
être fortement affecté , les détails des nombreux naufrages dont
les lettres du Havre , de Dunkerque , de Dieppe , de Saint-
Valery et de Calais nous font le récit. De nouveaux détails
dans le Moniteur du 25 , et insérés aux articles Laon , Bruges ,
Gand et Paris , ajoutent encore aux récits que je viens de
citer.
Certes il est bientôt temps que l'on prenne séricusement en
considération les causes qui produisent de si fâcheux accidens ,
472 MERCURE DE FRANCE ,
et que la recherche de ces causes obtienne l'attention et l'intérêt
qu'elle doit inspirer.
Paris , ce 25 février 1807 . LAMARCK
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
১
Il ne me paroît nullement probable que les passages de la
lune par ses noeuds produisent des changemens sensibles dans
l'atmosphère , comme le pense M. de Lamarck : mais ses
passages par l'équateur peuvent être bien plus marqués ; je
l'ai observé bien des fois , et cette année même , dans les mois
de janvier et de février , il y a eu des alternatives de froid et
de chaud qui sembloient suivre les passages de la lune par
l'équateur. Voilà pourquoi je les ai marqués dans l'Annuaire
du bureau des longitudes dès les commencemens .
Mais le terrible ouragan du 18 février ne sauroit avoir
rapport à la lune. Ces phénomènes tiennent aux vents , aux
tonnerres , aux volcans , aux lavanges . Peut-être apprendronsnous
qu'il y a eu le 18 février quelques violens coups de
tonnerre , dans quelques provinces du Midi , et je desire
qu'on nous l'apprenne par la voie du Moniteur, qui est le
journal où les savans aiment à déposer leurs observations et
leurs remarques.
1
Au méme.
DE LALANDE.
Paris , 1 mars 1807 .
La question de savoir si telle ou telle cause présumée , peut
avoir donné lieu à la tempête du 18 février, ne peut être,
indifférente au public. Chercher à l'éclaircir , c'est se mettre
sur la voie de parvenir à connoître la vérité à cet égard ;
assurément un pareil résultat vaut bien la peine que l'on
fasse quelques tentatives pour l'obtenir.
M. de Lalande dit « que le terrible ouragan du 18 février
ne sauroit avoir rapport à la lune. » Je fais certainement le
plus grand cas de l'opinion de M. de la Lande ; mais ici
l'autorité ne sauroit tenir lieu des faits , et comme ces faits
déposent en faveur d'une opinion contraire , j'inviterai M. de
la Lande à donner la preuve de son assertion .
Ce savant ajoute : « Ces phénomènes tiennent aux vents ,
>> aux tonnerres , aux volcans , aux lavanges . » Sans doute ces
phénomènes tiennent aux vents : et que seroient-ils sans eux !
mais les vents eux-mêmes , quelle est leur cause ?
Tout ici se réduit à l'une ou l'autre des deux opinions
suivantes , sur lesquelles il faut prendre un parti .
Ou la lune n'a aucune influence sur l'atmosphère , etne
sauroit , dans aucun de ses changemens de situation , exciter
MARS 1807 . 473
aucun déplacement dans les parties de cette enveloppe fluide
de la terre :
Ou cette planète exerce sur l'atmosphère une influence
réelle qui peut être la cause immédiate de certains vents .
Sans doute M. de Lalande admet la seconde opinion , puisqu'il
a observé que les passages de la lune par l'équateur
produisent sur l'atmosphère des effets , tels que des alternatives
de froid et de chaud .
Alors j'observerai , que si la lune exerce quelqu'influence
sur l'atmosphère , elle doit nécessairement dans ses variations
continuelles de situation , exciter des déplacemens dans les
parties de cette atmosphère , et conséquemment donner lieu à
différens courans d'air , c'est-à-dire , à des vents. Or , un phé
nomène tel que la tempête du 18 février , qui ne fat autre
chose qu'un vent très-violent , a donc pu être un produit de
l'influence de la situation où se trouvoit alors la lune.
Déterminer par des faits positifs , et en nombre suffisant
pour être de quelque poids , si la situation où se trouvoit la
lune le 17 février, a dû réellement occasionner la tempête
du lendemain , ce sera faire sûrement une chose véritablement
utile .
PANHARMONICON.
LAMARCK.
M. Jean Maelzl , établi à Vienne en Autriche , est venu à
Paris pour soumettre au jugement du public éclairé de cette
grande capitale une mécanique musicale dont il est inventeur.
Cette mécanique , mue uniquement par des ressorts , rend
le son de tous les instrumens à vent , et lui donne une sûreté ,
une perfection que l'art , malgré les efforts des plus grands
maîtres n'a pu atteindre encore. Les instrumens qui la composentsont
la flûte traversière , la petite flûte (flauto picciolo )
la clarinette , le hautbois , le basson , le cor , la trombone , le
serpent et la trompette. Il faut ajouter les timbales , la grosse
caisse , les cymbales , le triangle , etc. Le nom de panharmonicon
explique parfaitement la nature et les fonctions de cetle
mécanique. MM. Chérubini , Méhul , Pleyel , Rigelse sont
empressés de donner à M. Maelzl un témoignage de leur estime
particulière , en lui offrant des morceaux de musique de
leur composition. Nous avons assisté à l'exécution de la symphonie
militaire de Haydn , d'un écho composé exprès par
M. Chérubini , d'une marche française , et d'une suite de
danses allemandes. Il n'est guère possible qu'une réunion de
musicien rende des pièces d'harmonie avec plus de précision ,
avec des nuances de piano et deforte plus exactement déterminées
, et nous dirons invariablement fixées. Il n'y a pas
sculement illusion, on entend le son véritable des instrumens
۱
474 MERCURE DE FRANCE ,
eux- mêmes. L'exécution de la trompette nous a sur - tout
étonnés : un virtuose ne sauroit aller plus loin. Ce qui fait le
principal mérite de cette mécanique , c'est que l'auteur a su
trouver pour chaque instrument une embouchure propre à
sa nature, et qui, en même temps, répond avec la plus grande
perfection à la faculté des organes humains.
MODES du 5 mars.
Nous avons parlé , il y a quelques mois , d'un peigne dont le dessus,
arrondi vers une de ses extrémités , et fort incliné de l'autre ,avoit la
forme d'une plume : ce peigne a pris faveur; la plume est une plume
de paon , fond or , brodée en perles.
Malgré la singularité , les redingotes à coqueluchon , qui rappellent
les anciennes pelisses , trouvent des partisans. Tout Paris n'en au roit
pas fourni trois, il y a six jours ; on en compte maintenant une douzaine.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 25 février.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Séance du 20. M. Grenville a paru à la barre , et a informé
la chambre que les lords de l'amirauté , ayant jugé
convenable de mettre sir Home Popham , membre du parlement
, en état d'arrestation , en attendant qu'il soit traduit
devant une cour martiale , pour être jugé sur sa conduite
; et , desirant donner , le plus promptement possible ,
à la chambre connoissance de cette mesure , ils lui avoient
enjoint de remettre à la chambre une copie du mandatd'arrêt
rendu contre l'amiral .
Le mandat-d'arrêt ayant alors été remis sur le bureau,
il en a été donné lecture. En voici l'extrait : :
«Attendu que sir Home Popham a quitté le cap de Bonne-
Espérance sans aucun ordre , et qu'il est allé, attaquer un
établissement espagnol situé sur la rivière de la Plata , nous
vous ordonnons , par le présent mandat , de mettre ledit sir
Home Popham en état d'arrestation , en attendant son
procès. Vous ne le gênerez qu'autant que cela sera absolument
nécessaire ; en conséquence, lorsque vous l'aurez
mis en état d'arrestation , vous exigerez sa parole d'honneur
qu'il se présentera devant la cour martiale , dès qu'elle
sera convoquée ; vous l'y conduirez et vous l'en ramenerezs>>
Ce mandat est adressé à J. Cricket , écuyer , maréchal de
l'amirauté.
Le procès de sirHomePopham commencera lundi prochain
à Portsmouth , à bord du Gladiateur. La cour martiale sera
composée d'un amiral, de quatre vice-amiraux, quatre contre
MARS 1807 . 475
amiraux et quatre capitaines. L'amiral Young estmandé de
Plymouth pour présider ce tribunal .
PARIS , vendredi 6 mars.
On écrit de Varsovie que le général Savary , commandant
le 5º corps de la Grande-Armée , soutenu par la réserve des
grenadiers du général Oudinot , a battu le 16 , à Ostrolenka ,
le général Essen. Celui-ci a perdu huit pièces de canon , deux
drapeaux , douze cents prisonniers , et à laissé le champ de
bataille couvert de morts. (Moniteur.)
-M. Rheinard , consul de France à Jassy , qui avoit été
enlevé par les Russes , et envoyé en Russie , vient d'être mis
en liberté par ordre de l'Empereur Alexandre , qui a désapprouvé
formellement la violation du droit des gens exercée
envers lui.
- Des lettres de Hambourg parlent du départ prochain
de M. le maréchal Brune. Le bruit court qu'il prendra le commandement
d'une armée française destinée à se porter dans
la Turquie , et qu'il sera remplacé par M. le maréchal Kellermann,
dans le gouvernement des villes anséatiques.
M, de Gaston inspecteur-général des forêts , est mort à
Paris, le 21 février , dans la45° année de son âge.Unesprit vif
et cultivé le fit distinguer dès son entrée dans le monde. La
franchisedeson caractère lui fit beaucoup d'amis , et il sut les
conserver à travers toutes les vicissitudes des temps orageux
auxquels il opposa un courage et des principes qui caractérisent
une ame indépendante et toujours ferme. Une mort
soudaine et prématurée vient de l'enlever à ses amis et à sa
famille , que sa perte laisse inconsolables .
1
LIX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
よA Praussich-Eylan , le 14 février 1807.
L'ennemi prend position derrière la Prégel . Nos coureurs
sont sur Kænigsberg ; mais l'EMPEREUR a jugé convenable de
mettre son armée en quartiers , en se tenant à portée de couvrir
la ligne de la Vistule .
Le nombre des canons qu'on a pris depuis le combat de
Bergfried se monte à près de soixante. Les vingt-quatre que
l'ennemi a laissés à la bataille d'Eylan , viennent d'être dirigés
sur Thorn .
-L'ennemi a fait courir la notice ci-jointe. Tout y est faux.
L'ennemi a attaqué la ville , et a été constamment repoussé.
Il avoue avoir perdu vingt mille hommes tués ou blessés. Sa
476 MERCURE DE FRANCE ,
perte est beaucoup plus forte. La prise de neuf aigles est aussi
fausse que la prise de la ville.
Le grand-duc de Berg a toujours son quartier-général à
Wittenberg, tout près de la Prégel.
Le général d'Hautpoult est mort de ses blessures : il a été
généralemneenntt regretté.Peu de soldats ont eu une fin plus glorieuse.
Sa division de cuirassiers s'est couverte de gloire à toutes
les affaires. L'EMPEREUR a ordonné que son corps seroit transporté
à Paris.
Le général de cavalerie , Bonardi-Saint-Sulpice , blessé au
poignet , ne voulut pas aller à l'ambulance , et fournit une
seconde charge. S. M. a été si contente de ses services , qu'elle
l'a nommé général de division .
Le maréchal Lefebvre s'est porté le 12 sur Marienwerder.
Il y a trouvé sept escadrons prussiens , les a culbutés , leur a
pris 300 hommes , parmi lesquels un colonel , un major et plusieurs
officiers , et 250 chevaux. Ce qui a échappé à ce combat
s'est réfugié dans Dantzick.
(La notice annoncée dans ce bulletin ne s'y est pas trouvée
jointe. )
LX BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE
A Preussich-Eylan , le 17 février 1807 .
La reddition de la Silésie avance. La place de Schweidnitz
a capitulé. Ci-joint la capitulation. Le gouverneur prussien
de la Silésie a été cerné dans Glatz , après avoir été forcé dans
la position de Frankenstein et de Neuhrode par le général
Lefebvre. Les troupes de Wurtemberg se sont fort bien comportées
dans cette affaire. Le régiment bavarois de la Tour et
Taxis , commandé par le colonel Seydis , et le 6º régiment de
ligne bavarois , commandé par le colonel Baker , se sont fait
remarquer. L'ennemi a perdu dans ces combats une centaine
d'hommes tués , et 300 faits prisonniers .
Le siége de Kosel se poursuit avec activité.
Depuis la bataille d'Eylan , l'ennemi s'est rallié derrière la
Prégel. On concevoit l'espoir de le forcer dans cette position ,
si la rivière fût restée gelée ; mais le dégel continue , et cette
rivière est une barrière au-dela de laquelle l'armée française
n'a pas intérêt de le jeter.
Du côté de Villenberg , 3000 prisonniers russes ont été
délivrés par un parti de 1000 Cosaques .
Le froid a entièrement cessé , et la neige est partout fondue;
et la saison actuelle nous offre le phénomène , au mois
de février , du temps de la fin d'avril .
L'arinée entre dans ses cantonnemens.
1
MARS 1807 . 477
Capitulation de la forteresse de Schweidnitz , convenue
entre M. le général de division Vandamme , grand- officier
décoré du grand-cordon de la Légion-d'Honneur , muni
de pleins-pouvoirs de S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon,
commandant en chef des troupes alliées de S. M. l'Empereur
Napoléon- le-Grand, d'une part; et M. le lieutenantcolonel
de Haxe, commandant de la place de Schweid
nitz , de l'autre.
Art. Ir. La place de Schweidnitz sera rendue aux troupes
alliées de S. M. l'Empereur Napoléon-le-Grand , le 16 février
1807 , si elle n'est pas secourue d'ici à ce temps.
II. Tout ce qui appartient à la forteresse , artillerie , munitions
de guerre , armes , plans et magasins de toute espèce
sera fidellement remis entre les mains des officiers que S. A. I.
le prince Jérôme-Napoléon désignera pour venir en prendre
possession et en dresser procès-verbal.
III. La garnison sera prisonnière de guerre ; elle défilera
devant les troupes du siége , le 16 février , à dix heures du
matin, drapeaux déployés , mèches allumées , et mettra bas
les armes devant elles. Les bas-officiers et soldats conserveront
leurs havresacs.
IV. Les forestiers et gardes-chasse qui ont été sommés de
faire le service dans la place comme chasseurs , obtiendront
la permission de retourner chez eux , à condition qu'ils donneront
leur parole de ne plus prendre les armes contre les
troupes de S. M. l'EMPEREUR et ses alliés. Les surveillans des
ouvriers employés aux fortifications , resteront provisoirement
dans leurs places.
V. Les officiers conserveront leurs épées , chevaux et
bagages , et seront libres de se retirer où bon leur semblera ,
après toutefois avoir signé leur parole d'honneur de ne point
servir contre les troupes de S. M. l'Empereur Napoléon ou
de ses alliés jusqu'à la paix ou leur échange. La même faveur
sera accordée aux feldwebels , porte-enseignes et maréchauxde-
logis de cavalerie. Il sera en outre accordé aux officiers ,
un soldat pour chacun d'eux , comme domestique , et enfin
ils seront en tout traités comme les officiers compris dans la
capitulation de Magdebourg.
VI. Les bas- officiers et soldats mariés , ainsi que les invalides
, auront la permission de se retirer chez eux avec leurs
familles , et seront aussi traités d'après l'article VIII de la
capitulation de Magdebourg.
VII. S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon promet protection ,
au nom de son souverain , à toute espèce de religion qué
478 MERCURE DE FRANCE,
peuvent professer les habitans , propriétaires ou locataires de
Schweidnitz , sûreté entière pour les personnes et propriétés
desdits habitans.
VIII. MM. les magistrats et employés civils conserveront
provisoirement les mêmes fonctions ; et dans le cas où ils donneroient
leur démission , ils seroient libres de rester en ville ,
ou de se retirer où bon leur semblera; et dans ce dernier cas ,
il leur seroit délivré des passeports pour pouvoir voyager en
sûreté avec leurs familles et leurs effets.
IX. Les caisses royales seront remises à l'officier militaire ou
civil , que S. A. I. le prince Jérôme- Napoléon désignera; cet
officier en donnera décharge ; MM. les magistrals resteront
dépositaires des sommes appartenantes aux particuliers .
X. Les blessés et malades seront traités avec soin , et les
chirurgiens qui les ont soignés jusqu'à présent , pourront
rester près d'eux.
XI. Tous les chapitres ecclésiastiques sans exception , de
même que toutes les fondations religieuses et pieuses , de
quelque religion qu'elles puissent être , jouiront de leurs
priviléges et seront protégées , même munies de sauve-garde
si elles en desirent. Les caisses contenant des sommes appartenantes
aux orphelins ou enfans mineurs , seront également
respectées.
XII. Les écoles publiques et la bibliothèque seront aussi
respectées .
XIII. M. le commandant permettra à deux officiers supéricurs
du génie et de l'artillerie , désignés par S. A. I. le prince
Jérôme-Napoléon , d'entrer en ville le 15 février au matin ,
afin de dresser procès-verbal , conjointement avec les officiers
du génie et de l'artillerie de la place , des arsenaux et de tous
les objets appartenans à la forteresse . 1
XIV. La porte dite Barrière Kæppen sera livrée aux
troupes alliées de S. M. l'Empereur Napoléon-le-Grand, le
16 février , à huit heures du inatin.
XV. La ville ayant beaucoup souffert par le bombarde .
ment , S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon promet de diminuer,
autant que possible , la garnison.
XVI. Il sera accordé à M. le commandant un passeport
pour un officier qui ne sera point regardé comme prisonnier
de guerre , pour aller porter la présente capitulation à S. M.
le roi de Prusse.
XVII. Pour tous les articles non prévus , ou qui pourroient
avoir une double interprétation , M. le commandant peut
entièrement s'en rapporter à la générosité et au caractère de
justice bien connu de S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon.
MARS 1807 . 479
1
Fait double , au quartier-général à Zutzendorf, le 7 février
1807 .
Signé HAXE, lieutenant- colonel.
D. VANDAMME , général de division.
S. A. I. le prince Jérôme-Napoléon , commandant en chef
9 corps de laGrande-Armée, approuve la présente capitulation.
le
Par ordre de S. A. I. ,
Le général de division chef de l'état-major du
9 corps de la Grande-Armée.
T. HÉDOUVILLE.
Au quartier-général de S. A. I. à Breslau , le 8 février 1807.
LXI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Landsberg , le 18 février 1807 .
La bataille d'Eylan avoit d'abord été présentée par plusieurs,
officiers ennemis comme une victoire . On fut dans cette
croyance à Koenigsberg toute la matinée du 9. Bientôt le
quartier-général et toute l'armée russe arrivérent. L'alarme
alors devint grande. Peu de temps après , on entendit des
coups de canon , et on vit les Français maîtres d'une petite
hauteur qui dominoit tout le camp russe.
Le général russe a déclaré qu'il vouloit défendre la ville ;
ce qui a augmenté la consternation des habitans , qui disoient :
Nous allons éprouver le sort de Lubeck. Il est heureux pour
cette ville qu'il ne soit pas entré dans les calculs du général
français de forcer l'armée russe dans cette position.
Le nombre des morts dans l'armée russe , en généraux et
en officiers , est extrêmement considérable.
Par la bataille d'Eylan , plus de cinq mille blessés russes
restés sur le champ de bataille , ou dans les ambulances environnantes
, sont tombés au pouvoir du vainqueur. Partie sont
morts , partie légèrement blessés, ont augmenté le nombre des
prisonniers. Quinze cents viennent d'être rendus à l'armée
russe. Indépendamment de ces cinq mille blessés , qui sont
restés au pouvoir de l'armée française , on calcule que les
russes en ont eu quinze mille.
L'armée vient de prendre ses cantonnemens. Les pays d'Elbing
, de Liedstat , d'Osterode sont les plus belles parties de
ces contrées. Ce sont ceux que l'EMPEREUR a choisis pour y
établir så gauche.
Le maréchal Mortier est entré dans la Pomeranie suédoise.
Stralsund á été bloqué. Il est à regretter que l'ennemi ait mis
le feu sans raison au beau faubourg de Kniper. Cet incendie
offroit un spectacle horrible. Plus de deux mille individus se
trouvent sans maison et sans asile .
.
480 MERCURE DE FRANCE ,
SOLDATS ,
PROCLAMATION.
APreussich-Eylan , le 16 février 1807 .
Nous commencions à prendre un peu de repos dans nos
quartiers d'hiver, lorsque l'ennemi a attaqué le premier corps,
et s'est présenté sur la Basse-Vistule. Nous avons marché à lui ;
nous l'avons poursuivi l'épée dans les reins pendant l'espace
de 80 lieues . Il s'est réfugié sous les remparts de ses places, et
a repassé la Prégel. Nous lui avons enlevé aux combats de
Bergfried, de Deppen , de Hoff , à la bataille d'Eylan ,
65 pièces de canon , 16 drapeaux , et tué , blessé ou pris
plus de 40 mille hommes. Les braves qui , de notre côté ,
sont restés sur le champ d'honneur , sont morts d'une mort
glorieuse : c'est la mort des vrais soldats. Leurs familles auront
des droits constans à notre sollicitude et à nos bienfaits.
Ayant ainsi déjoué tous les projets de l'ennemi , nous allons
nous rapprocher de la Vistule , et rentrer dans nos cantonnemens.
Qui osera en troubler le repos , s'en repentira; car
au-delà de la Vistule , comme au-delà du Danube , au milieu
des frimas de l'hiver , comme au commencement de l'automne
, nous serons toujours les soldats français , et les soldats
français de la Grande-Armée.
: FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 28. -Cp. olo c . J. du 22 sept. 1806 , 74f goc 75f 75f 15c
10C 75f 10c 5c75f 75f 5c ooc oof ooc ooc. ooc. ooc ose oof ooe oec
Item. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000:
Act. de la Banque de Fr. 1210f 1215f. ooc. ooc. j. durer janv. ooo€ 000
DU LUNDI 2 MARS . -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 74f 85c 75f
74f. goc 800 750 700 60. 700 0oc oof ouf. ooc oос оос оос.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof ooc. ooc . оос оос
Act. de la Banque de Fr. tarif oooof. ooc j . du 1er janv. ooc . bo cof
DU MARDI 3. C p . o/o c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 60c 750.800.
7f5c-goc 75f 75f. 5c roc 20c. boc ooc coc ooc oofcof ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 72f. 30c ooc oo0 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1210f 1215f. 50c j . du 1er janv. oocooc
DU MERCREDI 4. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 75f. 300 200 150
Toc 150 200 15C. 200 oofoococ. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 50c . ooc. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1215f 1217f5cc j . du 1er janv. ooccooef
DU JEUDI 5. - Cp . oo c . J. du 22 sept. 1806 , 750-200 150 100 150 100
ooc oue cof ooc oo oo ooc doc ooc oocooco соос оос ооC OOC OOC
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.720 hoc 70c oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. oooof j . du 1er janv . oooof. oooof ooc
DU VENDREDI 6. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 100 200 150
toc 150 ICC 15C ICC oof oof ooc ooc ooc oof oo ooo ooc coc oofooco
Taem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof coc 0oc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 0000f j . du 1er janv.
توم DE
1
(N°. CCXCV. )
(SAMEDI 14 MARS 1807. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LE CEDRE DU LIBAN,
LRcèdre du Liban s'étoit dit à lui-même :
« Je règne sur les monts ; ma tête est dans les cieux ;
>> J'étends sur les forêts mon vaste diademe ;
>> Je prête un noble asile à l'aigle audacieux ;
4
;
5.
cen
>> A mes pieds l'homme rampe.... » Et l'homme qu'il outrage
Rit, se lève ; et d'un bras trop long-temps dédaigné
Fait tomber sous la hache et la tête et l'ombrage
De ce roi des forêts, de sa chute indigné.
t
Par M. LE BRUN, de l'Académie Française.
Notedu Rédacteur. Dans le Fragment du poëme de LA NATURE , par
M. Le Brun , inséré dans le numéro du 28 février dernier, il se trouve un
vers sans rime. On sent bien que cette omission est une faute d'impression
. Nous devons la réparer en citant la phrase entière. On se rappelle
que le poète peint un vieillard vertueux habitant la campagne :
Mais que ne charment point l'amour et l'amitié ?
L'amitié sans langueur , l'amour sans jalousie ,
Semèrent tour-d-tour des roses sur sa vie ;
Iln'a point à gémir des outrages du temps :
Son autoine ressemble à nos plus doux printemps;
Adoré de ses fils , leur riante jeunesse
Est l'honneur de ses jours , l'appui de sa vieillesse.
Hh
t
"
482 MERCURE DE FRANCE ,
LE BONHEUR INATTENDU , ÉLÉGIE ,
Adressée à Sa Majesté la Reine de Naples , en lui offrant un
exemplaire de mes Opuscules.
Dans un jour de douleur profonde ,
(Que de jours de douleur ont flétri mon printemps ! )
De cette courte vie , en chagrins si féconde ,
Je déplorois les longs tourmens;
J'accusois le malheur qui m'enlève à moi même ,
En m'ótant à cet art que j'aime :
« Luth , espoir de mes jeunes ans ,
» Toi , mes premiers amours , ma fortune dernière ,
» De mes cruels ennuis tendre dépositaire ,
>> Toi qui les a charmés long-temps,
» Désormais , 6 mon luth , inuet dans mes alarmes ,
Aux amis que le sort relégua loinde moi ,
» A ces amis si chers qui me gardent leur foi ,
>> Tu ne rediras plus ma tendresse et mes larmes.
Eh ! dans quel temps le sort m'arracha-t- il à toi ?
» Alors qu'à t'accorder ma main mieux exercée ,
>> Eût peut-être en mes vers fait vivre ma pensée .
>> Alors qu'un fils des Dieux, alors qu'un nouveau Mars,
>> Qui dompte les saisons, qui se rit des obstacles ,.
» Au bruit de ses nombreux miracles
..
>> Rend le calme à nos coeurs et la voix aux beaux- arts.
" Quand tout veut ou servir, ou célébrer sa gloire ,
>> Et l'amant de Bellone, et l'ami des beaux vers ,
» Ne puis-je , m'unissant à leurs divins concerts ,
Elever l'Elégie an ton de la victoire ?
>> La noble Muse de l'histoire
Seule a le droit brillant de chanterles hauts faits.
"C'est à nos Pindares français
>>Qu'il sied de consacrer les pompes triomphales;
Mais , laissantdes clairons l'homicide frucas ,
>> Ma Muse vraiment femme, et qui craint les combats ,
Pouvoit , en s'emparant de leurs doux intervalles ,.
>> Mollement soupirer la pitié du vainqueur , 1000
» Et le sang qu'à regret répandit la valeur, 1.
>> Etanché par ses mains royales.(1) :
(1 ) Après la bataille de Weymar, donnée le 14octobre 1806, Napoleonle-
Grand, qui y avoit connnandé en personne, au lieu de prendre le repos
que ses fatigues devoient lui rendre nécessaire , passa la nuit à panser luimême
les blessés de son ambulance. La bataille de Weymar mit la Prusse
à la discrétion du vainqueur. (Note de l'Auteur. )
MARS 1807. 483
>>Contemporaine de Louis,
> Deshoulière à jamais l'orgueil de notre Idylle ,
>> Dans un rithme élégant , quoique simple et facile,
>> Tenta d'accroître encor la gloire de nos Lise.
>> Le succès couronna ses veilles,
>> De l'éclat de Louis elle illustra son nom;
» Et moi qui de NAPOLÉON
>> Vois le siècle inspirant, le siècle des merveilles;
>> Moi qui, de Deshoulière enviant lelaurier,
>> Brûlai, dès le berceau, d'une céleste flamme ;
» Moi , qui crus retrouver son taient dans mon ame,
>> Du Pinde mes revers me ferment le sentier ;
> J'aurai vécu sans joie, et mourrai tout entière.
>> Luth , espoir de mes jeunes ans,
>> Toi , mon premier amour, ma fortune dernière ,
. Avec moi périront tes chants.sah
:
« Non , s'écrie une voix qui veut me rendre heureuse
>> Non, ils ne périront pas tous.
>> Cesse ta plainte langoureuse :
» Tu l'obtiendras ce prix dont l'arti te est jaloux.
>> Celle qui jamais ne sommeille
t
>> Quand son coeur inquiet soupçonne un malheureux
Une reine, en bienfaits épuisant chaque veille,
>>Devinetestimides voeux ;
>>Tes vers , portés à son oreille ,
>>Ces vers , sortis du coeur, du sien sont entendus;
>> Reprends tes travaux suspenlus',
>> Des plus fraîches couleurs enrichis ta palette :
>> Elle te nomure son poète.>>
:
A
Premier sourire da Destin , ..
Faveur qui me rend à la gloire ,
Quand j'ai peint les beaux jours de l'antique écrivain
Chan reheureux de son souverain,
Reine, je ne crus pas écrire mon histoire.
Que dis-je ? Son bonheur, que j'avois trop vante,
Ne fut pas aussi pur que l'est ma jouissance :
Il chantoit les vertus moins que la dignité;
Je chante les vertus bien plus que lala puissance .
it
1
८
1
1
T
11
T
:
Par Madame DUFRESNOT .
Hha
484 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
SOUVENT on me desire , et toujours on me fuit ;
Quand j'attrape quelqu'un je le fais marcher vite;
Quelquefois je surprends , quelquefois on m'évite ,
Etje viens rarement sans faire quelque bruit.
Je puis faire le mal ,jepuis faire lebien;
Je suis du Créateur l'instrument nécessaire;
Bienou mal à propos j'aime à courir la terre,
Et cent choses qui sont, sans moi ne seroientrien.
LOGOGRIPHE.
:
1
t
,
1
Je suis , avec cinq pieds, un bipède aquatique ;
Cherche-moi donc , lecteur, mon nomn'est point magiques
Je vis dans les marais , ainsi que le héron;
J'aimerois beaucoup mieux me nourrir de poisson.
Parbleu, dira quelqu'un , le plaisant stratagême !
Composé de cing pieds ? C'est le héron lui-même .
Il est vrai , cher lecteur , je lui ressemble bien :
De longs pieds , comme à lui , me servent de soutien ; ..
Etje pourrois passer pour oiseau de sa sorte ,
S'il n'étoit le plumage et le nom que je porte."
Mais envisage-moi sous un autre rapport ,
Je suis subitement , hélas , changé de sort !
Tu ne verras en moi qu'un vrai terme d'injure ,
Que mérite souvent undéfaut de nature .
Si tumedécomposes, alors, changeant d'habit , t
Je peux , sur divers points , occuper ton esprit :
Tupourrasd'abord voir ce que l'on se propose
Avant de commencer ou finir une chose.
Tu l'as trouvé , je pense ? Un pronom personnel ;
Un métal bien funeste à plus que d'un mortel ;
La tonique d'un ton qui n'a point de dièse;
Ceque sera ta feinme à ta mère Thérèse;
Ce qu'a fait un ivrogne étant an cabaret;
Ce qu'il ne faut pas perdre en filant au rouet ;
Uneconjonction souvent distribuée ,
Etquidevient adverbe étant accentuée;
Unmot exprimant seul , par l'usage établi ,
Dans l'état qu'est lemarbre avant d'être poli.
Cen'est pas tout encore , et parlons sans proverbe :
Uncertain adjectifqui sert aussi d'adverbe,
Que tu viens de nommer tout-à-l'heure en lisant ;
Enfin, il faut finir , je te laisse à présent .
CHARADE.
St mon premier dévore mon dernier ,
L'homme à son tour dévore mon entier.
1
"
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Montre.
Celuidu Logogriphe est Poivre , où l'on trouve poire , ivre , oie, or.
Celui de la Charade est Pot-cau.
MARS 1807 . 485
QUESTIONS MORALES
SUR LA TRAGÉDIE.
Troisième Article. ( Voyez le dernier Numéro et celui
A
du 14 février. ).
20. La crédulité est-elle
gédie?
1
un moyen digne de la tra-
Si c'est une foiblesse de caractère de tromper , c'est une
foiblesse d'esprit de se laisser tromper. Si la fourberie est
une bassesse , la crédulité est une sottise ; et le poète ne
doit mettre sur la scène tragique que des hommes d'esprit
et de coeur , même dans tous les rôles. Si Mahomet , ce
coryphée de tous les imposteurs , n'est , suivant Voltaire
lui-même , dans sa lettre au roi de Prusse , que le Tartufe
de la tragédie , les armes (1) à la main , Séide , le
patronde tous les fanatiques , en est le Jeannot, le poignard
à la main. Aussi Voltaire , dans cette même lettre , où il
félicite le roi de Prusse d'avoir introduit la philosophie
dans ses Etats , et qui n'en ont pas été mieux défendus
remarque , avec une grande naïveté , « que tous ceux à qui
» le fanatisme a fait commettre de bonne foi de pareils
>> crines , étoient des jeunes gens comme Séide >» ; et il en
cite plusieurs exemples. Il dit lui-même dans la tragédie :
La jeunesse est le temps de ces illusions.
C'est que la jeunesse est foible et crédule , sans connoissance
des hoinmes et sans expérience des choses. Mais lorsqu'on
veut mettre la jeunesse de l'homme sur le théâtre tragique ,
il faut l'y placer avec les sentimens qui l'honorent , les
qualités qui la distinguent , les passions qui l'agitent , avec
les foiblesses du coeur , jamais avec les foiblesses de la
raison. Dans les conseils qu'Horace donne au poète sur le
caractère qu'il doit attribuer au jeune homme , il lui recommande
de le représenter avec des inclinations guerrières
, sourd aux bons conseils , sans prévoyance des choses
utiles , prodigue , hautain , amoureux , inconstant , mais non
sot et crédule ; et cereus in vitiumflecti signifie que le jeune
homme est aisé à égarer par facilité de caractère , et en le
(1 ) Au reste , le Mahomet de la tragédie ne tire pas plus l'épée que le
Tartufe de Molière , et ses ruses sont ses seules armes .
4
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
guidant là où l'entraînent les passions de son âge , mais no
veut pas dire qu'il soit , par foiblesse d'esprit , dupe des
passions des autres , moins encore qu'il soit complice des
plus horribles forfaits , dont la générosité naturelle à cet
age est plus éloignée que la raison de l'âge mûr, et peut-être
que la sagesse de l'âge avancé.
et
Unbonespritpeut être ambitieux , vindicatif, amoureux,
jaloux , impétueux , porté à la révolte contre l'autorité ; jamais
il ne sera crédule et fanatique. La vertu , au théâtre , peut
être malheureuse et l'innocence opprimée ; mais elles ne
doivent pas , du moins sur la scène nnoble , eêtre séduites
criminelles par un excès de simplicité. La tyrannie y doit
ètre l'abus de la force, et non l'usage de la ruse; le tyran
un oppres eur, et non un charlatan; le crime doit avoir sa
noblesse , la vertu sa dignité , la franchise sa réserve , et
l'innocence , même de l'enfant , sa prudence et ses lumières.
Je ne crains pas de le dire : cette situation de deux enfans
innocens dont un hypocrite fomente la liaison incestueuse
pour les entrainer l'un par l'autre ; qu'il élève pour les tromper;
qu'il trompe pour leur faire égorger leur père , dont il
fait périr l'un pour jouir de l'autre , et le frère pour abuser
dela soeur ; cet inceste qu'il présente comme leprixdu parricide;
cette profanation des deux åges de l'homme les plus
respectables , l'enfance et la vieillesse , et des liens les plus
sacrés de la nature ; « ces trois victimes innocentes , dit M. de
>>La Harpe , qui meurent aux pieds d'un monstre impuni; >>
cette passion de Mahomet pour Palmire , que la disproportion
des âges et des fortunes rend si choquante dans nos
moeurs et sur notre théâtre , et qui n'est , après tout , dans ce
séducteur , que la fantaisie de mettre dans son harem une
femme de plus ; cet amour de sérail et non pas de théâtre,
dont le genre est si clairement expliqué dans ces vers inquis
sur notre scène jusqu'à Voltaire :
6
. Tu sais assez quel sentiment vainqueur ,
Parmi mes passions, règne au fond de mon coeur;
Mavie est un con bat ; et ma frugalité
Asservit la nature à mon austérité ;
:
L'amour seul me console: il est ma récompense,
L'objet de mes travaux, l'idole que j'encente,
Le Dien de Mahomet; et cette passion.
Est égale aux foreurs de mon ambition ;
Je préfère en secret Palmire à mes épouses ;
cette Palmire , cette victime
qui doit passer dans ses bras,
Sur la cendre des siens , qu'elle ne connoît pas ;
:
:
MARS 1807 . 487
et si innocente encore , qu'elle ne comprend pas même le
tyran lorsqu'il lui parle de sa passion; tout cet amas d'horreurs
, sans motif, sans noblesse et sans vraisemblance ; cette
intrigue abominable , ou plutôt cette orgie de crimes etd'infamies
, dont la représentation eût été mieux placée dans une
caverné de brigands que sur le théâtre d'un peuple humain
et éclairé , excitent le dégoût et l'horreur à un point qu'on ne
sauroit exprimer; et lorsqu'au commencement du cinquième
acte Omar , après avoir fait prendre à Séide le fatal poison ,
radoucissant son ton , vient dire à Mahomet :
Palmire achèvera le bonheur de ta vie;
Tremblante , inanimée , on l'amène à tes yeux :
à voir l'espèce de joie qui brille dans les yeux du scélérat ,
on croiroit volontiers que le farouche Omar a changé le rôle
de confident du prophète pour celui d'ami du prince; et
l'on ne sait pas trop si l'on ne doit pas s'attendre à une scène
scabreuse du genre de la fameuse scène du Tartufe de
Molière.
Non , ce n'est pas le ciel, comme dit Mahomet , qui voulut
ici rassembler tous les crimes , c'est le poète qui les abien
gratuitement accumulés , pour en composer le fantôme du
fanatisme : tableau à deux faces dont il ne montre aux gens
simples que le revers.
J'ai observé ailleurs que Voltaire a montré peu de connoissance
du caractère qu'il met sur la scène, et peu de profondeur
dans ses conceptions dramatiques , lorsqu'il a donné
un confident à Mahomet qui veut tromper l'univers , tandis
que Molière s'est bien gardé d'en donner un à son Tartufe
qui ne veut tromper qu'une famille. Un joueur de gobelets
peut avoir un compère , si l'on me permet la familiarité de
cette comparaison ; mais un fourbe à grands desseins ne doit
avoir d'autre confident que lui-même : tout doit , autour de
lui, être trompé ou immolé. Il est perdu s'il livre son secret
au mécontentement ou à la légèreté d'un complice. C'est le
Mahomet de Paris , mais ce n'est pas le Mahomet de l'Arabie ;
et , avec les indiscrétions , les passions et les crimes que le
poète lui prête , cet homme fameux, moins imposteur qu'enthousiaste,
loin d'avoir pu soumettre à ses lois la moitié du
monde, auroit été lapidé au premier hameau où il auroit
prêché sa doctrine.
Puisque Voltaire , à l'occasion de son imposteur , rappelle
celui de Molière , et compare mème Mahomet au Tartufe ,
il auroit pu remarquer qu'il y a au théâtre un autre rôle
de scélérat à la fois fourbe , séducteur, hypocrite , rôle d'une.
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
grande beauté dramatique , et bien plus rapproché de la
dignité tragique que de la familiarité de la comédie. Je veux
parler du don Juan du Festin de Pierre , conception forte
et originale , personnage toujours noble , même lorsqu'il est
le plus odieux ; qui se sauve de la bassesse par la plaisanterie
, comme dans la scène avec M. Dimanche ; ou se
relève du crime par la force de caractère , et , quelquefois
, par la générosité des sentimens. Ce scélérat , endurci
et profond , inaccessible à la crainte et aux remords , se
joue également de Dieu et des hommes , insulte à la religion
et aux lois, se moque du ciel et de l'enfer, trompe
les foibles , subjugue les forts ; et son valet même , qui n'est
ni son confident, ni son complice , il en fait l'instrument de
ses crimes par l'ascendant qu'il exerce sur son ame , et même
sur sa raison. Ce caractère est , dans son genre , bien plus
fortement conçu et bien plus habilement tracé que celui de
Mahomet, Au fond , on ne peut pas plus comparer Mahomet
avec don Juan qu'avec Tartufe ; mais il est vrai de dire que
le Mahomet de la tragédie n'emploie que l'imposture et la
ruse, comme le Tartufe de la comédie ; au lieu que don Juan ,
qui montre à la fois une grande adresse d'esprit et une
grande force de caractère , ressemble beaucoup plus au
Mahomet de l'histoire .
Le personnage de Médicis derrière la coulisse , est à-peuprès
le înême que celui de Séide sur la scène, Séide poignarde
Zopire , Médicis consent à la mort de Henri ; la séduction
de Séide est en action , celle de Médicis en récit ; et ,
dépouillée ainsi de la magie du spectacle , elle impose moins
à l'imagination, et ne laisse voir que le côté grotesque du
rôle de cette reine imbécille , aveuglement prosternée au
pied des autels , au milieu de fripons qui se jouent de sa
crédulité , et lui montrent les joies du ciel et les tourmens
de l'enfer pour consommer son égarement : situation sans
dignité , et qui offre le contraste très-peu tragique d'un crime
horrible et d'un coupable ridicule et avili.
3º. Les remords , qui n'empêchent pas le coupable de
triompher , sont-ils un dénouement suffisant de l'action dra
matique , lorsque la scène a été ensanglantée ?
Comme la réponse à cette dernière question tient aux
considérations les plus importantes , on nous permettra de
placer ici quelques principes généraux.
'ordre , cette loi inviolable des êtres intelligens , dit
Malebranche , est la première beauté de la littérature , parce
qu'elle est la loi fondamentale de la société , dont la litterature
est l'expression.
MARS 1807 . 489
Rien n'est beau que le vrai, a dit Boileau ; et l'ordre n'est
que la vérité , appliquée dans le rapport des êtres moraux .
L'ordre , dans les lois , est leur conformité aux rapports
naturels des êtres . L'ordre , dans les actions , est leur conformité
aux lois ; aux lois qui maintiennent , ou aux lois qui
rétablissent , c'est-à-dire, aux lois qui ordonnent sous la sandtion
des récompenses , ou aux lois qui défendent sous la
sanction des peines , fondées , les unes et les autres , sur les
deux affections les plus puissantes et les plus générales de
notre nature , l'amour et la haine , l'espoir et la crainte.
La tragédie , qui représente une action de la société publique
, doit donc se conformer à l'ordre : car tout ce qui
s'écarte de l'ordre est monstrueux. Elle doit récompenser les
actions bonnes , ou conformes aux lois , et punir les actions
mauvaises , ou contraires aux lois. La inorale du théâtre tragique
ne doit pas contrarier la morale de la société ; et
c'est dans cette conformité à la morale publique que consiste
la moralité de l'art dramatique.
En un mot , tout doit tendre à l'ordre chez un peuple
civilisé ; et les plaisirs publics eux-mêmes ne doivent être
qu'unmoyenplus persuasif de porter les hommes à la vertu ,
et de les détourner du vice .
Il est même vrai de dire que comme l'ordre est la loi
de tout et la fin de tout , et que tout ce qui s'écarte de
l'ordre doit , tôt ou tard , y être ramené , toute action bonne
qui n'est pas récompensée , et toute action mauvaise qui
n'est pas punie , ne sont pas des actions finies , et , par conséquent
, ne peuvent être l'objet du drame , qui ne doit représenter
qu'une action consommée,
Ces idées , vraies et naturelles , ne pouvoient pas être connues
des peuples Paiens , comme elles l'ont été des peuples
Chrétiens, élevés dans une meilleure et plus haute philosophie.
« Aristote , dans tout son Traité dela Poétique , dit
>>Corneille , n'a jamais employé le mot utilité une seule
>>> fois ...... Les anciens se sont contentés fort souvent de
>> la peinture du vice et de la vertu , sans se mettre en peine
>>de faire récompenser les bonnes actions ou punir les mau-
>> vaises..... La récompense des bonnes actions et la puni-
» tion des mauvaises n'est pas un précepte de l'art , mais
» un usage que nous avons embrasse , et peut-être qu'il
>> ne plaisoit pas trop à Aristote. >> On voit que le vieux
Corneille étoit subjugué par l'autorité de l'ancien Aristote ,
encore dans toute sa force au temps où écrivoit ce père de
notre tragèdie ; et que ce puissant génie ,
Qui jama's de Lucain ne distingua Virgile ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
étoit plus fait pour créer des modèles de son art , que pour
entracer les règles : semblable à ces fondateurs d'empires
plus forts à dompter les peuples qu'habiles à les policer ; et ,
cependant Corneille s'est , plus qu'un autre , assujetti à cet
usage, dont la raison lui échappe , et qu'il n'osoit encore
regarder comme un précepte, parce que te maître no
l'avoit pas dit.L
Horace, dans un état de société plus avancé , et à l'au
rore du grand jour du Christianisme , Horace fut plus loin
qu'Aristote, et mit en précepte que , dans toute représen
tation dramatique, il faut meler l'utile à l'agréable , utile
dulci, et qu'elles ne sauroient plaire aux hommes sensés
s'ils n'y trouvent des leçons de morale :
Centuria seniorum agitant expertiafrugis .
Enfin , aux derniers temps de la société , et sous l'influence
d'une meilleure doctrine , l'Académie Française , dans son
jugement sur le Cid, s'élève aux idées les plus justes sur cette
matière : « Il n'est pas question, dit-elle , de plaire à ceux
>> qui regardent toutes choses d'un oeil ignorant et bar-
>>bare, et qui ne seroient pas moins touchés de voir affliger
>> une Clytemnestre qu'une Pénélope. Les mauvais exemples
>> sont contagieux , même sur les théâtres. Les feintes repré-
>> sentations ne causent que trop de véritables douleurs ;
» et il y a grand périt à divertir te peuple par desplai-
>> sirs qui peuvent produire un jour des douleurs publi-
» ques. Il vous faut bien garder d'accoutumer ses yeux ni
>> ses oreilles à des actions qu'il doit ignorer, et de luf
> apprendre tantôt la cruauté et tantôt la perfidie , si nous
>> ne lui en apprenons en même-temps la punition. »
Racine, dont l'autorité , en matière littéraire , l'emporte
même sur celle de toute une Académie, va plus loin encore
dans sa Préface de la tragédie de Phèdre : « Je n'ose assurer,
>> dit- il , que cette pièce soit en effet la meilleure de mes
>>tragédies..... Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai
>> point faite où la vertu soit plus mise en jour que dans
➤ celle-ci . Les moindres fautes y sont sévèrement punies.
>>La seule pensée du crime y est regardée avec autant d'hor
>> reur que le crime même. C'est là proprement le but que
>> tout homme qui travaille pour le public doit se proposer. >>>
Enfin l'abbé Dubos , dans ses Réflexions sur la Poésie et
la Peinture , s'exprime ainsi : « Les poètes dramatiques ,
>>dignes d'écrire pour le théâtre, ont toujours regardé l'obli-
>> gation d'inspirer la haine du vice et l'amour de la vertu ,
> comme la première obligation de leur art. >>
Tel avoit été , jusqu'à nos jours, l'enseignement uniforme
des législateurs de notre poésie; telle avoit été la pratique
MARS 1807 . 49
constante des maîtres de notre scène. Mais lorsqu'une fausse
philosophie eut jeté de la confusion sur les notions les plus
distinctes du bien et du mal; lorsqu'elle eut mis en problème
s'il y a en soi et dans la nature des actions humaines ,
quelque chose d'absolument bon ou d'absolument mauvais ,
conséquente àelle-même , elle nia l'existence des peines et des
récompensesd'une autre vie; et , sous le masque de la philantropie,
elle porta atteinte à lanécessité des châtimens publics
dans celle-ci, et voulut ôter à l'autorité politique son attribut
essentiel, ledroit de glaive, et le pouvoir suprême de vie et
de mort. Elle troubla l'ordre des récompenses , comme elle
avoit troublé celui des peines , et elle attacha des rémunérations
publiques à des vertus domestiques. On vitdes gouvernemens
croire punir le meurtrier en le laissant vivre , et, en
meine- temps , faire , pour ainsi dire , violence à la pudeur
des vertus simples et obscures , et donner des couronnes à
de pauvres villageoises pour avoir été sages et modestes. On
vit des Académies , usurpant le droit de récompenser en
anême temps que les gouvernemens abandonnoient le droit
de punir , décerner à grand bruit des prix d'argent à des
enfans qui avoient nourri leurs parens , à des serviteurs qui
avoient assisté leurs maîtres: et le crime fut enhardi par
l'impunité , et la vertu outragée par les récompenses.
La littérature , expression de la société , en prit la nouvelle
morale , et Voltaire la transporta sur la scène. Dans
son Mahomet, d'équivoques remords furent le seul châtiment
de forfaits épouvantables dont un trone étoit le prix.
La morale de la Mort d'Henri IV n'est pas plus forte.
C'est encore un parricide commis au nom du ciel, encore
des remords qui le punissent , encore un trône qui l'attend !
Mais il faut s'arrêter ici , pour se livrer à des considérations
plus générales..
Chez les Païens , comme nous l'avons dit , les idées d'ordre
social ne pouvoient être que très-imparfaites , puisqu'ils faisoient
les Dieux ou le Destin auteurs du crime, et qu'ils ne
savoient relever la puissance de la Divinité qu'en anéantissant
la liberté de l'homme : opinions que nous avons vues ,
sous d'autres noms et d'autres formes , reparoître en Europe
depuis trois siècles. Mais telle est la force de la vérité et
l'inconséquence inévitable de l'erreur , que pour un crime
même involontaire, les tragiques anciens (1) livroient , en
(1 ) Euripide, dans Oreste et Eschyle , dans les Euménides. Les
Furies parurent , dans cette dernière tragédie. sur le théâtre, sous des
formes si horribles , que des femmes enceintes furentblessées , et que des
eplans moururent de frayeur.
A
492 MERCURE DE FRANCE,
plein théâtre , Oreste aux Furies ; et si les Furies ne sontque
les remords vengeurs du crime , on sent tout ce que ces
remords , personnifiés d'une manière aussi horrible , et qui
transportoient par avance le coupable dans le séjour des
peines éternelles , avoient d'épouvantable et de pire même
que la mort. Notre Racine a emprunté de la fable cet affreux
châtiment; et l'on peut dire qu'il met les Furies sur la scène ,
puisqu'Oreste les voit , ou croit les voir.
Les modernes , instruits à une meilleure école , ont été
plus conséquens ; et les maitres de la scène française , les
premiers tragiques du monde , ont toujours puni d'un châtiment
public les crimes publics , et réservé les remords
pour les foiblesses qui ne sont pas des crimes , quoiqu'elles
produisent de grandes catastrophes :
Et que l'amour souvent , de remords combattu,
Paroisse une foiblesse , et non une vertu ,
adit Boileau. La peine secrète des remords est encore le
châtiment naturel des crimes ignorés , et qui n'ont pu être
punis autrement. On en trouve des exemples dans Crébillon ,
etmême dans Voltaire ; etsil'auteur de la Mort d'Henri IV
eût pu mettre sur la scène Médicis expirant à Cologne
dans la misère et l'abandon , déchirée de remords et
dévoilant , à ses derniers momens , le crime , jusque-là
ignoré , qui lui attiroit une si juste punition , les remords
auroient été naturels à sa situation ; et la représentation eût
été parfaitement morale.
Mais l'issue du crime et sa punition doivent être différentes
comme le caractère du coupable ; et je puise cette
observation dans les ouvrages de nos meilleurs poètes
dramatiques , comme ils l'ont puisée eux-mêmes dans une
profonde connoissance du coeur humain.
Lorsque le crime commis dans le cours de l'action dramatique
, mais public et avéré , a son principe dans la
force d'un caractère d'une énergie extrême dans le mal ,
le poète se gardę bien de donner des remords au coupable ,
parce que les remords seroient un changement dans le
caractère , et que le caractère , une fois établi , ne doit
jamais se démentir :
Servetur ad imum ,
Qualis ab incæpto processerit et sibi constet.
HORAT.
Au contraire , le coupable s'affermit dans son forfait ; il le
nie avec audace , ou s'en vante avec impudence ; parce que
și la première règle du théâtre est de conserver au person
MARS 1807 . 493
nage son caractère , la seconde est d'en accroître l'énergie ,
afin que l'intérêt aille toujours en augmentant. Tels sont
les caractères de Cléopâtre , d'Athalie , de Médée , de Catilina
, de Néron , d'Atrée. Tels sont encore , dans les chefsd'oeuvre
de la comédie sérieuse , les caractères du Méchant,
de Don Juan , même du Tartufe . A de pareils personnages
, le poète ne donne point de remords , qui les rendroient
intéressans et presque vertueux , suivant cette
maxime :
2
Dieu fit du repentir la vertu des mortels ;
mais , pour l'exemple , il les punit dans la ( 1 ) tragédie ,
par une mort forcée ; dans la comédie , par le mépris et
le ridicule ; et même dans le Festin de Pierre , le poète ,
plutôt que de laisser Don Juan impuni , le frappe d'une
Inort surnaturelle. Molière punit son Tartuffe par des
moyens peu naturels au théâtre , et fait intervenir l'autorité
publique dans une action purement domestique , et
pour des délits ou plutot des bassesses qui ne tombent
même pas sous la vindicte des lois positives. !
Lorsque le personnage se laisse aller au crime par la
foiblesse d'un caractère qui n'est pas maître de lui , sui
impotens , le poète lui donne des remords ; mais fidèle au
précepte de soutenir jusqu'au bout le caractère une fois
donne , et d'en renforcer les traits , il porte le remords
jusqu'au désespoir ; qui est le dernier degré de la foiblesse
et le désespoir jusqu'au suicide. Voilà Hermione , Eriphile ,
Atalide , Phèdre , Palmire même , caractères tous de jeunes
femmes plus naturellement coupables par excès de foiblesse
que par excès de force ; et remarquez que Racine punit par le
désespoir et le suicide , même le personnage subalterne
d'Oenone , qui a conseillé le crime , et qu'il laisse vivre
Fatime , innocente des fautes d'Atalide , comme il laisse
vivre Aricie : car ce grand poète donne pour motif au
désespoir la faute commise, et non la douleur ; et jamais ,
je crois , ni lui ni Corneille n'ont attribué à l'homme cet
excès de foiblesse . :
(1) Néron est le seul personnage de l'histoire qui soit assez puni par
l'infamie attachée à son nom ,
Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.
L'histoire, que Racine a fidellement suivie, n'en permettoit pas davantage;
et l'époque de la vie de ce monstre que Racine a choisie , est la seule
où Néron puisse être mis sur la scène . Médée, magicienne, est hors du
domainedes lois humaines. Atrée ne faitque se venger; etdans lessociétés
naissantes, lavengeance n'est que la justice.
494 MERCURE DE FRANCE ,
1
4
C'est , ce ime semble , dans ces différens dénouemens
qu'on peut reconnoitre l'art étonnant de nos premiers
poètes , et l'étude profonde qu'ils avoient faite de nos
affections. En effet , les caractères forts deviennent plus
forts par le crime même ; et leur force va jusqu'à l'audace
et au mépris de toutes les lois divines et humaines. Mais
les caractères foibles deviennent plus foibles après le
crime ; et leurs remords , où il entre une honte qu'ils ne
peuvent supporter , vont jusqu'au désespoir , terme extrême
de l'impuissance de l'ame (1). Tout remords d'un grand
crime qui ne va pas , sur le théâtre , jusqu'au désespoir et
ausuicide , ne ressemble qu'à des regrets ,et ne peut faire
aucune impression.
Qu'on prenne bien garde que je ne parle ici que des
tragédies dont les sujets sont pris dans la morale paienne ,
qui n'interdisoit pas le suicide. Quant aux drames , bien
plus convenables à nos moeurs , qui sont tirés de l'histoire
des peuples chrétiens , dont la morale , d'accord avec la
raison , défend à l'homme d'attenter à sa propre vie , si le
poète ne peut punir le coupable que par des remords , et
que l'histoire ne lui permette pas de le punir parune mort
forcée , il doit abandonner le sujet,comme incompatible
avec les règles de l'art dramatique , autant qu'avec les préceptes
de la morale publique.
Et pour faire l'application de ces principes à des sujets
connus, Orosmane , jeune , ardent , impétueux , facile , a
dans le caractère plutôt de la foiblesse que de la force. II
s'irrite , il s'apaise , il s'alarme , il se rassure , il veut , il ne
veut pas , souvent sans sujet, et presque au mème instant .
Il poignarde son amante dans un premier mouvement , et
sur des apparences qu'un peu de réflexion et de calme
(r) La religion nous ordonne le repentir, et nous défend sévèrement le
désespoir, autant comme une foiblesse dans l'homme, qu'elleveut rendre
fort, que comme un outrage à la puissance et à la bonte divine En preserivant
des rites expiatoires, la religion a, avec raison, mains redo té
pour la société l'abus que l'homme foible peut faire de la facilité du par
don. que la foreur à laquelle la certitude de ne pouvoir être pardonné
pourroit porter un coupable qui , désespérant de se réconcilier avec Dieu
et avec lui-même, diroit, comme Oreste :
Méritons son courroux , justifions sa haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.
La religion suppose l'homme pécheur, et ses fautes expiables. Les fansses
doctrines veulent que l'homme soit naturellement bon, et laissent şes
crimes sans expiation . Il n'y a pas de dogne plus dangereux pour la
société , et nous en avons vu les fruits.
3
MARS 1807 . 495
:
auroient fait évanouir. Foible avant le crime , il est abattu ,
anéanti , après qu'il est commis ; et il entend , sans y paroître
sensible , les injures que lui adresse Nérestan etmême
Fatime. Ses remords vont jusqu'au désespoir , et il se tue.
Le poète a soutenu le caractère du personnage , et en a
porté la foiblesse au dernier degré. Ce sont là les passions
extrêmes d'un jeune homme foible et violent , plutôt , il
est vrai , que les affections et les moeurs d'un Soudan de
vingt ans , dans l'ivresse du pouvoir et de la victoire.
Lorsque Racine a voulu donner à un prince mahométan
del'amour délicat et sensible , il aplacé son personnage
sous l'influence d'une longue infortune et d'une situation
constamment périlleuse , qui dispose le coeur à la tendresse
et ouvre l'ame aux consolations. Mais ces combinaisons
savantes , et puisées dans une intime connoissance de la
nature morale , échappoient à Voltaire , trop léger pour
'être observateur , trop mondain pour être profond ;
et qui , plus jaloux de frapper fort que de frapperjuste ,
inventoit de peur d'étudier , et faisoit les hommes tout
exprès pour ses tragédies ,comme il accommodoit les faits
pour ses histoires.
Mahomet est froid , sombre , dissimulé , profond , hardi,
maître de lui-même et des autres. Rien dans son caractère ,
n'est involontaire et de premier mouvement. Il combine
le crime avec tranquillité , et calcule tout jusqu'à son
audace. Ce caractère est fort ; du moins le poète le donne
pour tel ; et peut-être est-ce au poète une contradiction de
T'avoir fait agir par les moyens foibles de la ruse et de
l'imposture. Quoi qu'il en soit , le crime une fois commis ,
Voltaire lui donne des remords. Mahomet se dément ; et
J'amour pour Palmire qu'on lui a reproché , est bien moins
contre son caractère que les remords. Mais ses remords
sont foibles, parce qu'il est fort ; comme ceux d'Orosmane
sontviolens,parce qu'Orosmane est foible. Les remords de
Mahomet s'exhalent en vaines déclamations ; et même ,
comme il ne les éprouve qu'à l'instant où il perd'l'objet de
sa passion , et qu'ils ne l'empêchent pas de poursuivre ses
projets , ces remords métaphysiques ressemblent tout-à-fait
àdes regrets ; mais enfin il est tourmenté par un sentime at
pénible ; il perd ce qu'il aime , ou plutôt ce qu'il desire. De
ses deux instrumens , l'un est puni par Mahomet lui-même ,
l'autre , moins coupable et plus foible, se punit de sa propre
main. Il y a dans tout cela quelques intentions morales ,
et l'on en peut tirer d'utiles leçons. Mais dans la Mort
d'Henri IV , d'Epernon , détestable machinateur de
496 MERCURE DE FRANCE ,
crimes , triomphe sans obstacle ; et jouit sans crâtiment et
sans remords. Tout occupé des soins de sa nouvelle puissance,
il ne reparoit même plus sur la scène ; et si les remords
sont une punition , la punition ne tombe que sur la reine
foible instrument , qui , cependant , est venue rétracter le
consentement qui lui avoit été arraché dans un instant de
délire , et manifester une douleur qui l'honore aux yeux des
hommes , et pourroit même l'absoudre aux yeux de la
suprême justice; et Voltaire lui-même a dit dans Mahomet:
Si tes remords sont vrais , ton coeur n'est plus coupable.
Le repentir du crime est donc puni dans cette tragédie , et
non la persévérance dans le crime ; et la faute d'un aven
foiblement indécis et encore rétracté , plus sévérement
expiée que la préméditation , la combinaison et l'accomplissement
du forfait. Il est vrai que les remords un peu
brusques de Médicis , et qui , comme ceux de Mahomet ,
vont se perdre dans le souverain pouvoir , ont un côté peu
tragique , et ressemblent à l'extrême désolation de ce personnage
de comédie qui , dans son désespoir , court å la
fenêtre , l'ouvre...... et va se mettre au lit.
Voltaire donne un avis important à ses adorateurs , dans
ce vers qui termine la tragédie de Mahomet :
Mon empire est détruit si l'homme est reconnu ;
et l'on peut dire aussi que Médicis donne une leçon à son
poète dans ce dernier vers de son rôle :
C'est la mort qu'il me faut , et non pas la puissance ;
et comme le poète ne pouvoit lui donner la mort , ni
l'empêcher de parvenir à la puissance , il s'ensuit qu'il y a
dans cette dernière tragédie un crime sans châtiment ; et
par conséquent uncommencementd'action sans fin, un drame
sans dénouement , un spectacle sans morale et sans utilité.
Il faut observer que la tragédie, au choix du poète pour le
sujet et la disposition , doit être plus morale que l'histoire;
et qu'ici l'histoire est plus morale que la tragédie. Carcomme
l'action de l'histoire n'est pas renfermée , ainsi que celle
du drame , dans les limites rigouseuses d'un jour et d'un
lieu , nous voyons , au bout de quelques années , l'orgueilleux
d'Epernon puni , dans sa vieillesse , par la honte d'une
amende honorable sur une place publique (1 ) ; la reine ,
expirant loin de la France , dans l'abandon et le mépris ,
ayant à peine , à ses derniers momens ,un domestique pour
(F) Voyez les Piècesjustificatives de la tragédie d'Henri IV, p. 96.
la
MARS 1807 . 497
:
la servir. Nous voyons tous les partis humiliés ; les grands
abaissés ; et l'Espagne elle-même dépouillée par le petitfils
d'Henri IV de ses plus belles provinces , forcée, à la
fin , de recevoir un maitre de cette même maison qu'elle
avoit juré d'anéantir.
Mahomet a été le passage du genre vrai , moral , héroïque
de la tragédie , au genre romanesque , immoral , ignoble ;
et les passions viles et populaires ont fait irruption dans le
genre noble de l'art dramatique , en même-temps que les
idées populaires ont infecté la société monarchique. On
voit , dans Mahomet, la dégradation des plus grandes qualités
et des plus nobles affections de l'homme : la force du
caractère devenue la ruse de l'esprit ; le génie , devenu l'art
de tromper ; la confiance , une déplorable crédulité ; la
docilité, uinn zèle aveugle ; le courage , un lâche assassinat;
l'amour , une grossière volupté. On y voit le renversement
de l'antique morale de la société : le crime couronné d'un
plein ssuuccccèèss;; l'innocence indignement abusée; et la
ne recueillant que le malheur.
vertu
Mahomet est une tragédie fondée tout entière sur des
négations : sur l'imposture qui est la négation de la force ;
sur la crédulité qui est la négation de l'esprit ; sur les succès
du crime qui sont la négation de la morale et de la raison.
Mahomet a donc été en France la révolution de la tragédie
, et la tragédie de la révolution. Les craintes que
l'Académie française exprimoit dans son jugement sur le
Cid, se sont réalisées de feintes représentations ont
cansé de véritables crimes ; ces plaisirs avec lesquels on
a diverti le peuple , ont produit des douleurs publiques ;
et il n'a que trop profité des leçons de cruauté et de perfidie
qu'on lui a données. En effet , que l'on substitue le mot
liberté au mot Dieu , et l'on retrouvera dans cette grande
tragédie dela révolution française , tragédie d'intrigue aussi ,
beaucoup plus que de caractère , tragédie ignoble et romanesque
, même pour nous qui avons figuré dans cette
lamentable histoire , on y retrouvera des imposteurs qui
trompent au nom de la liberté ; des fanatiques qui égorgent
au nom de la liberté; des gens de bien dont on n'a pu
faire des dupes ni des complices , dépouillés , immolés
au nom de la liberté , pour avoir voulu défendre la société
politique et religieuse , comme Zopire vouloit défendre
son pays et ses dieux. Ces maximes impiés ou sauvages
que les esprits du dernier siècle admirèrent dans
Mahomet :
Les mortels sont égaux: ce n'est point la naissance,
C'est la seule vertu qui fait leur différence , etc.
:
"
Ii
498 MERCURE DE FRANCE,
.
Les préjugés , ami , sont les rois du vulgaire , etc.
Il faut un nouveau culte , il faut de nouveaux fers ,
Il faut un nouveau Dieu pour l'aveugle univers , etc.
Ledroitqu'un esprit vaste et ferme enses desseins
Asur l'esprit grossier des profanes humains , etc.
Oui , je connois ce peuple, il a besoin d'erreurs , etc.
ces maximes , et mille autres semblables , nous les avons
littéralement entendues de la bouche de nos Mahomet , et
nous en avons vu l'application à la société. Nous avons vừ
les mêmes causes , les mêmes moyens , les mêmes effets :
de grandes hypocrisies , de grandes séductions , de grands
forfaits ; des coupables punis par leurs complices ; quelques-
uns punis deleurs propres mains , et de stériles remords
bientôt oubliés .
Quelle fut donc la cause du prodigieux succès de ce drame,
imposteur comme son héros ? Nous la trouverons dans le
Cours de Littérature de M. de La Harpe , que son excessive
prévention pour les tragédies de son maître ne peut rendre
suspect qu'à celui qui en relève les défauts.
« C'est moins , dit ce célèbre critique , sous le point de
» vue de l'utilité générale que Voltaire sembloit préférer la
>> tragédie de Mahomet à toutes celles qu'il avoit faites ,
qu'à cause du dessein qu'il y » cachoit, etqu'on aper-
* çut , de rendre le christianisme odieux. » Et M. de
La Harpe ajoute à la page suivante : « Que l'auteur s'en
» vanta dans la société. »
,
Si M. de Voltaire eût eu affaire à des hommes plus instruits
, et à un siècle moins prévenu contre la religion , it
eût risqué de rendre sa chère philosophie odieuse, plutôt que
le christianisme. En effet , la doctrine de Mahomet n'a rien
de commun avec la religion chrétienne. Elle est , comme
la philosophie du dix-huitième siècle , un vrai déisme
subtil en Europe , grossier en Orient , pensée de Dieu sans
action publique ; culte sans sacrifice ; morale dénuée de
sanction qui , en prêchant à l'homme la tolérance , la tempérance
et la bienfaisance , produit dans les lois et dans les
moeurs , à Paris comme à Constantinople , la haine des autres
religions , la polygamie , et le divorce et l'usure. Il eût fallu ,
çe semble , pour atteindre plus sûrement le but de rendre
le christianisme odieux , mettre sur la scène des personnages
chrétiens ; leur prêter un horrible forfait , concerté
au pied des autels , conseillé par des prêtres, commis au nom
de la religion. Avec tout cela , Voltaire lui-même n'auroit
pas fait une bonne tragédie: car si le desseinde rendre la
MARS 1807 . 499
religionrespectable a produit les chefs-d'oeuvre d'Athalie
et de Polyeucte , il est difficile qu'un dessein tout opposé
puisse en produire de semblables .
Quoi qu'il en soit , « Mahomet, continue M. de La Harpe ,
>> representé trois fois en 1741 , d'abord ne produisit guère
>> qu'un effet d'étonnement , et même en quelque sorte de
>> consternation , sans doute à cause de la sombre et triste
atrocité de la catastrophe. Il parut n'être entendu et senti
» qu'à la reprise de 1751 ; etson succès a toujours augmenté ,
>> depuis que le grand acteur , qui devinoit Voltaire , eut
>> révélé toute la profondeur du rôle de Mahomet. »
On avouera , sans peine , que le goût en France étoit formé
en 1741 , autant qu'il le fut dix ans après , plus formé
même à cette époque , et plus sûr qu'il ne l'avoit été cinquante
ans plutôt , au temps où parut Athalie ; et l'on
n'attribuera pas à la sombre et triste atrocité de la catastrophe
de Mahomet, le peu d'effet que trois représentations
consécutives produisirent sur des spectateurs familiarisės
depuis trente ans avec l'horrible catastrophe de la tragédie
d'Atrée. Ici M. de La Harpe raisonne mal , parce qu'il raisonne
enhomme prévenu. Une tragédie qui ne pèche que
par la catastrophe , n'en est pas moins applaudie dans tout
le reste , sur-tout aux premières représentations , où l'on ne
connoît pas encore le dénouement. La catastrophe de Mahomet
në parut ni moins triste , ni moins sombre , ni moins
atroce en 1751 , elle ne paroit pas meilleure aujourd'hui ;
et M. de La Harpe qui la condamne , n'en donne pas moins
d'éloges au reste de la pièce. ::
Mais en 1741 , le cardinal de Fleury gouvernoit encore ;
et ce ministre , sage administrateur plutôt que profond politique
, avoit retardé , autant qu'il l'avoit pu, les progrès
d'une philosophie dont il prévoyoit les funestes effets . Il y
avoit encore en France , à cette époque , de la religion et
des moeurs. L'attachement aux principes qui avoient fait la
force de notre patrie , aux vertus qui en avoient fait la
gloire , vivoit encore dans le coeur des Français ; et les
germes de désordre que la Régence avoit déposés dans l'Etat ,
n'avoient pas eu le temps de porter leurs fruits. Le dessein
de Voltaire , de rendre le christianisme odieux , ce dessein
aperçu , comme l'avoue M. de La Harpe , et dont l'auteur
s'étoit vanté dans la société , dut donc produire l'étonnement
, et bientôt la consternation. Les hommes de goût
furent étonnés de voir paroitre une tragédie philosophique
qui blessoit les règles les plus autorisées , et s'éloignoit des
modèles les plus accrédités ; et les gens de bien furent cons
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE .
ternés de l'audace d'une production irréligieuse , jouée en
plein théâtre , et durent en tirer de sinistres présages. Il fut
même défendu , par l'autorité supérieure , de jouer Mahomet
; et M. de La Harpe , qui dit que le zèle craignoit les
fausses interprétations , oublie sans doute qu'on ne risquoit
pas de donner une interprétation défavorable au dessein que
Voltaire avoit eu réellement de rendre le christianisme
odieux , à ce dessein qu'on avoit aperçu , et dont l'auteur
lui-même s'étoit vanté.
En 1751 , tout étoit change. La religion , les moeurs , le
goût , l'honneur national , la gloire même de nos armes
alloient disparoitre. Fleury avoit cessé de vivre ; et la volupté
avoit porté la Pompadour sur le trone ; la flatterie lui
érigeoit des autels ; et bientôt une philosophie , ennemie
deDieu et des rois , se mit sous la protection de cette digne
patrone.
Des doctrines qui flattoient les passions du peuple , devoient
naturellement trouver accès auprès d'une favorite
tirée,pour lapremière fois , des rangs obscurs de la société ,
et qui cherchoit àdécorer d'un vernis de bel-esprit sa scandaleuse
existence. Voltaire, qui n'eut jamais de prétentions à
cettenoble indépendance, dont ona voulului faire honneur,
impitoyable censeur des plus petits abus de la religion , vil
flatteur des grandes corruptions des cours , encensoit l'idole
qui faisoit le succès des ouvrages et la fortune des auteurs ;
et en même temps qu'il adressoit des épîtres dédicatoires à
l'ignoble maîtresse d'un maitre avili (1) , il livroit à la plus
grossière diffamation la mémoire honorée de l'héroïne de
Ia France , de la femme forte qui avoit attaché la gloire de
son nom , de son courage et de sa fin , à l'événement le plus
imerveilleux de nos annales. Chose digne de remarque , que
tandis qu'un parti de gens de lettres travailloit à abaisser
devant nos rivaux le génie politique et littéraire de la
France , il eût commencé par couvrir d'un ridicule ineffaçable
la fille valeureuse qui avoit le plus efficacement contribué
à sauver la France du joug de l'Angleterre !
Mahomet fut donc entendu et senti , comme dit M. de
La Harpe , à la reprise de 1751 , et cela devoit être. Ce succès
même fait époque dans l'histoire des progrès de la philosophie
du dix-huitième : et c'est en effet du milieu de ce
( ) Voltaire se tire assez mal de la dédica e de Tancrède à Mad. de
Pom adour . Il commence par alléguer l'exemple de Crébilon , il insiste
beaucoup sur sa reconnoissance, et se sauve à travers unclongue discussion
littéraire.
MARS 1807 . 5or
/
:
siècle que date notre dépravation politique (1) et religieuse.
Le succès de Mahomet nefit qu'augmenter; et cela devoit
ètre encore. On sut gré alors à Voltaire , on lui a su gré depuis
, du dessein qu'il y avoit caché de rendre le christianisme
odieux , ce dessein qu'on avoit aperçu , même avant
qu'il s'en fût vanté. Les mauvais principes en morale produisirent
le mauvais goût en littérature ; et si ce grand acteur
qui avoit devinė Voltaire, fit sentir toute la profondeur
du role de Mahomet , tandis qu'à une époque où le goût
étoit moins exercé , on n'avoit pas eu besoin d'un acteur
extraordinaire pour sentir toute la profondeur des rôles
d'Acomat , d'Agrippine , de Cléopâtre , et que les spectateurs
avoient , sans son secours , deviné Corneille et Racine :
c'est que le caractère d'un charlatan hypocrite se montre
beaucoup moins par des paroles que par le geste et le maintien
, et qu'il doit beaucoup plus au jeu de l'histrion qu'au
génie du poète.
Mahomet , comme oeuvre littéraire , a obtenu d'éclatans
suffrages , je le sais. Mais il faut observer qu'il a été jugé par
des versificateurs qui y ont admiré avec raison un grand
nombre de beaux morceaux , d'une éloquence emphatique ,
il est vrai , mais, par cela même , mieux assortie aux lieux
où le pète a placé la scène , à l'action qu'il met au théâtre ,
à la situation et au caractère des personnages qu'il fait agir
et parler. Mais Mahomet, comme oeuvre dramatique , n'a
pas été jugé par des pairs de l'auteur , par des poètes , parce
qu'il n'en a plus paru sur notre scène tragique depuis Voltaire.
Cet homme célèbre qui doit la partie la plus distinguée
de ses ouvrages à l'école du siècle de Louis XIV , dont il
avoit vu les dernières années ,et l'indigne moitié d'une si
belle histoire , à l'influence du dix-huitième siècle , a été le
premier poète dramatique et le dernier de l'école philosophique.
Une doctrine qui nie la morale et la religion , ne
sauroit faire de poètes tragiques , et elle frappe les esprits de
stérilité pour toutes les productions du genre noble et moral .
M. de La Harpe lui-même , dont j'admire le talent autant
que je chéris sa mémoire , plus versificateur que poète , plus
littérateur que philosophe; d'une vaste critique , d'un goût
sûr, d'un esprit judicieux , et qui veut être împartial dans
ses jugemens , même lorsqu'il est le plus préoccupé par ses
(1) Le Contrat- Social paraten 175a ; l'Eveyclopédie co mine ça dans
le même temps :
Ex illo fluere ac retro sublapsa referri ,
Gallia.
3
503 MERCURE DE FRANCE ,
affections et ses habitudes , M. de La Harpe , dans l'art draa
matique , n'a presque vu que des vers , des scènes et des
actes. Il relève trop souvent, et particulièrement dansMahomet
, de petites choses , et laisse passer , sans les apercevoir ,
les grandes fautes. On sent trop qu'une belle scène et de beaux
vers le disposent à l'indulgence pour toutle reste ; et cette
partie de son Cours de Littérature , monument qui honore
son auteur et les lettres françaises , véritable lycée écrit , qui
a ouvert avec tant de distinction cette institution littéraire ,
et l'a fermée pour long-temps , laisse beaucoup à desirer du
côté des combinaisons morales et du développement des
passions et des caractères.
Je finirai par remarquer qu'il est important pour le progrès
des lettres d'étudier les rapports généraux et secrets qui
existent entre l'état de la société et celui de la littérature
dramatique. Ces rapports maitrisent le poète. Ils maîtrisent
le spectateur; et il faut pour s'en défendre , lorsqu'ils sont
contraires à l'ordre , une grande force d'esprit et de talent ,
une grande fermeté de principes , et une connoissance appofondie
de ce qui est essentiellement beau et bon, dans tous
les lieux , dans tous les temps , et malgré toutes les révolutions.
Mais il en résulte cette vérité qui doit rendre le vrai
talent plus modeste , et la critique plus indulgente : c'est que
les beautés dans les productions des arts , appartiennent
plus qu'on ne pense , à la société ; et que les erreurs sontplus
souvent la faute du siècle que celle de l'homme.
DE BONAL D.
Histoire de l'Anarchie de Pologne, et du Démembrement
de cette république ; par Cl . Rulhière : suivie des Anecdotes
sur la Révolution de Russie , en 1762 ; par le même
auteur . Quatre vol. in-80 . Prix : 21 fr. , et 27 fr. par la
poste. A Paris , chez Desenne , lib. , Palais du Tribunat,
Galerie de pierre ; H. Nicolle , lib. , rue des Petits-Au-
: gustins , n° . 15 ; Gregoire Desenne , jeune , lib. , Palais
du Tribunat , Galerie Virginie ; et chez le Normant.
M. DE RULHIÈRE , connu de bonne heure par quelques
vers excellens sur les disputes , et , sur ce seul titre , reçu à la
fin de sa vie à l'Académie, vécut plus en hommedu inonde
qu'en écrivain de profession . Jouissant de la réputation
A
MARS 1807 . 503
d'homme d'esprit que lui avoit acquise ce petit poëme , et
quelques autres opuscules non imprimés ,qu'il lisoit dans
des sociétés choisies , il travailloit , sans se presser , à l'histoire
du Démembrement de la Pologne , pour laquelle le
gouvernement le pensionnoit. Ainsi sa gloire littéraire
reposoit particulièrement sur un ouvrage encore inconnu
mais que ses talens présumés recommandoient d'avance à
la curiosité publique. On sait combien ces réputations précoces
sont souvent trompeuses ; et depuis Chapelain jusqu'à
nos jours , on a vu plus d'un auteur fort célèbre jusqu'au
moment où il a fait imprimer une production trop fastueusement
annoncée. Ce sera donc une espèce de singularité ,
si , comme on ne sauroit le mettre en doute , les suffrages
du public confirment les éloges prématurés qu'on avoit
prodigués à M. de Rulhière ; et c'est probablement le
première fois qu'un ouvrage posthume va ajouter à la renommée
de bel esprit , dont avoit joui son auteur , celle
d'écrivain éloquent , peut- être même de grand historien.
Le véritable sujet de l'histoire du Démembrement de la
Pologne ne commence qu'à l'avénement de Catherine II
au trônede Russie. C'est alors que cet empire , qui depuis
long-temps n'avoit cessé d'exercer une influence plus ou
moins marquée sur la république , prend une part plus
active aux différentes révolutions dont elle est la victime ,
et marche à son but sans interruption. Mais avant d'en
venir à cette époque triste et iinnssttructive , il étoit nécessaire
debien faire connoître les vices du gouvernement polonais
qui l'avoient préparée , et la nation antique dont la vertu
et le courage , luttant contre ces vices , retarda long-temps
tous ces désastres. « Un grand corps , dit J.-J. Rousseau ,
>> formé d'un grand nombre de membres morts , et d'un
>> petit nombre de membres désunis , dont tous les mouve-
>> mens , presque indépendans les uns des autres , loin d'a-
>>voir une fin commune, s'entre-détruisent mutuellement ;
>>qui s'agite beaucoup pour ne rien faire; qui ne peut
>> faire aucune résistance à quiconque veut l'entamer ; qui
> tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle ; qui
>> tombe en paralysie à chaque effort qu'il veut faire ,
» àchaque besoin auquel il veut pourvoir ; et qui , malgré
>> tout cela, vit et se conserve en vigueur : voilà , ce me
>> semble , un des plus singuliers spectacles qui puissent
>>frapper un être pensant. >>> C'est ce spectacle que
M. de Rulhière développe dans les premiers livres de son
ouvrage. Nous consacrerons aussi ce premier article à
rapprocher les traits les plus frappans de ce grand tableau .
504 MERCURE DE FRANCE ,
r
2
:
Le gouvernement de Pologne étoit le seul qui eût conservé
l'empreinte fidelle de celui de ces peuples barbares à
qui presque tous les Etats qui partagent l'Europe moderne
doivent rapporter leur origine. On n'y voyoit guère d'autres
élémens que ceux qu'on retrouve chez toute société où
la civilisation n'est encore qu'à sa naissance : un roi électif
chargé de diriger les entreprises et de faire exécuter les lois
voulues par l'unanimité des citoyens . Commander les
armées en personne , administrer en personne la justice ,
furent long-temps ses premiers devoirs ; conférer à volonté
toutes les dignités et toutes les charges , sa plus glorieuse
prérogative.
Il est aisé de reconnoître dans ce gouvernement , qui
subsista presque sans altération jusqu'au démembrement
de la république , celui qui fut commun à tous les peuples
sortis des forêts du Nord , et qui précéda en Europe
l'établissement du système féodal . Chez toutes les nations
où le trône devint héréditaire , les nobles acquirent bientôt
ledroit de transmettre à leurs enfans les terres , les charges
et les honneurs , qui d'abord ne se donnoient qu'à vie :
l'intérêt de la dynastie régnante étoit de s'entourer d'un
grand nombre de familles toujours prêtes à la défendre ,
parce qu'elles tenoient d'elle seule leurs biens et leurs
titres : il ne fallut que quelques princes foibles pour laisser
s'accroître hors de toute mesure , ces dangereuses prérogatives
, et pour laisser perdre le pouvoir de les retirer à
volonté. Mais en Pologne , où la couronne resta élective ,
chaque nouveau roi dut toujours se montrer jaloux de ressaisir
le droit de conférer les honneurs et les biens propres
à s'assurer de nouveaux partisans , et nécessaires pour
récompenser ceux dont les suffrages l'avoient porté au trône .
Qu'il se fût trouvé un prince assez fort pour vaincre le
génie indépendant de sa nation , et pour assurer la couronne
à ses descendans , et peut-être que la féodalité s'établissoit
en Pologne comme dans toute l'Europe. On regrette que
le célèbre Robertson , dans son Introduction à l'Histoire de
Charles- Quint , ait laissé échapper une considération si
simple. Une étude apprrooffoonnddiieedduugouvernement polonais,
auroit pu lui fournir ce singulier
système qui , à la même époque , embarrassa dans ses liens
nombreux toutes les autres sociétés européennes .
Le même Robertson assure que tous les peuples barbares
jouissoient d'un degré d'indépendance qui paroit à peine
compatible avec un état d'union sociale , ou avec la subordination
nécessaire pour maintenir cette union. Il auroit
MARS 1807 . 505
pu en trouver un exemple frappant dans l'unanimité qui
detout temps fut exigée dans les diètes pour prendre une
résolution. M. de Rulhière pense que cette unanimité fut
également nécessaire chez toutes les nations qui envahirent
P'Europe ; et en effet , une telle loi paroît singulièrement
analogue aux moeurs indépendantes des Barbares , qui consentent
à peine à céder momentanément cette portion de
liberté , dont leurs incursions guerrières commandent impérieusement
le sacrifice.
T
On a peine à concevoir qu'une république qui fut constamment
entourée de voisins avides , et qui , par sa vaste
étendue , eût exigé de la vigueur et de la précision dans le
gouvernement , ait pu subsister tant de siècles avec le pouvoir
excessif attribué à chacun de ses membres. Cependant
M. de Rulhière fait bien sentir que le droit d'opposition
n'entraîna pas autant de désordres qu'on le supposeroit
d'abord , tant que les Polonais conservèrent une férocité
de moeurs qui n'est peut-être pas incompatible avec un
certain degré de civilisation. Alors le fer levé sur les opposans
rétablissoit souvent l'unanimité , et il falloit être mu
parun intérêt bien pressant , pour oser s'armer d'un droit
dont l'exercice entraînoit tantde dangers ; mais dans la suite,
lorsque les moeurs , devenues plus douces , eurent rendu
l'usage du glaive moins fréquent , les oppositions se multiplièrent
de plus en plus , et s'appuyèrent souvent sur les
prétextes les plus frivoles. Le mal ne fit qu'augmenter
quand l'extension des rapports de la Pologne avec les autres
Etats, et les progrès de la civilisation rendant le gouvernement
plus compliqué , des diètes composées des députés
ou nonces de chaque palatinat , furent presque toujours
substituées aux diètes générales .
Alors les députés venus avec l'ordre de s'opposer à certaines
résolutions , ou de ne laisser proposer aucune affaire
avant celle qui intéressoit immédiatement leur province ,
restoientd'autant plus inflexibles dans leur opposition , que
s'ils eussent cédé , la mort les attendoit peut- être à lear
retour; alors , on se fit un art d'égarer les délibérations ,
de proposer des questions futiles , mais propres à soulever
tous les esprits , de faire perdre ainsi en vaines clameurs
tout le tempsmarqué pour une session. Afin d'arracher des /
résolutions nécessaires à la conduite des affaires , le roi
n'avoit à opposer à cette malheureuse industrie que la patience
et l'obstination : souvent il ne congédioit point la
session que la faim , les veilles et l'épuisement des forces
-n'eussent triomphé enfin de l'opiniâtreté des opposans.
1
506 MERCURE DE FRANCE ,
« Sous le règne de Ladislas IV , c'est l'historienqui parle,
>> le dernier jour de la diète s'étant passé avant qu'on eût
>> rien conclu , le roi ne voulut pas séparer l'assemblée ; et
>>cependant une ancienne loi qui a pour objet de prévenir
>>la trop longue durée de chaque séance , et de la propor-
> tionner à cette durée d'attention que peuvent soutenir les
>> esprits d'une trempe commune , défendoit de rien traiter
>> aux lumières . On resta dans les ténèbres , chacun prenant
>> son repos assis à son rang, et il arriva ce que les romans les
>> plus fabuleux n'oseroient imaginer : un sénat et une diète
>> restèrent assemblés , chacun endormi à sa place , présidés
» par un roi endormi sur son trône .>>>
Toutefois , quelque jaloux que fussent les députés du libre
exercice de leur prérogative , les prières de la plus grande
partie de l'assemblée , le tableau des malheurs qui menaçoient
la patrie , présenté à des hommes sur qui elle avoit
conservé tous ses droits , suffisoient quelquefois pour ramener
l'unanimité des suffrages . Les Polonais détestent la
mémoire de Sizinski , qui , en 1652 , imagina le premier
de se soustraire par la fuite à ces sollicitations importunes ,
et laissa ainsi la diète dans l'impossibilité de rétablir l'unanimité
, et forcée de se séparer sans rien conclure. Dès-lors il
suffit de l'opposition d'un seul député , non-seulement pour
arrêter les délibérations , mais pour rompre toute assemblée.
Cette rupture n'eut pas même besoin d'être fondée sur quelque
prétexte ; et chaque membre d'une diète jouit de cette
prérogative que la république romaine n'avoitaccordée qu'aux
seuls tribuns du peuple , d'arrêter toutes les délibérations
par ce seul mot , je ne consens pas. Ce qui n'est pas moins
étonnant que cette prérogative même , ce sont les dangers
et la vie malheureuse qui attendoient celui qui en faisoit
usage . Il étoit ordinairement obligé de se dérober par la
fuite à l'indignation de ses concitoyens : il restoit caché des
années entières ; et les Polonais , tout en regardant ce droit
funeste comme le garant le plus glorieuxdeleur indépendance
, étendoient leur ressentiment jusque sur la famille
de l'imprudent qui l'avoit exercé : elle étoit comme
déshonorée par le souvenir de son action .
On conçoit que ces ruptures de diète devinrent bientôt un
moyen efficace , et toujours prêt entre les mains des puissances
voisines, toutes les fois qu'elles voyoient la république
disposée à se soustraire à l'anarchie, et à déconcerter tous
leurs desseins par des mesures unanimes et bien concertées .
Il leur suffisoit de trouver un seul nonce disposé à sacrifier
l'intérêt de sa patrie à des vues d'ambition personnelle ; et
MARS 1807 . 507
même, s'il craignoit d'affronter la haine publique qui poursuivoit
presque toujours l'auteur de la rupture , il lui étoit
souvent facile de trouver un prétexte dans quelque formalité
oubliée ou négligée , pour amener la séparation sans se
compromettre. « Le roi de Prusse , dit M. de Rulhière , a
raconté qu'un jour cherchant à faire rompre une diète , et
ses partisans , en petit nombre , ne pouvant trouver un
motif apparent qui cachât leur mauvaise intention , il
feuilleta les lois polonaises , ety découvrit l'ancienne défense
de rien traiter aux lumières : il leur écrivit de chercher à
prolonger quelque session jusqu'à l'entrée de la nuit , et
de faire apporter des chandelles . Il fut obéi. Les chandelles
furent apportées ; grande rumeur dans l'asseinblée : on crie
à la violation des lois ; <<* que l'ancien ordre des diètes est
>> interverti , que le pouvoir arbitraire tente tous les moyens
» de s'établir ; » et dans ce tumulte un nonce proteste contre
la validité d'une diète où les lois sont violées ouvertement . »
* Pendant trente années que dura le règne d'Aguste III ,
-toutes les résolutions proposées dans les diètes trouvèrent
des opposans , et ces assemblées se séparèrent toutes sans
rien conclure. Pendant ce long espace , nul pouvoir légal
pour surveiller la perception des impôts , l'emploi des deniers
publics , et l'entretien des troupes; nulles lois , nulles
mesures pour subvenir aux besoins du trésor , et pourvoir à
la défense de l'Etat. Le roi , le sénat , forcés de suppléer au
silence des diètes , sortoient chaque jour des limites d'une
autorité légitime. Les magistrats pouvoient impunément se
livrer à toutes sortes de vexations ; et le pouvoir arbitraire
exerçoit ses violences au sein même de l'indépendance et
de l'anarchie .
Pour remédier à tant de désordres , les Polonais n'avoient
qu'un moyen consacré par la constitution dans les périls de
l'Etat , la formation d'une ligue générale sous l'autorité d'un
chef choisi par la noblesse. Le consentement unanime n'étoit
plus nécessaire dans ces sortes d'assemblées ; tout s'y
décidoit à la pluralité des suffrages , et elles réunissoient en
elles seules le pouvoir de toutes les magistratures . Ces ligues ,
suivant M. de Rulhière , représentoient , dans la république
polonaise , ce qu'étoit la dictature dans l'ancienne Rome ;
mais ladictature augmentoit les forces du gouvernement,
en les concentrant, et tenoit tous les partis enchaînés; les
confédérations , au contraire , rompoient subitement tous les
liens qui attachoient la noblesse au chef de l'Etat , armoient
les diverses autorités les unes contre les autres , et laPologne
ne se sauvoit des désordres de l'anarchie qu'en se précipitant
dans la guerre civile.
508 MERCURE DE FRANCE ,
On devine bien que les puissances étrangères , suivant
les diverses espérances qu'elles fondoient sur les troubles
de la république , tantôt s'efforçoient d'empêcher ces confédérations
, tantôt se flattoient de les diriger à leur but , et
s'empressoient de leur offrir un perfide appui. Aussi vit-on
quelquefois les meilleurs citoyens s'opposer avec zèle à un
remède trop violent, plus dangereux que le mal même.
M. de Ruthière en raconte un mémorable exemple : les
Czartorinski , famille ambitieuse et puissante, indignés de
cette lutte perpétuelle de la noblesse contre la cour ei contre
lès grands , ne se proposoient pas moins que d'abolir l'unanimité
, de renverser la constitution jusque dans ses fondemens
, et d'y substituer une monarchie héréditaire. Déjà ils:
s'étoient acquis de nombreux partisans , et , cachant leurs
desseins sous de spécieux prétextes , ils alloient former ,
sous la protection intéressée de la Russie , une grande confédération
, qu'ils se flattoient de maîtriser et de conduire
jusqu'à l'exécution entière de leurs projets . Ils avoient entraîné
dans leur parti , en le trompant sur leur véritable but,
le grand général Branicki , l'homme le plus considéré de la
Pologne , moins encore par l'éclat de sa dignité que par la
noblesse de son caractère , et la fermeté d'aine qu'il conservoit
dans un âge avancé. C'étoit dans sa maison qu'ils appeloient
la noblesse pour souscrire à l'insidieux engagement
dont ils prétendoient la lier. Cent trente sénateurs , et Branicki
lui-même , avoient signé , quand Mokranouski entend
parler de cet événement , à l'instant où il alloit se consonmer.
Il se rend aussitôt chez le grand général , il se fait
jour à travers la foule , et saisissant l'acte de confédération
déjà consacré par tant de signatures , il proteste qu'on ne le
lui ôtera qu'avec la vie , et le déchire en morceaux aux yeux
des assistans étonnés. Cette fermeté est digne d'éloges , saus
doute : ce qui ne l'est pas moins , c'est que le grand général ,
frappé de ses raisons , entraîné par son éloquence , et convaincu
bientôt que la protection de la Russie ne peut être
que funeste à la république , lui confesse ingénument son
erreur, l'embrasse avec transport , et lui voue dès ce moment
une éternelle amitié .
Cependant les Etats voisins de la Pologne jetoient des
regards avides sur cette république , affoiblie depuis longtemps
par une inaction inquiète et tumultueuse , ayant
perdu tous ses moyens de défense , excepté son courage et
son amour pour l'indépendance. Leur jalousie mutuelle
pouvoit seule empêcher encore que l'un d'eux n'essayât de
saisir quelques lambeaux d'une si riche proie. Les bons
MARS 1807 . 509
citovens , et Mokranouski à leur tête , voyoient tout le
danger. Ils sentoient le besoin d'un mouvement général
dans l'Etat, pour en ranimer et en vivifier tous les membres :
ils sentoient tous les vices de la constitution , et ils desiroient
ardemment d'y remédier. Mais porter imprudemment le
marteau dans les parties les plus vicieuses de ce monument
antique , c'étoit s'exposer à faire crouler l'édifice entier , et
à voir écrasées sous ses débris la liberté publique et l'indépendance
nationale. M. de Rulhière a peint avec un talent
supérieur cette situation critique. Rien de plus intéressant
que la courageuse inaction de Mokranouski , dédaignant
également les menaces et les promesses de la Russie ; devinant
ses mauvais desseins par l'opiniâtreté de ses efforts
pour Teffrayer et pour le corrompre ; aimant mieux , par
une fermeté vraiment héroïque , laisser soupçonner son
intégrité et sa valeur , et perdre sans retour peut-être la
faveur publique , que d'exposer le salut de l'État par une
démarche hasardée; enfin , attendant avec une patience
à toute épreuve , l'instant où toutes les factions , forcées par
les mêmes craintes , se réuniroient pour le salut commun ,
et où il pourroit opposer aux ennemis de sa patrie une
confédération unanime. Tel étoit à-peu -près l'état de la
Pologne , lorsque Catherine II s'empara du trône de Russie ,
C. :
Métamorphoses d'Ovide , traduction nouvelle , avec le texte
latin ; suivies de l'analyse et de l'explication des Fables , de
notes géographiques , historiques , mythologiques et critiques,
par M. G.T. Villenave ; ornées de gravures, d'après
les dessins de MM. le Barbier, Monsiau et Moreau .
« Cette édition des Métamorphoses d'Ovide sera ornée de
> cent quarante-quatre gravures, dont les dessins ont été
>> confiés à MM.le Barbier , Monsiau et Moreau. Les succès ,
>> disent les éditeurs , que ces artistes ont mérités par leurs
talens sont le garant de celui qu'ils ne peuvent manquer
>> d'obtenir dans l'immense domaine des fictions mytholo-
>> giques. >>>
Ajoutons , pour donner une idée complète du luxe dont ils
prétendent embellir ce poëme , que « M. Didot l'aîné a donné
>> à son impression les mêmes soins qui rendent si recomman-
>> dables les superbes éditions qui sont sorties de ses presses. >>>
510 MERCURE DE FRANCE ,
Il est peut-être étonnant, que dans ce siècle où l'on aime
bien autant les beaux livres , que les bons livres , on n'ait pas
songé plutôt à publier une pareille édition du chef-d'oeuvre
d'Ovide. Car si les Métamorphoses ne sont pas , comme
>> le disent encore les editeurs , le premier poëme de l'anti-
» quité , du moins il n'est aucun ouvrage ancien ou mo-
>> derne qui puisse fournir autant d'inspirations à l'artiste, et
>> ouvrir à son génie une carrière plus vaste , plus riche , plus
>> variée. » Ce poëme est une suite de tableaux , déjà en quelque
sorte , tous dessinés , et qui ne semblent plus attendre que
les burins ou les pinceaux des artistes. Ou, pour mieux dire ,
ces tableaux sont achevés , ces gravures sont faites depuis
long-temps , et par les plus habiles maîtres. Il ne s'agissoit
plus que den choisir un certain nombre , et , en les adaptant
a la forme ordinaire d'un livre , d'en faire hommage au poète
dont le génie les avoit inspirés. Il me semble même que c'est
tout ce qu'il y avoit à faire pour embellir une édition des
Métamorphoses d'Ovide. On auroit vu avec plaisir les chefsd'oeuvres
de nos peintres modernes , réunis à celui d'un des
poètes les plus brillans de l'antiquité , et lui servant comme
de cortége.
,
Mais au lieu de choisir entre tant de tableaux déjà existans,
les éditeurs ont mieux aimé faire composer de nouveaux
dessins et nous devons nous féliciter de ce que les
artistes auxquels ils se sont adressés pour cela , ont eu assez de
talent et de goût , pour donner du bon , même en voulant
donner du nouveau. Cela n'est pas commun, il faut l'avouer .
Ce qui l'est encore moins, c'est de voir des éditeurs , deš
imprimeurs même , s'engager à tant de frais et de soins , dans
l'unique objet de faire paroître avec plus d'éclat qu'il n'en
avoit encore eu , un ancien poëme. Considérée sous ce seul
rapport , leur entreprise mériteroit peut- être des encouragemens
d'une autre nature que les éloges des journalistes , et
l'estime de leurs lecteurs.
Quant à moi , je paierai mon tribut en louant leur zèle ,
mais enmême temps je ne puis m'empêcher de les avertir que
le prix de leurs peines eût été beaucoup plus assuré , si au lieu
de traiter si magnifiquement un poëme ancien , qui n'est guère
lu que par les gens de goût , ils eussent traité de même quelqu'un
de ces ouvrages que tout le monde lit, comme par
exemple , un nouveau Roman , unPoëme modernee,, ou même
un Voyage anglais.
J'ai rendu aux dessinateurs , aux graveurs , et à l'imprimeur
la justice qu'ils méritent : tout ce qui dépendoit
d'eux dans cette édition, est très-bon, et ne mérite que des
MARS 1807 . 511
eloges. Maintenant , il doit m'être permis de relever dans le
texte quelques opinions qui m'ont paru hasardées.
Il y a deux choses principales à considérer dans cette édition
, la traduction et les notes. Je ne compte pas le poëme ,
qui est jugé depuis long-temps , et dont je pourrois par cette
raisonme dispenser de parler. La traduction est un peu diffuse ,
et les notes sont un peu longues ; mais la première est assez
fidèle , et le commentaire est quelquefois instructif. Avant
tout cela, on rencontre une vie d'Ovide , et avant cette Vie
unavertissement des éditeurs. Comme je me propose d'examiner
successivement chaque partie de cet ouvrage, je com
mence par l'avertissement.
<<Ovide , disent-ils , voyoit dans le poëme des Métamora
>> phoses le plus beau monument de son génie , celui de ses on-
>> vrages qui deviendroit son premier titre à l'immortalité, celui
>> qui devoit , avant tous les autres , triompher de l'envie et
>> du temps. La postérité a confirmé ce jugement. » On
croit reconnoître dès cette première phrase un auteur encore
jeune , et qui ne s'est pas assez exercé à écrire. Qu'est-ce qu'un
poëme qui triomphe du temps avant tous les autres ? Cela
veut-il dire qu'il parviendra le premier à la postérité ? Mais
quand on est assez heureux pour arriver là , peu importe le
temps qu'on a mis à faire le chemin , il suffit qu'on l'ait fait.
D'ailleurs , l'essentiel n'est pas tant d'aller à la postérité , que
d'y rester , et le poëme le plus heureux n'est pas celui qui
triomphe le premier du temps , mais celui au contraire qui
en triomphe le dernier. Je reviendrai sur cette phrase , qui
ne s'accorde pas exactement avec celles qui la suivent , et je
continue : « On peut , disent encore les éditeurs , reprocher à
» Ovide un défaut que tant d'auteurs pourroient croire
>> digne d'envie , trop de richesse dans le style , dans l'esprit ,
>> et dans l'imagination. » Cela est parfaitement juste , quoiqu'assez
foiblement exprimé ; Ovide a certainement trop
d'esprit , et il abuse de son imagination. Mais qui le croi
roit ? Les éditeurs ajoutent : « qu'Ovide traduit dans tous
>> ses détails par un bon écrivain , n'offriroit souvent qu'une
» stérile abondance de mots harmonieux. » Quel est encore
le sens de cette phrase ? Qu'ovide ne doit point être traduit
dans tous ses détails ? Mais en ce cas , autant valoit déclarer
qu'il ne faut point le traduire ; c'est aux détails qu'on reconnoît
Ovide ; c'est par les détails qu'il se distingue de tous les
autres poètes , et il est parfaitement inutile de le faire parler
français , quand on ne se propose pas de le faire connoître aux
Français. Si le traducteur a voulu dire qu'il faut être un mauvais
écrivain pour bien traduire Ovide, cela est de sa part beau512
MERCURE DE FRANCE ,
coup trop modeste : car sa traduction , toute foible qu'elle nous
paroît , est pourtant la meilleure que nous ayons encore lu
des Métamorphoses. Mais le sort d'Ovide seroit bien malheureux
, si après avoir passé sa vie parmi des hommes barbares ,
il ne pouvoit, après sa mort , avoir d'autres interprètes que de
mauvais écrivains. Enfin, je demande comment il se fait qu'un
poëme qui , traduit par un bon écrivain , n'offriroit souvent
qu'une sterile abondance de mots harmonieux , annonce trop
de richesse dans l'esprit et l'imagination de celui qui l'a composé
, et s'il est possible qu'Ovide soit un grand poète, et qu'en
înême temps ce poëme (qui n'est qu'un amas de mots harmonieux
) soit le premier monument de son génie , son premier
titre à l'immortalité.
Qu'Ovide soit un grand poëte , ce'an'est pas douteux : je crois
mêmeque le traducteur auroit pu se dispenser denous le prouver
par les autorités de Paterculus , Martial , Sérèque , Quintilien,
Saint Jérôme , Saint Augustin , Lactance et plusieurs
autres auteurs. Il suffisoit pour cela de bien traduiré son
chef-d'oeuvre. Mais point du tout, il faut encore entendre
Muret, Camerarins , Henri Etienne , Jacques Mycille ,
Passeret, Scaliger, Heinsius , etc. , et finir par conclure qu'il
y a de l'exagération duns les jugemens que tous ces auteurs
ontportés sur le poëte de Sulmone. Cette conclusion est juste;
et elleprouve selon moi combien il étoit inutile de citer tous
ces jugemens. Par exemple , que nous importoit de savoir que
Velleïus-Paterculus regarde Ovide comme le plus parfait
>> des poëtes latins ? » Quand on sait que ce même auteur
regarde aussi Séjan comme le plus parfait des ministres , on
se trouve naturellement porté à se métier de ses décisions.
Et que veut-on prouver , lorsqu'on assure que Martial
place toujours Ovide à côté de Virgile ? Je pourrois dire que
Martial avoit trop d'esprit lui-même pour être un bon juge
d'Ovide ; mais j'aime mieux penser que s'il a établi quelque
part un parallèle entre ces deux poètes, c'est sans doute dans
une épigramme contre Virgite.
Tachons de réduire tous ces éloges et toutes ces critiques
à leur juste mesure. Il est très-vrai que les Métamorphoses
sont le meilleur ouvrage d'Ovide. Quelle richesse de couleurs!
Quelle profusion d'images ! Quelle variété de tableaux !
Si on n'avoit lu que ses Tristes , ses Héroïdes , tous ces
poëmes monotones où il fait parler la douleur et l'amour avec
tant d'esprit, on ne le croiroit point capable d'avoir fait un
poëme aussi brillant. Celui-ci est un véritable chef-d'oeuvre ,
non pas seulement d'esprit et de grave, mais de poésie et
d'imagination. Cependant lorsqu'on vient à songer que cette
surabondance
1
MARS 1807 : 5.5.3
DEPT
DE
LA
ةيلمعلا
surabondance de poésie se trouve disséminée dans un espace
si vaste , que jamais peut-être aucun poëte n'entreprinde
parcourir un pareil , on en est un peu moins étonné. « Ce
>> poëme , nous dit l'éditeur, dont l'univers est la scène , em-
>> brasse tous les temps qui se sont écoulés depuis le com-
>> mencement du Monde jusqu'au règne d'Auguste. Les
>>Métamorphoses appartiennent à un genre de poëme que
>> les anciens nommoient cyclique , et qu'Ovide lui-même
>> appelle perpetuum carmen , » c'est-à-dire , que les Métamorphoses
ne pouvoient avoir d'autre fin que l'année et le
jour où il plaisoit au poète de les términer. Il faut ajouter
qu'heureusement pour ce poëme , Ovide vivoit dans un
siècle où on croyoit encore que le monde n'existoit que de
puis environ quatre mille ans : car s'il avoit vécu dans le nôtre ,
il auroit peut être regardé comme une chose impossible de
donner à ce même ouvrage un commencement ? Mais cet éloge
que l'éditeur veut faire des Métamorphoses d'Ovide , n'en
seroit-il point par hasard la critique la plus sévère ? Le poète
chante l'univers ! Voilà donc pourquoi son poëme , tout
brillant qu'il est , excite si peu d'intérêt : on ne s'intéresse pas
à l'univers ; on est peu touché de son histoire , et encore
moins de ses fables : tout ce qu'on peut faire , c'est de s'en
amuser pendant quelques instans. Son poëme embrasse tous
les temps ! Dites plutôt que ce n'est pas un poëme , mais une
collection de divers poëmes. Aussi ne croyez pas qu'il arrive jamais
à personne de lire ce chef- d'oeuvre tout entier. On lira
l'histoise d'Arethuse , puis le combat des Lapithes, puis l'histoire
de Pháéton , et on finira peut-être par la description du
chaos, qui se trouve au commencement : on aura toujours le
mêmeplaisir. Concluons de là que le chef-d'oeuvre d'Ovide , est
à une distance immense de ceux d'Homère et de Virgile ; car
il faut bien plus de talent pour imaginer , composer un
vaste tableau , que pour réunir avec plus ou moins d'art
divers petits tableaux dans un même cadre.
Mais , disent encore les éditeurs : « Vossius blâme ceux qui
>> reprochent à Ovide de n'avoir chanté , à l'exemple d'Ho-
>> mère et de Virgile , ni une seule action , ni un seul héros.
» Eh! comment l'eût il fait , s'écrie-t- il , puisqu'il devoit
» embrasser l'universalité des fables , à l'instar des poëtes
>> cycliques ? » La première de ces phrases signifie sans doute,
( quoiqu'elle dise absolument le contraire ) que Vossius blâme
ceux qui reprochent à Ovide de n'avoir pas suivi l'exem le
d'Homere et de Virgile , dont les poëmes ne contiennent que
le récit d'un seul fait. En ce cas , c'est Vossius qu'il faut
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
blamer ; car la raison qu'il donne pour justifier Ovide ne
prouve rien en faveur de ce poète. Ce ne sont point les mots
savans d'épopée , d'épisode , etc. , qui font l'importance des
règles ; et ce ne sont point non plus d'autres mots savans qui
endémontreront l'inutilité. Quand on nous aura ditque les
poètes qui chantent des universalités se nomment des poètes
cycliques , cela empêchera-t-il que ces poètes ne soient fatigans,
quelquefois même ennuyeux pour tous leurs lecteurs ?
Ovide, il est vrai , n'a jamais ennuyé personne ; mais il
fatigue , comme un autre , par son abondance et par la variété
même de ses tableaux ; et cependant que d'avantages n'a-t-il
pas sur tous ceux qui seroient tentés de former des plans aussi
vastes que le sien , et d'embrasser , dans leur audace , le domaine
entier de la poésie et de l'imagination ! Son ouvrage
étoit , pour les Romains , le recueil de leurs traditions anciennes
; et pour nous , il est encore pleinde tous les faits
dont on nous a entretenus dans notre enfance. Je puis me
tromper , mais quoiqu'il y ait peut-être diverses causes du
plaisir que nous fait la lecture sagement ménagée des Métamorphoses
d'Ovide , je ne puis m'empêcher de penser que
J'uned'elles au moins , est dans le charme des souvenirs que
ce poëme nous rappelle.
Résumons : il n'y a qu'un moyen d'exciter un vif intérêt
dans un poëme : c'est de le concentrer sur un fait, et sur un
homme unique ; c'est de suivre la règle d'Aristote , d'Horace
et de Boileau ; non parce que ces grands hommes l'ont établie ,
mais parce que l'expérience a démontré que telle est la loi de
la raison et du goût. L'autorité de Vossius paroît bien petite
à côté de pareilles autorités . Et si Ovide a réussi en s'écartant
de cette règle , mille autres poètes ont succombé , précisément
pour s'en étre écartés. D'ailleurs son succès est dans la littéra
ture une sorte de phénomène , dont on pourroit peut-être
assigner les causes , mais dont il ne faut pas espérer le retour.
La Vie d'Ovide contient aussi quelques superfluités et
quelques incorrections; mais on n'y trouve point de paradoxes
littéraires ; et les détails intéressans qu'elle renferme
pourroient en faire pardonner l'extrême longueur. Çe qui est
sûr , c'est qu'aucun autre ouvrage ne fait mieux connoître le
caractère de ce poète ; et par ce mot j'entends non-seulement
ce qu'il est pour ceux qui le lisent, mais encore ce qu'il fut
pourses amis et pour tous ceux qui vécurent avec lui. Tachons
d'endonner une idée.
Il est peut-être assez inutile de dire que la même année et
le méme jour virent naître Tibulle et Ovide. Ce qui l'est
moins , c'est de faire remarquer que Tibulle , qui par son
MARS 1807 . 515
:
age, ses goûts , et le genre même de son talent , sembloit ne
devoir être que le rival d'Ovide , fut pourtant son meilleur
ami. C'est une singularité bien digne d'être observée , que ,
dans le siècle d'Auguste, comme dans celui de Louis XIV,
les grands hommes qui se font rencontrés dans la même carrière,
aient fait tous leurs efforts , non pour se renverser les
uns les autres , mais pour se soutenir mutuellement . Virgile
el Horace , Racine et Boileau . Tibulle et Ovide , ont rempli
Jeurs ouvrages des preuves de l'amitié qui les unissoit. Il semble
même que chez les Romains , plus heureux que nous à cet
égard , les grands poètes , les fameux orateurs , les illustres
historiens vécurent toujours en paix ; du moins , il ne paroît
pas qu'à aucune époque , il se soit élevé entre eux de ces
dissensions qui vont jusqu'à rendre ennemis les uns des autres
ceux que la nature avoit unis par les mêmes g ûts. Pourquoi
cette union , tout à-la-fois si honorable pour les lettres et si
heureuse pour ceux qui les cultivent, ne subsiste-t-elle plus
parmi nous ? C'est ce que je n'ai pas l'intention de chercher
ici. Mais ce que je ne puis m'empêcher de dire , c'est que
chez les Romains , et ch z nous jusqu'a une certaine époque ,
les auteurs n'aspirèrent jamais qu'à la gloire littéraire , et qu'il
est dans la nature de cette gloire , et peut- être d'elle seule , de
pouvoir se partager sans s'affo blir. Ainsi il est naturel que
des poètes , des orateurs , des historiens vivent en paix , tant
qu'ils se contentent de cette sorte de gloire qui convient àleurs
occupations et à leurs talens. Mais lorsque l'intérêt , l'ambition
, surtout la fureur de faire prédominer certaines opinions
se mêlent aux discussions littéraires , c'est alors que naissent
les disputes sérieuses , et ces rivalités dangereuses qui produisent
les haines. Et voilà sans doute pourquoi on n'a
vu de grands auteurs enneinis les uns des autres , que chez les
Grecs à toutes les époques , et chez nous , depuis le commencement
de ce siècle , qu'on a appelé du nom de philosophique.
Continuons la Vie d'Ov de. Ce poète ne fut pas seulement
l'ami de Tibulle , de Virgile , et de tous les auteurs de son
temps ; il le fut encore des Gallus , des Cornélius , de tous
les hommes de son siècle , qui se distinguèrent dans les armes
ou dans les emplois civils; et pour tout dire , en un mot , il
fut aimé de tous ceux qui eurent occasion de le connoître. On
-pourroit employer le même mot pour'exprimer la qualité
dominante de son caractère et celle de son talent : on diroit
que la facilité faisoit également le fond de l'un et de l'autre ;
mais ce mot exprime ici des idées trop différentes , et nous
nous contenterons de dire qu'il n'étoit pas moins aimable dans
la société que dans ses ouvrages. L'attachement qu'il avoit su
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
inspirer à une foule d'hommes illustres par leurs places ét pår
la faveur du prince , résista à la plus terrible des épreuves , à
celle du malheur ; et le jour qu'il partit pour son exil , le jour
qu'il se sépara pour jamais de sa femme, de ses enfans , il ne
perdit aucun de ses amis. Plusieurs l'accompagnèrent à une
distance considérable de Rome; d'autres avoient d'avance
pourvu à tous ses besoins , et prévu les dangers qu'il pouvoit
courir. Enfin il arriva à Tomes; etlà, entouré d'hommes assez
barbares pour qu'il ne fût lui-même qu'un barbare au milieu
d'eux , il s'en fit bientôt de nouveaux amis. Ovide chantoit
leurs combats , il célébroit leurs fêtes ; il les célébroit dans
leur langue. Et ces peuples grossiers , émus par ces chants si
nouveaux pour eux, lui décernoient , dans les transports de
leur adımiration , des couronnes , qui le flattoient peu sans
doute, mais qu'il acceptoit peut-être aussi par reconnoissance
pour le sentiment qui les lui avoit fait décerner.
Est-ce donc là , dira-t-on , ce poète qui montre dans ses
Tristes tant de douleur et tant de foiblesse ? Oui , tout en
recevant les distractions que les temps et les lieux pouvoient
lui offrir , Ovide n'en sentoit pas moins le poids du malheur.
Voudroit - on que s'armant d'un courage affecté , et
d'une fausse philosophie , il eût tout-à-coup oublié qu'il
avoit été autrefois père , époux , citoyen ? Qui auroit - il
persuadé ? A qui eût-il pu faire croire que le poète de l'esprit
et des graces se trouvoit heureux sous le ciel nébuleux
du Pont, au milieu de la sauvage ville de Tomes? Ceux qui
parlent de sa foiblesse ont- ils bien réfléchi à ce qu'étoit l'exil
pour unRomain , et sur - tout pour un Romain tel qu'Ovide ?
Ne savent-ils pas qu'excepté Rome , l'Italie et quelques villes
éparses , en très-petit nombre sur la surface de la terre , tout
le restedu monde étoit plongé dans ce qu'on appeloit la barbarie
, c'est-à-dire l'ignorance la plus complète des arts et
des lettres ? Ovide , relégué à Tomes , y étoit plus malheureux
que ne le sont les exilés de Sibérie. Du moins ceux-ci ne
sont point seuls malheureux dans la terre de leur exil , du
moins ils peuventy porter avec eux leurs arts , ils y parlent
leur langue , ils s'y entretiennent de leurs espérances , et ilsy
jouissent enfin de la paix , de celle au moins des tombeaux.
Ovide étoit seul au milieu d'un peuple barbare , que d'autres
barbares menaçoient , fatiguoient tous les jours de leurs incursions
; et il n'avoit pour se consoler , ni des amis qui l'entendissent
, ni les arts , ni la paix , ni l'espérance. Oui , Ovide
étoit malheureux , et dans les ouvrages qu'il écrivit du Pont ,
il se montre ce qu'il étoit. On condamne sa foiblesse , comme
si un poète étoit obligé de se montrer impassible : que ve
MARS 1807 . 517
remarquoit-on plutôt, qu'au milieu de son malheur . son
talent seul fut toujours le même. Ses Tristes sont peut-être le
monument le plus remarquable qu'il nous ait laissé de son
génie , quoiqu'ils ne soient pas le plus beau. Par une singularité
qui n'appartient qu'à lui et à cet ouvrage , il y montre
tout à- la-fois beaucoup d'esprit et une douleur véritable.
Enfin il témoigne de la douleur. Auroit-on une meilleure
idée de son coeur, s'il n'en avoit pas éprouvé ? Ces peines qu'il
déploroit avec tant de oharmes , il les supportoit : il s'en plaignoit
avec ses anciens amis , et il tâchoit de s'en consoler avec
les nouveaux qu'il avoit su se faire. Sa douleur , comme sa
patience , ses Tristes comme les chants de victoire qu'il composoit
pour les habitans de Tomes , me paroissent également
prouver en faveur de son caractère.
Il semble que la foiblesse même d'Ovide auroit dû luiservir
de préservatif contre le malheur qu'il éprouva , et qu'un
homme de son caractère ne devoit point paroître assez dangereux
, pour mériter un exil sans fin. Quelle fut donc la
cause de cet exil ; par quel crime put-il s'attirer la disgrace
d'Auguste ? L'auteur de sa vie a fait sur ce sujet une longue
dissertation , dont je ne donnerai point l'analyse , d'abord
parce qu'elle est fort longue ; ensuite , parce que l'historien
finit par conclure qu'il n'en sait riendu tout.
-Il y a des auteurs qui ont imaginé que le malheur d'Ovide
eutpour cause principale la licence de ses écrits . Quelle erreur !
Ceux qui ont formé de pareilles conjectures , n'avoient sans
doute jamais lu que le titre de ses ouvrages. Il est trèsvrai
que des poëmes intitulés : les Amours , l'Art d'Aimer ,
ou du Remède d'Amour , ne donnent point d'abord une
haute idée des moeurs et de la sagesse de celui qui les a composés.
Il est plus prudent sans doute de ne faire que des
odes ou des églogues. Ces sortes d'ouvrages ont du moins le
mérite de n'effaroucher personne par leur titre. Mais ce
mérite est-il bien réel; et quand on fait de petits écrits qui
récelent quelques dangers , au moins pour une certaine classe
de lecteurs , ne vaut-il pas mieux encore les donner pour ce
qu'ils sont , que de cacher le venin sous une étiquette qui
trompe ? Ce que c'est que les réputations ! Horace , parce
qu'il a fait sans effort et sans travail quelques épîtres qu'il a
semées çà et là de maximes philosophiques , passera toujours
pour le poète de l'âge mur. On oublie qu'il a fait aussi des
odes , dont quelques-unes au moins renferment les tableaux
les plus obscènes , et les maximes les plus licencieuses. Virgile ,
parce qu'il a fait parler Tityre et Ménalque, sera le poète
des enfans , et il conservera toujours le surnomde chaste, que
3
518 MERCURE DE FRANCE ,
l'antiquité , dit-on , lui avoit donné. Mais il faudra pour
cela qu'on oublie aussi une de ses églogues , et quelques vers
qui se trouvent épars dans les autres. Ovide enfin sera le poète
des jeunes gens , et j'avoue qu'à beaucoup d'égards il mérite
ce titre. Cependant les ouvrages d'Ovide , considérés dans leur
ensemble , sont beaucoup moins licencieux que ceux d'Horace
et de Virgile. Ce qui est sûr, c'est qu'on n'y trouve pas un seul
vers dont l'explication fût aussi embarrassante s'il falloit la
donner à des enfans , que celle de certains vers d'Horace et
même de Virgile.
J'ai parlé des incorrections qui avoient échappé à l'auteur
de cette vie d'Ovide , et il faut bien que j'en cite au moins
quelques-unes. « Ovide , dit- il , cultivoit l'amitié de Cor-
>> nelius Gallus , favori d'Auguste , gouverneur d'Egypte ,
>> enrichi des dépouilles de cette province , savant distingué
>> et poète é'égiaque célèbre : il fut l'ami de Virgile , qui loi
>> dédia sa dixième églogue , et il se donna la mort pour
>>>avoir conspiré contre son bienfaiteur , etc. »
A qui se rapportent ces it? La grammaire dit que c'est à
Ovide; mais le sens veut que ce soit àGallus. Ailleurs , le biographe
, dit que ce poète « dédaigna de donner une hon-
>> teuse célébrité à quelques noms obscurs , à des hommes
>> avides de ses dépouilles, qui pendant son adversité eurent la
>>bassesse de convoiter ses biens , ce qu'il appelle énergique-
>>mentles tables de son naufrage , etc. >> Cette phrase contient
deuxfautes, toutes les deux extrêmement remarquables. Si l'auteur
eût dit ses biens qu'il appelle , etc. on eût entendu ce
qu'il vouloit dire; mais en mettant ce qu'il appelle , il nous
force de rapporter l'expression suivante , à l'action même
de ces hommes vils dont il parle , et de conclure que la
bassesse de ces hommes étoit une des tables du naufrage
d'Ovide. Mais qu'est-ce que les tables d'un naufrage ? L'auteur
ne sait pas apparemment que lorsqu'un vaisseau s'engloutit ,
les matelots s'accrochent comme ils peuvent à ses débris.Heureux
alors , heureux celui qui peut se saisir d'une planche ;
mais une planche n'est pas une table , et les tables d'un naufrage
ne disent absolument rien. Enfin il prétend qu'Ovide
mérite d'étre classé parmi les poètes les plus célèbres du siècle
d'Auguste, et sans doute il a voulu dire d'étre placé; car on
classe des hommes ou des choses , mais jamais unseul homme
et une seule chose.
Je me proposois d'examiner aussi la traduction du poëme ;
mais cet examen tout seul exigeroit un article beaucoup plus
long que celui - ci , et avant que cette édition des Métamor-.
phoses soit conduite à sa fin, je trouverai l'occasion de le
ةيملااهيلع
MARS 1807 . 519
faire, je me bornerai donc à placer encore ici quelques observations
sur les notes géographiques , historiques , mythologiques
, critiques , dont cette édition est enrichie ou chargée.
Je remarque d'abord que les Fables y sont des mithes, et
que lamythologie y est devenue de la mythographie , d'où il
suit qu'au lieu des raisonnemens d'un mythologiste , nous
aurons ceux d'un mythographe. A la bonne heure : le tort le
plus grave que se soient donnés les auteurs de ce siècle , n'est
pas d'avoir fait des mots nouveaux , et si celui des notes në
les avoit imités qu'en cela , on pourroit le lui pardonner ;
mais comme eux il débite quelquefois des niaiseries auxquelles
it cherche à donner une apparence de profondeur ; comme
eux il appuie ses niaiseries par un vain étalage de science ,
je veux dire par des citations faites sans choix et sans jugement
; comme eux enfin il attribue souvent à des auteurs
graves , ce qu'ils n'ont jamais ni dit, ni pense ; et ces sortes
de fautes ne sauroient s'excuser. Je me bornerai à citer un
exemple de chacune d'elles.
Ovide raconte l'histoire des filles de Minée , qui furent
métamorphosées en chauve-souris , pour avoir fait de la
tapisserie dans un jour consacré aux fêtes de Bacchus. « Leurs
> doigts agiles , dit- il , filent la laine , ou forment de riches
>> tissus , tandis qu'elles excitent leurs esclaves à les imiter. >>>
Cela étoit clair et n'avoit besoin de nul commentaire. Mais
àpropos de laine , l'auteur a jugé nécessaire de faire une
longue note dans laquelle il nous apprend que « toute la ri-
>> chesse des premiers habitans de la terre consistoit dans'eurs
» troupeaux , et qu'ils prenoient le plus grand soin des bêtes
> àlaine , et que Numa fit mettre l'empreinte d'une brebis
» sur lamonnaie qu'il avoit inventée , etc. >> Pourquoi donc
nous parler de ces bêtes , et qu'ont-elles de commun avec
Jes filles de Minée , qu'il appelle les filles de Minyas ? Au
lieu de rappeler tant de choses inutiles , j'aurois mieux aimé
qu'il se souvînt qu'un de nos plus aimables poètes a déjà
raconté en vers charmans cette même histoire , etquelenom
de Minée en est devenu si vulgaire, qu'il ne doit plus être
permis de le changer.
« L'amour , dit le poète , l'amour a soumis aussi à sa puis-
>> sance ce soleil qui féconde tout de sa lumière éclatante >»;
et il raconte les amours du soleil , ou pour mieux dire , il les
peint avec toute la pompe de la poésie , et il charge son
tableau de tout le luxe de son imagination. Mais nous n'en
serons pas quittes pour les fablesd'Ovide ; il faudra que, grace
aux soins du commentateur , nous écoutions encore celles de
M. Dupuis. « M. Dupuis, dit-il, avu dans le soleil, le chefde
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
n l'administration universelle du monde; sa vie fictive sous
>> le nom de Christ , la double nature qu'il a comme Christ ;
» l'incarnation de Christ expliquée par l'union de la lumière
au corps visible du soleil , etc. etc. C'est ainsi , continue-
>> tail , que M. Court de Gébelin , en voulant nous donner
>> le monde primit f, ne nous a donné qu'un monde nouveau.
Mais si la vérité conserve souvent tous ses voiles dans les
» systèmes ingénieux de ces deux savans , elle se montre
» quelquefois dégagée par de merveilleux efforts des ténèbres
>> de lantiquité. » Cette dernière phrase est assez obscure
pour qu'il soit entièrement impossible de savoir si le commentateur
approuve ou s'il désapprouve le passage qu'il a cité de
M. Dupuis. Mais si la vérité lui paroît conserver tous ses
voiles , c'est-à-dire , s'il ne sait pas bien à quoi s'en tenir sur
le fond du système de ce savant , il ne nous cache pas que ce
système lui semble ingénieux.
Il est bien le maître , assurément , de juger, comme il lui
plaît, les opinions qu'il rapporte ; mais si ce commentateur
étoit M. Villenave , je me perime trois de lui demander comment
il entend accorder des opinions pareilles avec celles qu'il
soutient quinze fois par mois, et s'il lui est permis de les rapporter
sans témoigner le mé, ris et l'indignation qu'elles doivent
naturellement inspirer à tout vrai Chrétien.
Des trois notes que j'aurai citées , la suivante est la seule
qui fût nécessaire ; elle n'a que le tort d'être mal faite , et de
contenir une fausseté. Ovide dit à Bacchus : « Ta main presse
>> les lynx at elés à ton char. » L'auteur veut expliquer ce
que les anciens entendoient par un lynx. « Le lynx , dit-il ,
>> animal fabuleux , amalgame des formes réunies , mais fon-
>> dues , de la panthère et d chien levrier. Il avoit les yeux
» perçans , et voyoit à travers les corps. Saint Jérôme raconte
>> sur ce monstre des choses merveilleuses dans sa quatrième
» épître au moine Chrysogone. » C'est ainsi qu'on faisoit
autrefois des notes sur les fables ou sur les mythes des anciens.
Je me souviens d'avoir étudié , dans ma jeunesse , une Mythologie
, ou , si on veut, une Mythographie , dans laquelle
il étoit dit que saint Augustin croyoit avoir vu des Satyres.
Lorsqu'un savant commentateur cite un saint Père , et qu'il
le cite gravement , qui est-ce qui osera révoquer en doute
la fidélité de sa citation ? Par exemple , n'est- il pas clair
maintenant que saint Jérôme , tout savant et tout homme
d'esprit qu'il étoit lui-même , croyoit aux lynx , et qu'il en
raconte des choses merveilleuses ? M. V. n'entend point faire
la censure de ce Saint ; il se contente de le citer : on n'a qu'à
vérifier son passage. C'est ce que j'ai fait , et voici ce que j'ai
MARS 1807 . 521
trouvé . Saint Jérôme écrit à un de ses amis : « Vous avez
n entièrement oublié , lui dit - il , notre ancienne amitié ;
>> vous ressemblez aux lynx , qui n'ont pas plutôt tourné la
>> tête , qu'ils ne se souviennent plus de ce qui étoit devant
» eux. Verum tu , quod naturá lynces insitum habent , ne
> post tergum respicientes meminerint priorum , et mens
» perdat quod oculi videre desierint , ità nostræ es neces-
>> situdinis penitus oblitus . » Ainsi une comparaison ingénieuse
de saint Jérôme est donnée ici pour une preuve de sa
crédulité , ou , ce qui revient au même , de sa sottise. J'aime
à croire que le commentateur s'est plutôt trompé lui-même ,
qu'il n'a voulu nous tromper. Mais, en ce cas , on ne peut
s'empêcher de dire qu'il n'a pas des yeux de lynx.
VARIÉTÉS.
GUAIRARD.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
On a appris à Constantinople , par un bâtimentbarbaresque
entré dans ce port le 28 janvier , que M. de Châteaubriant ,
après avoir parcouru la Syrie et l'Egypte , étoit arrivé en
très-bonne santé à Tunis. Les ruines de Carthage avoient
attiré cet illustre voyageur sur cette côte. Là , il devoit s'embarquer
pour l'Espagne , d'où ses amis espèrent recevoir trèsprochainement
la nouvelle de son heureuse arrivée.
Le conseiller-d'état à vie , directeur-général de l'instruction
publique , à MM. les Proviseurs des Lycées.
Paris , le 3 février 1807 .
Je m'empresse de vous faire part, monsieur le proviseur ,
de la satisfaction avec laquelle je viens d'être instruit que ,
sur cent soixante-quatorze élèves admis cette année à l'Ecola
polytechnique , il y en a cent quatre sortis des Lycées. Ce
résultat si honorable pour ces établissemens , doit être un
puissant encouragement pour vous et pour MM. les professeurs.
Je dois cependant vous prévenir que le conseil de perfectionnement
, quoique très- satisfait en général du degré
d'instruction des élèves qui se sont présentés à l'examen , a
fait sur quelques objets des observations que je crois très-utile
de vous transmettre.
1º. Le conseil a remarqué que beaucoup d'élèves , en arri
522 MERCURE DE FRANCE ,
vant à l'Ecole , ne possèdent que d'une manière imparfaite la
statique é'émentaire. Cette partie des conoissances exigées dans
le programme d'admission n'est pas moins important que les
autres; elle a cependant toujours été négligée. Le changement
que le conseil de perfectionnement a cru devoir faire , cette année,
dans la première partie du programme du cours de mécanique
, exige des élèves arrivans , la connoissance complète
de la statique élémentaire. MM. les examinateurs d'admissiou
seront , ainsi que la lot leur en impose l'obligation , aussi
sévères sur la statique, que sur l'algèbre et la géométrie.
La 2ª observation concerne l'enseignement du dessin de la
figure. Les candidats sortant de diverses Ecoles négligent
beaucoup trop cette partie, ils arrivent très-foibles , et leur
instruction dans les arts graphiques , pour lesquels la main
doit être très-exercée , en souffre nécessairement. Le jury
d'admission sera très-rigoureux , cette année , sur ce genre de
connoissances , et la perfection des dessins présentés influera
beaucoup sur l'admission et sur le classement des candidats.
L'étude des principes de la langue frança se n'a pas encore
été portée aussi loin qu'elle devroit l'être ; il est bien à desirer
que cette partie de l'instruction publique obtienne une attention
toute particulière.
Je vous invite, en conséquence , Monsieur le proviseur,
à redoubler d'attention et de zèle pour que les parties d'enseignement
qui laissent encore à desirer, soient portées cette
année au degré de perfection qui sera exigé de vos élèves.
J'ai l'honneur de vous saluer .
-
SigneFOURCROY.
L'état de mademoiselle Aubry ne laisse plus d'inquiétude.
La réduction de son bras est bien faite. Depuis
quelques jours , elle n'a plus de fièvre . La représentation à
son bénéfice lui a rapporté , dit-on , dix-huit mille fr.
M. Boutron est rentré dans ses fonctions de machiniste.
C'est mademoiselle Léon qui a remplacé mademoiselle
Aubry dans le rôle de Minerve. Le balet a été trèsapplaudi
: on a supprimé la gloire , dont l'aspect eût rappelé
aux spectateurs de trop fâcheuses impressions .
On annonce comme prochaine la première représentation
d'un grand opéra intitulé la Vestale. La musique est
de M. Spontini.
- L'Opéra- Comique doit donner , le r4 , la première
représentation de François Ir.
- La première représentation de l'Influence des Perruques
, donnée jeudi dernier sur le Théâtre de l'Impératrice
, a obtenu du succès. Les premières scènes ont élé .
MARS 1807 . 52.3
beaucoup plus applaudies que les dernières. Cependant ,
l'auteur a été demandé . Cette petite comédie , en un acte et
en prose , est , comme nous l'avons précédemment annoncé ,
de M. Picard , dont il est impossible de louer la fécondité
sans regretter l'abus qu'il en fait. Nous rendrons compte de
cette pièce quand elle sera imprimée.
Les comédiens italiens du même théâtre promettent un
opéra bouffon, intitulé l'Erede di Belprato (l'Héritier de
Belprato ) . Le succès toujours croissant du charmant opéra
des Due Gemelli aura sûrement déterminé le choix en
faveur de cette nouvelle composition de Guglielmi..
-L'exposition publique des projets d'architecture , déposés
au ministère de l'intérieur et au secrétariat de l'Institut
national , pour le monument à élever à la gloire de la
Grande-Armée sur l'emplacement de la Madelaine , a eu
lieu dans la grande galerie du Musée Napoléon , depuis le
samedi 7 mars jusqu'au 12 du même mois . Ces projets sont
au nombre de soixante-treize .
Les projets des élèves de l'école spéciale d'architecture ,
fruit du concours ouverts pour les obsèques de feu M. Ledoux
, un de nos plus célèbres architectes , sont exposés dans
l'une des salles du Palais des Arts aux Quatre-Nations ,
jusqu'au 15 de ce mois.
M. Renard , architecte et membre de l'ancienne académie
d'architecture , membre du comité de consultation des
bâtimens de l'Empereur , directeur en survivance de la manufacture
des Gobelins , est mort le 24 janvier dernier , âgé
de 58 ans. Il a remporté le grand prix d'architecture en 1773 ,
sur un pavillon d'agrément , au centre d'une pièce d'eau ,
destiné à un souverain .
Un décret rendu par S. M. au camp impérial de Varsovie
, le 25 janvier , renferme les dispositions suivantes :
« I ° . Les années de jouissance d'un brevet d'invention , de
perfectionnement ou d'importation , commencent à courir de
la date du certificatde demande délivré par notre ministre de
l'intérieur; ce certificat établit , en faveur du demandeur, une
jouissance provisoire qui devient définitive par l'expédition
du décret qui doit suivre ce certificat .
>> 2°. La priorité d'invention , dans le cas de contestation
entre deux brevetés pour le même objet, est acquise à celui
qui , le premier , a fait au secrétariat de la préfecture du département
de son domicile , le dépôt de pièces , exigé par
P'article IV de la loi du 7 janvier 1791. »
Un décret du même jour , porte que: « les fils des pro.
fesseurs des écoles de droit, pendant le temps que ceux-ci
524 MERCURE DE FRANCE ,
seront en exercice de leurs fonctions , ou lorsqu'ils seront
morts durant le même exercice, sont admis gratuitement ,
ainsi que les élèves nationaux dont est mention à l'art. 67
du décret du 4 complémentaire an 12 , aux études et à la
réception de tous les degrés , dans les mêmes écoles , à la
charge de se conformer à tous ce qui est prescrit par les lois
et réglemens concernant l'étude du droit. >>>
- S. Exc. le ministre de l'Intérieur a fait remettre à
M. Bordier , successeur de M. Argant de Versoix , la somme
de 6,000 fr , à titre d'encouragement et d'indemnité , tant
pour les dépenses qu'il a faites pour l'essai de ses nouveaux
réverbères , que pour celles qu'entraineront les nouvelles
expériences qu'il doit commencer le 1er novembre prochain ,
et qui auront lieu sur les places de la Concorde et du Carrousel
, et dans la rue de Richelieu. Il résulte du rapport
des commissaires nommés par l'administration , que le succès
des nombreuses expériences faites dans plusieurs villes principales
de l'Empire , a prouvé que les réverbères de M. Bordier
présentent les plus grands avantages, tant sous le point de
vue d'utilité publique , que sous celui de l'utilité particulière.
-On assure que M. Coste , premier médecin de laGrande-
Armée , a provoqué , de S. A. S. le prince Alexandre , ministre
de la guerre , l'ordre de faire vacciner tous les soldats qui
n'avoit pas encore eu la petite-verole . et que cet ordre a été
donné. D'après les tableaux parvenus au ministre de l'intérieur,
le comité central de Paris pense pouvoir couclure , que dans
l'espace de quinze mois , il a été vacciné , dans tous l'Empire
Français , environ quatre cent mille individus; c'est-à-dire ,
un tiers de la population naissante , et supposant que le
nombre annuel des naissances soit toujours , comme en
l'an X, d'environ onze cent mille. Il résulte d'après lerapport ,
qu'il est constant que la petite vérole devient plus rare
chaque jour ; des villes où elle revenoit périodiquement
en sont affranchies depuis quelques années. La mortalité diminue
dans laproportion des progrès de la vaccine. L'exemple
le plus frappant de cette différence se trouve à Vienne en
Autriche. Dans cette capitale, le nombre moyen des victimes
de la petite-vérole , calculé sur les dix années de 1790 à 1800 ,
s'est trouvé de 835 ; en 1804, il n'y en a eu que deux.
MODES du 10 mars.
Tout est rose-pâle dans les différens ateli 'rs de mode : on ne vent
ni robes ni chapeauxd'une autre nuance ; et ces Paméla , à petit fond
et å passe large , bien évasée , nouant sous le menton,sont de satin
rose , ou de paille blanche , doublée de rose.
Les lingères ne mettent plus de coques sur leurs bonnets de mousselinebrodée;
ce sont despattescouchées , en ruban rose-pale , ou d'un
blanc-linge , qui en forment la touffe .
MARS 1807 . 525
PARIS , vendredi 13 mars .
S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire a saisi
l'occasion des derniers succès de nos armées pour supplier
S. M. l'Impératrice et Reine d'agréer une fête qu'elle a
daigné accepter. Cette fête doit avoir lieu le 15 du courant
au palais du grand électeur, que S. M. la reine de Naples
abien voulu accorder à cet effet.
- On écrit de Brest , que d'après les nouvelles apportées
par un aviso récemment arrivé de Saint-Domingue , les mulâtres
, insurgés contre Christophe et les noirs , ont appelé le
général Ferrand à leur secours , et lui ont livré toute la partie
du sud de la colonie.
- La clôture des séances du grand sanhédrin a eu lieu le
lundi 9 mars. L'assemblée , en se séparant , a transmis son
travail aux commissaires de l'EMPEREUR , en les priant de
le faire parvenir sous les yeux de S. M.
LXII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Liebstadt , le 21 février 1807 .
La droite de la Grande-Armée a été victorieuse , comme le
centre et la gauche. Le général Essen , à la tête de 25,000 h. ,
s'est porté sur Ostrolenka , le 15 , par les deux rives de la
Narew. Arrivé au village de Flacies- Lawowa , il rencontra
l'avant-garde du général Savary , commandant le 5º corps.
Le 16 , à la pointe du jour , le général Gazan se porta avec
une partie de sa division à l'avant-garde. A neuf heures du
matin , il rencontra l'ennemi sur la route de Nowogorod ,
l'attaqua , le culbuta et le mit en déroute. Mais au même
moment l'ennemi attaquoit Ostrolenka par la rive gauche. Le
général Campana , avec une brigade de la division Gazan , et
le général Ruffin , avec une brigade de la division du général .
Oudinot , défendoient cette petite ville. Le général Savary y
envoya le général de division Reille , chef de l'état-major du
corps d'armée. L'infanterie russe , sur plusieurs colonnes ,
voulut emporter la ville. On la laissa avancer jusqu'à la moitié
des rues. On marcha à elle au pas de charge; elle fut culbutée
trois fois , et laissa les rues couvertes de morts. La perte de
l'ennemi fut si grande , qu'il abandonna la ville , et prit positionderrière
les monticules de sable qui la couvrent.
Les divisions des généraux Suchet et Oudinot avancèrent;
àmidi , leurs têtes de colonnes arrivèrent à Ostrolenka. Le
général Savary rangea sa petite armée de la manière suivante :
Le général Oudinot sur deux lignes commandoit la gauche;
le général Suchet le centre; et le général Reille , commandant
une brigade de la division Gazan, formoit la droite. II
T
526 MERCURE DE FRANCE ,
se couvrit de toute son artillerie , et marcha àl'ennemi. L'ina
trépide général Oudinot se mit à la tête de la cavalerie , fit
une charge qui eut du succès, et tailla en pièces les Cosaques
de l'arriere-garde ennemie. Le feu fut très-vif; l'ennemi
ploya de tous côtés , et fut mené battant pendant trois lieues.
Le lendemain l'ennemi a été poursuivi plusieurs lienes ,
amais sans qu'on pût reconnoître que sa cavalerie avoit battu
en retraite toute la nuit. Le général Suwarow et plusieurs
autres officiers ennemis ont été tués. L'ennemi a abandonné
un grand nombre de blessés. On en avoit ramassé 1200; on en
ramassoit à chaque instant. Sept pièces de canon et deux drapeaux
sont les trophées de la victoire. L'ennemi a laissé 1300
cadavres sur le champ de bataille. De notre côté , nous avons
eu 60 hommes tués et 4 à 500 blessés. Mais une perte vivement
sentie est celle du général de brigade Campana , qui
étoit un officier d'un grand mérite et d'une grande espérance.
Il étoit né dans le département de Marengo. L'EMPEREUR a
été très-peiné de sa perte. Le 103" régiment s'est particulièrement
distingué dans cette affaire. Parmi les blessés sont le
colonel du Hamel , du 21 ° régiment d'infanterie légère , et le
colonel d'artillerie Nourrit.
L'EMPEREUR a ordonné au 5º corps de s'arrêter et de prendre
ses quartiers d'hiver. Le dégel est affreux. La saison ne permet
pasde rien faire de grand. C'est celle du repos. L'ennemi a le
premier levé ses quartiers; il s'en repent.
LXIII . BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Osterode, le 28 février 1807 .
Le capitaine des grenadiers à cheval de la garde impériale ,
Auzouï , blessé à mort à la bataille d'Eyland , étoit couché
sur le champ de bataille. Ses camarades viennent pour l'enlever
et le porter à l'ambulance. Il ne recouvre ses esprits que
pour leur dire : « Laissez-moi , mes amis; je meurs content ,
>> puisque nous avons la victoire , et que je puis mourir sur
>> le lit d'honneur , environné de canons pris à l'ennemi et
>> des débris de leur défaite. Dites à l'EMPEREUR que je n'ai
>> qu'un regret ; c'est que , dans quelques momens ; je ne
>> pourrai plus rien pour son service et pour la gloire de
>>> notre belle France ....... A elle mon dernier soupir., >>
L'effort qu'il fit pour prononcer ces paroles épuisa le peu
de forces qui lui restoient.
Tous les rapports que l'on reçoit s'accordent à dire que
l'ennemi a perdu à la bataille d'Eylan 20 généraux et goo officiers
tués et blessés , et plus de 50,000 hommes hors de
combat.
MARS 1807 . 527
Au combat d'Ostrolenka , du 16 , deux généraux russes ont
été tués et trois blessés.
S. M. a envoyé à Paris les seize drapeaux pris à la bataille
d'Eylan. Tous les canons sont déjà dirigés sur Thorn. S. M. a
ordonné que ces canons seroient fondus , et qu'il en seroit fait
une statue en bronze du général d'Hautpoul , commandant
la 2ª division de cuirassiers , dans son costume de cuirassier .
L'armée est concentrée dans ses cantonnemens derrière la
Passarge , appuyant sa gauche à Marienverder , à l'île du Nogat
et à Elbing , pays qui fournissent des ressources.
Instruit qu'une division russe s'étoit portée sur Braunsberg
à la tête de nos cantonnemens , l'EMPEREUR a ordonné qu'elle
fût attaquée. Le prince de Ponte -Corvo chargea de cette expédition
le général Dupont , officier d'un grand mérite. Le 26,
à deux heures après midi , le général Dupont se présenta
devant Braunsberg , attaqua la division ennemie , forte de
10,000 hommes , la culbuta à la baïonnette , la chassa de la
ville et lui fit repasser la Passarge , lui prit 16 pièces de canon ,
2 drapeaux , et lui fit 2000 prisonniers. Nous avons eu trèspeu
d'hommes tués .
Du côté de Gustadt , le général Léger-Belair se porta au
village de Peterswalde à la pointe du jour du 25 , sur l'avis
qu'une colonne russe étoit arrivée dans la nuit à ce village , la
culbuta , prit le général baron de Korff qui la commandoit ,
son état-major , plusieurs lieutenans- colonels et officiers , et
400 hommes. Cette brigade étoit composée de dix bataillons ,
qui avoient tellement souffert qu'ils ne formoient que 1600
hommes présens sous les armes.
L'EMPEREUR a témoigné sa satisfaction au général Savary
pour le combat d'Ostrolenka , lui a accordé la grande décoration
de la Légion-d'Honneur , et l'a rappelé près de sa personne
. S. M. a donné le commandement du 5º corps au maréchal
Massena , le maréchal Lannes continuant à être malade.
A la bataille d'Eylan , le maréchal Augereau couvert de
rhumatismes , étoit malade et avoit à peine connoissance ;
mais le canon réveille les braves : il revole au galop à la tête
de son corps , après s'être fait attacher sur son cheval. Il a été
constamment exposé au plus grand feu , et a même été légèrement
blessé. L'EMPEREUR vient de l'autoriser à rentrer en
France pour y soigner sa santé.
Les garnisons de Colberg et de Dantzick , profitant du peu
d'attention qu'on avoit fait à elles , s'étoient encouragées par
différentes excursions. Un avant-poste de la division italienne
a été attaqué , le 16 , à Stargard , par un parti de 800 hommes
de la garnison de Colberg. Le général Bonfanti n'avoit avec
528 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
ег
lui que quelques compagnies du régiment de ligne italien,
qui ont pris les armes à temps , ont marché avec résolution
sur l'ennemi , et l'ont mis en déroute.
Le général Teulié , de son côté , avec le gros de la division
italienne , le régiment de fusiliers de la garde, et la première
compagnie de gendarmes d'ordonnance , s'est porté pour
investir Colberg. Arrivé à Naugarten, il a trouvé l'ennemi
retranché , occupant un fort hérissé de pièces de canon. Le
colonel Boyer , des fusiliers de la garde , est monté à l'assaut.
Le capitaine de la compagnie des gendarmes, M. de Montmorency,
a fait une charge qui a eu du succès. Le fort a été
pris , 300 hommes faits prisonniers , et six pièces de canon
enlevées. L'ennemi a laissé cent hommes sur le champ de
bataille.
Le général Dabrowski a marché contre la garnison de
Dantzick ; il l'a rencontrée à Dirschan , l'a culbutée , lui a fait
600 prisonniers , pris sept pièces de canon , et l'a poursuivie
plusieurs lieues l'épée dans les reins. Il a été blessé d'une balle.
Le maréchal Lefebvre étoit arrivé sur ces entrefaites au coma
mandement du 10º corps ; il avoit été joint par les Saxons , et
il marchoit pour investir Dantzick.
Le temps est toujours variable. Il geloit hier; il dégèle
aujourd'hui. L'hiver s'est ainsi passé. Le thermomètre n'a
jamais été à plus de cinq degrés.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
A
DU SAM. 7. -Cp. olo c. J. du 22 sept. 1806,75f 75f 100 150 10
TSC ICC 150 7 f 75f 100000 oof ooo ooc . ooc . oocooc oof ooc oóc
Idem. Jouiss . du 22 mars 180772f. 6000০০০০০ ০০০
Aet. de la Banque de Fr. 1220f ovoof. Coc.000.0000 000
DU LUNDI 9. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 75 100 75f 74fgoe
75f. 8oc 75c 6ic 70c 6 c. 60c ooo ooi oof. ooc 000 000 000.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 72f 500.000.coc boc
Act. de la Banque de Fr. 1215f oooof. oocooc. bo cof
DU MARDI 10. - C p. oo c. J. du 22 sept. 1806, 74f 7°c 60c. 550
50c 60c 55c boc 3 c. 400 450 500. 000 000 coc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 72f. o coocooc 000 000. 000 000 000
Act . de la Banque de Fr. 121af500 1210f. 000OOC
DU MERCREDI I1t . - Cp. 0/0 c . J. du 22 sept . fermée. ooc 006
000 000 000 ooc . 200 oofooco c . ooc of ooc . oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 7af 50c.ooc. oocooc oос оос
Act . de la Banque de Fr. 1212fc 1215 1212fDoc
DU JEUDI 12. Cp . ooc. J. du 22 sept. 1806 , fermée . ooc ooc ००० ००८
ooc ouc of ooc ooc qoc оос оос босоос ооcо соос оос оос COC OOC
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f 60c 7 f 72f 7c ooc oof coc
Act. de la Banque de Fr. 1215f. 1212 500000oof. oooof
DU VENDREDI 13. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , fermée. 000 000
оос о с оос тос ooc oof oof ooc ooc ooo oof oo ooo ooc coc oof ooc cod
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 73f ooc ooc. oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. cooof coc cooof
SELAL
( NO. CCXCVI. )
(SAMEDI 21 MARS 1807
MERCURE
DEPT
DE
LA
5.
cen
DE FRANCE.
POÉSIE.
τ
ESSAI
SUR L'ASTRONOMIE . ( 1 )
Sous un règne propice à la gloire des arts ,
Près du calme des champs , non loin de nos remparts ,
S'éleva cette tour paisible et révérée ,
A l'étude des cieux par Louis consacrée. (2) .
(1) Cet Essai sur l'Astronomie parut en 1789. Les critiques du temps
y reconnurent le talent le plus riche et le plus éminemment né pour la
haute poésie. Ils louerent sur-tout cette versification à la fois savante et
facile , qui sait être originale et hardie , sans être jamais ni bizarre ni
forcée . M. de F ...., moins indulgent que la critique elle-même, a fait depuis
à cet ouvrage des changemens et des additions très-considérables qui paroissent
aujourd'hui pour la première fois. Il a retouché avec le même soin
tous les essais de sa jeunesse . On ne doit pas être surpris qu'avec tant de
sévérité pour lui-même , il trouve peu convenable qu'on publie sous son
nom , et sans son aven , des vers qu'il ne peut souvent reconnoître pour les
siens , tant ils sont différens de l'original ! Dépositaires de quelques manuscrits
, dont il a bien voulu nous permettre de faire 'usage , nous en avons
transcrit les beaux vers qu'on va lire. On les a imprimés sur une copic sevue
par l'auteur . Nous pouvons d'avance l'assurer ici , que le public éclairé partagera
toute notre reconnoissance .
(2) L'Observatoire.
Note du Rédacteur.)
نام
LI
530. MERCURE DE FRANCE ,
Je vins sur sa hauteur méditer quelquefois :
L'auguste poésie anime encor sa voix
En contemplant les cieux dont elle est descendue :
Son audace a besoin de leur vaste étendue .
Je connus , j'entendis les sages de ces lieux ;
.Et quand j'ose chanter leur art audacieux ,
Puissent-ils applaudir à celui du poète !
Déjà , de leurs travaux confidente secrète ,
La nuit descend; la nuit fait dans sa profondeur
De ses mille flambeaux rayonner la splendeur.
Cet empire des cieux qu'aujourd'hui développe
A l'oeil observateur le savant télescope ,
Cacha long-temps ses lois aux mortels curieux ;
En vain sollicité par nos premiers aïeux ,
Il s'ouvrit à nous seuls ; et , vaincu par nos veilles ,
Au verre industrieux confia ses merveilles .
Cependant , vers l'Euphrate , on dit que des pasteurs
Du grand art de Képler rustiques inventeurs ,
Etudioient les lois de ces astres paisibles
Qui mesurent du temps les traces invisibles ,
Marquoient et leur déclin et leur cours passager ,
Le gravoient sur la pierre ; et du globe étranger
Que l'univers tremblant rêvoit par intervalle ,
Savoient même embrasser la carrière inégale . (1 )
Ainsi l'Astronomie eut les champs pour berceau ;
Cette fille des cieux illustra le hameau.
On la vit habiter , dans l'enfance du monde ,
Des patriarches - rois la tente vagabonde ,
Et guider le troupeau , la famille , le char ,
Qui parcouroient au loin le vaste Sennaar .
Bergère , elle aime encor ce qu'aima sa jeunesse :
(1 ) Les tables Chaldéennes .
MARS 1807 . 53
Dans les champs étoilés , la voyez-vous sans cesse
Promener le taureau , la chèvre , le bélier ,
Et le chien pastoral , et le char du bouvier ? :
Ses moeurs ne changent point : et le ciel nous répète.
Que la docte Uranie a porté la houlette . ::
A Bientôt le laboureur imita le berger :
De saison en saison il sut interroger
Les signes immortels qui brillent sur nos têtes ,
Et régla sur leur cours ses travaux et ses fêtes .
Rejouis-toi , Memphis , entonne des concerts :
L'éclatant Sirius se lève dans les airs ;
Avec lui dans les champs l'abondance est venue ;
Le Nil s'enfle , et du fond de sa grotte inconnue
Epanche de ses flots le tribut renaissant ;
Son front porte d'Isis le mobile croissant ;
Une urne est dans ses mains , où , d'or pur enrichie
Brille du firmament l'image réfléchie ;
Et les ailes du sphynx en ombragent le tour.
La rive au loin résonne ; et le Dien tour-à-tour
Compte , et nomme , et bénit les étoiles propices ,
Qui , soulevant le poids de ses eaux bienfaitrices ,
Ont donné le signal des moissons et des jeux. (1 )
Hélas , qu'ils sont changés ces rivages fameux !
L'Alcoran à la main, l'ignorance stupide
S'assied sur les remparts où méditoit Euclide : (2)
Elle y commande seule ; et c'est là qu'autrefois
Hipparque à la science imposa d'autres lois .
De la voûte étoilée il élargit l'enceinte , ( 3 )
1
(1) On sait que les débordemens du Nil firent naître en Egypte les
observations astronomiques . r
(2) Alexandrie , qui vit fleurir dans son école Euclide , Hipparque et
tant d'autres grands hommes.
(3) Hipparque avoit à-peu-près comptédeux mille étoiles.
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
Et toujours de ses pas elle a gardé l'empreinte.
Mais que d'erreurs encor ! Les cieux trop entassés
Dans des cieux de cristal tournoient entrelacés ;
Et les astres , conduits par le seul Ptolémée ,
Publièrent mille ans sa fausse renommée .
Il confondit leur place , il changea leurs emplois.
Le soleil , indigné de perdre tous ses droits ,
Descendit de son trône , et , soumis à la terre ,
Au lieu d'être son roi devint son tributaire .
Cette Muse au front calme , au regard sérieux ,
Qui tient un globe d'or et mesure les cieux ,
A ses frivoles soeurs quelquefois est semblable :
Sous un air de sagesse elle aime aussi la fable ;
Et la fable a des cieux peuplé les régions. .
O mère des beaux vers , des douces fictions :
O Grèce , ne viens plus de ton docte Lycée
Rappeler la splendeur dès long-temps éclipsée !
Je sais que de ton nom les voyageurs épris ,
Sur les pas de Choiseul vont chercher tes débris;
Que ton goût instruisit le ciseau , la palette ;
Qu'Homère anime encor les accens du poète ,
Qu'il est le Dieu des arts; mais tes sages vantés ,
Dans Paris ou dans Londre aujourd'hui transportés ,
Rougiroient des erreurs qu'enfantoient leurs écoles.
Les cieux déshonorés pár tes rêves frivoles ,
Oublièrent Thalès , Démocrite , Platon ,
Mais ils me nomment tous Descartes et Newton.
Aux bois d'Académus , si fameux dans Athène ,
L'imagination trop souvent se promène ;
A Sous le portique même elle vient folâtrer .
C'est à Guide , à Délos , qu'on la veut rencontrer ;
On ne la cherche point dans l'asile des sages.
Qu'Ovide , en prodiguant l'esprit et les images ,
MARS 1807 . 533
Dieu du jour , avec toi fasse errer dans les airs
Les mois , tes douze fils aux visages divers ;
Qu'il monte , qu'il pénètre en ta cour immortelle;
Qu'il t'élève , en des vers éblouissans comme elle ,
Un palais que Vulcain enrichit à grands frais ,
Comme si l'univers n'étoit pas ton palais ! ( 1 )
Ovide en a le droit : volez dans la carrière ,
Coursiers dont les nazeaux nous soufflent la lumière ,
Et qu'en réglant vos pas , les Heures tour-à-tour ,
Soeurs d'un âge pareil , nous mesurent le jour !
J'applaudis ces tableaux ; ils sont faits pour séduire :
Un poète doit plaire , un savant doit instruire .
Et qu'ai -je appris des Grecs , de ces peuples menteurs ?
Bien peu de vérités , d'innombrables erreurs.
Ils croyoient ces grands corps suspendus dans le vide
Des points d'or attachés à leur voûte solide .
Leur soleil fatigué descendoit dans les mers .
Rome , sans l'éclairer , soumettant l'univers ,
Reçut les lois , les arts , les erreurs de la Grèce .
Quel système insensé nous a transmis Lucrèce !
J'aime ses grands tableaux , ses pensers vigoureux :
Soit que , réunissant sous un emblême heureux
Au pouvoir qui détruit le pouvoir qui féconde ,
Entre Mars et Vénus il partage le monde ; (2)
Soit que du genre humain il peigne le berceau ,
Qu'il brise de l'Amour les traits et le flambeau ,
Qu'il foule aux pieds la mort , et quand l'homme succombe ,
L'instruise à mépriser les terreurs de la tombe . (3)
(1 ) Voy. le début du second livre des Métamorphoses :
Regia Solis erat sublimibus alta columnis ,
Clara micante auro , etc.
Voy. l'Invocation à Vénus dans le premier livre de Lucrèce.
(3) Voy. les cinquième , quatrième et troisième livres du même poète.
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
Eloquent défenseur d'un dogme criminel ,
Lucrèce dit en vain que l'esprit est mortel :
Le sien vivra toujours ; mais à tant de génie ,
Pourquoi tant d'ignorance est elle réunie ?
Il veut qu'au haut du Ciel , l'oeil immense du jour
N'ait que cet orbe étroit dont j'embrasse le tour ;
Il se figure , enfin , qu'au réveil de l'Aurore ,
Mille feux s'élevant des monts qu'elle colore
S'arrondissent en globe , et d'un soleil nouveau (1 )
Tous les jours , dans les airs , vont former le flambeau.
Vérité qu'on fuyoit , il est temps de renaître !
Cieux , agrandissez-vous : Copernic va paroître !
Il paroît , il a dit : et les cieux ont changé.
Seul , au centre du sien, le soleil est range ;
Il y règne , et de loin voit la terre inclinée
Conduire obliquement les signes de l'année ,
Et montrant par degrés ses divers horizons ,
En cercle , autour de lui , ramener les saisons .
O grand astre , ô soleil , ta loi toute-puissante
Régit de l'univers la sphère obéissante ,
Depuis l'ardent Mercure , en tes feux englouti ,
Jusqu'à ce froid Saturne au pas apesanti ,
Qui prolonge trente ans sa tardive carrière ,
Ceint de l'anneau mobile où se peint ta lumière !
Tu les gouvernes tous. Qui peut te gouverner ?
Quel bras autour de toi t'a contraint de tourner ?
Soleil , ce fut un jour de l'année éternelle ,
Aux portes du chaos Dieu s'avance et t'appelle !
Le noir chaos s'ébranle , et , de ses flancs ouverts ,
Tout écumant de feux , tu jaillis dans les airs .
(1) G'est dans le cinquième livre de Lucrèce qu'on trouve cette ridicule
opinion.
MARS 1807 . 535
De sept rayons premiers ta tête est couronnée ,
L'antique nuit recule , et par toi détrônée ,
Craignant de rencontrer ton oeil victorieux ,
Te céda la moitié de l'empire des cieux .
Mais quel que soit l'éclat des bords que tu fécondes ,
D'autres soleils , suivis d'un cortége de mondes ,
Sur d'autres firmamens dominent comme toi ;
Et parvenu près d'eux , à peine je te voi .
Qui dira leur distance , et leur nombre , et leur masse ?
En vain de monde en monde élevant son audace ,
Jusqu'au dernier de tous Herschel voudroit monter :
L'infatigable Herschel se lasse à les compter ;
Il voit de toutes parts , en suivant leurs orbites ,
De la création reculer les limites :
Aussi grand que l'auteur , l'ouvrage est infini .
Vers ces globes lointains qu'observa Cassini ,
Mortel , prends ton essor ; monte par la pensée ,
Et cherche où du grand tout la borne fut placée.
Laisse après toi Saturne , approche d'Uranus ;
Tu l'as quitté , poursuis : des astres inconnus
A l'aurore , au couchant , partout sèment ta route ;
Qu'à ces immensités l'immensité s'ajoute .
Vois- tu ces feux lointains ? Ose y voler encor :
Peut- être ici , fermant ce vaste compas d'or
Qui mesuroit des cieux les campagnes profondes ,
L'éternel géomètre a terminé les mondes .
Atteins-les : vaine erreur ! Fais un pas : à l'instant
Un nouveau lieu succède , et l'univers s'étend .
Tu t'avances toujours , toujours il t'environne .
Quoi , semblable au mortel que sa force abandonne ,
Dieu , qui ne cesse point d'agir et d'enfanter ,
Eût dit : « Voici la borne où je dois m'arrêter ! >>>
Newton , qui de ce Dieu le plus digne interprète
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
1
Montra par quelle loi se meut chaque planète ;
Newton n'a vu pourtant qu'un coin de l'univers ;
Les cieux , même après lui , d'un voile sont couverts.
Que de faits ignorés l'avenir doit y lire !
Ces astres , ces flambeaux , qu'en passant l'homme admire ,
A qui le Guèbre antique élevoit des autels ,
Comme leur Créateur seront- ils immortels ?
Au jour marqué par lui , la comète embrasée ,
Vient-elle réparer leur substance épuisée ?
Meurent-ils comme nous ? On dit que sur sa tour ,
Quelquefois l'astronome , attendant leur retour ,
Vit , dans des régions qu'il s'étonne d'atteindre ,
Luire un astre nouveau , de vieux astres s'éteindre .
Tout passe donc , hélas ! Ces globes inconstans
Cèdent comme le nôtre à l'empire du temps ;
Comme le nôtre aussi sans doute ils ont vu naître
Une race pensante avide de connoître :
Ils ont eu des Pascal , des Leibnitz , des Buffons .
Tandis que je me perds en ces rêves profonds ,
Peut- être un habitant de Vénus , de Mercure ,
De ce globe voisin qui blanchit l'ombre obscure ,
Se livre à des transports aussi doux que les miens.
Ah, si nous rapprochions nos hardis entretiens !
Cherche-t-il quelquefois ce globe de la terre ,
Qui , dans l'espace immense , en un point se resserre ?
A-t- il pu soupçonner qu'en ce séjour de pleurs
Rampe un être immortel qu'ont flétri les douleurs ?
Habitans inconnus de ces sphères lointaines ,
Sentez -vous nos besoins , nos plaisirs et nos peines ?
Connoissez-vous nos arts ? Dieu vous a-t- il donné
Des sens moins imparfaits , un destin moins borné ?
Royaumes étoilés , célestes colonies ,
Peut-être enfermez-vous ces esprits , ces génies ,
MARS 1807 . 537
Qui , par tous les degrés de l'échelle du Ciel ,
Montoient , suivant Platon , jusqu'au trône éternel .
Si pourtant , loin de nous , de ce vaste empirée ,
Un autre genre-humain peuple une autre contrée ,
Hommes , n'imitez pas vos frères malheureux !
En apprenant leur sort , vous gémiriez sur eux ;
Vos larmes mouilleroient nos fastes lamentables .
Tous les siècles en deuil , l'un à l'autre semblables ,
Courent sans s'arrêter , foulant de toutes parts
Les trônes , les autels , les empires épars ;
Et sans cesse frappés de plaintes importunes ,
Passent , en me contant nos longues infortunes .
Vous hommes , nos égaux , puissiez-vous être , hélas ,
Plus sages , plus unis , plus heureux qu'ici-bas !
Oh , si j'osois plus loin prolonger ma carrière ,
Je chanterois encor cette cause première ,
Ce grand Etre inconnu dont l'ame fait mouvoir
Les millions de cieux où s'est peint son pouvoir.
Mère antique du monde , ô nuit , peux-tu me dire
Où , de ce Dieu caché , la grandeur se retire ?
Soleils multipliés , soleils , escortez - vous
Cet astre universel qui vous anime tous ?
En approchant de lui , pourrois-je entendre encore
Ces merveilleux concerts dont jouit Pythagore ;
Et que forment sans cesse en des tons mesurés ,
Tous les célestes corps l'un par l'autre attirés !
D'autres en rediront la savante harmonic ;
Moi , je sens succomber mon trop foible génie.
Et vous , qui m'avez vu repoussant le sommeil ,
Franchir les airs , chanter par-delà le soleil ,
Si de plus grands efforts plaisent à votre audace ,
Il est un Cassini , digne encor de sa race , (1 )
( 1 ) Cette famille illustre dans les sciences, compte quatre générations
;
538 MERCURE DE FRANCE ,
1
Qui s'offre à vous guider , qui règne en ce séjour
Où la sage Uranie a rassemblé sa cour .
Ainsi que ses aïeux la Déesse l'inspire :
C'est par eux que cent ans , elle accrut son empire ;
Tout ce qu'ont dit mes vers leur compas l'a prouvé,
Au ciel , d'où je descends , tous les jours élevé ,
Leur fils suit leur exemple : il sait d'une main sûre
Régler les mouvemens des astres qu'il mesure .
Quand la lune arrondie en cercle lumineux
Va , de son frère absent , nous réfléchir les feux ,
Il vous dira pourquoi , d'un crêpe enveloppée ,
Par l'ombre de la terre elle pålit frappée ;
Pourquoi , du haut des airs , cet astre de la nuit
Soulève l'Océan qui retombe à grand bruit ;
Tranquille , il fait rouler , dans leurs justes orbites
Autour de Jupiter , ses quatre satellites ;
Et , les montrant de loin au fier navigateur ,
Dirige en paix de Cook le vaisseau bienfaiteur.
Tout cède à ses calculs : et vous le verrez même
Assujettir aux lois que suit notre système ,
Et Cérès , et Pallas qui , naguère , à nos yeux ,
Ont , après Uranus , prit leur rang dans les cieux .
Sa main ramènera l'étoile déréglée ,
Qui vient , finit , revient , et court échevelée .
Moins de gloire appartient à mes humbles essais .
Toutefois j'ai voulu , des poètes français
Elever les regards vers de si beaux spectacles .
Et lorsque la nature , étalant ses miracles ,
Prodigue devant nous tant de trésors nouveaux ,
Comme elle , s'il se peut , varions nos tableaux .
d'astronomes depuis Dominique Cassini , appelé en France par les bien
faits de Louis XIV , jusqu'à M. de Cassini , son arrière petit - fils,
membre actuel de l'Académie des Sciences.
MARS 1807 . 539
Faut-il offrir toujours sur la scène épuisée ,
Des tragiques douleurs la pompe trop usée ?
Des sentiers moins battus s'ouvrent devant nos pas .
Au festin de Didon , voyez-vous Iopas ( 1 )
Chanter le cours des ans , des saisons incertaines ,
Et des célestes corps les changeans phénomènes ,
Et tout ce qu'autrefois enseignoit dans ses vers
Ce tout-puissant Atlas qui portoit l'univers ?
Reprenez tous vos droits , consultez les vieux âges :
Les poètes jadis furent les premiers sages .
Je choisis des sujets qui les ont inspirés .
Heureux si , les suivant dans des lieux ignorés ,
De l'antique Linus je retrouvois la lyre !
Puisse au moins , animé de leur noble délire ,
Quelque chantre immortel dignement retracer
Ce grand tableau des cieux que j'osai commencer !
(1) Premier livre de l'Enéïde :
Cithara crinitus Iopas ,
Personat auratá , docuit quæ maximus Atlas,
Hic canit errantem lunam solisque labores .
540 MERCURE DE FRANCE ,
11
ENIGME.
Je fus en tous les temps des mortels desiré :
Souvent de mes faveurs j'ai comblé le bas âge ;
Pour moi l'avare en vain a toujours soupiré ,
Et jamais du jaloux je ne fus le partage.
Près du volage amant j'apparois et j'expire ;
Je suis le prix des constantes amours ;
Dans un coeur bienfaisant j'établis mon empire ,
Et chez le sage enfin j'habiterai toujours .
LOGOGRIPHE.
Une étroite prison , à te parler sans feinte ,
M'enferme , ami lecteur . Au pouvoir de mes lois
J'enchaîne les sujets , et je soumets les rois ;
A leur foible raison souvent je porte atteinte.
D'Iris que j'embellis je suis le truchement ;
J'alarme tour-a- tour et rassure un amant .
En cherchant mes huit pieds , si tu veux me connoître ,
Lecteur , en un moment tu vas me voir paroître :
Je renferme un des tons trouvés par Arétin ;
De l'homme vertueux quel sera le destin ;
Un meuble fort utile ; un fruit ; une contrée
Où croît une liqueur à Bacchus consacrée ;
L'ornement des cités ; un titre précieux ;
Un vase où l'on gardoit , par un zèle pieux ,
Les cendres des héros ; un mal assez funeste ;
Un astre lumineux de la voûte céleste ;
Ce qu'un vil intérêt , l'aiguillon du nocher ,
Jusques au sein des mers nous fait souvent chercher .
CHARADE.
MON premier , pour servir , doit être tout entier ;
Grand , moyen , bel ou bas peut être mon dernier ;
Mon tout , bon ou mauvais , se fait dans mon premier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº . est Pluie.
Celui du Logogriphe est Butor, où l'on trouve but, tu, or, ut, bru,
bu , tour, ou , brut .
Celui de la Charade est Bec-figue.
MARS 1807 . 541
Octavie , tragédie en cinq actes et en vers , représentée sur le
Théâtre Français , le 9 décembre 1806. In-8°. Prix : 1 fr. 80 c. ,
et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris , chez Vente , libraire ,
Boulevard des Italiens , n°. 7 ; et chez le Normant.
L'UTILITÉ 'UTILITÉ de la critique consiste principalement à mettre
à leur place les ouvrages dont la réputation est usurpée. Il
arrive souvent que des productions monstrueuses et barbares
fappent la multitude , imposent silence aux connoisseurs , et
jouissent d'un succès qui étonne et décourage le vrai talent.
L'intérêt du goût exige alors qu'on examine ces productions
avec une attention sévère , qu'on en relève tous les défauts ,
qu'on se serve des armes de la dialectique , et même de celles
du ridicule , pour les mettre à leur place, et les réduire à leur
juste valeur. Ces principes bien entendus suffisent pour faire
tomber tous les murmures que l'orgueil humilié fait entendre
sans cesse contre ceux dont le devoir est de rabaisser cet orgueil.
Si la vogue d'un mauvais livre est excessive , si ses proneurs
donnent dans l'exagération , peut-on exiger que la critique
soit indulgente ? Ne la force-t-on pas , au contraire ,
à sortir de la mesure qu'elle se prescrit ordinairement ?
Autant l'on doit être rigoureux à l'égard de ces productions
trop vantées , autant l'on doit mettre de modération
dans l'examen d'un ouvrage étouffé en naissant.
L'auteur d'Octavie se plaint d'une cabale , qui n'a pas même
permis qu'on entendit sa pièce. Il peut y avoir quelque chose
de vrai dans ses réclamations , et la lecture de sa tragédie
suffit pour convaincre que cet ouvrage méritoit du moins
d'être écouté. On n'y trouve ni situations romanesques , ni
caractères exagérés. Le plan est conçu avec assez de régularité ;
et nous avons vu quelques pièces plus défectueuses traitées avec
moins de sévérité. Cependant , on ne peut tout-à-fait accuser
le public d'injustice ; il est très - douteux qu'avec plus de
calme , la tragédie d'Octavie eût pu plaire aux connoisseurs.
Le grand vice tient au choix du sujet ; et sous ce rapport , on
peut dire, avec un critique très-éclairé , que l'auteur n'a pas
eu de plus grand ennemi que lui-méme.
Quoique cette tragédie n'ait pas réussi , l'examen que l'on
doit en faire peut être de quelqu'intérêt. L'auteur a pris pour
modèle une des pièces les plus renommées du célèbre Alfieri.
Le poète italien avoit jugé lui-même son Octavis peu propre
542 MERCURE DE FRANCE ,
à être représentée : il la regardoit plutôt comme un tableau
historique que comme une production théâtrale. Malheureusement,
le poète français n'a pas porté le même jugement
sur ce sujet.
Le parallèle que l'on se propose de faire des deux ouvrages
montrera quel parti le poète français a tiré de son modèle , et
pourra donner une idée de la manière d'Alfieri. On l'a souvent
appelé le Tacite des poètes : aucune de ses pièces n'a pu
lui faire accorder plus justement ce nom que celle dont nous
avons à nous occuper .
Les deux tragédies sont parfaitement conformes à l'histoire.
Tous les détails , et l'indication des principaux caractères se
trouvent dans les chapitres 60 , 61 , 62 , 65 et 64 du 14º livre.
des Annales de Tacite. Cette narration est un des chefs-d'oeuvre
de l'historien. On y admire en même temps la profondeur des
idées , et l'extrême vérité des portraits. La seule fiction que se
soient permise les deux poètes , c'est d'introduire Séneque
dans l'action. Cette fiction est heureuse , en ce qu'elle donne
à Octavie un appui qui soutient pendant quelques momens
l'espoir du spectateur.
Mais une narration parfaite peut être un mauvais sujet de
tragédie. Le caractère de Néron à l'époque de cette catastrophe
ne paroît pas propre au théâtre. Il ne peut l'étre,
comme l'a très-ju icieusement observé Racine, que lorsque ,
placé entre la vertu et le vice, il ne s'est pas encore livré à ses
affreux penchans. Au moment où il a franchi cette barrière
que la fermeté de Burrhus lui opposoit, il ne peut plus paroître
sur la scène. N'ayant pas même le courage du crime , il
n'excite que l'horreur et le mépris. Le caractère touchant
d'Octavie paroît avoir engagé quelques poètes à traiter ce
sujet , et l'auteur français n'est pas le seul que ce personnage
séduisant ait égaré. En effet , les réflexions de Tacite sur
Octavie , au moment où elle est reléguée à l'île de Pandataria
, sont faites pour inspirer le plus tendre intérêt. Après
avoir parlé d'Agrippine et de Julie , il ajoute :
<<Mais ces deux femmes n'étoient plus dans leur première
>> jeunesse ; elles avoient eu quelques momens de bonheur , et
>> le souvenir de leur ancienne prospérité pouvoit adoucir
» l'amertume des maux qu'elles souffroient. Octavie , au
>> contraire , trouva dans le jour de ses noces un jour de deuil.
>> Elle fut conduite dans la maison d'un époux où elle ne
>>devoit voir que des objets de larmes. Son père étoit destiné
>> à y périr par le poison , et son frère , presque en même
>> temps, devoit subir le même sort. Aussitôt qu'elle fut
>>mariée, une de ses femmes fut plus puissante qu'elle; et
1
MARS 1807. 543
>> Poppée n'épousa Néron qu'en jurant la perte de la pre-
>> mière épouse. Enfin , pour comble de maux , elle fut acca-
» blée par une accusation plus cruelle que la mort. Octavie ,
>> à l'âge de vingt ans , fut livrée à des centurions et à des
› soldats ; le pressentiment des malheurs qui la menaçoient
encore la faisoit mourir mille fois , et elle ne pouvoit jouir
>> du repos que la mort procure. » ( 1 )
press
On va voir qu'Alfieri et le poète français ont fait tous leurs
efforts pour peindre Octavie d'après l'idée qu'en donne l'historien
latin.
La première scène de la tragédie d'Alfieri est un beau tableau
historique. Sénèque y est représenté avec les couleurs les plus
vraies. Onyvoit la fausse position dans laquelle ce prétendu sage
s'étoit mis. Néron , sans s'expliquer sur Octavie , demande des
conseils au philosophe
<< Vous voulez des conseils , lui répond- il , lorsque vos pro-
>> jets cruels sont arrêtés dans votre coeur. Vos desseins sur
» Octavie ne me sont pas connus ; mais ce que vous me dites
>> me fait frémir pour elle. - Dites - moi , Sénèque , lui
>> réplique Néron , frémissiez-vous le jour où je crus néces-
>> saire de faire mourir son frère ? Le jour où vous avez
>> déclaré coupable la superbe Agrippine , votre ennemie ,
>> frémissiez-vous ? »
SENECA.
Consiglio a me , pur troppo !
Chieder tu suoli , allor che in core hai ferma
Già la feral sentenza. Il tuo pensiero
Noto or non m'è ; ma per Ottavia io tremo ,
Udendo il parlar tuo.
NERONE.
Dimmi ; tremavi
Quel di, che tratto a necessaria morte
Il suo fratel cadeva ? E il di , che rea
Pronunziavi tu stesso la superba
Madre mia , che nemica erati fera ,
Tremavi tu?
:
:
Néron ajoute bientôt la plaisanterie à l'outrage : lorsque
(1) Sed illis robur ætatis adfuerat : læta aliqua viderant , et præ
sentem sævitiam melioris olim fortunæ recordatione allevabant. Huic
primus nuptiarum dies loco funeris fuit , deductæ in domum in quá nihil
nisi luctuosum haberet , erepto per venenum patre et statimfratre : tum
ancilla domina validior ; et Poppoea non nisi in perniciem uxoris nupta ;
postremo crimen omni exitio gravius . Ac puella , vicesimo ætatis anno ,
inter centuriones et milites , præsagio malorumjam á vitá exempta ,
nondum tamen morte adquiescebat.
(Annales de Tacite , liv. 14, chap . 63. )
544 MERCURE DE FRANCE ;
Séneque le conjure de reprendre ses bienfaits , et de lui laisser
l'estime de lui-même , il répond :
« Je vous la laisse , si vous l'avez . Vous êtes en vérité un
>> grand maître de vertu ; mais vous savez qu'elle n'est pas
>> bonne dans toutes les circonstances. » Il lui reproche ensuite
son amour pour les richesses : « Vous le voyez , ajoute-t-il,
>> quoique je ne sois pas stoïcien , je vous donne des leçons de
» stoïcisme. »
NERONE. 1
Ove tu l'abbi , io la ti lascio. Esperto
Mastro sei tu d'alma virtù : ma , il sai ,
Ch'anco non sempre ella si adopta.....
Il vedi : insegno
Io non stoico a te stoico ; e si il mio senno ,
Tutto il deggio a te solp .
Néron, sans aucun ménagement , ordonne à Sénèque de
perdre Octavie dans l'esprit du peuple. Le philosophe veut
opposer quelque résistance , Néron l'interrompt :
« Je ne vous menace point , lui dit-il , de la mort ; vous
>> la méprisez , je le sais. Mais ce peu de réputation qui vous
>> reste , et dont vous faites tant de cas , souvenez-vous qu'il
>> est en mon pouvoir. Je peux vous l'enlever : ne me faites
» aucune observation , et obéissez . »
NERONE .
Non ti minaccio morte ;
Morir non curi , il so ; ma di tua fama
Quel lieve avanzo , onde esser carco estimi ,
Pensa , che anch' egli al mio poter soggiace .
Torne a te più , che non ten resta , io posso .
Taci omai dunque , e va ; per me t'adopra .
Ce dernier trait est de la plus grande profondeur ; il est
entièrement conforme à la pensée de Tacite sur l'apologie de
la mort d'Agrippine ( liv. 4 , chap . 11 ) .
La conspiration contre Octavie commence au second acte.
Poppée et Tigellin cherchent les moyens de la perdre. Tigellin
croit que le succès est sûr : Poppée , qui a étudié
profondément le caractère de Néron , n'est pas aussi tranquille ;
elle craint que le voeu unanime des Romains en faveur d'Octavie
n'effraye Néron :
« La crainte d'un peuple révolté , dit-elle , ne peut-elle
>> rien sur son ame ? Ne l'avez-vous pas vu trembler devant
>> Agrippine ? Quoiqu'il m'aimât avec fureur , a - t - il osé
>> s'unir à moi tant qu'elle a vécu ? Le silence de Burrhus
>> ne le faisoit-il pas frémir ? Sénèque , qui n'a aucun pou-
>> voir,
DE
MARS 1807 .
5.
Gen
>> voir , ne l'émeut- il pas quelquefois avec sa vaine élo-
» quence ? Voilà les remords dont je le crois capable. Ajou-
>> tez-y les murmures de Rome..... Ils entraîneront Octavie ,
>> répond Tigellin, où ils ont précipité Burrhus , Agrippine
>> et tant d'autres . >>> :
Tigellin , toujours sûr de réussir , se trouve avec. Néron ,
etluidemandequels moyens il emploiera pour perdre Octavie
sans faire murmurer le peuple. Néron lui parle des crimés
deson épouse, « Quels sont- ils, dit à l'instant Tigellin ? » « Je
>> ne l'aimaijamais, répond Néron.» Tigellinobserve avecbeaucoup
de bon sens , qu'un pareil crime ne suffira point pour
apaiser le peuple , indigné de la disgrace de l'impératrice :
il dit ensuite à son maître qu'Octavie en a commis un bien
plus grand; et , sans aucune préparation , il l'accuse d'adultère
avec le musicien Eucérus.
<< Pouvoit- elle démentir le sang de Messaline , dont elle
> est née , répond Néron ? »
Cette scène est odieuse et dégoûtante. Néron est avili aux
yeux des spectateurs. :
:
Bientôt Octavie paroît devant Néron. Elle lui témoigne
sa tendresse , et lui demande pourquoi il lui a ordonné de
revenir à Rome. Néron , avec une atrocité révoltante , lui
dit qu'elle est coupable d'adultère : elle veut se justifier ;
il lui donne un jour pour répondre à l'accusation dirigée
contre elle.
ハ
K
Octavie confie ses peines à Séneque. Il veut prendre sa
défense, et conçoit l'espoir de la sauver. Elle n'espère point ,
et ne demande à Sénèque que des consolations avant de
mourir.
<<Je n'ai pas , dit-elle , le courage de mépriser la vie. Où
>> aurois -je pu l'acquérir ? Je crains la mort , il est vrai ;
>> cependant je la desire , et je tourne mes regards sur vous ,
» ô Sénèque , qui apprenez si bien à la supporter ! »
Nel rientrare in queste
Soglie, ho deposto ogni pensier di vita.
Non ch' io morir non tema; in me tal forza
Donde trarrei ? La morte , è vero , io temo :
Eppur la bramo; e sospiroso il guardo
Ate , maestro del morire , io volgo .
C
Onentend un grand bruit : c'est le peuple romain qui a
appris le retour d'Octavie , et qui se précipite vers le
palais. Les uns croyant qu'Octavie est rentrée en faveur , les
autres qu'on veut la perdre ; tous font des imprécations contre
Poppée , et brisent ses statues. Néron , furieux , veut sur- le-
Mm
i 546 MERCURE DE FRANCE ,
1
!
champ prononcer l'arrêt de mort de son épouse. « Si vous
> voulez perdre en même temps le trône et le jour , lui dit
>> Sénèque , le moyen est tout prêt : faites périr Octavie. >>>
Néron, forcé de suspendre sa vengeance , envoie Tigellin
calmer le peuple , et l'autorise à tout promettre. Il chasse
ensuite Sénèque de sa présence : Poppée survient en ce
moment.
Cette scène de Néron avec ses deux femmes est , et doit être
ridicule. Cependant elle présente de la force et de l'originalité.
Poppée commence par insulter Octavie , qui lui répond
avec une fermeté modeste. Néron s'emporte :
<<Laissez-la parler, dit Poppée. Elle fait biende me choisir
>> pour juge : elle ne peut en avoir un plus indulgent. Quelle
>> punition pourrois-je infliger àcelle qui trahit l'amour de
>> Néron , que de ne plus le voir ? Et quelle punition pourra
>> lui paroître plus légère ? Je consens à ce qu'Octavie ne
>> cache plus son infâme passion: digne amante d'Eucérus ,
>> je veux qu'elle devienne son épouse. »
Eh ! lascia. Ella ben sceglie
Il suo giudice in me : qual mai ne avrebbe
Benigno piu? Qual potrei dare iopena
Achi l'amordel mio Neron tradisce ,
Quale altra mai , che il perderlo per sempre?
Epena a te , qual fia piu lieve? Il vile
Tuo amor, che ascondi in vano , appien ti fora
Per me concesso il pubblicarlo :degna
D'Eucero amante , degnamente io farti
D'Eucero voglio sposa .
Cette réponse est pleine d'adresse. Poppée pique l'amour
et la vanité de son amant. D'un côté , elle montre qu'à ses
yeux rien n'est plus cruel que d'être séparé de Néron, tandis
que de l'autre, elle indique que ce sera pour Octavie un
grand bonheur. Il est difficile de réunir en si peu de mots
une plus profonde méchanceté.
Poppée continue à profiter de ses avantages; elle reproche
à Octavie la honte de sa mère :
« Si je ne puis me vanter, dit-elle , d'avoir des empereurs
>> pour aïeux , suis-je donc d'un sang vil ! Mais quand j'en
» serois , ne me suffiroit-il pas de n'être point la fille de
>> Messaline ? » Octavie lui répond parfaitement : « Mes
» aïeux , dit-elle , étoient sur le trône : dans ce rang élevé ,
>> toutes leurs erreurs étoient exposées au grand jour; mais
personnen'a su ce qu'ont fait les vôtres qui ont vécu dans
>> l'obscurité. Si vous osiez vous comparer à moi , pourriez-
» vous me reprocher d'avoir plusieurs fois changé d'époux ?
:
3
I
:
MARS 1807. 547
A
» Ai-je passé tour-à-tour dans les bras d'un Rufus ou d'un
>> Othon ? >>
POPPEA.
E s'io
Avi nonvanto imperiali ,nata
Di sangue vil son io percio ? Ma, s'anco
Il fossi pur, nonfiglia esser mi basta
Di Messalina.
:
OTTAVIA.
Aveanmiei padri regno ;
Noti ad ogni uomo i loro error son quindi
Ma , degli oscuri o ignoti tuoi , chi seppe
Cosa giammai? Pur , se librar te meco
Alcun si ardisse , a Ottavia appor potria
Gli scambiati mariti ? Avanzo forse
Son io d'un Rufo , o d'un Ottone.
Cependant la révolte ne s'apaise point; et Néron déclare ,
en présence de Sénèque , qu'il dévoilera bientôt les crimes
d'Octavie. Le philosophe alors ne garde plus aucune mesure ;
il parle librement au prince. La finde cette scène est belle :
SÉNÈQUE.
« Prenez garde , Néron , il est plus facile d'opprimer
>> Rome que de la tromper. Vous avez souvent fait l'un ,
>> jamais l'autre.
NÉRONA
>> Je me suis plus d'une fois servi de vous pour la tromper.
>> Vous étiez très-propre a cette fonction.
SÉNÈQUE.
>> Je fus souvent coupable; mais j'étois à la cour de Néron .
>>> Vil esclave !
NERON.
SENEQUE.
:
>> Je le fus tant que je gardai le silence..Le jour est venu
» où je prononcerai librement des discours que vous n'avez
>>jamais entendus. Je sais que ces dernières paroles n'expie-
>> ront point mes fautes : mais peut-être ma mort me jus-
> tifiera-t-elle aux yeux de la postérité.
NERON.
>> Je saurai vous faire avoir la réputation que vous méritez.
SÉNÈQUE.
>>Pendant que j'entends les cris du peuple , et que la
» crainte enchaîne votre fureur , vous êtes forcé de me sup-
Mma
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> porter encore : je me plais à exciter votre vengeance, et
>> à vous dire la vérité avant que vous ayiez recouvré assez
>> de courage pour me faire périr. Vous ne sacrifierez point
>>Octavie tant que je vivrai , je vous le jure. Je peux aug-
» menter la rage d'un peuple déjà ému ; je peux révéler les
>> attentats auxquels j'ai eu part , et vous plonger dans un péril
>> plus grand que vous ne croyez. Je fus le conseiller de
>> Néron , et je m'endurcis le coeur pour le servir par ma
> lâche complaisance. Je crus ou je feignis de croire que
>> Britannicus étoit coupable pour avoir perdu le trône ,
>>Agrippine pour vous l'avoir donné , Plautus et Sylla pour
» en avoir été jugés dignes , et Burrhus pour vous l'avoir
>> conservé tant de fois. Mais je me crus ou je me crois
>> encore plus coupable qu'eux. Je le dirai ouvertement , je
» le répéterai à tous ceux qui voudront m'entendre , soit si
>> je vis , soit au moment de ma mort. Assouvissez votre
>> rage sur moi , vous le pouvez sans danger ; mais trem-
>> blez , si vous faites périr Octavie : je vous l'annonce , tout
» son sang retombera sur votre tête. Il m'importoit de vous
>>parler ainsi : j'ai parlé, répondez-moi suivant votre usage
>> à de tels discours ; envoyez-moi la mort. >>
९
SENECA.
Bada, Neron; piuche ingannar , t'è lieve
Roma atterrir : l'uno assai volte festi ;
:
L'altro non mai.
NERONE.
Ma , di tepur mi valsi
Ad ingannarla io spesso ; è a cio pur eri
Arrendevole tu.......
SENECA.
Colpevol spesso
Anch' io : ma in corte di Nerone io stava.
NERONE.
Vil servo! ....
SENECA.
Il fui , finch' io mi tacqui ; or sorge
Il di , ch'io sciolgo a non piu intesi detti
Libera lingua. Al mio fallire ammenda
Fian lieve i detti , è ver ; ma in fama forse
Tornar potrammi alto morire.
;
1 NERONE.
Infama
Io ti porrò , qual merti.....
SENECA.
In fin che grida
Di plebe ascolto, che il furor tuo erudo
MARS 1807 . 549
1
Col tuo timor rattemprano , t'è forza
Soffrirmi ancora : e l'irritarti intanto
Giova a me molto ; e il farti udir si el vero ,
Che al ritornar del tuo coraggio io cada
Vittima prima : e, se me pria non sveni ,
Ottavia mai svenar non puoi , tel giuro.
Io trar di nuovo , ea piu furore , iiooppoosso
La gia commossa plebe; appien svelarle
Ioposso inostri empimaneggi :io trarti ,
Piuche nol credi , ad ultimo periglio,
Iodi Neronfui consigliero ; e m'ebbi
Vestito il core dell ' acciar suo stesso .
:
Io vil , credei per compiacerti , o finsi
:: Creder , (pur troppo ! )del perduto trono
ReoBritannico pria ; quindi Agrippina
D'avertel dato ; e Plauto , c Silla , rei
D'esserne degni reputati ; e reo
Di piu volte serbato avertel , Burro :
Ma, reo stimai me piu di tutti , e stimo :
Eapertamente , a ogni uom, che udire il voglia,
Invita, e in morte , io'l griderò . Tua rabbia,
Sbramala in me; securo il puoi : ma trema ,
Se Ottavia uccidi : io te l'annunzio, tutto
Sovra il tuo capo tornera il suo sangue.
Dissi ; e il dir ni importava. Ame in riposta
Manderai poscia , a tuo grand' agio , morte.
1 .
مدق
:
(
Cette tirade a quelques rapports à un trait du rôle d'Agrippine
que Racine a imité de Tacite :
Je révélerai tout , exils , assassinats ,
Poisonmême....
mais la situation est différente ; et l'auteur a eu l'art de relever
Sénèque dans le moment où il étoit le plus avili.
Néron est un peu effrayé du discours de Séneque ; mais
Poppée ranime sa fureur.Tigellinl'engage à convaincre Octavie
du prétendu crime qui lui est imputé : alors le peuple ne
s'intéressera plus à elle. 1
Les moyens proposés par Tigellin sont employés dans un
entr'acte. Octavie revient , et Sénèque lui annonce que ses
femmes ont attesté son innocence au milieu des tourmens.
Cela donne quelques lueurs d'espérance ; mais elle est bientôt
détruite par Tigellin , qui a suborné le délateur Anicetus ,
afin qu'il déclarât que l'impératrice a voulu , de concert avec
lui , soulever l'armée navale de Misène. Octavie , accablée de
cette nouvelle accusation , prie Tigellin de faire venir auprès
d'elle Néron et Poppéc, Sénèque , étonné de cet ordre , luí
demande quel en est le motif. Elle dit qu'elle veut mourir
à leurs yeux. Il cherche à la détourner de ce dessein ; elle
ne lui répond qu'en l'invitant à lui dire si elle peut encore
3
550 MERCURE DE FRANCE ,
avoir quelque espérance. Sénèque reste muet; Octavie poursunt
:
« M'aimez - vous assez peu pour me refuser votre
>> secours ? J'ai tout à craindre tant que mon ame ne sera
>> point séparée de ce corps malheureux. Quels supplices ne
>> peut - on pas lui faire supporter ? Si je cédois aux tourmens
» et aux menaces; si jamais la crainte faisoit sortir de ma
>> bouche l'aveu coupable d'un crime que je n'ai pas commis ,
» et auquel je n'ai jamais pensé..... Habitué depuis de lon-
>> gues années à voir la mort de prés , vous êtes sûr de vous ;
>> je ne le suis pas de moi. Je sors à peine de l'enfance ; mon
>> coeur n'est pas encore aguerri ; mes membres délicats ne
>> pourroient résister aux tourmens : je n'ai point été formée
» aux vertus courageuses , et je suis foiblement armée contre
>> une mort cruelle et prématurée. Par vous seul je puis sans
>> effroi sortir de la vie; mais je n'ai pas la force d'attendre
>> le sort affreux qui m'est réservé. »
T
OTTAVIA.
L
Tu , fermo in ciò , da men mi credi ; e m'armi ?
Tremendo ci m'è , fin che dell' alma albergo
Queste misere mie carni esser veggio.
Ohqquuaallpuò farne orrido strazio?Es'io
Alle minace , ai tormenti cedessi ?
Se per timor mi uscisse mai del labro
Di non commesso , ni pensato fallo ,
Confession mendace? .... Da lunghi anni
Uso a mirar dappresso assai la morte
Tu stai securo io non cosi ; d'etade
Tenera ancor , di cor mal fermo forse ;
Di delicate membra ; a virtù vera
Non mai nudrita ; e incontro a morte cruda
Ed immatura , io debilmente armata :
Per te , se il vuoi , fuggir poss' io di vita ;
Ma , di aspettar la morte io non ho forza.
Le suicide ne peut guères être mieux justifié. Séneque
consent enfin à lui donner du poison;; et elle meurt auxyeux
de Néron et de Poppée , en pardonnant à son époux les
maux qu'elle a souffer's.
Cette tragédie d'Alfieri offre, comme on le voit , quelques
beautés ; mais le fonds en est essentiellement vicieux.
L'horreur du crime n'est tempérée ni par l'élévation , ni par
l'importance des motifs ; et la foiblesse opprimée par un
monstre ne peut opposer qu'une froide résignation aux maux
qui l'accablent , sans lui laisser un moment d'espérance. Le
poète français ne paroît point avoir senti ce vice de son
sujet.
MARS 1807. 551
Il a cru devoir commencer sa pièce par une scène où
Sénèque peint à un ami la situation de Rome et du monde ,
sous Néron; cette scène , qui paroissoit nécessaire , offre un
tableau assez vrai :
Dansquelle ignominie , et quelle horreur profonde,
Hélas ! sont descendus les conquérans du monde !
Ces Romains si jaloux de leurs antiques droits ,
Qui ne savoient fléchir que sous le joug des lois;
Ces fiers triomphateurs, enfans de la victoire ,
Plus grands par leurs vertus encor que par leur gloire!
S'il est vrai que ce globe , où règnent tous les maux,
Vieillisse, et doive un jour rentrerdans le chaos;
Pour se renouveler , si cette race impie
Sous la destruction doit être ensevelie,
Sans doute nous touchons à ce terrible instant
Où tout va s'engloutir dans la nuit du néant .
Mais j'aperçois Néron : quel air sombre et farouche !
Ah! quelqu'arrêt de mort va sortir de sa bouche.
Sénèque ne se trompe point : Néron prononce la mort de
Plautus et de Sylla , parens d'Octavie. Il annonce ensuite le
projet de répudier son épouse, et de s'unir à Poppée ; le philosophe
s'y oppose de tout son pouvoir , et plaide avec force
contre ledivorce. Les raisons qu'il fait valoir sont très-bonnes;
mais sont-elles bienplacées dans sa bouche ? On sait qu'avant
l'établissement de la religion chrétienne, les hommes n'avoient
pas la même idée que nous du mariage. Il paroît donc inconvenant
que Sénèque parle sur cette matière , comme un
docteur moderne. Sans condamner , comme il le fait , le
divorce en général , il devoit se borner à opposer les vertus
d'Octavie aux vices séduisans de Poppée. Néron ne fait à
Sénèque aucun reproche sur sa conduite passée ; il lui dit
seulement que ses représentations l'ennuient :
Qu'à vos préceptes Rome accorde son suffrage ;
Dans vos doctes écrits , vous-même , en liberté ,
Transmettez-les aux yeux de la postérité.
Mais veuillez m'épargner leur âpre sécheresse ,
Vous en avez assez fatigué ma jeunesse.
Cette réponse de Néron est plus théâtrale que celle qu'Alfieri
lui prête ; mais elle est moins historique et moins conforme
à l'idée qu'on se fait des personnages. Il est évident
qu'après la mort d'Agrippine , Néron devoit se moquer de
toutes les leçons de Sénèque dont il connoissoit la lâcheté.
L'auteur consacre quelques scènes à développer le caractère
d'Octavie. Quand Néron la condamne à l'exil , elle lui rappelle
la conduite qu'elle a tenue , d'une manière assez touchante.
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
Néron est sourd à tous ses discours. Tigellin vient lui
annoncer que le peuple se révolte : il se montre un peu
moins lâche que dans la tragédie italienne ; cependant il
donneà peu-près les mêmes ordres .
Dans le second acte, le poète français ne s'écarte presque
pas des combinaisons d'Alfieri : on remarque même quelques
imitations dont le choix n'est pas heureux. Nous citerons
entre autres , la réponse de Néron , lorsque Tigellin lui a
dit qu'Octavie est coupable d'adultere :
Peut-elle démentir le sang dont elle sort ?
Digne en toutde sa mère, elle en aura le sort.
Cette situation est révoltante , et , comme nous l'avons
observé , plonge Néron dans le plus grand avilissement.
Le troisième acte est encore une imitation d'Alfieri ; l'auteur
cependant a imaginé quelques situations qui ne sont pas
sans intérêt. Poppée , prête à réussir dans ses projets , éprouve
des pressentimens funestes : la nuit précédente , elle a eu un
songe mystérieux qui lui annonce le sort qui la menace. Le
récit de ce songe , fort bien amené , auroit pu donner lieu à
des beautés poétiques : malheureusement il est écrit d'une
manière foible et peu correcte. L'auteur , en imitant la
scène d'Alfieri , où Séneque ne garde plus aucune mesure
avec Néron , a su ajouter un dialogue vif et serré qui
auroit pu réussir , sans la sévérité extrême des spectateurs.
Peut-être aussi ce dialogue n'est-il pas amené assez adroitement.
Néron , poussé à bout par Sénèque , annonce qu'il ne
croit pas à la Providence. Le philosophe se met en devoir de
le réfuter; et le public présume tout de suite qu'il va écouter
une discussion fatigante. Les idées générales sont presque
toujours déplacées au théâtre; et l'on doit attribuer à ce
défaut les marmures des spectateurs. Leur mécontentement
les a empêchés ensuite d'entendre et d'apprécier le dialogue
suivant , qui nous paroît écrit avec force et précision :
SÉNÈQUE.
Rappelez-vous le sort du noir Caligula.
Y
NÉRON.
Sous cetempereur, Rome obéit et trembla.
SÉNÈQUE.
2
:
Il périt..... D'Appius , de ce tyran farouche ,
Que le sanglant destin vous instruise et vous touche!
Il ne sut pas régner,
NÉRON.
MARS 1807 . 553
SÉNÈQUE .
Il périt.... De Tarquin
Contemplez en un mot et la chute et la fin.
:
Il fut foible.
NÉRON.
SÉNÈQUE .
Il périt.... Lucrèce, Virginie ,
Votre mort arracha Rome à la tyrannie.
(
Cet acte fait peu avancer l'action : seulement on apprend
qu'Octavie sera jugée par le préteur avec solennité ; ce qui
augmente encore l'avilissement volontaire de Néron : on
apprend aussi que Sénèque prendra publiquement la défense
del'accusée. Alfieri s'étoit gardéde présenter un pareil tableau.
Onne conçoit pas commentle poète français s'est cru en état
de surmonter cette difficulté : le talent de nos plus grands
maîtres n'auroit pu y parvenir.
On a lieu de regretter le vice de cette combinaison : car le
quatrième acte , où elle est développée, présente un style plus
fort et plus nourri que les précédens. Mais comment l'auteur
a-t-il pu se flatter qu'on supporteroit une procédure de ce
genre ? Ne sait-il pas qu'une femme quand elle est soupçonnée
, même faussement , perd toute sa dignité ? Et n'a-t- il
pas dû prévoir qu'Octavie , toute intéressante qu'elle est ,
traînée à un tribunal pour y défendre sa chasteté , n'étoit
plus qu'un objet au-dessous de la dignité tragique ? Telle
est l'opinion en France. Cette espèce de crime inspire lemépris
ou devient un sujet de plaisanterie : et l'on sait que le
théâtre qui , comme on l'a très-bien observé , est l'expression
des moeurs, ne doit jamais offrir des objets qui répugnent
trop aux idées généralement reçues.
L'auteur , dans le cinquième acte , s'éloigne entièrement
d'Alfieri. Octavie , déclarée innocente par le préteur , conçoit
quelque espoir. Néron même paroît avoir suspendu sa fureur,
quandTigellin lui annonce que Poppée vient d'e d'être assassinée,
et que les auteurs du crime sont Sénèque et Pison. Néron
ordonne leurmort , et Sénèque se retire en prononçanta-peuprès
les mots qui lui sont attribués par Tacite:
Et je laisse en mourant l'exemple de ma vie.
Octavie n'attend pas long-temps son sort : Néron lui fait
apporter la coupe de Britannicus , et elle meurt empoisonnée.
L'auteur paroît avoir été séduit par ce dénouement ;
mais il n'apas remarqué que le dernier degré de l'atrocité n'a
554 MERCURE DE FRANCE ,
rien de tragique, et que cette cruauté inouie est un deces
objets
Que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille , et reculer des yeux.
La pièce du poète français , si l'on en excepte le quatrième
acte , est plus propre à la représentation que celle d'Alfieri ,
mais elle présente beaucoup moins de beautés historiques.
L'auteur ne paroît pas avoir fait une étude assez approfondie
de Tacite; et il n'a pas essayé , à l'exemple de Racine , de
faire passer dans notre langue la précision et la force des pen->
sées de ce élèbre historien. Ce travail étoit de la plus grande.
dificulté; mais c'étoit une raison de plus pour l'entreprendre.
La tentative seule , n'eût-elle pas été faite avec un succès
complet, auroit concilié au poète les suffrages des connoisseurs.
P.
Histoire d'Alexandre -le - Grand , par Quinte - Curce ,
traduite par M. Beauzée , de l'Académie Française , avec
le texte latin en regard ; quatrième édition , retouchée et
augmentée des supplémens de Freinshemius, nouvellement
traduits. Deux vol, in- 12 . Prix : 5 fr. , broch. , et 6 fr.
50 c. par la poste. A Paris , chez Barbou , et le Normant.
:
De tous les historiens d'Alexandre , Quinte - Curce est le
plus connu. Cet avantage incontestable seroit déjà un grand
préjugé en sa faveur , quand même le mérite réel de son
ouvrage ne justifieroit pas complétement la réputation dont
il jouit depuis tant de siècles .
On ne peut pas cependant le compter parmi les auteurs
originaux ; il a pris dans des écrivains antérieurs tous les
matériaux de sonhistoire : mais , comme ces écrivains sont
perdus pour nous , l'ouvrage de Quinte- Curce acquiert parlà
même , à nos yeux , un prix indépendant du talent avec
lequel il a su raconter et peindre les faits .
Peu de temps après lui , Arrien , historien grec , écrivit
aussi l'histoire du héros Macédonien. Ceux qui ne cherchent
dans l'histoire que les faits , quos historia quoquomodo
scripta delectat , préfèrent ce dernier ; et on ne peut lui
contester le mérite de l'exactitude , sur-tout dans les descriptions
de lieux et dans tout ce qui regarde la tactique.
MARS 1807 .
555
Mais Quinte - Curce , à qui l'on peut faire de graves
reproches ( 1) sous ce rapport, a mieux fait connoître les
moeurs , non- seulement du héros et de ses favoris , mais
même des peuples chez lesquels il porta la guerre. La forme
deson ouvrage est plus attrayante; son style , moins grave
à la vérité , et moins convenable au genre , mais non pas
peut-être au héros , flatte plus le goût du coinmun des lecteurs
, et sur-tout des jeunes gens ; ses harangues et ses réflexions
, quoique trop sentenncciieeuusseess,, le rendentplus propre
que l'autre à servir à l'instruction de la jeunesse.
Un littérateur estimable , dans un article de la Revue , lui a
contesté le mérite , et semble s'étonner qu'Arrien ne lui ait
pas été substitué dans l'enseignement des Collèges ; en quoi
il n'a pas fait preuve de jugement. Il s'agissoit moins , dans
ces établissemens , d'apprendre l'histoire que les langues :
cette connoissance étoit la partie principale , l'autre n'étoit
qu'accessoire ; et ces deux auteurs ayant écrit dans des
langues différentes , il étoit très-simple de ne pas mettre un
historien grec entre les mains d'élèves qui n'étoient encore
capables d'entendre que le latin. Le critique fonde son
motif d'exclusion sur ce que Quinte-Curce n'est , selon lui ,
qu'undéclamateur. C'est ce dont aucun homme instruit ne
conviendra avec lui; il suffiroit pour le réfuter de lui
opposer la harangue des Scythes, où les moeurs de ces peuples
sont si bien observées. Le savant M. de Sainte-Croix , dans
son excellent ouvrage sur les Historiens d'Alexandre , a
rendu plus de justice à l'auteur latin. :
La lecture de cette histoire acquiert un nouveau degré
d'intérêt , aujourd'hui qu'un héros formé sur ce grand
modèle , exécute à nos yeux des projets non moins vastes
et plus sensés que ceux du héros de la Grèce , sans abandonner
comme lui le soin de ses propres Etats .
Ces deux raisons d'utilité et d'à-propos ont sans doute
déterminé M. Barbou , connu par les éditions estimables
qu'il a données de plusieurs ouvrages classiques, à réimprimer
la traduction de Quinte-Curce . Mais il reste à savoir
și le choix qu'il a fait de celle de Beauzée est le meilleur :
je ne le crois pas
On sait qu'il en existe une de Vaugelas qui fit dans son
(1) M. de La Harpe s'est étrangement trompé lorsqu'il a dit dans ses
OEuvres ,et répété dans son Cours de Littérature que Quinte-Curce
excelle dans les descriptions de batailles : c'est précisément la partie
laplus défectueuse de sonhistoire.
556 MERCURE DE FRANCE ,
F
temps un grand bruit, et qui conserve encore aujourd'hui
beaucoup de réputation parmi les gens de lettres . On la
regarda avec raison comme un monument précieux des
premiers efforts tentés pour donner à notre langue le caractère
de noblessee qu'elle acquit dans le grand siècle de la
littérature française. Elle parut plusieurs années avant les
Provinciales ; et son auteur , qui par ses remarques grammaticales
n'avoit déjà pas peu contribué au perfectionnement
de la langue, ne fut pas seulement le digne rival des
d'Ablancour, des Pélisson , des Patru , mais il put même
se flatter d'avoir en quelque sorte servi de modèle au
premier écrivain classique de la France.
Le temps que Vaugelas consacra à faire , à refaire , a
Himer et à polir cet ouvrage , effrayeroit aujourd'hui
nos plus, infatigables travailleurs , et inspire une sorte de
respect pour cette conscience littéraire avec laquelle on
soignoit alors les écrits qu'on vouloit exposer aux regards
du public. Il y travailla pendant plus de trente ans , le
refondant , le corrigeant , le retouchant sans cesse ,
mesure que les expressions et les tours qu'il avoit employés
commençoientà vieillir , qu'il en trouvoit de plus heureux ,
ou que l'usage en introduisoit de nouveaux. Voiture , son
ami , le railloit sur son opiniâtre persévérance ; il lui
appliquoit , en la parodiant, l'épigramme de Martial :
Eutrapelus tonsor , dum circuit ora Luperci,
Expungitque genas , altera barba subit.
à
2
Ainsi , disoit - il : altera lingua subit. La mort le surprit
avant qu'il eût pu y mettre la dernière main; et Chapelain
et Costar choisirent entre les nombreuses variantes dont il
avoit chargé son manuscrit , celles qui leur parurent les
meilleures , et satisfirent enfin l'impatience du public , en
publiant cette oeuvre posthume , que la mort seule avoit pu
arracher des mains de l'auteur.
L'ouvrage, au reste , quand on le compare aux écrits du
temps , et qu'on pèse les circonstances , non-seulement présente
l'excuse de cette lenteur , mais en montre même
l'utilité; et ce qui est assez singulier , c'est que l'empreinte
du travail ne s'y fait pas du tout sentir. Le style en est aussi
français, et plus nombreux que celui des traductions de
d'Ablancour ; et avec autant de naturel , il offre plus
d'élégance. Vaugelas goûtoit pourtant singulièrement la
manière de cet écrivain, le seul qui eût pu le faire renoncer
à celle de Coëffeteau , qu'il avoit pris d'abord pour modèle ,
MARS 1807 . 557
de ce Coëffeteau si oublié aujourd'hui , et si estimé par le
chancelier d'Aguesseau , pour la pureté , le caractère
naturel et le véritable génie de la langue.
Aquelques mots et quelques tours près qui ont vieilli et
qui ont été corrigés dans une édition postérieure , par
l'abbé Dinouart , cette traduction est encore bien préférable
à celle de Beauzée , réimprimée aujourd'hui .
Beauzée , grammairien aride et systématique , écrivain sec
et dur, a précisément toutes les mauvaises qualités opposées
aux qualités heureuses de l'écrivain brillant qu'il a cru
traduire. Cet académicien a pourtant joui dans ces derniers
temps d'une grande réputation , et on ne peut lui contester
des connoissances très-étendues engrammaire ; mais je ne
sais s'il n'a pas répandu sur cette science plus de ténèbres
que de lumières. En effet , on peut le regarder comme le
chef d'école de cette foule de grammairiens qui, ne trouvant
pas apparemment les règles et les difficultés de la
langue assez éclaircies par les savans travaux des Vaugelas ,
des Ménage , des Arnauld, des Regnier-des-Marais , des
Bouhours , des Buffier , des Girard , des d'Olivet , des
Duclos , des Dumarsais et des Condillac , ont cru devoir
travailler de nouveau sur cette matière , comme si elle
n'avoit jamais été traitée , ou qu'elle l'eût été d'une manière
trop imparfaite. Il fut aussi l'un des plus ardens promoteurs
de ce système ridicule d'orthographe, renouvelé de Duclos ,
qui lui-même l'avoit pris à l'abbé de Saint-Pierre , et à Dangeau,
surqui l'on fit dans le temps l'épigramme connue :
Je sens que jedeviens puriste,
J'aligne au cordeau chaque mot;
Je suis les Dangeaux à la piste :
Je pourrois bien n'être qu'un sot.
On sait à quel excés de barbarie un de ses successeurs a
voulu porter dernièrement cette grotesque et puérile extravagance.
M. Beauzée n'avoit pas la main heureuse : il a trouvé l'art
de rendre ennuyeux le livre si ingénieux, si amusant et si
instructif des synonymes de Girard , que l'auteur lui-même
avoit déjà gâté, comme l'a ditVoltaire, par l'abus de l'esprit ,
quin'est pas le défaut de son continuateur.
Il a voulu traduire Salluste , pour autoriser je ne sais quel
système ; et sa traduction est une des plus mauvaises qu'on
ait faites de cet auteur si souvent et si mal traduit , excepté
par le P. d'Otteville , dont le travail , qui avoit paru avant
le sien , auroit dû lui inspirer plus de défiance de ses forces .
558 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si la sécheresse et la dureté de son style contraste
avec Salluste , qu'on juge ce qu'elle doit paroître à côté de
Quinte-Curce.
Loin d'avoir rajeuni Vaugelas , il a lui-même des tours
très-vieux , un plus grand nombre d'expressions ignobles
ettriviales , et de constructions pénibles , etc. Il me seroit
aisé d'enmultiplier les citations ; je me bornerai à un petit
nombre , pour ne pas fatiguer le lecteur : elles suffiront pour
donner une idée du reste. Je n'aurai pas même besoinde
les aller chercher bien loin , je les prendrai toutes au hasard
dans le III Livre , qui est le premier de la traduction de
Beauzée ; et je me dispenserai de citer le latin, qu'on connoît
assez pour être généralement élégant et noble.
Le traducteur fait dire aux héraults d'Alexandre , par les
hommes retranchés dans la citadelle de Célène , &qu'ils
>>sont assurés de ne pouvoir être forcés , et qu'au pis aller,
>> ils mourront plutôt que de se rendre. >>
Il dit , en parlant du noeud des Gordiens , « que l'Oracle
>>avoit promis l'empire de l'Asie à celui qui viendroit à bout
>>de défaire cet enlacement inconcevable. »
Plus loin : <<Darius étoit mécontent de ses généraux , ayant
>>dans l'esprit que la plupart avoient été négligens.>>>
Ailleurs , Charidème dit « que quand les hommes se sont
>>laissés aller au gré de la fortune , ils perdent de vue les
>> sentimens même de la nature. » C'est ainsi que M. Beauzée
rend cette belle et énergique expression: naturam dediscere.
Plus bas : « Darius étoit tourmenté pendant le sommeil ,
>>soit que ses songes fussent l'effet des peines de son esprit,
>>soit , etc.; il avoit changé la forme de son cimeterre, pour
>>prendre la mode des Grecs. »
On trouve dans la description de la marche de l'armée des
Perses : << Sur leurs pas venoient les femmes des parens et des
>> ministres du roi , et des troupeses de goujats , etc. »
Voici la manière tout-à-fait nobleedont il représente
Alexandre prêt à se baigner dans le Cydnus : « S'étant donc
>>déshabillé à la vue deson armée , et jugeant que ce seroit
» une belle chose de se montrer à ses troupes , etc. >>>
Voici une autre phrase que je livre également aux gens
de goût et aux grammairiens : « Tous , fondant en larmes ,
>>se plaignoient que le plus grand roi qui fut jamais , leur
>>étoit enlevé dans le cours rapide de ses succés , et qu'il
>>périssoit , non dans une bataille au moins , non par le fer
>>de l'ennemi , mais en se baignant..... ; que Darius étoit
>> proche et victorieux avant d'avoir va l'ennemi , etc.>>>
MARS 1807 . 559
Revenons à Alexandre : « L'indisposition du corps influoit
» sur l'esprit , d'autant qu'il avoit nouvelle que dans cinq
» jours Darius , etc.
>> Il étoit donc au désespoir d'être livré à l'ennemi pieds
» et poings liés , etc.
>>Il me semble entendre le cliquetis des armes ennemies ;
>> et quoique j'aie apporté la guerre ici de mon propre mou-
>> vement , etc.
>>Un empressement si peu réfléchi donna du chagrin à
» tout le monde. »
Quelques lignes après , le médecin Philippe , digne rival
en galimatias des médecins de Molière , dit à Alexandre :
» Que votre conservation par mon ministère devienne le
>>principe de ma vie ! »
<< Son âge d'ailleurs ( d'Alexandre ) donnoit bien de
>> l'éclat à toutes ses actions .
>> Alexandre ne voyoit plus qu'une nuit , jusqu'à l'événe
>>mentqui devoit déciderl'importante question de son sort ,
» bon ou mauvais.
>>> Se voyant enfin victorieux des deux côtés , il se mit aussi-
>> tốt à leurs trousses. » Il est bien inconcevable que cette expression
triviale reparoisse , après la remarque de Voltaire.
Lorsque Léonatus se présente à la tente de Sisygambis :
* Ces dames ne pouvant l'empêcher de s'introduire , et
» n'osant le faire entrer , etc.
>> Darius avoit confié au gouverneur de Damas , la garde
>>de ce qu'il avoit de plus précieux. Ce gouverneur, pour
>>>faire sa cour au vainqueur , trahit son maître , et livra
» à Alexandre le dépôt commis à sa fidélité. Les porte- faix
>>qui portoient ces richesses , voyant leur maitre vaincu et
>>trahi , avoient , à cause de la gelée et de la neige , mis
par-dessus leurs vêtemens grossiers , de peur de s'enrhu-
>>mer , les robes tissues d'or et de pourpre du grand roi.
>> Ce déguisement occasionne à Parménion une vision de
> Don Quichotte ; aussitôt il ordonne à ses gens ( en style de
» Sancho ) de piquer des deux , et de fondre sur eux.
1 >>Lorsque le gouverneur sortit de la ville , il étoit , dit le
>> traducteur , suivi de plusieurs inilliers d'hommes et de
>> femmes , capables defaire compassion à tout le monde,
>> hormis celui , etc. »
Plus loin : « On voyoit éparses dans toute la campagne ,
>>les parures des femmes de qualité. Dans la troupe des
>>captifs , on distinguoit plusieurs seigneurs de la cour ;
560 MERCURE DE FRANCE ,
>> et à peine , enfin ,y eut-il une maison qualifiée qui n'eût
>> part à cette calamité. »
En voilà assez , et même trop pour avoir une idée de ce
prétendu chef-d'oeuvre. Je me suis borné à tirer les citations
du Ier Livre ; on peut juger par-là du reste :
Ab uno , disce omnes.
1
Pourroit-on croire après cela , si'on ne le lisoit imprimé
en tête du livre , que c'est un pareil écrivain qui reproche à
la traduction de Vaugelas de manquer de grace et de vie ?
Une seule phrase de ce dernier suffira pour donner une
idéede sa supériorité : ex ungue leonem. Cette phrase est
célèbre par sa beauté : c'est la première du IV. Livre ; elle
offre par sa construction même le contraste de la fortune
de Darius (après la bataille d'Issus ) , avec la splendeur de
sapuissance avant cette fatale journée. M. de La Harpe , qui
l'achoisie comme exemple pour établir la supériorité de la
langue latine sur la langue française , l'a traduite à sa ma
nière ; et comme sa traduction est évidemment calquée sur
celle de Vaugelas , je la çiterai la dernière. Voici d'abord
le latin:
Darius , tanti modò exercitus rex , qui , triomphantis
magis quam dimicantis more , curru sublimis inierat
prælium , per loca que prope immensis agminibus compleverat
, jam inania et ingenti solitudine vastafugiebat.
M.Beauzéetraduit : « Darius , qui venoit de se voir à la
>>tête d'une si grande armée , qui s'étoit présenté à la mêlée
>> élevé sur un char , plutôt comme un triomphateur que
>> comme un combattant , fuyoit par des plaines qu'il avoit
>> couvertes de ses bataillons presque innombrables , alors
» désertes et changées en une vaste solitude. >> On sent assez ,
sans que je le dise, combien ce dernier membre de phrase
est détaché et traînant.
Voici la phrase de Vaugelas :
<<Darius , qui s'étoit vu naguères une si nombreuse et si
>> florissante armée, et qui étoit venu à la bataille élevé sur
>> un char , plutôt en appareil de triomphe qu'en équipage
>>de guerre , s'enfuyoit à travers les campagnes naguères
>>couvertes du nombre infini de ses troupes , mais qui
>> n'avoient plus que la face d'un désert et d'une vaste
>>>>solitude. »
Voici celle de M. de La Harpe :
:
<<Darius , un peu auparavant maître d'une si puissante
> armée , et qui s'étoit avancé au combat , élevé sur un char ,
dans
:
MARS 1807. 561 ;
DE
LA
SE
> dans l'appareild'un triomphateur, plutôt que d'un généra
fuyoit alors au travers de ces mêmes campagnes qu'il av
remplies de » ses innombrables bataillons , et qui
>> plus qu'une triste et vaste solitude. »
DEPT
Je pourrois citer plusieurs autres passages de Vautrelas
qui ne déposeroient pas moins en faveur de son goût erde 5.
son oreille; mais je me contente de renvoyer à l'ouvrage en
même,ceux qui seront curieux de savoir comment cethomme
écrivoit la langue plus de 150 ans avant les deux académiciens
que je lui ai comparés .
Balzac a dit que l'Alexandre de Quinte-Curce étoit invincible
, et celui de Vaugelas inimitable : on pourroit ajouter
qu'il étoit invincible aussi , puisqu'avec le secours des
chefs-d'oeuvre de style publiés dans l'espace de plus d'un
siècle , le nouveau traducteur est resté au-dessous de lui.
Quant aux supplémens de Frenshemius que l'éditeur a
fait traduire de nouveau , c'est un soin tout-à- fait superflu
qu'il a pris : ils ne méritoient guères d'être conservés ; et ce
n'étoit pas la peine de le faire , pour faire aussi mal : le
français de du Rier vaut encore celui-là .
L....
RECOLLECTIONS OF THE LIFE OF THE LATE
HONORABLE CHARLES- JAMES FOX . Souvenirs
sur la vie de feu CHARLES-JACQUES FOX.
Suite. ( Voyez le N° . CCXCII du 21 février. )
CEPENDANT M. Fox regagnoit la faveur du public par sori
opposition active aux mesures du ministère , qui avoit perdu
de sa popularité à l'occasion des nouveaux impôts. M. Pitt ,
aidé de M. Dundas , avoit établi un système pour le gouvernement
de l'Inde. M. Fox et ses amis le réprouvèrent avec la
plus grande force. Ils avoient à se venger de l'affaire du bill
de l'Inde ; et pour embarrasser de plus en plus le ministère ,
ils firent passer un décret d'accusation contre M. Hastings ,
le gouverneur-général. Ce grand procès ne tourna pas à la
satisfaction de M. Fox et des siens ......
En 1787, le duc de Richemond avoit monté chez lui un
théâtre de société. Le 20 avril , jour auquel le budjet devoit
s'ouvrir dans la chambre des communes , le duc envoya à
M. Pitt un billet pour la représentation du soir. Le ministre ,
Nn
"
562 MERCURE DE FRANCE ,
observant la note qui étoit au bas de la carte d'invitation , et
qui prévenoit que , passé six heures et demie , la porte seroit
fermée , voulut rendre le billet, en disant qu'il lui seroit
impossible d'être libre pour cette heure-là. Le duc insis'a
avec politesse , en observant qu'il étoit juste que M. Pitt fût
privilégié pour venir à l'heure qui lui conviendroit. M. For
lesut; et lorsque le ministre quitta la chambre , à neufheures
du soir , il sortit après lui, et arriva à l'hôtel de Richemond
en même temps que la voiture du ministre. Le portier laissa
entrer celui-ci , et dit à M. Fox qu'il étoit trop tard. M. Fox
lui répondit avec vivacité : « Qu'importe l'heure? Ne voyez-
>> vous pas que M. Pitt me porte aujourd'hui sur ses épaules?
> Par conséquent, j'entre avec lui. » -
M. Fox conservoit son goût pour les courses de chevaux.
Au mois d'avril 1788, il fut de moitié avec le duc de Bedford,
dans les principaux paris de New-Market: ils gagnèrent
huit mille guinées. Ce fut dans une de ces courses que les
chevaux de M. Fox et de lord Barrymore arrivèrent tellement
au même instant , que les juges ne purent décider le
pari.
Ce fut encore aux mêmes courses de New-Market que
M. Fox perdit son porte-feuille , qui contenoit des billets de
banque pour plusieurs milliers de livres sterling. Dès que
le bruit de cette perte se répandit, M. Wyndham et le chevalier
Stepney, voyant un homme qui se sauvoit à toutes
jambes, crurent que c'étoit le voleur du porte-feuille. Ils se
mirent à sa poursuite , et le ramenèrent. On alloit le fouiller ,
lorsqu'on rapporta à M. Fox son porte-feuille , qu'il avoit
oublié sur une table. Il donna cinq guinées à l'homme qu'on
avoit injustement soupçonné. Il observa en riant que si son
porte-feuille ne s'étoit pas trouvé, il auroit fait banqueroute ,
parce que ses paris étoient mauvais.
Dans l'été de 1788, M. Fox fit un voyage sur lecontinent.
Ondit que le principal but de ce voyage étoit de voir un
fils naturel qu'il faisoit élever à Genève. Cet enfant , qui avoit
alors onze ans, avoit des talens distingués ; mais il étoit né
sourd-muet.
M. Fox passa à Lausanne , et il vit le célèbre auteur de
l'Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain. « L'homme du peuple, dit M. Gibbon , échappé
» au tumulte , au sanglant tumulte de l'élection de West-
>> minster , est venu visiter la Suisse. J'appris qu'il étoit ar-
>> rivé au Lion-d'Or; et je lui envoyai mes complimens. Il
>> répondit en personne, et s'établit chez moi pour la journée.
J'avois bu , mangé , causé, et passé des nuits entières avec
:
563 MARS 1807 .
>> Fox en Angleterre ; mais jamais il ne m'étoit arrivé, jamais
>> il ne m'arrivera probablement , de jouir de lui commeje
>> le fis depuis dix heures du matin jusqu'à dix heures du
>> soir. Le pauvre Deyverdun n'étoit pas assez bien pour
>> paroître , et il l'a regretté depuis. Notre conversation ne
>> languit pas un seul instant; et il se montra fort content
>> de sa journée. Nous ne fîmes pas beaucoup de politiques
>> mais il me traça en quelques mots un portrait de Pitt , tel
» qu'il convient à un grand homme de le faire d'un autre
» grand homme , sn rival. Nous parlames beaucoup de
livres , depuis les miens, sur lesquels il me flatta très-
>> agréablement , jusqu'a Homère , et aux Mille et une Nuits.
>> Nous parlames aussi du pys , et de mon jardin, qu'il en-
>> tend infiniment mieux que moi. A tout prendre , je crois
» qu'il envie mon sort; et fût-il ministre , il l'envieroit de
>> même. Le lendemain , je lui donnai un guide pour le
>> promener dans la ville et les environs , et je lui invitai du
>> monde à dîner. Le surlendemain, il partit pour Berne et
>> Zurich. J'ai beaucoup entendu parler de I i. On s'em-
>> presse pour le voir, comme un prodige ; mais il est peu
>> disposé à se livrer dans la conversation . >>
L'historien ne dit pas que M. Fox , dans ce voyage-là, avoit
avec lui mad. Armstead , et qu'ils ne virent nulle part la
bonne société. Les Anglais qui se trouvoient en Suisse , étoient
convaincus que l'esprit de M. Fox avoit sensiblement bassé ;
et la noblesse de ce pays-là évita d'avoir des relations avec
des gens qui donnoient du scandale.
Dans une autre lettre de M. Gibbon , il s'exprime ainsi
sur le compte du voyageur : « M. Fox , dans son tour de
>> Suisse , m'a accordé deux jours de conversation libre et
privée. Il a paru comprendre , et même envier le bonheur
>> de ma situation. J'ai admiré en lui les talens d'un homme
>> supérieur, auxquels il joint la douceur et la simplicité d'un
>> enfant. Jamais créature humaine ne fut plus complétement
>> exempte de malice , de vanité et de fausseté. »
1
L'opinion que Gibbon avoit des talens de M. Fox, comme
orateur , se trouve exprimée d'une manière bizarre , dans un
des mots qu'on a cités de lui. C'étoit au moment où les
premiers débats entre M. Pitt et M. Fox attiroient l'attention
du public. « Pitt , disoit l'historien, ine fait penser à une
>> jolie chaloupe bien peinte et bien pavoisée ; mais malheur
> à la chaloupe , si elle se trouve devant le vaisseau à charbon,
>> le Charles Fox ! »
Le voyageur avoit passé en Italie ; et il approchoit de
Rome vers le milieu de novembre , lorsqu''iill fut atteint par
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
un courrier expédié d'Angleterre , qui lui apportoit la nouvelle
de la maladie du roi. Il revint à l'instant sur ses pas ,
laissant mad. Armstead à Bologne , et ne mit que neuf jours
jusqu'à Londres .
Il est assez probable que cette diligence extraordinaire fut
due à la maladie de lord Hol'and , son neveu , autant qu'à ce
qu'il avoit appris de l'état du roi. Lord Holland fut si malade,
que sa mort fut annoncée dans les papiers , vers la fin
d'octobre. S'il fût mort , M. Fox auroit succédé à sa fortune
et à son titre .
En arrivant en Angleterre , M. Fox eut une dyssenterie ,
jointe à une maladie de la vessie. Ses amis furent fort alarmés
de cette double indisposition , due à la fatigue de son voyage,
et qui ne l'empêcha point d'assister régulièrement aux séances
du parlement......
Nous passons sur ces débats mémorables entre MM. Fox ,
Burke et leurs adhérens , dont le but étoit de faire donner la
régence au prince de Galles , et les ministres , qui se refusèrent
obstinément à cette mesure : une majorité de soixantequatre
voix décida cette grande question. MM. Pitt et Thur-
Low eurent tout l'honneur de cette défense efficace.
M. Fox éprouva dans cette occasion , comme il avoit déjà
eu lieu de s'en apercevoir , que sa réputation morale nuisoit
essentiellement à ses intérêts politiques , et à ceux de ses associés.
Malgré tous leurs efforts pour tromper l'opinion , en
faisant imprimer dans les papiers des relations tronquées des
débats du parlement , la voix publique leur demeura contraire.
Pendant que l'affaire de la régence se débattoit au parlement
, il fut question de former un nouveau ministère, dans
lequel M. Fox devoit entrer. Ses amis se croyoient si sûrs
de certaines places , que le comte Spencer , qui , dans le projet
d'arrangement , devoit être ggoouuvveerrnneeur d'Irlande , fit faire
d'avance les livrées et la vaisselle , qu'il destinoit à sa représentation.
Il se frappa même une médaille , qui représentoit
le prince de Galles , avec cette inscription : « Son Altesse
Royale ; George Auguste Frédéric. 1789. »
Des symptômes de convalescence , puis bientôt après , le
rétablissement de la santé du roi , vinrent changer l'état des
choses. Il reprit les fonctions de la souveraineté ; et toutes les
espérances de M. Fox et de ses amis furent anéanties . Sa santé
étoit restée mauvaise depuis son retour en Angleterre. Il s'obstinoit
à assister aux séances du parlement ; mais ses amis
alarmés lui firent ordonner par les médecins une suspension
absolue de travail , et un séjour aux eaux de Bath.
MARS 1807 . 565
Pendant le séjour qu'il fit aux bains , on eut lieu d'observer
là curiosité et l'intérêt que sa présence excitoit. Toutes les
fois qu'il alloit à la douche , il étoit attendu et suivi par une
foulede gens qui vouloient le voir en passant. Ce traitement lui
fit un effet si merveilleux , qu'il revint au bout d'un mois à
Londres , parfaitement guéri.
Aux courses de New-Market, qui eurent lieu au printemps
de 1789 , M. Fox gagna environ cinquante mille livres sterling.
En octobre 1790 , il vendit à New- Market , deux de
ses chevaux ( Seagull et Chanticleen ) pour quatre mille et
quatre cents guinées.
Lorsqu'il s'éleva contre l'Angleterre et l'Espagne des difficultés
au sujet de la possession de Nootka-sound , M. Fox
fit son possible pour prévenir la guerre. Lorsque la Russie
fut menacée d'une rupture avec la Grande-Bretagne , à l'occasion
des mesures ambitieuses prises contre l'empire ottoman
, M. Fox soutint , au parlement, la convenance de la
paix , et envoya , dit-on , à l'impératrice Catherine , un agent
chargé d'aviser avec elle aux moyens de prévenir la guerre.
Ce qu'il y a de certain , c'est que l'impératrice de Russie
avoit une si haute opinion des talens qu'avoit déployé
M. Fox pour prévenir une rupture , qu'elle écrivoit à son
ambassadeur à Londres , pour prier M. Fox de faire faire par
Nollekins son buste en marbre blanc. Elle vouloit , disoitelle
, placer ce buste entre les statues de Cicéron et de Démosthènes
, pour donner un témoignage de son estime à l'homme
dont l'éloquence avoit prévenu les calamités de la guerre
entre l'Angleterre et la Russie. Le buste fut envoyé au mois
d'août 1791 .
Les premiers événemens de la révolution française commençoient
à attirer l'attention de l'Europe. On les considéra
généralement en Angleterre , comme favorables à la cause
de l'humanité , et de l'état social. M. Fox fut du nombre de
ceux qui saisirent vivement l'espérance de voir la nation française
se créer une constitution libre. Son opinion étoit qu'il
en résulteroit plus de bonheur en France , et plus de tranquillité
chez tous les Etats voisins. Son attention se portoit sur
les effets généraux de la liberté , sur le caractère et les vues
de ceux qui jouoient un rôle actif dans la révolution française.
Il raisonnoit d'après les principes abstrai's , plutôt que
d'après l'expérience , lorsqu'il prétendoit que les peuples
libres sont moins enclins àla guerre que les peuples soumis
au despotisme. S'il eût consulté l'histoire , il auroit vu que
le génie belliqueux chez les peuples libres a toujours été
caractérisé parune plus grande énergie que chez les peuples
soumis au pouvoir arbitraire .
3
*
566 MERCURE DE FRANCE ,
i
Dans la discussion qui eut lieu en 1790, dans la Chambre
basse , relativement aux dépenses , M. Fox exprima son approbation
sur ce qui se passoit en France, M. Burke , qui se leva
après lui , dit qu'il craignoit que l'approbation donnée à la
révolution de France , par un homme dont l'opinion étoit
d'une si grande autorité, ne fût envisagée comme un encouragementà
imiter de pareilles opérations politiques en Angleterre.
Il déclara qu'il étoit convaincu que riende pareiln'étoit
dans les intentions de M. Fox , qu'il s'étoit toujours
montré zélé défenseur de la constitution anglaise. Il dit qu'il
pensoit comme M. Fox sur le despotisme des rois de France;
mais qu'il différoit totalement d'opinion sur les effets probables
de la révolution française, relativement au bonheur de
seshabitans, et àla tranquillité des peuples voisins. M. Burke
termina son discours par un grand éloge des talens et des
vues de M. Fox.
En réponse à ce discours , M. Fox témoigna d'abord son
estime el sa vénération pour M. Burke; puis il ajouta : « J'ai
>> plus appris sur la politique dans la conversation de
» M. Burke , que dans toutes mes études, dans la fréquen
>> tation des hommes , et dans la pratique des affaires. Mais
>> je ne peux pas être de son avis sur larévolution française.
Je suis l'ennemi du despotisme démocratique , comme du
>> despotisme des aristocraties etdes monarchies ; mais je ne
>> crains point que la nouvelle constitution de France dégé-
>> nère en tyrannie sous une forme quelconque. »....
"
4
Après cette discussion , M. Burke saisit toutes les occasions
de maintenir l'opinion qu'il avoit avancée. Il s'opposa
à la suppression du serment du Test, et à la réforme dela
représentation parlementaire. Il continua à avoir des relations
d'amitié avec M. Fox; mais ils ne se voyoient plus
aussi souvent.
En 1791 , à l'occasion d'un projet de constitution pour le
Canada , M. Burke. entra dans la discussion des principes
généraux de la législation; il examina la déclaration des droits
de l'homme, la constitution française , et conclut en disant,
qu'il étoit convaincu que l'on avoit conçu en Angleterre, le
dessein de changer la forme du gouvernement établi.
Pendant ce discours , les membres de l'opposition rapper
lèrent l'orateur plus d'une fois à l'ordre. M. Fox se leva
après lui . Il dit qu'il se croyoit compromis par une insinuation
qui tendoit à le faire considérer comme un républicain. Pour
écarter l'effet de cette expression , il fit sa profession de foi
politique , et avoua que la constitution anglaise , quoique
défectueuse en théorie , étoit admirablement adaptée àl'An
MARS 1807 . 567
gleterre. Mais il répéta les éloges qu'il avoit donnés à la
révolution de France : il la considéroit , dit-il , comme
un des événemens les plus glorieux dans l'histoire des nations.
Il observa que cette discussion , relativement à la
révolution française , étoit déplacée dans l'examen du bill de
Québec; et qu'il différoit d'opinion avec M. Burke , parce
que celui-ci n'étoit plus d'accord avec les principes qu'il
avoit manifestés précédemment.
M. Burke répliqua : « M. Fox m'a traité avec dureté et
>> malice. Il a employé ses troupes légères contre ses autres
>>>antagonistes , et réservé sa grosse artillerie pour moi. >>
Il défendit ensuite son opinion sur la révolution française ,
se justifia du reproche d'inconséquence , et dit que quoique
M. Fox et lui eussent souvent différé d'opinion, ils n'en
étoient pas moins demeurés amis jusqu'à cejour. « Mais ily
a ( ajouta-t-il) dans cette constitution française , quelque
>> chose qui envenime tout. » « Nous ne cesserons pas d'être
>> amis pour cela , dit M. Fox à demi voix. » « Qui , mon-
>> sieur reprit M. Burke, nous avons cessé d'être amis : je sais
>> ce que jeme dois à moi-même. » Il conclut son discours
en exhortarit les deux illustres chefs des partis opposés , soit
qu'ils persistassentdans leurdivision , soit qu'ils se réunissent,
àmaintenir la constitution anglaise exempte de toute innovation.
Lorsque M. Fox entendit cette déclaration formelle dans
la bouche de son ancienami , deson patron, de son instituteur
politique , il éprouva une émotion dont il ne fut pas le
maître. Il se leva pour parler , et il ne put pas articuler une
parole. Ses larmes le soulagèrent , et unprofond silence régna
pendant quelques momens dans l'assemblée. Enfin , il retrouva
la parole : il dit que quelque changement qui fût
survenu dans les opinions de son honorable ami ( car il persistoit
à lui donner de nom ), il ne pouvoit abandonner si
légèrement une relation intime de vingt-cinq ans. Il espéroit
que M. Burke voudroit bien se rappeler le passé , et croire
du moins qu'il n'avoit pas eu l'intention de l'offenser. Dans
sondiscours, il répéta que M. Burke avoit eu autrefois des
principes très-différens , et lui avoit inculqué , à lui Fox ,
ces mêmes principes politiques pour lesquels il le blåmoit.
Ilrappela que M. Burke avoit proposé ou soutenu certaines
mesures qui prouvoient cette façon de penser ; il cita des
expressions marquantes dont on pouvoit se souvenir; et il
termina son discours par ces mots : « Nous pouvons supporter
>> l'ingratitude de ceux auxquels nous avons accordé des
>> faveurs , et de ceux-là même qui nous doivent tout. Mais
4
368 MERCURE DE FRANCE ,
:
>> un coeur reconnoissant ne peut se consoler de se voir
>>traiter avec dureté par celui auquel l'a attaché le senti-
>> ment des bienfaits reçus. >> :
La répétition du reproche d'inconséquence qui se trouvoit
au milieu du discours , détruisit tout l'effet de l'exorde et de
la péroraison. De ce moment-la , ils ne se rapprochèrent
plus, M. Fox en eut beaucoup de chagrin , et fit faire souvent
à M. Burke des propositions de raccommodement. La réponse
invariable de celui-ci fut : « Prononcera-t-il la renon-
>> ciation ? » Il désignoit , par ce mot, un singulier écrit
dont il étoit lui-même l'auteur , et qui contenoit une renonciation
solennelle aux principes de la révolution française ,
et une promesse de ne jamais renouveler la proposition de
la réforme du parlement , et de l'abolition du serment du
Test. M. Burke exigeoit que M. Fox articulât les termes
même de cette renonciation , dans une séance du parlement ,
avec un avertissement préalable , afin que tous les membres
fussent présens , et qu'il lui fût impossible de se rétracter.
M. Fox ne voulut pas se soumettre à cette humiliation ; et
malgré les efforts de tous leurs amis communs , de la duchesse
de Devonshire , et de M. Windham , le favori , et
comme le fils adoptif de M. Burke, celui-ci demeura inflexible.
Ma séparation de M. Fox n'est point l'effet de la
>> passion , mais d'un principe , disoit-il. Je regarde comme
>> un devoir sacré de confirmer ce que j'ai dit et écrit là-
>> dessus. A quoi serviroit de nous réunir pour un moment ?
Je ne puis plus avoir aucun plaisir avec lui , ni lui avec
>> moi. »
On rapportoit souvent à M. Fox des observations sévères
que M. Burke faisoit sur son compte; mais cela ne le détacha
point de son ancien ami. On le savoit si bien autour de
lui , que jamais on ne se permettoit de parler légèrement de
M. Burke en sa présence. Quelqu'un observoit un jour devant
lui , que M. Burke étoit un sophiste ; que c'étoit l'éclat de
son éloquence qui avoit fait sa réputation. « Je ne suis point
>> de votre avis , répondit M. Fox : l'éloquence de M. Burke
•>> fait plutôt tort à sa réputation qu'elle ne la sert. Elle jette
>> un voile sur sa sagesse. Ramenez son langage au simple ;
>> écartez ses images , et vous trouverez qu'il est encore plus
>> sage qu'il n'étoit éloquent. Quand vous aurez ôté l'alliage ,
>> vous trouverez le poids entier de l'or. >> Lord Lauderdale
disoit un jour , en présence de M. Fox , que M. Burke
étoit un fou brillant. M. Fox lui répondit : « Les uns le
>> disent fou , les autres le croient inspiré ; mais ce qu'il y a
>>de certain , c'est qu'il est prophète.>>> :
MARS 1807. 569
Lorsque M. Fox apprit la dangereuse maladie qui conduisit
M. Burke au tombeau , il fut profondément affligé ;
et quand il le sut plus mal , il écrivit à madame Burke ,
pour la prévenir que son intention étoit d'essayer de voir son
mari. Il reçut d'elle la réponse uivante :
<<Madame Burke présente à M. Fox ses complimens , et
>> le remercie des informations qu'il veut bien prendre.
>> Elle a communiqué sa lettre à M. Burke. Il la charge de
>> répondre à M. Fox qu'il lui en a beaucoup coûté pour
>> rompre une ancienne amitié; mais que son devoir exigeoit
>> ce sacrifice. Ses principes demeurent les mêmes ; et quelle
>> que soit la durée d'existence qui lui est encore réservée ,
>> il est résolu de vivre pour les autres , et non pas pour lui-
» même. M. Burke est convaincu que les principes qu'il a
>> cherché à soutenir sont nécessaires au bonheur et à la di-
>> gnité de son pays ; et que ces principes , pour faire tout
>> leur effet sur l'opinion publique , doivent être appuyés
>> par la conviction générale de sa sincérité. Madame Burke
>> renouvelle , en son propre nom , à M. Fox , l'expression
>> de sa reconnoissance pour l'objet de son message.>>>
Ainsi se termina toute relation entr'eux ; et M. Fox pleura
amèrement lorsqu'il apprit la mort de M. Burke.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'OPÉRA comique intitulé François Ier , représenté
samedi dernier , pour la première fois , a obtenu un grand
succès. Les paroles sont des deux auteurs les plus féconds
du siècle , MM. Chazet et Sevvrin. La musique est de
M. Kreutzer , premier violon de l'Opéra. Il faut rendre à
César ce qui est à César : ce succès, et celui de la plupart des
ouvrages donnés depuis quelques mois , font le plus grand
honneur au public: la tolérance dramatique fait chaque jour
de nouveaux progrès. Les loges , le parterre, les journalistes
et les auteurs ne forment plus qu'un peuple de frères :
:
Obligés de s'aimer , sans doute ils sont heureux.
Point d'autre nouveauté cette semaine.
On trouve dans les Annuaires dramatiques publiés au
conimencement de cette année , des détails très-étendus sur
570 MERCURE DE FRANCE ,
/ la composition des divers théâtres de la capitale. Celui de
l'Académie impériale de Musique y tient le premier rang.
Son administration emploie 328 personnes. Ce théâtre , dont
l'établissement remonte à l'an 1645 , et qui a été successivement
placé dans différens quartiers de Paris , a toujours été
sous la surveillance d'un des principaux officiers de la maison
du roi. C'est aujourd'hui M. le premier préfet du palais
qui le dirige. Il a sous ses ordres un directeur particulier, un
administrateur comptable, un secrétaire-général etun ins
pecteur-général. On compte ensuite un caissier , cinq commis
pour les bureaux , quatre maitres et chefs de scène. Les
sujets chantans sont au nombre de 76. Il y en a 103 pour la
danse , y compris les maitrés et les élèves ; l'orchestre emploie
75 musiciens , dont deux chefs : enfin , il y a un bibliothé
caire copiste, 6 peintres ou dessinateurs , et 56 personnes
employées , soit à l'habillement, soit au service du théâtre
oudela salle. On conçoit , d'après cet aperçu , que les dépenses
de l'Opéra sont très-considérables ; car , aux traitemens des
divers employés,s, il faut ajouter les frais des costumes , l'entretien
des machines , le renouvellement des décorations , les
gardes , les pompiers , les lumières , et mille autres détails,
tous également dispendieux. Comme il en coûte beaucoup
pour la représentation des pièces nouvelles sur ce theatre,
c'est celui qui offre le moins de nouveautés. Cependant
, son répertoire est fort riche ; il se compose de ga
opéras et de 24 ballets. On y a donné six ouvrages nouveaux
dans le courant de l'année dernière : Intermède pour le
retour de l'EMPEREUR , par MM. Esménard et Steibelt ;
Nephtali , opéra en trois actes , par MM.... et Blangini;
Figaro , ballet en trois actes , par Duport ; Paul et
Virginie , ballet en trois actes , par Gardel ; Castor et
Pollux , de Bernard , musique de M. Winter ; le Volage
fixé, ballet en un acte , par Duport.
Le Théâtre Français a augmenté davantage son répertoire.
Il a donné quatre tragédies nouvelles et six comèdies :
les Français dans le Tyrol , comédie en un acte , par
M. Bouilly ; le Politique en défaut, comédie en un acte ,
par MM. Sewrin et Chazet; l'Avocat, comédie en trois
actes , par M. Roger ; Authiochus- Epiphanes , tragédie ,
parM.... ; La Jeunesse de Henri V, comédie en trois
actes, par M. Duval; la Mort de Henri IV, tragédie , par
M. Legouvé ; la Capricieuse , comédie en un acte , par
M. Hoffman ; Omasis , tragédie , par M. Baour- Lormian ;
Les Faux Somnambules , comédie en un acte , parM.....
Octavie, tragédie , par M......
MARS 1807 . 571
On ajoué quinze ouvrages nouveaux à l'Opéra-Gomique ,
dix-neuf au Théâtre de l'Impératrice , huit à l'Opéra-Buffa
Ces nouveautés , jointes à celles du Vaudeville et des théâtres
duBoulevart , élèvent le nombre des pièces nouvelles dons
nées pendant l'année 1806, à près de 200.
- Il reste encore des descendans en ligne directe du grand
Corneille. Un garçon et une fille, héritiers de ce nom , étoient
à la charge d'une tante qui , malgré son peu de ressources ,
soutenoit avec le plus grand courage cet honorable et intéressant
fardeau . L'EMPEREUR EMPEREUR , instruit de la position de
Mile Corneille , lui a d'abord fait passer des secours sans
montrer la main d'où ils partoíent; et regardant comme une
dette nationale l'éducation de l'enfant måle , il lui a accordé
une place entière au lycée de Versailles .
-S. Exc. le ministre de l'intérieur desirant de voir la culture
du coton s'établir dans les départemens méridionaux de la
France , a fait annoncer aux cultivateurs qui voudront répondre
à ses vues et tenter des expériences à ce sujet , qu'ils
pourront faire au préfet de leur département , la demande des
graines qui leur seront nécessaires. Des primes et des récompenses
seront en outre accordées à ceux qui parviendront
à offrir les meilleurs produits.
L'école préparatoire polytechnique , établie précédemment
rue de Seine , n°. 6 , avec l'agrément de M. le général .
Lacuée , gouverneur de l'école impériale polytechnique , est
maintenant réunie à l'école de sciences et belles- lettres , rue
de Sèvres , nº . 106.
-M. de Mirbel , secrétaire des commandemens deS. M. le
roi de Hollande , chevalier de l'ordre royal , et connu par un
ouvrage qui contient des découvertes importantes en physique
végétale , a été nommé , lundi 16 mars , membre correspondant
de l'Institut pour la classe des sciences physiques etmathématiques.
-M. Lassus , chirurgien , membre de l'Institut, de l'Ecole
ác Médecine de Paris , etc., vient de mourir d'une maladie qui
n'a durée que quarante-huit heures.
PARIS, vendredi 20 mars.
-Par décret rendu , le 3 mars , à Osterode , sur le rapport
du grand-chancelier de la Légion-d'Honneur , S. M. I.
et R. , a nominé pour être élevées dans la maison d'éducation
des filles des membres de la Légion-d'Honneur , établie à
Ecouen , 109 jeunes demoiselles , dont 44 sont filles de militaires-
légionnaires de tout grade ,attachés àla garde impériale;
572 MERCURE DE FRANCE ,
53 sont filles de militaires appartenant aux divers corps
d'armée ; 6 , filles de marins. On compte aussi dans le nombre
total , 3 filles de préfets ( Miles Bureau-Puzy , fille du
feu préfet de Gênes ; Merlet , fille du préfet de la Vendée;
et Corbigny , fille du préfet de Loir et Cher ) : 3 filles de
membres de l'Institut ( Mlles Bernardin-de-Saint-Pierre ,
Lamarck et Ventenat ) .
-Par décret rendu à Osterode , sur la propositiondugrandchancelier
de la Légion-d'Honneur, MM. de Lachau , aidede-
camp de M. le maréchal Soult ; Bouchet , capitaine de
vaisseau à Brest ; et Buchet , général de brigade , son nommés
en qualité d'officiers de ladite Légion , ajoints , le premier
au collége électoral du département des Hautes-Alpes;
le deuxième , au collège du département du Finistère ; et
le troisième , au collège du département de la Haute-
Vienne. MM. Jarry , Malherbe , Duhil , Grausser, Weifs ,
Chevillet , tous capitaines retirés , et M Charles Jarry , capitaine
de re classe au corps impérial du génie à Brest , sont
nommés , en qualité de légionnaires , adjoints aux colléges
électoraux d'arrondissemens , en vertu de l'article XCIX de
l'acte des constitutions du 28 floréal an 12.
-
Le Journal officiel publie aujourd'hui les élections faites
au corps législatif par le sénat conservateur , dans les séances
du 17 etdu 18févrierdernier, pour les départemens de l'Aisne ,
de l'Allier , des Hautes-Alpes , des Ardennes , de l'Aude , de
l'Aveyron , du Cantal , du Cher , de la Corrèze , de la Creuze ,
de l'Eure, d'Indre et Loire , de Loir et Cher , de la Lozère ,
de la Lys , de la Haute- Marne , des Pyrénées-Orientales , de
de la Haute-Saône et des deux-Sèvres. Les législateursnommés
sont au nombre de 42.
-Les nouvelles de Saint-Domingue , reçues du continent
d'Amérique , sont très- satisfaisantes. Le général Ferrand
est maître de toute la partie du sud de cette colonie. Les
hommes de couleur et les nègres de cette partie ont reconnu
ce général ; et on assure qu'il a fait passer des troupes aux
Cayes pour en prendre possession. Il paroît que Christophe
n'a pas voulu suivre de suite cet exemple; mais il est à
croire qu'il finira par prendre ce parti pour son propre intérêt,
tous les negres du sud ne voulant pas le reconnoître. Les
mêmes lettres du continent nous font espérer , par les premières
occasions , des nouvelles encore plus satisfaisantes.
(Moniteur. )
SENAT- CONSERVATEUR.
Le sénat-conservateur , délibérant sur les communications
qui lui ont été faites au nom de S. M. l'EMPEREUR et Roi ,
MARS 1807 . 573
par S. A. S. le prince archichancelier de l'Empire , dans la
séance du 17 de ce mois , a arrêté , le 20 février , qu'il seroit
fait à S. M. I. et R. , en réponse au message de S. M. du 29
janvier dernier , l'adresse dont la teneur suit :
SIRE ,
« Le message que V. M. I. et R. vient d'adresser au sénat ,
de son camp impérial de Varsovie , et les actes importans
qu'elle a bien voulu lui faire connoître , seront un nouveau
monument de votre sollicitude paternelle pour le bonheur
du peuple français.
>> La date des traités de Posen , que V. M. I. et R. a fait
communiquer au sénat, montreroit seule qu'après les victoires
les plus éclatantes , V. M. n'a pour but que la paix la plus
honorable pour les peuples ; et par conséquent , celle dont
on peut espérer la plus longue durée.
>>Ces traités , en assurant l'indépendance d'une nationgénéreuse
et brave, que ses lumières , son industrie , ses habitudes,
et son intérêt devoient rapprocher de la France , accroissent
et consolident cette grande confédération du Rhin , que réclamoit
l'état actuel de l'Europe , et que les vastes conceptions
de V. M. pouvoient seules lui donner , comme la meilleure
garantie de sa tranquillité future.
>>La haute sagesse de V. M. I. et R. a vu aisément , dans les
dangers de l'Empire-Ottoman , ceux qui menacent l'Europe
entière.
>> Si la Porte pouvoit succomber sous les efforts des
Russes, quelles barrières arrêteroient les torrens dévastateurs
de barbares dont le Nord et l'Orient inonderoient l'Occident
et le Midi ?
>> La violence , le meurtre , l'incendie et la destruction
marqueroient les routes funestes que suivroient ces Scythes
sauvages. Ne voit-on pas encore de tristes ruines attester
leur terrible passage en Italie , en Suisse , en Hollande , auprès
des champs à jamais fameux d'Austerlitz , et dans cette Pologne,
dont tant de rivages vont être illustrés à jamais par
les hauts faits des armées conduites par Votre Majesté ? Les
arts , les sciences , la civilisation périroient ; ou si la force
des institutions européennes résistoit à ces invasions perpétuellement
renouvelées de ces hordes fatiguées de leurs climats
glacés , et qui se précipiteroient sans cesse vers les belles
contrées de l'Europe , quel seroit le sort de l'industrie de la
France , et sur-tout de celle de la France méridionale ?
>> L'existence de cette industrie, si nécessaire à la prospérité
de tant de millions de Français , est liée avec l'indépen-
!
!
574 MERCURE DE FRANCE ,
dance du trône de Constantinople. Les provinces et les mers
qui avoisinent leBosphore , sont le centre vers lequel la nature
avoulu diriger les routes du commerce du monde. Que les
Russes s'en emparent , et le commerce du monde leur sera
bientôt asservi.
>> Heureusement , Sire, l'ascendant irrésistible de V. M. a
rassuré l'Europe.
>> La conquête rapide et imprévue de la Prusse , et l'apparition
des aigles françaises au-delà des bords de la Vistule, ont
déconcerté les projets ambitieux et perfides de la cour de
Pétersbourg. Les Russes ont trouvé à Pultusk et à Golymin ,
les vainqueurs d'Austerlitz. Une combinaison extraordinaire
dans le cours des saisons, et de vastes plages de sables mouvans
et de terres noyées , ont pu seules dérober leurs phalanges a
une entière destruction. Et dans le moment où nous adressons
à V. M. I. et R. , nos voeux et nos hommages , de nouveaux
chants de victoires retentissent des rives de la Prégel, jusqu'a
lagrande capitale de l'Empire français.
>> Et cependant, Sire , que demande Votre Majesté pour
déposer ses armes redoutables? La liberté du commerce et
l'indépendance de ses alliés.
>> La paix , Sire , est l'unique objet de vos desirs , de vos
projets , de vos nobles entreprises. Mais, comme le peuple
français, vous la voulez réelle et durable.
>> Placé au plus haut degré de puissance que la victoire ait
pudonner , vous n'abondonnerez pas aux hasards d'un demisiècle
de nouveaux combats , les destinées de la France et
celles de l'Europe , que la suite de vos triomphes peut bientôt
fixer à jamais.
1
>> Vous ne pouvez plus, Sire , combattre pour la renommée.
Vous avez plus de gloire qu'aucun héros n'en a jamais obtenu.
Mais vous combattez pour une paix qui assure le bonheur du
grand peuple , de celui qui , par son courage , par ses travaux ,
par son industrie, par son amour pour vous , mérite si bien
la félicité pour laquelle vous bravez , chaque jour , tant
d'obstacles et de dangers.
>>Bientôt , Sire , il vous reverra environné d'innombrables
trophées. 11 reverra autour de votre char triomphal vos invincibles
légions faisant briller aux yeux de la France et de
l'Europe reconnoissantes , l'olivier de la paix que vous aurez
conquis.
>> Par quels transports il saluera votre auguste présence ! Ft
par combien de dévouement, de fidélité et d'affection il paiera
tout ce que le plus grand des monarques aura fait pour sa
gloire et sa prospérité!
MARS 1807 . ۱ 575
>>Déjà , Sire , nous nous plaisons à considérer l'arrivée de
votre auguste épouse dans cette grande cité, comme l'annonce
de ce jour si heureux pour tous les Français , et où il sera
permis au sénat d'offrir à V. M. I. et R. le tribut de sa gratitude,
de son admiration et de son respect. >>
:
LXIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Osterode , le 2 mars 1807 .
La ville d'Elbing fournit de grandes ressources à l'armée ;
on y a trouvé une grande quantité de vins et d'eau-de-vie.
Ce pays de la basse Vistule est très-fertile.
Les ambassadeurs de Constantinople et de Perse sont entrés
en Pologne , et arrivent à Varsovie.
Après la bataille d'Eylan , l'EMPEREUR a passé tous les jours
plusieurs heures sur le champ de bataille : spectacle horrible ,
mais que le devoir rendoit nécessaire. Il a fallu beaucoup de
travail pour enterrer tous les morts. On a trouvé un grand
nombre de cadavres d'officiers russes avec leurs décorations.
Il paroît que parmi eux il y avoit un prince Repnin. Quarante-
huit heures encore après la bataille , il y avoit plus de
500 Russes blessés qu'on n'avoit pas encore pu emporter. On
leur faisoit porter de l'eau-de-vie et du pain , et successivement
on les a transportés à l'ambulance.
Qu'on se figure sur un espace d'une lieue carrée 9 ou
10,000 cadavres, 4 ou 5000 chevaux tués , des lignes de sacs
russes , des débris de fusils et de sabres , la terre couverte de
boulets , d'obus , de munitions , 24 pièces de canon auprès
desquelles on voyoit les cadavres des conducteurs tués au
moment où ils faisoient des efforts pour les enlever ; tout cela
avoit plus de relief sur un fond de neige : ce spectacle est fait
pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la
guerre.
Les 5000 blessés que nous avons eus , ont été tous évacués
sur Thorn et sur nos hôpitaux de la rive gauche de la Vistule
sur des traîneaux. Les chirurgiens ont observé avec étonnement
que la fatigue de cette évacuation n'a point nui aux
blessés.
Voici quelques détails sur le combat deBraunsberg :
Le général Dupont marcha à l'ennemi sur deux colonnes .
Le général Bruyère , qui commandoit la colonne de droite ,
rencontra l'ennemi à Ragern, le poussa sur la rivière qui se
trouve en avant de ce village. La colonne de gauche poussa
F'ennemi sur Villenberg , et toute la division ne tarda pas à
déboucher hors du bois. L'ennemi , chassé de sa première
position , fut obligé de se replier sur la rivière qui couvre
576 MERCURE DE FRANCE ,
la ville de Braunsberg : il a d'abord tenu ferme, mais le
général Dupont a marchéà lui , l'a culbuté au pas de charge ,
et est entré avec lui dans la ville, qui a été jonchée de cadavres
russes.
Le 9º d'infanterie légère , le 32º , le 96º de ligne qui composent
cette division , se sont distingués. Les généraux Barrois ,
Lahoussaye , le colonel Semele du 24º de ligne , le colonel
Meunier du 9º d'infanterie légère , le chef de bataillon Bouge
du 32 ° deligne , et le chef d'escadron Hubinet du 9ºde hussards,
ont mérité des éloges particuliers .
Depuis l'arrivée de l'armée française sur la Vistule , nous
avons pris aux Russes , aux affaires de Pultusk et de Golymin ,
89 pièces de canon ; au combat de Bergfried , 4 pièces ; dans
la retraite d'Allenstein , 5 pièces ; au combat de Deppen , 16
pièces ; au combat de Hoff , 12 pièces ; à la bataille d'Eylan ,
24 pieces ; au combat de Braunsberg , 16 pièces ; au combat
d'Ostrolenka , 9 pièces. Total , 175 pièces de canon.
On a fait à ce sujet la remarque que l'EMPEREUR n'a jamais
perdu de canons dans les armées qu'il a commandées , soit
dans les premières campagnes d'Italie et d'Egypte , soit dans
celle de l'armée de réserve , soit dans celle d'Autriche et de
Moravie , soit dans celle de Prusse et de Pologne.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 14. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1806 , fermée . cос ос сов
OOC OCC OOC oof oof 1000oc oof ooc ooc . ooc.ooCooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 80c75c Soc oce
Act . de la Banque de Fr. oooof oooof. coc. oog. ०००० ०००
DU LUNDI 16.- C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. fermée. oof oof ooc
oof. ooc ooc coc ooc ooc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc Qoc.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 73f occ. ooc . cocooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f oooof. oocooc. ooccof
:
DU MARDI 17. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , fermée . ooc. ooc
оос оос оос оос сос . сос oor ooc . ooc ooc coc ooc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 73f. occ 000 000 000 000.000 oco ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 0000f. oocooc
DU MERCREDI 18. - Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. fermée. ooc ooc
000 000 000 000. 200 oof one o c. ooc cof coc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 73f 200.0oc . oocooc oocooc
Act . de la Banque de Fr. 1217f5cc oof cooof ooc
DU JEUDI 19.- C p . 00 c . J. du 22 mars 1807 , 73125c 50c45c ooc ๑OC
ooc ooc oof oo oo ooo0 000 000 000 000 000 000 000 000 000 босоос
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. oof ooc oof oof coc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1219f. 500 1218f 75c oof. oooof
:
DU VENDREDI 20. - Cp . 00 c . J. du 22 mars 1807 , 73f 50с. 40с. оос
оос об осс соc ooc of oof ooc ooc ooc cof o03 000 000 000 oofooc oce
'Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. cof ooc coc . oof ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1221f 250 cooof
3
1
DA
(NO. CCXCVII. )
(SAMEDI 28 MARS 1807.)
MERCURE
DE FRANCE.
QUAND an
POÉSIE.
ÉLÉGIE
:
1
UAND à mes yeux séduits la mer paroît tranquille ,
Crédule, je me livre aux conseils du Zéphyre;
Je me plais à guider la barque où ma Zéls ,
Sur la fin d'un beau jour s'abandonne à Téthys ,
Et contemple avec moi l'astre de Cythérée,
Au doux balancement de la vague azurée.
Tandis que sur son char Diane euvrant les cieux,
Argente mollement les flots silencieux ,
Quel charme de n'avoir dans ce calme du monde,
De témoins que l'Amour , de confident que l'onde !.
Mais quand l'azur des caux se trouble et se noircit
Que d'un voile orageux Diane s'obs urcit,
Et que le doux Zéphyr va céder à Borée
Tout l'espace écumant des gouffres de Nérée ,
Et que déjà les flots grondent de toutes parts ,
Je fuis, la terre seule invite mes regards.
Je reviens à Cybèle , à ces rians hocages ,
Où le tremble ondoyant fait parler ses fouillages,
Eh ! qui n'aimeroit pas ce calme des forêts,
Et ces paisibles flots qui dorent les guérêts ?
Que je te plains ô toi , dont la foible nacelle
Va tenter sur les mers une proie infidelle!
Fugitive, elle échappe à tes réseaux confus .
Moi, sous l'asile frais de ces planes touffus ,
4
SEA
578 MERCURE DE FRANCE ;
Heureux , je vais m'asseoir près d'une source pure ,
Qui , loin de m'effrayer , m'endort par son murmure :
Plus heureux si Zélis , troublant ce doux sommeil ,
Enivre de baisers le moment du réveil !
Par M. LE BRUN , de l'Académie Française.
LE CÉDRE DU LIBAN. ( 1 )
Le cèdre du Liban s'étoit dit à lui-même :
« Je règne sur les monts , ma tête est dans les cieux ;
» J'étends sur les forêts mon vaste diadême ;
>> Je prête un noble asile à l'aigle audacieux .
>> A mes pieds l'homme rampe .... » Et l'homme qu'il outrage,
Rit , se lève ; et , d'un bras trop long-tenips dédaigné ,
Fait tomber sous la hache et la tête et l'ombrage
De ce roi des forêts , de sa chute indigné ....
Vainement il s'exhale en des plaintes amères ;
Les arbres d'alentour sont joyeux de son deuil :
Affranchis de son ombre , ils s'élèvent en frères ;
Et du géant superbe un ver punit l'orgueil.
A MON CAFÉ.
Par le méme .
Mon cher café , viens , dans ma solitude ,
Tous les matins m'apporter le bonheur ;
Viens m'enivrer des charmes de l'étude ;
Viens enflammer mon esprit et mon coeur .
Que ta vapeur , pour mon Homère antique ,
Soit un encens qui lui porte mes voeux !
Parfume bien sa barbe poétique ,
Et ce laurier qui croît sur ses cheveux !
Mon cher café , dans mon humble hermitage ,
Que les beaux-arts , les innocens loisirs ,
La liberté , le seul besoin du sage ,
Que tes faveurs soient toujours mes plaisirs ! ....
(1) Ces stances ayant été imprimées avec inexactitude dans le N°. du 14
mars , nous croyons faire plaisir à ceux qui aiment les beaux vers , de rétablir
le texte. (Note du Rédacteur. )
:
:
MARS 1807: 579
1
Mais je soupire ! .... O nectar adorable,
De ton pouvoir est-ce un effet nouveau ?
Ah , ce matin un enfant secourable ,
Pour te chauffer , me prêta son flambeau!
Je m'en souviens, il avoit l'air timide .
Je l'observeis , il voulut m'éviter ;
Dans la liqueur il mit un doigt perfide ....
Oui , c'est l'Amour , je n'en saurois douter.
Il y mêla les langueurs , la constance ,
Les longs desirs , tout ce qui fait aimer ;
Il oublia d'y laisser l'espérance :
J'aimerois seul , je ne veux plus aimer
M. DUCIS , de l'Académie Française.
A M. ISABEY ,
PEINTRE DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE ET ROYALE ,
Sur son dessin de la Barque.
Τοι , dont les flexibles crayons ,
Guidés par la man du génie ,
Rendent chaque nuance , expriment tous les tons ,
Et montrent à l'ame ravie ,
Tantôt ces gracieux tableaux ,
Où brillent 'innocence ,
La modeste candeur , les graces de l'enfance ;
Tantốt ces sübames travaux
Eternisant les trait, du plus grand des héros ;
Isabey, j'aime à voir cette barque légère ,
Où ton aimable épouse et ses tendres enfans ,
Conduits par la main de leur père ,
Voguent sur les flots blanchissans .
Douce et touchante allégorie
D'un père dont les soins et les efforts heureux
Dirigent les objets les plus chers à ses yeux ,
Sur les flots inconstans du fleuve de la vie !
Innocente famille , ah , pourquoi tremblez-vous ?
Votre bonne mère est tranquille :
Elle a pour guide son époux.
O père heureux , pilote habile ,
1
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
Maître du plus riche trésor ,
Acceptes- en l'augure , il gagnera le port ;
Et la barque élégante ,
Que forma ton génie, où s'assied la beauté ,
Sans craindre la tourmente,
Te conduit en famille à l'immortalité.
C. L. MOLLEVAUT.
ENIGME.
Ja suis sorti des bois, et suis fait pour la gloire;
Au milieu des combats je montre ma valeur :
Animé par un souffle avec mon conducteur,
Tout pesant que je suis , je vole à la victoire.
LOGOGRIPHE.
Je règne sans effort , mon joug est passager ;
Je tiens tous mes sujets sous un aimable empire;
Mon pouvoir est sans borne , et non pas sans dangers
Je fais envie à l'un , un autre me desire.
Démembre-moi, lecteur , tu trouveras un ton ;
Le nom d'un élément ; celui d'une saison,
Le faix d'un animal ; un mot qui t'indispose ;
Et ce qu'en ses travaux tout homme se propose.
CHARADE.
Un insecte rampant se trouve en mon premier ;
Le ton familier s'offre dans mon dernier ;
Cherchez-vous le bonheur ? Il est dans mon entier.
Par un Abonné.
1
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Bonheur.
Celui du Logogriphe est Prunelle, où l'on trouve re, élu, pelle, prune,
Lunel, rue , père , urne , lèpre , lune, perle.
Celui de la Charade est Pol-age,
MARS 1807 . 581
1
Histoire de l'Anarchie de Pologne, et du Démembrement
de cette république ; par Gl . Rulhière : suivie des Anecdotes
sur la Révolution de Russie , en 1762 ; par le même
auteur. Quatre vol. in-80 . Prix : 21 fr . , et 27 fr. par la
poste . A Paris , chez Desenne , lib . , Palais du Tribunat,
Galerie de pierre ; H. Nicolle , lib . , rue des Petits-Augustins
, n° . 15 ; Grégoire Desenne , jeune , lib., Palais
du Tribunat ; et chez le Normant.
II . Extrait. ( Voyez le Numéro du 14 mars. )
On a essayé , dans le premier extrait, de donner quelqu'idée
des vices principaux de la constitution polonaise , et des désordres
sans nombre qui en étoient la suite nécessaire. On se
souvient que ces symptômes funestes , accrus pendant le long
règne d'Auguste III , faisoient craindre que la mort de ce prince
ne fût aussi pour cette république l'époque d'une dissolution
complète. Cependant, à la mort de chaque roi , un usage
antique autorisoit les Polonais à remédier à tous les abus introduits
sous son règne, et les plus illustres citoyens se promettoient
bien de faire usage de ce droit à la première vacance
du trône , qu'ils regardoient comme peu éloignée; mais les
moeurs simples et fières qui, durant tant de siècles , avoient
protégé la Pologne contre ses mauvaises lois, n'existoientplus
depuis long-temps ; le grand nombre ne voyoit dans les
troubles prochains d'un interrègne, que lemoment favorable
d'élever leur fortune particulière, en donnant à leurs projets
ambitieux le beau prétexte du bien public.
Parmi ces dangereux citoyens , nous avons déjà indiqué ,
comme les plus redoutables , les deux Czartorinski. Aux
ennemis nombreux que leur avoient fait leurs desseins soupçonnés
ou connus , ils opposoient un crédit puissant, fondé
sur de hautes dignités, sur de rares talens , et sur la protection
de la czarine , qui avoit promis la couronne à leur neveu
Poniatouski. Chacun d'eux auroit pu , il est vrai, prétendre
lui-même au trône ; mais ils se flattoient de dominer à leur
gré le caractère foible de ce jeune homme; et leur ambition
se réduisoit à ramener l'ordre dans l'Etat en abaissant le pouvoir
des grands , en dépouillant les Polonais de leurs droits
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
les plus dangereux , à étendre ainsi les prérogatives de la cou
ronne , et à la fixer peut-être dans leur famille.
L'Europe venoit de voir se terminer cette fameuse guerre
de sept ans , où le roi de Prusse avoit opposé à tant d'Etats
ligués contre lui, toutes les ressources du courage et du génie ,
et où la fortune avoit pris soin de le secourir au moment où
toute la prudence humaine n'auroit pu le sauver d'une ruine
totale . Dans les divers mouvemens de troupes que cettelongue
guerre avoit occasionnés , la Russie avoit profité de l'anarchie
de la Pologne , seule restée neutre au milieu de tant d'Etats
sous les armes, pour faire passer librement différens corps
d'armée sur son territoire : après la conclusion de la paix ,
elle y avoit laissé plusieurs régimens , sous divers prétextes.
Ainsi , la république étoit déjà envahie par ces dangereux
voisins , lorsqu'Auguste mourut.
Jamais les troubles qui , de tout temps , avoient précédé et
accompagné l'élection des rois , ne s'étoient annoncés par des
haines plus envenimées ; jamais aussi les factieux n'avoient eu
enmain des moyens si puissans. Poniatouski , comptant sur
la faveur de la czarine , osa lui demander de nouvelles troupes
pour appuyer ses ambitieuses prétentions. La violence présida
aux diétines ; et lorsque les nonces élus dans ces assemblées
tumultueuses arrivèrent à Varsovie , le spectacle qu'offroit
cette capitale les frappa de terreur , en leur annonçant tous
les projets sinistres qui alloient s'accomplir.
<< Une multitude de gens en armes , qui n'avoient entr'eux
>> aucun rapport de service ni de discipline ; Turcs , Tartares ,
>> Hongrois , Russes , Prussiens , Polonais de toutes les pro-
>> vinces, inondoient tous les quartiers et toutes les rues. On
>> voyoit deux ou trois cents uniformes différens. Il sembloit
>> que ce fût une ville neutre au milieu de plusieurs armées
>> ennemies : toutes les apparences de la paix y régnoient
>> encore. Ni les mouvemens de son commerce intérieur , ni
>> la navigation du fleuve , n'étoient interrompus ; les bou-
>> tiques demeuroient ouvertes , et toutes les marchandises
>> exposées sous les yeux du public. Des bateaux chargés de
>> grains descendoient paisiblement la Vistule , des ouvriers
>> travailloient avec tranquillité au pont qui devoit commu-
>> niquer de la ville au champ électoral. Presque tous ces
>> hommes s'appelaient encore frères , suivant l'usage de la
>> langue esclavonne ; mais on les voyoit apprêter leurs armes
>> pour un combat , et renoncer à cet autre usage antique et
>> sacré de ne point affiler leurs sabres dans leurs discussions
>> civiles. Il y avoit dans la cour de chacun des ministres
>> russesun traind'artillerie.Troisgénéraux de cette nation, avec
MARS 1807 . 583
>> de nombreuses escortes , habitoient dans la ville ; et leurs
>> soldats campés par détachemens ou cantonnés dans les en-
>> virons , y venoient acheter sans désordre les choses dont ils
>> avoient besoin. Mais en même temps les paysans s'y réfu-
>> gioient , chargés de leurs meubles , qu'ils tâchoient de sous-
>> traire au pillage de ces troupes. Toutes les factions vivoient
>> encore en société; et quand il se trouvoit une occasion de
>> célébrer quelque fête , tous les partis y paroissoient réunis
>> dans les plaisirs. Cependant toutes les maisons étoient gar-
» dées; il n'y avoit point de famille où les passions dont
))
»
les ames humaines sont capables , ne fussent au plus haut
>> point de leur activité , l'ambition dans toute son ardeur ,
les haines dans toute leur rage l'intérêt dans toute son
>> avidité , l'amour de la patrie et de la liberté dans leur essor
>> le plus généreux. Les dames polonaises , toujours mêlées
>> dans les affaires de leur république , employoient , pour
>> servir l'un ou l'autre parti , le crédit puissant que
» donne la séduction ; et tandis qu'une multitude de sourdes
» intrigues préparoient en secret la destinée de l'Etat , on
> craignoit , au milieu de tant de gens de guerre prêts , au
>> premier signe de leurs différens maîtres , à devenir les
>> ennemis les uns des autres , que chaque moment n'enfantât
>>des querelles qui pouvoient avoir d'horribles suites , et que
>>l'emportement de quelque soldat ivre ne devînt l'occasion
d'un massacre. Dans cette terreur perpétuelle , on attendoit
>> encore avec plus d'inquiétude les grands événemens qui
» dévoient éclore dans peu de jours ; et personne ne pouvoit
>> prévoir si la république recevroit un roi de la main des
>> étrangers , ou si pour ne pas subir un joug odieux , elle
>> préféreroit de rester sans chef et sans lois . »
Aucun de ceux qui chérissoient encore l'indépendance
de leur patrie , ne pouvoit rester incertain sur un pareil
choix: ils ne virent plus dans une diète convoquée sous de
tels auspices , qu'un instrument aveugle de l'ambition de Catherine
, et ils résolurent de s'exposer à tout pour la dissoudre.
Ce fut Mokranouski qui se dévoua pour la cause
commune. Accompagné de Malakouski , maréchal de la diète ,
il se rend au lieu des séances , réclame contre la violation des
lois antiques qui garantissent la liberté des suffrages , et proteste
, entre les mains du maréchal , contre l'ouverture des
délibérations. La renommée acquise à ce grand citoyen , la
hardiesse de cette démarche, le calme héroïque qu'il montra
à l'aspect des glaives levés sur sa tête , imposèrent assez aux
factieux et aux Russes , pour faire respecter sa vie et celle de
son digne compagnon, mais non pour opérer la dissolution
1
4
584 MERCURE DE FRANCE,
d'une assemblée illégale. Près de se voir forcés à consacrer par
leur présence l'asservissement de leur patrie, les nonces les plus
cour geux furent obligés de prendre les armes pour sortir de
Varsovie , à l'aspect des troupes russes étonnées de leur contenance
ferme et assurée. Mais en vain par cette retraite même ,
protestoient-ils hautement contre les prévarications des Czartorinski.
Ce qu'on n'avoit jamais vu dans les temps les plus
orageux , une diète légalement rompue et abandonnée d'unė
grande partie de ses membres , resta assemblée au milieu des
troupes étrangères , dont la seule présence sur le sol de
Ja Pologne eût dû frapper de nullité toutes ses délibérations.
Dès- lors Poniatouski ne trouva plus parmi les nonces qui
restoient que de zélés partisans ou des adversaires intimidés ,
et il put préparer à loisir toutes les manoeuvres qui devoient
assurer son élection.
Cette élection se fit à la manière accoutumée ; mais au lieu
de cette foule de quatre-vingt mille gentilshommes qui auroient
dûy concourir , il s'en rassembla à peine quatre mille
dans le champ électoral , et sept provinces n'y avoient pas
même de députés. Les Czartorinski avoient envoyé des troupes
russes pour couper le chemin aux gentilshommes qui auroient
pu s'opposer à leurs partisans , et ils parvinrent ainsi à rendre
Ia diète d'élection la moins nombreuse qui eût jamais été.
« Ce beau spectacle , dit M. de Rulhière , que les seuls
>> Polonais pouvoient encore dans notre siècle offrir à l'uni-
>> vers , cette élection du chef d'une nation libre , ne parois-
>> soit en cette occasion , suivant l'expression des Polonais
>> eux-mêmes , qu'une pompe funèbre sous laquelle on ense-
>> velissoit toutes leurs lois. Au lieu des mouvemens tumul-
>> tueux de la liberté , toutes les démarches concertées d'avance
>> n'étoient que des cérémonies : on rendoit tristement à la
>> force des hommages involontaires. >> Ce fut sous ces auspices
que, le 7 de septembre 1764, le comte Poniatouski fut
proclamé roi d'une voix unanime.
Les Czartorinski étoient donc arrivés au but vers lequel depuis
si long-temps se dirigeoient tous leurs efforts. Ilsvoyoient leur
neveu couronné , ils se flattoient de régner sous son nom; ils
avoient réalisé tous leurs projets de réforme dans la constitution
de l'Etat. Quatre conseils à la nomination de lacour avoient été
substitués aux grandes charges , qui trop souvent osoient rivaliser
avec l'autorité royale ; la politiqué insidieuse de la Russie
ne les ayant pas laissés maîtres d'abolir le liberum veto, première
source de tous les désordres , ils avoient eu l'adresse d'en
rendre désormais l'usage presqu'impossible. Ainsi la Pologne
débarrassée d'une liberté tumultueuse , qui n'étoit plus faite
MARS 1807 . 585
pour ses moeurs , alloit leur être redevable d'une constitution
plus monarchique, contraire , il est vrai , aux voeux de la majorité
des citoyens , établie par des moyens injustes , mais assez
forte pour arracher ce malheureux pays aux factions qui le
déchiroient et au joug des étrangers. On devine bien que ce
n'étoit point là l'intention de l'impératrice : elle voyoit dans
les troubles de la république le principe même de sa foiblesse
, et le moyen infaillible de la tenir éternellement dans
la dépendance : c'est dans cette vue qu'elle s'étoit opposée
à l'abolition de la loi absurde de l'unanimité. A peme eutelle
placé sur le trône un prince sans caractère et sans
talens , qui , par sa reconnoissance , et sur-tout parsa foiblesse ,
devoit constamment rester assujetti , qu'elle résolut de renverser
toutes les lois nouvelles , fruits de l'industrieuse persévérance
des Czartorinski ; d'affoiblir de plus en plus la
Pologne , et de jeter dans son sein de nouveaux germes de
troubles et de dissensions. Elle s'arma sur-tout des prétentions
exagérées des dissidens , qui , non contens de jouir du libre
exercice de leur religion, et de pouvoir aspirer à toutes les
dignités militaires , demandoient encore à être admis dans
les diètes et dans le sénat. C'étoit au nom de lá tolérance , de
l'humanité et de la justice , que Catherine appuyoit ses séditieuses
réclamations ; mais elle n'avoit en effet d'autre but
que d'éterniser l'anarchie de la république , sachant bien que
dans des assemblées où tout devoit se décider à l'unanimité ,
il n'y auroit presque plus de conclusions possibles , du moment
qu'on y admettroit des membres dont les opinions et
les intérêts devoient , en mille circonstances , se trouver en
opposition avec ceux de leurs collègues catholiques.
Elle confia l'exécution de ses desseins à son ambassadeur ,
le prince Repnin , homme à la fois impérieux et servile ,
dur et féroce par caractère , toujours prêtà outre-passer les
ordres de rigueur qui lui étoient confiés , ou même à en
supposer au besoin. « Repnin, dit l'historien , plus extrava-
>> gant que ce Gesler dont les absurdes folies s'exercèrentdans
>>un temps barbare , et sur des hommes que du moins leur
>> rusticité exposoit à ses indignes mépris; plus cruel aussitôt
>>qu'il put l'être , que ce duc d'Albe dont la tyrannie ensan-
>> glanta les Pays-Bas , du moins au nom d'un souverain légi-
>> time : assemblage inconcevab'e de perfidie et d'insolence ,
>>que la crainte forçoit quelquefois de recourir à la fourberie
>> naturelle aux Russes , mais que son caractère impétueux
>> et hautain emportoit toujours au-delà de ses artifices , et
>> dont les mains violentes brisoient tous les pièges qu'il
>>>dressoit. >>>Dès que cet ambassadeur vit le roi hésiter à
586 MERCURE DE FRANCE ,
:
sacrifier l'indépendance et les droits de sa couronne , il résolut
de lui opposer tous les ennemis que lui avoit faits son élévation -
forcée. Aussitôt on vit rentrer sous la protection de la Russie
ces illustres Polonais que la Russie elle-même avoit contraints
peu auparavant à s'exiler : on vit tous les mécontens former une
nombreuse confédération ; et par l'ordre même de l'impératrice
, placer à leur tête le prince Radzivil , l'ennemi le plus déclaré
de Poniatouski. Déjà la même puissance qui , contre les
voeux de toutes la Pologne , l'avoit placé sur le trône, se préparoit
à l'en faire descendre , quand ce prince effrayé ne vit
d'autremoyen de conserver le vain titre de roi , que d'abandonner
tout le pouvoir de la royauté à la main qui menaçoit de lui
ravir l'un et l'autre : alors l'ambassadeur change encore une
fois de politique , et se déclare de nouveau contre les ennemis
de la cour. Il s'arme de la double autorité que lui donnent et
l'assentiment du prince,et les forces militaires de la Russie. Il
fransporte à Varsovie le conseil de la confédération ; et là ,
il force les malheureux Polonais à se dépouiller eux-mêmes
de leurs antiques prérogatives , et à travailler de leurs propres
mains à l'asservissement de leur patrie. Tout ce qui pouvoit
entretenir dans l'Etat une éternelle anarchie , lui ôter tout
moyen de résistance, et le livrer sans défense au despotisme
de la Russie , fut mis en oeuvre dans cette constitution nouvelle.
Envain des hommes courageux osèrent- ils protester contre la
violation de tous leurs droits : leurs terres ravagées , leurs
châteaux livrés au pillage , firent voir tout le danger d'une
inutile résistance. Plusieurs furent obligés de se soustraire à
la violence par un exil volontaire ; quelques autres , parmi
lesquels on distinguoit sur-tout l'évêque de Cracovie , furent
arrachés à leurs concitoyens, et conduits dans les déserts de la
Sibérie ; et là , ces inflexibles républicains subirent la destinée
ordinaire des courtisans disgraciés .
Cependant la Pologne accablée de tant de malheurs , et
abandonnée sans défense aux usurpations de la Russie , avoit
encore un moyen de salut dans ces redoutables confédérations
qui , plus d'une fois , l'avoient sauvée d'une ruine presque
certaine. Plusieurs gentilshommes , à la tête desquels on
voyoit Pulawski et ses trois fils , se rendent à Barr , dans le
voisinage de la Hongrie ; de là , ils font parvenir à toutes
les provinces un plan de confédération générale , et leur
donnent par leur exemple le premier signal : ce feu se
communiquant de proche en proche , s'étend bientôt sur
toute la Pologne. Chaque jour les Russes ont à combattre des
ennemis nouveaux , souvent peu formés aux évolutions militaires
, et à peine armés , mais toujours intrépides , toujours
MARS 1807 . 587
animés par le besoin de la vengeance et par le desir de reconquérir
leur patrie . Ainsi cette malheureuse république étoit
livrée au pillage , couverte de sang et de ruines , et n'étoit
pas asservie.
Dans ces circonstances critiques , un événement que les
Polonais attendoient depuis long - temps , et que plusieurs
d'entr'eux s'étoient efforcés de hâter par leurs négociations ,
vint ranimer leurs espérances et suspendre les fureurs des
Russes. Le Grand-Seigneur , constamment abusé par Catherine
sur la véritable situation de la Pologne , apprit enfin
avec indignation les violences qu'elle y exerçoit , et lui déclara
la guerre . La Russie n'étoit point préparée à cet éclat ; il devoit
donc l'alarmer , la forcer à pourvoir à sa propre sûreté ,
et , de quelque côtéque la fortune se déclarât , opérer du moins
pendant quelques années une diversion puissante , à la faveur
de laquelle la république pourroit rassembler ses ruines , et se
préparer à une nouvelle défense. Mais les Turcs n'étoient plus
au temps des Mahomet et des Soliman. Si l'on retrouvoit
encore en eux quelqu'étineelle de leur ancienne valeur , ils
avoient perdu cette continuelle habitude des armes qui les
avoit rendus si redoutables à la chrétienté . Leurs visirs vieillis
dans la mollesse , réunissant l'ignorance à la présomption ,
commandoient à des soldats sans subordination et sans
discipline. Nul ordre dans les combats , nulle sûreté dans les
campemens , nulle prévoyance pour assurer la subsistance des
troupes . Cette multitude de soldats rassemblés de tant de contrées
diverses , tous différens d'habillemens , d'armes et de
manière de combattre , ne pouvoient mettre de l'ensemble
dans leurs attaques , se soutenir les uns les autres , profiter
d'un avantage ou réparer une défaite. Aussi , après trois campagnes
marquées par les plus sanglans revers , le sultan ayant
plus d'une fois tremblé pour le salut de son empire , se vit
forcé d'entrer en négociation pour la paix .
Les Polonais furent donc de nouveau abandonnés à euxmêmes.
Affoiblis , épuisés par l'opiniâtreté même de leur défense
, ne pouvant mettre dans leurs efforts ni la régularité , ni
le concert qui les auroient rendus efficaces , forcés successivement
dans les divers postes dont ils s'étoient emparés lors de
leurs premiers succès , ils n'opposèrent plus qu'une foible et
inutile résistance du moment où la Russie , la Prusse et l'Autriche
se furent accordées pour l'envahissement de leurs provinces.
Ainsi fut accompli le premier démembrement de la
Pologne , que vingt ans plus tard les mêmes puissances devoient
se partager tout entière.
Tels sont les faits principaux que l'on trouvera développés
588 MERCURE DE FRANCE ,
et enrichis des particularités les plus attachantes dans l'ouvrage
de M. de Rulhière. Nous avons cherché dans cet aperçu rapide
à faire connoître la politique de la Russie , qui se cachant
dans une foule de petites intrigues , nous a paru plus d'une
fois obscure et difficile à suivre dans le récit de l'auteur. Nous
terminerons cette analyse par un troisième et dernier extrait ,
où nous essayerons d'apprécier le rare talent qui brille dans
presque toutes les parties de son ouvrage.
C.
La Chimie appliquée aux Arts; par M. J. A. Chaptal ,
membre et trésorier du Sénat , grand officier de la Légiond'Honneur
, membre de l'Institut de France , professeur
honoraire de l'Ecole de Médecine de Montpelier, etc. , etc.
Quatre vol. in-8°. Prix : 27 fr. , et 54fr. par la poste.
A Paris , chez Deterville , libraire , rue Hautefeuille;et
chez le Normant, imprimeur-libraire .
AVANT de parler de cet ouvrage, un des meilleurs et des
plus utiles qui aient été composés sur la chimie , depuis
qu'elle a subi parmi nous une si grande révolution , nous
croyons devoir faire quelques réflexions qui serviront peutêtre
à faire mieux sentir les difficultés que son auteur a dû
surmonter pour l'amener à sa perfection.
La petitesse est comme le caractère dominant de toutes
les découvertes du dernier siècle . C'est une chose assez remarquable
, que dans ce même temps où les sciences ont exercé
sur les lettres et sur les empires une si notable influence , et
où le bruit de leurs progrès a si souvent retenti aux oreilles
de la multitude , il n'ait cependant paru ni sur la physique,
ni sur la chimie, aucun de ces ouvrages qui portenttout-à-coup
la gloire de leur auteur au niveau de celle d'un grand orateur
ou d'un grand poète , et qui font connoître son nom
bien au-delà des bornes ordinaires du monde savant. Lorsque
les Descartes et les Newton se signalèrent par les découvertes
qui ont rendu leur nom immortel, non-seulement les savans ,
mais les gens de lettres , mais tous les hommes un peu instruits
savoient en quoi ces découvertes consistoient : ces derniers
en avoient du moins quelqu'idée ; tout le monde en
parloit. Aussi l'on peutdireque ces grands hommes ne furent
pas seulement admirés par leurs pairs ; ils le furent par tous
leurs contemporains , et ils recurent de leurs nations mêmes le
MARS 1807 . 589
1
tribut d'éloges que les savans de ce siècle ne reçoivent que
de leurs académies et de leurs sociétés littéraires .
Cependant on s'occupoit alors beaucoup moins des sciences
qu'on ne s'en occupe aujourd'hui : on parloit moins de leurs
progrès ; et , tout en rendant hommage aux grands hommes
qui les cultivoient avec tant de gloire , on étoit loin d'attribuer
aux sciences seules le privilége de nous perfectionner.
Au contraire , maintenant qu'on parle partout des progrès
des sciences , peu de gens sauroient dire en quoi consistent ce
progrès: on s'extasie partout sur les découvertes de nos savans ,
et iln'ya plus que les gens très-instruits qui aient quelqu'idée
de ces découvertes. Enfin, le nom des sciences fait beaucoup
plus de bruit qu'autrefois ; et le nom de ceux qui les cultivent
avec succès en fait beaucoup moins. D'où naît cette
différence ?
despr
Elle ne vient point du peu de cas que l'on fait aujourd'hui
des savans. Il seroit , au contraire , aisé de prouver que jamais
ils n'ont été environnés d'autant d'éclat et de dignités qu'à
présent. C'est que les savans se sont mis eux-mêmes hors de
la portée du public , non par la grandeur de leurs conceptions
(car il n'y a peut-être rien de vraiment grand qui ne soit ,
jusqu'à un certain point , à la portée de tout homme d'un
sens droit et médiocrement éclairé ) , mais par la subtilité et
par la délicatesse de leurs découvertes. Qu'a - t- on trouvé
depuis cinquante ans , je ne dis pas qui soit vraiment utile ,
mais dont l'utilité soit assez frappante pour étonnertous les
esprits ? Les sciences, dit-on, font tous les jours des progrès.
Oui, on découvre tous les jours bien de petites choses que les
yeux seuls des savans peuvent apercevoir : on calculeavec une
dextérité merveilleuse de petits effets; et les résultats de tous
ces calculs sont d'une justesse qui étonne quelquefois le savant
même qui les a faits. On a inventé, pour mesurer de petitsangles,
de petits poids, de petites impulsions; on a inventé , dis-je ,
de petits instrumens dont la perfection est telle , que les savans
n'auroientjamais cru qu'on pût y parvenir. Mais ce sont les
savans tout seuls qui admirent et qui s'étonnent : car il n'y a
qu'eux qui puissent voir , apprécier , toucher même cela.
Nous avons déjà eu occasion de faire observer que la physique
elle-même est devenue comme un tortueux labyrinthe, dont
les petites allées tournant sur elles-mêmes , n'aboutissent qu'à
de petits sentiers où les savans se rencontrent sans cesse les uns
les autres, et ne peuvent jamais être sûrs de connoître quel
est le chemin qui a déjà été parcouru , ni quel est celui
d'entre eux qui l'a parcouru le premier. Or, ce que nous avons
dit de la physique, nous le disons aussi , et à bien plus forte
MERCURE DE FRANCE ,
raison , de la chimie : car le chimiste , s'occupant sans cesse a
décomposer de petits corps , et se proposant pour but , quoi
qu'il n'y parvienne jamais , de les réduire à leurs élémens les
plus simples , n'ayant d'ailleurs , poury arriver, d'autres forces
à employer que celles des affinités , c'est - à - dire , les plus
petites de toutes les forces , ou du moins les plus difficiles
à apprécier , puisqu'elles deviennent nulles toutes les fois
qu'elles n'agissent pas à d'infiniment petites distances , il est
clair que le chimiste ne peut guère éviter d'avoir pour
résultat de ses longs travaux , de très-petites découvertes. Je
dis petites, pour employer le langage ordinaire , parce qu'elles'
paroîtront toujours telles au public. Je suis d'ailleurs trèsconvaincu
, sur-tout après avoir lu l'ouvrage de M. Chaptal ,
que ces découvertes peuvent devenir très-utiles.
Et voilà le véritable avantage que les sciences ont sur les
lettres. Voilà ce qui distinguera toujours les travaux du savant ,
de ceux du poète et de l'orateur; l'homme dont l'objet principal
est d'instruire ou d'être utile , de l'homme dont le but
premier est de plaire et d'être agréable. Il y a pour les sciences ,
comme pour les lettres, un temps où elles font des progrès
rapides , et un moment où elles jouissent du plus grand éclat
dont elles soient susceptibles. Mais il y a entre les unes et les
autres cette différence , que les lettres , lorsque le temps de
leur gloire est passé , ne sauroient rien produire qui remplisse
parfaitement leur objet , et que les sciences, au contraire ,
Iorsque le temps des grandes découvertes est fini , non-seulement
sont encore utiles , mais le sont même quelquefois plus
qu'elles ne l'ont jamais été. On a beau faire: onn'enchante plus,
on ne charme plus avec des vers ou des discours médiocres,des
hommes une fois accoutumés à des chefs-d'oeuvre de raison
et de goût ; mais on les instruit , on les aide encore ; et s'il
n'est pas toujours aisé de leur plaire , il l'est toujours de les
servir.Ainsi , on ne peut pas dire que les sciences aient nécessairement
, comme les lettres , un temps de décadence : elles
continuent , au contraire , d'avancer, mais sur la même ligne ,
sans s'élever assez pour se faire remarquer comme auparavant ,
sans s'abaisser à tel point qu'elles en deviennent moins dignes
d'estime : car, remarquons , pour être justes , que le savant ne
s'abaisse pas lorsqu'il s'occupe des détails les plus minutieux
de la science. Souvent même ses découvertes ne s'en adaptent
que plus facilement aux divers besoins de la société. Les découvertes
qui font le plus de bruit ne sont pas toujours celles
dont on fait les plus nombreuses ou les plus avantageuses
applications ; et , pour en donner un exemple connu de tous
les lecteurs , qui est-ce qui oseroit dire que l'idée d'appliquer
MARS 1807 . bg
l'algèbre à la géométrie n'a pas été plus utile à la physique ,
à la mécanique , au plus grand nombre des sciences , que la
découverte même de l'attraction ? Cependant , tout le monde
connoît au moins l'attraction de nom : personne n'ignore que
c'est Newton qui en a parlé le premier ; et il n'y a guèreque
les gens instruits qui sachent qu'on doit la première idée
à Descartes.
Lors donc qu'on est arrivé à ces temps où les sciences ne
font plus que des progrès lents et minutieux , et dans lesquels
les savans ne peuvent plus se distinguer que par de petites
découvertes , il est extrêmement difficile d'apprécier ces progrès;
et un livre dont on veut faire comme le recueil de tout
ceque les savans découvrent d'utile , devient la plus difficile
de toutes les entreprises qu'un savant lui-même puisse former
: car toutes ses inventions si petites qu'il faut alors recueillir
, ont été précédées d'essais encore plus petits qu'il
faut avoir suivis. Il faut avoir vu , et plusieurs fois et de près ,
toutes ces expériences , dont on se promettoit d'abord tant
de merveilles , et dont les résultats ont été si vagues , si insignifians
, quand ils n'ont pas été tout-à-fait trompeurs ; il ne
suffit pas même de les avoir vues , il faut les avoir faites et
répétées pour être en état de les bien juger. N'oublions pas ,
sur-tout , que ce sont les petits détails qui font toute l'utilité
d'un pareil livre , et que ce sont encore ces mêmes détails qui
pourroient en être l'écueil : car, pour bien remplir son objet ,
il doit contenir tout ce qui est bon et utile , quelque petit
qu'il soit; mais aussi , il ne doit contenir que cela.
Et voilà le livre que M. Chaptal vient de faire sur la
chimie. Il ne falloit pas moins que toute sa sagesse , toutes ses
lumières et tout son talent pour y réussir. Nous ne le louerons
pas d'avoir, en quelque sorte , deviné le secret de beaucoup de
petites découvertes que leur petitesse même auroit dérobées à
des yeux moins exercés que les siens; mais nous le féliciterons
d'avoir recueilli avec tant d'attention et de bonheur toutes ces
semences que la chimiea , pour ainsi dire , jetées au milieu
des arts , et de n'avoir négligé aucune de celles qui pouvoient
produire du fruit. Son ouvrage est comme le dépôt
de tout ce que la chimie moderne a découvert d'utile. Il est
beau de voir un savant qui pourroit lui-même s'illustrer par
des découvertes , sacrifier son temps toujours précieux à recueillir
celles des autres. Il est beau de le voir donner à l'instruction
de simples artistes les mêmes soins qu'il s'imposeroit
peut-être , s'il vouloit encore une fois se faire admirer de ses
pairs. Considéré sous ce rapport , l'ouvrage de M. Chaptal ne
demandoit pas seulement du temps , de la science et du talent;
593 MERCURE DE FRANCE ,
il ne suffit pas de dire , enfin , que la Chimie appliquée aux
Arti ne pouvoit être bien faite que par un savant tel que lui,
'il faut ajouter que, pour oser l'entreprendre , il falloit déjà
s'être illustré comme lui par plus d'un bon ouvrage dans un
genre plus élevé : car il faut avoir des titres bien reconnus
à la gloire pour se décider, quand on sent qu'on est fait pour
elle , à ne mériter que la reconnoissance.
:
Ajoutons que,dans cet ouvrage, qu'il a modestement intitule
la Chimie appliquée aux Arts, M. Chaptal ne s'est point
borné à juger les travaux du chimiste. Souvent il jette, en
passant, sur ceux du minéralogiste et du physicien , le coup
d'oeil du savant, qui reconnoît partout ce qui appartient à
son objet, et qui s'en empare. Ainsi , Ion peut dire que son
livre sera un monument de l'utilité dont peuvent être toutes
les sciences physiques; et que parmi les hommes , qui en ce
momentles cultiventavec quelquesuccès, I n'en est pas unseul
peut - être qui n'y retrouvât, sinon les titres de sa gloire , au
moins ceux qu'il peut avoir à la reconnoissance des artistes.
Essayons maintenant de donner une idée de cet ouvrage.
Ilcommence par un discours préliminaire, dans lequel l'auteur,
après avoir déterminé l'objet qu'il se propose , qui est de
rassembler dans un même livre toutes les lumières que la
chimie peut fournir aux arts , entre dans les détails du plan
qu'il a suivi , et des raisons qu'ila eues de se le prescrire. Ainsi ,
l'objet qu'il se propose n'est pas de faire unTraité particulier
sur chaque art ; car , dit-il , « outre qu'une entreprise de cette
>> nature seroit au-dessus des forces d'un seul homme, un
>> tel ouvrage présenteroit nécessairement des répétitions fati-
>> gantes. L'air, l'eau, la chaleur, la lumière , agissent d'après
>> les mêmes lois entre les mains de tous les artistes , et il
>> suffit d'indiquer les propriétés respectives de tous ces agens ,
>> et la loi de leur action, pour que chaque artiste connoisse
>> la cause, le mobile et le principe de ses opérations. »
L'ouvrage de M. Chaptal ne differe doncd'un Traité ordi
naire de chimie, que par les applications plus fréquentes
qu'il fait de cette science aux besoins de la société; et il n'au
roit eu besoin peut-être que d'y ajouter quelques définitions
qui y manquent , pour pouvoir l'intituler : Elemens de
Chimie , à l'usage de ceux qui cultivent ou exercent les arts.
La sagesse de ce plan est assez évidente, pour que nous nous
croyions dispensés de le développer plus longuement ici ;
nous aimons mieux employer l'espace qui nous est accordé, à
faire sur ce même discours préliminaire , quelques observations
critiques qui conviendront peut-être mieux que toute
autre à la nature de ce Journa'
« La
E LA
SEINE
MARS 1807..
« La chimie des arts , dit M. Chaptal, considérée sons ce
>> point de vue , est comme un phare que la main des hommes
» a suspendu dans le sanctuaire des opérations de l'art etde
>> la nature pour en éclairer tous les détails. » 5.
Nous ne savons si la chimie , qui ne consulte ordinairement
la nature qu'à l'aide des cornues et des creusets , et dont
toutes les opérations sont, pour ainsi dire ; ténébreuses , peut
être comparée à un phare ; mais , dans ce cas même , il nous
semble qu'il faudroit plutôt élever ce phare que de le suspendre.
Ce mot est consacré par l'usage , à désigner la tour
qui soutient un fanal , et non pas le fanal lui-même , ou du
moins le fanal tout seul. Nous devons ajouter , pour être
parfaitement justes , que si cette comparaison est ambitieuse ,
elle ne nous a frappé que par le contraste qu'elle forme avec
le ton ordinairement simple et modeste de cet ouvrage , et
que si elle renferme une légère incorrection, au moins c'est
laseule que nous ayons rencontrée dans ces quatre volumes.
Nous serions tentés d'accuser d'un peu d'exagération tout
l'éloge que M. Chaptal fait de la chimie , et sur-tout ce qu'il
ajoute , en parlant de la grande révolution que cette science
a éprouvée de nos jours : « Des élémens inconnus jusqu'alors ,
>> dit-il , ont été ajoutés à ceux qu'on connoissoit déjà......
>> L'analyse de l'air et de l'eau est venue éclairer l'action de
» ces deuxsubstances.>> Enfin , il prétend que la chimie « nous
>> a fourni les moyens de nous élever dans les airs , et d'aller
>> consulter la nature à trois ou quatre mille toises au-dessus
>> de nos tétes. >> Nous pourrions demander si on est bien sûr
que tous ces corps que la chimie moderne n'est point encore
parvenue à décomposer , sont indécomposables , et par quelle
expérienceon s'est convaincu qu'ils sont de véritables élemens.
Nous sseerriioonnss peut-être fondés à dire que celle par laquelle on
croit s'être assuré qu'on peut à son gré décomposer l'eau et la
refaire, n'est pas tellement évidente dans ses résultats qu'elle
ne laisse plus lieu à aucune objection. Sur ces deux assertions
la postérité jugera peut-être autrement que les savans les plus
distingués de nos jours ; et si cela arrive , ce ne sera pas
la première fois que les jugemens d'un siècle, je dis les
jugemens portés par les hommes les plus éclairés et les plus
dignes de foi , auront été cassés par le siècle suivant. Mais
quel est le savant , quel est l'homme qui , lorsqu'il parle de
ce qui fit son bonheur et sa gloire , peut se défendre d'un
peu d'enthousiasme ? Si la chimie doit beaucoup aux travaux
de M. Chaptal , la chimie , à son tour, le lui a bien rendu ;
et on pourroit considérer l'éloge exagéré qu'il en
Pp
fait
594 MERCURE DE FRANCE ;
comme n'étant produit que par un excès de reconnoissance.
Nous nous bornerons donc à lui faire observer que si
on s'élève dans les airs avec le secours d'un gaz qui a été
trouvé par les chimistes , ce n'est pourtant pas un chimiste qui
a inventé les ballons, et que dans les premières expériences
aérostatiques qui furent faites , il ne fut employé aucune sorte
de gaz. Enfin , nous sentons bien que cette expression d'aller
consulter la nature à trois ou quatre mille toises au-dessus
de nos tétes , ne sera prise par personne tellement à la lettre
qu'elle en paroisse contenir un sens ridicule; cependant nous
aimerions mieux que M. Chaptal eût dit à trois ou quatre
mille toises au-dessus de la terre.
Pour donner une idée complète de ce discours et de la
sagesse qui y domine , il ne nous reste qu'à en citer quelques
passages; et ici nous n'avons que l'embarras du choix , entre
des conseils également sages, et des morceaux également bien
écrits. Nous nous contenterons d'en citer deux : le premier ,
parce qu'il prouve que M. Chaptal n'est pas tellement prévenu
en faveur de la chimie , qu'il ne sente lui-même le danger
que courroient les artistes , en donnant inconsidérément trop
de confiance à tout homme qui prend le nom de chimiste ;
le second, parce qu'il nous paroît contenir la démonstration
du double titre qu'il a lui-même à leur confiance ; je veux
dire l'expérience qu'il a en sa double qualité de savant qui a
bien étudié les arts, et d'administrateur qui les a long-temps
dirigés avec succès.
<< En convenant , dit-il , que la chimie a rendu de grands
>> services ; en espérant qu'elle en rendra de plusgrands encore,
>> lorsque ses recherches , éclairées par le progrès des connois-
>> sances , s'appliqueront plus particulièrement aux arts , nous
>> ne pouvons nous empêcher de prévenir l'artiste et le manu-
>> facturier contre l'abus qu'on fait du mot de chimie , et de
>>les inviter à ne pas accorder une confiance aveugle , ni à
>> tous les ouvrages qui portent ce nom, ni à tous les indi-
> vidus qui prennent le nom de chimistes. La chimie a ses
>> adeptes et ses charlatans comme les autres sciences : le fabri-
>> cant pourroit aisément compromettre sa fortune et sa répu-
>> tation , s'il régloit sa conduite ou fondoit des spéculations
» sur des calculs de cabinet , sur quelques petits résultats de
>> laboratoire , ou sur des annonces trompeuses.
>> Ce n'est qu'avec la plus grande circonspection qu'on doit
>> porter dans les ateliers les innovations , quelqu'avantageuses
>> qu'elles paroissent. Avant de changer ce qui est , avant de
> modifier ce qui prospère , avant de détourner un cours
MARS 1807 : 545
> d'opération qu'on croit pouvoir améliorer, il faut que l'ex-
>> périence ait prononcé sur les change mens qu'on projette ,
>>et que le nouveau procédé ait reçu la sanction de la pra-
>> tique , et même l'aveu du consommateur. »
Le second passage concerne ces fabriques que l'on établit
dans un temps avec légèreté , et que dans un autre on a laissé
tomber avec indifférence. M. Chaptal voudroit qu'avant de
les établir on consultat « le sol , le climat , le caractère des
>> habitans et l'intérêt de l'agriculture....
>> En partant de ces principes, dit-il , la France doit s'oc-
>> cuper essentiellement des manufactures de laine , de soie ,
>> de lin , de chanvre , etc. , dont le sol lui présente avec
>> abondance les matières premières. Ce n'est que par une
>> interversion déplorable de cet ordre de choses , qu'on a
>> vu le gouvernement encourager , il y a un demi-siècle , les
>> fabriques de coton , sans penser que le sort de ces établis
>> semens , nourris par des matières du dehors , alloit être livré
» à toutes les chances des révolutions , à toutes les intrigues
>> des cabinets , à toutes les variations des lois sur les douanes;
>> et que les fabriques essentiel ement territoriales souffriroient
>> d'autant plus de cette concurrence, que pour encourager ,
>> multiplier et raffermir ces établissemens naissans , il falloit
>> accorder des primes , etc. etc. L'auteur fat observer
sagement, en note, qu'il « parle de ce qu'on auroit dû faire
>> il y a cinquante ans. Aujourd'hui , ajoute-t-il , que les
>> fabriques de coton forment une branche considérable de
>> notre industrie , aujourd'hui que les travaux sur le coton
>> occupent à-peu-près deux cent mille individus , le gou-
>> vernement doit sans doute les protéger. >>>
Ici notre tâche devroit être finie, car le reste de cet ouvrage
n'est plus du ressort ordinaire de ce Journal. Cependant ,
comme son extrême clarté le met à la portée de presque tous
les lecteurs , nous croyons que , sans trop présumer de la
patience des nôtres , nous pouvons continuer d'en extraire
quelques passages qui nous ont paru les plus remarquables.
Nous suivrons donc avec d'autant plus de confiance la route
que nous nous sommes tracée , que peut-être nous y trouverons
l'occasion de faire encore quelques observations dont
l'objet ne nous sera pas entièrement étranger.
Dans le chapitre Ier, consacré au développement des causes
naturelles qui modifient l'action chimique , l'auteur expose ,
avec sa clarté ordinaire, tous les mystères de l'affinité; mais
il nous paroît tirer , dans ce même chapitre , une conséquence
qui a le double tort de n'être point exactement vraie, et de
Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ,
ne pas suivre de ce qui précède: « Les diverses substances,
>> dit-il , qui composent cet univers sont donc soumises , d'un
› côté , à une loi générale qui tend à les rapprocher ; de
» l'autre , à un agent puissant qui tend à les éloigner. Ces
>> deux grandes forces de la nature , opérant sur tous les corps ,
>> se balancent continuellement dans leur action, et les chan-
>> gemens qui surviennent dans leurs proportions sont la cause
>> principale de presque tous les phénomènes dont s'occupe
>> le chimiste. » Il est possible qu'en effet le chimiste ait cru
reconnoître dans tous les petits corps sur lesquels il opère
l'existence d'une force de répulsion; et ce dont nous ne faisons
aucun doute , c'est que M. Chaptal connoît mieux que
nous ce qui se passe dans les creusets et dans les fourneaux;
mais nous croyons pouvoir ajouter que , dans l'univers , rien
ne démontre l'existence d'une semblable force , ou du moins
d'un agent qui la produiroit continuellement : car si onnommoit
répulsion ce mouvement qui empêche nos planètes de
se réunir à leur centre d'attraction , et qui n'est que l'effet
de cette impulsion qu'elles durent recevoir au moment même
qu'elles furent créées , il est bien clair que cette répulsion ne
seroit pas au moins l'effet d'un agent. Et si M. Chaptal a
voulu désigner par cette répulsion l'effet ordinaire du calorique,
qui tend à dilater tous les corps , et qui les dilate
quelquefois au point de désunir leurs parties , il nous semble
qu'en ce cas cet effet ressemble à celui que doit produire tout
corps qui s'interpose entre deux autres, et qu'il n'est nullement
nécessaire de le désigner par un nom particulier qui , à
l'inconvénient d'être superflu , joindroit celui de donner l'idée
d'une force inconnue .
Ceque l'auteur ajoute , dans ce même chapitre , au sujet da
lumique ( ou de la lumière ) , auroit eu peut-être besoin d'une
légère modification : « Il paroît , dit-il , d'après tous les faits ,
>> que l'existence du lumique est inséparable de celle du calo-
>> rique : car l'action du calorique produit constamment de
>> la lumière ; et lorsque la lumière est recueillie elle-même
>> dans le foyer des lentilles , ou réfléchie dans celui des
miroirs concaves , elle produit tous les effets du calorique
>> accumulé. » Il nous semble que l'auteur auroit dû avertir
que la lumière réfléchie de la lune , quoique concentrée par
les plus grandes lentilles , ou les plus grands miroirs concaves,
n'a cependant jamais fait sensiblement hausser la liqueur d'un
thermomètre ; ce qu'il auroit pu facilement expliquer par
l'immense affoiblissement que subit la lumière avant d'arriver
de la lune à nous. Sa phrase , telle qu'elle est , pourroit faire
croire aux artistes qui la liront que la lumière de la lune doit
produire quelque chaleur.
MARS 1807 . 597
1
Je ne puis terminer mes observations sur ce chapitre sans
relever une citation que M. Chaptal a cru devoir faire d'une
phrase de M. Lavoisier. Je la copie ici telle qu'il la cite : « Sans
>> la lumière ( adit M. Lavoisier, Traité élémentaire de Chimie ,
>> page 202 ) , la nature étoit sans vie , elle étoit morte et ina-
>> nimée. Un Dieu bienfaisant , en apportant la lumière , a
>> répandu sur la surface de la terre l'organisation , le senti-
>> ment et la pensée. » Nous ne concevons pas comment la
lumière auroit produit l'organisation , encore moins comment
elle produiroit le sentiment , et encore moins comment
elle créeroit la pensée ; et nous déclarons que si nous ne respections
pas déjà infiniment la mémoire de M. Lavoisier , ce ne
seroit pas cette phrase , toute poétique qu'elle est , qui la rendroit
respectable à nos yeux. Nous prévenons encore que cette
phrase a , dans un sens le tort , et dans un autre , le mérite
d'être entièrement étrangère au chapitre qui la contient.
Ce qui fait la véritable gloire de M. Lavoisier, c'est d'abord
d'avoir fait quelques découvertes heureuses ; ensuite c'est
d'avoir donné à la langue des chimistes une justesse et une
précision qu'elle n'avoit point eue jusqu'à lui. Je crois devoir
citeràcepropos une très-bonneobservation que fait M. Chaptal.
Il emploie le mot de solution pour exprimer « la division et
› la disparition d'un corps quelconque , sans qu'aucun des
>> deux éprouve aucune altération dans sa nature; » et il la
distingue de la dissolution , qui « doit, dit-il , être réservée
>> pour expliquer l'action d'un liquide sur un métal , une
>> terre ou un alkali. Dans ce dernier cas , non-seulement il
>> y a solution , mais il y a encore combinaison , et quelquefois
>> décomposition de l'un des corps. » Après avoir averti qu'il
emploie ces mots dans le sens que le célèbre Lavoisier leur a
donné, « il paroîtra étonnant , ajoute-t-il dans une note, que
>> les résultats de la solution et de la dissolution étant si diffé-
>> rens , on ait exprimé jusqu'à Lavoisier ces opérations par
>> un seul mot; car , dans la langue des sciences sur-tout , il
>> faut éviter de désigner sous la même dénomination des
>> résultats opposés , ou des opérations entièrement diffé-
>> rentes. » Cette observation est juste : sans doute cela doit
paroître étonnant ; mais ce qui l'est encore plus , c'est que,
jusqu'àM. Lavoisier, on ait employé pour caractérisermêmeles
produits chimiques, des expressions qui sembloient n'avoir
aucun rapport avec eux ; et , par exemple , qu'on appelât constamment
huile de vitriol un liquide qui n'étoit ni de l'huile ,
ni du vitriol. Mais ce qui doit , d'un autre côté , justifier les
chimistes anciens , c'est que toutes les langues sont pleines
d'expressions pareilles, et que, sans une autorité extraordinaire ,
3
598 MERCURE DE FRANCE ,
et même avec elle , on ne parviendra peut-être jamais à les
en débarrasser. Qu'on en juge par les efforts que Voltaire a
faits pour expulser de notre langue française certains mots
qui lui déplaisoient , et que l'usage a pourtant soutenus contre
tout le crédit que Volta're avoit.
Après avoir parlé des solutions et des dissolutions , M. Chaptal
a dû naturellement parler de la cristallisation ; et comme
il ne perd jamais une occasion de rendre justice à un homme
illustre , ou de faire valoir ses découvertes , il développe ici ,
avec une clarté peu commune , non pas le système entier de
M. Hüy, mais ce qui en fait la base , et ce qui suffit pour
assurer à son inventeur le premier rang parmi nos minéralogistes.
Nous faisons cette observation avec d'autant plus de
plaisir, que nous avons entendu des hommes , qui d'ailleurs
n'étoient pas dépourvús de science , affecter de confondre les
découvertes de M. Haüy avec les idées de Romé de Lisle ,
commes'ils trouvoient quelque satisfaction à décorer un savant
mort de tous les titres de gloire qui appartiennent à un savant
qui vit. M. Chaptal développe tout à-la- fois les idées de l'un
et de l'autre ; et on voit bien , par le juste partage qu'il en
fait , qu'il est lui-même très-intéressé à ce qu'on ne ravisse à
personne la part de gloire qui lui revient.
Nous voilà à peine arrivés à la fin du premier volume , et si
nous voulions seulement citer de chacun des autres une partie
des passages que nous avions remarqués et notés en les lisant ,
nous passerions de beaucoup les bornes que nous devons
nous prescrire. Nous devons donc nous contenter d'indiquer
quelques-uns des articles qui nous ont paru les plus
curieux et les plus utiles , soit par les nouvelles idées , soit par
les sages conseils qu'ils renferment. Parmi les premiers , nous
compterions ceux sur la fabrication du charbon, sur le fer,
sur le platine , etc. Parmi les autres , les articles sur la distillation
des vins, sur la chaux , sur la meilleure manière de construire
les fourneaux , etc. Et nous ajouterons que nous pourrions
remplir des pages entières des titres seuls des chapitres
danslesquels nous avons remarqué des passages que nous avions
le projet de citer.
Les articles sur les bitumes et sur lahouille nous paroissent
encore plus curieux que tous les autres , par les idées ingénieuses
qu'ils renferment, sur la manière dont ces minéraux
ont pu se former. Nous allons citer un passage du premier ,
afin que nos lecteurs puissent se former une idée de la manière
don M. Chaptal développe son système; et nous donnerons
à cette citation une certaine longueur, parce qu'ayant
à y relever une conséquence qui ne nous a point semblé juste ,
MARS 1807 . 599
nous nous croyons obligés d'exposer , avec le plus grande
exactitude , comment l'auteur l'a déduite.
Après avoir parlé de ces bitumes qui existent au milieu des
terres , « et se présentent quelquefois par couches si épaisses,
>> que l'imagination la plus hardie ose à peine en rattacher
>> l'origine à la décomposition des matières organiques » ,
M. Chaptal ajoute :
« A la vérité , en partant de l'état actuel de notre globe , il
>> est difficile de concevoir la possibilité de la composition
>> de ces couches énormes de bitume , par la décomposition
>> des végétaux: car il est évident que la cause est inférieure
» à la grandeur de l'effet. Mais si nous remontons , par l'ima-
>> gination , jusqu'à ces premiers temps où le globe, peu
>>habité , ne présentoit presque partout qu'un sol couvert de
>> vastes lacs ou d'épaisses forêts , tel que nous le voyons
>> encore dans les contrées où la main de l'homme n'en apas
>> changé l'état primitif; si nous considérons que les mers
>> sont, dans certains parages, tellement couvertes de végétaux
>> vivans , que les vaisseaux ne sauroient s'y frayer une route....
>> nous éleverons alors nosidéesjusqu'à la hauteurdu sujet...
>> Dans les lacs et sur les bords des fleuves , les mêmes
>> causes existent; mais elles sont moins grandes , et l'effet leur
>> est proportionné. Nous trouvons fréquemment, dans les
>> attérissemens qui sont leur ouvrage, des dépôts de tourbe ,
>> de jayet ou dehouille. Ce sont ces lacs primitifs que nous
> observons encore presque partout où l'homme n'a pas
>> défriché , qui nourrissoient ces vastes fleuves dont nous
>> admirons encore aujourd'hui l'étendue des lits. Ce sont ces
>> lacs primitifs , qui , ayant disparu pour la plupart , pour se
)) réunir au réservoir commun, paroissent avoir laissé , sur
>> divers points de notre globe , des dépôts de divers genres ,
>> dont nous rapportons généralement la formation à une
>> cause bien plus difficile à concevoir et à établir , le dépla-
>>> cement successif de la mer.
>> Mais ladécomposition de ces dépôts de plantes ne sauroit
>> présenter constamment et partout la même nature de
abitume..... Il est encore dans l'ordre naturel des choses que
>> ces végétaux amoncelés forment des couches plus ou moins
>> épaisses , que ces couches soient mélangées de matières
>> étrangères , que les unes se forment sous les eaux , les autres
>> au-dehors et sur la rive ....
>> C'est encore en partant de ces principes , qu'il sera facile
>> de concevoir l'existence des plantes exotiques dans des cou-
>> ches de bitume qu'on exploite sous des climats qui leur
» sont étrangers. Le bambou et le bananier existent dans les.
4
600 MERCURE DE FRANCE ,
mines de charbon des environs d'Alais , et M. Jussieu a
>> retrouvéles plantes de l'Inde dans les charbons du Forez. »
Nous avons plusieurs fois relu ces pages , et nous n'avons
pu concevoir comment M. Chaptal pouvoit déduire de ses
principes sur la formation de la houille et des bitumes , que
Je bambou et le bananier doivent se trouver dans les charbons
des Cévenne , et les plantes de l'Inde dans les charbons du
Forez? Il nous semble , au contraire, que si, en chaque région
de la terre , ces bitumes se sont formés au inoyen de lacs qui
existoient autrefois , et qui ont disparu , ils ne devroient contenir
que les végétaux propres à la région même où on les
trouve, et que si ony rencontre maintenant des plantes exotiques
, c'est qu'apparemment il a existé une époque où les
eaux et les terres mêmes furent entièrement bouleversées .
Mais aussi , pourquoi présenter comme étant la suite d'un
système d'ailleurs très-ingénieux , ce qui n'est et ne peut être
que la suite d'un déluge universel ? Il y a des plantes exotiques
dans tous les dépôts de houille et de bitume , parce qu'ellesy
ont été entraînées dans cette grande catastrophe dumonde.
C'est cette conséquence , qui me paroît de rigueur ; et il
me semble même que M. Chaptal doit l'admettre, ou renoncer
à son système , ou nier ce qui est, c'est-à-dire , qu'il
existe des plantes exotiques dans les dépôts de bitumes. Il
n'a qu'à choisir entre l'un de ces trois partis ; car son système
est tel , qu'il ne peut se concilier avec l'existence de ces
plantes, à moins qu'il ne convienne aussi de la vérité de ce
bouleversement : vérité qu'il croit comme moi peut- être , mais
dont il ne dit pas un mot.
Nous devons dire maintenant qu'en rendant compte de
cette Chimie appliquée aux Arts , nous nous sommes moins
proposés de donner l'analyse complète d'un ouvrage aussi
savant , que de payer à un livre aussi utile le tribut d'éloges
qui lui est dû. Il ne nous reste qu'à témoigner le desir que
nous aurions de voir paroître sur chaque science un ouvrage
composé sur le même plan , pourvu que cet ouvrage fut
composé par un savant aussi distingué que M. Chaptal. Ce
seroit peut-être le seul moyen de montrer au grand jour les
obligations que nous avons aux savans de ce siècle. On sauroit,
enfin, à quoi s'en tenir sur le mérite de leurs décou
vertes , et jusqu'à quel point est fondé tout le bruit qu'on
faitdu progrès des sciences.
GUAIRARD.
MARS 1807 . 601 :
;
:
Lucienmoderne , ou légère Esquisse du Tableau du Siècle ;
dialogues entre un singe et un perroquet ; recueillis et
publiés par M. P** D***. Deux vol . in-8°. Prix : 6 fr. , et
8 fr. par la poste. A Paris, chez Allut , rue de la Harpe ,
n°. 93 ; et chez le Normant.
L'AUTEUR de cet ouvrage avertit les lecteurs qu'il n'y a
pas l'ombre de ressemblance entre ses dialogues et ceux de
l'auteur grec dont il a pris le nom : le titre de Lucien moderne
qu'il leur a donné , est un moyen employé par son
libraire , pour stimuler la curiosité des passans. Cet écrivain
n'a pu ni le rejeter , ni l'effacer de son livre : c'est une chose
certaine. Il est également vrai qu'il a retranché de la conversation
du singe et du perroquet beaucoup de longueurs , des
répétitions fastidieuses , et des choses trop libres ; mais on
ne s'inquiète guère de ce qui n'est point dans un ouvrage.
Celui-ci manque d'ailleurs de tant de qualités pour être un
bon livre , qu'il n'est pas étonnant qu'on n'y trouve pas
absolument tout ce qu'il faudroit pour en composer un
détestable.
L'idée de faire censurer la conduite des hommes par des
bêtes n'est pas neuve : elle appartient aux premiers fabulistes
de l'antiquité ; mais aucun moraliste , ancien ou moderne ,
n'avoit encore imaginé de faire une seule fable en mauvaise
prose , qui remplit deux volumes in-8°. de trois cents pages
ehacun. Cette invention est due au génie de M. P** D*** ,
etpersonne ne la lui disputera. Ce n'est donc pas la concision
qu'il faut chercher dans cette nouvelle production : malgré
les retranchemens qu'elle a subis , elle est encore assez longue
pour effrayer plus d'un lecteur.
Le singe et le perroquet mis en scène , sont deux pauvres
créaturesqui ne diroient pas deux mots de suite s'ils étoient
abandonnés à leur propre science ; mais M. P**. D***. , qui
se met à leur place, les fait raisonner comine des docteurs. Ils se
racontent l'un à l'autre leur propre histoire. Celle du perroquet
se compose de tout ce qu'il a pu voir et entendre autour de
lui , depuis cent vingt ans qu'il est en cage. Ses aventures
personnelles se réduisent à bien manger , bien boire , bien
dormir , siffler , chanter , jaser , monter et descendre , se laisser
gratter par ses amis , et pincer les doigts aux étrangers,
Celle du singe est plus sérieuse : il nous raconte , comme
602 MERCURE DE FRANCE ,
une énigme à deviner , tout ce que nous avons vu à Paris
depuis quinze ans. Il suppose que notre révolution est un
orage épouvantable arrivé dans Sémiopolis ; qu'il s'est sauvé
sur un vaisseau qui s'est englouti dans les flots; qu'il étoit
alors sur la chaloupe remplie de belles dames fort embarrassées
; que lui , singe ou sapajou , gros comme un carlin , ne
perdit pas la tête ; qu'il prit un aviron long de vingt pieds,
et le fichu d'une dame pour en faire un drapeau d'alarme ;
qu'il fut aperçu par un navire anglais , et que ce ravire les
recueillit pour les conduire à Londres. Si cette histoire n'est
pas celle de l'auteur lui-même , et si ce n'est pas là le véritablemot
deson énigme , je ne saurois dire ce qu'elle signifie :
il est si rare de rencontrer des singes plus spirituels que de
belles dames , qu'il me paroît bien difficile d'expliquer différemment
cette figure.
Après que le singe etle perroquet se sont bien complimentés
sur leurmanière d'exposer leur histoire , sur la finesse de
leurs observations , et sur la sagacité de leur critique, ils
font les petits philosophes , et dissertent à perte de vue sur
la morale et sur la politique. L'auteur oublie qu'il avoit
promis dans sa préface de ne toucher ce dernier article que
très-légèrement; il le coule à fond , comme on dit, et toute
l'Europe se trouve régénérée par la science de son oiseau.
Fronder les mauvaises moeurs , et n'offrir aucune base pour
asseoir la morale ; condamner les opinions licencieuses , mais
en présenter d'abominables qui ne sont point combattues;
mêler des images obscènes à la critique de quelques abus ,
l'oubli des premiers principes au blâme de la fausse philosophie
; affecter l'amour de l'humanité dans des discours philantropiques
, mais attiser le feu de la discorde par des opinions
exagérées; feindred'avoir le secret de l'Etat , pour étaler
des projets qui peuvent à peine se présumer ; montrer partout
le besoin d'un emploi , le ressentiment des refus essuyés et
l'envie de parvenir par la voie la plus élevée : tel est le fonds
de cet ouvrage , qui paroît n'être qu'une très-longue et trèsennuyeuse
pétition pour obtenir une place. Nous n'en cites
rons qu'un trait pour le faire connoître tout entier. Le singe
raconte au perroquet l'histoire d'un pauvre solliciteur auquel
on avoit fait entendre qu'avec une jolie femme on a toujours
tout ce qu'on veut. Cet homme refuse d'envoyer la sienne à
l'audience de son protecteur , mais il trouve qu'il est utile
d'en louer une pour la représenter ; et , par ce détour , il
obtient ce qu'il souhaite , en ne donnant que l'image de ce
qu'on lui demandoit.
M. P**. D***, l'appelle un mari prudent et sage : l'im
MARS 1807 . 603
telle est sa morale. Ily a des gens qui ne veulent sauver que
les apparences ; il se contente de sauver le fait , et se
moque du qu'en dira-t- on .
Cette petiteaventure me fait souvenir d'un roman nouveau ,
dans lequel on retrouve cette même sagesse , avec un petit
accroissement de liberté , fort commode pour tourmenter un
honnête mari , sans blesser les derniers devoirs , et sans lui
donner ouvertement aucun droit de se fächer. Voici le fait :
Mad. de Beaufort (1) , jeune et belle femme , épouse d'un
ancien militaire retiré du service , et mère d'une jeune fille
de sept ou huit ans , rencontre à Paris , chez son amie Mad. de
Verneuil , un bel officier nommé de Barsa , pour lequel son
coeur se sent prévenu. La bonne morale est impitoyable dans
cette circonstance : elle accuse déjà d'adultère la femme qui
se permet une pensée , un regret, le plus léger soupir. La
sagesse philosophique est bien plus humaine : elle permet à
l'imagination d'aller aussi loin qu'elle peut aller , et de s'égarer
dans les rêveries d'une félicité fantastique. L'auteur du roman
avoit à choisir entre l'un et l'autre guide , poouurr faireunbon
ou un mauvais ouvrage. On pense bien qu'il n'a pas manqué
de préférer la douce et complaisante philosophie , avec
laquelle on se met bien plus à son aise. Nous allons voir quel
secours il en tirera , et dans quelle route assurée cette sage
conductrice saura mener Mad. de Beaufort. 1
La première illusion qu'elle produit dans son esprit , c'est
de lui persuader qu'on peut avoir dans le coeur des sentimens
tout opposés à ceux qu'exige l'état d'épouse et de mère ;
qu'elle peut détester son union et en desirer une nouvelle ,
pourvu qu'elle ne trouble pas la sécurité de son mari par des
actes extérieurs qui lui révéleroient ses ennuis , sa passion ou
ses froideurs. Mad. de Beaufort reçoit cette doctrine ; elle
ouvre son coeur à l'amour , elle adore le vicomte de Barsa ,
mais elle se respecte trop pour manquer à ses devoirs ; elle
se contente de dire à son amant qu'elle l'aime. Le galant chevalier
, qui sait ce que cela veut dire , et dont la morale est
beaucoup plus flexible que celle de cette sage épouse , se
flatte intérieurement qu'avec le temps il lui fera faire des
progrès.
Le premier devoir d'une honnête femme étant de n'aimer
que son mari , je ne sais pas trop comment Mad. de Beaufort
peut idolatrer un autre homme , sans manquer à cedevoir.
(1) Madame de Beaufort , ou La Correspondance d'autrefois ;
par M***
Unvol. in- 12.
604 MERCURE DE FRANCE ,
Sa philosophie la rassure encore sur ce point, en lui faisant entendre
que l'important est que tout le monde soit heureux ,
n'importe comment. Le mari de cette brave femme ne l'est
cependant pas , mais c'est uniquement par sa faute : il s'avisede
s'apercevoir de quelques négligences ; il trouve que sa chère
moitié est triste , abattue ; il s'inquiète , il rêve , il s'agite ;
il déclame contre les couvens; il réfléchit sur son âge , sur
celui de sa femme ; il commence à croire qu'il a eu tort de
l'épouser ; il craint les accidens. De son côté , Mad. de Beaufort
craint aussi qu'elle ne se trouve trop foible contre un
amant qui sait tout ce qui se passe en elle. Sa sagesse la fait
trembler , et sa vertu ne la rassure pas ; elle est esclave de ses
devoirs , mais c'est une esclave échappée qui délibère sur
l'usage qu'elle fera de sa liberté. Enfin , elle prend le parti
d'éloigner son amant ; mais il n'étoit plus temps : les voisins
jaloux et les voisines scandalisées en avoient vu plus qu'il
n'en falloit pour en soupçonner bien davantage. L'une d'elles ,
dont il a plu à l'auteur de faire une dévote ridicule , écrit
au pauvre mari pour le prévenir de ce qui se passe. C'étoit
Jui rendre un véritable service ; et tout autre , en feignant
de ne tenir aucun compte de cet avis , en auroit cependant
profité. Ce nouveau Georges Dandin dissimule avec sa femme ;
mais il va trouver un bon ami de l'amant , pour lui demander
ce qu'il en pense. L'ami lui jure ses grands dieux que
le vicomte de Barsa est un trop honnête homme pour l'exposer
à la triste aventure qu'il redoute ; il le rassure et le tranquillise;
sa tendre compagne lui paroît plus chaste qu'une
Pénélope ; il s'accuse lui seul d'une sotte et soupçonneuse
crédulité.
Jusqu'ici la suprême félicité croissoit en paix dans le coeur
des deux amans : ils s'envoyoient des protestations d'amour
et de respect , des déclarations d'attachement inviolable , des
petits baisers bien doux , bien innocens , bien philosophiques
, enveloppés dans des maximes très-précieuses sur la
vertu , sur les devoirs et sur la foi conjugale. Il ne leur manquoit
qu'une occasion pour prouver à toute la terre qu'ils
étoient les plus vertueux des mortels ; mais le ciel qui sait
qu'on se lasse à la fin d'avoir tant de vertu, ne voulut pas
les mettre à cette épreuve , et la jalousie d'une vieille
douairière , qui n'étoit pas dévote , vint troubler toute cette
belle harmonie , en réveillant de nouveau les soupçons du
mari . Les sots se fâchent très-facilement : celui-ci ne sait plus
se contenir ; quelques lettres supposées suffisent pour le
inettre en fureur. Il fait enfermer sa Pénélope dans son vieux
château , sous la garde d'une mégère ; il lui fait ôter sa fille ;
ةمالا
MARS 1807 . 605
et , sans vouloir rien éclaircir , ni rien entendre , il va se
faire donner , par le vicomte , un bon grand coup d'épée
dans les reins. Ce n'étoit cependant pas là ce qu'il souhaitoit :
il vouloit seulement diminuer le nombre des jolis garçons ;
mais le vicomte ne voulant pas consentir à cet arrangement ,
sans rendre la partie égale , ils se traversèrent réciproquement,
et ne moururent ni l'un ni l'autre de leurs blessures.
Lorsque la belle et plaintive recluse apprit que son amant
souffroit pour elle , et que son mari n'étoit pas mort , elle jeta
les hauts cris , et ne cessa d'admirer les beaux effets de sa haute
vertu; son amour lui parut toujours une chose merveilleuse ,
et sa morale un guide assuré pour conserver la paix dans son
ménage. Seulement son mari lui paroissoit un original qui
ne savoit pas vivre ; une manière de philosophe un peu
brutal , qu'il seroit difficile de mettre à la raison. Elle n'eut
cependant pas lieu de s'en plaindre long-temps : lorsque ce
pauvre honume se vit couvert de sang , il reconnut ses torts;
il députa vers sa femme l'honnête Mad. de Verneuil , qui
l'avoit toujours bien soutenue dans sa sagesse , pour lui
porter l'expression de ses regrets , lui demander pardon et
lui rendre sa fille et la liberté. La candeur de ce procédé la
toucha sensiblement ; elle vit bien que l'adultère n'est pas le
crime le plus punissable ; que son mari , quelque coupable
qu'ilfût , étoit encore un assez bon homme , et qu'elle pouvoit
le pardonner en toute sûreté. Ils se reconcilièrent ; et l'amant ,
comme de raison , obtint ses entrées franches chez Monsieur,
qu'il ne craignoit plus ; et chez Madame , qu'il continuoit
d'adorer comme une divinité qu'il ne falloit pas toucher : le
souvenir de sa blessure et du danger qu'il avoit couru ,
rendoit sa philosophie plus timide; mais Mad. de Beaufost
ne put jamais consentir à quitter celle qui l'avoit perdue dans
l'esprit public , parce qu'elle lui procuroit la satisfaction de
voir tous les jours un homme qu'elle aimoit à la folie , un
brave officier qui s'étoit battu pour elle , et qui même avoit
manqué de tuer son mari. Toute cette sagesse , comme on le
voit, ressemble fort à celle du singe et du perroquet de M. P. D. ,
elle est puisée à la même source, elle cède à tous les caprices
et produit toujours les mêmes effets. Au surplus, le titre même
de ses dialogues , qui n'a pas de rapport avec le sujet qu'il
traite , annonce assez le fonds de la morale de cet ouvrage :
il eût été par trop ridicule de l'appeller le Socrate moderne ;
il falloit un nom qui donnât au moins une idée des licences
qu'il renferme et de l'esprit qui l'a fait entreprendre. Sous ce
rapport , celui de Lucien convenoit parfaitement; mais la
réputation de cet écrivain chez les anciens, n'étoit pas digne
d'exciter l'envie chez les modernes. G......
606 MERCURE DE FRANCE,
:
1
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES ,
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Le terme fixé par le décret impérial du 24 fructidor an 12 ,
pour le concours relatif aux grands prix fondés par ce décret ,
devant expirer au 8 novembre 1808; et le temps laissé aux
concurrens pour les grands travaux destinés à ce concours
n'étant plus par conséquent que de 19 ou 20 mois, on croit
devoir rappeler les termes de ce dérret.
On doit éspérer que la perspective des honneurs et des
récompenses annoncés pour cette époque aura d'avance excité
l'émulation des savans , des hommes de lettres et des artistes
les plus distingués de l'Empire ; que cette distribution solennelle
verra couronner des chefs-d'oeuvre dignes de passer à
la postérité , et que l'appel fait au génie par la voie du chef
suprême de l'Etat aura redoublé l'ardeur de tous les hommes
passionnés pour la gloire , en leur montrant , dans les palmes
décernées par ses augustes mains, le plus beau triomphe
auquel il soit permis d'aspirer.
Voici les termes du décret dont il s'agit :
Napoléon , Empereur des Français , à tous ceux qui les
présentes verront , salut : Etant dans l'intention d'encourager
les sciences , les lettres et les arts , qui contribuent éminemment
à l'illustration et à la gloire des nations ; desirant nonseulement
que la France conserve la supériorité qu'elle a
acquise dans les sciences et dans les arts , mais encore que le
siècle qui commence l'emporte sur ceux qui l'ont précédé ;
voulant aussi connoître les hommes qui auront le plus participé
à l'éclat des sciences , des lettres et des arts , nous avons
décrété et décrétons ce qui suit :
Art . I. Il y aura , de dix ans en dix ans , le jour anniversaire
du 18 brumaire , une distribution de grands prix donnés
de notre propre main , dans le lieu et avec la solennité qui
seront ultérieurement réglés .
II. Tous les ouvrages de sciences , de littérature et d'arts ;
toutes les inventions utiles , tous les établissement consacrés
aux progrès de l'agriculture et de l'industrie nationale , publiés
, connus ou formés dans un intervalle de dix années ,
dont le terme précédera d'un an l'époque de la distribution ,
concourront pour les grands prix.
MARS 1807 . 607
III. La première distribution des grands prix se fera le
18 brumaire an 18 ; et , conformément aux dispositions de
l'article precédent , le concours comprendra tous les ouvrages ,
inventions ou établissemens publiés ou connus depuis l'intervalle
du 13 brumaire de l'an 7, au 18 brumaire de l'an 17.
IV. Ces grands prix seront , les uns de la valeur de 10,000
fr. , les autres de la valeur de 5000 fr .
V. Les grands prix , de la valeur de 10,000 francs , seront
au nombre de neuf, et décernés : 1 °. aux auteurs des deux
meilleurs ouvrages de sciences ; l'un pour les sciences physiques
, l'autre pour les sciences mathématiques ; 2°. à l'auteur
de la meilleure histoire ou du meilleur morceau d'histoire ,
soit ancienne soit moderne ; 3° . à l'invention de la machine la
plus utile aux arts et aux manufactures ; 4°. au fondateur de
l'établissement le plus avantageux à l'agriculture ou à l'industrie
nationale ; 5º. al'auteur du meilleur ouvrage dramatique ,
soit comédie , soit tragédie, représenté sur les théâtres français;
6°. aux auteurs des deux meilleurs ouvrages , l'un de peinture
, l'autre de sculpture , représentant des actions d'éclat
ou des événemens mémorables puisés dans notre histoire ;
7. au compositeur du meilleur opéra représenté sur le
théâre de l'Académie impériale de Musique.
au VI . Les grands prix , de la valeur de 5000 fr. , seront
nombre de treize , et décernés : 1º . aux traducteurs de dix
manuscrits de la bibliothèque impériale ou des autres bibliothèques
de Paris , écrits en langues anciennes ou en langues
orientales , les plus utiles , soit aux sciences , soit à l'histoire ,
soit aux belles -lettres , soit aux arts ; 2°. aux auteurs des trois
meilleurs petits poëmes ayant pour sujets des événemens mémorables
de notre histoire , ou des actions honorables pour
le caractère français .
VII. Ces prix seront décernés sur le rapport et la proposition
d'un jury composé des quatre secrétaires perpétuels des
quatre classes de l'Institut , et des quatre présidens en fonctions
dans l'année qui précédera celle de la distribution .
Signé NAPOLÉON.
L'Institut national , en exécution de l'arrêté pris dans sa
séance du 25 frimaire an VII , a assisté aux funérailles de
M. Lassus , membre de la classe des sciences physiques et
mathématiques.
Le convoi arrivé au lieu de la sépulture , M. Pelletan ,
membre de la classe , a prononcé un discours dont nous transcrirons
quelques paragraphes :
608 MERCURE DE FRANCE ,
1
<<Pierre Lassus est né en 1741 , d'un maître en chirurgie
de Paris , chargé de famille et dépourvu de fortune. De ces
deux conditions si pénibles pour la plupart des hommes ,
l'une a déterminé son goût pour l'étude , et assuré ses succès ;
l'autre a développé les précieuses qualités de son coeur. Ses
parens consacrèrent toutes leurs facultés à l'éducation de ce
fils unique , livrant celle de ses quatre soeurs aux exemples
de vertus et de piété qu'elles recevoient de leur mère : sans
doute ils pressentoient déjà que ce fils resteroit le soutien de
la famille.
>> Ce fut au collège des Jésuites que le jeune Lassus fit ses
premières études , et qu'il contracta le goût du travail et de
la bonne littérature que cette compagnie célèbre ne manquoit
jamais d'inspirer à ses élèves. Aussi la vie entière de Lassus
fut-elle un cours d'étude sans interruption. Entré peut- être
par nécessité dans la carrière de la médecine , il ne songea
jamais qu'elle devoit fournir à ses besoins ; il ne connoissoit
que son cabinet et ses livres. Il étoit arrivé à l'âge de trente
ans , avoit parcouru avec la plus grande distinction sa licence ,
et reçu le grade de maître-en-chirurgie ; déjà il étoit adopté
par l'Académie , et il laissoit encore sa famille et ses amis dans
P'inquiétude sur son sort et sur les ressources que son art devoit
lui procurer.
>> Son père , qui pouvoit encore fournir aux besoins de
la famille , sembloit respecter les goûts , l'insouciance et la
noble passion du jeune homme , qui n'aimoit l'étude que
pour l'étude , et comme il seroit à souhaiter que l'aimassent
ceux qui naissent suffisamment pourvus des dons de la fortune.
Ce fut à cette époque que Lamartinière , premier chirurgien
de Louis XV, présenta M. Lassus à la place de
chirurgien des princesses Victoire et Sophie , filles du roi.
Quelle étonnante opposition ne devoit-il pas y avoir entre
la vie tranquille de notre philosophe , sa demeure modeste
au faubourg Saint-Laurent , et le projet de le transporter
à la cour de Louis XV ? Rassurons-nous , chers collègues ;
Lassus n'avoit du philosophe que la science , l'érudition
profonde; il avoit acquis des connoissances générales en littérature;
son goût exquis embrassoit tout ce qui est aimable ,
s'attachoit à tout ce qui est beau : il n'étoit pas seulement
nourri de grec et de latin ; les langues italienne , anglaise et
leur littérature lui étoient familières : il aimoit tous les arts ,
et il cultivoit la musique avec succès . Toujours lié d'amitié
avec les gens les plus distingués en tous genres , il savoit
parler à chacun la langue qui lui convenoit.
>> La mort de M. Lassus pere, constitua bientôt le fils chef
d'une
MARS 1807 .
DEPT
DE
LA SEINE
d'une nombreuse famille. Dex soeurs s'étoient rendies religieuses
, malgré l'opposition de leurs parens , et notamment
celle de leur frère , dont les sentimens n'entendoient rely
calculs de l'intérêt. Une mère de soixante-dix ans , pataly
tique , et deux soeurs vouées au célibat , furent donc enme
nées à Versailles : présentées aux princesses , elles partagèrent
bientôt la considération dont jouissoit M. Lassus;et deux
mille écus que la place rapportoit étoient le fords modeste
qui soutenoit honorablement cette famille vertueuse , au
milieu du faste qui l'entouroit , sans lui faire envie .
>> Les tantes de Louis XVI s'étant , à cette époque , retirées
en Italie , le devoir , la reconnoissance , forcèrent Lasus à
les suivre : les événemens se succédèrent avec une telle rapidité
, que Lassus , décidé à revenir dans sa patrie , ne put
devaucer le terme fatal assigné pour la rentrée des émigrés .
* Mais le décret annonçoit que ne seroient pas considérés
comme tels ceux qui auroient été en pays étrangers pour la
culture et les progrés des sciences : M. Lassus n'avoit jamais
abandonné son goût pour l'étude , et il n'eut qu'à présenter
au comité de salut public , les nombreux extrants et autres
travaux qui l'avoient occupé en Italie , pour jour de l'honorable
exception portée dans le décret. Sa défense acquit une
nouvelle force lorsqu'il produisit de semblables résultats d'un
voyage qu'il avoit fait en Angleterre quelques années avant la
révolution.
>> L'amour de l'étude qui diminue les besoins de la vie ; la
science , et le goût des arts qui rendent indifférens aux tracasseries
du vulgaire; la douceur , l'aménité du caractère qui
font des amis , et sur-tout éloignent les envieux ; enfin la bonté
du coeur la tendresse pour les siens , ces douces affections de
l'ame qui adoucissent même les maux qu'on éprouve ; voilà
: les sources du bonheur , le bonheur lui-même : or , Lassus
*possédoit éminemment tous ces avantages , et ils expliquent le
bonheur qui , disoit- on, ne l'avoit jamais abandonné.
>> Aussi , messieurs , Lassus va-t-il être plus que jamais
favorisé de la fortune : c'est lorsqu'il a été admis au milieu de
vous qu'il en a reçu le plus grand bienfait ; ils vous comptoit
tous pour ses amis ; vous lui en donnâtes des preuves bien
précieuses et bien honorables , en l'instituant presque aussitôt
secrétaire temporaire de la première classe. Dientôt après , il
n'eut qu'àse présenter pour obtenir vos suffrages pour la place
de bibliothécaire , et vous crûtes par là ren re justice à son
érudition , à son goût pour l'étude, et à son aptitude pour
tous les genres de littérature , autant que donner à sa personne,
un témoignage de bienveillance et d'amitié.
610 MERCURE DE FRANCE,
>> L'Ecole de Médecine organisée dans le même temps ,
l'accueillit avec empressement au nombre de ses professeurs;
et certes , il étoit un des plus distingués d'entre nous : mais
sur-tout combien il nous étoit cher à tous ! Une dernière
faveur , qui ne lui couta pas plus de démarches que les autres ,
etqui fut également un tribut rendu à ses rares talens , fut le
titre de chirurgien consultant de S. M. l'EMPEREUR.
>>M. Lassus profita de son loisir pour mettre aujour unTraité
dogmatique de médecine opératoire; bientôt après il s'occupa
d'un Traité de Pathologie chirurgicale qui paroissoit à peine
lorsque la mort a enlevé son auteur. Déjà dans sa jeunesse
M. Lassus , s'étoit exercé et avoit remporté la palme dans des
concours académiques; il avoit traduit de l'anglais divers
ouvrages de chirurgie. Ce n'est point ici le lieu d'analyser ses
productions , mais je dois dire qu'elles sont des modèles de
clarté , de précision , écrites avec toute l'élégance que comportent
de pareils sujets , et que ne désavoueroit pas l'homme
de lettres le plus consommé.
>> Il existe une grande analogie entre la vie laborieuse du
cabinetet les affectations de l'ame qui ont la famille pour
objet : Lassus fidèle à ses affections , s'y est livré jusqu'à la
fin : il avoit conservé et soigné religieusement , pendant dix
ans , sa veille mère paralytique , et l'avoit consolée de la fin
tragique d'une de ses filles : la mort avoit aussi moissonné
une de ses soeurs religieuse : la seconde, chassée de son couvent
par la révolution , revint au logis , et crut après 30 ans
retrouver encore la maison paternelle. Sa petite fortune, fruit
de ses économies , en étoit le patrimoine ; il n'a pas changé de
main à la mort de celui qui l'avoit acquise. » ..
« La soeur aînée de M. Lassus que M. Pelletan dépeint
dans l'éloge de son ami , comme l'objet des soins fraternels
les plus pieux , est morte peu de jours après son frère , des
suites d'une maladie contractée pendant celle de son frère ,
et sans doute agravée par la douleur de sa perte. Ils avoient
passé ensemble 65 ans dans la plus douce et la plus inaltérable
intimité. »
Rapport fait à la Société d'Encouragement , dans sa
séance générale du 11 mars 1807 , par M. Degérando ,
secrétaire de la société, sur le résultatdes divers concours.
Les sociétés formées par le libre concours des amis du
bien, exercent déjà l'influence la plus heureuse , par le seul
effet des exemples qu'elles donnent, des instructions qu'elles
répandent , de l'émulation qu'elles excitent, quelques foibles
MARS 1807 : 611
que soient d'ailleurs les moyens dont elles disposent. Les intentions
généreuses dont elles sont animées , se communiquent
au loin , et réalisent successivement les voeux qu'elles avoient
frmés. Quoi qu'aient pu dire des écrivains, qui ont voulu
bannir de l'économie publique un de ses élémens le plus
essentiel , la connoissance de la nature morale de l'homme ;
quoi qu'ils aient pu dire , l'argent n'est pas le plus efficace dés
encouragemens ; un paiement ne suffit pas pour former une
récompense. Tous les grands travaux aspirent à un plus noble
salaire. J'en appelle à ceux qui , dans cette enceinte , viennent
recevoir la palme que vous leur avez décernée ; j'en appelle
au témoignage de leurs rivaux , et c'est là ce qui donne une
plus haute utilité aux concours annuels que cette société a
étendus chaque année. Ils joignent le suffrage d'une estime
raisonne aux prix qui sont offerts; ils font parvenir , dans
tous les ateliers , les marques de l'intérêt et de la juste sollicitude
que leurs efforts inspirent à la portion la plus éclairée
du public ; ils attestent à ces hommes utiles et modestes que
l'on sent tout le mérite des services que leurs travaux rendent
à la société ; ils honorent , en un mot, les arts ; et les honorer
est déjà les récompenser.
Une partie de ces avantages se réalise encore , alors même
que le prix n'est pas pour le moment obtenu. Déjà c'est une
instruction très-importante pour l'industrie , que de déterminer,
d'une manière précise , ce qui lui manque encore , le
but auquel elle doit tendre. Car on sait que le plus grand
obstacle au perfectionnement de l'industrie provient de ce
qu'elle néglige elle-même de chercher à se perfectionner .
Les esprits s'éveillent , étendent leurs regards au-delà de cette
étroite enceinte formée par les aveugles habitudes de la routine
, et ce mouvement , s'il est bien réglé, produira toujours
quelque chose d'utile.
Les tentatives qui n'atteignent pas complètement au but,
y tendent cependant, en approchent , obtiennent du moins
quelque résultat, quoique ce résultat ne soit pas completa
Voilà pourquoi la société a cru devoir varier et multiplier
ses concours. Elle a senti qu'un petit nombre de prix seulement
seroit obtenu chaque année. Elle s'est rappelée qu'une
société étrangère du même genre , quoique très-magnifique
dans ses récompenses , propose quelquefois le même prix pendant
vingt années de suite ; mais elle s'est persuadée que cette
variétéde problèmes s'accommoderoit à ladiversité des génies,
et que , si elle ne pouvoit toujours procurer une grande découverte
à une branche déterminée des arts , elle obtiendroit
du moins , en faveur de plusieurs , des travaux de quelque
Qqa
612 MERCURE DE FRANCE ,
fruit. Ainsi on pourroit dire que le succès obtenu par les
concours ne doit pas se mesurer seulement par les prix remportés
, mais encore par le nombre des concurrens qui se sont
montrés dignes d'y aspirer. Si la société , cette année, n'a pas été très-heureuse sous le premier rapport , elle l'a été
davantage sous le second , que les années précédentes. Elle a
vu se présenter à ses concours vingt-cinq fabricans ou agriculteurs
, et elle a reconnu , dans leur nombre, des hommes
qui jouissent de la réputation la mieux méritée. Quoiqu'un
seul prix ait pu être décerné, dès ce moment il en est qui ont
été tellement près d'être remportés , qu'on peut regarder le
triomphe comme retardé seulement pour très-peu de temps , et que les succès seuls déjà obtenus sont déjà des résultats
importans et très-honorables pour leurs auteurs.
Prix pour un métierpropre àfabriquer toutes sortes d'étoffes
façonnées et brochées .
:
Plusieurs concurrens se sont présentés pour ce prix , après
l'expiration du délai ; il en est dans le nombre qui , n'ayant
pas été informés à temps du concours ouvert à ce sujet, n'ont
pas pu terminer leurs machines. Plusieurs d'entr'elles exigeoient
quelques essais prolongés , pour qu'on pût apprécier
leur mérite avec certitude. La société a du moins la satisfaction
de vous annoncer que de grandes espérances sont
conçues d'après les seuls modèles qu'elle a déjà recueillis , et qu'une des villes manufacturières les plus intéressantes de
l'Empire , vous sera probablement redevable d'une découverte
long-temps desirée.
Prix pour la fabrication des peignes de tisserand.
Les mêmes causes ont empêché que ce prix ne fût décerné
cette année , et ont déterminé le conseil à le continuer ; on en
espère aussi des résultats satisfaisans .
Prix pour la fabrication du fer-blanc.
Personne , il est vrai , n'a concouru pour ce prix ; mais du
moins la Société a appris avec un vif intérêt qu'un grand
établissement alloit ê're formé , pour cette entreprise , dans
un local propice; que les travaux seroient dirigés par M. Argant
, auteur des procédés , et dont le nom seul est déjà un
augure favorable.
9
Il y a encore trois prix concernant les arts mécaniques ,
qui seront l'objet des rapports particuliers. M. Bardel rendra compte de celui relatifà la fabrication
des fils de fer et d'acier propres à fabriquer les aiguilles à
coudre et les cardes à coton et à laine.
MARS 1807 . 613
:
M. Gillet-Laumont lira deux rapports ; l'un sur le prix
pour une machine à extraire la tourbe sous l'eau ;
L'autre sur le prix relatif à la fabrication en fonte de fer`
de divers ouvrages pour lesquels on emploie ordinairement
le cuivre ou le fer forgé.
Aucun concurrent ne s'est présenté pour le prix relatif à
la fabrication de l'acier fondu; mais M. Argant , que nous
avons déjà cité , nous donne encore , à cet égard , des espérances
fondées .
Il faut le dire , au reste , l'amélioration de nos fers n'est pas
un ouvrage qui puisse être exécuté en un jour. Il manque
encore à cette partie une théorie mieux éclairée par l'expérience.
Le gouvernement vient d'en préparer la formation ,
en établissant à Kaiserslautern une école pratique des mines ,
dont les élèves instruits dans tous les détails de ces opérations ,
iront ensuite porter dans nos usines les lumières qu'ils auront
acquises. Alors des instructions pourront être publiées , alors
des prix pourront être proposés avec plus de confiance; alors
plus d'empressement répondra à votre appel.
Aucun mémoire n'est parvenu sur la fabrication du cinabre .
M. Mérimée doit rendre compte des prix relatifs :
A la fabrication du blanc de plomb ;
A la purification des fers cassant à froid et à chaud ;
Et à la détermination des produits de la distillation du bois.
Personne n'ayant cherché à résoudre le problême du moyen
propre à juger instantanément la qualité du verre à vitre ,
M. Guyton s'est occupé de cette question , en a trouvé la
solution; il doit lire un mémoire à ce sujet: grace au zèle de
notre savant collégue , la Société fera plus qu'elle n'avoit
promis. Elle avoit promis un prix à la découverte , elle donne
la découverte elle-même.
La Société n'a rien reçu sur la fabrication des vases revêtus
d'un émail économique.
M. Lasteyrie lira le rapport sur la reliure économique ;
prix que le conseil a jugé à propos de retirer , attendu que
les expériences faites sur ce sujet par les commissaires de la
Société , ont donné des résultats satisfaisans.
M. Vanhultem lira le rapport sur la gravure en relief.
M. Tessier lira le rapport sur tous les prix relatifs à l'agriculture.
Félicitons-nous de voir les agriculteurs donner ici chaque
année l'exemple des efforts et des succès , et cueillir les premières
couronnes. C'est la marche naturelle des choses , et en
France encore plus qu'ailleurs , la culture des champs sera
toujours la première des manufactures.
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
Fondé sur les mêmes principes , le conseil d'administration
vous propose d'être encore d'être généreux cette année. Il a
pensé que chaque prix obtenu seroit un vrai gain pour elle ,
et si nous étions assez heureux pour que ces prix mêmes fussent
tous remportés , en mesure de les acquitter tous , le jour
où nous serions ainsi ruinés , seroit pour nous le jour de la
plus haute fortune ; mais nous n'avons pas l'espoir d'une telle
opulence. Le conseil va mettre sous vos yeux les propositions
qu'il croit devoir faire à cet égard. >>
- MM. Monvel , Dazincourt , Talma et Lafond viennent
d'être nommés professeurs de déclamation au Conservatoire
impérial de musique : M. Lafond étoit , depuis plusieurs
années , répétiteurdans la classe précédemment établie , dont
M. Dugazon étoit et est encore le professeur.
- On assure que M. Larive , membre correspondant de
l'Institut , et ancien acteur de la Comédie Française , va être
chargé de l'organisation du Théâtre Français à Naples.
On avoit répandu le bruit de la mort de la célèbre
cantatrice Strina-Sacchi , occasionnée , disoit- on , par les
suites d'un coup de sang. Des lettres authentiques , adressées
de Venise , apprennent que Mad. Strina-Sacchi jouit de la
meilleure santé , et que jamais son talent ne fut plus brillant.
-S. M. la reine d'Étrurie vient de destiner le cabinet de
physique de Florence , connu sous le nom de Musée-Royal ,
a servir pour l'instruction publique ; elley a institué un Lycée
public , avec six chaires , pour les sciences physiques et l'histoire
naturelle , savoir : une chaire d'astronomie , une de
physique expérimentale , une de chimie , une d'anatomie
comparée , une de minéralogie , une de zoologie et une de
botanique.
- L'académie de peinture , sculpture et architecture de
Gand , propose pour prix ,
1°. De peinture , le sujet suivant : « Après la conclusion
de la paix entre l'Angleterre et l'Espagne , à laquelle Rubens
eut l'honneur de contribuer , Charles Fer voulut lui donner
un témoignage éclatant d'estime et de faveur. Il se fit présenter
le peintre négociateur en plein parlement , le décora
d'un cordon enrichi de diamans, l'arma chevalier , et lui
donna l'épée avec laquelle il avoit fait la cérémonie. Les
figures doivent avoir au moins 20 pouces de haut. », Le prix
sera une médaille d'or de la valeur de 600 fr .
2°. Prix de sculpture , le buste de François Duquesnoy , dit
le Flamand, de grandeur naturelle , en terre cuite ou en
platre ; prix, une médaille d'argent.
MARS 1807 . 615
3°. Prix de paysage , médaille de 15 louis d'or ; sujet à
choisir entre le commencement de l'automne , un coucher
du soleil , un temps calme et serein.
4°. Une médaille d'argent , à celui des élèves qui aura
placé au salon , le meilleur dessin d'architecture.
-M. J. C. de la Métherie , rédacteur du Journal de Physique
, vient de publier le cahier de janvier de l'année
courante. Ce cahier commence le 64º tome de cet immense
répertoire. Le rédacteur y rend un compte détaillé des travaux
de l'année précédente , et indique en quoi ces travaux
ont ajouté aux connoissances qu'on avoit déjà.
En Astronomie , on a perfectionné la théorie de Saturne ;
un point lumineux vu de nouveau sur le disque noir de la
lune pendant la dernière éclipse , confirme l'existence d'un
volcan dans cette planète. On a découvert une comète qui
est la 97º , et on a suivi sa marche. On a fait sur la parallaxe
des étoiles de nouvelles observations , d'où il s'ensuivroit ,
selon M. de Lalande , que leur distance à la terre ne seroit
que de quatorze cent millions de lieues , on cinq fois moins
considérable qu'on ne le croyoit.
L'Histoire naturelle s'est enrichie cette année « de plu-
>>sieurs faits nouveaux dans les trois règnes. » Quelquesuns
en zoologie , offrent de singuliers écarts de la nature.
D'autres ont procuré des connoissances nouvelles sur divers
organes , notamment sur la structure des dents. La
vaccine s'est propagée , et ses avantages se sont confirmés.
En Botanique , on a continué plusieurs grands et beaux
ouvrages , qui , par l'exactitude des descriptions , la beauté
du dessin et l'élégance de la gravure , font honneur aux
artistes français , en même temps qu'ils contribuent à l'avancement
de cette belle science. L'irritabilité de quelques
plantes étoit connue , mais on ne savoit pas que la laitue
avoit cette propriété. Le docteur Carradori a prouvé qu'elle
la possédoit dans un degré considérable. De son côté , M. de
la Métherie ayant recherché dans le sureau , l'hièble et l'hortensia
, le lieu qu'occupent les trachées destinées à porter
l'air dans les végétaux , a fait voir que ces trachées ne se
trouvoient ni dans le bois , ni dans la substance médullaire
, mais entre l'un et l'autre.
Les travaux en Minéralogie ont été très-étendus. On a
découvert dans le platine plusieurs métaux inconnus jusqu'ici,
tels que le rhodium , l'iridium , l'osmium. La minéralogie
possède maintenant vingt-neuf métaux , y compris
la niccolane annoncée par Richter. Un nombre prodigieux
de substances minérales ont été analysées. Un examen appro616
MERCURE DE FRANCE,
다
fondi du charbon de terre en a fait mieux counoître l'origine
et la nature. Il paroît que la tourbe n'en diffère qu'en ce
qu'elle n'est pas encore parvenue au même degré de minérálisation.
La Cristallographie a acquis quelques nouvelles variétés
de cristaux , fournis par la mussite et l'alalite , ainsi nommées
des vallées de Massa et d'Ala , dans les Alpes , et par
l'hyacinthine , production volcanique.
Les Géologues poursuivent leurs recherches avec ardeur ,
et continuent de rassembler des faits. On découvre chaque
jour de nouveaux amas d'os fossiles , provenus d'animaux dont
les analogues vivent aujourd'hui dans des contrées fort éloignées
du lieu où se trouvent ces dépouilles.
La Géographie a aussi ses progrès à citer. Bientôt l'Afrique
, la Nouvelle-Hollande et le nord de l'Amérique , seront
mieux connus. Du moins d'intrépides voyageurs n'épargnent
ni frais ni peines pour atteindre ce but.
De bons ouvrages de physique et quelques théories savantes
ont paru dans le courant de l'année dernière. On doit ranger
parmi les plus brillantes , celle de M. De la Place , sur l'ascension
des liquides dans les tubes capillaires , et sur l'adhésion
des corps à la surface des fluides. On a fait de nouvelles expériences
sur le spectre solaire , sur la propagation de l'électricité
, sur le galvanisme et sur les phénomènes magnétiques.
Les observations météorologiques se continuent. L'existence
des météorolites ou pierres tombées de l'atmosphère , est
mieux que jamais constatée. Le 5 mars de l'année dernière , il
est tombé deux météorolites ; l'un à S. Etienne de Lohn ,
pesant environ 400 grammes , l'autre à Valence. Celui - ci étoit
de la grosseur de la tête d'un enfant , et tous deux étoient
chauds au moment de leur chute .
La chimie s'est exercée sur les trois règnes. On a prouvé
l'existence de l'hydrogène dans plusieurs corps combustibles
où l'on ne vouloit pas l'admettre. « Proust a réuni plusieurs
faits pour servir à l'histoire de l'or , de l'argent et du cobalt.
Le même chimiste a découvert dans le lichen d'Islande , des
principes qui en font un très-bon aliment. D'autres ont
soumis à de nouvelles analyses le sucre , le café , le quinquina ,
le tanin. Les nids d'oiseaux d'Orient , le bouillon de viande ,
la bile, l'urine , le lait, ont été l'objet de différens travaux ,
et l'on peut dire de ces laborieux savans , nihil est quod intentatum
relinquant.
Ce qui concerne l'agriculture et les arts termine cette longue
nomenclature d'études constantes et d'efforts pour le
perfectionnement des connoissances , et de l'augmentation
MARS 1807. 617
des jouissances de l'espèce humaine. Un cours pour le jardinage
, une école de variétés d'arbres fruitiers , les pépinières
du Luxembourg et de Versailles , un nombre toujours croissant
d'établissemens du même genre dans les départemens ,
les soins pris pour la propagation des races de moutons
d'Espagne et pour l'amélioration de nos races de chevaux ,
les connoissances de physique , de mécanique , de chimie
appliquées aux arts , multiplient chaque jour nos richesses
agricoles et industrielles . >>>
Notice sur l'état actuel de la Perse.
Fethaly-Chah , en succédant à son oncle , le fameux eunuque
Mehemed- Chah , trouva son Empire encore agité des secousses
qui avoient suivi la mort de Thamas Kouly- Khan. La Bactriane
et la Médie we lui obéissoient qu'à demi ; son frère ,
Hussein- Khan , se constituoit en état de rebellion , et le
premier ministre de son prédécesseur paroissoit vouloir le
trahir.
Par une conduite à la fois sage et vigoureuse , et par des .
mesures sévères , il sut apaiser les troubles , reconquit le
Khorasan , parvint à faire reconnoître partout son autorité ,
et régna paisiblement sur toute la Perse. Il prit en otage un
certain nombre des gens les plus considérables et les plus
influens des diverses provinces. Ces otages sont encore retenus
dans la capitale , et astreints à se présenter journellement
devant le roi , dont ils forment ainsi une partie de la cour.
Le gouvernement les rend responsables de la moindre atteinte
qui pourroit être portée à l'ordre public dans leurs provinces
respectives. Aussi la plus grande tranquillité règne-t-elle à
présent en Perse ; les ordres du prince y sont ponctuellement
exécutés ; le voyageur peut la traverser avec sécurité ; il n'a
plus à redouter les bandes errantes d'Arabes , de Curdes , de
Chahsewens et d'autres peuplades qui désoloient jadis le pays ,
et qui sont encore aujourd'hui l'effroi des campagnes de
l'Anatolie turque ; la juste sévérité du sophi actuel a inspiré
à ces nomades une crainte salutaire. Ils ont repris la vie pastorale
; et lorsque l'hiver les oblige à venir chercher un asile
dans les villages , ils y vivent paisiblement , et paient un tribut
au trésor du prince. Il a su habilement tirer parti de l'activité
et de l'inquiétude naturelle à ces peuples , en les employant
dans ses expéditions militaires. Ils composent actuellement
une grande partie de son armée .
D'un autre côté , les campagnes débarrassées de ce fléau ,
commencent à refleurir; les villages se repeuplent , les villes
s'embellissent , etles peuples jouissent enpaix du fruit de leurs
travaux et de leur industrie,
618 MERCURE DE FRANCE ,
La dynastie régnante paroît solidement établie sur le trone ,
et n'avoir rien à redouter que de l'invasion des Russes. Le roi
gouverne avec fermeté ; il compte sur le dévouement de ses
peuples , et particulièrement de ceux du Mazendran ; et c'est
pour rester près d'eux qu'il préfère au séjour de toute autre
ville celui de Teheran , où leur appui et des fortifications le
rassurent contre toute entreprise ennemie.
Les visirs ne sont point , en Perse , investis de toute l'autorité
du prince , et en quelque sorte en possession du gouvernement
, comme c'est l'usage dans l'Orient. Le sophi actuel
dirige tout par lui-même , et ses visirs sont chargés de l'exécution
et des détails des affaires , et passeroient en tous pays
pour des ministres habiles.
On voit souvent à Teheran des ambassadeurs du Candahar ,
de Cachemire , des Husbeks et d'autres Etats de l'Asie, sur lesquels
le sophi paroît exercer une grande influence .
Les Persans font aujourd'hui un commerce important avec
ces divers Etats , et sur-tout avec l'Inde. Il part continuellementdes
caravanes pour Caboul , Delhi et Gehanabad ( Seringapatam.
) Plus de 20,000 Indiens sont habituellement répandus
dans les bazars de la capitale ; ils témoignent tous
nn extrême mécontentement des Anglais. Ils se plaignent
avec amerture des exactions de la Compagnie des Indes , de
ses douanes , des impôts exorbitans qu'elle perçoit sur toutes
les espèces d'objets , et sous tous les prétextes.
Comme le sol de la Perse n'est pas assez riche pour fournir
aux besoins réels et factices de ses habitans , ils sont obligés
d'avoir recours à leur industrie, et de s'adonner beaucoup
au commerce. Indépendamment des relations dont il vient
d'être parlé , ils ont des communications directes et fréquentes
avec Samarcande , Bokhara et le Thibet. S'ils n'en
conservent pas avec la Chine , c'est que la secte d'Aly a cessé
d'y être tolérée. Au reste , les communications avec la Géorgie
n'ont pas été interrompues par la guerre contre les Russes :
les caravanes vont et viennent à Téflis , et la mer Caspienne
est couverte , comme en temps de paix , des vaisseaux des
deux nations.
Les revenus du sophi , fondés en grande partie sur le commerce
avec les nations voisines, s'élèvent , les troupes payées ,
à près d'un million de tomans ( 25,000,000 fr. ) L'abondance
du numéraire est très-grande , et son titre si élevé , que le
gouvernement a été obligé de prendre desvmesures pour en
empêcher l'exportation. }
La quantité de troupes que le roi peut mettre sur pied
seroit difficile à évaluer avec exactitude ; mais il est certain
MARS 1807 . 619
qu'elle est très-considérable. Chaque soldat reçoit 15 ou 20
tomans à l'époque de la revue annuelle.
Les soldats cavaliers et fantassins sont tenus de se fournir
d'armes , de chevaux et de montures pour porter leurs bagages .
Ils sont armés d'une manière assez légère et fort appropriée
au service militaire. Ils ne marchent jamais que de nuit , à la
clarté d'une multitude de flambeaux et au son d'une musique
bruyante.
y
Le Persan est particulièrement doué d'un esprit de curiosité
qui le porte à rechercher les choses utiles et à apprécier
les idées nouvelles. Il est essentiellement tolérant et poli envers
les étrangers , et accueille les Européens sur-tout avec un
empressement fondé sur l'opinion qu'on a dans toute l'Asie
de la supériorité de leurs lumières. Il a dans la nation
beaucoup de haine contre les Russes et de mécontentement
contre les Anglais. Ces derniers n'ont offert au sophi leur
médiation pour terminer ses différends avec la Russie que
dans l'intention de le tromper ; et là , comme en Europe , les
Anglais n'ont cessé de répandre de l'or pour fomenter la continuation
d'une guerre utile à leurs vues. Ils avoient envoyé
Manesty , avec une unission dont l'objet apparent étoit d'obtenir
un port sur le Golfe Persique ; mais on sait que cet
envoyé a fait passer plusieurs sommes d'argent en Géorgie. Il
ne rougissoit pas de dire : Tout cela ne nous coûte rien;
c'est la dépouille de Typpoo .
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 18 mars.
Voici l'arrêt que la cour martiale vient de rendre dans
l'affaire de sir Home Popham , après cinq jours de débats et
cinq heures de délibérations :
« L'opinion de la cour est que les charges contre le capitaine
sir Home Popham ont été prouvées : elle pense qu'en
retirant , sans avoir d'ordre pour cela , la totalité d'une force
navale quelconque du lieu où les instructions du gouvernement
ont décidé qu'elle devoit être employée , et en s'en servant
pour des opérations dirigées contre l'ennemi , à de grandes
distances , principalement s'il est vraisemblable que le succès
de semblables opérations doive empêcher qu'elle puisse reto
rner promptement à sa station , il peut en résulter les
plus sérieux inconvéniens pour le service public , attendu que
le succès d'un plan foriné par les ministres de S. M. pour
des opérations contre l'ennemi, et dans lequel il auroit compris
cette force navale , pourroit être entièrement prévenu
par l'emploi qu'on en auroit fait ailleurs. Et la cour est de plus
620 MERCURE DE FRANCE ,
1
d'opinion que la conduite dudit sir Home popham , en retirant
du cap de Bonne- Espérance la totalité des forces navales
qu'il commandoit , et en les conduisantà la rivière de laPlata,
mérite d'être gravement censurée ; mais en considération des
circonstances , elle se borne à le déclarer très-blamable , et
en conséquence le blâme. >>
Après ce jugement, sir Home Popham ayant été reconduit
à terre , fut accueilli , sur le rivage et jusqu'à sa maison , par
les applaudissemens non interrompus d'une foule immense.
Le peuple avoit dételé les chevaux de sa voiture; mais il refusa
d'y monter, de peur que ses intentions ne fussent inal interprêtées.
M. Pierreponta , dit- on , apporté du continent , un traité
d'ailliance offensive et défensive , entre la Prusse , la Suède
et l'Angleterre.
PARIS, vendredi 27 mars.
On a reçu des nouvelles officielles , en date du 25 octobre
des îles de France et de la Réunion. Ces colonies se trouvent
dans une situation florissante. Un grand approvisionnement
de vivres , armes et marchandises , venoit d'y arriver
heureusement. La frégate la Sémillante , capitaine Motard ,
y a introduit , dans le mois d'octobre , trois prises anglaises
richement chargées. Les colons , pénétrés d'amour et d'admiration
pour l'EMPEREUR , ont solennellement émis le voeu
que l'île de la Réunion prît le nom d'île Napoléon , et ils
ont prié le capitaine-général de faire parvenir ce voeu aux
pieds du trône. (Moniteur. )
-S. A. I. la vice-reine d'Italie est heureusement accouchée
à Milan d'une fille .
-
M. le maréchal Augereau est arrivé à Paris .
M. le général de division , Léopold Berthier , frère du
prince de Neuchâtel , chef de l'état- major du premier corps
de la Grande-Armée , et l'un des commandans de la légion
d'honneur , est mort à Paris , samedi 21 mars.
LXV BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Osterode , le 10 mars 1807 .
L'armée est cantonnée derrière la Passarge ; le prince de
Ponte Corvo , à Holland et à Braunsberg ; le maréchal Soult
à Liebstadt et Morhungen ; le maréchal Ney , à Guttstadt ;
le maréchal Davoust , à Allenstein , Hohenstein et Deppen ;
le quartier-général à Osterode ; le corps d'observation polonais
, que commande le général Zayonchek , a Neidenbourg ;
le corps du maréchal Lefebvre , devant Dantzick ; le 5º corps ,
sur l'Omulew ; une division de Bavarois , que commande le
prince royal de Bavière , à Varsovie ; le corps du prince Jé–
rôme , en Silésie ; le 8º corps , en observation dans la Poméranie
suédoise ..
MARS 1807 . 621
Les places de Breslau , de Schweidnitz et de Brieg sont en
démolition.
Le général Rapp , aide-de-camp de l'EMPEREUR, est gouverneur
de Thorn .
On jette des ponts sur la Vistule , à Marienbourg et à
Dirschau.
Ayant été instruit , le 1er mars , que l'ennemi , encouragé
par la position qu'avoit prise l'armée , faisoit voir des postes
tout le long de la rive droite de la Passarge , l'EMPEREUR
ordonna aux maréchaux Soult et Ney de faire des reconnoissances
en avant pour repousser l'ennemi. Le maréchal Ney
marcha sur Guttstadt. Le maréchal Soult passa la Passarge à
Wormditt. L'ennemi fit aussitôt un mouvenient général et
se mit en retraite sur Kænigsberg. Ses postes , qui s'étoient
retirés en toute hâte , furent poursuivis à huit lieues. Voyant
ensuite que les Français ne faisoient plus de mouvemens , et
s'apercevant que ce n'étoient que des avant-gardes qui avoient
quitté leurs régimens , deux régimens de grenadiers russes se
rapprochèrent, et se portèrent denuit sur le cantonnement de
Zechern. Le 50° régiment les reçut à bout portant ; le 27 ° et
le 39 se comportèrent de même. Dans ces petits combats ,
les Russes ont eu un millier d'hommes blessés , tués ou prisonniers.
Après s'être ainsi assurée des mouvemens de l'ennemi ,
l'armée est rentrée dans ses cantonnemens.
Le grand-duc de Berg instruit qu'un corps de cavalerie
s'étoit porté sur Willenberg , l'a fait attaquer dans cette ville
par le prince Borghèse qui , à la tête de son régiment , a
chargé huit escadrons russes , les a culbutés et mis en déroute ,
et leur a fait une centaine de prisonniers , parmi lesquels se
trouvent trois capitaines et huit officiers.
Le maréchal Lefebvre a cerné entièrement Dantzick , et a
commencé les ouvrages de circonvallation de la place.
LXVI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Osterode , le 14 mars 1807.1
La Grande- Armée est toujours dans ses cantonnemens, où
elle prend du repos. De petits combats ont lieu souvent entre
les avant-postes des deux armées. Deux régimens de cavalerie
russe sont venus le 12 inquiéter le 69º régiment d'infanterie
de ligne dans son 'cantonnement de Lingnau , en avant de
Guttstadt. Un bataillon de ce régiment prit les armes , s'embusqua
, et tira à bout portant sur l'ennemi , qui laissa 80 h .
sur la place. Le général Guyot, qui commande les avantpostes
du maréchal Soult , a eu de son côté quelques rengagemens
qui ont été à son avantage.
BIBL.
UNIV,
GRNT
622 MERCURE DE FRANCE ,
Après le petit combat de Willenberg , le grand-duc de
Berga chassé les Cosaques de toute la rive droite de l'Alle ,
afin de s'assurer que l'ennemi ne masquoit pas quelque mo- ,
vement. Il s'est porté à Wartembourg, Seeburg, Meusguthu
Bischoffsbourg. Il a eu quelques engagemens avec la cavalerie
ennemie , et a fait une centaine de Cosaques prisonniers.
L'armée russe paroît concentrée du côté de Bartenstein ,
sur l'Alle ; la division prussienne du côté de Creutzbourg.
L'armée ennemie a fait un mouvement de retraite , et s'est
rapprochée d'une marche de Kænigsberg.
Toute l'armée française est cantonnée ; elle est approvisionnée
par les villes d'Elbing , de Braunsberg , et par les ressources
que l'on tire de l'île du Nogat , qui est d'une trèsgrande
fertilité.
Deux ponts ont été jetés sur la Vistule : un à Marienbourg ,
et l'autre à Marienwerder. Le maréchal Lefebvre a achevé
l'investissement de Dantzick. Le général Teulié a investi
Colberg. L'une est l'autre de ces garnisons out été rejetées dans
ces places apres de légères attaques .
Une division de 12,000 Bavarois , commandée parle prince
royal de Bavière , a passé la Vistule à Varsovie , et vient
joindre l'armée.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE MARS.
DU SAM . 21. -Cp. o/o c . J. du 22 mars 1807 , 735 150 100 73f coc
ooco cooc oof oof 100 ooc oof ooc ooc.ooc.oocooc oof ooc oос
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807 70f. 200 000 сос OCC
Act. de la Banque de Fr. 1223f 70 0000f. oo0.0000 000
DU LUNDI 23.- C pour 0/0 c. J. du 22 mars 1807. 73f 25c 156150 156
20c 15c oof. coc ooc ooc . ooc ooc oof oof. ooc ooc ooc ooc.
'Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807. oof o c . ooc, coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 75c 0000f. ooc. ooucof
DU MARDI 24. - C p. ojo c . J. du 22 mars 1807 , 72fgoc Coc 75e 85c
дос 80с оос оос сос . сос оос occ. ooc ooc coc coc oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807 70f. 200 000 000 000 000. ००० ००० ००८
Act. de la Banque de Fr. 1220fooo oooof. oocooc
DU MERCREDI 25.- Ср . 0/0 c. J. du 22 mars 1807 7af90c 800 706 600
800 750 700 7c. 200 oofoococc. ooc cof ooc . oof.
Idem. Jouiss . du 22 sept. 1807. oof ooc . ooc . ooc ooc ooc oc
Act . de la Banque de Fr. 1217f 50c oof cooof ooc
DU JEUDI 26.- Cp . oo c . J. du 22 mars 1807 , 7af80c85c Soc 85c ooc
ooc ooc oof ooc oo oo oo oo ooo oo ooс оос ове бос ooc oocooc
Idem . Jouiss . du 22 sept. 1807. 70f ooc oof oof ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f. 500 0000f coc oof. oooof
DU VENDREDI 27. Cp. 0/0 c. J. du 22 mars 1807 , 72f Soc. 70c 80c
750 700 800 coc one of oof ooc ooc ooc oof oos ooc ooc ooc oof cocooc
Idem. Jouiss . du 22 sept . 1807. oof ooc ooc, oof coc coc
Act. de la Banque de Fr. 12176 500 1215f
TABLE
DU PREMIER TRIMESTRE DE L'ANNÉE 1807
TOME VINGT - SEPTIÈME.
POÉSIE .
E
DE
CO
LE Cimetière de Village ( imitation libre de l'Elégie de Gray, ) page
La Vérité , 19
Traduction des quinze premiers Vers du IIº liv. de l'Enéide ,
Epigramme-Impromptu, faite à une séance de réception de l'Aca-
15
démie , Id.
Premier chant d'un poëme intitulé : La Veillée du Parnasse ,
Chant Lyrique exécuté , le 2 janvier 1807 , sur le Théâtre de l'Aca-
49
démie impériale de Musique , 54
Fragment du poëme ayant pour titre : La Mort de Pâris et d'Enone, 97
La Leçon retenue , 98
Traduction de l'Episode de la Mort de Cacus , tiré de l'Enéide , liv . 8 ,
vers 193 , 100
MonPortrait , 103
Jugement de l'Amour sur les yeux bleus et les yeux noirs , 145
Les Succès littéraires , 146
Début de l'Orlando Furioso de l'Arioste , Id.
Réponse aux vers de M. Le Brun , intitulés : Mon dernier Mot sur les
Femmes poètes, 148
Ode à son auguste Majesté NAPOLÉON , Empereur et Roi , sur la
Guerre de la Prusse . 193
Episode du liv. IV de l'Enéide , sur le jeune Marcellus , 197
Le Stratagème de l'Amour , 24Г.
Vers sur la Galerie des Modèles d'Architecturə , de M. Cassas , 242
Fragment des XXXIIe et XXXII chants de l'Enfer , du Dante,
traduits en vers français , 289
Inscription en vers pour Moulin-Joli , 337
Actions de Graces à tous les Jaloux passés , présens et futurs , 339
Fragment du poëme de la Nature ,
385
Le Temps et l'Amitié ,
387
Epigramme ,
388
La Droite et la Gauche , épigramme , Id.
Ne T'y fie pas , 389
Epigramme ,
1d.
EpitapheduCaprice, Id.
Les deux Amours , Epître å mes Am's, sur deux rimes , 433
Le Cèdre du Liban , 481, 578
Le Bonheur inattendu , 482
Essai sur l'Astronomie , 529
Elégie , 577
Amon Café , 578
A M. Isabey, sur son dessin de la Barque , 579
624 TABLE DES MATIERES.
۱
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Réflexions Phi'osophiques sur le beau moral ,
Coup-d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux ,
Traité élémentaire de Physique,
La Manie de Briller , comédie ,
Dictionaire abrégé de la Bible de Chompré ,
15
31
1
57
70
105
Mémoires , Anecdotes secrètes , galantes, historiques et inédites sur
mesdames de la Val ière , de Montespan , et autres illustres personnages
du siècle de Louis XIV,
Les Saisons , poeme de Thompson ,
112
120
Lettres choisies de Voiture , Balzac , Montreuil , Pélissou et Boursault;
précédées d'un Discours préliminaire et de Notices sur des
écrivains , 131, 3 9
d'Histoire naturelle ,
Réponse de M.Barbier, bibliothécaire du Conseil-d'Etat , à un article
Voyage en Savoie et dans le Midi de la France , en 1804 et 1806 ,
Tableau des Preuves évidentes du Christianisme ,
Opuscules poétiques , avec des Notes et une Relation historique sur
les journées des 2 et 3 septembre 1792 ,
Observations sur l'article Lenticulaire du Nouveau Dictionnaire
Almanach des Moses,et autres pour l'année 1807,
Sermons de Hugues Blair ,
Omasis , ou Joseph en
Egypte, tragédie,
159
173
179
197
211
215
311
215
du MERCURE DE FRANCE , relatif au Dictionnaire des Anonymes
et des Pseudonymes , 252
Eloge historique de Michel Adanson , 267
Questions morales sur la Tragédie , 293, 437, 485
Coup-d'oeil sur quelques Ouvrages nouveaux , 512
Le Forgeron Bazim , conte arabe , 321
Précis historique de la Révo ation française; Directoire exécutif, 343
Recollections of the life of the late Honorable Charles James Fox.
-Souvenirs sur la vie de feu Charles-Jacques Fox ,
Quelques Réflexions sur les Sciences etles Lettres , à l'occasion d'un
Discours sur l'accord des sciences et des lettres , et sur les moti's
29, 561
:
qui concourent à unir ceux qui les cultivent , 1391
Mémoires d'un Voyag ur qui se repose, 398
De la Manière d'étudier les Mathématiques , 404
Les Promenades de Vaucluse , 410
Description de Genève ancienne et moderne, 448
Voyage à la Cochinchine , par les fes de Madère , de Ténériffe et du
Cap Vert,le Brésil et'île de Jaya , 453
Histoire de l'Anarchie de Pologne , et du Démembrement de cette
république , 502 , 581
Octavie, tragédie , J 541
Histoire d''AAlleexxaannddrre- le-Grand, par Quinte-Curce , 554
La Chimie appliquée aux Arts ,
588
( Lucien moderne , ou Légère esquisse du Table ù du siècle,
601
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS ET SPECTACLES.
Pages 38 , 79, 132 , 182 , 225 , 325, 376, 416 , 468 , 52 , 569 , 606.
Pages
NOUVELLES POLITIQUES.
46, 87 , 134 , 184, 229, 243, 329, 474, 619.
PARIS ..
Pages 46, 90, 136, 189 , 232, 284 , 331 , 376 , 423, 475, 525, 571 , 620 .
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères